Les Cent Nouvelles Nouvelles, tome II
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Title: Les Cent Nouvelles Nouvelles, tome II
Editor: Thomas Wright
Release date: September 15, 2012 [eBook #40768]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
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Note sur la Transcription
L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. Une liste d'autres corrections faites se trouve à la fin du livre.
LES
CENT NOUVELLES
NOUVELLES
Paris, imprimé par Guiraudet et Jouaust, 338, rue S.-Honoré, avec les caractères elzeviriens de P. Jannet.
LES CENT
NOUVELLES
NOUVELLES
Publiées d'après le seul manuscrit connu
AVEC INTRODUCTION ET NOTES
Par
M. THOMAS WRIGHT
Membre correspondant de l'Institut de France
Tome II
A PARIS
Chez P. Jannet, Libraire
MDCCCLVIII
LA LIe NOUVELLE,
PAR L'ACTEUR.
A Paris n'a guères vivoit une femme qui
en son temps fut mariée à ung bon
simple homme, qui tout son temps
fut de noz amys, si trèsbien qu'on ne
pourroit plus. Ceste femme, qui belle
et gente et gracieuse estoit ou temps qu'elle
fut noeve, car el avoit l'œil au vent, fut requise
d'amours de pluseurs; et pour la grand courtoisie
que nature n'avoit pas oubliée en elle, elle
passa légèrement les requestes de ceulx qui
mieulx luy pleurent, et joyrent d'elle, et eut
en son temps, tant d'eulx que de son mary,
xij ou xiiij enfans. Advint qu'elle fut malade
trèsfort et au lit de la mort acouchée; si eut
tant de grace qu'elle eut temps et loisir de se
confesser et penser à ses pechez et disposer
de sa conscience. Elle véoit, durant sa maladie,
ses enfans trotter devant elle, qui luy
bailloient au cueur trèsgrand regret de les
laisser. Si se pensa qu'elle feroit mal de laisser
son mary chargé de la pluspart d'eulx,
car il n'en estoit pas le père, combien qu'il le
cuidast et que la tenist aussi bonne que nulle
de Paris. Elle fist tant, par le moyen d'une
femme qui la gardoit, que vers elle vindrent
deux hommes qui ou temps passé l'avoient en
amours bien servie. Et vindrent de si bonne
heure que son mary estoit en la ville, et à
cest cop devers les medicins et apothicaires,
ainsi qu'elle luy avoit ordonné et prié. Quand
elle vit ces deux hommes, elle fit tantost venir
touz ses enfans; si commence à dire: «Vous,
ung tel, vous savez ce qui a esté entre vous et
moy du temps passé, dont il me desplaist à
ceste heure amerement. Et si n'est la misericorde
de nostre Seigneur, à qui me recommende,
il me sera en l'autre monde bien cherement
vendu. Toutesfoiz, j'ay fait une folie,
je le cognois; mais de faire la secunde ce seroit
trop mal fait. Véezcy telz et telz de mes
enfans; ilz sont vostres, et mon mary cuide
qu'ilz soient siens. Si feroye conscience de les
laisser en sa charge; si vous prie tant que je
puis qu'après ma mort, qui sera brefment,
vous les prenez avecques vous et les entretenez,
nourrissez et elevez, et en faictes
comme bon père doit faire, car ilz sont vostres.»
Pareillement dist à l'autre, et luy monstra
ses aultres enfans: «Telz et telz sont à
vous, je vous en asseure; je les vous recommende,
en vous priant que vous en acquictez;
et s'ainsi le me voulez promectre, j'en
mourray plus aise.» Et comme elle faisoit ce
partage, son mary va revenir à l'ostel et fut
perceu par ung petit de ses filz qui n'avoit
environ que iiij ou vj ans, qui vistement descendit
en bas encontre de luy effrayement, et
se hasta tant de devaler la montée qu'il estoit
presque hors d'alayne. Et comme il vit son
père, à quelque meschef que ce fut il dist:
«Helas! mon père, avancez vous tost, pour
Dieu!—Quelle chose y a il de nouveau? dit
le père; ta mère est elle morte?—Nenny,
nenny, dit l'enfant; mais avancez vous d'aller
en hault, ou il ne vous demourra enfans nesun.
Ilz sont venuz deux hommes vers ma mère,
mais elle leur donne tous mes frères et mes
seurs; si vous n'allez bien tost, elle donnera
tout.» Le bon homme ne scet que son filz
veult dire; si monta en hault et trouve sa
femme bien malade, sa garde, et deux de ses
voisins, et ses enfans; si demanda que signifie
ce que ung tel de ses filz luy avoit dit du
don qu'elle fait de ses enfans. «Vous le scerez
cy après», dit elle. Il n'en enquist plus
avant pour l'heure, car il ne se doubtoit de
rien. Ses voisins s'en allèrent et commendèrent
la malade à Dieu, et luy promisrent de
faire ce qu'elle leur avoit requis, dont elle les
remercya. Comme elle approucha le pas de la
mort, elle crya mercy à son mary, et luy dist
la faulte qu'elle luy a fait durant qu'elle a esté
allyée avecques luy, et comment telz et telz
de ses enfans sont à ung tel, et telz et telz
sont à ung tel, c'est assavoir à ceulz dont
dessus est touché, et que après sa mort ilz les
prendront et n'en ara jamais charge. Il fut
bien esbahy d'oyr ceste nouvelle; néantmains
il luy pardonna tout, et puis elle mourut; et
il envoya ses enfans à ceulx qu'elle avoit ordonné,
qui les retindrent. Et par ce point il
fut quitte de sa femme et de ses enfans; et si
eut beaucop mains de regret de la perte de sa
femme que de celle de ses enfans.
LA LIIe NOUVELLE.
PAR MONSEIGNEUR DE LA ROCHE.
N'a guères que ung grand gentilhomme,
sage, prudent, et beaucop vertueux,
comme il estoit au lit de la
mort, et eust fait ses ordonnances et
disposé de sa conscience au mieulx qu'oncques
peut, il appella ung seul filz qu'il avoit,
auquel il laissoit foison de biens temporelz. Et
après qu'il luy eut recommendé son ame, celle
de sa mère, qui n'a guères estoit allée de vie
par mort, et généralement tout le collège de
purgatoire, il l'advisa trois choses pour la derrenière
doctrine que jamais luy vouloit baillier,
en disant: «Mon trèscher filz, je vous
advise tout premier que jamais vous ne hantez
tant en l'ostel de vostre voisin que l'on vous y
serve de pain bis. Secundement, je vous enjoinctz
que vous gardez trèsbien de jamais
courre vostre cheval en la valée. Tiercement,
que vous ne prenez jamais femme d'estrange
nacion. Souvienne vous de ces trois poins, et
je ne doubte point que bien ne vous en vienne;
mais si vous faictes au contraire, soiez seur
que vous trouverez que la doctrine de vostre
père vous vaulsist mieulx avoir tenue.» Le bon
filz mercya son père de son bon advertissement,
et luy promect d'escripre ses enseignemens
au plus profund de son entendement, et
si trèsbien en aura memoire que jamais n'yra
au contraire. Tantost après son père mourut,
et furent faictes ses funerailles comme à son
estat et homme de tel lieu qu'il estoit appartenoit:
car son filz s'en voult bien acquitter,
comme celuy qui bien avoit de quoy. Ung
certain temps après, comme l'on a accointance
plus en ung lieu que en l'autre, ce bon
gentilhomme, qui estoit orphenin de père et
de mère et à marier, et ne savoit que c'estoit
de mesnage, s'accointa d'un voisin qu'il avoit,
et de fait la pluspart des jours buvoit et mengeoit
léens. Son voisin, qui maryé estoit et
avoit une trèsbelle femme, se bouta en la
doulce rage de jalousie, et luy vindrent faire
rapport ses yeulx suspeçonneux que nostre
gentilhomme ne venoit en son hostel fors à
l'occasion de sa femme, et que vrayement il
en estoit amoureux, et que à la longue il la
pourroit emporter d'assault. Si n'estoit pas
bien à son aise, et ne savoit penser comment
il se pourroit honnestement de luy desarmer,
car luy dire la chose comme il la pense ne
vauldroit rien; si conclud de luy tenir telz
termes petit à petit qu'il se pourra assez percevoir,
s'il n'est trop beste, que sa hantise
si continuelle ne luy plaist pas. Et pour executer
sa conclusion, en lieu qu'on le souloit
servir de pain blanc, il fist mectre du pain bis.
Et après je ne sçay quants repas, nostre gentilhomme
s'en donna garde, et luy souvint de la
doctrine de son père; si congneut qu'il avoit
erré, si battit sa coulpe et bouta en sa manche
tout secrètement ung pain bis et l'apporta
en son hostel; et en remembrance le pendit
en une corde dedans la grand sale, et ne retourna
plus à la maison de son voisin comme
il avoit fait au paravant. Ung jour entre les
aultres, luy qui estoit homme de deduit,
comme il estoit aux champs, et eussent ses
levriers mis ung lièvre en chasse, il picque
son cheval tant qu'il peut après, et vient rataindre
et lièvre et levriers en une grand valée,
où son cheval, qui venoit de toute sa force,
faillit de quatre piez et tumbe, et se rompit le
col, et il fut trèsbien esbahy, et fut bien eureux,
quand il se vit gardé de mort ne de
bleceure. Il eut toutesfoiz pour recompense le
lièvre; et comme il le tenist et regardast son
cheval que tant amoit, il luy souvint du second
advisement que son père luy bailla, et
que, s'il en eust eu bien memoire, il n'eust pas
ceste perte, ne passé le dangier qu'il a eu bien
grand. Quand il fut à sa maison, il mist au
près du pain bis, à une corde, en sa sale, la
peau du cheval, en mémoire et remembrance
du secund advisement que son père jadiz luy
bailla. Ung certain temps après il luy print
volunté d'aller voyager et veoir païs, si disposa
ses besoignes ad ce, et fist sa finance,
et sercha maintes contrées, et se trouva en
diverses regions, et s'arresta en la fin et fist
residence en l'ostel d'un grand seigneur,
d'une estrange et bien loingtaine marche; et
se gouverna si haultement et si bien léens que
le seigneur fut bien content de luy bailler sa
fille en mariage, jasoit qu'il n'eust cognoissance
de luy fors de ses loables meurs et vertuz.
Pour abreger, il fiança la fille de ce seigneur,
et vint le jour des nopces. Et quand il
cuyda la nuyt coucher avec elle, on luy dist
que la coustume du pays estoit de point coucher
la première nuyt avec sa femme, et qu'il eust
pacience jusqu'au lendemain. «Puis que c'est la
coustume, dist il, je ne quiers jà qu'on la rompe
pour moy.» Son espouse fut menée coucher après
les dances en une chambre, et il en une aultre,
et de bien venir n'y avoit que une paroy entre
ces deux chambres, qui n'estoit que de terre.
Si s'advisa, pour veoir la contenance, de faire
ung pertuys de son espée par dedens la paroy,
et vit trèsbien à son aise son espouse se bouter
en son lit; et vit aussi, ne demoura guères
après, le chapellain de léens qui se vint
bouter auprès d'elle pour luy faire compagnie
affin qu'elle n'eust paour; ou espoir pour faire
l'essay ou prendre le disme advenir, comme
firent les cordeliers dont dessus est touché.
Nostre bon gentilhomme, quand il vit cest
appareil, pensez qu'il eut bien des estoupes
en sa quenoille; et luy vint tantost en memoire
le IIJe advisement que son bon père luy
donna, lequel il avoit mal retenu. Il se conforta
toutesfoiz et dist bien en soy mesmes que
la chose n'est pas si avant qu'il n'en saille
bien. Au lendemain, le bon chapellain, son
lieutenant pour la nuyt, et son predecesseur,
se leva de bon matin, et d'adventure il oblya
ses brayes soubz le chevet du lit à l'espousée.
Et nostre bon gentilhomme, sans faire semblant
de rien, vint au lit d'elle et la salua gracieusement,
comme il savoit bien faire, et
trouva façon de prendre les braies du prestre
sans ce qu'il fust d'ame apperceu. On fist
grand chère tout ce jour; et quand vint au
soir, le lit à l'espousée fut paré et ordonné
tant richement que merveilles, et elle y fut
couchée. Si dist on au sire des nopces que
meshuy, quand il luy plairast, pourra il aller
coucher avecques sa femme. Il estoit fourny
de sa response, et dist au père et à la mère et
aux parens qui le voulrent oyr: «Vous ne savez
qui je suis, et à qui vous avez donné vostre
fille, et en ce m'avez fait le plus hault honneur
qui jamais fut fait à jeune gentilhomme
estrangier, dont je ne vous saroie assez mercier.
Neantmains toutesfoiz, j'ay conclud en
moy mesmes, et suis ad ce resolu, de jamais
coucher avec elle si que luy auray monstré et à
vous aussi qui je suis, quelle chose j'ay et
comment je suis logié.» Le père print tantost
la parolle et dist: «Nous savons trèsbien que
vous estes noble homme et de hault lieu, et
n'a pas Dieu mis en vous tant de belles vertuz
sans les accompaigner d'amys et de richesses.
Nous sommes contens de vous, ne laissez jà à
parachever vostre mariage; tout à temps scerons
nous plus avant de vostre estre quand il
vous plaira.» Pour abréger, il voa et jura de
jamais coucher avec elle si n'estoit en son
hostel, et l'y amenerent son père et sa mère,
et pluseurs de ses parens et amys. Il fist mettre
son hostel à point pour les recevoir, et y
vint ung jour devant eulx. Et tantost qu'il fut
descendu, il print les brayes du prestre qu'il
avoit, et les pendit en sa sale auprès du pain
bis et de la peau du cheval. Trèsgrandement
furent receuz et festoiez les parens et amis de
la bonne espousée; et furent bien esbahiz de
veoir l'ostel d'un tel jeune gentilhomme si
bien fourny de vaisselle, de tapisserie et de
tout aultre meuble; et se reputoient trèseureux
d'avoir si bien allyée leur belle fille.
Comme ilz regardoient par léens, ilz vindrent
en la grand sale, qui estoit pourtendue de belle
tapisserie; si perceurent au milieu le pain bis,
la peau du cheval, et unes brayes qui pendoient,
dont ilz furent beaucop esbahiz, et en
demandèrent la signifiance à leur hoste, le
sire des nopces. Et il leur dit que voluntiers et
pour cause il leur diroit ce qui en est quand
ilz auroient mangé. Le disner fut prest et Dieu
scet qu'ilz furent bien serviz. Ilz n'eurent pas
si tost disné qu'ilz ne demandèrent l'interpretacion
et le mistère du pain bis, de la peau
du cheval, etc., et le bon gentilhomme leur
compta bien au long, et dist que son père au
lit de la mort, comme dessus est narré, luy
avoit baillé trois advisemens. Le premier fut
que jamais ne se trouvast tant en ung lieu
que l'on le servist de pain bis.» Je ne retins
pas bien ceste doctrine: car depuis sa mort je
hantay tant ung mien voisin qu'il se bouta en
jalousie pour sa femme, et, en lieu de pain
blanc que je y eu long temps, on me servit
du bis; et en mémoire et approbacion de la
verité de cest enseignement, j'ay là fait mettre
ce pain bis. Le deuxiesme enseignement que
mon père me bailla fut que jamais ne courusse
mon cheval à la valée. Je ne le retins
pas bien, ung jour qui passa; si m'en print
mal: car, en courant une valée après le lièvre
et mes chiens, mon cheval se rompit le
col, et je fuz trèsbien blecié; et en memoire
de ce est là pendue la peau du cheval qu'alors
je perdy. Le troisiesme enseignement que mon
père me bailla si fut que jamais n'espousasse
femme d'estrange région. Or y ay je failly, et
vous diray comment il m'en est prins. Il est
vray que la première nuyt que vous me refusastes
le coucher avecques vostre fille, qui cy
est, je fu logié en la chambre au plus près de
la sienne; et car la paroy qui estoit entre elle
et moy n'estoit pas trop forte, je la pertuisay
de mon espée, et vy venir coucher avec elle
le chapellain de vostre hostel, qui soubz le
chevet du lit oublya ses braies le matin qu'il
se leva; lesquelles je recouvray, et sont celles
que veez là pendues, qui tesmoignent et approuvent
la canonicque verité du troisiesme
enseignement que jadiz feu mon père me bailla,
lequel je n'ay pas bien retenu; mais, affin que
plus n'y renchoye en la faulte des deux advis
precedens, ces trois bagues que veez m'en feront
doresenavant sage. Et car, la Dieu mercy,
je ne suis pas tant obligé à vostre fille qu'elle
ne me puisse bien quicter, je vous prie que la
remenez et retournez en vostre marche, car
jour que je vive ne me sera de plus près; mais
pource que je vous ay fait venir de loing et
vous ay bien voulu monstrer que je ne suis
pas homme pour avoir le demourant d'un
prestre, je suis content de paier voz despens.»
Les aultres ne sceurent que dire, qui se veoient
conclus et leur tort, voyans aussi qu'ilz sont
loing de leur pays, et que la force n'est pas
leur en ce lieu; si furent contens de prendre
argent pour leurs despens et s'en retourner
dont ilz vindrent, et qui plus y a mis plus y
a perdu. Et par ce compte avez oy que les
trois advis que le bon père bailla à son filz ne
sont pas à oublier; si les retienne chascun pour
autant qu'il sentira qu'il luy peut toucher.
LA LIIIe NOUVELLE.
PAR MONSEIGNEUR L'AMANT DE BRUXELLES.
N'a guères que en l'église de saincte
Goule, à Bruxelles, estoient à ung
matin pluseurs hommes et femmes
qui devoient espouser à la première
messe, qui se dit entre quatre et cinq heures;
et entre aultres qui devoient emprendre
ce doulx et seur estat de mariage, et promectre
en la main du prestre ce que pour rien
ne vouldroient trespasser, il y avoit ung jeune
homme et une jeune fille qui n'estoient pas
des plus riches, mais bonne volunté avoient,
qui estoient l'un près de l'autre, et n'attendoient
fors que le curé les appellast pour
espouser. Auprès d'eulz aussi y avoit ung
homme ancien et une femme vieille qui grand
chevance et foison de richesses avoient, et
par convoitise et grand desir de plus avoir
avoient promis foy et loyaulté l'un à l'autre,
et pareillement attendoient à espouser à ceste
première messe. Le curé vint et chanta ceste
messe trèsdesirée; et en la fin, comme il est de
coustume, devant luy se misrent ceulx qui espouser
devoient, dont y avoit pluseurs, sans les
quatre dont je vous ay compté. Or devez vous
savoir que ce bon curé, qui tout prest estoit devant
l'aultier pour faire et accomplir le mistère
d'espousailles, estoit borgne, et avoit, par
ne sçay quel meschef, puis pou de temps
perdu ung œil. Et n'y avoit aussi guères grand
luminaire en la chapelle ne sur l'aultier; il estoit
aussi en yver, et faisoit fort brun et noir.
Si faillit à choisir: car, quand vint à besoignier
et espouser, il print le vieil homme riche et la
jeune fille pouvre et les joignit par l'aneau
du moustier ensemble. D'aultre costé aussi il
print le jeune homme pouvre et l'espousa à la
vieille femme riche, et ne s'en donnèrent oncques
garde en l'église ne les hommes ne les
femmes, dont ce fut grand merveille, par
especial des hommes, car ilz osent mieux lever
les yeux et la teste quand ils sont devant
le curé à genouz que les femmes, qui sont à
cest cop simples et coyes et n'ont le regard
fiché qu'en terre. Il est de coustume que, au
saillir des espousailles, les amis de l'espousée
la prennent et mainent. Si fut menée la pouvre
jeune fille à l'ostel du riche homme, et
pareillement la vieille riche fut menée en la
pouvre maisonnette du jeune compaignon.
Quand la jeune espousée se trouva en la court
et en la grand sale de l'ostel de l'homme qu'elle
avoit par mesprise espousé, elle fut bien esbahie
et cogneut bien qu'elle n'estoit pas partie
de léens ce jour. Quand elle fut arrière en
la chambre à parer, qui estoit bien tendue de
belle tapisserie, elle vit le beau grand feu,
la belle table couverte où le beau desjuner estoit
tout prest; elle vit le beau buffet bien fourny
de vaisselle: si fut plus esbahie que par avant,
et de ce se donne plus grand merveille qu'elle
ne cognoist ame de ceulx qu'elle ot parler. Elle
fut tantost desarmée de sa faille, où elle estoit
bien enfermée et embronchée, et comme son
espousé la vit à descouvert, et les aultres qui
là estoient, creez qu'ilz furent autant souprins
que si cornes leur venissent. «Comment! dit
l'espousé, et est cecy ma femme? Nostre
Dame! je suis bien eureux! Elle est bien changée
depuis hier, je croy qu'elle a esté à la
fontaine de Jouvence.—Nous ne savons,
dirent ceulx qui l'avoient amenée, dont elle
vient, ne qu'on luy a fait; mais nous savons
certainement que c'est celle que vous ayez huy
espousée, et que nous prismes à l'aultier, car
oncques puis ne nous partit des braz.» La compaignie
fut bien esbahie et longuement sans
mot dire; mais, que que fust simple et esbahy,
la pouvre espousée estoit toute desconfortée,
et ploroit des yeulx tendrement, et ne savoit
sa contenance; elle amast trop mieulx se trouver
avecques son amy, qu'elle cuidoit bien
avoir espousé ce jour. L'espousé, la voyant se
desconforter, en eut pitié et lui dist: «M'amye,
ne vous desconfortez jà, vous estes arrivée
en bon hostel, si Dieu plaist, et n'ayez doubte,
on ne vous y fera jà desplaisir; mais dictes
moy, s'il vous plaist, qui vous estes, et à vostre
advis dont vous venez cy.» Quand elle
l'oyt si courtoisement parler, elle s'asseura
ung peu et luy nomma son père et sa mère,
et dist qu'elle estoit de Bruxelles, et avoit
fiancé ung tel qu'elle luy nomma, et le cuidoit
bien avoir espousé. L'espousé et tous
ceux qui là estoient commencèrent à rire,
et dirent que le curé leur a fait ce tour. «Or
loé soit Dieu, dist de rechef l'espousé, de ce
change! je n'en voulsisse pas tenir bien grand
chose que Dieu vous a envoyée à moy, et je vous
promet par ma foy de vous tenir bonne compaignie.—Nenny,
ce dit-elle en plorant,
vous n'estes pas mon mary. Je veil retourner
devers celuy à qui mon père m'avoit donnée.—Ainsi
ne se fera pas, dit-il; je vous ay espousée
en saincte eglise, vous n'y povez contredire;
vous estes et demourrez ma femme,
et soiez contente, vous estes bien eureuse.
J'ay, la Dieu mercy! de biens assez, dont vous
serez dame et maistresse, et vous feray bien
jolye.» Il la prescha tant, et ceux qui là estoient,
qu'elle fut contente d'obéir. Si desjunèrent
legierement et puis se couchèrent;
et fist le vieil homme du mieux qu'il sceut. Or
retournons à nostre vieille et au jeune compaignon.
Pour abréger, elle fut menée à l'hostel
du père à la fille qui à ceste heure est couchée
avecques le vieil homme. Quand elle se
trouva léens, elle cuida bien enrager, et dist
tout haut: «Et que fays je céens? Que ne me
maine l'on en ma maison, ou à l'ostel de mon
mary? L'espousé, qui vit ceste vieille et l'oyt
parler, fut bien esbahy; si furent son père et
sa mère, et tous ceulx de l'assemblée. Si saillit
avant le père et la mère de léens, qui cogneut
la vieille, et trèsbien savoit à parler
de son mariage, et dit: «On vous a baillé,
mon fils, la femme d'un tel, et creez qu'il a la
vostre; et ceste faulte vient par nostre curé,
qui voit si mal; et ainsi m'aïst Dieu, jasoit que
je fusse loing de vous quand espousastes, si
me cuiday je percevoir de ce change.—Et
qu'en doy je faire? dit l'espousé.—Par ma
foy, dist son père, je ne m'y cognois pas
bien, mais je faiz grand doubte que vous ne
puissez avoir aultre femme.—Saint Jehan!
dist la vieille, je ne le veil point, je n'ay cure
d'un tel chetif! Je seroye bien eureuse d'avoir
ung tel jeune galant qui n'aroit cure de moy, et
me despendroit tout le mien, et, si j'en sonnoye
mot, encores aroie je la teste torchée.
Ostez, ostez, mandez vostre femme, et me
laissez aller où je doy estre.—Nostre Dame!
dit l'espousé, si je la puis recouvrer, je l'ayme
trop mieulx que vous, quelque pouvre qu'elle
soit; mais vous n'en irez pas, si je ne la puis
finer.» Son père et aucuns ses parens vindrent
à l'ostel où la vieille voulsist bien estre;
et vindrent trouver la compaignie qui desjeunoit
au plus fort, et qui faisoient le chaudeau
pour porter à l'espousé et à l'espousée. Ilz comptèrent
leur cas, et on leur respondit: «Vous
venez trop tard: chacun se tienne à ce qu'il
a; le seigneur de céens est content de la femme
que Dieu luy a donnée, il l'a espousée et n'en
veult point d'aultre. Et ne vous en dolez jà,
vous ne fustes jamais si eureux que d'avoir fille
alyée en si hault lieu; vous en serez une foiz tous
riches.» Ce bon père retourne en son hostel,
et vient faire son rapport, dont la vieille cuida
bien enrager. «Voire, dist elle, suis je en ce
point deceue? Par Dieu! la chose n'en demourra
pas ainsi, ou la justice me fauldra.»
Si la vieille estoit bien mal contente, encore
l'estoit bien autant ou plus le jeune espousé,
qui se veoit frustré de ses amours; et encores
l'eust il legerement passé s'il eust peu finer de
la vieille à tout son argent; mais nenny, il la
faillit laisser aller à sa maison, tant menoit
laide vie. Si fut conseillé de la faire citer pardevant
monseigneur de Cambray, et elle pareillement
fist citer le vieil homme qui ha la
jeune femme; et ont encommencé ung gros
procès dont le jugement n'est encores rendu,
si ne vous en sçay que dire plus avant.
LA LIVe NOUVELLE.
PAR MAHIOT D'ANQUASMS.
