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Les chasseurs de chevelures

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XLIII

LE DRAPEAU DE TRÊVE.

Ils auraient pu s'épargner cette peine; notre agonie était assez grande déjà. Mais, néanmoins, la scène qui suivit renouvela toutes nos douleurs. Jusqu'à ce moment nous n'avions pas été reconnus par les êtres chéris qui étaient si près de nous. La distance était trop grande pour l'oeil nu, et nos figures hâlées, nos habits souillés par la route, constituaient un véritable déguisement. Mais l'amour a l'intelligence prompte et la vue perçante; les yeux de ma bien-aimée se portèrent sur moi; je la vis tressaillir et se jeter en avant, j'entendis son cri de désespoir; elle tendit ses deux bras blancs comme la neige et s'affaissa sur le rocher, privée de connaissance. Au même instant, madame Séguin reconnaissait son mari et l'appelait par son nom. Séguin lui répondait d'une voix forte, lui adressait des encouragements, et l'engageait à rester calme et silencieuse. Plusieurs autres femmes, toutes jeunes et jolies, avaient reconnu leurs frères, leurs fiancés, et il s'ensuivit une scène déchirante.

Mes yeux restaient fixés sur Zoé. Elle reprenait ses sens; le sauvage, vêtu en hussard, était descendu de cheval; il la prenait dans ses bras et l'emmenait dans la prairie. Je les suivais d'un regard impuissant. Cet Indien lui rendait les soins les plus tendres; et j'en étais presque reconnaissant, bien que je reconnusse que ces attentions étaient dictées par l'amour. Peu d'instants après, elle se redressa sur ses pieds et revint en courant vers la barranca. J'entendis mon nom prononcé; je lui renvoyai le sien; mais, à ce moment, la mère et la fille furent entourées par leurs gardiens, et entraînées en arrière. Pendant ce temps, le drapeau blanc avait été préparé. Séguin s'était placé devant nous, et le tenait élevé. Nous gardions le silence, attendant la réponse avec anxiété. Il y eut un mouvement parmi les Indiens rassemblés. Nous entendions leurs voix: ils parlaient avec animation, et nous vîmes qu'il se préparait quelque chose au milieu d'eux. Immédiatement, un homme grand et de belle apparence perça la foule, tenant dans la main gauche un objet blanc: c'était une peau de faon tannée. Dans sa main droite il avait une lance. Il plaça la peau de faon sur le fer de la lance et s'avança en l'élevant. C'était la réponse à notre signal de paix.

—Silence, camarades! s'écria Séguin s'adressant aux chasseurs. Puis, élevant la voix, il s'exprima ainsi en langue indienne:

—Navajoes! vous savez qui nous sommes. Nous avons traversé votre pays et visité votre principale ville. Notre but était de retrouver nos parents, qui étaient captifs chez vous. Nous en avons retrouvé quelques-uns; mais il y en a beaucoup que nous n'avons pu découvrir. Pour que ceux-là nous fussent rendus plus tard, nous avons pris des otages, vous le voyez. Nous aurions pu en prendre davantage, mais nous nous sommes contentés de ceux-ci. Nous n'avons pas brûlé votre ville: nous avons respecté la vie de vos femmes, de vos filles, de vos enfants. A l'exception de ces prisonniers, vous trouverez tous les autres comme vous les avez laissés.

Un murmure circula dans les rangs des Indiens. C'était un murmure de satisfaction. Ils étaient dans la persuasion que leur ville était détruite, leurs femmes massacrées, et les paroles de Séguin produisirent sur eux une profonde sensation. Nous entendîmes de joyeuses exclamations et les phrases de félicitations que les guerriers échangeaient. Le silence se rétablit; Séguin continua:

—Nous voyons que vous avez été dans notre pays. Vous avez, comme nous, fait des prisonniers. Vous êtes des hommes rouges. Les hommes rouges aiment leurs proches comme le font les hommes blancs. Nous savons cela, et c'est pour cette raison que j'ai élevé la bannière de la paix, afin que nous puissions nous rendre mutuellement nos prisonniers. Cela sera agréable au Grand-Esprit, et nous sera agréable à tous en même temps. Ceux que vous avez pris sont ce qu'il y a de plus cher au monde pour nous, et ceux que nous avons en notre possession vous sont également chers. Navajoes! j'ai dit. J'attends votre réponse.

Quand Séguin eut fini, les guerriers se rassemblèrent autour du grand chef, nous les vîmes engagés dans un débat très-animé. Il y avait évidemment deux opinions contraires; mais le débat fut bientôt terminé, et le grand chef, s'avançant, donna quelques ordres à celui qui tenait le drapeau. Celui-ci, d'une voix forte, répondit à Séguin en ces termes:

—Chef blanc, tu as bien parlé, et tes paroles ont été pesées par nos guerriers. Ce que tu demandes est juste et bon. L'échange de nos prisonniers sera agréable au Grand-Esprit et nous satisfera tous. Mais comment pouvons-nous savoir si tes paroles sont vraies? Tu dis que vous n'avez pas brûlé notre ville et que vous avez épargné nos femmes et nos enfants. Comment saurons-nous si cela est la vérité? Notre ville est loin; nos femmes aussi, si elles sont encore vivantes. Nous ne pouvons pas les interroger. Nous n'avons que ta parole; cela n'est pas assez.

Séguin avait prévu les difficultés, et il ordonna qu'un de ses prisonniers, un jeune garçon très-éveillé, fut amené en avant. Le jeune sauvage se montra un instant après auprès de lui.

—Interrogez-le! s'écria-t-il en le montrant à son interlocuteur.

—Et pourquoi n'adresserions-nous pas nos questions à notre frère, le chef Dacoma? Ce garçon est jeune, il peut ne pas nous comprendre. Nous en croirons mieux la parole du chef.

—Dacoma n'était pas avec nous dans la ville. Il ignore ce qui s'y est passé.

—Que Dacoma le dise, alors.

—Mon frère a tort de se méfier ainsi, répondit Séguin mais il aura la réponse de Dacoma. Et il adressa quelques mots au chef Navajo qui était assis sur la terre auprès de lui.

La question fut faite directement à Dacoma par l'Indien qui était de l'autre côté. Le fier guerrier, qui semblait exaspéré par la situation humiliante dans laquelle il se trouvait, répondit négativement par un geste brusque de la main et une courte exclamation.

—Maintenant, frère, continua Séguin,—vous voyez que j'ai dit la vérité.
Questionnez maintenant ce garçon sur ce que je vous ai avancé.

