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Les chasseurs de chevelures

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XXIX

LES FAUSSES PISTES.—UNE RUSE DE TRAPPEUR.

Pendant ce temps, les hommes avaient terminé leur repas et commençaient à se réunir autour de Séguin dans le but de délibérer sur ce qu'il y avait à faire. On avait déjà envoyé une sentinelle sur les rochers pour surveiller les alentours, et nous avertir au cas où les Indiens se montreraient de nouveau sur la prairie. Nous comprenions tous que notre position était des plus critiques. Le Navajo, notre prisonnier, était un personnage trop important (c'était le second chef de la nation) pour être abandonné ainsi; les hommes placés directement sous ses ordres, la moitié de la tribu environ, reviendraient certainement à sa recherche. Ne le trouvant pas à la source, en supposant même qu'ils ne découvrissent pas nos traces, ils retourneraient dans leur pays par le sentier de la guerre. Ceci devait rendre notre expédition impraticable, car la bande de Dacoma seule était plus nombreuse que la nôtre; et si nous rencontrions ces Indiens dans les défilés de leurs montagnes, nous n'aurions aucune chance de leur échapper. Pendant quelque temps, Séguin garda le silence, et demeura les yeux fixés sur la terre. Il élaborait évidemment quelque plan d'action. Aucun des chasseurs ne voulut l'interrompre.

—Camarades, dit-il enfin, c'est un coup malheureux; mais nous ne pouvions pas faire autrement. Cela aurait pu tourner plus mal. Au point où en sont les choses, il faut modifier nos plans. Ils vont, pour sûr, se mettre à la recherche de leur chef, et remonter jusqu'aux villes des Navajoes. Que faire, alors? Notre bande ne peut ni escalader le Pinon ni traverser le sentier de guerre en aucun point. Ils ne manqueraient pas de découvrir nos traces.

—Pourquoi n'irions-nous pas tout droit rejoindre notre troupe où elle est cachée, et ne ferions-nous pas le tour par la vieille mine? Nous n'aurons pas à traverser le sentier de la guerre.

Cette proposition était faite par un des chasseurs.

-Vaya! objecta un Mexicain; nous nous trouverions nez à nez avec les Navajoès en arrivant à leur ville! Carrai! ça ne peut pas aller, amigo! La plupart d'entre nous n'en reviendraient pas. Santissima! Non!

-Rien ne prouve que nous les rencontrerons, fit observer celui qui avait parlé le premier; ils ne vont pas rester dans leur ville, quand ils verront que celui qu'ils cherchent n'y est pas revenu.

—C'est juste, dit Séguin; ils n'y resteront pas. Sans aucun doute, ils reprendront le sentier de la guerre; mais je connais le pays du côté de la vieille mine….

—Allons par là! allons par là! crièrent plusieurs voix.

—Il n'y a pas de gibier de ce côté, continua Séguin. Nous n'avons pas de provisions; il nous est impossible de prendre cette route.

—Pas moyen d'aller par là.

—Nous serions morts de faim avant d'avoir traversé les Mimbres.

—Et il n'y a pas d'eau non plus, sur cette route.

—Non, ma foi; pas de quoi faire boire un rat des sables.

-Il faut chercher autre chose, dit Séguin.

Après une pause de réflexion, il ajouta d'un air sombre:

—Il nous faut traverser le sentier, et aller par le Prieto, ou renoncer à l'expédition.

Le mot Prieto, placé en regard de cette phrase: renoncer à l'expédition, excita au plus haut degré l'esprit d'invention chez les chasseurs. On proposa plan sur plan; mais tous avaient pour défaut d'offrir la probabilité sinon la certitude, que nos traces seraient découvertes par l'ennemi et que nous serions rejoints avant d'avoir pu regagner le Del-Norte. Tous furent rejetés les uns après les autres. Pendant toute cette discussion, le vieux Rubé n'avait pas soufflé mot. Le trappeur essorillé était assis sur l'herbe, accroupi sur ses jarrets, traçant des lignes avec son couteau, et paraissant occupé à tresser le plan de quelque fortification.

—Qu'est-ce que tu fais là, vieux fourreau de cuir? Demanda un de ses camarades.

—Je n'ai plus l'oreille aussi fine qu'avant de venir dans ce maudit pays; mais il me semble avoir entendu quelques-uns dire que nous ne pouvions pas traverser le sentier des Paches sans qu'on fût sur nos talons au bout de deux jours. Ça n'est pourtant pas malin.

—Comment vas-tu nous prouver ça, vieux….

—Tais-toi, imbécile! ta langue remue comme la queue d'un castor quand le flot monte.

—Pouvez-vous nous indiquer un moyen de nous tirer de cette difficulté,
Rubé! J'avoue que je n'en vois aucun.

A cet appel de Séguin, tous les yeux se tournèrent vers le trappeur.

—Eh bien, capitaine, je vas vous dire comment je comprends la chose. Vous en prendrez ce que vous voudrez; mais si vous faites ce que je vas vous dire, il n'y a ni Pache ni Navagh qui puisse flairer d'ici à une semaine par où nous serons passés. S'ils s'y reconnaissent, je veux que l'on me coupe les oreilles. C'était la plaisanterie favorite de Rubé, et elle ne manquait jamais d'égayer les chasseurs. Séguin lui-même ne put réprimer un sourire et pria le trappeur de continuer.

—D'abord et avant tout, donc, dit Rubé, il n'y a pas de danger qu'on se mette à courir après ce mal blanchi avant deux jours au plus tôt.

—Comment cela?

—Voici pourquoi: vous savez que ce n'est qu'un second chef, et ils peuvent très-bien se passer de lui. Mais ce n'est pas tout. Cet Indien a oublié son arc, cette machine blanche. Maintenant, vous savez tous aussi bien que l'Enfant, qu'un pareil oubli est une mauvaise recommandation aux yeux des Indiens.

—Tu as raison en cela, vieux, remarqua un chasseur.

—Eh bien, le gredin sait bien ça. Vous comprenez maintenant, et c'est aussi clair que le pic du Pike, qu'il est revenu sur ses pas sans dire aux autres une syllabe de pourquoi; il ne le leur a bien sûr pas laissé savoir s'il a pu faire autrement.

—Cela est vraisemblable, dit Séguin; continuez, Rubé.

—Bien plus encore, continua le trappeur, je parierais gros qu'il leur a défendu de le suivre, afin que personne ne pût voir ce qu'il venait faire. S'il avait eu la pensée qu'on le soupçonnât, il aurait envoyé quelque autre, et ne serait pas venu lui-même: voilà ca qu'il aurait fait.

Cela était assez vraisemblable, et la connaissance que les chasseurs de scalps avaient du caractère des Navajoès les confirma tous dans la même pensée.

—Je suis sûr qu'ils reviendront en arrière, continua Rubé, du moins la moitié de la tribu, celle qu'il commande. Mais il se passera trois jours et peut-être quatre avant qu'ils ne boivent l'eau de Pignion.

—Mais ils seront sur nos traces le jour d'après.

—Si nous sommes assez fous pour laisser des traces, ils les suivront, c'est clair.

—Et comment ne pas en laisser? demanda Séguin.

—Ça n'est pas plus difficile que d'abattre un arbre.

—Comment? Comment cela? demanda tout le monde à la fois.

—Sans doute, mais quel moyen employer? demanda Séguin.

—Vraiment, cap'n, il faut que votre chute vous ait brouillé les idées. Je croyais qu'il n'y avait que ces autres brutes capables de ne pas trouver le moyen du premier coup.

—J'avoue, Rubé, répondit Séguin en souriant, que je ne vois pas comment vous pouvez les mettre sur une fausse voie.

—Eh bien donc, continua le trappeur, quelque peu flatté de montrer sa supériorité dans les ruses de la prairie, l'Enfant est capable de vous dire comment il peut les mettre sur une voie qui les conduira tout droit à tous les diables.

—Hourra pour toi, vieux sac de cuir!

—Vous voyez ce carquois sur l'épaule de cet Indien?

—Oui, oui!

—Il est plein de flèches ou peu s'en faut, n'est-ce pas?

—Il l'est. Eh bien?

—Eh bien donc, qu'un de nous enfourche le mustang de l'Indien; n'importe qui peut faire ça aussi bien que moi; qu'il traverse le sentier des Paches, et qu'il jette ces flèches la pointe tournée vers le sud, et si les Navaghs ne suivent pas cette direction jusqu'à ce qu'ils aient rejoint les Paches, l'Enfant vous abandonne sa chevelure pour une pipe du plus mauvais tabac de Kentucky.

Viva! Il a raison! il a raison! Hourra pour le Vieux Rubé! s'écrièrent tous les chasseurs en même temps.

—Ils ne comprendront pas trop pourquoi il a pris ce chemin, mais ça ne fait rien. Ils reconnaîtront les flèches, ça suffit. Pendant qu'ils s'en retourneront par là-bas, nous irons fouiller dans leur garde-manger; nous aurons tout le temps nécessaire pour nous tirer tranquillement du guêpier, et revenir chez nous.

—Oui, c'est cela, par le diable!

—Notre bande, continua Rubé, n'a pas besoin de venir jusqu'à la source du Pignion, ni à présent ni après. Elle peut traverser le sentier de la guerre, plus haut, vers le Heely, et nous rejoindre de l'autre côté de la montagne, où il y a en masse du gibier, des buffalos et du bétail de toute espèce. La vieille terre de la Mission en est pleine. Il faut absolument que nous passions par là; il n'y a aucune chance de trouver des bisons par ici, après la chasse que les Indiens viennent de leur donner.

—Tout cela est juste, dit Séguin. i1 faut que nous fassions le tour de la montagne avant de rencontrer des buffalos. Les chasseurs indiens les ont fait disparaître des Llanos. Ainsi donc, en route! mettons-nous tout de suite à l'ouvrage. Nous avons encore deux heures avant le coucher du soleil. Par quoi devons-nous commencer, Rubé? Vous avez fourni l'ensemble du plan; je me fie à vous pour les détails.

—Eh bien, dans mon opinion, cap'n, la première chose que nous ayons à faire, c'est d'envoyer un homme, au grandissime galop, à la place où la bande est cachée; il leur fera traverser le sentier.

—Où pensez-vous qu'ils devront le traverser?

—A peu près à vingt milles au nord d'ici, il y a une place sèche et dure, une bonne place pour ne pas laisser de traces. S'ils savent s'y prendre, ils ne feront pas d'empreintes qu'on puisse voir. Je me chargerais d'y faire passer un convoi de wagons de la compagnie Bent sans que le plus madré des Indiens soit capable d'en reconnaître la piste; je m'en chargerais.

—Je vais envoyer immédiatement un homme. Ici, Sanchez! vous avez un bon cheval, et vous connaissez le terrain. Nos amis sont cachés à vingt milles d'ici, tout au plus; conduisez-les le long du bord et avec précaution, comme on l'a dit. Vous nous trouverez au nord de la montagne. Vous pouvez courir toute la nuit, et nous avoir rejoints demain de bonne heure. Allez!

Le torero, sans faire aucune réponse, détacha son cheval du piquet, sauta en selle, et prit au galop la direction du nord-ouest.

—Heureusement, dit Séguin, le suivant de l'oeil pendant quelques instants, ils ont piétiné le sol tout autour; autrement, les empreintes de notre dernière lutte en auraient raconté long sur notre compte.

—Il n'y a pas de danger de ce côté, répliqua Rubé; mais quand nous aurons quitté d'ici, cap'n, nous ne suivrons plus leur route. Ils découvriraient bientôt notre piste. Il faut que nous prenions un chemin qui ne garde pas de traces. Et Rubé montrait le sentier pierreux qui s'étendait au nord et au sud, contournant le pied de la montagne.

—Oui, nous suivrons ce chemin; nous n'y laisserons aucune empreinte. Et puis, après?

—Ma seconde idée est de nous débarrasser de cette machine qui est là-bas.

Et le trappeur, en disant ces mots, indiquait d'un geste de tête le squelette du Yamporica.

—C'est vrai, j'avais oublié cela. Qu'allons-nous en faire?

—Enterrons-le, dit un des hommes.

—Ouais! Non pas. Brûlons-le! conseilla un autre.

—Oui, ça vaut mieux, fit un troisième.

On s'arrêta à ce dernier parti. Le squelette fut amené en bas; les taches de sang soigneusement effacées des rochers; le crâne brisé d'un coup de tomahawk; les ossements mis en pièces; puis le tout fut jeté dans le feu mêlé avec un tas d'os de buffalos déjà carbonisés sous les cendres. Un anatomiste seul aurait pu trouver là les vestiges d'un squelette humain.

—A présent, Rubé, les flèches?

—Si vous voulez me laisser faire avec Billy Garey, je crois qu'à nous deux nous arrangerons ça de manière à mettre dedans tous les Indiens du pays. Nous aurons à peu près trois milles à faire, mais nous serons revenus avant que vous ayez fini de remplir les gourdes, les outres, et tout préparé pour le départ.

—Très-bien! prenez les flèches.

—C'est assez de quatre attrapes, dit Rubé, tirant quatre flèches du carquois. Gardez le reste. Nous aurons besoin de viande de loup avant de nous en aller. Nous ne trouverons pas la queue d'une autre bête, tant que nous n'aurons pas fait le tour de lamontagne. Billy! enfourche-moi le mustang de ce Navagh. C'est un beau cheval; mais je ne donnerais pas ma vieille jument pour tout un escadron de ses pareils. Prends une de ces plumes noires.

Le vieux trappeur arracha une des plumes d'autruche du casque de Dacoma, et continua:

—Garçons! veillez sur la vieille jument jusqu'à ce que je revienne; ne la laissez pas échapper. Il me faut une couverture. Allons! ne parlez pas tous à la fois.

—Voilà, Rubé, voilà! crièrent tous les chasseurs, offrant chacun sa couverture.

—J'en aurai assez d'une. Il ne nous en faut que trois; celle de Bill, la mienne et une autre. Là, Billy, mets ça devant toi. Maintenant suis le sentier des Paches pendant trois cents yards à peu près, et ensuite tu traverseras; ne marche pas dans le frayé; tiens-toi à mes côtés, et marque bien tes empreintes. Au galop, animal!

Le jeune chasseur appuya ses talons contre les flancs du mustang, et partit au grand galop en suivant le sentier des Apaches. Quand il eut couru environ trois cents yards, il s'arrêta, attendant de nouvelles instructions de son camarade. Pendant ce temps, le vieux Rubé prenait une flèche, et, attachant quelques brins de plumes d'autruche à l'extrémité barbelée, il la fichait dans la plus élevée des perches que les Indiens avaient laissées debout sur le terrain du camp. La pointe était tournée vers le sud du sentier des Apaches, et la flèche était si bien en vue, avec sa plume noire, qu'elle ne pouvait manquer de frapper les yeux de quiconque viendrait du côté des Llanos. Cela fait, il suivit son camarade à pied, se tenant à distance du sentier et marchant avec précaution. En arrivant près de Garey, il posa une seconde flèche par terre, la pointe tournée aussi vers le sud, et de façon à ce qu'elle pût être aperçue de l'endroit où était la première. Garey galopa encore en avant, en suivant le sentier, tandis que Rubé marchait, dans la prairie, sur une ligne parallèle au sentier.

Après avoir fait ainsi deux ou trois milles, Garey ralentit son allure, et mit le mustang au pas. Un peu plus loin, il s'arrêta de nouveau, et mit le cheval au repos dans la partie battue du chemin. Là, Rubé le rejoignit, et étendit les trois couvertures sur la terre, bout à bout, dans la direction de l'ouest, en travers du chemin. Garey mit pied à terre et conduisit le cheval tout doucement en le faisant marcher sur les couvertures. Comme ses pieds ne portaient que sur deux à la fois, à mesure que celle de derrière devenait libre, elle était enlevée et replacée en avant. Ce manège fut répété jusqu'à ce que le mustang fût arrivé à environ cinquante fois sa longueur dans le milieu de la prairie. Tout cela fut exécuté avec une adresse et une élégance égales à celles que déploya sir Walter Raleigh dans le trait de galanterie qui lui a valu sa réputation. Garey alors ramassa les couvertures, remonta à cheval et revint sur ses pas en suivant le pied de la montagne; Rubé était retourné auprès du sentier et avait placé une flèche à l'endroit où le mustang l'avait quitté; et il continuait à marcher vers le sud avec la quatrième. Quand il eut fait près d'un demi-mille, nous le vîmes se baisser au-dessus du sentier, se relever, traverser vers le pied de la montagne et suivre la route qu'avait pris son compagnon. Les fausses pistes étaient posées; la ruse était complète.

El-Sol, de son côté, n'était pas resté inactif. Plus d'un loup avait été tué et dépouillé, et la viande avait été empaquetée dans les peaux. Les gourdes étaient pleines, notre prisonnier solidement garrotté sur une mule, et nous attendions le retour de nos compagnons. Séguin avait résolu de laisser deux hommes en vedette à la source. Ils avaient pour instructions de tenir leurs chevaux au milieu des rochers et de leur porter à boire avec un seau, de manière à ne pas faire d'empreintes fraîches auprès de l'eau. L'un d'eux devait rester constamment sur une éminence, et observer la prairie avec la lunette. Dès que le retour des Navajoès serait signalé, leur consigne était de se retirer, sans être vus, en suivant le pied de la montagne; puis de s'arrêter dix milles plus loin au nord, à une place d'où l'on découvrait encore la plaine. Là, ils devaient demeurer jusqu'à ce qu'ils eussent pu s'assurer de la direction prise par les Indiens en quittant la source, et alors seulement, venir en toute hâte rejoindre la bande avec leurs nouvelles. Tous ces arrangements étaient pris, lorsque Rubé et Garey revinrent; nous montâmes à cheval et nous nous dirigeâmes, par un long circuit, vers le pied de la montagne. Quand nous l'eûmes atteint, nous trouvâmes un chemin pierreux sur lequel les sabots de nos chevaux ne laissaient aucune empreinte. Nous marchions vers le nord, en suivant une ligne presque parallèle au Sentier de la guerre.

XXX

UN TROUPEAU CERNÉ.

Une marche de vingt milles nous conduisit à la place où nous devions être rejoints par le gros de la bande. Nous fîmes halte près d'un petit cours d'eau qui prenait sa source dans le Pinon et courait à l'ouest vers le San-Pedro. Il y avait là du bois pour nous et de l'herbe en abondance pour nos chevaux. Nos camarades arrivèrent le lendemain matin, ayant voyagé toute la nuit. Leurs provisions étaient épuisées aussi bien que les nôtres, et, au lieu de nous arrêter pour reposer nos bêtes fatiguées, nous dûmes pousser en avant, à travers un défilé de la sierra, dans l'espoir de trouver du gibier de l'autre côté. Vers midi, nous débouchions dans un pays coupé de clairières, de petites prairies entourées de forêts touffues, et semées d'îlots de bois. Ces prairies étaient couvertes d'un épais gazon, et les traces des buffalos se montraient tout autour de nous. Nous voyions leurs sentiers, leurs débris de cornes et leurs lits. Nous voyions aussi le bois de vache du bétail sauvage. Nous ne pouvions pas manquer de rencontrer bientôt des uns ou des autres.

Nous étions encore sur le cours d'eau, près duquel nous avions campé la nuit précédente et nous fîmes une halte méridienne pour rafraîchir nos chevaux. Autour de nous, des cactus de toutes formes nous fournissent en abondance des fruits rouges et jaunes. Nous cueillons des poires de pitahaya, et nous les mangeons avec délices; nous trouvons des baies de cormier, des yampas et des racines de pomme blanche. Nous composons un excellent dîner avec des fruits et des légumes de toutes sortes qu'on ne rencontre à l'état indigène que dans ces régions sauvages. Mais les estomacs des chasseurs aspirent à leur réfection favorite, les bosses et les boudins de buffalo; après une halte de deux heures, nous nous dirigions vers les clairières. Il y avait une heure environ que nous marchions entre les chapparals, quand Rubé, qui était de quelques pas en avant, nous servant de guide, se retourna sur sa selle, et indiqua quelque chose derrière lui.

—Qu'est-ce qu'il y a, Rubé? demanda Séguin à voix basse.

—Piste fraîche, cap'n; bisons!

—Combien? pouvez-vous dire?

—Un troupeau d'une cinquantaine: Ils ont traversé le fourré là-bas. Je vois le ciel. Il y a une clairière pas loin de nous, et je parierais qu'il y en a un tas dedans. Je crois que c'est une petite prairie, cap'n.

—Halte! messieurs, dit Séguin, halte! et faites silence. Va en avant, Rubé. Venez, monsieur Haller; vous êtes un amateur de chasse; venez avec nous!

Je suivis le guide et Séguin à travers les buissons, m'avançant tout doucement et silencieusement, comme eux. Au bout de quelques minutes, nous atteignions le bord d'une prairie remplie de hautes herbes. En regardant avec précaution à travers les feuilles d'un prosopis, nous découvrîmes toute la clairière. Les buffalos étaient au milieu. C'était, comme Rubé l'avait bien conjecturé, une petite prairie, large d'un mille et demi environ, et fermée de tous côtés par un épais rideau de forêts. Près du centre il y avait un bouquet d'arbres vigoureux qui s'élançait du milieu d'un fourré touffu. Un groupe de saules, en saillie sur ce petit bois, indiquait la présence de l'eau.

—Il y a une source là-bas, murmura Rubé; ils sont justement en train d'y rafraîchir leurs mufles.

Cela était assez visible; quelques-uns des animaux sortaient en ce moment du milieu des saules, et nous pouvions distinguer leurs flancs humides et la salive qui dégouttait de leurs babines.

—Comment les prendrons-nous, Rubé? demanda Séguin; pensez-vous que nous puissions les approcher?

—Je n'en doute pas, cap'n. L'herbe peut nous cacher facilement, et nous pouvons nous glisser à l'abri des buissons.

—Mais comment? Nous ne pourrions pas les poursuivre; il n'y a pas assez de champ libre. Ils seront dans la forêt au premier bruit. Nous les perdrons tous.

—C'est aussi vrai que l'Écriture.

—Que faut-il faire alors?

—Le vieux nègre ne voit qu'un moyen à prendre.

—Lequel?

—Les entourer.

—C'est juste; si nous pouvons. Comment est le vent?

—Mort comme un Indien à qui on a coupé la tête, répondit le trappeur, prenant une légère plume de son bonnet et la lançant en l'air. Voyez, cap'n, elle retombe d'aplomb!

—Oui, c'est vrai!

—Nous pouvons entourer les buffles avant qu'ils ne nous éventent, et nous avons assez de monde pour leur faire une bonne haie. Mettons-nous vite à la besogne, cap'n; il y a à marcher d'ici au bout là-bas.

—Divisons nos hommes, alors, dit Séguin, retournant son cheval. Vous en conduirez la moitié à leur poste, je me chargerai des autres. Monsieur Haller, restez où vous êtes: c'est une place aussi bonne que n'importe quelle autre. Quand vous entendrez le clairon, vous pourrez galoper en avant, et vous ferez de votre mieux. Si nous réussissons, nous aurons du plaisir et un bon souper; et je suppose que vous devez en avoir besoin.

Ce disant, Séguin me quitta et retourna vers ses hommes, suivi du vieux Rubé. Leur intention était de partager la bande en deux parts, d'en conduire une par la gauche, l'autre par la droite, et de placer les hommes de distance en distance tout autour de la prairie. Ils devaient marcher à couvert sous le bois et ne se montrer qu'au signal convenu. De cette manière, si les buffalos voulaient nous donner le temps d'exécuter la manoeuvre, nous étions sûrs de prendre tout le troupeau.

Aussitôt que Séguin m'eut quitté, j'examinai mon rifle, mes pistolets, et renouvelai les capsules. Après cela n'ayant plus rien à faire, je me mis à considérer les animaux qui paissaient, insouciants du danger. Un moment après, je vis les oiseaux s'envoler dans le bois; et les cris du geai bleu m'indiquaient les progrès de la battue. De temps à autre, un vieux buffle, sur les flancs du troupeau, secouait sa crinière hérissée, reniflait le vent et frappait vigoureusement le sol de son sabot; il avait évidemment un soupçon que tout n'allait pas bien autour de lui. Les autres semblaient ne pas remarquer ces démonstrations, et continuaient à brouter tranquillement l'herbe luxuriante. Je pensais au beau coup de filet que nous allions faire, lorsque mes yeux furent attirés par un objet qui sortait de l'îlot de bois. C'était un jeune buffalo qui se rapprochait du troupeau. Je trouvais quelque peu étrange qu'il se fût ainsi séparé du reste de la bande, car les jeunes veaux, élevés par leurs mères dans la crainte du loup, ont l'habitude de rester au milieu des troupeaux.

—Il sera resté en arrière à la source, pensai-je. Peut-être les autres l'ont-ils repoussé du bord et n'a-t-il pu boire que quand ils ont été partis.

Il me sembla qu'il marchait difficilement, comme s'il eût été blessé; mais, comme il s'avançait au milieu des hautes herbes, je ne le voyais qu'imparfaitement. Il y avait là une bande de coyotes (il y en a toujours) guettant le troupeau. Ceux-ci, apercevant le veau qui sortait du bois, dirigèrent une attaque simultanée contre lui. Je les vis qui l'entouraient, et il me sembla que j'entendais leurs hurlements féroces; mais le veau paraissait se frayer chemin, en se défendant, à travers le plus épais de cette bande, et, au bout de peu d'instants, je l'aperçus près de ses compagnons et je le perdis de vue au milieu de tous les autres.