Ung gentil chevalier de la conté de
Flandres, jeune, bruyant, jousteur,
danseur et bien chantant, se trouva
point ou pays de Haynault, en la
compaignie d'un aultre gentil chevalier de sa
sorte, et demeurant ou dit pays, qui le hantoit
trop plus que la marche de Flandres où il avoit
sa residence et belle et bonne. Mais, comme
souvent advient, amours estoit cause de sa
retenue, car il estoit feru et attaint bien au vif
d'une damoiselle de Maubeuge, et à ceste
occasion Dieu scet qu'il faisoit. Trèssouvent
joustoit, faisoit mommeries, bancquetz, et
generalement tout ce qu'il pensoit qui peust
plaire à sa dame et à luy possible, il le faisoit. Il
fut assez bien en grâce pour ung temps, mais
non pas si avant qu'il eust bien voulu. Son
compaignon le chevalier de Haynau, qui savoit
tout son cas, le servoit au mieulx qu'il
povoit, et ne tenoit pas à sa diligence que ses
besoignes ne fussent bien bonnes et meilleures
qu'elles ne furent. Qu'en vauldroit le long
compte? Le bon chevalier de Flandres ne sceut
oncques tant faire, ne son compagnon aussi,
qu'il peust obtenir de sa dame le gracieux don
de mercy, ainçois la trouva tout temps rigoreuse,
puis qu'il tenoit langage sur ces termes.
Force luy fut toutesfoiz, ses besoignes
estans comme vous oez, de retourner en Flandres.
Si print ung gracieux congé de sa dame,
et luy laissa son compaignon, promist aussi,
s'il ne retournoit de bref, de luy souvent escripre
et mander de son estat. Et elle promist
de sa part luy faire savoir de ses nouvelles.
Advint certain jour après que nostre chevalier
fut retourné en Flandres, que sa dame eut
volunté d'aller en pelerinage, et disposa ses
besoignes ad ce. Et comme le chariot estoit
devant son hostel, et le charreton dedans,
qui estoit ung trèsbeau compaignon,
fort et viste, qui l'adouboit, elle luy gecta
ung coussin sur la teste, et le fist cheoir à pates,
et puis commença à rire trèsfort et bien
hault. Le charreton se sourdit et la regarda
rire, et dist: «Par Dieu, madamoiselle, vous
m'avez fait cheoir; mais creez que je m'en
vengeray bien, car avant qu'il soit nuyt je
vous feray tumber.—Vous n'estes pas si mal
gracieux», dist elle. Et, en ce disant, elle
prend ung aultre coussin, que le charreton ne
s'en donnoit garde, et le fait arrière cheoir
comme devant; et s'elle risit fort au par
avant, elle ne s'en faindit pas à ceste heure.
«Et qu'est cecy, dit le charreton, madamoiselle?
Vous en voulez à moy, faictes; par ma
foy, si j'estoie emprès vous, je n'attendroye
pas de moy venger aux champs.—Et que
feriez vous? dit elle.—Se j'estoie en hault,
je le vous diroye, dit il.—Vous feriez merveilles,
dit elle, à vous oyr; mais vous ne vous
y oseriez trouver.—Non, dit il, et vous le
verrez.» Il saulta jus du chariot, entra dedans
l'ostel, et monta en hault, où madamoiselle
estoit en cotte simple, tant joyeuse qu'on ne
pourroit plus; il la commence à assaillir, et,
pour abreger le compte, elle fut contente qu'il
luy tollist ce que par honneur donner ne luy
povoit. Cela se passa, et au terme accoustumé
elle fist ung trèsbeau petit charreton, ou pour
mieulx dire ung trèsbeau filz. La chose ne
fut pas si secrète que le chevalier de Haynau
ne le sceust tantost, dont il fut bien esbahy;
il escripvit bien à haste par ung propre message
à son compaignon en Flandres comment
sa dame avoit fait ung enfant à l'ayde d'un
charreton. Pensez que l'autre fut bien esbahy
d'oyr ces nouvelles; si ne demoura guères
qu'il ne vint en Haynau, devers son compaignon,
et luy pria qu'ilz allassent veoir sa dame,
et qu'il la veult trop bien tancer et luy dire la
lascheté et néanté de son cueur. Combien que,
pour son meschief advenu, elle ne se monstra
encores guères à ce temps, si trouvèrent façon
ces deux chevaliers, par moyens, qu'ilz vindrent
ou lieu où elle estoit. Elle fut bien honteuse
et desplaisante de leur venue, comme
celle qui bien scet qu'elle n'orra chose d'eulx
qui luy plaise; au fort elle s'asseura, et les
receut comme sa contenance luy apporta. Ilz
commencèrent à deviser d'unes et d'aultres
matières; et nostre bon chevalier de Flandres
va commencer son service et luy dit tant de
villanie qu'on ne pourroit plus: «Or estes vous,
dist il, du monde la femme plus reprouchée et
mains honorée, et avez monstré la grand lascheté
de vostre cueur, qui vous estes habandonnée
à ung meschant villain charreton; tant
de gens de bien vous ont offert leurs services
et vous les avez tous reboutez. Et pour ma
part, vous savez que j'ay fait pour vostre
grâce acquerir; et n'estois-je pas homme pour
avoir ce butin ou mieulx que ung paillard
charreton qui ne fist oncques rien pour vous.—Je
vous requier, monseigneur, dit elle, ne
m'en parlez plus, ce qui est fait ne peut aultrement
estre; mais je vous dy bien que si vous
fussez venu à l'heure du charreton, que autant
eussé je fait pour vous que je feiz pour luy.—Est-ce
cela? dit il. Saint Jehan! il vint à bonne
heure! Le dyable y ait part, que je ne fu si
eureux que de savoir vostre heure!—Vrayement,
dit elle, il vint à l'heure qu'il falloit
venir.—Au dyable, dit il, soit l'heure, vous
aussi, et vostre charreton!» Et à tant se part et
son compaignon le suyt, et oncques depuis
n'en tint compte, et à bonne cause.
LA LVe NOUVELLE.
PAR MONSEIGNEUR DE VILLIERS.
L'année du pardon de Romme n'a
guères passé, estoit ou Daulphiné
la pestilence si grande et si horrible
que la pluspart des gens de bien
habandonnèrent le pais. Durant ceste persécution,
une belle fille, gente et jeune, se sentit
ferue de la maladie; et tout tantost se vint
rendre à une sienne voisine, femme de bien
et de grand façon, et desjà sur l'eage, et lui
compta son piteux cas. La voisine, qui estoit
femme sage et asseurée, ne s'effraya de rien
que l'autre luy comptast, mesme eut bien tant
de courage et d'asseurance en elle, qu'elle la
conforta de parolles et de tant pou de medicine
qu'elle savoit. «Hélas! ce dist la jeune
fille malade, ma bonne voisine, j'ay grand
regret que force m'est aujourd'huy habandonner
ce monde et les beauls et bons passetemps
que j'ay euz longtemps; mais encores, par
mon serment, à dire entre vous et moy, mon
plus grant regret si est qu'il fault que je meure
avant que savoir et sentir des biens de ce
monde; telz et telz m'ont maintesfoiz priée,
et si les ay refusez tout plainement, dont me
desplaist; et creez que si j'en peusse finer
d'un à ceste heure, il ne m'eschapperoit jamais
devant qu'il m'eust monstré comment je fuz
gaignée. L'on me fait entendre que la façon
du faire est tant plaisante que je plains et
complains mon gent et jeune corps qu'il fault
pourrir sans avoir eu ce desiré plaisir. Et à
verité dire, ma bonne voisine, il me semble
si je peusse quelque pou sentir avant ma mort,
ma fin en seroit plus aisée et plus legière à
passer, et à mains de regret. Et que plus est,
mon cueur est à cela que ce me pourroit estre
medicine et cause de garison.—Pleust à Dieu,
dist la vieille, qu'il ne tenist à autre chose,
vous seriez tost garie, ce me semble; car,
Dieu mercy, nostre ville n'est pas encores si
desgarnye de gens qu'on n'y trouvast ung
gentil compaignon pour vous servir à ce besoing.—Ma
bonne voisine, dit la jeune fille,
je vous requier que vous allez devers ung tel,
qu'elle luy nomma, qui estoit ung trèsbeau
gentilhomme, et qui aultrefoiz avoit esté
amoureux d'elle, et faictes tant qu'il vienne
icy parler à moy.» La veille se mect au chemin,
et fist tant qu'elle trouva ce gentilhomme,
qu'elle envoya en sa maison. Tantost qu'il
fut léens, la jeune fille malade, et à cause de
sa maladie plus et mieux colorée, luy saillit
au col et le baisa plus de vingt foiz. Le jeune
filz, plus joyeux qu'oncques mais de veoir
celle que tant avoit amée ainsi vers luy habandonnée,
la saysit sans demeure, et luy monstra
ce que tant desiroit assavoir. Elle ne fut
pas honteuse de le requerre et prier de continuer
ce qu'il avoit encommencé. Et pour abreger,
tant luy fist elle recommencer qu'il n'en
peut plus. Quand elle vit ce, comme celle qui
n'en avoit pas son saoul, el osa bien dire: «Mon
amy, vous m'avez autresfoiz priée de ce dont
je vous requier aujourd'uy, vous avez fait ce
qu'en vous est, je le sçay bien. Toutesfoiz je
ne sçay que j'ay ne qu'il me fault, mais je
cognois que je ne puis vivre se quelque ung
ne me fait compaignie en la façon que m'avez
fait; et pourtant, je vous prie que veillez aller
vers ung tel et l'amenez icy, si cher que vous
avez ma vie.—Il est bien vray, m'amye, je le
sçay bien il fera ce que vous vouldrez.» Ce gentil
homme fut esbahy de ceste requeste; toutesfoiz,
car il avoit tant labouré que plus ne povoit,
il fut content d'aller querre son compaignon
et l'amena devers elle, qui tantost le mist en
besongne, et le laissa ainsi que l'autre. Quand
elle l'eut matté comme son compaignon, elle
ne fut pas mains privée de luy dire son courage,
mais luy prya, comme elle avoit fait
l'aultre, d'amener vers elle ung aultre gentilhomme,
et il le fist. Or sont jà trois qu'elle a
laissez et desconfiz par force d'armes; mais
vous devez savoir que le premier gentilhomme
se sentit malade et féru de l'epidimie tantost
qu'il eut mys son compaignon en son lieu; si
s'en alla hastivement vers le curé, et tout le
mieulx qu'il sceut se confessa, et puis mourut
entre les braz du curé. Son compaignon aussi,
le deuxiesme venu, tantost que au tiers il eut
baillé sa place, se sentit desja trèsmalade, et demandoit
partout après celui qui desjà estoit mort;
il vint rencontrer le curé plorant et demenant
grand dueil, qui luy compta la mort de son bon
compaignon. «Ha! monseigneur le curé, je
suis feru tout comme luy, confessez moy.» Le
curé en grand crainte se despescha de le confesser.
Et quand ce fut fait, ce gentilhomme
malade, à deux heures près de sa fin, s'en
vint à celle qui luy avoit baillé le cop de la
mort, et à son compaignon, aussi, et là trouva
celuy qu'il y avoit amené, et luy dist: «Maudicte
femme! vous m'ayez baillé la mort et à
mon compaignon aussi. Vous estes digne de
estre brullée et mise en cendre. Toutesfoiz je
le vous pardonne, Dieu le vous veille pardonner.
Vous avez l'epydimie et l'avez bailliée
à mon compaignon, qui en est mort entre les
braz du prestre, et je n'en ay pas mains.» Il se
partit à tant et s'en ala mourir une heure
après, en sa maison. Le iije gentilhomme, qui
se voyoit en l'espreuve où ses deux compaignons
estoient mors, n'estoit pas des plus asseurez.
Toutesfoiz il print courage en soy
mesmes et mist et paour et crainte arrière dos;
et s'asseura que celuy qui en beaucop de perilz
et de mortelz assaulx s'estoit trouvé; et
vint au père et à la mère de celle qui l'avoit
deceu et fait morir ses deux compaignons,
et leur compta la maladie de leur fille et quon
y prinst garde. Cela fait, il se conduisit tellement
qu'il eschappa du peril où ses deux
compaignons estoient mors. Or devez vous
savoir que quand ceste ouvrière de tuer gens
fut ramenée en l'ostel de son père, tandiz
qu'on luy faisoit ung lit pour reposer et la faire
suer, elle manda secretement le filz d'un cordonnier
son voisin, et le fist venir en l'estable
des chevaulx de son père et le mist en euvre
comme les aultres, mais il ne vesquist pas
quatre heures après. Elle fut couchée en ung
lit, et la fist on beaucop suer. Et tantost luy
vindrent quatre bosses dont elle fut depuis
trèsbien garie. Et tiens qui en aroit à faire,
qu'on la trouveroit aujourd'huy ou reng de
noz cousines, en Avignon, à Vienne, à Valence,
ou en quelque aultre lieu ou Daulphiné.
Et disent les maistres qu'elle eschappa de
mort à cause d'avoir senty des biens de ce
monde, qui est notable et veritable exemple à
pluseurs jeunes filles de point refuser ung bien
quand il leur vient.
LA LVIe NOUVELLE.
PAR MONSEIGNEUR DE VILLIERS.
N'a guères que en ung bourg de
ce royaume, en la duché d'Auvergne,
demouroit ung gentilhomme;
et de son maleur avoit une
trèsbelle jeune femme. De sa bonté devisera
mon compte. Ceste bonne damoiselle s'accointa
d'un curé qui estoit son voisin de demye
lieue, et furent tant voisins et tant privez
l'un de l'autre que le bon curé tenoit le
lieu du gentilhomme toutes foiz qu'il estoit
dehors. Et avoit ceste damoiselle une chambrière
qui estoit secrétaire de leur fait et
portoit souvent nouvelles au curé et l'advisoit
du lieu et de l'heure pour comparoir seurement
vers sa maistresse. La chose ne fut pas
en la parfin si bien celée que mestier fut à la
compaignie; car ung gentilhomme prochain
parent de celuy à qui ce deshonneur se faisoit
fut adverty du cas, et en advertit celuy
à qui plus touchoit en la façon et manière
qu'oncques mieulx sceut et peut. Pensez que
ce bon gentilhomme, quand il entendit que
à son absence sa femme se aidoit de ce curé,
qu'il n'en fut pas content, et si n'eust esté
son cousin, il en eust prins vengence criminelle
et de main mise, tantost qu'il en fut adverty.
Toutesfoiz il fut content de differer sa
volunté jusques à tant qu'il eust prins au fait
et l'un et l'autre. Et conclurent, luy et son
cousin, d'aller en pelerinage à quatre ou six
lieues de son hostel, et de y mener sa femme
et ce curé pour mieulx se donner garde des
manières qu'ilz tiendront l'un vers l'autre. Au
retourner qu'ilz firent de ce pelerinage, où
monseigneur le curé servit amours le mieulx
qu'il peut, c'est assavoir de oeillades et d'autres
menues entretenances, le mari se fist
mander querir par ung messagier affaictié,
pour aller vers ung seigneur du pais. Il fist
semblant d'en estre mal content et de se partir
à regret; neantmoins, puisque le bon seigneur
le mande, il n'oseroit desobeir. Si part
et s'en va, et son cousin, l'autre gentilhomme,
dit qu'il luy fera compaignie, car c'est
assez son chemin pour retourner en son hostel.
Monseigneur le curé et mademoiselle ne
furent jamais plus joyeux que d'oyr cette nouvelle:
si prindrent conseil et conclusion ensemble
que le curé se partira de léens et
prendra son congié affin que nul de léens n'ait
suspicion de luy, et environ la mynuyt, il retournera
et entrera vers sa dame par le lieu
où il a de coustume. Et ne demoura guères
puis ceste conclusion prinse que nostre curé
se part de léens et dit son adieu. Or devez
vous savoir que le mary et le gentilhomme
son parent s'estoient embuschez en un destroict
par où nostre curé devoit passer; et ne
povoit ne aller ne venir par ailleurs sans soy
trop destourner de son droit chemin. Il virent
passer nostre curé, et leur jugeoit le cueur
qu'il retourneroit la nuyt dont il estoit party;
et aussi c'estoit son intencion. Ilz le laissèrent
passer sans arrester ne dire mot, et s'advisèrent
de faire ung piège trèsbeau, à l'aide
d'aucuns paisans qui les servirent à ce besoing.
Ce piège fut en haste bel et bien fait,
et ne demoura guères que ung loup passant
pays ne s'attrappa léens. Tantost après, véezcy
maistre curé qui vient, la robe courte vestue
et portant le bel espieu à son col. Et quand
vint à l'endroit du piège, il tumbe dedans,
avecques le loup, dont il fut bien esbahy. Et
le loup, qui avoit fait l'essay, n'avoit pas mains
paour du curé que le curé avoit de luy. Quand
noz deux gentilzhommes voyent que nostre
curé est avecques le loup logé, ilz en firent
joye merveilleuse; et dist bien celuy à qui le
fait touchoit plus, que jamais n'en partiroit
en vie, et qu'il l'occira léens. L'autre le blasmoit
de ceste volunté et ne se veult accorder
qu'il meure, trop bien est il content qu'on luy
trenche ses genitoires. Le mary toutesfoiz le
vouloit avoir mort. En cest estrif demourèrent
longuement, en attendant le jour et qu'il feist
cler. Tantdiz que ceste attente se faisoit, madamoiselle,
qui attendoit son curé, ne savoit
que penser qu'il tardoit tant; si se pensa d'y
envoyer sa chambrière, affin de le faire avancer.
La chambrière, tirant son chemin vers
l'ostel du curé, trouva le piège et tumba
avecques le loup et le curé. Qui fut esbahy,
ce fut la chambrière, de se trouver en la fosse
emprès du loup et du curé. «Ha! dit le curé,
je suis perdu, mon fait est descouvert; quelque
ung nous a pourchassé ce passage.» Et
le mary et le gentilhomme son cousin, qui
tout entendoient et véoient, estoient tant aises
qu'on ne pourroit plus; et se pensèrent,
comme si le saint esperit leur eust revelé, que
la maistresse pourroit bien suyvir la chambrière,
ad ce qu'ilz entendirent de la chambrière,
que sa maistresse l'envoyoit devers le
curé pour savoir qu'il tardoit tant de venir
oultre l'heure prinse entre eulx deux. La maistresse,
voyant que le curé et la chambrière
point ne retournoient, et que le jour commenceoit
à approucher, se doubta que la chambrière
et le curé ne feissent quelque chose à
son préjudice, et qu'ilz se pourroient entrerencontrer
à petit bois qui estoit à l'endroit
où le piège estoit fait, si conclud qu'elle ira
veoir s'elle orra nulles nouvelles. Et tire païs
vers l'ostel du curé, et elle venue à l'endroit
du piège, tumbe dedans la fosse avecques les
aultres. Il ne faut pas demander, quand ceste
compaignie se voit ensemble, qui fut le plus
esbahy, et se chacun faisoit sa puissance de
soy tirer hors de la fosse; mais c'est pour
néant; chacun d'eulx se répute mort et deshonoré.
Et les deux ouvriers, c'est asavoir le
mary de la damoiselle et le gentilhomme son
cousin, vindrent au dessus de la fosse saluer
la compaignie, et leur disoient qu'ilz feissent
bonne chère et qu'ilz aprestoient leur desjuner.
Le mary, qui mouroit de faire ung cop
de sa main, trouva façon d'envoyer son cousin
veoir que faisoient leurs chevaulx, qui estoient
en ung hostel assez près; et tantdiz
qu'il se trouva descombré de luy, il fist tant,
à quelque meschef que ce fust, qu'il eut de
l'estrain largement et l'avala dedans la fosse,
et y mist le feu; et là brulla la compaignie,
femme, curé, chambrière et loup. Après ce,
il se partit du païs et manda vers le roy querir
sa remission, laquelle il obtint de legier.
Et disent les aucuns que le roy deut dire
qu'il n'y eut dommage que du pouvre loup qui
fut brullé, qui ne povoit mais du meffait des
aultres.
LA LVIIe NOUVELLE.
PAR MONSEIGNEUR DE VILLIERS.
Tantdiz que l'on me preste audience
et que ame ne s'avance quand à
present de parfournir ceste glorieuse
et edifiant euvre de cent nouvelles,
je vous compteray ung cas qui puis n'aguères
est advenu ou Daulphiné, pour estre mis ou
reng et nombre des dictes nouvelles. Il est
vray que ung gentilhomme du dict Daulphiné
avoit en son hostel une sienne seur environ de
l'eage de xviij à xx ans; et faisoit compaignie
à sa femme, qui beaucop l'amoit et tenoit
chère, et comme deux seurs se doivent contenir
et maintenir ensemble se conduisoient.
Advint que ce gentilhomme fut semons d'un
sien voisin, lequel demouroit à deux petites
lieues de luy, de le venir veoir, luy, sa femme
et sa seur. Ilz y allèrent, et Dieu scet la chère;
et comme la femme de celuy qui festioit la
compaignie menast à l'esbat la femme et la
seur de nostre dit gentilhomme, après soupper,
devisant de pluseurs propos, elles se
vindrent rendre en la maisonnette du bergier
de léens, qui estoit auprès d'un large et grand
parcq à mettre les brebiz, et trouvèrent là le
maistre bergier qui besoignoit entour de ce
parcq. Et, comme femmes scevent enquerre
de maintes et diverses choses, entre aultres
luy demandoyent s'il n'avoit point froit léens.
Il respondit que non, et qu'il estoit plus aise
et mieulx à luy que ceulx qui ont leurs belles
chambres voirrées, nattées, et tapissées. Et
tant vindrent d'unes parolles à aultres par
motz couvers, que leurs devises vindrent à
toucher du train de derrière. Et le bon bergier,
qui n'estoit fol ne esperdu, leur dit que par la
mort bieu il oseroit bien emprendre de faire la
besoigne viij ou ix foiz pour nuyt. Et la seur
de nostre gentilhomme, qui oyoit ce propos,
gectoit l'oeil souvent et menu sur ce bergier;
et de fait jamais ne cessa tant qu'elle vit son
cop de luy dire qu'il ne laissast pour rien
qu'il ne venist la veoir en l'ostel de son frère,
et qu'elle luy feroit bonne chère. Le bergier,
qui la vit belle fille, ne fut pas moyennement
joyeux de ces nouvelles et luy promist la venir
veoir. Et de bref, il fist ce qu'il avoit promis,
et à l'heure prinse d'entre sa dame et luy, se
vint rendre à l'endroit d'une fenestre haulte et
dangereuse à monter; toutesfoiz, à l'ayde
d'une corde qu'elle luy devala, et d'une vigne
qui là estoit, il fist tant qu'il fut en la chambre,
et ne fault pas dire qu'il y fut voluntiers veu.
Il monstra de fait ce dont il s'estoit vanté de
bouche, car avant que le jour venist il fist
tant que le cerf eut viij cornes acomplies, laquelle
chose sa dame print bien en gré. Mais
vous devez savoir que le bergier, avant qu'il
peust parvenir à sa dame, luy failloit cheminer
deux lieues de terre et passer à nou la grosse
rivière du Rone, qui battoit à l'ostel où sa dame
demouroit. Et quand le jour venoit, luy failloit
arrière repasser le Rone; et ainsi s'en retournoit
à sa bergerie. Et continua ceste manière
de faire une grand espace de temps,
sans qu'il fust descouvert. Pendant ce temps
pluseurs gentilzhommes du païs demandèrent
ceste damoiselle, devenue bergière, à mariage;
mais nul ne venoit à soit gré, dont son
frère n'estoit pas trop content, et luy disoit
pluseurs fois. Mais elle estoit tousjours garnye
d'excusanses et responses largement, dont
elle advertissoit son amy le bergier, auquel ung
soir elle promist que, s'il vouloit, elle n'aroit
jamais aultre mary que luy. Et il dit qu'il ne
demanderoit aultre bien: «Mais la chose ne se
pourroit, dit il, conduire, pour vostre frère et
aultres voz amys.—Ne vous chaille, dit elle;
laissez m'en faire, j'en cheviray bien.» Ainsi
promisrent l'un à l'aultre. Neantmains toutesfoiz
il vint ung gentilhomme qui fist arrière
requerre nostre damoiselle bergière, et la
vouloit seulement avoir vestue et habillée
comme à son estat appartenoit, sans aultre
chose. A laquelle chose le frère d'elle eust voluntiers
entendu, et cuida mener sa seur ad
ce qu'elle se y consentist, luy remonstrant ce
qu'on scet faire en tel cas; mais il n'en peut
venir à chef, dont il fut bien mal content.
Quand elle vit son frère indigné contre elle,
elle le tira d'une part et luy dist: «Mon frère,
vous m'avez beaucop pressée et preschée de
moy marier à telz et à telz, et je ne m'y suis
voulu consentir; dont vous requier que ne
m'en sachez mal gré, et me veillez pardonner
le maltalent qu'avez vers moy conceu, et je
vous diray la raison qui à ce me meut et contraint
en ce cas, mais que me veillez asseurer
que ne m'en ferez ne vouldrez pis.» Son frère
luy promist voluntiers. Quand elle se vit asseurée,
elle luy dist qu'elle estoit mariée autant
vault, et que jour de sa vie aultre homme
n'aroit à mary que celuy qu'elle luy monstreroit
ennuyt, s'il veult. «Je le veil bien veoir,
dit il, mais qui est il?—Vous le verrez par
temps», dit elle. Quand vint à l'heure acoustumée,
véezcy bon bergier qui se vint rendre
en la chambre de sa dame, Dieu scet comment
mouillié d'avoir passé la rivière; et le
frère d'elle regarde et voit que c'est le bergier
de son voisin; si ne fut pas pou esbahy, et le
bergier encores plus, qui s'en cuida fuyr quand
il le vit. «Demeure, demeure, dist il, tu n'as
garde. Est-ce, dit il à sa seur, celuy dont vous
m'avez parlé?—Oy vrayement, mon frère,
dit elle.—Or luy faictes, dit il, bon feu,
pour soy chaufer, car il en a bon mestier; et
en pensez comme du vostre; et vrayement,
vous n'avez pas tort si vous luy voulez du
bien, car il se mect en grand dangier pour
l'amour de vous. Et puis que voz besoignes
sont en telz termes, et que vostre courage est
à cela que d'en faire vostre mary, à moy ne
tiendra, et maudit soit qui ne s'en despesche.—Amen,
dit elle, à demain qui vouldra.—Je
le veil, dit il. Et vous, dit il au bergier,
qu'en dictes vous?—Tout ce qu'on veult.—Il
n'y a remède, dit il, vous estes et serez
mon frère; aussi suis je pieça de la houlette,
si doy bien avoir ung bergier à frère.» Pour
abreger le compte du bergier, le gentilhomme
consentit le mariage de sa seur et du bergier,
et fut fait, et les tint tous deux en son hostel,
combien qu'on en parlast assez par le païs.
