Les Cent Nouvelles Nouvelles, tome II
LA LXXIXe NOUVELLE.
PAR MESSIRE MICHAULT DE CHANGY.
Au bon pays de Bourbonnoys, où voluntiers
les bonnes besoignes se font,
avoit l'aultre hier ung medicin, Dieu
scet quel; oncques Ypocras ne Gallien
ne practicquèrent ainsi la science comme il
faisoit: car en lieu de cyrops, de buvraiges,
de doses, d'electuaires et de cent mille aultres
besoignes que medicins solent ordonner tant
à conserver la santé de l'homme que pour la
recouvrer s'elle est perdue, il ne usoit seullement
que d'une manière de faire, c'est assavoir,
de bailler clistères. Quelque maladie
qu'on luy apportast ou denunçast, tousjours
faisoit bailler clistères, et toutesfoiz si bien
luy venoit en ses besoignes et affères que chacun
estoit content de luy, et garisoit chacun,
dont son bruyt creut et augmenta qu'on l'appeloit
par tout, tant ès maisons des princes et
seigneurs comme en grosses abbayes et bonnes
villes. Et ne fut oncques Aristote ne Gallien
ainsi autorisé, par especial du commun
peuple, que ce bon maistre dessus dit. Et
tant monta sa renommée que pour toute chose
l'on demandoit son conseil; et estoit tant entonné
incessamment qu'il ne savoit au quel
entendre. Se une femme avoit rude mary, fel
et mauvais, elle venoit au remède à ce bon
maistre. Bref, de tout ce dont on peust demander
conseil d'homme, nostre bon maistre
avoit la huée. Advint ung jour que ung bon
simple homme champestre avoit perdu son
asne; et après la longue queste d'icelluy,
s'advisa de tirer vers ce maistre qui si trèssage
estoit; et à la coup de sa venue il estoit
tant avironné de peuple qu'il ne savoit au quel
entendre. Ce bon homme néantmains rompit
la presse, et, quoy que le maistre parlast et respondist
à pluseurs, luy compta son cas, c'est
asavoir de son asne qu'il avoit perdu, priant
pour Dieu qu'il luy voulsist radressier et bailler
chose dont il le peust recouvrer. Ce maistre,
qui plus aux aultres que à luy entendoit,
quand le bruyt et son de son langage, dont rien
il n'avoit entendu, fut finy, se vira devers luy,
cuidant qu'il eust aucune enfermeté; et affin
d'en estre despesché, dist à ses gens: «Baillez
luy clistère.» Et ce dit, devers les aultres
se tourna. Et le bon simple homme qui
l'asne avoit perdu, non sachant que le maistre
avoit dit, fut prins des gens du maistre,
qui tantost, comme il leur estoit chargé, luy
baillèrent ung clistère, dont il fut bien esbahy,
car il ne savoit que c'estoit. Quand il eut
ce clistère, dès qu'il fut dedans son ventre,
il picque et s'en va, sans plus demander de
son asne, cuidant certainement par ce le retrouver.
Il n'eut guères esté avant que le
ventre luy brouilla et grouilla tellement qu'il
fut contraint de soy bouter en une vieille masure
inhabitable, pour faire ouverture au clistère,
qui demandoit la clef des champs. Et au
partir qu'il fist, il mena si grant bruyt que
l'asne du pouvre homme, qui passoit assez
près, comme esgaré et venu d'adventure,
commence à racaner et cryer; et bon homme
de s'avancer et lever sus et chanter Te Deum,
et venir à son asne, qu'il cuidoit avoir recouvert
ou trouvé par le clistère que luy fist bailler
le maistre, qui eut encores plus de renommée
sans comparaison que paravant. Car des
choses perdues on le tenoit vray enseigneur,
et de toute science aussi le trèsparfait docteur,
quoy que d'un seul clistère toute ceste renommée
venist. Ainsi avez oy comment l'asne fut
trouvé par ung clistère, qui est chose bien
apparente et qui souvent advient.
LA IIIIxxe NOUVELLE.
PAR MESSIRE MICHAULT DE CHANGY, GENTILHOMME
DE LA CHAMBRE DE MONSEIGNEUR.
Es marches d'Alemaigne, comme pour
vray oy naguères compter à deux
gentilz seigneurs dignes de croire,
advint que une fille, de l'eage d'environ
de xv. à xvj. ans, fut donnée en mariage
à ung bon gentil compaignon, qui tout devoir
faisoit de paier le deu que voluntiers demandent
femmes sans mot dire, quand en cest
eage et tel estat sont. Mais, quoy que le pouvre
homme feist bien la besoigne et s'efforsast
espoir plus souvent qu'il ne deust, si n'estoit
euvre qu'il fist agréablement receu, et ne faisoit
incessamment sa femme que rechigner, et
souvent ploroit bien tendrement comme si
tous ses amys fussent mors. Son mary, la
voyant ainsi lamenter, ne se savoit assez esbahir
quelle chose luy povoit falloir, et luy
demandoit doulcement: «Helas! m'amye,
et qu'avez vous? Et n'estes vous pas bien
vestue, bien logée, bien servye, et de tout ce
que gens de nostre estat pevent par raison
desirer bien convenablement partie?—Ce
n'est pas là qu'il me tient, respondit elle.—Et
qu'est ce donc? dictes le moy, ce dit il,
et si je y puis remède mettre, pensez que je
le feray pour y mettre et corps et biens.» Les
plus des foiz elle ne respondoit mot, mais
tousjours rechignoit et de plus en plus triste
chère et matte elle faisoit, que le mary ne
portoit pas bien paciemment, quand savoir
ne povoit la cause de ceste doléance. Tant en
enquist que partie il en sceut, car elle luy
dist qu'elle estoit trop desplaisante qu'il estoit
si petitement fourny de cela que vous savez,
c'est asavoir du baston de quoy on plante les
hommes, comme dit Bocace. «Voire! dist
il, et est ce cela dont tant vous dolez? Et
par mon serment, vous avez bien cause. Toutesfoiz
il ne peut estre aultre, et fault que
vous en passez tel qu'il est, voire si vous ne
voulez aller au change.» Ceste vie se continua
ung grand temps, tant que le mary, voyant
l'extimacion d'elle, assembla ung jour à ung
disner ung grant tas des amys d'elle, et leur
remonstra le cas comme il est icy dessus touché,
et disoit qu'il luy sembloit qu'elle n'avoit
cause de se douloir de luy en ce cas, car il
cuidoit aussi bien estre party de l'instrument
naturel que voisin qu'il eust: «Et affin, dist
il, que j'en soye mieulx creu, et vous voiez
son tort evident, je vous monstreray tout.» Il
mist sa denrée avant sur la table, devant tous
et toutes, et dist: «Veezci de quoy.» Et sa
femme de plorer de plus belle: «Et par saint
Jehan, dirent sa mère, sa seur, sa tante, sa
cousine, sa voisine, m'amye, vous avez tort;
et que demandez vous? voulez vous plus demander?
et qui est celle qui ne devroit estre
contente d'ung mary ainsi estoffé? Ainsy m'ayde
Dieu, je me tiendroye bien eureuse d'en avoir
autant, voire beaucop mains; appaisez vous,
appaisez vous, et faictes bonne chère doresenavant.
Par dieu! vous estes la mieulx partie
de nous toutes, ce croy-je.» Et la jeune espousée,
oyant le collége des femmes ainsi parler,
leur dist, bien fort plorant: «Véezcy le petit
asnon de céans, qui n'a guères d'aage avec
demy an, et si a l'instrument grand et gros
de la longueur d'un bras.» Et en ce disant,
tenoit son braz destre par le coute, et si le
branloit trop bien. «Et mon mary, qui a bien
xxiiij ans, n'en a que ce tant peu qu'il a monstré;
vous semble-t-il que j'en doyve estre
contente?» Chacun commença à rire, et elle
de plus plorer, tant que l'assemblée longuement
fut sans mot dire. Alors la mère print la
parolle, et à part dist à sa fille tant d'unes et
d'aultres que aucunement se contenta; mais
ce fut à grand peine. Véezcy la cause des filles
d'Alemaigne; si Dieu plaist, bien tost seront
ainsi en France.
LA IIIIxxIe NOUVELLE.
PAR MONSEIGNEUR DE VAURIN.
Puis que les comptes et histoires des
asnes sont acevez, je vous feray en
bref et à la verité ung bien gracieux
compte d'un chevalier que la plus
part de vous, mes bons seigneurs, congnoissez
de pieçà. Il fut bien vray que le dit chevalier
s'adventura trèsfort, comme il est assez
de coustume aux jeunes gens, d'une trèsbelle,
gente et jeune dame, et du quartier du pays
où elle se tenoit la plus bruyant et la plus renommée.
Mais toutesfoiz, quelque pourchaz,
quelque semblant, quelque devoir qu'il sceust
faire pour obtenir sa grace, jamais il ne peut
parvenir d'estre serviteur retenu; dont il estoit
mains que bien content, attendu que tant
ardemment, tant loyallement et tant entierement
l'amoyt que jamaiz femme ne le fut
mieulx. Et n'est pas à oblier que autant faisoit
pour elle qu'oncques serviteur fist pour sa
dame, comme de joustes, d'habillemens; et
néantmains, comme dit est, tousjours trouvoit
sa dame rude et mal tractable, et luy monstrant
mains de semblant d'amour que par raison
ne deust: car elle savoit, et de vray, que
loyallement et cherement de luy estoit bien
fort aymée. Et à dire la verité, elle luy estoit
trop dure, et fait assez à penser qu'il procedoit
de fierté, dont elle estoit plus que bon ne luy
fust, comme on disoit, remplye. Les choses
estans comme dit est, une aultre dame voisine
et amye de la dessus dicte, voyant la queste
du dit chevalier, fut tant esprise de son amour
que plus on ne pourroit, et, par trop bonne
fasson qui trop longue seroit à descripre, fist
tant que ce bon chevalier s'en apperceut;
dont il ne se meut que bien à point, tant fort
s'estoit donné à sa rebelle et rigoreuse maistresse.
Trop bien, comme gracieux qu'il estoit,
tout sagement entretenoit celle de luy esprinse,
affin que si à la cognoissance de l'autre fust
parvenu, cause n'eust eu d'en rien blasmer
son serviteur. Or escoutez quelle chose advint
de ces amours, et quelle en fut la conclusion.
Ce bon chevalier amoureux, qui pour la distance
du lieu ne povoit estre si souvent emprès
sa dame que son loyal cueur et trop
amoureux desiroit, s'advisa ung jour de prier
aucuns chevaliers et escuiers, ses bons amys,
qui toutesfois de son cas rien ne savoient, d'aller
esbattre, voler et querir les lièvres en la
marche du pais où sa dame se tenoit, sachant
de vray par ses espies que le mary d'elle n'y
estoit point, mais estoit venu à court, où souvent
se tenoit, comme celluy de qui se fait ce
compte. Comme il fut proposé de ce chevalier
amoureux et de ses compaignons, se partirent
le lendemain, bien matin, de la bonne ville
où la court se tenoit, et, tout querans les lièvres
passèrent temps jusques à basse nonne,
sans boire ne sans menger. Et en grand haste
vindrent repaistre en ung petit village; et
après le disner, qui fut court et sec, montèrent
à cheval et de plus belles s'en vont querans
les lièvres. Et le bon chevalier, qui ne tiroit
qu'à une, menoit tousjours la brigade le plus
qu'il povoit arrière de la bonne ville, où ses
compaignons avoient grand vouloir de retirer,
et souvent luy disoient: «La vespre approuche,
il est heure de retirer à la ville; si nous
n'y advisons, nous serons enfermez dehors,
et nous fauldra gesir en ung meschant village
et tous morir de faim.—Vous n'avez
garde, disoit nostre amoureux, il est encore
heure assez; et au fort je sçay ung lieu en ce
quartier où l'on nous fera trèsbonne chère;
et pour vous dire, si à vous ne tient, les dames
nous festieront. Comme gens de court se
trouvent voluntiers avec les dames, ilz furent
contens de soy gouverner à l'appetit de celuy
qui les avoit mis en train, et passèrent le temps
querans les lièvres et les perdris tant que le
jour dura. Or vint l'heure de venir au logis,
si dist le chevalier à ses compaignons: «Tirons,
tirons pais, je vous mainray bien.» Environ
une heure ou deux de nuyt, ce bon chevalier
et sa compaignie arrivèrent à la place
où se tenoit la dame dessus dicte, de qui tant
fort estoit feru la guide de la compaignie, qui
mainte nuyt en avoit laissé le dormir. On hurta
à la porte du chasteau, et varletz assez tost
vindrent avant, qui demandoient qu'on vouloit.
Et celuy à qui le fait touchoit print la
parolle et leur dist: «Messeigneurs, monseigneur
et madame sont ilz céans?—En
verité, respondit l'un pour tous, monseigneur
n'y est pas, mais madame y est.—Vous luy
direz, s'il vous plaist, que telz et telz chevaliers
et escuiers de la court, et moy ung tel,
venons d'esbatre et querre les lièvres en ceste
marche, et nous sommes esgarez jusques à ceste
heure, qui est trop tard de retourner à la ville.
Si luy prions qu'il luy plaise nous recevoir
pour ses hostes pour meshuy.—Voluntiers»,
dist il. Il vint faire ce message à sa maistresse,
laquelle cy prins cy mis fist faire la response
sans venir vers eulx, qui fut telle: «Monseigneur,
dit le varlet, madame vous fait savoir
que monseigneur son mary n'est pas icy, dont
il luy desplaist, car, s'il y fust, il vous feist
bonne chère; et en son absence elle n'oseroit
recevoir personne; si vous prie que luy pardonnez.»
Le chevalier meneur de l'assemblée,
pensez qu'il fut bien esbahy et trèshonteux
d'oyr ceste response, car il cuidoit bien veoir
à loisir sa maistresse et deviser tout son cueur
saoul, dont il se treuve arrière et bien loing;
et encores beaucop luy grève d'avoir amené
ses compaignons en lieu où il s'estoit vanté
de les bien faire festoyer. Comme sachant et
gentil chevalier, il ne monstra pas ce que son
pouvre cueur portoit; si dist de plain visage à
ses compaignons: «Messeigneurs, pardonnez
moy que je vous ay fait paier la bée; je ne
cuidoie pas que les dames de ce pais fussent
si peu courtoises que de refuser ung giste aux
chevaliers errans; prenés en pacience. Je vous
promectz par ma foy de vous mener ailleurs,
ung peu ensus de céans, où l'on nous fera
toute aultre chère.—Or avant donc, dirent
les aultres, picquez avant: bonne adventure
nous doint Dieu.» Ilz se mettent au chemin; et
estoit l'intencion de leur guide de les mener
à l'hostel de la dame dont il estoit le cher tenu,
et dont mains de compte il tenoit que par raison
il ne deust; et conclud à ceste heure de
soy oster de tous poins de l'amour de celle
qui si lourdement avoit refusé la compaignie,
et dont si peu de bien luy estoit venu estant
en son service; et se delibera d'amer, servir et
obéir tant que possible luy seroit celle qui
tant de bien luy vouloit, et où, se Dieu plaist,
se trouvera tantost. Pour abreger, après la
grosse pluye que la compaignie eut plus d'une
grosse heure et demye sur le dos, ont arrivé
à l'hostel de la dame dont naguères parloye;
et hurta l'on de bon het à la porte, car il estoit
bien tard, environ neuf ou dix heures de nuyt,
et doubtoient fort qu'on ne fust couché. Varlez
et meschines saillirent dehors, qui s'en vouloient
aller coucher, et demandent qu'est ce là? Et on
leur dist. Ilz vindrent à leur maistresse, qui
estoit jà en cotte simple, et avoit mis couvrechef
de nuyt; et luy dirent: «Madame, à la
porte est monseigneur de tel lieu, qui veult
entrer, et avec luy aucuns aultres chevaliers
et escuiers de la court, jusques au nombre de
trois.—Ilz soient les trèsbien venuz, dist
elle; avant, avant, vous telz et telz, allez
tuer chappons et poullailles, et ce que nous
avons de bon, et mectez en haste.» Bref, elle
disposa comme femme de bien et de grant
façon, comme elle estoit et encores est, tout
subit les besoignes comme vous orrez tantost.
Et print bien à haste sa robe de nuyt, et ainsi
attournée qu'elle estoit, le plus gentement
qu'elle peut vint au devant des seigneurs
dessusdis, deux torches devant elle et une
seulle femme avecques elle, trèsbelle fille;
les aultres mettoient les chambres à point. Elle
vint rencontrer ses hostes sur le pont du chasteau,
et le gentil chevalier qui tant estoit en
sa grace, comme des aultres la guide et le
meneur, se mist en front devant, et en faisant
les recognoissances, il la baisa, et puis après
tous les aultres la baisèrent pareillement. Alors,
comme femme bien enseignée, dist aux seigneurs
dessus ditz: «Messeigneurs, vous soiez
les trèsbien venuz; monseigneur tel, c'est
assavoir leur guide, je le cognois de pieçà,
il est, de sa grace, tout de céens; s'il luy plaist,
il fera mes accointances devers vous.» Pour
abreger, accointances furent faictes, le soupper
assez tost appresté, et chacun d'eulx logié
en belle et bonne chambre bien garnye de
tapisserie et de toute aultre chose necessaire.
Si vous fault dire que tantdiz que le soupper
s'apprestoit, la dame et le bon chevalier se
devisèrent tant et si longuement, et se porta
conclusion entre eulx que pour la nuyt ilz ne
feroient que ung lit, car de bonne adventure
le mary n'estoit point léens, mais plus de quarante
lieues loing. Or est heure, tantdiz que
ce soupper s'appreste, que ces devises se font,
et que l'on souppe le plus joyeusement que
l'on pourroit. Après les adventures du jour,
que je vous dye de la dame qui son hostel refusa
à la brigade dessus dicte, mesmes à celuy
que bien savoit qui plus l'amoit que tout le
monde, et fut si mal courtoise qu'oncques
vers eulx ne se monstra. Elle demanda à ses
gens, quand ilz furent vers elle retournez de
faire leur message, quelle chose avoit respondu
le chevalier. L'un luy dist: «Madame,
il le fist bien court: trop bien dist il
qui menoit ses gens en ung lieu en sus d'icy
où l'on leur feroit tout recueil et meilleure
chère.» Elle pensa tantost ce qui estoit et
dist en soy mesmes: «Ha! il s'en est allé à
l'ostel d'une telle, qui, comme bien sçay, ne le
voit pas envis. Léens se tractera, je n'en
doubte point, quelque chose à mon prejudice.»
Et elle estant en ceste ymaginacion et
pensée, subitement le dur courage que tant
rigoreux avoit envers son serviteur porté
fut tout changé et alteré, et en trèscordial
et bon vouloir transmué, dont envye pour
ceste heure fut cause et motif; conclusion
oncques ne fut tant rigoreuse que à ceste
heure trop plus ne soit doulce et desireuse
d'accorder à son serviteur tout ce qu'il vouldroit
requerir. Ainsi va la besoigne. Et doubtant
que la dame où la brigade estoit ne
joyst de celuy que tant avoit traicté durement,
escripvit unes lettres de sa main à son serviteur,
dont la plus part des lignes estoient de
son precieux sang escriptes, qui contenoit en
effect que, tantost ces lettres veues, toutes
aultres choses mises arrière, il venist vers
elle avecques le porteur tout seul, et il seroit
si agreablement receu que oncques serviteur
ne fut plus content de sa dame qu'il seroit.
Et, en signe de plus grand verité, mist dedans
la lettre ung dyamant que bien cognoissoit.
Ce porteur, qui estoit seur, print la lettre et
vint trouver au lieu dessus dit le chevalier
auprès de son hostesse au souper et toute
l'assemblée. Tantost après graces, le tira d'un
costé, et, en luy baillant la lettre, dist qu'il
ne feist semblant de rien, mais qu'il accomplist
le contenu. Ces lettres veues, le bon
chevalier fut bien esbahy et encores plus
joyeux; car combien qu'il eust conclu et deliberé
de soy retirer de l'amour et accointance
de celle qui luy escripvoit, si n'estoit il pas si
converty que la chose que plus il desiroit ne
luy fust par ceste lettre permise. Il tira son
hostesse à part, et luy dist comment son maistre
le mandoit hastivement, et que force luy
estoit de partir tout à ceste heure, et monstroit
bien semblant que bien luy desplaisoit. Celle
qui estoit auparavant la plus joyeuse, attendant
ce que tant avoit desiré, devint triste et
ennuyeuse, à peu de monstre. Il monte à cheval
et laisse ses compaignons léens, et avec
le porteur des lettres vient et arrive tantost
après mynuyt à l'ostel de sa dame, de laquelle
le mary estoit naguères retourné de court et
s'apprestoit pour s'en aller coucher, dont
Dieu scet en quel point en estoit celle qui son
serviteur avoit mandé querir par ces lettres.