—C'est un bon gibier que le jeune bison, me dis-je à moi-même; et je portai mes yeux autour de la ceinture du bois pour reconnaître où les chasseurs en étaient de la battue. Je voyais les ailes brillantes des geais miroiter à travers les branches, et j'entendais leurs cris perçants. Jugeant d'après ces signes, je reconnus que les hommes s'avançaient assez lentement. Il y avait une demi-heure que Séguin m'avait quitté, et ils n'avaient pas encore fait la moitié du tour. Je me mis alors à calculer combien de temps j'avais encore à attendre, et me livrai au monologue suivant:

—La prairie a un mille et demi de diamètre; le cercle fait trois fois autant, soit quatre milles et demi. Bah! le signal ne sera pas donné avant une heure. Prenons donc patience, et mais qu'est-ce? les bêtes se couchent! Bon. Il n'y a pas de danger qu'elles se sauvent. Nous allons faire une fameuse chasse? Une, deux, trois… en voilà six de couchées. C'est probablement la chaleur et l'eau. Elles auront trop bu. Encore une! Heureuses bêtes! Rien autre chose à faire qu'à manger et à dormir, tandis que moi… Et de huit. Cela va bien. Je vais bientôt me trouver en face d'un bon repas. Elles s'y prennent d'une drôle de manière pour se coucher. On dirait qu'elles tombent comme blessées. Deux de plus! Elles y seront bientôt toutes. Tant mieux. Nous serons arrivés dessus avant qu'elles n'aient eu le temps de se relever. Oh! je voudrais bien entendre le clairon!

Et tout en roulant ces pensées, j'écoutais si je n'entendais pas le signal, quoique sachant fort bien qu'il ne pouvait pas être donné de quelque temps encore. Les buffalos s'avançaient lentement, broutant tout en marchant, et continuant de se coucher l'un après l'autre. Je trouvais assez étrange de les voir ainsi s'affaisser successivement, mais j'avais vu des troupeaux de bétail, près des fermes, en faire autant, et j'étais à cette époque peu familiarisé avec les moeurs des buffalos. Quelques-uns semblaient s'agiter violemment sur le sol et le frapper avec force de leurs pieds. J'avais entendu parler de la manière toute particulière dont ces animaux ont l'habitude de se vautrer, et je pensai qu'ils étaient en train de se livrer à cet exercice. J'aurais voulu mieux jouir de la vue de ce curieux spectacle; mais les hautes herbes m'en empêchaient. Je n'apercevais que les épaules velues et, de temps en temps, quelque sabot qui se levait au-dessus de l'herbe. Je suivais ces mouvements avec un grand intérêt, et j'étais certain maintenant que l'enveloppement serait complet avant qu'il ne leur prît fantaisie de se lever. Enfin, le dernier de la bande suivit l'exemple de ses compagnons et disparut. Ils étaient alors tous sur le flanc, à moitié ensevelis dans l'herbe. Il me sembla que je voyais le veau encore sur ses pieds; mais à ce moment le clairon retentit, et des cris partirent de tous les côtés de la prairie. J'appuyai l'éperon sur les flancs de mon cheval et m'élançai dans la plaine. Cinquante autres avaient fait comme moi, poussant des cris en sortant du bois. La bride dans la main gauche, et mon rifle posé en travers devant moi, je galopais avec toute l'ardeur que pouvait inspirer une pareille chasse. Mon fusil était armé, je me tenais prêt, et je tenais à honneur de tirer le premier coup. Il n'y avait pas loin du poste que j'avais occupé au buffalo le plus rapproché. Mon cheval allait comme une flèche, et je fus bientôt à portée.

—Est-ce que la bête est endormie? Je n'en suis plus qu'à dix pas et elle ne bouge pas! Ma foi, je vais tirer dessus pendant qu'elle est couchée.

Je levai mon fusil, je mis en joue, et j'appuyai le doigt sur la détente, lorsque quelque chose de rouge frappa mes yeux, c'était du sang! J'abaissai mon fusil avec un sentiment de terreur et retins les rênes. Mais, avant que j'eusse pu ralentir ma course, je fus porté au milieu du troupeau abattu. Là, mon cheval s'arrêta court, et je restai cloué sur ma selle comme sous l'empire d'un charme. Je me sentais saisi d'une superstitieuse terreur. Devant moi, autour de moi, du sang! De quelque côté que mes yeux se portassent, du sang, toujours du sang!

Mes camarades se rapprochaient, criant tout en courant; mais leurs cris cessèrent, et, l'un après l'autre, ils tirèrent la bride, comme j'avais fait, et demeurèrent confondus et consternés. Un pareil spectacle était fait pour étonner, en effet. Devant nous gisaient les cadavres des buffalos, tous morts ou dans les dernières convulsions de l'agonie. Chacun d'eux portait sous la gorge une blessure d'où le sang coulait à gros bouillons, et se répandait sur leurs flancs encore pantelants. Il y en avait des flaques sur le sol de la prairie, et les éclaboussures des coups de pieds convulsifs tachaient le gazon tout autour.

—Mon Dieu! qu'est-ce que cela veut dire?

—Whagh!—Santissima!—Sacrr… s'écrièrent les chasseurs.

—Ce n'est bien sûr pas la main d'un homme qui a fait cela!

—Eh! ce n'est pas autre chose, cria une voix bien connue, si toutefois vous appelez un Indien un homme. C'est un tour de Peau-Rouge, et l'Enfant… Tenez! tenez!

En même temps que cette exclamation, j'entendis le craquement d'un fusil que l'on arme. Je me retournai; Rubé mettait en joue. Je suivis machinalement la direction du canon, j'aperçus quelque chose qui se remuait dans l'herbe.

—C'est un buffalo qui se débat encore! pensai-je, voyant une masse velue d'un gris brun, il veut l'achever… tiens, c'est le veau!

J'avais à peine fait cette remarque, que je vis l'animal se dresser sur ses deux jambes de derrière en poussant un cri sauvage, mais humain. L'enveloppe hérissée tomba, et un sauvage tout nu se montra, tendant ses bras, dans une attitude suppliante. Je n'aurais pu le sauver. Le chien s'était abattu et la balle était partie; elle avait percé la brune poitrine; le sang jaillit et la victime tomba en avant sur le corps d'un des buffles.

—Whagh! Rubé! s'écria un des hommes; pourquoi ne lui as-tu pas laissé le temps d'écorcher ce gibier? Il s'en serait si bien acquitté pendant qu'il était en train….

Et le chasseur éclata de rire après cette sanglante plaisanterie.

—Cherchez là, garçons! dit Rubé montrant l'îlot. Si vous cherchez bien, vous ferez partir un autre veau! Je vais m'occuper de la chevelure de celui-ci.

Les chasseurs, sur cet avis, se dirigèrent au galop vers l'îlot avec l'intention de l'entourer. Je ne pus réprimer un sentiment de dégoût en assistant à cette froide effusion du sang. Je tirai ma bride par un mouvement involontaire, et m'éloignai de la place où le sauvage était tombé. Il était couché sur le ventre nu jusqu'à la ceinture. Le trou par lequel la balle était sortie se trouvait placé sous l'épaule gauche. Les membres s'agitaient encore, mais c'étaient les dernières convulsions de l'agonie. La peau qui avait servi à son déguisement était en paquet à la place où il l'avait jetée. Près de cette peau se trouvait un arc et plusieurs flèches: celles-ci étaient rouges jusqu'à l'encoche. Les plumes, pleines de sang, étaient collées au bois. Ces flèches avaient percé d'outre en outre les corps monstrueux des animaux. Chacune d'elles avait fait plusieurs victimes. Le vieux trappeur se dirigea vers le cadavre, et descendit posément de cheval.

—Cinquante dollars par chevelure! murmura-t-il, dégainant son couteau, et se baissant vers le corps: c'est plus que je n'aurais pu tirer de la mienne. Ça vaut mieux qu'une peau de castor! Au diable les castors! dit l'Enfant. Tendre des trappes pour ramasser des peaux, c'est un fichu métier, quand bien même le gibier donnerait comme des mangeurs d'herbe dans la saison des veaux. Allons, toi, nègre! continua-t-il en saisissant la longue chevelure du sauvage, et retournant sa figure en l'air: je vais te gater un peu le visage. Hourra; coyote de Pache! hourra!

Un éclair de triomphe et de vengeance illumina la figure de l'étrange vieillard pendant qu'il poussait ce dernier cri.

—Est-ce que c'est un Apache? demanda un des chasseurs, qui était resté près de Rubé.

—C'en est un, un coyote de Pache, un de ces gredins qui ont coupé les oreilles de l'Enfant! que l'enfer les prenne tous! Je jure bien d'arranger de la même façon tous ceux qui me tomberont dans les griffes. Wou-wough vilain loup! tu y es, toi! te v'là propre, hein! En parlant ainsi, il rassemblait les longues boucles de cheveux dans sa main gauche, et en deux coups de couteau, l'un en quarte, et l'autre en tierce, il décrivit autour du crâne un cercle aussi parfait que s'il eût été tracé au compas. Puis la lame brillante passa sous la peau et le scalp fut enlevé.

—Et de six, continua-t-il, se parlant à lui-même en plaçant le scalp dans sa ceinture.—Six à cinquante la pièce. Trois cents dollars de chevelures paches. Au diable, ma foi, les trappes et les castors.

Après avoir mis en sûreté le trophée sanglant, il essuya son couteau sur la crinière des buffalos, et se mit en devoir de faire, sur la crosse de son fusil, une nouvelle entaille à la suite des cinq qui y étaient déjà marquées. Ces six coches indiquaient seulement les Apaches; car, en regardant le long du bois de l'arme, je vis qu'il y avait plusieurs colonnes à ce terrible registre.

XXXI

UN AUTRE COUP.

La détonation d'un fusil frappa mes oreilles et détourna mon attention des faits et gestes du vieux trappeur. En me retournant, je vis un léger nuage bleu flottant sur la prairie; mais il me fut impossible de deviner sur quoi le coup avait été tiré. Trente ou quarante chasseurs avaient entouré l'îlot et restaient immobiles sur leurs selles, formant une sorte de cercle irrégulier. Ils étaient encore à quelque distance du petit bois, et hors de portée des flèches. Ils tenaient leurs fusils en travers et échangeaient des cris. Évidemment, le sauvage n'était pas seul. Il devait avoir un ou plusieurs compagnons dans le fourré. Toutefois, il ne pouvait pas y en avoir en grand nombre; car les broussailles inférieures n'étaient pas capables de recéler plus d'une douzaine de corps, et les yeux perçants des chasseurs fouillaient dans toutes les directions. Il me semblait voir une compagnie de chasseurs dans une bruyère, attendant que le gibier partit; mais ici, Dieu puissant! le gibier était de la race humaine! C'était un terrible spectacle. Je tournai les yeux du côté de Séguin pensant qu'il interviendrait peut-être pour arrêter cette atroce battue. Il vit mon regard interrogateur et détourna la tête. Je crus apercevoir qu'il était honteux de l'oeuvre à laquelle ses compagnons travaillaient; mais la nécessité commandait de tuer ou de prendre tous les Indiens qui pouvaient se trouver dans l'îlot; je compris que toute observation de ma part serait absolument inutile. Quant aux chasseurs eux-mêmes, ils n'auraient fait qu'en rire. C'était leur plaisir et leur profession; et je suis certain que, dans ce moment, leurs sentiments étaient exactement de la même nature que ceux qui agitent les chasseurs en train de débusquer un ours de sa tanière. L'intérêt était peut-être plus vivement excité encore; mais à coup sûr il n'y avait pas plus de disposition à la merci. Je retins mon cheval, et attendis, plein d'émotions pénibles, le dénoûment de ce drame sauvage.

Vaya! Irlandes! qu'est-ce que vous avez vu? demanda un des Mexicains s'adressant à Barney. Je reconnus par là que c'était l'Irlandais qui avait fait feu.

—Une Peau-Rouge, par le diable! répondit celui-ci.

—N'est-ce pas ta propre tête que tu auras vue dans l'eau? cria un chasseur d'un ton moqueur.

—C'était peut-être le diable, Barney!

—Vraiment, camarades, j'ai vu quelque chose qui lui ressemblait fort, et je l'ai tué tout de même.

—Ha! ha! Barney a tué le diable! Ha! ha!

Vaya! s'écria un trappeur, poussant son cheval vers le fourré; l'imbécile n'a rien vu du tout. Je parie tout ce qu'on voudra….

—Arrêtez, camarade, cria Garey, prenons des précautions, méfions-nous des Peaux-Rouges. Il y a des Indiens là-dedans, qu'il en ait vu ou non; ce gredin-là n'était pas seul bien sûr, essayons de voir comme ça….

Le jeune chasseur mit pied à terre, tourna son cheval le flanc vers le bois, et, se mettant du côté opposé, il fit marcher l'animal en suivant une spirale qui se rapprochait de plus en plus du fourré. De cette manière, son corps était caché, et sa tête seule pouvait être aperçue derrière le pommeau de la selle, sur laquelle était appuyé son fusil armé et en joue. Plusieurs autres, voyant faire Garey, descendirent de cheval et suivirent son exemple. Le silence se fit de plus en plus profond, à mesure que le diamètre de leur course se resserrait. En peu de temps, ils furent tout près de l'îlot. Pas une flèche n'avait sifflé encore. N'y avait-il donc personne là? On aurait pu le croire, et les hommes pénétrèrent hardiment dans le fourré. J'observais tout cela avec un intérêt palpitant. Je commençais à espérer que les buissons étaient vides. Je prêtais l'oreille à tous les sons; j'entendis le craquement des branches et les murmures des hommes. Il y eut un moment de silence, quand ils pénétrèrent plus avant. Puis une exclamation soudaine, et une voix cria:

—Une peau rouge morte! Hourra pour Barney!

—La balle de Barney l'a traversé, par tous les diables! Cria un autre.
Hilloa! vieux bleu de ciel! Viens ici voir ce que tu as fait!

Les autres chasseurs et le ci-devant soldat se dirigèrent vers le couvert. Je m'avançai lentement après eux. En arrivant, je les vis traînant le corps d'un Indien hors du petit bois: un sauvage nu comme l'autre. Il était mort, et on se préparait à le scalper.

—Allons, Barney? dit un des hommes d'un ton plaisant, la chevelure est à toi. Pourquoi ne la prends-tu pas, gaillard?

—Elle est à moi, dites-vous! demanda Barney s'adressant à celui qui venait de parler, et avec un fort accent irlandais.

—Certainement: tu as tué l'homme; c'est ton droit.

—Est-ce que ça vaut vraiment cinquante dollars?

—Ça se paie comme du froment.

—Auriez-vous la complaisance de l'enlever pour moi?

—Oh! certainement, avec beaucoup de plaisir, reprit le chasseur, imitant l'accent de Barney, séparant en même temps le scalp et le lui présentant.

Barney prit le hideux trophée, et je parierais qu'il n'en ressentit pas beaucoup de fierté. Pauvre Celte! Il pouvait bien s'être rendu coupable de plus d'un accroc à la discipline, dans sa vie de garnison, mais évidemment c'était son premier pas dans le commerce du sang humain.

Les chasseurs descendirent tous de cheval et se mirent à fouiller le fourré dans tous les sens. La recherche fut très-minutieuse, car il y avait encore un mystère. Un arc de plus, c'est-à-dire un troisième arc, avait été trouvé avec son carquois et ses flèches. Où était le propriétaire? S'était-il échappé du fourré pendant que les hommes étaient occupés auprès des buffalos morts? C'était peu probable, mais ce n'était pas impossible. Les chasseurs connaissaient l'agilité extrême des sauvages, et nul n'osait affirmer que celui-ci n'eût pas gagné la forêt, inaperçu.

—Si cet Indien s'est échappé, dit Garey, nous n'avons pas même le temps d'écorcher ces buffles. Il y a pour sûr une troupe de sa tribu à moins de vingt milles d'ici.

—Cherchez au pied des saules, cria la voix du chef, tout près de l'eau.

Il y avait là une mare. L'eau en était troublée et les bords avaient été trépignés par les buffalos. D'un côté, elle était profonde, et les saules penchés laissaient pendre leurs branches jusque sur la surface de l'eau. Plusieurs hommes se dirigèrent de ce côté et sondèrent le fourré avec leurs lances et le canon de leurs fusils. Le vieux Rubé était venu avec les autres, et ôtait le bouchon de sa corne à poudre avec ses dents, se disposant à recharger. Son petit oeil noir lançait des flammes dans toutes les directions, devant, autour de lui et jusque dans l'eau. Une pensée subite lui traversa le cerveau. Il repoussa le bouchon de sa corne, prit l'Irlandais, qui était le plus près de lui, par le bras, et lui glissa dans l'oreille d'un ton pressant:

—Paddy! Barney! donnez-moi votre fusil, vite, mon ami, vite!

Sur cette invitation pressante, Barney lui passa immédiatement son arme, et prit le fusil que le trappeur lui tendait. Rubé saisit vivement le mousquet, et se tint un moment comme s'il allait tirer sur quelque objet du côté de la mare. Tout à coup, il fit un demi-tour sans bouger les pieds de place, et, dirigeant le canon de son fusil en l'air, il tira au milieu du feuillage. Un cri aigu suivit le coup; un corps pesant dégringola à travers les branches qui se rompaient, et tomba sur le sol à mes pieds. Je sentis sur mes yeux des gouttes chaudes qui m'occasionnaient un frémissement: c'était du sang! J'en étais aveuglé. J'entendis les hommes accourir de tous les points du fourré. Quand j'eus recouvré la vue, j'aperçus un sauvage nu qui disparaissait à travers le feuillage.

—Manqué, s…. mille tonnerres! cria le trappeur. Au diable soit le fusil de munition! ajouta-t-il, jetant à terre le mousquet et s'élançant le couteau à la main.

Je suivis comme les autres. Plusieurs coups de feu partirent du milieu des buissons. Quand nous atteignîmes le bord de l'îlot, je vis l'Indien, toujours debout, et courant avec l'agilité d'une antilope. Il ne suivait pas une ligne droite, mais sautait de côté et d'autre, en zigzag, de manière à ne pouvoir être visé par ceux qui le poursuivaient. Aucune balle ne l'avait encore atteint, assez grièvement du moins pour ralentir sa course. On pouvait voir une traînée de sang sur son corps brun; mais la blessure, quelle qu'elle fût, ne semblait pas le gêner dans sa fuite. Pensant qu'il n'avait aucune chance de s'échapper, je n'avais pas l'intention de décharger mon fusil dans cette circonstance. Je demeurai donc près du buisson, caché derrière les feuilles, et suivant les péripéties de la chasse. Quelques chasseurs continuaient à le poursuivre à pied, tandis que les plus avisés couraient à leurs chevaux. Ceux-ci se trouvaient tous du côté opposé du petit bois, un seul excepté, la jument du trappeur Rubé, qui broutait à la place où Rubé avait mis pied à terre, au milieu des buffalos morts, précisément dans la direction de l'homme que l'on poursuivait. Le sauvage, en s'approchant d'elle, parut être saisi d'une idée soudaine, et déviant légèrement de sa course, il arracha le piquet, ramassa le lasso avec toute la dextérité d'un Gaucho, et sauta sur le dos de la bête.

C'était une idée fort ingénieuse, mais elle tourna bien mal pour l'Indien. A peine était-il en selle qu'un cri particulier se fit entendre, dominant tous les autres bruits; c'était un appel poussé par le trappeur essorillé. La vieille jument reconnut ce signal, et, au lieu de courir dans la direction imprimée par son cavalier, elle fit demi-tour immédiatement et revint en arrière au galop. A ce moment, une balle tirée sur le sauvage écorcha la hanche du mustang qui, baissant les oreilles, commença à se cabrer et à ruer avec une telle violence que ses quatre pieds semblaient détachés du sol en même temps. L'Indien cherchait à se jeter en bas de la selle; mais le mouvement de l'avant à l'arrière lui imprimait des secousses terribles. Enfin, il fut désarçonné et tomba par terre sur le dos. Avant qu'il eût pu se remettre du coup, un Mexicain était arrivé au galop, et avec sa longue lance l'avait cloué sur le sol.

Une scène de jurements, dans laquelle Rubé jouait le principal rôle, suivit cet incident. Sa colère était doublement motivée. Les fusils de munition furent voués à tous les diables, et comme le vieux trappeur était inquiet de la blessure reçue par sa jument, les fichues ganaches à l'oeil de travers reçurent une large part de ses anathèmes. Le mustang cependant n'avait pas essuyé de dommage sérieux, et, quand Rubé eut vérifié le fait, le bouillonnement sonore de sa colère s'apaisa dans un sourd grognement et finit par cesser tout à fait. Aucun symptôme ne donnait à croire qu'il y eût encore d'autres sauvages dans les environs, les chasseurs s'occupèrent immédiatement de satisfaire leur faim. Les feux furent allumés, et un plantureux repas de viande de buffalo permit à tout le monde de se refaire. Après le repas, on tint conseil. Il fut convenu qn'on se dirigerait vers la vieille Mission que l'on savait être à dix milles tout au plus de distance. Là, nous pourrions tenir facilement en cas d'attaque de la part de la tribu des Coyoteros, à laquelle les trois sauvages tués appartenaient. Au dire de presque tous, nous devions nous attendre à être suivis par cette tribu, et à l'avoir sur notre dos avant que nous eussions pu quitter les ruines. Les buffalos furent lestement dépouillés, la chair empaquetée, et, prenant notre course à l'ouest, nous nous dirigeâmes vers la Mission.

XXXII

UNE AMÈRE DÉCEPTION.

Nous arrivâmes aux ruines un peu après le coucher du soleil. Les hiboux et les loups effarouchés nous cédèrent la place, et nous installâmes notre camp au milieu des murs croulants. Nos chevaux furent attachés sur les pelouses désertes, et dans les vergers depuis longtemps abandonnés, où les fruits mûrs jonchaient la terre en tas épais. Les feux, bientôt allumés, illuminèrent de leurs reflets brillants les piliers gris; une partie de la viande fut dépaquetée et cuite pour le souper. Il y avait là de l'eau en abondance. Une branche du San-Pedro coulait au pied des murs de la Mission. Il y avait, dans les jardins, des yams, du raisin, des pommes de Grenade, des coings, des melons, des poires, des pêches et des pommes; nous eûmes de quoi faire un excellent repas. Après le dîner, qui fut court, les sentinelles furent placées à tous les chemins qui conduisaient vers les ruines. Les hommes étaient affaiblis et fatigués par le long jeûne qui avait précédé cette réfection, et au bout de peu de temps ils se couchèrent la tête reposant sur leurs selles et s'endormirent. Ainsi se passa notre première nuit à la Mission de San-Pedro. Nous devions y séjourner trois jours, ou tout au moins attendre que la chair de buffalo fût séchée et bonne à empaqueter.

Ce furent des jours pénibles pour moi. L'oisiveté développait les mauvais instincts de mes associés à demi sauvages. Des plaisanteries obscènes et des jurements affreux résonnaient continuellement à mes oreilles; je n'y échappais qu'en allant courir les bois avec le vieux botaniste, qui passa tout ce temps au milieu des joies vives et pures que procurent les découvertes scientifiques. Le Maricopa était aussi pour moi un agréable compagnon. Cet homme étrange avait fait d'excellentes études, et connaissait à peu prés tous les auteurs de quelque renom. Il se tenait sur une très-grande réserve toutes les fois que j'essayais de le faire parler de lui. Séguin, pendant ces trois jours, demeura taciturne et solitaire, s'occupant très-peu de ce qui se passait autour de lui. Il semblait dévoré d'impatience, et, à chaque instant, allait visiter le tasajo. Il passait des heures entières sur les hauteurs voisines, et tenait ses regards fixés du côté de l'est. C'était le point d'où devaient revenir les hommes que nous avions laissés en observation au Pinon. Une azotea dominait les ruines. J'avais l'habitude de m'y rendre chaque après-midi, quand le soleil avait perdu de son ardeur. De cette place on jouissait d'une belle vue de la vallée; mais son principal attrait pour moi résidait dans l'isolement que je pouvais m'y procurer. Les chasseurs montaient rarement là; leurs propos sauvages et silencieux n'arrivaient pas à cette hauteur. J'avais coutume d'étendre ma couverture près des parapets à demi écroulés, de m'y coucher, et de me livrer, dans cette position, à de douces pensées rétrospectives, ou à des rêves d'avenir plus doux encore. Un seul objet brillait dans ma mémoire; un seul objet occupait mes espérances. Je n'ai pas besoin de le dire, à ceux du moins qui ont véritablement aimé.