Et quand il estoit en lieu que l'on en devisoit
et on disoit que c'estoit merveille qu'il n'avoit
fait batre ou tuer le bergier, il respondoit que
jamais ne pourroit vouloir mal à rien que sa
seur amast, et que trop mieulx vouloit avoir
le bergier à beau-frère, au gré de sa seur, que
ung aultre bien grand maistre au desplaisir
d'elle. Et tout ce disoit par farce et esbatement,
car il estoit et a esté toujours trèsgracieux
et nouveau et bien plaisant gentilhomme;
et le faisoit bon oyr deviser de sa seur,
voire entre ses amys et privez compaignons.
LA LVIIIe NOUVELLE.
PAR MONSEIGNEUR LE DUC.
Je congneuz au temps de ma verte
et plus vertueuse jeunesse deux
gentilzhommes, beaulx compaignons,
bien assovis et adressez de
tout ce qu'on doit ou peut loer ung gentilhomme
vertueux. Ces deux estoient tant amys,
allyez, et donnez l'un à l'autre, que d'habillemens,
tant pour leurs corps, leurs gens, leurs
chevaulx, tousjours estoient pareilz. Advint
qu'ilz devindrent amoureux de deux belles
jeunes filles, gentes et gracieuses, et le mains
mal qu'ilz sceurent firent tant qu'elles furent
adverties de leur nouvelle emprinse, du bien,
du service, et de cent mille choses que pour
elles faire vouldroient. Ilz furent escoutez,
mais aultre chose ne s'en ensuyvit. Espoir
qu'elles estoient de serviteurs pourveues, ou
que d'amours ne se vouloient entremettre;
car, à la verité dire, ilz estoient beaulx compaignons
tous deux, et valoient bien d'estre
retenuz serviteurs d'aussi femmes de bien
qu'elles estoient. Quoy que fust, toutesfoiz
ilz ne sceurent oncques tant faire qu'ilz fussent
en grâce, dont ilz passèrent maintes nuiz,
Dieu scet à quelle peine, maudisans puis fortune,
puis amours, et trèssouvent leurs dames
qu'ilz trouvoient tant rigoreuses. Eulx
estans en ceste rage et desmesurée langueur,
l'un dit à son compaignon: «Nous voyons à
l'oeil que noz dames ne tiennent compte de
nous, et toutesfoiz nous enrageons après, et
tant plus nous monstrent de fiertez et de rigueurs,
tant plus les desirons complaire, servir,
et obeyr, qui est, sur ma foy, une haulte
folye. Je vous requier que nous ne tenons
compte d'elles ne qu'elles font de nous, et
vous verrez, s'elles pevent cognoistre que nous
soyons à cela, qu'elles enrageront après nous,
comme nous faisons maintenant après elles.—Helas! dit l'autre, le bon conseil, qui en
pourroit venir à chef!—J'ay trouvé la manière,
dit le premier; j'ay tousdiz oy dire, et Ovide
le mect en son livre du Remède d'amours, que
beaucop et souvent faire la chose que savez
fait oublyer et pou tenir compte de celle qu'on
ayme, et dont on est fort feru. Si vous diray
que nous ferons: faisons venir à nostre logis
deux jeunes filles de noz cousines, et couchons
avec elles, et leurs faisons tant la folye
que nous ne puissons les rains traisner, et
puis venons devant noz dames; et de nous
au dyable qui en tiendra compte.» L'aultre s'i
accorda, et comme il fut proposé et deliberé
fut fait et accomply, car ilz eurent chacun une
belle fille. Et après ce, se vindrent trouver
devant leurs dames, en une feste où elles estoient,
et faisoient bons compaignons la roe,
et se pourmenoient par devant elles, devisans
d'un costé et d'aultre, et faisans cent mille manières
pour dire: «Nous ne tenons compte de
vous», cuidans, comme ilz avoient proposé, que
leurs dames en deussent estre mal contentes,
et qu'elles les deussent rappeller ores ou aultrefoiz;
mais aultrement alla, car s'ilz monstroient
semblant de peu tenir compte d'elles,
elles monstroient tout apertement de rien y
compter, dont ilz se perceurent trèsbien et ne
s'en savoient assez esbahir à l'heure. Si dist
l'un à son compaignon: «Scez tu comment il
est? Par la mort bieu, noz dames ont fait la
folie comme nous. Et ne voiz tu comment elles
sont fières? Elles tiennent toutes telles manières
que nous faisons; si ne me croy jamais
s'elles n'ont fait comme nous. Elles ont prins
chacune ung compaignon et ont fait jusques à
oultrance la folye; au deable les crapaudes!
laissez les là.—Par ma foy! dit l'autre, je le
croy comme vous le dictes, je n'ay pas aprins
de les veoir telles.» Ainsi pensèrent les compaignons
que leurs dames eussent fait comme
eulx, pource qu'il leur sembla à l'heure qu'elles
n'en tenissent compte, comme ilz ne tenoient
compte d'elles, combien qu'il n'en fust
rien, et est assez legier à croire.
LA LIXe NOUVELLE.
PAR PONCELLET.
En la ville de saint Omer avoit naguères
ung gentil compaignon sergent
de roy, lequel estoit marié à
une bonne et loyale femme qui aultresfoiz
avoit esté mariée, et luy estoit demouré
ung filz qu'elle avoit adressée en mariage.
Ce bon compaignon, jasoit ce qu'il eust bonne
et preude femme, neantmains toutesfoiz il
s'employoit de jour et de nuyt de servir amour
partout où il povoit, et tant qu'il luy estoit
possible. Et pour ce que en temps d'yver
sourdent pluseurs foiz les inconveniens plus
de legier qu'en aultre temps à poursuivir la
queste loing, il s'advisa et delibera qu'il ne
se partiroit point de son hostel pour servir
amours, car il y avoit une trèsbelle jeune et
gente fille, chambrière de sa femme, avecques
laquelle il trouveroit manière d'estre son serviteur
s'il pouvoit. Pour abreger, tant fist par
dons et par promesses qu'il eut octroy de faire
tout ce qu'il luy plairoit, jasoit que à grand
peine, pour ce que sa femme estoit tousjours
sus eulx, qui congnoissoit la condicion de son
mary. Ce nonobstant, Amour, qui veult tousjours
secourir à ses vraiz servans, inspira tellement
l'entendement du bon et loyal servant
qu'il trouva moien d'accomplir son jeu, car
il faindit estre trèsfort malade de refroidement,
et dist à sa femme: «Trèsdoulce compaigne,
venez ça: je suis si trèsmalade que plus ne
puis; il me faut aller coucher, et vous prie
que vous faictes tous noz gens coucher, affin
que nul ne face noise ne bruit, et puis venez
en nostre chambre.» La bonne damoiselle,
qui estoit trèsdesplaisante du mal de son
mary, fist ce qu'il luy commenda, et puis
print beaulx draps et les chauffa et mist sus
son mary après qu'il fut couché. Et quand il
fut bien eschauffé par longue espace, il dist:
«M'amye, il suffist, je suis assez bien, Dieu
mercy et la vostre, qui en avez prins tant de
peine; si vous pry que vous en venez coucher
emprès moy.» Et elle qui desiroit la santé et
le repos de son mary, fist ce qu'il lui commendoit
et s'endormit et le plus tost qu'elle peut,
et assez tost après que nostre amoureux perceut
qu'elle dormoit, se coula tout doulcement
jus de son lit, et s'en alla combatre ou
lit de sa dame la chambrière tout prest pour
son veu accomplir, où il fut bien receu et rencontré,
et tant rompirent de lances qu'ilz furent
si las et recreuz qu'il convint qu'en beaux
braz ilz demourassent endormiz. Et comme
aucunes foiz advient, quand on s'endort en
aucun desplaisir ou melencolie, au reveiller
c'est ce qui vient premier à la personne, et est
aucunesfoiz mesme cause du reveil, comme à
la damoiselle advint. Et jasoit que grand soing
eust de son mary, toutesfoiz ne le garda elle
pas bien, car elle trouva qu'il s'estoit de son
lit party. Et taste sur son oreiller, et en sa
place trouva qu'il y faisoit tout froit et qu'il
avoit longtemps qu'il n'y avoit esté. Adonc,
comme toute desesperée saillit sus, et en vestant
sa chemise et sa cotte simple disoit à part
elle: «Lasse meschante, or es tu une femme
perdue et qui fait bien à reproucher, quand
par ta negligence as laissé cest homme perdre.
Helas! pourquoy me suis-je ennuyt couchée
pour ainsi moy habandonner à dormir?
O vierge Marie! veillez mon cueur resjoyr,
et que par ma cause il n'ayt nul mal, car je
me tiendroye coulpable de sa mort.» Et après
ces regrets et lamentacions, elle se part hastivement
et alla querir de la lumière; et affin
que sa chambrière luy tinst compaignie à querir
son mary, elle s'en alla en sa chambre pour
la faire lever, et là endroit trouva la doulce
paire, dormans à braz, et luy sembla bien
qu'ils avoient travaillé cette nuyt, car ilz dormoient
si bien qu'ils ne s'esveillèrent pour personne
qui y entrast, ne pour lumière qu'on y
portast. Et de fait, pour la joye qu'elle eut de
ce que son mary n'estoit point si mal ne si
desvoyé qu'elle esperoit, ny que son cueur
luy avoit jugié, elle s'en alla querir ses enfans
et les varletz de l'ostel elles mena veoir
la belle compaignie, et leur enjoignit expressement
qu'ilz n'en feissent aucun semblant;
et puis leur demanda en basset qui c'estoit
ou lit de la chambrière qui là dormoit avec
elle. Et ses enfans respondirent que c'estoit
leur père, et les varletz que c'estoit leur maistre.
Et puis les ramena dehors, et les fist aller
recoucher, car il estoit trop matin pour eulx
lever; et aussi elle s'en alla elle pareillement
rebouter en son lit, mais depuis ne dormit
guères, tant qu'il fut heure de lever. Toutesfoiz,
assez tost après, la compaignie des vraiz
amans s'esveilla, et se despartirent l'un de
l'aultre amoureusement. Si s'en retourna nostre
maistre en son lit, enprès sa femme, sans
dire mot; et aussi ne fist elle, et faignoit
qu'elle dormoist, dont il fut moult joyeulx,
pensant qu'elle ne sceust rien de sa bonne
fortune; car il la cremoit et doubtoit à merveilles,
tant pour sa paix comme pour la fille.
Et de fait se reprint nostre maistre à dormir
bien fort, et la bonne damoiselle, qui point
ne dormoit, si tost qu'il fut heure de descoucher,
se leva, et pour festoyer son mary et luy
donner quelque chose confortative après la
medicine laxative qu'il avoit prinse celle nuyt,
fist ses gens lever et appella sa chambrière,
et luy dist qu'elle prinst les deux meilleurs
chapons de la chaponnière de l'ostel, et les
appoinctast trèsbien, et puis qu'elle allast à
la boucherie querir le meilleur morseau de
beuf qu'elle pourroit trouver, et si cuisist tout
à une bonne eaue pour humer, ainsi qu'elle
le saroit bien faire; car elle estoit maistresse
et ouvrière de faire bon brouet. Et la bonne
fille, qui de tout son cueur desiroit complaire
à sa damoiselle et encores plus à son maistre,
à l'un par amours, à l'aultre par crainte, dist
que trèsvoluntiers le feroit. Et tantdiz la bonne
damoiselle alla oyr la messe, et au retour
passa par l'ostel de son filz, dont il a esté
parlé, et luy dist que venist disner à l'ostel
avec son mary, et si amenast avec luy trois
ou quatre bons compaignons qu'elle luy nomma,
et que son mary et elle les prioient qu'ilz
venissent disner avec eulx. Et puis s'en retourne
à l'ostel pour entendre à la cuisine, que
le humet ne soit espandu comme par male
garde il avoit esté la nuytée; mais nenny,
car nostre bon mary s'en estoit allé à l'eglise.
Et tantdiz, le filz à la damoiselle alla prier
ceulx qu'elle luy avoit nommez, qui estoient
les plus grands farseurs de toute la ville de
saint Omer. Or revint nostre maistre de la
messe, et fist une grand brassée à sa femme,
et luy donna le bon jour; et aussi fist elle à
luy. Mais pour ce ne pensoit point mains;
toutesfoiz luy dist elle qu'elle estoit bien joyeuse
de sa santé, dont il la mercya et dist: «Voirement
suis je assez en bon point, m'amye,
auprès de la vesprée, et me semble que j'ay
trèsbon appetit; si vouldroye bien aller disner,
si vous vouliez.» Et elle luy dist: «J'en
suis bien contente; mais il fault ung peu attendre
que le disner soit prest, et que telz et
telz qui sont priez de disner avecques vous
soient venuz.—Priez, dit il, et à quel propos?
Je n'en ay cure, et amasse mieulx qu'ilz
demourassent; car ilz sont si grands farseurs
que s'ils scevent que j'aye esté malade, ilz
ne m'en feront que sorner. Au mains, belle
dame, je vous prie qu'on ne leur en die rien.
Et si a une aultre chose: que mengeront ilz?»
Et elle dist qu'il ne se souciast et qu'ilz aroient
assez à menger, car elle avoit fait appointer
les deux meilleurs chapons de léens, et un
trèsbon mousseau pour l'honneur de luy, dont
il fut bien joieux et dist que c'estoit bien fait.
Et tantost après vindrent ceulx que l'on avoit
priez, avecques le filz de la damoiselle. Et
quand tout fust prest, ilz allerent seoir à table
et firent trèsbonne chère, et par especial l'oste,
et buvoient souvent, et d'autant l'un à l'autre.
Et disoit l'oste à son beau filz: «Jehan,
mon amy, je vous pry que vous buvez à vostre
mère, et faictes bonne chère.» Et il dit
que trèsvoluntiers le feroit. Et ainsi qu'il eut
beu à sa mère, la chambrière, qui servoit, survint
à la table. A ce cop et lors la damoiselle
l'appella et luy dist: «Venez çà, ma
doulce compaigne, buvez à moy et je vous
plegeray.—Compaigne dya, dit nostre amoureux,
et dont vient maintenant celle grand
amour? Que male paix y puist mettre Dieu,
veezcy grand nouvelleté!—Voire vraiement,
c'est ma compaigne certaine et loyale; en avez
vous si grand merveille?—Ha dya, Jehanne,
gardez que vous dictes; jà penser pourroit on
quelque chose entre elle et moy.—Et pourquoy
ne feroit? dist elle. Ne vous y ay je
point ennuyt trouvé couché en son lit et dormant
braz à braz?—Couché! dit il.—Voire,
vraiement, dit elle.—Et par ma foy, beaulx
seigneurs, il n'en est rien, et ne le fait que
pour me faire despit, et à la pouvre fille blasme;
car oncques ne m'y trouva.—Non dya? fist
elle; vous l'orrez dire tantost et le vous feray
dire par tous ceulx de céens.» Adonc appella
ses enfans et les varletz qui estoient devant la
table, et leur demanda s'ilz avoient point veu
leur père couché avec la chambrière, et ilz
dirent que oy. Et leur père respondit: «Vous
mentez, mauvais garçons, vostre mère le vous
fait dire.—Sauf vostre grâce, père, nous
vous y vismes couché; aussi firent nos varletz.—Qu'en
dictes vous? dit la damoiselle.—Vrayement
il est vray, dirent ilz.» Et lors
il y eut grand risée de ceux qui là estoient,
et le menèrent terriblement aux abaiz, car la
damoiselle leur compta comment il s'estoit
fait malade et toute la manière de faire, ainsi
qu'elle avoit esté, et comment, pour le festoyer,
elle avoit fait appareiller le disner et prier
ses amys, qui de plus en plus renforcèrent la
chose, dont il fut si honteux que à peine savoit
il tenir manière, et ne se sceut aultrement sauver
que de dire: «Or avant, puis que chacun
est contre moy, il fault bien que je me taise
et que j'accorde tout ce qu'on veult, car je
ne puis tout seul contre vous tous.» Après,
commanda que la table fut ostée, et incontinent
graces rendues, appella son beau fils et
luy dist: «Jehan, mon amy, je vous prie
que si les aultres m'accusent de cecy, que
m'excusez en gardant mon honneur, et allez
veoir à ceste pouvre fille qu'on luy doit, et la
paiez si largement qu'elle n'ayt cause de soy
plaindre, puis la faictes partir; car je sçay
bien que vostre mère ne la souffrera plus demourer
céens.» Le beau filz alla faire ce qui
luy estoit commandé, et puis retourna aux
compaignons qu'il avoit amenez, lesquelz il
trouva parlans à sa mère, et la remercyoient
de ses biens, puis prindrent congié et s'en
allèrent. Et les aultres demourèrent à l'ostel;
et fait à supposer que depuis en eurent maintes
devises ensemble. Et le gentil amoureux
ne beut point tout l'amer de son vaisseau à ce
disner; et à ce propos peut on dire de chiens,
d'oiseaux, d'armes, d'amours: Pour ung plaisir
mille doleurs. Et pour ce nul ne s'i doit
bouter s'il n'en veult à la foiz gouster. Et
ainsi doncques, comment qu'il en advenist,
acheva le gentil compaignon sa queste en
ceste partie, par la manière que dit est.
LA LXe NOUVELLE.
PAR PONCELET.
N'a pas guères qu'en la ville de Malines
avoit trois damoiselles, femmes
de trois bourgois de la ville, riches,
puissans et bien aisiez, lesquelles
furent amoureuses de trois frères mineurs;
et pour plus celéement et couvertement leur
fait conduire, soubz umbre de dévocion se
levoient chacun jour une heure ou deux devant
le jour, et quand il leur sembloit heure
d'aller veoir leurs amoureux, elles disoient à
leurs mariz qu'elles alloient à matines et à
la première messe. Et par le grand plaisir
qu'elles y prenoient, et les religieux aussi,
souvent advenoit que le jour les sourprenoit
si largement qu'elles ne savoient comment
saillir de l'ostel que les aultres religieux ne
s'en apperceussent. Pourquoy, doubtans les
grans perilz et inconveniens qui en povoient
sourdre, fut prinse conclusion par eulz tous
ensemble que chacune d'elles aroit habit de
religieux, et feroient faire grands corones sur
leurs testes, comme s'elles estoient du convent
de léens; tant que finalement à ung certain
jour qu'elles y retournèrent après, tantdiz
que leurs mariz guères n'y pensoient, elles
venues ès chambres de leurs amys, ung barbier
secret fut mandé, c'est asavoir ung des
frères de léens, qui fist aux damoiselles à
chacune une corone sur la teste. Et quand
vint au departir, elles vestirent leurs habiz
qu'on leur avoit appareilliez, et en cest estat
s'en retournèrent devers leurs hostelz et s'en
allèrent devestir, et mettre jus leurs habiz de
devocion sus certaines matrones affaictées,
et puis retournèrent emprès leurs mariz. Et
en ce point continuèrent grand temps sans ce
que personne s'en apperceust. Et pource que
dommage eust esté que telle devocion et traveil
n'eust esté congneu, fortune promist et
voult que à certain jour que l'une de ces bourgoises
s'estoit mise au chemin pour aller au
lieu accoustumé, l'embusche fut descouverte,
et de fait fut prinse à tout l'abit dissimulé par
son mary, qui l'avoit poursuye, et luy dist:
«Beau frère, vous soiez le trèsbien trouvé!
je vous pry que retournez à l'ostel, car j'ay
bien à parler à vous de conseil.» Et en cest
estat la remena, dont elle ne fist jà feste. Or
advint, quand ilz furent à l'ostel, le mary commença
à dire en manière de farse: «Très
doulce compaigne, dictes vous, par vostre foy,
que la vraye devocion dont tout ce temps
d'yver avez esté esprise vous fait endosser
l'abit de saint Françoys, et porter coronne
semblable aux bons frères? Dictes moy, je
vous requier, qui a esté vostre recteur, ou, par
saint François, vous l'amenderez.» Et fist
semblant de tirer sa dague. Adoncques la pouvrette
se jecta à genoux et s'escrya à haulte
voix, disant: «Hélas! mon mary, je vous cry
mercy, aiez pitié de moy, car j'ay esté seduicte
par mauvaise compaignie. Je sçay bien
que je suis morte, si vous voulez, et que
je n'ay pas fait comme je deusse; mais je ne
suis pas seule deceue en celle manière, et si
vous me voulez promettre que ne me ferez
rien, je vous diray tout.» Adonc son mary
s'i accorda. Et adonc elle luy dit comment
pluseurs foiz elle estoit allé au dit monastère
avec deux de ses compaignes, desquelles deux
des religieux s'estoient enamourez; et en les
compaignans aucunesfoiz à faire collacion en
leurs chambres, le tiers fut d'elle esprins d'amours,
en luy faisant tant d'humbles et doulces
requestes, qu'elle ne s'en estoit sceu excuser;
et mesmement par l'instigacion et enortement
de ses dictes compaignes, disans qu'elles
aroient bon temps ensemble, et si n'en saroit-on
rien. Lors demanda le mary qui estoient
ses compaignes; et elle les nomma. Adonc
sceut-il qui estoient leurs mariz, et dit le
compte qu'ilz buvoient souvent ensemble;
puis demanda qui estoit le barbier, et elle luy
dit, et les noms des trois religieux. Le bon
mary, consyderant ces choses, avecques les
doloreuses ammiracions et piteux regretz de
sa femmelette, dit: «Or garde bien que tu ne
dyes à personne que je sache parler de ceste
matère, et je te promectz que je ne te feray jà
mal.» La bonne damoiselle luy promist que
tout à son plaisir elle feroit. Et incontinent se
part et alla prier au lendemain au disner les
deux mariz et les deux damoiselles, les trois
cordeliers et le barbier, et ilz promisrent d'y
venir. Lesquelz venuz, et eulx assis à table,
firent bonne chère sans penser à leur male
adventure. Et après que les tables furent
ostées, pour conclure de l'escot, firent pluseurs
manières de faire mises avant joyeusement
sur quoy l'escot seroit prins et soustenu;
ce toutesfoiz qu'ilz ne sceurent trouver,
n'estre d'accord, tant que l'oste dist: «Puisque
nous ne savons trouver moien de payer
nostre escot par ce qui est mis en termes, je
vous diray que nous ferons: nous le ferons
paier à ceulx de la compaignie qui la plus
grande coronne portent sur la teste, reservez
ces bons religieux, car ilz ne paieront rien à
présent.» A quoy ilz s'accordèrent tous, et furent
contens qu'ainsi en fust, et le barbier en
fut le juge. Et quand tous les hommes eurent
monstré leurs coronnes, l'oste dist qu'il falloit
veoir si leurs femmes en avoient nulles. Si ne
fault pas demander s'il en y eut en la compaignie
qui eurent leurs cueurs estrains. Et
sans plus attendre, l'oste print sa femme par
la teste et la descouvrit. Et quand il vit ceste
coronne, il fist une grand admiracion, faindant
que rien n'en sceust, et dist: «Il
fault veoir les aultres s'elles sont coronnées
aussi.» Adonc leurs mariz les firent deffubler,
qui pareillement furent trouvées coronnées
comme la première, de quoy ilz ne firent
jà trop grand feste, nonobstant qu'ilz en
feissent grandes risées, et tout en manière de
jouyeuseté dirent que l'escot estoit gaigné, et
que leurs femmes le devoient. Mais il failloit
savoir à quel propos ces coronnes avoient
esté enchargées, et l'oste, qui estoit assez
joyeux du mistère et de leur adventure, leur
compta tout le demené de la chose, sur telle
protestacion qu'ilz le pardonneroient à leurs
femmes pour ceste foiz, parmy la penitence
que les bons religieux en porteroient en leur
presence; laquelle chose les deux mariz accordèrent.
Et incontinent l'oste fist saillir quatre
ou cinq roiddes galans hors d'une chambre,
tous advertiz de leur fait, et prindrent
beaulx moynes, et leur donnèrent tant des
biens de léens qu'ilz en peurent entasser sus
leurs dos, et puis les boutèrent hors de l'ostel;
et les aultres demourèrent illec encores
une espace, en laquelle ne fault doubter qu'il
n'y eust pluseurs devises qui longues seroient
à racompter: si m'en passe pour cause de
brefté.
LA LXIe NOUVELLE.
PAR PONCELET.
Ung jour advint que en une bonne
ville de Haynaut avoit ung bon marchant
maryé à une vaillant femme,
lequel trèssouvent alloit en marchandise,
qui estoit par adventure occasion à
sa femme qu'elle amoit aultre que luy, en laquelle
chose elle continua assez longuement.
Néantmains toutesfoiz l'embusche fut descouverte
par ung sien voisin qui parent estoit au
mary, et demouroit à l'opposite de l'ostel du
dit marchant, dont il vit et apperceut souvent
le galant entrer de nuyt, et saillir hors
de l'ostel au marchant. Laquelle chose venue
à la cognoissance de celuy à qui le dommage
se faisoit, par l'advertissement du voisin,
fut moult desplaisant; et, en remerciant
son parent et voisin, dit que brefvement
y pourvoiroit, et qu'il se bouteroit du soir en
sa maison, pour mieulx veoir qui yroit et
viendroit en son hostel. Et finalement faindit
d'aller dehors et dist à sa femme et à ses gens
qu'il ne savoit quand il reviendroit; et luy,
party au plus matin, ne demoura que jusques
à la vesprée, qu'il bouta son cheval quelque
part, et s'en vint couvertement sus son cousin,
et là regarda par une petite treille, attendant
s'il verroit ce que guères ne lui plairoit.
Et tant attendit que environ neuf heures
de nuyt, le galand, à qui la damoiselle avoit
fait savoir que son mary estoit hors, passa
ung tour ou deux par devant l'ostel de la belle
et regarda à l'huys pour veoir s'il y pourroit
entrer; mais encores le trouva il fermé. Se
pensa bien qu'il n'estoit pas heure, pour les
doubtes; et ainsi qu'il varioit là entour, le
bon marchant, qui pensoit bien que c'estoit
son homme, descendit et vint à l'huys et dist:
«Mon amy, nostre damoiselle vous a bien
oy, et pource qu'il est encores temps assez,
et qu'elle a doubte que nostre maistre ne retourne,
elle m'a requis que je vous mette dedens,
s'il vous plaist.» Le compaignon, cuidant
que ce fust le varlet, s'adventura et entra
léens avecques luy, et tout doulcement
l'huys fut ouvert, et le mena tout derrière en
une chambre, où il avoit une moult grand
huche, laquelle il defferma et le fist entrer
ens, que si le marchand revenoit, qu'il ne
le trouvast pas, et que sa maistresse le viendroit
assez tost mettre hors et parler à luy.
