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Les chasseurs de chevelures

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Il y eut un moment de silence, pendant que nous vidions nos verres.

—Et maintenant, monsieur, vous connaissez, un peu mieux qu'auparavant, le père de celle que vous aimez. Êtes-vous encore disposé à l'épouser?

—Oh! monsieur! plus que jamais elle est un objet sacré pour moi.

—Mais il vous faut la conquérir de moi, comme je vous l'ai dit.

—Alors, monsieur, dites-moi comment; je suis prêt à tous les sacrifices qui ne dépasseront pas mes forces.

—Il faut que vous m'aidiez à retrouver sa soeur.

—Volontiers.

—Il faut venir avec moi au désert.

—J'y consens.

—C'est assez. Nous partons demain.

Il se leva, et se mit à marcher dans la chambre.

—De bonne heure? demandai-je, craignant presque qu'il me refusât une entrevue avec celle que je brûlais plus que jamais d'embrasser.

—Au point du jour, répondit-il, semblant ne pas s'apercevoir de mon inquiétude.

—Il faut que je visite mon cheval et mes armes, dis-je en me levant et en me dirigeant vers la porte, dans l'espoir de la rencontrer dehors.

—Tout est préparé; Godé est là. Revenez mon ami; elle n'est point dans la salle. Restez où vous êtes. Je vais chercher les armes dont vous avez besoin.—Adèle! Zoé!—Ah! Docteur, vous êtes revenu avec votre récolte de simples! C'est bien! Nous partons demain. Adèle, du café, mon amour! Et puis, faites-nous un peu de musique. Votre hôte vous quitte demain.

Zoé s'élança entre nous deux avec un cri.

—Non, non, non, non! s'écria-t-elle, se tournant vers l'un et vers l'autre avec toute l'énergie d'un coeur au désespoir.

—Allons, ma petite colombe! dit le père en lui prenant les deux mains; ne t'effarouche pas ainsi. C'est seulement pour une courte absence. Il reviendra.

—Dans combien de temps, papa? Dans combien de temps,
Henri?

—Mais, dans très-peu de temps, et cela me paraîtra plus long qu'à vous,
Zoé.

—Oh! non, non! Une heure, ce serait longtemps. Combien d'heures serez-vous absent?

—Oh! cela durera plusieurs jours, je crains.

—Plusieurs jours! Oh! papa! oh! Henri! plusieurs jours!

—Allons, petite fille, ce sera bientôt passé. Va, aide ta mère à faire le café.

—Oh! papa, plusieurs jours, de longs jours… Ils ne passeront pas vite quand je serai seule.

—Mais tu ne seras pas seule. Ta mère sera avec toi.

—Ah!

Soupirant et d'un air tout préoccupé, elle quitta la chambre pour obéir à l'ordre de son père. En passant la porte, elle pousse un second soupir plus profond encore.

Le docteur observait, silencieux et étonné, toute cette scène, et quand la légère figure eut disparu dans la grande salle, je l'entendis qui murmurait:

—Oh! ja! bovre bedite fraulein! je m'en afais pien toudé!

XVI

LE HAUT DEL-NORTE.

Je ne veux pas fatiguer le lecteur par les détails d'une scène de départ. Nous étions en selle avant que les étoiles eussent pâli, et nous suivions la voie sablonneuse. A peu de distance de la maison, la route faisait un coude et s'enfonçait dans un bois épais. Là, j'arrêtai mon cheval, je laissai passer mes compagnons, et, me dressant sur mes étriers, je regardai en arrière. Mes yeux se dirigèrent du côté des vieux murs gris, et se portèrent sur l'azotea.

Sur le bord du parapet, se dessinant à la pâle lueur de l'aurore, était celle que cherchait mon regard. Je ne pouvais distinguer ses traits; mais je reconnaissais le charmant ovale de sa figure, qui se découpait sur le ciel comme un noir médaillon. Elle se tenait auprès d'un des palmiers-yucca qui croissaient sur la terrasse. La main appuyée au tronc, elle se penchait en avant, interrogeant l'ombre de ses yeux. Peut-être aperçut-elle les ondulations d'un mouchoir agité; peut-être entendit-elle son nom, et répondit-elle au tendre adieu qui lui fut porté par la brise du matin. S'il en est ainsi, sa voix fut couverte par le bruit des piaffements de mon cheval qui, tournant brusquement sur lui-même, m'emporta sous l'ombre épaisse de la forêt. Plusieurs fois je me retournai pour tâcher d'apercevoir encore cette silhouette chérie, mais d'aucun point la maison n'était visible. Elle était cachée par les bois sombres et majestueux. Je ne voyais plus que les longues aiguilles des palmillas pittoresques; et, la route descendant entre deux collines, ces palmillas eux-mêmes disparurent bientôt à mes yeux.

Je lâchai la bride, et, laissant mon cheval aller à volonté, je tombai dans une suite de pensées à la fois douces et pénibles. Je sentais que l'amour dont mon coeur était rempli occuperait toute ma vie; que, dorénavant, cet amour serait le pivot de toutes mes espérances, le puissant mobile de toutes mes actions. Je venais d'atteindre l'âge d'homme, et je n'ignorais pas cette vérité, qu'un amour pur comme celui-là était le meilleur préservatif contre les écarts de la jeunesse, la meilleure sauvegarde contre tous les entraînements dangereux. J'avais appris cela de celui qui avait présidé à ma première éducation, et dont l'expérience m'avait été souvent d'un trop puissant secours pour que je ne lui accordasse pas toute confiance. Plus d'une fois j'avais eu l'occasion de reconnaître la justesse de ses avis. La passion que j'avais inspirée à cette jeune fille était, j'en avais conscience, aussi profonde, aussi ardente que celle que j'éprouvais moi-même; peut-être plus vive encore; car mon coeur avait connu d'autres affections, tandis que le sien n'avait jamais battu que sous l'influence des tendres soins qui avaient entouré son enfance. C'était son premier sentiment puissant, sa première passion. Comment n'aurait-il pas envahi tout son coeur, dominé toutes ses pensées? Elle, si bien faite pour l'amour, si semblable à la Vénus mythologique?

Ces réflexions n'avaient rien que d'agréable; mais le tableau s'assombrissait quand je cessais de considérer le passé. Quelque chose, un démon sans doute, me disait tout bas: Tu ne la reverras plus jamais! Cette idée toute hypothétique qu'elle fût, suffisait pour me remplir l'esprit de sombres présages, et je me mis à interroger l'avenir. Je n'étais point en route pour une de ces parties de plaisir de laquelle on revient à jour et à heure fixes. J'allais affronter des dangers, les dangers du désert, dont je connaissais toute la gravité. Dans nos plans de la nuit précédente, Séguin n'avait pas dissimulé les périls de notre expédition. Il me les avait détaillés avant de m'imposer l'engagement de le suivre. Quelques semaines auparavant, je m'en serais préoccupé; ces périls même auraient été pour moi un motif d'excitation de plus. Mais alors mes sentiments étaient bien changés; je savais que la vie d'une autre était attachée à la mienne. Que serait-ce donc si le démon disait vrai? Ne plus la revoir, jamais! jamais!… Affreuse pensée—et je cheminais affaissé sur ma selle, sous l'influence d'une amère tristesse. Mais je me sentais porté par mon cher Moro qui semblait reconnaître son cavalier; son dos élastique se soulevait sous moi; mon âme répondait à la sienne, et les effluves de son ardeur réagissaient sur moi. Un instant après je rassemblais les rênes et je m'élançais au galop pour rejoindre mes compagnons. La route, bordant la rivière, la traversant de temps en temps au moyen de gués peu profonds, serpentait à travers les vallées garnies de bois touffus.

Le chemin était difficile à cause des broussailles épaisses; et quoique les arbres eussent été entaillés pour établir la route, on n'y voyait aucun signe de passage antérieur, à peine quelques pas, de cheval. Le pays paraissait sauvage et complètement inhabité. Nous en voyions la preuve dans les rencontres fréquentes de daims et d'antilopes, qui traversaient le chemin et sortaient des taillis sous le nez de nos chevaux. De temps en temps, la route s'éloignait beaucoup de la rivière pour éviter ses coudes nombreux. Plusieurs fois nous traversâmes de larges espaces où de grands arbres avaient été abattus, et où des défrichements avaient été pratiqués; mais cela devait remonter à une époque très reculée, car la terre qui avait été remuée avec la charrue, était maintenant couverte de fourrés épais et impénétrables. Quelques troncs brisés et tombant en pourriture, quelques lambeaux de murailles, écroulées, en adobé, indiquait la place où le rancho du settler avait été posé. Nous passâmes près d'une église en ruines, dont les vieilles tourelles s'écroulaient pierre à pierre. Tout autour, des monceaux d'adobé couvraient la terre sur une étendue de plusieurs acres. Un village prospère avait existé là. Qu'était-il devenu? Où étaient ses habitants affairés? Un chat sauvage s'élança du milieu des ronces qui recouvraient les ruines, et s'enfonça dans la forêt; un hibou s'envola lourdement du haut d'une coupole croulante, et voleta autour de nos têtes en poussant son plaintif woû-hoû-ah ajoutant ainsi un trait de plus à cette scène de désolation. Pendant que nous traversions ces ruines, un silence de mort nous environnait, troublé seulement par le houloulement De l'oiseau de nuit et par le cronk-cronk des fragments de poteries dont les rues désertes étaient parsemées et qui craquaient sous les pieds de nos chevaux. Mais où donc étaient ceux dont l'écho de ces murs avait autrefois répercuté les voix? qui s'étaient agenouillés sous l'ombre sainte de ces piliers jadis consacrés? Ils étaient partis; pour quel pays? Et pourquoi? Je fis ces questions à Séguin qui me répondit laconiquement:

—Les Indiens!

C'était l'oeuvre du sauvage armé de sa lance redoutable, de son couteau à scalper, de son arc et de sa hache de combat, de ses flèches empoisonnées et de sa torche incendiaire.

—Les Navajoes? demandai-je.

—Les Navajoes et les Apaches.

—Mais ne viennent-ils plus par ici?

Un sentiment d'anxiété m'avait tout à coup traversé l'esprit. Nous étions encore tout près de la maison; je pensais à ses murailles sans défense. J'attendais la réponse avec anxiété.

—Ils n'y viennent plus.

—Et pourquoi?

—Ceci est notre territoire, répondit-il d'un ton significatif. Nous voici, monsieur, dans un pays où vivent d'étranges habitants; vous verrez. Malheur à l'Apache ou au Navajo qui oserait pénétrer dans ces forêts.

A mesure que nous avancions, la contrée devenait plus ouverte, et nous voyions deux chaînes de hautes collines taillées à pic, s'étendant au nord et au sud sur les deux rives du fleuve, ces collines se rapprochaient tellement qu'elles semblaient barrer complètement la rivière. Mais ce n'était qu'une apparence. En avançant plus loin, nous entrâmes dans un de ces terribles passages que l'on désigne dans le pays sous le nom de cañons [1], et que l'on voit indiqués si souvent sur les cartes de l'Amérique intertropicale. La rivière, en traversant ce canon, écumait entre deux immenses rochers taillés à pic, s'élevant à une hauteur de plus de mille pieds, et dont les profils, à mesure que nous nous en approchions, nous figuraient deux géants furieux qui, séparés par une main puissante, continuaient de se menacer l'un l'autre. On ne pouvait regarder sans un sentiment de terreur, les faces lisses de ses énormes rochers et je sentis un frisson dans mes veines quand je me trouvai sur le seuil de cette porte gigantesque.

[Note 1: prononcez kagnonz.]

—Voyez-vous ce point? dit Séguin en indiquant une roche qui surplombait la plus haute cime de cet abîme.

Je fis signe que oui, car la question m'était adressée.

—Eh bien, voilà le saut que vous étiez si désireux de faire. Nous vous avons trouvé vous balançant contre ce rocher là-haut.

—Grand Dieu! m'écriai-je, considérant cette effrayante hauteur. Bien que solidement assis sur ma selle, je me sentis pris de vertige à cet aspect, et je fus forcé de marcher quelques pas.

—Et sans votre noble cheval, continua mon compagnon, le docteur que voici aurait pu se perdre dans toutes sortes d'hypothèses en examinant ce qui serait resté de vos os. Oh! Moro! beau Moro!

—Oh! mein got! ya! ya! dit avec le ton de l'assentiment le botaniste, regardant le précipice, et semblant éprouver le même sentiment de malaise que moi.

Séguin était venu se placer à côté de moi, et flattait de la main le cou de mon cheval avec un air d'admiration.

—Mais pourquoi donc, lui dis-je, me rappelant les circonstances de notre première entrevue; pourquoi donc étiez-vous si désireux de posséder Moro?

—Une fantaisie.

—Ne puis-je savoir pourquoi? Il me semble au fait que vous m'avez dit alors que vous ne pouviez pas me l'apprendre?

—Oh! si fait; je puis facilement vous le dire. Je voulais tenter l'enlèvement de ma fille, et j'avais besoin pour cela du secours de votre cheval.

—Mais, comment?

—C'était avant que j'eusse entendu parler de l'expédition projetée par nos ennemis. Comme je n'avais aucun espoir de la recouvrer autrement, je voulais pénétrer dans le pays, seul ou avec un ami sûr, et recourir à la ruse pour l'enlever. Leurs chevaux sont rapides; mais ils ne peuvent lutter contre un arabe, ainsi que vous aurez l'occasion de vous en assurer. Avec un animal comme celui-ci, j'aurais pu me sauver, à moins d'être entouré; et, même dans ce cas, j'aurais pu m'en tirer au prix de quelques légères blessures. J'avais l'intention de me déguiser et d'entrer dans leur ville sous la figure d'un de leurs guerriers. Depuis longtemps je possède à fond leur langue.

—C'eût été là une périlleuse entreprise.

—Sans aucun doute! mais c'était ma dernière ressource, et je n'y avais recours qu'après avoir épuisé tous les efforts; après tant d'années d'attente, je ne pouvais plus y tenir. Je risquais ma vie. C'était un coup de désespoir, mais, à ce moment, j'y étais pleinement déterminé.

—J'espère que nous réussirons, cette fois.

—J'y compte fermement. Il semble que la Providence veuille enfin se déclarer en ma faveur. D'un côté, l'absence de ceux qui l'ont enlevée; de l'autre, le renfort considérable qu'a reçu ma troupe d'un gros parti de trappeurs des plaines de l'Est. Les peaux d'ours sont tombées, comme ils disent, à ne pas valoir une bourre de fusil, et ils trouvent que les Peaux-Rouges rapportent davantage. Ah! j'espère en venir à bout, cette fois.

Il accompagna ces derniers mots d'un profond soupir.

Nous arrivions en ce moment à l'entrée d'une gorge, et l'ombre d'un bois de cotonniers nous invitait au repos.

—Faisons halte ici, dit Séguin.

Nous mîmes pied à terre, et nos chevaux furent attachés de manière à pouvoir paître. Nous prîmes place sur l'épais gazon, et nous étalâmes les provisions dont nous nous étions munis pour le voyage.

XVII

GÉOGRAPHIE ET GÉOLOGIE.

Nous nous reposâmes environ une heure sous l'ombre fraîche, pendant que nos chevaux se refaisaient aux dépens de l'excellent pâturage qui croissait abondant autour d'eux. Nous causions du pays curieux que nous étions en train de traverser; curieux sous le rapport de sa géographie, de sa géologie, de sa botanique et de son histoire; curieux enfin sous tous les rapports. Je suis, je puis le dire, un voyageur de profession. J'éprouvais un vif intérêt à me renseigner sur les contrées sauvages qui s'étendaient à des centaines de milles autour de nous; et il n'y avait pas d'homme plus capable de m'instruire à cet égard que mon interlocuteur. Mon voyage en aval de la rivière m'avait très-peu initié à la physionomie du pays. J'étais à cette époque, ainsi que je l'ai dit, dévoré par la fièvre; et ce que j'avais pu voir n'avait laissé dans ma mémoire que des souvenirs confus comme ceux d'un songe. Mais j'avais repris possession de toutes mes facultés, et les paysages que nous traversions tantôt charmants et revêtus des richesses méridionales, tantôt sauvages, accidentés, pittoresques, frappaient vivement mon imagination.

L'idée que cette partie du pays avait été occupée autrefois par les compagnons de Cortez, ainsi que le prouvaient de nombreuses ruines; qu'elle avait été reconquise par les sauvages, ses anciens possesseurs; l'évocation des scènes tragiques qui avaient dû accompagner cette reprise de possession, inspiraient une foule de pensées romanesques auxquelles les réalités qui nous environnaient formaient un admirable cadre. Séguin était communicatif, d'une intelligence élevée, et ses vues étaient pleines de largeur. L'espoir d'embrasser bientôt son enfant, si longtemps perdue, soutenait en lui la vie. Depuis bien des années, il ne s'était pas senti aussi heureux.

—C'est vrai, dit-il répondant à une de mes questions, on connaît bien peu de choses de toute cette contrée, au delà des établissements mexicains. Ceux qui auraient pu en dresser la carte géographique n'ont pas accompli cette tâche. Ils étaient trop absorbés dans la recherche de l'or; et leurs misérables descendants, comme vous avez pu le voir, sont trop occupés à se voler les uns les autres, pour s'inquiéter d'autre chose. Ils ne savent rien de leur pays au delà des bornes de leurs domaines, et le désert gagne tous les jours sur eux. Tout ce qu'ils en savent, c'est que c'est de ce côté que viennent leurs ennemis, qu'ils redoutent comme les enfants craignent le loup et Croquemitaine.

—Nous sommes ici, continua Séguin, à peu près au centre du continent: au coeur du Sahara américain. Le Nouveau-Mexique est une oasis, rien de plus. Le désert l'environne d'une ceinture de plusieurs centaines de milles de largeur; dans certaines directions, vous pouvez faire mille milles, à partir du Del-Norte, sans rencontrer un point ferme. L'oasis de New-Mexico doit son existence aux eaux fertilisantes du Del-Norte. C'est le seul point habité par les blancs, entre la rive droite de Mississipi et les bords de l'océan Pacifique, en Californie. Vous y êtes arrivé en traversant un désert, n'est-ce pas?

—Oui. Et, à mesure que nous nous éloignions du Mississipi en nous rapprochant des montagnes Rocheuses, le pays devenait de plus en plus stérile. Pendant les trois cents derniers milles environ, nous pouvions à peine trouver l'eau et l'herbe nécessaires à nos animaux. Mais est-ce qu'il en est ainsi au nord et au sud de la route que nous avons suivie?

Au nord et au sud, pendant plus d'un millier de milles, depuis les plaines
du Texas jusqu'aux lacs du Canada, tout le long de la baie des montagnes
Rocheuses, et jusqu'à moitié chemin des établissements qui bordent le
Mississipi, vous ne trouverez pas un arbre, pas un brin d'herbe.

—Et à l'ouest des montagnes?

—Quinze cents milles de désert en longueur sur à peu près sept ou huit cents de large. Mais la contrée de l'ouest présente un caractère différent. Elle est plus accidentée, plus montagneuse, et, si cela est possible, plus désolée encore dans son aspect. Les feux volcaniques ont eu là une action plus puissante, et, quoique des milliers d'années se soient écoulées depuis que les volcans sont éteints, les roches ignées, à beaucoup d'endroits, semblent appartenir à un soulèvement tout récent. Les couleurs de la lave et des scories qui couvrent les plaines à plusieurs milles d'étendue, dans certains endroits n'ont subi aucune modification sous l'action végétale ou climatérique. Je dis que l'action climatérique n'a eu aucun effet, parce qu'elle n'existe pour ainsi dire pas dans cette région centrale.

—Je ne vous comprends pas.

—Voici ce que je veux dire: les changements atmosphériques sont insensibles ici; rarement il y a pluie ou tempête. Je connais tels districts où pas une goutte d'eau n'est tombée dans le cours de plusieurs années.

—Et pouvez-vous vous rendre compte de ce phénomène?

—J'ai ma théorie; peut-être ne semblerait-elle pas satisfaisante au météorologiste savant; mais je veux vous l'exposer.

Je prêtai l'oreille avec attention, car je savais que mon compagnon était un homme de science, d'expérience et d'observation, et les sujets du genre de ceux qui nous occupaient m'avaient toujours vivement intéressé. Il continua:

—Il ne peut y avoir de pluie s'il n'y a pas de vapeur dans l'air. Il ne peut y avoir de vapeur dans l'air s'il n'y a pas d'eau sur la terre pour la produire. Ici, l'eau est rare, et pour cause.

Cette région du désert est à une grande hauteur; c'est un plateau très-élevé. Le point où nous sommes est à près de 6,000 pieds au-dessus du niveau de la mer. De là, la rareté des sources qui, d'après les lois de l'hydraulique, doivent être alimentées par des régions encore plus élevées; or, il n'en existe pas sur ce continent. Supposez que je puisse couvrir ce pays d'une vaste mer, entourée comme d'un mur par ces hautes montagnes qui le traversent; et cette mer a existé, j'en suis convaincu, à l'époque de la création de ces bassins. Supposez que je crée une telle mer sans lui laisser aucune voie d'écoulement, sans le moindre ruisseau d'épuisement; avec le temps, elle irait se perdre dans l'Océan, et laisserait la contrée dans l'état de sécheresse où vous la voyez aujourd'hui.

—Mais comment cela! par l'évaporation?

-Au contraire; l'absence d'évaporation serait la cause de leur épuisement.
Et je crois que c'est ainsi que les choses se sont passées.

—Je ne saurais comprendre cela.

—C'est très-simple. Cette région, nous l'avons dit, est très-élevée; en conséquence, l'atmosphère est froide, et l'évaporation s'y produit avec moins d'énergie que sur les eaux de l'Océan. Maintenant, il s'établira entre l'Océan et cette mer intérieure, un échange de vapeurs par le moyen des vents et des courants d'air; car c'est ainsi seulement que le peu d'eau qui arrive sur ces plateaux peut parvenir. Cet échange sera nécessairement en faveur des mers intérieures, puisque leur puissance d'évaporation est moindre, et pour d'autres causes encore. Nous n'avons pas le temps de procéder à une démonstration régulière de ce résultat. Admettez-le, quant à présent, vous y réfléchirez plus tard à loisir.

—J'entrevois la vérité; je vois ce qui se passe.

—Que suit-il de là? Ces mers intérieures se rempliront graduellement jusqu'à qu'elles débordent. La première petite rigole qui passera par-dessus le bord sera le signal de leur destruction. L'eau se creusera peu à peu un canal à travers le mur des montagnes; tout petit d'abord, puis devenant de plus en plus large et profond sous l'incessante action du flot, jusqu'à ce que, après nombre d'années,—de siècles,—de centaines de siècles, de milliers, peut-être, une grande ouverture comme celle-ci (et Séguin me montrait le cañon) soit pratiquée; et bientôt la plaine aride que nous voyons derrière sera livrée à l'étude du géologue étonné.

—Et vous pensez que les plaines situées entre les Andes et les montagnes
Rocheuses sont des lits desséchés de mers?

—Je n'ai pas le moindre doute à cet égard. Après le soulèvement de ses immenses murailles, les cavités nécessairement remplies par les pluies de l'Océan, formèrent des mers; d'abord très-basses, puis de plus en plus profondes, jusqu'à ce que leur niveau atteignit celui des montagnes qui leur servaient de barrière, et que, comme je vous l'ai expliqué, elles se frayassent un chemin pour retourner à l'Océan.

—Mais est-ce qu'il n'existe pas encore une mer de ce genre?

—Le grand Lac Salé? Oui, c'en est une. Il est situé au nord-ouest de l'endroit où nous sommes. Ce n'est pas seulement une mer, mais tout un système de lacs, de sources, de rivières, les unes salées les autres d'eau douce; et ces eaux n'ont aucun écoulement vers l'Océan. Elles sont barrées par des collines et des montagnes qui constituent dans leur ensemble un système géographique complet.

—Est-ce que cela ne détruit pas votre théorie?

—Non. Le bassin où ce phénomène se produit est beaucoup moins élevé que la plupart des plateaux du désert. La puissance d'évaporation équilibre l'apport de ces sources et de ces rivières, et conséquemment neutralise leur effet, c'est-à-dire que dans l'échange de vapeurs qui se fait avec l'Océan, ce bassin donne autant qu'il reçoit. Cela tient moins encore à son peu d'élévation qu'à l'inclinaison particulière des montagnes qui y versent leurs eaux. Placez-le dans une situation plus froide, coeteris paribus, et avec le temps, l'eau se creusera un canal d'épuisement. Il en est de ce lac comme de la mer Caspienne, de la mer d'Aral, de la mer Morte. Non, mon ami, l'existence du grand Lac Salé ne contrarie pas ma théorie. Autour de ses bords le pays est fertile; fertile à cause des pluies dont il est redevable aux masses d'eau qui l'entourent. Ces pluies ne se produisent que dans un rayon assez restreint, et ne peuvent agir sur toute la région des déserts qui restent secs et stériles à cause de leur grande distance de l'Océan.

—Mais les vapeurs qui s'élèvent de l'Océan ne peuvent-elles venir jusqu'au désert?

