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Les Cent Nouvelles Nouvelles, tome II

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The Project Gutenberg eBook of Les Cent Nouvelles Nouvelles, tome II

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Title: Les Cent Nouvelles Nouvelles, tome II

Editor: Thomas Wright

Release date: September 15, 2012 [eBook #40768]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Produced by Laurent Vogel, Eleni Christofaki, gdm and the
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES CENT NOUVELLES NOUVELLES, TOME II ***

Note sur la Transcription

L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. Une liste d'autres corrections faites se trouve à la fin du livre.


LES

CENT NOUVELLES

NOUVELLES


Paris, imprimé par Guiraudet et Jouaust, 338, rue S.-Honoré, avec les caractères elzeviriens de P. Jannet.


LES CENT
NOUVELLES
NOUVELLES
Publiées d'après le seul manuscrit connu
AVEC INTRODUCTION ET NOTES
Par
M. THOMAS WRIGHT
Membre correspondant de l'Institut de France

Tome II

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A PARIS

Chez P. Jannet, Libraire

MDCCCLVIII


LA LIe NOUVELLE,
PAR L'ACTEUR.

A Paris n'a guères vivoit une femme qui en son temps fut mariée à ung bon simple homme, qui tout son temps fut de noz amys, si trèsbien qu'on ne pourroit plus. Ceste femme, qui belle et gente et gracieuse estoit ou temps qu'elle fut noeve, car el avoit l'œil au vent, fut requise d'amours de pluseurs; et pour la grand courtoisie que nature n'avoit pas oubliée en elle, elle passa légèrement les requestes de ceulx qui mieulx luy pleurent, et joyrent d'elle, et eut en son temps, tant d'eulx que de son mary, xij ou xiiij enfans. Advint qu'elle fut malade trèsfort et au lit de la mort acouchée; si eut tant de grace qu'elle eut temps et loisir de se confesser et penser à ses pechez et disposer de sa conscience. Elle véoit, durant sa maladie, ses enfans trotter devant elle, qui luy bailloient au cueur trèsgrand regret de les laisser. Si se pensa qu'elle feroit mal de laisser son mary chargé de la pluspart d'eulx, car il n'en estoit pas le père, combien qu'il le cuidast et que la tenist aussi bonne que nulle de Paris. Elle fist tant, par le moyen d'une femme qui la gardoit, que vers elle vindrent deux hommes qui ou temps passé l'avoient en amours bien servie. Et vindrent de si bonne heure que son mary estoit en la ville, et à cest cop devers les medicins et apothicaires, ainsi qu'elle luy avoit ordonné et prié. Quand elle vit ces deux hommes, elle fit tantost venir touz ses enfans; si commence à dire: «Vous, ung tel, vous savez ce qui a esté entre vous et moy du temps passé, dont il me desplaist à ceste heure amerement. Et si n'est la misericorde de nostre Seigneur, à qui me recommende, il me sera en l'autre monde bien cherement vendu. Toutesfoiz, j'ay fait une folie, je le cognois; mais de faire la secunde ce seroit trop mal fait. Véezcy telz et telz de mes enfans; ilz sont vostres, et mon mary cuide qu'ilz soient siens. Si feroye conscience de les laisser en sa charge; si vous prie tant que je puis qu'après ma mort, qui sera brefment, vous les prenez avecques vous et les entretenez, nourrissez et elevez, et en faictes comme bon père doit faire, car ilz sont vostres.» Pareillement dist à l'autre, et luy monstra ses aultres enfans: «Telz et telz sont à vous, je vous en asseure; je les vous recommende, en vous priant que vous en acquictez; et s'ainsi le me voulez promectre, j'en mourray plus aise.» Et comme elle faisoit ce partage, son mary va revenir à l'ostel et fut perceu par ung petit de ses filz qui n'avoit environ que iiij ou vj ans, qui vistement descendit en bas encontre de luy effrayement, et se hasta tant de devaler la montée qu'il estoit presque hors d'alayne. Et comme il vit son père, à quelque meschef que ce fut il dist: «Helas! mon père, avancez vous tost, pour Dieu!—Quelle chose y a il de nouveau? dit le père; ta mère est elle morte?—Nenny, nenny, dit l'enfant; mais avancez vous d'aller en hault, ou il ne vous demourra enfans nesun. Ilz sont venuz deux hommes vers ma mère, mais elle leur donne tous mes frères et mes seurs; si vous n'allez bien tost, elle donnera tout.» Le bon homme ne scet que son filz veult dire; si monta en hault et trouve sa femme bien malade, sa garde, et deux de ses voisins, et ses enfans; si demanda que signifie ce que ung tel de ses filz luy avoit dit du don qu'elle fait de ses enfans. «Vous le scerez cy après», dit elle. Il n'en enquist plus avant pour l'heure, car il ne se doubtoit de rien. Ses voisins s'en allèrent et commendèrent la malade à Dieu, et luy promisrent de faire ce qu'elle leur avoit requis, dont elle les remercya. Comme elle approucha le pas de la mort, elle crya mercy à son mary, et luy dist la faulte qu'elle luy a fait durant qu'elle a esté allyée avecques luy, et comment telz et telz de ses enfans sont à ung tel, et telz et telz sont à ung tel, c'est assavoir à ceulz dont dessus est touché, et que après sa mort ilz les prendront et n'en ara jamais charge. Il fut bien esbahy d'oyr ceste nouvelle; néantmains il luy pardonna tout, et puis elle mourut; et il envoya ses enfans à ceulx qu'elle avoit ordonné, qui les retindrent. Et par ce point il fut quitte de sa femme et de ses enfans; et si eut beaucop mains de regret de la perte de sa femme que de celle de ses enfans.


LA LIIe NOUVELLE.
PAR MONSEIGNEUR DE LA ROCHE.

N 'a guères que ung grand gentilhomme, sage, prudent, et beaucop vertueux, comme il estoit au lit de la mort, et eust fait ses ordonnances et disposé de sa conscience au mieulx qu'oncques peut, il appella ung seul filz qu'il avoit, auquel il laissoit foison de biens temporelz. Et après qu'il luy eut recommendé son ame, celle de sa mère, qui n'a guères estoit allée de vie par mort, et généralement tout le collège de purgatoire, il l'advisa trois choses pour la derrenière doctrine que jamais luy vouloit baillier, en disant: «Mon trèscher filz, je vous advise tout premier que jamais vous ne hantez tant en l'ostel de vostre voisin que l'on vous y serve de pain bis. Secundement, je vous enjoinctz que vous gardez trèsbien de jamais courre vostre cheval en la valée. Tiercement, que vous ne prenez jamais femme d'estrange nacion. Souvienne vous de ces trois poins, et je ne doubte point que bien ne vous en vienne; mais si vous faictes au contraire, soiez seur que vous trouverez que la doctrine de vostre père vous vaulsist mieulx avoir tenue.» Le bon filz mercya son père de son bon advertissement, et luy promect d'escripre ses enseignemens au plus profund de son entendement, et si trèsbien en aura memoire que jamais n'yra au contraire. Tantost après son père mourut, et furent faictes ses funerailles comme à son estat et homme de tel lieu qu'il estoit appartenoit: car son filz s'en voult bien acquitter, comme celuy qui bien avoit de quoy. Ung certain temps après, comme l'on a accointance plus en ung lieu que en l'autre, ce bon gentilhomme, qui estoit orphenin de père et de mère et à marier, et ne savoit que c'estoit de mesnage, s'accointa d'un voisin qu'il avoit, et de fait la pluspart des jours buvoit et mengeoit léens. Son voisin, qui maryé estoit et avoit une trèsbelle femme, se bouta en la doulce rage de jalousie, et luy vindrent faire rapport ses yeulx suspeçonneux que nostre gentilhomme ne venoit en son hostel fors à l'occasion de sa femme, et que vrayement il en estoit amoureux, et que à la longue il la pourroit emporter d'assault. Si n'estoit pas bien à son aise, et ne savoit penser comment il se pourroit honnestement de luy desarmer, car luy dire la chose comme il la pense ne vauldroit rien; si conclud de luy tenir telz termes petit à petit qu'il se pourra assez percevoir, s'il n'est trop beste, que sa hantise si continuelle ne luy plaist pas. Et pour executer sa conclusion, en lieu qu'on le souloit servir de pain blanc, il fist mectre du pain bis. Et après je ne sçay quants repas, nostre gentilhomme s'en donna garde, et luy souvint de la doctrine de son père; si congneut qu'il avoit erré, si battit sa coulpe et bouta en sa manche tout secrètement ung pain bis et l'apporta en son hostel; et en remembrance le pendit en une corde dedans la grand sale, et ne retourna plus à la maison de son voisin comme il avoit fait au paravant. Ung jour entre les aultres, luy qui estoit homme de deduit, comme il estoit aux champs, et eussent ses levriers mis ung lièvre en chasse, il picque son cheval tant qu'il peut après, et vient rataindre et lièvre et levriers en une grand valée, où son cheval, qui venoit de toute sa force, faillit de quatre piez et tumbe, et se rompit le col, et il fut trèsbien esbahy, et fut bien eureux, quand il se vit gardé de mort ne de bleceure. Il eut toutesfoiz pour recompense le lièvre; et comme il le tenist et regardast son cheval que tant amoit, il luy souvint du second advisement que son père luy bailla, et que, s'il en eust eu bien memoire, il n'eust pas ceste perte, ne passé le dangier qu'il a eu bien grand. Quand il fut à sa maison, il mist au près du pain bis, à une corde, en sa sale, la peau du cheval, en mémoire et remembrance du secund advisement que son père jadiz luy bailla. Ung certain temps après il luy print volunté d'aller voyager et veoir païs, si disposa ses besoignes ad ce, et fist sa finance, et sercha maintes contrées, et se trouva en diverses regions, et s'arresta en la fin et fist residence en l'ostel d'un grand seigneur, d'une estrange et bien loingtaine marche; et se gouverna si haultement et si bien léens que le seigneur fut bien content de luy bailler sa fille en mariage, jasoit qu'il n'eust cognoissance de luy fors de ses loables meurs et vertuz. Pour abreger, il fiança la fille de ce seigneur, et vint le jour des nopces. Et quand il cuyda la nuyt coucher avec elle, on luy dist que la coustume du pays estoit de point coucher la première nuyt avec sa femme, et qu'il eust pacience jusqu'au lendemain. «Puis que c'est la coustume, dist il, je ne quiers jà qu'on la rompe pour moy.» Son espouse fut menée coucher après les dances en une chambre, et il en une aultre, et de bien venir n'y avoit que une paroy entre ces deux chambres, qui n'estoit que de terre. Si s'advisa, pour veoir la contenance, de faire ung pertuys de son espée par dedens la paroy, et vit trèsbien à son aise son espouse se bouter en son lit; et vit aussi, ne demoura guères après, le chapellain de léens qui se vint bouter auprès d'elle pour luy faire compagnie affin qu'elle n'eust paour; ou espoir pour faire l'essay ou prendre le disme advenir, comme firent les cordeliers dont dessus est touché. Nostre bon gentilhomme, quand il vit cest appareil, pensez qu'il eut bien des estoupes en sa quenoille; et luy vint tantost en memoire le IIJe advisement que son bon père luy donna, lequel il avoit mal retenu. Il se conforta toutesfoiz et dist bien en soy mesmes que la chose n'est pas si avant qu'il n'en saille bien. Au lendemain, le bon chapellain, son lieutenant pour la nuyt, et son predecesseur, se leva de bon matin, et d'adventure il oblya ses brayes soubz le chevet du lit à l'espousée. Et nostre bon gentilhomme, sans faire semblant de rien, vint au lit d'elle et la salua gracieusement, comme il savoit bien faire, et trouva façon de prendre les braies du prestre sans ce qu'il fust d'ame apperceu. On fist grand chère tout ce jour; et quand vint au soir, le lit à l'espousée fut paré et ordonné tant richement que merveilles, et elle y fut couchée. Si dist on au sire des nopces que meshuy, quand il luy plairast, pourra il aller coucher avecques sa femme. Il estoit fourny de sa response, et dist au père et à la mère et aux parens qui le voulrent oyr: «Vous ne savez qui je suis, et à qui vous avez donné vostre fille, et en ce m'avez fait le plus hault honneur qui jamais fut fait à jeune gentilhomme estrangier, dont je ne vous saroie assez mercier. Neantmains toutesfoiz, j'ay conclud en moy mesmes, et suis ad ce resolu, de jamais coucher avec elle si que luy auray monstré et à vous aussi qui je suis, quelle chose j'ay et comment je suis logié.» Le père print tantost la parolle et dist: «Nous savons trèsbien que vous estes noble homme et de hault lieu, et n'a pas Dieu mis en vous tant de belles vertuz sans les accompaigner d'amys et de richesses. Nous sommes contens de vous, ne laissez jà à parachever vostre mariage; tout à temps scerons nous plus avant de vostre estre quand il vous plaira.» Pour abréger, il voa et jura de jamais coucher avec elle si n'estoit en son hostel, et l'y amenerent son père et sa mère, et pluseurs de ses parens et amys. Il fist mettre son hostel à point pour les recevoir, et y vint ung jour devant eulx. Et tantost qu'il fut descendu, il print les brayes du prestre qu'il avoit, et les pendit en sa sale auprès du pain bis et de la peau du cheval. Trèsgrandement furent receuz et festoiez les parens et amis de la bonne espousée; et furent bien esbahiz de veoir l'ostel d'un tel jeune gentilhomme si bien fourny de vaisselle, de tapisserie et de tout aultre meuble; et se reputoient trèseureux d'avoir si bien allyée leur belle fille. Comme ilz regardoient par léens, ilz vindrent en la grand sale, qui estoit pourtendue de belle tapisserie; si perceurent au milieu le pain bis, la peau du cheval, et unes brayes qui pendoient, dont ilz furent beaucop esbahiz, et en demandèrent la signifiance à leur hoste, le sire des nopces. Et il leur dit que voluntiers et pour cause il leur diroit ce qui en est quand ilz auroient mangé. Le disner fut prest et Dieu scet qu'ilz furent bien serviz. Ilz n'eurent pas si tost disné qu'ilz ne demandèrent l'interpretacion et le mistère du pain bis, de la peau du cheval, etc., et le bon gentilhomme leur compta bien au long, et dist que son père au lit de la mort, comme dessus est narré, luy avoit baillé trois advisemens. Le premier fut que jamais ne se trouvast tant en ung lieu que l'on le servist de pain bis.» Je ne retins pas bien ceste doctrine: car depuis sa mort je hantay tant ung mien voisin qu'il se bouta en jalousie pour sa femme, et, en lieu de pain blanc que je y eu long temps, on me servit du bis; et en mémoire et approbacion de la verité de cest enseignement, j'ay là fait mettre ce pain bis. Le deuxiesme enseignement que mon père me bailla fut que jamais ne courusse mon cheval à la valée. Je ne le retins pas bien, ung jour qui passa; si m'en print mal: car, en courant une valée après le lièvre et mes chiens, mon cheval se rompit le col, et je fuz trèsbien blecié; et en memoire de ce est là pendue la peau du cheval qu'alors je perdy. Le troisiesme enseignement que mon père me bailla si fut que jamais n'espousasse femme d'estrange région. Or y ay je failly, et vous diray comment il m'en est prins. Il est vray que la première nuyt que vous me refusastes le coucher avecques vostre fille, qui cy est, je fu logié en la chambre au plus près de la sienne; et car la paroy qui estoit entre elle et moy n'estoit pas trop forte, je la pertuisay de mon espée, et vy venir coucher avec elle le chapellain de vostre hostel, qui soubz le chevet du lit oublya ses braies le matin qu'il se leva; lesquelles je recouvray, et sont celles que veez là pendues, qui tesmoignent et approuvent la canonicque verité du troisiesme enseignement que jadiz feu mon père me bailla, lequel je n'ay pas bien retenu; mais, affin que plus n'y renchoye en la faulte des deux advis precedens, ces trois bagues que veez m'en feront doresenavant sage. Et car, la Dieu mercy, je ne suis pas tant obligé à vostre fille qu'elle ne me puisse bien quicter, je vous prie que la remenez et retournez en vostre marche, car jour que je vive ne me sera de plus près; mais pource que je vous ay fait venir de loing et vous ay bien voulu monstrer que je ne suis pas homme pour avoir le demourant d'un prestre, je suis content de paier voz despens.» Les aultres ne sceurent que dire, qui se veoient conclus et leur tort, voyans aussi qu'ilz sont loing de leur pays, et que la force n'est pas leur en ce lieu; si furent contens de prendre argent pour leurs despens et s'en retourner dont ilz vindrent, et qui plus y a mis plus y a perdu. Et par ce compte avez oy que les trois advis que le bon père bailla à son filz ne sont pas à oublier; si les retienne chascun pour autant qu'il sentira qu'il luy peut toucher.


LA LIIIe NOUVELLE.
PAR MONSEIGNEUR L'AMANT DE BRUXELLES.

N 'a guères que en l'église de saincte Goule, à Bruxelles, estoient à ung matin pluseurs hommes et femmes qui devoient espouser à la première messe, qui se dit entre quatre et cinq heures; et entre aultres qui devoient emprendre ce doulx et seur estat de mariage, et promectre en la main du prestre ce que pour rien ne vouldroient trespasser, il y avoit ung jeune homme et une jeune fille qui n'estoient pas des plus riches, mais bonne volunté avoient, qui estoient l'un près de l'autre, et n'attendoient fors que le curé les appellast pour espouser. Auprès d'eulz aussi y avoit ung homme ancien et une femme vieille qui grand chevance et foison de richesses avoient, et par convoitise et grand desir de plus avoir avoient promis foy et loyaulté l'un à l'autre, et pareillement attendoient à espouser à ceste première messe. Le curé vint et chanta ceste messe trèsdesirée; et en la fin, comme il est de coustume, devant luy se misrent ceulx qui espouser devoient, dont y avoit pluseurs, sans les quatre dont je vous ay compté. Or devez vous savoir que ce bon curé, qui tout prest estoit devant l'aultier pour faire et accomplir le mistère d'espousailles, estoit borgne, et avoit, par ne sçay quel meschef, puis pou de temps perdu ung œil. Et n'y avoit aussi guères grand luminaire en la chapelle ne sur l'aultier; il estoit aussi en yver, et faisoit fort brun et noir. Si faillit à choisir: car, quand vint à besoignier et espouser, il print le vieil homme riche et la jeune fille pouvre et les joignit par l'aneau du moustier ensemble. D'aultre costé aussi il print le jeune homme pouvre et l'espousa à la vieille femme riche, et ne s'en donnèrent oncques garde en l'église ne les hommes ne les femmes, dont ce fut grand merveille, par especial des hommes, car ilz osent mieux lever les yeux et la teste quand ils sont devant le curé à genouz que les femmes, qui sont à cest cop simples et coyes et n'ont le regard fiché qu'en terre. Il est de coustume que, au saillir des espousailles, les amis de l'espousée la prennent et mainent. Si fut menée la pouvre jeune fille à l'ostel du riche homme, et pareillement la vieille riche fut menée en la pouvre maisonnette du jeune compaignon. Quand la jeune espousée se trouva en la court et en la grand sale de l'ostel de l'homme qu'elle avoit par mesprise espousé, elle fut bien esbahie et cogneut bien qu'elle n'estoit pas partie de léens ce jour. Quand elle fut arrière en la chambre à parer, qui estoit bien tendue de belle tapisserie, elle vit le beau grand feu, la belle table couverte où le beau desjuner estoit tout prest; elle vit le beau buffet bien fourny de vaisselle: si fut plus esbahie que par avant, et de ce se donne plus grand merveille qu'elle ne cognoist ame de ceulx qu'elle ot parler. Elle fut tantost desarmée de sa faille, où elle estoit bien enfermée et embronchée, et comme son espousé la vit à descouvert, et les aultres qui là estoient, creez qu'ilz furent autant souprins que si cornes leur venissent. «Comment! dit l'espousé, et est cecy ma femme? Nostre Dame! je suis bien eureux! Elle est bien changée depuis hier, je croy qu'elle a esté à la fontaine de Jouvence.—Nous ne savons, dirent ceulx qui l'avoient amenée, dont elle vient, ne qu'on luy a fait; mais nous savons certainement que c'est celle que vous ayez huy espousée, et que nous prismes à l'aultier, car oncques puis ne nous partit des braz.» La compaignie fut bien esbahie et longuement sans mot dire; mais, que que fust simple et esbahy, la pouvre espousée estoit toute desconfortée, et ploroit des yeulx tendrement, et ne savoit sa contenance; elle amast trop mieulx se trouver avecques son amy, qu'elle cuidoit bien avoir espousé ce jour. L'espousé, la voyant se desconforter, en eut pitié et lui dist: «M'amye, ne vous desconfortez jà, vous estes arrivée en bon hostel, si Dieu plaist, et n'ayez doubte, on ne vous y fera jà desplaisir; mais dictes moy, s'il vous plaist, qui vous estes, et à vostre advis dont vous venez cy.» Quand elle l'oyt si courtoisement parler, elle s'asseura ung peu et luy nomma son père et sa mère, et dist qu'elle estoit de Bruxelles, et avoit fiancé ung tel qu'elle luy nomma, et le cuidoit bien avoir espousé. L'espousé et tous ceux qui là estoient commencèrent à rire, et dirent que le curé leur a fait ce tour. «Or loé soit Dieu, dist de rechef l'espousé, de ce change! je n'en voulsisse pas tenir bien grand chose que Dieu vous a envoyée à moy, et je vous promet par ma foy de vous tenir bonne compaignie.—Nenny, ce dit-elle en plorant, vous n'estes pas mon mary. Je veil retourner devers celuy à qui mon père m'avoit donnée.—Ainsi ne se fera pas, dit-il; je vous ay espousée en saincte eglise, vous n'y povez contredire; vous estes et demourrez ma femme, et soiez contente, vous estes bien eureuse. J'ay, la Dieu mercy! de biens assez, dont vous serez dame et maistresse, et vous feray bien jolye.» Il la prescha tant, et ceux qui là estoient, qu'elle fut contente d'obéir. Si desjunèrent legierement et puis se couchèrent; et fist le vieil homme du mieux qu'il sceut. Or retournons à nostre vieille et au jeune compaignon. Pour abréger, elle fut menée à l'hostel du père à la fille qui à ceste heure est couchée avecques le vieil homme. Quand elle se trouva léens, elle cuida bien enrager, et dist tout haut: «Et que fays je céens? Que ne me maine l'on en ma maison, ou à l'ostel de mon mary? L'espousé, qui vit ceste vieille et l'oyt parler, fut bien esbahy; si furent son père et sa mère, et tous ceulx de l'assemblée. Si saillit avant le père et la mère de léens, qui cogneut la vieille, et trèsbien savoit à parler de son mariage, et dit: «On vous a baillé, mon fils, la femme d'un tel, et creez qu'il a la vostre; et ceste faulte vient par nostre curé, qui voit si mal; et ainsi m'aïst Dieu, jasoit que je fusse loing de vous quand espousastes, si me cuiday je percevoir de ce change.—Et qu'en doy je faire? dit l'espousé.—Par ma foy, dist son père, je ne m'y cognois pas bien, mais je faiz grand doubte que vous ne puissez avoir aultre femme.—Saint Jehan! dist la vieille, je ne le veil point, je n'ay cure d'un tel chetif! Je seroye bien eureuse d'avoir ung tel jeune galant qui n'aroit cure de moy, et me despendroit tout le mien, et, si j'en sonnoye mot, encores aroie je la teste torchée. Ostez, ostez, mandez vostre femme, et me laissez aller où je doy estre.—Nostre Dame! dit l'espousé, si je la puis recouvrer, je l'ayme trop mieulx que vous, quelque pouvre qu'elle soit; mais vous n'en irez pas, si je ne la puis finer.» Son père et aucuns ses parens vindrent à l'ostel où la vieille voulsist bien estre; et vindrent trouver la compaignie qui desjeunoit au plus fort, et qui faisoient le chaudeau pour porter à l'espousé et à l'espousée. Ilz comptèrent leur cas, et on leur respondit: «Vous venez trop tard: chacun se tienne à ce qu'il a; le seigneur de céens est content de la femme que Dieu luy a donnée, il l'a espousée et n'en veult point d'aultre. Et ne vous en dolez jà, vous ne fustes jamais si eureux que d'avoir fille alyée en si hault lieu; vous en serez une foiz tous riches.» Ce bon père retourne en son hostel, et vient faire son rapport, dont la vieille cuida bien enrager. «Voire, dist elle, suis je en ce point deceue? Par Dieu! la chose n'en demourra pas ainsi, ou la justice me fauldra.» Si la vieille estoit bien mal contente, encore l'estoit bien autant ou plus le jeune espousé, qui se veoit frustré de ses amours; et encores l'eust il legerement passé s'il eust peu finer de la vieille à tout son argent; mais nenny, il la faillit laisser aller à sa maison, tant menoit laide vie. Si fut conseillé de la faire citer pardevant monseigneur de Cambray, et elle pareillement fist citer le vieil homme qui ha la jeune femme; et ont encommencé ung gros procès dont le jugement n'est encores rendu, si ne vous en sçay que dire plus avant.


LA LIVe NOUVELLE.
PAR MAHIOT D'ANQUASMS.