Je suis à ma place favorite, sur l'azotea. Il est nuit; mais on s'en douterait à peine. Une pleine lune d'automne est au zénith, et se détache sur les profondeurs bleues d'un ciel sans nuages. Dans mon pays lointain, ce serait la lune des moissons. Ici elle n'éclaire ni les moissons ni le logis du moissonneur; mais cette saison, belle dans tous les climats, n'est pas moins charmante dans ces lieux sauvages et romantiques. La Mission est assise sur un plateau des Andes septentrionales, à plusieurs milliers de pieds au-dessus du niveau de la mer. L'air est vif et sec. On reconnaît son peu de densité à la netteté des objets qui frappent la vue, à l'aspect des montagnes que l'on croirait voisines, bien que leur éloignement soit considérable, à la fermeté des contours qui se détachent sur le ciel. Je m'en aperçois encore au peu d'élévation de la température, à l'ardeur de mon sang, au jeu facile de mes poumons. Ah! c'est un pays favorable pour les personnes frappées d'étisie et de langueur. Si l'on savait cela dans les contrées populeuses! L'air, dégagé de vapeurs, est inondé par la lumière pâle de la lune. Mon oeil se repose sur des objets curieux, sur des formes de végétation particulières au sol de cette contrée. Leur nouveauté m'intéresse. A la blanche lueur, je vois les feuilles lancéolées de l'uyucca, les grandes colonnes du pitahaya et le feuillage dentelé du cactus cochinéal. Des sons flottent dans l'espace; ce sont les bruits du camp, des hommes et des animaux; mais, Dieu merci! je n'entends qu'un bourdonnement lointain. Une autre voix plus agréable frappe mon oreille; c'est le chant de l'oiseau moqueur, le rossignol du monde occidental. Il pousse ses notes imitatives du sommet d'un arbre voisin, et remplit l'air d'une douce mélodie. La lune plane par-dessus tout; je la suis dans sa course élevée. Elle semble présider aux pensées qui m'occupent, à mon amour! Que de fois les poètes ont chanté son pouvoir sur cette douce passion! Chez eux l'imagination seule parlait: c'était une affaire de style; mais dans tous les temps et dans tous les pays, ce fut et c'est une croyance. D'où vient cette croyance? d'où vient la croyance en Dieu? car ces sentiments ont la même source. Cette foi instinctive, si généralement répandue, reposerait-elle sur une erreur? Se pourrait-il que notre esprit ne fût, après tout, que matière, fluide électrique? Mais, en admettant cela, pourquoi ne serait-il pas influencé par la lune? Pourquoi n'aurait-il pas ses marées, son flux et son reflux aussi bien que les plaines de l'air et celles de l'Océan?

Couché sur ma couverture et m'abreuvant des rayons de la lune, je m'abandonne à une suite de rêveries sentimentales et philosophiques. J'évoque le souvenir des scènes qui ont dû se passer dans les ruines qui m'environnent; les faits et les méfaits des pères capucins entourés de leurs serfs chaussés de sandales. Ce retour au passé n'occupe pas longtemps mon esprit. Je traverse rapidement des âges reculés, et ma pensée se reporte sur l'être charmant que j'aime et que j'ai récemment quitté: Zoé, ma charmante Zoé! A elle je pensai longtemps. Pensait-elle à moi dans ce moment? Souffrait-elle de mon absence? Aspirait-elle après mon retour? Ses yeux se remplissaient-ils de larmes quand elle regardait du haut de la terrasse solitaire? Mon coeur répondait: Oui! battant d'orgueil et de bonheur. Les scènes horribles que j'affrontais pour son salut devaient-elles se terminer bientôt? De longs jours nous séparaient encore, sans doute. J'aime les aventures; elles ont fait le charme de toute ma vie.

Mais ce qui se passait autour de moi!… Je n'avais pas encore commis de crime; mais j'avais assisté passif à des crimes, dominé par la nécessité de la situation que je m'étais faite. Ne serais-je pas bientôt entraîné moi-même à tremper dans quelque horrible drame du genre de ceux qui constituaient la vie habituelle des hommes dont j'étais entouré. Dans le programme que Séguin m'avait développé, je n'avais pas compris les cruautés inutiles dont j'étais forcé d'être le témoin. Il n'était plus temps de reculer; il fallait aller en avant, et traverser encore d'autres scènes de sang et de brutalité, jusqu'à l'heure où il me serait donné de revoir ma fiancée, et de recevoir comme prix de mes épreuves l'adorable Zoé.

Ma rêverie fut interrompue. J'entendis des voix et des pas; on s'approchait de la place où j'étais couché. J'aperçus deux hommes engagés dans une conversation animée. Ils ne me voyaient pas, caché que j'étais derrière quelques fragments de parapet brisé, et dans l'ombre. Quand ils furent plus près, je reconnus le patois de mon serviteur canadien, et l'on ne pouvait pas se tromper à celui de son compagnon. C'était l'accent de Barney, sans aucun doute. Ces dignes garçons, ainsi que je l'ai déjà dit, s'étaient liés comme deux larrons en foire, et ne se quittaient plus. Quelques actes de complaisance avaient attaché le fantassin à son associé, plus fin et plus expérimenté;—ce dernier avait pris l'autre sous son patronage et sous sa protection.

Je fus contrarié de ce dérangement, mais la curiosité me fit rester immobile et silencieux. Barney parlait au moment où je commençai à les entendre.

—En vérité, monsieur Gaoudé, je ne donnerais pas cette nuit délicieuse pour tout l'or du monde. J'avais remarqué le petit bocal déjà: mais que le diable m'étrangle si j'avais cru que c'était autre chose que de l'eau claire. Voyez-vous ça! Aurait-on pensé que ce vieux loustic d'Allemand en apporterait un plein bocal et garderait comme ça tout pour lui! Vous êtes bien sûr que ç'en est?

—Oui! oui! c'est de la bonne liqueur, de l'aguardiente.

Agouardenty, vous dites?

—Oui, vraiment, monsieur Barney. Je l'ai flairée plus d'une fois. Ça sent très-fort; c'est fort, c'est bon!

—Mais pourquoi ne l'avez-vous pas pris vous-même? Vous saviez bien où le docteur fourrait ça, et vous auriez pu l'attraper bien plus facilement que moi.

—Pourquoi, Barney?

—Parce que, mon ami, je ne veux pas me mettre mal avec M. le docteur, il pourrait me soupçonner.

—Je ne vois pas clairement la chose. Il peut vous soupçonner dans tous les cas. Eh bien alors?

—Oh! alors, n'importe! je jurerai mes grands dieux que ce n'est pas moi.
J'aurai la conscience tranquille.

—Par le ciel! nous pouvons prendre la liqueur à présent. Voulez-vous, monsieur Gaoudé; pour moi je ne demande pas mieux: c'est dit, n'est-ce pas?

—Oui, très-bien!

—Pour lors, à présent ou jamais; c'est le bon moment. Le vieux bonhomme est sorti; je l'ai vu partir moi-même. La place est bonne ici pour boire. Venez et montrez-moi où il la cache; et, par saint Patrick, je suis votre homme pour l'attraper!

—Très-bien; allons! monsieur Barney, allons!

Quelque obscure que cette conversation puisse paraître, je la compris parfaitement. Le naturaliste avait apporté parmi ses bagages un petit bocal d'aguardiente, de l'alcool de Mezcal, dans le but de conserver quelques échantillons rares de la famille des serpents ou des lézards, s'il avait la chance d'en rencontrer. Je compris donc qu'il ne s'agissait de rien moins que d'un complot ayant pour but de s'emparer de ce bocal et de vider son contenu.

Mon premier mouvement fut de me lever pour mettre obstacle à leur dessein, et, de plus, administrer un savon salutaire à mon voyageur ainsi qu'à son compagnon à cheveux rouges; mais, après un moment de réflexion, je pensai qu'il valait mieux s'y prendre d'une autre façon et les laisser se punir eux-mêmes.

Je me rappelais que, quelques jours avant notre arrivée à l'Ojo de Vaca, le docteur avait pris un serpent du genre des vipères, deux ou trois sortes de lézards, et une hideuse bête baptisée par les chasseurs du nom de grenouille à cornes. Il les avait plongés dans l'alcool pour les conserver. Je l'avais vu faire, et ni mon Français ni l'Irlandais ne se doutaient de cela. Je résolus donc de les laisser boire une bonne gorgée de l'infusion avant d'intervenir. Je n'attendis pas longtemps. Au bout de peu d'instants, ils remontèrent, et Barney était chargé du précieux bocal. Ils s'assirent tout près de l'endroit où j'étais couché, puis, débouchant le flacon, ils remplirent leurs tasses d'étain et commencèrent à goûter. On n'aurait pas trouvé ailleurs une paire de gaillards plus altérés; et d'une seule gorgée, chacun d'eux eut vidé sa tasse jusqu'au fond.

—Un drôle de goût, ne trouvez-vous pas? dit Barney après avoir détaché la tasse de ses lèvres.

—Oui, c'est vrai, monsieur.

—Que pensez-vous que ce soit?

—Je ne sais quoi. Ça sent le… dame le… dame!…

—Le poisson, vous voulez dire?

—Oui, ça sent comme le poisson: un drôle de bouquet, fichtre!

—Je suppose que les Mexicains mettent quelque chose là dedans pour donner du goût à l'aguardiente. C'est diablement fort tout de même. Ça ne vaut pas grand'chose et on n'en ferait pas grand cas, si on avait à sa portée de la bonne liqueur d'Irlande. Oh! mère de Moïse! c'est là une fameuse boisson!

Et l'Irlandais secouait la tête, ajoutant ainsi à l'emphase de son admiration pour le whisky de son pays.

—Mais, monsieur Gaoudé, continua-t-il, le whisky est le whisky, sans aucun doute; mais, si nous ne pouvons avoir de la brioche, ce n'est pas une raison pour dédaigner le pain; ainsi donc, je vous en demanderai encore un coup.

Le gaillard tendit sa tasse pour qu'on la remplit de nouveau.

Godé pencha le flacon, et versa une partie de son contenu dans les deux tasses.

Mon Dieu! qu'est-ce qu'il y a dans ma tasse? s'écria-t-il après avoir bu une gorgée.

—Qu'est-ce que c'est? laissez voir. Ça! sur mon âme, on dirait d'une bête.

—Sacr-r-r… c'est une vilaine bête du Texas, c'est une grenouille! C'est donc ça que ça empoisonnait le poisson. Oh! o-ouach!

—Oh! sainte Mère! il y en a une autre dans la mienne! Par le diable! c'est un scorpion; un lézard! Houch! ouach! ouach!

—Vou-achr! ha-a-ach! Mon Dieu! ouachr! ach! Sacr…! oachr! ach! o-oa-a -achr!

—Sacré tonnerre! Ho-ach! Le vieux satané docteur! A-ouach!

—Ack! ackr! Vierge sainte! ha! ho! hohachr! Poison! Poison!

Et les deux ivrognes marchèrent avec agitation sur l'azotéa, se débarrassant l'estomac, crachant tant qu'ils pouvaient, remplis de terreur, et pensant qu'ils devaient être empoisonnés. Je m'étais relevé et riais comme un fou. Mes éclats de rire et les exclamations des deux victimes attirèrent une foule de chasseurs sur la terrasse, et quand ils eurent vu de quoi il s'agissait, les ruines retentirent du fracas de leurs moqueries sauvages. Le docteur, qui était arrivé avec les autres, goûtait peu la plaisanterie. Cependant, après une courte recherche, il retrouva ses lézards et les remit dans le bocal, qui contenait encore assez d'alcool pour les recouvrir. Il pouvait être tranquille sur l'avenir: son flacon était à l'abri des tentatives des chasseurs les plus altérés.

XXXIII

LA VILLE FANTÔME.

Le matin du quatrième jour, les hommes que nous avions laissés en observation rejoignirent, et nous apprîmes d'eux que les Navajoès avaient pris la route du sud. Les Indiens, revenus à la source, le second jour après notre départ, avaient suivi la direction indiquée par les flèches. C'était la bande de Dacoma; en tout, à peu près, trois cents guerriers. Nous n'avions rien de mieux à faire que de plier bagage le plus promptement possible et de poursuivre notre marche vers le nord. Une heure après, nous étions en selle et suivions la rive rocheuse du San-Pedro. Une longue journée de marche nous conduisit aux bords désolés du Gila; et nous campâmes, pour la nuit, près du fleuve, au milieu des ruines célèbres qui marquent la seconde halte des Aztèques lors de leur migration.

A l'exception du botaniste, du chef Coco, de moi et peut-être de Séguin, pas un de la bande ne semblait s'inquiéter de ses intéressantes antiquités. Les traces de l'ours gris, que l'on voyait sur la terre molle, occupaient bien plus les chasseurs que les poteries brisées et leurs peintures hiéroglyphiques. Deux de ces animaux furent découverts près du camp, et un terrible combat s'ensuivit, dans lequel un des Mexicains faillit perdre la vie, et n'échappa qu'après avoir eu la tête et le cou en partie dépouillés. Les ours furent tués et servirent à notre souper. Le jour suivant, nous remontâmes le Gila jusqu'à l'embouchure de San Carlos, où nous fîmes halte pour la nuit. Le San-Carlos vient du nord, et Séguin avait résolu de remonter le cours de cette rivière pendant une centaine de milles, et, ensuite, de traverser à l'est vers le pays des Navajoès. Quand il eut fait connaître sa décision, un esprit de révolte se manifesta parmi les hommes, et des murmures de mécontentement grondèrent de tous côtés. Peu d'instants après, cependant, plusieurs étant descendus et s'étant avancés dans l'eau, à quelque distance du bord, ramassèrent quelques grains d'or dans le lit de la rivière. On aperçut aussi, parmi les rochers, comme indice du précieux métal, la quixa, que les Mexicains désignent sous le nom de mère de l'or. Il y avait des mineurs dans la troupe, qui connaissaient très-bien cela, et cette découverte sembla les satisfaire. On ne parla plus davantage de gagner le Prieto. Peut-être le San-Carlos se trouverait-il aussi riche. Cette rivière avait, comme l'autre, la réputation d'être aurifère. En tout cas, l'expédition, en se dirigeant vers l'est, devait traverser le Prieto dans la partie élevée de son cours, et cette perspective eut pour effet d'apaiser les mutins, du moins pour l'instant. Une autre considération encore contribuait à les calmer: le caractère de Séguin. Il n'y avait pas un individu de la bande qui se souciât de le contrarier en la moindre des choses. Tous le connaissaient trop bien pour cela; et ces hommes, qui faisaient généralement bon marché de leur vie quand ils se croyaient dans le droit consacré par la loi de la montagne, savaient bien que retarder l'expédition dans le but de chercher de l'or n'était ni conforme à leur contrat avec lui, ni d'accord avec ses désirs. Plus d'un dans la troupe, d'ailleurs, était vivement attiré vers les villes des Navajoès par des motifs semblables à ceux qui animaient Séguin. Enfin, dernier argument qui n'échappait pas à la majorité: la bande de Dacoma devait se mettre à notre poursuite aussitôt qu'elle aurait rejoint les Apaches. Nous n'avions donc pas de temps à perdre à la recherche de l'or, et le plus simple chasseur de scalps comprenait bien cela. Au point du jour, nous étions de nouveau en route, et nous suivions la rive du San-Carlos. Nous avions pénétré dans le grand désert qui s'étend au nord depuis le Gila jusqu'aux sources du Colorado. Nous y étions entrés sans guide, car pas un de la troupe n'avait jamais traversé ces régions inconnues. Rubé lui-même ne connaissait nullement cette partie du pays. Nous n'avions pas de boussole, mais nous pouvions nous en passer. Presque tous nous étions capables d'indiquer la direction du nord sans nous tromper d'un degré, et nous savions reconnaître l'heure exacte, à 10 minutes près, soit de nuit, soit de jour, à la simple inspection du firmament. Avec un ciel clair, avec les indications des arbres et des rochers, nous n'avions besoin ni de boussole ni de chronomètre. Une vie passée sous la voûte étoilée, dans ces prairies élevées et dans ces gorges de montagnes, où rarement un toit leur dérobait la vue de l'azur des cieux, avait fait de tous ces rôdeurs insouciants autant d'astronomes. Leur éducation, sous ce rapport, était accomplie, et elle reposait sur une expérience acquise à travers bien des périls. Leur connaissance de ces sortes de choses me paraissait tout à fait instinctive. Nous avions encore un guide aussi sûr que l'aiguille aimantée; nous traversions les régions de la plante polaire, et à chaque pas la direction des feuilles de cette plante nous indiquait notre méridien. Notre route en était semée, et nos chevaux les écrasaient en marchant.

Pendant plusieurs jours nous avançâmes vers le nord à travers un pays de montagnes étranges, dont les sommets, de formes fantastiques et bizarrement groupés, s'élevaient jusqu'au ciel. Là, nous apercevions des formes hémisphériques comme des dômes d'église; ici, des tours gothiques se dressaient devant nous; ailleurs, c'étaient des aiguilles gigantesques dont la pointe semblait percer la voûte bleue. Des rochers, semblables à des colonnes, en supportaient d'autres posés horizontalement; d'immenses voûtes taillées dans le roc semblaient des ruines antédiluviennes, des temples de druides d'une race de géants! Ces formes si singulières étaient encore rehaussées par les plus brillantes couleurs. Les roches stratifiées étalaient tour à tour le rouge, le blanc, le vert, le jaune et les tons étaient aussi vifs que s'ils eussent été tout fraîchement tirés de la palette d'un peintre. Aucune fumée ne les avait ternis depuis qu'ils avaient émergé de leurs couches souterraines. Aucun nuage ne voilait la netteté de leurs contours. Ce n'était point un pays de nuages, et tout le temps que nous le traversâmes, nous n'aperçûmes pas une tache au ciel; rien au-dessus de nous que l'éther bleu et sans limites. Je me rappelai les observations de Séguin. Il y avait quelque chose d'imposant dans la vue de ces éblouissantes montagnes; quelque chose de vivant qui nous empêchait de remarquer l'aspect désolé de tout ce qui nous entourait. Par moment, nous ne pouvions nous empêcher de croire que nous nous trouvions dans un pays très-peuplé, très-riche et très-avancé, si on en jugeait par la grandeur de son architecture. En réalité, nous traversions la partie la plus sauvage du globe, une terre qu'aucun pied humain n'avait jamais foulée, sinon le pied chaussé du mocassin: la région de l'Apache-Loup et du misérable Vamparico.

Nous suivions les bords de la rivière; çà et là, pendant nos haltes, nous cherchions de l'or. Nous n'en trouvions que de très-petites quantités, et les chasseurs commençaient à parler tout haut du Prieto. Là, prétendaient-ils, l'or se trouvait en lingots. Quatre jours après avoir quitté le Gila, nous arrivâmes à un endroit où le San-Carlos se frayait un cañon à travers une haute sierra. Nous y fîmes halte pour la nuit. Le lendemain matin, nous découvrîmes qu'il nous serait impossible de suivre plus longtemps le cours de la rivière sans escalader la montagne. Séguin annonça son intention de la quitter et de se diriger vers l'est. Les chasseurs accueillirent cette déclaration par de joyeux hourras. La vision de l'or brillait de nouveau à leurs yeux. Nous attendîmes au bord du San-Carlos, que la grande chaleur du jour fût passée, afin que nos chevaux pussent se rafraîchir à discrétion. Puis, nous remettant en selle, nous coupâmes à travers la plaine. Nous avions l'intention de voyager toute la nuit, ou du moins jusqu'à ce que nous trouvassions de l'eau, car une halte sans eau ne pouvait nous procurer aucun repos. Avant que nous eussions marché longtemps, nous nous trouvâmes en face d'une terrible jornada, un de ces déserts redoutés, sans herbe, sans arbre, sans eau. Devant nous, s'étendait du nord au sud une rangée inférieure de montagnes, puis au-dessus une autre chaîne plus élevée et couronnée de sommets neigeux. On voyait facilement que ces deux chaînes étaient distinctes, et la plus éloignée devait être d'une prodigieuse élévation. Cela nous était révélé par les neiges éternelles dont ses pics étaient couverts. Une rivière, peut-être celle-là même que nous cherchions, devait nécessairement se trouver au pied des montagnes neigeuses. Mais la distance était immense. Si nous ne trouvions pas un cours d'eau en avant des premières montagnes, nous étions grandement exposés à périr de soif. Telle était notre perspective. Nous marchions sur un sol aride, à travers des plaines de lave et de roches aiguës qui blessaient les pieds de nos chevaux: et, parfois, les coupaient. Il n'y avait autour de nous d'autre végétation que l'artémise au vert maladif, et le feuillage fétide de la créosote. Aucun Être vivant ne se montrait, à l'exception du hideux lézard, du serpent à sonnettes et des grillons du désert, qui rampaient sur le sol dur, par myriades, et que nos chevaux écrasaient sous leurs pieds. «De l'eau!» tel était le cri qui commençait à être proféré dans toutes les langues. —Water! criait le trappeur suffoquant.—De l'eau! criait le Canadien. —Agua! agua! criait le Mexicain.

A moins de vingt milles du San-Carlos, nos gourdes étaient aussi sèches que le rocher. La poussière de la plaine et la chaleur de l'atmosphère avaient provoqué chez nous une soif intense, et nous avions tout épuisé. Nous étions partis assez tard l'après-midi. Au soleil couchant, les montagnes en face de nous semblaient toujours être à la même distance. Nous voyageâmes toute la nuit, et, quand le soleil se leva, nous en étions encore très-éloignés. Cette illusion se produit toujours dans l'atmosphère transparente de ces régions élevées. Les hommes mâchonnaient tout en causant. Ils tenaient dans leur bouche de petites balles, ou des cailloux d'obsidienne, qu'ils mordaient avec des efforts désespérés. Quand nous atteignîmes les premières montagnes, le soleil était déjà haut sur l'horizon. A notre grande consternation, nous n'y trouvâmes pas une goutte d'eau! La chaîne présentait un front de roches sèches, tellement serrées et stériles, que les buissons de créosote eux-mêmes ne trouvaient pas de quoi s'y nourrir. Ces roches étaient aussi dépourvues de végétation que le jour où elles étaient sorties de la terre à l'état de lave. Des détachements se répandirent dans toutes les directions et grimpèrent dans les ravins; mais après avoir perdu beaucoup de temps en recherches infructueuses, nous renonçâmes, désespérés. Il y avait un passage qui paraissait traverser la chaîne. Nous y entrâmes et marchâmes en avant, silencieux et agités de sinistres pensées. Peu après nous débuchions de l'autre côté, et une scène d'un singulier caractère frappait nos yeux. Devant nous une plaine entourée de tous côtés par de hautes montagnes; à l'extrémité opposée, les monts neigeux prenaient naissance, et montraient leurs énormes rochers s'élevant verticalement à plus de mille pieds de hauteur. Les roches noires apparaissaient amoncelées les unes sur les autres, jusqu'à la limite des neiges immaculées dont les sommets étaient recouverts. Mais ce qui causait notre principal étonnement, c'était la surface de la plaine. Elle était aussi couverte d'un manteau d'une éclatante blancheur; cependant la place plus élevée que nous occupions était parfaitement nue, et nous y ressentions vivement la chaleur du soleil. Ce que nous voyions dans la vallée ne pouvait donc pas être de la neige.

L'uniformité de la vallée, les montagnes chaotiques, dont elle était environnée, m'impressionnaient vivement par leur aspect froid et désolé. Il semblait que tout fût mort autour de nous et que la nature fût enveloppée dans son linceul. Mes compagnons paraissaient éprouver la même sensation que moi, et tout le monde se taisait. Nous descendîmes la pente du défilé qui conduisait dans cette singulière vallée. En vain nos yeux interrogeaient l'espace: aucune apparence d'eau devant nous. Mais nous n'avions pas le choix: il fallait traverser. A l'extrémité la plus éloignée, au pied des montagnes neigeuses, nous crûmes distinguer une ligne noire, comme celle d'une rangée d'arbres, et nous nous dirigeâmes vers ce point. En arrivant sur la plaine nous trouvâmes le sol couvert d'une couche épaisse de soude, blanche comme de la neige. Il y en avait assez là pour satisfaire aux besoins de toute la race humaine; mais, depuis sa formation nulle main ne s'était encore baissée pour la ramasser. Trois ou quatre massifs de rocher se trouvaient sur notre route, près de l'endroit où le défilé débouchait dans la vallée. Pendant que nous les contournions, nos yeux tombèrent sur une large ouverture pratiquée dans les montagnes qui étaient en face de nous. A travers cette ouverture, les rayons du soleil brillaient et coupaient en écharpe le paysage d'une traînée de lumière jaune. Dans cette lumière, se jouaient par myriades les légers cristaux de la soude soulevé par la brise. Pendant que nous descendions, je remarquai que les objets prenaient autour de nous un aspect tout différent de celui qu'ils nous avaient présenté d'en haut. Comme par enchantement, la blanche surface disparaissait et faisait place à des champs de verdure au milieu desquels s'élançaient de grands arbres couverts d'un épais et vert feuillage.

—Des cotonniers! s'écria un chasseur en regardant les bosquets encore éloignés.

—Ce sont d'énormes sapins, pardieu! s'écria un autre.

—Il y a de l'eau là, camarades, bien sûr! fit remarquer un troisième.

—Oui, messieurs! il est impossible que de pareilles tiges croissent sur une prairie sèche. Regardez! Hilloa!

—De par tous les diables, voilà une maison là-bas!

—Une maison! une, deux, trois!… Mais c'est tout une ville, ou bien il n'y a pas un seul mur. Tenez! Jim, regardez là-bas! Wagh!