—Elles le peuvent, comme je vous l'ai dit, dans une certaine mesure; autrement il n'y pleuvrait jamais. Quelquefois, sous l'influence de quelque cause extraordinaire, telle que des vents violents, les nuages arrivent par masses jusqu'au centre du continent. Alors vous avez des tempêtes, et de terribles tempêtes! Mais, généralement, ce sont seulement les bords des nuages qui arrivent jusque-là, et ces lambeaux de nuages combinés avec les vapeurs, résultant de l'évaporation propre des sources et des rivières du pays, fournissent toute la pluie qui y tombe. Les grandes masses de vapeur qui s'élèvent du Pacifique et se dirigent vers l'est, s'arrêtent d'abord sur les côtes et y déposent leurs eaux; celles qui s'élèvent plus haut et dépassent le sommet des montagnes vont plus loin, mais elles sont arrêtées, à cent milles de là, par les sommets plus élevés de la sierra Nevada, où elles se condensent et retournent en arrière vers l'Océan, par les cours du Sacramento et du San-Joachim. Il n'y a que la bordure de ces nuages qui, s'élevant encore plus haut et échappant à l'attraction de la Nevada, traverse et vient s'abattre sur le désert. Qu'en résulte-t-il? L'eau n'est pas plutôt tombée qu'elle est entraînée vers la mer par le Gila et le Colorado, dont les ondes grossies fertilisent les pentes de la Nevada; pendant ce temps, quelques fragments, échappés d'autres masses de nuages, apportent un faible tribut d'humidité aux plateaux arides et élevés de l'intérieur, et se résolvent en pluie ou en neige sur les pics des montagnes Rocheuses. De là les sources des rivières qui coulent à l'est et à l'ouest; de là les oasis, semblables à des parcs que l'on rencontre au milieu des montagnes. De là les fertile vallées du Del-Norte et des autres cours d'eau qui couvrent ces terres centrales de leurs nombreux méandres. Les nuages qui s'élèvent de l'Atlantique agissent de la même manière en traversant la chaîne des Alleghanis. Après avoir décrit un grand arc de cercle autour de la terre, ils se condensent et tombent dans les vallées de l'Ohio et du Mississipi. De quelque côté que vous abordiez ce grand continent, à mesure que vous Vous approchez du centre, la fertilité diminue et cela tient uniquement au manque d'eau. En beaucoup d'endroits, partout où l'on peut apercevoir une trace d'herbe, le sol renferme tous les éléments d'une riche végétation. Le docteur vous le dira: il l'a analysé.

—Ya! ya! cela est vrai, se contenta d'affirmer le docteur.

—Il y a beaucoup d'oasis, continua Séguin, et dès qu'on a de l'eau pour pouvoir arroser, une végétation luxuriante apparaît aussitôt. Vous avez dû remarquer cela en suivant le cours inférieur de la rivière, et c'est ainsi que les choses se passaient dans les établissements espagnols sur les rives du Gila.

—Mais pourquoi ces établissements ont-ils été abandonnés? demandai-je, n'ayant jamais entendu assigner aucune cause raisonnable à la dispersion de ces florissantes colonies.

—Pourquoi! répondit Séguin avec une énergie marquée, pourquoi! Tant qu'une race autre que la race ibérienne n'aura pas pris possession de cette terre, l'Apache, le Navajo et le Comanches, les vaincus de Cortez, et quelquefois ses vainqueurs chasseront les descendants de ces premiers conquérants du Mexique. Voyez, les provinces de Sonora, de Chihuahua, à moitié dépeuplées! Voyez le Nouveau-Mexique: ses habitants ne vivent que par tolérance; il semble qu'ils ne cultivent la terre que pour leurs ennemis, qui prélèvent sur eux un tribut annuel!—Mais, allons! le soleil nous dit qu'il est temps de partir; allons! Montez à cheval; nous pouvons suivre la rivière, continua-t-il. Il n'a pas plu depuis quelque temps et l'eau est basse; autrement il nous aurait fallu faire quinze milles à travers la montagne. Tenez-vous près des rochers! Marchez derrière moi!

Cet avertissement donné, il entra dans le canon; je le suivis, ainsi que
Godé et le docteur.

XVIII

LES CHASSEURS DE CHEVELURES

Il était presque nuit quand nous arrivâmes au camp, au camp des chasseurs de scalps. Notre arrivée fut à peine remarquée. Les hommes près desquels nous passions se bornaient à jeter un coup d'oeil sur nous. Pas un ne se leva de son siège ou ne se dérangea de son occupation. On nous laissa desseller nos chevaux et les placer où nous le jugeâmes à propos.

J'étais fatigué de la course, après avoir passé si longtemps sans faire usage du cheval. J'étendis ma couverture par terre, et je m'assis, le dos appuyé contre un tronc d'arbre. J'aurais volontiers dormi, mais l'étrangeté de tous les objets qui m'environnaient tenait mon imagination éveillée; je regardais et j'écoutais avec une vive curiosité. Il me faudrait le secours du pinceau pour vous donner une esquisse de la scène, et encore ne pourrais-je vous en donner qu'une faible idée. Jamais ensemble plus sauvage et plus pittoresque ne frappa la vue d'aucun homme. Cela me rappelait les gravures où sont représentés les bivouacs de brigands dans les sombres gorges des Abruzzes. Je décris d'après des souvenirs qui se rapportent à une époque déjà bien éloignée de ma vie aventureuse. Je ne puis donc reproduire que les points les plus saillants du tableau. Les petits détails m'ont échappé; alors cependant les moindres choses me frappaient par leur nouveauté, et leur étrangeté fixait pendant quelque temps mon attention. Peu à peu ces choses me devinrent familières, et dès lors, elles s'effacèrent de ma mémoire comme le font les actes ordinaires de la vie.

Le camp était établi sur la rive du Del-Norte, dans une clairière environnée de cotonniers dont les troncs lisses s'élançaient au-dessus d'un épais fourré de palmiers nains et de baïonnettes espagnoles. Quelques tentes en lambeaux étaient dressées çà et là; on y voyait aussi des huttes en peaux de bêtes, à la manière indienne. Mais le plus grand nombre des chasseurs avaient construit leur abri avec une peau de buffalo supportée par quatre piquets debout. Il y avait, dans le fourré, des sortes de cabanes formées de branchages et couvertes avec des feuilles palmées d'yucca, ou des joncs arrachés au bord de la rivière. Des sentiers frayés à travers le feuillage conduisaient dans toutes les directions. A travers une de ces percées, on apercevait le vert tapis d'une prairie dans laquelle étaient groupés les mules et les mustangs, attachés à des piquets par de longues cordes traînantes. On voyait de tous côtés des ballots, des selles, des brides, celles-là posées sur des troncs d'arbres, celles-ci suspendues aux branches; des sabres rouillés se balançaient devant les tentes et les huttes; des ustensiles de campement de toutes sortes, tels que casseroles, chaudières, haches, etc., jonchaient le sol. Autour de grands feux, où brillaient des arbres entiers, des groupes d'hommes étaient assis. Ils ne cherchaient pas la chaleur, car la température n'était pas froide: ils faisaient griller des tranches de venaison; ou fumaient dans des pipes de toutes formes et de toutes dimensions. Quelques-uns fourbissaient leurs armes ou réparaient leurs vêtements.

Des sons de toutes les langues frappaient mon oreille: lambeaux entremêlés de français, d'espagnol, d'anglais et d'indien. Les exclamations se croisaient, chacune caractérisant la nationalité de ceux qui les proféraient: «Hilloa, Dick! kung it, old hoss, whot ore ye' bout? (Holà, Dick! accroche-moi ça, vieille rosse; qu'est-ce que tu fais donc?)» —«Sacrr…!—Carramba!»—«Pardieu, monsieur!»—«By the eternal airthquake!» (par le tremblement de terre éternel).—«Vaya, hombre, vaya!» «—Carajo!»—«By Gosh!_»—«Santissima, Maria!»—«Sacrr…!» On aurait pu croire que les différentes nations avaient envoyé là des représentants pour établir un concours de jurements.

Trois groupes distincts étaient formés. Dans chacun d'eux un langage particulier dominait, et il y avait une espèce d'homogénéité de costume chez les hommes qui composaient chacun de ces groupes. Le plus voisin de moi parlait espagnol: c'étaient des Mexicains. Voici, autant que je me le rappelle, la description de l'habillement de l'un d'eux:

Des calzoneros de velours vert, taillés à la manière des culottes de marin; courts de la ceinture, serrés sur les hanches, larges du bas, doublés à la partie inférieure de cuir noir ornementé de filets gaufrés et de broderies; fendus à la couture extérieure, depuis la hanche jusqu'à la cuisse; ornés de tresses, et bordés de rangées d'aiguillettes à ferrets d'argent. Les fentes sont ouvertes, car la soirée est chaude, et laissant apercevoir les calzoncillos de mousseline blanche, pendant à larges plis jusqu'autour de la cheville. Les bottes sont en peau de biche tannée, de couleur naturelle. Le cuir en est rougeâtre; le bout est arrondi, les talons sont armés d'éperons, pesant chacun une livre au moins; et garnis de molettes de trois pouces de diamètre! Ces éperons, curieusement travaillés, sont attachés à la botte par des courroies de cuir ouvré. Des petits grelots (campanillas) pendent de chacune des dents de ces molettes colossales, et font entendre leur tintement, à chaque mouvement du pied. Les calzoneros ne sont point soutenus par des bretelles, mais fixés autour de la taille par une ceinture ou une écharpe de soie écarlate. Cette ceinture fait plusieurs fois le tour du corps; elle se noue par derrière, et les bouts frangés pendent gracieusement près de la hanche gauche. Pas de gilet; une jaquette d'étoffe brune brodée, juste au corps, courte par derrière, à la grecque, et laissant voir la chemise elle-même, à large collet, brodée sur le devant, témoigne de l'habileté supérieure de quelque poblana à l'oeil noir. Le sombrero à larges bords projette son ombre sur tout cet ensemble; c'est un lourd chapeau en cuir verni noir, garni d'une large bordure en galon d'argent. Des glands, également en argent, tombent sur le côté et donnent à cette coiffure un aspect tout particulier. Sur une épaule pend le pittoresque sérapé, à moitié roulé. Un baudrier et une gibecière, une escopette sur laquelle la main est appuyée, une ceinture de cuir garnie d'une paire de pistolets de faible calibre, un long couteau espagnol suspendu obliquement sur la hanche gauche, complètent le costume que j'ai pris pour type de ma description. A quelques menus détails près, tous les hommes qui composent le groupe le plus rapproché de moi sont vêtus de cette manière. Quelques-uns portent des calzoneros de peau, avec un spencer ou pourpoint de même matière, fermé par devant et par derrière. D'autres ont, au lieu du sérapé en étoffe peinte, la couverture des Navajoes avec ses larges raies noires. D'autres laissent pendre de leurs épaules la superbe et gracieuse manga. La plupart sont chaussés de mocassins; un petit nombre, les plus pauvres, n'ont que le simple guarache, la sandale des Astèques. La physionomie de ces hommes est sombre et sauvage; leurs cheveux longs et roides sont noirs comme l'aile du corbeau; des barbes et des moustaches incultes couvrent leurs visages; des yeux noirs féroces brillent sous les larges bords de leurs chapeaux. Ils sont généralement petits de taille; mais il y a dans leurs corps une souplesse qui dénote la vigueur et l'activité. Leurs membres, bien découplés, sont endurcis à la fatigue et aux privations. Tous, ou presque tous, sont nés dans les fermes du Mexique; habitant la frontière, ils ont eu souvent à combattre les Indiens. Ce sont des ciboleros, des vaqueros, des rancheros et des monteros, qui, à force de fréquenter les montagnards, les chasseurs de races gauloise et saxonne des plaines de l'est, ont acquis un degré d'audace et de courage dont ceux de leur pays sont rarement doués. C'est la chevalerie de la frontière mexicaine. Ils fument des cigarettes, qu'ils roulent entre leurs doigts, dans des feuilles de maïs. Ils jouent au monte sur leurs couvertures étendues à terre, et leur enjeu est du tabac. On entend les malédictions et les «carajo» de ceux qui perdent; les gagnants adressent de ferventes actions de grâces à la «santissima Virgen.» Ils parlent une sorte de patois espagnol; leurs voix sont rudes et désagréables.

A une courte distance, un second groupe attire mon attention. Ceux qui le composent diffèrent des précédents sous tous les rapports: la voix, l'habillement, le langage et la physionomie. On reconnaît au premier coup d'oeil des Anglo-Américains. Ce sont des trappeurs, des chasseurs de la prairie, des montagnards. Choisissons aussi parmi eux un type qui nous servira pour les dépeindre tous.

Il se tient debout, appuyé sur sa longue carabine, et regarde le feu. Il a six pieds de haut, dans ses mocassins, et sa charpente dénote la force héréditaire du Saxon. Ses bras sont comme des troncs de jeunes chênes; la main qui tient le canon du fusil est large, maigre et musculeuse. Ses joues, larges et fermes, sont en partie cachées sous d'épais favoris qui se réunissent sous le menton et viennent rejoindre la barbe qui entoure les lèvres. Cette barbe n'est ni blonde ni noire; mais d'un brun foncé qui s'éclaircit autour de la bouche, où l'action combinée de l'eau et du soleil lui a donné une teinte d'ambre. L'oeil est gris ou gris-bleu, petit et légèrement plissé vers les coins. Le regard est ferme, et reste généralement fixe. Il semble pénétrer jusqu'à votre intérieur. Les cheveux bruns sont moyennement longs. Ils ont été coupés sans doute lors de la dernière visite à l'entrepôt de commerce, ou aux établissements; le teint, quoique bronzé comme celui d'un mulâtre, n'est devenu ainsi que par l'action du hâle. Il était autrefois clair comme celui des blonds. La physionomie est empreinte d'un caractère assez imposant. On peut dire qu'elle est belle. L'expression générale est celle du courage tempéré par la bonne humeur et la générosité. L'habillement de l'homme dont je viens de tracer le portrait sort des manufactures du pays, c'est-à-dire de son pays à lui, la prairie et les parcs de la montagne déserte. Il s'en est procuré les matériaux avec la balle de son rifle, et l'a façonné de ses propres mains, à moins qu'il ne soit un de ceux qui, dans un de leurs moments de repos, prennent, pour partager leur hutte, quelque fille indienne, des Sioux, des Crows ou des Cheyennes. Ce vêtement consiste en une blouse de peau de daim préparée, rendue souple comme un gant par l'action de la fumée; de grandes jambières montant jusqu'à la ceinture et des mocassins de même matière; ces derniers, garnis d'une semelle de cuir épais de buffalo. La blouse serrée à la taille, mais ouverte sur la poitrine et au cou, se termine par un élégant collet qui retombe en arrière jusque sur les épaules. Par-dessous on voit une autre chemise de matière plus fine, en peau préparée d'antilope, de faon ou de daim fauve. Sur sa tête un bonnet de peau de rackoon [1] ornée, à l'avant, du museau de l'animal, et portant à l'arrière sa queue rayée, qui retombe, comme un panache, sur l'épaule gauche. L'équipement se compose d'un sac à balles, en peau non apprêtée de chat des montagnes, et d'une grande corne en forme de croissant sur laquelle sont ciselés d'intéressants souvenirs. Il a pour armes un long couteau, un bowie (lame recourbée), un lourd pistolet, soigneusement attaché par une courroie qui lui serre la taille. Ajoutez à cela un rifle de cinq pieds de long, du poids de neuf livres, et si droit que la crosse est presque le prolongement de la ligne du canon.

[Note: Sorte de blaireau.]

Dans tout cet habillement, cet équipement et cet armement, on s'est peu préoccupé du luxe et de l'élégance; cependant, la coupe de la blouse en forme de tunique n'est pas dépourvue de grâce. Les franges du collet et des guêtres ne manquent pas de style, et il y a dans le bonnet de peau de rackoon une certaine coquetterie qui prouve que celui qui le porte n'est pas tout à fait indifférent aux avantages de son apparence extérieure. Un petit sac ou sachet gentiment brodé avec des piquants bariolés de porc-épic pend sur sa poitrine. Par moments, il le contemple avec un regard de satisfaction: c'est son porte-pipe, gage d'amour de quelque demoiselle aux yeux noirs, aux cheveux de jais, sans doute, et habitant comme lui ces contrées sauvages. Tel est l'ensemble d'un trappeur de la montagne. Plusieurs hommes, à peu de chose près vêtus et équipés de même, se tiennent autour de celui dont j'ai tracé le portrait. Quelques-uns portent des chapeaux rabattus, de feutre gris; d'autres des bonnets de peau de chat; ceux-ci ont des blouses de chasse de nuances plus claires et brodées des plus vives couleurs; ceux-là, au contraire, en portent d'usées et rapiécées, noircies de fumée; mais le caractère général des costumes les fait aisément reconnaître; il était impossible de se tromper sur leur titre de véritables montagnards.

Le troisième des groupes que j'ai signalés était plus éloigné de la place que j'occupais. Ma curiosité, pour ne pas dire mon étonnement, avait été vivement excitée lorsque j'avais reconnu que ce groupe était composé d'Indiens.

—Sont-ils donc prisonniers? pensai-je. Non; ils ne sont point enchaînés; rien dans leur apparence, dans leur attitude, n'indique qu'ils soient captifs; et cependant ce sont des Indiens. Font-ils donc partie de la bande qui combat contre…?

Pendant que je faisais mes hypothèses, un chasseur passa près de moi.

—Quels sont ces Indiens? demandai-je en indiquant le groupe.

—Des Delawares; quelques Chawnies.

J'avais donc sous les yeux de ces célèbres Delawares, des descendants de cette grande tribu qui, la première, sur les bords de l'Atlantique, avait livré bataille aux visages pâles. C'est une merveilleuse histoire que la leur. La guerre était l'école de leurs enfants, la guerre était leur passion favorite, leur délassement, leur profession. Il n'en reste plus maintenant qu'un petit nombre. Leur histoire arrivera bientôt à son dernier chapitre! Je me levai et m'approchai d'eux avec un vif sentiment d'intérêt. Quelques-uns étaient assis autour du feu, et fumaient dans des pipes d'argile rouge durcie, curieusement ciselées. D'autres se promenaient avec cette gravité majestueuse si remarquable chez l'Indien des forêts. Il régnait au milieu d'eux un silence qui contrastait singulièrement avec le bavardage criard de leurs alliés mexicains. De temps en temps, une question articulée d'une voix basse, mais sonore, recevait une réponse courte et sentencieuse, parfois un simple bruit guttural, un signe de tête plein de dignité, ou un geste de la main; tout en conversant ainsi, ils remplissaient leurs pipes avec du kini-kin-ik et se passaient, de l'un à l'autre, les précieux instruments.

Je considérais ces stoïques enfants des forêts avec une émotion plus forte que celle de la simple curiosité; avec ce sentiment que l'on éprouve, quand on regarde, pour la première fois, une chose dont on a entendu raconter ou dont on a lu d'étranges récits. L'histoire de leurs guerres et de leurs courses errantes était toute fraîche dans ma mémoire. Les acteurs mêmes de ces grandes scènes étaient là devant moi, ou du moins des types de leurs races, dans toute la réalité, dans toute la sauvagerie pittoresque de leur individualité. C'étaient ces hommes qui chassés de leur pays par les pionniers venus de l'Atlantique, n'avaient cédé qu'à la fatalité, victimes de la destinée de leur race. Après avoir traversé les Apaches, ils avaient disputé pied à pied le terrain, de contrée en contrée, le long des Alleghanis, dans des forêts des bords de l'Ohio, jusqu'au coeur de la terre sanglante.[1]

[Note 1: Bloody Ground. Partie du territoire de l'Ohio, nommée à cause des combats sanglants livrés aux Indiens par les premiers colons.]

Et toujours les visages pâles étaient sur leurs traces, les repoussant, les refoulant sans trêve vers le soleil couchant. Les combats meurtriers, la foi punique, les traités rompus, d'année en année, éclaircissaient leurs rangs. Et, toujours refusant de vivre auprès de leurs vainqueurs blancs, ils reculaient, s'ouvrant un chemin, par de nouveaux combats, à travers des tribus d'hommes rouges comme eux, et trois fois supérieurs en nombre! La fourche de la rivière Osage fut leur dernière halte. Là, l'usurpateur s'engagea de respecter à tout jamais leur territoire. Mais cette concession arrivait trop tard. La vie errante et guerrière était devenue pour eux une nécessité de nature; et, avec un méprisant dédain, ils refusèrent les travaux pacifiques de la terre. Le reste de leur tribu se réunit sur les bords de l'Osage; mais, au bout d'une saison, ils avaient disparu. Tous les guerriers et les jeunes gens étaient partis, ne laissant sur les territoires concédés que les vieillards, les femmes et les hommes sans courage. Où étaient-ils allés! Où sont-ils maintenant! Celui qui veut trouver les Delawares doit les chercher dans les grandes prairies, dans les vallées boisées de la montagne, dans les endroits hantés par l'ours, le castor, le bighhorn et le buffalo. Là il les trouvera, par bandes disséminées, seuls ou ligués avec leurs anciens ennemis les visages pâles; trappant et chassant, combattant le Yuta ou le Rapaho, le Crow ou le Cheyenne, le Navajo et l'Apache.

J'étais, je le répète, profondément ému en contemplant ces hommes; j'analysais leurs traits et leur habillement pittoresque. Bien qu'on n'en vit pas deux qui fussent vêtus exactement de même, il y avait une certaine similitude de costume entre eux tous. La plupart portaient des blouses de chasse, non en peau de daim comme celles des blancs, mais en calicot imprimé, couvertes de brillants dessins. Ce vêtement, coquettement arrangé et orné de bordures, faisait un singulier effet avec l'équipement de guerre des Indiens. Mais c'était par la coiffure spécialement que le costume des Delawares et des Chawnies se distinguait de celui de leurs alliés, les blancs. En effet, cette coiffure se composait d'un turban formé avec une écharpe ou avec un mouchoir de couleur éclatante, comme en portent les brunes créoles d'Haïti. Dans le groupe que j'avais sous les yeux on n'aurait pas trouvé deux de ces turbans qui fussent semblables, mais ils avaient tous le même caractère. Les plus beaux étaient faits avec des mouchoirs rayés de madras. Ils étaient surmontés de panaches composés avec les plumes brillantes de l'aigle de guerre, ou les plumes bleues du Gruya.

[Note: Sorte de petite grue bleuâtre.]

Leur costume était complété par des guêtres de peau de daim et des mocassins à peu près semblables à ceux des trappeurs. Les guêtres de quelques-uns étaient ornées de chevelures attachées le long de la couture extérieure, et faisant montre des sombres prouesses de celui qui les portait. Je remarquai que leurs mocassins avaient une forme particulière, et différaient complètement de ceux des Indiens des prairies. Ils étaient cousus sur le dessus, sans broderies ni ornements, et bordés d'un double ourlet.

Ces guerriers étaient armés et équipés comme les chasseurs blancs. Depuis longtemps ils avaient abandonné l'arc, et beaucoup d'entre eux auraient pu rendre des points ou disputer la mouche à leurs associés des montagnes, dans le maniement du fusil. Indépendamment du rifle et du long couteau, la plupart portaient l'ancienne arme traditionnelle de leur race, le terrible tomahawk.

J'ai décrit les trois groupes caractéristiques qui avaient frappé mes yeux dans le camp. Il y avait, en outre, des individus qui n'appartenaient à aucun des trois et qui semblaient participer du caractère de plusieurs. C'étaient des Français, des voyageurs canadiens, des rôdeurs de la compagnie du nord-ouest, portant des capotes blanches, plaisantant, dansant, et chantant leurs chansons de bateliers, avec tout l'esprit de leur race; c'étaient des pueblos, des Indios manzos, couverts de leurs gracieuses tilmas, et considérés plutôt comme des serviteurs que comme des associés par ceux qui les entouraient. C'étaient des mulâtres aussi, des nègres, noirs comme du jais, échappés des plantations de la Louisiane, et qui préféraient cette vie vagabonde aux coups du fouet sifflant du commandeur. On voyait encore là des uniformes en lambeaux qui désignaient les déserteurs de quelque poste de la frontière; des Kanakas des îles Sandwich, qui avaient traversé les déserts de la Californie, etc., etc. On trouvait enfin, rassemblés dans ce camp, des hommes de toutes les couleur, de tous les pays, parlant toutes les langues. Les hasards de l'existence, l'amour des aventures les avaient conduits là. Tous ces hommes plus ou moins étranges formaient la bande la plus extraordinaire qu'il m'ait jamais été donné de voir: la bande des chasseurs de chevelures.

XIX

LUTTE D'ADRESSE.

J'avais regagné ma couverture, et j'étais sur le point de m'y étendre, quand le cri d'un gruya attira mon attention. Je levai les yeux et j'aperçus un de ces oiseaux qui volait vers le camp. Il venait par une des clairières ouvrant sur la rivière, et se tenait à une faible hauteur. Son vol paresseux et ses larges ailes appelaient un coup de fusil. Une détonation se fit entendre. Un des Mexicains avait déchargé son escopette, mais l'oiseau continuait à voler, agitant ses ailes avec plus d'énergie, comme pour se mettre hors de portée.