U ng gentil chevalier de la conté de Flandres, jeune, bruyant, jousteur, danseur et bien chantant, se trouva point ou pays de Haynault, en la compaignie d'un aultre gentil chevalier de sa sorte, et demeurant ou dit pays, qui le hantoit trop plus que la marche de Flandres où il avoit sa residence et belle et bonne. Mais, comme souvent advient, amours estoit cause de sa retenue, car il estoit feru et attaint bien au vif d'une damoiselle de Maubeuge, et à ceste occasion Dieu scet qu'il faisoit. Trèssouvent joustoit, faisoit mommeries, bancquetz, et generalement tout ce qu'il pensoit qui peust plaire à sa dame et à luy possible, il le faisoit. Il fut assez bien en grâce pour ung temps, mais non pas si avant qu'il eust bien voulu. Son compaignon le chevalier de Haynau, qui savoit tout son cas, le servoit au mieulx qu'il povoit, et ne tenoit pas à sa diligence que ses besoignes ne fussent bien bonnes et meilleures qu'elles ne furent. Qu'en vauldroit le long compte? Le bon chevalier de Flandres ne sceut oncques tant faire, ne son compagnon aussi, qu'il peust obtenir de sa dame le gracieux don de mercy, ainçois la trouva tout temps rigoreuse, puis qu'il tenoit langage sur ces termes. Force luy fut toutesfoiz, ses besoignes estans comme vous oez, de retourner en Flandres. Si print ung gracieux congé de sa dame, et luy laissa son compaignon, promist aussi, s'il ne retournoit de bref, de luy souvent escripre et mander de son estat. Et elle promist de sa part luy faire savoir de ses nouvelles. Advint certain jour après que nostre chevalier fut retourné en Flandres, que sa dame eut volunté d'aller en pelerinage, et disposa ses besoignes ad ce. Et comme le chariot estoit devant son hostel, et le charreton dedans, qui estoit ung trèsbeau compaignon, fort et viste, qui l'adouboit, elle luy gecta ung coussin sur la teste, et le fist cheoir à pates, et puis commença à rire trèsfort et bien hault. Le charreton se sourdit et la regarda rire, et dist: «Par Dieu, madamoiselle, vous m'avez fait cheoir; mais creez que je m'en vengeray bien, car avant qu'il soit nuyt je vous feray tumber.—Vous n'estes pas si mal gracieux», dist elle. Et, en ce disant, elle prend ung aultre coussin, que le charreton ne s'en donnoit garde, et le fait arrière cheoir comme devant; et s'elle risit fort au par avant, elle ne s'en faindit pas à ceste heure. «Et qu'est cecy, dit le charreton, madamoiselle? Vous en voulez à moy, faictes; par ma foy, si j'estoie emprès vous, je n'attendroye pas de moy venger aux champs.—Et que feriez vous? dit elle.—Se j'estoie en hault, je le vous diroye, dit il.—Vous feriez merveilles, dit elle, à vous oyr; mais vous ne vous y oseriez trouver.—Non, dit il, et vous le verrez.» Il saulta jus du chariot, entra dedans l'ostel, et monta en hault, où madamoiselle estoit en cotte simple, tant joyeuse qu'on ne pourroit plus; il la commence à assaillir, et, pour abreger le compte, elle fut contente qu'il luy tollist ce que par honneur donner ne luy povoit. Cela se passa, et au terme accoustumé elle fist ung trèsbeau petit charreton, ou pour mieulx dire ung trèsbeau filz. La chose ne fut pas si secrète que le chevalier de Haynau ne le sceust tantost, dont il fut bien esbahy; il escripvit bien à haste par ung propre message à son compaignon en Flandres comment sa dame avoit fait ung enfant à l'ayde d'un charreton. Pensez que l'autre fut bien esbahy d'oyr ces nouvelles; si ne demoura guères qu'il ne vint en Haynau, devers son compaignon, et luy pria qu'ilz allassent veoir sa dame, et qu'il la veult trop bien tancer et luy dire la lascheté et néanté de son cueur. Combien que, pour son meschief advenu, elle ne se monstra encores guères à ce temps, si trouvèrent façon ces deux chevaliers, par moyens, qu'ilz vindrent ou lieu où elle estoit. Elle fut bien honteuse et desplaisante de leur venue, comme celle qui bien scet qu'elle n'orra chose d'eulx qui luy plaise; au fort elle s'asseura, et les receut comme sa contenance luy apporta. Ilz commencèrent à deviser d'unes et d'aultres matières; et nostre bon chevalier de Flandres va commencer son service et luy dit tant de villanie qu'on ne pourroit plus: «Or estes vous, dist il, du monde la femme plus reprouchée et mains honorée, et avez monstré la grand lascheté de vostre cueur, qui vous estes habandonnée à ung meschant villain charreton; tant de gens de bien vous ont offert leurs services et vous les avez tous reboutez. Et pour ma part, vous savez que j'ay fait pour vostre grâce acquerir; et n'estois-je pas homme pour avoir ce butin ou mieulx que ung paillard charreton qui ne fist oncques rien pour vous.—Je vous requier, monseigneur, dit elle, ne m'en parlez plus, ce qui est fait ne peut aultrement estre; mais je vous dy bien que si vous fussez venu à l'heure du charreton, que autant eussé je fait pour vous que je feiz pour luy.—Est-ce cela? dit il. Saint Jehan! il vint à bonne heure! Le dyable y ait part, que je ne fu si eureux que de savoir vostre heure!—Vrayement, dit elle, il vint à l'heure qu'il falloit venir.—Au dyable, dit il, soit l'heure, vous aussi, et vostre charreton!» Et à tant se part et son compaignon le suyt, et oncques depuis n'en tint compte, et à bonne cause.


LA LVe NOUVELLE.
PAR MONSEIGNEUR DE VILLIERS.

L 'année du pardon de Romme n'a guères passé, estoit ou Daulphiné la pestilence si grande et si horrible que la pluspart des gens de bien habandonnèrent le pais. Durant ceste persécution, une belle fille, gente et jeune, se sentit ferue de la maladie; et tout tantost se vint rendre à une sienne voisine, femme de bien et de grand façon, et desjà sur l'eage, et lui compta son piteux cas. La voisine, qui estoit femme sage et asseurée, ne s'effraya de rien que l'autre luy comptast, mesme eut bien tant de courage et d'asseurance en elle, qu'elle la conforta de parolles et de tant pou de medicine qu'elle savoit. «Hélas! ce dist la jeune fille malade, ma bonne voisine, j'ay grand regret que force m'est aujourd'huy habandonner ce monde et les beauls et bons passetemps que j'ay euz longtemps; mais encores, par mon serment, à dire entre vous et moy, mon plus grant regret si est qu'il fault que je meure avant que savoir et sentir des biens de ce monde; telz et telz m'ont maintesfoiz priée, et si les ay refusez tout plainement, dont me desplaist; et creez que si j'en peusse finer d'un à ceste heure, il ne m'eschapperoit jamais devant qu'il m'eust monstré comment je fuz gaignée. L'on me fait entendre que la façon du faire est tant plaisante que je plains et complains mon gent et jeune corps qu'il fault pourrir sans avoir eu ce desiré plaisir. Et à verité dire, ma bonne voisine, il me semble si je peusse quelque pou sentir avant ma mort, ma fin en seroit plus aisée et plus legière à passer, et à mains de regret. Et que plus est, mon cueur est à cela que ce me pourroit estre medicine et cause de garison.—Pleust à Dieu, dist la vieille, qu'il ne tenist à autre chose, vous seriez tost garie, ce me semble; car, Dieu mercy, nostre ville n'est pas encores si desgarnye de gens qu'on n'y trouvast ung gentil compaignon pour vous servir à ce besoing.—Ma bonne voisine, dit la jeune fille, je vous requier que vous allez devers ung tel, qu'elle luy nomma, qui estoit ung trèsbeau gentilhomme, et qui aultrefoiz avoit esté amoureux d'elle, et faictes tant qu'il vienne icy parler à moy.» La veille se mect au chemin, et fist tant qu'elle trouva ce gentilhomme, qu'elle envoya en sa maison. Tantost qu'il fut léens, la jeune fille malade, et à cause de sa maladie plus et mieux colorée, luy saillit au col et le baisa plus de vingt foiz. Le jeune filz, plus joyeux qu'oncques mais de veoir celle que tant avoit amée ainsi vers luy habandonnée, la saysit sans demeure, et luy monstra ce que tant desiroit assavoir. Elle ne fut pas honteuse de le requerre et prier de continuer ce qu'il avoit encommencé. Et pour abreger, tant luy fist elle recommencer qu'il n'en peut plus. Quand elle vit ce, comme celle qui n'en avoit pas son saoul, el osa bien dire: «Mon amy, vous m'avez autresfoiz priée de ce dont je vous requier aujourd'uy, vous avez fait ce qu'en vous est, je le sçay bien. Toutesfoiz je ne sçay que j'ay ne qu'il me fault, mais je cognois que je ne puis vivre se quelque ung ne me fait compaignie en la façon que m'avez fait; et pourtant, je vous prie que veillez aller vers ung tel et l'amenez icy, si cher que vous avez ma vie.—Il est bien vray, m'amye, je le sçay bien il fera ce que vous vouldrez.» Ce gentil homme fut esbahy de ceste requeste; toutesfoiz, car il avoit tant labouré que plus ne povoit, il fut content d'aller querre son compaignon et l'amena devers elle, qui tantost le mist en besongne, et le laissa ainsi que l'autre. Quand elle l'eut matté comme son compaignon, elle ne fut pas mains privée de luy dire son courage, mais luy prya, comme elle avoit fait l'aultre, d'amener vers elle ung aultre gentilhomme, et il le fist. Or sont jà trois qu'elle a laissez et desconfiz par force d'armes; mais vous devez savoir que le premier gentilhomme se sentit malade et féru de l'epidimie tantost qu'il eut mys son compaignon en son lieu; si s'en alla hastivement vers le curé, et tout le mieulx qu'il sceut se confessa, et puis mourut entre les braz du curé. Son compaignon aussi, le deuxiesme venu, tantost que au tiers il eut baillé sa place, se sentit desja trèsmalade, et demandoit partout après celui qui desjà estoit mort; il vint rencontrer le curé plorant et demenant grand dueil, qui luy compta la mort de son bon compaignon. «Ha! monseigneur le curé, je suis feru tout comme luy, confessez moy.» Le curé en grand crainte se despescha de le confesser. Et quand ce fut fait, ce gentilhomme malade, à deux heures près de sa fin, s'en vint à celle qui luy avoit baillé le cop de la mort, et à son compaignon, aussi, et là trouva celuy qu'il y avoit amené, et luy dist: «Maudicte femme! vous m'ayez baillé la mort et à mon compaignon aussi. Vous estes digne de estre brullée et mise en cendre. Toutesfoiz je le vous pardonne, Dieu le vous veille pardonner. Vous avez l'epydimie et l'avez bailliée à mon compaignon, qui en est mort entre les braz du prestre, et je n'en ay pas mains.» Il se partit à tant et s'en ala mourir une heure après, en sa maison. Le iije gentilhomme, qui se voyoit en l'espreuve où ses deux compaignons estoient mors, n'estoit pas des plus asseurez. Toutesfoiz il print courage en soy mesmes et mist et paour et crainte arrière dos; et s'asseura que celuy qui en beaucop de perilz et de mortelz assaulx s'estoit trouvé; et vint au père et à la mère de celle qui l'avoit deceu et fait morir ses deux compaignons, et leur compta la maladie de leur fille et quon y prinst garde. Cela fait, il se conduisit tellement qu'il eschappa du peril où ses deux compaignons estoient mors. Or devez vous savoir que quand ceste ouvrière de tuer gens fut ramenée en l'ostel de son père, tandiz qu'on luy faisoit ung lit pour reposer et la faire suer, elle manda secretement le filz d'un cordonnier son voisin, et le fist venir en l'estable des chevaulx de son père et le mist en euvre comme les aultres, mais il ne vesquist pas quatre heures après. Elle fut couchée en ung lit, et la fist on beaucop suer. Et tantost luy vindrent quatre bosses dont elle fut depuis trèsbien garie. Et tiens qui en aroit à faire, qu'on la trouveroit aujourd'huy ou reng de noz cousines, en Avignon, à Vienne, à Valence, ou en quelque aultre lieu ou Daulphiné. Et disent les maistres qu'elle eschappa de mort à cause d'avoir senty des biens de ce monde, qui est notable et veritable exemple à pluseurs jeunes filles de point refuser ung bien quand il leur vient.


LA LVIe NOUVELLE.
PAR MONSEIGNEUR DE VILLIERS.

N 'a guères que en ung bourg de ce royaume, en la duché d'Auvergne, demouroit ung gentilhomme; et de son maleur avoit une trèsbelle jeune femme. De sa bonté devisera mon compte. Ceste bonne damoiselle s'accointa d'un curé qui estoit son voisin de demye lieue, et furent tant voisins et tant privez l'un de l'autre que le bon curé tenoit le lieu du gentilhomme toutes foiz qu'il estoit dehors. Et avoit ceste damoiselle une chambrière qui estoit secrétaire de leur fait et portoit souvent nouvelles au curé et l'advisoit du lieu et de l'heure pour comparoir seurement vers sa maistresse. La chose ne fut pas en la parfin si bien celée que mestier fut à la compaignie; car ung gentilhomme prochain parent de celuy à qui ce deshonneur se faisoit fut adverty du cas, et en advertit celuy à qui plus touchoit en la façon et manière qu'oncques mieulx sceut et peut. Pensez que ce bon gentilhomme, quand il entendit que à son absence sa femme se aidoit de ce curé, qu'il n'en fut pas content, et si n'eust esté son cousin, il en eust prins vengence criminelle et de main mise, tantost qu'il en fut adverty. Toutesfoiz il fut content de differer sa volunté jusques à tant qu'il eust prins au fait et l'un et l'autre. Et conclurent, luy et son cousin, d'aller en pelerinage à quatre ou six lieues de son hostel, et de y mener sa femme et ce curé pour mieulx se donner garde des manières qu'ilz tiendront l'un vers l'autre. Au retourner qu'ilz firent de ce pelerinage, où monseigneur le curé servit amours le mieulx qu'il peut, c'est assavoir de oeillades et d'autres menues entretenances, le mari se fist mander querir par ung messagier affaictié, pour aller vers ung seigneur du pais. Il fist semblant d'en estre mal content et de se partir à regret; neantmoins, puisque le bon seigneur le mande, il n'oseroit desobeir. Si part et s'en va, et son cousin, l'autre gentilhomme, dit qu'il luy fera compaignie, car c'est assez son chemin pour retourner en son hostel. Monseigneur le curé et mademoiselle ne furent jamais plus joyeux que d'oyr cette nouvelle: si prindrent conseil et conclusion ensemble que le curé se partira de léens et prendra son congié affin que nul de léens n'ait suspicion de luy, et environ la mynuyt, il retournera et entrera vers sa dame par le lieu où il a de coustume. Et ne demoura guères puis ceste conclusion prinse que nostre curé se part de léens et dit son adieu. Or devez vous savoir que le mary et le gentilhomme son parent s'estoient embuschez en un destroict par où nostre curé devoit passer; et ne povoit ne aller ne venir par ailleurs sans soy trop destourner de son droit chemin. Il virent passer nostre curé, et leur jugeoit le cueur qu'il retourneroit la nuyt dont il estoit party; et aussi c'estoit son intencion. Ilz le laissèrent passer sans arrester ne dire mot, et s'advisèrent de faire ung piège trèsbeau, à l'aide d'aucuns paisans qui les servirent à ce besoing. Ce piège fut en haste bel et bien fait, et ne demoura guères que ung loup passant pays ne s'attrappa léens. Tantost après, véezcy maistre curé qui vient, la robe courte vestue et portant le bel espieu à son col. Et quand vint à l'endroit du piège, il tumbe dedans, avecques le loup, dont il fut bien esbahy. Et le loup, qui avoit fait l'essay, n'avoit pas mains paour du curé que le curé avoit de luy. Quand noz deux gentilzhommes voyent que nostre curé est avecques le loup logé, ilz en firent joye merveilleuse; et dist bien celuy à qui le fait touchoit plus, que jamais n'en partiroit en vie, et qu'il l'occira léens. L'autre le blasmoit de ceste volunté et ne se veult accorder qu'il meure, trop bien est il content qu'on luy trenche ses genitoires. Le mary toutesfoiz le vouloit avoir mort. En cest estrif demourèrent longuement, en attendant le jour et qu'il feist cler. Tantdiz que ceste attente se faisoit, madamoiselle, qui attendoit son curé, ne savoit que penser qu'il tardoit tant; si se pensa d'y envoyer sa chambrière, affin de le faire avancer. La chambrière, tirant son chemin vers l'ostel du curé, trouva le piège et tumba avecques le loup et le curé. Qui fut esbahy, ce fut la chambrière, de se trouver en la fosse emprès du loup et du curé. «Ha! dit le curé, je suis perdu, mon fait est descouvert; quelque ung nous a pourchassé ce passage.» Et le mary et le gentilhomme son cousin, qui tout entendoient et véoient, estoient tant aises qu'on ne pourroit plus; et se pensèrent, comme si le saint esperit leur eust revelé, que la maistresse pourroit bien suyvir la chambrière, ad ce qu'ilz entendirent de la chambrière, que sa maistresse l'envoyoit devers le curé pour savoir qu'il tardoit tant de venir oultre l'heure prinse entre eulx deux. La maistresse, voyant que le curé et la chambrière point ne retournoient, et que le jour commenceoit à approucher, se doubta que la chambrière et le curé ne feissent quelque chose à son préjudice, et qu'ilz se pourroient entrerencontrer à petit bois qui estoit à l'endroit où le piège estoit fait, si conclud qu'elle ira veoir s'elle orra nulles nouvelles. Et tire païs vers l'ostel du curé, et elle venue à l'endroit du piège, tumbe dedans la fosse avecques les aultres. Il ne faut pas demander, quand ceste compaignie se voit ensemble, qui fut le plus esbahy, et se chacun faisoit sa puissance de soy tirer hors de la fosse; mais c'est pour néant; chacun d'eulx se répute mort et deshonoré. Et les deux ouvriers, c'est asavoir le mary de la damoiselle et le gentilhomme son cousin, vindrent au dessus de la fosse saluer la compaignie, et leur disoient qu'ilz feissent bonne chère et qu'ilz aprestoient leur desjuner. Le mary, qui mouroit de faire ung cop de sa main, trouva façon d'envoyer son cousin veoir que faisoient leurs chevaulx, qui estoient en ung hostel assez près; et tantdiz qu'il se trouva descombré de luy, il fist tant, à quelque meschef que ce fust, qu'il eut de l'estrain largement et l'avala dedans la fosse, et y mist le feu; et là brulla la compaignie, femme, curé, chambrière et loup. Après ce, il se partit du païs et manda vers le roy querir sa remission, laquelle il obtint de legier. Et disent les aucuns que le roy deut dire qu'il n'y eut dommage que du pouvre loup qui fut brullé, qui ne povoit mais du meffait des aultres.


LA LVIIe NOUVELLE.
PAR MONSEIGNEUR DE VILLIERS.

T antdiz que l'on me preste audience et que ame ne s'avance quand à present de parfournir ceste glorieuse et edifiant euvre de cent nouvelles, je vous compteray ung cas qui puis n'aguères est advenu ou Daulphiné, pour estre mis ou reng et nombre des dictes nouvelles. Il est vray que ung gentilhomme du dict Daulphiné avoit en son hostel une sienne seur environ de l'eage de xviij à xx ans; et faisoit compaignie à sa femme, qui beaucop l'amoit et tenoit chère, et comme deux seurs se doivent contenir et maintenir ensemble se conduisoient. Advint que ce gentilhomme fut semons d'un sien voisin, lequel demouroit à deux petites lieues de luy, de le venir veoir, luy, sa femme et sa seur. Ilz y allèrent, et Dieu scet la chère; et comme la femme de celuy qui festioit la compaignie menast à l'esbat la femme et la seur de nostre dit gentilhomme, après soupper, devisant de pluseurs propos, elles se vindrent rendre en la maisonnette du bergier de léens, qui estoit auprès d'un large et grand parcq à mettre les brebiz, et trouvèrent là le maistre bergier qui besoignoit entour de ce parcq. Et, comme femmes scevent enquerre de maintes et diverses choses, entre aultres luy demandoyent s'il n'avoit point froit léens. Il respondit que non, et qu'il estoit plus aise et mieulx à luy que ceulx qui ont leurs belles chambres voirrées, nattées, et tapissées. Et tant vindrent d'unes parolles à aultres par motz couvers, que leurs devises vindrent à toucher du train de derrière. Et le bon bergier, qui n'estoit fol ne esperdu, leur dit que par la mort bieu il oseroit bien emprendre de faire la besoigne viij ou ix foiz pour nuyt. Et la seur de nostre gentilhomme, qui oyoit ce propos, gectoit l'oeil souvent et menu sur ce bergier; et de fait jamais ne cessa tant qu'elle vit son cop de luy dire qu'il ne laissast pour rien qu'il ne venist la veoir en l'ostel de son frère, et qu'elle luy feroit bonne chère. Le bergier, qui la vit belle fille, ne fut pas moyennement joyeux de ces nouvelles et luy promist la venir veoir. Et de bref, il fist ce qu'il avoit promis, et à l'heure prinse d'entre sa dame et luy, se vint rendre à l'endroit d'une fenestre haulte et dangereuse à monter; toutesfoiz, à l'ayde d'une corde qu'elle luy devala, et d'une vigne qui là estoit, il fist tant qu'il fut en la chambre, et ne fault pas dire qu'il y fut voluntiers veu. Il monstra de fait ce dont il s'estoit vanté de bouche, car avant que le jour venist il fist tant que le cerf eut viij cornes acomplies, laquelle chose sa dame print bien en gré. Mais vous devez savoir que le bergier, avant qu'il peust parvenir à sa dame, luy failloit cheminer deux lieues de terre et passer à nou la grosse rivière du Rone, qui battoit à l'ostel où sa dame demouroit. Et quand le jour venoit, luy failloit arrière repasser le Rone; et ainsi s'en retournoit à sa bergerie. Et continua ceste manière de faire une grand espace de temps, sans qu'il fust descouvert. Pendant ce temps pluseurs gentilzhommes du païs demandèrent ceste damoiselle, devenue bergière, à mariage; mais nul ne venoit à soit gré, dont son frère n'estoit pas trop content, et luy disoit pluseurs fois. Mais elle estoit tousjours garnye d'excusanses et responses largement, dont elle advertissoit son amy le bergier, auquel ung soir elle promist que, s'il vouloit, elle n'aroit jamais aultre mary que luy. Et il dit qu'il ne demanderoit aultre bien: «Mais la chose ne se pourroit, dit il, conduire, pour vostre frère et aultres voz amys.—Ne vous chaille, dit elle; laissez m'en faire, j'en cheviray bien.» Ainsi promisrent l'un à l'aultre. Neantmains toutesfoiz il vint ung gentilhomme qui fist arrière requerre nostre damoiselle bergière, et la vouloit seulement avoir vestue et habillée comme à son estat appartenoit, sans aultre chose. A laquelle chose le frère d'elle eust voluntiers entendu, et cuida mener sa seur ad ce qu'elle se y consentist, luy remonstrant ce qu'on scet faire en tel cas; mais il n'en peut venir à chef, dont il fut bien mal content. Quand elle vit son frère indigné contre elle, elle le tira d'une part et luy dist: «Mon frère, vous m'avez beaucop pressée et preschée de moy marier à telz et à telz, et je ne m'y suis voulu consentir; dont vous requier que ne m'en sachez mal gré, et me veillez pardonner le maltalent qu'avez vers moy conceu, et je vous diray la raison qui à ce me meut et contraint en ce cas, mais que me veillez asseurer que ne m'en ferez ne vouldrez pis.» Son frère luy promist voluntiers. Quand elle se vit asseurée, elle luy dist qu'elle estoit mariée autant vault, et que jour de sa vie aultre homme n'aroit à mary que celuy qu'elle luy monstreroit ennuyt, s'il veult. «Je le veil bien veoir, dit il, mais qui est il?—Vous le verrez par temps», dit elle. Quand vint à l'heure acoustumée, véezcy bon bergier qui se vint rendre en la chambre de sa dame, Dieu scet comment mouillié d'avoir passé la rivière; et le frère d'elle regarde et voit que c'est le bergier de son voisin; si ne fut pas pou esbahy, et le bergier encores plus, qui s'en cuida fuyr quand il le vit. «Demeure, demeure, dist il, tu n'as garde. Est-ce, dit il à sa seur, celuy dont vous m'avez parlé?—Oy vrayement, mon frère, dit elle.—Or luy faictes, dit il, bon feu, pour soy chaufer, car il en a bon mestier; et en pensez comme du vostre; et vrayement, vous n'avez pas tort si vous luy voulez du bien, car il se mect en grand dangier pour l'amour de vous. Et puis que voz besoignes sont en telz termes, et que vostre courage est à cela que d'en faire vostre mary, à moy ne tiendra, et maudit soit qui ne s'en despesche.—Amen, dit elle, à demain qui vouldra.—Je le veil, dit il. Et vous, dit il au bergier, qu'en dictes vous?—Tout ce qu'on veult.—Il n'y a remède, dit il, vous estes et serez mon frère; aussi suis je pieça de la houlette, si doy bien avoir ung bergier à frère.» Pour abreger le compte du bergier, le gentilhomme consentit le mariage de sa seur et du bergier, et fut fait, et les tint tous deux en son hostel, combien qu'on en parlast assez par le païs. Et quand il estoit en lieu que l'on en devisoit et on disoit que c'estoit merveille qu'il n'avoit fait batre ou tuer le bergier, il respondoit que jamais ne pourroit vouloir mal à rien que sa seur amast, et que trop mieulx vouloit avoir le bergier à beau-frère, au gré de sa seur, que ung aultre bien grand maistre au desplaisir d'elle. Et tout ce disoit par farce et esbatement, car il estoit et a esté toujours trèsgracieux et nouveau et bien plaisant gentilhomme; et le faisoit bon oyr deviser de sa seur, voire entre ses amys et privez compaignons.