Et tout ce souffrit le gentil galant pour mieulx
avoir, et aussi pour tant qu'il pensoit que l'autre
dist verité. Et incontinent se partit le marchand
le plus celéement qu'il peut, et s'en
alla à son cousin et à sa femme et leur dist:
«Je vous promectz que le rat est prins; mais
il nous fault adviser qu'il en est de faire.» Et
lors son cousin, et par especial sa femme,
qui n'aimoit point l'autre, furent bien joyeulx
de la venue, et dirent qu'il seroit bon qu'on
le montrast aux parens de la femme, affin
qu'ils cognoissent son gouvernement. Et celle
conclusion prinse, le marchand alla à l'ostel
du père et de la mère de sa femme et leur dist
que si jamais ilz vouloient veoir leur fille en
vie qu'ilz venissent hastivement en son logis.
Tantost saillirent sus, et tantdiz qu'ilz s'appoinctoient,
il alla pareillement querir deux
des frères et des seurs d'elle, et leur dist
comme il avoit fait au père et à la mère. Et
puis les mena tous en la maison de son cousin,
et illec leur compta toute la chose ainsi
qu'elle estoit, et la prinse du rat. Or convient
il savoir comment le gentil galant, pendant ce
temps, se gouverna en celle huche, de laquelle
il fut gaillardement delivré, attendu l'adventure;
et la damoiselle, qui se donnoit grands
merveilles se son amy ne viendroit point, alloit
devant et derrière pour veoir s'elle en orroit
point de nouvelle. Et ne tarda guères que le
gentil compaignon, qui oyt bien que l'en passoit
assez près de luy, et si le laissoit on là,
print à hurter du poing à sa huche tant que
la damoiselle l'oyt qui en fut moult espoentée.
Neantmains demanda elle qui c'estoit, et le
compaignon luy respondit: «Helas! trèsdoulce
damoiselle, ce suis je qui me meurs icy de
chault et de doute, et qui me donne grand
merveille de ce que m'y avez fait bouter, et
si n'y allez ne venez.» Qui fort lors fut esmerveillée,
ce fut elle, et dist: «Ha! vierge Marie!
et pensez vous, mon amy, que je vous
y aye fait mectre?—Par ma foy, dit il, je
ne scay, au mains est venu vostre varlet à
moy, et m'a dit que luy aviez requis qu'il me
mist en l'ostel, et que j'entrasse en ceste huche,
affin que vostre mary ne me trouvast,
si d'adventure il retournoit pour ceste nuyt.—Ha!
dit elle, sur ma vie! ce a esté mon mary.
A ce coup suis je une femme perdue, et est
tout nostre fait sceu et descouvert.—Savez
vous qu'il y a? dit-il. Il convient que l'on me
mette dehors, ou je rompray tout, car je n'en
puis plus endurer.—Par ma foy! dit la damoiselle,
je n'en ay point la clef, et si vous le
rompez je suis deffaicte, et dira mon mary
que je l'aray fait pour vous sauver.» Finalement
la damoiselle chercha tant qu'elle trouva
des vieilles clefs entre lesquelles en y eut une
qui delivra le pouvre prisonnier. Et quand il
fut hors il troussa sa dame, et luy monstra le
courroux qu'il avoit sur elle, laquelle le print
paciemment. Et à tant se voult partir le gentil
amoureux; mais la damoiselle le print et accola,
et luy dist que s'il s'en aloit ainsi, elle
estoit aussi bien deshonorée que s'il eust rompu
la huche: «Qu'est-il donc de faire? dist le
galant.—Si nous ne mettons quelque chose
dedans et que mon mary le treuve, je ne me
pourray excuser que je ne vous aye mis hors.—Et
quelle chose y mettra l'on? dit le galant,
affin que je parte, car il est heure.—Nous
avons, dit-elle, en cest estable ung asne que
nous y mettrons, si vous me voulez aider.—Oy,
par ma foy, dit il.» Adonc fut cest asne
jecté en la huche, et puis la refermèrent, et le
galant print congé d'un doulx baiser et se
partit en ce point par une yssue de derrière,
et la damoiselle s'en alla prestement coucher.
Et après ne demoura guères que le mary, qui,
tantdiz que ces choses se faisoient, assembla
ses gens et les amena à l'ostel de son cousin,
comme dit est, où il leur compta tout l'estat
de ce qu'on lui avoit dit, et aussi comment
il avoit prins le galant à ses barres. «Et à
celle fin, dit il, que vous ne disiez que je
veille imposer à vostre fille blasme sans cause,
je vous monstreray à l'œil et au doy le ribauld
qui ce deshonneur nous a fait; et prie, avant
qu'il saille hors, qu'il soit tué.» Adonc chacun
dit que si seroit il. «Et aussi, dit le marchant,
je vous rendray vostre fille pour telle qu'elle
est.» Et de là se partent les aultres avecques
luy, qui estoient moult dolens des nouvelles,
et avoient torches et flambeaulx pour
mieulx choisir par tout, et que rien ne leur
peust eschapper. Et hurtèrent à l'huys si rudement
que la damoiselle y vint premier avant
que nul de léens s'esveillast, et leur ouvrit
l'huys. Et quand ilz furent entrez, elle
ledangea son mary, son père, sa mère et les
aultres, en monstrant qu'elle estoit bien esmerveillée
quelle chose à celle heure les amenoit.
Et à ces motz son mary hausse et luy
donne belle buffe, et luy dit: «Tu le sceras
tantost, faulse telle et quelle que tu es.—Ha!
regardez que vous dictes; amenez vous pour
ce mon père et ma mère ici?—Oy, dist la
mère, faulse garse que tu es, on te monstrera
ton loudier prestement.» Et lors ses seurs dirent:
«Et par Dieu, seur, vous n'estes pas
venue de lieu pour vous gouverner ainsi.—Mes
seurs, dit elle, par tous les sains de
Romme, je n'ay rien fait que une femme de
bien ne doyve et puisse faire, ne je ne doubte
point qu'on doye le contraire monstrer sur
moy.—Tu as menty, dit son mary, je le
monstraray tout incontinent, et sera le ribauld
tué en ta presence. Sus tost, ouvre moy ceste
huche.—Moy! dit elle; et en verité je croy
que vous resvez, ou que vous estes hors du
sens; car vous savez bien que je n'en portay
oncques la clef, mais pend à vostre cincture
avecques les vostres dès le temps que vous y
mettiez voz estres. Et pourtant, si vous la voulez
ouvrir, ouvrez la. Mais je prie à Dieu que
ainsi vrayement qu'oncques je n'euz compaignie
avecques celuy qui est là dedens enclos,
qu'il m'en delivre à joye et à honneur, et que
la mauvaise envye qu'on a sur moy puisse icy
estre averée et demonstrée; et aussi sera elle,
comme j'ay bon espoir.—Je croy, dit le
mary, qui la veoit à genoux, plorant et gemissant,
qu'elle scet bien faire la chate moillée,
et, qui la vouldroit croire, elle sceroit bien
abuser gens; et ne doubtez, je me suis pieçà
perceu de la traynée. Or sus, je vois ouvrir
la huche; si vous prie, messeigneurs, que
chacun tienne la main à ce ribauld, qu'il ne
nous eschappe, car il est fort et roidde.—N'ayez
paour, dirent ilz tous ensemble, nous
en scerons bien faire.» Adonc tirent leurs
espées et prindrent leurs mailletz pour assommer
le pouvre amoureux, et luy dirent: «Or,
te confesse là, car jamais n'aras prestre de
plus près.» La mère et les seurs, qui ne vouloient
point veoir celle occision, se tirèrent
d'une part; et, ainsi que le bon homme eut
ouvert la huche, et que cest asne veist la lumière,
il commença à recaner si hideusement
qu'il n'y eut là si hardy qui ne perdist sens
et memoire. Et quand ilz virent que c'estoit
ung asne, et qu'il les avoit ainsi abusez, ilz
se vouldrent prendre au marchant, et luy dirent
autant de honte qu'oncques saint Pierre
eut d'honneurs, et mesmes les femmes luy
vouloient courre sus. Et de fait, s'il ne s'en
fust fuy, les frères de la damoiselle l'eussent
là tué, pour le grand blasme et deshonneur
qu'il luy avoit fait et voulu faire. Et finalement
en eut tant à faire qu'il convint que la paix
et traictié en fussent refaiz par les notables de
la ville, et en furent les accuseurs tousjours
en indignacion du marchant. Et dit le compte
que à celle paix faire y eut grand difficulté et
pluseurs protestacions des amys de la damoiselle,
et d'aultre part pluseurs promesses bien
estroictes du marchant, qui depuis bien et
gracieusement s'i gouverna, et ne fut oncques
homme meilleur à femme qu'il fut toute sa vie;
et ainsi usèrent leurs jours ensemble.
LA LXIIe NOUVELLE.
PAR MONSEIGNEUR DE QUEVRAIN.
Environ le mois de juillet, alors que
certaines convencions et assemblée
se tenoit entre la ville de Calais et
Gravelinghes, assez près du chastel
d'Oye, à laquelle assemblée estoient pluseurs
princes et grands seigneurs, tant de la
partie de France comme d'Angleterre, pour
adviser et traictier de la rençon de monseigneur
d'Orléans, estant lors prisonnier du
roy d'Angleterre; entre lesquels de la dicte
partie d'Angleterre estoit le cardinal de Viscestre,
qui à ladicte convencion estoit venu
en grand et noble estat, tant de chevaliers,
escuiers, que d'autres gens d'église. Et entre
les autres nobles hommes avoit ung qui se
nommoit Jehan Stocton, escuier trenchant, et
Thomas Brampton, eschanson du dit cardinal,
lesquels Jehan et Thomas Brampton se entreaymoient
autant ou plus que pourroient
faire deux frères germains ensemble; car de
vestures, harnois et habillemens estoient tousjours
d'une façon au plus près que ilz pouvoient;
et la plus part du temps ne faisoient
que ung lict et une chambre, et oncques n'avoit
on veu que entr'eulx deux que aucunement
y eut quelque courroux, noise ou maltalent.
Et quand le dit cardinal fut arrivé au
dit lieu de Calais, on bailla pour le logis des
ditz nobles hommes l'hostel de Richard Fery,
qui est le plus grand hostel de la dicte ville
de Calais; et ont de coustume les grands
seigneurs, quand ilz arrivent au dit lieu passans
et revenans, d'y logier. Le dit Richard
estoit marié, et estoit sa femme de la nacion
du pays de Hollande, qui estoit belle, gracieuse,
et bien luy advenoit à recevoir gens.
Et durant la dite convencion, à laquelle on
fut bien l'espace de deux mois, iceulx Jehan
Stocton et Thomas Brampton, qui estoient si
comme en l'aage de xxvij à xxviij ans, ayans
leur couleur de cramoisy vive, et en point de
faire armes par nuyt et par jour; durant lequel
temps, nonobstant les privautez et amitiez
qui estoit entre ces deux seconds et
compaignons d'armes, le dit Jehan Stocton,
au deceu du dit Thomas, trouva manière
d'avoir entrée et faire le gracieulx envers leur
dite hostesse, et y continuoit souvent en devises
et semblables gracieusetiez que on a de
coustume de faire en la queste d'amours; et
en la fin s'enhardit de demander à sa dicte
hostesse la courtoisie, c'est asavoir, qu'il peust
estre son amy et elle sa dame par amours. A
quoy, comme faindant d'estre esbahie de telle
requeste, lui respondit tout froidement que luy
ne aultre elle ne haioit, ne ne vouldroit hayr,
et qu'elle amoit chacun par bien et par honneur.
Mais il povoit sembler à la manière de
sa dicte requeste, qu'elle ne pourroit ycelle
accomplir que ce ne fut grandement à son
deshonneur et scandale, et mesmement de sa
vie, et que pour chose du monde à ce ne
vouldroit consentir. Adonc le dit Jehan respliqua,
disant qu'elle lui povoit trèsbien accorder:
car il estoit celuy qui luy vouloit
garder son honneur jusqu'à la mort, et ameroit
mieulx estre pery et en l'autre siècle tourmenté
que par sa coulpe elle eust deshonneur;
et qu'elle ne doubta en rien que de sa part
son honneur ne fut gardé, luy suppliant de
rechef que sa requeste luy voulsist accorder,
et à tousjours mais se reputeroit son serviteur
et loyal amy. Et à ce elle respondit, faisant
manière de trembler, disant que de bonne
foy il luy faisoit mouvoir le sang du corps,
de crainte et de paour qu'elle avoit de luy accorder
sa requeste. Lors s'approucha d'elle,
et luy requist ung baiser, dont les dames et
damoiselles du dit pays d'Angleterre sont assés
liberales de l'accorder; et en la baisant
luy pria doulcement qu'elle ne fut paoureuse
et que de ce qui seroit entre eulx deux jamais
nouvelle n'en seroit à personne vivant. Lors
elle lui dist: «Je voys bien que je ne puis de
vous eschapper que je ne face ce que vous
voulez; et puis qu'il fault que je face quelque
chose pour vous, sauf toutesfoiz tousjours
mon bon honneur, vous savez l'ordonnance
qui est faicte de par les seigneurs estans en ceste
ville de Calais, comment il convient que chacun
chief d'hostel face une foys la sepmaine,
en personne, le guet par nuyt, sur la muraille
de la dicte ville. Et pour ce que les seigneurs
et nobles hommes de monseigneur le cardinal,
vostre maistre, sont céens logez en grand
nombre, mon mary a tant fait par le moien
d'aucuns ses amis envers mon dit seigneur le
cardinal, qu'il ne fera qu'ung demy guet, et
entens qu'il le doit faire jeudy prochain, depuis
la cloche du temps au soir jusques à la
mynuyt; et pour ce, tantdiz que mon dit mary
sera au guet, si vous me voulez dire aucunes
choses, les orray trèsvoluntiers, et me trouverez
en ma chambre, avecques ma chambrière»,
la quelle estoit en grand vouloir de
conduire et acomplir les voluntés et plaisirs
de sa maistresse. Lequel Jehan Stocton fut de
ceste response moult joyeux, et en remerciant
sa dicte hostesse luy dit que point n'y aroit
de faulte que au dit jour il ne venist comme
elle luy avoit dit. Or se faisoient ces devises
le lundy precedent après disner, mais il ne
fait pas à oublier de dire comment le dit Thomas
Brampton avoit ou desceu de son dit
compaignon Jehan Stocton fait pareilles diligences
et requestes à leur dicte hostesse, laquelle
ne luy avoit oncques voulu quelque
chose accorder, fors luy bailler l'une foiz
espoir, et l'autre doubte, en luy disant et remonstrant
qu'il pensoit trop peu à l'honneur
d'elle, car s'elle faisoit ce qu'il requeroit,
elle savoit de vray que son mary et ses parens
et amys luy osteroient la vie du corps.
Et ad ce respondit le dit Thomas: «Ma trèsdoulce
damoiselle et hostesse, pensez que je
suis noble homme, et pour chose qui me peust
advenir ne vouldroye faire chose qui tournast
à vostre deshonneur ne blasme; car ce ne
seroit point usé de noblesse. Mais creez fermement
que vostre honneur vouldroye garder
comme le mien; et ameroye mieulx à morir
qu'il en fust nouvelles, et n'ay amy ne personne
en ce monde, tant soit mon privé, à qui
je vouldroye en nulle manière descouvrir nostre
fait.» Laquelle, voyant la singulière affection
et desir du dit Thomas, luy dit le
mercredy ensuyvant que le dit Jehan avoit
eu la gracieuse response cy dessus de leur
dicte hostesse, que, puis qu'el le véoit en si
grand volunté de luy faire service en tout bien
et en tout honneur, qu'elle n'estoit point si
ingrate qu'elle ne le vousist recognoistre. Et
lors luy alla dire comment il convenoit que
son mary, lendemain au soir, allast au guet
comme les aultres chefz d'ostel de la ville,
en entretenant l'ordonnance qui sur ce estoit
faicte par la seigneurie estant en la ville; mais,
la Dieu mercy, son mary avoit eu de bons
amis entour monseigneur le cardinal, car ilz
avoient tant fait envers luy qu'il ne feroit que
demy guet, c'est assavoir depuis mynuyt jusques
au matin seulement, et que si ce pendant
il vouloit venir parler à elle, elle orroit
voluntiers ses devises; mais pour Dieu qu'il
y vint si secrètement qu'elle n'en peust avoir
blasme. Et le dit Thomas luy sceut bien
respondre que ainsi desiroit il de faire. Et à
tant se partit en prenant congié. Et le lendemain,
qui fut le dit jour de jeudy, au vespre,
après ce que la cloche du guet avoit esté sonnée,
le dit Jehan Stocton n'oblya pas à aller
à l'heure que sa dicte hostesse luy avoit mise.
Et ainsi qu'il vint vers la chambre d'elle, il
entra et la trouva toute seulle; laquelle le receut
et luy fist trèsbonne chère, car la table y estoit
mise. Lequel Jehan requist que avecques elle
il peust soupper, affin de eulx mieulx ensemble
deviser, ce qu'elle ne luy voult de prime face
accorder, disant qu'elle pourroit avoir charge
si on le trouvoit avec elle. Mais il luy requis,
tant qu'elle le luy accorda; et le soupper fait,
qui sembla estre audit Jehan moult long, se
joignit avecques sa dicte hostesse; et après
ce s'esbatirent ensemble si comme nu à nu.
Et avant qu'il entrast en la dicte chambre, il
avoit bouté en ung de ses doiz ung aneau d'or
garny d'un beau gros dyamant qui bien povoit
valoir la somme de trente nobles. Et en
eulx devisant ensemble, ledit aneau luy cheut
de son doy dedans le lit, sans ce qu'il s'en
apperceust. Et quand ilz eurent illec esté ensemble
jusques après la xj. heure de la
nuyt, la dicte damoiselle luy pria moult doulcement
que en gré il voulsist prendre le plaisir
qu'elle luy avoit peu faire, et que à tant il
fust content de soy habiller et partir de la
dicte chambre, affin qu'il n'y fust trouvé de
son mary, qu'elle attendoit si tost que la mynuyt
seroit sonnée, et qu'il luy voulsist garder
son honneur, comme il luy avoit promis.
Lequel, ayant doubte que ledit mary ne retournast
incontinent, se leva, habilla et partit
d'icelle chambre ainsi que xij heures estoient
sonnées, sans avoir souvenance de son dit
dyamant qu'il avoit laissé ou lit. Et en yssant
hors de la dicte chambre et au plus près
d'icelle, le dit Jehan Stocton encontra le dit
Thomas Brampton, son compaignon, cuidant
que ce fust son hoste Richard. Et pareillement
le dit Thomas, qui venoit à l'heure que
sa dame luy avoit mise, semblablement cuida
que le dit Jehan Stocton fust le dit Richard,
et attendit ung peu pour savoir quel chemin
tiendroit celuy qu'il avoit encontré. Et puis
s'en alla et entra en la chambre de la dicte
hostesse, qu'il trouva comme entrouverte, laquelle
tint manière comme toute esperdue et
effrayée, en demandant au dit Thomas, en
manière de grand doubte et paour, s'il avoit
point encontré son mary qui partoit d'illec
pour aller au guet. Lequel luy dist que trop
bien avoit encontré ung homme, mais il ne
savoit qui il estoit, ou son mary ou aultre, et
qu'il avoit ung peu attendu pour veoir quel
chemin il tiendroit. Et quand elle eut ce oy,
elle print hardiement de le baiser, et luy dist
qu'il fust le bien venu. Et assez tost après,
sans demander qui l'a perdu ne gaigné, le dit
Thomas trousse la damoiselle sur le lit en faisant
cela. Et puis après, quand elle vit que
c'estoit, à certes se despoillèrent et entrèrent
tous deux ou lit, car ilz firent armes en sacrifiant
au Dieu d'amours et rompirent pluseurs
lances. Mais en faisant les dictes armes
il advint au dit Thomas une adventure, car il
sentit soubz sa cuisse le dyamant que le dit
Jehan Stocton y avoit laissé; et comme non
fol ne esbahy, le print et le mist en l'un de
ses doiz. Et quand ilz eurent esté ensemble
jusques à lendemain de matin, que la cloche
du guet estoit prochaine de sonner, à la requeste
de la dicte damoiselle il se leva, et en
partant s'entreaccolèrent ensemble d'un baisier
amoureux. Ne demoura guère que le dit
Richart retourna du guet, où il avoit esté
toute la nuyt, en son hostel, fort refroidy et eschargé
du fardeau de sommeil, qui trouva sa
femme qui se levoit; laquelle luy fist faire du
feu, et s'en alla coucher et reposer, car il
estoit traveillé de la nuyt. Et fait à croire que
aussi estoit sa femme: car, pour la doubte
qu'elle avoit eue du traveil de son mary, elle
avoit bien peu dormy toute la nuyt. Et environ
deux jours après toutes ces choses faictes,
comme les Anglois ont de coustume après
qu'ilz ont oy la messe de aller desjeuner en
la taverne, au meilleur vin, lesdictz Jehan et
Thomas se trouvèrent en une compaignie
d'aultres gentilzhommes et marchans, et allèrent
ensemble desjeuner, et se assirent les
dictz Stocton et Brampton l'un devant l'autre.
Et en mengeant, le dict Jehan regarda sur les
mains du dit Thomas, qui avoit en l'ung de
ses doiz le dict dyamant. Et quand il l'eut
grandement advisé, il luy sembloit vrayement
que c'estoit celuy qu'il avoit perdu, ne savoit
en quel lieu et quand, et pria au dit Thomas
qu'il luy voulsist monstrer le dit dyamant, lequel
luy bailla. Et quand il l'eut en sa main,
recongneut bien que c'estoit le sien, et demanda
au dit Thomas dont il luy venoit, et
qu'il estoit sien. A quoy le dit Thomas respondit
au contraire que non, et que à luy
appartenoit. Et le dit Stocton maintenoit que
depuis peu de temps l'avoit perdu, et que, s'il
l'avoit trouvé en leur chambre où ilz couchoient,
qu'il ne faisoit pas bien de le retenir,
attendu l'amour et fraternité qui tousjours
avoit esté entre eulx deux; tellement que pluseurs
haultes parolles s'en ensuyvirent, et
fort se animèrent et courroussèrent l'un contre
l'autre. Toutesvoies le dit Thomas vouloit
tousjours ravoir le dit dyamant; mais
n'en peut finer. Et quand les aultres gentilzhommes
et marchans virent la dicte noise,
chacun s'employa à l'accordement d'icelle,
pour trouver manière de les appaiser; mais
rien n'y valoit, car celuy qui perdu avoit le
dit dyamant ne le vouloit laisser partir de ses
mains, et celuy qui l'avoit trouvé le vouloit
ravoir, et tenoit à la belle adventure que l'avoir
eu cest eur et avoir joy de l'amour de
sa dame; et ainsi estoit la chose difficile à
appoincter. Finalement l'un desdictz marchans,
voyant que ou demené de la matère
on n'y prouffitoit en rien, si dist qu'il luy
sembloit qu'il avoit advisé ung aultre expedient,
dont les dictz Jehan et Thomas devroient
estre contens; mais il n'en diroit mot
si les dictes parties ne se soubzmettoient, en
peine de dix nobles, que de tenir ce qu'il en
diroit; dont chacun de ceulx estans en la
dicte compaignie dirent que bien avoit dit
le marchant, et incitèrent les dictz Jehan et
Thomas de faire la dicte soubzmission, et
tant en furent requis qu'ilz s'i accordèrent.
Lequel marchant ordonna que le dit dyamant
seroit mis en ses mains, puis que tous ceulx
qui du dit différent avoient parlé et requis
de l'appaiser n'en n'avoient peu estre creuz,
et que après ce, que, eulx partiz de l'ostel où
ilz estoient, au premier homme, de quelque
estat ou condicion qu'il fust, qu'ilz rencontreroient
à l'yssue du dit hostel, compteroient
toute la manière du dit different et noise estant
entre les ditz Jehan et Thomas; et ce
qu'il en diroit ou ordonneroit seroit tenu
ferme et stable par les dictes deux parties.
Ne demoura guères que du dit hostel se partit
toute la compaignie, et le premier homme
qu'ilz encontrèrent au dehors d'icelluy, ce
fut le dit Richard, hoste des dictes deux parties;
auquel par le dit marchant fut dit et
narré toute la manière du dit différent. Lequel
Richard, après ce qu'il eut tout oy et qu'il
eut demandé à ceulx qui illec estoient presens
si ainsi en estoit allé, et que les dictes
parties ne s'estoient voulu laisser appoincter
et appaisier par tant de notables personnes,
dist par sentence que le dit dyamant luy demourroit
comme sien et que l'une ne l'autre
des parties ne l'aroit. Et quand le dit Thomas
vit qu'il avoit perdu l'adventure de la
treuve du dit dyamant, fut bien desplaisant.
Et fait à croire que autant estoit le dit Jehan
Stocton, qui l'avoit perdu. Et lors requist le
dit Thomas à tous ceulx qui estoient en la
compaignie, reservé leur dit hoste, qu'ilz voulsissent
retourner en l'ostel où ilz avoient desjeuné,
et qu'ilz leur donneroit à disner, affin
qu'ilz fussent advertiz de la manière et
comment le dit diamant estoit venu en ses
mains; tous lesquelx luy accordèrent. Et en
attendant le disner qui s'appareilloit, leur
compta l'entrée et la manière des devises
qu'il avoit eu avecques son hostesse, comment
et à quelle heure elle luy avoit mis heure pour
se trouver avecques elle, tantdiz que son
mary seroit au guet, et le lieu où le dyamant
avoit esté trouvé. Lors le dit Jehan Stocton,
oyant ce, en fut moult esbahy, soy donnant
grand merveille; et en soy signant, dist que
tout le semblable luy estoit avenu en la propre
nuyt, ainsi que cy devant est declaré, et
que il tenoit fermement avoir laissé cheoir
son dyamant où le dit Thomas l'avoit trouvé,
et qu'il luy devoit faire plus mal de l'avoir
perdu qu'il ne faisoit au dit Thomas, lequel
n'y perdoit rien, car il luy avoit chier cousté.
A quoy le dit Thomas respondit qu'il ne le
devoit point plaindre si leur hoste l'avoit adjugé
estre sien, attendu que leur hostesse en
avoit eu beaucop à souffrir, et qu'il avoit eu
le pucellaige de la nuytée; et le dit Thomas
avoit esté son page et de son esquyrie et allant
après luy. Et ces choses contentèrent
assez bien le dit Jehan Stocton de la perte de
son dyamant, pource que aultre chose n'en
pouvoit avoir. Et de ceste adventure tous
ceulx qui présens estoient commencèrent à
rire et menèrent grand joye. Et après ce qu'ilz
eurent disné, chacun retourna où bon lui
sembla.
LA LXIIIe NOUVELLE.
PAR M. MONTBLERU.