Les trappeurs se mirent à rire, et une voix cria:

—Fichue bête! est-ce que tu pourrais seulement mettre ta balle dans une couverture étendue, avec cette espèce d'entonnoir? Pish!

Je me retournai pour voir l'auteur de cette brutale apostrophe. Deux hommes épaulaient leurs fusils et visaient l'oiseau. L'un d'eux était le jeune chasseur dont j'ai décrit le costume, l'autre un Indien que je n'avais pas encore aperçu. Les deux détonations n'en firent qu'une, et la grue, abaissant son long cou, tomba en tournant au milieu des arbres, et resta accrochée à une branche. De la position que chacun d'eux occupait, aucun des tireurs n'avait pu voir que l'autre avait fait feu. Ils étaient séparés par une tente, et les deux coups étaient partis ensemble. Un trappeur s'écria:

—Bien tiré, Garey! que Dieu assiste tout ce qui se trouve devant la bouche de ton vieux tueur d'ours, quand ton oeil est au point de mire!

A ce moment, l'Indien faisait le tour de la tente. Il entendit cette phrase, et vit la fumée qui sortait encore du fusil du jeune chasseur; il se dirigea vers lui en disant:

—Est-ce que vous avez tiré, monsieur?

Ces mots furent prononcés avec l'accent anglais le plus pur, le moins mélangé d'indien, et cela seul aurait suffi pour exciter ma surprise si déjà mon attention n'eût été vivement éveillée sur cet homme.

—Quel est cet Indien? demandai-je à un de mes voisins.

—Connais pas; nouvel arrivé, fut toute la réponse.

—Croyez-vous qu'il soit étranger ici?

—Tout juste; venu il y a peu de temps; personne ne le connaît, je crois; si fait pourtant; le capitaine. Je les ai vus se serrer la main.

Je regardai l'Indien avec un intérêt croissant. Il pouvait avoir trente ans environ et n'avait guère moins de sept pieds (anglais) de taille. Ses proportions vraiment apolloniennes le faisaient paraître moins grand. Sa figure avait le type romain. Un front pur, un nez aquilin, de larges mâchoires, accusaient chez lui l'intelligence aussi bien que la fermeté et l'énergie. Il portait une blouse de chasse, de hautes guêtres et des mocassins; mais tous ces vêtements différaient essentiellement de ceux des chasseurs ou des Indiens. Sa blouse était en peau-de daim rouge, préparée autrement que les trappeurs n'ont l'habitude de le faire. Presque aussi blanche que la peau dont on fait les gants, elle était fermée sur la poitrine et magnifiquement brodée avec des piquants de porc-épic; les manches ornées de la même manière; le collet et la jupe rehaussés par une garniture d'hermine douce et blanche comme la neige. Une rangée de peaux entières de cet animal formait, tout autour de la jupe, une bordure à la fois coûteuse et remarquablement belle. Mais ce qui distinguait le plus particulièrement cet homme, c'était sa chevelure. Elle tombait abondante sur ses épaules et flottait presque jusqu'à terre quand il marchait. Elle avait donc près de sept pieds de longueur. Noire, brillante et plantureuse, elle me rappelait la queue de ces grands chevaux flamands que j'avais vus attelés aux chars funèbres à Londres. Son bonnet était garni d'un cercle complet de plumes d'aigles, ce qui, chez les sauvages, constitue la suprême élégance. Cette magnifique coiffure ajoutait à la majesté de son aspect. Une peau blanche de buffalo pendait de ses épaules, et le drapait gracieusement comme une toge. Cette fourrure blanche s'harmonisait avec le ton général de l'habillement et formait repoussoir à sa noire chevelure. Il portait encore d'autres ornements; l'éclat des métaux resplendissait sur ses armes et sur les différentes pièces de son équipement; le bois et la crosse de son fusil étaient richement damasquinés en argent.

Si ma description est aussi minutieuse, cela tient à ce que le premier aspect de cet homme me frappa tellement que jamais il ne sortira de ma mémoire. C'était le beau idéal d'un sauvage romantique et pittoresque; et, de plus, chez lui rien ne rappelait le sauvage, ni son langage, ni ses manières. Au contraire, la question qu'il venait d'adresser au trappeur avait été faite du ton de la plus exquise politesse. La réponse ne fut pas aussi courtoise.

—Si j'ai tiré? N'as-tu pas entendu le coup? N'as-tu pas vu tomber la bête? Regarde là-haut!

Et Garey montrait l'oiseau accroché dans l'arbre.

—Il parait alors que nous avons tiré simultanément.

L'Indien, en disant cela, montrait son fusil, de la bouche duquel la fumée s'échappait encore.

—Voyez-vous, ça, l'Indien! que nous ayons tiré simultanément, ou étrangèrement, ou similairement, je m'en fiche comme de la queue d'un blaireau; mais j'ai vu l'oiseau, je l'ai ajusté, et c'est ma balle qui l'a mis bas.

—Je crois l'avoir touché aussi, répliqua l'Indien modestement.

—J'm'en doute, avec cette espèce de joujou! dit Garey, jetant un regard de dédain sur le fusil de son compétiteur, et ramenant ses yeux avec orgueil sur le canon, bronzé par le service et les intempéries de son rifle qu'il était en train de recharger, après l'avoir essuyé.

—Joujou, si vous voulez, répondit l'Indien, mais il envoie sa balle plus droit et plus loin qu'aucune arme que je connaisse jusqu'à présent. Je garantis que mon coup a porté en plein corps de la grue.

—Voyez-vous ça, môssieu! car je suppose qu'il faut appeler môssieu un gentleman qui parle si bien et qui paraît si bien élevé, quoiqu'il soit Indien. C'est bien aisé à voir qui est-ce qui a touché l'oiseau. Votre machine est du numéro 50 ou à peu près, mon killbair,[1] du 90. C'est pas difficile de dire qui est-ce qui a tué la bête. Nous allons bien voir.

[Note 1: Killbair, pour killbear, tueur d'ours.]

Et, en disant cela, le chasseur se dirigea vers l'arbre ou le gruya était accroché.

—Comment vas-tu faire pour l'atteindre? cria un des chasseurs qui s'était avancé pour être témoin de la curieuse dispute.

Garey ne répondit rien et se mit en devoir d'épauler son fusil. Le coup partit, et la branche, frappée par la balle, s'affaissa sous la charge du gruya. Mais l'oiseau était pris dans une double fourche et resta suspendu sur la branche brisée. Un murmure d'approbation suivit ce coup; et les hommes qui applaudissaient ainsi n'étaient point habitués à s'émouvoir pour peu de chose. L'Indien s'approcha à son tour, ayant rechargé son fusil. Il visa, et sa balle atteignit la branche au point déjà frappé, et la coupa net. L'oiseau tomba à terre, au milieu des applaudissements de tous les spectateurs, mais surtout des Indiens et des chasseurs mexicains. On le prit et on l'examina; deux balles lui avaient traversé le corps; l'une ou l'autre aurait suffi pour le tuer. Un nuage de mécontentement se montra sur la figure du jeune trappeur. Être ainsi égalé, dépassé, dans l'usage de son arme favorite, en présence de tant de chasseurs de tous les pays, et cela par un Indien, bien plus encore, avec un fusil de clinquant! Les montagnards n'ont aucune confiance dans les fusils à crosses ornées et brillantes. Les rifles à paillettes, disent-ils, c'est comme les rasoirs à paillettes: c'est bon pour amuser les jobards. Il était évident cependant que le rifle de l'Indien étranger avait été confectionné pour faire un bon usage. Il fallut tout l'empire que le trappeur avait sur lui-même pour cacher son chagrin. Sans mot dire, il se mit à nettoyer son arme avec ce calme stoïque particulier aux hommes de sa profession. Je remarquai qu'il le chargeait avec un soin extrême. Évidemment, il ne voulait pas en rester là de cette lutte d'adresse, et il tenait à battre l'Indien ou à être battu par lui complètement. Il communiqua cette intention à voix basse à un de ses camarades. Son fusil fut bientôt rechargé, et, le tenant incliné à la manière des chasseurs, il se tourna vers la foule, à laquelle on était venu se joindre de toutes les parties du camp.

—Un coup comme ça, dit-il, ça n'est pas plus difficile que de mettre dans un tronc d'arbre. Il n'y a pas d'homme qui ne puisse en faire autant, pour peu qu'il sache regarder droit dans son point de mire. Mais je connais une autre espèce de coup qui n'est pas si aisé; faut savoir tenir ses nerfs.

Le trappeur s'arrêta et regarda l'Indien qui rechargeait aussi son fusil.

—Dites donc, étranger! reprit-il en s'adressant à lui, avez-vous ici un camarade qui connaisse votre force?

—Oui! répondit l'Indien, après un moment d'hésitation….

—Et ce camarade a-t-il une pleine confiance dans votre adresse?

—Oh! je le crois. Pourquoi me demandez-vous cela?

—Parce que je vas vous montrer un coup que nous avions l'habitude de faire au fort de Bent, pour amuser les enfants. Ça n'a rien de bien extraordinaire comme coup; mais ça remue un peu les nerfs, faut le dire. Hé! oh! Rubé!

—Au diable, qu'est-ce que tu veux?

Ces mots furent prononcés avec une énergie et un ton de mauvaise humeur qui firent tourner tous les yeux vers l'endroit d'où ils étaient sortis. Au premier abord, il semblait qu'il n'y eût personne dans cette direction. Mais, en regardant avec plus de soin à travers les troncs d'arbres et les cépées, on découvrait un individu assis auprès d'un des feux. Il aurait été difficile de reconnaître que c'était un corps humain, n'eût été le mouvement des bras. Le dos était tourné du coté de la foule, et la tête, penchée du côté du feu, n'était pas visible. D'où nous étions, cela ressemblait plutôt à un tronc de cotonnier recouvert d'une peau de Chevreuil terreuse qu'à un corps humain. En s'approchant et en le regardant par devant, on reconnaissait avoir affaire à un homme très extraordinaire il est vrai, tenant à deux mains une longue côte de daim, et la rongeant avec ce qui lui restait de dents. L'aspect général de cet individu avait quelque chose de bizarre et de frappant. Son habillement, si on pouvait appeler cela un habillement, était aussi simple que sauvage. Il se composait d'une chose qui pouvait avoir été autrefois une blouse de chasse, mais qui ressemblait beaucoup plus alors à un sac de peau, dont on aurait ouvert les bouts et aux côtés duquel on aurait cousu des manches. Ce sac était d'une couleur brun sale; les manches, râpées et froncées aux plis des bras étaient attachées autour des poignets; il était graisseux du haut en bas, et émaillé çà et là de plaques de boue! On n'y voyait aucun essai d'ornements ou de franges. Il y avait eu autrefois un collet, mais on l'avait évidemment rogné, de temps en temps, soit pour rapiécer le reste, soit pour tout autre motif, et à peine en restait-il vestige. Les guêtres et les mocassins allaient de pair avec la blouse et semblaient sortir de la même pièce. Ils étaient aussi d'un brun sale, rapiécés, râpés et graisseux. Ces deux parties du vêtement ne se rejoignaient pas, mais laissaient à nu une partie des chevilles qui, elles aussi, étaient d'un brun sale, comme la peau de daim. On ne voyait ni chemise, ni veste, ni aucun autre vêtement, à l'exception d'une étroite casquette qui avait été autrefois un bonnet de peau de chat, mais dont tous les poils étaient partis laissant à découvert une surface de peau graisseuse qui s'harmonisait parfaitement avec les autres parties de l'habillement. Le bonnet, la blouse, les jambards et les mocassins, semblaient n'avoir jamais été ôtés depuis le jour où ils avaient été mis pour la première fois, et cela devait avoir eu lieu nombre d'années auparavant. La blouse ouverte laissait à nu la poitrine et le cou qui, aussi bien que la figure, les mains et les chevilles avaient pris, sous l'action du soleil et de la fumée des bivouacs, la couleur du cuivre brut. L'homme tout entier, l'habillement compris, semblait avoir été enfumé à dessein! Sa figure annonçait environ soixante ans. Ses traits étaient fins et légèrement aquilins; son petit oeil noir vif et perçant. Ses cheveux noirs étaient coupés courts. Son teint avait dù être originairement brun, et nonobstant, il n'y avait rien de français ou d'espagnol dans sa physionomie. Il paraissait plutôt appartenir à la race des Saxons bruns.

Pendant que je regardais aussi cet homme vers lequel la curiosité m'avait attiré, je crus m'apercevoir qu'il y avait en lui quelque chose de particulièrement étrange, en dehors de la bizarrerie de son accoutrement. Il semblait qu'il manquât quelque chose à sa tête. Qu'est-ce que cela pouvait être? Je ne fus pas longtemps à le découvrir. Lorsque je fus en face de lui, je vis que ce qui lui manquait, c'étaient… ses oreilles. Cette découverte me causa une impression voisine de la crainte. Il y a quelque chose de saisissant dans l'aspect d'un homme privé de ses oreilles. Cela éveille l'idée de quelque drame épouvantable, de quelque scène terrible, d'une cruelle vengeance; cela fait penser au châtiment de quelque crime affreux. Mon esprit s'égarait dans diverses hypothèses, lorsque je me rappelai un détail mentionné par Séguin, la nuit précédente. J'avais devant les yeux, sans doute, l'individu dont il m'avait parlé. Je me sentis tranquillisé. Après avoir fait la réponse mentionnée plus haut, cet homme singulier resta assis quelques instants, la tête entre les genoux, ruminant, marmottant et grognant comme un vieux loup maigre dont on troublerait le repas.

—Viens ici, Rubé! j'ai besoin de toi un instant, continua Garey d'un ton presque menaçant.

—T'as beau avoir besoin de moi; l'Enfant ne se dérangera pas qu'il n'ait fini de nettoyer son os; il ne peut pas maintenant.

—Allons, vieux chien, dépêche-toi alors!

Et l'impatient trappeur, posant la crosse de son fusil à terre, attendit silencieux et de mauvaise humeur. Après avoir marronné, rongé et grogné quelques minutes encore, le vieux Rubé, car c'était le nom sous lequel ce fourreau de cuir était connu, se leva lentement et se dirigea vers la foule.

—Qu'est-ce que tu veux, Billye? demanda-t-il au trappeur en allant à lui.

—J'ai besoin que tu me tiennes ça, répondit Garey en lui présentant une petite coquille blanche et ronde à peu près de la dimension d'une montre. La terre à nos pieds était couverte de ces coquillages.

—Est-ce un pari, garçon?

—Non, ce n'est pas un pari.

—Pourquoi donc user ta poudre alors? en as-tu trop?

—J'ai été battu, reprit le trappeur à voix basse, et battu par cet
Indien.

Rubé chercha de l'oeil l'Indien, qui se tenait droit et majestueux, dans toute la noblesse de son plumage. Aucune apparence de triomphe ou de fanfaronnade ne se montrait sur sa figure; il s'appuyait sur son rifle dans une attitude à la fois calme et digne. A la manière dont le vieux Rubé le regarda, on pouvait facilement deviner qu'il l'avait déjà vu auparavant, mais ailleurs que dans ce camp. Il le toisa du haut en bas, arrêta un instant les yeux sur ses pieds, et ses lèvres murmurèrent quelques syllabes inintelligibles qui se terminèrent brusquement par le mot: «Coco

—Tu crois que c'est un Coco? demanda l'autre avec un intérêt marqué.

—Est-ce que tu es aveugle, Billye? Est-ce que tu ne vois pas ses mocassins?

—Tu as raison; mais j'ai demeuré chez cette nation, il y a deux ans, et je n'ai pas vu d'homme pareil à celui-là.

—Il n'y était pas.

—Où était-il donc?

—Dans un pays où on ne voit guère de peaux-rouges. Il doit bien tirer: autrefois, il couvrait la mouche à tout coup.

—Tu l'as donc connu?

—Oui, oui, à tout coup. Jolie fille, beau garçon!—Où veux-tu que j'aille me mettre?

Je crus voir que Garey n'aurait pas mieux demandé que de continuer la conversation. Il tendit l'oreille avec un intérêt marqué quand l'autre prononça les mots: jolie fille. Ces mots éveillaient sans doute en lui un tendre souvenir; mais, voyant que son camarade se préparait à s'éloigner, il lui montra du doigt un sentier ouvert qui se dirigeait vers l'est, et lui répondit simplement: Soixante.

—Prends garde à mes griffes, entends-tu? Les Indiens m'en ont déjà enlevé une, et l'Enfant a besoin de ménager les autres.

Le vieux trappeur, en disant cela, fit un geste arrondi de la main droite, et je vis que le petit doigt était absent.

—As pas peur, vieille rosse! lui fut-il répondu.

Sans plus d'observations, l'homme enfumé s'éloigna d'un pas lent à la régularité duquel on reconnaissait qu'il mesurait la distance. Quand il eut marqué le soixantième pas, il se retourna et se redressa en joignant les talons; puis il étendit son bras droit de manière que sa main fût au niveau de son épaule; il tenait entre deux doigts la coquille dont il présentait la face au tireur:

—Allons, Billye, cria-t-il alors, tire et tiens-toi bien.

Le coquillage était légèrement concave, et le creux était tourné de notre côté. Le pouce et le doigt indicateur en cachaient une partie du bord sur la moitié de la circonférence, et la surface visible pour le tireur ne dépassait pas la largeur du fond d'une montre ordinaire. C'était un émouvant spectacle; l'on aurait tort de penser, comme quelques voyageurs voudraient le faire croire, que des faits de ce genre fussent très-communs parmi les hommes de la montagne. Un coup pareil prouve doublement l'habileté du tireur, d'abord, en montrant tout l'empire qu'il sait exercer sur lui-même, et, en second lieu, par la confiance éclatante qu'un autre manifeste dans cette adresse, confiance mieux établie par une semblable preuve que par tous les serments du monde. Certes, en pareil cas, il y a au moins autant de mérite à tenir le but qu'à le toucher. Beaucoup de chasseurs consentiraient à risquer le coup, mais bien peu se soucieraient de tenir la coquille. C'était, dis-je, un émouvant spectacle, et je me sentais frémir en le regardant. Plus d'un frémissait comme moi; mais personne ne tenta d'intervenir. Peu l'eussent osé, quand bien même les deux hommes se fussent disposés à tirer l'un sur l'autre. Tous deux étaient considérés parmi leurs camarades, comme d'excellents tireurs, comme des trappeurs de premier ordre. Garey, après avoir aspiré fortement, se planta ferme, le talon de son pied gauche opposé et un peu en avant de son cou-de-pied droit. Puis, armant son fusil, il laissa tomber le canon dans la main gauche, et cria à son camarade:

—Attention, vieux rongeur d'os, garde à toi!

Ces mots à peine prononcés, le chasseur mettait en joue. Il se fit un silence de mort; tous les yeux étaient fixés sur le but. Le coup partit et l'on vit la coquille enlevée, brisée en cinquante morceaux! Il y eut une grande acclamation de la foule. Le vieux Rubé se baissa pour ramasser un des fragments, et, après l'avoir examiné un moment, cria à haute voix:

Plomb centre! nom d'une pipe.

Le jeune trappeur avait en effet touché au centre même de la coquille, ainsi que le prouvait la marque bleuâtre faite par la balle.

XX

UN COUP A LA TELL.

Tous les regards se portèrent sur l'Indien. Pendant toute la scène que je viens de décrire, il était demeuré spectateur silencieux et calme, et maintenant il avait les yeux baissés vers le sol et semblait chercher quelque chose. Un petit convolvulus, connu sous le nom de gourde de la prairie, était à ses pieds; rond de la grosseur environ d'une orange, et à peu près de la même couleur. Il se baissa et le ramassa. Après l'avoir examiné, il le soupesa comme pour en calculer le poids. Que prétend-il faire de cela? Veut-il le lancer en l'air et le traverser d'une balle pendant qu'il retombera! Quelle peut être son intention? Chacun observe ses mouvements en silence. Presque tous les chasseurs de scalps, cinquante à soixante, sont groupés autour de lui. Séguin seul est occupé, avec le docteur et quelques hommes, à dresser une tente à quelque distance. Garey se tient de côté, quelque peu fier de son triomphe, mais non exempt d'appréhensions. Le vieux Rubé est retourné à son feu, et s'est mis en train de ronger un nouvel os. La petite gourde paraît satisfaire l'Indien. Un long morceau d'os, un fémur d'aigle, curieusement sculpté, et percé de trous comme un instrument de musique, est suspendu à son cou. Il le porte à ses lèvres, en bouche tous les trous avec ses doigts et fait entendre trois notes aiguës et stridentes, formant une succession étrange. Puis il laisse retomber l'instrument, et regarde à l'est dans la profondeur des bois. Les yeux de tous les assistants se portent dans la même direction. Les chasseurs, dont la curiosité est excitée par ce mystère, gardent le silence et ne parlent qu'à voix basse. Les trois notes sont répétées comme par un écho. Il est évident que l'Indien a un compagnon dans le bois, et nul parmi ceux qui sont là ne semble en avoir connaissance, à l'exception d'un seul cependant, le vieux Rubé.

—Attention, enfants! s'écrie celui-ci regardant par-dessus son épaule. Je gagerais cet os contre une grillade de boeuf que vous allez voir la plus jolie fille que vos yeux aient jamais rencontrée.

Personne ne répond: nous sommes tous trop attentifs à ce qui va se passer. Un bruit se fait entendre, comme celui de buissons qu'on écarte; puis les pas d'un pied léger, et le craquement des branches sèches. Une apparition brillante se montre au milieu du feuillage: une femme s'avance à travers les arbres. C'est une jeune fille indienne dans un costume étrange et pittoresque. Elle sort du fourré et marche résolument vers la foule. L'étonnement et l'admiration se peignent dans tous les regards. Nous examinons tous sa taille, sa figure et son singulier costume.

Il y a de l'analogie entre ses vêtements et ceux de l'Indien, auquel elle ressemble d'ailleurs sous tous les autres rapports. Sa tunique est d'une étoffe plus fine, en peau de faon, richement ornée et rehaussée de plumes brillantes de toutes couleurs. Cette tunique descend jusqu'au milieu des cuisses et se termine par une bordure de coquillages qui s'entrechoquent, avec un léger bruit de castagnettes, à chacun de ses mouvements. Ses jambes sont entourées de guêtres de drap rouge, bordées comme la tunique, et descendant jusqu'aux chevilles où elles rencontrent les attaches des mocassins blancs, brodés de plumes de couleur et serrant le pied dont la petitesse est remarquable. Une ceinture de vampum retient la tunique autour de la taille, faisant valoir le développement d'un buste bien formé, et les courbes gracieuses d'un beau corps de femme. Sa coiffure est semblable à celle de son compagnon, mais plus petite et plus légère; ses cheveux, comme ceux de l'Indien, pendent sur ses épaules et descendent presque jusqu'à terre. Plusieurs colliers de différentes couleurs interrompent seuls la nudité de son cou, de sa gorge et d'une partie de sa poitrine. L'expression de sa physionomie est élevée et noble. La ligne des yeux est oblique; les lèvres dessinent une double courbure; le cou est plein et rond. Son teint est celui des Indiens: mais l'incarnat perce à travers la peau brune de ses joues, et donne à ses traits cette expression particulière que l'on remarque chez les quarteronnes des Indes Occidentales. C'est une jeune fille, mais arrivée à son plein développement; c'est un type de santé florissante et de beauté sauvage. Elle s'avance au milieu des murmures d'admiration de tous les hommes. Sous ces blouses de chasse plus d'un coeur bat qui n'est guère habitué d'ordinaire à s'occuper des charmes de la beauté.

L'attitude de Garey, en ce moment, me frappa. Sa figure est décomposée, le sang a quitté ses joues, ses lèvres sont blanches et serrées, et ses yeux s'environnent d'un cercle noir. Ils expriment la colère et un autre sentiment encore. Est-ce de la jalousie? Oui! Il s'est placé derrière un de ses camarades comme pour éviter d'être vu. Une de ses mains caresse involontairement le manche de son couteau; l'autre serre le canon de son fusil comme s'il voulait l'écraser entre ses doigts.

La jeune fille s'approche. L'Indien lui présente la gourde, lui dit quelques mots dans une langue qui m'est inconnue. Elle prend la gourde sans faire aucune réponse et se dirige, sur l'indication qui lui en est donnée, vers la place précédemment occupée par Rubé. Arrivée auprès de l'arbre qui marque le but, elle s'arrête et se retourne, comme avait fait le trappeur. Il y avait quelque chose de si dramatique, de si théâtral dans tout ce qui se passait, que jusque-là nous avions tous attendu le dénoûment en silence. Nous crûmes comprendre alors de quoi il s'agissait, et les hommes commencèrent à échanger quelques paroles.

—Il va enlever cette gourde d'entre les doigts de la fille, dit un chasseur.

—Ce n'est pas une grande affaire, après tout, ajouta un autre; et telle était l'opinion intime de la plupart de ceux qui étaient là.

