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Les Cent Nouvelles Nouvelles, tome II

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LA LXXIXe NOUVELLE.
PAR MESSIRE MICHAULT DE CHANGY.

A u bon pays de Bourbonnoys, où voluntiers les bonnes besoignes se font, avoit l'aultre hier ung medicin, Dieu scet quel; oncques Ypocras ne Gallien ne practicquèrent ainsi la science comme il faisoit: car en lieu de cyrops, de buvraiges, de doses, d'electuaires et de cent mille aultres besoignes que medicins solent ordonner tant à conserver la santé de l'homme que pour la recouvrer s'elle est perdue, il ne usoit seullement que d'une manière de faire, c'est assavoir, de bailler clistères. Quelque maladie qu'on luy apportast ou denunçast, tousjours faisoit bailler clistères, et toutesfoiz si bien luy venoit en ses besoignes et affères que chacun estoit content de luy, et garisoit chacun, dont son bruyt creut et augmenta qu'on l'appeloit par tout, tant ès maisons des princes et seigneurs comme en grosses abbayes et bonnes villes. Et ne fut oncques Aristote ne Gallien ainsi autorisé, par especial du commun peuple, que ce bon maistre dessus dit. Et tant monta sa renommée que pour toute chose l'on demandoit son conseil; et estoit tant entonné incessamment qu'il ne savoit au quel entendre. Se une femme avoit rude mary, fel et mauvais, elle venoit au remède à ce bon maistre. Bref, de tout ce dont on peust demander conseil d'homme, nostre bon maistre avoit la huée. Advint ung jour que ung bon simple homme champestre avoit perdu son asne; et après la longue queste d'icelluy, s'advisa de tirer vers ce maistre qui si trèssage estoit; et à la coup de sa venue il estoit tant avironné de peuple qu'il ne savoit au quel entendre. Ce bon homme néantmains rompit la presse, et, quoy que le maistre parlast et respondist à pluseurs, luy compta son cas, c'est asavoir de son asne qu'il avoit perdu, priant pour Dieu qu'il luy voulsist radressier et bailler chose dont il le peust recouvrer. Ce maistre, qui plus aux aultres que à luy entendoit, quand le bruyt et son de son langage, dont rien il n'avoit entendu, fut finy, se vira devers luy, cuidant qu'il eust aucune enfermeté; et affin d'en estre despesché, dist à ses gens: «Baillez luy clistère.» Et ce dit, devers les aultres se tourna. Et le bon simple homme qui l'asne avoit perdu, non sachant que le maistre avoit dit, fut prins des gens du maistre, qui tantost, comme il leur estoit chargé, luy baillèrent ung clistère, dont il fut bien esbahy, car il ne savoit que c'estoit. Quand il eut ce clistère, dès qu'il fut dedans son ventre, il picque et s'en va, sans plus demander de son asne, cuidant certainement par ce le retrouver. Il n'eut guères esté avant que le ventre luy brouilla et grouilla tellement qu'il fut contraint de soy bouter en une vieille masure inhabitable, pour faire ouverture au clistère, qui demandoit la clef des champs. Et au partir qu'il fist, il mena si grant bruyt que l'asne du pouvre homme, qui passoit assez près, comme esgaré et venu d'adventure, commence à racaner et cryer; et bon homme de s'avancer et lever sus et chanter Te Deum, et venir à son asne, qu'il cuidoit avoir recouvert ou trouvé par le clistère que luy fist bailler le maistre, qui eut encores plus de renommée sans comparaison que paravant. Car des choses perdues on le tenoit vray enseigneur, et de toute science aussi le trèsparfait docteur, quoy que d'un seul clistère toute ceste renommée venist. Ainsi avez oy comment l'asne fut trouvé par ung clistère, qui est chose bien apparente et qui souvent advient.


LA IIIIxxe NOUVELLE.
PAR MESSIRE MICHAULT DE CHANGY, GENTILHOMME DE LA CHAMBRE DE MONSEIGNEUR.

E s marches d'Alemaigne, comme pour vray oy naguères compter à deux gentilz seigneurs dignes de croire, advint que une fille, de l'eage d'environ de xv. à xvj. ans, fut donnée en mariage à ung bon gentil compaignon, qui tout devoir faisoit de paier le deu que voluntiers demandent femmes sans mot dire, quand en cest eage et tel estat sont. Mais, quoy que le pouvre homme feist bien la besoigne et s'efforsast espoir plus souvent qu'il ne deust, si n'estoit euvre qu'il fist agréablement receu, et ne faisoit incessamment sa femme que rechigner, et souvent ploroit bien tendrement comme si tous ses amys fussent mors. Son mary, la voyant ainsi lamenter, ne se savoit assez esbahir quelle chose luy povoit falloir, et luy demandoit doulcement: «Helas! m'amye, et qu'avez vous? Et n'estes vous pas bien vestue, bien logée, bien servye, et de tout ce que gens de nostre estat pevent par raison desirer bien convenablement partie?—Ce n'est pas là qu'il me tient, respondit elle.—Et qu'est ce donc? dictes le moy, ce dit il, et si je y puis remède mettre, pensez que je le feray pour y mettre et corps et biens.» Les plus des foiz elle ne respondoit mot, mais tousjours rechignoit et de plus en plus triste chère et matte elle faisoit, que le mary ne portoit pas bien paciemment, quand savoir ne povoit la cause de ceste doléance. Tant en enquist que partie il en sceut, car elle luy dist qu'elle estoit trop desplaisante qu'il estoit si petitement fourny de cela que vous savez, c'est asavoir du baston de quoy on plante les hommes, comme dit Bocace. «Voire! dist il, et est ce cela dont tant vous dolez? Et par mon serment, vous avez bien cause. Toutesfoiz il ne peut estre aultre, et fault que vous en passez tel qu'il est, voire si vous ne voulez aller au change.» Ceste vie se continua ung grand temps, tant que le mary, voyant l'extimacion d'elle, assembla ung jour à ung disner ung grant tas des amys d'elle, et leur remonstra le cas comme il est icy dessus touché, et disoit qu'il luy sembloit qu'elle n'avoit cause de se douloir de luy en ce cas, car il cuidoit aussi bien estre party de l'instrument naturel que voisin qu'il eust: «Et affin, dist il, que j'en soye mieulx creu, et vous voiez son tort evident, je vous monstreray tout.» Il mist sa denrée avant sur la table, devant tous et toutes, et dist: «Veezci de quoy.» Et sa femme de plorer de plus belle: «Et par saint Jehan, dirent sa mère, sa seur, sa tante, sa cousine, sa voisine, m'amye, vous avez tort; et que demandez vous? voulez vous plus demander? et qui est celle qui ne devroit estre contente d'ung mary ainsi estoffé? Ainsy m'ayde Dieu, je me tiendroye bien eureuse d'en avoir autant, voire beaucop mains; appaisez vous, appaisez vous, et faictes bonne chère doresenavant. Par dieu! vous estes la mieulx partie de nous toutes, ce croy-je.» Et la jeune espousée, oyant le collége des femmes ainsi parler, leur dist, bien fort plorant: «Véezcy le petit asnon de céans, qui n'a guères d'aage avec demy an, et si a l'instrument grand et gros de la longueur d'un bras.» Et en ce disant, tenoit son braz destre par le coute, et si le branloit trop bien. «Et mon mary, qui a bien xxiiij ans, n'en a que ce tant peu qu'il a monstré; vous semble-t-il que j'en doyve estre contente?» Chacun commença à rire, et elle de plus plorer, tant que l'assemblée longuement fut sans mot dire. Alors la mère print la parolle, et à part dist à sa fille tant d'unes et d'aultres que aucunement se contenta; mais ce fut à grand peine. Véezcy la cause des filles d'Alemaigne; si Dieu plaist, bien tost seront ainsi en France.


LA IIIIxxIe NOUVELLE.
PAR MONSEIGNEUR DE VAURIN.

P uis que les comptes et histoires des asnes sont acevez, je vous feray en bref et à la verité ung bien gracieux compte d'un chevalier que la plus part de vous, mes bons seigneurs, congnoissez de pieçà. Il fut bien vray que le dit chevalier s'adventura trèsfort, comme il est assez de coustume aux jeunes gens, d'une trèsbelle, gente et jeune dame, et du quartier du pays où elle se tenoit la plus bruyant et la plus renommée. Mais toutesfoiz, quelque pourchaz, quelque semblant, quelque devoir qu'il sceust faire pour obtenir sa grace, jamais il ne peut parvenir d'estre serviteur retenu; dont il estoit mains que bien content, attendu que tant ardemment, tant loyallement et tant entierement l'amoyt que jamaiz femme ne le fut mieulx. Et n'est pas à oblier que autant faisoit pour elle qu'oncques serviteur fist pour sa dame, comme de joustes, d'habillemens; et néantmains, comme dit est, tousjours trouvoit sa dame rude et mal tractable, et luy monstrant mains de semblant d'amour que par raison ne deust: car elle savoit, et de vray, que loyallement et cherement de luy estoit bien fort aymée. Et à dire la verité, elle luy estoit trop dure, et fait assez à penser qu'il procedoit de fierté, dont elle estoit plus que bon ne luy fust, comme on disoit, remplye. Les choses estans comme dit est, une aultre dame voisine et amye de la dessus dicte, voyant la queste du dit chevalier, fut tant esprise de son amour que plus on ne pourroit, et, par trop bonne fasson qui trop longue seroit à descripre, fist tant que ce bon chevalier s'en apperceut; dont il ne se meut que bien à point, tant fort s'estoit donné à sa rebelle et rigoreuse maistresse. Trop bien, comme gracieux qu'il estoit, tout sagement entretenoit celle de luy esprinse, affin que si à la cognoissance de l'autre fust parvenu, cause n'eust eu d'en rien blasmer son serviteur. Or escoutez quelle chose advint de ces amours, et quelle en fut la conclusion. Ce bon chevalier amoureux, qui pour la distance du lieu ne povoit estre si souvent emprès sa dame que son loyal cueur et trop amoureux desiroit, s'advisa ung jour de prier aucuns chevaliers et escuiers, ses bons amys, qui toutesfois de son cas rien ne savoient, d'aller esbattre, voler et querir les lièvres en la marche du pais où sa dame se tenoit, sachant de vray par ses espies que le mary d'elle n'y estoit point, mais estoit venu à court, où souvent se tenoit, comme celluy de qui se fait ce compte. Comme il fut proposé de ce chevalier amoureux et de ses compaignons, se partirent le lendemain, bien matin, de la bonne ville où la court se tenoit, et, tout querans les lièvres passèrent temps jusques à basse nonne, sans boire ne sans menger. Et en grand haste vindrent repaistre en ung petit village; et après le disner, qui fut court et sec, montèrent à cheval et de plus belles s'en vont querans les lièvres. Et le bon chevalier, qui ne tiroit qu'à une, menoit tousjours la brigade le plus qu'il povoit arrière de la bonne ville, où ses compaignons avoient grand vouloir de retirer, et souvent luy disoient: «La vespre approuche, il est heure de retirer à la ville; si nous n'y advisons, nous serons enfermez dehors, et nous fauldra gesir en ung meschant village et tous morir de faim.—Vous n'avez garde, disoit nostre amoureux, il est encore heure assez; et au fort je sçay ung lieu en ce quartier où l'on nous fera trèsbonne chère; et pour vous dire, si à vous ne tient, les dames nous festieront. Comme gens de court se trouvent voluntiers avec les dames, ilz furent contens de soy gouverner à l'appetit de celuy qui les avoit mis en train, et passèrent le temps querans les lièvres et les perdris tant que le jour dura. Or vint l'heure de venir au logis, si dist le chevalier à ses compaignons: «Tirons, tirons pais, je vous mainray bien.» Environ une heure ou deux de nuyt, ce bon chevalier et sa compaignie arrivèrent à la place où se tenoit la dame dessus dicte, de qui tant fort estoit feru la guide de la compaignie, qui mainte nuyt en avoit laissé le dormir. On hurta à la porte du chasteau, et varletz assez tost vindrent avant, qui demandoient qu'on vouloit. Et celuy à qui le fait touchoit print la parolle et leur dist: «Messeigneurs, monseigneur et madame sont ilz céans?—En verité, respondit l'un pour tous, monseigneur n'y est pas, mais madame y est.—Vous luy direz, s'il vous plaist, que telz et telz chevaliers et escuiers de la court, et moy ung tel, venons d'esbatre et querre les lièvres en ceste marche, et nous sommes esgarez jusques à ceste heure, qui est trop tard de retourner à la ville. Si luy prions qu'il luy plaise nous recevoir pour ses hostes pour meshuy.—Voluntiers», dist il. Il vint faire ce message à sa maistresse, laquelle cy prins cy mis fist faire la response sans venir vers eulx, qui fut telle: «Monseigneur, dit le varlet, madame vous fait savoir que monseigneur son mary n'est pas icy, dont il luy desplaist, car, s'il y fust, il vous feist bonne chère; et en son absence elle n'oseroit recevoir personne; si vous prie que luy pardonnez.» Le chevalier meneur de l'assemblée, pensez qu'il fut bien esbahy et trèshonteux d'oyr ceste response, car il cuidoit bien veoir à loisir sa maistresse et deviser tout son cueur saoul, dont il se treuve arrière et bien loing; et encores beaucop luy grève d'avoir amené ses compaignons en lieu où il s'estoit vanté de les bien faire festoyer. Comme sachant et gentil chevalier, il ne monstra pas ce que son pouvre cueur portoit; si dist de plain visage à ses compaignons: «Messeigneurs, pardonnez moy que je vous ay fait paier la bée; je ne cuidoie pas que les dames de ce pais fussent si peu courtoises que de refuser ung giste aux chevaliers errans; prenés en pacience. Je vous promectz par ma foy de vous mener ailleurs, ung peu ensus de céans, où l'on nous fera toute aultre chère.—Or avant donc, dirent les aultres, picquez avant: bonne adventure nous doint Dieu.» Ilz se mettent au chemin; et estoit l'intencion de leur guide de les mener à l'hostel de la dame dont il estoit le cher tenu, et dont mains de compte il tenoit que par raison il ne deust; et conclud à ceste heure de soy oster de tous poins de l'amour de celle qui si lourdement avoit refusé la compaignie, et dont si peu de bien luy estoit venu estant en son service; et se delibera d'amer, servir et obéir tant que possible luy seroit celle qui tant de bien luy vouloit, et où, se Dieu plaist, se trouvera tantost. Pour abreger, après la grosse pluye que la compaignie eut plus d'une grosse heure et demye sur le dos, ont arrivé à l'hostel de la dame dont naguères parloye; et hurta l'on de bon het à la porte, car il estoit bien tard, environ neuf ou dix heures de nuyt, et doubtoient fort qu'on ne fust couché. Varlez et meschines saillirent dehors, qui s'en vouloient aller coucher, et demandent qu'est ce là? Et on leur dist. Ilz vindrent à leur maistresse, qui estoit jà en cotte simple, et avoit mis couvrechef de nuyt; et luy dirent: «Madame, à la porte est monseigneur de tel lieu, qui veult entrer, et avec luy aucuns aultres chevaliers et escuiers de la court, jusques au nombre de trois.—Ilz soient les trèsbien venuz, dist elle; avant, avant, vous telz et telz, allez tuer chappons et poullailles, et ce que nous avons de bon, et mectez en haste.» Bref, elle disposa comme femme de bien et de grant façon, comme elle estoit et encores est, tout subit les besoignes comme vous orrez tantost. Et print bien à haste sa robe de nuyt, et ainsi attournée qu'elle estoit, le plus gentement qu'elle peut vint au devant des seigneurs dessusdis, deux torches devant elle et une seulle femme avecques elle, trèsbelle fille; les aultres mettoient les chambres à point. Elle vint rencontrer ses hostes sur le pont du chasteau, et le gentil chevalier qui tant estoit en sa grace, comme des aultres la guide et le meneur, se mist en front devant, et en faisant les recognoissances, il la baisa, et puis après tous les aultres la baisèrent pareillement. Alors, comme femme bien enseignée, dist aux seigneurs dessus ditz: «Messeigneurs, vous soiez les trèsbien venuz; monseigneur tel, c'est assavoir leur guide, je le cognois de pieçà, il est, de sa grace, tout de céens; s'il luy plaist, il fera mes accointances devers vous.» Pour abreger, accointances furent faictes, le soupper assez tost appresté, et chacun d'eulx logié en belle et bonne chambre bien garnye de tapisserie et de toute aultre chose necessaire. Si vous fault dire que tantdiz que le soupper s'apprestoit, la dame et le bon chevalier se devisèrent tant et si longuement, et se porta conclusion entre eulx que pour la nuyt ilz ne feroient que ung lit, car de bonne adventure le mary n'estoit point léens, mais plus de quarante lieues loing. Or est heure, tantdiz que ce soupper s'appreste, que ces devises se font, et que l'on souppe le plus joyeusement que l'on pourroit. Après les adventures du jour, que je vous dye de la dame qui son hostel refusa à la brigade dessus dicte, mesmes à celuy que bien savoit qui plus l'amoit que tout le monde, et fut si mal courtoise qu'oncques vers eulx ne se monstra. Elle demanda à ses gens, quand ilz furent vers elle retournez de faire leur message, quelle chose avoit respondu le chevalier. L'un luy dist: «Madame, il le fist bien court: trop bien dist il qui menoit ses gens en ung lieu en sus d'icy où l'on leur feroit tout recueil et meilleure chère.» Elle pensa tantost ce qui estoit et dist en soy mesmes: «Ha! il s'en est allé à l'ostel d'une telle, qui, comme bien sçay, ne le voit pas envis. Léens se tractera, je n'en doubte point, quelque chose à mon prejudice.» Et elle estant en ceste ymaginacion et pensée, subitement le dur courage que tant rigoreux avoit envers son serviteur porté fut tout changé et alteré, et en trèscordial et bon vouloir transmué, dont envye pour ceste heure fut cause et motif; conclusion oncques ne fut tant rigoreuse que à ceste heure trop plus ne soit doulce et desireuse d'accorder à son serviteur tout ce qu'il vouldroit requerir. Ainsi va la besoigne. Et doubtant que la dame où la brigade estoit ne joyst de celuy que tant avoit traicté durement, escripvit unes lettres de sa main à son serviteur, dont la plus part des lignes estoient de son precieux sang escriptes, qui contenoit en effect que, tantost ces lettres veues, toutes aultres choses mises arrière, il venist vers elle avecques le porteur tout seul, et il seroit si agreablement receu que oncques serviteur ne fut plus content de sa dame qu'il seroit. Et, en signe de plus grand verité, mist dedans la lettre ung dyamant que bien cognoissoit. Ce porteur, qui estoit seur, print la lettre et vint trouver au lieu dessus dit le chevalier auprès de son hostesse au souper et toute l'assemblée. Tantost après graces, le tira d'un costé, et, en luy baillant la lettre, dist qu'il ne feist semblant de rien, mais qu'il accomplist le contenu. Ces lettres veues, le bon chevalier fut bien esbahy et encores plus joyeux; car combien qu'il eust conclu et deliberé de soy retirer de l'amour et accointance de celle qui luy escripvoit, si n'estoit il pas si converty que la chose que plus il desiroit ne luy fust par ceste lettre permise. Il tira son hostesse à part, et luy dist comment son maistre le mandoit hastivement, et que force luy estoit de partir tout à ceste heure, et monstroit bien semblant que bien luy desplaisoit. Celle qui estoit auparavant la plus joyeuse, attendant ce que tant avoit desiré, devint triste et ennuyeuse, à peu de monstre. Il monte à cheval et laisse ses compaignons léens, et avec le porteur des lettres vient et arrive tantost après mynuyt à l'ostel de sa dame, de laquelle le mary estoit naguères retourné de court et s'apprestoit pour s'en aller coucher, dont Dieu scet en quel point en estoit celle qui son serviteur avoit mandé querir par ces lettres. Ce bon chevalier, qui tout le jour avoit culetté la selle, tant en la queste des lièvres comme pour querir logis, sceut à la porte que le mary de sa dame estoit arrivé, dont il fut aussi joyeux que vous povez penser. Si demanda à sa guide qu'il estoit de faire? Si advisèrent ensemble qu'il feroit semblant de soy estre esgaré de ses compaignons, et que de bonne adventure il avoit trouvé ceste guide qui léens l'avoit adressé. Comme il fut dit il fut fait, en la male heure, et vint trouver monseigneur et madame, et fist son personnage ainsi qu'il sceut. Après boire une foiz, qui pou de bien luy fist, on le mena en sa chambre pour coucher, où guères ne dormit la nuyt, et lendemain au matin avec son hoste à la court retourna sans riens accomplir du contenu de la lettre dessus dicte. Et vous dy que là ne à l'aultre oncques puis ne retourna, car tost après la court se partit du pais, et il suyvit le train, et tout fut mis en non challoir et oubly, comme souvent advient.