Montbleru se trouva, a environ deux
ans, à la foyre d'Envers, en la compaignie
de monseigneur d'Estampes,
qui le deffrayoit, qui est une chose
qu'il prend assez bien en gré. Ung jour entre
les aultres, d'adventure il rencontra maistre
Ymbert de Playne, maistre Roland Pipe, et
Jehan Le Tourneur, qui luy firent grand
chère. Et pour ce qu'il est plaisant et gracieux,
comme chacun scet, ilz desirèrent sa compaignie
et luy prièrent de venir loger avec eulx,
et qu'ilz feroient la meilleure chère de jamais.
Montbleru de prinsault s'excusa sur monseigneur
d'Estampes, qui l'avoit là amené, et
dist qu'il ne l'oseroit habandonner: «Et la raison
y est bonne, car il me deffraye de tout
point», dit-il. Néantmains toutesfoiz il fut content
d'abandonner monseigneur d'Estampes,
ou cas que entre eulx le voulsissent deffrayer;
et eulx, qui ne desiroient que sa compaignie,
accorderent legierement et de bon cueur ce
marchié. Or escoutez comment il les paya.
Ces trois bon seigneurs, maistre Ymbert,
maistre Roland, et Jehan Le Tourneur, demourerent
à Envers plus qu'ilz ne pensoient
quand ilz partirent de la court, et soubz esperance
de bref retourner, n'avoient apporté
chacun qu'une chemise; si devindrent les
leurs, leurs couvrechefz et petiz draps, bien
sales, et à grand regret leur venoit d'eulx
trouver en ce party, car il faisoit bien chault,
comme en la saison de Penthecoste. Si les
baillèrent à blanchir à la chambrière de leur
logis ung samedy au soir, quand ilz se couchèrent,
et les devoient avoir blanches au
lendemain, à leur lever. Et si eussent ilz, mais
Montbleru les en garda bien. Et pour venir au
fait, la chambriere, quand vint au matin,
qu'elle eut blanchy ces chemises, couvrechefz
et petiz draps, les sechez au feu, et ploiez
bien et gentement, elle fut appellée de sa
maistresse pour aller à la boucherie faire la
provision pour le disner. Elle fist ce que sa
maistresse luy commenda, et laissa en la cuisine,
sur une scabelle, tout ce bagage, chemises,
couvrechefz, et petiz draps, esperant à
son retour les retrouver; à quoy elle faillit,
car Montbleru, quand il peut veoir du jour,
se lève de son lit et print une robe longue sur
sa chemise, et descendit en bas. Il vint veoir
qu'on disoit en la cuisine, où il ne trouva ame,
fors seullement ces chemises, couvrechiefz,
et petiz draps, qui ne demandoient que marchand.
Montbleru congneut tantost que c'estoit
sa charge, si y mist la main, et fut en
grand effroy où il les pourroit sauver. Une foiz
il pensoit de les bouter dedans les chaudières
et grands potz de cuyvre qui estoient en la
cuisine, aultrefoiz de les bouter en sa manche;
bref il les bouta en l'estable de ses chevaulx,
bien enfardelées dedans le fain et ung gros
monceau de fiens; et cela fait, il s'en revint
coucher dont il estoit party d'emprès de Jehan
Le Tourneur. Or veezcy la chambriere retournée
de la boucherie, qui ne trouve pas ces
chemises, qui ne fut pas bien contente, et
commence à demander par tout qui en scet
nouvelles. Chacun à qui elle en demandoit
disoit qu'il n'en savoit rien, et Dieu scet la vie
qu'elle menoit. Et veezcy les serviteurs de ces
bons seigneurs qui attendent après leurs chemises,
qui n'osent monter vers leurs maistres,
et enragent tous vifz, si font l'oste et l'ostesse
et la chambriere. Quand vint environ neuf
heures, ces bons seigneurs appellent leurs
gens, mais nul ne vient, tant craindent à dire
les nouvelles de ceste perte à leurs maistres.
Toutesfoiz en la fin, qu'il estoit entre xj et
xij, l'oste vint et les serviteurs; et fut dit à
ces bons seigneurs comment leurs chemises
estoient desrobées, dont les aucuns perdirent
pacience, comme maistre Ymbert et maistre
Roland. Mais Jehan Le Tourneur tint assez
bonne maniere, et n'en faisoit que rire, et appella
Montbleru, qui faisoit la dormeveille, qui
savoit et oyoit tout, et luy dist: «Montbleru,
véezcy compaignons bien en point: on nous
a desrobé noz chemises.—Saincte Marie!
que dictes vous? dit Montbleru, contrefaisant
l'endormy, véezcy mal venu.» Quand on eut
grand pièce tenu parlement de ces chemises
perdues, dont Montbleru cognoissoit bien le
larron, ces bons seigneurs dirent: «Il est jà
tard, nous n'avons encores point oy de messe,
et si est Dimanche; et si ne povons bonnement
aller sans chemises: qu'est il de faire?—Par
ma foy, dist l'oste, je n'y sçay d'aultre
remède, que je vous preste chacun une
chemise des miennes, telles qu'elles sont; elles
ne sont pas pareilles aux vostres, mais elles
sont blanches, et si ne povez mieulx faire.» Ilz
furent contens de prendre ces chemises de
l'oste, qui estoient courtes et estroictes, et de
dure et aspre toille, et Dieu scet qu'il les faisoit
bon veoir. Ilz furent prestz, Dieu mercy;
mais il estoit si tard qu'ilz ne savoient où ilz
pourroient oyr messe. Alors dist Montbleru,
qui tenoit trop bien manière: «Tant que d'oyr
messe, il est meshuy trop tard; mais je sçay
une eglise en ceste ville où nous ne fauldrons
point de veoir Dieu.—Encores vault il mieulx
que rien, dirent ces bons seigneurs. Allons,
allons, et nous avançons vistement, c'est trop
tardé: car perdre noz chemises, et ne oyr
point aujourdhuy de messe, ce seroit mal sur
mal; et pourtant il est temps d'aler à l'église,
si meshuy nous voulons ouyr la messe.» Montbleru
les mena en la grand eglise d'Envers,
où il y a ung Dieu sur ung asne. Quand ilz
eurent chacun dit une paternostre, ilz dirent
à Montbleru: «Où est ce que nous verrons
Dieu?—Je le vous monstreray», dit il. Alors
il leur monstra ce Dieu sur l'asne, et leur dist:
«Véezlà Dieu: vous ne fauldrez jamais à quelque
heure de veoir Dieu céens.» Ilz se commencèrent
à rire, jasoit ce que la doleur de
leurs chemises ne fust pas encores appaisée.
Et sur ce point ilz s'en vindrent disner et furent
depuis ne sçay quans jours à Envers; et
après se despartirent sans avoir leurs chemises,
car Montbleru les mist en lieu sauf, et les
vendit depuis cinq escuz d'or. Or advint,
comme Dieu le voult, que en la bonne sepmaine
de quaresme ensuyvant le mercredy,
Montbleru se trouva au disner avecques ces
trois bons seigneurs dessuz nommez; et entre
aultres parolles il leur ramentut leurs chemises
qu'ilz avoient perdues à Envers, et dist:
«Hélas! le pouvre larron qui vous desroba, il
sera bien damné si son meffait ne lui est pardonné
de par Dieu, et de par vous; vous ne
le vouldriez pas?—Ha! dit maistre Ymbert,
par dieu, beau sire, il ne m'en souvenoit plus,
je l'ay pieçà oublié.—Au mains, dit Montbleru,
vous luy pardonnez, faictes pas?—Saint
Jehan, dist il, je ne vouldroye pas qu'il
fust damné pour moy.—Et par ma foy, c'est
bien dit, dist Montbleru. Et vous, maistre
Roland, ne luy pardonnez vous pas aussi?»
A grand peine disoit-il le mot; toutesfoiz il
dist qu'il luy pardonnoit, mais pour ce qu'il
pert à regret, le mot luy coustoit plus à prononcer.
«Et vrayement, vous luy pardonnerez
aussi, maistre Roland, dist Montbleru; qu'avez
vous gaigné d'avoir damné ung pouvre
larron pour une meschante chemise et ung
couvrechef?—Et je luy pardonne vrayement,
dist il lors, et l'en clame quicte, puisqu'ainsi
est que aultre chose n'en puis avoir.—Et par
ma foy, vous estes bon homme», dist Montbléru.
Or vint le tour de Jehan Le Tourneur.
Si luy dist Montbleru: «Or ça, Jehan, vous ne
ferez pas pis que les aultres, tout est pardonné
à ce pouvre larron de chemises, si à vous ne
tient.—A moy ne tiendra pas, dit il, je luy
ay pieçà pardonné, et luy en baille de rechef
absolucion.—On ne pourroit mieulx dire, dit
Montbleru, et par ma foy, je vous sçay trèsbon
gré de la quictance que vous avez faicte
au larron de voz chemises, et en tant qu'il me
touche, car je suis le larron mesmes qui vous
desrobay voz chemises à Envers; je prens ceste
quictance à mon prouffit, et vous en mercye
toutesfoiz, car je le doy faire.» Quand Montbleru
eut confessé ce larrecin, et qu'il eut
trouvé sa quictance par le party qu'avez oy, il
ne fault pas demander si maistre Ymbert,
maistre Roland et Jehan Le Tourneur furent
bien esbahiz, car ilz ne se fussent jamais
doubtez qui leur eust fait ceste courtoisie. Et
luy fut bien reprouché, voire en esbatant, ce
pouvre larrecin. Mais luy, qui scet son entregens,
se desarmoit gracieusement de tout ce
dont charger le vouloient; et leur disoit bien
que c'estoit sa coustume que de gaigner et de
prendre ce qu'il trouvoit sans garde, specialement
à telles gens qu'ilz estoient. Ilz n'en
firent que rire; mais trop bien demandèrent
comment il les desroba. Et il leur declara tout
au long, et dist aussi qu'il avoit eu de tout ce
butin cinq escuz, dont ilz n'eurent ne demandèrent
aultre chose.
LA LXIVe NOUVELLE.
PAR MESSIRE MICHAULT DE CHANGY.
Il est bien vray que naguères, en ung
lieu de ce pays que je ne puis nommer,
et pour cause; mais au fort, qui
le scet si s'en taise comme je fays,
avoit ung maistre curé qui faisoit raige de confesser
ses parrochiennes. De fait, il n'en eschappoit
pas une qui ne passast par là, voire des
plus jeunes. Au regard des veilles, il n'en tenoit
compte. Quand il eut longuement maintenu
ceste saincte vie et ce vertueux exercice,
et que la renommée en fut espandue par toute
la marche et ès terres voisines, il fut puny en
la façon que vous orrez, et par l'industrie de
l'un de ses parrochiens, à qui toutesfoiz il n'avoit
encores rien meffait touchant sa femme.
Il estoit ung jour au disner, et faisoit bonne
chère en l'ostel de son parrochien que je vous
dy. Et comme il estoient ou meilleur endroit
de leur disner et qu'ilz faisoient le plus grand
het, veezcy leens venir ung homme qui s'appelle
Trenchecoille, lequel se mesle de taillier
gens, d'arracher dens, et d'un grand tas d'aultres
brouilleries; et avoit ne sçay quoy à besoigner
à l'oste de léens. L'oste l'encueillit
tresbien et le fist seoir, et sans se faire beaucoup
prier, il se fourre avecques nostre curé et
les aultres; et s'il estoit venu tard, il met
peine d'aconsuyvir ceulx qui le mieulx avoient
viandé. Ce maistre curé, qui estoit grand
farseur et fin homme, commence à prendre la
parolle à ce trenchecoille et luy va demander
de son mestier et de cent mille choses, et
le trenchecoille luy respondoit au propos le
mieulx qu'il savoit. A chef de pièce, maistre
curé se vire verz l'oste et en l'oreille luy dist:
«Voulons nous bien tromper ce trenchecoille?—Oy,
je vous en prie, ce dit l'oste;
mais en quelle manière le pourrons-nous faire?—Par
ma foy, dit le curé, nous le tromperons
trop bien, si vous me voulez aider.—Et je
ne demande aultre chose, dit l'oste.—Je vous
diray que nous ferons, dit le curé: je faindray
avoir mal au coillon et marchanderay à
lui de le m'oster, et me feray lyer et mettre
sur la table tout en point, comme pour le
trencher. Et quand il viendra près et il vouldra
veoir que c'est pour ouvrer de son mestier,
je me leveray et luy monstreray le derrière.—Et
que c'est bien dit, dist l'oste, qui
à coup pensa ce qu'il vouloit faire; vous ne
feistes jamais mieulx; laissez nous faire entre
nous aultres, nous vous aiderons bien à parfaire
la farce.—Je le veil, dit le curé.» Après
ces paroles monseigneur le curé rassaillit nostre
trenchecoille d'unes et d'aultres, et en la
parfin luy dist, pardieu, qu'il avoit bien mestier
d'un tel homme qu'il estoit, et qu'il avoit
ung coillon tout pourry et gasté, et vouldroit
qu'il luy eust cousté bonne chose, et qu'il eust
trouvé homme qui bien luy sceust oster. Et si
froidement le disoit que le le trenchecoille
cuidoit veritablement qu'il deist voir. Lequel
luy respondit: «Monseigneur le curé, je veil
bien que vous sachez, sans nul despriser, ne
moy vanter de rien, qu'il n'y a homme en ce
pays qui mieulx que moi vous sceust aider;
et pour l'amour de l'oste de ceens, je vous
feray de ma peine telle courtoisie, si vous vous
voulez mettre en mes mains, que par droit vous
en devrez estre content.—Et vrayment, dit
maistre curé, c'est bien dit.» Conclusion, pour
abreger, ilz furent d'accort. Et tost après fut
la table ostée, et commença maistre trenchecoille
à faire ses préparatoires pour besoigner;
et d'aultre part le bon curé se mettoit à point
pour faire la farse, qui ne lui tourna pas à jeu,
et devisoit à l'oste et aux aultres comment il
devoit faire. Et tantdis que ces approuches
d'un costé et d'aultre se faisoient, l'oste de
léens vint au trenchecoille, et luy dist:
«Garde bien, quelque chose que ce prestre te
dye, quand tu le tiendras pour ouvrer à ses
coillons, que tu les lui trenches tous deux rasibus,
et n'y fay faulte, si cher que tu as ton
corps.—Saint Martin, si feray je, dist le
trenchecoille, puis qu'il vous plaist. J'ai ung
instrument si prest et si bien trenchant, que je
vous feray present de ses genitoires avant qu'il
ait loisir de moy rien dire.—Or on verra que tu
feras, dist l'oste; si tu faulx, je ne te fauldray
pas.» Tout fut prest, et la table apportée, et
monseigneur le curé en pourpoint, qui bien
contrefaisoit l'adolé, et promectoit bon vin à
ce trenchecoille. L'oste aussi et les serviteurs
de léens, qui devoient tenir bon curé, qui n'avoient
garde de le laisser eschapper. Et affin
d'estre plus seur, le lièrent trop bien, et luy
disoient que c'estoit pour mieux faire la farce,
et quand il vouldroit ilz le laisseroient aller;
et il les creut comme fol. Or vint ce vaillant
trenchecoille garny à la couverte main de son
petit rasoir, et commença à vouloir mettre les
mains aux coillons de monseigneur le curé:
«A dya! dit monseigneur le curé, faictes à
traict et tout beau; tastez les le plus doulcement
que vous pourrez, et après je vous diray lequel
je veil avoir osté.—Trop bien», dit il: et lors
tout souef lève la chemise et prend ses maistres
coillons, gros et quarrez, et sans en plus
enquerir, subitement les luy trencha tous deux
d'un seul cop. Et bon curé de cryer, et de faire
la plus male vie que jamais fist homme. «Hola!
hola, dist l'oste, pille la pacience, ce qui est fait
est fait; laissez-vous adouber.» Alors le trenchecoille
le mect à point du surplus qui en
tel cas appartient, et part et s'en va, attendant
de l'oste il savoit bien quoy. Or ne fault-il pas
demander se monseigneur le curé fut bien
camus de se veoir ainsi desgarny. Et mectoit
sus à l'oste qu'il estoit cause de son meschef;
mais Dieu scet qu'il s'en excusoit bien, et disoit
que si le trenchecoille ne se fust si tost
sauvé, qu'il l'eust mis en tel estat que jamais
n'eust fait bien après. «Pensez vous, dit il,
qu'il ne me desplaist bien de vostre ennuy, et
plus beaucop qu'il est advenu en mon hostel?»
Ces nouvelles furent tost vollées par toute la
ville; et ne fault pas dire que aucunes damoiselles
n'en furent bien marries d'avoir perduz
les instrumens de monseigneur le curé; mais
aussi d'aultre part les dolens mariz en furent
si joyeulx qu'on ne vous saroit dire n'escripre
la dixiesme partie de leur lyesse. Ainsi que
vous avez oy fut maistre curé puny, qui tant
d'aultres avoit trompez et deceuz; et oncques
depuis ne se osa veoir entre gens, mais reclus
et plain de melencolie fina bien tost après ses
dolens jours.
LA LXVe NOUVELLE.
PAR MONSEIGNEUR LE PRÉVOST DE WASTENNES.
Comme souvent l'on mect en terme
pluseurs choses dont en la fin on se
repent, et à tard, advint naguères
que ung gentil compaignon, demourant
en ung village assez près du Mont-Saint-Michel,
se devisoit à ung soupper, present sa
femme, et aucuns estrangiers et pluseurs de
ses voisins, d'un hostellain dudit Mont-Saint-Michel,
et disoit, affermoit et juroit sur son
honneur, qu'il portoit le plus beau membre, le
plus gros et le plus quarré qui fust en toute
la marche d'environ; et avecques ce, qui n'empire
pas le jeu, il s'en aidoit tellement et si
bien que les quatre, les v, les six foiz ne luy
coustoient non plus que s'on les prinst en
la corne de son chaperon. Tous ceulx de la
table oyrent bien voluntiers le bon bruyt qu'on
donnoit à cet hostellain du Mont-Saint-Michel,
et en parlèrent chacun comme il l'entendoit.
Mais qui que y prinst garde, la dame de
leens, femme au racompteur de l'ystoire, y
presta trèsbien l'oreille, et luy sembla bien
que la femme estoit eureuse et bien fortunée
qui de tel mary estoit douée. Et pensa dèslors
en son cueur que, s'elle povoit trouver honneste
voye et subtille, elle se trouvera quelque
jour audit Saint-Michel, et à l'ostel de
l'homme au gros membre se logeroit; et ne
tiendra que à luy qu'elle n'espreuve si le bon
bruyt qu'on luy donne est vray. Pour executer
ce qu'elle avoit proposé et en son courage
deliberé, au chef de vj ou viij jours, elle print
congé de son mary, pour aller en pelerinage
au Mont-Saint-Michel. Et pour colorer l'occasion
de son voyage, elle, comme femmes sçavent
bien faire, trouva une bourde toute affaictée.
Et son mary ne luy refusa pas le congé,
combien qu'il se doubta tantost de ce qui
estoit. Au partir, son mary luy dist qu'elle
feist son offrande à saint Michel, et qu'elle se
logeast à l'ostel dudit hostellain, et qu'elle le
recommendast à luy cent mille foiz. Elle promist
de tout accomplir, et sur ce prend congé,
et s'en va, Dieu scet, desirant beaucop
se trouver au lieu de Saint-Michel. Tantost
qu'elle fut partie, et bon mary de monter à
cheval, et par aultre chemin que sa femme tenoit
picque tant qu'il peut au Mont-Saint-Michel,
et vint descendre tout secrètement avant
que sa femme à l'ostel de l'ostellain dessus
dit, lequel trèslyement le receut, et luy fist
grand chère. Quand il fut en sa chambre, il
dist à l'oste: «Or ça, mon hoste, vous estes
mon amy de pieçà, et je suis le vostre; je
vous veil dire qui m'amaine en ceste ville
maintenant. Il est vray qu'environ v ou vj
jours a, nous estions au soupper, en mon hostel,
un grant tas de bons compaignons; et
comme l'on entre en devises, je commençay à
compter comment on disoit en ce pays qu'il
n'y avoit homme mieux oustillé de vous»; et
au surplus luy dist au plus près qu'il peut toutes
les parolles qui alors touchant le propos furent
dictes, et comme dessus est touché. «Or
est il ainsi, dit il, que ma femme entre les
aultres recueillit trèsbien mes parolles, et n'a
jamais arresté tant qu'elle ayt trouvé manière
de impétrer son congé pour venir en ceste
ville. Et par ma foi, je me doubte fort et croy
veritablement que sa principale intencion est
d'esprouver, s'elle peut, si mes parolles sont
vrayes que j'ay dictes touchant vostre gros
membre. Elle sera tantost ceens, je n'en doubte
point, car il luy tarde de soy y trouver; si
vous prie, quand elle viendra, que la recueillez
lyement et luy faictes bonne chère, et luy
demandez la courtoisie, et faictes tant qu'elle
le vous accorde. Mais toutesfoiz ne me trompez
point: gardez bien que vous n'y touchez;
prenez terme d'aller vers elle quand elle sera
couchée, et je me mettray en vostre lieu, et
vous orrez après bonne chose.—Laissez
moy faire, par ma foy, dist l'ostellain, et je
veil bien et vous promectz que je feray bien
mon personnage.—A dya, toutesfoiz, dit
l'autre, ne me faictes point de desloyauté; je
sçai bien qu'il ne tiendra pas à elle que ne le
facez.—Par ma foy, dist l'ostellain, je vous
asseure que je n'y toucheray»; et non fist il. Il ne
demoura guères que vecy venir nostre gouge
et sa chamberière, bien lassées, Dieu le scet.
Et bon hoste de saillir avant, et de recevoir la
compaignie comme il luy estoit enjoinct, et
qu'il avoit promis. Il fist mener madamoiselle
en une trèsbelle chambre, et luy faire du bon
feu et apporter tout du meilleur vin de leens,
et alla querir de belles cerises toutes fresches,
et vint bancqueter avec elle, en attendant le
soupper. Il commence de faire ses approuches
quand il vit son point; mais Dieu scet comment
on le gecta loing de prinsault. En la parfin
toutesfoiz, pour abreger, marché fut fait
qu'il viendroit coucher avec elle environ la
mynuyt tout secrètement. Et ce contract accordé,
il s'en vint devers le mary de la gouge
et luy compta le cas, lequel à l'heure prinse
entre elle et l'ostellain, il se vint bouter en
son lieu et besongna le mieulx qu'il peult, et
se leva devant le jour, et se vint remettre en
son lit. Quand le jour fut venu, nostre gouge,
toute melencolieuse, pensive et despiteuse,
car point n'avoit trouvé ce qu'elle cuidoit,
appella sa chambrière, et se levèrent, et le
plus hastivement qu'elles peurent s'abillèrent,
et voulrent paier l'oste et leur escot; mais l'oste
dist qu'il ne prendroit rien d'elle. Et sur ce,
adieu, et se part madamoiselle, sans aller ne
oyr messe ne veoir saint Michel, ne desjeuner
aussi; et sans ung seul mot dire, s'en vint
en sa maison. Mais il vous fault savoir que
son mary y estoit desjà, qui luy demanda qu'on
disoit de bon à saint Michel. Elle, tant marrye
qu'on ne pourroit plus, à peine s'elle daignoit
respondre. «Et quelle chère, dit le mary,
vous a fait vostre hoste! Par Dieu, il est
bon compaignon.—Bon compaignon! dit-elle;
il n'y a rien d'oultrage: je ne m'en saroie
louer que tout à point.—Non, dame,
dist il; et par saint Jehan, je pensoye que
pour l'amour de moy il vous eust deu festoyer
et faire bonne chère.—Il ne me chault, dist-elle,
de sa chère: je ne vois pas en pelerinage
pour la bonne chère de luy ne d'aultre; je ne
pense qu'à ma devocion.—Devocion! dame,
dit il, nostre Dame, vous y avez failly;
je sçay trop bien pourquoy vous estes tant
raffroignée, et que le cueur avez tant enflé.
Vous n'avez pas trouvé ce que vous cuidiez;
il y a bien à dire une once, largement. Dya,
dya, madame, j'ay bien sceu la cause de vostre
pelerinage: vous cuidiez taster et esprouver
le grand brichouart de nostre hoste de
saint Michel; mais, par saint Jehan, je vous
en ay bien gardée, et garderay, si je puis. Et
affin que vous ne pensiez pas que je vous mentisse
quand je vous disoye qu'il l'avoit si
grand, par Dieu, je n'ay dit chose qui ne soit
vraye; mais il n'est jà mestier que vous en
sachez plus avant que par oyr dire, combien
que, s'il vous eust voulu croire, et je n'y eusse
contredit, vous aviez bonne devocion d'essayer
sa puissance. Regardez comment je
sçay les choses. Et pour vous mettre hors de
suspection, sachez de voir que je vins ennuyt
à l'heure que luy aviez mise, et ay tenu son
lieu; si prenez en gré ce que j'ay sceu faire, et
vous passez doresenavant de ce que vous avez.
Pour ceste foiz il vous est pardonné, mais de
recheoir gardez vous en, pour autant qu'il
vous touche.» La damoiselle, toute confuse et
esbahie, voyant son tort evident, quand elle
peut parler, crya mercy, et promist de non
plus faire. Et je tiens que non fist elle de sa
teste.
LA LXVIe NOUVELLE.
PAR PHILIPE DE LOAN.