Ce bon chevalier, qui tout le jour avoit culetté
la selle, tant en la queste des lièvres comme
pour querir logis, sceut à la porte que le mary
de sa dame estoit arrivé, dont il fut aussi joyeux
que vous povez penser. Si demanda à sa guide
qu'il estoit de faire? Si advisèrent ensemble
qu'il feroit semblant de soy estre esgaré de ses
compaignons, et que de bonne adventure il
avoit trouvé ceste guide qui léens l'avoit
adressé. Comme il fut dit il fut fait, en la
male heure, et vint trouver monseigneur et
madame, et fist son personnage ainsi qu'il
sceut. Après boire une foiz, qui pou de bien
luy fist, on le mena en sa chambre pour coucher,
où guères ne dormit la nuyt, et lendemain
au matin avec son hoste à la court retourna
sans riens accomplir du contenu de la
lettre dessus dicte. Et vous dy que là ne à
l'aultre oncques puis ne retourna, car tost après
la court se partit du pais, et il suyvit le train,
et tout fut mis en non challoir et oubly, comme
souvent advient.
LA IIIIxxIIe NOUVELLE.
PAR MONSEIGNEUR DE LAUNOY.
Or escoutez, s'il vous plaist, qu'il
advint en nostre chastellenie de
Lisle, d'un bergier des champs et
d'une jeune pastorelle qui ensemble
ou assez près l'un de l'autre gardoient leurs
brebiz. Marché se porta entre eulx deux, une
foiz entre les aultres, à la semonce de nature,
qui desjà les avoit elevez en eage de cognoistre
que c'est de ce monde, que le bergier
monteroit sur la bergière pour veoir plus loing,
pourveu toutesfoiz qu'il ne l'embrocheroit neant
plus avant que le signe qu'elle mesme fist sur
son instrument naturel du bergier de sa main,
qui estoit environ deux doiz, la teste franche;
et estoit le signe fait d'une more noire qui
croist sur les hayes. Cela fait, ilz se mettent à
l'ouvrage de par Dieu, et bon bergier se fourre
dedens, comme s'il ne coutast rien, sans regarder
mercque, ne signe, ne promesse qu'il
eust faicte à sa bergière, car tout ce qu'il avoit
ensevelit jusques au manche; et si plus en
eust eu, il trouva lieu assez pour le loger. Et
la belle bergière, qui jamais ne fut à telles
nopces, tant aise se trouva que jamais ne
voulsist faire aultre euvre. Les armes furent
achevées, et se tira tantost chacun vers ses
brebis, qui desjà s'estoient d'eulx fort esloignées,
à cause de leur absence. Tout fut rassemblé
et mis en bon train, et bon bergier,
pour passer temps comme il avoit de coustume,
se mist en contrepoix entre deux haloz
sur une balochouère, et là s'esbatoit et estoit
plus aise que ung roy. La bergière se mist à
faire ung chapelet de florettes sur la rive d'un
fossé assez loignet de la balochoère au bergier,
et regardoit tousjours, disant la chansonnette
jolye, pour veoir s'il reviendrait point
à la morse; mais c'estoit la maindre de ses
pensées. Et quand elle vit qu'il ne venoit point,
elle commence à hucher tant qu'elle peut:
«Hau! Hacquin! Hacquin!» Et il respond:
«Que veulx tu? que veulx tu?—Vien çà, vien
çà, dit elle, si feras.» Mais elle disoit tout
oultre; et Hacquin, qui en avoit son saoul,
luy respondit: «En nom Dieu, j'ay aussi cher
que je ne face neant que je face; je m'esbas
bien ainsi.» Et toute jour balochoit. Et dame
bergière rehuche de plus belle: «Vien çà,
Hacquin, je te laisseray tout bouter plus avant,
sans faire mercque n'enseigne, ainsi que tu
vouldras.—Saint Jehan! dit Hacquin, j'ay
passé le seing de la more, et bouté tout ens
jusques aux pennes; mais vous n'en arez plus
aussi maintenant.» Si se reprint Hacquin à
balocher, et laissa la bergière faire son chapellet,
à qui bien desplaisoit de ce qu'il la
laissoit oyseuse.
LA IIIIxxIIIe NOUVELLE.
PAR MONSEIGNEUR DE VAURIN.
Comme il est de coustume par tous
païs que par les villes et villages
souvent s'espartent les religieux
mendians, tant de l'ordre des Jacobins,
Cordeliers, Carmes, et Augustins,
pour prescher les vices, les vertuz exaulser et
loer, advint que, à Libers, bonne petite ville
en la conté d'Artoys, arriva ung carme du
couvent d'Arras, par ung dimenche matin,
ayant intencion d'y prescher, comme il fist
bien et dévotement et haultement; car il estoit
bon clerc et très beau langagier. Tantdiz
que le curé disoit la grand messe, maistre
carme se pourmenoit, attendant que quelqu'ung
le feist chanter pour gaigner deux patars
ou trois gros; mais nul ne s'en avançoit.
Et ce voyant une ancienne damoiselle vefve,
à qui print pitié du pouvre religieux, luy fist
dire messe, et par son varlet bailler deux patars,
et encores prier de disner. Et maistre
moyne happa cest argent, promectant de venir
au disner, comme il fist tantost qu'il eut
presché et que la grand messe de la parroiche
fut finie. La damoiselle qui l'avoit fait chanter
et semondre au disner se partit de l'eglise,
elle et sa chambrière, et vindrent à l'ostel
faire tout prest pour recevoir le prescheur, qui
en la conduicte d'un serviteur de la dicte damoiselle
vint arriver à l'ostel, où il fut receu
bien honnestement; et, après les mains lavées,
la damoiselle luy assigna sa place, et
elle se tint auprès de luy, et le varlet et la
chambrière se misrent à servir, et de prinsault
apportèrent la belle porée avecques beau lard,
et belles trippes de porc, et une langue de
beuf rostie. Dieu scet comment, tantost que
damp moyne vit la viande, il tire ung beau,
long et large cousteau, bien trenchant, qu'il
avoit à sa cincture, tout en disant Benedicite,
et puis se mect en besoigne à la porée. Tout
premièrement qu'il eut despeschée, et le lard
aussi, sy prins cy mis, de là il se tire à ces
trippes belles et grasses, et fiert dedans comme
ung loup dedans les brebis. Et avant que
la bonne damoiselle son hostesse eust à moitié
mengé sa porée, il n'y avoit ne trippe ne trippette
dedans le plat. Si se prend à ceste langue
de beuf, et de son coulteau bien trenchant
en deffist tant de pièces qu'il n'en demoura
oncques lopin. La bonne damoiselle, qui tout
ce sans mot dire regardoit, souvent regardoit
l'oeil sur son varlet et sa chambrière, et eulx,
en soubzriant tout doulcement, pareillement la
regardoient. Elle fist apporter une pièce de bon
beuf salé et une belle pièce de mouton de bon
endroit, et mettre sur la table. Et bon moine,
qui n'avoit appetit nesq'un chien, s'apiert à la
pièce de beuf, et s'il avoit eu peu de pitié des
trippes et de la langue de beuf, encores en
eut il mains de mercy de ce beau beuf entrelardé.
Son hostesse, qui grand plaisir prenoit
à le veoir menger, trop plus que le varlet et
la meschine, qui entre leurs dens le maudisoient,
luy faisoit tousjours emplir sa tasse si
tost qu'elle estoit vuide. Et pensez qu'il descouvroit
bien viande, et point n'espargnoit le
boire. Il avoit si grand haste de fournir son
pourpoint qu'il ne disoit mot, si pou non.
Quand la pièce de beuf fut comme toute mengée
et despeschée, et plus part de celle de
mouton, de laquelle l'ostesse avoit ung tantinet
mengé, elle voyant que son hoste n'estoit
encores saoul, fist signe à sa chambrière
qu'elle apportast ung gros jambon cuict du
jour devant pour la garnison de l'ostel. La
chambrière, tout maudisant le prestre qui tant
gourmandoit, fist le commendement de sa
maistresse, et mist le jambon sur la table. Et
bon moyne, sans demander qui vive, frappe
sus et le navra et affola; car de prinsault il luy
trencha le jaret, et, ensuyvant le terminé propos,
de tous poins le desmembra, et n'y laissa
que les os. Qui adonc veist rire le varlet et la
meschine, il n'eust jamais eu les fièvres, car
il avoit desgarny tout l'ostel, et avoient grand
doubte qu'il ne les mangeast aussi. Pour abréger,
après tous les mets dessusdiz, la dame
fist mectre à la table ung très beau fromage
gras, et ung plat bien fourny de tartes, de
pommes, et de fromage, avecques la belle
pièce de beurre frez, dont on ne rapporta si
petit non. Le disner fut fait ainsi qu'avez oy,
et vint à dire graces, que maistre prescheur
pronunça enflé comme ung ticquet, et en là
fin il dist à son hostesse: «Damoiselle, je
vous mercye de voz biens; vous m'avez tenu
bien aise, la vostre mercy. Je prie à celuy qui
repeut cinq mille hommes de pains d'orge et
de deux poissons, dont après qu'ilz furent
saoulez de menger, demoura de relief xij. corbeilles,
qu'il le vous veille rendre.—Saint
Jehan, dist la meschine, qui s'avança de parler,
sire, vous en povez bien tant dire; je croy
que, si vous eussez esté l'un de ceulx qui là
furent repeuz, qu'on n'en eust point rapporté
de relief, car vous eussez bien tout mangé, et
moy aussi se je y eusse esté.—Vrayement,
m'amye, dit le moyne, qui estoit ung garin
tout fait, je ne vous eusse point mengée,
mais je vous eusse bien embrochée et mise en
rost, ainsi que vous pensez qu'on fait.» La
dame commença à rire, et si firent le varlet et
la chambrière, malgré qu'ilz en eussent. Et
nostre moyne, qui avoit la panse farcye, mercya
de rechef son hostesse, qui si bien l'avoit
repeu, et s'en alla en quelque aultre village
gaigner son soupper; je ne sçay s'il fut tel que
le disner.
LA IIIIxxIIIIe NOUVELLE.
PAR MONSEIGNEUR LE MARQUIS DE ROTHELIN.
Tandiz que quelqu'ung s'avancera de
dire quelque bon compte, j'en feray
ung petit qui ne vous tiendra guères,
mais il est veritable et de nouvel
advenu. J'avoie ung mareschal qui bien et
longuement m'avoit servy de son mestier; il
luy print volunté de soy marier; si le fut, et à
la plus devoiée femme qui fust, comme on disoit,
en tout le païs. Et quand il cogneut que
par beau ne par lait il ne la povoit oster de sa
mauvaistié, il l'abandonna, et ne se tint plus
avec elle, mais la fuyoit comme tempeste;
car, s'il l'eust sceue en une place, jamais n'y
eust tiré, mais tousjours au contraire. Quand
elle vit qu'il la fuyoit ainsi, et qu'elle n'avoit à
qui tencer ne monstrer sa devoiée manière, elle
se mist en la queste de luy et partout le suyvoit,
Dieu scet disant quelx motz; et l'aultre
se taisoit et picquoit son chemin. Et elle tant
plus montoit sur son chevalet, et disoit de
maulx et de maledictions à son pouvre mary,
plus que ung deable ne saroit faire à une ame
damnée. Un jour entre les aultres, voyant que
son mary ne respondoit mot à chose qu'elle proposast,
le suyvant par la rue, devant tout le
monde cryoit tant qu'elle povoit: «Vien-çà,
traistre! parle à moy; je suis à toy, je suis à
toy.» Et mon mareschal, qui estoit devant, disoit
à chacun mot qu'elle disoit: «J'en donne
ma part au deable, j'en donne ma part au
deable.» Et ainsi la mena tout du long de la
ville de Lille toujours cryant: «Je suis à
toy»; et l'autre respondoit: «J'en donne ma
part au deable.» Tantost après, comme Dieu
voulut, ceste bonne femme mourut, et l'on demandoit
à mon mareschal s'il estoit fort courroucié
de la mort de sa femme, et il disoit
que jamais si grand eur ne luy vint, et que
si Dieu luy eust donné ung souhait à choisir,
il eust demandé la mort de sa femme, «laquelle,
disoit il, estoit tant male et obstinée en
malice que, si je la savoye en paradis, je n'y
vouldroye jamais aller tant qu'elle y fust, car
impossible seroit que paix fust en nulle assemblée
où elle fust. Mais je suis seur qu'elle est
en enfer, car oncques choses creée n'approucha
plus à faire la manière des deables qu'elle faisoit.»
Et puis on luy disoit: «Et vrayement il
vous fault remarier et en querre une bonne,
paisible et preude femme.—Maryer! disoit
il; j'aymeroye mieulx me aller pendre au gibet
que jamais me rebouter ou dangier de trouver
enfer, que j'ay, la Dieu mercy, à ceste heure
passé.» Ainsi demoura et est encores; ne
sçay je qu'il fera.
LA IIIIxxVe NOUVELLE.
PAR MONSEIGNEUR DE SANTILLY.
Depuis cent ans en çà ou environ,
ès marches de France est advenu,
en une bonne paroisse, une joyeuse
adventure que je mettray ycy pour
croistre mon nombre, et pource qu'elle est
digne d'estre ou reng des aultres. En ladicte
bonne ville avoit ung maryé, de qui
la femme estoit belle, doulce et gracieuse,
et avec tout ce trèsamoureuse d'un seigneur
d'eglise, son propre curé et prochain voisin,
qui ne l'aimoit rien mains qu'elle luy; mais
de trouver la manière comment ilz se pourroient
conjoindre bien amoureusement ensemble
fut difficile, combien qu'en la fin fust trouvée,
et par l'engin de la dame, en la fasson
que je vous diray. Le bon mary orfèvre estoit,
tant allumé et ardent en convoitise qu'il
ne dormoit heure ne bon somme pour labourer.
Chacun jour se levoit une heure ou deux
devant jour, et laissoit sa femme prendre la
longue crastine jusques à viij. ou à ix. heures,
ou si longuement qu'il luy plaisoit. Ceste
bonne et entière amoureuse, voyant son mary
chacun jour continuer la diligence et entente
de soy lever pour ouvrer et marteler, s'advisa
qu'elle employroit avecques son curé le temps
qu'elle estoit habandonnée de son mary, et que
à telle heure son dit amoureux la pourroit visiter
sans le sceu de son dit mary, car la maison
du curé tenoit à la sienne sans moyen. La
bonne manière fut descouverte et mise en termes
à nostre curé, qui la prisa trèsbien, et luy
sembla bien que trèsaisément le feroit et secretement.
Ainsi doncques que la façon fut trouvée
et mise en termes, tout ainsi fut elle executée,
et le plustost que les amans purent, et
la continuèrent par aucun temps qui dura assez
longuement. Mais comme fortune, envyeuse
peut estre de leur bien et doulx passetemps,
le vouloit, leur cas fut descouvert maleureusement
en la manière que vous orrez. Cest orfèvre
avoit ung serviteur, qui estoit amoureux
et jaloux trèsgrandement de sa dame; et pource
que trèssubtilement avoit perceu nostre maistre
curé parler à sa dame, il se doubtoit trèsfort
de ce qui estoit. Mais la manière comment
ce povoit faire, il ne le pouvoit ymaginer, si
n'estoit que le curé viensist à l'heure qu'il forgeoit
au plus fort avec son maistre. Ceste
ymaginacion lui hurta tant à la teste qu'il fist le
guet et se mist aux escoutes pour savoir la
verité de ce qu'il ignoroit. Il fist si bon guet
qu'il perceut et eut vraye experience du fait;
car, une matinée, il vit le curé venir tantost
après que l'orfèvre fut vuidé de sa chambre,
et y entrer, puis fermer l'huys. Quand il fut
bien asseur que sa suspicion estoit vraye, il
se descouvrit à son maistre, et luy dist en ceste
manière: «Mon maistre, je vous sers, de vostre
grâce, non pas seulement pour gaigner vostre
argent, menger vostre pain, et faire bien et
loyalement vostre besoigne, mais aussi pour
garder vostre honneur et vostre dommage empescher;
et si aultrement faisoie, digne ne seroye
d'estre vostre serviteur. J'ay eu dès pieçà
suspicion que nostre curé vous feist desplaisir,
et le vous ay celé jusques ore que j'en ay eu
la vraye experience; et affin que vous ne cuidez
que je vous veille en vain tromper, je
vous prie que nous allions en vostre chambre,
et sçay que l'on l'y trouvera maintenant.
Quand le bon homme oyt ces nouvelles, il se
tint trèsbien de rire, et fut content de visiter
sa chambre en la compaignie de son varlet,
qui luy fist promectre qu'il ne tueroit point le
curé, car aultrement ne luy vouloit point tenir
compaignie, mais trop bien vouloit qu'il fust
bien puny. Ilz montèrent en la chambre, qui
fut tantost ouverte; et le mary entra le premier,
et vit que monseigneur le curé tenoit sa
femme entre ses braz et forgeoit ainsi qu'il
povoit; si s'escrya disant: «A mort, à mort,
ribauld! Qui vous a cy bouté?» Qui fut adoncques
bien esbahy, ce fut maistre curé, et demanda
mercy. «Ne sonnez mot, ribauld prestre,
ou je vous tueray maintenant.—Ha!
mon voisin, pour Dieu mercy, dit le curé,
faicte de moi vostre bon plaisir.—Par l'ame
de mon père, avant que vous m'eschappez,
je vous mettray en tel estat que jamais
n'arez volunté de marteler sur enclume
femenine. Sus, laissez vous manyer, si vous ne
voulez morir.» Le pouvre maleureux se laissa
lyer par ses deux ennemis sur ung bancq, le
ventre dessus, et les deux jambes esraillées en
dehors du bancq. Si bien fut lyé qu'il ne povoit
rien mouvoir que la teste; puis fut porté ainsi
marescaucié en une petite maisonnette qui estoit
derrière l'ostel de l'orfèvre, et estoit la place
où il fondoit son argent. Quand il fut ou lieu
où l'on le vouloit avoir, l'orfèvre envoya querir
deux grands clouz à large teste, desquelx
il attacha au bancq les deux marteaulx qui
avoient en son absence forgé sur l'enclume de
sa femme, et puis le deslya de tous poins. Si
print après une poignée d'estrain, et en bouta
le feu en la maisonnette, et habandonna nostre
curé, et s'enfuyt en la rue crier au feu.
Quand le prestre se vit environné de feu, et
que remède n'y avoit qu'il ne luy faillist perdre
les genitoires ou estre brullé, se lève et s'encourt,
et laisse sa bourse cloée. L'effroy du
feu fut tantost elevé par toute la rue; si venoient
les voisins pour l'estaindre. Mais nostre
curé les faisoit retourner, disant qu'il en
venoit, et que tout le dommage qui en povoit
advenir estoit jà advenu, et que aider plus
n'y pouvoient; mais il ne leur disoit pas que
le dommage luy competoit. Ainsi fut le pouvre
amoureux curé salarié du service qu'il fist à
amours, par le moien de la faulse et traistresse
alousie du varlet, comme vous avez oy.
LA IIIIxxVIe NOUVELLE.
PAR MONSEIGNEUR PHILIPE VIGNIER, ESCUIER
DE LA CHAMBRE DE MONSEIGNEUR.
En la bonne ville de Rouen, puis peu
de temps en çà, ung jeune homme
print à mariage une tendre jeune
fille, aagée de xv ans ou environ.
Le jour de leur grand feste, c'est assavoir des
nopces, la mère de ceste fille, pour garder et
entretenir les cerimonies accoustumées en tel
jour, escolla et introduisit la dame des nopces,
et luy aprint comment elle se devoit gouverner
pour la première nuyt avec son mary. La
belle fille, à qui tardoit l'attente de la nuyt
dont elle recevoit la doctrine, mist grosse
peine et grand diligence de retenir la leczon
de sa bonne mère; et luy sembloit bien que
quand l'heure seroit venue où elle devroit
mettre à execution celle leczon, qu'elle en
feroit si bon devoir que son mary se loeroit
d'elle, et en seroit trèscontent. Les nopces
furent honorablement faictes en grand solennité,
et vint la desirée nuyt; et tantost après
la feste faillye, que les jeunes gens furent retraiz
et qu'ilz eurent prins congié du sire des
nopces et de sa dame, la bonne mère, les
cousines, voisines et aultres privées femmes
prindrent nostre dame des nopces et la menèrent
en la chambre où elle devoit coucher
pour la nuyt avec son espousé, où elles la desarmèrent
de ses atours, joyaux, et la firent
coucher ainsi qu'il estoit de raison; puis luy
donnèrent bonne nuyt, l'une disant: «M'amye,
Dieu vous doint joye et plaisir de vostre
mary, et tellement vous gouverner avecques
luy que ce soit au salut de voz deux ames.»
L'autre disoit: «M'amye, Dieu vous doint telle
paix et concordance avec vostre mary que
puissez faire euvre dont les sains cieulx soient
remplis.» Et ainsi chacune faisant sa prière
se partit. La mère, qui demoura la derrenière,
reduist à memoire son escoliere sur la doctrine
et leczon que aprinse luy avoit, luy
priant que penser y voulsist. Et la bonne fille,
qui, comme l'on dit communement, n'avoit
pas son cueur en sa chausse, respondit que
trèsbonne souvenance avoit de tout, et que
bien l'avoit, Dieu mercy, retenu. «C'est bien
fait, dist la mère; or je vous laisse et vous
recommende à la grace de Dieu, luy priant
qu'il vous donne bonne adventure. Adieu,
belle fille.—Adieu, bonne et sage mère.»