LA LVIIIe NOUVELLE.
PAR MONSEIGNEUR LE DUC.

J e congneuz au temps de ma verte et plus vertueuse jeunesse deux gentilzhommes, beaulx compaignons, bien assovis et adressez de tout ce qu'on doit ou peut loer ung gentilhomme vertueux. Ces deux estoient tant amys, allyez, et donnez l'un à l'autre, que d'habillemens, tant pour leurs corps, leurs gens, leurs chevaulx, tousjours estoient pareilz. Advint qu'ilz devindrent amoureux de deux belles jeunes filles, gentes et gracieuses, et le mains mal qu'ilz sceurent firent tant qu'elles furent adverties de leur nouvelle emprinse, du bien, du service, et de cent mille choses que pour elles faire vouldroient. Ilz furent escoutez, mais aultre chose ne s'en ensuyvit. Espoir qu'elles estoient de serviteurs pourveues, ou que d'amours ne se vouloient entremettre; car, à la verité dire, ilz estoient beaulx compaignons tous deux, et valoient bien d'estre retenuz serviteurs d'aussi femmes de bien qu'elles estoient. Quoy que fust, toutesfoiz ilz ne sceurent oncques tant faire qu'ilz fussent en grâce, dont ilz passèrent maintes nuiz, Dieu scet à quelle peine, maudisans puis fortune, puis amours, et trèssouvent leurs dames qu'ilz trouvoient tant rigoreuses. Eulx estans en ceste rage et desmesurée langueur, l'un dit à son compaignon: «Nous voyons à l'oeil que noz dames ne tiennent compte de nous, et toutesfoiz nous enrageons après, et tant plus nous monstrent de fiertez et de rigueurs, tant plus les desirons complaire, servir, et obeyr, qui est, sur ma foy, une haulte folye. Je vous requier que nous ne tenons compte d'elles ne qu'elles font de nous, et vous verrez, s'elles pevent cognoistre que nous soyons à cela, qu'elles enrageront après nous, comme nous faisons maintenant après elles.—Helas! dit l'autre, le bon conseil, qui en pourroit venir à chef!—J'ay trouvé la manière, dit le premier; j'ay tousdiz oy dire, et Ovide le mect en son livre du Remède d'amours, que beaucop et souvent faire la chose que savez fait oublyer et pou tenir compte de celle qu'on ayme, et dont on est fort feru. Si vous diray que nous ferons: faisons venir à nostre logis deux jeunes filles de noz cousines, et couchons avec elles, et leurs faisons tant la folye que nous ne puissons les rains traisner, et puis venons devant noz dames; et de nous au dyable qui en tiendra compte.» L'aultre s'i accorda, et comme il fut proposé et deliberé fut fait et accomply, car ilz eurent chacun une belle fille. Et après ce, se vindrent trouver devant leurs dames, en une feste où elles estoient, et faisoient bons compaignons la roe, et se pourmenoient par devant elles, devisans d'un costé et d'aultre, et faisans cent mille manières pour dire: «Nous ne tenons compte de vous», cuidans, comme ilz avoient proposé, que leurs dames en deussent estre mal contentes, et qu'elles les deussent rappeller ores ou aultrefoiz; mais aultrement alla, car s'ilz monstroient semblant de peu tenir compte d'elles, elles monstroient tout apertement de rien y compter, dont ilz se perceurent trèsbien et ne s'en savoient assez esbahir à l'heure. Si dist l'un à son compaignon: «Scez tu comment il est? Par la mort bieu, noz dames ont fait la folie comme nous. Et ne voiz tu comment elles sont fières? Elles tiennent toutes telles manières que nous faisons; si ne me croy jamais s'elles n'ont fait comme nous. Elles ont prins chacune ung compaignon et ont fait jusques à oultrance la folye; au deable les crapaudes! laissez les là.—Par ma foy! dit l'autre, je le croy comme vous le dictes, je n'ay pas aprins de les veoir telles.» Ainsi pensèrent les compaignons que leurs dames eussent fait comme eulx, pource qu'il leur sembla à l'heure qu'elles n'en tenissent compte, comme ilz ne tenoient compte d'elles, combien qu'il n'en fust rien, et est assez legier à croire.


LA LIXe NOUVELLE.
PAR PONCELLET.

E n la ville de saint Omer avoit naguères ung gentil compaignon sergent de roy, lequel estoit marié à une bonne et loyale femme qui aultresfoiz avoit esté mariée, et luy estoit demouré ung filz qu'elle avoit adressée en mariage. Ce bon compaignon, jasoit ce qu'il eust bonne et preude femme, neantmains toutesfoiz il s'employoit de jour et de nuyt de servir amour partout où il povoit, et tant qu'il luy estoit possible. Et pour ce que en temps d'yver sourdent pluseurs foiz les inconveniens plus de legier qu'en aultre temps à poursuivir la queste loing, il s'advisa et delibera qu'il ne se partiroit point de son hostel pour servir amours, car il y avoit une trèsbelle jeune et gente fille, chambrière de sa femme, avecques laquelle il trouveroit manière d'estre son serviteur s'il pouvoit. Pour abreger, tant fist par dons et par promesses qu'il eut octroy de faire tout ce qu'il luy plairoit, jasoit que à grand peine, pour ce que sa femme estoit tousjours sus eulx, qui congnoissoit la condicion de son mary. Ce nonobstant, Amour, qui veult tousjours secourir à ses vraiz servans, inspira tellement l'entendement du bon et loyal servant qu'il trouva moien d'accomplir son jeu, car il faindit estre trèsfort malade de refroidement, et dist à sa femme: «Trèsdoulce compaigne, venez ça: je suis si trèsmalade que plus ne puis; il me faut aller coucher, et vous prie que vous faictes tous noz gens coucher, affin que nul ne face noise ne bruit, et puis venez en nostre chambre.» La bonne damoiselle, qui estoit trèsdesplaisante du mal de son mary, fist ce qu'il luy commenda, et puis print beaulx draps et les chauffa et mist sus son mary après qu'il fut couché. Et quand il fut bien eschauffé par longue espace, il dist: «M'amye, il suffist, je suis assez bien, Dieu mercy et la vostre, qui en avez prins tant de peine; si vous pry que vous en venez coucher emprès moy.» Et elle qui desiroit la santé et le repos de son mary, fist ce qu'il lui commendoit et s'endormit et le plus tost qu'elle peut, et assez tost après que nostre amoureux perceut qu'elle dormoit, se coula tout doulcement jus de son lit, et s'en alla combatre ou lit de sa dame la chambrière tout prest pour son veu accomplir, où il fut bien receu et rencontré, et tant rompirent de lances qu'ilz furent si las et recreuz qu'il convint qu'en beaux braz ilz demourassent endormiz. Et comme aucunes foiz advient, quand on s'endort en aucun desplaisir ou melencolie, au reveiller c'est ce qui vient premier à la personne, et est aucunesfoiz mesme cause du reveil, comme à la damoiselle advint. Et jasoit que grand soing eust de son mary, toutesfoiz ne le garda elle pas bien, car elle trouva qu'il s'estoit de son lit party. Et taste sur son oreiller, et en sa place trouva qu'il y faisoit tout froit et qu'il avoit longtemps qu'il n'y avoit esté. Adonc, comme toute desesperée saillit sus, et en vestant sa chemise et sa cotte simple disoit à part elle: «Lasse meschante, or es tu une femme perdue et qui fait bien à reproucher, quand par ta negligence as laissé cest homme perdre. Helas! pourquoy me suis-je ennuyt couchée pour ainsi moy habandonner à dormir? O vierge Marie! veillez mon cueur resjoyr, et que par ma cause il n'ayt nul mal, car je me tiendroye coulpable de sa mort.» Et après ces regrets et lamentacions, elle se part hastivement et alla querir de la lumière; et affin que sa chambrière luy tinst compaignie à querir son mary, elle s'en alla en sa chambre pour la faire lever, et là endroit trouva la doulce paire, dormans à braz, et luy sembla bien qu'ils avoient travaillé cette nuyt, car ilz dormoient si bien qu'ils ne s'esveillèrent pour personne qui y entrast, ne pour lumière qu'on y portast. Et de fait, pour la joye qu'elle eut de ce que son mary n'estoit point si mal ne si desvoyé qu'elle esperoit, ny que son cueur luy avoit jugié, elle s'en alla querir ses enfans et les varletz de l'ostel elles mena veoir la belle compaignie, et leur enjoignit expressement qu'ilz n'en feissent aucun semblant; et puis leur demanda en basset qui c'estoit ou lit de la chambrière qui là dormoit avec elle. Et ses enfans respondirent que c'estoit leur père, et les varletz que c'estoit leur maistre. Et puis les ramena dehors, et les fist aller recoucher, car il estoit trop matin pour eulx lever; et aussi elle s'en alla elle pareillement rebouter en son lit, mais depuis ne dormit guères, tant qu'il fut heure de lever. Toutesfoiz, assez tost après, la compaignie des vraiz amans s'esveilla, et se despartirent l'un de l'aultre amoureusement. Si s'en retourna nostre maistre en son lit, enprès sa femme, sans dire mot; et aussi ne fist elle, et faignoit qu'elle dormoist, dont il fut moult joyeulx, pensant qu'elle ne sceust rien de sa bonne fortune; car il la cremoit et doubtoit à merveilles, tant pour sa paix comme pour la fille. Et de fait se reprint nostre maistre à dormir bien fort, et la bonne damoiselle, qui point ne dormoit, si tost qu'il fut heure de descoucher, se leva, et pour festoyer son mary et luy donner quelque chose confortative après la medicine laxative qu'il avoit prinse celle nuyt, fist ses gens lever et appella sa chambrière, et luy dist qu'elle prinst les deux meilleurs chapons de la chaponnière de l'ostel, et les appoinctast trèsbien, et puis qu'elle allast à la boucherie querir le meilleur morseau de beuf qu'elle pourroit trouver, et si cuisist tout à une bonne eaue pour humer, ainsi qu'elle le saroit bien faire; car elle estoit maistresse et ouvrière de faire bon brouet. Et la bonne fille, qui de tout son cueur desiroit complaire à sa damoiselle et encores plus à son maistre, à l'un par amours, à l'aultre par crainte, dist que trèsvoluntiers le feroit. Et tantdiz la bonne damoiselle alla oyr la messe, et au retour passa par l'ostel de son filz, dont il a esté parlé, et luy dist que venist disner à l'ostel avec son mary, et si amenast avec luy trois ou quatre bons compaignons qu'elle luy nomma, et que son mary et elle les prioient qu'ilz venissent disner avec eulx. Et puis s'en retourne à l'ostel pour entendre à la cuisine, que le humet ne soit espandu comme par male garde il avoit esté la nuytée; mais nenny, car nostre bon mary s'en estoit allé à l'eglise. Et tantdiz, le filz à la damoiselle alla prier ceulx qu'elle luy avoit nommez, qui estoient les plus grands farseurs de toute la ville de saint Omer. Or revint nostre maistre de la messe, et fist une grand brassée à sa femme, et luy donna le bon jour; et aussi fist elle à luy. Mais pour ce ne pensoit point mains; toutesfoiz luy dist elle qu'elle estoit bien joyeuse de sa santé, dont il la mercya et dist: «Voirement suis je assez en bon point, m'amye, auprès de la vesprée, et me semble que j'ay trèsbon appetit; si vouldroye bien aller disner, si vous vouliez.» Et elle luy dist: «J'en suis bien contente; mais il fault ung peu attendre que le disner soit prest, et que telz et telz qui sont priez de disner avecques vous soient venuz.—Priez, dit il, et à quel propos? Je n'en ay cure, et amasse mieulx qu'ilz demourassent; car ilz sont si grands farseurs que s'ils scevent que j'aye esté malade, ilz ne m'en feront que sorner. Au mains, belle dame, je vous prie qu'on ne leur en die rien. Et si a une aultre chose: que mengeront ilz?» Et elle dist qu'il ne se souciast et qu'ilz aroient assez à menger, car elle avoit fait appointer les deux meilleurs chapons de léens, et un trèsbon mousseau pour l'honneur de luy, dont il fut bien joieux et dist que c'estoit bien fait. Et tantost après vindrent ceulx que l'on avoit priez, avecques le filz de la damoiselle. Et quand tout fust prest, ilz allerent seoir à table et firent trèsbonne chère, et par especial l'oste, et buvoient souvent, et d'autant l'un à l'autre. Et disoit l'oste à son beau filz: «Jehan, mon amy, je vous pry que vous buvez à vostre mère, et faictes bonne chère.» Et il dit que trèsvoluntiers le feroit. Et ainsi qu'il eut beu à sa mère, la chambrière, qui servoit, survint à la table. A ce cop et lors la damoiselle l'appella et luy dist: «Venez çà, ma doulce compaigne, buvez à moy et je vous plegeray.—Compaigne dya, dit nostre amoureux, et dont vient maintenant celle grand amour? Que male paix y puist mettre Dieu, veezcy grand nouvelleté!—Voire vraiement, c'est ma compaigne certaine et loyale; en avez vous si grand merveille?—Ha dya, Jehanne, gardez que vous dictes; jà penser pourroit on quelque chose entre elle et moy.—Et pourquoy ne feroit? dist elle. Ne vous y ay je point ennuyt trouvé couché en son lit et dormant braz à braz?—Couché! dit il.—Voire, vraiement, dit elle.—Et par ma foy, beaulx seigneurs, il n'en est rien, et ne le fait que pour me faire despit, et à la pouvre fille blasme; car oncques ne m'y trouva.—Non dya? fist elle; vous l'orrez dire tantost et le vous feray dire par tous ceulx de céens.» Adonc appella ses enfans et les varletz qui estoient devant la table, et leur demanda s'ilz avoient point veu leur père couché avec la chambrière, et ilz dirent que oy. Et leur père respondit: «Vous mentez, mauvais garçons, vostre mère le vous fait dire.—Sauf vostre grâce, père, nous vous y vismes couché; aussi firent nos varletz.—Qu'en dictes vous? dit la damoiselle.—Vrayement il est vray, dirent ilz.» Et lors il y eut grand risée de ceux qui là estoient, et le menèrent terriblement aux abaiz, car la damoiselle leur compta comment il s'estoit fait malade et toute la manière de faire, ainsi qu'elle avoit esté, et comment, pour le festoyer, elle avoit fait appareiller le disner et prier ses amys, qui de plus en plus renforcèrent la chose, dont il fut si honteux que à peine savoit il tenir manière, et ne se sceut aultrement sauver que de dire: «Or avant, puis que chacun est contre moy, il fault bien que je me taise et que j'accorde tout ce qu'on veult, car je ne puis tout seul contre vous tous.» Après, commanda que la table fut ostée, et incontinent graces rendues, appella son beau fils et luy dist: «Jehan, mon amy, je vous prie que si les aultres m'accusent de cecy, que m'excusez en gardant mon honneur, et allez veoir à ceste pouvre fille qu'on luy doit, et la paiez si largement qu'elle n'ayt cause de soy plaindre, puis la faictes partir; car je sçay bien que vostre mère ne la souffrera plus demourer céens.» Le beau filz alla faire ce qui luy estoit commandé, et puis retourna aux compaignons qu'il avoit amenez, lesquelz il trouva parlans à sa mère, et la remercyoient de ses biens, puis prindrent congié et s'en allèrent. Et les aultres demourèrent à l'ostel; et fait à supposer que depuis en eurent maintes devises ensemble. Et le gentil amoureux ne beut point tout l'amer de son vaisseau à ce disner; et à ce propos peut on dire de chiens, d'oiseaux, d'armes, d'amours: Pour ung plaisir mille doleurs. Et pour ce nul ne s'i doit bouter s'il n'en veult à la foiz gouster. Et ainsi doncques, comment qu'il en advenist, acheva le gentil compaignon sa queste en ceste partie, par la manière que dit est.


LA LXe NOUVELLE.
PAR PONCELET.

N 'a pas guères qu'en la ville de Malines avoit trois damoiselles, femmes de trois bourgois de la ville, riches, puissans et bien aisiez, lesquelles furent amoureuses de trois frères mineurs; et pour plus celéement et couvertement leur fait conduire, soubz umbre de dévocion se levoient chacun jour une heure ou deux devant le jour, et quand il leur sembloit heure d'aller veoir leurs amoureux, elles disoient à leurs mariz qu'elles alloient à matines et à la première messe. Et par le grand plaisir qu'elles y prenoient, et les religieux aussi, souvent advenoit que le jour les sourprenoit si largement qu'elles ne savoient comment saillir de l'ostel que les aultres religieux ne s'en apperceussent. Pourquoy, doubtans les grans perilz et inconveniens qui en povoient sourdre, fut prinse conclusion par eulz tous ensemble que chacune d'elles aroit habit de religieux, et feroient faire grands corones sur leurs testes, comme s'elles estoient du convent de léens; tant que finalement à ung certain jour qu'elles y retournèrent après, tantdiz que leurs mariz guères n'y pensoient, elles venues ès chambres de leurs amys, ung barbier secret fut mandé, c'est asavoir ung des frères de léens, qui fist aux damoiselles à chacune une corone sur la teste. Et quand vint au departir, elles vestirent leurs habiz qu'on leur avoit appareilliez, et en cest estat s'en retournèrent devers leurs hostelz et s'en allèrent devestir, et mettre jus leurs habiz de devocion sus certaines matrones affaictées, et puis retournèrent emprès leurs mariz. Et en ce point continuèrent grand temps sans ce que personne s'en apperceust. Et pource que dommage eust esté que telle devocion et traveil n'eust esté congneu, fortune promist et voult que à certain jour que l'une de ces bourgoises s'estoit mise au chemin pour aller au lieu accoustumé, l'embusche fut descouverte, et de fait fut prinse à tout l'abit dissimulé par son mary, qui l'avoit poursuye, et luy dist: «Beau frère, vous soiez le trèsbien trouvé! je vous pry que retournez à l'ostel, car j'ay bien à parler à vous de conseil.» Et en cest estat la remena, dont elle ne fist jà feste. Or advint, quand ilz furent à l'ostel, le mary commença à dire en manière de farse: «Très doulce compaigne, dictes vous, par vostre foy, que la vraye devocion dont tout ce temps d'yver avez esté esprise vous fait endosser l'abit de saint Françoys, et porter coronne semblable aux bons frères? Dictes moy, je vous requier, qui a esté vostre recteur, ou, par saint François, vous l'amenderez.» Et fist semblant de tirer sa dague. Adoncques la pouvrette se jecta à genoux et s'escrya à haulte voix, disant: «Hélas! mon mary, je vous cry mercy, aiez pitié de moy, car j'ay esté seduicte par mauvaise compaignie. Je sçay bien que je suis morte, si vous voulez, et que je n'ay pas fait comme je deusse; mais je ne suis pas seule deceue en celle manière, et si vous me voulez promettre que ne me ferez rien, je vous diray tout.» Adonc son mary s'i accorda. Et adonc elle luy dit comment pluseurs foiz elle estoit allé au dit monastère avec deux de ses compaignes, desquelles deux des religieux s'estoient enamourez; et en les compaignans aucunesfoiz à faire collacion en leurs chambres, le tiers fut d'elle esprins d'amours, en luy faisant tant d'humbles et doulces requestes, qu'elle ne s'en estoit sceu excuser; et mesmement par l'instigacion et enortement de ses dictes compaignes, disans qu'elles aroient bon temps ensemble, et si n'en saroit-on rien. Lors demanda le mary qui estoient ses compaignes; et elle les nomma. Adonc sceut-il qui estoient leurs mariz, et dit le compte qu'ilz buvoient souvent ensemble; puis demanda qui estoit le barbier, et elle luy dit, et les noms des trois religieux. Le bon mary, consyderant ces choses, avecques les doloreuses ammiracions et piteux regretz de sa femmelette, dit: «Or garde bien que tu ne dyes à personne que je sache parler de ceste matère, et je te promectz que je ne te feray jà mal.» La bonne damoiselle luy promist que tout à son plaisir elle feroit. Et incontinent se part et alla prier au lendemain au disner les deux mariz et les deux damoiselles, les trois cordeliers et le barbier, et ilz promisrent d'y venir. Lesquelz venuz, et eulx assis à table, firent bonne chère sans penser à leur male adventure. Et après que les tables furent ostées, pour conclure de l'escot, firent pluseurs manières de faire mises avant joyeusement sur quoy l'escot seroit prins et soustenu; ce toutesfoiz qu'ilz ne sceurent trouver, n'estre d'accord, tant que l'oste dist: «Puisque nous ne savons trouver moien de payer nostre escot par ce qui est mis en termes, je vous diray que nous ferons: nous le ferons paier à ceulx de la compaignie qui la plus grande coronne portent sur la teste, reservez ces bons religieux, car ilz ne paieront rien à présent.» A quoy ilz s'accordèrent tous, et furent contens qu'ainsi en fust, et le barbier en fut le juge. Et quand tous les hommes eurent monstré leurs coronnes, l'oste dist qu'il falloit veoir si leurs femmes en avoient nulles. Si ne fault pas demander s'il en y eut en la compaignie qui eurent leurs cueurs estrains. Et sans plus attendre, l'oste print sa femme par la teste et la descouvrit. Et quand il vit ceste coronne, il fist une grand admiracion, faindant que rien n'en sceust, et dist: «Il fault veoir les aultres s'elles sont coronnées aussi.» Adonc leurs mariz les firent deffubler, qui pareillement furent trouvées coronnées comme la première, de quoy ilz ne firent jà trop grand feste, nonobstant qu'ilz en feissent grandes risées, et tout en manière de jouyeuseté dirent que l'escot estoit gaigné, et que leurs femmes le devoient. Mais il failloit savoir à quel propos ces coronnes avoient esté enchargées, et l'oste, qui estoit assez joyeux du mistère et de leur adventure, leur compta tout le demené de la chose, sur telle protestacion qu'ilz le pardonneroient à leurs femmes pour ceste foiz, parmy la penitence que les bons religieux en porteroient en leur presence; laquelle chose les deux mariz accordèrent. Et incontinent l'oste fist saillir quatre ou cinq roiddes galans hors d'une chambre, tous advertiz de leur fait, et prindrent beaulx moynes, et leur donnèrent tant des biens de léens qu'ilz en peurent entasser sus leurs dos, et puis les boutèrent hors de l'ostel; et les aultres demourèrent illec encores une espace, en laquelle ne fault doubter qu'il n'y eust pluseurs devises qui longues seroient à racompter: si m'en passe pour cause de brefté.


LA LXIe NOUVELLE.
PAR PONCELET.