On demanda au jeune Indien si nous avions brûlé la ville et si nous avions fait du mal aux femmes et aux enfants. Aux deux questions, il répondit négativement.

—Eh bien, dit Séguin, mon frère est-il satisfait?

Un temps assez long se passa sans qu'il fut fait de réponse. Les guerriers se rassemblèrent de nouveau en conseil et se mirent à gesticuler avec violence et rapidité. Nous comprimes qu'il y avait un parti opposé à la paix, et qui poussait à tenter la fortune de la guerre. Ce parti était composé des jeunes guerriers; et je remarquai que l'Indien costumé en hussard qui, comme Rubé me l'apprit, était le fils du grand chef, paraissait être le principal meneur de ceux-là. Si le grand chef n'eût pas été aussi vivement intéressé au résultat des négociations, les conseils belliqueux l'auraient emporté, car les guerriers savaient que ce serait pour eux une honte parmi les tribus environnantes de revenir sans prisonniers. De plus, il y en avait plusieurs parmi eux qui avaient un autre motif pour les retenir; ils avaient jeté les yeux sur les filles du Del-Norte et lei avaient trouvées belles. Mais l'avis des anciens prévalut enfin, et l'orateur reprit:

—Les guerriers Navajoes ont réfléchi sur ce qu'ils ont entendu. Ils pensent que le chef blanc a dit la vérité; et ils consentent à l'échange des prisonniers. Pour que les choses se passent d'une manière convenable, ils proposent que vingt guerriers soient choisis de chaque côté; que ces guerriers laissent, en présence de tous, leurs armes sur la prairie; qu'ils conduisent les captifs à l'extrémité de la barranca, du côté de la mine, et que là, ils débattent les conditions de l'échange. Que tous les autres, des deux côtés, restent où ils sont jusqu'à ce que les guerriers sans armes soient revenus avec les prisonniers échangés; alors les drapeaux blancs seront abattus, et les deux camps seront libres de tout engagement. Telles sont les paroles des guerriers Navajoes.

Séguin dut prendre le temps de réfléchir avant de répondre à cette proposition. Elle paraissait assez avantageuse, mais il y avait dans ses termes quelque chose qui nous faisait soupçonner un dessein caché. La dernière phrase indiquait chez l'ennemi l'intention formelle d'essayer de reprendre les captifs qui allaient nous être rendus; mais nous nous inquiétions peu de cela, pourvu que nous pussions les avoir une fois avec nous, du même côté de la barranca. La proposition de faire conduire les prisonniers au lieu de l'échange, par des hommes désarmés, était très-raisonnable, et le chiffre indiqué, vingt de chaque côté, constituait un nombre suffisant. Mais Séguin comprit très-bien comment les Navajoes interprétaient le mot désarmé. En conséquence, plusieurs des chasseurs reçurent à voix basse l'avis de se retirer derrière les buissons et de cacher couteaux et pistolets sous leurs blouses de chasse. Nous crûmes apercevoir une manoeuvre semblable de l'autre côté, et voir les Indiens cacher de même leur tomahawks. Nous ne pouvions faire aucune objection aux conditions proposées, et comme Séguin sentait qu'il n'y avait pas de temps à perdre, il se hâta de les accepter.

Aussitôt que cela eut été annoncé aux Navajoes, vingt hommes, déjà désignés sans doute, s'avancèrent au milieu de la prairie, plantèrent leurs arcs, leurs carquois et leurs boucliers. Nous ne vîmes point de tomahawks, et nous comprîmes que chaque Navajo avait gardé cette arme. Il ne leur avait pas été difficile de les cacher sur eux, car la plupart portaient des vêtements civilisés, enlevés dans le pillage des établissements et des fermes. Nous nous en inquiétions peu, étant armés nous-mêmes. Nous remarquâmes que tous les hommes ainsi choisis étaient d'une force peu commune. C'étaient les principaux guerriers de la tribu. Nous fîmes nos choix en conséquence. El-Sol, Garey, Rubé, le toréador Sanchez en étaient; Séguin et moi également. La plupart des trappeurs et quelques Indiens Delawares complétèrent le nombre.

Les vingt hommes désignés se dirigèrent vers la prairie, comme les Navajoès avaient fait, et déposèrent leurs rifles en présence de l'ennemi. Nous plaçâmes nos captifs sur des chevaux et sur des mules, et nous les disposâmes pour le départ. La reine et les jeunes filles mexicaines furent réunies aux prisonniers. C'était un coup de tactique de la part de Séguin. Il savait que nous avions assez de captifs pour faire l'échange tête contre tête, sans ces dernières; mais il comprenait et nous comprenions comme lui, que laisser la reine en arrière, ce serait rompre la Négociation et, peut-être, en rendre la reprise impossible. Il avait résolu en conséquence de l'emmener et de négocier le plus habilement possible, en ce qui la concernait, sur le terrain de la conférence. S'il ne réussissait pas, il en appellerait aux armes et il nous savait bien préparés à cet événement. Les deux détachements furent prêts enfin et s'avancèrent parallèlement de chaque côté de la barranca. Les corps principaux restèrent en observation, échangeant d'un bord â l'autre de l'abîme des regards de haine et de défiance. Pas un mouvement ne pouvait être tenté sans être immédiatement aperçu, car les deux plaines, séparées par la barranca, faisaient partie du même plateau horizontal. Un seul cavalier, s'éloignant d'une des deux troupes, aurait été vu par les hommes de l'autre pendant une distance de plusieurs milles. Les bannières pacifiques flottaient toujours en l'air, les lances qui les portaient fichées en terre; mais chacune des deux bandes ennemies tenait ses chevaux sellés et bridés, prêts à être montés au premier mouvement suspect.

XLIV

UN TRAITÉ ORAGEUX.

Dans la barranca même se trouvait la mine. Les puits d'extraction laborieusement creusés dans le roc, de chaque coté, semblaient autant de caves. Un petit ruisseau partageait la ravine en deux et se frayait difficilement un chemin à travers les roches qui avaient roulé au fond. Sur le bord du ruisseau, on voyait quelques vieilles constructions enfumées, et des cabanes de mineurs en ruine; la plupart étaient effondrées et croulantes de vétusté. Le terrain, tout autour, était obstrué, rendu presque impraticable par les ronces, les mezcals et les cactus; toutes plantes vigoureuses, touffues et épineuses. En approchant de ce point, les routes, de chaque côté de la barranca, s'abaissaient par une pente rapide et convergeaient jusqu'à leur rencontre au milieu des décombres. Les deux détachements s'arrêtèrent en vue des masures et échangèrent des signaux.