Si tost que la maistresse de l'escole fut vuidée,
nostre mary, qui à l'huys n'attendoit aultre
chose, entra ens; et la mère l'enferma et tira
l'huys, et luy pria qu'il se gouvernast sagement
avec sa fille. Il promist que aussi feroit il; et
si tost que l'huys fut fermé, il, qui n'avoit que
son pourpoint en son dos, le rue jus et monte
sur le lit, et se joinct au plus près de sa dame
la lance au poing, et luy presente la bataille.
A l'approucher de la barrière où l'escarmouche
se devoit faire, la dame prend et empoigne
ceste lance droicte comme ung cornet de vachier;
et tantost qu'elle la sent aussi dure et
de grosseur trèsbonne, s'escrye, disant que
son escu n'estoit assez puissant pour recevoir
les horions de si gros fust. Quelque devoir que
nostre mary peust faire, ne peut trouver la
manière d'estre receu à cest escu ne ceste
jouste; la nuyt se passa sans rien besoigner,
qui despleut moult à nostre sire des nopces.
Mais au fort il print pacience, esperant recouvrer
tout la nuyt prochaine, où il fut autant oy
que à la première, et ainsi à la troisiesme, quatriesme,
et jusques à la quinziesme, où les armes
furent accomplies, comme je vous diray.
Quand les xiij. jours furent passez que noz deux
jeunes gens sont mariez, combien qu'ilz n'eussent
encores ensemble tenu mesnage, la mère
vint visiter son escolière, et, après cent mille
devises qu'elles eurent ensemble, luy demanda
l'on de ce mary quel homme il estoit, et s'il
faisoit bien son devoir. Et la fille disoit qu'il
estoit trèsbon homme, doulx et paisible.
«Voire mais, disoit la mère, fait il bien ce
que l'on doit faire?—Oy, disoit la fille,
mais...—Quelz mais? Il y a à dire en son fait,
dit la mère, je l'entends bien; dictes le moy
et ne le me celez point. Est-il homme pour
accomplir le deu à quoy il est obligé par mariage
et dont je vous ay baillé la leczon?»
La bonne fille fut tant pressée qu'il luy convint
dire que l'on n'avoit encores rien besoigné en
son ouvrouer; mais elle taisoit qu'elle fust
cause de la dilacion, et que tousjours eust refusé
la jouste. Quand la mère entendit ces
doloreuses nouvelles, Dieu scet quelle vie
elle mena, disant que par ses bons dieux elle
y mettroit remède et bref, et que tant avoit
de bonne accointance de monseigneur l'official
de Roen qu'il luy seroit amy et qu'il favoriseroit
à son bon droit. «Or çà, ma fille,
dist elle, il vous convient desmarier; je ne
fais nulle doubte que je n'en trouve bien la
fasson; et soiez seure que vous le serez ainçois
qu'il soit deux jours de ceste heure, et
vous feray avoir aultre homme qui si paisible
ne vous lairra; laissez moy faire.» Ceste bonne
femme, à demy hors du sens, vint compter
ce grand meschef à son mary, père de la fille
dont je fais mon compte, et luy dist bien
comment ilz avoient perdu leur fille, amenant
les raisons pour quoy et comment, et concluant
aux fins de la desmarier. Tant bien
compta sa cause que son mary tira de son
costé, et fut content que l'on feist citer nostre
nouveau maryé, qui ne savoit rien de ce qu'ainsi
on se plaignoit de luy sans cause. Toutesfoiz
il fut cité à personnellement comparoir à l'encontre
de monseigneur le promoteur, à la requeste
de sa femme, et par devant monseigneur
l'official, pour quitter sa femme et luy
donner licence d'aultre part soy marier, ou
alleguer les causes et raisons pour quoy, en tant
de jours qu'il avoit esté avec elle, n'avoit monstré
qu'il estoit homme comme les aultres, et
fait ce qu'il appartient aux mariez. Quand le
jour fut venu, les parties se presentèrent en
temps et lieu; ils furent huchez à dire et plaidoyer
leur cause. La mère à la nouvelle mariée
commença à compter la cause de sa fille,
et Dieu scet comment elle alleguoit les loiz
que l'on doit maintenir en mariage, lesquelles
son gendre n'avoit accomplies ne d'elles usé;
pour quoy requeroit qu'il fust desjoinct de sa
fille, et de ceste heure mesme, sans faire long
procès. Le bon jeune homme fut bien esbahy
quand ainsi oyt blasmer ses armes; guères
n'attendit à respondre aux allegations de son
adversaire, et trèsfroidement et de manière
rassise compter son cas, et comment la femme
luy avoit tousjours fait refus quand il avoit
voulu faire le devoir. La mère, oyant ces responses,
plus marrye que devant, combien
que à peine le vouloit elle croire, demanda à
sa fille s'il estoit vray ce que son mary avoit
respondu; et elle dist: «Vrayement, mère,
oy.—Ha! maleureuse, dist la mère, comment
l'avez vous refusé? Que vous avoye
dit et monstré pluseurs foiz? Vous avoys je
baillé celle leczon?» La pouvre fille ne savoit
que dire, tant estoit honteuse et desplaisante.
«Toutesfoiz, dist la mère, je veil savoir la
cause pour quoy vous avez fait le refus si
vous ne me voulez courousser mortellement,
car je n'aray jamais bien, ou si saray pour
quoy et quelle raison vous n'avez voulu consentir
à vostre mary.» La fille confessa tout,
et dist ouvertement en jugement que pource
qu'elle avoit trouvée la lance de son champion
si grosse, ne luy avoit osé bailler l'escu, doubtant
qu'il ne la tuast, comme elle encores en
doubtoit, et ne se vouloit desmouvoir de ceste
doubte, combien que sa mère luy disoit que
doubter ne craindre n'en devoit. Et après ce,
adressa sa parolle au juge en disant: «Monseigneur
l'official, vous avez oy la confession
de ma fille et les defences de mon gendre; je
vous prie, appoinctez sur le different et rendez
vostre sentence diffinitive.» Monseigneur
l'official, pour appoinctement, fist couvrir un
lit en sa maison, et ordonna par arrest que
les deux mariez yroient coucher ensemble,
enjoignant à la mariée qu'elle empoignast
baudement le bourdon joustouer et le mist
ou lieu où il estoit ordonné. Et quand celle
sentence fut rendue, la mère dist: «Grand
mercy, monseigneur l'official, vous avez trèsbien
jugé. Or avant, ma fille, faictes ce que
vous devez faire, et gardez de venir à l'encontre
de l'appoinctement de monseigneur
l'official; mettez la lance ou lieu où elle doit
estre.—Et je suis au fort contente, dist la
fille, de la mettre et bouter où il faut, mais
si elle y devoit pourrir, je ne l'en retireray
jà.» Ainsi se partirent de jugement, et allèrent
mettre à execution sans sergent la sentence
de monseigneur l'official, car eulx mesmes
firent l'execution. Et par ce moyen nostre
gendre vint à chef de sa jousterie, dont il
fut plutost tanné que celle qui n'y avoit voulu
entendre.
LA IIIIxxVIIe NOUVELLE.
PAR MONSIEUR LE VOYER.
Au gent et plantureux pais de Hollande
avoit, n'a pas cent ans, ung
gentil chevalier logé en ung bel et
bon hostel où il y avoit une trèsbelle
jeune chambrière servant, de laquelle
trèsamoureux estoit, et pour l'amour d'elle
tant avoit fait au fourrier du duc de Bourgoigne,
que cest hostel luy avoit delivré, affin de
mieulx pourchasser et conduire sa queste, et
venir aux fins et intencions où il entendoit et
où amours le faisoient encliner. Quand il eut
esté environ cinq ou vj. jours en ceste hostelerie,
luy survint par accident une maleureuse
adventure, car une maladie le print en
l'œil si grieve, qu'il ne le povoit tenir ouvert,
tant en estoit aspre la doleur. Et pour ce que
trèsfort doubtoit de le perdre, mesmement
que c'estoit le membre où il devoit plus de
guet et de soing, manda le cyrurgien de monseigneur
le duc, qui pour ce temps en la ville
estoit. Et devez savoir que ledit cyrurgien
estoit ung trèsgentil compaignon, le plus renommé
du pais, et le fist venir parler à luy.
Et sitost que maistre cyrurgien vit cest œil il
le jugea comme perdu, ainsi par adventure
qu'ils sont coustumiers de juger des maladies,
affin que quand ilz les ont sanéez, ils en
emportent plus de prouffit et de loenge. Le
bon chevalier, à qui desplaisoit d'oyr telles
nouvelles, demandoit s'il y avoit nul remède
pour le garir; et l'autre dist que trèsdifficile
seroit, neantmoins il oseroit bien entreprendre
à garir avec l'ayde de Dieu, mais qu'on le
voulsist croire. «Si vous me voulez garir et
delivrer de ce mal sans la perte de mon œil,
je vous donneray bon vin, dit le chevalier.»
Le marché fut fait, et entreprint garir net
cest œil, Dieu avant, et ordonna les heures qu'il
viendroit chacun jour pour le mettre à point.
Or entendez que chacune foiz que nostre cyrurgien
venoit visiter son malade, la belle
chambrière le compaignoit et tenoit tousjours
ou boitte ou palette, et aidoit à remuer le
pouvre patient, qui oublyoit la moitié de son
mal quand il sentoit la presence de sa dame.
Si ce bon chevalier estoit bien feru et avant
de ceste chambrière, si fut le cyrurgien, qui,
toutes les foiz qu'il venoit faire sa visitacion,
fichoit ses doulx regards sur ce beau poly
viaire de ceste chambrière, et tant s'i ahurta
qu'il luy declara son cas, et eut trèsbonne audience,
car de prinsaut on luy accorda et
passa ses doulces requestes; mais la manière
comment on pourroit actuellement et par effect
mettre à execution ses ardans desirs, l'on ne
la savoit comment trouver. Or toutesfoiz, à
quelque peine que ce fut, la façon fut trouvée
par la prudence et subtilité du cyrurgien, qui,
fut telle: «Je donneray, dist il, à entendre à
monseigneur mon patient que son œil ne se
peut garir si n'est que son aultre œil soit caché,
car l'usage qu'il a à regarder empesche
la garison de l'autre malade. S'il est content,
dit il, qu'il soit caché et bendé, ce nous sera
la plus convenable voye du monde pour prendre
nos delicz et plaisances, et mesmement
en sa chambre, affin que l'on y prenne mains
de suspicion.» La fille, qui avoit aussi grant
desir que le cyrurgien, prisa trèsbien ce conseil,
ou cas que ainsi ce pourroit faire. «Nous
l'essayerons», dit le cyrurgien. Il vint à
l'heure accoustumée voir cest œil malade, et
quand il l'eut descouvert fist bien de l'esbahy:
«Comment! dit il, je ne vis oncques tel mal;
cest œil cy est plus lait qu'il y a xv. jours. Certainement,
monseigneur, il sera bon mestier
que vous ayez pacience.—Comment? dit le
chevalier.—Il fault que vostre bon œil soit
couvert et caché tellement qu'il n'ayt point de
lumière une heure ou environ après que je
aray assis l'emplastre et ordonné l'autre; car
en verité il l'empesche à garir sans doubte.
Demandez, disoit il, à ceste belle fille qui l'a
veu chacun jour, comment il amende.» Et la
fille disoit qu'il estoit plus lait que paravant:
«Or çà, dit le chevalier, je vous habandonne
tout; faictes de moy tout ce qu'il vous plaist;
je suis content de cligner tant que l'on vouldra,
mais que garison s'ensuive.» Les deux
amans furent adonc bien joyeux, quand ilz
virent que le chevalier fut content d'avoir
l'œil caché. Quand il fut appoincté et qu'il
eut les yeulx bandez, maistre cyrurgien fainct
de partir comme il avoit de coustume, promettant
de tantost revenir pour descouvrir
cest œil. Il n'ala guères loing, car assez près
de son pacient, sur une couche jecta sa dame,
et d'aultre planecte qu'il n'avoit remué son
chevalier visita les cloistres secrez de la chamberiere.
Trois, quatre, cinq, six foiz maintint
ceste manière de faire envers ceste belle fille,
sans ce que le chevalier s'en donnast garde,
combien qu'il en oyst la tempeste, mais non
sachant que ce vouloit estre, jusques à six foiz
qu'il se doubta pour la continuacion; à laquelle
foiz, quand il oyt le tamburch et noise
des combattans, esracha bandeaulx et emplastres,
et rua tout au loing, et vit les deux
amoureux qui se demenoient tellement l'un
contre l'autre qu'il sembloit qu'ilz deussent
menger l'un l'autre, tant mettoient et joindoient
leurs dens ensemble. «Et qu'est ce là,
dist-il, maistre cyrurgien? m'avez vous fait
jouer à la cligne musse pour me faire ce
desplaisir? Doit estre mon œil gary par ce
moien? Dictes, m'avez vous baillé de ce jeu?
Et, par saint Jehan! je m'en doubtoie bien
que j'estoie plus souvent visité pour l'amour
de ma chambrière que pour mes beaulx yeulx.
Or, bien, bien, je suis en vostre dangier,
sire, et ne me puis encore venger; mais ung
jour viendra que je vous feray souvenir.» Le
cyrurgien, qui estoit le plus gentil compaignon
et des aultres le meilleur homme, commença
à rire, et firent la paix, et croy bien
que tous deux, quand l'oeil fut gary, s'accordèrent
à besoigner par terme.
LA IIIIxxVIIIe NOUVELLE.
PAR ALARDIN.
En une gente petite ville cy entour,
que je ne veil pas nommer, est n'a
guères advenu adventure dont je
vous fourniray une petite nouvelle.
Il y avoit ung bon, simple, rude paisant,
marié à une plaisant et assez gente femme,
laquelle laissoit le boire et le menger pour
amer par amours. Le bon mary d'usage demouroit
trèssouvent aux champs, en une maison
qu'il y avoit, aucunesfoiz trois jours, aucunesfoiz
quatre jours, aucunesfoiz plus, aucunesfoiz
mains, ainsi qu'il luy venoit à plaisir,
et laissoit sa femme prendre du bon temps
à la bonne ville, comme elle faisoit; car affin
qu'elle ne s'espantast, elle avoit toujours ung
homme qui gardoit la place du bon homme et
entretenoit son ouvrouer de paour que le rouil
ne s'i prenist. La règle de ceste bonne bourgoise
estoit de attendre toutesfoiz son mary
jusques ad ce qu'on ne voyoit guères, et jusques
ad ce qu'elle se tenoit seure de son mary
qu'il ne retourneroit point ne laissoit venir le
lieutenant, de paour que trompé ne feust. Elle
ne sceut mettre si bonne ordonnance en sa
veille ou règle accoustumée que trompée ne
fust; car une foiz, ainsi que son mary avoit
demouré deux ou trois jours routiers, et pour
le quatriesme avoit attendu aussi tard qu'il
estoit possible avant la porte clorre de la
ville, cuidant que pour ce jour ne deust
point retourner, ferma l'huys et les fenestres
comme les aultres jours, et mist son amoureux
au logis, et commencerent à boire d'autant et
faire grand chère. Guères n'avoient assis à
la table que nostre mary vint hucquer à l'huys,
tout esbahi qu'il le trouva fermé. Et quand la
bonne dame l'oyt, fist sauver son amoureux
et le fist bouter soubz le lict, pour le plus
abreger, puis vint demander à l'huys qui avoit
hurté: «Ouvrez, ouvrez, dist le mary.—Ha
mon mary, dit-elle, estes vous là? Je vous
devoye demain bien matin envoier ung message
et faire savoir que ne retournissiez point.—Comment!
quelle chose y a il? dit le bon
mary.—Quelle chose? vrai Dieu de paradis!
dit elle; helas! les sergens ont esté
céans plus de deux heures et demye, pour
vous mener en prison.—En prison! dit il;
comment, en prison? Quelle chose ay je meffait!
A qui dois-je? Qui se plaint de moy?—Je
n'en scay rien, dit la rusée, mais ilz avoient
grand volunté de mal faire; ilz sembloit qu'ilz
voulsissent tuer quaresme.—Voire mais,
disoit nostre ami, ne vous ont ilz point dit
quelle chose ilz me vouloient?—Nenny, dit
elle, fors que s'ilz vous tenoient, vous n'eschapperiez
de la prison devant long temps.—Ils
ne me tiennent pas, Dieu mercy, encores!
A dieu, je m'en retourne.—Où yrez vous?
dit elle, qui ne demandoit aultre chose.—Dont
je viens, dit il.—Je yray doncques
avec vous, dit-elle.—Non ferez; gardez
bien et gracieusement la maison, et ne dictes
point que j'ay icy esté.—Puis que vous voulez
retourner aux champs, hastez vous, dit
elle, avant que l'on ferme la porte; il est jà
tard.—Quand elle seroit fermée, si feroit tant
le portier pour moy qu'il reouvriroit trèsvoluntiers.»
A ces motz il se part, et quand il vint
à la porte, il la trouva fermée, et pour prière
qu'il sceust faire, le portier ne la voult ouvrir.
Il fut bien mal content de ce qu'il convenoit
qu'il retournast à sa maison, doubtant les sergents;
toutesfoiz falloit il qu'il y retournast,
s'il ne se vouloit coucher sur les rues. Il vint
arrière hurter à son huys, et la dame, qui
s'estoit reatellée avecques son amoureux, fut
plus esbahie que devant; elle sault sus, et
vint à l'huys toute esperdue, disant: «Mon
mary n'est point revenu, vous perdez temps.—Ouvrez,
ouvrez, m'amye, dit le bonhomme,
ce suis-je.—Hellas! hélas! vous n'avez
point trouvé la porte ouverte. Je m'en doubtoye
bien, dit elle; veritablement, je ne voy
remède en vostre fait que ne soiez prins, car
les sergens me dirent, il m'en souvient maintenant,
qu'ilz retourneroient sur la nuyt.—Or
çà, dist-il, il n'est mestier de long sermon;
advisons qu'il est de faire.—Il vous faut musser
quelque part ceans, dit elle, et si ne sçay
lieu ne retraict où vous puissez estre bien asseur.—Seroye
je point bien, dit l'autre, en
nostre colombier? qui me chasseroit là?» Et
elle, qui fut moult joyeuse de ceste invencion
et expedient trouvé, feindant toutesfoiz, dist:
«Le lieu n'est grain honneste; il y fait trop puant.—Il
ne me chault, dit-il; j'ayme mieulx me bouter
là pour une heure ou deux et estre sauvé,
que en aultre honeste lieu et estre trouvé.—Or
ça, dit elle, puis que vous avez ce ferme et bon
courage, je suis de vostre opinion que vous y
mussiez.» Ce vaillant homme monta en ce colombier,
qui se fermoit par dehors à clef, et se
fist illec enfermer, et pria sa femme que si les
sergens ne venoient tantost après, qu'elle le
mist dehors. Nostre bonne bourgoise habandonna
son mary, et le laissa toute la nuyt rencouller
avec les colons, à qui ne plaisoit guères,
et n'estoit de mot sonné ne huché; tousjours
doubtoit ces sergens. Au point du jour, qui
estoit l'heure que l'amoureux se partoit du logis,
ceste bonne femme vint hucher son mary
et luy ouvrit l'huys, qui demanda comment
on l'avoit là laissé si longuement tenir compagnie
aux colons. Et elle, qui estoit faicte à
l'euvre, luy dist comment les sergens avoient
toute nuyt veillé autour de leur maison, et
que pluseurs foiz avoit à eulx devisé, et qu'ilz
ne faisoient que partir, mais ilz avoient dit
qu'ilz viendroient à telle heure qu'ils le trouveroient.
Le bon homme, bien esbahy quelle
chose ces sergens luy povoient vouloir, se
partit incontinent et retourne aux champs, promettant
bien que de long temps ne reviendroit.
Et Dieu scet que la gouge le print bien en
gré, combien qu'elle s'en monstrast doloreuse.
Et par tel moien elle se donna meilleur
temps que devant, car elle n'avoit quelque
soing du retour de son mary.
LA IIIIxxIXe NOUVELLE.
PAR PONCELET.
En ung petit hamelet ou village de ce
monde, assez loing de la bonne ville,
est advenue une petite histoire qui
est digne de venir en l'audience de
vous, mes bons seigneurs. Ce village ou hamellet,
ce m'est tout ung, estoit habité d'un moncelet
de bons, rudes et simples paysans qui
ne savoient comment ilz devoient vivre. Et si
bien rudes et non sachans estoient, leur curé
ne l'estoit pas une once mains, car luy mesme
failloit à cognoistre ce qui est necessaire à
tous generalement, comme je vous en monstreray
par l'experience, par ce qui luy advint.