U ng jour advint que en une bonne ville de Haynaut avoit ung bon marchant maryé à une vaillant femme, lequel trèssouvent alloit en marchandise, qui estoit par adventure occasion à sa femme qu'elle amoit aultre que luy, en laquelle chose elle continua assez longuement. Néantmains toutesfoiz l'embusche fut descouverte par ung sien voisin qui parent estoit au mary, et demouroit à l'opposite de l'ostel du dit marchant, dont il vit et apperceut souvent le galant entrer de nuyt, et saillir hors de l'ostel au marchant. Laquelle chose venue à la cognoissance de celuy à qui le dommage se faisoit, par l'advertissement du voisin, fut moult desplaisant; et, en remerciant son parent et voisin, dit que brefvement y pourvoiroit, et qu'il se bouteroit du soir en sa maison, pour mieulx veoir qui yroit et viendroit en son hostel. Et finalement faindit d'aller dehors et dist à sa femme et à ses gens qu'il ne savoit quand il reviendroit; et luy, party au plus matin, ne demoura que jusques à la vesprée, qu'il bouta son cheval quelque part, et s'en vint couvertement sus son cousin, et là regarda par une petite treille, attendant s'il verroit ce que guères ne lui plairoit. Et tant attendit que environ neuf heures de nuyt, le galand, à qui la damoiselle avoit fait savoir que son mary estoit hors, passa ung tour ou deux par devant l'ostel de la belle et regarda à l'huys pour veoir s'il y pourroit entrer; mais encores le trouva il fermé. Se pensa bien qu'il n'estoit pas heure, pour les doubtes; et ainsi qu'il varioit là entour, le bon marchant, qui pensoit bien que c'estoit son homme, descendit et vint à l'huys et dist: «Mon amy, nostre damoiselle vous a bien oy, et pource qu'il est encores temps assez, et qu'elle a doubte que nostre maistre ne retourne, elle m'a requis que je vous mette dedens, s'il vous plaist.» Le compaignon, cuidant que ce fust le varlet, s'adventura et entra léens avecques luy, et tout doulcement l'huys fut ouvert, et le mena tout derrière en une chambre, où il avoit une moult grand huche, laquelle il defferma et le fist entrer ens, que si le marchand revenoit, qu'il ne le trouvast pas, et que sa maistresse le viendroit assez tost mettre hors et parler à luy. Et tout ce souffrit le gentil galant pour mieulx avoir, et aussi pour tant qu'il pensoit que l'autre dist verité. Et incontinent se partit le marchand le plus celéement qu'il peut, et s'en alla à son cousin et à sa femme et leur dist: «Je vous promectz que le rat est prins; mais il nous fault adviser qu'il en est de faire.» Et lors son cousin, et par especial sa femme, qui n'aimoit point l'autre, furent bien joyeulx de la venue, et dirent qu'il seroit bon qu'on le montrast aux parens de la femme, affin qu'ils cognoissent son gouvernement. Et celle conclusion prinse, le marchand alla à l'ostel du père et de la mère de sa femme et leur dist que si jamais ilz vouloient veoir leur fille en vie qu'ilz venissent hastivement en son logis. Tantost saillirent sus, et tantdiz qu'ilz s'appoinctoient, il alla pareillement querir deux des frères et des seurs d'elle, et leur dist comme il avoit fait au père et à la mère. Et puis les mena tous en la maison de son cousin, et illec leur compta toute la chose ainsi qu'elle estoit, et la prinse du rat. Or convient il savoir comment le gentil galant, pendant ce temps, se gouverna en celle huche, de laquelle il fut gaillardement delivré, attendu l'adventure; et la damoiselle, qui se donnoit grands merveilles se son amy ne viendroit point, alloit devant et derrière pour veoir s'elle en orroit point de nouvelle. Et ne tarda guères que le gentil compaignon, qui oyt bien que l'en passoit assez près de luy, et si le laissoit on là, print à hurter du poing à sa huche tant que la damoiselle l'oyt qui en fut moult espoentée. Neantmains demanda elle qui c'estoit, et le compaignon luy respondit: «Helas! trèsdoulce damoiselle, ce suis je qui me meurs icy de chault et de doute, et qui me donne grand merveille de ce que m'y avez fait bouter, et si n'y allez ne venez.» Qui fort lors fut esmerveillée, ce fut elle, et dist: «Ha! vierge Marie! et pensez vous, mon amy, que je vous y aye fait mectre?—Par ma foy, dit il, je ne scay, au mains est venu vostre varlet à moy, et m'a dit que luy aviez requis qu'il me mist en l'ostel, et que j'entrasse en ceste huche, affin que vostre mary ne me trouvast, si d'adventure il retournoit pour ceste nuyt.—Ha! dit elle, sur ma vie! ce a esté mon mary. A ce coup suis je une femme perdue, et est tout nostre fait sceu et descouvert.—Savez vous qu'il y a? dit-il. Il convient que l'on me mette dehors, ou je rompray tout, car je n'en puis plus endurer.—Par ma foy! dit la damoiselle, je n'en ay point la clef, et si vous le rompez je suis deffaicte, et dira mon mary que je l'aray fait pour vous sauver.» Finalement la damoiselle chercha tant qu'elle trouva des vieilles clefs entre lesquelles en y eut une qui delivra le pouvre prisonnier. Et quand il fut hors il troussa sa dame, et luy monstra le courroux qu'il avoit sur elle, laquelle le print paciemment. Et à tant se voult partir le gentil amoureux; mais la damoiselle le print et accola, et luy dist que s'il s'en aloit ainsi, elle estoit aussi bien deshonorée que s'il eust rompu la huche: «Qu'est-il donc de faire? dist le galant.—Si nous ne mettons quelque chose dedans et que mon mary le treuve, je ne me pourray excuser que je ne vous aye mis hors.—Et quelle chose y mettra l'on? dit le galant, affin que je parte, car il est heure.—Nous avons, dit-elle, en cest estable ung asne que nous y mettrons, si vous me voulez aider.—Oy, par ma foy, dit il.» Adonc fut cest asne jecté en la huche, et puis la refermèrent, et le galant print congé d'un doulx baiser et se partit en ce point par une yssue de derrière, et la damoiselle s'en alla prestement coucher. Et après ne demoura guères que le mary, qui, tantdiz que ces choses se faisoient, assembla ses gens et les amena à l'ostel de son cousin, comme dit est, où il leur compta tout l'estat de ce qu'on lui avoit dit, et aussi comment il avoit prins le galant à ses barres. «Et à celle fin, dit il, que vous ne disiez que je veille imposer à vostre fille blasme sans cause, je vous monstreray à l'œil et au doy le ribauld qui ce deshonneur nous a fait; et prie, avant qu'il saille hors, qu'il soit tué.» Adonc chacun dit que si seroit il. «Et aussi, dit le marchant, je vous rendray vostre fille pour telle qu'elle est.» Et de là se partent les aultres avecques luy, qui estoient moult dolens des nouvelles, et avoient torches et flambeaulx pour mieulx choisir par tout, et que rien ne leur peust eschapper. Et hurtèrent à l'huys si rudement que la damoiselle y vint premier avant que nul de léens s'esveillast, et leur ouvrit l'huys. Et quand ilz furent entrez, elle ledangea son mary, son père, sa mère et les aultres, en monstrant qu'elle estoit bien esmerveillée quelle chose à celle heure les amenoit. Et à ces motz son mary hausse et luy donne belle buffe, et luy dit: «Tu le sceras tantost, faulse telle et quelle que tu es.—Ha! regardez que vous dictes; amenez vous pour ce mon père et ma mère ici?—Oy, dist la mère, faulse garse que tu es, on te monstrera ton loudier prestement.» Et lors ses seurs dirent: «Et par Dieu, seur, vous n'estes pas venue de lieu pour vous gouverner ainsi.—Mes seurs, dit elle, par tous les sains de Romme, je n'ay rien fait que une femme de bien ne doyve et puisse faire, ne je ne doubte point qu'on doye le contraire monstrer sur moy.—Tu as menty, dit son mary, je le monstraray tout incontinent, et sera le ribauld tué en ta presence. Sus tost, ouvre moy ceste huche.—Moy! dit elle; et en verité je croy que vous resvez, ou que vous estes hors du sens; car vous savez bien que je n'en portay oncques la clef, mais pend à vostre cincture avecques les vostres dès le temps que vous y mettiez voz estres. Et pourtant, si vous la voulez ouvrir, ouvrez la. Mais je prie à Dieu que ainsi vrayement qu'oncques je n'euz compaignie avecques celuy qui est là dedens enclos, qu'il m'en delivre à joye et à honneur, et que la mauvaise envye qu'on a sur moy puisse icy estre averée et demonstrée; et aussi sera elle, comme j'ay bon espoir.—Je croy, dit le mary, qui la veoit à genoux, plorant et gemissant, qu'elle scet bien faire la chate moillée, et, qui la vouldroit croire, elle sceroit bien abuser gens; et ne doubtez, je me suis pieçà perceu de la traynée. Or sus, je vois ouvrir la huche; si vous prie, messeigneurs, que chacun tienne la main à ce ribauld, qu'il ne nous eschappe, car il est fort et roidde.—N'ayez paour, dirent ilz tous ensemble, nous en scerons bien faire.» Adonc tirent leurs espées et prindrent leurs mailletz pour assommer le pouvre amoureux, et luy dirent: «Or, te confesse là, car jamais n'aras prestre de plus près.» La mère et les seurs, qui ne vouloient point veoir celle occision, se tirèrent d'une part; et, ainsi que le bon homme eut ouvert la huche, et que cest asne veist la lumière, il commença à recaner si hideusement qu'il n'y eut là si hardy qui ne perdist sens et memoire. Et quand ilz virent que c'estoit ung asne, et qu'il les avoit ainsi abusez, ilz se vouldrent prendre au marchant, et luy dirent autant de honte qu'oncques saint Pierre eut d'honneurs, et mesmes les femmes luy vouloient courre sus. Et de fait, s'il ne s'en fust fuy, les frères de la damoiselle l'eussent là tué, pour le grand blasme et deshonneur qu'il luy avoit fait et voulu faire. Et finalement en eut tant à faire qu'il convint que la paix et traictié en fussent refaiz par les notables de la ville, et en furent les accuseurs tousjours en indignacion du marchant. Et dit le compte que à celle paix faire y eut grand difficulté et pluseurs protestacions des amys de la damoiselle, et d'aultre part pluseurs promesses bien estroictes du marchant, qui depuis bien et gracieusement s'i gouverna, et ne fut oncques homme meilleur à femme qu'il fut toute sa vie; et ainsi usèrent leurs jours ensemble.


LA LXIIe NOUVELLE.
PAR MONSEIGNEUR DE QUEVRAIN.

E nviron le mois de juillet, alors que certaines convencions et assemblée se tenoit entre la ville de Calais et Gravelinghes, assez près du chastel d'Oye, à laquelle assemblée estoient pluseurs princes et grands seigneurs, tant de la partie de France comme d'Angleterre, pour adviser et traictier de la rençon de monseigneur d'Orléans, estant lors prisonnier du roy d'Angleterre; entre lesquels de la dicte partie d'Angleterre estoit le cardinal de Viscestre, qui à ladicte convencion estoit venu en grand et noble estat, tant de chevaliers, escuiers, que d'autres gens d'église. Et entre les autres nobles hommes avoit ung qui se nommoit Jehan Stocton, escuier trenchant, et Thomas Brampton, eschanson du dit cardinal, lesquels Jehan et Thomas Brampton se entreaymoient autant ou plus que pourroient faire deux frères germains ensemble; car de vestures, harnois et habillemens estoient tousjours d'une façon au plus près que ilz pouvoient; et la plus part du temps ne faisoient que ung lict et une chambre, et oncques n'avoit on veu que entr'eulx deux que aucunement y eut quelque courroux, noise ou maltalent. Et quand le dit cardinal fut arrivé au dit lieu de Calais, on bailla pour le logis des ditz nobles hommes l'hostel de Richard Fery, qui est le plus grand hostel de la dicte ville de Calais; et ont de coustume les grands seigneurs, quand ilz arrivent au dit lieu passans et revenans, d'y logier. Le dit Richard estoit marié, et estoit sa femme de la nacion du pays de Hollande, qui estoit belle, gracieuse, et bien luy advenoit à recevoir gens. Et durant la dite convencion, à laquelle on fut bien l'espace de deux mois, iceulx Jehan Stocton et Thomas Brampton, qui estoient si comme en l'aage de xxvij à xxviij ans, ayans leur couleur de cramoisy vive, et en point de faire armes par nuyt et par jour; durant lequel temps, nonobstant les privautez et amitiez qui estoit entre ces deux seconds et compaignons d'armes, le dit Jehan Stocton, au deceu du dit Thomas, trouva manière d'avoir entrée et faire le gracieulx envers leur dite hostesse, et y continuoit souvent en devises et semblables gracieusetiez que on a de coustume de faire en la queste d'amours; et en la fin s'enhardit de demander à sa dicte hostesse la courtoisie, c'est asavoir, qu'il peust estre son amy et elle sa dame par amours. A quoy, comme faindant d'estre esbahie de telle requeste, lui respondit tout froidement que luy ne aultre elle ne haioit, ne ne vouldroit hayr, et qu'elle amoit chacun par bien et par honneur. Mais il povoit sembler à la manière de sa dicte requeste, qu'elle ne pourroit ycelle accomplir que ce ne fut grandement à son deshonneur et scandale, et mesmement de sa vie, et que pour chose du monde à ce ne vouldroit consentir. Adonc le dit Jehan respliqua, disant qu'elle lui povoit trèsbien accorder: car il estoit celuy qui luy vouloit garder son honneur jusqu'à la mort, et ameroit mieulx estre pery et en l'autre siècle tourmenté que par sa coulpe elle eust deshonneur; et qu'elle ne doubta en rien que de sa part son honneur ne fut gardé, luy suppliant de rechef que sa requeste luy voulsist accorder, et à tousjours mais se reputeroit son serviteur et loyal amy. Et à ce elle respondit, faisant manière de trembler, disant que de bonne foy il luy faisoit mouvoir le sang du corps, de crainte et de paour qu'elle avoit de luy accorder sa requeste. Lors s'approucha d'elle, et luy requist ung baiser, dont les dames et damoiselles du dit pays d'Angleterre sont assés liberales de l'accorder; et en la baisant luy pria doulcement qu'elle ne fut paoureuse et que de ce qui seroit entre eulx deux jamais nouvelle n'en seroit à personne vivant. Lors elle lui dist: «Je voys bien que je ne puis de vous eschapper que je ne face ce que vous voulez; et puis qu'il fault que je face quelque chose pour vous, sauf toutesfoiz tousjours mon bon honneur, vous savez l'ordonnance qui est faicte de par les seigneurs estans en ceste ville de Calais, comment il convient que chacun chief d'hostel face une foys la sepmaine, en personne, le guet par nuyt, sur la muraille de la dicte ville. Et pour ce que les seigneurs et nobles hommes de monseigneur le cardinal, vostre maistre, sont céens logez en grand nombre, mon mary a tant fait par le moien d'aucuns ses amis envers mon dit seigneur le cardinal, qu'il ne fera qu'ung demy guet, et entens qu'il le doit faire jeudy prochain, depuis la cloche du temps au soir jusques à la mynuyt; et pour ce, tantdiz que mon dit mary sera au guet, si vous me voulez dire aucunes choses, les orray trèsvoluntiers, et me trouverez en ma chambre, avecques ma chambrière», la quelle estoit en grand vouloir de conduire et acomplir les voluntés et plaisirs de sa maistresse. Lequel Jehan Stocton fut de ceste response moult joyeux, et en remerciant sa dicte hostesse luy dit que point n'y aroit de faulte que au dit jour il ne venist comme elle luy avoit dit. Or se faisoient ces devises le lundy precedent après disner, mais il ne fait pas à oublier de dire comment le dit Thomas Brampton avoit ou desceu de son dit compaignon Jehan Stocton fait pareilles diligences et requestes à leur dicte hostesse, laquelle ne luy avoit oncques voulu quelque chose accorder, fors luy bailler l'une foiz espoir, et l'autre doubte, en luy disant et remonstrant qu'il pensoit trop peu à l'honneur d'elle, car s'elle faisoit ce qu'il requeroit, elle savoit de vray que son mary et ses parens et amys luy osteroient la vie du corps. Et ad ce respondit le dit Thomas: «Ma trèsdoulce damoiselle et hostesse, pensez que je suis noble homme, et pour chose qui me peust advenir ne vouldroye faire chose qui tournast à vostre deshonneur ne blasme; car ce ne seroit point usé de noblesse. Mais creez fermement que vostre honneur vouldroye garder comme le mien; et ameroye mieulx à morir qu'il en fust nouvelles, et n'ay amy ne personne en ce monde, tant soit mon privé, à qui je vouldroye en nulle manière descouvrir nostre fait.» Laquelle, voyant la singulière affection et desir du dit Thomas, luy dit le mercredy ensuyvant que le dit Jehan avoit eu la gracieuse response cy dessus de leur dicte hostesse, que, puis qu'el le véoit en si grand volunté de luy faire service en tout bien et en tout honneur, qu'elle n'estoit point si ingrate qu'elle ne le vousist recognoistre. Et lors luy alla dire comment il convenoit que son mary, lendemain au soir, allast au guet comme les aultres chefz d'ostel de la ville, en entretenant l'ordonnance qui sur ce estoit faicte par la seigneurie estant en la ville; mais, la Dieu mercy, son mary avoit eu de bons amis entour monseigneur le cardinal, car ilz avoient tant fait envers luy qu'il ne feroit que demy guet, c'est assavoir depuis mynuyt jusques au matin seulement, et que si ce pendant il vouloit venir parler à elle, elle orroit voluntiers ses devises; mais pour Dieu qu'il y vint si secrètement qu'elle n'en peust avoir blasme. Et le dit Thomas luy sceut bien respondre que ainsi desiroit il de faire. Et à tant se partit en prenant congié. Et le lendemain, qui fut le dit jour de jeudy, au vespre, après ce que la cloche du guet avoit esté sonnée, le dit Jehan Stocton n'oblya pas à aller à l'heure que sa dicte hostesse luy avoit mise. Et ainsi qu'il vint vers la chambre d'elle, il entra et la trouva toute seulle; laquelle le receut et luy fist trèsbonne chère, car la table y estoit mise. Lequel Jehan requist que avecques elle il peust soupper, affin de eulx mieulx ensemble deviser, ce qu'elle ne luy voult de prime face accorder, disant qu'elle pourroit avoir charge si on le trouvoit avec elle. Mais il luy requis, tant qu'elle le luy accorda; et le soupper fait, qui sembla estre audit Jehan moult long, se joignit avecques sa dicte hostesse; et après ce s'esbatirent ensemble si comme nu à nu. Et avant qu'il entrast en la dicte chambre, il avoit bouté en ung de ses doiz ung aneau d'or garny d'un beau gros dyamant qui bien povoit valoir la somme de trente nobles. Et en eulx devisant ensemble, ledit aneau luy cheut de son doy dedans le lit, sans ce qu'il s'en apperceust. Et quand ilz eurent illec esté ensemble jusques après la xj. heure de la nuyt, la dicte damoiselle luy pria moult doulcement que en gré il voulsist prendre le plaisir qu'elle luy avoit peu faire, et que à tant il fust content de soy habiller et partir de la dicte chambre, affin qu'il n'y fust trouvé de son mary, qu'elle attendoit si tost que la mynuyt seroit sonnée, et qu'il luy voulsist garder son honneur, comme il luy avoit promis. Lequel, ayant doubte que ledit mary ne retournast incontinent, se leva, habilla et partit d'icelle chambre ainsi que xij heures estoient sonnées, sans avoir souvenance de son dit dyamant qu'il avoit laissé ou lit. Et en yssant hors de la dicte chambre et au plus près d'icelle, le dit Jehan Stocton encontra le dit Thomas Brampton, son compaignon, cuidant que ce fust son hoste Richard. Et pareillement le dit Thomas, qui venoit à l'heure que sa dame luy avoit mise, semblablement cuida que le dit Jehan Stocton fust le dit Richard, et attendit ung peu pour savoir quel chemin tiendroit celuy qu'il avoit encontré. Et puis s'en alla et entra en la chambre de la dicte hostesse, qu'il trouva comme entrouverte, laquelle tint manière comme toute esperdue et effrayée, en demandant au dit Thomas, en manière de grand doubte et paour, s'il avoit point encontré son mary qui partoit d'illec pour aller au guet. Lequel luy dist que trop bien avoit encontré ung homme, mais il ne savoit qui il estoit, ou son mary ou aultre, et qu'il avoit ung peu attendu pour veoir quel chemin il tiendroit. Et quand elle eut ce oy, elle print hardiement de le baiser, et luy dist qu'il fust le bien venu. Et assez tost après, sans demander qui l'a perdu ne gaigné, le dit Thomas trousse la damoiselle sur le lit en faisant cela. Et puis après, quand elle vit que c'estoit, à certes se despoillèrent et entrèrent tous deux ou lit, car ilz firent armes en sacrifiant au Dieu d'amours et rompirent pluseurs lances. Mais en faisant les dictes armes il advint au dit Thomas une adventure, car il sentit soubz sa cuisse le dyamant que le dit Jehan Stocton y avoit laissé; et comme non fol ne esbahy, le print et le mist en l'un de ses doiz. Et quand ilz eurent esté ensemble jusques à lendemain de matin, que la cloche du guet estoit prochaine de sonner, à la requeste de la dicte damoiselle il se leva, et en partant s'entreaccolèrent ensemble d'un baisier amoureux. Ne demoura guère que le dit Richart retourna du guet, où il avoit esté toute la nuyt, en son hostel, fort refroidy et eschargé du fardeau de sommeil, qui trouva sa femme qui se levoit; laquelle luy fist faire du feu, et s'en alla coucher et reposer, car il estoit traveillé de la nuyt. Et fait à croire que aussi estoit sa femme: car, pour la doubte qu'elle avoit eue du traveil de son mary, elle avoit bien peu dormy toute la nuyt. Et environ deux jours après toutes ces choses faictes, comme les Anglois ont de coustume après qu'ilz ont oy la messe de aller desjeuner en la taverne, au meilleur vin, lesdictz Jehan et Thomas se trouvèrent en une compaignie d'aultres gentilzhommes et marchans, et allèrent ensemble desjeuner, et se assirent les dictz Stocton et Brampton l'un devant l'autre. Et en mengeant, le dict Jehan regarda sur les mains du dit Thomas, qui avoit en l'ung de ses doiz le dict dyamant. Et quand il l'eut grandement advisé, il luy sembloit vrayement que c'estoit celuy qu'il avoit perdu, ne savoit en quel lieu et quand, et pria au dit Thomas qu'il luy voulsist monstrer le dit dyamant, lequel luy bailla. Et quand il l'eut en sa main, recongneut bien que c'estoit le sien, et demanda au dit Thomas dont il luy venoit, et qu'il estoit sien. A quoy le dit Thomas respondit au contraire que non, et que à luy appartenoit. Et le dit Stocton maintenoit que depuis peu de temps l'avoit perdu, et que, s'il l'avoit trouvé en leur chambre où ilz couchoient, qu'il ne faisoit pas bien de le retenir, attendu l'amour et fraternité qui tousjours avoit esté entre eulx deux; tellement que pluseurs haultes parolles s'en ensuyvirent, et fort se animèrent et courroussèrent l'un contre l'autre. Toutesvoies le dit Thomas vouloit tousjours ravoir le dit dyamant; mais n'en peut finer. Et quand les aultres gentilzhommes et marchans virent la dicte noise, chacun s'employa à l'accordement d'icelle, pour trouver manière de les appaiser; mais rien n'y valoit, car celuy qui perdu avoit le dit dyamant ne le vouloit laisser partir de ses mains, et celuy qui l'avoit trouvé le vouloit ravoir, et tenoit à la belle adventure que l'avoir eu cest eur et avoir joy de l'amour de sa dame; et ainsi estoit la chose difficile à appoincter. Finalement l'un desdictz marchans, voyant que ou demené de la matère on n'y prouffitoit en rien, si dist qu'il luy sembloit qu'il avoit advisé ung aultre expedient, dont les dictz Jehan et Thomas devroient estre contens; mais il n'en diroit mot si les dictes parties ne se soubzmettoient, en peine de dix nobles, que de tenir ce qu'il en diroit; dont chacun de ceulx estans en la dicte compaignie dirent que bien avoit dit le marchant, et incitèrent les dictz Jehan et Thomas de faire la dicte soubzmission, et tant en furent requis qu'ilz s'i accordèrent. Lequel marchant ordonna que le dit dyamant seroit mis en ses mains, puis que tous ceulx qui du dit différent avoient parlé et requis de l'appaiser n'en n'avoient peu estre creuz, et que après ce, que, eulx partiz de l'ostel où ilz estoient, au premier homme, de quelque estat ou condicion qu'il fust, qu'ilz rencontreroient à l'yssue du dit hostel, compteroient toute la manière du dit different et noise estant entre les ditz Jehan et Thomas; et ce qu'il en diroit ou ordonneroit seroit tenu ferme et stable par les dictes deux parties. Ne demoura guères que du dit hostel se partit toute la compaignie, et le premier homme qu'ilz encontrèrent au dehors d'icelluy, ce fut le dit Richard, hoste des dictes deux parties; auquel par le dit marchant fut dit et narré toute la manière du dit différent. Lequel Richard, après ce qu'il eut tout oy et qu'il eut demandé à ceulx qui illec estoient presens si ainsi en estoit allé, et que les dictes parties ne s'estoient voulu laisser appoincter et appaisier par tant de notables personnes, dist par sentence que le dit dyamant luy demourroit comme sien et que l'une ne l'autre des parties ne l'aroit. Et quand le dit Thomas vit qu'il avoit perdu l'adventure de la treuve du dit dyamant, fut bien desplaisant. Et fait à croire que autant estoit le dit Jehan Stocton, qui l'avoit perdu. Et lors requist le dit Thomas à tous ceulx qui estoient en la compaignie, reservé leur dit hoste, qu'ilz voulsissent retourner en l'ostel où ilz avoient desjeuné, et qu'ilz leur donneroit à disner, affin qu'ilz fussent advertiz de la manière et comment le dit diamant estoit venu en ses mains; tous lesquelx luy accordèrent. Et en attendant le disner qui s'appareilloit, leur compta l'entrée et la manière des devises qu'il avoit eu avecques son hostesse, comment et à quelle heure elle luy avoit mis heure pour se trouver avecques elle, tantdiz que son mary seroit au guet, et le lieu où le dyamant avoit esté trouvé. Lors le dit Jehan Stocton, oyant ce, en fut moult esbahy, soy donnant grand merveille; et en soy signant, dist que tout le semblable luy estoit avenu en la propre nuyt, ainsi que cy devant est declaré, et que il tenoit fermement avoir laissé cheoir son dyamant où le dit Thomas l'avoit trouvé, et qu'il luy devoit faire plus mal de l'avoir perdu qu'il ne faisoit au dit Thomas, lequel n'y perdoit rien, car il luy avoit chier cousté. A quoy le dit Thomas respondit qu'il ne le devoit point plaindre si leur hoste l'avoit adjugé estre sien, attendu que leur hostesse en avoit eu beaucop à souffrir, et qu'il avoit eu le pucellaige de la nuytée; et le dit Thomas avoit esté son page et de son esquyrie et allant après luy. Et ces choses contentèrent assez bien le dit Jehan Stocton de la perte de son dyamant, pource que aultre chose n'en pouvoit avoir. Et de ceste adventure tous ceulx qui présens estoient commencèrent à rire et menèrent grand joye. Et après ce qu'ilz eurent disné, chacun retourna où bon lui sembla.