LA IIIIxxIIe NOUVELLE.
PAR MONSEIGNEUR DE LAUNOY.

O r escoutez, s'il vous plaist, qu'il advint en nostre chastellenie de Lisle, d'un bergier des champs et d'une jeune pastorelle qui ensemble ou assez près l'un de l'autre gardoient leurs brebiz. Marché se porta entre eulx deux, une foiz entre les aultres, à la semonce de nature, qui desjà les avoit elevez en eage de cognoistre que c'est de ce monde, que le bergier monteroit sur la bergière pour veoir plus loing, pourveu toutesfoiz qu'il ne l'embrocheroit neant plus avant que le signe qu'elle mesme fist sur son instrument naturel du bergier de sa main, qui estoit environ deux doiz, la teste franche; et estoit le signe fait d'une more noire qui croist sur les hayes. Cela fait, ilz se mettent à l'ouvrage de par Dieu, et bon bergier se fourre dedens, comme s'il ne coutast rien, sans regarder mercque, ne signe, ne promesse qu'il eust faicte à sa bergière, car tout ce qu'il avoit ensevelit jusques au manche; et si plus en eust eu, il trouva lieu assez pour le loger. Et la belle bergière, qui jamais ne fut à telles nopces, tant aise se trouva que jamais ne voulsist faire aultre euvre. Les armes furent achevées, et se tira tantost chacun vers ses brebis, qui desjà s'estoient d'eulx fort esloignées, à cause de leur absence. Tout fut rassemblé et mis en bon train, et bon bergier, pour passer temps comme il avoit de coustume, se mist en contrepoix entre deux haloz sur une balochouère, et là s'esbatoit et estoit plus aise que ung roy. La bergière se mist à faire ung chapelet de florettes sur la rive d'un fossé assez loignet de la balochoère au bergier, et regardoit tousjours, disant la chansonnette jolye, pour veoir s'il reviendrait point à la morse; mais c'estoit la maindre de ses pensées. Et quand elle vit qu'il ne venoit point, elle commence à hucher tant qu'elle peut: «Hau! Hacquin! Hacquin!» Et il respond: «Que veulx tu? que veulx tu?—Vien çà, vien çà, dit elle, si feras.» Mais elle disoit tout oultre; et Hacquin, qui en avoit son saoul, luy respondit: «En nom Dieu, j'ay aussi cher que je ne face neant que je face; je m'esbas bien ainsi.» Et toute jour balochoit. Et dame bergière rehuche de plus belle: «Vien çà, Hacquin, je te laisseray tout bouter plus avant, sans faire mercque n'enseigne, ainsi que tu vouldras.—Saint Jehan! dit Hacquin, j'ay passé le seing de la more, et bouté tout ens jusques aux pennes; mais vous n'en arez plus aussi maintenant.» Si se reprint Hacquin à balocher, et laissa la bergière faire son chapellet, à qui bien desplaisoit de ce qu'il la laissoit oyseuse.


LA IIIIxxIIIe NOUVELLE.
PAR MONSEIGNEUR DE VAURIN.

C omme il est de coustume par tous païs que par les villes et villages souvent s'espartent les religieux mendians, tant de l'ordre des Jacobins, Cordeliers, Carmes, et Augustins, pour prescher les vices, les vertuz exaulser et loer, advint que, à Libers, bonne petite ville en la conté d'Artoys, arriva ung carme du couvent d'Arras, par ung dimenche matin, ayant intencion d'y prescher, comme il fist bien et dévotement et haultement; car il estoit bon clerc et très beau langagier. Tantdiz que le curé disoit la grand messe, maistre carme se pourmenoit, attendant que quelqu'ung le feist chanter pour gaigner deux patars ou trois gros; mais nul ne s'en avançoit. Et ce voyant une ancienne damoiselle vefve, à qui print pitié du pouvre religieux, luy fist dire messe, et par son varlet bailler deux patars, et encores prier de disner. Et maistre moyne happa cest argent, promectant de venir au disner, comme il fist tantost qu'il eut presché et que la grand messe de la parroiche fut finie. La damoiselle qui l'avoit fait chanter et semondre au disner se partit de l'eglise, elle et sa chambrière, et vindrent à l'ostel faire tout prest pour recevoir le prescheur, qui en la conduicte d'un serviteur de la dicte damoiselle vint arriver à l'ostel, où il fut receu bien honnestement; et, après les mains lavées, la damoiselle luy assigna sa place, et elle se tint auprès de luy, et le varlet et la chambrière se misrent à servir, et de prinsault apportèrent la belle porée avecques beau lard, et belles trippes de porc, et une langue de beuf rostie. Dieu scet comment, tantost que damp moyne vit la viande, il tire ung beau, long et large cousteau, bien trenchant, qu'il avoit à sa cincture, tout en disant Benedicite, et puis se mect en besoigne à la porée. Tout premièrement qu'il eut despeschée, et le lard aussi, sy prins cy mis, de là il se tire à ces trippes belles et grasses, et fiert dedans comme ung loup dedans les brebis. Et avant que la bonne damoiselle son hostesse eust à moitié mengé sa porée, il n'y avoit ne trippe ne trippette dedans le plat. Si se prend à ceste langue de beuf, et de son coulteau bien trenchant en deffist tant de pièces qu'il n'en demoura oncques lopin. La bonne damoiselle, qui tout ce sans mot dire regardoit, souvent regardoit l'oeil sur son varlet et sa chambrière, et eulx, en soubzriant tout doulcement, pareillement la regardoient. Elle fist apporter une pièce de bon beuf salé et une belle pièce de mouton de bon endroit, et mettre sur la table. Et bon moine, qui n'avoit appetit nesq'un chien, s'apiert à la pièce de beuf, et s'il avoit eu peu de pitié des trippes et de la langue de beuf, encores en eut il mains de mercy de ce beau beuf entrelardé. Son hostesse, qui grand plaisir prenoit à le veoir menger, trop plus que le varlet et la meschine, qui entre leurs dens le maudisoient, luy faisoit tousjours emplir sa tasse si tost qu'elle estoit vuide. Et pensez qu'il descouvroit bien viande, et point n'espargnoit le boire. Il avoit si grand haste de fournir son pourpoint qu'il ne disoit mot, si pou non. Quand la pièce de beuf fut comme toute mengée et despeschée, et plus part de celle de mouton, de laquelle l'ostesse avoit ung tantinet mengé, elle voyant que son hoste n'estoit encores saoul, fist signe à sa chambrière qu'elle apportast ung gros jambon cuict du jour devant pour la garnison de l'ostel. La chambrière, tout maudisant le prestre qui tant gourmandoit, fist le commendement de sa maistresse, et mist le jambon sur la table. Et bon moyne, sans demander qui vive, frappe sus et le navra et affola; car de prinsault il luy trencha le jaret, et, ensuyvant le terminé propos, de tous poins le desmembra, et n'y laissa que les os. Qui adonc veist rire le varlet et la meschine, il n'eust jamais eu les fièvres, car il avoit desgarny tout l'ostel, et avoient grand doubte qu'il ne les mangeast aussi. Pour abréger, après tous les mets dessusdiz, la dame fist mectre à la table ung très beau fromage gras, et ung plat bien fourny de tartes, de pommes, et de fromage, avecques la belle pièce de beurre frez, dont on ne rapporta si petit non. Le disner fut fait ainsi qu'avez oy, et vint à dire graces, que maistre prescheur pronunça enflé comme ung ticquet, et en là fin il dist à son hostesse: «Damoiselle, je vous mercye de voz biens; vous m'avez tenu bien aise, la vostre mercy. Je prie à celuy qui repeut cinq mille hommes de pains d'orge et de deux poissons, dont après qu'ilz furent saoulez de menger, demoura de relief xij. corbeilles, qu'il le vous veille rendre.—Saint Jehan, dist la meschine, qui s'avança de parler, sire, vous en povez bien tant dire; je croy que, si vous eussez esté l'un de ceulx qui là furent repeuz, qu'on n'en eust point rapporté de relief, car vous eussez bien tout mangé, et moy aussi se je y eusse esté.—Vrayement, m'amye, dit le moyne, qui estoit ung garin tout fait, je ne vous eusse point mengée, mais je vous eusse bien embrochée et mise en rost, ainsi que vous pensez qu'on fait.» La dame commença à rire, et si firent le varlet et la chambrière, malgré qu'ilz en eussent. Et nostre moyne, qui avoit la panse farcye, mercya de rechef son hostesse, qui si bien l'avoit repeu, et s'en alla en quelque aultre village gaigner son soupper; je ne sçay s'il fut tel que le disner.


LA IIIIxxIIIIe NOUVELLE.
PAR MONSEIGNEUR LE MARQUIS DE ROTHELIN.

T andiz que quelqu'ung s'avancera de dire quelque bon compte, j'en feray ung petit qui ne vous tiendra guères, mais il est veritable et de nouvel advenu. J'avoie ung mareschal qui bien et longuement m'avoit servy de son mestier; il luy print volunté de soy marier; si le fut, et à la plus devoiée femme qui fust, comme on disoit, en tout le païs. Et quand il cogneut que par beau ne par lait il ne la povoit oster de sa mauvaistié, il l'abandonna, et ne se tint plus avec elle, mais la fuyoit comme tempeste; car, s'il l'eust sceue en une place, jamais n'y eust tiré, mais tousjours au contraire. Quand elle vit qu'il la fuyoit ainsi, et qu'elle n'avoit à qui tencer ne monstrer sa devoiée manière, elle se mist en la queste de luy et partout le suyvoit, Dieu scet disant quelx motz; et l'aultre se taisoit et picquoit son chemin. Et elle tant plus montoit sur son chevalet, et disoit de maulx et de maledictions à son pouvre mary, plus que ung deable ne saroit faire à une ame damnée. Un jour entre les aultres, voyant que son mary ne respondoit mot à chose qu'elle proposast, le suyvant par la rue, devant tout le monde cryoit tant qu'elle povoit: «Vien-çà, traistre! parle à moy; je suis à toy, je suis à toy.» Et mon mareschal, qui estoit devant, disoit à chacun mot qu'elle disoit: «J'en donne ma part au deable, j'en donne ma part au deable.» Et ainsi la mena tout du long de la ville de Lille toujours cryant: «Je suis à toy»; et l'autre respondoit: «J'en donne ma part au deable.» Tantost après, comme Dieu voulut, ceste bonne femme mourut, et l'on demandoit à mon mareschal s'il estoit fort courroucié de la mort de sa femme, et il disoit que jamais si grand eur ne luy vint, et que si Dieu luy eust donné ung souhait à choisir, il eust demandé la mort de sa femme, «laquelle, disoit il, estoit tant male et obstinée en malice que, si je la savoye en paradis, je n'y vouldroye jamais aller tant qu'elle y fust, car impossible seroit que paix fust en nulle assemblée où elle fust. Mais je suis seur qu'elle est en enfer, car oncques choses creée n'approucha plus à faire la manière des deables qu'elle faisoit.» Et puis on luy disoit: «Et vrayement il vous fault remarier et en querre une bonne, paisible et preude femme.—Maryer! disoit il; j'aymeroye mieulx me aller pendre au gibet que jamais me rebouter ou dangier de trouver enfer, que j'ay, la Dieu mercy, à ceste heure passé.» Ainsi demoura et est encores; ne sçay je qu'il fera.


LA IIIIxxVe NOUVELLE.
PAR MONSEIGNEUR DE SANTILLY.

D epuis cent ans en çà ou environ, ès marches de France est advenu, en une bonne paroisse, une joyeuse adventure que je mettray ycy pour croistre mon nombre, et pource qu'elle est digne d'estre ou reng des aultres. En ladicte bonne ville avoit ung maryé, de qui la femme estoit belle, doulce et gracieuse, et avec tout ce trèsamoureuse d'un seigneur d'eglise, son propre curé et prochain voisin, qui ne l'aimoit rien mains qu'elle luy; mais de trouver la manière comment ilz se pourroient conjoindre bien amoureusement ensemble fut difficile, combien qu'en la fin fust trouvée, et par l'engin de la dame, en la fasson que je vous diray. Le bon mary orfèvre estoit, tant allumé et ardent en convoitise qu'il ne dormoit heure ne bon somme pour labourer. Chacun jour se levoit une heure ou deux devant jour, et laissoit sa femme prendre la longue crastine jusques à viij. ou à ix. heures, ou si longuement qu'il luy plaisoit. Ceste bonne et entière amoureuse, voyant son mary chacun jour continuer la diligence et entente de soy lever pour ouvrer et marteler, s'advisa qu'elle employroit avecques son curé le temps qu'elle estoit habandonnée de son mary, et que à telle heure son dit amoureux la pourroit visiter sans le sceu de son dit mary, car la maison du curé tenoit à la sienne sans moyen. La bonne manière fut descouverte et mise en termes à nostre curé, qui la prisa trèsbien, et luy sembla bien que trèsaisément le feroit et secretement. Ainsi doncques que la façon fut trouvée et mise en termes, tout ainsi fut elle executée, et le plustost que les amans purent, et la continuèrent par aucun temps qui dura assez longuement. Mais comme fortune, envyeuse peut estre de leur bien et doulx passetemps, le vouloit, leur cas fut descouvert maleureusement en la manière que vous orrez. Cest orfèvre avoit ung serviteur, qui estoit amoureux et jaloux trèsgrandement de sa dame; et pource que trèssubtilement avoit perceu nostre maistre curé parler à sa dame, il se doubtoit trèsfort de ce qui estoit. Mais la manière comment ce povoit faire, il ne le pouvoit ymaginer, si n'estoit que le curé viensist à l'heure qu'il forgeoit au plus fort avec son maistre. Ceste ymaginacion lui hurta tant à la teste qu'il fist le guet et se mist aux escoutes pour savoir la verité de ce qu'il ignoroit. Il fist si bon guet qu'il perceut et eut vraye experience du fait; car, une matinée, il vit le curé venir tantost après que l'orfèvre fut vuidé de sa chambre, et y entrer, puis fermer l'huys. Quand il fut bien asseur que sa suspicion estoit vraye, il se descouvrit à son maistre, et luy dist en ceste manière: «Mon maistre, je vous sers, de vostre grâce, non pas seulement pour gaigner vostre argent, menger vostre pain, et faire bien et loyalement vostre besoigne, mais aussi pour garder vostre honneur et vostre dommage empescher; et si aultrement faisoie, digne ne seroye d'estre vostre serviteur. J'ay eu dès pieçà suspicion que nostre curé vous feist desplaisir, et le vous ay celé jusques ore que j'en ay eu la vraye experience; et affin que vous ne cuidez que je vous veille en vain tromper, je vous prie que nous allions en vostre chambre, et sçay que l'on l'y trouvera maintenant. Quand le bon homme oyt ces nouvelles, il se tint trèsbien de rire, et fut content de visiter sa chambre en la compaignie de son varlet, qui luy fist promectre qu'il ne tueroit point le curé, car aultrement ne luy vouloit point tenir compaignie, mais trop bien vouloit qu'il fust bien puny. Ilz montèrent en la chambre, qui fut tantost ouverte; et le mary entra le premier, et vit que monseigneur le curé tenoit sa femme entre ses braz et forgeoit ainsi qu'il povoit; si s'escrya disant: «A mort, à mort, ribauld! Qui vous a cy bouté?» Qui fut adoncques bien esbahy, ce fut maistre curé, et demanda mercy. «Ne sonnez mot, ribauld prestre, ou je vous tueray maintenant.—Ha! mon voisin, pour Dieu mercy, dit le curé, faicte de moi vostre bon plaisir.—Par l'ame de mon père, avant que vous m'eschappez, je vous mettray en tel estat que jamais n'arez volunté de marteler sur enclume femenine. Sus, laissez vous manyer, si vous ne voulez morir.» Le pouvre maleureux se laissa lyer par ses deux ennemis sur ung bancq, le ventre dessus, et les deux jambes esraillées en dehors du bancq. Si bien fut lyé qu'il ne povoit rien mouvoir que la teste; puis fut porté ainsi marescaucié en une petite maisonnette qui estoit derrière l'ostel de l'orfèvre, et estoit la place où il fondoit son argent. Quand il fut ou lieu où l'on le vouloit avoir, l'orfèvre envoya querir deux grands clouz à large teste, desquelx il attacha au bancq les deux marteaulx qui avoient en son absence forgé sur l'enclume de sa femme, et puis le deslya de tous poins. Si print après une poignée d'estrain, et en bouta le feu en la maisonnette, et habandonna nostre curé, et s'enfuyt en la rue crier au feu. Quand le prestre se vit environné de feu, et que remède n'y avoit qu'il ne luy faillist perdre les genitoires ou estre brullé, se lève et s'encourt, et laisse sa bourse cloée. L'effroy du feu fut tantost elevé par toute la rue; si venoient les voisins pour l'estaindre. Mais nostre curé les faisoit retourner, disant qu'il en venoit, et que tout le dommage qui en povoit advenir estoit jà advenu, et que aider plus n'y pouvoient; mais il ne leur disoit pas que le dommage luy competoit. Ainsi fut le pouvre amoureux curé salarié du service qu'il fist à amours, par le moien de la faulse et traistresse alousie du varlet, comme vous avez oy.


LA IIIIxxVIe NOUVELLE.
PAR MONSEIGNEUR PHILIPE VIGNIER, ESCUIER DE LA CHAMBRE DE MONSEIGNEUR.