Vous devez savoir que ce prestre curé, comme
je vous ay dit, avoit sa teste affulée de
simplesse si parfecte, qu'il ne savoit point annuncer
les festes des sains, qui viennent chacun
an et à jour determiné, la plus part,
comme chacun scet. Et quand ses parroissiens
demandoient quand la feste seroit, il failloit
à la coup de le dire. Entre aultres telles
faultes qui souvent advenoient, en fist une qui ne
fut pas petite, car il laissa passer cinq sepmaines
du quaresme sans point l'annuncer à ses
parroissiens. Mais entendez comment il perceut
qu'il avoit failly. Le samedy qui estoit la
nuyt de la blanche Pasque, que l'on dist Pasques
flories, luy vint volunté d'aller à la bonne
ville pour aucune chose qu'il y besoignoit.
Quand il entra en la bonne ville, et qu'il chevauchoit
parmi les rues, il perceut que les prestres
faisoient provision de palmes et aultres
verdures, et veoit que au marché on les vendoit
pour servir à la procession pour lendemain.
Qui fut bien esbahy, ce fut maistre curé,
combien que semblant n'en fist. Il vint aux
femmes qui vendoient ces palmes ou boyz, faignant
que ce fust pour aultre chose n'estoit venu
à la bonne ville, et puis hastivement monte
à cheval chargé de sa marchandise, et picque
en son village, et le plustost que possible luy
fut s'y trouva, et avant qu'il fust descendu de
son cheval rencontra aucuns de ses parroissiens
auxquelx il commenda que l'on allast sonner
les cloches, et que chacun de ceste heure venist
à l'eglise, où il leur vouloit dire aucunes
choses necessaires pour le salut de leurs ames.
L'assemblée fut tantost faicte, et se trouva
chacun en l'eglise, où monseigneur le curé,
tout housé et esperonné, vint bien embesoigné,
Dieu le scet, et monta devant l'aultier, et
dist les motz qui s'ensuyvent: «Mes bonnes
gens, je vous signifie et vous faiz assavoir que
aujourd'uy a esté la veille de la feste et solemnité
de Pasques flories, et de ce jour en huit
prochain vous arez la veille de la grand Pasque
que l'on dit Pasques communiaulx.» Quand
ces bonnes gens oyrent ces nouvelles, commencèrent
à murmurer, et eulx esbahir trèsfort
comment se povoit ce faire. «Ho, dist le
curé, je vous appaiseray tantost, et vous diray
vraies raisons pour quoy vous n'avez que viij
jours de quaresme à faire voz penitences pour
ceste année; et ne vous esmaiez jà de ce que
je vous diray, que le quaresme est ainsi venu
tard. Je tien qu'il n'y a celuy de vous qui ne
sache bien et soit recors comme ceste année
les froidures ont esté longues et aspres, merveilleusement
plus que oncques mais; et long
temps a qu'il ne fist aussi perilleux et dangereux
chevaucher comme il a fait tout l'yver,
pour les verglaz et neges qui ont longuement
duré. Chacun de vous scet ceci estre vray
comme l'euvangile, pour quoy ne vous donnez
merveilles de la longue demeure de quaresme,
mais emerveillez vous encores comment
il est peu venir, mesmement que le chemin
est si long jusques à sa maison. Si vous
prie que le veillez excuser, et luy mesme vous
en prie, car aujourdhuy j'ay disné avecques
luy.» Et leur nomma le lieu, c'est assavoir la
ville où il avoist esté. «Et pourtant, dist-il,
disposez vous de venir ceste sepmaine à confesse,
et de comparoir demain à la procession
comme il est de coustume céens. Et ayez pacience
ceste foiz; l'année qui vient, si Dieu
plaist, sera plus doulce, par quoy il viendra
ainsi qu'il a chacun an d'usage.» Ainsi monseigneur
le curé trouva le moien d'excuser sa
simplesse et ignorance, et, en donnant la beneisson,
descendit de sa predicacion, disant:
«Priez Dieu pour moy et je le prieray pour
vous.» Et s'en alla à sa maison appoincter son
boys et ses palmes, pour les faire le lendemain
servir à la procession.
LA XCe NOUVELLE.
PAR MONSEIGNEUR DE BEAUMONT.
Pour accroistre et amplier mon nombre
des nouvelles que j'ay promis
compter et descripre, j'en monstreray
cy une dont la venue est
fresche. Ou gentil pays de Brabant, qui est
celuy du monde où les bonnes adventures
adviennent souvent, avoit ung bon et loyal
marchant duquel la femme estoit trèsfort malade,
en gisant, pour l'aigreur de son mal, continuellement
sans habandonner son lit. Ce bon
homme, voyant sa bonne femme ainsi attaincte
et languissant, menoit la plus doloreuse vie
du monde, tant marry et desplaisant estoit
qu'il ne povoit plus, et avoit grand doubte
que la mort ne l'en fist quicte. En ceste doleance
perseverant, et doubtant la perdre, se
vint rendre aux piez d'elle et luy donnoit esperance
de garison, et la reconfortoit au
mieulx qu'il povoit, l'amonnestant de penser
au sauvement de son ame. Et après qu'il eut
aucun petit de temps devisé avec elle et finé
ses amonnestemens et exortacions, luy cria
mercy, luy requerant que si aucune chose luy
avoit meffait, qu'il luy fust pardonné par elle.
Entre les cas où il se sentoit l'avoir courroussée,
luy declara comment il estoit bien recors
qu'il l'avoit troublée pluseurs foiz, et trèssouvent,
de ce qu'il n'avoit besoigné sur son
harnois, que l'on peut appeller cuirasses,
toutes les foiz qu'elle eust bien voulu; et
mesmes que bien le savoit, dont trèshumblement
luy requeroit pardon et mercy. Et la
pouvre malade, ainsi qu'elle povoit parler,
luy pardonnoit les petiz cas et legiers; mais
ce derrain ne pardonnoit-elle point voluntiers
sans savoir les raisons qui avoient meu et induict
son mary à non fourbir son harnois,
quand mesmes il savoit bien que c'estoit le
plaisir d'elle, et que aultre chose ne demandoit.
«Comment! dit-il, voulez vous morir
sans pardonner à ceulx qui vous ont meffait?—Je
suis contente, dist elle, de le pardonner,
mais je veil savoir qui vous a meu; aultrement
ne le pardonneray je jà.» Le bon
mary, pour trouver moien d'avoir pardon,
cuidant bien faire la besoigne, dist: «M'amye,
vous savez que pluseurs foiz avez esté
malade et deshaitée, combien que non pas
tant que maintenant je vous voy; et durant
la maladie je n'ay jamais osé presumer de
vous requerre de bataille, doubtant que pis
vous en fust; et soyez toute seure que ce que
j'en ay fait, amour le m'a fait faire.—Taisez
vous, menteur que vous estes; oncques ne fus
si malade ne si deshaitée pour quoy j'eusse
fait refus de combatre; querez moy aultre
moien, si voulez avoir pardon, car cestuy cy
ne vous aidera; et puis qu'il vous convient
tout dire, meschant et lasche bonhomme que
vous estes, et aultre ne fustes oncques, pensez
vous qu'en ce monde cy soit medicine qui
plus puisse aider ne susciter la maladie d'entre
nous femmes que la doulce et amoureuse
compaignie des hommes? Me voiez vous bien
deffaicte et seche par grefté de mal? Aultre
chose ne m'est mestier que compaignie de
vous.—Ho! dit l'aultre, je vous gariray
prestement.» Il sault sur le lit, et besoigna le
mieulx qu'il peut, et tantost qu'il eut rompu
deux lances, elle se lève et se mist sur ses
piez. Puis demye heure après alla par les
rues, et ses voisines, qui la cuidoient comme
morte, furent trèsesmerveillées jusques ad ce
qu'elle leur dist par quelle voie elle estoit ravivée,
qui dirent tantost qu'il n'y avoit que
ce seul remède. Ainsi le bon marchant aprint
à garir sa femme, qui luy tourna à grand prejudice,
car souvent se faindoit malade pour
recevoir la medicine.
LA XCIe NOUVELLE.
PAR L'ACTEUR.
Ainsi que j'estoye n'a guères en la
conté de Flandres, en l'une des
plus grosses villes du pays, ung
gentil compaignon me fist ung
joyeux compte d'un homme maryé, de qui la
femme estoit tant luxurieuse et chaulde sur
potage et tant publicque, que à paine estoit
elle contente qu'on la cuignast en plaines rues
avant qu'elle ne le fust. Son mary savoit bien
que de telle condicion estoit, mais de subtilier
ne querir remède pour luy donner empeschement,
il ne le savoit trouver, tant estoit à ce
joly mestier rusée. Il la menassoit de la batre,
de la laisser seule ou de la tuer; mais querez
qui le face! autant eust il prouffité de menasser
ung chien enragé ou aultre beste. Elle se
pourchassoit à tous lez et ne demandoit que
hutin; il y avoit peu d'hommes en toute la
contrée où elle repairoit pour estaindre une
petite estincelle de son grand feu; et quiconques
la barguignoit, il l'avoit aussi bien à
creance que à argent sec, fust l'homme vieil,
layt, bossu, contrefait ou d'aultre quelque
deffigurance; bref, nul ne s'en alloit sans
denrée reporter. Le pouvre mary, voyant
ceste vie continuer, et que grosses menasses
rien n'y prouffitoient, il s'advisa qu'il l'espanteroit
par une voye et manière qu'il trouva.
Quand il la peut avoir seulle en sa maison, il
luy dist: «Or çà, Jehanne ou Betriz, ainsi
qu'il l'appelloit, je voy bien que vous estes
obstinée en vostre meschante vie, et que, à
quelque menasse ou punicion que je vous face,
vous n'en comptez non plus que si je me taisoie.—Helas!
mon mary, dit elle, en verité, j'en
suis plus courroussée que vous n'estes, et trop
plus me desplaist; mais je n'y puis remède
mettre, car je suis tellement née soubz telle
estoille pour estre preste et servant aux hommes.—Voire
dya, dist le mary, y estes vous
destinée? Sur ma foy, j'ay bon remède et hastif.—Vous
me tuerez, dit elle, aultre n'y a.—Laissez
moy faire, dist il, je sçay mieulx
beaucop.—Et quel, dit elle, que je le sache?—Par
la mort bieu, dist il, je vous hocheray
tant ung jour que je vous bouteray ung quarteron
d'enfans ou ventre, et puis je vous habandonneray,
et les vous lairray seulle nourrir.—Vous!
dit elle; mais où prins? Vous
n'avez pour commencer; telles menasses m'espantent
pou, je ne vous crain. Touchez cela;
si j'en desmarche, je veil qu'on me tonde en
croix; et s'il vous semble que vous ayez puissance,
avancez vous, et commencez tout
maintenant; je suis preste pour livrer le moulle.—Au
deable telle femme, dist le mary, qu'on
ne peut par quelque voye corriger.» Il fut contraint
de la laisser passer sa destinée; trop
plustost se fust ecervelé et rompu la teste
pour la reprendre que luy faire tenir le derrière
coy, pour quoy la laissa courre comme
une lisse entre deux douzaines de chiens, et
accomplir tous ses vouloirs et desordonnez
desirs.
LA XCIIe NOUVELLE.
PAR L'ACTEUR.
En la bonne cité de Mix, en Lorraine,
avoit puis certain temps en
çà une bonne bourgoise maryée
qui estoit tout oultre de la confrarie
de la houlette; et rien ne faisoit plus voluntiers
que ce joly esbatement que chacun scet; et où
elle povoit desploier ses armes, elle se monstroit
vaillant et pou redoubtant horions. Or,
entendez quelle chose luy advint en exercent
son mestier: elle estoit fort amoureuse d'un
gros chanoine qui avoit plus d'argent que ung
vieil chien n'a de puces; mais pour ce qu'il
demouroit en lieu où les gens estoient à toutes
heures, comme on diroit à une gueule baée ou
place publicque, elle ne savoit comment se
trouver avec son chanoine. Tant subtilia et
pensa à sa besoigne, qu'elle s'avisa qu'elle
se descouvreroit à une sienne voisine qui estoit
sa seur d'armes touchant le mestier et
usance de la houlette; et luy sembla qu'elle
pourroit aller veoir son chanoine accompaignée
de sa voisine, sans qu'on y pensast nul
mal ou suspeçonnast. Ainsi qu'elle advisa, ainsi
fist elle; et comme si pour une grosse matère
fust allée devers monseigneur le chanoine,
ainsi honorablement et gravement y alla elle
accompaignée comme dit est. Pour estre bref,
incontinent que noz bourgoises furent arrivées,
après toutes salutacions, ce fut la principale
qui s'encloit avec son amoureux le chanoine,
et fist tant qu'il luy bailla une monteure,
ainsi qu'il peut. La voisine, voyant l'autre
avoir l'audience et gouvernement du maistre
de léens, n'en eut pas peu d'envye, et luy
desplaisoit que l'on ne luy faisoit ainsi comme
à l'autre. Au vuider de la chambre, celle qui
avoit sa pitance dist: «Ça, voisine, en yrons-nous?—Voire,
dit l'autre, s'en va l'on ainsi?
Si l'on ne me fait la courtoisie comme à vous,
par dieu, j'accuseray la compaignie et le mesnage;
je ne suis pas icy venue pour chaufer
la cire.» Quand l'on perceut sa bonne volunté,
on luy offrit le clerc de ce chanoine,
qui estoit ung fort et roidde galant, et homme
pour la trèsbien fournir; de quoy elle ne tint
compte, mais le refusa de tous poins, disant
que aussi bien vouloit-elle avoir le maistre que
l'autre, aultrement ne seroit-elle contente. Le
chanoine fut contraint, pour sauver son honneur,
de s'accorder. Quand ce fut fait, elle
voulut bien adonc dire à Dieu et se partir.
Mais l'autre ne le voulut pas, ains dist toute
courroussée que elle qui l'avoit amenée et estoit
celle pour qui l'assemblée estoit faicte
devoit estre mieulx partie que l'autre, et qu'elle
ne se partiroit point qu'elle n'eust encores ung
picotin. Le chanoine fut bien esbahy quand il
entendit les nouvelles, et combien qu'il priast
celle qui vouloit avoir le surcroiz, toutesfoiz,
ne se voult rendre contente. «Or ça, de par
Dieu, dist il, puisqu'il fault que ainsi soit, je
suis content, mais plus n'y revenez pour tel
pris.» Quand les armes furent accomplies, celle
damoiselle au surcroiz à dire adieu dist à son
chanoine qu'il leur falloit donner aucune chose
gracieuse pour souvenance. Et sans se faire
trop importuner ne traveiller de requestes, et
aussi pour estre delivré d'elles, il avoit ung
demeurant de couvrechefz qu'il leur donna, et
la principale receut le don, et en remercyant
dirent adieu. «C'est, dist-il, ce que je vous
puis maintenant donner; prenez chacune en
gré, je vous en prie.» Elles ne furent guères
loing allées, qu'en plaine rue la voisine qui
avoit eu sans plus ung picotin dist à sa compaigne
qu'elle vouloit avoir sa part de leur
don. «Et bien, dit l'autre, je suis contente;
combien en voulez vous avoir?—Fault-il
demander cela? dit elle; j'en doy avoir la moitié
et vous autant.—Comment osez vous
demander, dist l'autre, plus que vous n'avez
deservy? Avez vous point de honte? Vous
savez que vous n'avez esté qu'une foiz avecques
le chanoine, et moy deux foiz; et pardieu,
ce n'est mie raison que vous soiez partie
aussi avant que moy.—Par dieu, j'en
aray autant que vous, dit l'autre; ay je pas
fait mon devoir aussi avant que vous?—Comment
l'entendez vous?—N'est ce pas
autant d'une foiz que de deux? Et affin que
vous cognoissez ma volunté, sans tenir cy
halle de neant, je vous conseille que me baillez
ma part justement de la moitié, ou vous
arez incontinent hutin; me voulez vous ainsi
gouverner?—Voire dya, dist sa compaigne,
y voulez-vous proceder d'euvre de fait? Et
par la naissance Dieu, vous n'en arez fors ce
qui sera de raison, c'est assavoir des trois pars
l'une, et j'aray le remanent; ay je pas eu plus
de peine que vous?» Adonc l'aultre hausse
et de bon poing charge sur le visage de sa
voisine, qui ne le tint pas longuement sans le
rendre, apellans l'une l'autre ribaulde. Bref,
elles s'entre batirent tant et de si bonne manière
que à bien petit qu'elles ne s'entre-tuèrent;
et l'une appelloit l'autre ribaulde. Quand
les gens de la rue virent la bataille de ces
deux compaignes, qui peu de temps devant
avoient passé par la rue ensemble amoureusement,
furent tous esbahiz, et les vindrent
tenir et deffaire l'une de l'autre. Puis leurs
mariz furent huchez, qui vindrent tantost, et
chacun d'eux demandoit à sa femme la matère
de leur different. Chacune comptoit à son
plus beau; et tant par leur faulx donner à entendre,
sans toutesfoiz toucher de ce pour
quoy la question estoit meue, les animèrent et
esmeurent l'ung contre l'autre, tellement qu'ilz
se vouloient entretuer, si les sergens ne fussent
survenuz, qui les menèrent tous deux
refroider en belle prison. La justice fut à toute
diligence sollicitée de leurs amys pour leur
delivrance; mais pour ce que le cas estoit venu
pour le debat des femmes, premier le conseil
voult savoir dont avoit procedé le fondement
de la question entre les deux femmes; elles
furent mandées et contrainctes de confesser
que ce avoit esté pour faire parchon d'une
pièce de couvrechefs, et cetera. Les gens du
conseil, qui estoient bons et sages, voyans
que la cognoissance de ceste cause appartenoit
au roy de bourdelois, tant pour les merites
de la cause que pour ce que les femmes
estoient de ses subjectes, la renvoyèrent pardevant
luy. Et pendant le procès, les bons
mariz demourèrent en la prison, attendans la
sentence diffinitive qui devoit estre rendue sur
l'avis des subjects du roy, qui, pour le nombre
infiny d'eulx, est taillée de demourer pendue
au clou.
LA XCIIIe NOUVELLE.
PAR MESSIRE TIMOLEON VIGNIER, GENTILHOMME
DE LA CHAMBRE DE MONSEIGNEUR.
Tantdiz que j'ay bonne audience, je
veil compter ung gracieux compte
advenu au bon et gracieux païs de
Haynau. En ung gros village du païs
que j'ay nommé avoit une gente femme mariée
qui amoit plus beaucop le clerc ou
coustre de l'eglise parochial dont elle estoit
paroissienne que son mary; et pour trouver
moien de soy trouver avec son coustre, faindit
à son mary qu'elle devoit ung pelerinage
à quelque saint qui n'estoit pas loing d'illec,
comme d'une lieue ou environ, et que promis
luy avoit quant elle avoit esté en traveil, luy
priant qu'il fust content qu'elle y allast ung
jour qu'elle nomma, avec une sienne voisine
qui ce mesme jour y alloit. Le bon simple
mary, qui ne se doubtoit de rien, accorda ce
pelerinage, mais il vouloit qu'elle revenist le
jour qu'elle partiroit. «Peut estre, dit elle, retourneray
je au disner, ainsi que le temps nous
aprendra; mais premièrement, dit elle, il
convient que j'aye une paire de bons souliers.»
Tout luy fut liberalement accordé; et
pource que le mary demouroit seul, il luy
dist qu'elle appoinctast son disner et soupper
tout ensemble, avant qu'elle se partist, aultrement
il yroit menger à la taverne. Elle fist
son commendement, car le jour de son partement
se leva bien matin pour aller à la boucherie,
et appoincta ung bon poussin et une
pièce de mouton, et puis manda le cordoennier
qui luy chaussa ses souliers. Et quand
toutes ses preparacions furent faictes, dist à
son mary que tout estoit prest, et qu'elle alloit
querir de l'eaue beneiste pour soy partir
après. Elle entre en l'eglise, et le premier
homme qu'elle trouva, ce fut celuy qu'elle
queroit, c'est assavoir son coustre, à qui elle
compta ces nouvelles, comment elle avoit
congié d'aller en pelerinage, et cetera, pour
toute la journée. «Mais il y a ung cas, dit elle;
je suis seure que si tost qu'il sentira que je
seray hors de l'ostel il s'en ira à la taverne,
et n'en retournera jusques au vespre bien
tard; je le cognois tel: et pourtant j'ayme
mieulx demourer à l'ostel tantdiz qu'il n'y
sera point que aller hors. Et doncques vous
vous rendrez une demye heure entour de
nostre hostel, affin que je vous mecte ens
par derrière, s'il advient que mon mary n'y
soit point; et s'il y est nous yrons faire nostre
pelerinage.» Elle vint à l'ostel, où elle trouva
encores son mary, dont elle ne fut pas trop
contente, qui luy dist: «Comment estes vous
cy encores?—Je m'en vois, dit elle, chausser
mes soulliers, et puis je ne tarderay guères que
je partiray.» Elle alla au cordoennier, et tantdiz
qu'elle faisoit chausser ses souliers, son
mary passe par devant l'ostel au cordoennier
avec ung aultre son voisin qui alloit de coustume
à la taverne. Et combien qu'elle supposast
que, pource qu'il estoit acompaigné du
dit voisin, il s'en allast sur le bancq, toutesfoiz
si n'en avoit il nulle volunté, mais s'en
alloit sur le marché, pour trouver encores ung
ou deux bons compaignons et les amener
disner avecques luy au commencement qu'il
avoit davantage, c'est assavoir ce poussin et
la pièce de mouton. Or nous lairrons ycy
nostre mary sercher compaignie, et retournerons
à celle qui chaussoit ses souliers, qui, si
tost que chaussez furent, revint à l'ostel le
plus hastivement qu'elle peut, où elle trouva
le gentil coustre qui faisoit la procession entour
de l'ostel, à qui elle dist: «Mon amy,
nous sommes les plus eureux du monde, car
j'ay veu mon mary qui va à la taverne; j'en
suis seure, car il a ung sien goisson qu'il
maine par le bras, lequel ne le lairra pas retourner
quand il vouldra; et pour tant donnons
nous bon temps jusques à la nuyt. J'ay
appoincté ung bon poussin et une belle pièce
de mouton, dont nous ferons goghettes.» Et
sans plus rien dire le mist ens, et laissa l'huis
de devant entrouvert, affin que les voisins ne
se doubtassent. Or retournons maintenant à
nostre mary, qui a trouvé deux bons compaignons,
avec le premier dont j'ay parlé, lesquelz
il amaine pour desfaire ce poussin en
la compaignie de beau vin de Beaulne, ou
aultre meilleur, s'il est possible d'en finer. A
l'arriver à sa maison, il entra le premier, où
incontinent qu'il fut entré il perceut noz
deux amans, qui faisoient ung pou d'ouvrage.