LA LXIIIe NOUVELLE.
PAR M. MONTBLERU.

M ontbleru se trouva, a environ deux ans, à la foyre d'Envers, en la compaignie de monseigneur d'Estampes, qui le deffrayoit, qui est une chose qu'il prend assez bien en gré. Ung jour entre les aultres, d'adventure il rencontra maistre Ymbert de Playne, maistre Roland Pipe, et Jehan Le Tourneur, qui luy firent grand chère. Et pour ce qu'il est plaisant et gracieux, comme chacun scet, ilz desirèrent sa compaignie et luy prièrent de venir loger avec eulx, et qu'ilz feroient la meilleure chère de jamais. Montbleru de prinsault s'excusa sur monseigneur d'Estampes, qui l'avoit là amené, et dist qu'il ne l'oseroit habandonner: «Et la raison y est bonne, car il me deffraye de tout point», dit-il. Néantmains toutesfoiz il fut content d'abandonner monseigneur d'Estampes, ou cas que entre eulx le voulsissent deffrayer; et eulx, qui ne desiroient que sa compaignie, accorderent legierement et de bon cueur ce marchié. Or escoutez comment il les paya. Ces trois bon seigneurs, maistre Ymbert, maistre Roland, et Jehan Le Tourneur, demourerent à Envers plus qu'ilz ne pensoient quand ilz partirent de la court, et soubz esperance de bref retourner, n'avoient apporté chacun qu'une chemise; si devindrent les leurs, leurs couvrechefz et petiz draps, bien sales, et à grand regret leur venoit d'eulx trouver en ce party, car il faisoit bien chault, comme en la saison de Penthecoste. Si les baillèrent à blanchir à la chambrière de leur logis ung samedy au soir, quand ilz se couchèrent, et les devoient avoir blanches au lendemain, à leur lever. Et si eussent ilz, mais Montbleru les en garda bien. Et pour venir au fait, la chambriere, quand vint au matin, qu'elle eut blanchy ces chemises, couvrechefz et petiz draps, les sechez au feu, et ploiez bien et gentement, elle fut appellée de sa maistresse pour aller à la boucherie faire la provision pour le disner. Elle fist ce que sa maistresse luy commenda, et laissa en la cuisine, sur une scabelle, tout ce bagage, chemises, couvrechefz, et petiz draps, esperant à son retour les retrouver; à quoy elle faillit, car Montbleru, quand il peut veoir du jour, se lève de son lit et print une robe longue sur sa chemise, et descendit en bas. Il vint veoir qu'on disoit en la cuisine, où il ne trouva ame, fors seullement ces chemises, couvrechiefz, et petiz draps, qui ne demandoient que marchand. Montbleru congneut tantost que c'estoit sa charge, si y mist la main, et fut en grand effroy où il les pourroit sauver. Une foiz il pensoit de les bouter dedans les chaudières et grands potz de cuyvre qui estoient en la cuisine, aultrefoiz de les bouter en sa manche; bref il les bouta en l'estable de ses chevaulx, bien enfardelées dedans le fain et ung gros monceau de fiens; et cela fait, il s'en revint coucher dont il estoit party d'emprès de Jehan Le Tourneur. Or veezcy la chambriere retournée de la boucherie, qui ne trouve pas ces chemises, qui ne fut pas bien contente, et commence à demander par tout qui en scet nouvelles. Chacun à qui elle en demandoit disoit qu'il n'en savoit rien, et Dieu scet la vie qu'elle menoit. Et veezcy les serviteurs de ces bons seigneurs qui attendent après leurs chemises, qui n'osent monter vers leurs maistres, et enragent tous vifz, si font l'oste et l'ostesse et la chambriere. Quand vint environ neuf heures, ces bons seigneurs appellent leurs gens, mais nul ne vient, tant craindent à dire les nouvelles de ceste perte à leurs maistres. Toutesfoiz en la fin, qu'il estoit entre xj et xij, l'oste vint et les serviteurs; et fut dit à ces bons seigneurs comment leurs chemises estoient desrobées, dont les aucuns perdirent pacience, comme maistre Ymbert et maistre Roland. Mais Jehan Le Tourneur tint assez bonne maniere, et n'en faisoit que rire, et appella Montbleru, qui faisoit la dormeveille, qui savoit et oyoit tout, et luy dist: «Montbleru, véezcy compaignons bien en point: on nous a desrobé noz chemises.—Saincte Marie! que dictes vous? dit Montbleru, contrefaisant l'endormy, véezcy mal venu.» Quand on eut grand pièce tenu parlement de ces chemises perdues, dont Montbleru cognoissoit bien le larron, ces bons seigneurs dirent: «Il est jà tard, nous n'avons encores point oy de messe, et si est Dimanche; et si ne povons bonnement aller sans chemises: qu'est il de faire?—Par ma foy, dist l'oste, je n'y sçay d'aultre remède, que je vous preste chacun une chemise des miennes, telles qu'elles sont; elles ne sont pas pareilles aux vostres, mais elles sont blanches, et si ne povez mieulx faire.» Ilz furent contens de prendre ces chemises de l'oste, qui estoient courtes et estroictes, et de dure et aspre toille, et Dieu scet qu'il les faisoit bon veoir. Ilz furent prestz, Dieu mercy; mais il estoit si tard qu'ilz ne savoient où ilz pourroient oyr messe. Alors dist Montbleru, qui tenoit trop bien manière: «Tant que d'oyr messe, il est meshuy trop tard; mais je sçay une eglise en ceste ville où nous ne fauldrons point de veoir Dieu.—Encores vault il mieulx que rien, dirent ces bons seigneurs. Allons, allons, et nous avançons vistement, c'est trop tardé: car perdre noz chemises, et ne oyr point aujourdhuy de messe, ce seroit mal sur mal; et pourtant il est temps d'aler à l'église, si meshuy nous voulons ouyr la messe.» Montbleru les mena en la grand eglise d'Envers, où il y a ung Dieu sur ung asne. Quand ilz eurent chacun dit une paternostre, ilz dirent à Montbleru: «Où est ce que nous verrons Dieu?—Je le vous monstreray», dit il. Alors il leur monstra ce Dieu sur l'asne, et leur dist: «Véezlà Dieu: vous ne fauldrez jamais à quelque heure de veoir Dieu céens.» Ilz se commencèrent à rire, jasoit ce que la doleur de leurs chemises ne fust pas encores appaisée. Et sur ce point ilz s'en vindrent disner et furent depuis ne sçay quans jours à Envers; et après se despartirent sans avoir leurs chemises, car Montbleru les mist en lieu sauf, et les vendit depuis cinq escuz d'or. Or advint, comme Dieu le voult, que en la bonne sepmaine de quaresme ensuyvant le mercredy, Montbleru se trouva au disner avecques ces trois bons seigneurs dessuz nommez; et entre aultres parolles il leur ramentut leurs chemises qu'ilz avoient perdues à Envers, et dist: «Hélas! le pouvre larron qui vous desroba, il sera bien damné si son meffait ne lui est pardonné de par Dieu, et de par vous; vous ne le vouldriez pas?—Ha! dit maistre Ymbert, par dieu, beau sire, il ne m'en souvenoit plus, je l'ay pieçà oublié.—Au mains, dit Montbleru, vous luy pardonnez, faictes pas?—Saint Jehan, dist il, je ne vouldroye pas qu'il fust damné pour moy.—Et par ma foy, c'est bien dit, dist Montbleru. Et vous, maistre Roland, ne luy pardonnez vous pas aussi?» A grand peine disoit-il le mot; toutesfoiz il dist qu'il luy pardonnoit, mais pour ce qu'il pert à regret, le mot luy coustoit plus à prononcer. «Et vrayement, vous luy pardonnerez aussi, maistre Roland, dist Montbleru; qu'avez vous gaigné d'avoir damné ung pouvre larron pour une meschante chemise et ung couvrechef?—Et je luy pardonne vrayement, dist il lors, et l'en clame quicte, puisqu'ainsi est que aultre chose n'en puis avoir.—Et par ma foy, vous estes bon homme», dist Montbléru. Or vint le tour de Jehan Le Tourneur. Si luy dist Montbleru: «Or ça, Jehan, vous ne ferez pas pis que les aultres, tout est pardonné à ce pouvre larron de chemises, si à vous ne tient.—A moy ne tiendra pas, dit il, je luy ay pieçà pardonné, et luy en baille de rechef absolucion.—On ne pourroit mieulx dire, dit Montbleru, et par ma foy, je vous sçay trèsbon gré de la quictance que vous avez faicte au larron de voz chemises, et en tant qu'il me touche, car je suis le larron mesmes qui vous desrobay voz chemises à Envers; je prens ceste quictance à mon prouffit, et vous en mercye toutesfoiz, car je le doy faire.» Quand Montbleru eut confessé ce larrecin, et qu'il eut trouvé sa quictance par le party qu'avez oy, il ne fault pas demander si maistre Ymbert, maistre Roland et Jehan Le Tourneur furent bien esbahiz, car ilz ne se fussent jamais doubtez qui leur eust fait ceste courtoisie. Et luy fut bien reprouché, voire en esbatant, ce pouvre larrecin. Mais luy, qui scet son entregens, se desarmoit gracieusement de tout ce dont charger le vouloient; et leur disoit bien que c'estoit sa coustume que de gaigner et de prendre ce qu'il trouvoit sans garde, specialement à telles gens qu'ilz estoient. Ilz n'en firent que rire; mais trop bien demandèrent comment il les desroba. Et il leur declara tout au long, et dist aussi qu'il avoit eu de tout ce butin cinq escuz, dont ilz n'eurent ne demandèrent aultre chose.


LA LXIVe NOUVELLE.
PAR MESSIRE MICHAULT DE CHANGY.

I l est bien vray que naguères, en ung lieu de ce pays que je ne puis nommer, et pour cause; mais au fort, qui le scet si s'en taise comme je fays, avoit ung maistre curé qui faisoit raige de confesser ses parrochiennes. De fait, il n'en eschappoit pas une qui ne passast par là, voire des plus jeunes. Au regard des veilles, il n'en tenoit compte. Quand il eut longuement maintenu ceste saincte vie et ce vertueux exercice, et que la renommée en fut espandue par toute la marche et ès terres voisines, il fut puny en la façon que vous orrez, et par l'industrie de l'un de ses parrochiens, à qui toutesfoiz il n'avoit encores rien meffait touchant sa femme. Il estoit ung jour au disner, et faisoit bonne chère en l'ostel de son parrochien que je vous dy. Et comme il estoient ou meilleur endroit de leur disner et qu'ilz faisoient le plus grand het, veezcy leens venir ung homme qui s'appelle Trenchecoille, lequel se mesle de taillier gens, d'arracher dens, et d'un grand tas d'aultres brouilleries; et avoit ne sçay quoy à besoigner à l'oste de léens. L'oste l'encueillit tresbien et le fist seoir, et sans se faire beaucoup prier, il se fourre avecques nostre curé et les aultres; et s'il estoit venu tard, il met peine d'aconsuyvir ceulx qui le mieulx avoient viandé. Ce maistre curé, qui estoit grand farseur et fin homme, commence à prendre la parolle à ce trenchecoille et luy va demander de son mestier et de cent mille choses, et le trenchecoille luy respondoit au propos le mieulx qu'il savoit. A chef de pièce, maistre curé se vire verz l'oste et en l'oreille luy dist: «Voulons nous bien tromper ce trenchecoille?—Oy, je vous en prie, ce dit l'oste; mais en quelle manière le pourrons-nous faire?—Par ma foy, dit le curé, nous le tromperons trop bien, si vous me voulez aider.—Et je ne demande aultre chose, dit l'oste.—Je vous diray que nous ferons, dit le curé: je faindray avoir mal au coillon et marchanderay à lui de le m'oster, et me feray lyer et mettre sur la table tout en point, comme pour le trencher. Et quand il viendra près et il vouldra veoir que c'est pour ouvrer de son mestier, je me leveray et luy monstreray le derrière.—Et que c'est bien dit, dist l'oste, qui à coup pensa ce qu'il vouloit faire; vous ne feistes jamais mieulx; laissez nous faire entre nous aultres, nous vous aiderons bien à parfaire la farce.—Je le veil, dit le curé.» Après ces paroles monseigneur le curé rassaillit nostre trenchecoille d'unes et d'aultres, et en la parfin luy dist, pardieu, qu'il avoit bien mestier d'un tel homme qu'il estoit, et qu'il avoit ung coillon tout pourry et gasté, et vouldroit qu'il luy eust cousté bonne chose, et qu'il eust trouvé homme qui bien luy sceust oster. Et si froidement le disoit que le le trenchecoille cuidoit veritablement qu'il deist voir. Lequel luy respondit: «Monseigneur le curé, je veil bien que vous sachez, sans nul despriser, ne moy vanter de rien, qu'il n'y a homme en ce pays qui mieulx que moi vous sceust aider; et pour l'amour de l'oste de ceens, je vous feray de ma peine telle courtoisie, si vous vous voulez mettre en mes mains, que par droit vous en devrez estre content.—Et vrayment, dit maistre curé, c'est bien dit.» Conclusion, pour abreger, ilz furent d'accort. Et tost après fut la table ostée, et commença maistre trenchecoille à faire ses préparatoires pour besoigner; et d'aultre part le bon curé se mettoit à point pour faire la farse, qui ne lui tourna pas à jeu, et devisoit à l'oste et aux aultres comment il devoit faire. Et tantdis que ces approuches d'un costé et d'aultre se faisoient, l'oste de léens vint au trenchecoille, et luy dist: «Garde bien, quelque chose que ce prestre te dye, quand tu le tiendras pour ouvrer à ses coillons, que tu les lui trenches tous deux rasibus, et n'y fay faulte, si cher que tu as ton corps.—Saint Martin, si feray je, dist le trenchecoille, puis qu'il vous plaist. J'ai ung instrument si prest et si bien trenchant, que je vous feray present de ses genitoires avant qu'il ait loisir de moy rien dire.—Or on verra que tu feras, dist l'oste; si tu faulx, je ne te fauldray pas.» Tout fut prest, et la table apportée, et monseigneur le curé en pourpoint, qui bien contrefaisoit l'adolé, et promectoit bon vin à ce trenchecoille. L'oste aussi et les serviteurs de léens, qui devoient tenir bon curé, qui n'avoient garde de le laisser eschapper. Et affin d'estre plus seur, le lièrent trop bien, et luy disoient que c'estoit pour mieux faire la farce, et quand il vouldroit ilz le laisseroient aller; et il les creut comme fol. Or vint ce vaillant trenchecoille garny à la couverte main de son petit rasoir, et commença à vouloir mettre les mains aux coillons de monseigneur le curé: «A dya! dit monseigneur le curé, faictes à traict et tout beau; tastez les le plus doulcement que vous pourrez, et après je vous diray lequel je veil avoir osté.—Trop bien», dit il: et lors tout souef lève la chemise et prend ses maistres coillons, gros et quarrez, et sans en plus enquerir, subitement les luy trencha tous deux d'un seul cop. Et bon curé de cryer, et de faire la plus male vie que jamais fist homme. «Hola! hola, dist l'oste, pille la pacience, ce qui est fait est fait; laissez-vous adouber.» Alors le trenchecoille le mect à point du surplus qui en tel cas appartient, et part et s'en va, attendant de l'oste il savoit bien quoy. Or ne fault-il pas demander se monseigneur le curé fut bien camus de se veoir ainsi desgarny. Et mectoit sus à l'oste qu'il estoit cause de son meschef; mais Dieu scet qu'il s'en excusoit bien, et disoit que si le trenchecoille ne se fust si tost sauvé, qu'il l'eust mis en tel estat que jamais n'eust fait bien après. «Pensez vous, dit il, qu'il ne me desplaist bien de vostre ennuy, et plus beaucop qu'il est advenu en mon hostel?» Ces nouvelles furent tost vollées par toute la ville; et ne fault pas dire que aucunes damoiselles n'en furent bien marries d'avoir perduz les instrumens de monseigneur le curé; mais aussi d'aultre part les dolens mariz en furent si joyeulx qu'on ne vous saroit dire n'escripre la dixiesme partie de leur lyesse. Ainsi que vous avez oy fut maistre curé puny, qui tant d'aultres avoit trompez et deceuz; et oncques depuis ne se osa veoir entre gens, mais reclus et plain de melencolie fina bien tost après ses dolens jours.


LA LXVe NOUVELLE.
PAR MONSEIGNEUR LE PRÉVOST DE WASTENNES.

C omme souvent l'on mect en terme pluseurs choses dont en la fin on se repent, et à tard, advint naguères que ung gentil compaignon, demourant en ung village assez près du Mont-Saint-Michel, se devisoit à ung soupper, present sa femme, et aucuns estrangiers et pluseurs de ses voisins, d'un hostellain dudit Mont-Saint-Michel, et disoit, affermoit et juroit sur son honneur, qu'il portoit le plus beau membre, le plus gros et le plus quarré qui fust en toute la marche d'environ; et avecques ce, qui n'empire pas le jeu, il s'en aidoit tellement et si bien que les quatre, les v, les six foiz ne luy coustoient non plus que s'on les prinst en la corne de son chaperon. Tous ceulx de la table oyrent bien voluntiers le bon bruyt qu'on donnoit à cet hostellain du Mont-Saint-Michel, et en parlèrent chacun comme il l'entendoit. Mais qui que y prinst garde, la dame de leens, femme au racompteur de l'ystoire, y presta trèsbien l'oreille, et luy sembla bien que la femme estoit eureuse et bien fortunée qui de tel mary estoit douée. Et pensa dèslors en son cueur que, s'elle povoit trouver honneste voye et subtille, elle se trouvera quelque jour audit Saint-Michel, et à l'ostel de l'homme au gros membre se logeroit; et ne tiendra que à luy qu'elle n'espreuve si le bon bruyt qu'on luy donne est vray. Pour executer ce qu'elle avoit proposé et en son courage deliberé, au chef de vj ou viij jours, elle print congé de son mary, pour aller en pelerinage au Mont-Saint-Michel. Et pour colorer l'occasion de son voyage, elle, comme femmes sçavent bien faire, trouva une bourde toute affaictée. Et son mary ne luy refusa pas le congé, combien qu'il se doubta tantost de ce qui estoit. Au partir, son mary luy dist qu'elle feist son offrande à saint Michel, et qu'elle se logeast à l'ostel dudit hostellain, et qu'elle le recommendast à luy cent mille foiz. Elle promist de tout accomplir, et sur ce prend congé, et s'en va, Dieu scet, desirant beaucop se trouver au lieu de Saint-Michel. Tantost qu'elle fut partie, et bon mary de monter à cheval, et par aultre chemin que sa femme tenoit picque tant qu'il peut au Mont-Saint-Michel, et vint descendre tout secrètement avant que sa femme à l'ostel de l'ostellain dessus dit, lequel trèslyement le receut, et luy fist grand chère. Quand il fut en sa chambre, il dist à l'oste: «Or ça, mon hoste, vous estes mon amy de pieçà, et je suis le vostre; je vous veil dire qui m'amaine en ceste ville maintenant. Il est vray qu'environ v ou vj jours a, nous estions au soupper, en mon hostel, un grant tas de bons compaignons; et comme l'on entre en devises, je commençay à compter comment on disoit en ce pays qu'il n'y avoit homme mieux oustillé de vous»; et au surplus luy dist au plus près qu'il peut toutes les parolles qui alors touchant le propos furent dictes, et comme dessus est touché. «Or est il ainsi, dit il, que ma femme entre les aultres recueillit trèsbien mes parolles, et n'a jamais arresté tant qu'elle ayt trouvé manière de impétrer son congé pour venir en ceste ville. Et par ma foi, je me doubte fort et croy veritablement que sa principale intencion est d'esprouver, s'elle peut, si mes parolles sont vrayes que j'ay dictes touchant vostre gros membre. Elle sera tantost ceens, je n'en doubte point, car il luy tarde de soy y trouver; si vous prie, quand elle viendra, que la recueillez lyement et luy faictes bonne chère, et luy demandez la courtoisie, et faictes tant qu'elle le vous accorde. Mais toutesfoiz ne me trompez point: gardez bien que vous n'y touchez; prenez terme d'aller vers elle quand elle sera couchée, et je me mettray en vostre lieu, et vous orrez après bonne chose.—Laissez moy faire, par ma foy, dist l'ostellain, et je veil bien et vous promectz que je feray bien mon personnage.—A dya, toutesfoiz, dit l'autre, ne me faictes point de desloyauté; je sçai bien qu'il ne tiendra pas à elle que ne le facez.—Par ma foy, dist l'ostellain, je vous asseure que je n'y toucheray»; et non fist il. Il ne demoura guères que vecy venir nostre gouge et sa chamberière, bien lassées, Dieu le scet. Et bon hoste de saillir avant, et de recevoir la compaignie comme il luy estoit enjoinct, et qu'il avoit promis. Il fist mener madamoiselle en une trèsbelle chambre, et luy faire du bon feu et apporter tout du meilleur vin de leens, et alla querir de belles cerises toutes fresches, et vint bancqueter avec elle, en attendant le soupper. Il commence de faire ses approuches quand il vit son point; mais Dieu scet comment on le gecta loing de prinsault. En la parfin toutesfoiz, pour abreger, marché fut fait qu'il viendroit coucher avec elle environ la mynuyt tout secrètement. Et ce contract accordé, il s'en vint devers le mary de la gouge et luy compta le cas, lequel à l'heure prinse entre elle et l'ostellain, il se vint bouter en son lieu et besongna le mieulx qu'il peult, et se leva devant le jour, et se vint remettre en son lit. Quand le jour fut venu, nostre gouge, toute melencolieuse, pensive et despiteuse, car point n'avoit trouvé ce qu'elle cuidoit, appella sa chambrière, et se levèrent, et le plus hastivement qu'elles peurent s'abillèrent, et voulrent paier l'oste et leur escot; mais l'oste dist qu'il ne prendroit rien d'elle. Et sur ce, adieu, et se part madamoiselle, sans aller ne oyr messe ne veoir saint Michel, ne desjeuner aussi; et sans ung seul mot dire, s'en vint en sa maison. Mais il vous fault savoir que son mary y estoit desjà, qui luy demanda qu'on disoit de bon à saint Michel. Elle, tant marrye qu'on ne pourroit plus, à peine s'elle daignoit respondre. «Et quelle chère, dit le mary, vous a fait vostre hoste! Par Dieu, il est bon compaignon.—Bon compaignon! dit-elle; il n'y a rien d'oultrage: je ne m'en saroie louer que tout à point.—Non, dame, dist il; et par saint Jehan, je pensoye que pour l'amour de moy il vous eust deu festoyer et faire bonne chère.—Il ne me chault, dist-elle, de sa chère: je ne vois pas en pelerinage pour la bonne chère de luy ne d'aultre; je ne pense qu'à ma devocion.—Devocion! dame, dit il, nostre Dame, vous y avez failly; je sçay trop bien pourquoy vous estes tant raffroignée, et que le cueur avez tant enflé. Vous n'avez pas trouvé ce que vous cuidiez; il y a bien à dire une once, largement. Dya, dya, madame, j'ay bien sceu la cause de vostre pelerinage: vous cuidiez taster et esprouver le grand brichouart de nostre hoste de saint Michel; mais, par saint Jehan, je vous en ay bien gardée, et garderay, si je puis. Et affin que vous ne pensiez pas que je vous mentisse quand je vous disoye qu'il l'avoit si grand, par Dieu, je n'ay dit chose qui ne soit vraye; mais il n'est jà mestier que vous en sachez plus avant que par oyr dire, combien que, s'il vous eust voulu croire, et je n'y eusse contredit, vous aviez bonne devocion d'essayer sa puissance. Regardez comment je sçay les choses. Et pour vous mettre hors de suspection, sachez de voir que je vins ennuyt à l'heure que luy aviez mise, et ay tenu son lieu; si prenez en gré ce que j'ay sceu faire, et vous passez doresenavant de ce que vous avez. Pour ceste foiz il vous est pardonné, mais de recheoir gardez vous en, pour autant qu'il vous touche.» La damoiselle, toute confuse et esbahie, voyant son tort evident, quand elle peut parler, crya mercy, et promist de non plus faire. Et je tiens que non fist elle de sa teste.


LA LXVIe NOUVELLE.
PAR PHILIPE DE LOAN.