E n la bonne ville de Rouen, puis peu de temps en çà, ung jeune homme print à mariage une tendre jeune fille, aagée de xv ans ou environ. Le jour de leur grand feste, c'est assavoir des nopces, la mère de ceste fille, pour garder et entretenir les cerimonies accoustumées en tel jour, escolla et introduisit la dame des nopces, et luy aprint comment elle se devoit gouverner pour la première nuyt avec son mary. La belle fille, à qui tardoit l'attente de la nuyt dont elle recevoit la doctrine, mist grosse peine et grand diligence de retenir la leczon de sa bonne mère; et luy sembloit bien que quand l'heure seroit venue où elle devroit mettre à execution celle leczon, qu'elle en feroit si bon devoir que son mary se loeroit d'elle, et en seroit trèscontent. Les nopces furent honorablement faictes en grand solennité, et vint la desirée nuyt; et tantost après la feste faillye, que les jeunes gens furent retraiz et qu'ilz eurent prins congié du sire des nopces et de sa dame, la bonne mère, les cousines, voisines et aultres privées femmes prindrent nostre dame des nopces et la menèrent en la chambre où elle devoit coucher pour la nuyt avec son espousé, où elles la desarmèrent de ses atours, joyaux, et la firent coucher ainsi qu'il estoit de raison; puis luy donnèrent bonne nuyt, l'une disant: «M'amye, Dieu vous doint joye et plaisir de vostre mary, et tellement vous gouverner avecques luy que ce soit au salut de voz deux ames.» L'autre disoit: «M'amye, Dieu vous doint telle paix et concordance avec vostre mary que puissez faire euvre dont les sains cieulx soient remplis.» Et ainsi chacune faisant sa prière se partit. La mère, qui demoura la derrenière, reduist à memoire son escoliere sur la doctrine et leczon que aprinse luy avoit, luy priant que penser y voulsist. Et la bonne fille, qui, comme l'on dit communement, n'avoit pas son cueur en sa chausse, respondit que trèsbonne souvenance avoit de tout, et que bien l'avoit, Dieu mercy, retenu. «C'est bien fait, dist la mère; or je vous laisse et vous recommende à la grace de Dieu, luy priant qu'il vous donne bonne adventure. Adieu, belle fille.—Adieu, bonne et sage mère.» Si tost que la maistresse de l'escole fut vuidée, nostre mary, qui à l'huys n'attendoit aultre chose, entra ens; et la mère l'enferma et tira l'huys, et luy pria qu'il se gouvernast sagement avec sa fille. Il promist que aussi feroit il; et si tost que l'huys fut fermé, il, qui n'avoit que son pourpoint en son dos, le rue jus et monte sur le lit, et se joinct au plus près de sa dame la lance au poing, et luy presente la bataille. A l'approucher de la barrière où l'escarmouche se devoit faire, la dame prend et empoigne ceste lance droicte comme ung cornet de vachier; et tantost qu'elle la sent aussi dure et de grosseur trèsbonne, s'escrye, disant que son escu n'estoit assez puissant pour recevoir les horions de si gros fust. Quelque devoir que nostre mary peust faire, ne peut trouver la manière d'estre receu à cest escu ne ceste jouste; la nuyt se passa sans rien besoigner, qui despleut moult à nostre sire des nopces. Mais au fort il print pacience, esperant recouvrer tout la nuyt prochaine, où il fut autant oy que à la première, et ainsi à la troisiesme, quatriesme, et jusques à la quinziesme, où les armes furent accomplies, comme je vous diray. Quand les xiij. jours furent passez que noz deux jeunes gens sont mariez, combien qu'ilz n'eussent encores ensemble tenu mesnage, la mère vint visiter son escolière, et, après cent mille devises qu'elles eurent ensemble, luy demanda l'on de ce mary quel homme il estoit, et s'il faisoit bien son devoir. Et la fille disoit qu'il estoit trèsbon homme, doulx et paisible. «Voire mais, disoit la mère, fait il bien ce que l'on doit faire?—Oy, disoit la fille, mais...—Quelz mais? Il y a à dire en son fait, dit la mère, je l'entends bien; dictes le moy et ne le me celez point. Est-il homme pour accomplir le deu à quoy il est obligé par mariage et dont je vous ay baillé la leczon?» La bonne fille fut tant pressée qu'il luy convint dire que l'on n'avoit encores rien besoigné en son ouvrouer; mais elle taisoit qu'elle fust cause de la dilacion, et que tousjours eust refusé la jouste. Quand la mère entendit ces doloreuses nouvelles, Dieu scet quelle vie elle mena, disant que par ses bons dieux elle y mettroit remède et bref, et que tant avoit de bonne accointance de monseigneur l'official de Roen qu'il luy seroit amy et qu'il favoriseroit à son bon droit. «Or çà, ma fille, dist elle, il vous convient desmarier; je ne fais nulle doubte que je n'en trouve bien la fasson; et soiez seure que vous le serez ainçois qu'il soit deux jours de ceste heure, et vous feray avoir aultre homme qui si paisible ne vous lairra; laissez moy faire.» Ceste bonne femme, à demy hors du sens, vint compter ce grand meschef à son mary, père de la fille dont je fais mon compte, et luy dist bien comment ilz avoient perdu leur fille, amenant les raisons pour quoy et comment, et concluant aux fins de la desmarier. Tant bien compta sa cause que son mary tira de son costé, et fut content que l'on feist citer nostre nouveau maryé, qui ne savoit rien de ce qu'ainsi on se plaignoit de luy sans cause. Toutesfoiz il fut cité à personnellement comparoir à l'encontre de monseigneur le promoteur, à la requeste de sa femme, et par devant monseigneur l'official, pour quitter sa femme et luy donner licence d'aultre part soy marier, ou alleguer les causes et raisons pour quoy, en tant de jours qu'il avoit esté avec elle, n'avoit monstré qu'il estoit homme comme les aultres, et fait ce qu'il appartient aux mariez. Quand le jour fut venu, les parties se presentèrent en temps et lieu; ils furent huchez à dire et plaidoyer leur cause. La mère à la nouvelle mariée commença à compter la cause de sa fille, et Dieu scet comment elle alleguoit les loiz que l'on doit maintenir en mariage, lesquelles son gendre n'avoit accomplies ne d'elles usé; pour quoy requeroit qu'il fust desjoinct de sa fille, et de ceste heure mesme, sans faire long procès. Le bon jeune homme fut bien esbahy quand ainsi oyt blasmer ses armes; guères n'attendit à respondre aux allegations de son adversaire, et trèsfroidement et de manière rassise compter son cas, et comment la femme luy avoit tousjours fait refus quand il avoit voulu faire le devoir. La mère, oyant ces responses, plus marrye que devant, combien que à peine le vouloit elle croire, demanda à sa fille s'il estoit vray ce que son mary avoit respondu; et elle dist: «Vrayement, mère, oy.—Ha! maleureuse, dist la mère, comment l'avez vous refusé? Que vous avoye dit et monstré pluseurs foiz? Vous avoys je baillé celle leczon?» La pouvre fille ne savoit que dire, tant estoit honteuse et desplaisante. «Toutesfoiz, dist la mère, je veil savoir la cause pour quoy vous avez fait le refus si vous ne me voulez courousser mortellement, car je n'aray jamais bien, ou si saray pour quoy et quelle raison vous n'avez voulu consentir à vostre mary.» La fille confessa tout, et dist ouvertement en jugement que pource qu'elle avoit trouvée la lance de son champion si grosse, ne luy avoit osé bailler l'escu, doubtant qu'il ne la tuast, comme elle encores en doubtoit, et ne se vouloit desmouvoir de ceste doubte, combien que sa mère luy disoit que doubter ne craindre n'en devoit. Et après ce, adressa sa parolle au juge en disant: «Monseigneur l'official, vous avez oy la confession de ma fille et les defences de mon gendre; je vous prie, appoinctez sur le different et rendez vostre sentence diffinitive.» Monseigneur l'official, pour appoinctement, fist couvrir un lit en sa maison, et ordonna par arrest que les deux mariez yroient coucher ensemble, enjoignant à la mariée qu'elle empoignast baudement le bourdon joustouer et le mist ou lieu où il estoit ordonné. Et quand celle sentence fut rendue, la mère dist: «Grand mercy, monseigneur l'official, vous avez trèsbien jugé. Or avant, ma fille, faictes ce que vous devez faire, et gardez de venir à l'encontre de l'appoinctement de monseigneur l'official; mettez la lance ou lieu où elle doit estre.—Et je suis au fort contente, dist la fille, de la mettre et bouter où il faut, mais si elle y devoit pourrir, je ne l'en retireray jà.» Ainsi se partirent de jugement, et allèrent mettre à execution sans sergent la sentence de monseigneur l'official, car eulx mesmes firent l'execution. Et par ce moyen nostre gendre vint à chef de sa jousterie, dont il fut plutost tanné que celle qui n'y avoit voulu entendre.


LA IIIIxxVIIe NOUVELLE.
PAR MONSIEUR LE VOYER.

A u gent et plantureux pais de Hollande avoit, n'a pas cent ans, ung gentil chevalier logé en ung bel et bon hostel où il y avoit une trèsbelle jeune chambrière servant, de laquelle trèsamoureux estoit, et pour l'amour d'elle tant avoit fait au fourrier du duc de Bourgoigne, que cest hostel luy avoit delivré, affin de mieulx pourchasser et conduire sa queste, et venir aux fins et intencions où il entendoit et où amours le faisoient encliner. Quand il eut esté environ cinq ou vj. jours en ceste hostelerie, luy survint par accident une maleureuse adventure, car une maladie le print en l'œil si grieve, qu'il ne le povoit tenir ouvert, tant en estoit aspre la doleur. Et pour ce que trèsfort doubtoit de le perdre, mesmement que c'estoit le membre où il devoit plus de guet et de soing, manda le cyrurgien de monseigneur le duc, qui pour ce temps en la ville estoit. Et devez savoir que ledit cyrurgien estoit ung trèsgentil compaignon, le plus renommé du pais, et le fist venir parler à luy. Et sitost que maistre cyrurgien vit cest œil il le jugea comme perdu, ainsi par adventure qu'ils sont coustumiers de juger des maladies, affin que quand ilz les ont sanéez, ils en emportent plus de prouffit et de loenge. Le bon chevalier, à qui desplaisoit d'oyr telles nouvelles, demandoit s'il y avoit nul remède pour le garir; et l'autre dist que trèsdifficile seroit, neantmoins il oseroit bien entreprendre à garir avec l'ayde de Dieu, mais qu'on le voulsist croire. «Si vous me voulez garir et delivrer de ce mal sans la perte de mon œil, je vous donneray bon vin, dit le chevalier.» Le marché fut fait, et entreprint garir net cest œil, Dieu avant, et ordonna les heures qu'il viendroit chacun jour pour le mettre à point. Or entendez que chacune foiz que nostre cyrurgien venoit visiter son malade, la belle chambrière le compaignoit et tenoit tousjours ou boitte ou palette, et aidoit à remuer le pouvre patient, qui oublyoit la moitié de son mal quand il sentoit la presence de sa dame. Si ce bon chevalier estoit bien feru et avant de ceste chambrière, si fut le cyrurgien, qui, toutes les foiz qu'il venoit faire sa visitacion, fichoit ses doulx regards sur ce beau poly viaire de ceste chambrière, et tant s'i ahurta qu'il luy declara son cas, et eut trèsbonne audience, car de prinsaut on luy accorda et passa ses doulces requestes; mais la manière comment on pourroit actuellement et par effect mettre à execution ses ardans desirs, l'on ne la savoit comment trouver. Or toutesfoiz, à quelque peine que ce fut, la façon fut trouvée par la prudence et subtilité du cyrurgien, qui, fut telle: «Je donneray, dist il, à entendre à monseigneur mon patient que son œil ne se peut garir si n'est que son aultre œil soit caché, car l'usage qu'il a à regarder empesche la garison de l'autre malade. S'il est content, dit il, qu'il soit caché et bendé, ce nous sera la plus convenable voye du monde pour prendre nos delicz et plaisances, et mesmement en sa chambre, affin que l'on y prenne mains de suspicion.» La fille, qui avoit aussi grant desir que le cyrurgien, prisa trèsbien ce conseil, ou cas que ainsi ce pourroit faire. «Nous l'essayerons», dit le cyrurgien. Il vint à l'heure accoustumée voir cest œil malade, et quand il l'eut descouvert fist bien de l'esbahy: «Comment! dit il, je ne vis oncques tel mal; cest œil cy est plus lait qu'il y a xv. jours. Certainement, monseigneur, il sera bon mestier que vous ayez pacience.—Comment? dit le chevalier.—Il fault que vostre bon œil soit couvert et caché tellement qu'il n'ayt point de lumière une heure ou environ après que je aray assis l'emplastre et ordonné l'autre; car en verité il l'empesche à garir sans doubte. Demandez, disoit il, à ceste belle fille qui l'a veu chacun jour, comment il amende.» Et la fille disoit qu'il estoit plus lait que paravant: «Or çà, dit le chevalier, je vous habandonne tout; faictes de moy tout ce qu'il vous plaist; je suis content de cligner tant que l'on vouldra, mais que garison s'ensuive.» Les deux amans furent adonc bien joyeux, quand ilz virent que le chevalier fut content d'avoir l'œil caché. Quand il fut appoincté et qu'il eut les yeulx bandez, maistre cyrurgien fainct de partir comme il avoit de coustume, promettant de tantost revenir pour descouvrir cest œil. Il n'ala guères loing, car assez près de son pacient, sur une couche jecta sa dame, et d'aultre planecte qu'il n'avoit remué son chevalier visita les cloistres secrez de la chamberiere. Trois, quatre, cinq, six foiz maintint ceste manière de faire envers ceste belle fille, sans ce que le chevalier s'en donnast garde, combien qu'il en oyst la tempeste, mais non sachant que ce vouloit estre, jusques à six foiz qu'il se doubta pour la continuacion; à laquelle foiz, quand il oyt le tamburch et noise des combattans, esracha bandeaulx et emplastres, et rua tout au loing, et vit les deux amoureux qui se demenoient tellement l'un contre l'autre qu'il sembloit qu'ilz deussent menger l'un l'autre, tant mettoient et joindoient leurs dens ensemble. «Et qu'est ce là, dist-il, maistre cyrurgien? m'avez vous fait jouer à la cligne musse pour me faire ce desplaisir? Doit estre mon œil gary par ce moien? Dictes, m'avez vous baillé de ce jeu? Et, par saint Jehan! je m'en doubtoie bien que j'estoie plus souvent visité pour l'amour de ma chambrière que pour mes beaulx yeulx. Or, bien, bien, je suis en vostre dangier, sire, et ne me puis encore venger; mais ung jour viendra que je vous feray souvenir.» Le cyrurgien, qui estoit le plus gentil compaignon et des aultres le meilleur homme, commença à rire, et firent la paix, et croy bien que tous deux, quand l'oeil fut gary, s'accordèrent à besoigner par terme.


LA IIIIxxVIIIe NOUVELLE.
PAR ALARDIN.

E n une gente petite ville cy entour, que je ne veil pas nommer, est n'a guères advenu adventure dont je vous fourniray une petite nouvelle. Il y avoit ung bon, simple, rude paisant, marié à une plaisant et assez gente femme, laquelle laissoit le boire et le menger pour amer par amours. Le bon mary d'usage demouroit trèssouvent aux champs, en une maison qu'il y avoit, aucunesfoiz trois jours, aucunesfoiz quatre jours, aucunesfoiz plus, aucunesfoiz mains, ainsi qu'il luy venoit à plaisir, et laissoit sa femme prendre du bon temps à la bonne ville, comme elle faisoit; car affin qu'elle ne s'espantast, elle avoit toujours ung homme qui gardoit la place du bon homme et entretenoit son ouvrouer de paour que le rouil ne s'i prenist. La règle de ceste bonne bourgoise estoit de attendre toutesfoiz son mary jusques ad ce qu'on ne voyoit guères, et jusques ad ce qu'elle se tenoit seure de son mary qu'il ne retourneroit point ne laissoit venir le lieutenant, de paour que trompé ne feust. Elle ne sceut mettre si bonne ordonnance en sa veille ou règle accoustumée que trompée ne fust; car une foiz, ainsi que son mary avoit demouré deux ou trois jours routiers, et pour le quatriesme avoit attendu aussi tard qu'il estoit possible avant la porte clorre de la ville, cuidant que pour ce jour ne deust point retourner, ferma l'huys et les fenestres comme les aultres jours, et mist son amoureux au logis, et commencerent à boire d'autant et faire grand chère. Guères n'avoient assis à la table que nostre mary vint hucquer à l'huys, tout esbahi qu'il le trouva fermé. Et quand la bonne dame l'oyt, fist sauver son amoureux et le fist bouter soubz le lict, pour le plus abreger, puis vint demander à l'huys qui avoit hurté: «Ouvrez, ouvrez, dist le mary.—Ha mon mary, dit-elle, estes vous là? Je vous devoye demain bien matin envoier ung message et faire savoir que ne retournissiez point.—Comment! quelle chose y a il? dit le bon mary.—Quelle chose? vrai Dieu de paradis! dit elle; helas! les sergens ont esté céans plus de deux heures et demye, pour vous mener en prison.—En prison! dit il; comment, en prison? Quelle chose ay je meffait! A qui dois-je? Qui se plaint de moy?—Je n'en scay rien, dit la rusée, mais ilz avoient grand volunté de mal faire; ilz sembloit qu'ilz voulsissent tuer quaresme.—Voire mais, disoit nostre ami, ne vous ont ilz point dit quelle chose ilz me vouloient?—Nenny, dit elle, fors que s'ilz vous tenoient, vous n'eschapperiez de la prison devant long temps.—Ils ne me tiennent pas, Dieu mercy, encores! A dieu, je m'en retourne.—Où yrez vous? dit elle, qui ne demandoit aultre chose.—Dont je viens, dit il.—Je yray doncques avec vous, dit-elle.—Non ferez; gardez bien et gracieusement la maison, et ne dictes point que j'ay icy esté.—Puis que vous voulez retourner aux champs, hastez vous, dit elle, avant que l'on ferme la porte; il est jà tard.—Quand elle seroit fermée, si feroit tant le portier pour moy qu'il reouvriroit trèsvoluntiers.» A ces motz il se part, et quand il vint à la porte, il la trouva fermée, et pour prière qu'il sceust faire, le portier ne la voult ouvrir. Il fut bien mal content de ce qu'il convenoit qu'il retournast à sa maison, doubtant les sergents; toutesfoiz falloit il qu'il y retournast, s'il ne se vouloit coucher sur les rues. Il vint arrière hurter à son huys, et la dame, qui s'estoit reatellée avecques son amoureux, fut plus esbahie que devant; elle sault sus, et vint à l'huys toute esperdue, disant: «Mon mary n'est point revenu, vous perdez temps.—Ouvrez, ouvrez, m'amye, dit le bonhomme, ce suis-je.—Hellas! hélas! vous n'avez point trouvé la porte ouverte. Je m'en doubtoye bien, dit elle; veritablement, je ne voy remède en vostre fait que ne soiez prins, car les sergens me dirent, il m'en souvient maintenant, qu'ilz retourneroient sur la nuyt.—Or çà, dist-il, il n'est mestier de long sermon; advisons qu'il est de faire.—Il vous faut musser quelque part ceans, dit elle, et si ne sçay lieu ne retraict où vous puissez estre bien asseur.—Seroye je point bien, dit l'autre, en nostre colombier? qui me chasseroit là?» Et elle, qui fut moult joyeuse de ceste invencion et expedient trouvé, feindant toutesfoiz, dist: «Le lieu n'est grain honneste; il y fait trop puant.—Il ne me chault, dit-il; j'ayme mieulx me bouter là pour une heure ou deux et estre sauvé, que en aultre honeste lieu et estre trouvé.—Or ça, dit elle, puis que vous avez ce ferme et bon courage, je suis de vostre opinion que vous y mussiez.» Ce vaillant homme monta en ce colombier, qui se fermoit par dehors à clef, et se fist illec enfermer, et pria sa femme que si les sergens ne venoient tantost après, qu'elle le mist dehors. Nostre bonne bourgoise habandonna son mary, et le laissa toute la nuyt rencouller avec les colons, à qui ne plaisoit guères, et n'estoit de mot sonné ne huché; tousjours doubtoit ces sergens. Au point du jour, qui estoit l'heure que l'amoureux se partoit du logis, ceste bonne femme vint hucher son mary et luy ouvrit l'huys, qui demanda comment on l'avoit là laissé si longuement tenir compagnie aux colons. Et elle, qui estoit faicte à l'euvre, luy dist comment les sergens avoient toute nuyt veillé autour de leur maison, et que pluseurs foiz avoit à eulx devisé, et qu'ilz ne faisoient que partir, mais ilz avoient dit qu'ilz viendroient à telle heure qu'ils le trouveroient. Le bon homme, bien esbahy quelle chose ces sergens luy povoient vouloir, se partit incontinent et retourne aux champs, promettant bien que de long temps ne reviendroit. Et Dieu scet que la gouge le print bien en gré, combien qu'elle s'en monstrast doloreuse. Et par tel moien elle se donna meilleur temps que devant, car elle n'avoit quelque soing du retour de son mary.


LA IIIIxxIXe NOUVELLE.
PAR PONCELET.