Après quelques pourparlers, les Navajoes proposèrent que les captifs resteraient sur le sommet des deux rives, sous la garde de deux hommes; les autres, dix-huit de chaque côté, devant descendre au fond de la barranca, se réunir au milieu des maisons, et après avoir fumé le calumet, déterminer les conditions de l'échange. Cette proposition ne plaisait ni à Séguin ni à moi. Nous comprenions qu'en cas de rupture de négociations (et cette rupture nous paraissait plus que probable) notre victoire même, en supposant que nous la remportions, ne nous servirait de rien. Avant que nous pussions rejoindre les prisonnières des Navajoes, en haut de la ravine, les deux gardiens les auraient emmenées, et, nous frémissions rien que d'y penser, les auraient peut-être égorgées sur place! C'était une horrible supposition, mais elle n'avait rien d'exagéré. Nous comprenions, en outre, que la cérémonie du calumet nous ferait perdre encore du temps; et nous étions dans des transes continuelles au sujet de la bande de Dacoma qui, évidemment, ne devait pas être loin. Mais l'ennemi s'obstinait dans sa proposition. Impossible de formuler nos objections sans dévoiler notre arrière-pensée; force nous fut donc d'accepter.

Nous mîmes pied à terre, laissant nos chevaux à la garde des hommes qui surveillaient les prisonniers et, descendant au fond de la ravine, nous nous trouvâmes face à face avec les guerriers navajoès. C'étaient dix-huit hommes choisis: grands, musculeux, larges des épaules, avec des physionomies rusées et farouches. On ne voyait pas un sourire sur toutes ces figures, et menteuse eût été la bouche qui aurait essayé d'en grimacer un. Leurs coeurs débordaient de haine et leurs regards étaient chargés de vengeance. Pendant un moment, les deux partis s'observèrent en silence. Ce n'étaient point des ennemis ordinaires; ce n'était point une hostilité ordinaire qui animait ces hommes, depuis des années, les uns contre les autres; ce n'était point un motif ordinaire qui les amenait pour la première fois à s'aborder autrement que les armes à la main. Cette attitude pacifique leur était imposée, aux uns comme aux autres, et c'était entre eux quelque chose comme la trêve qui s'établit entre le lion et le tigre, lorsqu'ils se rencontrent dans la même avenue d'une forêt touffue, et s'arrêtent en se mesurant du regard. La convention relative aux armes avait été observée des deux côtés de la même manière, et chacun le savait. Les manches des tomahawks, les poignées des couteaux et les crosses brillantes des pistolets étaient à peine dissimulés sous les vêtements. D'un côté comme de l'autre, on avait fait peu d'efforts pour les cacher. Enfin la reconnaissance mutuelle fut terminée, et l'on entama la question. On chercha inutilement une place libre de buissons et de ruines, assez large pour nous réunir assis et fumer le calumet. Séguin indiqua une des maisons, une construction en adobé, qui était dans un état de conservation supportable, et on y entra pour l'examiner. C'était un bâtiment qui avait servi de fonderie; des trucks brisés et divers ustensiles gisaient sur le sol. Il n'y avait qu'une seule pièce, pas très-grande, avec un brasero rempli de scories et de cendres froides au milieu. Deux hommes furent chargés d'allumer du feu sur le brasero; les autres prirent place sur les trucks et sur les masses de roche quartzeuse disséminées dans la pièce.

Au moment ou j'allais m'asseoir, j'entendis derrière moi un hurlement plaintif qui se termina par un aboiement. Je me retournai, c'était Alp, c'était mon chien. L'animal, dans la frénésie de sa joie, se jeta sur moi à plusieurs reprises, m'enlaçant de ses pattes, et il se passa quelque temps avant que je parvinsse à le calmer et à prendre place. Nous nous trouvâmes enfin tous installés chaque côté du feu, de chaque groupe formant un arc de cercle et faisant face à l'autre.

Une lourde porte pendait encore sur ses gonds; mais comme il n'y avait point de fenêtres dans la pièce, on dut la laisser ouverte. Bientôt le feu brilla; le calumet de pierre, rempli de kimkinik et allumé, circula de bouche en bouche au milieu du plus profond silence. Nous remarquâmes que chacun des Indiens, contrairement à l'habitude qui consiste à aspirer une bouffée ou deux, fumait longtemps et lentement. L'intention de traîner la cérémonie en longueur était évidente. Ces délais nous mettaient au supplice, Séguin et moi. Arrivé aux chasseurs, le calumet circula rapidement. Ces préliminaires, soi-disant pacifiques, terminés, on entama la négociation. Dès les premiers mots, je vis poindre un danger. Les Navajoes, et surtout les jeunes guerriers, affectaient un air bravache et une attitude provocante que les chasseurs n'étaient pas d'humeur à pouvoir supporter longtemps, et ils ne l'eussent pas supporté un seul instant, n'eût été la circonstance particulière où leur chef se trouvait placé. Par égard pour lui, ils faisaient tous leurs efforts pour se contenir, mais il était clair qu'il ne faudrait qu'une étincelle pour allumer l'incendie.

La première question à débattre portait sur le nombre de prisonniers. L'ennemi en avait dix-neuf; tandis que nous, sans compter la reine et les jeunes filles mexicaines, nous en avions vingt et un. L'avantage était de notre côté; mais à notre grande surprise, les Indiens, s'appuyant sur ce que la plupart de leurs captifs étaient des femmes, tandis que le plus grand nombre des nôtres n'étaient que des enfants, élevèrent la prétention de faire l'échange sur le pied de deux des nôtres pour un des leurs. Séguin répondit que nous ne pouvions accepter une pareille absurdité; mais que, comme il ne voulait conserver aucun prisonnier, il donnerait nos vingt et un pour les dix-neuf.

—Vingt et un! s'écria un des guerriers; qu'est-ce que c'est? Vous en avez vingt-sept. Nous les avons comptés sur la rive.

—Six de celles que vous avez comptées nous appartiennent. Ce sont des blanches et des Mexicaines.

—Six blanches! répliqua le sauvage, il n'y en a que cinq. Quelle est donc la sixième? C'est peut-être notre reine? Elle est blanche de teint; et le chef pâle l'aura prise pour un visage pâle.

—Hal ha! ha! firent les sauvages éclatant de rire, notre reine, un visage pâle! Ha! ha! ha!

—Votre reine, dit Séguin d'un ton solennel, votre reine, comme vous l'appelez, est ma fille.