N 'a guères que j'estoie à Saint-Omer avec ung grand tas de gentilz compaignons, tant de céens comme de Bouloigne et d'ailleurs, et après le jeu de paulme nous allasmes soupper en l'ostel d'un tavernier qui est homme de bien et beaucop joyeux; et a une trèsbelle femme, et en grand point, dont il a un trèsbeau filz, environ de l'eage de six à sept ans. Comme nous estions tous assis au soupper, le tavernier, sa femme, et leur filz d'emprès elle, avecques nous, les aucuns commencèrent à deviser, les aultres à chanter, et faisions la plus grand chère de jamais; et nostre hoste, pour l'amour de nous, ne s'i faindoit pas. Or avoit esté sa femme ce jour aux estuves, et son petit filz avecques elle. Si bien s'advisa nostre hoste, pour faire rire la compaignie, qu'il demanderoit à son filz de l'estat et gouvernement de celles qui estoient aux estuves avecques sa mère. Si luy va dire: «Vien çà, mon filz; par ta foy, dy moy laquelle de toutes celles qui estoient aux estuves avecques ta mère avoit le plus beau con et le plus gros.» L'enfant, qui se oyoit questionner devant sa mère, qu'il craindoit comme enfans font de coustume, vers elle regardoit et ne disoit mot. Et le père, qui n'avoit pas aprins de le veoir si muet, luy dist de rechef: «Or me dy, mon filz, qui avoit le plus gros con? dy hardiment.—Je ne sçay, mon père, dit l'enfant, toujours virant le regart vers sa mère.—Et par dieu, tu as menty, ce dist son père; or le me dy, je le veil savoir.—Je n'oseroye, dit l'enfant, pour ma mère; elle me batteroit.—Non fera, non, dit le père, tu n'as garde, je t'asseure.» Et nostre hostesse sa mère, non pensant que son fils deust dire ce qu'il dist, luy dit: «Dy, dy hardiment ce que ton père te demande.—Vous me batteriez, dit il.—Non feray, non.» Et le père, qui vit que son filz eut congé de souldre sa question, luy demanda de rechef: «Or ça, mon filz, par ta foy, as tu bien regardé tous les cons de ces femmes qui estoient aux estuves?—Saint Jehan, oy, mon père.—Et y en avoit il largement? dy, ne mens point.—Je n'en vy oncques tant: ce sembloit une droicte garenne de cons.—Or çà, dy nous maintenant qui avoit le plus bel et le plus gros.—Vrayment, ce dist l'enfant, ma mère avoit tout le plus bel et le plus gros, mais il avoit un si grand nez.—Si grand nez? dit le père: va, va, tu es bon filz.» Et nous commenceasmes tous à rire et à boire d'autant, et parler de cest enfant qui caquetoit si bien. Mais sa mère n'en savoit sa contenance, tant estoit honteuse, pource que son filz avoit parlé du nez; et croy bien depuis il en fut trèsbien torché, car il avoit encusé le secret de l'escole. Nostre hoste fist du bon compaignon; mais il se repentit assez depuis d'avoir fait la question, dont la solucion le fist rougir. C'est tout pour le present.


LA LXVIIe NOUVELLE.
PAR PHILIPE DE LOAN.

O res a trois ans ou environ que une assez bonne adventure advint à ung chaperon fourré de parlement de Paris. Et affin qu'il en soit memoire, j'en fourniray ceste nouvelle, non pas que je veille toutesfoiz dire que tous les chaperons fourrez ne soient bons et veritables; mais car il y eut non pas ung peu de desloyaulté en cestuy cy, mais largement, qui est chose estrange et non accoustumée, comme chacun scet. Or, pour venir au fait, ce chaperon fourré, en lieu de dire ce seigneur de parlement, devint amoureux à Paris de la femme d'un cordoannier qui estoit belle et gente, et enlangagée à l'advenant et selon le terrouer. Ce maistre chaperon fourré fist tant, par moyens d'argent et aultrement, qu'il parla à la belle cordoannière dessoubz sa robe et à part, et s'il avoit d'elle esté bien amoureux avant la joissance, encores en fut il trop plus feru depuis, dont elle se parcevoit et donnoit trèsbien garde, s'en tenoit trop plus fière, et se faisoit acheter. Luy estant en ceste rage, pour mandement, prière, promesse, don, ne requeste qu'il sceust faire, elle s'appensa de non plus comparoir, affin encores de luy rengreger et plus accroistre sa maladie. Et veezcy nostre chaperon fourré qui envoye ses ambaxadeurs devers sa dame la cordoannière; mais c'est pour neant, elle n'y viendroit pour morir. Finalement, pour abreger, affin qu'elle voulsist venir vers luy comme aultresfoiz, il luy promist en la presence de trois ou de iiij qui estoient de son conseil quant à telles besoignes, qu'il la prendroit à femme si son mary terminoit vie par mort. Quand elle eut ceste promesse, elle se laissa ferrer et vint, comme elle souloit, au lever et aux aultres heures qu'elle povoit eschapper, devers le chaperon fourré, qui n'estoit pas mains feru que l'autre jadiz d'amours. Et elle, sentant son mary desjà vieil et ancien, et ayant la promesse desusdicte, se reputoit desjà comme sa femme. Pou de temps après, la mort trèsdesirée de ce cordoannier fut sceue et publiée; et bonne cordoannière se vient bouter de plain sault en l'ostel du chaperon fourré, qui la receut joyeusement, promist aussi de rechef qu'il la prendroit à femme. Or sont maintenant ensemble ces deux bonnes gens, le chaperon fourré et sa dame la cordoannière. Mais, comme souvent chose eue en dangier est trop plus cher tenue que celle qu'on a à bandon, ainsi advint ycy; car nostre chaperon fourré se commença à ennuyer et lasser de la cordoannière, et soy refroider de l'amour d'elle. Et elle le pressoit tousjours de paraccomplir le mariage dont il avoit fait la promesse, mais il luy dist: «M'amye, par ma foy, je ne me puis jamais marier, car je suis homme d'eglise et tiens benefices telz et telz, comme vous savez; la promesse que je vous faiz jadis est nulle, et ce que j'en feis lors estoit pour la grand amour que je vous portoye, esperant aussi par ce moyen vous attraire plus legièrement. «Elle, cuidant qu'il fust lyé à l'eglise, et soy voyant aussi bien maistresse de léens que s'elle fust sa femme espousée, ne parla plus de ce mariage et alla son chemin accoustumé. Mais nostre chaperon fourré fist tant par belles parolles et pluseurs remonstrances, qu'elle fut contente de se partir de luy et espouser ung barbier, leur voisin, auquel il donna iij c. escuz d'or contens; et Dieu scet s'elle partit bien baguée. Or, vous devez savoir que nostre chaperon fourré ne fist pas legièrement ceste despartie ne ce mariage, et n'en fust point venu à bout si n'eust esté qu'il disoit à sa dame qu'il vouloit doresenavant servir Dieu et vivre de ces benefices et soy du tout rendre à l'eglise. Or fist il tout le contraire, quand il se vit desarmé d'elle et allyée au barbier; car il fist secrètement traicter, environ ung an après, pour avoir en mariage la fille d'un notable et riche bourgois de Paris. Et fut la chose faicte et passée, et fut jour prins et assigné pour les nopces; disposa aussi de ses benefices, qui ne sont que à simple tonsure. Ces choses sceues aval Paris et venues à la cognoissance de la cordoannière, maintenant barbière, creez qu'elle fut bien esbahie: «Voire, dist elle, le traistre, m'a il en ce point deceue? il m'a laissée soubz umbre d'aller servir Dieu et m'a baillée à ung aultre. Et par nostre Dame de Clery, la chose ne demourra pas ainsi.» Non fist elle, car elle fist comparoir nostre chaperon fourré devant l'evesque, et illec son procureur remonstra bien et gentement sa cause, disant comment le chaperon fourré avoit promis à la cordoannière, en presence de pluseurs, que si son mary mouroit qu'il la prendroit à femme. Son mari mort, il l'a tousjours tenue jusques environ à ung an qu'il l'a baillée à ung barbier. Pour abreger, les tesmoings ouy, et la chose bien debatue, l'evesque adnichilla et jugea estre nul ledit mariage de ladicte cordoannière au barbier, et enjoindit et commenda au chaperon fourré qu'il la prinst comme sa femme; car elle estoit sienne, et de droit, puisqu'il avoit eu compaignie charnelle avecques elle après la promesse dessus dicte. Ainsi fut nostre chaperon fourré ramené des meures; il faillit d'avoir la belle fille du bourgois, et si perdit ses iij c. escus d'or que le barbier eut, et si luy maintint sa femme plus d'un an. Et s'il estoit bien mal content d'avoir sa cordoannière, le barbier estoit aussi joyeux d'en estre despesché. En la façon qu'avez oy s'est depuis naguères gouverné l'un des chaperons fourré du parlement de Paris.


LA LXVIIIe NOUVELLE.
PAR MESSIRE CHRESTIAN DE DYGOYNE, CHEVALIER.

I l n'est pas chose pou acoustumée ne de nouvel mise sus que femmes ont fait leurs mariz jaloux, voire, par Dieu, et coux aussi. Si advint naguères, en la ville d'Envers, ce propos, que une femme mariée, qui n'estoit pas des plus seures du monde, fut requise d'un tresgentil compaignon de faire la chose que savez. Et elle, comme courtoise et telle qu'elle estoit, ne refusa pas le service qu'on luy presentoit, mais debonnairement se laissa ferrer, et maintint ceste vie assez et longuement. En la parfin, comme fortune voult, qui ennemye et desplaisante estoit de leur bonne chevance, fist tant que le mary trouva la brigade en present meffait, dont en y eut de bien esbahiz. Ne sçay toutesfoiz lequel, ou l'amant, ou l'amye, ou le mary; toutesfoiz, l'amant, à l'aide d'une bonne espée à deux mains dont il estoit saisy, se sauva sans nul mal avoir, et ne fut de ame poursuy. Or demourèrent le mary et la femme; de quoy leurs propos furent, il se peut assez penser. Après toutesfoiz aucunes parolles dictes, et d'un costé et d'aultre, le mary, pensant en soy mesmes, puis qu'elle avoit encommencé à faire la folye, que fort seroit de l'en retirer, et quand plus elle n'en feroit, si estoit tel le cas, que, venu à la cognoissance du monde, il en estoit noté comme deshonnoré; consydera aussi de la batre ou injurier de parolles que c'estoit peine perdue; si s'advisa à chef de pièce qu'il la chassera paistre ensus de luy, et ne sera jamais d'elle ordoyée sa maison au mains qu'il puisse. Si dist à sa femme assez doulcement: «Or cà, je voy bien que vous ne m'estes pas telle que vous deussiez estre par raison; toutesvoies, esperant que jamais ne vous adviendra, de ce qui est fait ne soit il plus parlé; mais devisons d'un aultre. J'ay ung affaire qui me touche beaucop, et à vous aussi; si vous fault engager tous noz joyaulx, et si vous avez quelque minot d'argent à part, il le vous fault mettre avant; car le cas le requiert.—Par ma foy, dit la gouge, je le feray volontiers et de bon cueur; mais que vous me pardonnez vostre maltalent.—N'en parlez plus, dit il, nen plus que moy.» Elle, cuidant estre absolue et avoir remission de tous ses pechez, pour complaire à son mary, après la noise dessus dicte, bailla ce qu'elle avoit d'argent, ses verges, ses tixus, aucunes bourses estoffées bien richement, ung grand tas de couvrechefs bien fins, pluseurs pennes entières et de tresbonne valeur; bref, tout ce qu'elle avoit, et que son mary voulut demander, elle luy bailla pour en faire son bon plaisir. «En dya, dist il, encores n'ay je pas assez.» Quand il eut tout jusques à la robe et la cotte simple qu'elle avoit sur elle, «Il me fault avoir ceste robe, dit il.—Voire, dit-elle, et je n'ay aultre chose à vestir; voulez vous que je voise toute nue?—Force est, dit il, que vous la me baillez, et la cotte simple aussi, et vous avancez; car, soit par amours ou par force, il la me fault avoir.» Elle, voyant que la force n'estoit pas sienne, se desarma de sa robe et de sa cotte simple, et demoura en chemise: «Tenez, dit elle, fays je bien ce qu'il vous plaist?—Vous ne l'avez pas tousjours fait, dit il; si à ceste heure vous m'obeissez, Dieu scet si c'est de bon cueur; mais laissons cela, parlons d'ung aultre. Quand je vous prins à mariage à la male heure, vous ne apportastes guères avecques vous, et encore le tant peu que ce fut, si l'avez vous et forfait et confisqué; il n'est jà mestier que je vous redye vostre gouvernement: vous sçavez mieulx quelle vous estes que nul aultre; et pour telle que vous estes à ceste heure, je vous baille le grand congé et vous dy le grand adieu; veezla l'huys, prenez garin, et si vous faictes que sage, ne vous trouvez jamais devant moy.» La pouvre gouge, plus esbahie que jamais, n'osa plus demourer après ces horribles parolles, après cest horrible ban, ains se partit et s'en vint rendre, ce croy je, à l'ostel de son amy par amours, pour ceste première nuyt, et fist mettre sus beaucop d'ambaxadeurs pour ravoir ses bagues et habillemens de corps; mais ce fut pour neant, car son mary, obstiné et endurcy en son propos, n'en voult oncques oyr parler, et encores mains de la reprendre; si en fut il beaucop pressé, tant des amis de son costé comme de ceulx de la femme; si fut sa bonne femme contrainte de gaigner au mieulx qu'elle peut des aultres habillemens, et en lieu de mary user d'amy, attendant le rappaisement de son dit mary, qui à l'heure de ce compte estoit encores mal content de sa dicte femme, et aucunement ne la vouloit veoir.


LA LXIXe NOUVELLE.
PAR MONSEIGNEUR.

I l n'est pas seullement cogneu de ceulx de la ville de Gand, où le cas que j'ay à vous descripre n'a pas long temps advint, mais de la plus part de ceulx de Flandres, et de vous qui estes cy presens, que à la bataille qui fut entre le roy de Honagrie et monseigneur le duc Jehan, que Dieu absoille, d'une part, et le grand Turc en son pais de Turquie d'aultre, plusieurs chevaliers et escuiers françois, flamens, alemans et picards furent prisonniers, dont les aucuns furent mors et executez, present le dit Turc, les aultres en chartre à perpetuité, les aultres condemnez à estre et faire office d'esclave, du nombre des quelx fut ung gentil chevalier du dit pais de Flandres, nommé messire Clayz Utenhoven. Et par pluseurs ans exercea ledit office, qui ne luy estoit pas petit labeur, mais martire intollerable, attendu les delices où il avoit esté nourry et l'estat dont il estoit. Or devez vous savoir qu'il estoit marié pardeçà à Gand, et avoit espousé une trèsbelle et bonne dame qui de tout son cueur l'amoit et tenoit cher, laquelle prioit Dieu journellement que bref le peust ravoir et reveoir par deçà, si encores il estoit vif; s'il estoit mort, que par sa grâce luy voulsist ses pechez pardonner et le mettre au nombre des glorieux martirs qui pour le reboutement des infidèles et l'exaltacion de sa saincte foy catholicque se sont voluntairement offers et habandonnez à la mort temporelle. Ceste bonne dame, qui riche, belle et bonne estoit, et de grans amys continuellement pressée estoit et assaillye de ces amys qu'elle se voulsist remarier; lesquelx disoient et asseurement affermoyent que son mary estoit mort, et que s'il fust vif il fut retourné comme les aultres; s'il fust aussi prisonnier, on eust eu nouvelle de luy pour faire sa finance. Quelque chose qu'on dist à ceste bonne dame, ne raison qu'on luy sceust amener de apparence en cestuy fait, elle ne vouloit condescendre à ce mariage, et au mieulx qu'elle savoit s'en excusoit. Mais que luy valut ceste excusance, certes pou ou rien; car elle fut ad ce menée de ses parens et amys qu'elle fut contente d'obéir. Mais Dieu scet que ce ne fut pas à pou de regret, et estoient environ neuf ans passez qu'elle estoit privée de la presence de son bon et loyal mary, lequel elle reputoit pieça mort; et si faisoient la plus part, et presque tous ceulx qui le cognoissoient. Mais Dieu, qui ses serviteurs et champions garde et preserve, l'avoit aultrement disposé; car encores vivoit, faisant son ennuyeux office d'esclave. Pour rentrer en matère, ceste bonne dame fut mariée à ung aultre chevalier, et fut environ demi an en sa compaignie, sans aultres nouvelles oyr de son bon mary que les precedentes, c'est asavoir qu'il étoit mort. D'adventure, comme Dieu le voult, ce bon et loyal chevalier messire Clays estant encore en Turquie à l'heure que madame sa femme s'est ailleurs allyée, faisant le beau mestier d'esclave, fist tant par le moien d'aucuns crestians gentilzhommes et marchans qu'il fut delivré, et se mist en leur galée, et s'en retourna par deçà. Et comme il estoit sur son retour, il rencontra et trouva, passant pays, pluseurs de sa congnoissance qui trèsjoyeux furent de sa delivrance: car à la vérité dire il estoit trèsvaillant homme, bien renommé et vertueux. Et tant s'espandit le trèsjoyeux bruit de sa désirée délivrance qu'il parvint en France, en Artoys et en Picardie, où ses vertuz n'estoient pas mains cogneues que en Flandres, dont il estoit natif. Et de ces marches ne tarda guères qu'elles vindrent en Flandres et jusques aux oreilles de sa trèsbelle et bonne dame et espouse, qu fut bien esbahie, et de tous ses sens tant alterée et soupprinse qu'elle ne savoit sa contenance. «Ha! dist elle, à chef de pièce, quand elle sceut parler, mon cœur ne fut oncques d'accord de faire ce que mes parens et amys m'ont à force contrainte de faire. Hélas! et qu'en dira mon trèsloyal seigneur et mary, auquel je n'ay pas gardé loyaulté comme je deusse, mais comme femme fresle, legère et muable de courage, ay baillé part et porcion à aultruy de ce dont il estoit et devoit estre le seul seigneur et maistre? Je ne suis pas celle qui doit ou ose attendre sa presence; je ne suys pas aussi digne qu'il me doye ou veille regarder, ne jamais veoir en sa compaignie.» Et ces paroles dictes, accompaignées de grands larmes, son trèshoneste, trèsvertueux et loyal cueur s'évanuyt, et cheut paulmée. Elle fut prinse et portée sur ung lit, et luy revint le cueur; mais depuis ne fut en puissance d'homme ne de femme de la faire menger ne dormir, ainçois fut trois jours continuelz tousjours plorant, en la plus grand tristesse de cueur que jamais femme fut. Pendant lequel temps elle se confessa et ordonna comme bonne chrestienne, priant mercy à tout le monde, specialement à monseigneur son mary. Et tost après elle mourut, dont ce fut trèsgrand dommage; et n'est point à dire le desplaisir qu'en print mon dit seigneur son mary, quand il en sceut la nouvelle; et à cause de son dueil fut en trèsgrand danger de suyvir par semblable accident sa trèsloyale espouse; mais Dieu, qui l'avoit sauvé d'aultres grands perilz, le preserva de ce dangier.


LA LXXe NOUVELLE.
PAR MONSEIGNEUR.

U n gentil chevalier d'Alemaigne, grand voyageur, aux armes preux, cortois, et de toutes bonnes vertuz largement doué, au retourner d'un loingtain voiage, luy estant en ung sien chasteau, fut requis d'ung son subject demourant en sa ville mesme d'estre parrain de tenir sur fons son enfant, dont la mère s'estoit delivrée droit à la coup du retour du dit chevalier. Laquelle requeste fut au dit bourgois libéralement accordée, et jasoit que le dit chevalier eust en sa vie pluseurs enfans tenuz sur fons, si n'avoit il jamais donné son entente aux sainctes parolles par le prestre proferées ou mistère de ce saint et digne sacrement, comme il fist à ceste heure; et luy semblerent, comme elles sont à la verité, plaines de haulx et divins mistères. Ce baptesme achevé, comme il estoit liberal et courtois, affin d'estre veu de ses hommes, demoura à disner en la ville, sans monter au chasteau, et luy tindrent compaignie le curé, son compère, et aucuns aultres des plus gens de bien, lesquels, après pluseurs devises, montèrent en jeu d'unes et d'aultres matères, tant que monseigneur commença à loer beaucop le digne sacrement de baptesme, et dist hault et cler, oyans tous: «Si je savoye veritablement que à mon baptesme eussent esté pronuncées les dignes et sainctes parolles que j'ay oyes à ceste heure au baptesme de mon nouveau filleul, je ne craindroye en rien le dyable qu'il eust sur moy puissance ne autorité, sinon seulement de moy tempter, et me passeroye de faire le signe de la croix; non pas, affin que bien vous m'entendez, que je ne sache trèsbien que ce signe est suffisant à rebouter le diable; mais ma foy est telle que les paroles dictes au baptesme d'un chascun cristien, s'elles sont telles que aujourd'uy j'ay oyes, sont valables à rebouter tous les dyables d'enfer, s'il en y avoit encores autant.—En verité, respondit alors le curé, monseigneur, je vous asseure, in verbo sacerdotis, que les mesmes paroles qui ont esté dictes aujourd'uy au baptesme de vostre filleul furent dictes et celebrées à vostre baptesme; je le sçay bien, car je mesmes vous baptisay, et en ay aussi fresche memoire comme si ce eust hier esté. Dieu fasse mercy à monseigneur vostre père; il me demanda le lendemain de votre baptesme qu'il me sembloit de son nouveau fils; telz et telz furent vos parrains, et telz et telz y estoient.» Et racompta toute la manière du baptisement, et le fist bien certain que mot avant ne mot arrière n'eut en son baptisement de celuy à son filleul. «Et puisqu'ainsi est, dist alors ce gentil chevalier, je promectz à Dieu mon createur tant honorer de ferme foy le saint sacrement de baptesme que jamais, pour quelque peril, encontre ou assault que le dyable me face, je ne feray le signe de la croix, mais par la seule memoire du sacrement de baptesme l'en chasseray ensus de moy, tant ay ferme foy en ce divin mistère; et ne me semblera jamais possible que le dyable puisse nuyre à homme armé de tel escu; car il est tel et si ferme que seul y vault sans aultre aide, voire acompaigné de vraye foy.» Ce disner se passa, et ne sçay quants ans après, ce bon chevalier se trouva en une bonne ville en Alemaigne, pour aucuns affaires qui l'y tirèrent, et fut logé en l'hostellerie. Comme il estoit ung soir avec ses gens, après soupper, devisant et esbatant avec eulx, fain luy print d'aller au retrait; et car ses gens s'esbatoient, n'en voult nulz oster de l'esbat; si print une chandelle et tout seul s'en va au retrait. Comme il entroit dedans, il vit devant luy ung grand monstre horrible et terrible, ayant grandes et longues cornes, les yeux plus alumés que flambe de fornaise, les braz gros et longs, les griffes aguez et trenchans, et bref c'estoit ung monstre trèsespoventable, et ung dyable, comme je croy. Et pour tel le tenoit le bon chevalier, lequel de prinsault fut assez esbahi d'avoir telle rencontre. Néantmains toutesfoiz print cueur, hardement et vouloir de soy defendre s'il estoit assailly; et luy souvint du veu qu'il avoit fait, et du saint et divin mistère de baptesme. Et en ceste foy marche vers ce monstre, que j'appelle dyable, et luy demanda qui il estoit, et qu'il demandoit. Ce dyable, sans mot dire, le commença à compter, et bon chevalier de se defendre, qui n'avoit toutesfoiz pour toutes armeures que ses mains, car il estoit en pourpoint comme pour aller coucher, et son bon escu de ferme foy au saint mistère de baptesme. La lucte dura longuement, et fut ce bon chevalier tant las que merveilles de soutenir ce dur assault. Mais il estoit tant fort armé de son escu de foy que pou luy nuysoient les coups de son ennemy. En la parfin que ceste bataille eut bien duré une bonne heure, ce bon chevalier se print aux cornes de ce dyable, et luy en esracha une dont il le bacula trop bien et malgré luy. Comme victorieux se partit de luy, et le laissa là comme recréant, et vint trouver ses gens qui s'esbatoient, comme ilz faisoient par avant son partement, qui furent bien effraiez de veoir leur maistre en ce point eschauffé qu'il estoit tant esgratigné le visage, le pourpoint, chemises, chausses et tout desrompu et deschiré, et comme tout hors d'alaine. «Ha! monseigneur, dirent-ilz, dont venez vous, et qui vous a ainsi habillé?—Qui? dit il; ce a esté le deable, à qui je me suis tant combatu que j'en suis tout hors d'alaine et en tel point que vous veez; et vous asseure par ma foy que je tien veritablement qu'il m'eust estranglé et devoré, se à ceste heure ne me fust souvenu de mon baptesme et du hault mistère de ce saint sacrement, et de mon veu que je feis ores a ne sçai quants ans; et creez que je ne l'ai pas faulsé; car, quelque danger que j'aye eu, oncques ne feis le signe de la croix, mais souvenant du saint sacrement dessus dit, me suis hardyment defendu et franchement eschappé, dont je loe et mercye nostre seigneur, qui par ce bon escu de saincte foy m'a si sauvement preservé. Viennent tous les aultres qui en enfer sont, tant que ceste enseigne demeure, je ne les crains; vive, vive nostre benoist Dieu, qui ses chevaliers de telles armes scet adouber!» Les gens de ce bon seigneur, oyans leur maistre ce cas racompter, furent bien joyeux de le veoir en bon point, mais esbahis de la corne qu'il leur monstroit, qu'il avoit à ce dyable de la teste esrachée. Et ne savoient juger, non fist oncques personne qui depuis la veist, de quoi elle estoit, si c'estoit os ou corne, comme aultres cornes sont, ou que c'estoit. Alors ung des gens de ce chevalier dist qu'il vouloit aller veoir se ce dyable estoit encores où son maistre l'avoit laissé, et s'il le trouvoit il se combatroit à luy et luy arracheroit l'aultre corne. Son maistre luy dist qu'il n'y allast point; il dist que si feroit. «N'en fay rien, dist son maistre, le peril y est trop grand.—Ne m'en chault, dit l'autre, je y veil aller.—Si tu me croiz, dit son maistre, tu n'yras pas.» Quoy qu'il fust, il y voult aller, et desobeir à son maistre. Il print en sa main une torche et une grande hache, et vint au lieu où son maistre s'estoit combatu. Quelle chose il y fist, on n'en scet rien, mais son maistre, qui de luy se doubtoit, ne le sceut si tost suyr qu'il ne le trouva pas, ne le dyable aussi, et n'oyt oncques puis nouvelles de son homme. En la fasson qu'avez oy se combatit ce bon chevalier au dyable, et le surmonta par la vertu du saint sacrement de baptesme.