E n ung petit hamelet ou village de ce monde, assez loing de la bonne ville, est advenue une petite histoire qui est digne de venir en l'audience de vous, mes bons seigneurs. Ce village ou hamellet, ce m'est tout ung, estoit habité d'un moncelet de bons, rudes et simples paysans qui ne savoient comment ilz devoient vivre. Et si bien rudes et non sachans estoient, leur curé ne l'estoit pas une once mains, car luy mesme failloit à cognoistre ce qui est necessaire à tous generalement, comme je vous en monstreray par l'experience, par ce qui luy advint. Vous devez savoir que ce prestre curé, comme je vous ay dit, avoit sa teste affulée de simplesse si parfecte, qu'il ne savoit point annuncer les festes des sains, qui viennent chacun an et à jour determiné, la plus part, comme chacun scet. Et quand ses parroissiens demandoient quand la feste seroit, il failloit à la coup de le dire. Entre aultres telles faultes qui souvent advenoient, en fist une qui ne fut pas petite, car il laissa passer cinq sepmaines du quaresme sans point l'annuncer à ses parroissiens. Mais entendez comment il perceut qu'il avoit failly. Le samedy qui estoit la nuyt de la blanche Pasque, que l'on dist Pasques flories, luy vint volunté d'aller à la bonne ville pour aucune chose qu'il y besoignoit. Quand il entra en la bonne ville, et qu'il chevauchoit parmi les rues, il perceut que les prestres faisoient provision de palmes et aultres verdures, et veoit que au marché on les vendoit pour servir à la procession pour lendemain. Qui fut bien esbahy, ce fut maistre curé, combien que semblant n'en fist. Il vint aux femmes qui vendoient ces palmes ou boyz, faignant que ce fust pour aultre chose n'estoit venu à la bonne ville, et puis hastivement monte à cheval chargé de sa marchandise, et picque en son village, et le plustost que possible luy fut s'y trouva, et avant qu'il fust descendu de son cheval rencontra aucuns de ses parroissiens auxquelx il commenda que l'on allast sonner les cloches, et que chacun de ceste heure venist à l'eglise, où il leur vouloit dire aucunes choses necessaires pour le salut de leurs ames. L'assemblée fut tantost faicte, et se trouva chacun en l'eglise, où monseigneur le curé, tout housé et esperonné, vint bien embesoigné, Dieu le scet, et monta devant l'aultier, et dist les motz qui s'ensuyvent: «Mes bonnes gens, je vous signifie et vous faiz assavoir que aujourd'uy a esté la veille de la feste et solemnité de Pasques flories, et de ce jour en huit prochain vous arez la veille de la grand Pasque que l'on dit Pasques communiaulx.» Quand ces bonnes gens oyrent ces nouvelles, commencèrent à murmurer, et eulx esbahir trèsfort comment se povoit ce faire. «Ho, dist le curé, je vous appaiseray tantost, et vous diray vraies raisons pour quoy vous n'avez que viij jours de quaresme à faire voz penitences pour ceste année; et ne vous esmaiez jà de ce que je vous diray, que le quaresme est ainsi venu tard. Je tien qu'il n'y a celuy de vous qui ne sache bien et soit recors comme ceste année les froidures ont esté longues et aspres, merveilleusement plus que oncques mais; et long temps a qu'il ne fist aussi perilleux et dangereux chevaucher comme il a fait tout l'yver, pour les verglaz et neges qui ont longuement duré. Chacun de vous scet ceci estre vray comme l'euvangile, pour quoy ne vous donnez merveilles de la longue demeure de quaresme, mais emerveillez vous encores comment il est peu venir, mesmement que le chemin est si long jusques à sa maison. Si vous prie que le veillez excuser, et luy mesme vous en prie, car aujourdhuy j'ay disné avecques luy.» Et leur nomma le lieu, c'est assavoir la ville où il avoist esté. «Et pourtant, dist-il, disposez vous de venir ceste sepmaine à confesse, et de comparoir demain à la procession comme il est de coustume céens. Et ayez pacience ceste foiz; l'année qui vient, si Dieu plaist, sera plus doulce, par quoy il viendra ainsi qu'il a chacun an d'usage.» Ainsi monseigneur le curé trouva le moien d'excuser sa simplesse et ignorance, et, en donnant la beneisson, descendit de sa predicacion, disant: «Priez Dieu pour moy et je le prieray pour vous.» Et s'en alla à sa maison appoincter son boys et ses palmes, pour les faire le lendemain servir à la procession.


LA XCe NOUVELLE.
PAR MONSEIGNEUR DE BEAUMONT.

P our accroistre et amplier mon nombre des nouvelles que j'ay promis compter et descripre, j'en monstreray cy une dont la venue est fresche. Ou gentil pays de Brabant, qui est celuy du monde où les bonnes adventures adviennent souvent, avoit ung bon et loyal marchant duquel la femme estoit trèsfort malade, en gisant, pour l'aigreur de son mal, continuellement sans habandonner son lit. Ce bon homme, voyant sa bonne femme ainsi attaincte et languissant, menoit la plus doloreuse vie du monde, tant marry et desplaisant estoit qu'il ne povoit plus, et avoit grand doubte que la mort ne l'en fist quicte. En ceste doleance perseverant, et doubtant la perdre, se vint rendre aux piez d'elle et luy donnoit esperance de garison, et la reconfortoit au mieulx qu'il povoit, l'amonnestant de penser au sauvement de son ame. Et après qu'il eut aucun petit de temps devisé avec elle et finé ses amonnestemens et exortacions, luy cria mercy, luy requerant que si aucune chose luy avoit meffait, qu'il luy fust pardonné par elle. Entre les cas où il se sentoit l'avoir courroussée, luy declara comment il estoit bien recors qu'il l'avoit troublée pluseurs foiz, et trèssouvent, de ce qu'il n'avoit besoigné sur son harnois, que l'on peut appeller cuirasses, toutes les foiz qu'elle eust bien voulu; et mesmes que bien le savoit, dont trèshumblement luy requeroit pardon et mercy. Et la pouvre malade, ainsi qu'elle povoit parler, luy pardonnoit les petiz cas et legiers; mais ce derrain ne pardonnoit-elle point voluntiers sans savoir les raisons qui avoient meu et induict son mary à non fourbir son harnois, quand mesmes il savoit bien que c'estoit le plaisir d'elle, et que aultre chose ne demandoit. «Comment! dit-il, voulez vous morir sans pardonner à ceulx qui vous ont meffait?—Je suis contente, dist elle, de le pardonner, mais je veil savoir qui vous a meu; aultrement ne le pardonneray je jà.» Le bon mary, pour trouver moien d'avoir pardon, cuidant bien faire la besoigne, dist: «M'amye, vous savez que pluseurs foiz avez esté malade et deshaitée, combien que non pas tant que maintenant je vous voy; et durant la maladie je n'ay jamais osé presumer de vous requerre de bataille, doubtant que pis vous en fust; et soyez toute seure que ce que j'en ay fait, amour le m'a fait faire.—Taisez vous, menteur que vous estes; oncques ne fus si malade ne si deshaitée pour quoy j'eusse fait refus de combatre; querez moy aultre moien, si voulez avoir pardon, car cestuy cy ne vous aidera; et puis qu'il vous convient tout dire, meschant et lasche bonhomme que vous estes, et aultre ne fustes oncques, pensez vous qu'en ce monde cy soit medicine qui plus puisse aider ne susciter la maladie d'entre nous femmes que la doulce et amoureuse compaignie des hommes? Me voiez vous bien deffaicte et seche par grefté de mal? Aultre chose ne m'est mestier que compaignie de vous.—Ho! dit l'aultre, je vous gariray prestement.» Il sault sur le lit, et besoigna le mieulx qu'il peut, et tantost qu'il eut rompu deux lances, elle se lève et se mist sur ses piez. Puis demye heure après alla par les rues, et ses voisines, qui la cuidoient comme morte, furent trèsesmerveillées jusques ad ce qu'elle leur dist par quelle voie elle estoit ravivée, qui dirent tantost qu'il n'y avoit que ce seul remède. Ainsi le bon marchant aprint à garir sa femme, qui luy tourna à grand prejudice, car souvent se faindoit malade pour recevoir la medicine.


LA XCIe NOUVELLE.
PAR L'ACTEUR.

A insi que j'estoye n'a guères en la conté de Flandres, en l'une des plus grosses villes du pays, ung gentil compaignon me fist ung joyeux compte d'un homme maryé, de qui la femme estoit tant luxurieuse et chaulde sur potage et tant publicque, que à paine estoit elle contente qu'on la cuignast en plaines rues avant qu'elle ne le fust. Son mary savoit bien que de telle condicion estoit, mais de subtilier ne querir remède pour luy donner empeschement, il ne le savoit trouver, tant estoit à ce joly mestier rusée. Il la menassoit de la batre, de la laisser seule ou de la tuer; mais querez qui le face! autant eust il prouffité de menasser ung chien enragé ou aultre beste. Elle se pourchassoit à tous lez et ne demandoit que hutin; il y avoit peu d'hommes en toute la contrée où elle repairoit pour estaindre une petite estincelle de son grand feu; et quiconques la barguignoit, il l'avoit aussi bien à creance que à argent sec, fust l'homme vieil, layt, bossu, contrefait ou d'aultre quelque deffigurance; bref, nul ne s'en alloit sans denrée reporter. Le pouvre mary, voyant ceste vie continuer, et que grosses menasses rien n'y prouffitoient, il s'advisa qu'il l'espanteroit par une voye et manière qu'il trouva. Quand il la peut avoir seulle en sa maison, il luy dist: «Or çà, Jehanne ou Betriz, ainsi qu'il l'appelloit, je voy bien que vous estes obstinée en vostre meschante vie, et que, à quelque menasse ou punicion que je vous face, vous n'en comptez non plus que si je me taisoie.—Helas! mon mary, dit elle, en verité, j'en suis plus courroussée que vous n'estes, et trop plus me desplaist; mais je n'y puis remède mettre, car je suis tellement née soubz telle estoille pour estre preste et servant aux hommes.—Voire dya, dist le mary, y estes vous destinée? Sur ma foy, j'ay bon remède et hastif.—Vous me tuerez, dit elle, aultre n'y a.—Laissez moy faire, dist il, je sçay mieulx beaucop.—Et quel, dit elle, que je le sache?—Par la mort bieu, dist il, je vous hocheray tant ung jour que je vous bouteray ung quarteron d'enfans ou ventre, et puis je vous habandonneray, et les vous lairray seulle nourrir.—Vous! dit elle; mais où prins? Vous n'avez pour commencer; telles menasses m'espantent pou, je ne vous crain. Touchez cela; si j'en desmarche, je veil qu'on me tonde en croix; et s'il vous semble que vous ayez puissance, avancez vous, et commencez tout maintenant; je suis preste pour livrer le moulle.—Au deable telle femme, dist le mary, qu'on ne peut par quelque voye corriger.» Il fut contraint de la laisser passer sa destinée; trop plustost se fust ecervelé et rompu la teste pour la reprendre que luy faire tenir le derrière coy, pour quoy la laissa courre comme une lisse entre deux douzaines de chiens, et accomplir tous ses vouloirs et desordonnez desirs.


LA XCIIe NOUVELLE.
PAR L'ACTEUR.

E n la bonne cité de Mix, en Lorraine, avoit puis certain temps en çà une bonne bourgoise maryée qui estoit tout oultre de la confrarie de la houlette; et rien ne faisoit plus voluntiers que ce joly esbatement que chacun scet; et où elle povoit desploier ses armes, elle se monstroit vaillant et pou redoubtant horions. Or, entendez quelle chose luy advint en exercent son mestier: elle estoit fort amoureuse d'un gros chanoine qui avoit plus d'argent que ung vieil chien n'a de puces; mais pour ce qu'il demouroit en lieu où les gens estoient à toutes heures, comme on diroit à une gueule baée ou place publicque, elle ne savoit comment se trouver avec son chanoine. Tant subtilia et pensa à sa besoigne, qu'elle s'avisa qu'elle se descouvreroit à une sienne voisine qui estoit sa seur d'armes touchant le mestier et usance de la houlette; et luy sembla qu'elle pourroit aller veoir son chanoine accompaignée de sa voisine, sans qu'on y pensast nul mal ou suspeçonnast. Ainsi qu'elle advisa, ainsi fist elle; et comme si pour une grosse matère fust allée devers monseigneur le chanoine, ainsi honorablement et gravement y alla elle accompaignée comme dit est. Pour estre bref, incontinent que noz bourgoises furent arrivées, après toutes salutacions, ce fut la principale qui s'encloit avec son amoureux le chanoine, et fist tant qu'il luy bailla une monteure, ainsi qu'il peut. La voisine, voyant l'autre avoir l'audience et gouvernement du maistre de léens, n'en eut pas peu d'envye, et luy desplaisoit que l'on ne luy faisoit ainsi comme à l'autre. Au vuider de la chambre, celle qui avoit sa pitance dist: «Ça, voisine, en yrons-nous?—Voire, dit l'autre, s'en va l'on ainsi? Si l'on ne me fait la courtoisie comme à vous, par dieu, j'accuseray la compaignie et le mesnage; je ne suis pas icy venue pour chaufer la cire.» Quand l'on perceut sa bonne volunté, on luy offrit le clerc de ce chanoine, qui estoit ung fort et roidde galant, et homme pour la trèsbien fournir; de quoy elle ne tint compte, mais le refusa de tous poins, disant que aussi bien vouloit-elle avoir le maistre que l'autre, aultrement ne seroit-elle contente. Le chanoine fut contraint, pour sauver son honneur, de s'accorder. Quand ce fut fait, elle voulut bien adonc dire à Dieu et se partir. Mais l'autre ne le voulut pas, ains dist toute courroussée que elle qui l'avoit amenée et estoit celle pour qui l'assemblée estoit faicte devoit estre mieulx partie que l'autre, et qu'elle ne se partiroit point qu'elle n'eust encores ung picotin. Le chanoine fut bien esbahy quand il entendit les nouvelles, et combien qu'il priast celle qui vouloit avoir le surcroiz, toutesfoiz, ne se voult rendre contente. «Or ça, de par Dieu, dist il, puisqu'il fault que ainsi soit, je suis content, mais plus n'y revenez pour tel pris.» Quand les armes furent accomplies, celle damoiselle au surcroiz à dire adieu dist à son chanoine qu'il leur falloit donner aucune chose gracieuse pour souvenance. Et sans se faire trop importuner ne traveiller de requestes, et aussi pour estre delivré d'elles, il avoit ung demeurant de couvrechefz qu'il leur donna, et la principale receut le don, et en remercyant dirent adieu. «C'est, dist-il, ce que je vous puis maintenant donner; prenez chacune en gré, je vous en prie.» Elles ne furent guères loing allées, qu'en plaine rue la voisine qui avoit eu sans plus ung picotin dist à sa compaigne qu'elle vouloit avoir sa part de leur don. «Et bien, dit l'autre, je suis contente; combien en voulez vous avoir?—Fault-il demander cela? dit elle; j'en doy avoir la moitié et vous autant.—Comment osez vous demander, dist l'autre, plus que vous n'avez deservy? Avez vous point de honte? Vous savez que vous n'avez esté qu'une foiz avecques le chanoine, et moy deux foiz; et pardieu, ce n'est mie raison que vous soiez partie aussi avant que moy.—Par dieu, j'en aray autant que vous, dit l'autre; ay je pas fait mon devoir aussi avant que vous?—Comment l'entendez vous?—N'est ce pas autant d'une foiz que de deux? Et affin que vous cognoissez ma volunté, sans tenir cy halle de neant, je vous conseille que me baillez ma part justement de la moitié, ou vous arez incontinent hutin; me voulez vous ainsi gouverner?—Voire dya, dist sa compaigne, y voulez-vous proceder d'euvre de fait? Et par la naissance Dieu, vous n'en arez fors ce qui sera de raison, c'est assavoir des trois pars l'une, et j'aray le remanent; ay je pas eu plus de peine que vous?» Adonc l'aultre hausse et de bon poing charge sur le visage de sa voisine, qui ne le tint pas longuement sans le rendre, apellans l'une l'autre ribaulde. Bref, elles s'entre batirent tant et de si bonne manière que à bien petit qu'elles ne s'entre-tuèrent; et l'une appelloit l'autre ribaulde. Quand les gens de la rue virent la bataille de ces deux compaignes, qui peu de temps devant avoient passé par la rue ensemble amoureusement, furent tous esbahiz, et les vindrent tenir et deffaire l'une de l'autre. Puis leurs mariz furent huchez, qui vindrent tantost, et chacun d'eux demandoit à sa femme la matère de leur different. Chacune comptoit à son plus beau; et tant par leur faulx donner à entendre, sans toutesfoiz toucher de ce pour quoy la question estoit meue, les animèrent et esmeurent l'ung contre l'autre, tellement qu'ilz se vouloient entretuer, si les sergens ne fussent survenuz, qui les menèrent tous deux refroider en belle prison. La justice fut à toute diligence sollicitée de leurs amys pour leur delivrance; mais pour ce que le cas estoit venu pour le debat des femmes, premier le conseil voult savoir dont avoit procedé le fondement de la question entre les deux femmes; elles furent mandées et contrainctes de confesser que ce avoit esté pour faire parchon d'une pièce de couvrechefs, et cetera. Les gens du conseil, qui estoient bons et sages, voyans que la cognoissance de ceste cause appartenoit au roy de bourdelois, tant pour les merites de la cause que pour ce que les femmes estoient de ses subjectes, la renvoyèrent pardevant luy. Et pendant le procès, les bons mariz demourèrent en la prison, attendans la sentence diffinitive qui devoit estre rendue sur l'avis des subjects du roy, qui, pour le nombre infiny d'eulx, est taillée de demourer pendue au clou.


LA XCIIIe NOUVELLE.
PAR MESSIRE TIMOLEON VIGNIER, GENTILHOMME DE LA CHAMBRE DE MONSEIGNEUR.

T antdiz que j'ay bonne audience, je veil compter ung gracieux compte advenu au bon et gracieux païs de Haynau. En ung gros village du païs que j'ay nommé avoit une gente femme mariée qui amoit plus beaucop le clerc ou coustre de l'eglise parochial dont elle estoit paroissienne que son mary; et pour trouver moien de soy trouver avec son coustre, faindit à son mary qu'elle devoit ung pelerinage à quelque saint qui n'estoit pas loing d'illec, comme d'une lieue ou environ, et que promis luy avoit quant elle avoit esté en traveil, luy priant qu'il fust content qu'elle y allast ung jour qu'elle nomma, avec une sienne voisine qui ce mesme jour y alloit. Le bon simple mary, qui ne se doubtoit de rien, accorda ce pelerinage, mais il vouloit qu'elle revenist le jour qu'elle partiroit. «Peut estre, dit elle, retourneray je au disner, ainsi que le temps nous aprendra; mais premièrement, dit elle, il convient que j'aye une paire de bons souliers.» Tout luy fut liberalement accordé; et pource que le mary demouroit seul, il luy dist qu'elle appoinctast son disner et soupper tout ensemble, avant qu'elle se partist, aultrement il yroit menger à la taverne. Elle fist son commendement, car le jour de son partement se leva bien matin pour aller à la boucherie, et appoincta ung bon poussin et une pièce de mouton, et puis manda le cordoennier qui luy chaussa ses souliers. Et quand toutes ses preparacions furent faictes, dist à son mary que tout estoit prest, et qu'elle alloit querir de l'eaue beneiste pour soy partir après. Elle entre en l'eglise, et le premier homme qu'elle trouva, ce fut celuy qu'elle queroit, c'est assavoir son coustre, à qui elle compta ces nouvelles, comment elle avoit congié d'aller en pelerinage, et cetera, pour toute la journée. «Mais il y a ung cas, dit elle; je suis seure que si tost qu'il sentira que je seray hors de l'ostel il s'en ira à la taverne, et n'en retournera jusques au vespre bien tard; je le cognois tel: et pourtant j'ayme mieulx demourer à l'ostel tantdiz qu'il n'y sera point que aller hors. Et doncques vous vous rendrez une demye heure entour de nostre hostel, affin que je vous mecte ens par derrière, s'il advient que mon mary n'y soit point; et s'il y est nous yrons faire nostre pelerinage.» Elle vint à l'ostel, où elle trouva encores son mary, dont elle ne fut pas trop contente, qui luy dist: «Comment estes vous cy encores?—Je m'en vois, dit elle, chausser mes soulliers, et puis je ne tarderay guères que je partiray.» Elle alla au cordoennier, et tantdiz qu'elle faisoit chausser ses souliers, son mary passe par devant l'ostel au cordoennier avec ung aultre son voisin qui alloit de coustume à la taverne. Et combien qu'elle supposast que, pource qu'il estoit acompaigné du dit voisin, il s'en allast sur le bancq, toutesfoiz si n'en avoit il nulle volunté, mais s'en alloit sur le marché, pour trouver encores ung ou deux bons compaignons et les amener disner avecques luy au commencement qu'il avoit davantage, c'est assavoir ce poussin et la pièce de mouton. Or nous lairrons ycy nostre mary sercher compaignie, et retournerons à celle qui chaussoit ses souliers, qui, si tost que chaussez furent, revint à l'ostel le plus hastivement qu'elle peut, où elle trouva le gentil coustre qui faisoit la procession entour de l'ostel, à qui elle dist: «Mon amy, nous sommes les plus eureux du monde, car j'ay veu mon mary qui va à la taverne; j'en suis seure, car il a ung sien goisson qu'il maine par le bras, lequel ne le lairra pas retourner quand il vouldra; et pour tant donnons nous bon temps jusques à la nuyt. J'ay appoincté ung bon poussin et une belle pièce de mouton, dont nous ferons goghettes.» Et sans plus rien dire le mist ens, et laissa l'huis de devant entrouvert, affin que les voisins ne se doubtassent. Or retournons maintenant à nostre mary, qui a trouvé deux bons compaignons, avec le premier dont j'ay parlé, lesquelz il amaine pour desfaire ce poussin en la compaignie de beau vin de Beaulne, ou aultre meilleur, s'il est possible d'en finer. A l'arriver à sa maison, il entra le premier, où incontinent qu'il fut entré il perceut noz deux amans, qui faisoient ung pou d'ouvrage. Et quand il vit sa femme qui avoit les jambes levées, il luy dist qu'elle n'avoit garde de user ses souliers, et que sans raison avoit traveillé le cordoennier, puis qu'elle vouloit faire son pelerinage par telle manière. Il hucha ses compaignons et dist: «Messeigneurs, regardez comment ma femme ayme mon prouffit; de paour qu'elle ne use ses beaulx neufs souliers, elle chevauche sur son doz; il ne l'a pas telle qui veult.» Il prend ung petit demourant de ce poussin, et luy dist qu'elle parfist son pelerinage; puis ferma l'huys et la laissa avec son coustre, sans luy aultre chose dire; et s'en alla à la taverne, dont il ne fut pas tensé au retourner, ne les aultres foiz quand il y alloit, pource qu'il n'avoit rien ou pou parlé de ce pelerinage que sa femme avoit fait à l'ostel.