Et quand il vit sa femme qui avoit les jambes
levées, il luy dist qu'elle n'avoit garde de
user ses souliers, et que sans raison avoit traveillé
le cordoennier, puis qu'elle vouloit faire
son pelerinage par telle manière. Il hucha ses
compaignons et dist: «Messeigneurs, regardez
comment ma femme ayme mon prouffit; de
paour qu'elle ne use ses beaulx neufs souliers,
elle chevauche sur son doz; il ne l'a pas telle
qui veult.» Il prend ung petit demourant de ce
poussin, et luy dist qu'elle parfist son pelerinage;
puis ferma l'huys et la laissa avec son
coustre, sans luy aultre chose dire; et s'en
alla à la taverne, dont il ne fut pas tensé au
retourner, ne les aultres foiz quand il y alloit,
pource qu'il n'avoit rien ou pou parlé de ce
pelerinage que sa femme avoit fait à l'ostel.
LA XCIVe NOUVELLE.
Es marches de Picardie, ou diocèse
de Teroenne, avoit puis an et demy
en çà, ou environ, ung gentil
curé demourant à la bonne ville,
qui faisoit du gorgias tout oultre. Il portoit
la robe courte, chausses tirées, à la fasson
de court; tant gaillard estoit que l'on ne povoit
plus, qui n'estoit pas pou d'esclandre
aux gens d'eglise. Le promoteur de Teroenne,
qui telles manières de gens appellent
dyable, fut informé du gouvernement de
nostre gentil curé, et le fist citer pour le corriger
et luy faire muer ses meurs. Il comparut à
tout ses habitz courts, comme s'il n'eust tenu
compte du promoteur, cuidant par aventure
que pour ses beaulx yeux on le deust delivrer;
mais ainsi n'advint. Quand il fut devant
monseigneur l'official, sa partie, le promoteur,
lui compta sa legende au long, demanda,
par ses conclusions, que ses habillemens et
aultres menues manières de faire luy fussent
defendues; et avec ce, qu'il fust condemné en
certaine emende. Monseigneur l'official, voyant
à ses yeux que tel estoit nostre curé qu'on luy
baptisoit, luy fist les deffenses, sur les peines
du canon, que plus ne se desguisast en telle
manière qu'il avoit fait, et qu'il portast longues
robes et courts cheveux; et avec ce, le condemna
à paier une bonne somme d'argent. Il
promist que ainsi feroit il, et que plus ne seroit
cité pour telles choses. Il print congié au
promoteur et retourna à sa cure; si tost qu'il
fut venu, il fist hucher le drapier et le parmentier,
si fist tailler une robe qui luy traisnoit
plus de trois quartiers, disant au parmentier
les nouvelles de Teroenne, comment c'est
assavoir avoit esté reprins de porter courte
robe, et qu'on luy avoit chargé de la porter
longue. Il vestit ceste robbe longue et
laissa croistre ses cheveulx de sa teste et de sa
barbe, et en cest estat servoit sa parroiche,
chantoit messe et faisoit les autres choses appartenant
à curé. Le promoteur fut arrière
adverty comment son curé se gouvernoit oultre
la règle et bonne et honeste conversacion des
personnes d'eglise, qui le fist citer comme
devant, et il y comparut ès mesmes habitz
longs. «Qu'est cecy? dist monseigneur l'official
quand il fut devant luy; il semble que
vous vous mocquez des statuz et ordonnances
de l'eglise; voiez vous point comme les aultres
prestres s'abillent? Si ne fust pour l'honneur
de voz bons amys, je vous feroie affuler
la prison de ceans.—Comment, monseigneur,
dist nostre curé, ne m'avez vous pas
chargé de porter longue robe et longs cheveulx?
Ne fays je pas ainsi que m'avez commendé!
N'est pas ceste robe assez longue,
mes cheveux sont ilz point longs? Que voulez
vous que je face?—Je veil, dist monseigneur
l'official, que portez robe et cheveulx à
demy longs, ne trop ne pou; et pour ceste
grand faulte, je vous condemne à paier dix
livres au promoteur, vingt blancs à la fabrice
de ceans, et autant à monseigneur de Teroenne,
à convertir à son aumosne.» Nostre
curé fut bien esbahy, mais toutefois il faillit
qu'il passast par là. Il prend congé et revient
à sa maison, et pensa comment il s'abilleroit
pour garder la sentence de monseigneur l'official.
Il manda le parmentier, à qui il fist tailler
une robe longue d'un costé, comme celle
dont nous avons parlé, et courte comme la
première de l'autre costé, puis se fist barbaier
du costé où la robe estoit courte; et en ce
point alloit par les rues et faisoit son divin
office. Et combien qu'on lui dist que c'estoit
mal fait, si n'en tenoit il toutesfoiz compte.
Le promoteur en fut encores adverty, et le fist
citer comme devant. Quand il comparut, Dieu
scet comment monseigneur l'official fut malcontent;
à peine qu'il ne saillit de son siége
hors du sens, quand il regardoit son curé estre
habillé en guise de mommeur. Si les aultres
deux foiz avoit esté bien rachassé, il le fut
encores mieulx à ceste foiz, et condemné en
belles et grosses amendes. Lors nostre bon
curé, se voyant ainsi desplumé d'amendes et
de condemnacions, dist: «Monseigneur l'official,
il me semble, sauve vostre reverence,
que j'ay fait vostre commandement; et entendez
moy, je vous diray la raison.» Adoncques
il couvrit sa barbe longue de sa main qu'il estandit
sus, et dist: «Si vous voulez, je n'ay
point de barbe.» Puis mist sa main de l'aultre
costé, couvrant la partie tondue ou rase, et
dist: «Si vous voulez, longue barbe. Est ce
pas ce que m'avez commendé?» Monseigneur
l'official, voyant que c'estoit ung vrai trompeur,
et qu'il se trompoit de luy, fist venir le
barbier et le parmentier, et devant tous les
assistens luy fist faire sa barbe et cheveulx,
et puis coupper sa robe de la longueur qu'il
estoit de besoing et de raison; puis le renvoya
à sa cure, où il se maintint et conduit haultement,
gardant ceste dernière manière qu'il
avoit aprinse à la sueur de sa bourse.
LA XCVe NOUVELLE.
PAR PHILIPE DE LOAN.
Comme il est assez de coustume,
Dieu mercy, que en pluseurs religions
y a de bons compaignons à
la pie et au jeu des bas instrumens,
à ce propos, naguères avoit en ung couvent
de Paris ung bon frère prescheur, qui entre
les autres ses voisines choisit une trèsbelle
femmelette jeune et en bon point, et mariée
assez nouvellement à ung bon compaignon.
Et devint maistre moyne amoureux d'elle, et
ne cessoit de penser et subtilier voies et moiens
pour parvenir à ses attainctes, qui, à dire en
gros et en bref, estoient pour faire cela que
vous savez. Ores disoit: «Je feray ainsi», ores
concluoit aultrement. Tant de propos luy venoient
en la teste qu'il ne savoit sur lequel
s'arrester; trop bien disoit il que de langage
n'estoit point de abatre, «car elle est trop bonne
et trop seure; force est que, si je veil parvenir
à mes fins, que par cautele et deception je la
gaigne.» Or escoutez de quoy le larron s'advisa,
et comment frauduleusement la pouvre
beste il attrapa, et son desir trèsdeshonneste
qu'il proposa accomplir. Il faindit ung jour
d'avoir trèsgrand doleur en ung doy, celluy
d'emprès le poulce qui est le premier des quatre
en la main dextre; et de fait le banda et
envelopa de draps linges, et le dora d'aucun
oignement trèsfort sentent. Et en ce point se
tint ung jour ou deux, tousjours se monstrant
aval son eglise devant la dessus dicte, et Dieu
scet s'il faisoit bien la dole. La simplette le
regardoit en pitié, et voyoit bien à sa contenance
que grand doleur le martiroit; et pour
la grand pitié qu'elle en eut, luy demanda son
cas; et le subtil regnard luy compta si trèspiteusement
qu'il sembloit mieulx hors de son
sens que aultrement, tant sentoit grand doleur.
Ce jour se passa; et à lendemain, environ
l'heure de vespres, que la bonne femme estoit
à l'ostel seulette, ce patient la vient trouver,
ouvrant de soye, et emprès d'elle se met,
faisant si trèsbien le malade que nul ne l'eust
veu à ceste heure qui ne l'eust jugé en trèsgrand
danger. Or se viroit vers la fenestre,
maintenant vers la femme; tant d'estranges
contenances il faisoit que vous fussez esbahy
et abusé à le veoir. Et la simplette, qui toute
pitié en avoit, à peine que les larmes ne luy
sailloient des yeulx, le confortoit au mieulx
qu'elle savoit: «Helas! frère Aubry, disoit
elle, avez vous parlé aux medicins telz et
telz?—Oy certes, m'amye, disoit il, il n'y a
medicin ne cyrurgien en Paris qui n'ait veu
mon cas.—Et qu'en disent ils? souffrerez vous
longuement ceste doleur?—Helas! oy, voire
encores plus la mort, si Dieu ne m'aide; car
en mon fait n'a que ung remède, et j'aymeroie
à peine autant mourir que le deceler; car il
est mains que bien honeste et tout estrange de
ma profession.—Comment! dist la pouvrette,
et n'est ce pas mal fait et peché à vous d'ainsi
vous laisser passionner? Vous vous mettez en
dangier de perdre sens et entendement, ad ce
que je voy vostre doleur tant aspre.—Par
dieu, bien aspre et terrible est elle, dist frère
Aubry; mais quoy! Dieu le m'a envoié, loé
soit-il; je aray pacience, et suis tout conforté
d'attendre la mort, car c'est le vray remède
de mon mal, voire excepté ung dont je vous
ay parlé, qui me gariroit tantost; mais quoy!
comme je vous ay dit, je n'oseroie dire quel
il est; et quand ainsi seroit que je serois
forcé à deceler ce que c'est, je n'aroie le hardement
ne le vouloir de le mectre à execution.—Et
par ma foy, dist la bonne femme,
frère Aubry, il me semble que vous avez tort
de tenir telz termes; et pour Dieu, dictes moy
qu'il faut pour vostre garison, et je vous asseure
que je mettray peine et diligence à trouver
ce qui y servira. Pour Dieu, ne soiez cause
de vostre perdicion; laissez vous aider et secourir.
Or dictes moy que c'est, et vous verrez
se je vous aideray; si feray par Dieu, et
me deust il couster plus que vous ne pensez.»
Damp moine, voyant la bonne volunté de sa
voisine, après ung grand tas d'excusances et
de refus que pour estre bref je trespasse, dist
à basse voix: «Puis qu'il vous plaist que je
le dye, je vous obeiray. Les medicins, tous
d'un accord, m'ont dit qu'en mon fait n'a
que ung seul remède, c'est de bouter mon
doy malade dedans le lieu secret d'une femme
nette et honeste, et le tenir là une bonne
pièce de temps, et après l'oingdre d'un oignement
dont ilz m'ont baillé la recepte. Vous
oez que c'est, et pource que je suis de ma
nature et propre coustume honteux, j'ay mieulx
amé endurer et seuffrir jusques cy les maulx
que j'ay porté qu'en rien dire à personne vivant;
vous seule savés mon cas, et malgré
moy.—Hola! hola! dist la bonne femme, je
ne vous ay dit chose que je ne face; je vous
veil aider à garir: je suis contente et me plaist
bien pour vostre garison et santé, et vous oster
de la terrible angoisse qui vous tourmente,
que je vous preste le lieu pour bouter vostre
doy malade.—Et Dieu le vous rende, damoiselle!
Je n'en eusse osé requerir vous ne
aultre; mais puis qu'il vous plaist me secourir,
je ne seray jà cause de ma mort. Or nous
mettons donc, s'il vous plaist, en quelque
lieu secret que nul ne nous voye.—Il me
plaist bien», dist elle. Si le mena en une trèsbelle
garderobe, et serra l'huys, et sur le lit se
mist; et maistre moyne luy lève ses draps, et
en lieu du doy de la main bouta son perchant
dur et roidde. Et à l'entrer qu'il fist, elle qui
le sentit si trèsgros: «Comment! dist elle, et
vostre doy, comment peut il estre si gros? je
n'oy jamais parler du pareil.—En verité, fist il,
ce fait la maladie qui en ce point le m'a mis.—Vous
me comptez merveilles», dit elle. Et
durant ces langages, maistre moyne accomplit
ce pour quoy si bien avoit fait le malade.
Et celle qui sentit et cetera, demanda que
c'estoit; et il respondit: «C'est le clou de
mon doy qui est effondré; je suis comme gary,
ce me semble, Dieu mercy et la vostre.—Et
par ma foy, ce me plaist moult, ce dit la
dame, qui lors se leva; si vous n'estes bien
gary, si retournez toutesfoiz qu'il vous plaist:
car pour vous oster de doleur, il n'est rien
que je ne face; et ne soiez plus si honteux
que vous avez esté pour vostre santé recouvrer.»
LA XCVIe NOUVELLE.
Or escoutez, s'il vous plaist, qu'il advint
l'aultrhier à ung simple riche
curé de village, qui par simplesse
fut à l'emende devers son evesque
en la somme de cinquante bons escuz d'or.
Ce bon curé avoit ung chien qu'il avoit nourry
de jeunesse et gardé, qui tous les aultres
chiens du païs passoit d'aller en l'eaue querir le
vireton, ung chappeau si son maistre l'oblyoit
ou de fait apensé le laissoit quelque part.
Bref, tout ce que bon et sage chien doit et scet
faire il estoit le passe route; et à l'occasion
de ce, son maistre l'amoit tant, qu'il ne seroit
pas legier à compter combien il en estoit assoté.
Advint toutesfoiz, je ne sçay par quel
cas, ou s'il eut trop chault ou trop froit, ou
s'il mengea quelque chose qui mal luy fist, qu'il
devint trèsmalade, et de ce mal mourut, et de ce
siecle tout droit au paradis des chiens alla. Que
fist ce bon curé? Il qui sa maison, c'est assavoir
le presbitaire, dessus le cimitère avoit,
quand il vit son chien de ce monde trespassé,
il se pensa que une si sage et bonne beste ne
demourast sans sepulture; et pourtant il fist une
fosse assez près de l'huys de sa maison, qui
dessus l'aitre, comme dit est, respondoit, et là
l'enfouyt et sepultura. Je ne sçay pas s'il luy
fist ung marbre et par dessus engraver une
epythaphe, si m'en tais. Ne demoura guères
que la mort du bon chien au curé fut par le
village et les lieux voisins annuncé, et tant
s'espandit que aux oreilles de l'evesque du
lieu parvint, ensemble de la sepulture saincte
que son maistre luy bailla; si le manda vers
luy venir par une citation que ung cicaneur luy
apporta. «Helas! dist le curé au cicaneur, et
que ay je fait, et qui m'a fait citer d'office? Je
ne me sçay trop esbahir que la court me demande.—Quand
à moy, dit l'autre, je ne
sçay qu'il y a, si ce n'est pour tant que vous
avez enfouy vostre chien dedans lieu saint où
l'on mect les corps des chrestians.—Ha! ce
pensa le curé, c'est cela?» Or à primes luy vint
en teste qu'il avoit mal fait, et dist bien en
soy mesmes qu'il passeroit par là, et que s'il
se laisse emprisonner qu'il sera escorché, car
monseigneur l'evesque, la Dieu mercy, est
le plus convoiteux prelat de ce royaume, et
si a gens entour de luy qui scevent faire venir
l'eaue au moulin, Dieu scet comment. «Or
bien force est que je la perde; si vault mieulx
tost que tard.» Il vint à sa journée, et de plain
bout s'en alla devers monseigneur l'evesque,
qui tantost comme il le vit luy fist ung grand
prologue pour la sepulture saincte qu'il avoit
fait bailler à son chien, et luy baptisa son cas
si merveilleusement qu'il sembloit que le curé
eust fait pis que regnier Dieu. Et après tout
son dire, il commenda que le curé fust mené
en la prison. Quand le curé vit qu'on le vouloit
bouter en la boeste aux caillouz, il requist
qu'il fust oy, et monseigneur l'evesque luy
accorda. Et devez savoir que à ceste calonge
estoient foison de gens de grand fasson,
comme l'official, les promoteurs, les scribe,
notaires, advocatz et procureurs, qui tous
ensemble grand joye avoient du non accoustumé
cas du pouvre curé, qui à son chien
avoit donné la terre saincte. Le curé en sa
defense et excuse parla en bref et dist: «En
verité, monseigneur, si vous eussez autant
congneu mon bon chien, à qui Dieu pardoint,
comme j'ay, vous ne seriez pas tant esbahy
de la sepulture que je luy ai ordonnée comme
vous estes, car son pareil ne fut ne jamais
sera.» Et lors racompta balme de son fait:
«Et s'il fut bien bon et sage en son vivant,
encores le fut il autant ou plus à sa mort,
car il fist un trèsbeau testament, et pour
ce qu'il savoit vostre necessité et indigence,
il vous ordonna cinquante escuz d'or, que
je vous apporte.» Si les tira de son sein et
à l'evesque les bailla, qui les receut voluntiers,
et lors loa et approuva le sens du vaillant
chien, ensemble son testament et la sepulture
qu'il luy bailla.
LA XCVIIe NOUVELLE.
PAR MONSEIGNEUR DE LAUNOY.
Ilz estoient n'a guères une assemblée
de bons compaignons faisans
bonne chère en la taverne, et buvant
d'autant et d'autel. Et quand
ilz eurent beu et mangé, et fait si bonne chère
que jusques à loer Dieu et aussi usque ad hebreos
la plus part, et qu'ilz eurent compté et
paié leur escot, les aucuns commencèrent à
dire: «Comment nous serons festoyés de noz
femmes, quand nous retournerons à l'ostel!
Dieu scet que nous ne serons pas excommuniez:
on parlera bien à noz barbes.—Nostre
dame! dist l'un, je craing bien de m'y trouver.—Ainsi
m'aist Dieu, dit l'autre, aussi
fays je moy; je suis tout seur d'oyr la passion.
Pleust à Dieu que ma femme fust muette! je
buroye trop plus hardiment que je ne faiz.»
Ainsi disoient trestous, fors l'un d'eulx qui
estoit bon compaignon, qui leur alla dire:
«Et comment, beaulx seigneurs, vous estes
donc bien fort maleureux, qui avez chacun
femme qui ainsi vous reprend d'aller à la taverne,
et est tant mal contente que vous buvez?