Je marchais devant avec Séguin; le reste de la bande atteignait la bouche du défilé derrière nous. J'avais été absorbé pendant quelques instants dans la contemplation de la blanche efflorescence qui couvrait le sol et je prêtais l'oreille au craquement de ces incrustations sous le sabot de mon cheval. Ces exclamations me firent lever les yeux. Sous l'impression de ce que je vis, je tirai les deux rênes d'une seule secousse. Séguin avait fait comme moi, et toute la troupe s'était arrêtée en même temps. Nous venions justement de tourner une des masses qui nous empêchaient de voir la grande ouverture qui se trouvait alors précisément en face de nous; et, près de sa base, du côté du sud, on voyait s'élever les murs et les édifices d'une cité; d'une vaste cité, si l'on en jugeait par la distance et par l'aspect colossal de son architecture. Les colonnes des temples, les grandes portes, les fenêtres, les balcons, les parapets, les escaliers tournants nous apparaissaient distinctement. Un grand nombre de tours s'élevaient très-haut au-dessus des toits; au milieu, un grand édifice ressemblant à un temple et couronné d'un dôme massif, dominait toutes les autres constructions. Je considérais cette apparition soudaine avec un sentiment d'incrédulité. C'était un songe, une chimère, un mirage peut-être…. Non, cependant le mirage ne présente pas un tableau aussi net. Il y avait là des toits, des cheminées, des murs, des fenêtres. Il y avait des maisons fortifiées avec leurs créneaux réguliers et leurs embrasures. Tout cela était réel: c'était une ville. Était-ce donc là la Cibolo des pères espagnols? Était-ce la ville aux portes d'or et aux tours polies? Après tout, l'histoire racontée par les prêtres voyageurs ne pouvait-elle pas être vraie? Qui donc avait démontré que ce fût une fable! Qui avait jamais pénétré dans ces régions où les récits des prêtres plaçaient la ville dorée de Cibolo? Je vis que Séguin était, autant que moi, surpris et embarrassé. Il ne connaissait rien de ce pays. Il avait vu souvent des mirages, mais pas un seul qui ressemblât à ce que nous avions sous les yeux.

Pendant quelque temps, nous demeurâmes immobiles sur nos selles, en proie à de singulières émotions. Pousserions-nous en avant? Sans doute. Il nous fallait arriver à l'eau. Nous mourions de soif. Aiguillonnés par ce besoin, nous partîmes à toute bride. A peine avions-nous couru quelques pas, qu'un cri simultané fut poussé par tous les chasseurs. Quelque chose de nouveau,—quelque chose de terrible,—était devant nous. Près du pied de la montagne se montrait une ligne de formes sombres, en mouvement: c'étaient des hommes à cheval! Nous arrêtâmes court nos chevaux; notre troupe entière fit halte au même instant.

—Des Indiens! telle fut l'exclamation générale.

—Il faut que ce soient des Indiens murmura Séguin: il n'y a pas d'autres créatures humaines par ici. Des Indiens! mais non. Jamais il n'y eut d'Indiens semblables à cela. Voyez! ce ne sont pas des hommes! Regardez leurs chevaux monstrueux, leurs énormes fusils: ce sont des géants! Par le ciel! continua-t-il après un moment d'arrêt, ils sont sans corps, ce sont des fantômes!

Il y eut des exclamations de terreur parmi les chasseurs placés en arrière. Étaient-ce là les habitants de la cité? Il y avait une proportion parfaite entre la taille colossale des chevaux et celle des cavaliers. Pendant un moment, la terreur m'envahit comme les autres; mais cela ne dura qu'un instant. Un souvenir soudain me vint à l'esprit; je me rappelai les montagnes du Hartz et ses démons. Je reconnus que le phénomène que nous avions devant nous devait être le même, une illusion d'optique, un effet de mirage. Je levai la main au-dessus de ma tête. Le géant qui était devant les autres imita le mouvement. Je piquai de l'éperon les flancs de mon cheval et galopai en avant. Il fit de même, comme s'il fût venu à ma rencontre. Après quelque temps de galop, j'avais dépassé l'angle réflecteur, et l'ombre du géant disparut instantanément dans l'air. La ville aussi avait disparu; mais nous retrouvâmes les contours de plus d'une forme singulière dans les grandes roches stratifiées qui bordaient la vallée. Nous ne fûmes pas longtemps sans perdre de vue, également, les bouquets d'arbres gigantesques. En revanche, nous vîmes distinctement au pied de la montagne, non loin de l'ouverture, une ceinture de saules verts et peu élevés, mais des saules réels. Sous leur feuillage, on voyait quelque chose qui brillait au soleil comme des paillettes d'argent, c'était de l'eau! C'était un bras du Prieto. Nos chevaux hennirent à cet aspect; un instant après, nous avions mis pied à terre sur le rivage, et nous étions tous agenouillés auprès du courant.

XXXIV

LA MONTAGNE D'OR.

Après une marche si pénible, il était nécessaire de faire une halte plus longue que d'habitude. Nous restâmes près de l'arroyo tout le jour et toute la nuit suivante. Mais les chasseurs avaient hâte de boire les eaux du Prieto lui-même; le lendemain matin, nous levâmes le camp et prîmes notre direction vers cette rivière. A midi, nous étions sur ses bords. C'était une singulière rivière, traversant une région de montagnes mornes, arides et désolées. Le courant s'était frayé son chemin à travers ces montagnes, y creusant plusieurs canons, et roulait ses flots dans un lit presque partout inaccessible. Elle paraissait noire et sombre. Où donc étaient les sables d'or? Après avoir suivi ses bords pendant quelque temps, nous nous arrêtâmes à un endroit où l'on pouvait gagner la rive. Les chasseurs, sans s'occuper d'autre chose, franchirent promptement les rochers et descendirent vers l'eau. C'est à peine s'ils prirent le temps de boire. Ils fouillèrent dans les interstices des rochers tombés des hauteurs; ils ramassèrent le sable avec leurs mains et se mirent à le laver dans leurs tasses; ils attaquèrent les roches quartzeuses à coups de tomahawk et en écrasèrent les fragments entre deux grosses pierres. Ils ne trouvèrent pas une parcelle d'or. Ils avaient pris la rivière trop haut, ou bien l'Eldorado se trouvait encore plus au nord.

Harassés, baignés de sueur, furieux, jurant et grognant, ils obéirent à l'ordre de marcher en avant. Nous suivîmes le cours du fleuve et nous nous arrêtâmes, pour la nuit, à une autre place où l'eau était accessible pour nos animaux. Là, les chasseurs cherchèrent encore de l'or, et n'en trouvèrent pas plus qu'auparavant. La contrée aurifère était au-dessous, ils n'en doutaient plus. Le chef les avait conduits par le San-Carlos pour les en détourner, craignant que la recherche de l'or ne retardât la marche. Il n'avait nul souci de leurs intérêts. Il ne pensait qu'au but Particulier qu'il voulait atteindre. Ils s'en retourneraient aussi pauvres qu'ils étaient venus, ça lui était bien égal. Jamais ils ne retrouveraient une occasion pareille. Tels étaient les murmures entremêlés de jurements. Séguin n'entendait rien, ou feignait de ne pas entendre. Il avait un de ces caractères qui savent tout supporter, jusqu'à ce que le moment favorable pour agir se présente. Il était naturellement emporté, comme tous les créoles; mais le temps et l'adversité avaient amené son caractère à un calme et à un sang-froid qui convenaient admirablement au chef d'une semblable troupe. Quand il se décidait à agir, il devenait, comme on dit dans l'Ouest, un homme dangereux, et les chasseurs de scalps savaient cela. Pour l'instant, il ne prenait pas garde à leurs murmures.

Longtemps avant le point du jour, nous nous étions remis en selle, et nous nous dirigions vers le haut Prieto. Nous avions remarqué des feux à une certaine distance pendant la nuit et nous savions que c'étaient ceux des villages des Apaches. Notre intention était de traverser leur pays sans être aperçus, et nous devions, quand le jour aurait paru, nous cacher parmi les rochers jusqu'à la nuit suivante. Quand l'aube devint claire, nous fîmes halte dans une profonde ravine, et quelques-uns de nous grimpèrent sur la hauteur pour reconnaître. Nous vîmes la fumée s'élever au-dessus des villages, au loin; mais nous les avions dépassés pendant l'obscurité, et, au lieu de rester dans notre cachette, nous continuâmes notre route à travers une large plaine couverte de sauges et de cactus. De chaque côté les montagnes se dressaient, s'élevant rapidement à partir de la plaine, et affectant ces formes fantastiques qui caractérisent les pics de ces régions. En haut des roches à pic, formant d'effrayants abîmes, on découvrait des plateaux mornes, arides, silencieux. La plaine arrivait jusqu'à la base même des rochers qui avaient dû nécessairement être baignés par les eaux autrefois. C'était évidemment le lit d'un ancien océan. Je me rappelai la théorie de Séguin sur les mers intérieures. Peu après le lever du soleil, la direction que nous suivions nous conduisit à une route indienne. Là nous traversâmes la rivière avec l'intention de nous en séparer et de marcher à l'est. Nous arrêtâmes nos chevaux au milieu de l'eau et les laissâmes boire à discrétion. Quelques-uns des chasseurs qui étaient portés en avant avaient gravi le bord escarpé. Nous fûmes attirés par des exclamations d'une nature inaccoutumée. En levant les yeux, nous vîmes que plusieurs d'entre eux, sur le haut de la côte, montraient le nord avec des gestes très-animés. Voyaient-ils les Indiens?

—Qu'y a-t-il? cria Séguin, pendant que nous avancions.

—Une montagne d'or; une montagne d'or! Telle fut la réponse.

Nous pressâmes nos chevaux vers le sommet. Au loin vers le nord, aussi loin que l'oeil pouvait s'étendre, une masse brillante réfléchissait les rayons du soleil. C'était une montagne, et le long de ses flancs, de la base au sommet, la roche avait l'éclat et la couleur de l'or! La réverbération des rayons du soleil sur cette surface nous éblouissait. Était-ce donc une montagne d'or?

Les chasseurs étaient fous de bonheur! C'était la montagne dont il avait été si souvent question autour des feux des bivouacs. Lequel d'entre eux n'en avait pas entendu parler, qu'il y eût cru ou non? Ce n'était donc pas une fable. La montagne était là devant eux, dans toute son éclatante splendeur! Je me retournai et regardai Séguin. Il se tenait les yeux baissés; sa physionomie exprimait une vive inquiétude. Il comprenait la cause de l'illusion; le Maricopa, Reichter et moi la comprenions aussi. Au Premier coup d'oeil, nous avions reconnu les écailles brillantes de la sélénite. Séguin vit qu'il y avait là une grande difficulté à surmonter. Cette éblouissante hallucination était très-loin de notre direction; mais il était évident que ni menaces ni prières ne seraient écoutées. Les hommes étaient tous résolus à aller vers cette montagne. Quelques-uns avaient déjà tourné la tête de leurs chevaux de ce côté, et s'avançaient dans cette direction. Séguin leur ordonna de revenir. Une dispute terrible s'ensuivit, et peu après ce fut une véritable révolte. En vain Séguin fit valoir la nécessité d'arriver le plus promptement possible à la ville; en vain il représenta le danger que nous courions d'être surpris par la bande de Dacoma, qui pendant ce temps serait sur nos traces; en vain le chef Coco, le docteur et moi-même, affirmâmes à nos compagnons ignorants que ce qu'ils voyaient n'était que la surface d'un rocher sans valeur. Les hommes s'obstinaient. Cette vue, qui répondait à leurs espérances longtemps caressées, les avait enivrés. Ils avaient perdu la raison; ils étaient fous.

—En avant donc! cria Séguin, faisant un effort désespéré pour contenir sa fureur. En avant, insensés, suivez votre aveugle passion. Vous payerez cette folie de votre vie!

En disant ces mots, il retourna son cheval et prit sa course vers le phare brillant. Les hommes le suivirent en poussant de joyeuses et sonores acclamations. Après un long jour de course nous atteignîmes la base de la montagne. Les chasseurs se jetèrent en bas de cheval et grimpèrent vers les roches brillantes. Ils les atteignirent; les attaquèrent avec leurs tomahawks, leurs crosses de pistolets; les grattèrent avec leurs couteaux; enlevèrent des feuilles de mica et de sélénite transparente… puis les jetèrent à leurs pieds, honteux et mortifiés; l'un après l'autre ils revinrent dans la plaine, l'air triste et profondément abattus; pas un ne dit mot; ils remontèrent à cheval et suivirent leur chef.

Nous avions perdu un jour à ce voyage sans profit; mais nous nous consolions en pensant que les Indiens, suivant nos traces, feraient le même détour. Nous courions maintenant au sud-ouest; mais ayant trouvé une source non loin du pied de la montagne, nous y restâmes toute la nuit. Après une autre journée de marche au sud-est, Rubé reconnut le profil des montagnes. Nous approchions de la grande ville des Navajoes. Cette nuit-là, nous campâmes près d'un cours d'eau, un bras du Prieto, qui se dirige vers l'est. Un grand abîme entre deux rochers marquait le cours de la rivière au-dessus de nous. Le guide montra cette ouverture, pendant que nous nous avancions vers le lieu de notre halte.

—Qu'est-ce, Rubé? demanda Séguin.

—Vous voyez cette gorge en face de vous?

—Oui; qu'est-ce que c'est?

—La ville est là.

XXXV

NAVAJOA.

La soirée du jour suivant était avancée quand nous atteignîmes le pied de la sierra, à l'embouchure du canon. Nous ne pouvions pas suivre le bord de l'eau plus loin, car il n'y avait dans le chenal ni sentier ni endroit guéable. Il fallait nécessairement franchir l'escarpement qui formait la joue méridionale de l'ouverture. Un chemin frayé à travers des pins chétifs s'offrait à nous, et, sur les pas de notre guide, nous commençâmes l'ascension de la montagne. Après avoir gravi pendant une heure environ, en suivant une route effrayante au bord de l'abîme. Nous parvînmes à la crête; nos yeux se portèrent vers l'est. Nous avions atteint le but de notre voyage. La ville des Navajoes était devant nous!

—Voilà! Mira el pueblo! That's the town! Hourra! S'écrièrent les chasseurs, chacun dans sa langue.

—Oh Dieu! enfin, la voilà! murmura Séguin dont les traits exprimaient une émotion profonde; soyez béni! mon Dieu! Halte! camarades, halte!

Nous retînmes les rênes, et, immobiles sur nos chevaux fatigués, nous demeurâmes les yeux tournés vers la plaine. Un magnifique panorama, magnifique sous tous les rapports, s'étalait devant nous; l'intérêt avec lequel nous le considérions était encore redoublé par les circonstances particulières qui nous avaient amenés à en jouir. Placés à l'extrémité occidentale d'une vallée oblongue, nous la voyons se dérouler dans toute sa longueur. C'est, non pas une vallée proprement dite, bien qu'elle fût ainsi appelée par les Américains espagnols, mais plutôt une plaine entourée de tout côtés par des montagnes. Sa forme est elliptique. Le grand axe, ou diamètre des foyers de cette ellipse, peut avoir dix ou douze milles de longueur; le petit axe en a cinq ou six. La surface entière présente un champ de verdure dont le plan n'est coupé ni de buissons, ni de haies, ni de collines. C'est comme un lac tranquille transformé en émeraude. Une ligne d'argent la traverse dans toute son étendue, en courbes gracieuses, et marque le cours d'une rivière cristalline. Mais les montagnes! Quelles sauvages montagnes! surtout celles qui bordent la vallée au nord. Ce sont des masses de granit amoncelées. Quelles convulsions de la nature doivent avoir présidé à leur naissance! Leur aspect présente l'idée d'une planète en proie aux douleurs de l'enfantement. Des rochers énormes sont suspendus, à peine en équilibre, au-dessus de précipices affreux. Il semble que le choc d'une plume suffirait pour occasionner la chute de ces masses gigantesques. D'effrayants abîmes montrent dans leurs profondeurs de sombres défilés qu'aucun bruit ne trouble. Çà et là, des arbres noueux, des pins et des cèdres, croissent horizontalement et pendent le long des rochers. Les branches hideuses des cactus, le feuillage maladif des buissons de créosote, se montrent dans les fissures, et ajoutent un trait de plus au caractère âpre et morne du paysage. Telle est la barrière septentrionale de la vallée. La sierra du midi présente un contraste géologique complet. Pas une roche de granit ne se montre de ce côté. On y voit aussi des rochers amoncelés, mais blancs comme la neige. Ce sont des montagnes de quartz laiteux. Elles sont dominées par des pics de formes diverses, nus et brillants; d'énormes masses pendent sur les profonds abîmes: les ravins, comme les hauteurs, sont dépourvus d'arbres. La végétation qui s'y montre a tous les caractères de la désolation. Les deux sierras convergent vers l'extrémité orientale de la vallée. Du sommet que nous occupons, et qui se trouve à l'ouest, nous découvrons tout le tableau. A l'autre bout de la vallée, nous apercevons une place noire au pied de la montagne. Nous reconnaissons une forêt de pins, mais elle est trop éloignée pour que nous puissions distinguer les arbres. La rivière semble sortir de cette forêt, et, sur ses bords, près de la lisière du bois, nous apercevons un ensemble de constructions pyramidales étranges. Ce sont des maisons. C'est la ville de Navajoa!

Nos yeux s'arrêtent sur cette ville avec une vive curiosité. Nous distinguons le profil des maisons, bien qu'elles soient à près de dix milles de distance. C'est une étrange architecture. Quelques-unes sont séparées des autres, et ont des toits en terrasse, au-dessus desquels nous voyons flotter des bannières. L'une, grande entre toutes, présente l'apparence d'un temple. Elle est dans la plaine ouverte, hors de la ville, et, au moyen de la lunette, nous apercevons de nombreuses formes qui se meuvent sur son sommet. Ces formes sont des êtres humains. Il y en a aussi sur les toits et les parapets des maisons plus petites; nous en voyons beaucoup d'autres, sur la plaine, entre la ville et nous, chassant devant eux des troupes de bestiaux, de mules et de mustangs. Quelques-uns sont sur les bords de la rivière, et nous en apercevons qui plongent dans l'eau. Plusieurs groupes de chevaux, dont les flancs arrondis accusent le bon état d'entretien, pâturent tranquillement dans la prairie. Des troupes de cygnes sauvages, d'oies et de grues bleues suivent en nageant et en voltigeant le courant sinueux de la rivière. Le soleil baisse; les montagnes réfléchissent des teintes d'ambre, et les cristaux quartzeux resplendissent sur les pics de la sierra méridionale. La scène est imposante par sa beauté et le silence qui l'environne. Combien de temps s'écoulera-t-il, pensais-je, avant que ce tableau si calme soit rempli de meurtre et de pillage?

Nous demeurons quelque temps absorbés dans la contemplation de la vallée sans proférer un seul mot. C'est le silence qui précède les résolutions terribles. L'esprit de mes compagnons est agité de pensées et d'émotions diverses, diverses par leur nature et par leur degré de vivacité, et différant autant les unes des autres, que le ciel diffère de l'enfer. Quelques-unes de ces émotions sont saintes. Des hommes ont le regard tendu sur la plaine, croyant ou s'imaginant distinguer, à cette distance, les traits d'un être aimé, d'une épouse, d'une soeur, d'une fille, ou peut-être d'une personne plus tendrement chérie encore. Non; cela ne pouvait être; nul n'était plus profondément affecté que le père cherchant son enfant. De tous les sentiments mis en jeu là, l'amour paternel était le plus fort. Hélas! il y avait des émotions d'une autre nature dans le coeur de ceux qui m'entouraient, des passions terribles et impitoyables. Des regards féroces étaient lancés sur la ville; les uns respiraient la vengeance, les autres l'amour du pillage; d'autres encore, vrais regards de démons, la soif du meurtre. On en avait causé à voix basse tout le long de la route, et les hommes déçus dans leurs espérances au sujet de l'or, s'entretenaient du prix des chevelures.

Sur l'ordre de Séguin, les chasseurs se retirèrent sous les arbres et tinrent précipitamment conseil. Comment devait-on s'y prendre pour s'emparer de la ville? Nous ne pouvions pas approcher en plein jour. Les habitants nous auraient vus longtemps avant que nous eussions franchi la distance, et ils fuiraient vers la forêt. Nous perdrions ainsi tout le fruit de notre expédition. Pouvions-nous envoyer un détachement à l'extrémité orientale de la vallée pour empêcher la fuite? Non pas à travers la plaine du moins, car les montagnes arrivaient jusqu'à son niveau, sans hauteurs intermédiaires, et sans défilé près de leurs flancs. A quelques endroits, le rocher s'élevait verticalement à une hauteur de Mille pieds environ. Cette idée fut abandonnée. Pouvions-nous tourner la sierra du sud, et arriver par la forêt elle-même? De cette manière, nous marchions à couvert jusqu'auprès des maisons. Le guide, interrogé, répondit que cela était possible; mais il fallait faire un détour d'environ 50 milles. Nous n'avions pas le temps, et nous y renonçâmes.

Le seul plan praticable était donc de nous approcher de la ville pendant la nuit, ou, du moins, c'était celui qui présentait le plus de chances de succès. On s'y arrêta. Séguin ne voulait pas faire une attaque de nuit, mais seulement entourer les maisons en restant à une certaine distance, et se tenir en embuscade jusqu'au matin. La retraite serait ainsi coupée, et nous serions sûrs de retrouver nos prisonniers à la lumière du jour. Les hommes s'étendirent sur le sol, et, le bras passé dans la bride de leurs chevaux, attendirent le coucher du soleil.

XXXVI

L'EMBUSCADE NOCTURNE

Une petite heure se passa ainsi. Le globe brillant disparut derrière nous, et les roches de quartz revêtirent une teinte sombre. Les derniers rayons du soleil illuminèrent un moment les pics les plus élevés, puis s'éclipsèrent. La nuit était venue. Nous descendîmes la pente rapide en une longue file et atteignîmes la plaine; puis, tournant à gauche, nous suivîmes le pied de la montagne. Les rochers nous servaient de guides. Nous avancions avec prudence et parlions à voix basse. La route que nous suivions était semée de roches détachées, tombées du haut de la montagne. Nous étions obligés de contourner des contre-forts qui s'avançaient jusque dans la plaine. De temps en temps, nous nous arrêtions pour tenir conseil.

Après avoir marché ainsi pendant dix à douze milles, nous nous trouvâmes de l'autre côté de la ville. Nous n'en étions pas à plus d'un mille. Nous apercevions les feux allumés sur la plaine, et nous entendions les voix de ceux qui étaient autour. Là, nous divisâmes la troupe en deux parts. Un petit détachement resta caché dans un défilé au milieu des rochers. Ce détachement fut chargé de la garde du chef captif et des mules de bagages. Le corps principal se porta en avant, sous la conduite de Rubé, et suivit la lisière de la forêt, laissant un poste de distance en distance. Ces postes se cachèrent à leurs stations respectives, gardant un profond silence et attendant le signal du clairon, qui devait être donné au point du jour.

* * * * *

La nuit s'écoule lente et silencieuse. Les feux s'éteignent l'un après l'autre, et la plaine reste enveloppée des ombres d'une nuit sans lune. De sombres nuages flottent dans l'air, la pluie menace, phénomène rare dans cette région. Le cygne fait entendre son cri discordant, le gruya pousse sa note cuivrée au-dessus de la rivière, le loup hurle sur la lisière du village endormi. La voix de la chauve-souris géante traverse les airs. On entend le flap-flap de ses grandes ailes quand elle descend en le sol de la prairie résonne sourdement sous les sabots des chevaux, le craquement de l'herbe se mêle au tink-ling des anneaux des mors, car les chevaux mangent tout bridés. Par moments, un chasseur endormi murmure quelques mots, se débattant en rêve contre quelque terrible ennemi. Ainsi la nuit se passe, traversant les groupes de lumineux cucujos[1]

[Note 1: Coléoptères phosphorescents.]

Tout se tait au moment où le jour approche. Les loups cessent de hurler; le cygne et la grue bleue font silence; l'oiseau de proie nocturne a garni sa panse vorace, et s'est perché sur un pin de la montagne; les mouches phosphorescentes disparaissent sous l'influence des heures plus froides; et les chevaux, ayant pâturé toute l'herbe qui se trouvait à leur portée, sont couchés et endormis.

Une lumière grise commence à se répandre sur la vallée; elle glisse le long des blancs rochers de la montagne de quartz. L'air frais du matin réveille les chasseurs. L'un après l'autre ils se lèvent. Ils frissonnent en se redressant, et ramassent autour d'eux les plis de leurs manteaux. Ils paraissent fatigués; leurs figures sont pâles et blafardes. L'aube grise donne un air de fantôme à leurs faces barbues et non lavées. Un instant après, ils rassemblent les longes et les attachent aux anneaux; visitent les chiens et les amorces de leurs fusils, et rebouclent leurs ceintures; tirent de leurs havre-sacs des morceaux de tasajo et les mangent crus. Debout auprès de leurs chevaux, ils se tiennent prêts à se mettre en selle. Le moment n'est pas encore venu. La lumière gagne la vallée. Le brouillard bleu qui couvrait la rivière pendant la nuit s'élève. Nous distinguons tous les détails des maisons. Quelles singulières constructions! Les plus élevées ont un, deux, et jusqu'à quatre étages. Toutes affectent la forme d'une pyramide tronquée. Chaque étage est en retraite sur celui qui est au-dessous, d'où résulte une série de terrasses superposées. Les maisons sont d'un blanc jaunâtre, couleur de la terre qui a servi à les construire. On n'y voit pas de fenêtres; des portes ouvertes à chaque étage sur le dehors donnent accès dans l'intérieur; des échelles dressées de terrasse en terrasse sont appuyées contre les murs. Sur le sommet de quelques-unes, il y a des perches portant des bannières, ce sont les demeures des principaux chefs et des grands guerriers de la nation. Nous voyons le temple distinctement. Il a la même forme que les maisons, mais il est plus large et plus élevé. De son toit s'élance un grand mât portant une bannière avec un étrange écusson. Près des maisons sont des enclos remplis de mules et de mustangs: c'est le bétail de la ville.