LA XCIVe NOUVELLE.

E s marches de Picardie, ou diocèse de Teroenne, avoit puis an et demy en çà, ou environ, ung gentil curé demourant à la bonne ville, qui faisoit du gorgias tout oultre. Il portoit la robe courte, chausses tirées, à la fasson de court; tant gaillard estoit que l'on ne povoit plus, qui n'estoit pas pou d'esclandre aux gens d'eglise. Le promoteur de Teroenne, qui telles manières de gens appellent dyable, fut informé du gouvernement de nostre gentil curé, et le fist citer pour le corriger et luy faire muer ses meurs. Il comparut à tout ses habitz courts, comme s'il n'eust tenu compte du promoteur, cuidant par aventure que pour ses beaulx yeux on le deust delivrer; mais ainsi n'advint. Quand il fut devant monseigneur l'official, sa partie, le promoteur, lui compta sa legende au long, demanda, par ses conclusions, que ses habillemens et aultres menues manières de faire luy fussent defendues; et avec ce, qu'il fust condemné en certaine emende. Monseigneur l'official, voyant à ses yeux que tel estoit nostre curé qu'on luy baptisoit, luy fist les deffenses, sur les peines du canon, que plus ne se desguisast en telle manière qu'il avoit fait, et qu'il portast longues robes et courts cheveux; et avec ce, le condemna à paier une bonne somme d'argent. Il promist que ainsi feroit il, et que plus ne seroit cité pour telles choses. Il print congié au promoteur et retourna à sa cure; si tost qu'il fut venu, il fist hucher le drapier et le parmentier, si fist tailler une robe qui luy traisnoit plus de trois quartiers, disant au parmentier les nouvelles de Teroenne, comment c'est assavoir avoit esté reprins de porter courte robe, et qu'on luy avoit chargé de la porter longue. Il vestit ceste robbe longue et laissa croistre ses cheveulx de sa teste et de sa barbe, et en cest estat servoit sa parroiche, chantoit messe et faisoit les autres choses appartenant à curé. Le promoteur fut arrière adverty comment son curé se gouvernoit oultre la règle et bonne et honeste conversacion des personnes d'eglise, qui le fist citer comme devant, et il y comparut ès mesmes habitz longs. «Qu'est cecy? dist monseigneur l'official quand il fut devant luy; il semble que vous vous mocquez des statuz et ordonnances de l'eglise; voiez vous point comme les aultres prestres s'abillent? Si ne fust pour l'honneur de voz bons amys, je vous feroie affuler la prison de ceans.—Comment, monseigneur, dist nostre curé, ne m'avez vous pas chargé de porter longue robe et longs cheveulx? Ne fays je pas ainsi que m'avez commendé! N'est pas ceste robe assez longue, mes cheveux sont ilz point longs? Que voulez vous que je face?—Je veil, dist monseigneur l'official, que portez robe et cheveulx à demy longs, ne trop ne pou; et pour ceste grand faulte, je vous condemne à paier dix livres au promoteur, vingt blancs à la fabrice de ceans, et autant à monseigneur de Teroenne, à convertir à son aumosne.» Nostre curé fut bien esbahy, mais toutefois il faillit qu'il passast par là. Il prend congé et revient à sa maison, et pensa comment il s'abilleroit pour garder la sentence de monseigneur l'official. Il manda le parmentier, à qui il fist tailler une robe longue d'un costé, comme celle dont nous avons parlé, et courte comme la première de l'autre costé, puis se fist barbaier du costé où la robe estoit courte; et en ce point alloit par les rues et faisoit son divin office. Et combien qu'on lui dist que c'estoit mal fait, si n'en tenoit il toutesfoiz compte. Le promoteur en fut encores adverty, et le fist citer comme devant. Quand il comparut, Dieu scet comment monseigneur l'official fut malcontent; à peine qu'il ne saillit de son siége hors du sens, quand il regardoit son curé estre habillé en guise de mommeur. Si les aultres deux foiz avoit esté bien rachassé, il le fut encores mieulx à ceste foiz, et condemné en belles et grosses amendes. Lors nostre bon curé, se voyant ainsi desplumé d'amendes et de condemnacions, dist: «Monseigneur l'official, il me semble, sauve vostre reverence, que j'ay fait vostre commandement; et entendez moy, je vous diray la raison.» Adoncques il couvrit sa barbe longue de sa main qu'il estandit sus, et dist: «Si vous voulez, je n'ay point de barbe.» Puis mist sa main de l'aultre costé, couvrant la partie tondue ou rase, et dist: «Si vous voulez, longue barbe. Est ce pas ce que m'avez commendé?» Monseigneur l'official, voyant que c'estoit ung vrai trompeur, et qu'il se trompoit de luy, fist venir le barbier et le parmentier, et devant tous les assistens luy fist faire sa barbe et cheveulx, et puis coupper sa robe de la longueur qu'il estoit de besoing et de raison; puis le renvoya à sa cure, où il se maintint et conduit haultement, gardant ceste dernière manière qu'il avoit aprinse à la sueur de sa bourse.


LA XCVe NOUVELLE.
PAR PHILIPE DE LOAN.

C omme il est assez de coustume, Dieu mercy, que en pluseurs religions y a de bons compaignons à la pie et au jeu des bas instrumens, à ce propos, naguères avoit en ung couvent de Paris ung bon frère prescheur, qui entre les autres ses voisines choisit une trèsbelle femmelette jeune et en bon point, et mariée assez nouvellement à ung bon compaignon. Et devint maistre moyne amoureux d'elle, et ne cessoit de penser et subtilier voies et moiens pour parvenir à ses attainctes, qui, à dire en gros et en bref, estoient pour faire cela que vous savez. Ores disoit: «Je feray ainsi», ores concluoit aultrement. Tant de propos luy venoient en la teste qu'il ne savoit sur lequel s'arrester; trop bien disoit il que de langage n'estoit point de abatre, «car elle est trop bonne et trop seure; force est que, si je veil parvenir à mes fins, que par cautele et deception je la gaigne.» Or escoutez de quoy le larron s'advisa, et comment frauduleusement la pouvre beste il attrapa, et son desir trèsdeshonneste qu'il proposa accomplir. Il faindit ung jour d'avoir trèsgrand doleur en ung doy, celluy d'emprès le poulce qui est le premier des quatre en la main dextre; et de fait le banda et envelopa de draps linges, et le dora d'aucun oignement trèsfort sentent. Et en ce point se tint ung jour ou deux, tousjours se monstrant aval son eglise devant la dessus dicte, et Dieu scet s'il faisoit bien la dole. La simplette le regardoit en pitié, et voyoit bien à sa contenance que grand doleur le martiroit; et pour la grand pitié qu'elle en eut, luy demanda son cas; et le subtil regnard luy compta si trèspiteusement qu'il sembloit mieulx hors de son sens que aultrement, tant sentoit grand doleur. Ce jour se passa; et à lendemain, environ l'heure de vespres, que la bonne femme estoit à l'ostel seulette, ce patient la vient trouver, ouvrant de soye, et emprès d'elle se met, faisant si trèsbien le malade que nul ne l'eust veu à ceste heure qui ne l'eust jugé en trèsgrand danger. Or se viroit vers la fenestre, maintenant vers la femme; tant d'estranges contenances il faisoit que vous fussez esbahy et abusé à le veoir. Et la simplette, qui toute pitié en avoit, à peine que les larmes ne luy sailloient des yeulx, le confortoit au mieulx qu'elle savoit: «Helas! frère Aubry, disoit elle, avez vous parlé aux medicins telz et telz?—Oy certes, m'amye, disoit il, il n'y a medicin ne cyrurgien en Paris qui n'ait veu mon cas.—Et qu'en disent ils? souffrerez vous longuement ceste doleur?—Helas! oy, voire encores plus la mort, si Dieu ne m'aide; car en mon fait n'a que ung remède, et j'aymeroie à peine autant mourir que le deceler; car il est mains que bien honeste et tout estrange de ma profession.—Comment! dist la pouvrette, et n'est ce pas mal fait et peché à vous d'ainsi vous laisser passionner? Vous vous mettez en dangier de perdre sens et entendement, ad ce que je voy vostre doleur tant aspre.—Par dieu, bien aspre et terrible est elle, dist frère Aubry; mais quoy! Dieu le m'a envoié, loé soit-il; je aray pacience, et suis tout conforté d'attendre la mort, car c'est le vray remède de mon mal, voire excepté ung dont je vous ay parlé, qui me gariroit tantost; mais quoy! comme je vous ay dit, je n'oseroie dire quel il est; et quand ainsi seroit que je serois forcé à deceler ce que c'est, je n'aroie le hardement ne le vouloir de le mectre à execution.—Et par ma foy, dist la bonne femme, frère Aubry, il me semble que vous avez tort de tenir telz termes; et pour Dieu, dictes moy qu'il faut pour vostre garison, et je vous asseure que je mettray peine et diligence à trouver ce qui y servira. Pour Dieu, ne soiez cause de vostre perdicion; laissez vous aider et secourir. Or dictes moy que c'est, et vous verrez se je vous aideray; si feray par Dieu, et me deust il couster plus que vous ne pensez.» Damp moine, voyant la bonne volunté de sa voisine, après ung grand tas d'excusances et de refus que pour estre bref je trespasse, dist à basse voix: «Puis qu'il vous plaist que je le dye, je vous obeiray. Les medicins, tous d'un accord, m'ont dit qu'en mon fait n'a que ung seul remède, c'est de bouter mon doy malade dedans le lieu secret d'une femme nette et honeste, et le tenir là une bonne pièce de temps, et après l'oingdre d'un oignement dont ilz m'ont baillé la recepte. Vous oez que c'est, et pource que je suis de ma nature et propre coustume honteux, j'ay mieulx amé endurer et seuffrir jusques cy les maulx que j'ay porté qu'en rien dire à personne vivant; vous seule savés mon cas, et malgré moy.—Hola! hola! dist la bonne femme, je ne vous ay dit chose que je ne face; je vous veil aider à garir: je suis contente et me plaist bien pour vostre garison et santé, et vous oster de la terrible angoisse qui vous tourmente, que je vous preste le lieu pour bouter vostre doy malade.—Et Dieu le vous rende, damoiselle! Je n'en eusse osé requerir vous ne aultre; mais puis qu'il vous plaist me secourir, je ne seray jà cause de ma mort. Or nous mettons donc, s'il vous plaist, en quelque lieu secret que nul ne nous voye.—Il me plaist bien», dist elle. Si le mena en une trèsbelle garderobe, et serra l'huys, et sur le lit se mist; et maistre moyne luy lève ses draps, et en lieu du doy de la main bouta son perchant dur et roidde. Et à l'entrer qu'il fist, elle qui le sentit si trèsgros: «Comment! dist elle, et vostre doy, comment peut il estre si gros? je n'oy jamais parler du pareil.—En verité, fist il, ce fait la maladie qui en ce point le m'a mis.—Vous me comptez merveilles», dit elle. Et durant ces langages, maistre moyne accomplit ce pour quoy si bien avoit fait le malade. Et celle qui sentit et cetera, demanda que c'estoit; et il respondit: «C'est le clou de mon doy qui est effondré; je suis comme gary, ce me semble, Dieu mercy et la vostre.—Et par ma foy, ce me plaist moult, ce dit la dame, qui lors se leva; si vous n'estes bien gary, si retournez toutesfoiz qu'il vous plaist: car pour vous oster de doleur, il n'est rien que je ne face; et ne soiez plus si honteux que vous avez esté pour vostre santé recouvrer.»


LA XCVIe NOUVELLE.

O r escoutez, s'il vous plaist, qu'il advint l'aultrhier à ung simple riche curé de village, qui par simplesse fut à l'emende devers son evesque en la somme de cinquante bons escuz d'or. Ce bon curé avoit ung chien qu'il avoit nourry de jeunesse et gardé, qui tous les aultres chiens du païs passoit d'aller en l'eaue querir le vireton, ung chappeau si son maistre l'oblyoit ou de fait apensé le laissoit quelque part. Bref, tout ce que bon et sage chien doit et scet faire il estoit le passe route; et à l'occasion de ce, son maistre l'amoit tant, qu'il ne seroit pas legier à compter combien il en estoit assoté. Advint toutesfoiz, je ne sçay par quel cas, ou s'il eut trop chault ou trop froit, ou s'il mengea quelque chose qui mal luy fist, qu'il devint trèsmalade, et de ce mal mourut, et de ce siecle tout droit au paradis des chiens alla. Que fist ce bon curé? Il qui sa maison, c'est assavoir le presbitaire, dessus le cimitère avoit, quand il vit son chien de ce monde trespassé, il se pensa que une si sage et bonne beste ne demourast sans sepulture; et pourtant il fist une fosse assez près de l'huys de sa maison, qui dessus l'aitre, comme dit est, respondoit, et là l'enfouyt et sepultura. Je ne sçay pas s'il luy fist ung marbre et par dessus engraver une epythaphe, si m'en tais. Ne demoura guères que la mort du bon chien au curé fut par le village et les lieux voisins annuncé, et tant s'espandit que aux oreilles de l'evesque du lieu parvint, ensemble de la sepulture saincte que son maistre luy bailla; si le manda vers luy venir par une citation que ung cicaneur luy apporta. «Helas! dist le curé au cicaneur, et que ay je fait, et qui m'a fait citer d'office? Je ne me sçay trop esbahir que la court me demande.—Quand à moy, dit l'autre, je ne sçay qu'il y a, si ce n'est pour tant que vous avez enfouy vostre chien dedans lieu saint où l'on mect les corps des chrestians.—Ha! ce pensa le curé, c'est cela?» Or à primes luy vint en teste qu'il avoit mal fait, et dist bien en soy mesmes qu'il passeroit par là, et que s'il se laisse emprisonner qu'il sera escorché, car monseigneur l'evesque, la Dieu mercy, est le plus convoiteux prelat de ce royaume, et si a gens entour de luy qui scevent faire venir l'eaue au moulin, Dieu scet comment. «Or bien force est que je la perde; si vault mieulx tost que tard.» Il vint à sa journée, et de plain bout s'en alla devers monseigneur l'evesque, qui tantost comme il le vit luy fist ung grand prologue pour la sepulture saincte qu'il avoit fait bailler à son chien, et luy baptisa son cas si merveilleusement qu'il sembloit que le curé eust fait pis que regnier Dieu. Et après tout son dire, il commenda que le curé fust mené en la prison. Quand le curé vit qu'on le vouloit bouter en la boeste aux caillouz, il requist qu'il fust oy, et monseigneur l'evesque luy accorda. Et devez savoir que à ceste calonge estoient foison de gens de grand fasson, comme l'official, les promoteurs, les scribe, notaires, advocatz et procureurs, qui tous ensemble grand joye avoient du non accoustumé cas du pouvre curé, qui à son chien avoit donné la terre saincte. Le curé en sa defense et excuse parla en bref et dist: «En verité, monseigneur, si vous eussez autant congneu mon bon chien, à qui Dieu pardoint, comme j'ay, vous ne seriez pas tant esbahy de la sepulture que je luy ai ordonnée comme vous estes, car son pareil ne fut ne jamais sera.» Et lors racompta balme de son fait: «Et s'il fut bien bon et sage en son vivant, encores le fut il autant ou plus à sa mort, car il fist un trèsbeau testament, et pour ce qu'il savoit vostre necessité et indigence, il vous ordonna cinquante escuz d'or, que je vous apporte.» Si les tira de son sein et à l'evesque les bailla, qui les receut voluntiers, et lors loa et approuva le sens du vaillant chien, ensemble son testament et la sepulture qu'il luy bailla.


LA XCVIIe NOUVELLE.
PAR MONSEIGNEUR DE LAUNOY.

I lz estoient n'a guères une assemblée de bons compaignons faisans bonne chère en la taverne, et buvant d'autant et d'autel. Et quand ilz eurent beu et mangé, et fait si bonne chère que jusques à loer Dieu et aussi usque ad hebreos la plus part, et qu'ilz eurent compté et paié leur escot, les aucuns commencèrent à dire: «Comment nous serons festoyés de noz femmes, quand nous retournerons à l'ostel! Dieu scet que nous ne serons pas excommuniez: on parlera bien à noz barbes.—Nostre dame! dist l'un, je craing bien de m'y trouver.—Ainsi m'aist Dieu, dit l'autre, aussi fays je moy; je suis tout seur d'oyr la passion. Pleust à Dieu que ma femme fust muette! je buroye trop plus hardiment que je ne faiz.» Ainsi disoient trestous, fors l'un d'eulx qui estoit bon compaignon, qui leur alla dire: «Et comment, beaulx seigneurs, vous estes donc bien fort maleureux, qui avez chacun femme qui ainsi vous reprend d'aller à la taverne, et est tant mal contente que vous buvez? Par ma foy, Dieu mercy, la mienne n'est pas telle; car de boire que je face vous n'avez garde qu'elle en parle; mesmes, qui plus est, si je buvoie dix, voire cent foiz le jour, si n'est ce pas assez à son gré; bref, oncques je ne beu qu'elle n'eust voulu que j'eusse plus beu la moitié. Car quand je reviens de la taverne, elle me souhaitte tousjours le demourant du tonneau dedans le ventre, et le tonneau avecques; si n'esse pas signe que je boive assez à son gré?» Quand ses compaignons oyrent ceste conclusion, ilz se prindrent à rire et loèrent beaucop son compte, et sur ce s'en allèrent tous, chacun à sa chacune. Nostre bon compaignon qui le compte avoit fait s'en vint à l'hostel, où il trouva Pou Paisible sa femme toute preste à tanser, qui de si loing qu'elle le vit commença la souffrance accoustumée; et de fait, comme elle souloit, luy souhaitta le demourant du vin du tonneau dedans le ventre. «La vostre mercy, m'amye, dist il; encores avez vous meilleure coustume que les aultres femmes de ceste ville: elles enragent de ce que leurs mariz boivent ne tant ne quant, et vous, Dieu le vous rende, vouldriez bien que je beusse tousjours ou une bonne foiz qui tousjours durast.—Je ne sçay, dit elle, que je vouldroie, sinon que je prie à Dieu que tant vous buvez ung jour que vous puissez crever.» Comme ilz se devisoient ainsi doulcement comme vous oez, le pot à la porée, qui sur le feu estoit, commence à s'enfuyr par dessus, pource que trop aspre feu avoit; et le bon homme, voyant que sa femme n'y mettoit point la main, luy dist: «Et ne veez vous, dame, ce pot qui s'en fuit?» Et elle, qui encores rappaisée n'estoit, luy respondit: «Si faiz, sire, je le voy bien.—Or le haulsez donc, Dieu vous mecte en mal an!—Si feray je, dist elle, je le haulseray, je le mectz à xij. deniers.—Voire, dist il, dame, est ce la response? Haulsez ce pot, de par Dieu!—Et bien, dit elle, je le mectz à vij. sols; est ce assez hault?—Hen! hen! dist il, et par saint Jehan! ce marché ne se passera pas sans trois coups de baston.» Et il choisit ung gros baston et en descharge de toute sa force sur le doz de madamoiselle, en disant: «Ce marché vous demoure.» Et elle commence à cryer alarme, tant que les voisins s'i assemblèrent, qui demandèrent que c'estoit; et le bon homme racompta l'ystoire comme elle alloit, dont ilz rirent trèsbien de celle à qui le marché demoura.