Par ma foy, Dieu mercy, la mienne n'est
pas telle; car de boire que je face vous n'avez
garde qu'elle en parle; mesmes, qui plus est,
si je buvoie dix, voire cent foiz le jour, si n'est
ce pas assez à son gré; bref, oncques je ne
beu qu'elle n'eust voulu que j'eusse plus beu
la moitié. Car quand je reviens de la taverne,
elle me souhaitte tousjours le demourant du
tonneau dedans le ventre, et le tonneau avecques;
si n'esse pas signe que je boive assez
à son gré?» Quand ses compaignons oyrent
ceste conclusion, ilz se prindrent à rire et loèrent
beaucop son compte, et sur ce s'en allèrent
tous, chacun à sa chacune. Nostre bon
compaignon qui le compte avoit fait s'en
vint à l'hostel, où il trouva Pou Paisible sa
femme toute preste à tanser, qui de si loing
qu'elle le vit commença la souffrance accoustumée;
et de fait, comme elle souloit, luy
souhaitta le demourant du vin du tonneau dedans
le ventre. «La vostre mercy, m'amye,
dist il; encores avez vous meilleure coustume
que les aultres femmes de ceste ville: elles
enragent de ce que leurs mariz boivent ne
tant ne quant, et vous, Dieu le vous rende,
vouldriez bien que je beusse tousjours ou une
bonne foiz qui tousjours durast.—Je ne sçay,
dit elle, que je vouldroie, sinon que je prie
à Dieu que tant vous buvez ung jour que vous
puissez crever.» Comme ilz se devisoient
ainsi doulcement comme vous oez, le pot à
la porée, qui sur le feu estoit, commence à
s'enfuyr par dessus, pource que trop aspre
feu avoit; et le bon homme, voyant que sa
femme n'y mettoit point la main, luy dist:
«Et ne veez vous, dame, ce pot qui s'en
fuit?» Et elle, qui encores rappaisée n'estoit,
luy respondit: «Si faiz, sire, je le voy bien.—Or
le haulsez donc, Dieu vous mecte en mal
an!—Si feray je, dist elle, je le haulseray,
je le mectz à xij. deniers.—Voire, dist il,
dame, est ce la response? Haulsez ce pot, de
par Dieu!—Et bien, dit elle, je le mectz à
vij. sols; est ce assez hault?—Hen! hen!
dist il, et par saint Jehan! ce marché ne se
passera pas sans trois coups de baston.» Et
il choisit ung gros baston et en descharge de
toute sa force sur le doz de madamoiselle, en
disant: «Ce marché vous demoure.» Et elle
commence à cryer alarme, tant que les voisins
s'i assemblèrent, qui demandèrent que
c'estoit; et le bon homme racompta l'ystoire
comme elle alloit, dont ilz rirent trèsbien de
celle à qui le marché demoura.
LA XCVIIIe NOUVELLE.
PAR L'ACTEUR.
Es metes et marches de France avoit
ung riche et puissant chevalier, noble
tant par l'ancienne noblesse de
ses predecesseurs comme par propres
nobles et vertueux faiz. De sa femme espousée
avoit une seule fille, trèsbelle et trèsadressée
pucelle, eagée de xvj. à xvij. ans ou
environ. Ce bon et noble chevalier, voyant
sa dicte fille avoir attaint à l'eage habile et
ydoine pour estre allyée et conjoincte par mariage,
eut trèsgrande volunté de la donner à
ung chevalier son voysin, trèsriche, non toutesfoiz
noble de parentage comme de grosses
richesses et puissances temporelles; avec ce
aussi, eagé de lx. à quatre vingts ans ou environ.
Ce vouloir rongea tant autour de la teste
du père dont j'ay parlé, que jamais ne cessa
jusques ad ce que les allyances et promesses
furent faictes entre luy et sa femme, mère de
la dicte pucelle, et le dit chevalier, touchant
le mariage de luy avec la dicte fille, qui des
assemblées, promesses et traictiez ne savoit
rien, et n'y pensoit aucunement. Assez prochain
de l'ostel d'iceluy chevalier père de la
pucelle, avoit ung aultre jeune chevalier vaillant
et riche moyennement, non pas tant de
beaucop comme l'autre ancien dont j'ay parlé,
qui estoit trèsardent et fort embrasé de l'amour
d'icelle pucelle. Et pareillement elle, pour la
vertueuse et noble renommée de luy, en estoit
trèsfort enlassée, et combien que à dangier
parlassent l'un à l'autre, car le père s'en doubtoit
et leur ostoit et rompoit les moyens et
voies qu'il povoit, toutesfoiz si ne les povoit
il forclorre de l'entière et trèsloyale amour
dont leurs deux cueurs estoient mutuellement
entreliez et embrasez. Et quand fortune leur
favorisoit tant que ensemble les faisoit deviser,
d'aultre chose ne tenoient leurs devises
que de pourpenser et adviser le moien par lequel
leur souverain desir pourroit estre accomply
par legitime mariage. Or s'approucha
le temps que icelle pucelle deut estre donnée
à ce seigneur ancien, et le marché et traictié
luy fut par son père descouvert et assigné le
jour qu'elle devoit espouser, dont ne fut pas
pou courroussée; mais elle se pensa qu'elle y
mectroit remède. Elle envoya vers son trèschier
amy le jeune chevalier, et luy manda
qu'il venist celéement le plus qu'il pourroit.
Et quand il fut venu, elle luy compta les allyances
faictes d'elle et de l'autre ancien chevalier,
demandant sur ce conseil de tout rompre;
car d'autre que de luy ne vouloit estre
espouse. Le chevalier luy respondit: «M'amye
trèschère, puisque vostre bonté se veult
tant humilier que de moy offrir ce que je n'oseroie
requerir sans trèsgrand vergoigne, je
vous remercie; et, si vous voulez perseverer
en ceste bonne volunté, je sçay que nous devons
faire. Nous prandrons et assignerons ung
jour en ceste ville bien acompaigné de mes
amys et serviteurs, et à certaine heure vous
rendrez en quelque lieu que me direz maintenant
où je vous troveray seule. Vous monterez
sur mon cheval et vous mainray en mon
chasteau; et puis, si nous povons appaiser
monseigneur vostre père et ma dame vostre
mère, nous procederons à la consummacion
de noz promesses.» La pucelle dist que c'estoit
bien advisé, et qu'elle savoit comment s'i
povoit convenablement conduire. Si luy dist
que tel jour et telle heure venist en tel lieu où
il la trouveroit, et puis feroit tout bien ainsi
qu'il avoit advisé. Le jour de l'assignacion
vint: si comparut ce bon jeune chevalier au
lieu où l'on luy avoit dit, et où il trouva sa
dame, qui monta derrière luy sur son cheval,
puis picquèrent fort tant qu'ilz eurent eloigné
la place. Quand ilz se trouvèrent aucun petit
eloignez, ce bon chevalier, craignant qu'il ne
traveillast sa trèschière amye, rompit son legier
pas et fist espandre tous ses gens par divers
chemins pour veoir se quelque ung les
suyvoit, et chevauchoit à travers champs sans
tenir voies ne sentiers le plus doulcement et
debonnairement qu'il povoit, et chargea à ses
gens qu'ilz se trouvassent ensemble tous à ung
gros village qu'il leur nomma, où il avoit intencion
de repaistre. Ce village estoit assez
estrangé de la voye commune des chevaucheurs
et chemineurs; et tant chevauchèrent
les dits amans qu'ilz vindrent seuletz au dit
village, où la feste generale se faisoit, à laquelle
y avoit gens de toutes sortes et grand
foison. Ilz entrèrent en la meilleur taverne de
tout le lieu, et incontinent demandèrent à
boire et à menger, car il estoit tard après disner,
et la pucelle estoit trèsfort traveillée. Ilz
firent faire bon feu et trèsbien appoincter à
menger pour les gens du dit chevalier, qui
n'estoient encores venuz. Guères n'eurent esté
en leur hostellerie que veezcy venir quatre
gros charruyers ou bouviers plus villains encores,
et entrèrent baudement en cest hostel,
demandans rigoreusement où estoit la ribauldelle
que ung ruffien naguères avoit amenée
derrière luy sur ung cheval, et qu'il failloit
qu'ilz bussent avec elle et à leur tour la gouverner.
L'oste, qui estoit homme bien cognoissant
le dit chevalier, bien sachant que
ainsi n'estoit que les ribauldz disoient, leur
respondit gracieusement que telle n'estoit elle
qu'ilz cuidoient. «Par cy, par là, dirent ilz,
si vous ne la nous livrés incontinent, nous
abattrons les huys et l'enmerrons par force et
malgré vous deus.» Quand le bon hoste entendit
et cogneut leur rigueur, et que sa doulce
parolle ne luy prouffitoit point, il leur nomma
le nom du chevalier, lequel estoit trèsrenommé
ès marches, mais pou cogneu des gens, à l'occasion
que tousjours avoit esté hors du païs,
acquerant honneur et renommée glorieuse ès
guerres et voyages loingtains. Leur dist aussi
que la femme estoit une jeune pucelle parente
au dit chevalier, laquelle estoit née et yssue
de grand maison et noble parentage. «Helas!
messeigneurs, vous povez, dist il, sans dangier
de vous ne d'aultruy, estaindre et passer
voz chaleurs desordonnées avecques plusieurs
aultres qui, à l'occasion de la feste de ce village,
sont venues et arrivées, et pour aultre
chose non que pour vous et voz semblables.
Pour Dieu, laissez en paix ceste noble fille,
et mettez devant voz yeulx les grands dangiers
où vous boutez, et ne soiez jà si presumptueux
de cuider que le chevalier la vous
laisse mener sans la defendre. Pensez, pensez
voz vouloirs desraisonnables et le grand mal
que vous voulez commectre à petite occasion.—Cessez
vostre sermon, dirent les loudiers,
tous alumez du feu de concupiscence charnelle,
et donnez nous voye que la puissions
avoir; aultrement vous ferons honte et blasme,
car en publicque ycy nous l'amerrons, et chacun
de nous quatre en fera son bon plaisir.»
Les parolles finées, le bon hoste monta en la
chambre où le chevalier et la bonne pucelle
estoient, puis hucha à part le chevalier, à qui
il compta la volunté des quatre villains enragez,
lequel, quand il eut tout bien et constamment
entendu sans estre guères troublé,
descendit, garny de son espée, parler aux quatre
ribaulx, leur demandant trèsdoulcement quelle
chose il leur plaisoit. Et ainsi, rudes et malsades
qu'ilz estoient, respondirent qu'ilz vouloient
avoir la ribauldelle qu'il tenoit fermée
en sa chambre, et que, si doulcement ne leur
bailloit, ilz luy tolliroient et raviroient à son
grand dommage. «Beaulx seigneurs, dist le
chevalier, si vous me cognoissiez bien, vous
ne me tiendriez pour tel qui maine par les
champs les femmes telles que vous nommez
ceste; oncques ne feiz telle folie, la Dieu
mercy; et quand la volunté me seroit telle,
que Dieu ne veille! jamais je ne le feroye ès
marches dont je suis et tous les miens. Ma
noblesse et la netteté de mon courage ne
pourroient souffrir que ainsi me gouvernasse.
Ceste femme est une jeune pucelle, ma cousine
prochaine, yssue de noble maison; et je
vois pour esbatre et passer temps doulcement,
la menant avec moy, acompaigné de mes gens,
lesquelx, jasoit qu'ilz ne soient cy presens, toutesfois
viendront ilz tantost, et je les attens;
et ne soiez jà si abusez en voz courages que
je me repute si lasche que je la laisse villanner
ne souffrir luy faire injure tant ne quant,
mais la defendray aussi avant et aussi longuement
que la vigueur de mon corps pourra durer
et jusques à la mort.» Avant que le chevalier
eust finé sa parolle, les villains plastriers
luy entrerompirent en nyant premier qu'il fust
celuy qu'il avoit nommé, pource qu'il estoit
seul, et le dit chevalier ne chevauchoit jamais
que en grand compaignie de gens. Pour quoy
luy conseillèrent qu'il baillast la dicte femme,
s'il estoit sage, ou aultrement luy tolliroient
par force, quelque chose qui s'en puist ensuyr.
Helas! quand le vaillant et courageux chevalier
perceut que doulceur n'avoit point lieu en
ses responces, et que rigueur et haulteur occupoient
la place, il se ferma en son courage,
et résolut que les villains n'aroient jà la joissance
de la pucelle, ou il y mourroit en la defendant.
Pour faire fin, l'un de ces quatre
s'avança de ferir de son baston à l'huis de la
chambre, et les aultres le suyrent, qui furent
vaillamment reboutez du chevalier. Et ainsi se
commença la bataille, qui dura assez longuement.
Combien que les deux parties fussent
dispareilles, ce bon chevalier vaincquit et rebouta
les quatre ribaulx, et, ainsi qu'il les
poursuyvoit chassant pour en estre au dessus,
l'un d'iceulx, qui avoit ung glaive, se vira
subit et le darda en l'estomac du chevalier et
le percha de part en part, du quel cop incontinent
cheut tout mort, dont ilz furent trèsjoieux.
Ce fait, l'oste fut par eulx contraint
de l'enfouir et mettre en terre ou au jardin de
l'ostel, sans esclandre ne noise; aultrement
ilz le menassoient tuer. Quand le chevalier fut
mort, ilz vindrent hurter à la chambre où estoit
la pucelle, à qui desplaisoit moult que son
amoureux tant demouroit, et boutèrent l'huis
oultre. Et si tost qu'elle vit les bourgois entrer,
elle jugea tantost que le chevalier estoit
mort, disant: «Helas! où est ma garde? où est
mon seul refuge? Qu'est il devenu? Dont vient
que ainsi me laisse seullette?» Les ribaulx,
voyans qu'elle estoit ainsi troublée, la cuidèrent
faulsement decevoir par doulces parolles,
en disant que le chevalier estoit en une maison,
et qu'il luy mandoit qu'elle y allast avec
eulx, et que plus seurement s'i pourroit garder;
mais riens n'en voult croire, car le cueur tousjours
luy jugeoit qu'ilz l'avoient tué et murdry.
Si commença à soy dementer et crier plus
amèrement que devant. «Qu'est ce cy, dirent
ilz, que tu nous faiz estrange manière? Cuides
tu que nous ne te cognoissions? Si tu as suspeçon
sur ton ruffien qu'il ne soit mort, tu n'es
pas abusée: nous en avons delivré le païs.
Pour quoy soies toute asseurée que nous quatre
arons chacun ta compaignie.» Et, à ces
motz, l'un d'eulx s'avance, qui la prent le
plus rudement du monde, disant qu'il aura sa
compaignie avant qu'elle luy eschappe, veille
ne daigne. Quand la pouvre pucelle se voit
ainsi efforcée, et que la doulceur de son langage
ne luy portoit point de prouffit, leur dist:
«Helas! messeigneurs, puis que vostre mauvaise
volunté est ainsi tournée, et que humble
prière ne la peut adoulcir ne ploier, au mains
aiez en vous ceste honesteté que, puis qu'il
fault que à vous je soie abandonnée, ce soit
premièrement à l'un sans la presence de l'autre.»
Ilz luy accordèrent, jasoit ce que trèsenvys,
et puis luy firent choisir pour eslire
celuy d'eulx quatre qui devoit demourer avec
elle. L'un d'eulx, lequel elle cuidoit estre le
plus begnin et doulx de tous, elle eleut; mais
de tous estoit il le pire. La chambre fut fermée,
et tantost après la bonne pucelle se gecta
aux piez du ribaulx, en luy faisant pluseurs
piteuses remonstrances, luy priant qu'il eust
pitié d'elle. Mais tousjours perseverant en malignité,
dist qu'il feroit sa volunté d'elle. Quand
elle le vit si dur et obstiné, et que sa prière
trèshumble ne vouloit exaulser, luy dist: «Or
çà, puis qu'il convient qu'il soit, je suis contente;
mais je vous supply que cloiez les fenestres,
affin que nous soyons plus secrètement.»
Il l'accorda bien envys, et, tantdiz
qu'il les cloyoit, la pucelle sacqa ung petit
cousteau qu'elle avoit pendu à sa cincture, se
trencha la gorge et rendit l'ame. Et quand le
ribauld la vit couchée à terre morte, il s'en
fuyt avecques ses compaignons. Et est à supposer
qu'ilz ont esté puniz selon l'exigence du
cas piteux. Ainsi finèrent leurs jours les deux
loyaux amoureux tantost l'un après l'autre,
sans percevoir rien du joieux plaisir où ilz
cuidoient ensemble vivre et durer tout leur
temps.
LA XCIXe NOUVELLE.
PAR L'ACTEUR.
S'il vous plaist, vous orrez, avant qu'il
soit plus tard, tout à ceste heure
ma petite ratelée et compte abregé
d'un vaillant evesque d'Espaigne,
qui pour aucuns afferes du roy de Castille,
son maistre, ou temps de ceste histoire, s'en
alloit en court de Romme. Ce vaillant prelat,
dont j'entens fournir ceste derreniere nouvelle,
vint ung soir en une petite villette de
Lombardie; et luy estant arrivé par ung vendredy
assez de bonne heure, vers le soir, ordonna
son maistre d'ostel le faire souper de
bonne heure, et le tenir le plus aise que faire
ce pourroit, de ce dont on pourroit recouvrer
en la ville; car la mercy Dieu, quoyqu'il fust et
gros et gras, et ne se donnoit de traveil que
bien à point, si n'en jeunoit il journée. Son
maistre d'ostel, pour luy obéir, s'en alla au
marché, et par toutes les poissonneries de la
ville pour trouver du poisson. Mais pour faire
le compte bref, il n'en peut oncques recouvrer
d'un seul lopin, quelque diligence que
luy et son hoste en sceussent faire. D'adventure,
eulx s'en retournans à l'ostel sans poisson,
trouvèrent ung bon homme des champs
qui avoit deux bonnes perdriz et ne demandoit
que marchant. Si s'en pensa le maistre
d'ostel que s'il en povoit avoir bon compte,
elles ne luy eschapperoient pas, et que bonnes
seroient pour dimenche, et que son maistre en
feroit grand feste. Il les acheta et en eut bon
pris. Il vint vers son maistre ses deux perdriz
en sa main, toutes vives, grasses, et bien refaictes,
et luy compta l'eclipse de poisson qui
estoit en la ville, dont il n'estoit pas trop
joyeulx. Et luy, dist: «Et que pourrons nous
soupper?—Monseigneur, respondit il, je
vous feray faire des oeufs en plus de cent mille
manières; vous aurez aussi des pommes et
des poires. Nostre hoste a aussi de bon fromage
et bien gras: nous vous tiendrons bien
aise. Ayez pacience pour meshuy, ung soupper
est tantost passé; vous serez demain plus
aise, si Dieu plaist. Nous yrons en la ville,
qui est trop mieulx empoissonnée que ceste
cy; et Dimenche vous ne povez faillir d'estre
bien disné, car veezcy deux perdriz que j'ay
pourveues, qui sont à bon escient bonnes et
bien nourries.» Ce maistre evesque se fist bailler
ces perdriz, et les trouva telles qu'elles
estoient bonnes à bon escient; si se pensa
qu'elles tiendroient à soupper la place du
poisson qu'il cuidoit avoir, dont il n'avoit
point; car il n'en peut oncques trouver. Si les
fist tuer bien en haste, plumer, larder et
mettre en broche. Lors le maistre d'ostel,
voyant qu'il les vouloit rostir, fut esbahy et
dist à son maistre: «Monseigneur, elles sont
bonnes tuées, mais les rostir maintenant pour
le Dimanche, il ne me semble pas bon.» Ledit
maistre d'ostel perdoit son temps, car, quelque
chose qu'il sceut remonstrer, si ne la voulut
il croire: elles furent mises en broche et
rosties. Le bon prelat estoit la plus part du
temps qu'elles mirent à cuire tousjours present,
dont son maistre d'ostel ne se sçavoit
assez esbahir, et ne savoit pas bien l'appetit
desordonné de son maistre qu'il eust à ceste
heure de devorer ces perdrix, ainçois cuidoit
qu'il le fist pour Dimenche les avoir plus
prestes au disner. Lors les fist ainsi habiller,
et quand elles furent prestes et rosties, la table
couverte et le vin aporté, oeufz en diverses
façons habillez et mis à point, si s'assit le prelat,
et le benedicite dit, demanda les perdris
avec de la moustarde. Son maistre d'ostel,
desirant savoir que son maistre vouloit faire
de ces perdriz, si les luy mist devant luy
toutes venantes de la broche, rendantes une
fumée aromaticque assez pour faire venir
l'eaue à la bouche d'ung friant. Et bon evesque
d'assaillir ces perdrix et desmembrer
d'entrée la meilleure qui y fust; et commence
à trencher et menger, car tant avoit haste,
que oncques ne donna loisir à son escuier qui
devant luy tranchoit qu'il eust mis son pain
ne ses cousteaux à point. Quand ce maistre
d'ostel vit son maistre s'attraper à ces perdris,
il fust bien esbahy et ne se peut taire ne
tenir de luy dire: «Ha, monseigneur, que faictes
vous? Estes vous Juif ou Sarrazin, qui ne
gardez aultrement le vendredy? Par ma foy,
je me donne grand merveille de vostre faict.—Tais
toy, tais toy, dist le bon prelat, qui
avoit toutes les mains grasses et la barbe aussi
de ces perdris; tu es beste, et ne sçais que tu
dis. Je ne fays point de mal. Tu sçais et congnois
bien que par parolles moy et tous les
aultres prestres faisons d'une hostie, qui n'est
que de bled et d'eaue, le precieux corps de
Jhesu-Crist; et ne puis je donc pas, par plus
forte raison, moy qui tant ay veu de choses
en court de Romme, et en tant de divers
lieux, savoir par paroles faire convertir ces
perdriz, qui est chair, en poisson, jasoit ce
qu'elles retiennent la forme de perdriz? Si fais,
dya; maintes journées sont passées que j'en
sçay bien la pratique. Elles ne furent pas si
tost mises à la broche que, par les parolles que
je sçay, je les charmé tellement que en substance
de poisson se convertirent; et en pourriez
trestous qui estes icy menger, comme moy,
sans peché. Mais pour l'ymagination que vous
en pouriez prendre, elles ne vous feroient
jà bien; si en feray tout seul le meschief.» Le
maistre d'ostel et tous les autres de ses gens
commencèrent à rire, et firent semblant de
adjouster foy à la bourde de leur maistre, trop
subtilement fardée et colorée; et en tindrent
depuis manière du bien de luy, et aussy maintesfoiz
en divers lieux joyeusement le racomptèrent.