—Ha! ha! ha! hurlèrent-ils de nouveau en choeur et d'un air méprisant:
—Sa fille! Ha! ha! ha!

Et la chambre retentit de leurs rires de démons.

—Oui, ajouta-t-il d'une voix forte, mais tremblante d'émotion, car il voyait la tournure que les choses allaient prendre. Oui, c'est ma fille!

—Et comment cela peut-il être? demanda un des guerriers, un des orateurs de la tribu. Tu as une fille parmi nos captives; nous savons cela. Elle est blanche comme la neige qui couvre le sommet de la montagne. Ses cheveux sont jaunes comme l'or de ses bracelets. La reine a le teint brun. Parmi les femmes de nos tribus il y en a beaucoup qui sont aussi blanches qu'elle; ses cheveux sont noirs comme l'aile du vautour. Comment cela se ferait-il? Chez nous, les enfants d'une même famille sont semblables les uns aux autres. N'en est-il pas de même des vôtres? Si la reine est ta fille, celle qui a les cheveux d'or ne l'est donc pas. Tu ne peux pas être le père des deux. Mais non! continua le rusé sauvage élevant la voix, la reine n'est pas ta fille. Elle est de notre race. C'est un enfant de Moctezuma; c'est la reine des Navajoes.

—Il faut que notre reine nous soit rendue! s'écrièrent les guerriers.
Elle est nôtre! nous la voulons!

En vain Séguin réitéra ses réclamations paternelles; en vain il donna tous les détails d'époques et de circonstances relatives à l'enlèvement de sa fille par les Navajoès eux-mêmes, les guerriers s'obstinèrent à répéter:

—C'est notre reine, nous voulons qu'elle nous soit rendue!

Séguin, dans un éloquent discours, en appela aux sentiments du vieux chef dont la fille se trouvait dans une situation analogue; mais il était évident que celui-ci, en eût-il la volonté, n'avait pas le pouvoir de calmer la tempête. Les plus jeunes guerriers répondaient par des cris dérisoires, et l'un d'eux s'écria que «le chef blanc extravaguait.» Ils continuèrent quelque temps à gesticuler, déclarant, d'un ton formel, qu'à aucune condition, ils ne consentiraient à un échange si la reine n'en faisait pas partie. Il était facile de voir qu'ils attachaient une importance mystique à la possession de leur reine. Entre elle et Dacoma lui-même, leur choix n'eût pas été douteux.

Les exigences se produisaient d'une manière si insultante que nous en vînmes à nous réjouir intérieurement de leur intention manifeste d'en finir par une bataille. Les rifles, principal objet de leurs craintes, n'étant pas là, ils se croyaient sûrs de la victoire.

Les chasseurs ne demandaient pas mieux que d'en venir aux mains, et se sentaient également certains de l'emporter. Seulement, ils attendaient le signal de leur chef. Séguin se tourna vers eux, et baissant la tête, car il parlait debout, il leur recommanda à voix basse le calme et la patience. Puis, couvrant ses yeux de sa main, il demeura quelques instants plongé dans une méditation profonde.

Les chasseurs avaient pleine confiance dans l'intelligence aussi bien que dans le courage de leur chef. Ils comprirent qu'il combinait un plan d'action quelconque, et attendirent patiemment le résultat. De leur côté, les Indiens ne se montraient nullement pressés. Ils ne s'inquiétaient pas du temps perdu, espérant toujours l'arrivée de la bande de Dacoma. Ils demeuraient tranquilles sur leurs sièges, échangeant leurs pensées par des monosyllabes gutturaux ou de courtes phrases; quelques-uns coupaient de temps en temps la conversation par des éclats de rire. Ils paraissaient tout à fait à leur aise, et ne semblaient aucunement redouter la chance d'un combat avec nous. Et, en vérité, à considérer les deux partis, chacun aurait dit que, homme contre homme, nous n'étions pas capables de leur résister. Tous, à une ou deux exceptions près, avaient six pieds de taille, quelques-uns plus; tandis que la plupart de nos chasseurs étaient petits et maigres. Mais c'étaient des hommes éprouvés. Les Navajoès se sentaient avantageusement armés pour un combat corps à corps. Ils savaient bien aussi que nous n'étions pas sans défense; toutefois, ils ne connaissaient pas la nature de nos armes. Ils avaient vu les couteaux et les pistolets; mais ils pensaient qu'après une première décharge incertaine et mal dirigée, les couteaux ne seraient pas d'un grand secours contre leurs terribles tomahawks. Ils ignoraient que plusieurs d'entre nous,—El-Sol, Séguin, Garey et moi,—avions dans nos ceintures la plus terrible de toutes les armes dans un combat à bout portant: le revolver de Colt. C'était une invention toute récente, et aucun Navajo n'avait encore entendu les détonations successives et mortelles de cette arme.

—Frères! dit Séguin reprenant de nouveau la parole, vous refusez de croire que je suis père de votre reine. Deux de vos prisonnières, que vous savez bien être ma femme et ma fille, sont sa mère et sa soeur. Si vous êtes de bonne foi, donc, vous ne pouvez refuser la proposition que je vais vous faire. Que ces deux captives soient amenées ici; que la jeune reine soit amenée de son côté. Si elle ne reconnaît pas les siens, j'abandonne mes prétentions, et ma fille sera libre de retourner avec les guerriers Navajoès.

Les chasseurs entendirent cette proposition avec surprise. Ils savaient que tous les efforts de Séguin pour éveiller un souvenir dans la mémoire de sa fille avaient été infructueux. Quel espoir y avait-il qu'elle pût reconnaître sa mère? Séguin lui-même n'y comptait pas beaucoup, et un moment de réflexion me fit penser que sa proposition était motivée par quelque pensée secrète. Il reconnaissait que l'abandon de la reine était la condition sine qua non de l'acceptation de l'échange par les Indiens; que, sans cela, les négociations allaient être brusquement rompues, sa femme et sa fille restant entre les mains de nos ennemis. Il pensait au sort terrible qui leur était réservé dans cette captivité, tandis que son autre fille n'y retournerait que pour être entourée d'hommages et de respects. Il fallait les sauver à tout prix; il fallait sacrifier l'une pour racheter les autres. Mais Séguin avait encore un autre projet. C'était une manoeuvre stratégique de sa part une dernière tentative désespérée. Voici ce qu'il disait:

Si, une fois sa femme et sa fille se trouvaient avec lui dans les ruines, peut-être pourrait-il, au milieu du désordre d'un combat, les enlever; peut-être réussirait-il, dans ce cas, à enlever la reine elle-même; c'était une chance à tenter en désespoir de cause. En quelques mots murmurés à voix basse, il communiqua cette pensée à ceux de ses compagnons qui étaient le plus près de lui, afin de leur inspirer patience et prudence. Aussitôt que cette proposition fut formulée, les Navajoès quittèrent leurs sièges, et se rassemblèrent dans un coin de la chambre pour délibérer. Ils parlaient à voix basse. Nous ne pouvions par conséquent entendre ce qu'ils disaient. Mais, à l'expression de leurs figures, de leur gestes, nous comprenions qu'ils étaient disposés à accepter. Ils avaient observé attentivement la reine pendant qu'elle se promenait sur le bord de la barranca; ils avaient correspondu par signes avec elle avant que nous eussions pu l'empêcher. Sans aucun doute, elle les avait informés de ce qui s'était passé dans le cañon avec les guerriers de Dacoma, et avait fait connaître la probabilité de leur arrivée prochaine. Sa longue absence, l'âge auquel elle avait été emmenée captive, son genre de vie, les bons procédés dont on avait usé envers elle, avaient effacé depuis longtemps tout souvenir de sa première enfance et de ses parents. Les rusés sauvages savaient tout cela, et, après une discussion prolongée pendant près d'une heure, ils reprirent leurs sièges et formulèrent leur assentiment à la proposition.

Deux hommes de chaque troupe furent envoyés pour ramener les trois captives, et nous restâmes assis attendant leur arrivée. Peu d'instants après, elles étaient introduites. Il me serait difficile de décrire la scène qui suivit leur entrée. Séguin, sa femme et sa fille, se retrouvant dans de telles circonstances; l'émotion que j'éprouvai en serrant un instant dans mes bras ma bien-aimée, qui sanglotait et se pâmait de douleur; la mère reconnaissant son enfant si longtemps perdue; ses angoisses quand elle vit l'insuccès de ses efforts pour réveiller la mémoire dans ce coeur fermé pour elle; la fureur et la pitié se partageant le coeur des chasseurs; les gestes et les exclamations de triomphe des Indiens; tout cela formait un tableau qui reste toujours vivant dans ma mémoire, mais que ma plume est impuissante à retracer.

Quelques minutes après, les captives étaient reconduites hors de la maison, confiées à la garde de deux hommes de chaque troupe, et nous reprenions la négociation entamée.

XLV

BATAILLE ENTRE QUATRE MURS.

Ce qui venait de se passer n'avait point rendu meilleures les dispositions des deux partis, notamment celles des chasseurs. Les Indiens triomphaient, mais ils ne se relâchaient en rien de leurs prétentions déraisonnables. Ils revinrent sur leur offre primitive; pour celles de nos captives qui avaient l'âge de femme, ils consentaient à échanger tête contre tête; pour Dacoma, ils offraient deux prisonniers; mais pour le reste, ils exigeaient deux contre un. De cette manière, nous ne pouvions délivrer que douze des femmes mexicaines environ; mais voyant qu'ils étaient décidés à ne pas faire plus, Séguin consentit enfin à cet arrangement, pourvu que le choix nous fût accordé parmi les prisonniers que nous voulions délivrer. Nous fûmes aussi indignés que surpris en voyant cette demande rejetée. Il nous était impossible de douter, désormais, du résultat de la négociation.

L'air était chargé d'électricité furieuse. La haine s'allumait sur toutes les figures, la vengeance éclatait dans tous les regards. Les Indiens nous regardaient du coin de l'oeil d'un air moqueur et menaçant. Ils paraissaient triomphants, convaincus qu'ils étaient de leur supériorité. De l'autre côté, les chasseurs frémissaient sous le coup d'une indignation doublée par le dépit. Jamais ils n'avaient été ainsi bravés par des Indiens. Habitués toute leur vie, moitié par fanfaronnade, moitié par expérience, à regarder les hommes rouges comme inférieurs à eux en adresse et en courage, ils ne pouvaient souffrir de se voir ainsi exposés à leurs bravades insultantes. C'était cette rage furieuse qu'éprouve un supérieur contre l'inférieur qui lui résiste, un lord contre un serf, le maître contre son esclave qui se révolte sous le fouet et s'attaque à lui. Tout cela s'ajoutait à leur haine traditionnelle pour les Indiens.

Je jetai un regard sur eux. Jamais figures ne furent animées d'une telle expression. Leurs lèvres blanches étaient serrées contre leurs dents; leurs joues pâles, leurs yeux démesurément ouverts, semblaient sortir de leurs orbites. On ne voyait sur leurs visages d'autre mouvement que celui de la contraction des muscles. Leurs mains plongées sous leurs blouses, à demi-ouvertes sur la poitrine, serraient la poignée de leurs armes; ils semblaient être, non pas assis, mais accroupis comme la panthère qui va s'élancer sur sa proie. Il y eut un moment de silence des deux côtés. Un cri se fit entendre, venant du dehors: le cri d'un aigle de guerre.

Nous n'y aurions sans doute pas fait attention, car nous savions que ces oiseaux étaient très-communs dans les Mimbres, et l'un d'eux pouvait se trouver au-dessus de la ravine; mais il nous sembla que ce cri faisait une certaine impression sur nos adversaires. Ceux-ci n'étaient point hommes à laisser percer une émotion soudaine; mais leurs regards nous parurent prendre une expression plus hautaine et plus triomphante encore. Était-ce donc un signal? Nous prêtâmes l'oreille un moment. Le cri fut répété, et quoiqu'il ressemblât, à s'y méprendre à celui de l'oiseau que nous connaissions tous très-bien (l'aigle à tête blanche), nous n'en restâmes pas moins frappés d'appréhensions sérieuses. Le jeune chef costumé en hussard s'était levé. C'était lui qui s'était montré le plus violent et le plus exigeant de tous nos ennemis. Homme d'un fort vilain caractère et de moeurs très-dépravées, d'après ce que nous avait dit Rubé, il n'en jouissait pas moins d'un grand crédit parmi les guerriers. C'est lui qui avait refusé la proposition de Séguin, et il se disposait à déduire les raisons de ce refus. Nous les connaissions bien sans qu'il eût besoin de nous les dire.

—Pourquoi? s'écria-t-il en regardant Séguin, pourquoi le chef, pâle est-il si désireux de choisir parmi nos captives? Voudrait-il par hasard, reprendre la jeune fille aux cheveux d'or?