—Ouache! il n'aura pas battu Garey s'il ne fait que ça, s'écrie un troisième.

Quelle fut notre stupéfaction lorsque nous vîmes la jeune fille retirer sa coiffure de plumes, placer la gourde sur sa tête, croiser ses bras sur sa poitrine, et se tenir en face de nous aussi calme, aussi immobile que si elle eût été incrustée dans l'arbre. Un murmure courut dans la foule. L'Indien levait son fusil pour viser; tout à coup un homme se précipite vers lui pour l'empêcher d'ajuster. C'est Garey.

—Non, vous ne ferez pas cela! Non! crie-t-il, relevant le fusil baissé. —Elle m'a trahi, cela est clair; mais je ne voudrais pas voir la femme qui m'a aimé autrefois, ou qui m'a dit qu'elle m'aimait, courir un pareil danger. Non! Bill Garey n'est pas homme à assister tranquillement à un semblable spectacle.

—Qu'est-ce que c'est? s'écrie l'Indien d'une voix de tonnerre. Qui donc ose ainsi se mettre devant moi?

—Moi, je l'ose, répond Garey. Elle vous appartient maintenant, je suppose. Vous pouvez l'emmener où bon vous semblera, et prendre cela aussi, ajouta-t-il en arrachant de son cou le porte-pipe brodé en le jetant aux pieds de l'Indien, mais vous ne tirerez pas sur elle tant que je serai là pour l'empêcher.

—De quel droit venez-vous m'interrompre? Ma soeur n'a aucune crainte, et….

—Votre soeur!

—Oui, ma soeur.

—C'est votre soeur? demanda Garey avec anxiété. Les manières et la physionomie du chasseur ont entièrement changé d'expression.

—C'est ma soeur; je vous l'ai dit.

—Êtes-vous donc El-Sol?

—C'est mon nom.

—Je vous demande pardon; mais….

—Je vous pardonne. Laissez-moi continuer.

—Oh! monsieur, ne faites pas cela. Non! non! C'est votre soeur, et je reconnais que vous avez tous droits sur elle; mais ce n'est pas nécessaire. J'ai entendu parler de votre adresse; je me reconnais battu. Pour la grâce de Dieu, ne risquez pas cela! Par l'attachement que vous lui portez, ne le faites pas!

—Il n'y a aucun danger. Je veux vous le faire voir

—Non, non! Si vous voulez tirer, eh bien, laissez-moi prendre sa place; je tiendrai la gourde: laissez-moi faire! dit le chasseur d'une voix entrecoupée et suppliante.

—Holà! Billye; de quoi diable t'inquiètes-tu? dit Rubé intervenant. Ote-toi de là! laisse-nous voir le coup. J'en ai déjà entendu parler. Ne t'effarouche pas, nigaud! il va enlever cela comme un coup de vent, tu verras!

Et le vieux trappeur en disant cela, prit son camarade par le bras, et le retira de devant l'Indien.

Pendant tout ce temps, la jeune fille était restée en place, semblant ne pas comprendre la cause de cette interruption. Garey lui avait tourné le dos, et la distance, jointe à deux années de séparation, l'avait sans doute empêchée de le reconnaître. Avant que Garey eût pu essayer de s'interposer de nouveau, le fusil de l'Indien était à l'épaule et abaissé. Son doigt touchait la détente et son oeil fixait le point de mire. Il était tard pour intervenir. Tout essai de ce genre eût pu avoir un résultat mortel. Le chasseur vit cela, en se retournant, et, s'arrêtant soudain par un effort violent, il demeura immobile et silencieux. Il y eut un moment d'attente terrible pour tous; un moment d'émotion profonde. Chacun retenait son souffle; tous les yeux étaient fixés sur le fruit jaune, pas plus gros qu'une orange, ainsi que je l'ai dit.—Mon Dieu! le coup ne partira-t-il donc pas? Il partit. L'éclair, la détonation, la ligne de feu, un hourra effrayant, l'élan de la foule en avant, tout cela fut simultané. La boule traversée était emportée; la jeune fille se tenait debout, saine et sauve. Je courus comme les autres. La fumée pour un instant, m'empêcha de voir. J'entendis les notes stridentes du sifflet de l'Indien. Je regardai devant moi, la jeune fille avait disparu: Nous courûmes vers la place qu'elle avait occupée; nous entendîmes un froissement sous le bois, et le bruit des pas qui s'éloignaient. Mais, retenus par un sentiment délicat de réserve, et craignant de mécontenter son frère, personne de nous ne tenta de la suivre. Les morceaux de la gourde furent trouvés par terre. Ils portaient la marque de la balle qui s'était enfoncée dans le tronc de l'arbre; l'un des chasseurs se mit en devoir de l'en extraire avec la pointe de son couteau.

Quand nous revînmes sur nos pas, l'Indien s'était éloigné et se tenait auprès de Séguin, avec qui il causait familièrement. Comme nous rentrions dans le camp, je vis Garey qui se baissait et ramassait un objet brillant. C'était son gage d'amour qu'il replaçait avec soin autour de son cou à la place accoutumée. A sa physionomie et à la manière dont il le caressait de la main, on pouvait juger que le chasseur considérait ce souvenir avec plus de complaisance et de respect que jamais.

XXI

DE PLUS FORT EN PLUS FORT.

J'étais plongé dans une sorte de rêverie, mon esprit repassait les événements dont je venais d'être témoin, quand une voix, que je reconnus pour être celle du vieux Rubé, me tira de ma préoccupation.

—Attention, vous autres, garçons! Les coups du vieux Rubé ne sont pas à mépriser, et, si je ne fais pas mieux que cet Indien, vous pourrez me couper les oreilles.

Un rire bruyant accueillit cette allusion du trappeur, à ses oreilles dont, ainsi que je l'ai dit, il était déjà privé; elles avaient été coupées de si près qu'il ne restait plus la moindre prise au couteau ou aux ciseaux.

—Comment vas-tu faire, Rubé? cria un des chasseurs. Vas-tu tirer le but sur ta propre tête?

—Attendez un peu, vous allez voir, répliqua Rubé, se dirigeant vers un arbre, et tirant de son repos un long et lourd rifle qu'il se mit à essuyer avec soin.

L'attention se porta alors sur les mouvements du trappeur. On se mit à bâtir des conjectures sur ce qu'il voulait faire. Par quel exploit voulait-il donc éclipser le coup dont on venait d'être témoin? Personne ne pouvait le deviner.

—Je le battrai, continua-t-il en rechargeant son fusil, ou bien vous pourrez me couper le petit doigt de la main droite. Un autre éclat de rire se fit entendre, car chacun pouvait voir que ce doigt lui manquait déjà.

—Oui, oui, oui, dit-il encore regardant en face tous ceux qui l'entouraient; je veux être scalpé si je ne fais pas mieux que lui.

A cette dernière boutade, les rires redoublèrent, car, bien que le bonnet de peau de chat lui couvrit entièrement la tête, tous ceux qui étaient là savaient que le vieux Rubé avait depuis longtemps perdu la peau de son crâne.

—Mais comment vas-tu t'y prendre? Dis-nous ça, vieille rosse.

—Vous voyez bien ça, n'est-ce pas? demanda le trappeur, montrant un petit fruit du cactus pitayaya qu'il venait de cueillir et de débarrasser de son enveloppe épineuse.

—Oui, oui, firent plusieurs.

—Vous le voyez, n'est-ce pas? Vous voyez que ça n'est pas moitié aussi gros que la calebasse de l'Indien. Vous voyez bien, n'est-ce pas?

—Oh! certainement. Un idiot le verrait.

—Bien, supposez que j'enlève ça à soixante pas, plomb centre.

—La belle affaire! s'écrièrent plusieurs voix, sur un ton de désappointement.

—Pose ça sur un bâton, et n'importe qui de nous l'enlèvera, dit le principal orateur de la troupe.—Voilà Barney qui le ferait avec son vieux mousquet de munition. N'est-ce, pas Barney?

—Certainement, en visant bien, répondit un tout petit homme appuyé sur un mousquet et vêtu d'un uniforme en lambeaux qui avait été autrefois bleu de ciel. J'avais déjà remarqué cet individu, en partie à cause de son costume, mais plus particulièrement encore à cause de la couleur rouge de ses cheveux qui étaient les plus rouges que j'eusse jamais vus, et qui, ayant été coupés ras, selon la sévère discipline de la caserne, commençaient à repousser tout autour de sa petite tête ronde, drus, serrés, gros, et de la couleur d'une carotte épluchée. Il était impossible de se tromper sur le pays de Barney. Pour parler le langage des trappeurs, un idiot pouvait le dire. Qui avait conduit là cet individu? Il ne me fut pas difficile de m'en instruire. Il avait tenu garnison, comme soldat, dans un des postes de la frontière. C'était un des bleus-de-ciel de l'oncle Sam. Fatigué de la viande de porc, de la pipe de terre, et des distributions trop généreuses de couenne de lard, il avait déserté. Je ne sais pas quel était son véritable nom, mais il s'était présenté sous celui de O'Corck: Barney O'Corck.

Un éclat de rire accueillit la réponse à la question du chasseur.

—N'importe qui de nous, continua l'orateur, peut enlever cette boulette comme ça. Mais ça fait une petite différence quand on voit à travers la mire une jolie fille comme celle de tout à l'heure.

—Tu as raison, Dick, dit un autre chasseur, ça vous fait passer un petit frisson dans les jointures.

—Quelle céleste apparition! que de grâces! que de beauté! s'écria le petit Irlandais, avec une vivacité et une expression qui provoquèrent de nouveaux éclats de rire.

—Pish! fit Rubé, qui avait fini de charger, vous êtes un tas de nigauds; v'là ce que vous êtes. Qu'est-ce qui vous parle d'un pieu? J'ajusterai sur une squaw tout aussi bien que l'Indien, et elle ne demandera pas mieux que de porter le but pour l'Enfant; elle ne demandera pas mieux.

—Une squaw! Toi! une squaw?

—Oui, rosses, j'ai une squaw que je ne changerais pas contre deux des siennes. Je ne voudrais pas, pour rien au monde, faire seulement une égratignure à la pauvre vieille. Tenez-vous tranquilles et attendez un peu; vous allez voir.

Ce disant, le vieux goguenard enfumé mit son fusil sur son épaule et s'enfonça dans le bois.

Moi, et quelques autres nouveaux venus qui ne connaissions pas Rubé, nous crûmes vraiment qu'il avait une vieille compagne. On ne voyait aucune femme dans le camp, mais elle pouvait être quelque part dans le bois. Les trappeurs, qui le connaissaient mieux, commençaient à comprendre que le vieux bonhomme se préparait à faire quelque farce; ils y étaient habitués.

Nous ne restâmes pas longtemps en suspens. Quelques minutes après, Rubé revenait côte à côte avec sa vieille squaw, sous la forme d'un mustang long, maigre, décharné, osseux, et que, vu de plus près, on reconnaissait pour une jument. C'était là la squaw de Rubé, et, de fait, elle lui ressemblait quelque peu, excepté par les oreilles, qu'elle portait fort longues, comme tous ceux de sa race; cette race même qui avait fourni le coursier sur lequel don Quichotte chargeait les moulins à vent. Ces longues oreilles l'auraient fait prendre pour une mule; en l'examinant attentivement, on reconnaissait un pur mustang. Sa robe paraissait avoir été autrefois de cette couleur brun jaunâtre que l'on désigne sous le nom de terre de Sienne; couleur très-commune chez les chevaux mexicains. Mais le temps et les cicatrices l'avaient quelque peu métamorphosée, et le poils gris dominaient sur tout son corps, particulièrement vers la tête et l'encolure. Ces parties étaient d'un gris sale de nuances mélangées. Elle était fortement poussive, et de minute en minute, sous l'action spasmodique des poumons, son dos se soulevait par saccades, comme si elle avait fait un effort impuissant pour lancer une ruade. Son échine était mince comme un rail, et elle portait sa tête plus basse que ses épaules. Mais il y avait quelque chose dans le scintillement de son oeil unique (car elle n'en avait qu'un) qui indiquait de sa part l'intention formelle de durer encore longtemps. C'était une bonne bête de selle. Telle était la vieille squaw que Rubé avait promis d'exposer à sa balle. Son entrée fut saluée par de retentissants éclats de rire.

—Maintenant, regardez bien, garçons, dit-il en faisant halte devant la foule, vous pouvez rire, vous pouvez rire, jacassez et blaguez tant qu'il vous plaira! mais l'Enfant va faire un coup qui surpassera celui de l'Indien;—il le fera,—ou il n'est qu'une mazette.

Plusieurs des assistants firent observer que la chose ne leur paraissait pas impossible, mais qu'ils désiraient voir comment il s'y prendrait pour cela. Tous ceux qui le connaissaient ne doutaient pas que Rubé ne fût, comme il l'était en effet, un des meilleurs tireurs de la montagne; aussi fort peut-être que l'Indien: mais les circonstances et la manière de procéder avaient donné un grand éclat au coup précédent. On ne voyait pas tous les jours une jeune fille comme celle-là placer sa tête devant le canon d'un fusil; et il n'y avait guère de chasseur qui se fût risqué à tirer sur un but ainsi disposé. Comment donc Rubé allait-il s'y prendre pour faire mieux que l'Indien. Telle était la question que chacun adressait à son voisin, et qui fut enfin adressée à Rubé lui-même.

—Taisez vos mâchoires, répondit-il, et je vas vous le montrer. D'abord, et d'une, vous voyez tous que ce fruit que voici n'est pas moitié aussi gros que celui de l'autre?

—Oui, certainement, répondirent plusieurs voix. C'était une circonstance en sa faveur évidemment.

—Oui! oui!

—Bien; maintenant, autre chose. L'Indien a enlevé le but de dessus la tête. Eh bien, l'Enfant va l'enlever de dessus la queue Votre Indien en ferait-il autant? Eh! garçons?

—Non! non!

—Ça l'enfonce-t-y ou ça ne l'enfonce-t-y pas?

—Ça l'enfonce! Certainement. C'est bien plus fort. Hourra! vociférèrent plusieurs voix au milieu des convulsions de rire de tous. Personne ne contesta, car les chasseurs, prenant goût à la farce, désiraient la voir aller jusqu'au bout.

Rubé ne les fit pas longtemps languir. Laissant son fusil entre les mains de son ami Garey, il conduisit la vieille jument vers la place qu'avait occupée la jeune Indienne. Arrivé là, il s'arrêta. Nous nous attendions tous à le voir tourner l'animal, de manière à présenter le flanc, pour mettre son corps hors d'atteinte, mais nous vîmes bientôt que ce n'était pas l'intention du vieux compagnon. En faisant ainsi, il aurait manqué l'effet, et nul doute qu'il ne se fût beaucoup préoccupé de la mise en scène. Choisissant une place où le terrain était un peu en pente, il y conduisit le mustang, et le plaça de manière à ce que ses pieds de devant fussent en contre-bas. La queue se trouvait ainsi dominer le reste du corps. Après avoir posé l'animal bien carrément, l'arrière tourné vers le camp, il lui dit quelques mots tout bas, puis il plaça le fruit sur la courbe la plus élevée de la croupe, et revint sur ses pas. La jument resterait-elle là sans bouger? Il n'y avait rien à craindre de ce côté. Elle avait été dressée à garder l'immobilité la plus complète pendant des périodes plus longues que celle qui lui était imposée en ce moment. La bête, dont on ne voyait que les jambes de derrière et le croupion, car les mules lui avaient arraché tous les crins de la queue, présentait un aspect tellement risible, que la plupart des spectateurs en était à se pâmer.

—Taisez vos bêtes de rires, entendez-vous! dit Rubé, saisissant son fusil et prenant position.

Les rires cessèrent, nul ne voulant déranger le coup.

—Maintenant, vieux tar-guts, ne perds pas ta charge! Murmura le vieux trappeur en parlant à son fusil qui, un instant après, était levé, puis abaissé.

Personne ne doutait que Rubé ne dût atteindre l'objet qu'il visait. C'était un coup familier aux tireurs de l'Ouest, que de toucher un but à soixante yards. Et certainement Rubé l'aurait fait.

Mais juste au moment où il pressait la détente, le dos de la jument fut soulevé par une de ces convulsions spasmodiques auxquelles elle était sujette, et le pitahaya tomba à terre. La balle était partie, et, rasant l'épaule de la bête, elle alla traverser une de ses oreilles. La direction du coup ne put être reconnue qu'ensuite; mais l'effet produit fut immédiatement visible. La jument, touchée en un endroit des plus sensibles, poussa un cri presque humain; et, se retournant de bout en bout, se mit à galoper vers le camp, lançant des ruades à tout ce qui se rencontrait sur son chemin. Les cris et les rires éclatants des trappeurs, les sauvages exclamations des Indiens, les «vayas» et «vivas» des Mexicains, les jurements terribles du vieux Rubé formèrent un étrange concert dont ma plume est impuissante à reproduire l'effet.

XXII

LE PLAN DE CAMPAGNE.

Peu après cet incident, je me trouvais au milieu de la caballada, cherchant mon cheval, lorsque le son d'un clairon frappa mon oreille. C'était pour tout le monde le signal de se rassembler, et je retournai sur mes pas. En rentrant au camp, je vis Séguin debout près de la tente, et tenant encore le clairon à la main. Les chasseurs se groupaient autour de lui. Ils furent bientôt tous réunis, attendant que le chef parlât.

—Camarades, dit Séguin, demain nous levons le camp pour une expédition contre nos ennemis. Je vous ai convoqués ici pour vous faire connaître mes intentions et vous demander votre avis!

Un murmure approbateur suivit cette annonce. La levée d'un camp est toujours une bonne nouvelle pour des hommes qui font la guerre. On peut voir qu'il en était de même pour ces bandes mélangées de guerilleros. Le chef continua:

—Il n'est pas probable que nous ayons beaucoup à combattre. Le désert lui-même est le principal danger que nous aurons à affronter; mais nous prendrons nos précautions en conséquence.

J'ai appris de bonne source que nos ennemis sont en ce moment même sur le point de partir pour une grande expédition qui a pour but le pillage des villes de Sonora et de Chihuahua. Ils ont l'intention, s'ils ne sont pas arrêtés par les troupes du gouvernement, de pousser jusqu'à Durango. Deux tribus ont combiné leurs mouvements; et l'on pense que tous les guerriers partiront pour le Sud, laissant derrière eux, leur contrée sans défense. Je me propose donc, aussitôt que j'aurai pu m'assurer qu'ils sont partis, d'entrer sur leur territoire, et de pénétrer jusqu'à la principale ville des Navajoes.

—Bravo!—Hourra!—Bueno!—Très-bien!—Good as wheat! (c'est pain béni!) et nombre d'autres exclamations approbatives suivirent cette déclaration.

—Quelques-uns d'entre vous connaissent mon but dans cette expédition.
D'autres l'ignorent. Je veux que vous le sachiez tous. C'est de….

—Faire une bonne moisson de chevelures, quoi donc? S'écria un rude gaillard à l'air brutal, interrompant le chef.

—Non, Kirker! répliqua Séguin, jetant sur cet homme un regard mécontent, ce n'est pas cela, nous ne devons trouver là-bas que des femmes. Malheur à celui qui fera tomber un cheveu de la tête d'une femme indienne. Je payerai pour chaque chevelure de femme ou d'enfants épargnés.

—Quels seront donc nos profits? Nous ne pouvons pas ramener des prisonniers! Nous aurons assez à faire pour nous tirer tous seuls du désert en revenant.

Ces observations semblaient exprimer les sentiments de beaucoup de membres de la troupe, qui les confirmèrent par un murmure d'assentiment.

—Vous ne perdrez rien. Tous les prisonniers que vous pourrez faire seront comptés sur le terrain, et chacun sera payé en raison du nombre qu'il en aura fait. Quand nous serons revenus, je vous en tiendrai compte.

—Oh! alors, ça suffit, dirent plusieurs voix.

—Que cela soit donc bien entendu; on ne touchera ni aux femmes ni aux enfants. Le butin que vous pourrez faire vous appartient d'après vos lois; mais le sang ne doit pas être répandu. Nous en avons assez aux mains déjà. Vous engagez-vous à cela?

Yes, yes!

Si!

—Oui! oui!

Ya, ya!

—Tous!

All.

Todos, todos crièrent une multitude de voix, chacun répondant dans sa langue.

—Que celui à qui cela ne convient pas parle?

Un profond silence suivit cet appel. Tous adhéraient au désir de leur chef.

—Je suis heureux de voir que vous êtes unanimes. Je vais maintenant vous exposer mon projet dans son ensemble. Il est juste que vous le connaissiez.

—Oui, voyons ça, dit Kirker; faut savoir un peu ce qu'on va faire, puisque ce n'est pas pour ramasser des scalps.

—Nous allons à la recherche de nos amis et de nos parents qui, depuis des années, sont captifs chez nos sauvages ennemis. Il y en a beaucoup parmi nous qui ont perdu des parents, des femmes, des soeurs et des filles.

Un murmure d'assentiment, sorti principalement des rangs des Mexicains, vint attester la vérité de cette allégation.

—Moi-même, continua Séguin, et sa voix tremblait en prononçant ces mots, moi-même, je suis de ce nombre. Bien des années, de longues années se sont écoulées, depuis que mon enfant, ma fille, m'a été volée par les Navajoes. J'ai acquis tout dernièrement la certitude qu'elle est encore vivante, et qu'elle est dans leur capitale, avec beaucoup d'autres captives blanches. Nous allons donc les délivrer, les rendre à leurs amis, à leurs familles.

Un cri d'approbation sortit de la foule:

—Bravo! nous les délivrerons, vive le capitaine, viva el gefe!

Quand le silence fut rétabli, Séguin continua:

—Vous connaissez le but, vous l'approuvez. Je vais maintenant vous faire connaître le plan que j'ai conçu pour l'atteindre, et j'écouterai vos avis.

Ici le chef fit une pause; les hommes demeurèrent silencieux et dans l'attente.

—Il y a trois passages, reprit-il enfin, par lesquels nous pouvons pénétrer dans le pays des Indiens en partant d'ici. Il y a d'abord la route du Puerco de l'ouest. Elle nous conduirait directement aux villes des Navajoes.

—Et pourquoi ne pas prendre cette route? demanda un des chasseurs mexicains; je connais très-bien le chemin jusqu'aux villes des Pecos.

-Parce que nous ne pourrions pas traverser les villes des Pecos sans être vus par les espions des Navajoes. Il y en a toujours de ce côté. Bien plus, continua Séguin, avec une expression qui correspondait à un sentiment caché, nous n'aurions pas atteint le haut Del-Norte, que les Navajoes seraient instruits de notre approche. Nous avons des ennemis tout près de nous.

Carrai! c'est vrai, dit un chasseur, parlant espagnol.

—Qu'ils aient vent de notre arrivée, et, quand bien même leurs guerriers seraient partis pour le Sud, vous pensez bien que notre expédition serait manquée.

—C'est vrai, c'est vrai, crièrent plusieurs voix.

—Pour la même raison, nous ne pouvons pas prendre la passe de Polvidera. En outre, dans cette saison, nous aurions peu de chance de trouver du gibier sur ces deux routes. Nous ne sommes pas approvisionnés suffisamment pour une expédition pareille. Il faut que nous trouvions un pays giboyeux avant d'entrer dans le désert.

—C'est juste, capitaine; mais il n'y a guère de gibier à rencontrer en prenant par la vieille mine. Quelle autre route pourrons-nous donc suivre?

—Il y a une autre route meilleure que toutes celles-là, à mon avis. Nous allons nous diriger vers le sud, et ensuite vers l'ouest à travers les Llanos [1]de la vieille mission. De là nous remonterons vers le nord, et entrerons dans le pays des Apaches.

[Note 1: lianos.]

—Oui, oui, c'est le meilleur chemin, capitaine.

—Notre voyage sera un peu plus long, mais il sera plus facile. Nous trouverons des troupeaux de buffalos ou de boeufs sauvagessur les Llanos. De plus, nous pourrons choisir notre moment avec sûreté, car en nous tenant cachés dans les montagnes du Pinon, d'où l'on découvre le sentier de guerre des Apaches, nous verrons passer nos ennemis. Quand ils auront gagné le sud, nous traverserons le Gila, et nous remonterons l'Azul ou le Prieto. Après avoir atteint le but de notre expédition, nous reviendrons chez nous par le plus court chemin.

—Bravo! Viva!—C'est bien cela, capitaine!—C'est là le meilleur plan!