LA XCVIIIe NOUVELLE.
PAR L'ACTEUR.

E s metes et marches de France avoit ung riche et puissant chevalier, noble tant par l'ancienne noblesse de ses predecesseurs comme par propres nobles et vertueux faiz. De sa femme espousée avoit une seule fille, trèsbelle et trèsadressée pucelle, eagée de xvj. à xvij. ans ou environ. Ce bon et noble chevalier, voyant sa dicte fille avoir attaint à l'eage habile et ydoine pour estre allyée et conjoincte par mariage, eut trèsgrande volunté de la donner à ung chevalier son voysin, trèsriche, non toutesfoiz noble de parentage comme de grosses richesses et puissances temporelles; avec ce aussi, eagé de lx. à quatre vingts ans ou environ. Ce vouloir rongea tant autour de la teste du père dont j'ay parlé, que jamais ne cessa jusques ad ce que les allyances et promesses furent faictes entre luy et sa femme, mère de la dicte pucelle, et le dit chevalier, touchant le mariage de luy avec la dicte fille, qui des assemblées, promesses et traictiez ne savoit rien, et n'y pensoit aucunement. Assez prochain de l'ostel d'iceluy chevalier père de la pucelle, avoit ung aultre jeune chevalier vaillant et riche moyennement, non pas tant de beaucop comme l'autre ancien dont j'ay parlé, qui estoit trèsardent et fort embrasé de l'amour d'icelle pucelle. Et pareillement elle, pour la vertueuse et noble renommée de luy, en estoit trèsfort enlassée, et combien que à dangier parlassent l'un à l'autre, car le père s'en doubtoit et leur ostoit et rompoit les moyens et voies qu'il povoit, toutesfoiz si ne les povoit il forclorre de l'entière et trèsloyale amour dont leurs deux cueurs estoient mutuellement entreliez et embrasez. Et quand fortune leur favorisoit tant que ensemble les faisoit deviser, d'aultre chose ne tenoient leurs devises que de pourpenser et adviser le moien par lequel leur souverain desir pourroit estre accomply par legitime mariage. Or s'approucha le temps que icelle pucelle deut estre donnée à ce seigneur ancien, et le marché et traictié luy fut par son père descouvert et assigné le jour qu'elle devoit espouser, dont ne fut pas pou courroussée; mais elle se pensa qu'elle y mectroit remède. Elle envoya vers son trèschier amy le jeune chevalier, et luy manda qu'il venist celéement le plus qu'il pourroit. Et quand il fut venu, elle luy compta les allyances faictes d'elle et de l'autre ancien chevalier, demandant sur ce conseil de tout rompre; car d'autre que de luy ne vouloit estre espouse. Le chevalier luy respondit: «M'amye trèschère, puisque vostre bonté se veult tant humilier que de moy offrir ce que je n'oseroie requerir sans trèsgrand vergoigne, je vous remercie; et, si vous voulez perseverer en ceste bonne volunté, je sçay que nous devons faire. Nous prandrons et assignerons ung jour en ceste ville bien acompaigné de mes amys et serviteurs, et à certaine heure vous rendrez en quelque lieu que me direz maintenant où je vous troveray seule. Vous monterez sur mon cheval et vous mainray en mon chasteau; et puis, si nous povons appaiser monseigneur vostre père et ma dame vostre mère, nous procederons à la consummacion de noz promesses.» La pucelle dist que c'estoit bien advisé, et qu'elle savoit comment s'i povoit convenablement conduire. Si luy dist que tel jour et telle heure venist en tel lieu où il la trouveroit, et puis feroit tout bien ainsi qu'il avoit advisé. Le jour de l'assignacion vint: si comparut ce bon jeune chevalier au lieu où l'on luy avoit dit, et où il trouva sa dame, qui monta derrière luy sur son cheval, puis picquèrent fort tant qu'ilz eurent eloigné la place. Quand ilz se trouvèrent aucun petit eloignez, ce bon chevalier, craignant qu'il ne traveillast sa trèschière amye, rompit son legier pas et fist espandre tous ses gens par divers chemins pour veoir se quelque ung les suyvoit, et chevauchoit à travers champs sans tenir voies ne sentiers le plus doulcement et debonnairement qu'il povoit, et chargea à ses gens qu'ilz se trouvassent ensemble tous à ung gros village qu'il leur nomma, où il avoit intencion de repaistre. Ce village estoit assez estrangé de la voye commune des chevaucheurs et chemineurs; et tant chevauchèrent les dits amans qu'ilz vindrent seuletz au dit village, où la feste generale se faisoit, à laquelle y avoit gens de toutes sortes et grand foison. Ilz entrèrent en la meilleur taverne de tout le lieu, et incontinent demandèrent à boire et à menger, car il estoit tard après disner, et la pucelle estoit trèsfort traveillée. Ilz firent faire bon feu et trèsbien appoincter à menger pour les gens du dit chevalier, qui n'estoient encores venuz. Guères n'eurent esté en leur hostellerie que veezcy venir quatre gros charruyers ou bouviers plus villains encores, et entrèrent baudement en cest hostel, demandans rigoreusement où estoit la ribauldelle que ung ruffien naguères avoit amenée derrière luy sur ung cheval, et qu'il failloit qu'ilz bussent avec elle et à leur tour la gouverner. L'oste, qui estoit homme bien cognoissant le dit chevalier, bien sachant que ainsi n'estoit que les ribauldz disoient, leur respondit gracieusement que telle n'estoit elle qu'ilz cuidoient. «Par cy, par là, dirent ilz, si vous ne la nous livrés incontinent, nous abattrons les huys et l'enmerrons par force et malgré vous deus.» Quand le bon hoste entendit et cogneut leur rigueur, et que sa doulce parolle ne luy prouffitoit point, il leur nomma le nom du chevalier, lequel estoit trèsrenommé ès marches, mais pou cogneu des gens, à l'occasion que tousjours avoit esté hors du païs, acquerant honneur et renommée glorieuse ès guerres et voyages loingtains. Leur dist aussi que la femme estoit une jeune pucelle parente au dit chevalier, laquelle estoit née et yssue de grand maison et noble parentage. «Helas! messeigneurs, vous povez, dist il, sans dangier de vous ne d'aultruy, estaindre et passer voz chaleurs desordonnées avecques plusieurs aultres qui, à l'occasion de la feste de ce village, sont venues et arrivées, et pour aultre chose non que pour vous et voz semblables. Pour Dieu, laissez en paix ceste noble fille, et mettez devant voz yeulx les grands dangiers où vous boutez, et ne soiez jà si presumptueux de cuider que le chevalier la vous laisse mener sans la defendre. Pensez, pensez voz vouloirs desraisonnables et le grand mal que vous voulez commectre à petite occasion.—Cessez vostre sermon, dirent les loudiers, tous alumez du feu de concupiscence charnelle, et donnez nous voye que la puissions avoir; aultrement vous ferons honte et blasme, car en publicque ycy nous l'amerrons, et chacun de nous quatre en fera son bon plaisir.» Les parolles finées, le bon hoste monta en la chambre où le chevalier et la bonne pucelle estoient, puis hucha à part le chevalier, à qui il compta la volunté des quatre villains enragez, lequel, quand il eut tout bien et constamment entendu sans estre guères troublé, descendit, garny de son espée, parler aux quatre ribaulx, leur demandant trèsdoulcement quelle chose il leur plaisoit. Et ainsi, rudes et malsades qu'ilz estoient, respondirent qu'ilz vouloient avoir la ribauldelle qu'il tenoit fermée en sa chambre, et que, si doulcement ne leur bailloit, ilz luy tolliroient et raviroient à son grand dommage. «Beaulx seigneurs, dist le chevalier, si vous me cognoissiez bien, vous ne me tiendriez pour tel qui maine par les champs les femmes telles que vous nommez ceste; oncques ne feiz telle folie, la Dieu mercy; et quand la volunté me seroit telle, que Dieu ne veille! jamais je ne le feroye ès marches dont je suis et tous les miens. Ma noblesse et la netteté de mon courage ne pourroient souffrir que ainsi me gouvernasse. Ceste femme est une jeune pucelle, ma cousine prochaine, yssue de noble maison; et je vois pour esbatre et passer temps doulcement, la menant avec moy, acompaigné de mes gens, lesquelx, jasoit qu'ilz ne soient cy presens, toutesfois viendront ilz tantost, et je les attens; et ne soiez jà si abusez en voz courages que je me repute si lasche que je la laisse villanner ne souffrir luy faire injure tant ne quant, mais la defendray aussi avant et aussi longuement que la vigueur de mon corps pourra durer et jusques à la mort.» Avant que le chevalier eust finé sa parolle, les villains plastriers luy entrerompirent en nyant premier qu'il fust celuy qu'il avoit nommé, pource qu'il estoit seul, et le dit chevalier ne chevauchoit jamais que en grand compaignie de gens. Pour quoy luy conseillèrent qu'il baillast la dicte femme, s'il estoit sage, ou aultrement luy tolliroient par force, quelque chose qui s'en puist ensuyr. Helas! quand le vaillant et courageux chevalier perceut que doulceur n'avoit point lieu en ses responces, et que rigueur et haulteur occupoient la place, il se ferma en son courage, et résolut que les villains n'aroient jà la joissance de la pucelle, ou il y mourroit en la defendant. Pour faire fin, l'un de ces quatre s'avança de ferir de son baston à l'huis de la chambre, et les aultres le suyrent, qui furent vaillamment reboutez du chevalier. Et ainsi se commença la bataille, qui dura assez longuement. Combien que les deux parties fussent dispareilles, ce bon chevalier vaincquit et rebouta les quatre ribaulx, et, ainsi qu'il les poursuyvoit chassant pour en estre au dessus, l'un d'iceulx, qui avoit ung glaive, se vira subit et le darda en l'estomac du chevalier et le percha de part en part, du quel cop incontinent cheut tout mort, dont ilz furent trèsjoieux. Ce fait, l'oste fut par eulx contraint de l'enfouir et mettre en terre ou au jardin de l'ostel, sans esclandre ne noise; aultrement ilz le menassoient tuer. Quand le chevalier fut mort, ilz vindrent hurter à la chambre où estoit la pucelle, à qui desplaisoit moult que son amoureux tant demouroit, et boutèrent l'huis oultre. Et si tost qu'elle vit les bourgois entrer, elle jugea tantost que le chevalier estoit mort, disant: «Helas! où est ma garde? où est mon seul refuge? Qu'est il devenu? Dont vient que ainsi me laisse seullette?» Les ribaulx, voyans qu'elle estoit ainsi troublée, la cuidèrent faulsement decevoir par doulces parolles, en disant que le chevalier estoit en une maison, et qu'il luy mandoit qu'elle y allast avec eulx, et que plus seurement s'i pourroit garder; mais riens n'en voult croire, car le cueur tousjours luy jugeoit qu'ilz l'avoient tué et murdry. Si commença à soy dementer et crier plus amèrement que devant. «Qu'est ce cy, dirent ilz, que tu nous faiz estrange manière? Cuides tu que nous ne te cognoissions? Si tu as suspeçon sur ton ruffien qu'il ne soit mort, tu n'es pas abusée: nous en avons delivré le païs. Pour quoy soies toute asseurée que nous quatre arons chacun ta compaignie.» Et, à ces motz, l'un d'eulx s'avance, qui la prent le plus rudement du monde, disant qu'il aura sa compaignie avant qu'elle luy eschappe, veille ne daigne. Quand la pouvre pucelle se voit ainsi efforcée, et que la doulceur de son langage ne luy portoit point de prouffit, leur dist: «Helas! messeigneurs, puis que vostre mauvaise volunté est ainsi tournée, et que humble prière ne la peut adoulcir ne ploier, au mains aiez en vous ceste honesteté que, puis qu'il fault que à vous je soie abandonnée, ce soit premièrement à l'un sans la presence de l'autre.» Ilz luy accordèrent, jasoit ce que trèsenvys, et puis luy firent choisir pour eslire celuy d'eulx quatre qui devoit demourer avec elle. L'un d'eulx, lequel elle cuidoit estre le plus begnin et doulx de tous, elle eleut; mais de tous estoit il le pire. La chambre fut fermée, et tantost après la bonne pucelle se gecta aux piez du ribaulx, en luy faisant pluseurs piteuses remonstrances, luy priant qu'il eust pitié d'elle. Mais tousjours perseverant en malignité, dist qu'il feroit sa volunté d'elle. Quand elle le vit si dur et obstiné, et que sa prière trèshumble ne vouloit exaulser, luy dist: «Or çà, puis qu'il convient qu'il soit, je suis contente; mais je vous supply que cloiez les fenestres, affin que nous soyons plus secrètement.» Il l'accorda bien envys, et, tantdiz qu'il les cloyoit, la pucelle sacqa ung petit cousteau qu'elle avoit pendu à sa cincture, se trencha la gorge et rendit l'ame. Et quand le ribauld la vit couchée à terre morte, il s'en fuyt avecques ses compaignons. Et est à supposer qu'ilz ont esté puniz selon l'exigence du cas piteux. Ainsi finèrent leurs jours les deux loyaux amoureux tantost l'un après l'autre, sans percevoir rien du joieux plaisir où ilz cuidoient ensemble vivre et durer tout leur temps.


LA XCIXe NOUVELLE.
PAR L'ACTEUR.

S 'il vous plaist, vous orrez, avant qu'il soit plus tard, tout à ceste heure ma petite ratelée et compte abregé d'un vaillant evesque d'Espaigne, qui pour aucuns afferes du roy de Castille, son maistre, ou temps de ceste histoire, s'en alloit en court de Romme. Ce vaillant prelat, dont j'entens fournir ceste derreniere nouvelle, vint ung soir en une petite villette de Lombardie; et luy estant arrivé par ung vendredy assez de bonne heure, vers le soir, ordonna son maistre d'ostel le faire souper de bonne heure, et le tenir le plus aise que faire ce pourroit, de ce dont on pourroit recouvrer en la ville; car la mercy Dieu, quoyqu'il fust et gros et gras, et ne se donnoit de traveil que bien à point, si n'en jeunoit il journée. Son maistre d'ostel, pour luy obéir, s'en alla au marché, et par toutes les poissonneries de la ville pour trouver du poisson. Mais pour faire le compte bref, il n'en peut oncques recouvrer d'un seul lopin, quelque diligence que luy et son hoste en sceussent faire. D'adventure, eulx s'en retournans à l'ostel sans poisson, trouvèrent ung bon homme des champs qui avoit deux bonnes perdriz et ne demandoit que marchant. Si s'en pensa le maistre d'ostel que s'il en povoit avoir bon compte, elles ne luy eschapperoient pas, et que bonnes seroient pour dimenche, et que son maistre en feroit grand feste. Il les acheta et en eut bon pris. Il vint vers son maistre ses deux perdriz en sa main, toutes vives, grasses, et bien refaictes, et luy compta l'eclipse de poisson qui estoit en la ville, dont il n'estoit pas trop joyeulx. Et luy, dist: «Et que pourrons nous soupper?—Monseigneur, respondit il, je vous feray faire des oeufs en plus de cent mille manières; vous aurez aussi des pommes et des poires. Nostre hoste a aussi de bon fromage et bien gras: nous vous tiendrons bien aise. Ayez pacience pour meshuy, ung soupper est tantost passé; vous serez demain plus aise, si Dieu plaist. Nous yrons en la ville, qui est trop mieulx empoissonnée que ceste cy; et Dimenche vous ne povez faillir d'estre bien disné, car veezcy deux perdriz que j'ay pourveues, qui sont à bon escient bonnes et bien nourries.» Ce maistre evesque se fist bailler ces perdriz, et les trouva telles qu'elles estoient bonnes à bon escient; si se pensa qu'elles tiendroient à soupper la place du poisson qu'il cuidoit avoir, dont il n'avoit point; car il n'en peut oncques trouver. Si les fist tuer bien en haste, plumer, larder et mettre en broche. Lors le maistre d'ostel, voyant qu'il les vouloit rostir, fut esbahy et dist à son maistre: «Monseigneur, elles sont bonnes tuées, mais les rostir maintenant pour le Dimanche, il ne me semble pas bon.» Ledit maistre d'ostel perdoit son temps, car, quelque chose qu'il sceut remonstrer, si ne la voulut il croire: elles furent mises en broche et rosties. Le bon prelat estoit la plus part du temps qu'elles mirent à cuire tousjours present, dont son maistre d'ostel ne se sçavoit assez esbahir, et ne savoit pas bien l'appetit desordonné de son maistre qu'il eust à ceste heure de devorer ces perdrix, ainçois cuidoit qu'il le fist pour Dimenche les avoir plus prestes au disner. Lors les fist ainsi habiller, et quand elles furent prestes et rosties, la table couverte et le vin aporté, oeufz en diverses façons habillez et mis à point, si s'assit le prelat, et le benedicite dit, demanda les perdris avec de la moustarde. Son maistre d'ostel, desirant savoir que son maistre vouloit faire de ces perdriz, si les luy mist devant luy toutes venantes de la broche, rendantes une fumée aromaticque assez pour faire venir l'eaue à la bouche d'ung friant. Et bon evesque d'assaillir ces perdrix et desmembrer d'entrée la meilleure qui y fust; et commence à trencher et menger, car tant avoit haste, que oncques ne donna loisir à son escuier qui devant luy tranchoit qu'il eust mis son pain ne ses cousteaux à point. Quand ce maistre d'ostel vit son maistre s'attraper à ces perdris, il fust bien esbahy et ne se peut taire ne tenir de luy dire: «Ha, monseigneur, que faictes vous? Estes vous Juif ou Sarrazin, qui ne gardez aultrement le vendredy? Par ma foy, je me donne grand merveille de vostre faict.—Tais toy, tais toy, dist le bon prelat, qui avoit toutes les mains grasses et la barbe aussi de ces perdris; tu es beste, et ne sçais que tu dis. Je ne fays point de mal. Tu sçais et congnois bien que par parolles moy et tous les aultres prestres faisons d'une hostie, qui n'est que de bled et d'eaue, le precieux corps de Jhesu-Crist; et ne puis je donc pas, par plus forte raison, moy qui tant ay veu de choses en court de Romme, et en tant de divers lieux, savoir par paroles faire convertir ces perdriz, qui est chair, en poisson, jasoit ce qu'elles retiennent la forme de perdriz? Si fais, dya; maintes journées sont passées que j'en sçay bien la pratique. Elles ne furent pas si tost mises à la broche que, par les parolles que je sçay, je les charmé tellement que en substance de poisson se convertirent; et en pourriez trestous qui estes icy menger, comme moy, sans peché. Mais pour l'ymagination que vous en pouriez prendre, elles ne vous feroient jà bien; si en feray tout seul le meschief.» Le maistre d'ostel et tous les autres de ses gens commencèrent à rire, et firent semblant de adjouster foy à la bourde de leur maistre, trop subtilement fardée et colorée; et en tindrent depuis manière du bien de luy, et aussy maintesfoiz en divers lieux joyeusement le racomptèrent.