Il s'arrêta un moment comme pour attendre une réponse, mais Séguin garda le silence.

—Si le chef pâle croit que notre reine est sa fille, pourquoi ne consentirait-il pas à ce qu'elle fût accompagnée par sa soeur, qui viendrait avec elle dans notre pays?

Il fit une pause, mais Séguin se tut comme auparavant. L'orateur continua.

—Pourquoi la jeune fille aux cheveux d'or ne resterait-t-elle pas parmi nous et ne deviendrait-elle pas ma femme? Que suis-je, moi qui parle ainsi? Un chef parmi les Navajoès, parmi les descendants du grand Moctezuma, le fils de leur roi!

Le sauvage promena autour de lui un regard superbe en disant ces mots.

—Qui est-elle? continua-t-il, celle que je prendrais ainsi pour épouse? La fille d'un homme qui n'est pas même respecté parmi les siens; la fille d'un culatta [1]

[Note 1: Expression du dernier mépris parmi les Mexicains.]

Je regardai Séguin. Son corps semblait grandir; les veines de son cou se gonflaient; ses yeux brillaient de ce feu sauvage que j'avais déjà eu occasion de remarquer chez lui. La crise approchait. Le cri de l'aigle retentit encore.

—Mais non! continua le sauvage, qui semblait puiser une nouvelle audace dans ce signal. Je n'en dirai pas plus. J'aime la jeune fille; elle sera à moi! et cette nuit même elle dormira sous m….

Il ne termina pas sa phrase. La balle de Séguin l'avait frappé au milieu du front. Je vis la tache ronde et rouge avec le cercle bleu de la poudre, et la victime tomba en avant. Tous au même instant, nous fûmes sur pied. Indiens et chasseurs s'étaient levés comme un seul homme. On n'entendit qu'un seul cri de vengeance et de défi sortant de toutes les poitrines. Les tomahawks, les couteaux et les pistolets furent tirés en même temps. Une seconde après, nous nous battions corps à corps.

Oh! ce fut un effroyable vacarme; les coups de pistolets, les éclairs des couteaux, le sifflement des tomahawks dans l'air, formaient une épouvantable mêlée. Il semblerait qu'au premier choc les deux rangs eussent dû être abattus. Il n'en fut pas ainsi. Dans un semblable combat, si les premiers coups sont terribles, ils sont habituellement parés, et la vie humaine est chose difficile à prendre, surtout quand il s'agit de la vie d'hommes comme ceux qui étaient là. Peu tombèrent. Quelques-uns sortirent de la mêlée blessés et couverts de sang, mais pour reprendre immédiatement part au combat. Plusieurs s'étaient saisis corps à corps; des couples s'étreignaient, qui ne devaient se lâcher que quand l'un des deux serait mort. D'autres se dirigeaient vers la porte dans l'intention de combattre en plein air: le nombre fut petit de ceux qui parvinrent à sortir; sous le poids de la foule, la porte se ferma, et fut bientôt barrée par des cadavres. Nous nous battions dans les ténèbres. Mais il y faisait assez clair cependant pour nous reconnaître. Les pistolets lançaient de fréquents éclairs à la lueur desquels se montrait un horrible spectacle. La lumière tombait sur des figures livides de fureur, sur des armes rouges et pleines de sang, sur des cadavres, sur des combattants dans toutes les attitudes diverses d'un combat à mort.

Les hurlements des Indiens, les cris non moins sauvages de leurs ennemis blancs, ne cessaient pas; mais les voix s'enrouaient, les cris se transformaient en rugissements étouffés, en jurements, en exclamations brèves et étranglées. Par intervalles on entendait résonner les coups, et le bruit sourd des corps tombant à terre. La chambre se remplissait de fumée, de poussière et de vapeurs sulfureuses; les combattants étaient à moitié suffoqués.

Dès le commencement de la bataille, armé de mon revolver, j'avais tiré à la tête du sauvage qui était le plus rapproché de moi. J'avais tiré coup sur coup et sans compter; quelquefois au hasard, d'autrefois en visant un ennemi; enfin, le bruit sec du chien s'abattant sur les cheminées sans capsules m'avertit que j'avais épuisé mes six canons. Cela s'était passé en quelques secondes. Je replaçai machinalement l'arme vide à ma ceinture, et mon premier mouvement fut de courir ouvrir la porte. Avant que je pusse l'atteindre, elle était fermée; impossible de sortir. Je me retournai, cherchant un adversaire; je ne fus pas longtemps sans en trouver un. A la lueur d'un coup de pistolet, je vis un Indien se précipitant sur moi la hache levée.

Je ne sais quelle circonstance m'avait empêché de tirer mon couteau jusqu'à ce moment; il était trop tard, et, relevant mes bras pour parer le coup, je m'élançai tête baissée contre le sauvage. Je sentis le froid du fer glissant dans les chairs de mon épaule; la blessure était légère. Le sauvage avait manqué son coup à cause de mon brusque mouvement; mais l'élan que j'avais pris nous porta l'un contre l'autre, et nous nous saisîmes corps à corps. Renversés sur les rochers, nous nous débattions à terre sans pouvoir faire usage d'aucune arme; nous nous relevâmes, toujours embrassés, puis nous retombâmes avec violence. Il y eut un choc, un craquement terrible, et nous nous trouvâmes étendus sur le sol, en pleine lumière! J'étais ébloui, aveuglé. J'entendais derrière moi le bruit des poutres qui tombaient; mais j'étais trop occupé pour chercher à me rendre compte de ce qui se passait.

Le choc nous avait séparés; nous étions debout au même instant, nous nous saisissions encore pour retomber de nouveau sur la terre. Nous luttions, nous nous débattions au milieu des épines et des cactus. Je me sentis faiblir, tandis que mon adversaire, habitué à ces sortes de combats, semblait reprendre incessamment de nouvelles forces. Trois fois il m'avait tenu sous lui; mais j'avais toujours réussi à saisir son bras droit et à empêcher la hache de descendre. Au moment où nous traversions la muraille, je venais de saisir mon couteau; mais mon bras était retenu aussi, et je ne pouvais en faire usage. A la quatrième chute, mon adversaire se trouva dessous. Un cri d'agonie sortit de ses lèvres; sa tête s'affaissa dans les buissons, et il resta sans mouvement entre mes bras. Je sentis son étreinte se relâcher peu à peu. Je regardai sa figure: ses yeux étaient vitreux et retournés; le sang lui sortait de la bouche. Il était mort.