N'a guères que j'estoie à Saint-Omer
avec ung grand tas de gentilz compaignons,
tant de céens comme de
Bouloigne et d'ailleurs, et après le
jeu de paulme nous allasmes soupper en l'ostel
d'un tavernier qui est homme de bien et
beaucop joyeux; et a une trèsbelle femme,
et en grand point, dont il a un trèsbeau filz,
environ de l'eage de six à sept ans. Comme
nous estions tous assis au soupper, le tavernier,
sa femme, et leur filz d'emprès elle,
avecques nous, les aucuns commencèrent à
deviser, les aultres à chanter, et faisions la
plus grand chère de jamais; et nostre hoste,
pour l'amour de nous, ne s'i faindoit pas. Or
avoit esté sa femme ce jour aux estuves, et
son petit filz avecques elle. Si bien s'advisa
nostre hoste, pour faire rire la compaignie,
qu'il demanderoit à son filz de l'estat et gouvernement
de celles qui estoient aux estuves
avecques sa mère. Si luy va dire: «Vien çà,
mon filz; par ta foy, dy moy laquelle de toutes
celles qui estoient aux estuves avecques
ta mère avoit le plus beau con et le plus
gros.» L'enfant, qui se oyoit questionner devant
sa mère, qu'il craindoit comme enfans
font de coustume, vers elle regardoit et ne
disoit mot. Et le père, qui n'avoit pas aprins
de le veoir si muet, luy dist de rechef: «Or
me dy, mon filz, qui avoit le plus gros con?
dy hardiment.—Je ne sçay, mon père, dit
l'enfant, toujours virant le regart vers sa
mère.—Et par dieu, tu as menty, ce dist
son père; or le me dy, je le veil savoir.—Je
n'oseroye, dit l'enfant, pour ma mère; elle
me batteroit.—Non fera, non, dit le père,
tu n'as garde, je t'asseure.» Et nostre hostesse
sa mère, non pensant que son fils deust
dire ce qu'il dist, luy dit: «Dy, dy hardiment
ce que ton père te demande.—Vous me batteriez,
dit il.—Non feray, non.» Et le père,
qui vit que son filz eut congé de souldre sa
question, luy demanda de rechef: «Or ça,
mon filz, par ta foy, as tu bien regardé tous les
cons de ces femmes qui estoient aux estuves?—Saint
Jehan, oy, mon père.—Et y en avoit il
largement? dy, ne mens point.—Je n'en vy
oncques tant: ce sembloit une droicte garenne
de cons.—Or çà, dy nous maintenant qui
avoit le plus bel et le plus gros.—Vrayment,
ce dist l'enfant, ma mère avoit tout le plus
bel et le plus gros, mais il avoit un si grand
nez.—Si grand nez? dit le père: va, va,
tu es bon filz.» Et nous commenceasmes tous
à rire et à boire d'autant, et parler de cest
enfant qui caquetoit si bien. Mais sa mère
n'en savoit sa contenance, tant estoit honteuse,
pource que son filz avoit parlé du nez;
et croy bien depuis il en fut trèsbien torché,
car il avoit encusé le secret de l'escole. Nostre
hoste fist du bon compaignon; mais il se
repentit assez depuis d'avoir fait la question,
dont la solucion le fist rougir. C'est tout pour
le present.
LA LXVIIe NOUVELLE.
PAR PHILIPE DE LOAN.
Ores a trois ans ou environ que une
assez bonne adventure advint à ung
chaperon fourré de parlement de
Paris. Et affin qu'il en soit memoire,
j'en fourniray ceste nouvelle, non pas que je
veille toutesfoiz dire que tous les chaperons
fourrez ne soient bons et veritables; mais car
il y eut non pas ung peu de desloyaulté en
cestuy cy, mais largement, qui est chose estrange
et non accoustumée, comme chacun
scet. Or, pour venir au fait, ce chaperon fourré,
en lieu de dire ce seigneur de parlement, devint
amoureux à Paris de la femme d'un cordoannier
qui estoit belle et gente, et enlangagée
à l'advenant et selon le terrouer. Ce maistre
chaperon fourré fist tant, par moyens d'argent
et aultrement, qu'il parla à la belle cordoannière
dessoubz sa robe et à part, et s'il
avoit d'elle esté bien amoureux avant la joissance,
encores en fut il trop plus feru depuis,
dont elle se parcevoit et donnoit trèsbien
garde, s'en tenoit trop plus fière, et se faisoit
acheter. Luy estant en ceste rage, pour mandement,
prière, promesse, don, ne requeste
qu'il sceust faire, elle s'appensa de non plus
comparoir, affin encores de luy rengreger et
plus accroistre sa maladie. Et veezcy nostre
chaperon fourré qui envoye ses ambaxadeurs
devers sa dame la cordoannière; mais c'est
pour neant, elle n'y viendroit pour morir. Finalement,
pour abreger, affin qu'elle voulsist
venir vers luy comme aultresfoiz, il luy promist
en la presence de trois ou de iiij qui estoient
de son conseil quant à telles besoignes,
qu'il la prendroit à femme si son mary terminoit
vie par mort. Quand elle eut ceste promesse,
elle se laissa ferrer et vint, comme elle
souloit, au lever et aux aultres heures qu'elle
povoit eschapper, devers le chaperon fourré,
qui n'estoit pas mains feru que l'autre jadiz
d'amours. Et elle, sentant son mary desjà vieil
et ancien, et ayant la promesse desusdicte,
se reputoit desjà comme sa femme. Pou de
temps après, la mort trèsdesirée de ce cordoannier
fut sceue et publiée; et bonne cordoannière
se vient bouter de plain sault en
l'ostel du chaperon fourré, qui la receut joyeusement,
promist aussi de rechef qu'il la prendroit
à femme. Or sont maintenant ensemble
ces deux bonnes gens, le chaperon fourré et
sa dame la cordoannière. Mais, comme souvent
chose eue en dangier est trop plus cher
tenue que celle qu'on a à bandon, ainsi advint
ycy; car nostre chaperon fourré se commença
à ennuyer et lasser de la cordoannière, et soy
refroider de l'amour d'elle. Et elle le pressoit
tousjours de paraccomplir le mariage dont il
avoit fait la promesse, mais il luy dist: «M'amye,
par ma foy, je ne me puis jamais marier,
car je suis homme d'eglise et tiens benefices
telz et telz, comme vous savez; la promesse
que je vous faiz jadis est nulle, et ce
que j'en feis lors estoit pour la grand amour
que je vous portoye, esperant aussi par ce
moyen vous attraire plus legièrement. «Elle,
cuidant qu'il fust lyé à l'eglise, et soy voyant
aussi bien maistresse de léens que s'elle fust
sa femme espousée, ne parla plus de ce mariage
et alla son chemin accoustumé. Mais
nostre chaperon fourré fist tant par belles parolles
et pluseurs remonstrances, qu'elle fut
contente de se partir de luy et espouser ung
barbier, leur voisin, auquel il donna iij c.
escuz d'or contens; et Dieu scet s'elle partit
bien baguée. Or, vous devez savoir que nostre
chaperon fourré ne fist pas legièrement
ceste despartie ne ce mariage, et n'en fust
point venu à bout si n'eust esté qu'il disoit à
sa dame qu'il vouloit doresenavant servir Dieu
et vivre de ces benefices et soy du tout rendre
à l'eglise. Or fist il tout le contraire,
quand il se vit desarmé d'elle et allyée au
barbier; car il fist secrètement traicter, environ
ung an après, pour avoir en mariage la fille
d'un notable et riche bourgois de Paris. Et
fut la chose faicte et passée, et fut jour prins
et assigné pour les nopces; disposa aussi de
ses benefices, qui ne sont que à simple tonsure.
Ces choses sceues aval Paris et venues à la cognoissance
de la cordoannière, maintenant barbière,
creez qu'elle fut bien esbahie: «Voire,
dist elle, le traistre, m'a il en ce point deceue?
il m'a laissée soubz umbre d'aller servir Dieu
et m'a baillée à ung aultre. Et par nostre Dame
de Clery, la chose ne demourra pas ainsi.» Non
fist elle, car elle fist comparoir nostre chaperon
fourré devant l'evesque, et illec son procureur
remonstra bien et gentement sa cause,
disant comment le chaperon fourré avoit promis
à la cordoannière, en presence de pluseurs,
que si son mary mouroit qu'il la prendroit
à femme. Son mari mort, il l'a tousjours
tenue jusques environ à ung an qu'il l'a baillée
à ung barbier. Pour abreger, les tesmoings
ouy, et la chose bien debatue, l'evesque adnichilla
et jugea estre nul ledit mariage de ladicte
cordoannière au barbier, et enjoindit et
commenda au chaperon fourré qu'il la prinst
comme sa femme; car elle estoit sienne, et de
droit, puisqu'il avoit eu compaignie charnelle
avecques elle après la promesse dessus dicte.
Ainsi fut nostre chaperon fourré ramené des
meures; il faillit d'avoir la belle fille du bourgois,
et si perdit ses iij c. escus d'or que le
barbier eut, et si luy maintint sa femme plus
d'un an. Et s'il estoit bien mal content d'avoir
sa cordoannière, le barbier estoit aussi
joyeux d'en estre despesché. En la façon qu'avez
oy s'est depuis naguères gouverné l'un
des chaperons fourré du parlement de Paris.
LA LXVIIIe NOUVELLE.
PAR MESSIRE CHRESTIAN DE DYGOYNE,
CHEVALIER.
Il n'est pas chose pou acoustumée
ne de nouvel mise sus que femmes
ont fait leurs mariz jaloux, voire,
par Dieu, et coux aussi. Si advint
naguères, en la ville d'Envers, ce propos, que
une femme mariée, qui n'estoit pas des plus
seures du monde, fut requise d'un tresgentil
compaignon de faire la chose que savez.
Et elle, comme courtoise et telle qu'elle estoit,
ne refusa pas le service qu'on luy presentoit,
mais debonnairement se laissa ferrer,
et maintint ceste vie assez et longuement. En
la parfin, comme fortune voult, qui ennemye
et desplaisante estoit de leur bonne chevance,
fist tant que le mary trouva la brigade en present
meffait, dont en y eut de bien esbahiz.
Ne sçay toutesfoiz lequel, ou l'amant, ou l'amye,
ou le mary; toutesfoiz, l'amant, à l'aide
d'une bonne espée à deux mains dont il estoit
saisy, se sauva sans nul mal avoir, et ne fut
de ame poursuy. Or demourèrent le mary et
la femme; de quoy leurs propos furent, il se
peut assez penser. Après toutesfoiz aucunes
parolles dictes, et d'un costé et d'aultre, le mary,
pensant en soy mesmes, puis qu'elle avoit
encommencé à faire la folye, que fort seroit de
l'en retirer, et quand plus elle n'en feroit, si
estoit tel le cas, que, venu à la cognoissance du
monde, il en estoit noté comme deshonnoré;
consydera aussi de la batre ou injurier de parolles
que c'estoit peine perdue; si s'advisa
à chef de pièce qu'il la chassera paistre ensus
de luy, et ne sera jamais d'elle ordoyée sa
maison au mains qu'il puisse. Si dist à sa femme
assez doulcement: «Or cà, je voy bien que
vous ne m'estes pas telle que vous deussiez
estre par raison; toutesvoies, esperant que jamais
ne vous adviendra, de ce qui est fait ne
soit il plus parlé; mais devisons d'un aultre.
J'ay ung affaire qui me touche beaucop, et à
vous aussi; si vous fault engager tous noz
joyaulx, et si vous avez quelque minot d'argent
à part, il le vous fault mettre avant;
car le cas le requiert.—Par ma foy, dit la
gouge, je le feray volontiers et de bon cueur;
mais que vous me pardonnez vostre maltalent.—N'en
parlez plus, dit il, nen plus que moy.»
Elle, cuidant estre absolue et avoir remission
de tous ses pechez, pour complaire à son
mary, après la noise dessus dicte, bailla ce
qu'elle avoit d'argent, ses verges, ses tixus,
aucunes bourses estoffées bien richement, ung
grand tas de couvrechefs bien fins, pluseurs
pennes entières et de tresbonne valeur; bref,
tout ce qu'elle avoit, et que son mary voulut
demander, elle luy bailla pour en faire son bon
plaisir. «En dya, dist il, encores n'ay je pas
assez.» Quand il eut tout jusques à la robe et
la cotte simple qu'elle avoit sur elle, «Il me
fault avoir ceste robe, dit il.—Voire, dit-elle,
et je n'ay aultre chose à vestir; voulez vous
que je voise toute nue?—Force est, dit il,
que vous la me baillez, et la cotte simple aussi,
et vous avancez; car, soit par amours ou par
force, il la me fault avoir.» Elle, voyant que
la force n'estoit pas sienne, se desarma de sa
robe et de sa cotte simple, et demoura en
chemise: «Tenez, dit elle, fays je bien ce
qu'il vous plaist?—Vous ne l'avez pas tousjours
fait, dit il; si à ceste heure vous m'obeissez,
Dieu scet si c'est de bon cueur; mais
laissons cela, parlons d'ung aultre. Quand je
vous prins à mariage à la male heure, vous
ne apportastes guères avecques vous, et encore
le tant peu que ce fut, si l'avez vous et
forfait et confisqué; il n'est jà mestier que je
vous redye vostre gouvernement: vous sçavez
mieulx quelle vous estes que nul aultre;
et pour telle que vous estes à ceste heure, je
vous baille le grand congé et vous dy le grand
adieu; veezla l'huys, prenez garin, et si vous
faictes que sage, ne vous trouvez jamais devant
moy.» La pouvre gouge, plus esbahie
que jamais, n'osa plus demourer après ces
horribles parolles, après cest horrible ban,
ains se partit et s'en vint rendre, ce croy je,
à l'ostel de son amy par amours, pour ceste
première nuyt, et fist mettre sus beaucop
d'ambaxadeurs pour ravoir ses bagues et habillemens
de corps; mais ce fut pour neant,
car son mary, obstiné et endurcy en son propos,
n'en voult oncques oyr parler, et encores
mains de la reprendre; si en fut il beaucop
pressé, tant des amis de son costé comme de
ceulx de la femme; si fut sa bonne femme
contrainte de gaigner au mieulx qu'elle peut
des aultres habillemens, et en lieu de mary
user d'amy, attendant le rappaisement de son
dit mary, qui à l'heure de ce compte estoit
encores mal content de sa dicte femme, et
aucunement ne la vouloit veoir.
LA LXIXe NOUVELLE.
PAR MONSEIGNEUR.
Il n'est pas seullement cogneu de
ceulx de la ville de Gand, où le cas
que j'ay à vous descripre n'a pas
long temps advint, mais de la plus
part de ceulx de Flandres, et de vous qui estes
cy presens, que à la bataille qui fut entre
le roy de Honagrie et monseigneur le duc Jehan,
que Dieu absoille, d'une part, et le grand
Turc en son pais de Turquie d'aultre, plusieurs
chevaliers et escuiers françois, flamens,
alemans et picards furent prisonniers, dont les
aucuns furent mors et executez, present le
dit Turc, les aultres en chartre à perpetuité,
les aultres condemnez à estre et faire office
d'esclave, du nombre des quelx fut ung gentil
chevalier du dit pais de Flandres, nommé
messire Clayz Utenhoven. Et par pluseurs ans
exercea ledit office, qui ne luy estoit pas petit
labeur, mais martire intollerable, attendu les
delices où il avoit esté nourry et l'estat dont
il estoit. Or devez vous savoir qu'il estoit marié
pardeçà à Gand, et avoit espousé une
trèsbelle et bonne dame qui de tout son cueur
l'amoit et tenoit cher, laquelle prioit Dieu
journellement que bref le peust ravoir et reveoir
par deçà, si encores il estoit vif; s'il estoit
mort, que par sa grâce luy voulsist ses pechez
pardonner et le mettre au nombre des glorieux
martirs qui pour le reboutement des infidèles
et l'exaltacion de sa saincte foy catholicque
se sont voluntairement offers et habandonnez
à la mort temporelle. Ceste bonne
dame, qui riche, belle et bonne estoit, et de
grans amys continuellement pressée estoit et
assaillye de ces amys qu'elle se voulsist remarier;
lesquelx disoient et asseurement affermoyent
que son mary estoit mort, et que s'il
fust vif il fut retourné comme les aultres; s'il
fust aussi prisonnier, on eust eu nouvelle de
luy pour faire sa finance. Quelque chose qu'on
dist à ceste bonne dame, ne raison qu'on luy
sceust amener de apparence en cestuy fait,
elle ne vouloit condescendre à ce mariage,
et au mieulx qu'elle savoit s'en excusoit. Mais
que luy valut ceste excusance, certes pou ou
rien; car elle fut ad ce menée de ses parens et
amys qu'elle fut contente d'obéir. Mais Dieu
scet que ce ne fut pas à pou de regret, et estoient
environ neuf ans passez qu'elle estoit
privée de la presence de son bon et loyal mary,
lequel elle reputoit pieça mort; et si faisoient
la plus part, et presque tous ceulx qui le cognoissoient.
Mais Dieu, qui ses serviteurs et
champions garde et preserve, l'avoit aultrement
disposé; car encores vivoit, faisant son
ennuyeux office d'esclave. Pour rentrer en
matère, ceste bonne dame fut mariée à ung
aultre chevalier, et fut environ demi an en sa
compaignie, sans aultres nouvelles oyr de
son bon mary que les precedentes, c'est asavoir
qu'il étoit mort. D'adventure, comme
Dieu le voult, ce bon et loyal chevalier messire
Clays estant encore en Turquie à l'heure
que madame sa femme s'est ailleurs allyée,
faisant le beau mestier d'esclave, fist tant par
le moien d'aucuns crestians gentilzhommes et
marchans qu'il fut delivré, et se mist en leur
galée, et s'en retourna par deçà. Et comme il
estoit sur son retour, il rencontra et trouva,
passant pays, pluseurs de sa congnoissance
qui trèsjoyeux furent de sa delivrance: car à
la vérité dire il estoit trèsvaillant homme,
bien renommé et vertueux. Et tant s'espandit
le trèsjoyeux bruit de sa désirée délivrance
qu'il parvint en France, en Artoys et en Picardie,
où ses vertuz n'estoient pas mains
cogneues que en Flandres, dont il estoit natif.
Et de ces marches ne tarda guères qu'elles
vindrent en Flandres et jusques aux oreilles
de sa trèsbelle et bonne dame et espouse, qu
fut bien esbahie, et de tous ses sens tant alterée
et soupprinse qu'elle ne savoit sa contenance.
«Ha! dist elle, à chef de pièce,
quand elle sceut parler, mon cœur ne fut oncques
d'accord de faire ce que mes parens et
amys m'ont à force contrainte de faire. Hélas!
et qu'en dira mon trèsloyal seigneur et mary,
auquel je n'ay pas gardé loyaulté comme je
deusse, mais comme femme fresle, legère et
muable de courage, ay baillé part et porcion
à aultruy de ce dont il estoit et devoit estre
le seul seigneur et maistre? Je ne suis pas
celle qui doit ou ose attendre sa presence; je
ne suys pas aussi digne qu'il me doye ou
veille regarder, ne jamais veoir en sa compaignie.»
Et ces paroles dictes, accompaignées de
grands larmes, son trèshoneste, trèsvertueux
et loyal cueur s'évanuyt, et cheut paulmée.
Elle fut prinse et portée sur ung lit, et luy
revint le cueur; mais depuis ne fut en puissance
d'homme ne de femme de la faire menger
ne dormir, ainçois fut trois jours continuelz
tousjours plorant, en la plus grand tristesse
de cueur que jamais femme fut. Pendant
lequel temps elle se confessa et ordonna
comme bonne chrestienne, priant mercy à
tout le monde, specialement à monseigneur
son mary. Et tost après elle mourut, dont
ce fut trèsgrand dommage; et n'est point à
dire le desplaisir qu'en print mon dit seigneur
son mary, quand il en sceut la nouvelle; et
à cause de son dueil fut en trèsgrand danger
de suyvir par semblable accident sa trèsloyale
espouse; mais Dieu, qui l'avoit sauvé
d'aultres grands perilz, le preserva de ce
dangier.
LA LXXe NOUVELLE.
PAR MONSEIGNEUR.
Un gentil chevalier d'Alemaigne,
grand voyageur, aux armes preux,
cortois, et de toutes bonnes vertuz
largement doué, au retourner
d'un loingtain voiage, luy estant en ung
sien chasteau, fut requis d'ung son subject
demourant en sa ville mesme d'estre parrain
de tenir sur fons son enfant, dont la mère
s'estoit delivrée droit à la coup du retour du
dit chevalier. Laquelle requeste fut au dit
bourgois libéralement accordée, et jasoit que
le dit chevalier eust en sa vie pluseurs enfans
tenuz sur fons, si n'avoit il jamais donné son
entente aux sainctes parolles par le prestre proferées
ou mistère de ce saint et digne sacrement,
comme il fist à ceste heure; et luy semblerent,
comme elles sont à la verité, plaines
de haulx et divins mistères. Ce baptesme
achevé, comme il estoit liberal et courtois,
affin d'estre veu de ses hommes, demoura à
disner en la ville, sans monter au chasteau,
et luy tindrent compaignie le curé, son compère,
et aucuns aultres des plus gens de bien,
lesquels, après pluseurs devises, montèrent en
jeu d'unes et d'aultres matères, tant que monseigneur
commença à loer beaucop le digne
sacrement de baptesme, et dist hault et cler,
oyans tous: «Si je savoye veritablement que
à mon baptesme eussent esté pronuncées les dignes
et sainctes parolles que j'ay oyes à ceste
heure au baptesme de mon nouveau filleul, je
ne craindroye en rien le dyable qu'il eust sur
moy puissance ne autorité, sinon seulement
de moy tempter, et me passeroye de faire le
signe de la croix; non pas, affin que bien vous
m'entendez, que je ne sache trèsbien que ce
signe est suffisant à rebouter le diable; mais
ma foy est telle que les paroles dictes au
baptesme d'un chascun cristien, s'elles sont
telles que aujourd'uy j'ay oyes, sont valables
à rebouter tous les dyables d'enfer, s'il en y
avoit encores autant.—En verité, respondit
alors le curé, monseigneur, je vous asseure,
in verbo sacerdotis, que les mesmes paroles
qui ont esté dictes aujourd'uy au baptesme
de vostre filleul furent dictes et celebrées à
vostre baptesme; je le sçay bien, car je mesmes
vous baptisay, et en ay aussi fresche memoire
comme si ce eust hier esté. Dieu fasse
mercy à monseigneur vostre père; il me demanda
le lendemain de votre baptesme qu'il
me sembloit de son nouveau fils; telz et telz
furent vos parrains, et telz et telz y estoient.»
Et racompta toute la manière du baptisement,
et le fist bien certain que mot avant ne mot
arrière n'eut en son baptisement de celuy à
son filleul. «Et puisqu'ainsi est, dist alors ce
gentil chevalier, je promectz à Dieu mon createur
tant honorer de ferme foy le saint sacrement
de baptesme que jamais, pour quelque
peril, encontre ou assault que le dyable me
face, je ne feray le signe de la croix, mais par
la seule memoire du sacrement de baptesme
l'en chasseray ensus de moy, tant ay ferme
foy en ce divin mistère; et ne me semblera
jamais possible que le dyable puisse nuyre à
homme armé de tel escu; car il est tel et si
ferme que seul y vault sans aultre aide, voire
acompaigné de vraye foy.» Ce disner se passa,
et ne sçay quants ans après, ce bon chevalier
se trouva en une bonne ville en Alemaigne,
pour aucuns affaires qui l'y tirèrent, et fut logé
en l'hostellerie. Comme il estoit ung soir avec
ses gens, après soupper, devisant et esbatant
avec eulx, fain luy print d'aller au retrait; et
car ses gens s'esbatoient, n'en voult nulz
oster de l'esbat; si print une chandelle et tout
seul s'en va au retrait. Comme il entroit dedans,
il vit devant luy ung grand monstre
horrible et terrible, ayant grandes et longues
cornes, les yeux plus alumés que flambe de
fornaise, les braz gros et longs, les griffes
aguez et trenchans, et bref c'estoit ung monstre
trèsespoventable, et ung dyable, comme
je croy. Et pour tel le tenoit le bon chevalier,
lequel de prinsault fut assez esbahi d'avoir
telle rencontre. Néantmains toutesfoiz print
cueur, hardement et vouloir de soy defendre
s'il estoit assailly; et luy souvint du veu qu'il
avoit fait, et du saint et divin mistère de baptesme.
Et en ceste foy marche vers ce monstre,
que j'appelle dyable, et luy demanda qui
il estoit, et qu'il demandoit. Ce dyable, sans
mot dire, le commença à compter, et bon chevalier
de se defendre, qui n'avoit toutesfoiz
pour toutes armeures que ses mains, car il
estoit en pourpoint comme pour aller coucher,
et son bon escu de ferme foy au saint mistère
de baptesme. La lucte dura longuement, et
fut ce bon chevalier tant las que merveilles de
soutenir ce dur assault. Mais il estoit tant fort
armé de son escu de foy que pou luy nuysoient
les coups de son ennemy. En la parfin que ceste
bataille eut bien duré une bonne heure, ce
bon chevalier se print aux cornes de ce dyable,
et luy en esracha une dont il le bacula
trop bien et malgré luy. Comme victorieux se
partit de luy, et le laissa là comme recréant,
et vint trouver ses gens qui s'esbatoient, comme
ilz faisoient par avant son partement, qui
furent bien effraiez de veoir leur maistre en ce
point eschauffé qu'il estoit tant esgratigné le
visage, le pourpoint, chemises, chausses et
tout desrompu et deschiré, et comme tout hors
d'alaine. «Ha! monseigneur, dirent-ilz, dont
venez vous, et qui vous a ainsi habillé?—Qui?
dit il; ce a esté le deable, à qui je me
suis tant combatu que j'en suis tout hors
d'alaine et en tel point que vous veez; et
vous asseure par ma foy que je tien veritablement
qu'il m'eust estranglé et devoré, se à
ceste heure ne me fust souvenu de mon baptesme
et du hault mistère de ce saint sacrement,
et de mon veu que je feis ores a ne sçai
quants ans; et creez que je ne l'ai pas faulsé;
car, quelque danger que j'aye eu, oncques ne
feis le signe de la croix, mais souvenant du
saint sacrement dessus dit, me suis hardyment
defendu et franchement eschappé, dont
je loe et mercye nostre seigneur, qui par ce
bon escu de saincte foy m'a si sauvement preservé.
Viennent tous les aultres qui en enfer
sont, tant que ceste enseigne demeure, je ne
les crains; vive, vive nostre benoist Dieu, qui
ses chevaliers de telles armes scet adouber!»
Les gens de ce bon seigneur, oyans leur maistre
ce cas racompter, furent bien joyeux de le
veoir en bon point, mais esbahis de la corne
qu'il leur monstroit, qu'il avoit à ce dyable
de la teste esrachée. Et ne savoient juger,
non fist oncques personne qui depuis la veist,
de quoi elle estoit, si c'estoit os ou corne,
comme aultres cornes sont, ou que c'estoit.
Alors ung des gens de ce chevalier dist qu'il
vouloit aller veoir se ce dyable estoit encores
où son maistre l'avoit laissé, et s'il le trouvoit
il se combatroit à luy et luy arracheroit l'aultre
corne. Son maistre luy dist qu'il n'y allast
point; il dist que si feroit. «N'en fay rien,
dist son maistre, le peril y est trop grand.—Ne
m'en chault, dit l'autre, je y veil aller.—Si
tu me croiz, dit son maistre, tu n'yras
pas.» Quoy qu'il fust, il y voult aller, et desobeir
à son maistre. Il print en sa main une
torche et une grande hache, et vint au lieu où
son maistre s'estoit combatu. Quelle chose il
y fist, on n'en scet rien, mais son maistre, qui
de luy se doubtoit, ne le sceut si tost suyr
qu'il ne le trouva pas, ne le dyable aussi, et
n'oyt oncques puis nouvelles de son homme.