LA Ce ET DERRENIÈRE NOUVELLE.
PAR PHILIPE DE LOAN.

E n la bonne, puissant et bien peuplée cité de Jannes, puis certain temps en çà, demouroit ung gros marchant plain et comblé de biens et de richesses, duquel l'industrie et manière de vivre estoit de mener et conduire grosses marchandises par la mer ès estranges païs, et specialement en Alixandrie. Tant vacca et entendit au gouvernement des navires, à entasser thesaur et amonceler grandes richesses, que durant tout le temps, jusques à l'eage de cinquante ans, qu'il s'y adonna depuis sa tendre jeunesse, ne luy vint volunté ne souvenance d'aultre chose faire. Et comme il fut parvenu à l'eage dessus dicte, ainsi que une foiz pensoit sur son estat, voyant qu'il avoit despendu tous ses jours et ans à rien aultre chose faire que cuillir et accroistre sa richesse, sans jamais avoir eu ung seul moment ou minute de temps ouquel sa nature luy eust donné inclinacion pour penser ou induire à soy marier, affin d'avoir generacion qui aux grans biens qu'il avoit à grand diligence et grand labour amassez et acquis luy succedast, et luy après luy les possedast, conceut en son courage une aigre et trèspoingnant doleur; et luy despleut à merveilles que ainsi avoit exposé et despendu ses jeunes jours. En celle aigre doleance et regretz demoura aucuns jours, pendant lesquelx advint que en la cité dessus nommée, les jeunes et petiz enfans, après qu'ilz avoient solennizé aucune feste accoustumée entr'eulx par chacun an, habillez et desguisez diversement et assez estrangement, les ungs d'une manière, les aultres d'aultre, se vindrent rendre en grant nombre en ung lieu où les publicques et accoustumez esbatemens de la cité se faisoient communement, pour jouer en la presence de leurs pères, mères et amys, affin d'en reporter gloire, renommée et loange. A ceste assemblée comparut et se trouva ce bon marchant, remply de fantasies et de souciz; et voyant les pères et les mères prendre grand plaisir à veoir enfans jouer et faire souplesses et apertises, aggrava sa doleur qu'il par avant avoit de soy mesmes conceu; et en ce point, sans les povoir plus adviser ne regarder, triste et pensif retourna en sa maison, et seulet se rendit en sa chambre, où il fut aucun temps faisant complainte en ceste manière: «Ha! pouvre maleureux veillart, tel que je suis et tousjours ay esté, de qui la fortune et destinée sont dures, amères et mal goustables! O chetif homme, plus que tous aultres recreant et las, par les veilles, peines, labours et ententes que tu as prins et porté tant par mer que par terre! Ta grande richesse et tes comblés thesors sont bien vains, lesquelx soubz perilleuses adventures, en peines dures et sueurs, tu as amassé et amoncelé, et pour lesquelx tout ton temps as despendu et usé, sans avoir oncques une petite et passant souvenance de penser qui sera celuy qui, toy mort et party de ce siècle, les possedera, et à qui par loy humaine les devray laisser en memoire de toy et de ton nom. Ha! meschant courage, comment as tu mis en non challoir ce à quoy tu devois donner entente singulière? Jamais ne t'a pleu mariage, fuy l'as tousjours, craint et refusé, mesmement hay et mesprisé les bons et justes conseilz de ceulx qui t'y ont voulu joindre affin que tu eusses lignée qui perpetuast ton nom, ta loange et renommée. O bien heureux sont les pères qui laissent à leurs successeurs bons et sages enfans! Combien ay je aujourd'huy regardé et perceu de pères estans aux jeuz de leurs enfans qui se disoient trèseureux, et jugeroient trèsbien avoir employé leurs ans si après leurs decès leurs povoint laisser une petite partie des grans biens que je possède. Mais quel plaisir, quel soulas puis je jamais avoir? Quel nom, quelle renommée aray je après la mort? Où est maintenant le filz qui maintiendra et fera memoire de moy, après mon trespas? Beney soit ce saint mariage par quoy la memoire et souvenance des pères est entretenue, et dont leurs possessions et heritages ont par leurs doulx enfans à eternelle permanence et durée!» Quand ce bon marchant eust longue espace à soy mesmes argué, subit donna remède et solucion à ses argumens, disant ces motz: «Or çà, il ne m'est desormais mestier, obstant le nombre de mes ans, tourmenter ne troubler de doleurs, d'angoisses ne de pensemens. Au fort, ce que j'ay fait par cy devant prenne semblance et comparaison aux oyselletz qui font leurs nidz et preparent avant qu'ilz y pondent leurs œufz. J'ay, la mercy Dieu, richesses suffisantes pour moy, pour une femme et pour pluseurs enfans, s'il advient que j'en ye, et ne suis si ancien, ne tant deffourny de puissance naturelle, que je me doye soucier ne perdre esperance de non pouvoir jamais avoir generacion. Si me convient arrester et donner toute entente, veiller et traveillier, advisant où je troveray femme propice et convenable à moy.» Ainsi son long procès finant, vuida hors de sa chambre, et fist vers luy venir deux de ses bons soichons, mariniers comme luy, aus quelx il descouvrit son cas tout au plain, les priant trèsaffectueusement qu'ilz luy voulsissent aider à querir et trouver femme pour luy, qui estoit la chose du monde que plus desiroit. Les deux marchans, entendu le bon propos de leur compaignon, le prisèrent et loèrent beaucop, et prindrent la charge de faire toute diligence et inquisicion possible pour luy trouver femme. Et tantdiz que la diligence et enqueste se faisoit, nostre marchant, tant eschaudé de marier que plus ne povoit, faisoit de l'amoureux, cherchant par toute la cité entre les plus belles la plus jeune, et d'aultres ne tenoit compte. Tant chercha qu'il en trouva une telle qu'il la demandoit; car de honnestes parens née, belle à merveilles, jeune de xv ans ou environ, gente, doulce et trèsbien adrecée estoit. Après qu'il eut congneu les vertuz et doulces condicions d'elle, il eut telle affection et desir qu'elle fust dame de ses biens par juste mariage, qu'il la demanda à ses parens et amys, lesquelx, après aucunes petites difficultez qui guères ne durèrent, luy donnèrent et accordèrent. Et en la mesme heure luy firent fiancer et donner caution et seureté du douaire dont il la vouloit doer. Et si ce bon marchant avoit prins grand plaisir en sa marchandise, pendant le temps qu'il la menoit, encores l'eut il plus grand quand il se vit asseuré d'estre marié, et mesmement avec femme telle que d'en povoir avoir de beaulx et doulx enfans. La feste et solennité des nopces fut honorablement en grand sumptuosité faicte et celebrée; la quelle feste faillie, il, mettant en obly et non chaloir sa première manière de vivre, c'est assavoir sur la mer, fist trèsbonne chère et prenoit grand plaisir avec sa belle et doulce femme. Mais le temps ne luy dura guères que saoul et tanné en fut, car la première année, avant qu'elle fut expirée, print desplaisance de demourer à l'ostel en oysiveté et d'y tenir mesnage en la manière qu'il convient à ceulx qui y sont liez, se oda et tanna, ayant si grand regret à son aultre mestier de navyeur qu'il luy sembloit plus aysié et legier à maintenir que celuy qu'il avoit si voluntiers entreprins à gouverner nuyt et jour. Aultre chose ne faisoit que subtilier et penser comment il se pourroit en Alixandrie trouver en la façon qu'il avoit accoustumée, et luy sembloit bien qui n'estoit pas seulement difficille de soy tenir de navier, non hanter la mer, et l'abandonner de tous poins, mais aussi chose la plus impossible de ce monde. Et combien que sa volunté fust plainement deliberée et resolue de soy retraire et revenir à son dit premier mestier, toutesfois le challoit il à sa femme, doubtant qu'el ne le print à desplaisir; avoit aussi une crainte et doubte qui le destourboit et donnoit empeschemeut à executer son desir, car il cognoissoit la jeunesse du courage de sa femme, et luy estoit bien advis que s'il s'absentoit, elle ne se pourroit contenir; consyderoit aussi la muableté et variableté de courage femenin, et mesmement que les jeunes galans, luy present, estoient coustumiers de passer souvent devant son huys pour la veoir, dont il supposoit qu'en son absence ilz la pourroient de plus près visiter et par adventure tenir son lieu. Et comme il eut esté par longue espace poinct et aguillonné de ces difficultez et diverses ymaginacions, sans en sonner mot, et qu'il congneut qu'il avoit jà achevé et passé la plus part de ses ans, il mist à non challoir et femme et mariage et tout le demourant qu'il affiert au mesnage, et aux argumens et disputacions qui luy avoient troublé la teste donna brefve solucion, disant en ceste manière: «Il m'est trop plus convenable vivre que morir, et se je ne laisse et abandonne mon mesnage en brefz jours, il est tout certain que je ne puis longuement vivre ne durer. Lairray je donc ceste belle et doulce femme? Oy, je la lairray; elle ait doresnavant la cure et soing d'elle mesme, s'il luy plaist, je n'en veil plus avoir la charge. Helas! que feray je! Quel deshonneur, quel desplaisir sera ce pour moy s'elle ne se contient et garde chasteté. Ho! il me vault mieulx vivre que morir pour prendre soing pour la garder; jà Dieu ne veille que pour le ventre d'une femme je prende si estroicte cure ne soing; aultre loyer ne salaire ne recevroye que torment de corps et d'ame. Ostez moy ces rigueurs et angoisses que pluseurs seuffrent pour demourer avec leurs femmes; il n'est chose en ce monde plus cruelle ne plus grevant les personnes. Jà Dieu ne me laisse tant vivre que pour quelque adventure qu'en mon mariage puist sourdre, je m'en courrousse ne monstre triste. Je veil avoir maintenant liberté et franchise de faire tout ce qui me vient à plaisir.» Quand ce bon marchand eut donné fin à ces trèslongues devises, il se trouva avec ses compaignons navieurs, et leur dist qu'il vouloit encore une foiz visiter Alixandrie et charger marchandises, comme aultrefoiz et souvent avoient fait en sa compaignie; mais il ne leur declara pas les troubles qu'il prenoit à l'occasion de son mariage. Ilz furent tantost d'accord et luy dirent qu'il se feist prest au premier bon vent qui sourvendroit. Les navires et bateaulx furent chargez et preparez pour partir et mis ès lieux où il failloit attendre vent propice et oportun pour navyer. Ce bon marchant doncques, ferme et tout arresté en son propos, comme le jour precedent, se trouva seul après souper avec sa femme en sa chambre; il luy descouvrit son intencion et manière de son prochain voyage, et faindant que trèsjoyeux fust, luy dist ces parolles: «Ma trèschère espouse, que j'ayme mieulx que ma vie, faictes, je vous requier, bonne chère, et vous monstrez joyeuse, et ne prenez ne desplaisance ne tristece en ce que je vous veil declarer. J'ay proposé de visiter, se c'est le plaisir de Dieu, une foiz encore le pais d'Alixandrie, en la fasson que j'ay de long temps accoustumée, et me semble bien que n'en devez estre marrye, attendu que vous congnoissez que c'est ma manière de vivre, mon art et mon mestier, auquel moien j'ay acquis richesses, maisons, nom, renommée, et trouvé grand nombre d'amys et de familiarité. Les beaulx et riches vestements, aneaulx, ornemens, et toutes les aultres precieuses bagues dont vous este parée et ornée plus que nulle aultre de ceste cité, comme bien savez, ai je achatez du gaing et avantage que j'ay fait en mes marchandises. Ce voyage, doncques, ne vous doit guères ennuyer, et ne prenez jà desconfort, car le retour en sera bref. Et je vous promectz que si à ceste foiz, comme j'espoire, la fortune me donne eur, plus jamais n'y veil aller, je y veil prendre congé à ceste foiz. Il convient donc que prenez maintenant courage bon et ferme; car je vous laisse la disposicion, administracion et gouvernement de tous les biens que je possède; mais avant que je parte, je vous veil faire aucunes requestes. Pour la première, je vous prie que soiez joyeuse, tantdiz que je feray mon voyage, et vivez plaisamment, et si j'ay quelque pou d'ymaginacion que ainsi le facez, j'en chemineray plus lyement. Pour la seconde, vous savez qu'entre nous deux rien ne doit estre tenu couvert ne celé, car honneur, prouffit et renommée doivent estre, comme je tiens qu'ilz sont, communs entre nous deux, et la loange et honneur de l'un ne peut estre sans la gloire de l'autre, neant plus que le deshonneur de l'un ne peut estre sans la honte de tous deux. Or je veil bien que vous entendez que je ne suis si desfourni ni despourveu de sens que je ne pense bien comment je vous laisse jeune, belle, doulce, fresche et tendre, sans soulas d'homme, et que de plusieurs en mon absence serez desirée. Combien que je cuide fermement que avez maintenant nette pensée, courage chaste et honeste, toutesfoiz, quand je cognois quelz sont vostre eage et l'inclinacion de la secrète et mussée chaleur en quoi vous abundez, il ne me semble pas possible qu'il ne vous faille, par pure necessité et contraincte, ou temps de mon absence avoir compaignie d'homme, dont je ne suis, la Dieu mercy, en rien troublé. C'est bien mon plaisir que vous vous accordez où vostre nature vous forcera et contraindra; car je sçay qu'il ne vous est possible d'y resister. Veezcy doncques le point où je vous veil tresaffectueusement prier, c'est que gardez nostre mariage le plus longuement en son entiereté que vous pourrez. Intencion n'ay ne volunté aucune de vous mettre en garde d'aultruy pour vous contenir; mais veil que de vous mesmes aiez la cure et le soing et soiez gardienne. Veritablement, il n'est si estroicte garde au monde qui peut destourber n'empescher la femme oultre sa volunté à faire son plaisir. Quand doncques vostre chaleur naturelle vous aguillonnera et poindra par telle manière que pour vous contenir aurez perdu puissance, je vous prie, ma chère espouze, que à l'execution de vostre desir vous vous conduisiez prudentement et subtillement, et tellement qu'il n'en puist estre publicque renommée; et que, si aultrement le faictes, vous, moy et tous noz amys sommes infames et deshonorés. Si en fait doncques et par effect vous ne povez garder chasteté, au mains mettez peine de la garder tant qu'il touche fame et commune renommée. Mais je vous veil apprendre et enseigner la manière que vous devrez tenir en celle matère, s'elle survient. Vous savez qu'en ceste bonne cité a foison de beaulx jeunes hommes; entre eulx tous, vous en choisirez ung seul, et vous en tiendrez contente et assovye pour faire ce où vostre nature vous inclinera. Toutesfoiz, je veil que, en faisant l'election et le chois, vous aiez singulier regard qu'il ne soit homme vague, deshonneste et pou vertueux; car de tel ne vous devez accointer, pour le grand peril qui vous en pourroit sourdre. Car, sans nul doubte, il descouvreroit et publicqueroit à la volée vostre secret. Rien n'est tenu couvert, clos ne celé par telz gens ne leurs semblables. Doncques, vous elirez celuy que cognoistrez fermement estre sage et prudent, affin que, si le meschief vous advient, il mecte aussi grand peine à le celer comme vous. De ceste article vous requier je tresaffectueusement, et que me promectez en bonne et ferme leaulté que garderez ceste lecçon et retiendrez. Si vous advise que ne me respondez sur ceste matière en la forme et façon que soulent et ont de coustume les aultres femmes quand on leur parle telz propos comme je vous dy maintenant; je sçay leurs responses et de quelz motz sçevent user, qui sont telz ou semblables: «Hé! hé! mon mary, dont vous vient ceste tristèce, ce courage troublé? Qui vous a ainsi meu à ire? Où avez vous chargé ceste opinion cruelle plaine de tempeste? Par qu'elle manière ne comment me pourroit advenir ung si abhominable delict? Nenny! nenny! jà Dieu ne veille que je vous face telles promesses, à qui je prie qu'il permette la terre ouvrir qui me engloutisse et devore toute vive, au jour et heure que je n'y pas commettray, mais auray une seule et legère pensée à la commettre?» Ma chère espouse, je vous ay ouvert ces manières de respondre affin que vers moy n'en usez aucunement. En bonne foy, je croy et tiens fermement que vous avez pour ceste heure tresbon et entier propos, ou quel je vous prie que demourez autant que vostre nature en pourra souffrir. Et point n'entendez que je veille que me promettez faire et entretenir ce que je vous ay monstré et aprins, fors seulement ou cas que ne pourriez donner resistence ne bataillier contre l'appetit de vostre fraile et doulce jouvence.» Quand ce bon mary eut finé sa parolle, la belle, doulce et debonnaire sa femme, la face rosée, se print à trembler quand deut donner responses aux requestes que son espoux luy avoit faictes. Ne demoura guères, toutesfoiz, que la rougeur s'evanuyt, et print asseurance, en fermant et appuyant son courage de constance; et en ceste manière causa sa gracieuse response, combien que voix tremblant la pronunçast: «Mon doulx et tresamé mary, je vous asseure qu'onques ne fuz si espoventée, si troublée et evanuye de mon entendement, que j'ay esté presentement par voz parolles, quand elles m'ont donné la congoissance de ce que oncques je n'oiz ne aprins, voirement qu'oncques n'euz telle presumption que d'y penser. Et aultre opinion ou supposition ne puis de vous avoir fors que me querez et contendez traveiller et tenser, car vous cognoissez ma simplesse, jeunesse et innocence, qui est pour vous, ce me semble, non pas moins delict, mais tresgrand: certainement il n'est point possible à mon eage de faire ou pourpenser un tel meschief ou defaulte. Vous m'avez dit que vous estes seur et savez vraiment que, vous absent, je ne me pourroye contenir ne garder l'entiereté de nostre mariage. Ceste parolle me tormente fort le courage, et me fait trembler toute, et ne sçay quelle chose je doye maintenant dire, respondre, ne proposer à voz raisons, ainsi m'avez tollu et privé l'usage de parler. Je vous diray toutesfoiz ung mot qui viendra de la profondesse de mon cueur, et en telle manière qu'il gist vuidera il de ma bouche: Je requier treshumblement à Dieu et à joinctes mains luy prie qu'il face et commende ung abysme ouvrir où je soye gectée, les membres tous erachez, et tourmentée de mort cruelle, si jamais le jour vient où je doye non seullement commectre desloyauté en nostre mariage, mais sans plus en avoir une brève pensée de le commettre; et comment ne par quelle manière ung tel delict me pourroit advenir, je ne le sçaroye entendre. Et pource que m'avez forclos et seclus de telles manières de respondre, disant que les femmes sont coustumières d'en user pour trouver leurs eschappatoires et alibiz forains, affin de vous faire plaisir et donner repos à vostre ymaginacion, et que voiez que à voz commendemens je suis preste d'obeir, garder et maintenir, je vous promectz de ceste heure, de courage ferme, arresté et estable opinion, d'attendre le jour de vostre revenue en vraie, pure et entière chasteté de mon corps; et si que Dieu ne veille il advient le contraire, tenez vous tout asseur, et je le vous promectz, je tiendray la règle et doctrine que m'avez donnée en tout ce que je feray, sans la trespasser aucunement. S'il y a aultre chose dont vostre courage soit chargé, je vous prie, descouvrez tout et me commendez faire et accomplir vostre bon desir; aultre rien ne desire que de conjoindre noz deux vouloirs en ung, et de faire le vostre, non pas le mien.» Nostre marchant, oye la response de sa femme, fut tant joyeux qu'il ne se pouvoit contenir de plorer, disant: «Ma chère espouse, puisque vostre doulce bonté m'a voulu