J'avais pourtant conscience de ne l'avoir point frappé, et j'en étais encore à tâcher de retirer mon bras de dessous lui pour jouer du couteau, quand je sentis qu'il ne résistait plus. Mais je vis alors mon couteau: il était rouge de la lame jusqu'au manche; ma main aussi était rouge. En tombant, la pointe de l'arme s'était trouvée en l'air et l'Indien s'était enferré. Ma pensée se porta sur Zoé; et me débarrassant de l'étreinte du sauvage, je me dressai sur mes pieds. La masure était en flammes. Le toit était tombé sur le brasero, et les planches sèches avaient pris feu immédiatement. Des hommes sortaient du milieu des ruines embrasées, mais non pour fuir; sous les jets de la flamme, au milieu de la fumée brûlante, ils continuaient de combattre, furieux, écumant de rage. Je ne m'arrêtai pas à voir qui pouvaient être ces combattants acharnés. Je m'élançai, cherchant de tous côtés les objets de ma sollicitude.

Des vêtements flottants frappèrent mes yeux, au loin, sur la pente de la ravine, dans la direction du camp des Navajoès. C'étaient elles! toutes les trois montaient rapidement, chacune accompagnée et pressée par un sauvage. Mon premier mouvement fut de m'élancer après elles; mais, au même instant, cinquante cavaliers se montraient sur la hauteur et arrivaient sur nous au galop. C'eût été folie de suivre les prisonnières; je me retournai pour battre en retraite du côté où nous avions laissé nos captifs et nos chevaux. Comme je traversais le fond de la ravine, deux coups de feu sifflèrent à mes oreilles, venant de notre côté. Je levai les yeux et vis les chasseurs lancés au grand galop poursuivis par une nuée de sauvages à cheval. C'était la bande de Dacoma. Ne sachant quel parti prendre, je m'arrêtai un moment à considérer la poursuite.

Les chasseurs, en arrivant aux cabanes, ne s'arrêtèrent point; ils continuèrent leur course par le front de la vallée, faisant feu tout en fuyant. Un gros d'indiens se lança à leur poursuite; une autre troupe s'arrêta près des ruines fumantes et se mit en devoir de fouiller tout autour des murs. Cependant je m'étais caché dans le fourré de cactus; mais il était évident que mon asile serait bientôt découvert par les sauvages. Je me glissai vers le bord en rampant sur les mains et sur les genoux, et, en atteignant la pente, je me trouvai en face de l'entrée d'une cave, une étroite galerie de mine; j'y pénétrai et je m'y blottis.

XLVI

SINGULIÈRE RENCONTRE DANS UNE CAVE.

La cavité dans laquelle je m'étais réfugié présentait une forme irrégulière. Dans les parois du rocher, les mineurs avaient creusé d'étroites galeries, suivant les ramifications de la quixa…. La cave n'était pas profonde: la veine s'était trouvée insuffisante, sans doute, et on l'avait abandonnée. Je m'avançai jusque dans la partie obscure, puis, grimpant contre un des flancs, je trouvai une sorte de niche où je me blottis. En regardant avec précaution au bord de la roche, je voyais à une certaine distance dehors, jusqu'au fond de la barranca, où les buissons étaient épais et entrelacés. A peine étais-je installé, que mon attention fut attirée par une des scènes qui se passaient à l'extérieur. Deux hommes rampaient sur leurs mains et sur leurs genoux à travers les cactus, précisément devant l'ouverture. Derrière eux une demi-douzaine de sauvages à cheval fouillaient les buissons, mais ne les avaient point encore aperçus. Je reconnus immédiatement Godé et le docteur. Ce dernier était le plus rapproché de moi. Comme il s'avançait sur les galets, quelque chose sortit d'entre les pierres à portée de sa main. C'était, autant que je pus en juger, un petit animal du genre des armadilles. Je vis le docteur s'allonger, le saisir, et d'un air tout satisfait, le fourrer dans un petit sac placé à son côté.

Pendant ce temps, les Indiens, criant et hurlant, n'étaient pas à plus de cinquante yards derrière lui. Sans doute l'animal appartenait à quelque espèce nouvelle, mais le zélé naturaliste ne put jamais en donner connaissance au monde; il avait à peine retiré sa main, qu'un cri de sauvages annonça que lui et Godé venaient d'être aperçus. Un moment après, ils étaient étendus sur le sol, percés de coups de lance, sans mouvement et sans vie! Leurs meurtriers descendirent de cheval avec l'intention de les scalper. Pauvre Reichter! son bonnet lui fut ôté, le trophée sanglant fut arraché, et il resta gisant, le crâne dépouillé et rouge, tourné de mon côté. Horrible spectacle! Un autre Indien se tenait auprès du Canadien, son long couteau à la main. Quoique vraiment apitoyé sur le sort de mon pauvre compagnon, et fort peu en humeur de rire, je ne pus m'empêcher d'observer avec curiosité ce qui allait se passer. Le sauvage s'arrêta un moment, admirant les magnifiques boucles qui ornaient la tête de sa victime. Il pensait sans doute à l'effet superbe que produirait une telle bordure attachée à ses jambards. Il paraissait extasié de bonheur, et, aux courbes qu'il dessinait en l'air avec son couteau, on pouvait juger que son intention était de dépouiller la tête tout entière. Il coupa d'abord quelques mèches à l'entour, puis il saisit une poignée de cheveux; mais avant que la lame de son couteau eût touché la peau, la chevelure lui resta dans la main et découvrit un crâne blanc et poli comme du marbre! Le sauvage poussa un cri de terreur, lâcha la perruque, et, se rejetant en arrière, vint rouler sur le cadavre du docteur. Ses camarades arrivèrent à ce cri; plusieurs, mettant pied à terre, s'approchèrent, avec un air de surprise, de l'objet étrange et inconnu.

L'un deux, plus courageux que les autres, ramassa la perruque, et ils se mirent tous à l'examiner avec une curiosité minutieuse. L'un après l'autre, ils vinrent considérer de près le crâne luisant et passer la main sur sa surface polie, en accompagnant ces gestes d'exclamations étonnées. Ils replacèrent la perruque dessus, la retirèrent de nouveau, l'ajustant de toutes sortes de façons. Enfin, celui qui l'avait réclamée comme étant sa propriété ôta sa coiffure de plumes, et, mettant la perruque sur sa tête, sens devant derrière, il se mit à marcher fièrement, les longues boucles pendant sur sa figure. C'était une scène vraiment grotesque et dont je me serais beaucoup amusé en toute autre circonstance.