Le jour devient plus clair. Nous voyons des formes apparaître sur les toits et se mouvoir le long des terrasses. Ce sont des figures humaines enveloppées de vêtements flottant comme des robes, en étoffes rayées. Nous reconnaissons la couverture des Navajoes, avec ses raies alternées, noires et blanches. Avec la lunette, nous apercevons les formes plus distinctes et nous pouvons reconnaître les sexes. Les cheveux pendent négligemment sur les épaules et descendent jusqu'au bas des reins. La plupart sont des femmes de différents âges. On aperçoit beaucoup d'enfants. Il y a des hommes, des vieillards à cheveux blancs; d'autres plus jeunes, en petit nombre, mais ce ne sont pas des guerriers; tous les guerriers sont absents. Au moyen des échelles, ils descendent de terrasse en terrasse, se dirigent vers la plaine et vont rallumer les feux. Quelques-uns portent des vases de terre, des ollas sur leur tête, et vont à la rivière puiser de l'eau. Ils sont à peu près nus. Nous voyons leurs corps bruns et leurs poitrines découvertes. Ce sont des esclaves. Ah! les vieillards se dirigent vers le sommet du temple. Des femmes et des enfants les suivent; les uns en blanc, les autres vêtus de couleurs variées. Il y a des jeunes filles et des jeunes garçons; ce sont les enfants des chefs. Une centaine environ sont réunis sur le toit le plus élevé. Un autel est dressé près de la hampe du drapeau. La fumée s'élève, la flamme brille: ils ont allumé du feu sur l'autel. Écoutez les chants et les sons du tambour indien! Le bruit cesse; tous restent immobiles et silencieux, la face tournée vers l'est.

—Qu'est-ce que cela signifie?

—Ils attendent que le soleil paraisse. Ces peuples adorent le soleil.

Les chasseurs, dont la curiosité est excitée, restent le regard tendu, observant la cérémonie. Le sommet le plus élevé de la montagne quartzeuse s'allume. C'est le premier signe de l'arrivée du soleil. La teinte dorée descend le long du pic. D'autres points s'illuminent. Les rayons viennent frapper les figures des adorateurs. Voyez! il y a des blancs parmi eux! Un, deux, plusieurs blancs: ce sont des femmes et des jeunes filles.

—Oh! Dieu, faites qu'elle soit là! s'écrie Séguin prenant sa lunette avec empressement, et portant le clairon à ses lèvres.

Quelques notes éclatantes résonnent dans la vallée. Les cavaliers entendent le signal. Ils débouchent des bois et des défilés. Ils galopent à travers la plaine, et se déploient en avançant. En peu de minutes nous avons formé un grand arc de cercle autour de la ville. Nos chevaux nous mènent vers le pied des murailles. L'atajo et le chef captif, confiés à la garde d'un petit nombre d'hommes, sont restés dans le défilé. Les sons du clairon ont attiré l'attention des habitants. Ils s'arrêtent un moment, frappés d'immobilité par la surprise. Ils voient la ligne qui les enveloppe. Ils aperçoivent les cavaliers qui s'avancent. Serait-ce un jeu de la part de quelque tribu amie? Non. Ces voix étrangères, ce clairon, tout cela est nouveau pour les oreilles des Indiens. Quelques-uns cependant ont déjà entendu ces sons, ils reconnaissent la trompette de guerre des visages pâles! Pendant un moment la consternation les prive de la faculté d'agir. Ils nous regardent jusqu'à ce que nous soyons tout près. Ils voient les visages pâles, les armes étranges, les chevaux singulièrement harnachés. C'est l'ennemi! ce sont les blancs! Ils courent d'une place à l'autre, de rue en rue. Ceux qui portaient de l'eau jettent leurs ollas et prennent leur course, en criant, vers les maisons. Ils montent sur les toits et retirent les échelles après eux. Des exclamations sont échangées; les hommes, les femmes et les enfants poussent des cris affreux. La terreur est peinte sur toutes les figures; l'épouvante se lit dans tous leurs mouvements. Pendant ce temps, notre ligne s'est resserrée, et nous ne sommes plus qu'à deux cents yards des murs. Nous faisons halte un moment. Vingt hommes sont laissés pour former une arrière-garde. Les autres se réunissent en corps et se portent en avant sur les pas de leurs chefs.

XXXVII

ADÈLE.

Nous nous dirigeons vers le grand bâtiment, nous l'entourons et nous faisons halte de nouveau. Les vieillards sont toujours sur le toit et garnissent le parapet. Ils sont en proie à la terreur et tremblent comme des enfants.

—Ne craignez rien; nous venons en amis! crie Séguin, parlant une langue qui nous est étrangère et leur faisant des signes.

Sa voix ne peut percer le bruit des cris perçants que l'on entend de tous côtés. Il répète les mêmes mots et renouvelle ses signes avec plus d'énergie. Les vieillards se groupent au bord du parapet. L'un d'entre eux se distingue au milieu de tous les autres. Ses cheveux blancs comme la neige tombent jusqu'à sa ceinture. De brillants ornements pendent à ses oreilles et sur sa poitrine. Il est revêtu d'une robe blanche. Il a toute l'apparence d'un chef; tous les autres lui obéissent. Sur un signe de sa main, les cris cessent. Il se penche au-dessus du parapet comme pour nous parler.

Amigos! amigos! crie-t-il en espagnol.

—Oui, oui, nous sommes des amis, répond Séguin dans la même langue.. Ne craignez rien de nous! Nous ne venons pas pour vous faire du mal.

—Pourquoi nous feriez-vous du mal? Nous sommes en paix avec tous les blancs de l'Est. Nous sommes les fils de Moctezuma. Nous sommes Navajoes. Que voulez-vous de nous?

—Nous venons pour nos parents, vos captives blanches. Ce sont nos femmes et nos filles.

—Des captives blanches! vous vous trompez: nous n'avons pas de captives. Celles que vous cherchez sont parmi les Apaches, loin, là-bas, vers le sud.

—Non. Elles sont parmi vous, répond Séguin, j'ai des informations précises et sûres à cet égard. Pas de retard, donc! Nous avons fait un long voyage pour les retrouver, et nous ne nous en irons pas sans elles.

Le vieillard se tourne vers ses compagnons. Ils parlent à voix basse et échangent des signes. Les figures se retournent du côté de Séguin.

—Croyez-moi, señor chef, dit le vieillard, parlant avec emphase, vous avez été mal informé. Nous n'avons pas de captives blanches.

—Pish! vieux menteur impudent! cria Rubé en sortant de la foule et ôtant son bonnet de peau de chat. Reconnais-tu l'Enfant, le reconnais-tu?

Le crâne dépouillé se montre aux yeux des Indiens. Un murmure plein d'alarmes se fait entendre parmi eux. Le chef aux cheveux blancs semble déconcerté. Il sait l'histoire de cette tête scalpée. De sourds grondements se font entendre aussi parmi les chasseurs. Ils ont vu les femmes blanches en galopant vers la ville. Ce mensonge les irrite, et le bruit menaçant des rifles qu'on arme se fait entendre tout autour de nous.

—Vous avez dit des paroles fausses, vieillard, crie Séguin. Nous savons que vous avez des captives blanches, rendez-nous-les donc, si vous voulez sauver vos têtes.

—Et vite! crie Garey, levant son rifle avec un geste menaçant. Plus vite que ça, ou bien je fais sauter la cervelle de ton vieux crâne.

—Patience, amigo, vous verrez nos femmes blanches; mais ce ne sont pas des captives. Ce sont nos filles, les enfants de Moctezuma.

L'Indien descend au troisième étage du temple. Il disparaît sous une porte et revient presque aussitôt, amenant avec lui cinq femmes revêtues du costume des Navajoes. Ce sont des femmes et des jeunes filles et, ainsi qu'on peut le voir au premier coup d'oeil, elles appartiennent à la race hispano-mexicaine.

Mais il y en a parmi nous qui les connaissent plus particulièrement. Trois d'entre elles sont reconnues par autant de chasseurs, et à la vue de ceux-ci, elles se précipitent vers le parapet, tendent leurs bras, et poussent des exclamations de joie. Les chasseurs les appellent:

—Pepe!—Rafaela!—Jesusita!—entremêlant leurs noms d'expressions de tendresse. Ils leur crient de descendre, en leur montrant des échelles.

Bajan, niñas, bajan! aprisa! aprisa! (Venez en bas, chères filles; descendez vite, vite!)

Les échelles sont sur les terrasses. Les jeunes filles ne peuvent les remuer. Leurs maîtres se tiennent auprès d'elles, les sourcils froncés, et silencieux.

—Tendez les échelles! crie Garey menaçant de son fusil, tendez les échelles et aidez les jeunes filles à descendre, ou je fais de l'un de vous un cadavre.

—Les échelles! les échelles! crient une multitude de voix.

Les Indiens obéissent. Les jeunes filles descendent, et, un moment après, tombent dans les bras de leurs amis. Deux restaient encore, trois seulement étant descendues. Séguin avait mis pied à terre et les avait examinées toutes les trois. Aucune d'elles n'était l'objet de sa sollicitude. Il monte à l'échelle, suivi de quelques-uns des hommes. Il s'élance de terrasse en terrasse jusqu'à la troisième, et se porte vivement vers les deux captives. Elles reculent à son approche, et, se méprenant sur ses intentions, poussent des cris de terreur. Séguin les examine d'un regard perçant. Le père interroge ses propres instincts, sa mémoire confuse. L'une des femmes est trop âgée; l'autre est affreuse et présente tous les dehors d'une esclave.

—Mon Dieu! se pourrait-il! s'écrie-t-il avec un sanglot. Il y avait un signe… Non! non! cela ne se peut pas! Il s'élance en avant, saisit la jeune fille par le poignet, mais sans brusquerie, relève la manche et découvre le bras jusqu'à l'épaule.

—Non! s'écrie-t-il de nouveau, rien! Ce n'est pas elle.

Il la quitte et s'élance vers le vieil Indien, qui recule, épouvanté de l'expression terrible de son regard.

—Toutes ne sont pas là! crie Séguin d'une voix de tonnerre; il y en a d'autres: amène-les ici, vieillard, ou je t'écrase sur la terre.

—Nous n'avons pas ici d'autres femmes blanches, répond l'Indien d'un ton calme et décidé.

—Tu mens! tu mens! ta vie m'en répondra. Ici! Rubé, viens le confondre.

—Tu mens, vieille canaille! tes cheveux blancs ne resteront pas longtemps à leur place, si tu ne l'amènes pas bientôt ici. Où est-elle, la jeune reine?

—Au sud. Et l'Indien indiquait la direction du midi.

—Oh! mon Dieu! mon Dieu! s'écrie Séguin, dans sa langue natale, avec l'accent du plus profond désespoir.

—Ne le croyez pas, cap'n! J'ai vu bien des Indiens dans ma vie, mais je n'ai jamais vu un menteur plus effronté que cette vieille vermine. Vous l'avez entendu tout à l'heure à propos des autres filles?

—C'est vrai, il a menti tout à l'heure; mais elle!… elle peut être partie.

—Il n'y a pas un mot de vrai dans ses paroles. Il ne sait que mentir. C'est un maître charlatan; il ne dit que des impostures. La jeune fille est ce qu'ils appellent la reine des mystères. Elle sait beaucoup de choses, et aide ce vieux bandit dans toutes ses momeries et dans les sacrifices. Il ne se soucie pas de la perdre, elle est ici quelque part, j'en suis sûr; mais elle est cachée, c'est certain.

—Camarades! crie Séguin se précipitant vers le parapet, prenez des échelles! fouillez toutes les maisons! faites sortir tout le monde, jeunes et vieux. Conduisez-les au milieu de la plaine. Ne laissez pas un coin sans l'examiner. Ramenez-moi mon enfant.

Les chasseurs s'emparent des échelles. Avec celles du grand temple, ils sont bientôt en possession des autres. Ils courent de maison en maison et font sortir les habitants, qui poussent des cris d'épouvante. Dans quelques habitations, il y a des hommes, des guerriers traînards, des enfants et des dandys. Ceux qui résistent sont tués, scalpés et jetés par-dessus les parapets. Les habitants arrivent en foule devant le temple, conduits par les chasseurs: il y a des femmes et des filles de tous âges. Séguin les examine avec attention; son coeur est oppressé. À l'arrivée de chaque nouveau groupe, il découvre les visages; c'est en vain! Plusieurs sont jeunes et jolies, mais brunes comme la feuille qui tombe. On ne l'a pas encore trouvée. J'aperçois les trois captives délivrées près de leurs amis mexicains. Elles pourront peut-être indiquer le lieu où on peut la trouver.

—Interrogez-les! dis-je tout bas au chef.

—Ah! vous avez raison. Je n'y pensais pas. Allons, allons!

Nous descendons par les échelles, nous courons vers les captives. Séguin donne une description rapide de celle qu'il cherche.

—Ce doit être la reine des mystères, dit l'une.

—Oui! oui! s'écrie Séguin, tremblant d'anxiété, c'est elle; c'est la reine des mystères.

—Elle est dans la ville, alors, ajoute une autre.

—Où? où? crie le père hors de lui.

—Où?… où?… répètent les jeunes filles s'interrogeant l'une l'autre.

—Je l'ai vue ce matin, il y a peu d'instants, juste avant que vous n'arriviez.

—Je l'ai vu, lui, qui la pressait de rentrer, ajoute une seconde, montrant le vieil Indien. Il l'a cachée.

Caval! s'écrie une autre, peut-être dans l'Estufa.

—L'Estufa? qu'est-ce que c'est?

C'est l'endroit où brûle le feu sacré, où il prépare ses médicaments.

—Où est-ce? Conduisez-moi.

Ay de mi! nous ne savons pas le chemin; c'est un endroit secret oû on brûle les gens! Ay de mi!

—Mais, señor, c'est dans le temple, quelque part sous terre. Il le sait bien. Il n'y a que lui qui ait le droit d'y entrer. Ourraï! l'Estufa est un endroit terrible, c'est du moins ce que tout le monde dit.

Une idée vague que sa fille peut être en danger traverse l'esprit de Séguin. Peut-être est-elle morte déjà, ou en proie à quelque terrible agonie. Il est frappé, et nous le sommes comme lui, de l'expression de froide méchanceté qui se montre sur la physionomie du vieux chef-médecin. Il y a dans cette figure quelque chose de plus que chez les Indiens ordinaires, quelque chose qui indique une détermination entêtée de mourir, plutôt que d'abandonner ce qu'il a mis dans sa tête de conserver. On reconnaît en lui cette ruse démoniaque, caractère distinctif de ceux qui, parmi les tribus sauvages, s'élèvent à la position qu'il occupe. En proie à cette idée, Séguin court vers les échelles, remonte sur le toit, suivi de quelques hommes. Il se jette sur le prêtre imposteur, le saisit par ses longs cheveux.

—Conduis-moi vers elle! crie-t-il d'une voix de tonnerre, conduis-moi vers cette reine, la reine des mystères! Elle est ma fille!

—Votre fille! la reine des mystères! répond l'Indien tremblant pour sa vie, mais résistant encore à la menace. Non, homme blanc, non, elle n'est pas votre fille, la reine est des nôtres. C'est la fille du Soleil; c'est l'enfant d'un chef des Navajoes!

—Ne me tente pas davantage, vieillard, ne me tente pas, te dis-je. Écoute: si on a touché à un de ses cheveux, tous payeront pour elle. Je ne laisserai pas un être vivant dans ta ville. Marche! conduis-moi à l'Estufa.

—A l'Estufa! à l'Estufa!—crient les chasseurs.

Des mains vigoureuses empoignent l'Indien par ses vêtements et 'accrochent à ses cheveux. On brandit à ses yeux les couteaux déjà rouges de sang; on l'entraîne du toit et on lui fait descendre les échelles. Il n'oppose plus aucune résistance, car il voit que toute hésitation sera désormais le signal de sa mort. Moitié traîné, moitié dirigeant la marche, il atteint le rez-de-chaussée du temple. Il pénètre dans un passage masqué par des peaux de buffalos. Séguin le suit, ne le quitte pas de l'oeil et ne le lâche pas de la main. Nous marchons en foule derrière, sur les talons les uns des autres. Nous traversons des couloirs sombres, qui descendent et forment un labyrinthe inextricable. Nous arrivons dans une large pièce faiblement éclairée. Des images fantastiques frappent nos yeux, mystiques symboles d'une horrible religion. Les murs sont couverts de formes hideuses et de peaux de bêtes sauvages. Nous voyons la tête féroce de l'ours gris; celles du buffalo blanc, du carcajou, de la panthère, et du loup toujours affamé. Nous reconnaissons les cornes et le frontal de l'élan, du cimmaron, du buffle farouche. Çà et là sont des figures d'idoles, de formes grotesques et monstrueuses, grossièrement sculptées, en bois ou en pierre rouge du désert. Une lampe jette une faible lumière; et sur un brasero, placé à peu près au milieu de la pièce, brille une petite flamme bleuâtre. C'est le feu sacré: le feu qui, depuis des siècles, brûle en l'honneur du dieu Quetzalcoatl! Nous ne nous arrêtons pas à examiner tous ces objets. Nous courons dans toutes les directions, renversant les idoles et arrachant les peaux sacrées. D'énormes serpents rampent sur le sol et s'enroulent autour de nos pieds. Ils ont été troublés, effrayés par cette invasion inaccoutumée. Nous aussi nous sommes épouvantés, car nous entendons la terrible crécelle de la queue du crotale! Les chasseurs sautent par-dessus, et les frappent de la crosse de leurs fusils; ils en écrasent un grand nombre sur le pavé. Tout est cris et confusion. Les exhalaisons du charbon nous asphyxient; nous étouffons. Où est Séguin? Par où est-il passé?

Écoutez! des cris! c'est la voix d'une femme! Des voix d'hommes s'y mêlent aussi. Nous nous précipitons vers le point d'où partent ces cris. Nous écartons violemment les cloisons de peaux accrochées. Nous apercevons notre chef. Il tient une femme entre ses bras; une jeune fille, une belle jeune fille couverte d'or et de plumes brillantes. Elle crie et se débat pour lui échapper, au moment où nous entrons. Il la tient avec force et a relevé la manche de peau de faon de sa tunique. Il examine son bras gauche, qu'il serre contre sa poitrine.

—C'est elle! c'est elle! s'écrie-t-il d'une voix tremblante d'émotion. Oh! mon Dieu, c'est elle! Adèle Adèle! ne me reconnais-tu pas, moi, ton père?

Elle continue à crier. Elle le repousse, tend les bras à l'Indien, et l'appelle à son secours! Le père lui parle avec toute l'énergie de la tendresse la plus ardente. Elle ne l'écoute pas. Elle détourne son visage et se traîne avec effort jusqu'aux pieds du prêtre, dont elle embrasse les genoux.

—Elle ne me connaît pas! Oh! Dieu! mon enfant! ma fille!

Séguin lui parle encore dans la langue des Indiens, et avec l'accent de la prière.

—Adèle! Adèle! je suis ton père!

—Vous! qui ètes-vous? des blancs! nos ennemis! Ne me touchez pas! hommes blancs! arrière!

—Chère, chère Adèle; ne me repousse pas, moi, ton père! Te rappelles-tu….

—Mon père!… mon père était un grand chef. Il est mort. Voici mon père: le Soleil est mon père. Je suis la fille de Moctezuma! je suis la reine des Navajoes.

En disant ces mots, un changement s'opère en elle. Elle ne rampe plus. Elle se relève sur ses pieds. Ses cris ont cessé, et elle se tient dans une attitude fière et indignée.

—Oh! Adèle, continue Séguin de plus en plus pressant, regarde-moi! ne te rappelles-tu pas? Regarde ma figure! Oh! Mon Dieu! ici! regarde! regarde ceci, voilà ta mère. Adèle! regarde; c'est son portrait; ton ange de mère! Regarde-le! regarde, oh! Adèle!

Séguin, tout en parlant, tire une miniature de son sein et la place sous les yeux de sa fille. Cet objet attire son attention. Elle le regarde, mais sans manifester aucun souvenir. Sa curiosité seule est excitée. Elle semble frappée des accents énergiques mais suppliants de son père. Elle le considère avec étonnement. Puis, elle le repousse de nouveau. Il est évident qu'elle ne le reconnaît pas. Elle a perdu le souvenir de son père et de tous les siens. Elle a oublié la langue de son enfance; parents, Famille, elle a tout oublié!

Je ne puis retenir mes larmes en regardant la figure de mon malheureux ami. Semblable à un homme atteint d'une blessure mortelle, mais encore vivant, il se tenait debout, au milieu du groupe, silencieux et écrasé de douleur. Sa tête était retombée sur sa poitrine; le sang avait abandonné ses joues; son oeil errait avec une expression d'imbécillité douloureuse à contempler. Je me faisais facilement une idée du terrible conflit qui s'agitait dans son sein. Il ne fit plus aucun effort pour persuader sa fille. Il n'essaya pas davantage d'approcher d'elle; mais il garda pendant quelque temps la même attitude, sans proférer un mot.

—Emmenez-la! murmura-t-il enfin d'une voix rauque et entrecoupée; emmenez-la! Peut-être, si Dieu le permet, elle se rappellera un jour.

XXXVIII

LE SCALP BLANC

Il nous fallut traverser de nouveau l'horrible salle pour remonter sur la terrasse inférieure du temple. Comme je m'avançais vers le parapet, je vis en bas une scène qui me remplit de crainte. Mon coeur se serra et s'environna comme d'un nuage. L'impression fut soudaine, indéfinissable comme la cause qui la produisait. Était-ce l'aspect du sang? (car il y en avait de répandu). Non; ce ne pouvait être cela. J'avais vu trop souvent le sang couler dans ces derniers temps; je m'étais même habitué à le voir verser sans nécessité. D'autres choses, d'autres bruits, à peine perceptibles à l'oeil ou à l'oreille, agissaient sur mon esprit comme de terribles présages. Il y avait une sorte d'électricité funeste dans l'air, non dans l'atmosphère physique, mais dans l'atmosphère morale, et cette électricité exerçait son influence sur moi par un de ces mystérieux canaux que la philosophie n'a point encore définis. Réfléchissez un peu sur ce que vous avez éprouvé vous-même. Ne vous est-il pas arrivé souvent de sentir la colère ou les mauvaises passions éveillées autour de vous, avant qu'aucun symptôme, aucun mot, aucun acte, n'eût manifesté ces dispositions chez ceux qui vous entouraient? De même que l'animal prévoit la tempête lorsque l'atmosphère est encore tranquille, je sentais instinctivement que quelque chose de terrible allait se passer. Peut-être trouvais-je ce présage dans la complète tranquillité même qui nous environnait. Dans le monde physique, la tempête est toujours précédée d'un moment de calme.

Devant le temple étaient réunies les femmes du village, les jeunes filles et les enfants; en tout, à peu près deux cents. Elles étaient diversement habillées; quelques-unes drapées dans des couvertures rayées; d'autres portant des tilmas, des tuniques de peau de faon brodées, ornées de plumes et teintes de vives couleurs; d'autres des vêtements de la civilisation: de riches robes de satin qui avaient appartenu aux dames du Del-Norte, des jupes à falbalas qui avaient voltigé autour des chevilles de quelque joyeuse maja passionnée pour la danse. Bon nombre d'entre elles étaient entièrement nues, n'étant pas même protégées par la simple feuille de figuier. Toutes étaient indiennes, mais avaient le teint plus ou moins foncé, et elles différaient autant par la couleur; quelques unes étaient vieilles, ridées, affreuses; la plupart étaient jeunes, d'un aspect noble, et vraiment belles. On les voyait groupées dans des attitudes diverses. Les cris avaient cessé, mais un murmure de sourdes et plaintives exclamations circulait au milieu d'elles.

En regardant, je vis que le sang coulait de leurs oreilles! Il tachait leur cou, et se répandait sur leurs vêtements. J'en eus bientôt reconnu la cause. On leur avait arraché leurs pendants d'oreilles. Les chasseurs de scalps, descendus de cheval, les entouraient en les serrant de près. Ils causaient à voix basse. Mon attention fut attirée par des articles curieux d'ornement ou de toilette qui sortaient à moitié de leurs poches ou de leurs havresacs; des colliers et d'autres bijoux de métal brillant; —c'était de l'or,—qui pendaient à leurs cous, sur leurs poitrines. Ils avaient fait main basse sur la bijouterie des femmes indiennes. D'autres objets frappèrent ma vue et me causèrent une impression pénible. Des scalps frais et saignants étaient attachés derrière la ceinture de plusieurs d'entre eux. Les manches de leurs couteaux et leurs doigts étaient rouges; ils avaient les mains pleines de sang; leurs regards étaient sinistres. Ce tableau était effrayant, de sombres nuages roulant au-dessus de la vallée et couvrant les montagnes d'un voile opaque, ajoutaient encore à l'horreur de la scène. Des éclairs s'élançaient des différents pics, suivis de détonations rapprochées et terribles du tonnerre.