faire la promesse que j'ay requis, je vous prie que l'entretenez.» Le lendemain bien matin, le bon marchant fut mandé de ses compaignons pour entrer en la mer; si print congé de sa femme, et elle le commenda à la garde de Dieu, puis monta en la mer. Lors se misrent à cheminer et navyer vers Alixandrie, où ilz parvindrent en brefs jours, tant leur fut le vent propice et convenable, ou quel lieu s'arrestèrent longue espace de temps, tant pour delivrer leurs marchandises comme pour en charger de nouvelles. Pendant et durant lequel temps, la trèsgente et gracieuse damoiselle dont j'ai parlé demoura garde de l'ostel, et pour toute compaignie n'avoit que une petite jeune fillette qui la servoit. Et, comme j'ay dit, ceste belle damoiselle n'avoit que quinze ans, pour quoy, si aucune faulte fist, il semble qu'on ne le doit pas tant imputer à malice comme à la fragilité de son jeune eage. Comme doncques le marchant eust jà pluseurs jours esté absent des doulx yeulx d'elle, pou à pou il fut mys en obly. Et pour ce que sa doulceur, beaulté et gracieuseté singuliers estoient cogneues par toute la cité de longtemps, si tost que les jeunes gens sceurent du departement de son mary, ilz la vindrent visiter, laquelle au premier ne vouloit vuyder de sa maison ne soy monstrer; mais toutesfoiz, par force de continuacion et frequentacion quotidienne, pour le grand plaisir qu'elle print aux doulx et melodieux chans et armonie d'instrumens dont l'on jouoit à son huys, elle s'avança de venir veoir et regarder par les crevaces des fenestres et secretz treilliz d'icelles, par lesquelles povoit trèsbien veoir ceulx qui l'eussent plus voluntiers veue. En escoutant les chansons et dances, prenoit à la foiz si grand plaisir que amours esmouvoit son courage tellement que chaleur naturelle souvent l'induisoit à briser sa continence. Tant souvent fut visitée en la manière dessus dicte, qu'en la fin sa concupiscence et desir charnel la vaincquirent, et fut du dart amoureux bien avant touchée; et comme elle pensast souvent comment elle avoit, si à elle ne tenoit, si bonne habitude et opportunité de temps et de lieu, car nul ne la gardoit, nul ne luy donnoit empeschement pour mectre à execution son desir, conclut et dist que son mary estoit trèssage quand si bien luy avoit acertené que garder ne se pourroit en continence et chasteté, de qui toutesfoiz elle vouloit garder et tenir la doctrine, et avecques ce la promesse que faicte luy avoit. «Or me convient-il, dist elle, user du conseil de mon mary; en quoy faisant, je ne puis encourir crime aucun ne deshonneur, puis qu'il m'en a baillé la licence, mais que je n'excède les termes de la promesse que j'ay fait. Il m'est advis et il est vray qu'il me chargea, quand le cas adviendrait que rompre me conviendroit ma chasteté, que je eleusse homme qui fust sage, bien renommé et de grand vertu, et non aultre. En bonne foy, ainsi feray-je, mais que je puisse; en non trespasser le conseil de mon mary il me souffist largement. Et je tiens qu'il n'entendoit point que l'homme deust estre ancien, ains, comme il me semble, qu'il fust jeune, ayant autant de renommée en clergie et science qu'ung veil; telle fut la lecçon, ce m'est advis.» Es mesmes jours que se faisoient ces argumentacions pour la partie de nostre belle damoiselle, et qu'elle queroit ung sage jeune homme pour luy refroider les entrailles, ung trèssage jeune clerc arriva de son eur en la cité, qui venoit freschement de l'université de Bouloigne la crasse, où il avoit esté plusieurs ans sans retourner. Tant avoit vacqué et donné son entente à l'estude, que en tout le pays n'y avoit clerc de plus grant renommée; tous les magistratz et gouverneurs de la cité luy assistoient continuellement, et avecques aultres gens que grans clercs ne se trouvoit. Il avoit de coustume depuis sa venue, et jamais ne failloit, d'aller chacun jour sur le marché, à l'ostel de la ville, et au lieu où le parlement se faisoit, pour plaider les causes de pluseurs, se rendoit; or estoit sa droicte voie de son hostel au dit marché la rue où la maison de cele damoiselle estoit située et assise, et jamais ne povoit passer que par devant l'huys d'icelle maison, puis qu'il prenoit son chemin par la dicte rue. Il n'y avoit point passé cent foiz qu'il fut choisy et noté, et pleut trèsbien sa doulce manière et gravité à la damoiselle. Et combien qu'elle ne l'eust oncques veu exercer les faiz de clergie, toutesfoiz jugea elle tantost qu'il estoit trèsgrand clerc, mesmement qu'elle l'oyoit priser et renommer pour le plus sage de toute la cité. Auxquelz moyens elle le commença à desirer et ficha toute son amour en luy, disant qu'il seroit celuy, si à luy ne tenoit, qui luy feroit garder la lecçon de son mary; mais par quelle fàcon elle luy pourroit monstrer son grand et ardent amour et ouvrir le secret desir de son courage, elle ne savoit, dont elle estoit trèsdesplaisante. Elle s'advisa neantmains que, pource que chacun jour ne falloit point de passer devant son huys, allant au marché, elle se mettroit au perron, parée le plus gentement qu'elle pourroit, affin que au passer, quand il gecteroit son regard sur sa beaulté, il la convoitast et requist de ce dont on ne luy feroit refus. Pluseurs fois la damoiselle se monstra; combien que ce ne fust au paravant sa coustume, et jasoit ce que trèsplaisante fust et telle pour qui ung jeune courage devoit tantost estre esprins et alumé d'amours, toutesfoiz le sage clerc jamais ne l'apperceut, car il marchoit si gracieusement qu'il ne gectoit sa veue ne çà ne là. Et par ce moien la bonne damoiselle ne prouffita rien en la façon qu'elle avoit pourpensée et advisé. S'elle fut dolente et desplaisante, jà n'est mestier d'en faire enqueste, et plus pensoit à son clerc, et plus alumoit et esprenoit son feu. A fin de pièce, après ung tas d'ymaginacions que pour abreger je passe, conclut et determina d'envoier sa petite meschinette devers luy. Si la hucha et commenda qu'elle s'en allast demander la maison d'un tel, c'est assavoir de ce grand clerc, et quand elle l'aroit trouvé, où qu'il fust, luy dist que le plus en haste qu'il pourroit venist à l'ostel d'une telle damoiselle, espouse d'un tel; et que s'il demandoit quelle chose il plairoit à la damoiselle, elle luy respondist que rien n'en savoit, mais tant seulement qu'elle lui avoit dit qu'il estoit grand necessité qu'il venist. La fillette mist en sa memoire les motz de sa charge, et se partit pour querir celuy qu'elle trouva; ne demoura guères que l'en luy enseigna la maison où il mengeoit au disner, en une grande compaignie de ses amys et aultres gens de grant façon. Ceste fillette entra ens, et en saluant la compaignie s'adressa au clerc qu'elle queroit; et oyans tous ceulx de la table, luy fist son message bien et sagement, ainsi que sa charge le portoit. Le bon seigneur, qui cognoissoit de sa jeunesse le marchant dont la fillette luy parloit, et sa maison, mais ignorant qu'il fust marié ne qui fust sa femme, pensa tantost que, pour l'absence du dit marchant, sa dicte femme le demandoit pour estre conseillée en aucune grosse cause, comme elle vouloit; mais ne l'entendoit-il comme elle. Il respondit à la fillette: «M'amye, allez dire à vostre maistresse que incontinent que nostre disner sera achevé, je iray vers elle.» La messagère fist la response telle qu'il failloit et qu'on luy avoit dit, et Dieu sçait s'elle fut joyeusement recueillie de la marchande, que pour sa grand joye et ardent desir qu'elle avoit de tenir son clerc en sa maison, trembloit et ne savoit tenir manière. Elle fist baloiz courre par tout, espandre la belle herbe vert partout en sa chambre, couvrir le lit et la couchette, desployer riches couvertes, tappiz et courtines, et se para et atourna des meilleurs atours et plus precieux qu'elle eust. En ce point l'attendit aucun petit de temps, qui luy sembla long à merveilles, pour le grand desir qu'elle avoit. Tant fut desiré et attendu qu'il vint; et ainsi que elle l'appercevoit venir de loing, montoit et descendoit de sa chambre, aloit et venoit maintenant cy, maintenant là, tant estoit esmeue qu'il sembloit qu'elle fust ravye de son sens. En fin monta en sa chambre, et illec prepara et ordonna les bagues et joyaulx qu'elle avoit attains et mis dehors pour festoier et recevoir son amoureux. Si fist demourer en bas la fillette chambrière pour l'introduire et le mener où estoit sa maistresse. Quant il fut arrivé, la fillette le receut gracieusement, le mist ens et ferma l'huys, laissant tous ses serviteurs dehors, aux quelz il fut dit qu'ilz attendissent illec leur maistre. La damoiselle, oyant son amoureux estre arrivé, ne se peut tenir de venir en bas à l'encontre de luy, qu'elle salua doucement, le print par la main et le mena en la chambre qui luy estoit appareillée, et où il fut bien esbahy quand il s'i trouva, tant pour la diversité des paremens, belles et precieuses ordonnances qui y estoient, comme aussi pour la trèsgrande beaulté de celle qui le menoit. Si tost qu'il fut en la chambre entré, elle se seyt sur une scabelle, auprès de la couchette, puis le feist asseoir sur une aultre joignant d'elle, où ilz furent aucune espace tous deux sans mot dire, car chascun attendoit tousjours la parole de son compaignon, l'un en une manière, l'autre en l'autre: car le clerc, cuidant que elle luy deust ouvrir quelque matière grosse et difficile, la vouloit laisser commencer; et elle, d'aultre costé, pensant qu'il fust si sage que, sans luy declarer ne monstrer plus avant, il dust entendre pour quoy elle l'avoit mandé. Quand elle vit que manière ne faisoit pour parler, elle commença et dist: «Mon trèscher parfait amy et trèssage homme, je vous diray presentement quoy et la cause qui m'a meue à vous mander. Je cuide que vous avez bonne cognoissance et familiarité avec mon mary; en l'estat que vous me voyez icy m'a il laissée et abandonnée pour mener ses marchandises ès parties d'Alixandrie, ainsi qu'il a de long temps accoustumé. Avant son partement me dist que quand il seroit absent, il se tenoit tout seur que ma nature me contraindroit à briser ma continence, et que par necessité me conviendroit à converser avec homme. En bonne foy, je le repute ung trèssage homme, car de ce qu'il me sembloit adonc impossible advenir, j'en voy l'experience veritable, car mon jeune eage, ma beaulté, mes tendres ans, ne pevent souffrir que le temps despende et consume ainsi mes jours en vain; ma nature aussi ne se pourroit contenter. Et affin que vous m'entendez bien à plain, mon sage et bien advisé mary, qui avoit regart à mon cas, quand il se partit, en plus grande diligence que moy mesmes, voyant que comme les jeunes et tendres fleurettes se seichent et amatissent quand aucun petit accident leur survient, et contre l'ordonnance et inclinacion naturelle, par telle manière consideroit il ce qu'il m'estoit à advenir. Et voyant clèrement que se ma complexion et condicion n'estoient gouvernées selon l'exigence de leurs naturelz principes, guères ne luy pourroye durer, si me fist jurer et promettre que quand il adviendroit ainsi que ma nature me forceroit à rompre et briser mon entièreté, je eleusse ung homme sage et de haulte auctorité, qui couvert et subtil fust à garder nostre secret. Si est il que en toute la cité je n'ay sceu penser homme qui soit plus ydoine que vous, car vous estes jeune et sage. Or m'est il advis que ne me reffuserez pas ne rebouterez. Vous voiez quelle je suis, et si povez l'absence de mon bon mary supplier, car nul n'en sara parler; le lieu, le temps, toute opportunité nous favorisent.» Le bon seigneur, prevenu et anticipé, fut tout esbahy en son courage, combien que semblant n'en feist. Il prit la main dextre à la damoiselle, et de joyeux viaire et plaisante chère dist ces parolles: «Je doy bien donner et rendre graces infinies à madame Fortune, qui aujourd'uy me donne tant d'eur et me fait percevoir le fruit du plus grand desir que je povoye au monde avoir; jamais infortuné ne me veil reputer ne clamer quand en elle treuve si large bonté. Je puis seurement dire que je suis aujourd'uy le plus eureux de tous les aultres, car quand je conçoy en moy, ma trèsbelle et doulce amye, comment ensemble passerons nos jeunes jours joyeusement sans que personne s'en puist donner garde, je sengloutiz de joye. Où est maintenant homme qui est plus amy de Fortune que moy? Se ne fust une seule chose qui me donne ung petit et legier empeschement à mectre à excecucion ce dont la dilacion aigrement me poise et desplaist, je seroye le plus et mieulx fortuné de ce monde.» Quand la damoiselle oyt qu'il y avoit aulcun empeschement qui ne lui laissoit desployer ses armes, elle trèsdolente lui pria qu'il le declairast, pour y remedier s'elle povoit. «L'empeschement, dist il, n'est point si grand qu'en petit de temps n'en soie delivré; et, puis qu'il plaist à vostre doulceur le sçavoir, je le vous diray. Ou temps que j'estoie à l'estude à l'université de Boulongne la crasse, le peuple de la cité fut seduit et meu tellement que par mutemacque se leva encontre le seigneur; si fuz accusé avec les aultres, mes compaignons, d'avoir esté cause et moyen de la sedicion, pour quoy je fus mis en prison estroicte, ou quel lieu, quant je m'y trouvay, craignant perdre la vie, pource que je me sentoye innocent du cas, je me donnay et voué à Dieu, lui promettant que, s'il me delivroit des prisons et rendoit icy entre mes parens et amys, je jeusneroye pour l'amour de lui ung an entier, chascun jour au pain et à l'eaue, et durant ceste abstinence ne feroye peché de mon corps. Or ay je par son ayde fait la plus part de l'année, et ne m'en reste guères. Je vous prie et requier toutesfoiz, puis que vostre plaisir a esté moy elire pour vostre, que ne me changez pour autre, et ne vous veille ennuyer le petit delay que je vous donneray pour paracomplir mon abstinence, qui sera bref faicte, et qui pieçà eust esté faicte se je me eusse ozé fyer en aultry qui m'en eust peu donner aide, car je suis quitte de chacune jeusne que ung autre feroit pour moy comme se je le faisoye. Et pource que je perçoy vostre grande amour et confiance que vous avez fiché en moy, je mettray, s'il vous plaist, la fiance en vous que jamais n'ay ozé mettre en frères ne amis que j'aye, doubtant que faulte ne me feissent touchant la jeusne; et vous prieray que m'aidez à jeusner une partie des jours qui restent à l'acomplissement de mon an, affin que plus bref je vous puisse secourir en la gracieuse requeste que m'avez faicte. M'amye doulce et entière, je n'ay mais que soixante jours, lesquelz, se c'est vostre plaisir, je partiray en deux parties. Vous en aurez l'une et moy l'aultre, par telle condicion que sans fraude me promettrez m'en acquitter justement; et quant ilz seront acomplis, nous passerons plaisamment noz jours. Doncques, si vous avez la volunté de moy aider en la manière que j'ay dessus dit, dictes le moy maintenant.» Il est à supposer que la grande et longue espace de temps ne luy pleut guères; mais, pource qu'elle estoit si doulcement requise et qu'elle desiroit le jeusne estre parfaict et finé, pensant aussi que trente jours n'aresteroient guères, elle promist de les faire et acomplir sans fraulde ne sans deception ne mal engin. Le bon seigneur, voyant qu'il avoit gaigné sa cause, print congié de la damoiselle, luy disant que, puis que sa voie et chemyn estoit, en venant de sa maison au marché, de passer devant son huys, il la viendroit souvent visiter. Ainsi se partit; et la belle dame commença le lendemain à faire son abstinence, en prenant règle et ordonnance que durant le temps de son jeune ne mengeroit son pain et son eaue jusques après soleil couché. Quand elle eut jeuné trois jours, le sage clerc, ainsi qu'il alloit au marché à l'heure qu'il avoit acoustumé, vint veoir sa dame, à qui se devisa longuement; puis, au dire adieu, lui demanda si le jeune estoit encommencé; et elle respondit que oy. «Entretenez vous ainsi, dist il, et gardez la promesse que m'avez faicte.—Tout entièrement, dit elle; ne vous en doubtez.» Il print congé et se partit, et elle, poursuyvant de jour en jour en son jeune, gardoit l'observance en la façon que promis l'avoit, tant estoit de loyale et bonne nature. Elle n'avoit pas jeuné huit jours que sa chaleur naturelle commença fort à refroider, et tellement que force luy fut de changer habillemens, car les mieulx fourrés et empanés, qui ne servoient qu'en yver, vindrent servir au lieu des sangles et tendres qu'elle portoit avant l'abstinence entreprinse. Au quinziesme jour fut arrière visitée de son amoureux le clerc, qui la trouva si foible que à grand paine povoit elle aller par la maison; et la bonne simplette ne se savoit donner garde de la tromperie, tant s'estoit donnée à amours et mis son entente à perseverer à cel jeune, pour le joyeux et plaisant delict qu'elle attendoit seurement avoir avec son grand clerc, lequel, quand à l'entrer en la maison la vit ainsi foible, luy dist: «Quel viaire est ce là et comment marchez vous? Maintenant j'aperçoy que avez besoigné l'abstinence et comment. Ma trèsdoulce et seule amye, aiez ferme et constant courage; nous avons aujourd'huy achevé la moitié de nostre jeusne. Si vostre nature est foible, vaincquez la par roiddeur et constance de cueur, et ne rompez vostre loyale promesse.» Il l'ammonesta si doulcement qu'il luy fist prendre courage par telle façon qu'il luy sembloit bien que les aultres quinze jours qui restoient ne luy dureroient guères. Le xxve vint, auquel la simplette avoit perdue toute couleur et sembloit à demi morte, et ne luy estoit plus le desir si grand qu'il avoit esté. Il luy convint prendre le lict et y continuellement demourer, où elle se donna aucunement garde que son clerc luy faisoit faire l'abstinence pour chastier son desir charnel; si jugea que manière et façon de faire estoient sagement advisées, et ne povoient venir que d'homme bien sage. Toutesfoiz, ce ne la demeut point ne destourna qu'elle ne fust deliberée et arrestée d'entretenir sa promesse. Au penultime jour, elle envoya querir son clerc, qui, quand il la vit couchée au lict, demanda si pour ung seul jour qui restoit avoit perdu courage; et elle, interrumpent sa parole, luy respondit: «Ha! mon bon amy, vous m'avez parfectement et de bonne amour amée, non pas deshonnestement, comme j'avoie presumé de vous amer; pour quoy je vous tien et tiendray, tant que Dieu me donnera vie, mon trèschier et trèssingulier amy, qui avez gardé et moy aprins et enseigné à garder mon entière chasteté et ma chaste entièreté, l'onneur et la bonne renommée de moy, mon mary, mes parens et amys. Beneist soit mon cher espoux, de qui j'ay gardé et entretenu la leçon qui donne grand appaisement à mon cueur! Or çà, mon vray amy, je vous rends telles graces et remercie comme je puis du grand honneur et bien que m'avez faiz, pour lesquelx je ne vous saroie rendre ne donner suffisantes graces, non feroit mon mary, mes parens, ne tous mes amys.» Le bon et sage seigneur, voyant son entreprise estre bien achevée, print congé de la bonne damoiselle, et doulcement l'amonnesta qu'il luy souvint desoremais de chastier sa nature par abstinence et toutes les foiz qu'elle s'en sentiroit aguillonnée, par le quel moien elle demoura entière jusques au retour de son mary, qui ne sceut rien de l'adventure, car elle luy cela; si fist le clerc pareillement.


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