Tous les chasseurs approuvèrent. Il n'y eut pas une seule objection. Le mot Prieto avait frappé leur oreille comme une musique délicieuse. C'était un mot magique: le nom de la fameuse rivière dans les eaux de laquelle les légendes des trappeurs avaient placé depuis longtemps l'Eldorado, la Montagne-d'Or. Plus d'une histoire sur cette région renommée avait été racontée à la lueur des feux de bivouac des chasseurs; toutes s'accordaient sur ce point que l'or se trouvait là en rognons à la surface du sol, et couvrait de ses grains brillants le lit de la rivière. Souvent des trappeurs avaient dirigé des expéditions vers cette terre inconnue, très-peu, disait-on, avaient pu y arriver. On n'en citait pas un seul qui en fût revenu. Les chasseurs entrevoyaient, pour la première fois, la chance de pénétrer dans cette région avec sécurité, et leur imagination se remplissait des visions les plus fantastiques. Beaucoup d'entre eux s'étaient joints à la troupe de Séguin dans l'espoir qu'un jour ou l'autre cette expédition pourrait être entreprise, et qu'ils parviendraient ainsi à la Montagne-d'Or. Quelle fut donc leur joie lorsque Séguin déclara son intention de se diriger vers le Prieto! A ce nom, un bourdonnement significatif courut à travers la foule, et les hommes se regardèrent l'un l'autre avec un air de satisfaction.

—Demain donc, nous nous mettrons en marche, ajouta le chef. Allez maintenant et faites vos préparatifs. Nous partons au point du jour.

Aussitôt que Séguin eut fini de parler, les chasseurs se séparèrent; chacun se mit en devoir de rassembler ses nippes, besogne bientôt faite, car les rudes gaillards étaient fort peu encombrés d'équipages. Assis sur un tronc d'arbre, j'examinai pendant quelque temps les mouvements de mes farouches compagnons, et prêtai l'oreille à leurs babéliens et grossiers dialogues. Le soleil disparut et la nuit se fit, car, dans ces latitudes, le crépuscule ne dure qu'un instant. De nouveaux troncs d'arbres furent placés sur les feux et lancèrent bientôt de grandes flammes. Les hommes s'assirent autour, faisant cuire de la viande, mangeant, fumant, causant à haute voix, et riant aux histoires de leurs propres hauts faits. L'expression sauvage de ces physionomies était encore rehaussée par la lumière. Les barbes paraissaient plus noires, les dents brillaient plus blanches, les yeux semblaient plus enfoncés, les regards plus perçants et plus diaboliques. Les costumes pittoresques, les turbans, les chapeaux espagnols, les plumes, les vêtements mélangés; les escopettes et les Rifles posés contre les arbres; les selles à hauts pommeaux, placées sur des troncs d'arbres et sur des souches; les brides accrochées aux branches inférieures; des guirlandes de viande séchée disposées en festons devant les tentes, des tranches de venaison encore fumantes et laissant perler leurs gouttes de jus à moitié coagulé; tout cela formait un spectacle des plus curieux et des plus attachants. On voyait briller, dans la nuit, comme des taches de sang, les couches de vermillon étendues sur les fronts des guerriers indiens. C'était une peinture à la fois sauvage et belliqueuse, mais présentant un aspect de férocité qui soulevait le coeur non accoutumé à un tel spectacle. Une semblable peinture ne pouvait se rencontrer que dans un bivac de guérilleros, de brigands, de chasseurs d'hommes.

XXIII

EL-SOL ET LA LUNA.

—Venez, dit Séguin en me touchant le bras, notre souper est prêt, je vois le docteur qui nous appelle.

Je me rendis avec empressement à cette invitation, car l'air frais du soir avait aiguisé mon appétit. Nous nous dirigeâmes vers la tente devant laquelle un feu était allumé. Près de ce feu, le docteur, assisté par Godé et un péon pueblo, mettait la dernière main à un savoureux souper, dont une partie avait été déjà transportée sous la tente. Nous suivîmes les plats, et prîmes place sur nos selles, nos couvertures et nos ballots qui nous servaient de sièges.

—Vraiment, docteur, dit Séguin, vous avez fait preuve ce soir d'un admirable talent comme cuisinier. C'est un souper de Lucullus.

—Oh! mon gabitaine, ch'ai vait de mon mieux; M. Cauté m'a tonné un pon goup te main.

—Eh bien, M. Haller et moi nous ferons honneur à vos plats. Attaquons-le.

—Oui, oui! bien, monsieur Capitaine, dit Godé arrivant, tout empressé, avec une multitude de viandes.

Le Canadien était dans son élément toutes les fois qu'il y avait beaucoup à cuire et à manger.

Nous fûmes bientôt aux prises avec de tendres filets de vache sauvage, des tranches rôties de venaison, des langues séchées de buffalo, des tortillas et du café. Le café et les tortillas étaient l'ouvrage du Pueblo, qui était le professeur de Godé dans ces sortes de préparations. Mais Godé avait un plat de choix, un petit morceau en réserve, qu'il apporta d'un air tout triomphant.

—Voici, messieurs! s'écria-t-il en le posant devant nous.

—Qu'est-ce que c'est, Godé?

—Une fricassée, monsieur.

—Fricassée de quoi?

—De grenouilles: ce que les Yankees appellent Bou-Frog (grenouilles-boeuf)…

—Une fricassée de Bull-frogs?

—Oui, oui, mon maître. En voulez-vous?

—Non, je vous remercie.

—J'en accepterai, monsieur Godé, dit Séguin.

Ich, ich! mons Godé; les crénouilles sont très-pons mancher. Et le docteur tendit son assiette pour être servi.

Godé, en suivant le bord de la rivière, était tombé sur une mare pleine de grenouilles énormes, et cette fricassée était le produit de sa récolte. Je n'avais point encore perdu mon antipathie nationale pour les victimes de l'anathème de saint Patrick, et, au grand étonnement du voyageur, je refusai de prendre part au régal.

Pendant la causerie du souper, je recueillis sur l'histoire du docteur quelques détails qui, joints à ce que j'en avais appris déjà, m'inspirèrent pour ce brave naturaliste un grand intérêt. Jusqu'à ce moment, je n'aurais pas cru qu'un homme de ce caractère pût se trouver dans la compagnie de gens comme les chasseurs de scalps. Quelques détails qui me furent donnés alors m'expliquèrent cette anomalie. Il s'appelait Reichter, Friedrich Reichter. Il était de Strasbourg, et avait exercé la médecine avec succès dans cette cité des cloches. L'amour de la science, et particulièrement de la botanique, l'avait entraîné bien loin de sa demeure des bords du Rhin. Il était parti pour les Etats-Unis; de là il s'était dirigé vers les régions les plus reculées de l'Ouest, pour faire la classification de la flore de ces pays perdus. Il avait passé plusieurs années dans la grande vallée du Mississipi; et, se joignant à une des caravanes de Saint-Louis, il était venu à travers les prairies jusqu'à l'oasis du New-Mexico. Dans ses courses scientifiques le long du Del-Norte, il avait rencontré les chasseurs de scalps, et, séduit par l'occasion qui s'offrait à lui de pénétrer dans les régions inexplorées jusqu'alors par les amants de la science, il avait offert de suivre la bande. Cette offre avait été acceptée avec empressement, à cause des services qu'il pouvait rendre comme médecin; et depuis deux ans, il était avec eux; partageant leurs fatigues et leurs dangers. Il avait traversé bien des aventures périlleuses, souffert bien des privations, poussé par l'amour de son étude favorite, et peut-être aussi par les rêves du triomphe que lui vaudrait un jour, parmi les savants de l'Europe, la publication d'une flore inconnue. Pauvre Reichter! pauvre Friedrich Reichter! c'était le rêve d'un rêve; il ne devait pas s'accomplir.

Notre souper se termina enfin, et le dessert fut arrosé par une bouteille de vin d'El-Paso. Le camp en était abondamment pourvu, ainsi que de whisky de Taos; et les éclats joyeux qui nous venaient du dehors prouvaient que les chasseurs faisaient une large consommation de cette dernière liqueur. Le docteur sortit sa grande pipe, Godé remplit un petit fourneau en terre rouge, pendant que Séguin et moi nous allumions nos cigarettes.

—Mais, dites-moi, demandai-je à Séguin, quel est cet Indien? Celui qui a exécuté ce terrible coup d'adresse sur…

—Ah! El-Sol; c'est un Coco.

—Un Coco?

—Oui, de la tribu des Maricopas.

—Mais cela ne m'en apprend pas plus qu'auparavant. Je savais déjà cela.

—Vous saviez cela? qui vous l'a dit?

—J'ai entendu le vieux Rubé le dire à son ami Garey.

—Ah! c'est juste; il doit le connaître.

Et Séguin garda le silence.

—Eh bien? repris-je, désirant en savoir davantage, qu'est-ce que c'est que les Maricopas? Je n'ai jamais entendu parler d'eux.

—C'est une tribu très-peu connue; une nation singulièrement composée. Ils sont ennemis des Apaches et des Navajoes. Leur pays est situé au-dessous du Gila. Ils viennent des bords du Pacifique, des rives de la mer de Californie.

—Mais cet homme a reçu une excellente éducation, à ce qu'il paraît du moins. Il parle anglais et français aussi bien que vous et moi. Il paraît avoir du talent, de l'intelligence, de la politesse. En un mot, c'est un gentleman.

—Il est tout ce que vous avez dit.

—Je ne puis comprendre…

—Je vais vous l'expliquer, mon ami. Cet homme a été élevé dans une des plus célèbres universités de l'Europe. Il a été plus loin encore dans ses voyages, et a parcouru plus de pays différents, peut-être, qu'aucun de nous.

—Mais comment a-t-il fait! Un Indien!

—Avec le secours d'un levier qui a souvent permis à des hommes sans valeur personnelle (et El-Sol n'est pas du nombre de ceux-là) d'accomplir de très-grandes choses, ou tout au moins de se donner l'air de les avoir accomplies, avec le secours de l'or.

—De l'or? et où donc a-t-il pris tout cet or? J'ai toujours entendu dire qu'il y en avait très-peu chez les Indiens. Les blancs les ont dépouillés de tout celui qu'ils pouvaient avoir autrefois.

—Cela est vrai, en général, et vrai pour les Maricopas en particulier… Il fut une époque où ils possédaient l'or en quantités considérables, et des perles aussi, recueillies au fond de la mer Vermeille. Toutes ces richesses ont disparu. Les révérends pères jésuites peuvent dire quel chemin elles ont pris.

—Mais cet homme? El-Sol?

—C'est un chef. Il n'a pas perdu tout son or. Il en a encore assez pour ses besoins; et il n'est pas de ceux que les padres puissent enjôler avec des chapelets ou du vermillon. Non; il a vu le monde, et a appris à connaître toute la valeur de ce brillant métal.

—Mais sa soeur a-t-elle reçu la même éducation que lui?

—Non; la pauvre Luna n'a pas quitté la vie sauvage; mais il lui a appris beaucoup de choses. Il a été absent plusieurs années, et, depuis peu seulement, il a rejoint sa tribu.

—Leurs noms sont étranges: le Soleil! la Lune!

—Ils leur ont été donnés par les Espagnols de Sonora; mais ils ne sont que la traduction de leurs noms indiens. Cela est très-commun sur les frontières.

—Comment sont-ils ici?

Je fis cette question avec un peu d'hésitation, pensant qu'il pouvait y avoir quelque particularité sur laquelle on ne pouvait me répondre.

—En partie, répondit Séguin, par reconnaissance envers moi, je suppose. J'ai sauvé El-Sol des mains des Navajoes quand il était enfant. Peut-être y a-t-il encore une autre raison. Mais attendez, continua-t-il, semblant vouloir détourner la conversation vous ferez connaissance avec mes amis Indiens. Vous allez être compagnons pendant un certain temps. C'est un homme instruit; il vous intéressera. Prenez garde à votre coeur avec la charmante Luna.—Vincent! Allez à la tente du chef Coco, priez-le de venir prendre un verre d'el-paso avec nous. Dites-lui d'amener sa soeur avec lui.

Le serviteur se mit rapidement en marche à travers le camp. Pendant son absence, nous nous entretînmes du merveilleux coup de fusil tiré par l'Indien.

—Je ne l'ai jamais vu tirer, dit Séguin, sans mettre sa balle dans le but. Il y a quelque chose de mystérieux dans une telle adresse. Son coup est infaillible, et il semble que la balle obéisse à sa volonté. Il faut qu'il y ait une sorte de principe dirigeant dans l'esprit, indépendant de la force des nerfs et de la puissance de la vue. Lui et un autre sont les seuls à qui je connaisse cette singulière puissance.

Ces derniers mots furent prononcés par Séguin comme s'il se parlait à lui-même; après les avoir prononcés, il garda quelques moments le silence, et parut rêveur. Avant que la conversation eût repris, El-Sol et sa soeur entrèrent dans la tente, et Séguin nous présenta l'un à l'autre. Peu d'instants après, El-Sol, le docteur, Séguin et moi étions engagés dans une conversation, très-animée.

Nous ne parlions ni de chevaux, ni de fusils, ni de scalps, ni de guerre, ni de sang, ni de rien de ce qui avait rapport à la terrible dénomination du camp. Nous discutions un point de la science essentiellement peu guerrière de la botanique: les rapports de famille des différentes espèces de cactus! J'avais étudié cette science, et je reconnus que j'en savais moins à cet égard que chacun de mes trois interlocuteurs. Je fus frappé de cela sur le moment, et encore plus, lorsque j'y réfléchis plus tard, du simple fait qu'une telle conversation eût pris place entre nous, dans ce lieu, au milieu des circonstances qui nous environnaient. Deux heures durant, nous demeurâmes tranquillement assis, fumant et causant de sujets du même genre. Pendant que nous étions ainsi occupés, j'observais, à travers la toile, l'ombre d'un homme. Je regardai dehors ce que ma position me permettait de faire sans me lever, et je reconnus, à la lumière qui sortait de la tente, une blouse de chasse avec un porte-pipe brodé, pendant sur la poitrine.

La Luna était assise près de son frère, cousant des semelles épaisses à une paire de mocassins. Je remarquai qu'elle avait l'air préoccupé, et de temps en temps jetait un coup d'oeil hors de la tente. Au plus fort de notre discussion, elle se leva silencieusement, quoique sans aucune apparence de dissimulation, et sortit. Un instant après, elle revint, et je vis luire dans ses yeux la flamme de l'amour, quand elle se remit à son ouvrage.

El-Sol et sa soeur nous quittèrent enfin, et peu après, Séguin, le docteur et moi, roulés dans nos sérapés, nous nous laissions aller au sommeil.

XXIV

LE SENTIER DE LA GUERRE.

La troupe était à cheval à l'aube du jour, et, avant que la dernière note du clairon se fût éteinte, nos chevaux étaient dans l'eau, se dirigeant vers l'autre bord de la rivière. Nous débouchâmes bientôt des bois qui couvraient le fond de la vallée, et nous entrâmes dans les plaines sablonneuses qui s'étendent à l'ouest vers les montagnes des Mimbres. Nous coupâmes à travers ces plaines dans la direction du sud, gravissant de longues collines de sable qui s'allongeaient de l'est à l'ouest. La poussière était amoncelée en couches épaisses, et nos chevaux enfonçaient jusqu'au fanon. Nous traversions alors la partie ouest de la jornada. Nous marchions en file indienne. L'habitude a fait prévaloir cette disposition parmi les Indiens et les chasseurs quand ils sont en marche. Les passages resserrés des forêts et les défilés étroits des montagnes n'en permettent pas d'autre. Et même, lorsque nous étions en pays plat, notre cavalcade occupait une longueur de près d'un quart de mille. L'atajo[1] suivait sous la conduite des arrieros.

[Note 1: Convoi des mules de bagages.]

Nous fîmes notre première journée sans nous arrêter. Il n'y avait ni herbe ni eau sur notre route, et une halte sous les rayons ardents du soleil n'aurait pas été de nature à nous rafraîchir. De bonne heure, dans l'après-midi, une ligne noire, traversant la plaine, nous apparut dans le lointain. En nous rapprochant, nous vîmes un mur de verdure devant nous, et nous reconnûmes un bois de cotonniers. Les chasseurs le signalèrent comme étant le bois de Paloma. Peu après, nous nous engagions sous l'ombre de ces voûtes tremblantes, et nous atteignions les bords d'un clair ruisseau où nous établîmes notre halte pour la nuit.

Pour installer notre campement, nous n'avions plus ni tentes ni cabanes; les tentes dont on s'était servi sur le Del-Norte avaient été laissées en arrière et cachées dans le fourré. Une expédition comme la nôtre exigeait que l'on ne fût pas encombré de bagages. Chacun n'avait que sa couverture pour abri, pour lit et pour manteau. On alluma les feux et l'on fit rôtir la viande. Fatigués de notre route (le premier jour de marche à cheval, il en est toujours ainsi), nous fûmes bientôt enveloppés dans nos couvertures et plongés dans un profond sommeil. Le lendemain matin, nous fûmes tirés du repos par les sons du clairon qui sonnait le réveil. La troupe avait une sorte d'organisation militaire, et chacun obéissait aux sonneries, comme dans un régiment de cavalerie légère. Après un déjeuner lestement préparé et plus lestement avalé, nos chevaux furent détachés de leurs piquets, sellés, enfourchés, et, à un nouveau signal, nous nous mettions en route. Les jours suivants ne furent marqués par aucun incident digne d'être remarqué. Le sol stérile était, çà et là, couvert de sauge sauvage et de mesquite. Il y avait aussi des massifs de cactus et d'épais buissons de créosote qui exhalaient leur odeur nauséabonde au choc du sabot de nos montures. Le quatrième soir nous campions près d'une source, l'Ojo de Vaca, située sur la frontière orientale des Llanos. La grande prairie est coupée à l'ouest par le sentier de guerre des Apaches, qui se dirige au sud vers Sonora. Près du sentier, et le commandant, une haute montagne s'élève et domine au loin la plaine. C'est le Pinon. Notre intention était de gagner cette montagne et de nous tenir cachés au milieu des rochers près d'une source bien connue, jusqu'à ce que nos ennemis fussent passés. Mais, pour faire cela, il fallait traverser le sentier de guerre, et nos traces nous auraient dénoncés. C'était une difficulté que Séguin n'avait pas prévue. Le Pinon était le seul point duquel nous puissions être aperçus. Il fallait donc atteindre cette montagne, et comment le faire sans traverser le sentier qui nous en séparait!

Aussitôt notre arrivée à l'Ojo de Vaca, Séguin réunit les hommes en conseil pour délibérer sur cette grave question.

—Déployons-nous sur la prairie, dit un chasseur, et restons très-écartés les uns des autres jusqu'à ce que nous ayons traversé le sentier de guerre des Apaches. Ils ne feront pas attention à quelques traces disséminées çà et là, je le parie.

—Ouais! compte là-dessus, reprit un autre; croyez-vous qu'un Indien soit capable de rencontrer une piste de cheval sans la suivre jusqu'au bout? Cela est impossible.

—Nous pouvons envelopper les sabots de nos chevaux, pour le temps de la traversée, suggéra l'homme qui avait déjà parlé.

—Ah! ouiche; ça serait encore pire. J'ai essayé de ce moyen-là une fois, et j'ai bien failli y perdre ma chevelure. Il n'y a qu'un Indien aveugle qui pourrait être pris à cela. Il ne faut pas nous y risquer.

—Ils ne sont pas si vétilleux quand ils suivent le sentier de la guerre, je vous le garantis. Et je ne vois pas pourquoi nous ne nous contenterions pas de ce moyen.

La plupart des chasseurs parurent être de ravis du second. Les Indiens, pensèrent-ils, ne pourraient manquer de remarquer un si grand nombre de traces de sabots enveloppés, et de flairer quelque chose en l'air. L'idée de tamponner les pieds des chevaux fut donc abandonnée. Mais que faire?

Le trappeur Rubé, qui jusque-là n'avait rien dit, attira sur lui l'attention générale par cette exclamation:

—Pish!

—Eh bien, qu'as-tu à dire, vieille rosse? demanda un des chasseurs.

-Que vous êtes un tas de fichues bêtes, tous tant que vous êtes. Je ferais passer autant de chevaux qu'il en pourrait tenir dans cette prairie à travers le sentier des Apaches sans laisser une trace que l'Indien le plus fin puisse suivre et particulièrement un Indien marchant à la guerre, comme ceux qui vont passer ici.

—Comment? demanda Séguin.

—Je vous dirai comment, capitaine, si vous voulez me dire quel besoin vous avez de traverser le chemin.

—Mais, c'est pour nous cacher dans les gorges du Pinon; voilà tout.

—Et comment rester cachés dans le Pinon sans eau?

—Il y a une source sur le côté, au pied de la montagne.

—C'est vrai comme l'Écriture. Je sais très-bien cela; mais les Indiens viendront remplir leurs outres à cette source quand ils passeront pour se rendre dans le sud. Et comment prétendez-vous aller auprès de cette source avec toute cette cavalerie sans laisser de traces? Voilà ce que l'Enfant ne comprend pas bien clairement.

—Vous avez raison, Rubé. Nous ne pouvons pas approcher de la source du Pinon sans laisser nos traces, et il est évident que l'armée des Indiens fera halte ici.

—Je ne vois rien de mieux à faire pour nous que de traverser la prairie. Nous pourrons chasser des bisons, jusqu'à ce qu'il soient passés. Ainsi, dans l'idée de l'Enfant, il suffit qu'une douzaine de nous se cachent dans le Pinon, et surveille le passage de ces moricauds. Une douzaine peut faire cela avec sûreté, mais pas un régiment tout entier de cavalerie.

—Et les autres: les laisserez-vous ici?

—Non, pas ici. Qu'ils s'en aillent au nord-est, et coupent, a l'ouest, les hauteurs des Mesquites. Il y a là un ravin, à peu près à vingt milles de ce côté du sentier de guerre. Là, ils trouveront de l'eau et de l'herbe, et pourront rester cachés jusqu'à ce qu'on aille les prévenir.

—Mais pourquoi ne pas rester ici auprès de ce ruisseau, où il y a aussi de l'eau et de l'herbe à foison.

—Parce que, capitaine, il pourrait bien arriver qu'un part d'Indiens prit lui-même cette direction. Et je crois que nous ferions bien de faire disparaître toutes les traces de notre passage avant de quitter cette place.

La force des raisonnements de Rubé frappa tout le monde, et principalement Séguin qui résolut de suivre entièrement ses avis. Les hommes qui devaient se mettre en observation furent choisis, et le reste de la bande, avec l'atajo, prit la direction du nord-est, après que l'on eut enlevé toute les traces de notre séjour auprès du ruisseau. La grande troupe se dirigea vers les monts Mesquites, à dix ou douze milles au nord-ouest du ruisseau. Là ils devaient rester cachés près d'un cours d'eau bien connu de la plupart d'entre eux, et attendre jusqu'à ce qu'on vint les chercher pour nous rejoindre. Le détachement d'observation, dont je faisais partie, se dirigea à l'ouest à travers la prairie. Rubé, Garey, El-Sol et sa soeur, plus Sanchez, un ci-devant toréador et une demi-douzaine d'autres composaient ce détachement, placé sous la direction de Séguin lui-même.

Avant de quitter l'Ojo de Vaca, nous avions déferré nos chevaux et rempli les trous des clous avec de la terre, afin que leurs traces pussent être prises pour celles des mustangs sauvages. Cette précaution était nécessaire, car notre vie pouvait dépendre d'une seule empreinte de fer de cheval. En approchant de l'endroit où le sentier de guerre coupait la prairie, nous nous écartâmes à environ un demi-mille les uns des autres. De cette façon, nous nous dirigeâmes vers le Pinon, près duquel nous nous réunîmes de nouveau, puis nous suivîmes le pied de la montagne en inclinant vers le nord. Le soleil baissait quand nous atteignîmes la fontaine après avoir couru toute la journée pour traverser la prairie. La position de la source nous fut révélée par un bouquet de cotonniers et de saules. Nous évitâmes de conduire nos chevaux près de l'eau; mais ayant gagné une gorge dans l'intérieur de la montagne, nous nous y engageâmes et prîmes notre cachette dans un massif de pins-noyers (nut-pine), où nous passâmes la nuit. Aux premières lueurs du jour, nous fîmes une reconnaissance des lieux. Devant nous était une arête peu élevée couverte de rochers épars et de pins-noyers disséminés. Cette arête formait la séparation entre le défilé et la plaine. De son sommet, couronné par un massif de pins, nous découvrions l'eau et le sentier, et notre vue atteignait jusqu'aux Llanos qui s'étendaient au nord, au sud et à l'est. C'était justement l'espèce d'observatoire dont nous avions besoin pour l'occasion. Dès cette matinée, il devint nécessaire de descendre pour faire de l'eau. Dans ce but, nous nous étions munis d'un double baquet mule et d'outres supplémentaires. Nous allâmes à la source, et remplîmes tous nos vases, ayant soin de ne laisser aucune trace de nos pas sur la terre humide. Toute la journée nous fîmes faction, mais pas un Indien ne se montra. Les daims et les antilopes, une petite troupe de buffalos, vinrent boire à une des branches du ruisseau, et retournèrent ensuite aux verts pâturages. Il y avait de quoi tenter des chasseurs, car il nous était facile de les approcher à portée de fusil; mais nous n'osions pas les tirer. Nous savions que les chiens des Indiens seraient mis sur la piste par le sang répandu. Sur le soir, nous retournâmes encore à la provision d'eau, et nous fîmes deux fois le voyage, car nos animaux commençaient à souffrir de la soif. Nous prîmes les mêmes précautions que la première fois.