LA LXXIe NOUVELLE.
PAR MONSEIGNEUR LE DUC.

A Saint Omer n'a pas long temps advint une assez bonne histoire qui n'est mains vraye que l'euvangile, comme il a esté et est cogneu de pluseurs notables gens, dignes de foy et de croire. Et fut le cas tel, pour abreger: Ung gentilhomme, chevalier des marches de Picardie, pour lors bruyant et frez, de grand autorité et de grand lieu, se vint loger en une hostellerie qui par le fourrier de monseigneur le duc Phelippe de Bourgoigne son maistre luy avoit esté delivrée. Tantost qu'il eut mis pié à terre, comme il est de coustume aus dictes marches, son hostesse luy vint au devant, et trèsgracieusement, comme elle estoit coustumière de ce faire, le receut et bienviengna; et luy, des courtois le plus honorable, la baisa doulcement, car elle estoit belle et gente et en bon point, et mise sur le bon bout, appellant sans mot dire trop bien son marchant à son baisier et accolement, et de prinsault n'y eut celuy des deux qui ne pleust bien à son compaignon. Si pensa le chevalier par quel train et moien il parviendroit à la joissance de son hostesse, et s'en descouvrit à ung de ses serviteurs, qui en peu d'heure tellement batist les besoignes, qu'ilz se trouvèrent ensemble. Quand ce gentil chevalier vit son hostesse preste d'oyr, d'entendre et escouter ce qu'il vouldroit dire, pensez qu'il fut joyeux oultre mesure, et de grand haste et ardent desir qu'il eut d'entamer la matère qu'il vouloit ouvrir, il oblya de serrer l'huys de la chambre, que son serviteur au partir de leur assemblement laissa entrouverte, et commença sa harengue à l'heure, sans regarder à aultre chose; et l'ostesse, qui ne l'oyoit pas à regret, luy respondoit tout au propos, tant qu'ilz estoient si bien d'accord qu'oncques musicque ne fut pour eulx plus doulce, instrumens ne pourroient mieulx estre accordez que eulx deux, la mercy Dieu, estoient. Or advint, ne sçay par quelle adventure, ou si l'oste de leens, mary de l'ostesse, queroit sa femme pour aucune chose luy dire, en passant par adventure par devant la chambre où sa femme avec le chevalier jouoit des cimbales, il en oyt le son; si se tira vers le lieu où ce beau deduit se faisoit, et au hurter qu'il fist à l'huys, il trouva l'atelée du chevalier et de sa femme, dont d'eulx il fut le plus esbahy de trop, et en reculant subitement, doubtant les empescher et destourber de la doulce œuvre qu'ilz faisoient, leur dist, pour toutes menaces et tençons: «Et par la mort bieu, vous estes bien meschantes gens, et à vostre fait mal regardans, qui n'avez eu tant de sens, quand vous voulez faire telz choses, que de serrer et tirer les huys après vous. Or pensez que c'eust esté si ung aultre que moy vous eust trouvez! Et, par Dieu, vous estiez gastés et perduz, et eust esté vostre fait decelé, et tantost sceu par toute la ville. Faictes aultrement une aultre foiz, de par le dyable!» Et sans plus dire tire l'huys et s'en va; et bonnes gens de raccorder leurs musettes, et de parfaire la note encommencée. Et quand ce fut fait, chacun s'en alla à sa chacune, sans faire semblant de rien; et n'eust esté, espoir, leur cas jamais descouvert ou au mains si publicque que de venir à l'oreille de vous ne de tant d'aultres gens, si n'eust esté le mary, qui ne se doubtoit pas tant de ce qu'on l'avoit fait coupaut que de l'huis qu'il trouva desserré.


LA LXXIIe NOUVELLE.
PAR MONSEIGNEUR DE QUIEVRAIN.

A propos de la nouvelle precedente, es marches de Picardie avoit naguères ung gentilhomme, et tien que encores y soit il à ceste heure, qui tant amoureux estoit de la femme d'un chevalier son voisin, qu'il n'avoit ne bon jour ne bonne heure s'il n'estoit auprès d'elle, ou à tout le mains qu'il en eust nouvelle, et il n'estoit pas mains cher tenu d'elle, qui n'est pas pou de chose. Mais la doleur estoit qu'ilz ne savoient trouver fasson ne manière d'estre à part et en lieu secret, pour à loisir dire et deceler ce qu'ilz avoient sur le cueur que, pour rien en la presence de nul, tant fust leur amy, n'eussent voulu descouvrir. Au fort, après tantes males nuitz et jours doloureux, amour, qui ses serviteurs loyaulx aide et secoure quand bien luy plaist, leur appresta ung jour trèsdesiré, ou quel le doloreux mary, plus jaloux que nul homme vivant, contrainct fut d'abandonner le mesnaige et aller aux affaires qui tant luy touchoient, que sans y estre en personne il perdoit une grosse somme de deniers, et par sa presence il la povoit conquerir, ce qu'il fist; en laquelle gaignant, il conquist bien meilleur butin, comme d'estre nommé coux, avec jaloux qu'il avoit nom auparavant; car il ne fut pas si tost sailly de l'ostel, que le gentilhomme, qui ne glatissoit après aultre beste, vint pour se fourrer dedans, et, sans faire long sejour, incontinent executa ce pour quoy il venoit, et print de sa dame tout ce que ung serviteur en ose ou peut demander, si plaisantement et à si bon loisir qu'on ne pourroit mieulx souhaitter. Et ne se donnèrent garde que le mary les surprint; dont ne se donnèrent nul mal temps, esperans la nuyt parachever ce que le jour trèsjoieulx, et pour eulx trop court, avoyent encommencé, pensant à la verité que le dyable de mary ne deust retourner jusques au lendemain au disner, voire au plus tost. Mais aultrement alla, car les deables le rapportèrent à l'ostel, ne scay et aussi ne me chault de savoir comment il sceut tant abreger ses besoingnes; assez souffist dire qu'il revint le soir, dont la compaignie, c'est assavoir des deux amans, fut bien esbahie; et furent si surprins, car point ne se doubtoient de ce dolent retourner, que le pouvre gentilhomme n'eut aultre advis que de se bouter ou retraict de la chambre, esperant en saillir par quelque voye que sa dame trouveroit avant que le chevalier y mist le pié; dont il advint tout aultrement, car nostre chevalier, qui pour ce jour avoit chevauché xv ou xvj grosses lieues, estoit tant las qu'il ne povoit les rains trayner; et voulut souper en sa chambre où il s'estoit deshousé, et il fist couvrir, sans aller en la sale. Pensez que le bon gentilhomme rendoit bien gorge du bon temps qu'il avoit eu ce jour, car il mouroit de faim, de froit et de paour. Et encores, pour plus enrager et engreger son mal, une toux le va prendre si grand et horrible que merveille, et ne failloit guères que chacun coup qu'il toussoit qu'il ne fust oy de la chambre où estoit l'assemblée du chevallier, de la dame et des aultres gens de léens. La dame, qui avoit l'oeil et l'oreille tousjours à son amy, l'entreoyt d'adventure, dont elle eut grand frayeur au cueur, doubtant que son mary ne l'oyst aussi. Si trouva manière, tantost après soupper, de se bouter seulette en ce retraict, et dist à son amy pour Dieu qu'il se gardast d'ainsi tousser. «Helas! dit il, m'amye, je n'en puis mais; Dieu scet comment je suis puny; et, pour Dieu, pensez de moy tirer d'icy.—Si feray je», dit elle. Et à tant se part, et bon escuyer de recommencer sa chanson de tousser, voire si trèshault qu'on l'eust bien peu oyr de la chambre, si n'eussent esté les devises que la dame faisoit mettre en termes. Quand ce bon escuyer se vit ainsi assailly de la toux, il ne sceut aultre remède, affin de non estre oy, que de bouter sa teste ou pertuis du retrait, où il fut bien encensé, Dieu le scet, de la conficture de léens; mais encores amoit il ce mieulx que d'estre oy. Pour abreger, il fut long temps la teste en ce retraict, crachant, mouchant et toussant, et sembloit que jamais ne deust faire aultre chose. Neantmains, après ce bon coup, sa toux le laissa, et se cuida tirer dehors; mais il n'estoit en sa puissance de soy ravoir, tant parestoit avant et fort bouté leens. Pensez qu'il estoit bien à son aise. Bref il ne savoit trouver fasson d'en saillir, quelque peine qu'il y mist. Il avoit tout le col escorché et les oreilles detrenchées. En la parfin, comme Dieu le voulut, il s'efforça tant qu'il eracha l'ays percé du retrait, et le rapporta à son col; mais en sa puissance n'eust esté de l'en oster, et quoy qu'il luy fust ennuyeux, si amoit il mieux estre ainsi que comme il estoit par avant. Sa dame le vint trouver en ce point, dont elle fut bien esbahie, et ne luy sceut secourir, mais luy dist, pour tous potages, qu'elle ne saroit trouver fasson du monde de le traire de leens. «Est-ce cela? dist il; hola, hola! par la mort bieu, je suis assez armé pour en combatre ung aultre, mais que j'aye une espée en ma main», dont il fut tantost saisy d'une trèsbonne. La dame le voyant en tel point, quoy qu'elle eust trèsgrand doubte, ne se pouvoit tenir de rire, ne l'escuyer aussi. «Or çà, à Dieu me commend, dist il lors, je m'en voys essayer comment je passeray par céans; mais premier brouillez moy le visage bien noir.» Si fist elle, et le commenda à Dieu. Et bon compaignon, à tout l'ays du retraict en son col, l'espée nue en sa main, la face plus noire que charbon, commence à saillir en la chambre, et de bonne adventure le premier qu'il encontra ce fut le dolent mary, qui eut de le veoir si grand paour, cuidant que ce fust ung dyable, qu'il se laissa tumber du hault de luy à terre que à pou qu'il ne se rompit le col, et fut longuement comme tout paulmé. Sa femme, l'oyant en ce point, saillit avant, monstrant plus de semblant d'effroy qu'elle ne sentoit beaucop, et le print aux braz, luy demandant qu'il avoit. A chef de pièce qu'il fut revenu à luy, il dist à voix casse bien piteuse: «Et n'avez vous veu ce dyable que j'ay encontré?—Certes si ay, dit elle; à peu que je n'en suis morte, de la grand frayeur que j'ay eue à le veoir.—Et dont peut il venir ceens, dit il, ne qui le nous a envoyé? Je ne seray de cest an ne de l'autre rasseuré, tant ay esté espoventé.—Par Dieu, ne moy aussi, dist la devote dame; creez que c'est signifiance d'aucune chose. Dieu nous veille garder et defendre de toute male adventure! Le cueur ne me gist pas bien de ceste vision.» Alors tous ceulx de l'ostel dirent chacun sa rastelée de ce dyable, cuidans à la verité que la chose fust vraye. Mais la bonne dame savoit bien la trainnée, qui fut bien joyeuse de les veoir tous en ceste opinion; et depuis continua avec le dyable dessus dit le mestier que chacun fait volentiers, au desceu du mary et de tous aultres, fors d'une chambrière secretaire de leurs affaires.


LA LXXIIIe NOUVELLE.
PAR MAISTRE JEHAN LAUVIN.

E n la bonne et doulce conté de saint Pol, naguères, en ung gros village assez prochain de la ville de saint Pol, avoit ung bon simple laboureur marié avec une femme belle et en grand point, de laquelle le curé du dit village estoit tant amoureux que l'on ne pourroit plus. Et pour ce qu'il se sentoit si esprins du feu d'amours et que difficile luy estoit de servir sa dame sans estre sceu ou à tout le mains suspicionné, se pensa qu'il ne povoit bonnement parvenir à la joissance d'elle sans premier avoir celle du mary, mesmement que necessaire luy estoit ainsi faire. Cest advis descouvrit à sa dame pour en avoir son oppinion, qui luy conseilla souverainement estre propice et très bonne pour mener à fin leurs amoureuses intencions. Nostre curé donc, en ensuyvant le conseil tant de sa dame comme le sien propre, se fist par gracieux et subtilz moyens accoincte de celuy dont il vouloit estre compaignon ou lieutenant, et tant bien se conduisit avec le bon homme qu'il ne buvoit ne mangoit quelque jour, meismement quand aultre euvre faisoit, que tousjours ne parlast de son bon curé; chacun jour de la sepmaine le vouloit avoir à disner, ou à souper; bref riens n'estoit bien fait à l'ostel du bon homme si le curé n'estoit present. Et à ce moien, toutesfoiz qu'il vouloit, il venoit à l'ostel et à telle heure que bon luy sembloit. Mais quand les voisins de ce simple laboureur, voyant par adventure ce qu'il ne povoit veoir, obstant la credence et faebleté qui luy avoient bandé et caché les yeulx, luy dirent qu'il ne luy estoit honeste d'avoir ainsi journellement le repaire du curé, et que ce ne se povoit ainsi continuer sans le grand deshonneur de sa femme, mesmement que les aultres voisins et ses amis l'en notoient et parloient en son absence. Quand le bon homme se sentit ainsi aigrement reprins de ses voisins, et qu'ilz luy blasmoient le repaire de son curé en son hostel, force luy fut de dire au curé qu'il se deportast de hanter en sa maison; et de fait, luy defendit par motz exprès et menasses que jamais ne s'i trouvast s'il ne luy mandoit, affermant par grands sermens que s'il l'y trouvoit, il compteroit avecques luy et le feroit receveur oultre son plaisir, et sans luy en savoir gré. La defense despleut au curé plus que ne vous saroie dire; mais nonobstant qu'elle fust aigre, pourtant ne furent les amourettes rompues, car elles estoient si parfond enracinées ès cueurs des autres deux parties par les exploiz qui s'en estoient ensuyz, que impossible estoit les desrompre ne desjoindre, quelque menace qui sourdre prist. Or, oez comment nostre curé se gouverna après que la defence luy fut faicte. Par l'ordonnance de sa dame, il print règle et coustume de la venir visiter toutes les foiz qu'il sentoit le mary estre absent. Mais assez lourdement s'i conduisit, car il ne sceut faire sa visitacion sans le sceu des voisins qui avoient esté cause que la defense avoit esté faicte, ausquelx le fait autant desplaisoit que s'il leur eust touché singulièrement. Le bon homme fut de rechef adverty par eulx, qui luy dirent que le curé avoit prins accoustumance d'aller estaindre le feu en son hostel comme paravant la defense. Nostre simple mary, oyant ces nouvelles, fut bien esbahy et encores plus courroucé la moitié, lequel, pour y trouver expedient et convenable remède, pensa tel moyen que je vous diray. Il dist à sa femme, sans monstrer aultre semblant que tel qu'il avoit accoustumé, qu'il vouloit aller, ung jour tel qu'il nomma, mener à saint Omer une charrettée de blé, et que pour mieulx besoigner, il y vouloit mesmes aler. Quand le jour nommé qu'il vouloit partir fut venu, il fist, ainsi qu'on a de coustume en Picardie, et specialement entour saint Omer, charger son chariot de blé à mynuyt, et à celle mesme heure voulut partir, et quand tout fut appareillé et prest, print congé à sa femme, et vuida avecques son chariot. Et si tost qu'il fut hors de sa porte, elle la ferma et tous les huys de sa maison. Or vous devez entendre que nostre marchant de blé fist son saint Omer de l'ostel d'un de ses amys qui demouroit au bout de la ville, où il alla arriver, et mist son chariot en la cour du dit amy, qui savoit toute la traynnée, et lequel il envoya pour faire le guet et escouter à l'entour de sa maison pour veoir si quelque larron y viendroit. Ce bon voisin et amy, quand il fut à l'endroit où il devoit asseoir son guet, il se tapit au coing d'une forte haye espesse, duquel lieu luy apparoient toutes les entrées de la maison au dit marchant, dont il estoit serviteur et grand amy en ceste partie. Guères n'eut escouté que veezcy maistre curé qui vient pour alumer sa chandelle, ou pour mieulx dire pour l'estaindre, et tout coyement et doulcement hurte à l'huys de la court; lequel fut tantost oy de celle qui n'avoit pas talent de dormir en celle attente: c'estoit sa dame, laquelle sortit habilement en chemise, et vint mettre ens son confesseur, et puis ferme l'huys, le menant au lieu où son mary deust avoir esté. Or revenons à nostre guet, qui, quand il parceut tout ce qui fut fait, se leva de son guet, et s'en alla sonner sa trompette et declara tout au bon mary. Sur quoy incontinent conseil fut prins et ordonné en ceste manière: le marchand de blé faindit retourner de son voyaige avecques son chariot de blé, pour certaines adventures qu'il doubtoit luy advenir ou estre advenues; si vint hurter à sa porte et hucher sa femme, qui se trouva bien esbahie quand elle oyt sa voix; et tant ne le fut qu'elle ne print bien le loisir de mucer son amoureux le curé en ung casier qui estoit en la chambre. Et pour vous donner à entendre quelle chose c'est ung casier, c'est ung garde-mangier en la façon d'une huche, long et estroict par raison et assez profund. Après que le curé fut mussé où l'on musse les œufz, le beurre, le fourmage et aultres telles vitailles, la vaillante mesnagière, comme moitié dormant, moitié veillant, se presenta devant son mary, et luy dist: «Helas! mon bon mary, quelle adventure pouvez vous avoir, que si hastivement retournez? certainement il y a aucune chose et meschef qui ne vous laisse faire vostre voyage? Helas! pour Dieu, dictes le moy tost.» Le bon homme, qui ne povoit plus s'il n'enrageoit, combien que semblant ne fist, voulut aller en sa chambre, et illec dire les causes de son hastif retour. Quand il fut où il cuidoit trouver son curé, c'est assavoir en sa chambre, commença à compter les raisons de la rompture de son voyaige. Premier dit que pour la suspicion qu'il avoit de la desloyaulté d'elle, craindoit trèsfort estre du reng de bleuz vestuz, qu'on appelle communement noz amis, et que au moien de ceste suspicion estoit il ainsi tost retourné. Item, que ceste suspicion avoit si trèsfort frappé et hurté à son ymaginacion, que, quand il s'estoit trouvé hors de sa maison, aultre chose ne luy venoit au devant, que le curé estoit son lieutenant tantdiz qu'il alloit marchander. Item, pour experimenter son ymaginacion, dit qu'il estoit ainsi retourné, et à celle heure voulut avoir la chandelle et regarder si sa femme osoit bien couscher sans compaignie en son absence. Quand il eut achevé les causes de son retour, la bonne dame s'escrya, disant: «Ha! mon bon mary, dont vous vient maintenant ceste vaine jalousie? Avez vous perceu en moy aultre chose qu'on ne doit veoir ne juger d'une bonne, loyale et preude femme? Helas! que maudicte soit l'heure qu'oncques je vous cogneu, et que l'alyance fut de moy avec vous, pour ainsi à tort estre suspicionnée de ce que mon cueur ne sceut oncques penser. Ha! vous me cognoissez encores mal, et ne savez combien net et entier mon cueur veult estre et demourer.» Le bon marchant eust peu estre contraint de croire ses bourdes, s'il n'eust rompu sa parolle; si dist qu'il vouloit averer son ymaginacion. Incontinent, et sans plus la laisser sermonner, vint sercher et visiter les angletz de sa chambre à tous lez au mieulx qu'il luy fut possible; esquelx lieux, quand il les eut visitez et qu'il n'y trouvoit point ce qu'il queroit, il se donna garde du casier, et jugea qu'il convenoit que son compaignon y fust, et sans en monstrer semblant, hucha sa femme et luy dist: «M'amye, combien que sans cause et à grand tort je vous suspicionne d'estre vers moy desloyale, et que telle ne soiez que ma faulse ymaginacion m'apporte, toutesfoiz je suis si ahurté et enclin à croire et m'arrester en mon opinion, que impossible m'est d'estre jamais plaisamment avecques vous. Et pour ce je vous prie que soiez contente que la divorce et separacion soit faicte de nous deux, et que amoureusement partissons noz biens communs par egale porcion.» La gouge, qui desiroit assez ce marché, affin que plus aiséement se trouvast avec son curé, accorda sans guères dissimuler à la requeste de son mary, par telle condicion toutesfoiz qu'elle faisant la part des meubles, elle commenceroit et feroit le premier choix. «Et pour quelle raison, dit le mary, voulez vous choisir la première? c'est contre tout droit et justice.» Ilz furent longtemps en different pour choisir premier; mais en la fin le mary vaincquit, qui print le premier et print le casier, où il n'y avoit que flans, tartes et fourmages, et aultres menues vitailles, entre lesquelx nostre curé estoit ensevely, et lequel oyoit ces bons devis qui à sa cause se faisoient. Quand le mary eut choisy le casier, la dame choisit la chaudière, puis le mary ung aultre meuble, puis elle ung aultre, et ainsi consequemment jusques ad ce que tout fut party et porcionné. Après laquelle parchon faicte le bon mary dist: «Je suis content que vous demourez en ma maison jusques ad ce que aurez trouvé logis pour vous; mais de ceste heure je veil emporter ma part, et la mectre à l'ostel d'un de mes voisins.—Faictes en, dist elle, vostre bon plaisir.» Et il demanda une bonne longue corde, et en lya et adouba son casier, puis fist venir son charreton, à qui fist atteler son casier d'un cheval, et luy chargea qu'il le menast à l'ostel d'un tel son voisin. La bonne dame, oyant ceste deliberacion, laissoit tout convenir, car de donner conseil au contraire ne s'osoit avancer, doubtant que le casier ne fust ouvert; ainsi abandonna tout à telle adventure que advenir povoit. Le casier, ainsi que dit est, fut attelé au cheval, et mené par la rue, pour aller où le bon homme l'avoit ordonné. Mais guères n'ala loing que le maistre curé, à qui les œufz et le beurre crevoient les yeulx, cria pour Dieu mercy. Le charreton, oyant ceste voix piteuse resonnant de ce casier, descendit tout esbahy, et hucha les gens et son maistre, qui ouvrirent le casier, où ilz trouvèrent le pouvre prisonnier, doré et empapiné d'œufz, de fromaige, de laict et aultres choses plus de cent. Ce pouvre amoureux estoit tant piteusement appoincté qu'on ne savoit du quel il avoit le plus. Et quand le bon mary le vit en ce point, il ne se peut tenir de rire, combien que courroussé deust estre. Si le laissa courre, et vint à sa femme monstrer comment il n'avoit eu trop grand tort d'estre suspicionneux de sa faulse desloyauté. Elle, qui se vit par exemple vaincue, cria mercy, et il luy fut pardonné par telle condicion que si jamais le cas luy advenoit, elle fust mieulx advisée de mettre son homme aultre part que ou casier, car le curé en avoit eu sa robe en peril d'estre à tousjours gastée. Et après ce, ilz demourèrent ensemble long temps, et rapporta l'omme son casier, et ne sçay point que son curé s'i trouvast depuis, lequel, au moien de ceste adventure, fut, comme encores est, appellé sire Baudin casier.


LA LXXIVe NOUVELLE.
PAR PHILIPPE DE LOAN.

A insi que naguères monseigneur le seneschal de Boulennois chevauchoit parmy le pays d'une ville à l'aultre, en passant par ung hamelet l'on y sonnoit au sacrement, et pource qu'il avoit doubté de non povoir venir à la vile où il contendoit en temps pour oyr messe, car l'heure estoit près de midy, il s'advisa qu'il descendroit audit hamelet pour veoir Dieu en passant. Il descendit à l'huis de l'eglise, et puis s'en alla rendre assez près de l'aultier où l'on chantoit la grand messe, et si prochain se mist du prestre qui celebroit, qu'il le povoit en celebrant de costé percevoir. Quand il eut levé Dieu et calice, et fait ainsi comme il appartient, pensant à part luy, après qu'il eut veu monseigneur le seneschal estre derrière luy, et non sachant si à bonne heure estoit venu pour veoir Dieu lever; ayant toutesfoiz opinion qu'il estoit venu tard, il appella son clerc et luy fist alumer arrière la torche, puis en gardant les cerimonies qu'il fault faire et garder, leva encores une foiz Dieu, disant que c'estoit pour monseigneur le seneschal. Et puis ce fait, proceda oultre jusques ad ce qu'il fust parvenu à son agnus Dei; lequel quant il l'eut dit trois foiz, et que son clerc luy bailla la paix pour baiser, la refusa, et, en rabrouant trèsbien son clerc, disant qu'il ne savoit ne bien ne honneur, la fist bailler à monseigneur le seneschal, qui la refusa de tous poins deux ou trois foiz. Et quand le prestre vit que monseigneur le seneschal ne vouloit prendre la paix devant luy, il laissa Dieu qu'il tenoit en ses mains, et print la paix et la porta à monseigneur le seneschal, et luy dist que s'il ne la prenoit devant luy il ne la prendroit jà luy mesmes: «Ce n'est raison, dist le prestre, que j'aye la paix devant vous.» Adonc, monseigneur le seneschal, voyant que sagesse n'avoit illec lieu, s'accorda au curé et print la paix, puis le curé après; et ce fait, s'en retourna parfaire sa messe de ce qui restoit à parfaire.


LA LXXVe NOUVELLE.
PAR MONSEIGNEUR DE THALEMAS.