—Faites venir l'atajo, cria Séguin, descendant l'échelle avec sa fille.

Un signal fut donné, et peu après les mules conduites par les arrieros arrivèrent au galop à travers la plaine.

—Ramassez toute la viande séchée que vous pourrez trouver. Empaquetez, le plus vite possible.

Devant la plupart des maisons, il y avait des cordes garnies de tasajo, accrochées aux murs. Il y avait aussi des fruits et des légumes secs, du chile, des racines de kamas, et des sacs de peaux remplis de noix de pin et de baies. La viande fut bientôt décrochée, réunie, et les hommes aidèrent les arrieros à l'empaqueter.

—C'est à peine si nous en aurons assez, dit Séguin.—Holà, Rubé, continua-t-il, appelant le vieux trappeur, choisissez nos prisonniers. Nous ne pouvons en prendre plus de vingt. Vous les connaissez; prenez ceux qui conviendront le mieux pour négocier des échanges.

Ce disant, le chef se dirigea vers l'atajo avec sa fille, dans le but de la faire monter sur une des mules. Rubé procédait à l'exécution de l'ordre qu'il avait reçu. Peu après, il avait choisi un certain nombre de captifs qui se laissaient faire, et il les avait fait sortir de la foule. C'étaient principalement des jeunes filles et de jeunes garçons, que leurs traits et leurs vêtements classaient parmi la noblesse de la nation; c'étaient des enfants de chefs et de guerriers.

—Wagh! s'écria Kirker, avec sa brutalité accoutumée, il y a là des femmes pour tout le monde, camarades! pourquoi chacun de nous n'en prendrait-il pas? qui nous en empêche?

—Kirker a raison, ajouta un autre, je me suis promis de m'en donner au moins une.

—Mais comment les nourrirons-nous en route? nous n'avons pas assez de viande pour en prendre une chacun.

—Au diable la viande, s'écria celui qui avait parlé le second. Nous pouvons atteindre le Del-Norte en quatre jours au plus. Qu'avons-nous besoin de tant de viande.

—Il y en a en masse de la viande, ajouta Kirker. Ne croyez donc pas le capitaine; et puis, d'ailleurs, s'il en manque en route, nous planterons là les donzelles en leur prenant ce qu'elles ont de plus précieux pour nous.

Ces mots furent accompagnés d'un geste significatif désignant la chevelure, et dont la féroce expression était révoltante à voir.

—Eh bien, camarades, qu'en dites-vous?

—Je pense comme Kirker.

—Moi aussi.

—Moi aussi.

—Je ne donne de conseils à personne, ajouta le brutal; chacun de vous peut faire comme il lui plaît; mais quant à moi, je ne me soucie pas de jeûner au milieu de l'abondance.

—C'est juste, camarade, tu as raison; c'est juste.

—Eh bien, c'est celui qui a parlé le premier qui choisit le premier, vous le savez; c'est la loi de la montagne. Ainsi donc, la vieille, je te prends pour moi. Viens, veux-tu?

En disant cela, il s'empara d'une des Indiennes, une grosse femme de bonne mine; il la prit brutalement par la taille et la conduisit vers l'atajo. La femme se mit à crier et à se débattre, effrayée, non pas de ce qu'on avait dit, car elle n'en avait pas compris un mot, mais terrifiée par l'expression féroce dont la physionomie de cet homme était empreinte.

—Veux-tu bien taire tes mâchoires! cria-t-il, la poussant vers les mules. Je ne vas pas te manger. Wagh! ne sois donc pas si farouche. Allons! grimpe-moi là. Allons, houpp!

Et, en poussant cette dernière exclamation, il hissa la femme sur une des mules.

—Si tu ne restes pas tranquille, je vas t'attacher; rappelle-toi de ça.

Et il lui montrait son lasso, en lui indiquant du geste son intention. Une horrible scène suivit ce premier acte de brutalité.

Nombre de chasseurs de scalps suivirent l'exemple de leur scélérat compagnon. Chacun d'eux choisit une jeune fille ou une femme à son goût, et la traîna vers l'atajo. Les femmes criaient; les hommes criaient plus fort et juraient. Quelques-uns se disputaient la même prise, une jeune fille plus belle que ses compagnes; une querelle s'ensuivit. Les imprécations, les menaces furent échangées; les couteaux brillèrent hors de la gaine, et les pistolets craquèrent.

—Tirons-la au sort! s'écria l'un d'eux.

—Oui, bravo! tirons! tirons! s'écrièrent-ils tous.

La proposition était adoptée; la loterie eut lieu, et la belle sauvage devint la propriété du gagnant. Peu d'instants après, chacune des mules de l'atajo était chargée d'une jeune fille indienne. Quelques-uns des chasseurs n'avaient pas pris part à cet enlèvement des Sabines. Plusieurs le désapprouvaient (car tous n'étaient pas méchants) par simple motif d'humanité; d'autres ne se souciaient pas d'être empêtrés d'une squaw, et se tenaient à part, assistant à cette scène avec des rires sauvages. Pendant tout ce temps, Séguin était de l'autre côté du bâtiment avec sa fille. Il l'avait installée sur une des mules et couvrait ses épaules avec un sérapé. Il procédait à tous ces arrangements de départ avec des soins que lui suggérait sa sollicitude paternelle. A la fin, le bruit attira son attention et, laissant sa fille aux mains de ses serviteurs, il courut vers la façade.

—Camarades! cria-t-il en voyant les captives montées sur les mules, et comprenant ce qui s'était passé. Il y a trop de captifs là. Sont-ce ceux que vous avez choisis? ajouta-t-il en se tournant vers le trappeur Rubé.

—Non, répondit celui-ci; les voilà. Et il montra le groupe qu'il avait placé à l'écart.

—Faites descendre ces femmes, alors, et placez vos prisonniers, sur les mules. Nous avons un désert à traverser, et c'est tout ce nous pourrons faire que d'en venir à bout avec ce nombre.

Puis, sans paraître remarquer les regards furieux de ses compagnons, il se mit en devoir, avec Rubé et quelques autres, d'exécuter l'ordre qu'il avait donné. L'indignation des chasseurs tourna en révolte ouverte. Des regards furieux se croisèrent, et des menaces se firent entendre.

—Par le ciel! cria l'un, j'emmènerai la mienne, ou j'aurai sa chevelure.

Vaya! s'écria un autre en espagnol. Pourquoi les emmener? Elles ne seront que des occasions d'embarras, après tout. Il n'y en a pas une qui vaille la prime de ses cheveux.

—Prenons les cheveux, alors, et laissons les moricaudes! Proposa un troisième.

—C'est ce que je dis.

—Et moi aussi.

—J'en suis, pardieu!

—Camarades! dit Séguin, se tournant vers les mutins, et parlant avec beaucoup de douceur, rappelez-vous votre promesse; faites le compte de vos prisonniers comme cela vous conviendra. Je réponds du payement pour tous.

—Pouvez-vous payer tout de suite? demanda une voix.

—Vous savez bien que cela n'est pas possible.

—Payez tout de suite! payez tout de suite! dit une voix.

—L'argent ou les scalps, voilà!

-Carajo! où donc le capitaine trouvera-t-il l'argent, quand nous serons à El-Paso, plutôt qu'ici? Il n'est ni juif ni banquier, que je sache, et je n'ai pas appris qu'il fût devenu si riche. D'où nous tirera-t-il tout cet argent?

-Pas du cabildo,[1] bien sûr, à moins de présenter des scalps. Je le garantis.

[Note 1: Le bureau où se payaient les primes.]

—C'est juste, José! On ne lui donnera pas plus d'argent à lui qu'à nous; et nous pouvons le recevoir nous-mêmes si nous présentons les peaux; nous le pouvons.

—Wagh! il se soucie bien de nous, maintenant qu'il a retrouvé ce qu'il cherchait!

—Il se fiche de nous comme d'un tas de nègres! Il n'a pas voulu nous conduire par le Prieto, où nous aurions ramassé de l'or à poigne-main.

—Maintenant, il veut encore nous ôter cette chance de gagner quelque chose. Nous serions bien bêtes de l'écouter.

Je crus en ce moment pouvoir intervenir avec succès. L'argent paraissait être le seul mobile des révoltés; du moins c'était le seul motif qu'ils missent en avant et, plutôt que d'être témoin du drame horrible qui menaçait, j'aurais sacrifié toute ma fortune.

—Messieurs, criai-je de manière à pouvoir être entendu au milieu du bruit, si vous voulez vous en rapporter à ma parole, voici ce que j'ai à vous dire: j'ai envoyé un chargement à Chihuahua avec la dernière caravane. Pendant que nous retournerons à El-Paso, les marchands seront revenus et je serai mis en possession de fonds qui dépassent du double ce que vous demandez. Si vous acceptez ma parole, je me porte garant que vous serez tous payés.

—Wagh! c'est fort bien, ce que vous dites là; mais est-ce que nous savons quelque chose de vous ou de votre chargement?

-Vaya! un oiseau dans la main vaut mieux que deux sur l'arbre.

—C'est un marchand! Qui est-ce qui va croire à sa parole?

—Au diable son chargement! les scalps ou de l'argent; de l'argent ou les scalps, voilà mon avis. Vous pouvez les prendre, vous pouvez les laisser, camarades, mais c'est le seul profit que vous aurez dans tout ceci, soyez-en sûrs.

Les hommes avaient goûté le sang et comme le tigre, ils en étaient plus altérés encore. Leurs yeux lançaient des flammes et les figures de quelques-uns portaient l'empreinte d'une férocité bestiale horrible à voir. La discipline qui avait jusque-là maintenu cette bande, quelque peu semblable à une bande de brigands, semblait tout à fait brisée; l'autorité du chef était méconnue. En face se tenaient les femmes, qui se serraient confusément les unes contre les autres. Elles ne pouvaient comprendre ce qui se disait, mais elles voyaient les attitudes menaçantes et les figures agitées de fureur; elles voyaient les couteaux nus; elles entendaient le bruit des fusils et des pistolets que l'on armait. Le danger leur apparaissait de plus en plus imminent et elles se groupaient en frissonnant. Jusqu'à ce moment, Séguin avait dirigé l'installation des prisonniers sur les mules. Il paraissait en proie à une étrange préoccupation qui ne l'avait pas quitté depuis la scène entre lui et sa fille. Cette grande douleur, qui lui remplissait le coeur, semblait le rendre insensible à tout ce qui se passait. Il n'en était pas ainsi.

A peine Kirker (c'était lui qui avait parlé le dernier) eut-il prononcé son dernier mot, qu'il se fit dans l'attitude de Séguin un changement prompt comme l'éclair. Sortant tout à coup de son indifférence apparente, il se porta devant le front des révoltés.

—Osez! cria-t-il d'une voix de tonnerre, osez enfreindre vos serments! Par le ciel! le premier qui lève son couteau ou son fusil, est un homme mort!

Il y eut une pause, un moment de profond silence.

—J'ai fait voeu, continua-t-il, que s'il plaisait à Dieu de me rendre mon enfant, cette main ne verserait plus une seule goutte de sang. Que personne de vous ne me force à manquer à ce voeu, ou, par le ciel! son sang sera le premier répandu!

Un murmure de vengeance courut dans la foule, mais pas un ne répondit.

—Vous n'êtes qu'une brute sans courage, avec tous vos airs matamores, continua-t-il se tournant vers Kirker et le regardant dans le blanc des yeux. Remettez ce couteau tout de suite! Ou, par le Dieu vivant! je vous envoie la balle de ce pistolet à travers le coeur!

Séguin avait tiré son pistolet, se tenant prêt à exécuter sa menace. Il semblait qu'il eût grandi; son oeil dilaté, brillant et terrible, fit reculer cet homme qui se vit mort, s'il désobéissait; et, avec un sourd rugissement, il remit son couteau dans la gaine.

Mais la révolte n'était pas encore apaisée. Ces hommes ne se laissaient pas dompter si facilement. Des exclamations furieuses se firent entendre, et les mutins cherchèrent à s'encourager l'un l'autre par leurs cris.

Je m'étais placé à côté du chef avec mes revolvers armés, prêt à faire feu et résolu à le soutenir jusqu'à la mort. Beaucoup d'autres avaient fait comme moi, et, parmi eux, Rubé, Garey, Sanchez le torero et le Maricopa. Les deux partis en présence étaient à peu près égaux en nombre, et si nous en étions venus aux mains, le combat eût été terrible; mais, juste à ce moment, quelque chose apparut dans le lointain qui calma nos fureurs intestines: c'était l'ennemi commun. Tout à l'extrémité occidentale de la vallée, nous aperçûmes des formes noires, par centaines, accourant à travers la plaine. Bien qu'elles fussent encore à une grande distance, les yeux exercés des chasseurs les reconnurent au premier regard; c'étaient des cavaliers; c'étaient des Indiens; c'étaient les Navajoes lancés à notre poursuite. Ils arrivaient à plein galop, et se précipitaient à travers la prairie comme des chiens de chasse lancés sur une piste. En un instant, ils allaient être sur nous.

—Là-bas! cria Séguin: là-bas, voilà des scalps de quoi vous satisfaire; mais prenez garde aux vôtres. Allons, à cheval! En avant l'atajo! je vous tiendrai parole. A cheval, braves compagnons! à cheval!

Les derniers mots furent prononcés d'un ton conciliant. Mais il n'y avait pas besoin de cela pour activer les mouvements des chasseurs. L'imminence du danger suffisait. Ils auraient pu sans doute soutenir l'attaque à l'abri des maisons, mais seulement jusqu'au retour du gros de la tribu, et ils sentaient bien que c'en était fait de leur vie, s'ils étaient atteints. Rester dans la ville eût été folie et personne n'y pensa. En un clin d'oeil nous étions tous en selle; l'atajo, chargé des captifs et des provisions, se dirigeait en toute hâte vers les bois. Nous nous proposions de traverser le défilé qui ouvrait du côté de l'est, puisque notre retraite était coupée par les cavaliers, venant de l'autre côté. Séguin avait pris la tête et conduisait la mule sur laquelle sa fille était montée. Les autres suivaient, galopant à travers la plaine sans rang et sans ordre. Je fus des derniers à quitter la ville. J'étais resté en arrière avec intention, craignant quelque mauvais coup et déterminé à l'empêcher si je pouvais.

—Enfin, pensai-je, ils sont tous partis!

Et enfonçant mes éperons dans les flancs de mon cheval, je m'élançai après les autres.

Quand j'eus galopé jusqu'à environ cent yards des murs, un cri terrible retentit derrière moi; j'arrêtai mon cheval et me retournai sur ma selle pour voir ce que c'était. Un autre cri plus terrible et plus sauvage encore m'indiqua l'endroit d'où était parti le premier. Sur le toit le plus élevé du temple, deux hommes se débattaient. Je les reconnus au premier coup d'oeil; je vis aussi que c'était une lutte à mort. L'un des deux hommes était le chef-médecin que je reconnus à ses cheveux blancs; la blouse étroite, les jambières, les chevilles nues, le bonnet enfoncé de son antagoniste me le firent facilement reconnaître. C'était le trappeur essorillé. Le combat fut court. Je ne l'avais pas vu commencer, mais je vis le dénoûment. Au moment où je me retournais, le trappeur avait acculé son adversaire contre le parapet et de son bras long et musculeux il le forçait à se pencher par-dessus le bord; de l'autre main, il brandissait son couteau. La lame brilla et disparut dans le corps; un flot rouge coula sur les vêtements de l'Indien; ses bras se détendirent; son corps, plié en deux sur le bord du parapet, se balança un moment et tomba avec un bruit sourd sur la terrasse au-dessous. Le même hurlement sauvage retentit encore une fois à mes oreilles, et le chasseur disparut du toit. Je me retournai pour reprendre ma route. Je pensai qu'il s'agissait du payement de quelque dette ancienne, de quelque terrible revanche. Le bruit d'un cheval lancé au galop se fit entendre derrière moi, un cavalier me suivait. Je n'eus pas besoin de me retourner pour comprendre que c'était le trappeur.

—Prêté rendu, c'est légitime, dit-on. C'est, ma foi, une belle chevelure tout de même.—Wagh! ça ne peut pas me payer ni me remplacer la mienne; mais c'est égal, ça fait toujours plaisir.

Je me retournai pour comprendre la signification de ce discours. Ce que je vis suffit pour m'éclairer. Quelque chose pendait à la ceinture du vieux trappeur: on eut dit un écheveau de lin blanc comme la neige, mais ce n'était pas cela; c'était une chevelure, c'était un scalp. Des gouttes de sang coulaient le long des fils argentés et, en travers, au milieu, on voyait une large bande rouge. C'était la place où le trappeur avait essuyé son couteau!

XXXIX

COMBAT DANS LE DÉFILÉ.

Arrivés au bois, nous suivîmes le chemin des Indiens, en remontant le courant. Nous allions aussi vite que l'atajo le permettait. Après une course de cinq milles, nous atteignîmes l'extrémité orientale de la vallée. Là les sierras se rapprochent, entrent dans la rivière et forment un canon. C'est une porte gigantesque semblable à celle que nous avions traversée en entrant dans la vallée par l'ouest, et d'un aspect plus effrayant encore. Il n'y avait de route ni d'un côté ni de l'autre de la rivière; en cela ce canon différait du premier. La vallée était encaissée par des rochers à pic, et il n'y avait pas d'autre chemin que le lit même de la rivière. Celle-ci était peu profonde; mais dans les moments de grandes eaux, elle se transformait en torrent, et alors la vallée devenait inaccessible par l'est. Cela arrivait rarement dans ces régions sans pluies.

Nous pénétrâmes dans le canon sans nous arrêter, galopant sur les cailloux, contournant les roches énormes qui gisaient au milieu. Au-dessus de nous s'élevaient à plus de mille pieds de hauteur, des rochers menaçants qui, parfois, s'avançaient jusqu'au-dessus du courant; des pins noueux, qui avaient pris racine dans les fentes, pendaient en dessous; des masses informes de cactus et de mezcals grimpaient le long des fissures, et ajoutaient à l'aspect sauvage du site par leur feuillage sombre, mais pittoresque. L'ombre projetée des roches surplombantes rendait le défilé très-sombre. L'obscurité était augmentée encore par les nuages orageux qui descendaient jusqu'au-dessous des cimes. De temps en temps, un éclair déchirait la nue et se réfléchissait dans l'eau à nos pieds. Les coups de tonnerre, brefs, secs, retentissaient dans la ravine, mais il ne pleuvait pas encore. Nous avancions en toute hâte à travers l'eau peu profonde, suivant notre guide. Quelques endroits n'étaient pas sans dangers, car le courant avait une très-grande force aux angles des rochers, et son impétuosité faisait perdre pied à nos chevaux; mais nous n'avions pas le choix de la route, et nous traversions pressant nos animaux de la voix et de l'éperon. Après avoir marché ainsi pendant plusieurs centaines de yards, nous atteignîmes l'entrée du canon et gravîmes les bords.

—Maintenant, cap'n, cria le guide, retenant les rênes, et montrant l'entrée, voilà la place où nous devons faire halte. Nous pouvons les retenir ici assez longtemps pour les dégoûter du passage: voilà ce que nous pouvons faire.

—Vous êtes sûr qu'il n'y a point d'autre passage que celui-ci pour sortir?

—Pas même un trou à faire passer un chat; à moins qu'ils ne fassent le tour par l'autre bout; et ça leur prendrait, pour sûr, au moins deux jours.

—Il faut défendre ce passage, alors. Pied à terre, compagnons!
Placez-vous derrière les rochers.

—Si vous voulez m'en croire, cap'n, vous enverrez les mules et les femmes en avant avec un détachement pour les garder; ça ne galope pas bien, ces bêtes-là. Et il faudra se démener de la tête et de la queue quand nous aurons à déguerpir d'ici; s'ils partent maintenant nous les rattraperons aisément de l'autre côté sur la prairie.

—Vous avez raison, Rubé; nous ne pourrons pas tenir bien longtemps ici: nos munitions s'épuiseront. Il faut qu'ils aillent en avant. Cette montagne est-elle dans la direction de notre route, pensez-vous?

Séguin, en disant cela, montrait un pic couvert de neiges, qui dominait la plaine au loin à l'est.

—Le chemin que nous devons suivre pour gagner la vieille Mine passe tout auprès, cap'n. Au sud-est de cette neige, il y a un passage; c'est par là que je me suis sauvé.

—Très-bien; le détachement se dirigera sur cette montagne. Je vais donner l'ordre du départ tout de suite.

Vingt hommes environ, ceux qui avaient les plus mauvais chevaux, furent choisis dans la troupe. On leur confia la garde de l'atajo et des captifs, et ils se dirigèrent immédiatement vers la montagne neigeuse. El-Sol s'en alla avec ce détachement, se chargeant particulièrement de eiller sur Dacoma et sur la fille de notre chef. Nous autres tous, nous nous préparâmes à défendre le défilé. Les chevaux furent attachés dans une gorge, et nous primes position de manière à commander l'embouchure du cañon avec nos fusils. Nous attendions en silence l'approche de l'ennemi.

Nous n'avions encore entendu aucun cri de guerre; mais nous savions que ceux qui nous poursuivaient ne devaient pas être loin, et, agenouillés derrière les rochers, nous tendions nos regards à travers les ténèbres de la sombre ravine. Il est difficile de donner avec la plume une idée plus exacte de notre position. Le lieu que nous avions choisi pour établir notre ligne de défense était unique dans sa disposition, et il n'est pas aisé de le décrire. Cependant je ne puis me dispenser de faire connaître quelques-uns des caractères particuliers du site, pour l'intelligence de ce qui va suivre.

La rivière, après avoir décrit de nombreux détours en suivant un canal sinueux et peu profond, entrait dans le cañon par une vaste ouverture semblable à une porte bordée de deux piliers gigantesques. L'un de ces piliers était formé par l'extrémité escarpée de la chaîne granitique; l'autre était une masse détachée de roches stratifiées. Après cette ouverture, le canal s'élargissait jusqu'à environ cent yards; son lit était semé de roches énormes et de monceaux d'arbres à demi submergés. Un peu plus loin, les montagnes se rapprochaient si près, que deux cavaliers de front, pouvaient à peine passer; plus loin, le canal s'élargissait de nouveau, et le lit de la rivière était encore rempli de rochers, énormes fragments qui s'étaient détachés des montagnes et avaient roulé là. La place que nous avions choisie était au milieu des rochers et des troncs d'arbres, en dedans du cañon, et au-dessous de la grande ouverture qui en fermait l'entrée en venant du dehors. La nécessité nous avait fait prendre cette position; c'était la seule où la rive présentât une pente et un chemin en communication avec le pays ouvert, par où nos ennemis pouvaient nous prendre en flanc si nous les laissions arriver jusque-là. Il fallait, à tout prix, empêcher cela; nous nous plaçâmes donc de manière à défendre l'étroit passage qui formait le second étranglement du canal. Nous savions que, au delà de ce point, les rochers à pic arrivaient des deux côtés jusque dans l'eau, et qu'il était impossible de les gravir. Si nous pouvions leur interdire l'accès du bord incliné, il ne leur serait pas possible d'avancer plus loin. Ils n'auraient plus dès lors d'autre ressource que de nous prendre en flanc, en retournant par la vallée et en faisant le tour par le défilé de l'ouest, ce qui nécessitait une course de cinquante milles au moins. En tout cas, nous pouvions les tenir en échec jusqu'à ce que l'atajo eût gagné une bonne avance; et alors, montant à cheval, forcer de vitesse pour les rattraper pendant la nuit. Nous savions bien qu'il nous faudrait, à la fin, abandonner la défense, faute de munitions, et nous n'en avions pas pour bien longtemps.

Au commandement de notre chef, nous nous étions jetés au milieu des rochers. Le tonnerre grondait au-dessus de nos têtes et le bruit se répercutait dans le cañon. De noirs nuages roulaient sur le précipice, déchirés de temps en temps par les éclairs. De larges gouttes commençaient à tomber sur les pierres. Comme Séguin me l'avait dit, la pluie, le tonnerre et les éclairs sont des phénomènes rares dans ces régions; mais, lorsqu'ils s'y produisent, c'est avec la violence qui caractérise les tempêtes des tropiques. Les éléments, sortant de leur tranquillité ordinaire, se livrent à de terribles batailles. L'électricité longtemps amassée, rompt son équilibre, semble vouloir tout ravager et substituer un nouveau chaos aux harmonies de la nature. L'oeil du géognosiste, en observant les traits de cette terre élevée, ne peut se tromper sur les caractères de ses variations atmosphériques. Les effrayants cañons, les profondes ravines, les rives irrégulières des cours d'eau, leurs lits creusés à pic, tout démontre que c'est un pays à inondations subites. Au loin, à l'est, en amont de la rivière, nous voyions le tempête déchaînée dans toute sa fureur. Les montagnes, de ce côté, étaient complètement voilées; d'épais nuages de pluie les couvraient, et nous entendions le bruit sourd de l'eau tombant à flots. Nous ne pouvions manquer d'être bientôt atteints.