Le lendemain, nos yeux restèrent anxieusement fixés sur l'horizon, au nord. Séguin avait une petite lunette d'approche, et nous pouvions découvrir la prairie jusqu'à une distance de près de trois milles; mais l'ennemi ne se montra pas plus que la veille. Le troisième jour se passa de même, et nous commencions à craindre que les ennemis n'eussent pris un autre sentier. Une autre circonstance nous inquiétait: nous avions consommé presque toutes nos provisions, et nous nous voyions réduits à manger crues les noix du Pinon. Nous n'osions pas allumer du feu pour les faire griller. Les Indiens reconnaissent une fumée à d'énormes distances. Le quatrième jour arriva, et rien ne troubla encore la tranquillité de l'horizon, au nord. Nos provisions étaient épuisées, et la faim commençait à nous mordre les entrailles. Les noix ne suffisaient point pour l'apaiser. Le gibier abondait à la source et sur la prairie. Quelqu'un proposa de se glisser à travers les saules et de tirer une antilope ou un daim rayé. Ces animaux se montraient par troupeaux tout autour de nous.

—C'est trop dangereux, dit Séguin, leurs chiens sentiraient le sang. Cela nous trahirait.

—Je puis vous en procurer un sans verser une goutte de sang, reprit un chasseur mexicain.

—Comment cela? demandâmes-nous tous ensemble.

L'homme montra son lasso.

—Mais vos traces? Vos pieds feront de profondes empreintes dans la lutte.

—Nous pourrons les effacer, capitaine, répondit le chasseur.

—Essayez donc, dit le chef consentant.

Le Mexicain détacha le lasso de sa selle, et, prenant avec lui un compagnon, se dirigea vers la source. Ils se glissèrent à travers les saules et se mirent en embuscade. Nous les suivions du regard du haut de la crête.

Ils n'étaient pas là depuis un quart d'heure, que nous vîmes un troupeau d'antilopes s'approcher, venant de la plaine. Elles se dirigeaient droit à la source, se suivant à la file, et furent bientôt tout près des saules où les chasseurs s'étaient embusqués. Là, elles s'arrêtèrent tout à coup, levant leurs têtes et reniflant l'air. Elles avaient senti le danger; mais il était trop tard pour celle qui était en avant.

—Voilà le lasso parti, cria l'un de nous.

Nous vîmes le noeud traversant l'air et tombant sur le chef de file. Le troupeau fit volte-face, mais la courroie était enroulée autour du cou du premier de la bande, qui, après deux ou trois bonds, tomba sur le flanc et demeura sans mouvement. Le chasseur sortit du bouquet de saules, et, chargeant l'animal mort sur ses épaules, revint vers l'entrée du défilé. Son compagnon suivait, effaçant les traces du chasseur et les siennes propres. Au bout de quelques instants ils nous avaient rejoints. L'antilope fut dépouillée et mangée crue, toute saignante.

Nos chevaux, affamés et altérés, maigrissaient à vue d'oeil. Nous n'osions pas aller trop souvent à l'eau, bien que notre prudence se relâchât à mesure que le temps se passait. Deux autres antilopes furent prises au lasso par l'habile chasseur. La nuit qui suivit le quatrième jour était éclairée par une lune brillante. Les Indiens marchent souvent au clair de la lune, et particulièrement quand ils suivent le sentier de la guerre. Nous avions des vedettes aussi bien la nuit que le jour, et, cette uit-là, nous exerçâmes une surveillance avec meilleur espoir que précédemment. C'était une si belle nuit! pleine de lune, calme et pure. Notre attente ne fut point trompée. Vers minuit, la sentinelle nous éveilla. On distinguait au nord des formes noires se détachant sur le ciel. Ce pouvaient être des buffalos. Ces objets s'approchaient de nous. Chacun de nous se tient le regard tendu au loin sur le tapis d'herbe argentée, et cherche à percer l'atmosphère. Nous voyons briller quelque chose: ce sont des armes, sans doute,—des chevaux,—des cavaliers,—ce sont les Indiens!

—Oh! Dieu! camarades, nous sommes fous! et nos chevaux, s'ils allaient hennir?….

Nous nous précipitons à la suite de notre chef en bas de la colline, à travers les rochers et les arbres, nous courons au fourré, où nos animaux sont attachés. Peut-être il est trop tard, car les chevaux s'entendent les uns les autres à plusieurs milles de distance, et le plus léger bruit se transmet au loin à travers l'atmosphère tranquille de ces hauts plateaux. Nous arrivons près de la caballada. Que fait Séguin? Il a détaché la couverture qui est à l'arrière de la selle, et il enveloppe la tête de son cheval. Nous suivons son exemple; sans échanger une parole, car nous comprenons qu'il n'y a pas autre chose à faire. Au bout de quelques minutes, nous avons reconquis notre sécurité, et nous remontons à notre poste d'observation.

Nous nous y étions pris à temps, car, en atteignant le sommet, nous entendîmes les exclamations des Indiens, les thoump, thoump des sabots sur le sol résistant de la plaine; de temps en temps un hennissement annonçant que leurs chevaux sentaient l'approche de l'eau. Ceux qui étaient en tête se dirigeaient vers la source; et nous aperçûmes la longue ligne des cavaliers s'étendant jusqu'au point le plus éloigné de l'horizon. Ils approchèrent encore, et nous pûmes distinguer les banderoles et les pointes brillantes de leurs lances. Nous voyons aussi leurs corps demi-nus luire aux rayons de la lune. Au bout de quelques instants, ceux qui étaient en tête atteignaient les buissons, faisaient halte, laissaient boire leurs animaux, puis, faisant demi-tour, gagnaient le milieu de la prairie au trot, et là, sautant à terre, déharnachaient leurs chevaux. Il devenait évident que leur intention était de camper là pour la nuit. Pendant près d'une heure, ils défilèrent ainsi, jusqu'à ce que deux cents guerriers fussent réunis dans la plaine sous nos yeux.

Nous observions tous leurs mouvements. Nous ne craignions pas d'être vus. Nos corps étaient cachés derrière les rochers et nos figures masquées par le feuillage des arbres du Pinon. Nous pouvions facilement voir et entendre tout ce qui se passait, les sauvages n'étant pas à plus de trois cents yards de notre poste. Ils commencent par attacher leurs chevaux à des piquets disposés en un large cercle, au loin dans la plaine. Là, l'herbe est plus longue et plus épaisse que dans le voisinage de la source. Ils détachent et rapportent avec eux les harnais, composés de brides en crin, de couvertures en cuir de buffalo et de peaux d'ours gris. Peu d'entre eux ont des selles. Les Indiens n'ont pas l'habitude de s'en servir dans les expéditions de guerre. Chaque homme plante sa lance dans le sol, et place, auprès de son bouclier, son arc et son carquois. Il étend à son côté une couverture de laine, ou une peau de bête, qui lui sert à la fois de tente et de lit. Les lances, bien alignées sur la prairie, y forment un front de plusieurs centaines de yards, et en un instant leur camp est formé avec une promptitude et une régularité à faire honte aux plus vieilles troupes. Leur camp est divisé en deux parties, correspondant à deux bandes: celle des Apaches et celle des Navajoes. La dernière est, de beaucoup, la moins nombreuse, et se trouve la plus éloignée, par rapport à nous. Nous entendons le bruit de leurs tomahawks attaquant les arbres du fourré au pied de la montagne, et nous les voyons retourner vers la plaine, chargés de fagots qu'ils empilent et qu'ils allument. Un grand nombre de feux brillent bientôt dans la nuit. Les sauvages s'assoient autour et font cuire leur souper. Nous pouvons distinguer les peintures dont sont ornés leurs visages et leurs poitrines nues. Il y en a de toutes les couleurs: les uns sont peints en rouge, comme s'ils étaient barbouillés de sang; d'autres en noir de jais. Ceux-ci ont la moitié de la figure peinte en blanc et l'autre moitié en rouge ou en noir. Ceux-là sont marqués comme des chiens de chasse, d'autres sont rayés et zébrés. Leurs joues et leurs poitrines sont tatouées de figures d'animaux: de loups, de panthères, d'ours, de buffalos et autres hideux hiéroglyphes, vivement éclairés par l'ardente flamme du bois de pin. Quelques-uns portent une main rouge peinte sur le coeur; un grand nombre étalent comme devise des têtes de mort ou des os en croix. Chacun d'eux a adopté un symbole correspondant à son caractère. Ce sont des écussons où la fantaisie joue le même rôle que dans le choix des armoiries que l'on voit sur les portières des voitures, sur les boutons des livrées, ou sur la médaille de cuivre du facteur de magasin. La vanité est de tous les pays, et les sauvages, comme les civilisés, ont aussi leurs hochets.

Mais qu'est-ce donc? des casques brillants, de cuivre et d'acier, avec des plumes d'autruche! Une telle coiffure à des sauvages! Où ont-ils pris cela? Aux cuirassiers de Chihuahua. Pauvres diables, tués dans quelque rencontre avec ces lanciers du désert.

La viande saignante crépite au feu sur des broches de bois de saule, les Indiens placent des noix du Pinon sous les cendres, et les en retirent grillées et fumantes; ils allument leur pipe de terre durcie, et lancent en l'air des nuages de fumée. Ils gesticulent en se racontant les uns aux autres leurs sanglantes aventures. Nous les entendons crier, causer et rire comme de vrais saltimbanques. Combien sont-ils différents des Indiens de la forêt! Pendant deux heures, nous suivons tous leurs mouvements et nous les écoutons. Enfin les hommes qui doivent garder les chevaux sont choisis et se dirigent vers la caballada; des Indiens, l'un après l'autre, étendent leurs peaux de bêtes, s'enroulent dans leurs couvertures et s'endorment. Les flammes cessent de briller, mais, à la lueur de la lune, nous pouvons distinguer les corps couchés des sauvages. Des formes blanches se meuvent au milieu d'eux; ce sont les chiens quêtant après les débris du souper. Ils courent çà et là, grondant l'un après l'autre, et aboyant aux coyotes qui rôdent à la lisière du camp. Plus loin, sur la prairie, les chevaux sont encore éveillés et occupés. Nous entendons le bruit de leurs sabots frappant le sol et le craquement de l'herbe touffue, sous leurs dents. D'espace en espace nous apercevons la forme droite d'un homme debout: ce sont les sentinelles de la caballada.

XXV

TROIS JOURS DANS LA TRAPPE.

Nous dûmes nous préoccuper alors de notre propre situation. Les dangers et les difficultés dont nous étions entourés apparurent à nos yeux.

—Est-ce que les sauvages vont rester ici pour chasser?

Cette pensée sembla nous venir à tous au même instant, et nous échangeâmes des regards inquiets et consternés.

—Cela n'est pas improbable, dit Séguin à voix basse, et d'un ton grave; il est évident qu'ils ne sont pas approvisionnés de viande; et comment pourraient-ils sans cela entreprendre la traversée du désert? Ils chasseront ici ou plus loin. Pourquoi pas ici?

—S'il en est ainsi, nous sommes dans une jolie trappe! Interrompit un chasseur montrant successivement l'entrée de la gorge d'un côté et la montagne de l'autre.—Comment sortirons-nous d'ici? Je serais vraiment curieux de le savoir.

Nos yeux suivirent les gestes de celui qui parlait. En face de l'ouverture de la ravine, à moins de cent yards de distance des rochers qui en obstruaient l'entrée, nous apercevions la ligne du camp des Indiens. Plus près encore, il y avait une sentinelle. On n'aurait pu s'aventurer à sortir, la sentinelle fût-elle endormie, sans s'exposer à rencontrer les chiens qui rôdaient en foule dans le camp. Derrière nous, la montagne se dressait verticalement comme un mur. Elle était inaccessible. Nous étions positivement dans une trappe.

Carraï! s'écria un des hommes, nous allons crever de faim et de soif s'ils restent ici pour chasser!

—Ça sera encore plus tôt fait de nous, reprit un autre, s'il leur prend fantaisie de pénétrer dans la gorge!

Cette hypothèse pouvait se réaliser, bien qu'il y eût peu d'apparence. Le ravin formait une espèce de cul-de-sac qui entrait de biais dans la montagne et se terminait à un mur de rochers. Rien ne pouvait attirer nos ennemis dans cette direction, à moins, toutefois, qu'ils ne vinssent y chercher des noix du Pinon. Quelques-uns de leurs chiens aussi ne pouvaient-ils pas venir de ce côté, en quête de gibier, ou attirés par l'odeur de nos chevaux? Tout cela était possible, et chacune de ces probabilités nous faisait frissonner.

—S'ils ne nous découvrent pas, dit Séguin, cherchant à nous rassurer, nous pourrons vivre un jour ou deux avec des noix de pin. Quand les noix nous feront défaut, nous tuerons un de nos chevaux. Quelle quantité d'eau avons-nous?

—Nous avons de la chance, capitaine, nos outres sont presque pleines.

—Mais nos pauvres bêtes? Il n'y aura pas de quoi les abreuver.

—Il n'y a pas à craindre la soif tant que nous aurons de cela, dit El-Sol, regardant à terre et indiquant du pied une grosse masse arrondie qui croissait parmi les rochers: c'était un cactus sphéroïdal. Voyez, continua-t-il, il y en a par centaines.

Tout le monde comprit ce qu'El-Sol voulait dire, et les regards se reposèrent avec satisfaction sur les cactus.

—Camarades, reprit Séguin, il ne sert à rien de nous désoler. Que ceux qui peuvent dormir dorment. Il suffit de poser une sentinelle là-bas et une autre ici. Allez, Sanchez! Et le chef indiqua en bas de la ravine un poste d'où on pouvait surveiller l'entrée.

La sentinelle s'éloigna, et prit son poste en silence. Les autres descendirent, et, après avoir visité les muselières des chevaux, retournèrent à la station de la vedette placée sur la crête. Là, nous nous roulâmes dans nos couvertures, et, nous étendant sur les rochers, nous nous endormîmes pour le reste de la nuit.

Avant le jour, nous sommes tous sur pied, et nous guettons à travers le feuillage avec un vif sentiment d'inquiétude. Le camp des Indiens est plongé dans le calme le plus profond. C'est mauvais signe! S'ils avaient dû partir, ils auraient été debout plus tôt. Ils ont l'habitude de se mettre en route avant l'aube. Ces symptômes augmentent nos alarmes. Une lueur grise commence à se répandre sur la prairie. Une bande blanche se montre à l'horizon, du côté de l'Orient. Le camp se réveille. Nous entendons des voix. Des formes noires s'agitent au milieu des lances plantées verticalement dans le sol. Des sauvages gigantesques traversent la plaine. Des peaux de bêtes couvrent leurs épaules et les protègent contre l'air vif du matin. Ils portent des fagots. Ils rallument les feux. Nos hommes causent à voix basse, étendus sur les rochers et suivant de l'oeil tous leurs mouvements.

—Il est évident qu'ils ont l'intention de faire séjour ici.

—Oui, ça y est; c'est sûr et certain! Fichtre! je voudrais bien savoir combien de temps ils vont y rester.

—Trois jours au moins; peut-être cinq ou six.

—B…igre de chien! nous serons flambés avant qu'il n'en soit passé la moitié!

—Que diable auraient-ils à faire ici si longtemps? Je parie, moi, qu'ils vont filer aussitôt qu'ils pourront.

—Sans doute; mais pourront-ils partir plus tôt?

—Ils ont bien assez d'un jour pour ramasser toute la viande dont ils ont besoin. Voyez! il y a là-bas des buffalos en masse. Regardez! là-bas, tout là-bas!

Et celui qui parlait montrait des silhouettes noires qui se détachaient sur le ciel brillant. C'était un troupeau de buffalos.

—C'est juste. En moins d'une demi-journée, ils auront abattu autant de viande qu'ils en veulent. Mais comment la feront-ils sécher en moins de trois jours. C'est là ce que je serais bien aise de savoir.

Es verdad! dit un des Mexicains, un cibolero; tres dias, al menos!

—Oui, messieurs! Et gare si le soleil nous joue le mauvais tour de ne pas se montrer.

Ces propos sont échangés entre deux ou trois hommes qui parlent à voix basse, mais assez haut cependant pour que nous les entendions. Ils nous révèlent une nouvelle face de la question, que nous n'avions pas encore envisagée. Si les Indiens restent là jusqu'à ce que leurs viandes soient séchées, nous sommes grandement exposés à mourir de soif ou à être découverts dans notre cachette. Nous savons que l'opération du dessèchement de la viande de buffalo demande trois jours, avec un bon soleil, comme un chasseur l'a insinué. Cela, joint à une première journée employée à la chasse, nous fait quatre jours d'emprisonnement dans le ravin! La perspective est redoutable. Nous pressentons les atroces et mortelles tortures de la soif. La famine n'est pas à craindre; nos chevaux sont là et nous avons nos couteaux. Ils nous fourniront de la viande, au besoin, pour plusieurs semaines. Mais les cactus suffiront-ils à calmer la soif des hommes et des bêtes pendant trois ou quatre jours? C'est là une question que personne ne peut résoudre. Le cactus a souvent soulagé un chasseur pendant quelque temps; il lui a rendu les forces nécessaires pour gagner un cours d'eau, mais plusieurs jours! L'épreuve ne tarde pas à commencer. Le jour s'est levé; les Indiens sont sur pied. La moitié d'entre eux détachent les chevaux de leurs piquets et les conduisent à l'eau. Ils ajustent les brides, prennent leurs lances, bandent leurs arcs, mettent le carquois sur leurs épaules et sautent à cheval. Après une courte consultation, ils se dirigent au galop vers l'est. Une demi-heure après, nous les voyons poursuivant les buffalos à travers la prairie, les perçant de leurs flèches et les traversant de leurs longues lances. Ceux qui sont restent au camp mènent leurs chevaux à la source, et les reconduisent dans la prairie. Puis ils abattent de jeunes arbres, pour alimenter les feux. Voyez! les voilà qui enfoncent de longues perches dans la terre, et qui tendent des cordes de l'une à l'autre. Dans quel but? Nous ne le savons que trop.

—Ah! regardez là-bas! murmure un des chasseurs en voyant ces préparatifs; là-bas, les cordes à sécher la viande! Maintenant, il n'y a pas à dire, nous voilà en cage pour tout de bon.

Por todos los santos, es verdad!

Caramba! carajo! chingaro! grommelle le cibolero qui voit parfaitement ce que signifient ces perches et ces cordes.

Nous observons avec un intérêt fiévreux tous les mouvements des sauvages. Le doute ne nous est plus permis. Ils se disposent à rester là plusieurs jours. Les perches dressées présentent un développement de plus de cent yards, devant le front du campement. Les sauvages attendent le retour de leurs chasseurs. Quelques-uns montent à cheval et se dirigent au galop vers la battue des buffalos qui fuient au loin dans la plaine. Nous regardons à travers les feuilles en redoublant de précautions, car le jour est éclatant, et les yeux perçants de nos ennemis interrogent tous les objets qui les entourent. Nous parlons à voix basse, bien que la distance rende, à la rigueur, cette précaution superflue; mais, dans notre terreur, il nous semble que l'on peut nous entendre. L'absence des chasseurs indiens a duré environ deux heures. Nous les voyons maintenant revenir à travers la prairie, par groupes séparés. Ils s'avancent lentement. Chacun d'eux porte une charge devant lui, sur le garrot de son cheval. Ce sont de larges masses de chair rouge, fraîchement dépouillée et fumante. Les uns portent les côtes et les quartiers, les autres les bosses, ceux-ci les langues, les coeurs, les foies, les petits morceaux, enveloppés dans les peaux des animaux tués. Ils arrivent au camp et jettent leurs chargements sur le sol. Alors commence une scène de bruit et de confusion. Les sauvages courent çà et là, criant, bavardant, riant et sautant. Avec leurs longs couteaux à scalper, ils coupent de larges tranches et les placent sur les braises ardentes, ils découpent les bosses, et enlèvent la graisse blanche et remplissent des boudins. Ils déploient les foies bruns qu'ils mangent crus. Ils brisent les os avec leurs tomahawks, et avalent la moelle savoureuse. Tout cela est accompagné de cris, d'exclamations, de rires bruyants et de folles gambades. Cette scène se prolonge pendant plus d'une heure. Une troupe fraîche de chasseurs monte à cheval et part. Ceux qui restent découpent la viande en longues bandes qu'ils accrochent aux cordes préparées dans ce but. Ils la laissent ainsi pour être transformée en tasajo par l'action du soleil. Nous savons ce qui nous attend; le péril est extrême; mais des hommes comme ceux qui composent la bande de Séguin ne sont pas gens à abandonner la partie tant qu'il reste une ombre d'espoir. Il faut qu'un cas soit bien désespéré pour qu'ils se sentent à bout de ressources.

—Il n'y a pas besoin de nous tourmenter tant que nous ne sommes pas atteints dans nos oeuvres vives, dit un des chasseurs.

—Si c'est être atteint dans ses oeuvres vives que d'avoir le ventre creux, réplique un autre, je le suis, et ferme. Je mangerais un âne tout cru, sans lui ôter la peau.

—Allons, garçons, réplique un troisième, ramassons des noix de pin et régalons-nous.

Nous suivons cet avis et nous nous mettons à la recherche des noix. A notre grand désappointement, nous découvrons que ce précieux fruit est assez rare. Il n'y a pas sur la terre ou sur les arbres de quoi nous soutenir pendant deux jours.

—Par le diable! s'écrie un des hommes, nous serons forcés de nous en prendre à nos bêtes.

—Soit, mais nous avons encore le temps, nous attendrons que nous nous soyons un peu rongé les poings avant d'en venir là.

On procède à la distribution de l'eau qui se fait dans une petite tasse. Il n'en reste plus guère dans les outres, et nos pauvres chevaux souffrent.

—Occupons-nous d'eux, dit Séguin, se mettant en devoir d'éplucher un cactus avec son couteau.

Chacun de nous en fait autant et enlève soigneusement les côtes et les piquants. Un liquide frais et gommeux coule des tissus ouverts. Nous arrachons, en brisant leurs courtes queues, les boules vertes des cactus, nous les portons dans le fourré et les plaçons devant nos animaux. Ceux-ci s'emparent avidement de ces plantes succulentes, les broient entre les dents et avalent le jus et les fibres. Ils y trouvent à boire et à manger. Dieu merci! nous pouvons espérer de les sauver. Nous renouvelons la provision devant eux jusqu'à ce qu'ils en aient assez. Deux sentinelles sont entretenues en permanence, l'une sur la crête de la colline, l'autre en vue de l'ouverture du défilé. Les autres restent dans le ravin, et cherchent, sur les flancs, les fruits coniques du Pinon. C'est ainsi que se passe notre première journée. Jusqu'à une heure très-avancée de la soirée, nous voyons les chasseurs Indiens rentrer dans le camp apportant leur charge de chair de buffalo. Les feux sont partout allumés, et les sauvages, assis autour, passent presque toute la nuit à faire des grillades et à manger. Le lendemain, ils ne se lèvent que très-tard. C'est un jour de repos et de paresse; la viande pend aux cordes, et ils ne peuvent qu'attendre la fin de l'opération. Ils flânent dans le camp; ils arrangent leurs brides et leurs lassos, ou passent la visite de leurs armes. Ils mènent boire leurs chevaux et les reconduisent au milieu de l'herbe fraîche. Plus de cent d'entre eux sont incessamment occupés à faire griller de larges tranches de viandes, et à les manger. C'est un festin perpétuel. Leurs chiens sont fort affairés aussi, après les os dépouillés. Ils ne quitteront probablement pas cette curée, et nous n'avons pas à craindre qu'ils viennent rôder du côté de la ravine tant qu'ils seront ainsi attablés. Cela nous rassure un peu. Le soleil est chaud pendant toute la seconde journée, et nous rôtit dans notre ravin desséché. Cette chaleur redouble notre soif; mais nous sommes loin de nous en plaindre, car elle hâtera le départ des sauvages. Vers le soir, le tasajo commence à prendre une teinte brune et à se racornir. Encore un jour comme cela, et il sera bon à empaqueter. Notre eau est épuisée; nous suçons les feuilles succulentes du cactus, dont l'humidité trompe notre soif, sans pourtant l'apaiser. La faim se fait sentir de plus en plus vive. Nous avons mangé toutes les noix de pin, et il ne nous reste plus qu'à tuer un de nos chevaux.

—Attendons jusqu'à demain, propose-t-on. Laissons encore une chance aux pauvres bêtes. Qui sait ce qui peut arriver demain matin?

Cette proposition est acceptée. Il n'y a pas un chasseur qui ne regarde la perte de son cheval comme un des plus grands malheurs qui puisse l'atteindre dans la prairie. Dévorés par la faim, nous nous couchons, attendant la venue du troisième jour. Le matin arrive, et nous grimpons comme d'habitude à notre observatoire.

Les sauvages dorment tard comme la veille; mais ils se lèvent enfin, et, après avoir fait boire leurs chevaux, recommencent à faire cuire de la viande. L'aspect des tranches saignantes, des côtes juteuses fumant sur la braise, l'odeur savoureuse que nous apporte la brise surexcitent notre faim jusqu'à la rendre intolérable. Nous ne pouvons pas résister plus longtemps. Il faut qu'un cheval meure! Lequel? La loi de la montagne en décidera. Onze cailloux blancs et un noir sont placés dans un seau vide; l'un après l'autre nous sommes conduits auprès, les yeux bandés. Je tremble, en mettant la main dans le vase autant que s'il s'agissait de ma propre vie.