En la fasson qu'avez oy se combatit ce bon
chevalier au dyable, et le surmonta par la
vertu du saint sacrement de baptesme.
LA LXXIe NOUVELLE.
PAR MONSEIGNEUR LE DUC.
A Saint Omer n'a pas long temps advint
une assez bonne histoire qui
n'est mains vraye que l'euvangile,
comme il a esté et est cogneu de
pluseurs notables gens, dignes de foy et de
croire. Et fut le cas tel, pour abreger: Ung
gentilhomme, chevalier des marches de Picardie,
pour lors bruyant et frez, de grand
autorité et de grand lieu, se vint loger en une
hostellerie qui par le fourrier de monseigneur
le duc Phelippe de Bourgoigne son maistre
luy avoit esté delivrée. Tantost qu'il eut mis
pié à terre, comme il est de coustume aus
dictes marches, son hostesse luy vint au devant,
et trèsgracieusement, comme elle estoit
coustumière de ce faire, le receut et bienviengna;
et luy, des courtois le plus honorable, la
baisa doulcement, car elle estoit belle et gente
et en bon point, et mise sur le bon bout, appellant
sans mot dire trop bien son marchant
à son baisier et accolement, et de prinsault
n'y eut celuy des deux qui ne pleust bien à
son compaignon. Si pensa le chevalier par
quel train et moien il parviendroit à la joissance
de son hostesse, et s'en descouvrit à ung de
ses serviteurs, qui en peu d'heure tellement
batist les besoignes, qu'ilz se trouvèrent ensemble.
Quand ce gentil chevalier vit son
hostesse preste d'oyr, d'entendre et escouter
ce qu'il vouldroit dire, pensez qu'il fut joyeux
oultre mesure, et de grand haste et ardent desir
qu'il eut d'entamer la matère qu'il vouloit
ouvrir, il oblya de serrer l'huys de la chambre,
que son serviteur au partir de leur assemblement
laissa entrouverte, et commença sa harengue
à l'heure, sans regarder à aultre chose;
et l'ostesse, qui ne l'oyoit pas à regret, luy
respondoit tout au propos, tant qu'ilz estoient
si bien d'accord qu'oncques musicque ne fut
pour eulx plus doulce, instrumens ne pourroient
mieulx estre accordez que eulx deux,
la mercy Dieu, estoient. Or advint, ne sçay
par quelle adventure, ou si l'oste de leens,
mary de l'ostesse, queroit sa femme pour aucune
chose luy dire, en passant par adventure
par devant la chambre où sa femme avec
le chevalier jouoit des cimbales, il en oyt le
son; si se tira vers le lieu où ce beau deduit
se faisoit, et au hurter qu'il fist à l'huys, il
trouva l'atelée du chevalier et de sa femme,
dont d'eulx il fut le plus esbahy de trop, et en
reculant subitement, doubtant les empescher
et destourber de la doulce œuvre qu'ilz faisoient,
leur dist, pour toutes menaces et tençons:
«Et par la mort bieu, vous estes bien
meschantes gens, et à vostre fait mal regardans,
qui n'avez eu tant de sens, quand vous
voulez faire telz choses, que de serrer et tirer
les huys après vous. Or pensez que c'eust esté
si ung aultre que moy vous eust trouvez! Et,
par Dieu, vous estiez gastés et perduz, et eust
esté vostre fait decelé, et tantost sceu par
toute la ville. Faictes aultrement une aultre
foiz, de par le dyable!» Et sans plus dire tire
l'huys et s'en va; et bonnes gens de raccorder
leurs musettes, et de parfaire la note encommencée.
Et quand ce fut fait, chacun s'en alla
à sa chacune, sans faire semblant de rien; et
n'eust esté, espoir, leur cas jamais descouvert
ou au mains si publicque que de venir à l'oreille
de vous ne de tant d'aultres gens, si
n'eust esté le mary, qui ne se doubtoit pas tant
de ce qu'on l'avoit fait coupaut que de l'huis
qu'il trouva desserré.
LA LXXIIe NOUVELLE.
PAR MONSEIGNEUR DE QUIEVRAIN.
A propos de la nouvelle precedente,
es marches de Picardie avoit naguères
ung gentilhomme, et tien
que encores y soit il à ceste heure,
qui tant amoureux estoit de la femme d'un
chevalier son voisin, qu'il n'avoit ne bon jour
ne bonne heure s'il n'estoit auprès d'elle, ou
à tout le mains qu'il en eust nouvelle, et il
n'estoit pas mains cher tenu d'elle, qui n'est
pas pou de chose. Mais la doleur estoit qu'ilz
ne savoient trouver fasson ne manière d'estre
à part et en lieu secret, pour à loisir dire et
deceler ce qu'ilz avoient sur le cueur que, pour
rien en la presence de nul, tant fust leur amy,
n'eussent voulu descouvrir. Au fort, après tantes
males nuitz et jours doloureux, amour, qui
ses serviteurs loyaulx aide et secoure quand
bien luy plaist, leur appresta ung jour trèsdesiré,
ou quel le doloreux mary, plus jaloux
que nul homme vivant, contrainct fut d'abandonner
le mesnaige et aller aux affaires qui
tant luy touchoient, que sans y estre en personne
il perdoit une grosse somme de deniers,
et par sa presence il la povoit conquerir, ce
qu'il fist; en laquelle gaignant, il conquist
bien meilleur butin, comme d'estre nommé
coux, avec jaloux qu'il avoit nom auparavant;
car il ne fut pas si tost sailly de l'ostel, que le
gentilhomme, qui ne glatissoit après aultre
beste, vint pour se fourrer dedans, et, sans
faire long sejour, incontinent executa ce pour
quoy il venoit, et print de sa dame tout ce
que ung serviteur en ose ou peut demander,
si plaisantement et à si bon loisir qu'on ne
pourroit mieulx souhaitter. Et ne se donnèrent
garde que le mary les surprint; dont ne se
donnèrent nul mal temps, esperans la nuyt
parachever ce que le jour trèsjoieulx, et
pour eulx trop court, avoyent encommencé,
pensant à la verité que le dyable de mary ne
deust retourner jusques au lendemain au disner,
voire au plus tost. Mais aultrement alla,
car les deables le rapportèrent à l'ostel, ne
scay et aussi ne me chault de savoir comment
il sceut tant abreger ses besoingnes; assez
souffist dire qu'il revint le soir, dont la compaignie,
c'est assavoir des deux amans, fut
bien esbahie; et furent si surprins, car point
ne se doubtoient de ce dolent retourner, que
le pouvre gentilhomme n'eut aultre advis que
de se bouter ou retraict de la chambre, esperant
en saillir par quelque voye que sa dame
trouveroit avant que le chevalier y mist le pié;
dont il advint tout aultrement, car nostre
chevalier, qui pour ce jour avoit chevauché
xv ou xvj grosses lieues, estoit tant las qu'il
ne povoit les rains trayner; et voulut souper
en sa chambre où il s'estoit deshousé, et il
fist couvrir, sans aller en la sale. Pensez que le
bon gentilhomme rendoit bien gorge du bon
temps qu'il avoit eu ce jour, car il mouroit de
faim, de froit et de paour. Et encores, pour
plus enrager et engreger son mal, une toux le
va prendre si grand et horrible que merveille,
et ne failloit guères que chacun coup qu'il
toussoit qu'il ne fust oy de la chambre où
estoit l'assemblée du chevallier, de la dame et
des aultres gens de léens. La dame, qui avoit
l'oeil et l'oreille tousjours à son amy, l'entreoyt
d'adventure, dont elle eut grand frayeur
au cueur, doubtant que son mary ne l'oyst
aussi. Si trouva manière, tantost après soupper,
de se bouter seulette en ce retraict, et
dist à son amy pour Dieu qu'il se gardast
d'ainsi tousser. «Helas! dit il, m'amye, je
n'en puis mais; Dieu scet comment je suis puny;
et, pour Dieu, pensez de moy tirer d'icy.—Si
feray je», dit elle. Et à tant se part, et
bon escuyer de recommencer sa chanson de
tousser, voire si trèshault qu'on l'eust bien
peu oyr de la chambre, si n'eussent esté les
devises que la dame faisoit mettre en termes.
Quand ce bon escuyer se vit ainsi assailly de
la toux, il ne sceut aultre remède, affin de
non estre oy, que de bouter sa teste ou pertuis
du retrait, où il fut bien encensé, Dieu le
scet, de la conficture de léens; mais encores
amoit il ce mieulx que d'estre oy. Pour abreger,
il fut long temps la teste en ce retraict,
crachant, mouchant et toussant, et sembloit
que jamais ne deust faire aultre chose. Neantmains,
après ce bon coup, sa toux le laissa,
et se cuida tirer dehors; mais il n'estoit en sa
puissance de soy ravoir, tant parestoit avant
et fort bouté leens. Pensez qu'il estoit bien à
son aise. Bref il ne savoit trouver fasson d'en
saillir, quelque peine qu'il y mist. Il avoit tout
le col escorché et les oreilles detrenchées. En
la parfin, comme Dieu le voulut, il s'efforça
tant qu'il eracha l'ays percé du retrait, et le
rapporta à son col; mais en sa puissance
n'eust esté de l'en oster, et quoy qu'il luy fust
ennuyeux, si amoit il mieux estre ainsi que
comme il estoit par avant. Sa dame le vint
trouver en ce point, dont elle fut bien esbahie,
et ne luy sceut secourir, mais luy dist,
pour tous potages, qu'elle ne saroit trouver
fasson du monde de le traire de leens. «Est-ce
cela? dist il; hola, hola! par la mort bieu,
je suis assez armé pour en combatre ung aultre,
mais que j'aye une espée en ma main»,
dont il fut tantost saisy d'une trèsbonne. La
dame le voyant en tel point, quoy qu'elle eust
trèsgrand doubte, ne se pouvoit tenir de rire,
ne l'escuyer aussi. «Or çà, à Dieu me commend,
dist il lors, je m'en voys essayer comment
je passeray par céans; mais premier
brouillez moy le visage bien noir.» Si fist elle, et
le commenda à Dieu. Et bon compaignon, à tout
l'ays du retraict en son col, l'espée nue en sa
main, la face plus noire que charbon, commence
à saillir en la chambre, et de bonne adventure
le premier qu'il encontra ce fut le dolent mary,
qui eut de le veoir si grand paour, cuidant que
ce fust ung dyable, qu'il se laissa tumber du
hault de luy à terre que à pou qu'il ne se rompit
le col, et fut longuement comme tout
paulmé. Sa femme, l'oyant en ce point, saillit
avant, monstrant plus de semblant d'effroy
qu'elle ne sentoit beaucop, et le print aux
braz, luy demandant qu'il avoit. A chef de
pièce qu'il fut revenu à luy, il dist à voix
casse bien piteuse: «Et n'avez vous veu ce
dyable que j'ay encontré?—Certes si ay, dit
elle; à peu que je n'en suis morte, de la grand
frayeur que j'ay eue à le veoir.—Et dont
peut il venir ceens, dit il, ne qui le nous a
envoyé? Je ne seray de cest an ne de l'autre
rasseuré, tant ay esté espoventé.—Par Dieu,
ne moy aussi, dist la devote dame; creez que
c'est signifiance d'aucune chose. Dieu nous
veille garder et defendre de toute male adventure!
Le cueur ne me gist pas bien de
ceste vision.» Alors tous ceulx de l'ostel dirent
chacun sa rastelée de ce dyable, cuidans
à la verité que la chose fust vraye. Mais la
bonne dame savoit bien la trainnée, qui fut
bien joyeuse de les veoir tous en ceste opinion;
et depuis continua avec le dyable dessus
dit le mestier que chacun fait volentiers,
au desceu du mary et de tous aultres, fors
d'une chambrière secretaire de leurs affaires.
LA LXXIIIe NOUVELLE.
PAR MAISTRE JEHAN LAUVIN.
En la bonne et doulce conté de saint
Pol, naguères, en ung gros village
assez prochain de la ville de saint
Pol, avoit ung bon simple laboureur
marié avec une femme belle et en grand
point, de laquelle le curé du dit village estoit
tant amoureux que l'on ne pourroit plus. Et
pour ce qu'il se sentoit si esprins du feu d'amours
et que difficile luy estoit de servir sa
dame sans estre sceu ou à tout le mains suspicionné,
se pensa qu'il ne povoit bonnement
parvenir à la joissance d'elle sans premier avoir
celle du mary, mesmement que necessaire luy
estoit ainsi faire. Cest advis descouvrit à sa
dame pour en avoir son oppinion, qui luy
conseilla souverainement estre propice et très
bonne pour mener à fin leurs amoureuses intencions.
Nostre curé donc, en ensuyvant le
conseil tant de sa dame comme le sien propre,
se fist par gracieux et subtilz moyens accoincte
de celuy dont il vouloit estre compaignon ou
lieutenant, et tant bien se conduisit avec le
bon homme qu'il ne buvoit ne mangoit quelque
jour, meismement quand aultre euvre
faisoit, que tousjours ne parlast de son bon
curé; chacun jour de la sepmaine le vouloit
avoir à disner, ou à souper; bref riens n'estoit
bien fait à l'ostel du bon homme si le curé
n'estoit present. Et à ce moien, toutesfoiz qu'il
vouloit, il venoit à l'ostel et à telle heure que
bon luy sembloit. Mais quand les voisins de
ce simple laboureur, voyant par adventure ce
qu'il ne povoit veoir, obstant la credence et
faebleté qui luy avoient bandé et caché les
yeulx, luy dirent qu'il ne luy estoit honeste
d'avoir ainsi journellement le repaire du curé,
et que ce ne se povoit ainsi continuer sans le
grand deshonneur de sa femme, mesmement
que les aultres voisins et ses amis l'en notoient
et parloient en son absence. Quand le bon
homme se sentit ainsi aigrement reprins de
ses voisins, et qu'ilz luy blasmoient le repaire
de son curé en son hostel, force luy fut de
dire au curé qu'il se deportast de hanter en sa
maison; et de fait, luy defendit par motz exprès
et menasses que jamais ne s'i trouvast
s'il ne luy mandoit, affermant par grands sermens
que s'il l'y trouvoit, il compteroit avecques
luy et le feroit receveur oultre son plaisir,
et sans luy en savoir gré. La defense despleut
au curé plus que ne vous saroie dire; mais
nonobstant qu'elle fust aigre, pourtant ne furent
les amourettes rompues, car elles estoient
si parfond enracinées ès cueurs des autres deux
parties par les exploiz qui s'en estoient ensuyz,
que impossible estoit les desrompre
ne desjoindre, quelque menace qui sourdre
prist. Or, oez comment nostre curé se gouverna
après que la defence luy fut faicte.
Par l'ordonnance de sa dame, il print règle et
coustume de la venir visiter toutes les foiz
qu'il sentoit le mary estre absent. Mais assez
lourdement s'i conduisit, car il ne sceut faire
sa visitacion sans le sceu des voisins qui
avoient esté cause que la defense avoit esté
faicte, ausquelx le fait autant desplaisoit que
s'il leur eust touché singulièrement. Le bon
homme fut de rechef adverty par eulx, qui luy
dirent que le curé avoit prins accoustumance
d'aller estaindre le feu en son hostel comme
paravant la defense. Nostre simple mary,
oyant ces nouvelles, fut bien esbahy et encores
plus courroucé la moitié, lequel, pour y
trouver expedient et convenable remède, pensa
tel moyen que je vous diray. Il dist à sa femme,
sans monstrer aultre semblant que tel qu'il
avoit accoustumé, qu'il vouloit aller, ung jour tel
qu'il nomma, mener à saint Omer une charrettée
de blé, et que pour mieulx besoigner,
il y vouloit mesmes aler. Quand le jour nommé
qu'il vouloit partir fut venu, il fist, ainsi
qu'on a de coustume en Picardie, et specialement
entour saint Omer, charger son chariot
de blé à mynuyt, et à celle mesme heure
voulut partir, et quand tout fut appareillé et
prest, print congé à sa femme, et vuida avecques
son chariot. Et si tost qu'il fut hors de
sa porte, elle la ferma et tous les huys de sa
maison. Or vous devez entendre que nostre
marchant de blé fist son saint Omer de l'ostel
d'un de ses amys qui demouroit au bout de
la ville, où il alla arriver, et mist son chariot
en la cour du dit amy, qui savoit toute la
traynnée, et lequel il envoya pour faire le
guet et escouter à l'entour de sa maison pour
veoir si quelque larron y viendroit. Ce bon
voisin et amy, quand il fut à l'endroit où il
devoit asseoir son guet, il se tapit au coing
d'une forte haye espesse, duquel lieu luy apparoient
toutes les entrées de la maison au
dit marchant, dont il estoit serviteur et grand
amy en ceste partie. Guères n'eut escouté que
veezcy maistre curé qui vient pour alumer sa
chandelle, ou pour mieulx dire pour l'estaindre,
et tout coyement et doulcement hurte à
l'huys de la court; lequel fut tantost oy de
celle qui n'avoit pas talent de dormir en celle
attente: c'estoit sa dame, laquelle sortit habilement
en chemise, et vint mettre ens son
confesseur, et puis ferme l'huys, le menant au
lieu où son mary deust avoir esté. Or revenons
à nostre guet, qui, quand il parceut tout
ce qui fut fait, se leva de son guet, et s'en
alla sonner sa trompette et declara tout au
bon mary. Sur quoy incontinent conseil fut
prins et ordonné en ceste manière: le marchand
de blé faindit retourner de son voyaige
avecques son chariot de blé, pour certaines
adventures qu'il doubtoit luy advenir ou estre
advenues; si vint hurter à sa porte et hucher
sa femme, qui se trouva bien esbahie quand
elle oyt sa voix; et tant ne le fut qu'elle ne
print bien le loisir de mucer son amoureux
le curé en ung casier qui estoit en la chambre.
Et pour vous donner à entendre quelle chose
c'est ung casier, c'est ung garde-mangier en
la façon d'une huche, long et estroict par raison
et assez profund. Après que le curé fut
mussé où l'on musse les œufz, le beurre, le
fourmage et aultres telles vitailles, la vaillante
mesnagière, comme moitié dormant, moitié
veillant, se presenta devant son mary, et luy
dist: «Helas! mon bon mary, quelle adventure
pouvez vous avoir, que si hastivement retournez?
certainement il y a aucune chose et
meschef qui ne vous laisse faire vostre voyage?
Helas! pour Dieu, dictes le moy tost.» Le bon
homme, qui ne povoit plus s'il n'enrageoit,
combien que semblant ne fist, voulut aller
en sa chambre, et illec dire les causes de son
hastif retour. Quand il fut où il cuidoit trouver
son curé, c'est assavoir en sa chambre,
commença à compter les raisons de la rompture
de son voyaige. Premier dit que pour la
suspicion qu'il avoit de la desloyaulté d'elle,
craindoit trèsfort estre du reng de bleuz vestuz,
qu'on appelle communement noz amis,
et que au moien de ceste suspicion estoit il
ainsi tost retourné. Item, que ceste suspicion
avoit si trèsfort frappé et hurté à son ymaginacion,
que, quand il s'estoit trouvé hors de sa
maison, aultre chose ne luy venoit au devant,
que le curé estoit son lieutenant tantdiz qu'il
alloit marchander. Item, pour experimenter
son ymaginacion, dit qu'il estoit ainsi retourné,
et à celle heure voulut avoir la chandelle et
regarder si sa femme osoit bien couscher sans
compaignie en son absence. Quand il eut
achevé les causes de son retour, la bonne
dame s'escrya, disant: «Ha! mon bon mary,
dont vous vient maintenant ceste vaine jalousie?
Avez vous perceu en moy aultre chose
qu'on ne doit veoir ne juger d'une bonne,
loyale et preude femme? Helas! que maudicte
soit l'heure qu'oncques je vous cogneu,
et que l'alyance fut de moy avec vous, pour
ainsi à tort estre suspicionnée de ce que mon
cueur ne sceut oncques penser. Ha! vous me
cognoissez encores mal, et ne savez combien
net et entier mon cueur veult estre et demourer.»
Le bon marchant eust peu estre contraint
de croire ses bourdes, s'il n'eust rompu sa
parolle; si dist qu'il vouloit averer son ymaginacion.
Incontinent, et sans plus la laisser
sermonner, vint sercher et visiter les angletz
de sa chambre à tous lez au mieulx qu'il luy
fut possible; esquelx lieux, quand il les eut
visitez et qu'il n'y trouvoit point ce qu'il queroit,
il se donna garde du casier, et jugea
qu'il convenoit que son compaignon y fust, et
sans en monstrer semblant, hucha sa femme
et luy dist: «M'amye, combien que sans
cause et à grand tort je vous suspicionne
d'estre vers moy desloyale, et que telle ne
soiez que ma faulse ymaginacion m'apporte,
toutesfoiz je suis si ahurté et enclin à croire et
m'arrester en mon opinion, que impossible
m'est d'estre jamais plaisamment avecques
vous. Et pour ce je vous prie que soiez contente
que la divorce et separacion soit faicte
de nous deux, et que amoureusement partissons
noz biens communs par egale porcion.»
La gouge, qui desiroit assez ce marché, affin
que plus aiséement se trouvast avec son curé,
accorda sans guères dissimuler à la requeste
de son mary, par telle condicion toutesfoiz
qu'elle faisant la part des meubles, elle commenceroit
et feroit le premier choix. «Et
pour quelle raison, dit le mary, voulez vous
choisir la première? c'est contre tout droit et
justice.» Ilz furent longtemps en different pour
choisir premier; mais en la fin le mary vaincquit,
qui print le premier et print le casier, où
il n'y avoit que flans, tartes et fourmages, et
aultres menues vitailles, entre lesquelx nostre
curé estoit ensevely, et lequel oyoit ces bons
devis qui à sa cause se faisoient. Quand le
mary eut choisy le casier, la dame choisit la
chaudière, puis le mary ung aultre meuble,
puis elle ung aultre, et ainsi consequemment
jusques ad ce que tout fut party et porcionné.
Après laquelle parchon faicte le bon mary dist:
«Je suis content que vous demourez en ma
maison jusques ad ce que aurez trouvé logis
pour vous; mais de ceste heure je veil emporter
ma part, et la mectre à l'ostel d'un de
mes voisins.—Faictes en, dist elle, vostre
bon plaisir.» Et il demanda une bonne longue
corde, et en lya et adouba son casier, puis
fist venir son charreton, à qui fist atteler son
casier d'un cheval, et luy chargea qu'il le
menast à l'ostel d'un tel son voisin. La bonne
dame, oyant ceste deliberacion, laissoit tout
convenir, car de donner conseil au contraire
ne s'osoit avancer, doubtant que le casier ne
fust ouvert; ainsi abandonna tout à telle adventure
que advenir povoit. Le casier, ainsi
que dit est, fut attelé au cheval, et mené par
la rue, pour aller où le bon homme l'avoit
ordonné. Mais guères n'ala loing que le maistre
curé, à qui les œufz et le beurre crevoient
les yeulx, cria pour Dieu mercy. Le charreton,
oyant ceste voix piteuse resonnant de ce
casier, descendit tout esbahy, et hucha les
gens et son maistre, qui ouvrirent le casier, où
ilz trouvèrent le pouvre prisonnier, doré et
empapiné d'œufz, de fromaige, de laict et
aultres choses plus de cent. Ce pouvre amoureux
estoit tant piteusement appoincté qu'on
ne savoit du quel il avoit le plus. Et quand le
bon mary le vit en ce point, il ne se peut
tenir de rire, combien que courroussé deust
estre. Si le laissa courre, et vint à sa femme
monstrer comment il n'avoit eu trop grand
tort d'estre suspicionneux de sa faulse desloyauté.
Elle, qui se vit par exemple vaincue,
cria mercy, et il luy fut pardonné par telle
condicion que si jamais le cas luy advenoit,
elle fust mieulx advisée de mettre son homme
aultre part que ou casier, car le curé en avoit
eu sa robe en peril d'estre à tousjours gastée.
Et après ce, ilz demourèrent ensemble long
temps, et rapporta l'omme son casier, et ne
sçay point que son curé s'i trouvast depuis, lequel,
au moien de ceste adventure, fut, comme
encores est, appellé sire Baudin casier.
LA LXXIVe NOUVELLE.
PAR PHILIPPE DE LOAN.
Ainsi que naguères monseigneur le seneschal
de Boulennois chevauchoit
parmy le pays d'une ville à l'aultre,
en passant par ung hamelet
l'on y sonnoit au sacrement, et pource
qu'il avoit doubté de non povoir venir à la
vile où il contendoit en temps pour oyr
messe, car l'heure estoit près de midy, il s'advisa
qu'il descendroit audit hamelet pour veoir
Dieu en passant. Il descendit à l'huis de l'eglise,
et puis s'en alla rendre assez près de
l'aultier où l'on chantoit la grand messe, et si
prochain se mist du prestre qui celebroit, qu'il
le povoit en celebrant de costé percevoir.
Quand il eut levé Dieu et calice, et fait ainsi
comme il appartient, pensant à part luy, après
qu'il eut veu monseigneur le seneschal estre
derrière luy, et non sachant si à bonne heure
estoit venu pour veoir Dieu lever; ayant toutesfoiz
opinion qu'il estoit venu tard, il appella
son clerc et luy fist alumer arrière la
torche, puis en gardant les cerimonies qu'il
fault faire et garder, leva encores une foiz
Dieu, disant que c'estoit pour monseigneur le
seneschal. Et puis ce fait, proceda oultre jusques
ad ce qu'il fust parvenu à son agnus Dei;
lequel quant il l'eut dit trois foiz, et que son
clerc luy bailla la paix pour baiser, la refusa,
et, en rabrouant trèsbien son clerc, disant
qu'il ne savoit ne bien ne honneur, la fist bailler
à monseigneur le seneschal, qui la refusa
de tous poins deux ou trois foiz. Et quand le
prestre vit que monseigneur le seneschal ne
vouloit prendre la paix devant luy, il laissa
Dieu qu'il tenoit en ses mains, et print la paix
et la porta à monseigneur le seneschal, et luy
dist que s'il ne la prenoit devant luy il ne la
prendroit jà luy mesmes: «Ce n'est raison,
dist le prestre, que j'aye la paix devant vous.»
Adonc, monseigneur le seneschal, voyant
que sagesse n'avoit illec lieu, s'accorda au
curé et print la paix, puis le curé après; et ce
fait, s'en retourna parfaire sa messe de ce qui
restoit à parfaire.
LA LXXVe NOUVELLE.
PAR MONSEIGNEUR DE THALEMAS.