—Qu'est-ce qui les arrête donc? demanda une voix.

Ceux qui nous poursuivaient avaient eu le temps d'arriver. Ce retard était inexplicable.

—Dieu seul le sait! répondit un autre. Je suppose qu'ils ont fait halte à la ville pour se badigeonner à neuf.

—Eh bien, leurs peintures seront lavées, c'est sûr. Prenez garde à vos amorces, vous autres, entendez-vous?

—Par le diable! il va en tomber une, d'ondée!

—C'est ce qu'il nous faut, garçons! Hourra pour la pluie! cria le vieux
Rubé.

—Pourquoi? Est-ce que tu éprouves le besoin d'être trempé, vieux fourreau de cuir?

—C'est justement ce que l'Enfant désire.

—Eh bien, pas moi. Je voudrais bien savoir quel tant besoin tu as d'être mouillé. Est-ce que tu veux mettre ta vieille carcasse à la lessive?

—S'il pleut pendant deux heures, voyez-vous, continua Rubé sans prendre garde à cette plaisanterie, nous n'aurons plus besoin de rester ici, voyez-vous!

—Et pourquoi cela, Rubé? demanda Séguin avec intérêt.

—Pourquoi, cap'n? répondit le guide: J'ai vu un orage faire de cette gorge un endroit dans lequel ni vous ni personne n'auriez voulu vous aventurer. Hourra! le voici qui vient pour sûr, le voici! hourra!

Comme le trappeur prononçait ces derniers mots, un gros nuage noir arrivait de l'est en roulant et enveloppait de ses replis gigantesques tout le défilé; les éclairs déchiraient ses flancs et le tonnerre retentissait avec violence. La pluie, dès lors, se mit à tomber, non pas en gouttes, mais selon les voeux du chasseur, à pleins torrents. Les hommes s'empressèrent de couvrir les batteries de leurs fusils avec le pan de leurs blouses, et restèrent silencieux sous les assauts de la tempête. Un autre bruit, que nous entendîmes entre les piliers, attira notre attention. Ce bruit ressemblait à celui d'un train de voitures passant sur une route de gravier. C'était le piétinement des chevaux sur le lit de galets du cañon. Les Navajoes approchaient. Tout à coup le bruit cessa. Ils avaient fait halte. Dans quel dessein? Sans doute pour reconnaître. Cette hypothèse se vérifia: peu d'instants après, quelque chose de rouge se montra au-dessus d'une roche éloignée. C'était le front d'un Indien, recouvert de sa couche de vermillon. Il était hors de portée du fusil, et les chasseurs le suivirent de l'oeil sans bouger. Bientôt un autre parut, puis un autre, puis, enfin, un grand nombre de formes noires se glissèrent de roche en roche, s'avançant ainsi à travers le cañon. Ils avaient mis pied à terre et s'approchaient silencieusement.

Nos figures étaient cachées par le varech qui couvrait les rochers, et les Indiens ne nous avaient pas encore aperçus. Il était évident qu'ils étaient dans le doute sur la question de savoir si nous avions marché en avant, et leur avant-garde poussait une reconnaissance. En peu de temps, le plus avancé, tantôt sautant, tantôt courant, était arrivé à la place où le cañon se resserrait le plus. Il y avait un gros rocher près de ce point, et le haut de la tête de l'Indien se montra un instant au-dessus. Au même moment, une demi-douzaine de coups de feu partirent: la tête disparut, et, l'instant d'après, nous vîmes le bras brun du sauvage étendu la paume en l'air. Les messagers de mort étaient allés à leur adresse. Nos ennemis avaient dès lors, en perdant un des leurs, il est vrai, acquis la certitude de notre présence et découvert notre position. L'avant-garde battit en retraite avec les mêmes précautions qu'elle avait prises pour s'avancer. Les hommes qui avaient tiré rechargèrent leurs armes, et se remettant à genoux, se tinrent l'oeil en arrêt et le fusil armé. Un long intervalle de temps s'écoula avant que nous entendissions rien du côté de l'ennemi, qui, sans doute, était en train de débattre un plan d'attaque. Il n'y avait pour eux qu'un moyen de venir à bout de nous, c'était d'exécuter une charge par le canon, et de nous attaquer corps à corps. En faisant ainsi, ils avaient la chance de n'essuyer que la première décharge et d'arriver sur nous avant que nous eussions le temps de recharger nos armes. Comme ils avaient de beaucoup l'avantage du nombre, il leur deviendrait facile de gagner la bataille au moyen de leurs longues lances.

Nous comprenions fort bien tout cela, mais nous savions aussi qu'une première décharge, quand elle est bien dirigée, a pour effet certain d'arrêter court une troupe d'Indiens, et nous comptions là-dessus pour notre salut. Nous étions convenus de tirer par pelotons, afin de nous ménager une seconde volée si les Indiens ne battaient pas en retraite à la première. Pendant près d'une heure, les chasseurs restèrent accroupis sous une pluie battante, ne s'occupant que de tenir à l'abri les batteries de leurs fusils. L'eau commençait à couler en ruisseaux plus rapides entre les galets et à tourbillonner autour des roches. Elle remplissait le large canal dans lequel nous étions et nous montait jusqu'à la cheville. Au-dessus et au-dessous, le courant resserré dans les étranglements du canal courait avec une impétuosité croissante. Le soleil s'était couché, ou du moins avait disparu, et la ravine où nous nous trouvions était complètement obscure. Nous attendions avec impatience que l'ennemi se montrât de nouveau.

—Ils sont peut-être partis pour faire le tour? suggéra un des hommes.

—Non! ils attendront jusqu'à la nuit; alors seulement ils attaqueront.

—Laissez-les attendre, alors, si ça leur plaît, murmura Rubé. Encore une demi-heure et ça ira bien; ou c'est que l'Enfant ne comprend plus rien aux apparences du temps.

—St! st! firent plusieurs hommes, les voici! ils viennent!

Tous les regards se tendirent vers le passage. Des formes noires, en foule, se montraient à distance, remplissant tout le lit de la rivière. C'étaient les Indiens à cheval. Nous comprimes qu'ils voulaient exécuter une charge. Leurs mouvements nous confirmèrent dans cette idée. Ils s'étaient formés en deux corps, et tenaient leurs arcs prêts à lancer une grêle de flèches au moment où ils prendraient le galop.

—Garde à vous, garçons! cria Rubé, voilà le moment de bien se tenir; attention à viser juste, et à taper dur, entendez-vous!

Le trappeur n'avait pas achevé de parler qu'un hurlement terrible éclata, poussé par deux cents voix réunies. C'était le cri de guerre des Navajoes. A ces cris menaçants, les chasseurs répondirent par de retentissantes acclamations, au milieu desquelles se faisaient entendre les sauvages hurlements de leurs alliés Delawares et Shawnies. Les Indiens s'arrêtèrent un moment derrière l'étranglement du cañon, jusqu'à ce que ceux qui étaient en arrière les eussent rejoints. Puis, poussant de nouveau leur cri de guerre, ils se précipitèrent en avant vers l'étroite ouverture. Leur charge fut si soudaine, que plusieurs l'avaient dépassée avant qu'un coup de feu eût été tiré. Puis on entendit le bruit des coups de fusil, la pétarade des rifles et les détonations plus fortes des tromblons espagnols, mêlés aux sifflements des flèches indiennes. Les clameurs d'encouragement et de défi se croisaient; au milieu du bruit l'on distinguait les sourdes imprécations de ceux qu'avait atteints la balle ou la flèche empoisonnée.

Plusieurs Indiens étaient tombés à notre première volée, d'autres s'étaient avancés jusqu'au lieu de notre embuscade et nous lançaient leurs flèches à la figure. Mais tous nos fusils n'étaient pas déchargés, et à chaque détonation nouvelle, nous voyions tomber de sa selle un de nos audacieux ennemis. Le gros de la troupe, retourné derrière les rochers, se reformait pour une nouvelle charge. C'était le moment le plus dangereux. Nos fusils étaient vides; nous ne pouvions plus les empêcher de forcer le passage et d'arriver jusqu'à la plaine ouverte. Je vis Séguin tirer son pistolet et se porter en avant, invitant tous ceux qui avaient une arme semblable à suivre son exemple. Nous nous précipitâmes sur les traces de notre chef jusqu'à l'embouchure du cañon, et là nous attendîmes la charge. Notre attente ne fut pas longue; l'ennemi, exaspéré par toutes sortes de raisons, était décidé à nous exterminer coûte que coûte. Nous entendîmes encore le terrible cri de guerre, et pendant qu'il résonnait, répercuté par mille échos, les sauvages s'élancèrent au galop vers l'ouverture.

—Maintenant, à nous! cria une voix. Feu! hourra!

La détonation des cinquante pistolets n'en fit qu'une. Les chevaux qui étaient en avant reculèrent et s'abattirent en arrière, se débattant des quatre pieds dans l'étroit passage. Ils tombèrent tous à la fois, et barrèrent entièrement le chenal. D'autres cavaliers arrivaient derrière excitant leurs montures. Plusieurs furent renversés sur les corps amoncelés. Leurs chevaux se relevaient pour retomber encore, foulant aux pieds les morts et les vivants. Quelques-uns parvinrent à se frayer un passage et nous attaquèrent avec leurs lances. Nous les repoussâmes à coups de crosses et en vînmes aux mains avec les couteaux et les tomahawks. Le courant refoulé par le barrage des cadavres d'hommes et de chevaux, se brisait en écumant contre les rochers. Nous nous battions dans l'eau jusqu'aux cuisses. Le tonnerre grondait sur nos têtes, et nous étions aveuglés par les éclairs. Il semblait que les éléments prissent part au combat. Les cris continuaient plus sauvages et plus furieux que jamais. Les jurements sortaient des bouches écumantes, et les hommes s'étouffaient dans des embrassements qui ne se terminaient que par la mort d'un des combattants. Mais l'eau, en montant, soulevait les corps des chevaux qui, jusque-là, avaient obstrué le passage, et les entraînait au-delà de l'ouverture. Toutes les forces des Indiens allaient nous écraser. Grand Dieu! ils se réunissent pour une nouvelle charge, et nos fusils sont vides!

A ce moment un nouveau bruit frappe nos oreilles. Ce ne sont pas les cris des hommes, ce ne sont pas les détonations des armes à feu; ce ne sont pas les éclats du tonnerre. C'est le mugissement terrible du torrent. Un cri d'alarme se fait entendre derrière nous. Une voix nous appelle: Fuyez, sur votre vie! Au rivage! au rivage! Je me retourne: je vois mes compagnons se précipiter vers la pente abordable, en poussant des cris de terreur. Au même instant, mes yeux sont attirés par une masse qui s'approche. A moins de vingt yards de la place où je suis, et entrant dans le cañon, je vois une montagne noire et écumante: c'est l'eau, portant sur la crête de ses vagues des arbres déracinés et des branches tordues. Il semble que les portes de quelque écluse gigantesque ont été brusquement ouvertes, et que le premier flot s'en échappe. Au moment où mes yeux l'aperçoivent, elle se heurte contre les piliers de l'entrée du cañon avec un bruit semblable à celui du tonnerre; puis recule en mugissant et s'élève à une hauteur de vingt pieds. Un instant après, l'eau se précipite à travers l'ouverture. J'entends les cris d'épouvante des Indiens qui font faire volte-face à leurs chevaux et prennent la fuite. Je cours vers le bord, à la suite de mes compagnons. Je suis arrêté par le flot qui me monte déjà jusqu'aux cuisses; mais, par un effort désespéré, je plonge et fends la vague, jusqu'à ce que j'aie atteint un lieu de sûreté. A peine suis-je parvenu à grimper sur la rive que le torrent passe, roulant, sifflant et bouillonnant. Je m'arrête pour le regarder. D'où je suis, je puis apercevoir la ravine dans presque toute sa longueur. Les Indiens fuient au grand galop, et je vois les queues des derniers chevaux disparaître à l'angle du rocher. Les corps des morts et des blessés gisent encore dans le chenal. Il y a parmi eux des chasseurs et des Indiens. Les blessés poussent des clameurs terribles en voyant le flot qui s'avance. Nos camarades nous appellent à leur secours. Mais nous ne pouvons rien faire pour les sauver! Le courant les saisit dans son irrésistible tourbillon; ils sont enlevés comme des plumes, et emportés avec la rapidité d'un boulet de canon.

—Il y a trois bons compagnons de moins! Wagh!

—Qui sont-ils? demande Séguin; les hommes regardent autour d'eux avec anxiété.

—Il y a un Delaware et le gros Jim Harris. puis…

—Quel est le troisième qui manque? Personne ne peut-il me le dire?

—Je crois, capitaine, que c'est Kirker.

—C'est Kirker, par l'Éternel! Je l'ai vu tomber, wagh! Ils auront son scalp, c'est certain.

—S'ils peuvent le repêcher, ça ne fait pas de doute.

—Ils auront à en repêcher plus d'un des leurs, j'ose le dire. C'est un furieux coup de marée, sacr…! Je les ai bien vus courir comme le tonnerre; mais l'eau court vite et ces moricauds passeront un mauvais quart d'heure si elle leur arrive sur le corps avant qu'ils aient gagné l'autre bout!

Pendant que le trappeur parlait, les corps de ses camarades qui se débattaient encore au milieu du flot, étaient emportés à un détour du cañon et tourbillonnaient hors de notre vue. Le chenal était alors rempli par l'eau écumante et jaunâtre qui battait les flancs du rocher et se précipitait en avant. Nous étions pour le moment hors de danger. Le cañon était devenu impraticable, et après avoir considéré quelques instants le torrent, en proie, pour la plupart, à une profonde angoisse, nous fîmes volte-face et gagnâmes l'endroit où nous avions laissé nos chevaux.

XL

LA BARRANCA.

Après avoir conduit nos chevaux vers l'ouverture qui donnait sur la plaine, nous revînmes au fourré pour couper du bois et allumer du feu. Nous nous sentions en sûreté. Nos ennemis, en supposant qu'ils eussent échappé dans leur vallée ne pouvaient nous atteindre qu'en faisant le tour des montagnes, ou en attendant que la rivière eût repris son niveau. Il est vrai que l'eau devait baisser aussi vite qu'elle s'était élevée si la pluie cessait; mais, heureusement, l'orage était encore dans toute sa force. Nous savions qu'il nous serait facile de rejoindre promptement l'atajo, et nous nous déterminâmes à rester quelque temps près du cañon, jusqu'à ce que les hommes et les chevaux eussent pu rafraîchir leurs forces par un repas. Les uns et les autres avaient besoin de nourriture et les événements des jours précédents n'avaient pas permis d'établir un bivouac régulier. Bientôt les feux flambèrent sous le couvert des rochers surplombant. Nous fîmes griller de la viande séchée pour notre souper, et nous mangeâmes avec appétit. Nous avions grand besoin aussi de sécher nos vêtements. Plusieurs hommes avaient été blessés. Ils furent, tant bien que mal, pansés par leurs camarades, le docteur étant allé en avant avec l'atajo.

Nous demeurâmes quelques heures près du cañon. La tempête continuait à mugir autour de nous, et l'eau s'élevait de plus en plus. C'était justement ce que nous désirions. Nous regardions avec une vive satisfaction le flot monter à une telle hauteur que, Rubé l'assurait, la rivière ne pourrait pas reprendre son niveau avant un intervalle de plusieurs heures. Le moment vint enfin de reprendre notre course. Il était près de minuit quand nous montâmes à cheval. La pluie avait presque effacé les traces laissées par le détachement d'El-Sol; mais la plupart des hommes de la troupe étaient d'excellents guides, et Rubé, prenant la tête, nous conduisit au grand trot. De temps en temps la lueur d'un éclair nous montrait les pas des mules marqués dans la boue, et le pic blanc qui nous servait de point de mire. Nous marchâmes toute la nuit. Une heure après le lever du soleil, nous rejoignions l'atajo, près de la base de la montagne neigeuse. Nous fîmes halte dans un des défilés, et, après quelques instants employés à déjeuner, nous continuâmes notre voyage à travers la sierra. La route conduisait, par une ravine desséchée, vers une plaine ouverte qui s'étendait à perte de vue à l'est et à l'ouest. C'était un désert.

* * * * *

Je n'entrerai pas dans le détail de tous les événements qui marquèrent la traversée de cette terrible jornada. Ces événements étaient du même genre que ceux que nous avions essuyés dans les déserts de l'ouest. Nous eûmes à souffrir de la soif, car il nous fallut faire une traite de 60 milles sans eau. Nous traversâmes des plaines couvertes de sauge où pas un être vivant ne troublait la monotonie mortelle de l'immensité qui nous environnait. Nous fûmes obligés de faire cuire nos aliments sans autre combustible que l'artemisia. Puis nos provisions s'épuisèrent, et les mules de bagages tombèrent l'une après l'autre sous le couteau des chasseurs affamés. Plusieurs nuits, nous dûmes nous passer de feu. Nous n'osions plus en allumer, car, bien que l'ennemi ne se fût pas encore montré, nous savions qu'il devait être sur nos traces. Nous avions voyagé avec une telle rapidité qu'il n'avait pu encore parvenir à nous rejoindre. Pendant trois jours, nous nous étions dirigés vers le sud-est. Le soir du troisième jour, nous découvrîmes les sommets des Mimbres, à la bordure orientale du désert. Les pics de ces montagnes étaient bien connus des chasseurs et servirent désormais à diriger notre marche. Nous nous approchions des Mimbres en suivant une diagonale.

Notre intention était de traverser la sierra par la route de la Vieille-Mine, l'ancien établissement, si prospère autrefois, de notre chef. Pour lui, chaque détail du paysage était un souvenir. Je remarquai que son ardeur lui revenait à mesure que nous avancions. Au coucher du soleil, nous atteignîmes la tête de la Barranca del oro, une crevasse immense qui traversait la plaine où était assise la mine déserte. Cet abîme, qui semblait avoir été ouvert par quelque tremblement de terre, présentait une longueur de vingt milles. De chaque côté il y avait un chemin, le sol était plat et s'étendait jusqu'au bord même de la fissure béante. A peu près à moitié chemin de la mine, sur la rive gauche, le guide connaissait une source, et nous nous dirigeâmes de ce côté avec l'intention de camper près de l'eau.

Nous marchions péniblement. Il était près de minuit quand nous atteignîmes la source. Nos chevaux furent dételés et attachés au milieu de la plaine. Séguin avait résolu que nous nous reposerions là plus longtemps qu'à l'ordinaire. Il se sentait rassuré en approchant de ce pays qu'il connaissait si bien. Il y avait un bouquet de cotonniers et de saules qui bordaient la source, nous allumâmes notre feu au milieu de ce bois. Une mule fut encore sacrifiée à la divinité de la faim, et les chasseurs, Après s'être repus de cette viande coriace, s'étendirent sur le sol et s'endormirent. L'homme préposé à la garde des chevaux resta seul debout, s'appuyant sur son rifle, près de la caballada. J'étais couché près du feu, la tête appuyée sur ma selle; Séguin était près de moi avec sa fille. Les jeunes filles mexicaines et les Indiennes captives étaient pelotonnées à terre, enveloppées dans leurs tilmas et leurs couvertures rayées. Toutes dormaient ou semblaient dormir.

Comme les autres, j'étais épuisé de fatigue; mais l'agitation de mes pensées me tenait éveillé. Mon esprit contemplait l'avenir brillant. Bientôt,—pensai-je,—bientôt je serai délivré de ces horribles scènes; bientôt il me sera permis de respirer une atmosphère plus pure, près de ma bien-aimée Zoé. Charmante Zoé! Dans deux jours je vous retrouverai, je vous serrerai dans mes bras, je sentirai la douce pression de vos lèvres chéries, je vous appellerai: mon amour! mon bien! ma vie! Nous reprendrons nos promenades dans le jardin silencieux, sous les allées qui bordent la rivière; nous nous assiérons encore sur les bancs couverts de mousse, pendant les heures tranquilles du soir; nous nous répéterons ces mots brûlants qui font battre nos coeurs d'un bonheur si profond! Zoé, innocente enfant! pure comme les anges! Cette question d'une ignorance enfantine: «Henri, qu'est-ce que le mariage?» Ah! douce Zoé! vous l'apprendrez bientôt! Quand donc pourrai-je vous l'enseigner? Quand donc serez-vous mienne? mienne pour toujours! Zoé! Zoé! êtes-vous éveillée? êtes-vous étendue sur votre lit en proie à l'insomnie, ou suis-je présent dans vos rêves? Aspirez-vous après mon retour comme j'y aspire moi-même? Oh! quand donc la nuit sera-t-elle passée! Je ne puis prendre aucun repos; j'ai besoin de marcher, de courir sans cesse et sans relâche, en avant, toujours en avant!

Mon oeil était arrêté sur la figure d'Adèle, éclairée par la lueur du feu. J'y retrouvais les traits de sa soeur: le front noble, élevé, les sourcils arqués et les narines recourbées; mais la fraîcheur du teint n'y était plus; le sourire de l'innocence angélique avait disparu. Les cheveux étaient noirs, la peau brunie. Il y avait dans le regard une fermeté et une expression sauvage, acquises, sans aucun doute, par la contemplation de plus d'une scène terrible. Elle était toujours belle, mais ce n'était plus la beauté éthérée de ma bien-aimée. Son sein était soulevé par des pulsations brèves et irrégulières. Une ou deux fois, pendant que je la regardais, elle s'éveilla à moitié, et murmura quelques mots dans la langue des Indiens. Son sommeil était inquiet et agité. Pendant le voyage, Séguin avait veillé sur elle avec toute la sollicitude d'un père; mais elle avait reçu ses soins avec indifférence, et tout au plus avait-elle adressé un froid remercîment. Il était difficile d'analyser les sentiments qui l'agitaient. La plupart du temps elle restait immobile et gardait le silence. Le père avait cherché une ou deux fois à réveiller en elle quelque souvenir de son enfance, mais sans aucun succès; et chaque fois il avait dû, le coeur rempli de tristesse, renoncer à ses efforts. Je le croyais endormi, je me trompais. En le regardant plus attentivement, je vis qu'il avait les yeux fixés sur sa fille avec un intérêt profond, et prêtait l'oreille aux phrases entrecoupées qui s'échappaient de ses lèvres. Il y avait dans son regard une expression de chagrin et d'anxiété qui me toucha jusqu'aux larmes. Parmi les quelques mots, inintelligibles pour moi, qu'Adèle avait murmurés tout endormie, j'avais saisi le nom de «Dacoma». Je vis Séguin tressaillir à ce nom.

—Pauvre enfant! dit-il, voyant que j'étais éveillé, elle rêve; elle a des songes agités. J'ai presque envie de l'éveiller.

—Elle a besoin de repos, répondis-je.

—Oui; mais repose-t-elle ainsi? Ecoutez! encore Dacoma.

—C'est le nom du chef captif.

—Oui. Ils devaient se marier, conformément à la loi indienne.

—Mais comment savez-vous cela?

—Par Rubé. Il l'a entendu dire pendant qu'il était prisonnier dans leur ville.

—Et l'aimait-elle, pensez-vous?

—Non; il est clair que non. Elle avait été adoptée comme fille par le chef-médecin et Dacoma la réclamait pour épouse.

Moyennant certaines conditions, elle lui aurait été livrée. Elle le redoutait et ne l'aimait pas, les paroles entrecoupées de son rêve en font foi. Pauvre enfant! quelle triste destinée que la sienne!

—Encore deux journées de marche et ses épreuves seront terminées. Elle sera rendue à la maison paternelle, à sa mère.

—Ah! si elle reste dans cet état, le coeur de ma pauvre Adèle en sera brisé!

—Ne craignez pas cela, mon ami. Le temps lui rendra la mémoire. Il me semble avoir entendu parler d'une histoire semblable arrivée dans les établissements frontières du Mississipi.

—Oh! sans doute; il y en a eu beaucoup de semblables. Espérons que tout se passera bien.

—Une fois chez elle, les objets qui ont entouré son enfance feront vibrer quelque corde du souvenir. Elle peut encore se rappeler tout le passé. Ne le croyez-vous pas?

—Espérons! espérons!

—En tout cas, la société de sa mère et de celle sa soeur effaceront bientôt les idées de la vie sauvage. Ne craignez rien! Elle redeviendra votre fille encore.

Je disais tout cela dans le but de le consoler. Séguin ne répondit rien; mais je vis que sa figure conservait la même expression de douleur et d'inquiétude. Mon coeur n'était pas non plus exempt d'alarmes. De noirs pressentiments commençaient à m'agiter sans que j'en pusse définir la cause. Ses pensées étaient-elles du même genre que les miennes?

—Combien de temps nous faut-il encore, demandai-je, pour atteindre votre maison du Del-Norte?

Je ne sais pourquoi je fis alors cette question. Craignais-je encore que nous pussions être atteints par l'ennemi qui nous poursuivait?

—Nous pouvons arriver après-demain soir, répondit-il. Fasse le ciel que nous les retrouvions en bonne santé!

Je tressaillis à ces mots. Ils me dévoilaient la cause de mes inquiétudes; c'était là le vrai motif de mes vagues pressentiments.

—Vous avez des craintes? demandai-je avidement.

—J'ai des craintes.