A u temps de la guerre des deux partiz, les ungs nommez Bourgoignons, les aultres Ermignacz, advint à Troyes, en Champaigne, une assez gracieuse adventure, qui trèsbien vault la racompter et mectre en compte, qui fut telle. Ceulx de Troies, pour lors que par avant ilz eussent esté Bourgoignons, s'estoient tournez Ermignacz, et entre eulx avoit conversé ung compaignon à demy fol, non pas qu'il eust perdue l'entière cognoissance de raison, mais à la verité il tenoit plus du costé de dame folie que de raison, quoy que aucunesfoiz il executast, et de la main et de la bouche, pluseurs besoingnes que plus sage de luy n'eust sceu achever. Pour venir doncques au propos encommencé, le galant sus dit estant en garnison avec les Bourgoignons à sainte Manehot, mist une journée en termes avec ses compaignons, et dist que s'ilz le vouloient croire, il leur bailleroit bonne doctrine pour attrapper ung grand ost des loudiers de Troyes, lesquelx, à la verité, il haioit mortellement, et ilz ne l'amoient guères, mais le menassoient tousjours de pendre s'ilz le povoient tenir. Veezcy qu'il dist: «Je m'en yrai vers Troyes et m'approucheray des fauxbourgs, et feray semblant d'espier la ville, et de tenter de ma lance les fossez, et si près de la ville m'approucheray que je seray prins. Je suis seur que si tost que le bon bailly me tiendra, il me condemnera à pendre, et nul de la ville ne s'i opposera pour moy, car ilz me hayent trestous. Ainsi seray-je bien matin mené au gibet, et vous serez embuschez au bosquet qui est au plus près. Et tantost que vous orrez venir moy et ma compaignie, vous sauldrez sur l'assemblée, et en prendrez et tiendrez à vostre volunté, et me delivrerez de leurs mains.» Tous les compaignons de la garnison s'i accordèrent, et dirent, puis qu'il osoit bien entreprendre ceste adventure, ilz luy aideroient à la fournir. Et pour abreger, le gentil folastre s'approucha de Troyes, comme il avoit devant dit, et, comme il desiroit, fut prins, dont le bruyt s'espandit tost parmy toute la ville; et n'y eut celuy qui ne le condemnast à pendre; mesme le bailly, si tost qu'il le vist, dist et jura par ses bons dieux qu'il seroit pendu par la gorge. «Hélas! monseigneur, disoit-il, je vous requier mercy, je ne vous ay rien meffait.—Vous mentez, ribauld, dist le bailly, vous avez guydé les Bourgoignons en ceste marche, et avez encusé les bon bourgois et marchans de ceste ville; vous en aurez vostre payement, car vous en serez au gibet pendu.—Ha! pour Dieu, monseigneur, dit nostre bon compaignon, puis qu'il fault que je meure, au moins qu'il vous plaise que ce soit bien matin, et que en la ville où j'ay eu tant de cognoissance et d'accointance, je ne reçoyve trop publicque punicion.—Bien, bien, dist le bailly, on y pensera.» Le lendemain, dès le point du jour, le bourreau avec sa charette fut devant la prison, où il n'eust guères esté que veezcy venir le bailly à cheval et ses sergens et grand nombre de gens pour l'acompaigner, et fut nostre homme mis, troussé et lyé sur la charette, et, tenant sa musette, dont il jouoit continuellement, on le maine devers la Justice, où il fut plus acompaigné, quoy qu'il fust matin, que beaucoup d'aultres n'eussent esté, tant estoit hay en la ville. Or devez vous savoir que les compaignons de la garnison de saincte Manehot n'oblièrent pas de eulx embuscher au bois auprès de la dicte Justice, dès la mynuyt, tant pour sauver leur homme, quoy qu'il ne fust pas des plus sages, tant aussi pour gaigner prisonniers et aultres choses s'ilz povoient. Eulz là doncques venuz et arrivez, disposèrent de leur fait comme de guerre et ordonnèrent une gaitte sur un arbre, qui leur devoit dire quand ceulx de Troyes seroient à la Justice. Celle gaitte ainsi mise et logée dist qu'elle feroit bon devoir. Or sont venuz et descenduz ceulx de la Justice devant le gibet, et le plus abregement que faire se peut, le bailly commende qu'on despesche nostre povre coquard, qui estoit bien esbahy où ses compaignons estoient, qu'ilz ne venoient ferir dedans ces ribaulx Erminacz. Il n'estoit pas bien à son aise, mais regardoit devant et derrière, et le plus le boys; mais il n'oyoit ne veoit rien. Il se confessa le plus longuement qu'il peut, toutesfoiz il fut osté du prestre, et, pour abreger, monte sur l'eschelle, et luy là venu fut bien esbahy, Dieu le scet, et regarde et veye tousjours vers ce bois; mais c'estoit pour neant, car la gaitte ordonnée pour faire saillir ceulx qui rescourre le devoient étoit sur cest arbre endormye; si ne savoit que dire ne que faire ce pouvre homme, sinon qu'il pensoit estre à son derrain jour. Le bourreau, à chef de pièce, fist ses preparacions pour luy bouter la hart au col pour le despescher. Et quand il vit ce, il s'advisa d'un tour qui luy fut bien proufitable, et dist: «Monseigneur le bailly, je vous prie pour Dieu que avant que on mette plus avant la main en moy, que je puisse jouer une chanson de ma musette, et je ne vous demande plus; je suis après content de morir, et vous pardonne ma mort et à tout le monde.» Ceste requeste luy fut passée, et sa musette luy fut en hault portée. Et quand il la tint, le plus à loysir qu'il peut, il la commence à sonner, et joua une chanson que les compaignons de l'embusche dessus dicte cognoissoient trèsbien, et y avoit: «Tu demeures trop, Robinet, tu demeures trop.» Et au son de la musette la gaitte s'esveilla, et de paour qu'elle eut se laissa cheoir du hault en bas de l'arbre où elle estoit, et dist: «On pend nostre homme! Avant, avant, hastez vous tost.» Et les compaignons estoient tous prestz; et au son d'une trompette saillirent du bois, et se vindrent fourrer sur le bailly et sur tout le mesnage qui devant le gibet estoit. Et à cest effroy, le bourreau fut tant esperdu et esbahy qu'il ne savoit et n'eut oncques l'advis de luy bouter la hart au col, et le bouter jus, mais luy pria qu'il luy sauvast la vie, ce qu'il eust fait trèsvoluntiers; mais il ne fut pas en sa puissance; trop bien fist il aultre chose et meilleur, car luy, qui sur l'eschelle estoit, cryoit à ses compaignons: «Prenez chula cà, prenez cestuy; ung tel est riche, ung tel est mauvais garnement.» Bref, les Bourgoignons tuèrent un grand tas en venue de ceulx de Troyes, et prindrent des prisonniers ung grand nombre, et sauvèrent leur homme en la façon que vous oés, qui bien leur dist que jour de sa vie n'eut si belles affres qu'il avoit à ceste heure eu.


LA LXXVIe NOUVELLE.
PAR PHILIPE DE LOAN.

L 'on m'a pluseurs foiz dit et compté par gens dignes de foy ung bien gracieux cas dont je fourniray une petite nouvelle, sans y descroistre ne adjouster aultre chose que servant au propos. Entre les aultres chevaliers de Bourgoigne ung en y avoit naguères, lequel, contre la coustume et usage du pais, tenoit à pain et à pot une donzelle belle et gente, en son chasteau que point ne veil nommer. Son chapellain, qui estoit jeune et frez, voyant ceste belle fille, n'estoit pas si constant que ne fust par elle souvent tenté, et en devint trop bien amoureux. Et quand il vit mieulx son point, compta sa rastelée à madamoiselle, qui estoit plus fine que moustarde; car la mercy Dieu elle avoit rendy et couru pais tant que du monde ne savoit que trop. Elle pensoit bien en soy mesmes que si elle accordoit au prestre sa requeste, son maistre, qui veoit cler, quelque moien qu'elle trouvast, s'en donneroit bien garde, et ainsi perdroit le plus pour le mains. Si delibera de descouvrir l'embusche à son maistre, qui n'en fist que rire, car assez s'en doubtoit, attendu les regards, devises et esbatemens qu'il avoit veu entre eulx deux; ordonna neantmains à sa gouge qu'elle entretenist le prestre, voire sans faire la courtoisie, et si fist elle si bien que nostre sire en avoit tout au long du braz. Et nostre bon chevalier souvent luy disoit: «Par dieu! par dieu! nostre sire, vous estes trop privé de ma chambrière; je ne sçay qu'il y a entre vous deux, mais si je savoye que vous y pourchassissiez rien à mon desavantage, nostre Dame! je vous punyroie bien.—En verité, monseigneur, respondit maistre domine, je n'y calenge ne demande rien; je me devise à elle, et passe temps, comme les aultres de ceans; jour de ma vie ne luy requis d'amours ne d'aultre chose.—Pour tant le vous dy je, dist le seigneur; si aultrement en estoit, je n'en seroie pas content.» Si nostre domine avoit bien poursuy au paravant de ces parolles, plus aigrement et à toute force continua sa poursuite, car où qu'il rencontrast la gouge, de tant près la tenoit que contraincte estoit, voulsist ou non, donner l'oreille à sa doulce requeste; et elle duicte et faicte à l'esperon et à la lance, endormoit nostre prestre et l'assommoit, et en son amour tant fort le boutoit qu'il eust pour elle ung Ogier combatu. Si tost que de luy s'estoit sauvée, tout le plaidoyé d'entre eulx deux estoit au maistre par elle racompté, qui grand plaisir en avoit. Et pour faire la farse au vif, et bien tromper son chapellain, il commenda à sa gouge qu'elle luy assignast journée d'estre en la ruelle du lit où ilz couchoient, et luy dist: «Si tost que monseigneur sera endormy, je feray tout ce que vous vouldrez; rendez vous donc en la ruelle tout doulcement.» Et fault, dit il, que tu le laisses faire, et moy aussi: je suis seur que quand il cuidera que je dorme, qu'il ne demourra guères à t'enferrer, et j'aray appresté à l'environ de ton devant le las jolis où il sera attrappé.» La gouge en fut contente, et fist son rapport à nostre sire, qui jour de sa vie ne fut plus joieux, et sans penser ne ymaginer peril ne danger où il se boutoit, comme en la chambre de son maistre, ou lit et à la gouge de son maistre, toute raison estoit de luy à cest cop arrière mise; seullement luy chailloit d'accomplir sa folle volunté, combien que naturelle et de pluseurs accoustumée. Pour faire fin à long procès, maistre prestre vint à l'heure assignée bien doulcement en la ruelle, Dieu le scet; et sa maistresse luy dist tout bas: «Ne sonnez mot; quand monseigneur dormira, je vous toucheray de la main et venez emprès moy.—En la bonne heure», ce dit il. Le bon chevalier, qui à ceste heure ne dormoit mie, se tenoit à grand peine de rire; toutesfoiz, pour faire la farse, il s'en garda, et, comme il avoit proposé et dit, il tendit son filé ou son las, lequel qu'on veult, tout à l'endroit de la partie où maistre prestre avoit plus grand desir de hurter. Or est tout prest, et nostre sire appellé, et au plus doulcement qu'il peut entre dedans le lit, et sans guères barguigner il monte dessus le tas pour veoir plus loing. Si tost qu'il fut logé, bon chevalier tire bien fort son las, et dit tout hault: «Ha! ribauld prestre, estes vous tel?» Et bon prestre de soy retirer. Mais il n'ala guères loing, car l'instrument qu'il vouloit accorder au bedon de la gouge estoit si bien du las encepé, qu'il n'avoit garde de deslonger, dont si trèsesbahy se trouva qu'il ne savoit sa contenance ne que advenu il luy estoit. Et de plus fort en plus fort tiroit son maistre le las, qui grand douleur luy eust esté, si paour et esbahissement ne luy eussent tollu tout sentement. A chef de pièce il revint à luy, et sentit trèsbien ces douleurs, et bien piteusement pria mercy à son maistre, qui tant grand faim avoit de rire que à peine il savoit parler. Si luy dist il neantmains après qu'il eust trèsbien aval la chambre parbondy: «Allez vous en, nostre sire, et ne vous advienne plus; ceste foiz vous sera pardonnée, mais la seconde seroit irremissible.—Hélas! monseigneur, ce respond il, jamais ne m'aviendra; elle fut cause de ce que j'ay fait.» A ce coup, il s'en alla, et monseigneur se recoucha, qui espoir acheva ce que l'autre encommença. Mais sachez bien qu'oncques puis ne s'i trouva le prestre au sceu du maistre. Bien peut estre qu'en recompense de ses maulx la gouge en eut depuis pitié, et, pour sa conscience acquitter, luy presta son bedon, et tellement s'accordèrent que le maistre en valut pis tant en biens comme en honneurs. Et du surplus je me tais et à tant.


LA LXXVIIe NOUVELLE.
PAR ALARDIN.

U ng gentilhomme des marches de Flandres, ayant sa mère bien ancienne et trèsfort debilitée de maladie, plus languissant et vivant à malaise que nulle aultre femme de son eage, esperant d'elle mieulx valoir et amender, combien que ès marches de France il feist sa residence, la visitoit souvent; et à chacune foiz que vers elle venoit, tousjours estoit tant de mal oppressée, qu'on cuidast bien que l'ame en deust partir. Et une foiz entre les aultres, comme il l'estoit venu veoir, elle au partir luy dist: «Adieu, mon filz, je suis seure et me semble que jamais vous ne me verrez; car je m'en vois morir.—Ha dya, ma mère, respondit il, vous m'avez tant ceste leczon recordée que j'en suis saoul et ennuyé; deux ans, trois ans sont jà passés et expirez que tousjours ainsi m'avez dit, mais vous n'en avez rien fait; prenez bon jour, je vous en prie, si n'y faillez point.» La bonne damoiselle, oyant de son filz la response, quoyque malade et vieille fust, en soubriant luy dist adieu. Or se passèrent puis ung an, deux ans, tousjours en languissant. Ceste femme si fut arrière de son filz visitée, et ung soir, comme en son lit en l'ostel d'elle estoit couchée, tant fort oppressée de mal qu'on cuidoit bien qu'elle allast à Mortaigne, si fut ce bon filz appelé de ceulx qui gardoient sa mère, et luy dirent que bien à haste à sa mère venist, car seurement elle s'en alloit. «Dictes vous donc, dit il, qu'elle s'en va? Par ma foy, je ne l'ose croire; tousjours dit elle ainsi, mais rien n'en fait.—Nenny, nenny, dirent ses gardes, c'est à bon escient; venez vous en, car on voit bien qu'elle s'en va.—Je vous diray, dist il: allez devant et je vous suyz; et dictes bien à ma mère, puis qu'elle s'en veult aller, que par Douay point ne s'en aille, car le chemin est trop mauvais; à peu que davant hier moy et mes chevaulx n'y demourasmes.» Il se leva neantmains, et housse sa robe longue et se mect en train pour aller veoir si sa mère feroit la derrenière et finable grimace. Luy là venu, la trouva fort malade et que passé avoit une subite faulte qui la cuidoit bien emporter; mais, Dieu mercy, elle avoit ung petit mieulx. «N'est ce pas ce que je vous dy? commence à dire ce bon filz; l'on dit tousjours ceens, et si fait elle mesme, qu'elle s'en va et qu'elle se meurt, et rien n'en fait. Prengne bon terme, de pardieu, comme tant de foiz luy ay dit, et si ne faille point. Je m'en retourne dont je vien; et si vous advise pour toutesfoiz que vous ne m'appellez plus, s'elle s'en devoit aller toute seulle, si ne lui feray je pas à ceste heure compaignie.» Or appartient que je vous compte la fin de mon emprinse. Ceste damoiselle ainsi malade que dit est revint de ceste extreme maladie, et comme auparavant depuis vesquit en languissant l'espace de trois ans, pendant lesquelx ce bon filz une foiz d'adventure la vint veoir, et à ce coup qu'elle rendit l'esperit. Mais le bon fut quant on le vint querir pour estre au trespas d'elle, qu'il vestoit une robe neuve, et n'y vouloit aller. Message sur aultre venoit vers luy, car sa bonne mère, qui tiroit à la fin, le vouloit veoir et recommender aussi son ame. Mais tousjours aux messagiers respondoit: «Je sçay bien qu'elle n'a point de haste, qu'elle attendra bien que ma robe soit mise à point. En la parfin tant luy fut dit et remonstré qu'il s'en alla devers sa mère, sa robe neuve vestue sans les manches, lequel quand en ce point fut d'elle regardé, luy demanda où estoient les manches de sa robe, et il dist: «Elles sont là dedens, qui n'attendent estre parfaictes sinon que vous nous descombrez la place.—Si seront donc tantost achevéez, ce dist la bonne damoiselle: car je m'en vois à Dieu, au quel humblement mon ame recommende, et à toy, mon filz.» Et lors cy prins cy mis, la croix entre ses braz bien serréement reposant, rendit l'ame à Dieu, sans plus mot dire; laquelle chose voyant son bon fils, commença tant fort à plorer et soy desconforter que jamais ne fut veu le pareil, et n'estoit nul qui conforter le sceust; tant fort mesmes le print il au cueur que devant n'en tenoit compte par semblant, que au bout de quinze jours de dueil il mourut.


LA LXXVIIIe NOUVELLE.
PAR JEHAN MARTIN.

A u pais de Brabant, qui est bonne marche et plaisante, fournye à droit et bien garnye de belles filles, et bien sages coustumièrement, et le plus et des hommes on soult dire, et se trouve assez veritable, que tant plus vivent et plus sont sotz, naguères advint que ung gentilhomme en ce point né et destené s'avolenta d'aller voyager oultre mer en divers lieux, comme en Cypre, en Rhodes, et ès marches d'environ; et au derrenier fut en Hierusalem, où il receut l'ordre de chevalerie. Pendant lequel temps de son voyage, sa bonne femme ne fut pas si oiseuse qu'elle ne presta son quoniam à trois compaignons ses voisins, lesquelx, comme à court plusieurs servent par temps et termes, eurent leur audience. Et tout premier ung gentil escuier frisque, frez et friant en bon point, qui tant rembourra son bas à son chier coust, tant en substance de son corps que en despence de pecune, car à la verité elle tant bien le pluma qu'il n'y failloit point renvoier, qu'il s'ennuya et retira, et de tous poins l'abandonna. L'aultre après vint, qui chevalier estoit et homme de grand bruyt, qui bien joyeux fut d'avoir gaigné la place, et besoigna au mieulx qu'il peut en la façon comme dessus, moyennant de quibus, que la gouge tant bien savoit avoir que nul aultre ne l'en passoit. Et bref, se l'escuier qui paravant avoit la place avoit esté rongé et plumé, damp chevalier n'en eut pas mains. Si tourne bride et print garin, et aux aultres la queste abandonna. Pour faire bonne bouche, la damoiselle d'un maistre prestre s'accointa, et, quoy qu'il fust subtil et ingenieux et sur argent bien fort luxurieux, si fut il rançonné de robes, de vaisselles, et d'aultres bagues largement. Or advint, Dieu mercy, que le vaillant mary de ceste gouge fist savoir sa venue, et comment en Hierusalem avoit esté fait chevalier; si fist sa bonne femme l'ostel apprester, tendre, parer, nectoyer et orner au mieulx qu'il fut possible. Bref, tout estoit bien net et plaisant, fors elle seulement, qui en l'ostel estoit, car du pluc et butin qu'elle avoit à la force de ses reins conquesté avoit acquis vaisselle et tapisserie, linge et aultres meubles en bonne quantité. A l'arriver que fist le doulx mary, Dieu scet la joye et grand feste qu'on luy fist, celle en especial qui mains en tenoit de compte, c'est asavoir sa vaillant femme. Je passe tous ses bienviengnans, et vien ad ce que monseigneur son mary, quoy que coquard fust et estoit, se donna garde de foison de meubles, courant aval son hostel, qui avant son voyage n'estoit léens. Vint aux coffres, aux buffetz, et en assez d'aultres lieux, et trouve tout multiplié, dont l'avertin luy monta en la teste, et de prinsault devyna ce qui estoit; si s'en vint tost bien eschaufé et trèsmal meu devers sa bonne femme, et demanda dont sourdoient tant de biens comme ceulx que j'ay dessus nommez. «Saint Jehan, ce dist ma dame, monseigneur, ce n'est pas mal demandé; vous avez bien cause d'en tenir telle manière, et il semble que vous soiés courroussé, qui vous voit.—Je ne suis pas trop à mon aise, dit il, car je ne vous laissay pas tant d'argent à mon partir, et si n'en povez tant avoir espergné que pour avoir acquis tant de vaisselle, tant de tapisserie, et le surplus des bagues que je trouve céens; il fault, et je n'en doubte, car j'ay cause, que quelqu'ung se soit de vous accointé qui nostre mesnage ait ainsi renforcé?—Et pardieu, monseigneur, respond la simple femme, vous avez tort, qui pour bien faire me mettez sus telle vilannie; je veil bien que vous le sachez que je ne suis pas telle, mais meilleur en tous endroiz que à vous n'appartient; et n'est-ce pas bien raison qu'avec tout le mal que j'ay eu d'amasser et espergner, pour accroistre et embellir vostre hostel et le mien, j'en soye reprochée, lesdengée et tencée? C'est bien loing de recognoistre ma peine comme ung bon mary doit faire à sa bonne preude femme. Telle l'avez-vous, meschant maleureux, dont c'est dommage.» Ce procès, quoy qu'il fust plus long, pour ung temps se cessa, et s'avisa maistre mary, pour estre de l'estat de sa femme asseuré, qu'il feroit tant avec son curé, qui son trèsgrand amy estoit, que d'elle orroit la devote confession, ce qu'il fist au moien du curé, qui son fait conduisit; car ung bien matin, en la bonne sepmaine que de son curé pour soy confesser s'approucha, en une chapelle secrète devant il l'envoya, et à son mary vint, qu'il adouba de son habit, et pour estre son lieutenant l'envoya devers sa femme. Si nostre mary fut joyeux, il ne le fault jà demander. Quand en ce point il se trouva, il vint en la chappelle, et ou siége du prestre sans mot dire entra; et sa femme d'approcher, qui à genoux se mist devant ses piez, cuidant pour vray estre son curé, et sans tarder commença sa confession et dist Benedicite. Et nostre sire son mary respondit Dominus, et au mieulx qu'il sceut, comme le curé l'avoit aprins, assovit de dire ce qui affiert. Après que la bonne femme eut dit la confession generale, descendit au particulier, et vint parler comment, durant le temps que son mary avoit esté dehors, ung escuier avoit esté son lieutenant, dont elle avoit en or, en argent et en bagues beaucop amendé. Et Dieu scet que en oyant ceste confession, le mary estoit bien à son aise; s'il eust osé, voluntiers l'eust tuée à ceste heure; toutesfoiz, affin d'oyr encores le surplus, s'il y est, aura il pacience. Quand elle eut dit tout au long de cest escuier, du chevalier s'est accusée, qui comme l'autre l'avoit bien baguée. Et bon mary, qui de dueil se crève et fend, ne scet que faire de soy descouvrir et bailler l'absolution sans plus attendre; il n'en fist rien néantmains, et print loysir et pacience d'escouter ce qu'il orra. Après le tour du chevalier, le prestre vint en jeu, dont elle s'accusa bien humblement; mais, par nostre dame, à cest coup, bon mary perdit pacience et n'en peut plus oyr, si jecta jus chape et surplis, et se monstrant, luy dist: «Faulse et desloyale, or voiz je et cognois bien vostre grand trahison! et ne vous suffisoit-il de l'escuier et puis du chevalier, sans à ung prestre vous donner, qui par Dieu plus me desplaist et courrousse que tout ce que fait avez.» Vous devez savoir que de prinsault ceste vaillant femme fut esbahie et soupprinse; mais le loysir qu'elle eut de respondre si trèsbien l'asseura et sa contenance de manière si bien ordonna, que, à l'oyr, sa response estoit plus asseurée que la plus juste de ce monde; faisoit à Dieu son oroison; si respondit à chef de pièce comme le saint esperit l'inspira, et dist bien froidement: «Pouvre coquard, qui ainsi vous tourmentez, savez-vous bien au mains pour quoy? Or, oyez-moy, s'il vous plaist; et pensez-vous que je ne sceusse trèsbien que c'estiez vous à qui me confessoie? Si vous ay servy comme le cas le requiert, et sans mentir de mot vous ay confessé tout mon cas; véezcy comment: De l'escuier me suis accusée, et c'estes vous, mon doulx amy; quand vous m'eustes en mariage, vous estiez escuier, et lors feistes de moy ce qu'il vous pleut, et me fournistes, vous le savez, Dieu scet comment. Le chevalier aussi dont j'ay touché et m'en suis encoulpit, par ma foy, vous estes celuy, car à vostre retour vous m'avez fait dame. Et vous estes aussi le prestre, car nul, si prestre n'est, ne peut oyr confession.—Par ma foy, m'amye, dist lors le chevalier, or m'avez vous vaincu et bien monstré que sage et trèsbonne vous estes, et que sans cause et à tort et trèsmal adverty vous ay chargée et dit du mal assez, dont il me desplaist, et m'en repens, et vous en crye mercy, vous promettant de l'amender à vostre dit.—Legièrement il vous est pardonné, ce dit la vaillant femme, puis que le cas vous cognoissez.» Ainsi qu'avez oy fut le bon chevalier deceu par le subtil et percevant engin de sa desloyalle femme.


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