Au temps de la guerre des deux partiz,
les ungs nommez Bourgoignons,
les aultres Ermignacz, advint à
Troyes, en Champaigne, une assez
gracieuse adventure, qui trèsbien vault la racompter
et mectre en compte, qui fut telle.
Ceulx de Troies, pour lors que par avant ilz
eussent esté Bourgoignons, s'estoient tournez
Ermignacz, et entre eulx avoit conversé ung
compaignon à demy fol, non pas qu'il eust
perdue l'entière cognoissance de raison, mais
à la verité il tenoit plus du costé de dame
folie que de raison, quoy que aucunesfoiz il
executast, et de la main et de la bouche, pluseurs
besoingnes que plus sage de luy n'eust
sceu achever. Pour venir doncques au propos
encommencé, le galant sus dit estant en
garnison avec les Bourgoignons à sainte Manehot,
mist une journée en termes avec ses
compaignons, et dist que s'ilz le vouloient
croire, il leur bailleroit bonne doctrine pour
attrapper ung grand ost des loudiers de Troyes,
lesquelx, à la verité, il haioit mortellement,
et ilz ne l'amoient guères, mais le menassoient
tousjours de pendre s'ilz le povoient
tenir. Veezcy qu'il dist: «Je m'en yrai vers
Troyes et m'approucheray des fauxbourgs, et
feray semblant d'espier la ville, et de tenter
de ma lance les fossez, et si près de la ville
m'approucheray que je seray prins. Je suis
seur que si tost que le bon bailly me tiendra, il
me condemnera à pendre, et nul de la ville ne
s'i opposera pour moy, car ilz me hayent trestous.
Ainsi seray-je bien matin mené au gibet,
et vous serez embuschez au bosquet qui
est au plus près. Et tantost que vous orrez
venir moy et ma compaignie, vous sauldrez sur
l'assemblée, et en prendrez et tiendrez à vostre
volunté, et me delivrerez de leurs mains.»
Tous les compaignons de la garnison s'i accordèrent,
et dirent, puis qu'il osoit bien entreprendre
ceste adventure, ilz luy aideroient à
la fournir. Et pour abreger, le gentil folastre
s'approucha de Troyes, comme il avoit devant
dit, et, comme il desiroit, fut prins, dont le
bruyt s'espandit tost parmy toute la ville; et
n'y eut celuy qui ne le condemnast à pendre;
mesme le bailly, si tost qu'il le vist, dist et
jura par ses bons dieux qu'il seroit pendu par
la gorge. «Hélas! monseigneur, disoit-il, je
vous requier mercy, je ne vous ay rien meffait.—Vous
mentez, ribauld, dist le bailly, vous
avez guydé les Bourgoignons en ceste marche,
et avez encusé les bon bourgois et marchans
de ceste ville; vous en aurez vostre payement,
car vous en serez au gibet pendu.—Ha! pour
Dieu, monseigneur, dit nostre bon compaignon,
puis qu'il fault que je meure, au moins
qu'il vous plaise que ce soit bien matin, et
que en la ville où j'ay eu tant de cognoissance
et d'accointance, je ne reçoyve trop
publicque punicion.—Bien, bien, dist le
bailly, on y pensera.» Le lendemain, dès le
point du jour, le bourreau avec sa charette
fut devant la prison, où il n'eust guères esté
que veezcy venir le bailly à cheval et ses
sergens et grand nombre de gens pour l'acompaigner,
et fut nostre homme mis, troussé
et lyé sur la charette, et, tenant sa musette,
dont il jouoit continuellement, on le maine
devers la Justice, où il fut plus acompaigné,
quoy qu'il fust matin, que beaucoup
d'aultres n'eussent esté, tant estoit hay en
la ville. Or devez vous savoir que les compaignons
de la garnison de saincte Manehot
n'oblièrent pas de eulx embuscher au bois
auprès de la dicte Justice, dès la mynuyt, tant
pour sauver leur homme, quoy qu'il ne fust
pas des plus sages, tant aussi pour gaigner
prisonniers et aultres choses s'ilz povoient.
Eulz là doncques venuz et arrivez, disposèrent
de leur fait comme de guerre et ordonnèrent
une gaitte sur un arbre, qui leur devoit dire
quand ceulx de Troyes seroient à la Justice.
Celle gaitte ainsi mise et logée dist qu'elle
feroit bon devoir. Or sont venuz et descenduz
ceulx de la Justice devant le gibet, et le plus
abregement que faire se peut, le bailly commende
qu'on despesche nostre povre coquard,
qui estoit bien esbahy où ses compaignons
estoient, qu'ilz ne venoient ferir dedans ces
ribaulx Erminacz. Il n'estoit pas bien à son
aise, mais regardoit devant et derrière, et le
plus le boys; mais il n'oyoit ne veoit rien. Il
se confessa le plus longuement qu'il peut,
toutesfoiz il fut osté du prestre, et, pour abreger,
monte sur l'eschelle, et luy là venu fut
bien esbahy, Dieu le scet, et regarde et veye
tousjours vers ce bois; mais c'estoit pour
neant, car la gaitte ordonnée pour faire saillir
ceulx qui rescourre le devoient étoit sur cest
arbre endormye; si ne savoit que dire ne que
faire ce pouvre homme, sinon qu'il pensoit
estre à son derrain jour. Le bourreau, à chef
de pièce, fist ses preparacions pour luy bouter
la hart au col pour le despescher. Et quand il
vit ce, il s'advisa d'un tour qui luy fut bien
proufitable, et dist: «Monseigneur le bailly,
je vous prie pour Dieu que avant que on
mette plus avant la main en moy, que je puisse
jouer une chanson de ma musette, et je ne
vous demande plus; je suis après content de
morir, et vous pardonne ma mort et à tout le
monde.» Ceste requeste luy fut passée, et sa
musette luy fut en hault portée. Et quand il la
tint, le plus à loysir qu'il peut, il la commence
à sonner, et joua une chanson que les compaignons
de l'embusche dessus dicte cognoissoient
trèsbien, et y avoit: «Tu demeures trop,
Robinet, tu demeures trop.» Et au son de la
musette la gaitte s'esveilla, et de paour qu'elle
eut se laissa cheoir du hault en bas de l'arbre
où elle estoit, et dist: «On pend nostre
homme! Avant, avant, hastez vous tost.» Et
les compaignons estoient tous prestz; et au
son d'une trompette saillirent du bois, et se
vindrent fourrer sur le bailly et sur tout le
mesnage qui devant le gibet estoit. Et à cest
effroy, le bourreau fut tant esperdu et esbahy
qu'il ne savoit et n'eut oncques l'advis de luy
bouter la hart au col, et le bouter jus, mais
luy pria qu'il luy sauvast la vie, ce qu'il eust
fait trèsvoluntiers; mais il ne fut pas en sa
puissance; trop bien fist il aultre chose et meilleur,
car luy, qui sur l'eschelle estoit, cryoit
à ses compaignons: «Prenez chula cà, prenez
cestuy; ung tel est riche, ung tel est mauvais
garnement.» Bref, les Bourgoignons tuèrent un
grand tas en venue de ceulx de Troyes, et
prindrent des prisonniers ung grand nombre,
et sauvèrent leur homme en la façon que vous
oés, qui bien leur dist que jour de sa vie n'eut
si belles affres qu'il avoit à ceste heure eu.
LA LXXVIe NOUVELLE.
PAR PHILIPE DE LOAN.
L'on m'a pluseurs foiz dit et compté
par gens dignes de foy ung bien gracieux
cas dont je fourniray une petite
nouvelle, sans y descroistre ne
adjouster aultre chose que servant au propos.
Entre les aultres chevaliers de Bourgoigne
ung en y avoit naguères, lequel, contre la
coustume et usage du pais, tenoit à pain et
à pot une donzelle belle et gente, en son
chasteau que point ne veil nommer. Son chapellain,
qui estoit jeune et frez, voyant ceste
belle fille, n'estoit pas si constant que ne fust
par elle souvent tenté, et en devint trop bien
amoureux. Et quand il vit mieulx son point,
compta sa rastelée à madamoiselle, qui estoit
plus fine que moustarde; car la mercy Dieu
elle avoit rendy et couru pais tant que du
monde ne savoit que trop. Elle pensoit bien
en soy mesmes que si elle accordoit au prestre
sa requeste, son maistre, qui veoit cler,
quelque moien qu'elle trouvast, s'en donneroit
bien garde, et ainsi perdroit le plus pour
le mains. Si delibera de descouvrir l'embusche
à son maistre, qui n'en fist que rire, car
assez s'en doubtoit, attendu les regards, devises
et esbatemens qu'il avoit veu entre eulx
deux; ordonna neantmains à sa gouge qu'elle
entretenist le prestre, voire sans faire la courtoisie,
et si fist elle si bien que nostre sire en
avoit tout au long du braz. Et nostre bon
chevalier souvent luy disoit: «Par dieu! par
dieu! nostre sire, vous estes trop privé de
ma chambrière; je ne sçay qu'il y a entre vous
deux, mais si je savoye que vous y pourchassissiez
rien à mon desavantage, nostre Dame!
je vous punyroie bien.—En verité, monseigneur,
respondit maistre domine, je n'y calenge
ne demande rien; je me devise à elle,
et passe temps, comme les aultres de ceans;
jour de ma vie ne luy requis d'amours ne
d'aultre chose.—Pour tant le vous dy je,
dist le seigneur; si aultrement en estoit, je n'en
seroie pas content.» Si nostre domine avoit
bien poursuy au paravant de ces parolles, plus
aigrement et à toute force continua sa poursuite,
car où qu'il rencontrast la gouge, de tant
près la tenoit que contraincte estoit, voulsist
ou non, donner l'oreille à sa doulce requeste;
et elle duicte et faicte à l'esperon et à la lance,
endormoit nostre prestre et l'assommoit, et
en son amour tant fort le boutoit qu'il eust
pour elle ung Ogier combatu. Si tost que de
luy s'estoit sauvée, tout le plaidoyé d'entre
eulx deux estoit au maistre par elle racompté,
qui grand plaisir en avoit. Et pour faire la
farse au vif, et bien tromper son chapellain,
il commenda à sa gouge qu'elle luy assignast
journée d'estre en la ruelle du lit où ilz couchoient,
et luy dist: «Si tost que monseigneur
sera endormy, je feray tout ce que vous
vouldrez; rendez vous donc en la ruelle tout
doulcement.» Et fault, dit il, que tu le laisses
faire, et moy aussi: je suis seur que quand
il cuidera que je dorme, qu'il ne demourra
guères à t'enferrer, et j'aray appresté à l'environ
de ton devant le las jolis où il sera
attrappé.» La gouge en fut contente, et
fist son rapport à nostre sire, qui jour de sa
vie ne fut plus joieux, et sans penser ne ymaginer
peril ne danger où il se boutoit, comme
en la chambre de son maistre, ou lit et à la
gouge de son maistre, toute raison estoit de
luy à cest cop arrière mise; seullement luy
chailloit d'accomplir sa folle volunté, combien
que naturelle et de pluseurs accoustumée.
Pour faire fin à long procès, maistre prestre
vint à l'heure assignée bien doulcement en la
ruelle, Dieu le scet; et sa maistresse luy dist
tout bas: «Ne sonnez mot; quand monseigneur
dormira, je vous toucheray de la main
et venez emprès moy.—En la bonne heure»,
ce dit il. Le bon chevalier, qui à ceste heure
ne dormoit mie, se tenoit à grand peine de
rire; toutesfoiz, pour faire la farse, il s'en garda,
et, comme il avoit proposé et dit, il tendit
son filé ou son las, lequel qu'on veult, tout à
l'endroit de la partie où maistre prestre avoit
plus grand desir de hurter. Or est tout prest,
et nostre sire appellé, et au plus doulcement
qu'il peut entre dedans le lit, et sans guères
barguigner il monte dessus le tas pour veoir plus
loing. Si tost qu'il fut logé, bon chevalier tire
bien fort son las, et dit tout hault: «Ha! ribauld
prestre, estes vous tel?» Et bon prestre
de soy retirer. Mais il n'ala guères loing,
car l'instrument qu'il vouloit accorder au bedon
de la gouge estoit si bien du las encepé,
qu'il n'avoit garde de deslonger, dont si trèsesbahy
se trouva qu'il ne savoit sa contenance
ne que advenu il luy estoit. Et de plus fort
en plus fort tiroit son maistre le las, qui grand
douleur luy eust esté, si paour et esbahissement
ne luy eussent tollu tout sentement. A
chef de pièce il revint à luy, et sentit trèsbien
ces douleurs, et bien piteusement pria mercy
à son maistre, qui tant grand faim avoit de rire
que à peine il savoit parler. Si luy dist il
neantmains après qu'il eust trèsbien aval la
chambre parbondy: «Allez vous en, nostre
sire, et ne vous advienne plus; ceste
foiz vous sera pardonnée, mais la seconde
seroit irremissible.—Hélas! monseigneur,
ce respond il, jamais ne m'aviendra; elle fut
cause de ce que j'ay fait.» A ce coup, il
s'en alla, et monseigneur se recoucha, qui
espoir acheva ce que l'autre encommença.
Mais sachez bien qu'oncques puis ne s'i trouva
le prestre au sceu du maistre. Bien peut estre
qu'en recompense de ses maulx la gouge en
eut depuis pitié, et, pour sa conscience acquitter,
luy presta son bedon, et tellement s'accordèrent
que le maistre en valut pis tant en
biens comme en honneurs. Et du surplus je
me tais et à tant.
LA LXXVIIe NOUVELLE.
PAR ALARDIN.
Ung gentilhomme des marches de
Flandres, ayant sa mère bien ancienne
et trèsfort debilitée de maladie,
plus languissant et vivant à
malaise que nulle aultre femme de son eage,
esperant d'elle mieulx valoir et amender, combien
que ès marches de France il feist sa residence,
la visitoit souvent; et à chacune foiz
que vers elle venoit, tousjours estoit tant de
mal oppressée, qu'on cuidast bien que l'ame
en deust partir. Et une foiz entre les aultres,
comme il l'estoit venu veoir, elle au partir luy
dist: «Adieu, mon filz, je suis seure et me
semble que jamais vous ne me verrez; car je
m'en vois morir.—Ha dya, ma mère, respondit
il, vous m'avez tant ceste leczon recordée
que j'en suis saoul et ennuyé; deux
ans, trois ans sont jà passés et expirez que
tousjours ainsi m'avez dit, mais vous n'en
avez rien fait; prenez bon jour, je vous en
prie, si n'y faillez point.» La bonne damoiselle,
oyant de son filz la response, quoyque
malade et vieille fust, en soubriant luy dist
adieu. Or se passèrent puis ung an, deux
ans, tousjours en languissant. Ceste femme si
fut arrière de son filz visitée, et ung soir,
comme en son lit en l'ostel d'elle estoit couchée,
tant fort oppressée de mal qu'on cuidoit
bien qu'elle allast à Mortaigne, si fut ce bon
filz appelé de ceulx qui gardoient sa mère,
et luy dirent que bien à haste à sa mère venist,
car seurement elle s'en alloit. «Dictes
vous donc, dit il, qu'elle s'en va? Par ma foy,
je ne l'ose croire; tousjours dit elle ainsi, mais
rien n'en fait.—Nenny, nenny, dirent ses gardes,
c'est à bon escient; venez vous en, car on
voit bien qu'elle s'en va.—Je vous diray,
dist il: allez devant et je vous suyz; et dictes
bien à ma mère, puis qu'elle s'en veult
aller, que par Douay point ne s'en aille, car
le chemin est trop mauvais; à peu que davant
hier moy et mes chevaulx n'y demourasmes.»
Il se leva neantmains, et housse sa robe longue
et se mect en train pour aller veoir si sa
mère feroit la derrenière et finable grimace.
Luy là venu, la trouva fort malade et que passé
avoit une subite faulte qui la cuidoit bien
emporter; mais, Dieu mercy, elle avoit ung
petit mieulx. «N'est ce pas ce que je vous
dy? commence à dire ce bon filz; l'on dit
tousjours ceens, et si fait elle mesme, qu'elle
s'en va et qu'elle se meurt, et rien n'en fait.
Prengne bon terme, de pardieu, comme tant
de foiz luy ay dit, et si ne faille point. Je m'en
retourne dont je vien; et si vous advise pour
toutesfoiz que vous ne m'appellez plus, s'elle
s'en devoit aller toute seulle, si ne lui feray
je pas à ceste heure compaignie.» Or appartient
que je vous compte la fin de mon emprinse.
Ceste damoiselle ainsi malade que dit est revint
de ceste extreme maladie, et comme auparavant
depuis vesquit en languissant l'espace
de trois ans, pendant lesquelx ce bon
filz une foiz d'adventure la vint veoir, et à ce
coup qu'elle rendit l'esperit. Mais le bon fut
quant on le vint querir pour estre au trespas
d'elle, qu'il vestoit une robe neuve, et n'y
vouloit aller. Message sur aultre venoit vers
luy, car sa bonne mère, qui tiroit à la fin, le
vouloit veoir et recommender aussi son ame.
Mais tousjours aux messagiers respondoit:
«Je sçay bien qu'elle n'a point de haste,
qu'elle attendra bien que ma robe soit mise à
point. En la parfin tant luy fut dit et remonstré
qu'il s'en alla devers sa mère, sa robe
neuve vestue sans les manches, lequel quand
en ce point fut d'elle regardé, luy demanda
où estoient les manches de sa robe, et il dist:
«Elles sont là dedens, qui n'attendent estre
parfaictes sinon que vous nous descombrez
la place.—Si seront donc tantost achevéez,
ce dist la bonne damoiselle: car je m'en vois
à Dieu, au quel humblement mon ame recommende,
et à toy, mon filz.» Et lors cy prins
cy mis, la croix entre ses braz bien serréement
reposant, rendit l'ame à Dieu, sans plus mot
dire; laquelle chose voyant son bon fils, commença
tant fort à plorer et soy desconforter
que jamais ne fut veu le pareil, et n'estoit nul
qui conforter le sceust; tant fort mesmes le print
il au cueur que devant n'en tenoit compte par
semblant, que au bout de quinze jours de
dueil il mourut.
LA LXXVIIIe NOUVELLE.
PAR JEHAN MARTIN.
Au pais de Brabant, qui est bonne
marche et plaisante, fournye à droit
et bien garnye de belles filles, et
bien sages coustumièrement, et le
plus et des hommes on soult dire, et se trouve
assez veritable, que tant plus vivent et plus
sont sotz, naguères advint que ung gentilhomme
en ce point né et destené s'avolenta
d'aller voyager oultre mer en divers lieux,
comme en Cypre, en Rhodes, et ès marches
d'environ; et au derrenier fut en Hierusalem,
où il receut l'ordre de chevalerie. Pendant
lequel temps de son voyage, sa bonne femme
ne fut pas si oiseuse qu'elle ne presta son
quoniam à trois compaignons ses voisins, lesquelx,
comme à court plusieurs servent par
temps et termes, eurent leur audience. Et tout
premier ung gentil escuier frisque, frez et
friant en bon point, qui tant rembourra son
bas à son chier coust, tant en substance de
son corps que en despence de pecune, car à
la verité elle tant bien le pluma qu'il n'y failloit
point renvoier, qu'il s'ennuya et retira,
et de tous poins l'abandonna. L'aultre après
vint, qui chevalier estoit et homme de grand
bruyt, qui bien joyeux fut d'avoir gaigné la
place, et besoigna au mieulx qu'il peut en la
façon comme dessus, moyennant de quibus,
que la gouge tant bien savoit avoir que nul
aultre ne l'en passoit. Et bref, se l'escuier qui
paravant avoit la place avoit esté rongé et
plumé, damp chevalier n'en eut pas mains.
Si tourne bride et print garin, et aux aultres la
queste abandonna. Pour faire bonne bouche,
la damoiselle d'un maistre prestre s'accointa,
et, quoy qu'il fust subtil et ingenieux et sur
argent bien fort luxurieux, si fut il rançonné
de robes, de vaisselles, et d'aultres bagues
largement. Or advint, Dieu mercy, que le
vaillant mary de ceste gouge fist savoir sa
venue, et comment en Hierusalem avoit esté
fait chevalier; si fist sa bonne femme l'ostel
apprester, tendre, parer, nectoyer et orner au
mieulx qu'il fut possible. Bref, tout estoit bien
net et plaisant, fors elle seulement, qui en
l'ostel estoit, car du pluc et butin qu'elle avoit
à la force de ses reins conquesté avoit acquis
vaisselle et tapisserie, linge et aultres meubles
en bonne quantité. A l'arriver que fist le
doulx mary, Dieu scet la joye et grand feste
qu'on luy fist, celle en especial qui mains en
tenoit de compte, c'est asavoir sa vaillant
femme. Je passe tous ses bienviengnans, et
vien ad ce que monseigneur son mary, quoy
que coquard fust et estoit, se donna garde
de foison de meubles, courant aval son hostel,
qui avant son voyage n'estoit léens.
Vint aux coffres, aux buffetz, et en assez
d'aultres lieux, et trouve tout multiplié, dont
l'avertin luy monta en la teste, et de prinsault
devyna ce qui estoit; si s'en vint tost bien
eschaufé et trèsmal meu devers sa bonne
femme, et demanda dont sourdoient tant
de biens comme ceulx que j'ay dessus nommez.
«Saint Jehan, ce dist ma dame, monseigneur,
ce n'est pas mal demandé; vous
avez bien cause d'en tenir telle manière,
et il semble que vous soiés courroussé, qui
vous voit.—Je ne suis pas trop à mon
aise, dit il, car je ne vous laissay pas tant
d'argent à mon partir, et si n'en povez tant
avoir espergné que pour avoir acquis tant de
vaisselle, tant de tapisserie, et le surplus des
bagues que je trouve céens; il fault, et je
n'en doubte, car j'ay cause, que quelqu'ung
se soit de vous accointé qui nostre
mesnage ait ainsi renforcé?—Et pardieu,
monseigneur, respond la simple femme, vous
avez tort, qui pour bien faire me mettez sus
telle vilannie; je veil bien que vous le sachez
que je ne suis pas telle, mais meilleur en tous
endroiz que à vous n'appartient; et n'est-ce
pas bien raison qu'avec tout le mal que j'ay
eu d'amasser et espergner, pour accroistre et
embellir vostre hostel et le mien, j'en soye
reprochée, lesdengée et tencée? C'est bien
loing de recognoistre ma peine comme ung
bon mary doit faire à sa bonne preude femme.
Telle l'avez-vous, meschant maleureux, dont
c'est dommage.» Ce procès, quoy qu'il fust plus
long, pour ung temps se cessa, et s'avisa
maistre mary, pour estre de l'estat de sa femme
asseuré, qu'il feroit tant avec son curé, qui son
trèsgrand amy estoit, que d'elle orroit la devote
confession, ce qu'il fist au moien du curé, qui
son fait conduisit; car ung bien matin, en la
bonne sepmaine que de son curé pour soy
confesser s'approucha, en une chapelle secrète
devant il l'envoya, et à son mary vint,
qu'il adouba de son habit, et pour estre son
lieutenant l'envoya devers sa femme. Si nostre
mary fut joyeux, il ne le fault jà demander.
Quand en ce point il se trouva, il vint en la
chappelle, et ou siége du prestre sans mot dire
entra; et sa femme d'approcher, qui à genoux
se mist devant ses piez, cuidant pour vray
estre son curé, et sans tarder commença sa
confession et dist Benedicite. Et nostre sire son
mary respondit Dominus, et au mieulx qu'il
sceut, comme le curé l'avoit aprins, assovit
de dire ce qui affiert. Après que la bonne
femme eut dit la confession generale, descendit
au particulier, et vint parler comment,
durant le temps que son mary avoit esté dehors,
ung escuier avoit esté son lieutenant,
dont elle avoit en or, en argent et en bagues
beaucop amendé. Et Dieu scet que en oyant
ceste confession, le mary estoit bien à son
aise; s'il eust osé, voluntiers l'eust tuée à
ceste heure; toutesfoiz, affin d'oyr encores le
surplus, s'il y est, aura il pacience. Quand elle
eut dit tout au long de cest escuier, du chevalier
s'est accusée, qui comme l'autre l'avoit
bien baguée. Et bon mary, qui de dueil se
crève et fend, ne scet que faire de soy descouvrir
et bailler l'absolution sans plus attendre;
il n'en fist rien néantmains, et print
loysir et pacience d'escouter ce qu'il orra.
Après le tour du chevalier, le prestre vint en
jeu, dont elle s'accusa bien humblement;
mais, par nostre dame, à cest coup, bon mary
perdit pacience et n'en peut plus oyr, si jecta
jus chape et surplis, et se monstrant, luy dist:
«Faulse et desloyale, or voiz je et cognois
bien vostre grand trahison! et ne vous suffisoit-il
de l'escuier et puis du chevalier, sans
à ung prestre vous donner, qui par Dieu plus
me desplaist et courrousse que tout ce que fait
avez.» Vous devez savoir que de prinsault
ceste vaillant femme fut esbahie et soupprinse;
mais le loysir qu'elle eut de respondre si trèsbien
l'asseura et sa contenance de manière si
bien ordonna, que, à l'oyr, sa response estoit
plus asseurée que la plus juste de ce monde;
faisoit à Dieu son oroison; si respondit à chef
de pièce comme le saint esperit l'inspira, et
dist bien froidement: «Pouvre coquard, qui
ainsi vous tourmentez, savez-vous bien au
mains pour quoy? Or, oyez-moy, s'il vous
plaist; et pensez-vous que je ne sceusse trèsbien
que c'estiez vous à qui me confessoie?
Si vous ay servy comme le cas le requiert, et
sans mentir de mot vous ay confessé tout mon
cas; véezcy comment: De l'escuier me suis
accusée, et c'estes vous, mon doulx amy;
quand vous m'eustes en mariage, vous estiez
escuier, et lors feistes de moy ce qu'il vous
pleut, et me fournistes, vous le savez, Dieu
scet comment. Le chevalier aussi dont j'ay
touché et m'en suis encoulpit, par ma foy,
vous estes celuy, car à vostre retour vous
m'avez fait dame. Et vous estes aussi le prestre,
car nul, si prestre n'est, ne peut oyr confession.—Par
ma foy, m'amye, dist lors le
chevalier, or m'avez vous vaincu et bien
monstré que sage et trèsbonne vous estes, et
que sans cause et à tort et trèsmal adverty
vous ay chargée et dit du mal assez, dont il
me desplaist, et m'en repens, et vous en crye
mercy, vous promettant de l'amender à vostre
dit.—Legièrement il vous est pardonné, ce
dit la vaillant femme, puis que le cas vous
cognoissez.» Ainsi qu'avez oy fut le bon chevalier
deceu par le subtil et percevant engin
de sa desloyalle femme.