—Des craintes. De quoi? de qui?

—Des Navajoes.

—Des Navajoes?

—Oui. Je suis inquiet depuis que je les ai vus se diriger à l'est du Pinon. Je ne puis comprendre pourquoi ils ont pris cette direction, à moins d'admettre qu'ils méditaient une attaque contre les établissements qui bordent la vieille route des Llanos. Sinon, je crains qu'ils n'aient fait une descente dans la vallée d'El-Paso, peut-être sur la ville elle-même. Une chose peut les avoir empêché d'attaquer la ville; c'est le départ de la troupe de Dacoma, qui les a trop affaiblis pour tenter cette entreprise; mais le danger n'en sera devenu que plus grand pour les petits établissements qui sont au nord et au sud de cette ville.

Le malaise que j'avais ressenti jusque-là sans m'en rendre compte, provenait d'un mot qui était échappé à Séguin à la source du Pinon. Mon esprit avait creusé cette idée, de temps en temps, pendant que nous traversions le désert; mais comme il n'avait plus parlé de cela depuis, je pensai qu'il n'y attachait pas grande importance. Je m'étais grandement trompé.

—Il est plus que probable, continua-t-il, que les habitants d'El-Paso auront pu se défendre. Ils se sont battus déjà avec plus de courage que ne le font d'ordinaire les habitants des autres villes; aussi, depuis assez longtemps, ils ont été exempts du pillage, en partie à cause de cela, en partie à cause de la protection qui résultait pour eux du voisinage de notre bande, pendant ces derniers temps, circonstance parfaitement connue des sauvages. Il est à espérer que la crainte de nous rencontrer aura empêché ceux-ci de pénétrer dans la jornada, au nord de la ville. S'il en est ainsi, les nôtres auront été préservés.

—Dieu veuille qu'il en soit ainsi! m'écriai-je.

—Dormons, ajouta Séguin, peut-être nos craintes sont-elles chimériques, et, en tout cas, elles ne servent à rien. Demain nous reprendrons notre course, sans plus nous arrêter, si nos bêtes peuvent y suffire. Reposez-vous, mon ami; vous n'avez pas trop de temps pour cela.

Ce disant, il appuya sa tête sur sa selle, et s'arrangea pour dormir. Peu d'instants après, comme si cela eût été un acte de sa volonté, il parut plongé dans un profond sommeil. Il n'en fut pas de même pour moi. Le sommeil avait fui mes paupières; j'étais dans l'agitation de la fièvre; j'avais le cerveau rempli d'images effrayantes. Le contraste entre ces idées terribles et les rêveries de bonheur, auxquelles je venais de me livrer quelques instants auparavant, rendait mes appréhensions encore plus vives. Je me représentai les scènes affreuses qui, peut-être, s'accomplissaient dans ce moment même; ma bien-aimée se débattant entre les bras d'un sauvage audacieux; car les Indiens du Sud, je le savais, n'étaient nullement doués de ces délicatesses chevaleresques, de cette réserve froide qui caractérisent les peaux rouges des forêts. Je la voyais entraînée en esclavage, devenant la squaw de quelque Indien brutal, et dans l'agonie de ces pensées, je me dressai sur mes pieds, et me mis à courir à travers la prairie. A moitié fou, je marchais sans savoir où j'allais. J'errai ainsi pendant plusieurs heures, sans me rendre compte du temps. Je m'arrêtai au bord de la barranca. La lune brillait, mais l'abîme béant, ouvert à mes pieds, était rempli d'ombre et de silence. Mon oeil ne pouvait en percer les ténèbres. A une grande distance au-dessus de moi j'apercevais le camp et la caballada; mes forces étaient épuisées, et donnant cours à ma douleur, je m'assis sur le bord même de l'abîme. Les tortures aiguës qui m'avaient donné des forces jusque-là firent place à un sentiment de profonde lassitude. Le sommeil vainquit la douleur: je m'endormis.

XLI

L'ENNEMI.

Je dormis peut-être une heure ou une heure et demie. Si mes rêves eussent été des réalités, ils auraient rempli l'espace d'un siècle. L'air frais du matin me réveilla tout frissonnant. La lune était couchée; je me rappelais l'avoir vue tout près de l'horizon quand le sommeil m'avait pris. Néanmoins, il ne faisait pas très-nuit, et je voyais très-loin à travers la brume.

—Peut-être est-ce l'aube, pensai-je, et je me tournai du côté de l'est.

En effet, une ligne de lumière bordait l'horizon de ce côté. Nous étions au matin. Je savais que l'intention de Séguin était de partir de très-bonne heure, et j'allais me lever, lorsque des voix frappèrent mon oreille. J'entendais des phrases courtes, comme des exclamations, et le bruit d'une troupe de chevaux sur le sol ferme de la prairie.

—Ils sont levés, pensai-je, et se préparent à partir.

Dans cette persuasion, je me dressai sur mes pieds, et hâtai ma course vers le camp. Au bout de dix pas, je m'aperçus que le bruit des voix venait de derrière moi. Je m'arrêtai pour écouter. Plus de doute, je m'en éloignais.

-Je me suis trompé de direction! dis-je en moi-même, et je m'avançai au bord de la barranca pour m'en assurer.

Quel fut mon étonnement lorsque je reconnus que j'étais bien dans la bonne voie, et que cependant le bruit provenait de l'autre côté! Ma première idée fut que la troupe m'avait laissé là et s'était mise en route.

—Mais non; Séguin ne m'aurait pas ainsi abandonné. Ah! Il a sans doute envoyé quelques hommes à ma recherche, ce sont eux.

Je criai: Holà! pour leur faire savoir où j'étais. Pas de réponse. Je criai de nouveau plus fort que la première fois. Le bruit cessa immédiatement. J'imaginais que les cavaliers prêtaient l'oreille, et je criai une troisième fois de toutes mes forces. Il y eut un moment de silence; puis, j'entendis le murmure de plusieurs voix et le bruit du galop des chevaux qui venaient vers moi. Je m'étonnais de ce que personne n'eût encore répondu à mon appel; mais mon étonnement fit place à la consternation quand je m'aperçus que la troupe qui s'approchait était de l'autre côté de la barranca. Avant que je fusse revenu de ma surprise, les cavaliers étaient en face de moi et s'arrêtaient sur le bord de l'abîme. J'en étais séparé par la largeur de la crevasse, environ trois cents yards, mais je les voyais très-distinctement à travers la brume légère. Ils paraissaient être une centaine; à leurs longues lances, à leurs têtes emplumées, à leurs corps demi-nus, je reconnus, au premier coup d'oeil, des Indiens.

Je ne cherchai pas à en savoir davantage: je m'élançai vers le camp de toute la vitesse de mes jambes. Je vis, de l'autre côté, les cavaliers qui galopaient parallèlement. En arrivant à la source, je trouvai les chasseurs, pris au dépourvu, et s'élançant sur leurs selles. Séguin et quelques autres étaient allés au bord de la crevasse, et regardaient d'un autre côté. Il n'y avait plus à penser à une retraite immédiate pour éviter d'être vus, car l'ennemi, à la faveur du crépuscule, avait déjà pu reconnaître la force de notre troupe.

Quoique les deux bandes ne fussent séparées que par une distance de trois cents yards, elles avaient à parcourir au moins vingt milles avant de pouvoir se rencontrer. En conséquence, Séguin et les chasseurs avaient le temps de se reconnaître. Il fut donc résolu qu'on resterait où l'on était, jusqu'à ce qu'on pût savoir à qui nous avions affaire. Les Indiens avaient fait halte de l'autre côté, en face de nous, et restaient en selle, cherchant à percer la distance. Ils semblaient surpris de cette rencontre. L'aube n'était pas encore assez claire pour qu'ils pussent distinguer qui nous étions. Bientôt le jour se fit: nos vêtements, nos équipages nous firent reconnaître, et un cri sauvage, le cri de guerre des Navajoes, traversa l'abîme.

—C'est la bande de Dacoma! cria une voix. Ils ont pris le mauvais côté de la crevasse.

—Non, cria un autre; ils ne sont pas assez nombreux pour que ce soit la bande de Dacoma. Ils ne sont pas plus d'une centaine.

—L'eau a peut-être emporté le reste,—suggéra celui qui avait parlé le premier.

—Wagh! comment auraient-ils pu manquer notre piste qui est aussi claire qu'une voie de wagons? Ça ne peut pas être eux.

—Qui donc, alors? Ce sont des Navagh: je les reconnaîtrais les yeux fermés.

—C'est la bande du premier chef, dit Rubé, qui arrivait en ce moment.
Regardez, là-bas, le vieux gredin lui-même sur son cheval moucheté.

—Vous croyez que ce sont eux, Rubé? demanda Séguin.

—Sûr et certain, cap'n.

—Mais où est le reste de la bande? Ils ne sont pas tous là.

—Ils ne sont pas loin, pour sûr. St! st! je les entends qui viennent.

—Là-bas, une masse! Regardez camarades, regardez!

A travers le brouillard qui commençait à s'élever, nous voyions s'avancer un corps nombreux et épais de cavaliers. Ils accouraient en criant, en hurlant, comme s'ils eussent conduit un troupeau de bétail. En effet, quand le brouillard se fut dissipé, nous vîmes une grande quantité de chevaux, de bêtes à cornes et des moutons, couvrant la plaine à une grande distance. Derrière venaient les Indiens à cheval, qui galopaient çà et là, pressant les animaux avec leurs lances et les poussant en avant.

—Seigneur Dieu! en voilà un butin! s'écria un des chasseurs.

—Oui, les gaillards ont fait quelque chose, eux, dans leur expédition.
Nous, nous revenons les mains vides comme nous sommes partis. Wagh!

Jusqu'à ce moment, j'avais été occupé à harnacher mon cheval, et j'arrivais alors. Mes yeux ne se portèrent ni sur les Indiens ni sur les bestiaux capturés. Autre chose attirait mes regards, et le sang me refluait au coeur. Loin, en arrière de la troupe qui s'avançait, un petit groupe séparé se montrait. Les vêtements légers flottant au vent indiquaient que ce n'étaient pas des indiens. C'étaient des femmes captives! Il paraissait y en avoir environ une vingtaine, mais je m'inquiétai peu de leur nombre. Je vis qu'elles étaient à cheval et que chacune d'elles était gardée par un Indien également à cheval. Le coeur palpitant, je les regardai attentivement l'une après l'autre; mais la distance était trop grande pour distinguer les traits. Je me tournai vers notre chef. Il avait l'oeil appliqué à sa lunette. Je le vis tressaillir; ses joues devinrent pâles, ses lèvres s'agitèrent convulsivement, et la lunette tomba de ses mains sur le sol. Il s'affaissa sur lui-même d'un air égaré en s'écriant:

—Mon Dieu! mon Dieu! vous m'avez encore frappé!

Je ramassai la lunette pour m'assurer de la vérité. Mais je n'eus pas besoin de m'en servir. Au moment où je me relevais, un animal qui courait le long du bord opposé frappa mes yeux.

C'était mon chien Alp! je portai la lunette à mes yeux, et un instant après, je reconnaissais la figure de ma bien-aimée. Elle me paraissait si rapprochée que je pus à peine m'empêcher de l'appeler. Je distinguais ses beaux traits couverts de pâleur, ses joues baignées de larmes, sa riche chevelure dorée qui pendait, dénouée, sur ses épaules, tombant jusque sur le cou de son cheval. Elle était couverte d'un sérapé. Un jeune Indien marchait à côté d'elle, monté sur un magnifique étalon, et vêtu d'un uniforme de hussard mexicain. Je ne regardais qu'elle et cependant du même coup d'oeil j'aperçus sa mère au milieu des captives placées derrière.

Le troupeau des chevaux et des bestiaux passa, et les femmes, accompagnées de leurs gardes, arrivèrent en face de nous. Les captives furent laissées en arrière dans la prairie, pendant que les guerriers s'avançaient pour rejoindre ceux de leurs camarades qui s'étaient arrêtés sur le bord de la barranca. Il était alors grand jour. Le brouillard s'était dissipé, et les deux troupes ennemies s'observaient d'un bord à l'autre de l'abîme.

XLII

NOUVELLES DOULEURS.

C'était une singulière rencontre. Là se trouvaient en présence deux troupes d'ennemis acharnés, revenant chacune du pays de l'autre, chargée de butin, et emmenant des prisonniers! Elles se rencontraient à moitié chemin; elles se voyaient, à portée de mousquet, animées des sentiments les plus violents d'hostilité, et cependant un combat était impossible, à moins que les deux partis ne franchissent un espace de près de vingt milles. D'un côté, les Navajoes, dont la physionomie exprimait une consternation profonde, car les guerriers avaient reconnu leurs enfants; de l'autre, les chasseurs de scalps, dont la plupart pouvaient reconnaître, parmi les captives de l'ennemi, une femme, une soeur, ou une fille.

Chaque parti jetait sur l'autre des regards empreints de fureur et de vengeance. S'ils se fussent rencontrés en pleine prairie, ils auraient combattu jusqu'à la mort. Il semblait que la main de Dieu eût placé entre eux une barrière pour empêcher l'effusion du sang et prévenir une bataille à laquelle la largeur de l'abîme était le seul obstacle. Ma plume est impuissante à rendre les sentiments qui m'agitèrent à ce moment. Je me souviens seulement que je sentis mon courage et ma vigueur corporelle se doubler instantanément. Jusque-là, je n'avais été que spectateur à peu près passif des événements de l'expédition. Je n'avais été excité par aucun élan de mon propre coeur; mais maintenant je me sentais animé de toute l'énergie du désespoir.

Une pensée me vint, et je courus vers les chasseurs pour la leur communiquer. Séguin commençait à se remettre du coup terrible qui venait de le frapper. Les chasseurs avaient appris la cause de son accablement extraordinaire, et l'entouraient; quelques-uns cherchaient à le consoler. Peu d'entre eux connaissaient les affaires de famille de leur chef, mais ils avaient entendu parler de ses anciens malheurs; la perte de sa mine, la ruine de sa propriété, la captivité de sa fille. Quand ils surent que, parmi les prisonniers de l'ennemi, se trouvaient sa femme et sa seconde fille, ces coeurs durs eux-mêmes furent émus de pitié au spectacle d'une telle infortune. Des exclamations sympathiques se firent entendre, et tous exprimèrent la résolution de mourir ou de reprendre les captives. C'était dans l'intention d'exciter cette détermination que je m'étais porté vers le groupe. Je voulais, au prix de toute ma fortune, proposer des récompenses au dévouement et au courage; mais voyant que des motifs plus nobles avaient provoqué ce que je voulais obtenir, je gardai le silence. Séguin parut touché du dévouement de ses camarades, et fit preuve de son énergie accoutumée. Les hommes s'assemblèrent pour donner leurs avis et écouter ses instructions. Garey prit le premier la parole:

—Nous pouvons en venir à bout, cap'n, même corps à corps; ils ne sont pas plus de deux cents.

—Juste cent quatre-vingt-seize, dit un chasseur, sans compter les femmes.
J'ai fait le calcul; c'est le nombre exact.

—Eh bien, continua Garey, nous valons un peu mieux qu'eux sous le rapport du courage, je suppose, et nous rétablirons l'équilibre du nombre avec nos rifles. Je n'ai jamais craint les Indiens à deux contre un, et même quelque chose de plus, si vous voulez.

—Regarde le terrain, Bill! c'est tout plaine. Qu'est-ce que nous aurons après la première décharge' Ils auront l'avantage avec leurs arcs et leurs lances. Wagh! ils nous embrocheront comme des poulets.

—Je ne dis pas qu'il faut les attaquer sur la prairie. Nous pouvons les suivre jusque dans les montagnes, et nous battre au milieu des rochers. Voilà ce que je propose.

—Oui. Ils ne peuvent pas nous échapper à la course avec tous ces troupeaux, c'est certain.

—Ils n'ont pas la moindre intention de fuir. Ils désirent bien plutôt en venir aux coups.

—C'est justement ce qu'il nous faut, dit Garey; rien ne nous empêche d'aller là-bas, et de livrer bataille quand la position sera favorable.

Le trappeur, en disant ces mots, montrait le pied des Mimbres, à environ dix milles à l'est.

—Ils pourront bien attendre qu'ils soient encore plus en nombre. La principale troupe est plus nombreuse encore que celle-là. Elle comptait au moins quatre cents hommes quand ils ont passé le Pinon.

—Rubé, où le reste peut-il être? demanda Séguin; je découvre d'ici jusqu'à la mine; ils ne sont pas dans la plaine!

—Il ne doit pas y en avoir par ici, cap'n. Nous avons un peu de chance de ce côté; le vieux fou a envoyé une partie de sa bande par l'autre route, sur une fausse piste, probablement.

—Et qui vous fait penser qu'ils ont pris par l'autre route?

—Voici, cap'n; la raison est toute simple: s'il y en avait d'autres après eux, nous aurions vu quelques-uns de ces moricauds de l'autre côté, courir en arrière pour les presser d'arriver; comprenez-vous? Or, il n'y en a pas un seul qui ait bougé.

—Vous avez raison, Rubé, répondit Séguin, encouragé par la probabilité de cette assertion. Quel est votre avis? continua-t-il en s'adressant au vieux trappeur, aux conseils duquel il avait l'habitude de recourir dans les cas difficiles.

—Ma foi, cap'n, c'est un cas qui a besoin d'être examiné. Je n'ai encore rien trouvé qui me satisfasse, jusqu'à présent. Si vous voulez me donner une couple de minutes, je tâcherai de vous répondre du mieux que je pourrai.

—Très-bien; nous attendrons votre avis. Camarades, visitez vos armes, et voyez à les mettre en bon état.

Pendant cette consultation, qui avait pris quelques secondes, l'ennemi paraissait occupé de la même manière, de l'autre côté. Les Indiens s'étaient réunis autour de leur chef, et on pouvait voir, à leurs gestes, qu'ils délibéraient sur un plan d'action. En découvrant entre nos mains les enfants de leurs principaux guerriers, ils avaient été frappés de consternation. Ce qu'ils voyaient leur inspirait les plus terribles appréhensions sur ce qu'ils ne voyaient pas. A leur retour d'une expédition heureuse, chargée de butin et pleins d'idées de fêtes et de triomphes, ils s'apercevaient tout à coup qu'ils avaient été pris dans leur propre piège. Il était clair pour eux que nous avions pénétré dans la ville. Naturellement, ils devaient penser que nous avions pillé et brûlé leurs maisons, massacré leurs femmes et leurs enfants. Ils ne pouvaient s'imaginer autre chose; c'était ainsi qu'ils avaient agi eux-mêmes, et ils jugeaient notre conduite d'après la leur. De plus, ils nous voyaient assez nombreux pour défendre, tout au moins contre eux, ce que nous avions pris; ils savaient bien qu'avec leurs armes à feu, les chasseurs de scalps avaient l'avantage sur eux tant qu'il n'y avait pas une trop forte disproportion dans le nombre. Ils avaient donc besoin, tout aussi bien que nous, de délibérer, et nous comprîmes qu'il se passerait quelque temps avant qu'ils en vinssent aux actes. Leur embarras n'était pas moindre que le nôtre.

Les chasseurs, obéissant aux ordres de Séguin, gardaient le silence, attendant que Rubé donnât son avis. Le vieux trappeur se tenait à part, appuyé sur son rifle, ses deux mains contournant l'extrémité du canon. Il avait ôté le bouchon, et regardait dans l'intérieur du fusil, comme s'il eût consulté un oracle au fond de l'étroit cylindre. C'était une des manies de Rubé, et ceux qui connaissaient cette habitude l'observaient en souriant. Après quelques minutes de réflexions silencieuses, l'oracle parut avoir fourni la réponse; et Rubé, remettant le bouchon à sa place, s'avança lentement vers le chef.

—Billy a raison, cap'n. S'il faut nous battre avec ces Indiens, arrangeons-nous pour que l'affaire ait lieu au milieu des rochers ou des bois. Ils nous abîmeraient dans la prairie, c'est sûr. Maintenant, il y a deux choses: s'ils viennent sur nous, notre terrain est là-bas (l'orateur indiquait le contrefort des Mimbres); si, au contraire, nous sommes obligés de les suivre, ça nous sera aussi facile que d'abattre un arbre; ils ne nous échapperont pas.

—Mais comment ferez-vous pour les provisions dans ce cas? Nous ne pouvons pas traverser le désert sans cela.

—Pour ça, capitaine, il n'y a pas la plus petite difficulté. Dans une prairie sèche, comme il y en a par là, j'empoignerais toute cette cavalcade aussi aisément qu'un troupeau de buffles, et nous en aurons notre bonne part, je m'en vante. Mais il y a quelque chose de pire que tout cela et que l'Enfant flaire d'ici.

—Quoi?

—J'ai peur que nous ne tombions sur la bande de Dacoma, en retournant en arrière; voilà de quoi j'ai peur.

—C'est vrai; ce n'est que trop probable.

—C'est sûr; à moins qu'ils n'aient été tous noyés dans le cañon, et je ne le crois pas. Ils connaissent trop bien le passage.

La probabilité de voir la troupe de Dacoma se joindre à celle du premier chef, nous frappa tous, et répandit un voile de découragement sur toutes les figures. Cette troupe était certainement à notre poursuite, et devait bientôt nous rattraper.

—Maintenant, cap'n continua le trappeur, je vous ai dit ce que je pensais de la chose si nous étions disposés à nous battre. Mais j'ai comme une idée que nous pourrons délivrer les femmes sans brûler une amorce.

—Comment? comment? demandèrent vivement le chef et les autres.

—Voici le moyen, reprit le trappeur qui, me faisait bouillir par la prolixité de son style, vous voyez bien ces Indiens qui sont de l'autre côté de la crevasse?

—Oui, oui, répondit vivement Séguin.

—Très-bien; vous voyez maintenant ceux qui sont ici et le trappeur montrait nos captifs.

—Oui! oui!

—Eh bien, ceux que vous voyez là-bas, quoique leur peau soit rouge comme du cuivre, ont pour leurs enfants la même tendresse que s'ils étaient chrétiens. Ils les mangent de temps en temps, c'est vrai, mais ils ont pour cela des motifs de religion que nous ne comprenons pas trop, je l'avoue.

—Et que voulez-vous que nous fassions?

—Que nous hissions un chiffon blanc, et que nous offrions un échange de prisonniers. Ils comprendront cela, et entreront en arrangement, j'en suis sûr. Cette jolie petite fille aux longs cheveux est la fille du premier chef, et les autres appartiennent aux principaux de la tribu; je les ai choisies à bonne enseigne. En outre, nous avons ici Dacoma et la jeune reine. Ils doivent s'en mordre les ongles jusqu'au sang de les voir entre nos mains. Vous pourrez leur rendre le chef, et négocier pour la reine le mieux que vous pourrez.

—Je suivrai votre avis, s'écria Séguin l'oeil brillant de l'espoir de réussir dans cette négociation.

—Il n'y a pas de temps à perdre alors, cap'n. Si les hommes de Dacoma se montrent, tout ce que je vous ai dit ne vaudra pas la peau d'un rat des sables.

—Nous ne perdrons pas un instant.

Et Séguin donna des ordres pour que le signe de paix fût arboré.

—Il serait bon avant tout, cap'n, de leur montrer en plein tout ce que nous avons à eux. Ils n'ont pas vu Dacoma encore, ni la reine, qui sont là derrière les buissons.

—C'est juste, répondit Séguin, camarades, amenez-les captifs au bord de la barranca. Amenez le chef Navajo. Amenez la… amenez ma fille.

Les hommes s'empressèrent d'obéir à cet ordre, et peu d'instants après les enfants captifs, Dacoma et la reine des mystères furent placés au bord de l'abîme. Les sérapés qui les enveloppaient furent retirés, et ils restèrent exposés dans leurs costumes habituels aux Indiens. Dacoma avait encore son casque, et la reine était reconnaissable à sa tunique richement ornée de plumes. Ils furent immédiatement reconnus. Un cri d'une expression singulière sortit de la poitrine des Navajoes à l'aspect de ces nouveaux témoignages de leur déconfiture.

Les guerriers brandirent leur lances et les enfoncèrent sur le sol avec une indignation impuissante. Quelques-uns tirèrent des scalps de leur ceinture, les placèrent sur la pointe de leurs lances et les secouèrent devant nous au-dessus de l'abîme. Ils crurent que la bande de Dacoma avait été détruite; que leurs femmes et leurs enfants avaient été égorgés, et ils éclatèrent en imprécations mêlées de cris et de gestes violents. En même temps, un mouvement se fit remarquer parmi les principaux guerriers. Ils se consultaient. Leur délibération terminée, quelques-uns se dirigèrent au galop vers les femmes captives qu'on avait laissées en arrière dans la plaine.

—Grand Dieu! m'écriai-je, frappé d'une idée horrible, ils vont les égorger! Vite, vite, le drapeaux de paix!

Mais avant que la bannière fût attachée au bâton, les femmes mexicaines étaient descendues de cheval, leurs rebozos étaient enlevés, et on les conduisait vers le précipice. C'était dans le simple but de prendre une revanche, de montrer leurs prisonniers; car il était évident que les sauvages savaient avoir parmi leurs captives la femme et la fille de notre chef. Elles furent placées en évidence, en avant de toutes les autres, sur le bord même de la barranca.

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