LA Ce ET DERRENIÈRE NOUVELLE.
PAR PHILIPE DE LOAN.
En la bonne, puissant et bien peuplée
cité de Jannes, puis certain
temps en çà, demouroit ung gros
marchant plain et comblé de biens
et de richesses, duquel l'industrie et manière
de vivre estoit de mener et conduire grosses
marchandises par la mer ès estranges païs, et
specialement en Alixandrie. Tant vacca et entendit
au gouvernement des navires, à entasser
thesaur et amonceler grandes richesses,
que durant tout le temps, jusques à l'eage
de cinquante ans, qu'il s'y adonna depuis sa
tendre jeunesse, ne luy vint volunté ne souvenance
d'aultre chose faire. Et comme il fut
parvenu à l'eage dessus dicte, ainsi que une
foiz pensoit sur son estat, voyant qu'il avoit
despendu tous ses jours et ans à rien aultre
chose faire que cuillir et accroistre sa richesse,
sans jamais avoir eu ung seul moment ou minute
de temps ouquel sa nature luy eust
donné inclinacion pour penser ou induire à soy
marier, affin d'avoir generacion qui aux grans
biens qu'il avoit à grand diligence et grand
labour amassez et acquis luy succedast, et luy
après luy les possedast, conceut en son courage
une aigre et trèspoingnant doleur; et luy
despleut à merveilles que ainsi avoit exposé
et despendu ses jeunes jours. En celle aigre
doleance et regretz demoura aucuns jours, pendant
lesquelx advint que en la cité dessus
nommée, les jeunes et petiz enfans, après
qu'ilz avoient solennizé aucune feste accoustumée
entr'eulx par chacun an, habillez et
desguisez diversement et assez estrangement,
les ungs d'une manière, les aultres d'aultre,
se vindrent rendre en grant nombre en ung
lieu où les publicques et accoustumez esbatemens
de la cité se faisoient communement,
pour jouer en la presence de leurs pères, mères
et amys, affin d'en reporter gloire, renommée
et loange. A ceste assemblée comparut et
se trouva ce bon marchant, remply de fantasies
et de souciz; et voyant les pères et les
mères prendre grand plaisir à veoir enfans
jouer et faire souplesses et apertises, aggrava
sa doleur qu'il par avant avoit de soy mesmes
conceu; et en ce point, sans les povoir plus
adviser ne regarder, triste et pensif retourna
en sa maison, et seulet se rendit en sa chambre,
où il fut aucun temps faisant complainte
en ceste manière: «Ha! pouvre maleureux
veillart, tel que je suis et tousjours ay esté,
de qui la fortune et destinée sont dures, amères
et mal goustables! O chetif homme, plus
que tous aultres recreant et las, par les veilles,
peines, labours et ententes que tu as prins et
porté tant par mer que par terre! Ta grande
richesse et tes comblés thesors sont bien
vains, lesquelx soubz perilleuses adventures,
en peines dures et sueurs, tu as amassé et
amoncelé, et pour lesquelx tout ton temps as
despendu et usé, sans avoir oncques une petite
et passant souvenance de penser qui sera celuy
qui, toy mort et party de ce siècle, les possedera,
et à qui par loy humaine les devray laisser en
memoire de toy et de ton nom. Ha! meschant
courage, comment as tu mis en non challoir
ce à quoy tu devois donner entente singulière?
Jamais ne t'a pleu mariage, fuy l'as
tousjours, craint et refusé, mesmement hay et
mesprisé les bons et justes conseilz de ceulx
qui t'y ont voulu joindre affin que tu eusses
lignée qui perpetuast ton nom, ta loange et
renommée. O bien heureux sont les pères qui
laissent à leurs successeurs bons et sages enfans!
Combien ay je aujourd'huy regardé et
perceu de pères estans aux jeuz de leurs enfans
qui se disoient trèseureux, et jugeroient
trèsbien avoir employé leurs ans si après
leurs decès leurs povoint laisser une petite
partie des grans biens que je possède. Mais
quel plaisir, quel soulas puis je jamais avoir?
Quel nom, quelle renommée aray je après la
mort? Où est maintenant le filz qui maintiendra
et fera memoire de moy, après mon trespas?
Beney soit ce saint mariage par quoy la
memoire et souvenance des pères est entretenue,
et dont leurs possessions et heritages
ont par leurs doulx enfans à eternelle permanence
et durée!» Quand ce bon marchant eust
longue espace à soy mesmes argué, subit
donna remède et solucion à ses argumens,
disant ces motz: «Or çà, il ne m'est desormais
mestier, obstant le nombre de mes ans,
tourmenter ne troubler de doleurs, d'angoisses
ne de pensemens. Au fort, ce que j'ay fait
par cy devant prenne semblance et comparaison
aux oyselletz qui font leurs nidz et preparent
avant qu'ilz y pondent leurs œufz. J'ay,
la mercy Dieu, richesses suffisantes pour
moy, pour une femme et pour pluseurs enfans,
s'il advient que j'en ye, et ne suis si
ancien, ne tant deffourny de puissance naturelle,
que je me doye soucier ne perdre esperance
de non pouvoir jamais avoir generacion.
Si me convient arrester et donner toute entente,
veiller et traveillier, advisant où je
troveray femme propice et convenable à moy.»
Ainsi son long procès finant, vuida hors de sa
chambre, et fist vers luy venir deux de ses
bons soichons, mariniers comme luy, aus quelx
il descouvrit son cas tout au plain, les priant
trèsaffectueusement qu'ilz luy voulsissent aider
à querir et trouver femme pour luy, qui
estoit la chose du monde que plus desiroit.
Les deux marchans, entendu le bon propos
de leur compaignon, le prisèrent et loèrent
beaucop, et prindrent la charge de faire toute
diligence et inquisicion possible pour luy trouver
femme. Et tantdiz que la diligence et
enqueste se faisoit, nostre marchant, tant eschaudé
de marier que plus ne povoit, faisoit
de l'amoureux, cherchant par toute la cité
entre les plus belles la plus jeune, et d'aultres
ne tenoit compte. Tant chercha qu'il en trouva
une telle qu'il la demandoit; car de honnestes
parens née, belle à merveilles, jeune de
xv ans ou environ, gente, doulce et trèsbien
adrecée estoit. Après qu'il eut congneu les
vertuz et doulces condicions d'elle, il eut telle
affection et desir qu'elle fust dame de ses biens
par juste mariage, qu'il la demanda à ses parens
et amys, lesquelx, après aucunes petites
difficultez qui guères ne durèrent, luy donnèrent
et accordèrent. Et en la mesme heure
luy firent fiancer et donner caution et seureté
du douaire dont il la vouloit doer. Et si ce
bon marchant avoit prins grand plaisir en sa
marchandise, pendant le temps qu'il la menoit,
encores l'eut il plus grand quand il se
vit asseuré d'estre marié, et mesmement avec
femme telle que d'en povoir avoir de beaulx
et doulx enfans. La feste et solennité des
nopces fut honorablement en grand sumptuosité
faicte et celebrée; la quelle feste faillie,
il, mettant en obly et non chaloir sa première
manière de vivre, c'est assavoir sur la mer,
fist trèsbonne chère et prenoit grand plaisir
avec sa belle et doulce femme. Mais le temps
ne luy dura guères que saoul et tanné en fut,
car la première année, avant qu'elle fut expirée,
print desplaisance de demourer à l'ostel en
oysiveté et d'y tenir mesnage en la manière qu'il
convient à ceulx qui y sont liez, se oda et tanna,
ayant si grand regret à son aultre mestier de
navyeur qu'il luy sembloit plus aysié et legier
à maintenir que celuy qu'il avoit si voluntiers
entreprins à gouverner nuyt et jour. Aultre
chose ne faisoit que subtilier et penser comment
il se pourroit en Alixandrie trouver en la
façon qu'il avoit accoustumée, et luy sembloit
bien qui n'estoit pas seulement difficille de soy
tenir de navier, non hanter la mer, et l'abandonner
de tous poins, mais aussi chose la plus
impossible de ce monde. Et combien que sa
volunté fust plainement deliberée et resolue de
soy retraire et revenir à son dit premier mestier,
toutesfois le challoit il à sa femme, doubtant
qu'el ne le print à desplaisir; avoit aussi
une crainte et doubte qui le destourboit et
donnoit empeschemeut à executer son desir,
car il cognoissoit la jeunesse du courage de
sa femme, et luy estoit bien advis que s'il s'absentoit,
elle ne se pourroit contenir; consyderoit
aussi la muableté et variableté de courage
femenin, et mesmement que les jeunes
galans, luy present, estoient coustumiers de
passer souvent devant son huys pour la veoir,
dont il supposoit qu'en son absence ilz la
pourroient de plus près visiter et par adventure
tenir son lieu. Et comme il eut esté par
longue espace poinct et aguillonné de ces difficultez
et diverses ymaginacions, sans en
sonner mot, et qu'il congneut qu'il avoit jà
achevé et passé la plus part de ses ans, il
mist à non challoir et femme et mariage et
tout le demourant qu'il affiert au mesnage,
et aux argumens et disputacions qui luy avoient
troublé la teste donna brefve solucion, disant
en ceste manière: «Il m'est trop plus convenable
vivre que morir, et se je ne laisse et
abandonne mon mesnage en brefz jours, il
est tout certain que je ne puis longuement vivre
ne durer. Lairray je donc ceste belle et
doulce femme? Oy, je la lairray; elle ait doresnavant
la cure et soing d'elle mesme, s'il
luy plaist, je n'en veil plus avoir la charge.
Helas! que feray je! Quel deshonneur, quel
desplaisir sera ce pour moy s'elle ne se contient
et garde chasteté. Ho! il me vault mieulx
vivre que morir pour prendre soing pour la
garder; jà Dieu ne veille que pour le ventre
d'une femme je prende si estroicte cure ne
soing; aultre loyer ne salaire ne recevroye que
torment de corps et d'ame. Ostez moy ces rigueurs
et angoisses que pluseurs seuffrent
pour demourer avec leurs femmes; il n'est
chose en ce monde plus cruelle ne plus grevant
les personnes. Jà Dieu ne me laisse tant
vivre que pour quelque adventure qu'en mon
mariage puist sourdre, je m'en courrousse ne
monstre triste. Je veil avoir maintenant liberté
et franchise de faire tout ce qui me vient à
plaisir.» Quand ce bon marchand eut donné
fin à ces trèslongues devises, il se trouva
avec ses compaignons navieurs, et leur dist
qu'il vouloit encore une foiz visiter Alixandrie
et charger marchandises, comme aultrefoiz
et souvent avoient fait en sa compaignie;
mais il ne leur declara pas les troubles
qu'il prenoit à l'occasion de son mariage. Ilz
furent tantost d'accord et luy dirent qu'il se
feist prest au premier bon vent qui sourvendroit.
Les navires et bateaulx furent chargez
et preparez pour partir et mis ès lieux où il
failloit attendre vent propice et oportun pour
navyer. Ce bon marchant doncques, ferme et
tout arresté en son propos, comme le jour
precedent, se trouva seul après souper avec
sa femme en sa chambre; il luy descouvrit
son intencion et manière de son prochain
voyage, et faindant que trèsjoyeux fust, luy
dist ces parolles: «Ma trèschère espouse, que
j'ayme mieulx que ma vie, faictes, je vous
requier, bonne chère, et vous monstrez joyeuse,
et ne prenez ne desplaisance ne tristece en ce
que je vous veil declarer. J'ay proposé de visiter,
se c'est le plaisir de Dieu, une foiz encore
le pais d'Alixandrie, en la fasson que j'ay
de long temps accoustumée, et me semble
bien que n'en devez estre marrye, attendu
que vous congnoissez que c'est ma manière
de vivre, mon art et mon mestier, auquel
moien j'ay acquis richesses, maisons, nom,
renommée, et trouvé grand nombre d'amys
et de familiarité. Les beaulx et riches vestements,
aneaulx, ornemens, et toutes les aultres
precieuses bagues dont vous este parée et ornée
plus que nulle aultre de ceste cité, comme
bien savez, ai je achatez du gaing et avantage
que j'ay fait en mes marchandises. Ce voyage,
doncques, ne vous doit guères ennuyer, et ne
prenez jà desconfort, car le retour en sera
bref. Et je vous promectz que si à ceste foiz,
comme j'espoire, la fortune me donne eur,
plus jamais n'y veil aller, je y veil prendre
congé à ceste foiz. Il convient donc que prenez
maintenant courage bon et ferme; car je
vous laisse la disposicion, administracion et
gouvernement de tous les biens que je possède;
mais avant que je parte, je vous veil faire
aucunes requestes. Pour la première, je vous
prie que soiez joyeuse, tantdiz que je feray
mon voyage, et vivez plaisamment, et si j'ay
quelque pou d'ymaginacion que ainsi le facez,
j'en chemineray plus lyement. Pour la seconde,
vous savez qu'entre nous deux rien ne doit
estre tenu couvert ne celé, car honneur, prouffit
et renommée doivent estre, comme je tiens
qu'ilz sont, communs entre nous deux, et la
loange et honneur de l'un ne peut estre sans la
gloire de l'autre, neant plus que le deshonneur
de l'un ne peut estre sans la honte de tous
deux. Or je veil bien que vous entendez que je
ne suis si desfourni ni despourveu de sens que
je ne pense bien comment je vous laisse jeune,
belle, doulce, fresche et tendre, sans soulas
d'homme, et que de plusieurs en mon absence
serez desirée. Combien que je cuide fermement que
avez maintenant nette pensée, courage
chaste et honeste, toutesfoiz, quand je
cognois quelz sont vostre eage et l'inclinacion
de la secrète et mussée chaleur en quoi vous
abundez, il ne me semble pas possible qu'il
ne vous faille, par pure necessité et contraincte,
ou temps de mon absence avoir compaignie
d'homme, dont je ne suis, la Dieu
mercy, en rien troublé. C'est bien mon plaisir
que vous vous accordez où vostre nature vous
forcera et contraindra; car je sçay qu'il ne
vous est possible d'y resister. Veezcy doncques
le point où je vous veil tresaffectueusement
prier, c'est que gardez nostre mariage le plus
longuement en son entiereté que vous pourrez.
Intencion n'ay ne volunté aucune de vous
mettre en garde d'aultruy pour vous contenir;
mais veil que de vous mesmes aiez la
cure et le soing et soiez gardienne. Veritablement,
il n'est si estroicte garde au monde
qui peut destourber n'empescher la femme
oultre sa volunté à faire son plaisir. Quand
doncques vostre chaleur naturelle vous aguillonnera
et poindra par telle manière que pour
vous contenir aurez perdu puissance, je vous
prie, ma chère espouze, que à l'execution de
vostre desir vous vous conduisiez prudentement
et subtillement, et tellement qu'il n'en
puist estre publicque renommée; et que, si
aultrement le faictes, vous, moy et tous noz
amys sommes infames et deshonorés. Si en
fait doncques et par effect vous ne povez garder
chasteté, au mains mettez peine de la garder
tant qu'il touche fame et commune renommée.
Mais je vous veil apprendre et enseigner
la manière que vous devrez tenir en celle
matère, s'elle survient. Vous savez qu'en ceste
bonne cité a foison de beaulx jeunes hommes;
entre eulx tous, vous en choisirez ung seul,
et vous en tiendrez contente et assovye pour
faire ce où vostre nature vous inclinera. Toutesfoiz,
je veil que, en faisant l'election et le
chois, vous aiez singulier regard qu'il ne soit
homme vague, deshonneste et pou vertueux;
car de tel ne vous devez accointer, pour le
grand peril qui vous en pourroit sourdre. Car,
sans nul doubte, il descouvreroit et publicqueroit
à la volée vostre secret. Rien n'est tenu
couvert, clos ne celé par telz gens ne leurs
semblables. Doncques, vous elirez celuy que
cognoistrez fermement estre sage et prudent,
affin que, si le meschief vous advient, il mecte
aussi grand peine à le celer comme vous. De
ceste article vous requier je tresaffectueusement,
et que me promectez en bonne et ferme
leaulté que garderez ceste lecçon et retiendrez.
Si vous advise que ne me respondez sur
ceste matière en la forme et façon que soulent
et ont de coustume les aultres femmes
quand on leur parle telz propos comme je
vous dy maintenant; je sçay leurs responses
et de quelz motz sçevent user, qui sont telz
ou semblables: «Hé! hé! mon mary, dont
vous vient ceste tristèce, ce courage troublé?
Qui vous a ainsi meu à ire? Où avez vous
chargé ceste opinion cruelle plaine de tempeste?
Par qu'elle manière ne comment me
pourroit advenir ung si abhominable delict?
Nenny! nenny! jà Dieu ne veille que je vous
face telles promesses, à qui je prie qu'il permette
la terre ouvrir qui me engloutisse et
devore toute vive, au jour et heure que
je n'y pas commettray, mais auray une
seule et legère pensée à la commettre?»
Ma chère espouse, je vous ay ouvert ces manières
de respondre affin que vers moy n'en
usez aucunement. En bonne foy, je croy et
tiens fermement que vous avez pour ceste
heure tresbon et entier propos, ou quel je vous
prie que demourez autant que vostre nature
en pourra souffrir. Et point n'entendez que je
veille que me promettez faire et entretenir ce
que je vous ay monstré et aprins, fors seulement
ou cas que ne pourriez donner resistence
ne bataillier contre l'appetit de vostre
fraile et doulce jouvence.» Quand ce bon
mary eut finé sa parolle, la belle, doulce et
debonnaire sa femme, la face rosée, se print
à trembler quand deut donner responses aux
requestes que son espoux luy avoit faictes.
Ne demoura guères, toutesfoiz, que la rougeur
s'evanuyt, et print asseurance, en fermant et
appuyant son courage de constance; et en
ceste manière causa sa gracieuse response,
combien que voix tremblant la pronunçast:
«Mon doulx et tresamé mary, je vous asseure
qu'onques ne fuz si espoventée, si troublée
et evanuye de mon entendement, que j'ay
esté presentement par voz parolles, quand
elles m'ont donné la congoissance de ce
que oncques je n'oiz ne aprins, voirement
qu'oncques n'euz telle presumption que d'y
penser. Et aultre opinion ou supposition ne
puis de vous avoir fors que me querez et contendez
traveiller et tenser, car vous cognoissez
ma simplesse, jeunesse et innocence, qui
est pour vous, ce me semble, non pas moins
delict, mais tresgrand: certainement il n'est
point possible à mon eage de faire ou pourpenser
un tel meschief ou defaulte. Vous m'avez
dit que vous estes seur et savez vraiment
que, vous absent, je ne me pourroye contenir
ne garder l'entiereté de nostre mariage. Ceste
parolle me tormente fort le courage, et me fait
trembler toute, et ne sçay quelle chose je doye
maintenant dire, respondre, ne proposer à voz
raisons, ainsi m'avez tollu et privé l'usage de
parler. Je vous diray toutesfoiz ung mot qui
viendra de la profondesse de mon cueur, et en
telle manière qu'il gist vuidera il de ma bouche:
Je requier treshumblement à Dieu et à joinctes
mains luy prie qu'il face et commende ung
abysme ouvrir où je soye gectée, les membres
tous erachez, et tourmentée de mort cruelle,
si jamais le jour vient où je doye non seullement
commectre desloyauté en nostre mariage,
mais sans plus en avoir une brève pensée
de le commettre; et comment ne par quelle
manière ung tel delict me pourroit advenir, je
ne le sçaroye entendre. Et pource que m'avez
forclos et seclus de telles manières de respondre,
disant que les femmes sont coustumières
d'en user pour trouver leurs eschappatoires
et alibiz forains, affin de vous faire
plaisir et donner repos à vostre ymaginacion,
et que voiez que à voz commendemens je suis
preste d'obeir, garder et maintenir, je vous
promectz de ceste heure, de courage ferme,
arresté et estable opinion, d'attendre le jour
de vostre revenue en vraie, pure et entière
chasteté de mon corps; et si que Dieu ne
veille il advient le contraire, tenez vous tout
asseur, et je le vous promectz, je tiendray la
règle et doctrine que m'avez donnée en tout
ce que je feray, sans la trespasser aucunement.