—Grâce soit rendue au ciel! mon brave Moro est sauvé!…

Un des Mexicains a pris la pierre noire.

—Nous avons de la chance! s'écria un chasseur, un bon mustang bien gras vaut mieux qu'un boeuf maigre.

En effet, le cheval désigné par le sort est très-bien en chair. Les sentinelles sont replacées, et nous nous dirigeons vers le fourré pour exécuter la sentence. On s'approche de la victime avec précaution; on l'attache à un arbre, et on lui met des entraves aux quatre jambes pour qu'elle ne puisse se débattre. On se propose de la saigner à blanc. Le cibolero a dégainé son long couteau; un homme se tient prêt à recevoir dans un seau le précieux liquide, le sang. Quelques-uns, munis de tasses, se préparent à boire aussitôt que le sang coulera. Un bruit inusité nous arrête court. Nous regardons à travers les feuilles. Un gros animal gris, ressemblant à un loup, est sur la lisière du fourré et nous regarde. Est-ce un loup? Non; c'est un chien indien. L'exécution est suspendue, chacun de nous s'arme de son couteau. Nous nous approchons doucement de l'animal; mais il se doute de nos intentions, pousse un sourd grognement, et court vers l'extrémité du défilé. Nous le suivons des yeux. L'homme en faction est précisément le propriétaire du cheval voué à la mort. Le chien ne peut regagner la plaine qu'en passant près de lui, et le Mexicain se tient, la lance en arrêt, prêt à le recevoir. L'animal se voit coupé, il se retourne et court en arrière; puis, prenant un élan désespéré, il essaie de franchir la vedette. Au même moment il pousse un hurlement terrible. Il est empalé sur la lance. Nous nous élançons vers la crête pour voir si le hurlement a attiré l'attention des sauvages. Aucun mouvement inusité ne se manifeste parmi eux; ils n'ont rien entendu. Le chien est dépecé et dévoré avant que la chair palpitante ait eu le temps de se refroidir! Le cheval est préservé. La récolte des cactus rafraîchissants pour nos bêtes nous occupe pendant quelque temps. Quand nous retournons à notre observatoire, un joyeux spectacle s'offre à nos yeux. Les guerriers assis autour des feux renouvellent les peintures de leurs corps. Nous savons ce que cela veut dire. Le tasajo est devenu noir. Grâce au soleil brûlant il sera bientôt bon à empaqueter. Quelques-uns des Indiens s'occupent à empoisonner les pointes de leurs flèches. Ces symptômes raniment notre courage. Ils se mettront bientôt en marche, sinon cette nuit, demain au point du jour. Nous nous félicitons réciproquement, et suivons de l'oeil tous les mouvements du camp. Nos espérances s'accroissent à la chute du jour. Ah! voici un mouvement inaccoutumé. Un ordre a été donné. Voilà!

Mira! Mira!—See!—Look! look!—Tous les chasseurs s'exclament à la fois, mais à voix basse.

—Par le grand diable vivant! ils vont partir à la brune.

Les sauvages détachent le tasajo et le mettent en rouleaux. Puis, chaque homme se dirige vers son cheval, les piquets sont arrachés: les bêtes menées à l'eau; on les bride, on les harnache et on les sangle. Les guerriers prennent leurs lances, endossent leur carquois, ramassent leurs boucliers et leurs arcs, et sautent légèrement à cheval. Un moment après, leur file est formée avec la rapidité de la pensée, et, reprenant leur sentier, ils se dirigent, un par un, vers le sud. La troupe la plus nombreuse est passée. La plus petite, celle des Navajoes, suit la même route. Non, cependant! cette dernière oblique soudainement vers la gauche et traverse la prairie, se dirigeant à l'est, vers la source de l'Ojo de Vaca.

XXVI

LES DIGGERS.[1]

[Note 1: Diggers, mot à mot: homme qui creuse, fossoyeur. C'est une race particulière de sauvage de ces montagnes.]

Notre premier mouvement fut de nous précipiter au bas de la côte, vers la source, pour y satisfaire notre soif, et vers la plaine pour apaiser notre faim avec les os dépouillés de viandes dont le camp était jonché. Néanmoins, la prudence nous retint.

—Attendez qu'ils aient disparu, dit Garey. Ils seront hors de vue en trois sauts de chèvre.

—Oui, restons ici un instant encore, ajoute un autre; quelques-uns peuvent avoir oublié quelque chose et revenir sur leurs pas.

Cela n'était pas impossible, et, bien qu'il nous en coûtât, nous nous résignâmes à rester quelque temps encore dans le défilé. Nous descendîmes au fourré pour faire nos préparatifs de départ: seller nos chevaux et les débarrasser des couvertures dont leurs têtes étaient emmaillotées. Pauvres bêtes! Elles semblaient comprendre que nous allions les délivrer. Pendant ce temps, notre sentinelle avait gagné le sommet de la colline pour surveiller les deux troupes, et nous avertir aussitôt que les Indiens auraient disparu.

—Je voudrais bien savoir pourquoi les Navajoes vont par l'Ojo de Vaca, dit notre chef d'un air inquiet; il est heureux que nos camarades ne soient pas restés là.

—Ils doivent s'ennuyer de nous attendre où ils sont, ajouta Garey, à moins qu'ils n'aient trouvé dans les mesquites plus de queues noires que je ne me l'imagine..

Vaya! s'écria Sanchez, ils peuvent rendre grâce à la Santissima de ne pas être restés avec nous. Je suis réduit à l'état de squelette Mira! Carraï!

Nos chevaux étaient sellés et bridés nos lassos accrochés; la sentinelle ne nous avait point encore avertis. Notre patience était à bout.

—Allons! dit l'un de nous, avançons: ils sont assez loin maintenant. Ils ne vont pas s'amuser à revenir en arrière tout le long de la route. Ce qu'ils cherchent est devant eux, je suppose. Par le diable! le butin qui les tente est assez beau!

Nous ne pûmes y tenir plus longtemps. Nous hélâmes la sentinelle. Elle n'apercevait plus que les têtes dans le lointain.

—Cela suffit, dit Séguin, venez; emmenez les chevaux!

Les hommes s'empressèrent d'obéir, et nous courûmes vers le fond de la ravine, avec nos bêtes. Un jeune homme, le pueblo domestique de Séguin, était à quelques pas devant. Il avait hâte d'arriver à la source. Au moment où il atteignit l'ouverture de la gorge, nous le vîmes se jeter à terre avec toutes les apparences de l'effroi, tirant son cheval en arrière et s'écriant:

Mi amo! mi amo! todavia son! (Monsieur! monsieur! Ils sont encore là!)

—Qui? demande Séguin, se portant rapidement en avant.

—Les Indiens! monsieur! les Indiens!

—Vous êtes fou! Où les voyez-vous?

—Dans le camp, monsieur. Regardez là-bas!

Je suivis Séguin vers les rochers qui masquaient l'entrée du défilé. Nous regardâmes avec précaution par-dessus. Un singulier tableau s'offrit à nos yeux. Le camp était dans l'état où les Indiens l'avaient laissé, les perches encore debout. Les peaux velues de buffalos, les os empilés, couvraient la plaine; des centaines de coyotes rôdaient çà et là, grondant l'un après l'autre, ou s'acharnant à poursuivre tel d'entre eux qui avait trouvé un meilleur morceau que ses compagnons. Les feux continuaient à brûler, et les loups, galopant à travers les cendres, soulevaient des nuages jaunes. Mais il y avait quelque chose de plus extraordinaire que tout cela, quelque chose qui me frappa d'épouvante. Cinq ou six formes quasi humaines s'agitaient auprès des feux, ramassant les débris de peaux et d'os, et les disputant aux loups qui hurlaient en foule tout autour d'eux. Cinq ou six autres figures semblables, assises autour d'un monceau de bois allumé, rongeaient silencieusement des côtes à moitié grillées! Étaient-ce donc des… en vérité, c'étaient bien des êtres humains! Ce ne fut pas sans une profonde stupéfaction que je considérai ces corps rabougris et ridés, ces bras longs comme ceux d'un singe, ces têtes monstrueuses et disproportionnées d'où pendaient des cheveux noirs et sales, tortillés comme des serpents. Un ou deux paraissaient avoir un lambeau de vêtement, quelque vieux haillon déchiré. Les autres étaient aussi nus que les bêtes fauves qui les entouraient; nus de la tête aux pieds. C'était un spectacle hideux que celui de ces espèces de démons noirs accroupis autour des feux, tenant au bout de leurs longs bras ridés des os à moitié décharnés dont ils arrachaient la viande avec leurs dents brillantes. C'était horrible à voir, et il se passa quelques instants avant que l'étonnement me permit de demander, qui ou quoi ils pouvaient être. Je pus enfin articuler ma question.

Los Yamparicos, répondit le cibolero.

—Les quoi? demandai-je encore.

Los Indios Yamparicos, señor.

—Les Diggers, les Diggers dit un chasseur croyant mieux expliquer ainsi l'étrange apparition.

—Oui, ce sont des Indiens Diggers, ajouta Séguin. Avançons. Nous n'avons rien à craindre d'eux.

—Mais nous avons quelque chose à gagner avec eux, ajouta un des chasseurs, d'un air significatif. La peau du crâne d'un Digger se paie aussi bien qu'une autre, tout autant que celle d'un chef Pache.

—Que personne ne fasse feu! dit Séguin d'un ton ferme. Il est trop tôt encore: regardez là-bas!

Et il montra au bout de la plaine deux ou trois objets brillants, les casques des guerriers qui s'éloignaient, et qu'on apercevait encore au-dessus de l'herbe.

—Et comment pourrons-nous les prendre, alors, capitaine? demanda le chasseur. Ils nous échapperont dans les rochers; ils vont fuir comme des chiens effrayés.

—Mieux vaut les laisser partir, les pauvres diables! dit Séguin, semblant désirer que le sang ne fût pas ainsi répandu inutilement.

—Non pas, capitaine, reprit le même interlocuteur. Nous ne ferons pas feu; mais nous les attraperons, si nous pouvons, sans cela. Garçons, suivez-moi, par ici!

Et l'homme allait diriger son cheval à travers les roches éparpillées, de manière à passer inaperçu entre les nains et la montagne. Mais il fut trompé dans son attente; car au moment où El-Sol et sa soeur se montrèrent à l'ouverture, leurs vêtements brillants frappèrent les yeux des Diggers. Comme des daims effarouchés, ceux-ci furent aussitôt sur pied et coururent ou plutôt volèrent vers le bas de la montagne. Les chasseurs se lancèrent au galop pour leur couper le passage; mais il était trop tard. Avant qu'ils pussent les joindre, les Diggers avaient disparu dans une crevasse, et on les voyait grimper comme des chamois, le long des rochers à pic, à l'abri de toute atteinte. Un seul des chasseurs, Sanchez, réussit à faire une prise. Sa victime avait atteint une saillie élevée, et rampait tout le long, lorsque le lasso du toréador s'enroula autour de son cou. Un moment après, son corps se brisait sur le roc! Je courus pour le voir: il était mort sur le coup. Son cadavre ne présentait plus qu'une masse informe, d'un aspect hideux et repoussant.

Le chasseur, sans pitié, s'occupa fort peu de tout cela. Il lança une grossière plaisanterie, se pencha vers la tête de sa victime, et, séparant la peau du crâne, il fourra le scalpel tout sanglant et tout fumant dans la poche de ses calzoneros.

XXVII

DACOMA.

Après cet épisode, nous nous précipitâmes vers la source, et, mettant pied à terre, nous laissâmes nos chevaux boire à discrétion. Nous n'avions pas à craindre qu'ils fussent tentés de s'éloigner. Autant qu'eux, nous étions pressés de boire; et, nous glissant parmi les branches, nous nous mimes à puiser de l'eau à pleines tasses. Il semblait que nous ne pourrions jamais venir à bout de nous désaltérer; mais un autre besoin aussi impérieux nous fit quitter la source, et nous courûmes vers le camp, à la recherche des moyens d'apaiser notre faim. Nos cris mirent en fuite les coyotes et les loups blancs, que nous achevâmes de chasser à coups de pierres. Au moment où nous allions ramasser les débris souillés de poussière, une exclamation étrange d'un des chasseurs nous fit brusquement tourner les yeux.

Malaray, camarados; mira el arco!

Le Mexicain qui proférait ces mots montrait un objet gisant à ses pieds, sur le sol. Nous fûmes bientôt près de lui.

Caspita! s'écria encore cet homme, c'est un arc blanc!

—Un arc blanc, de par le diable! répéta Garey.

—Un arc blanc! crièrent plusieurs autres, considérant l'objet avec un air d'étonnement et d'effroi.

—C'est l'arc d'un grand guerrier, je le certifie, dit Garey.

—Oui, ajouta un autre, et son propriétaire ne manquera pas de revenir pour le chercher aussitôt que… Sacredié! Regardez là-bas! Le voilà qui vient, par les cinquante mille diables!

Nos yeux se portèrent tous ensemble à l'extrémité de la prairie, à l'est, du côté qu'indiquait celui qui venait de parler. Tout au bout de l'horizon on voyait poindre comme une étoile brillante en mouvement. C'était tout autre chose; un regard nous suffit pour reconnaître un casque qui réfléchissait les rayons du soleil et qui suivait les mouvements réguliers d'un cheval au galop.

—Aux saules! enfants! aux saules! cria Séguin. Laissez l'arc! laissez-le à la place où il était. A vos chevaux! emmenez-les! leste! leste!

En un instant chacun de nous tenait son cheval par la bride et le guidait ou plutôt le traînait vers le fourré de saules. Là nous nous mimes en selle pour être prêts à tout événement, et restâmes immobiles, guettant à travers le feuillage.

—Ferons-nous feu quand il approchera, capitaine? Demanda un des hommes.

—Non.

—Nous pouvons le prendre aisément, quand il se baissera pour prendre son arc.

—Non, sur votre vie!

—Que faut-il faire alors, capitaine?

—Laissez-le prendre son arc et s'en aller! répondit Séguin.

—Pourquoi ça, capitaine? pourquoi donc ça?

—Insensés! vous ne voyez pas que toute la tribu serait sur nos talons avant le milieu de la nuit? Êtes-vous fous? Laissez-le aller. Il peut ne pas reconnaître nos traces, puisque nos chevaux ne sont pas ferrés: s'il ne les voit pas, laissez-le aller comme il sera venu, je vous le dis.

—Mais que ferons-nous, s'il jette les yeux de ce côté?

Garey, en disant cela, montrait les rochers situés au pied de la montagne.

—Malédiction! le Digger! s'écria Séguin en changeant de couleur.

Le cadavre était tout à fait en vue sur le devant des rochers; le crâne sanglant tourné en l'air et vers le dehors de telle sorte qu'il ne pouvait manquer de frapper les yeux d'un homme venant du côté de la plaine. Quelques coyotes avaient déjà grimpé sur la plate-forme où était le cadavre, et flairaient tout autour, semblant hésiter devant cette masse hideuse.

—Il ne peut pas manquer de le voir, capitaine, ajouta le chasseur.

—S'il le voit, il faudra nous en défaire par la lance ou par le lasso, ou le prendre vivant. Que pas un coup de fusil ne soit tiré. Les Indiens pourraient encore l'entendre, et seraient sur notre dos avant que nous eussions fait le tour de la montagne. Non! mettez vos fusils en bandoulière! Que ceux qui ont des lances et des lassos se tiennent prêts.

—Quand devrons-nous charger, capitaine?

—Laissez-moi le soin de choisir le moment. Peut-être mettra-t-il pied à terre pour ramasser son arc, ou bien il viendra à la source pour faire boire son cheval. Dans ce cas, nous l'entourerons. S'il voit le corps du Digger, il s'en approchera, peut-être, pour l'examiner de plus près. Dans ce cas encore, nous pourrons facilement lui couper le chemin. Ayez patience! je vous donnerai le signal..

Pendant ce temps, le Navajo arrivait au grand galop. A la fin du dialogue précédent, il n'était plus qu'à trois cents yards de la source, et avançait sans ralentir son allure. Les yeux fixés sur lui, nous gardions le silence et retenions notre respiration. L'homme et le cheval captivaient tous deux notre attention. C'était un beau spectacle. Le cheval était un mustang à large encolure, noir comme le charbon, aux yeux ardents, aux naseaux rouges et ouverts. Sa bouche était pleine d'écume, et de blancs flocons marbraient son cou, son poitrail et ses épaules. Il était couvert de sueur, et on voyait reluire ses flancs vigoureux à chacun des élans de sa course. Le cavalier était nu jusqu'à la ceinture; son casque et ses plumes, quelques ornements qui brillaient sur son cou, sur sa poitrine et à ses poignets, interrompaient seuls cette nudité. Une sorte de tunique, de couleur voyante, toute brodée, couvrait ses hanches et ses cuisses. Les jambes étaient nues à partir du genou, et les pieds chaussés de mocassins qui emboîtaient étroitement la cheville. Différent en cela des autres Apaches, il n'avait point de peinture sur le corps, et sa peau bronzée resplendissait de tout l'éclat de la santé. Ses traits étaient nobles et belliqueux, son oeil fier et perçant, et sa longue chevelure noire qui pendait derrière lui allait se mêler à la queue de son cheval. Il était bien assis, sur une selle espagnole, sa lance, posée sur l'étrier et reposant légèrement contre son bras droit. Son bras gauche était passé dans les brassards d'un bouclier blanc, et un carquois plein de flèches emplumées se balançait sur son épaule. C'était un magnifique spectacle que de voir ce cheval et ce cavalier se détachant sur le fond vert de la prairie; un tableau qui rappelait plutôt un des héros d'Homère qu'un sauvage de l'Ouest.

—Wagh! s'écria un des chasseurs à voix basse, comme ça brille! regarde cette coiffure, c'est comme une braise.

—Oui, répliqua Garey, nous pouvons remercier ce morceau de métal. Nous serions dans la nasse où il est maintenant, si nous ne l'avions pas aperçu à temps. Mais, continua le trappeur, sa voix prenant un accent d'exclamation, Dacoma! par l'Éternel c'est Dacoma, le second chef des Navajoes!

Je me tournai vers Séguin pour voir l'effet de cette annonce. Le Maricopa était penché vers lui et lui parlait à voix basse, dans une langue inconnue, en gesticulant avec énergie. Je saisis le nom de Dacoma prononcé, avec une expression de haine féroce, par le chef indien qui, au même instant, montrait le cavalier qui avançait toujours.

—Eh bien, alors, repartit Séguin, paraissant céder aux voeux de l'autre, nous ne le laisserons pas échapper, qu'il voie ou non nos traces. Mais ne faites pas usage de votre fusil; les Indiens ne sont pas à plus de dix milles d'ici; ils sont encore là-bas, derrière ce pli de terrain. Nous pourrons aisément l'entourer; si nous le manquons de cette façon, je me charge de l'atteindre avec mon cheval et en voici encore un autre qui le gagnera de vitesse.

Séguin, en disant ces derniers mots, indiquait Moro.

—Silence, continua-t-il, baissant la voix. Ssschht!

Il se fit un silence de mort. Chacun pressait son cheval entre ses genoux comme pour lui commander l'immobilité. Le Navajo avait atteint la limite du camp abandonné et inclinant vers la gauche, il galopait obliquement, écartant les loups sur son passage. Il était penché d'un côté, son regard cherchant à terre. Arrivé en face de notre embuscade, il découvrit l'objet de ses recherches, et dégageant son pied de l'étrier, dirigea son cheval de manière à passer auprès. Puis, sans retenir les rênes, sans ralentir son allure, il se baissa jusqu'à ce que les plumes de son casque balayassent la terre et, ramassant l'arc, se remit immédiatement en selle.

—Superbe! s'écria le toréador.

—Par le diable! c'est dommage de le tuer, murmura un chasseur; et un sourd murmure d'admiration se fit entendre au milieu de tous ces hommes.

Après quelque temps de galop, l'Indien fit brusquement volte-face et il était sur le point de repartir, quand son regard fut attiré par le crâne sanglant du Yamparico. Sous la secousse des rênes, son cheval ploya les jarrets jusqu'à terre, et l'Indien resta immobile, considérant le corps avec surprise.

—Superbe! superbe! s'écria encore Sanchez. Caramba, il est superbe!

C'était en effet un des plus beaux tableaux que l'on pût voir. Le cheval avec sa queue étalée à terre, la crinière hérissée et les naseaux fumants, frémissant de tout son corps sous le geste de son intrépide cavalier; le cavalier lui-même avec son casque brillant, aux plumes ondoyantes, sa peau bronzée, son port ferme et gracieux et l'oeil fixé sur l'objet qui causait son étonnement.

C'était, comme Sanchez l'avait dit, un magnifique tableau, une statue vivante, et nous étions tous frappés d'admiration en le regardant. Pas un de nous, à une exception près cependant, n'aurait voulu tirer le coup destiné à jeter cette statue en bas de son piédestal. Le cheval et l'homme restèrent quelques moments dans cette attitude. Puis la figure du cavalier changea tout à coup d'expression. Il jeta autour de lui un regard inquisiteur et presque effrayé. Ses yeux s'arrêtèrent sur l'eau encore troublée par suite du piétinement de nos chevaux. Un coup d'oeil lui suffit; et, sous une nouvelle secousse de la bride, le cheval se releva et partit au galop à travers la prairie. Au même instant, le signal de charger nous était donné et, nous élançant en avant, nous sortions du fourré tous ensemble. Nous avions à traverser un petit ruisseau. Séguin était à quelques pas devant; je vis son cheval butter, broncher sur la rive et tomber, sur le flanc, dans l'eau! Tous les autres franchirent l'obstacle. Je ne m'arrêtai pas pour regarder en arrière; la prise de l'Indien était une question de vie ou de mort pour nous tous. J'enfonçai l'éperon vigoureusement, continuant la poursuite. Pendant quelque temps, nous galopâmes de front en groupe serré. Quant nous fûmes au milieu de la plaine, nous vîmes l'Indien, à peu près à douze longueurs de cheval de nous, et nous nous aperçûmes avec inquiétude qu'il conservait sa distance, si même il ne gagnait pas un peu. Nous avions oublié l'état de nos animaux: affaiblis par la diète, engourdis par un repos si prolongé dans le ravin, et, pour comble, sortant de boire avec excès.

La vitesse supérieure de Moro me fit bientôt prendre la tête de mes compagnons. Seul, El-Sol était encore devant moi, je le vis préparer son lasso, le lancer et donner la secousse; mais le noeud revint frapper les flancs de son cheval: il avait manqué son coup. Pendant qu'il rassemblait sa courroie, je le dépassai et je pus lire sur sa figure l'expression du chagrin et du désappointement. Mon arabe s'échauffait à la poursuite, et j'eus bientôt pris une grande avance sur mes camarades. Je me rapprochais de plus en plus du Navajo; bientôt nous ne fûmes plus qu'à une douzaine de pas l'un de l'autre. Je ne savais comment faire. Je tenais mon rifle à la main et j'aurais pu facilement tirer sur l'Indien par derrière, mais je me rappelais la recommandation de Séguin et nous étions encore plus près de l'ennemi; je ne savais même pas trop si nous n'étions pas déjà en vue de la bande. Je n'osai donc faire feu. Me servirais-je de mon couteau? essaierais-je de désarçonner mon ennemi avec la crosse de mon fusil? Pendant que je débattais en moi-même cette question, Dacoma, regardant par-dessus son épaule, vit que j'étais seul près de lui. Immédiatement il fit volte-face et mettant sa lance en arrêt, vint sur moi au galop. Son cheval paraissait obéir à la voix et à la pression des genoux sans le secours des rênes. A peine eus-je le temps de parer, avec mon fusil, le coup qui m'arrivait en pleine poitrine. Le fer, détourné, m'atteignit au bras et entama les chairs. Mon rifle, violemment choqué par le bois de la lance, échappa de mes mains. La blessure, la secousse et la perte de mon arme m'avaient dérangé dans le maniement de mon cheval et il se passa quelques instants avant que je pusse saisir la bride pour le faire retourner. Mon antagoniste, lui, avait fait demi-tour aussitôt, et je m'en aperçus au sifflement d'une flèche qui me passa dans les cheveux au-dessus de l'oreille droite. Au moment où je faisais face de nouveau, une autre flèche était posée sur la corde, partait et me traversait le bras droit. L'exaspération me fit perdre toute prudence et, tirant un pistolet de mes fontes, je l'armai et galopai en avant. C'était le seul moyen de préserver ma vie. Au même moment, l'Indien laissant là son arc, se disposa à me charger encore avec sa lance, et se précipita à ma rencontre. J'étais décidé à ne tirer qu'à coup sûr et à bout portant.