S'il y a aultre chose dont vostre courage soit
chargé, je vous prie, descouvrez tout et me
commendez faire et accomplir vostre bon desir;
aultre rien ne desire que de conjoindre noz
deux vouloirs en ung, et de faire le vostre,
non pas le mien.» Nostre marchant, oye la
response de sa femme, fut tant joyeux qu'il
ne se pouvoit contenir de plorer, disant:
«Ma chère espouse, puisque vostre doulce
bonté m'a voulu faire la promesse que j'ay
requis, je vous prie que l'entretenez.» Le
lendemain bien matin, le bon marchant fut
mandé de ses compaignons pour entrer
en la mer; si print congé de sa femme,
et elle le commenda à la garde de Dieu,
puis monta en la mer. Lors se misrent à cheminer
et navyer vers Alixandrie, où ilz parvindrent
en brefs jours, tant leur fut le vent
propice et convenable, ou quel lieu s'arrestèrent
longue espace de temps, tant pour delivrer
leurs marchandises comme pour en charger
de nouvelles. Pendant et durant lequel
temps, la trèsgente et gracieuse damoiselle dont
j'ai parlé demoura garde de l'ostel, et pour
toute compaignie n'avoit que une petite jeune
fillette qui la servoit. Et, comme j'ay dit,
ceste belle damoiselle n'avoit que quinze ans,
pour quoy, si aucune faulte fist, il semble qu'on
ne le doit pas tant imputer à malice comme à
la fragilité de son jeune eage. Comme doncques
le marchant eust jà pluseurs jours esté
absent des doulx yeulx d'elle, pou à pou il fut
mys en obly. Et pour ce que sa doulceur,
beaulté et gracieuseté singuliers estoient cogneues
par toute la cité de longtemps, si tost
que les jeunes gens sceurent du departement
de son mary, ilz la vindrent visiter, laquelle
au premier ne vouloit vuyder de sa maison ne
soy monstrer; mais toutesfoiz, par force de
continuacion et frequentacion quotidienne,
pour le grand plaisir qu'elle print aux doulx
et melodieux chans et armonie d'instrumens
dont l'on jouoit à son huys, elle s'avança de
venir veoir et regarder par les crevaces des
fenestres et secretz treilliz d'icelles, par lesquelles
povoit trèsbien veoir ceulx qui l'eussent
plus voluntiers veue. En escoutant les
chansons et dances, prenoit à la foiz si grand
plaisir que amours esmouvoit son courage tellement
que chaleur naturelle souvent l'induisoit
à briser sa continence. Tant souvent fut
visitée en la manière dessus dicte, qu'en la fin
sa concupiscence et desir charnel la vaincquirent,
et fut du dart amoureux bien avant touchée;
et comme elle pensast souvent comment
elle avoit, si à elle ne tenoit, si bonne habitude
et opportunité de temps et de lieu, car nul ne
la gardoit, nul ne luy donnoit empeschement
pour mectre à execution son desir, conclut et
dist que son mary estoit trèssage quand si bien
luy avoit acertené que garder ne se pourroit
en continence et chasteté, de qui toutesfoiz
elle vouloit garder et tenir la doctrine, et avecques
ce la promesse que faicte luy avoit. «Or
me convient-il, dist elle, user du conseil de
mon mary; en quoy faisant, je ne puis encourir
crime aucun ne deshonneur, puis qu'il
m'en a baillé la licence, mais que je n'excède
les termes de la promesse que j'ay fait. Il m'est
advis et il est vray qu'il me chargea, quand
le cas adviendrait que rompre me conviendroit
ma chasteté, que je eleusse homme qui fust
sage, bien renommé et de grand vertu, et
non aultre. En bonne foy, ainsi feray-je,
mais que je puisse; en non trespasser le conseil
de mon mary il me souffist largement. Et
je tiens qu'il n'entendoit point que l'homme
deust estre ancien, ains, comme il me semble,
qu'il fust jeune, ayant autant de renommée en
clergie et science qu'ung veil; telle fut la lecçon,
ce m'est advis.» Es mesmes jours que se
faisoient ces argumentacions pour la partie de
nostre belle damoiselle, et qu'elle queroit ung
sage jeune homme pour luy refroider les entrailles,
ung trèssage jeune clerc arriva de son
eur en la cité, qui venoit freschement de l'université
de Bouloigne la crasse, où il avoit esté
plusieurs ans sans retourner. Tant avoit vacqué
et donné son entente à l'estude, que en
tout le pays n'y avoit clerc de plus grant renommée;
tous les magistratz et gouverneurs de
la cité luy assistoient continuellement, et avecques
aultres gens que grans clercs ne se trouvoit.
Il avoit de coustume depuis sa venue, et
jamais ne failloit, d'aller chacun jour sur le
marché, à l'ostel de la ville, et au lieu où le
parlement se faisoit, pour plaider les causes
de pluseurs, se rendoit; or estoit sa droicte
voie de son hostel au dit marché la rue où la
maison de cele damoiselle estoit située et assise,
et jamais ne povoit passer que par devant
l'huys d'icelle maison, puis qu'il prenoit
son chemin par la dicte rue. Il n'y avoit point
passé cent foiz qu'il fut choisy et noté, et pleut
trèsbien sa doulce manière et gravité à la damoiselle.
Et combien qu'elle ne l'eust oncques
veu exercer les faiz de clergie, toutesfoiz
jugea elle tantost qu'il estoit trèsgrand
clerc, mesmement qu'elle l'oyoit priser et renommer
pour le plus sage de toute la cité.
Auxquelz moyens elle le commença à desirer
et ficha toute son amour en luy, disant qu'il
seroit celuy, si à luy ne tenoit, qui luy feroit
garder la lecçon de son mary; mais par quelle
fàcon elle luy pourroit monstrer son grand et
ardent amour et ouvrir le secret desir de son
courage, elle ne savoit, dont elle estoit trèsdesplaisante.
Elle s'advisa neantmains que,
pource que chacun jour ne falloit point de
passer devant son huys, allant au marché,
elle se mettroit au perron, parée le plus gentement
qu'elle pourroit, affin que au passer,
quand il gecteroit son regard sur sa beaulté,
il la convoitast et requist de ce dont on ne
luy feroit refus. Pluseurs fois la damoiselle se
monstra; combien que ce ne fust au paravant
sa coustume, et jasoit ce que trèsplaisante
fust et telle pour qui ung jeune courage devoit
tantost estre esprins et alumé d'amours, toutesfoiz
le sage clerc jamais ne l'apperceut, car
il marchoit si gracieusement qu'il ne gectoit
sa veue ne çà ne là. Et par ce moien la
bonne damoiselle ne prouffita rien en la façon
qu'elle avoit pourpensée et advisé. S'elle fut
dolente et desplaisante, jà n'est mestier d'en faire
enqueste, et plus pensoit à son clerc, et plus
alumoit et esprenoit son feu. A fin de pièce,
après ung tas d'ymaginacions que pour abreger
je passe, conclut et determina d'envoier
sa petite meschinette devers luy. Si la hucha
et commenda qu'elle s'en allast demander la
maison d'un tel, c'est assavoir de ce grand
clerc, et quand elle l'aroit trouvé, où qu'il
fust, luy dist que le plus en haste qu'il pourroit
venist à l'ostel d'une telle damoiselle, espouse
d'un tel; et que s'il demandoit quelle
chose il plairoit à la damoiselle, elle luy respondist
que rien n'en savoit, mais tant seulement
qu'elle lui avoit dit qu'il estoit grand
necessité qu'il venist. La fillette mist en sa
memoire les motz de sa charge, et se partit
pour querir celuy qu'elle trouva; ne demoura
guères que l'en luy enseigna la maison où il
mengeoit au disner, en une grande compaignie
de ses amys et aultres gens de grant façon.
Ceste fillette entra ens, et en saluant la compaignie
s'adressa au clerc qu'elle queroit;
et oyans tous ceulx de la table, luy fist son
message bien et sagement, ainsi que sa charge
le portoit. Le bon seigneur, qui cognoissoit de
sa jeunesse le marchant dont la fillette luy
parloit, et sa maison, mais ignorant qu'il fust
marié ne qui fust sa femme, pensa tantost que,
pour l'absence du dit marchant, sa dicte femme
le demandoit pour estre conseillée en aucune
grosse cause, comme elle vouloit; mais ne l'entendoit-il
comme elle. Il respondit à la fillette:
«M'amye, allez dire à vostre maistresse que
incontinent que nostre disner sera achevé, je
iray vers elle.» La messagère fist la response
telle qu'il failloit et qu'on luy avoit dit, et
Dieu sçait s'elle fut joyeusement recueillie de
la marchande, que pour sa grand joye et
ardent desir qu'elle avoit de tenir son clerc
en sa maison, trembloit et ne savoit tenir
manière. Elle fist baloiz courre par tout, espandre
la belle herbe vert partout en sa chambre,
couvrir le lit et la couchette, desployer
riches couvertes, tappiz et courtines,
et se para et atourna des meilleurs atours et
plus precieux qu'elle eust. En ce point l'attendit
aucun petit de temps, qui luy sembla
long à merveilles, pour le grand desir qu'elle
avoit. Tant fut desiré et attendu qu'il vint; et
ainsi que elle l'appercevoit venir de loing,
montoit et descendoit de sa chambre, aloit et
venoit maintenant cy, maintenant là, tant estoit
esmeue qu'il sembloit qu'elle fust ravye de
son sens. En fin monta en sa chambre, et
illec prepara et ordonna les bagues et joyaulx
qu'elle avoit attains et mis dehors pour festoier
et recevoir son amoureux. Si fist demourer
en bas la fillette chambrière pour l'introduire
et le mener où estoit sa maistresse. Quant
il fut arrivé, la fillette le receut gracieusement,
le mist ens et ferma l'huys, laissant tous ses
serviteurs dehors, aux quelz il fut dit qu'ilz
attendissent illec leur maistre. La damoiselle,
oyant son amoureux estre arrivé, ne se peut
tenir de venir en bas à l'encontre de luy, qu'elle
salua doucement, le print par la main et le
mena en la chambre qui luy estoit appareillée,
et où il fut bien esbahy quand il s'i trouva,
tant pour la diversité des paremens, belles et
precieuses ordonnances qui y estoient, comme
aussi pour la trèsgrande beaulté de celle qui
le menoit. Si tost qu'il fut en la chambre entré,
elle se seyt sur une scabelle, auprès de
la couchette, puis le feist asseoir sur une aultre
joignant d'elle, où ilz furent aucune espace
tous deux sans mot dire, car chascun attendoit
tousjours la parole de son compaignon, l'un en
une manière, l'autre en l'autre: car le clerc, cuidant
que elle luy deust ouvrir quelque matière
grosse et difficile, la vouloit laisser commencer;
et elle, d'aultre costé, pensant qu'il fust
si sage que, sans luy declarer ne monstrer plus
avant, il dust entendre pour quoy elle l'avoit
mandé. Quand elle vit que manière ne faisoit
pour parler, elle commença et dist: «Mon
trèscher parfait amy et trèssage homme, je
vous diray presentement quoy et la cause qui
m'a meue à vous mander. Je cuide que vous
avez bonne cognoissance et familiarité avec
mon mary; en l'estat que vous me voyez icy m'a
il laissée et abandonnée pour mener ses marchandises
ès parties d'Alixandrie, ainsi qu'il
a de long temps accoustumé. Avant son partement
me dist que quand il seroit absent, il
se tenoit tout seur que ma nature me contraindroit
à briser ma continence, et que par necessité
me conviendroit à converser avec
homme. En bonne foy, je le repute ung trèssage
homme, car de ce qu'il me sembloit
adonc impossible advenir, j'en voy l'experience
veritable, car mon jeune eage, ma
beaulté, mes tendres ans, ne pevent souffrir que
le temps despende et consume ainsi mes jours
en vain; ma nature aussi ne se pourroit contenter.
Et affin que vous m'entendez bien à
plain, mon sage et bien advisé mary, qui avoit
regart à mon cas, quand il se partit, en plus
grande diligence que moy mesmes, voyant
que comme les jeunes et tendres fleurettes se
seichent et amatissent quand aucun petit accident
leur survient, et contre l'ordonnance
et inclinacion naturelle, par telle manière
consideroit il ce qu'il m'estoit à advenir. Et
voyant clèrement que se ma complexion et condicion
n'estoient gouvernées selon l'exigence
de leurs naturelz principes, guères ne luy pourroye
durer, si me fist jurer et promettre que
quand il adviendroit ainsi que ma nature me
forceroit à rompre et briser mon entièreté, je
eleusse ung homme sage et de haulte auctorité,
qui couvert et subtil fust à garder nostre
secret. Si est il que en toute la cité je n'ay
sceu penser homme qui soit plus ydoine que
vous, car vous estes jeune et sage. Or m'est
il advis que ne me reffuserez pas ne rebouterez.
Vous voiez quelle je suis, et si povez
l'absence de mon bon mary supplier, car nul
n'en sara parler; le lieu, le temps, toute opportunité
nous favorisent.» Le bon seigneur,
prevenu et anticipé, fut tout esbahy en son
courage, combien que semblant n'en feist. Il
prit la main dextre à la damoiselle, et de joyeux
viaire et plaisante chère dist ces parolles:
«Je doy bien donner et rendre graces infinies
à madame Fortune, qui aujourd'uy me donne
tant d'eur et me fait percevoir le fruit du plus
grand desir que je povoye au monde avoir;
jamais infortuné ne me veil reputer ne clamer
quand en elle treuve si large bonté. Je puis
seurement dire que je suis aujourd'uy le plus
eureux de tous les aultres, car quand je conçoy
en moy, ma trèsbelle et doulce amye,
comment ensemble passerons nos jeunes jours
joyeusement sans que personne s'en puist
donner garde, je sengloutiz de joye. Où est
maintenant homme qui est plus amy de Fortune
que moy? Se ne fust une seule chose qui
me donne ung petit et legier empeschement à
mectre à excecucion ce dont la dilacion aigrement
me poise et desplaist, je seroye le plus
et mieulx fortuné de ce monde.» Quand la
damoiselle oyt qu'il y avoit aulcun empeschement
qui ne lui laissoit desployer ses armes,
elle trèsdolente lui pria qu'il le declairast,
pour y remedier s'elle povoit. «L'empeschement,
dist il, n'est point si grand qu'en
petit de temps n'en soie delivré; et, puis qu'il
plaist à vostre doulceur le sçavoir, je le vous
diray. Ou temps que j'estoie à l'estude à l'université
de Boulongne la crasse, le peuple de
la cité fut seduit et meu tellement que par
mutemacque se leva encontre le seigneur; si
fuz accusé avec les aultres, mes compaignons,
d'avoir esté cause et moyen de la sedicion,
pour quoy je fus mis en prison estroicte, ou
quel lieu, quant je m'y trouvay, craignant perdre
la vie, pource que je me sentoye innocent
du cas, je me donnay et voué à Dieu, lui promettant
que, s'il me delivroit des prisons et
rendoit icy entre mes parens et amys, je jeusneroye
pour l'amour de lui ung an entier,
chascun jour au pain et à l'eaue, et durant
ceste abstinence ne feroye peché de mon corps.
Or ay je par son ayde fait la plus part de l'année,
et ne m'en reste guères. Je vous prie et
requier toutesfoiz, puis que vostre plaisir a esté
moy elire pour vostre, que ne me changez pour
autre, et ne vous veille ennuyer le petit delay
que je vous donneray pour paracomplir mon
abstinence, qui sera bref faicte, et qui pieçà
eust esté faicte se je me eusse ozé fyer en
aultry qui m'en eust peu donner aide, car je
suis quitte de chacune jeusne que ung autre
feroit pour moy comme se je le faisoye. Et
pource que je perçoy vostre grande amour et
confiance que vous avez fiché en moy, je mettray,
s'il vous plaist, la fiance en vous que jamais
n'ay ozé mettre en frères ne amis que
j'aye, doubtant que faulte ne me feissent touchant
la jeusne; et vous prieray que m'aidez à
jeusner une partie des jours qui restent à l'acomplissement
de mon an, affin que plus bref
je vous puisse secourir en la gracieuse requeste
que m'avez faicte. M'amye doulce et entière,
je n'ay mais que soixante jours, lesquelz, se
c'est vostre plaisir, je partiray en deux parties.
Vous en aurez l'une et moy l'aultre, par telle
condicion que sans fraude me promettrez m'en
acquitter justement; et quant ilz seront acomplis,
nous passerons plaisamment noz jours.
Doncques, si vous avez la volunté de moy
aider en la manière que j'ay dessus dit, dictes
le moy maintenant.» Il est à supposer que la
grande et longue espace de temps ne luy pleut
guères; mais, pource qu'elle estoit si doulcement
requise et qu'elle desiroit le jeusne estre
parfaict et finé, pensant aussi que trente jours
n'aresteroient guères, elle promist de les faire
et acomplir sans fraulde ne sans deception ne
mal engin. Le bon seigneur, voyant qu'il avoit
gaigné sa cause, print congié de la damoiselle,
luy disant que, puis que sa voie et chemyn estoit,
en venant de sa maison au marché, de passer
devant son huys, il la viendroit souvent visiter.
Ainsi se partit; et la belle dame commença
le lendemain à faire son abstinence, en prenant
règle et ordonnance que durant le temps de
son jeune ne mengeroit son pain et son eaue
jusques après soleil couché. Quand elle eut
jeuné trois jours, le sage clerc, ainsi qu'il alloit
au marché à l'heure qu'il avoit acoustumé,
vint veoir sa dame, à qui se devisa longuement;
puis, au dire adieu, lui demanda si
le jeune estoit encommencé; et elle respondit
que oy. «Entretenez vous ainsi, dist il, et
gardez la promesse que m'avez faicte.—Tout
entièrement, dit elle; ne vous en doubtez.»
Il print congé et se partit, et elle, poursuyvant
de jour en jour en son jeune, gardoit l'observance
en la façon que promis l'avoit, tant estoit
de loyale et bonne nature. Elle n'avoit pas
jeuné huit jours que sa chaleur naturelle commença
fort à refroider, et tellement que force
luy fut de changer habillemens, car les mieulx
fourrés et empanés, qui ne servoient qu'en
yver, vindrent servir au lieu des sangles et
tendres qu'elle portoit avant l'abstinence entreprinse.
Au quinziesme jour fut arrière visitée
de son amoureux le clerc, qui la trouva si
foible que à grand paine povoit elle aller par la
maison; et la bonne simplette ne se savoit
donner garde de la tromperie, tant s'estoit
donnée à amours et mis son entente à perseverer
à cel jeune, pour le joyeux et plaisant delict
qu'elle attendoit seurement avoir avec son
grand clerc, lequel, quand à l'entrer en la maison
la vit ainsi foible, luy dist: «Quel viaire
est ce là et comment marchez vous? Maintenant
j'aperçoy que avez besoigné l'abstinence
et comment. Ma trèsdoulce et seule amye,
aiez ferme et constant courage; nous avons
aujourd'huy achevé la moitié de nostre jeusne.
Si vostre nature est foible, vaincquez la par
roiddeur et constance de cueur, et ne rompez
vostre loyale promesse.» Il l'ammonesta si
doulcement qu'il luy fist prendre courage par
telle façon qu'il luy sembloit bien que les aultres
quinze jours qui restoient ne luy dureroient
guères. Le xxve vint, auquel la simplette
avoit perdue toute couleur et sembloit
à demi morte, et ne luy estoit plus le desir si
grand qu'il avoit esté. Il luy convint prendre
le lict et y continuellement demourer, où elle
se donna aucunement garde que son clerc luy
faisoit faire l'abstinence pour chastier son desir
charnel; si jugea que manière et façon de
faire estoient sagement advisées, et ne povoient
venir que d'homme bien sage. Toutesfoiz,
ce ne la demeut point ne destourna
qu'elle ne fust deliberée et arrestée d'entretenir
sa promesse. Au penultime jour, elle envoya
querir son clerc, qui, quand il la vit couchée
au lict, demanda si pour ung seul jour qui
restoit avoit perdu courage; et elle, interrumpent
sa parole, luy respondit: «Ha! mon bon
amy, vous m'avez parfectement et de bonne
amour amée, non pas deshonnestement, comme
j'avoie presumé de vous amer; pour quoy
je vous tien et tiendray, tant que Dieu me
donnera vie, mon trèschier et trèssingulier
amy, qui avez gardé et moy aprins et enseigné
à garder mon entière chasteté et ma chaste
entièreté, l'onneur et la bonne renommée de
moy, mon mary, mes parens et amys. Beneist
soit mon cher espoux, de qui j'ay gardé et
entretenu la leçon qui donne grand appaisement
à mon cueur! Or çà, mon vray amy, je
vous rends telles graces et remercie comme je
puis du grand honneur et bien que m'avez
faiz, pour lesquelx je ne vous saroie rendre
ne donner suffisantes graces, non feroit mon
mary, mes parens, ne tous mes amys.» Le bon
et sage seigneur, voyant son entreprise estre
bien achevée, print congé de la bonne damoiselle,
et doulcement l'amonnesta qu'il luy
souvint desoremais de chastier sa nature par
abstinence et toutes les foiz qu'elle s'en sentiroit
aguillonnée, par le quel moien elle demoura
entière jusques au retour de son mary,
qui ne sceut rien de l'adventure, car elle luy
cela; si fist le clerc pareillement.