Nous arrivions l'un sur l'autre au plein galop. Nos chevaux allaient se toucher; je visai, je pressai la détente… Le chien s'abattit avec un coup sec! Le fer de la lance brilla sous mes yeux: la pointe était sur ma poitrine. Quelque chose me frappa violemment en plein visage. C'était la courroie d'un lasso. Je vis le noeud s'abattre sur les épaules de l'Indien et descendre jusqu'à ses coudes: la courroie se tendit. Il y eut un cri terrible, une secousse dans tout le corps de mon adversaire; la lance tomba de ses mains; et, au même instant, il était précipité de sa selle, et restait étendu, sans mouvement, sur le sol. Son cheval heurta le mien avec une violence qui fit rouler les deux animaux sur le gazon. Renversé avec Moro, je fus presque aussitôt sur pied. Tout cela s'était passé en beaucoup moins de temps qu'il n'en faut pour le dire. En me relevant, je vis El-Sol qui se tenait, le couteau à la main, près du Navajo garrotté par le noeud du lasso.

—Le cheval! le cheval! Assurez-vous du cheval! cria Séguin.

Et les chasseurs se précipitèrent en foule à la poursuite du mustang, qui, la bride traînante, s'enfuyait à travers la prairie. Au bout de quelques minutes, l'animal était pris au lasso, et ramené à la place qui avait failli être consacrée par ma tombe.

XXVIII

UN DINER A DEUX SERVICES.

El-Sol, ai-je dit, se tenait debout auprès de l'Indien étendu à terre. Sa physionomie trahissait deux sentiments: la haine et le triomphe. Sa soeur arrivait en ce moment, au galop, et sautant en bas de son cheval, elle courut vers lui.

—Regarde, lui dit son frère, en montrant le chef Navajo; regarde le meurtrier de notre mère.

La jeune fille poussa une courte et vive exclamation; puis, tirant son couteau, elle se précipita sur le captif.

—Non, Luna! cria El-Sol, la tirant en arrière, non; nous ne sommes pas des assassins. Ce ne serait pas, d'ailleurs, une vengeance suffisante: il ne doit pas mourir encore. Nous le montrerons vivant aux femmes des Maricopas. Elles danseront la mamanchic autour du grand chef, du fier guerrier capturé sans aucune blessure!

Ces derniers mots, prononcés d'un ton méprisant, produisirent immédiatement leur effet sur le Navajo.

—Chien de Coco! s'écria-t-il en faisant un effort involontaire pour se débarrasser de ses liens. Chien de Coco! ligué avec les voleurs blancs. Chien!

—Ah! tu me reconnais. Dacoma? C'est bien…

—Chien! répéta encore le Navajo, l'interrompant.

Les mots sortaient en sifflant à travers ses dents serrées, tandis que son regard brillait d'une férocité sauvage.

—C'est lui! c'est lui? cria Rubé, accourant au galop. C'est lui! C'est un Indien aussi féroce qu'un couperet. Assommez-le! déchirez-le! écharpez-le à coups de lanières; c'est un échappé de l'enfer: que l'enfer le reprenne!

—Voyons votre blessure, monsieur Haller, dit Séguin descendant de cheval, et s'approchant de moi non sans quelque inquiétude, à ce qu'il me parut. Où est-elle? dans les chairs' Il n'y a rien de grave, pourvu toutefois que la flèche ne soit pas empoisonnée. Je le crains. El-Sol! ici! vite, mon ami! Dites-moi si cette pointe n'a pas été empoisonnée.

—Retirons-la d'abord, répondit le Maricopa, répondant à l'appel. Il ne faut pas perdre de temps pour cela.

La flèche me traversait le bras d'outre en outre. El-Sol prit à deux mains le bout emplumé, cassa le bois près de la plaie, puis, saisissant le dard du côté de la pointe, il le retira doucement de la blessure.

—Laissez saigner, dit-il, pendant que je vais examiner la pointe. Il ne semble pas que ce soit une flèche de guerre. Mais les Navajoes emploient un poison excessivement subtil. Heureusement j'ai le moyen de reconnaître sa présence, et j'en possède l'antidote. En disant cela, il sortit de son sac une touffe de coton. Il essuya soigneusement le sang qui tachait la pointe. Il déboucha ensuite une petite fiole, et, versant quelques gouttes sur le métal, observa le résultat. J'attendais avec une vive anxiété. Séguin aussi paraissait inquiet; et comme je savais que ce dernier avait dû souvent être témoin des effets d'une flèche empoisonnée, j'étais peu rassuré par l'inquiétude qu'il manifestait en suivant l'opération. S'il craignait un danger, c'est que le danger devait être réel.

—Monsieur Haller, dit enfin El-Sol, vous avez une heureuse chance. Je puis appeler cela une heureuse chance, car incontestablement votre antagoniste doit avoir dans son carquois des flèches moins inoffensives que celle-là. Laissez-moi voir, ajouta-t-il.

Et, soulevant le Navajo, il tira une autre flèche du carquois qui était encore attaché derrière le dos de l'Indien. Après avoir renouvelé l'épreuve, il s'écria:

-Je vous le disais bien! Regardez celle-ci: verte comme du planton! Il en a tiré deux; où est l'autre? Camarades, aidez-moi à la trouver. Il ne faut pas laisser un pareil témoin derrière nous.

Quelques hommes descendirent de cheval et cherchèrent la flèche qui avait été tirée la première. J'indiquai, autant que je le pus, la direction et la distance probable où elle devait se trouver; un instant après, elle était ramassée. El-Sol la prit, et versa quelques gouttes de sa liqueur sur la pointe. Elle devint verte comme la précédente.

-Vous pouvez remercier vos patrons, monsieur Haller, dit le Coco, de ce que ce ne soit pas celle-çi qui ait traversé votre bras, car il aurait fallu toute la science du docteur Reichter, et la mienne, pour vous sauver. Mais qu'est-ce que cela? une autre blessure!… Ah! il vous a touché à la première charge. Laissez-moi voir.

—Je pense que ce n'est qu'une simple égratignure.

—Nous sommes ici sous un climat terrible, monsieur Haller. J'ai vu des égratignures de ce genre tourner en blessures mortelles quand on n'en prenait pas un soin suffisant. Luna! un peu de coton, petite soeur! Je vais tâcher de panser la vôtre de telle sorte que vous n'ayez à craindre aucun mauvais résultat. Je vous dois bien cela, car sans vous, monsieur, il m'aurait échappé.

—Mais sans vous, monsieur, il m'aurait tué.

—Ma foi, reprit le Coco en souriant, il est supposable que sans moi vous ne vous en seriez pas tiré aussi bien. Votre arme vous a trahi… Ce n'est pas chose facile que de parer un coup de lance avec la crosse d'un fusil, et vous avez merveilleusement exécuté cette parade. Je ne m'étonne pas que vous ayez eu recours au pistolet à la deuxième rencontre. J'en aurais fait autant, si je l'avais manqué une seconde fois avec mon lasso. Mais nous avons été favorisés tous les deux. Il vous faudra porter votre bras en écharpe pendant un jour ou deux. Luna! votre écharpe!

—Non! dis-je, en voyant la jeune fille détacher une magnifique ceinture nouée autour de sa taille; non, je vous en prie, je trouverai autre chose.

—Tenez, monsieur, si cela peut convenir? dit le jeune trappeur Garey intervenant, je suis heureux de pouvoir vous l'offrir.

Garey en disant cela, tira un mouchoir de couleur de dessous sa blouse de chasse, et me le présenta.

—Vous êtes bien bon; je vous remercie, répondis-je, bien que je comprisse en faveur de qui le mouchoir m'était offert. Vous voudrez bien accepter ceci en retour?

Et je lui tendis un de mes petits revolvers; c'était une arme qui, dans un pareil moment, et sur un pareil théâtre, valait son poids de perles.

Le montagnard savait bien cela, et accepta avec reconnaissance le cadeau que je lui offrais. Mais quelque valeur qu'il pût y attacher, je vis que le simple sourire qu'il reçut d'un autre côté constituait à ses yeux une récompense plus précieuse encore, et je devinai que l'écharpe, à quelque prix que ce fût, changerait bientôt de propriétaire. J'observais la physionomie d'El-Sol pour savoir s'il avait remarqué et s'il approuvait tout ce petit manège. Aucun signe d'émotion n'apparut sur sa figure. Il était occupé de mes blessures et les pansait avec une adresse qui eût fait la réputation d'un membre de l'Académie de médecine.

—Maintenant, dit-il quand il eut fini, vous serez en état de rentrer en ligne dans une couple de jours au plus tard. Vous avez un mauvais mors, monsieur Haller, mais votre cheval est le meilleur que j'aie jamais vu. Je ne m'étonne pas que vous ayez refusé de le vendre.

Presque toute la conversation avait eu lieu en anglais. Le chef Coco parlait cette langue avec une admirable netteté et un accent des plus agréables. Il parlait français, aussi, comme un Parisien; et c'était ordinairement dans cette langue qu'il causait avec Séguin. J'en étais émerveillé. Les hommes étaient remontés à cheval et avaient hâte de regagner le camp. Nous mourions littéralement de faim; nous retournâmes sur nos pas pour reprendre le repas interrompu d'une façon si intempestive. A peu de distance du camp, nous mimes pied à terre, et, après avoir attaché nos chevaux à des piquets, au milieu de l'herbe, nous procédâmes à la recherche des débris de viande dont nous avions vu des quantités quelque temps auparavant. Un nouveau déboire nous était réservé; pas un lambeau de viande ne restait! Les coyotes avaient profité de notre absence, et nous ne trouvions plus que des os entièrement rongés. Les côtes et les cuisses des buffalos avaient été nettoyées et grattées comme un couteau. La hideuse carcasse du Digger, elle-même, était réduite à l'état de squelette!

—Bigre! s'écria un des chasseurs; du loup maintenant, ou rien.

Et l'homme mit son fusil en joue.

—Arrêtez! cria Séguin voyant cela. Êtes-vous fou, monsieur!

—Je ne crois pas, capitaine, répliqua le chasseur, relevant son fusil d'un air de mauvaise humeur. Il faut pourtant bien que nous mangions, je suppose. Je ne vois plus que des loups par ici; et comment les attraperons-nous sans tirer dessus?

Séguin ne répondit rien, et se contenta de montrer l'arc qu'El-Sol était en train de bander.

—Oh! c'est juste; vous avez raison, capitaine; je vous demande pardon.
J'avais oublié ce morceau d'os.

Le Coco prit une flèche dans le carquois, en soumit la pointe à l'épreuve de sa liqueur. C'était une flèche de chasse: il l'ajusta sur la corde, et l'envoya à travers le corps d'un loup blanc qui tomba mort sur le coup. Il retira sa flèche, l'essuya, et abattit un autre loup, puis un autre encore, et ainsi, jusqu'à ce que cinq ou six cadavres fussent étendus sur le sol.

—Tuez un coyote pendant que vous y êtes, cria un des chasseurs. Des gentlemen comme nous doivent avoir au moins deux services à leur dîner.

Tout le monde se mit à rire à cette saillie; El-Sol ne se fit pas prier, et ajouta un coyote aux victimes déjà sacrifiées.

—Je crois que nous en aurons assez maintenant pour un repas, dit El-Sol, retirant la flèche et la replaçant dans le carquois.

—Oui, reprit le farceur. S'il nous en faut d'autres, nous pourrons retourner à l'office. C'est un genre de viande qui gagne beaucoup à être mangée fraîche.

—Tu as raison, camarade, dit un autre; pour ma part, j'ai toujours eu un goût particulier pour le loup blanc; je vas me régaler.

Les chasseurs, tout en riant des plaisanteries de leur camarade, avaient tiré leurs couteaux brillants, et ils eurent bientôt dépouillé les loups. L'adresse avec laquelle cette opération fut exécutée prouvait qu'elle n'avait rien de nouveau pour eux. La viande fut aussitôt dépecée, chacun prit son morceau et le fit rôtir.

—Camarades! comment appellerez-vous cela? Boeuf ou mouton? demanda l'un d'eux qui commençait à manger.

—Du mouton-loup, pardieu! répondit-on.

—C'est ma foi un bon manger, tout de même. La peau une fois ôtée, c'est tendre comme de l'écureuil.

—Ça vous a un petit goût de chèvre; ne trouvez-vous pas?

—Ça me rappelle plutôt le chien.

—Ça n'est pas mauvais du tout; c'est meilleur que du boeuf maigre comme on en mange si souvent.

—Je le trouverais un peu meilleur si j'étais sûr que celui que je mange n'a pas été dépouiller la carcasse qui est là sur le rocher.

Et l'homme montrait le squelette du Digger.

Cette idée était horrible, et dans toute autre circonstance elle eût agi sur nous comme de l'émétique.

—Pouah! s'écria un chasseur, vous m'avez presque soulevé le coeur. J'allais goûter du coyote avant que vous ne parliez. Je ne peux plus maintenant, car je les ai vus flairer autour avant que nous n'allions là-bas.

—Dis donc, vieux gourmand, tu ne t'inquiètes guère de ça toi.

Cette question s'adressait à Rubé, qui était sérieusement occupé après une côte, et qui ne fit aucune réponse.

—Lui? allons donc, dit un autre, répondant à sa place; Rubé a mangé plus d'un bon morceau dans son temps. N'est-ce pas, Rubé?

—Oui, et si vous devez vivre dans la montagne aussi longtemps que l'Enfant, vous serez bien aise de n'avoir jamais à mordre dans une viande plus répugnante que la viande du loup; croyez-moi, mes petits amours.

—De la chair humaine, peut-être?

—Oui, c'est ce que Rubé veut dire.

—Garçons, dit Rubé sans faire attention à la remarque, et paraissant de bonne humeur depuis que son appétit était satisfait, quelle est la chose la plus désagréable, sans parler de la chair humaine, que chacun de vous ait jamais mangée?

-Eh bien, sans parler de la chair humaine, comme vous dites, répondit un des chasseurs, le rat musqué est la plus détestable viande à laquelle j'aie mis la dent.

—J'ai mangé tout cru un lièvre nourri de sauge, dit un autre, et je n'ai jamais rien trouvé d'aussi amer.

—Les hiboux ne valent pas grand-chose, ajouta un troisième.

—J'ai mangé du chince,[1] continua un quatrième, et je dois dire qu'il y a bien des choses qui sont meilleures.

[Note: Chinche, mouffette, sorte de fouine douêe d'une telle puissance d'infection que son simple passage suffit à empoisonner un endroit clos pour un mois]

Carajo! s'écria un Mexicain, et que dites-vous du singe? J'en ai fait ma nourriture pendant assez longtemps dans le Sud.

—Oh! je crois volontiers que le singe est une nourriture coriace; mais j'ai usé mes dents après du cuir sec de buffalo, et je vous prie de croire que ce n'était pas tendre.

—L'Enfant, reprit Rubé après que chacun eut dit son mot, l'Enfant a mangé de toutes les créatures que vous avez nommées, si ce n'est pourtant du singe. Il n'a pas mangé de singe, parce qu'il n'y en a pas de ce côté-ci. Il ne vous dira pas si c'est coriace, si ça ne l'est pas, si c'est amer ou non; mais, une fois dans sa vie, le vieux nègre a mangé d'une vermine qui ne valait pas mieux, si elle valait autant.

—Qu'est-ce que c'était, Rubé? qu'est-ce que c'était? demandèrent-ils tous à la fois, curieux de savoir ce que le vieux chasseur pouvait avoir mangé de plus répugnant que les viandes déjà mentionnées.

—C'était du vautour noir; voilà ce que c'était.

—Du vautour noir! répétèrent-ils tous.

—Pas autre chose.

—Pouah? Ça ne devait pas sentir bon, si je ne me trompe.

—Ça passe tout ce que vous pouvez dire.

—Et quand avez-vous mangé ce vautour, vieux camarade? demanda un des chasseurs, supposant bien qu'il devait y avoir quelque histoire relative à ce repas.

—Oui, conte-nous ça, Rubé! conte-nous ça.

—Eh bien, commença Rubé, après un moment de silence, il y a à peu près six ans de cela; j'avais été laissé à pied, sur l'Arkansas, par les Rapahoès, à près de deux cents milles au-dessus de la forêt du Big. Les maudits gueux m'avaient pris mon cheval, mes peaux de castor et tout. Hé! hé! continua l'orateur, avec un petit gloussement; hé! hé! ils croyaient bien en avoir fini avec le vieux Rubé, en le laissant ainsi tout seul.

—S'ils l'ont fait, remarqua un chasseur, c'est qu'ils comptaient là-dessus. Eh bien, et le vautour?

—Ainsi donc j'étais dépouillé de tout: il ne me restait juste qu'un pantalon de peau, et j'étais à plus de deux cents milles de tout pays habité! Le fort de Bent était l'endroit le plus proche: je pris cette direction.

Je n'ai jamais vu de ma vie de gibier aussi farouche. Si j'avais eu mes trappes, je lui en aurais fait voir des grises; mais il n'y avait pas une de ces bêtes, depuis les mineurs aquatiques jusqu'aux buffalos de la prairie, qui ne parût comprendre à quoi le pauvre nègre en était réduit. Pendant deux grands jours, je ne pus rien prendre que des lézards, et encore c'est à peine si j'en trouvais.

—Les lézards font un triste plat, remarqua un des auditeurs.

-Vous pouvez le dire. La graisse de ces jointures de cuisse vaut mieux, bien sûr.

Et, en disant cela, Rubé renouvelait ses attaques au mouton-loup.

—Je mangeai les jambes de mes culottes, jusqu'à ce que je fusse aussi nu que la Roche de Chimely.

—Cré nom! était-ce en hiver?

—Non. Le temps était doux et assez chaud pour qu'on pût aller ainsi. Je ne me souciais guère de mes jambes de peau à cet endroit; mais j'aurais voulu en avoir plus longtemps à manger.

Le troisième jour, je tombai sur une ville de rats des sables. Les cheveux du vieux nègre étaient plus longs alors qu'ils ne sont aujourd'hui. J'en fis des collets, et j'attrapai pas mal de rats; mais ils devinrent farouches, eux aussi, les satanés animaux, et je dus renoncer à cette spéculation. C'était le troisième jour depuis que j'avais été planté là, et j'en avais au moins pour toute une grande semaine. Je commençai à croire qu'il était temps pour l'Enfant de dire adieu à ce monde. Le soleil venait de se lever, et j'étais assis sur le bord de la rivière, quand je vis quelque chose de drôle qui flottait sur l'eau. Quand ça s'approcha, je vis que c'était la carcasse d'un petit buffalo qui commençait à se gâter, et, dessus, une couple de vautours qui se régalaient à même. Tout ç'était loin de la rive et l'eau était profonde; mais je me dis que je l'amènerais à bord. Je ne fus pas long à me déshabiller, vous pensez. Un éclat de rire des chasseurs interrompit Rubé.

—Je me mis à l'eau et gagnai le milieu à la nage. Je n'avais pas fait la moitié du chemin que je sentais la chose à plein nez. En me voyant approcher, les oiseaux s'envolèrent. Je fus bientôt près de la carcasse, mais je vis d'un coup d'oeil qu'elle était trop avancée tout de même.

—Quel malheur! s'écria un des chasseurs.

—Je n'étais pas d'humeur à avoir pris un bain pour rien: je saisis la queue entre mes dents et me mis à nager vers le bord. Au bout de trois brasses la queue se détacha! Je poussai la charogne, en nageant derrière jusqu'à un banc de sable découvert. Elle manqua tomber en pièces quand je la tirai de l'eau. Ça n'était vraiment pas mangeable!

Ici Rubé prit une nouvelle bouchée de mouton-loup et garda le silence jusqu'à ce qu'il l'eût avalée. Les chasseurs, vivement intéressés par ce récit, en attendaient la suite avec impatience. Enfin il reprit:

—Les deux oiseaux de proie voltigeaient alentour, et d'autres arrivaient aussi. Je pensai que je pourrais bien me faire un bon repas avec un d'entre eux. Je me couchai donc auprès de la carcasse et ne bougeai pas plus qu'un opossum. Au bout de quelques instants, les oiseaux arrivèrent se poser sur le banc de sable, et un gros mâle vint se percher sur la bête morte. Avant qu'il n'eût le temps de reprendre son vol, je l'avais agrippé par les pattes.

—Hourra! bien fait, nom d'un chien!

—L'odeur de la satanée bête n'était guère plus appétissante que celle de la charogne; mais je m'inquiétais peu que ce fût du chien mort, du vautour ou du veau; je plumai et je dépouillai l'oiseau.

—Et tu l'as mangé?

—Non-on, répondit en traînant Rubé, vexé sans doute d'être ainsi interrompu, c'est lui qui m'a mangé.

—L'as-tu mangé cru, Rubé? demanda un des chasseurs.

—Et comment aurait-il fait autrement? il n'avait pas un brin de feu, et rien pour en allumer….

—Animal bête! s'écria Rubé se retournant brusquement vers celui qui venait de parler; je ferais du feu, quand il n'y en aurait pas un brin plus près de moi que l'enfer!

Un bruyant éclat de rire suivit cette furieuse apostrophe, et il se passa quelques minutes avant que le trappeur se calmât assez pour reprendre sa narration.

—Les autres oiseaux, continua-t-il enfin, voyant le vieux mâle empoigné, devinrent sauvages, et s'en allèrent de l'autre côté de la rivière. Il n'y avait plus moyen de recommencer le même jeu. Justement alors, j'aperçus un coyote qui venait en rampant le long du bord, puis un autre sur ses talons, puis deux ou trois encore qui suivaient. Je savais bien que ce ne serait pas une plaisanterie commode que d'en empoigner un par la jambe; mais je résolus pourtant d'essayer, et je me recouchai comme auparavant près de la carcasse. Mais je vis que ça ne prenait pas. Les bêtes madrées se doutaient du tour et se tenaient à distance. J'aurais bien pu me cacher sous quelques broussailles qui étaient près de là, et je commençais à y tirer l'appât; mais une autre idée me vint. Il y avait un amas de bois sur le bord; j'en ramassai et construisis une trappe tout autour du cadavre. En un clin d'oeil de chèvre, j'avais six bêtes prises au piège.

—Hourra! tu étais sauvé alors, vieux troubadour.

—Je ramassai des pierres, j'en mis un tas sur la trappe. Et laissai tomber tout sur eux, et moi par-dessus. Seigneur mon Dieu! camarades, vous n'avez jamais vu ni entendu pareil vacarme, pareils aboiements, hurlements, grognements, remuements: c'était comme si je les avais mis dans un bain de poivre. Hé! hé! Hé! ho! ho! ho!

Et le vieux trappeur enfumé riait avec délices au souvenir de cette aventure.

—Et tu parvins jusqu'au fort de Bent, sain et sauf, j'imagine?

—Ou-ou-i. J'écorchai les bêtes avec une pierre tranchante, et je me fis une espèce de chemise et une sorte de pantalon. Le vieux nègre ne se souciait pas de donner à rire à ceux du fort en y arrivant tout nu. Je fis provision de viande de loup pour ma route, et j'arrivai en moins d'une semaine. Bill se trouvait là en personne; vous connaissez tous Bill Bent? Ce n'était pas la première fois que nous nous voyions. Une demi-heure après mon arrivée au fort, j'étais équipé, tout flambant neuf et pourvu d'un nouveau rifle; ce rifle, c'était Tar-guts, celui que voilà.

—Ah! c'est là que tu as eu Tar-guts, alors?

—C'est là que j'ai eu Tar-guts, et c'est un bon fusil. Hi! Hi! hi! Je ne l'ai pas gardé longtemps à rien faire. Hi! hi! hi! Ho! ho! ho!

Et Rubé s'abandonna à un nouvel accès d'hilarité.

—A propos de quoi ris-tu maintenant, Rubé? demanda un de ses camarades.

—Hi! hi! hi! de quoi je ris? hi! hi! hi! ho! ho! C'est le meilleur de la farce. Hi! hi! hi! de quoi je ris?

—Oui, dis-nous ça, l'ami.

—Voilà de quoi je ris, reprit Rubé en s'apaisant un peu. Il n'y avait pas trois jours que j'étais au fort de Bent, quand… Devinez qui arriva au fort?

—Qui? les Rapahoès, peut-être?

—Juste, les mêmes Indiens, les mêmes gredins qui m'avaient fichu à pied. Ils venaient au fort pour faire du commerce avec Bill, et, avec eux, ma vieille jument et mon fusil.

—Tu les as repris, alors?

—Na-tu-relle-ment. Il y avait là des montagnards qui n'étaient pas gens à souffrir que l'Enfant eût été planté là au milieu de la prairie pour rien. La voilà, la vieille bête! et Rubé montrait sa jument.—Pour le rifle, je le laissai à Bill, et je gardai en échange, Tar-guts, voyant qu'il était le meilleur.

—Ainsi, tu étais quitte avec les Rapahoès?

—Quant à ça, mon garçon, ça dépend de ce que tu appelles quitte. Vois-tu ces marques-là, ces coches qui sont à part?

Le trappeur montrait une rangée de petites coches faite sur la crosse de son rifle.

—Oui! oui! crièrent plusieurs voix.

—Il y en a cinq, n'est-ce pas?

—Une, deux, trois… Oui, cinq.

Autant de Rapahoès!

L'histoire de Rubé était finie.

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