Il y avait quelque chose d'irrésistiblement comique dans l'étonnement des acteurs; mais la tragédie m'avait trop ému pour que je fusse disposé à rire de la farce. Trop d'horreurs m'environnaient. Séguin peut-être mort! Elle perdue pour jamais, esclave de quelque sauvage brutal! Ma propre situation était terrible aussi; je ne voyais pas trop comment je pourrais en sortir, et combien de temps j'échapperais aux recherches. Au surplus, cela m'inquiétait beaucoup moins que le reste. Je ne tenais guère à ma propre vie; mais il y a un instinct de conservation qui agit même en dehors de la volonté; l'espérance me revint bientôt au coeur, et avec elle le désir de vivre. Je me mis à rêver. J'organiserais une troupe puissante; j'irais la sauver. Oui! Quand bien même je devrais employer à cela des années entières, j'accomplirais cette oeuvre. Je la retrouverais toujours fidèle! Elle ne pouvait pas oublier, Elle! Pauvre Séguin! les espérances de toute une vie détruites ainsi en une heure! et le sacrifice scellé de son propre sang! Je ne voulais cependant pas désespérer. Dût mon destin être pareil au sien, je reprendrais la tâche où il l'avait laissée. Le rideau se lèverait sur de nouvelles scènes, et je ne quitterais point la partie avant d'arriver à un dénoûment heureux ou, du moins, avant d'avoir tiré de ces maux une effroyable vengeance.

Malheureux Séguin! Je ne m'étonnais plus qu'il se fût fait chasseur de scalps. Je comprenais maintenant tout ce qu'il y avait de saint et de sacré dans sa haine impitoyable pour l'Indien sans pitié. Moi aussi, je ressentais cette haine implacable. Toutes ces réflexions passèrent rapidement dans mon esprit, car la scène que j'ai décrite n'avait pas duré longtemps. Je me mis alors à examiner tout autour de moi pour reconnaître si j'étais suffisamment caché dans ma niche. Il pouvait bien leur venir à l'idée d'explorer les puits de mine. En cherchant à percer l'ombre qui m'environnait, mon regard rencontra un objet qui me fit tressaillir et me donna une sueur froide. Quelque terribles qu'eussent été les scènes que je venais de traverser, ce que je voyais me causa une nouvelle épouvante. A l'endroit le plus sombre, je distinguai deux petits points brillants. Ils ne scintillaient pas, mais jetaient une sorte de lueur verdâtre. Je reconnus que c'étaient des yeux. J'étais dans la cave avec une panthère! ou peut-être avec un compagnon plus terrible encore, un ours gris! Mon premier mouvement fut de me rejeter en arrière dans ma cachette. Je me reculai jusqu'à ce que je rencontrasse le roc.

Je n'avais pas l'idée de chercher à m'échapper. C'eût été me jeter dans le feu pour éviter la glace, car les Indiens étaient encore devant la cave. Bien plus, toute tentative de retraite n'aurait fait qu'exciter l'animal, qui peut-être en ce moment se préparait à s'élancer sur moi. J'étais accroupi, et je cherchais dans ma ceinture le manche de mon couteau. Je le saisis enfin, et, le dégainant, je me mis en attitude de défense. Pendant tout ce temps, j'avais tenu mon regard fixé sur les deux orbes qui brillaient devant moi. Ils étaient également arrêtés sur moi, et me regardaient sans un clignement. Je ne pouvais en détacher mes yeux, qui semblaient animés d'une volonté propre. Je me sentais saisi d'une espèce de fascination, et je m'imaginais que si je cessais de le regarder, l'animal s'élancerait sur moi.

J'avais entendu parler de bêtes féroces dominées par le regard de l'homme, et je faisais tous mes efforts pour impressionner favorablement mon vis-à-vis. Nous restâmes ainsi pendant quelque temps sans bouger ni l'un ni l'autre d'un pouce. Le corps de l'animal était complètement invisible pour moi; je n'apercevais que les cercles luisants qui semblaient incrustés dans de l'ébène. Voyant qu'il demeurait si longtemps sans bouger, je supposai qu'il était couché dans son repaire, et n'attaquerait pas tant qu'il serait troublé par le bruit du dehors, tant que les Indiens ne seraient pas partis. Il me vint à l'idée que je n'avais rien de mieux à faire que de préparer mes armes. Un couteau ne pouvait m'être d'une grande utilité dans un combat avec un ours gris. Mon pistolet était à ma ceinture, mais il était déchargé. L'animal me permettrait-il de le recharger? Je pris le parti d'essayer.

Sans cesser de regarder la bête, je cherchai mon pistolet et ma poire à poudre; les ayant trouvés, je commençai à garnir les canons. J'opérais silencieusement, car je savais que ces animaux y voient dans les ténèbres, et que, sous ce rapport, mon vis-à-vis avait l'avantage sur moi. Je bourrai la poudre avec mon doigt. Je plaçai le canon chargé en face de la batterie, et armai le pistolet. Au cliquetis du chien, je vis un mouvement dans les yeux. L'animal allait s'élancer! Prompt comme la pensée, je mis mon doigt sur la détente. Mais avant que j'eusse pu viser, une voix bien connue se fit entendre:

—Un moment donc, s… mille ton…! s'écria-t-elle. Pourquoi diable ne dites-vous pas que vous êtes un blanc? Je croyais avoir affaire à une canaille d'Indien. Qui diable êtes-vous donc! Serait-ce Bill Garey? Oh! non, vous n'êtes pas Billye, bien sûr.

—Non, répondis-je, revenant de ma surprise, ce n'est pas Bill.

—Oh! je le pensais bien, Bill m'aurait deviné plus vite que ça. Il aurait reconnu le regard du vieux nègre, comme j'aurais reconnu le sien. Ah! pauvre Billye! je crains bien que le bon trappeur soit flambé! Il n'y en a pas beaucoup qui le vaillent dans les montagnes; non, il n'y en a pas beaucoup.

—Maudite affaire! continua la voix avec une expression profonde, voilà ce que c'est que de laisser son rifle derrière soi. Si j'avais eu Targuts entre les mains, je ne serais pas caché ici comme un oposum effrayé. Mais il est perdu le bon fusil; il est perdu! et la vieille jument aussi; et je suis là, désarmé, démonté! gredin de sort!

Ces derniers mots furent prononcés avec un sifflement pénible, qui résonna dans toute la cave.

—Vous êtes le jeune ami du capitaine, n'est-ce pas? Demanda Rubé en changeant de ton.

—Oui, répondis-je.

—Je ne vous avais pas vu entrer, autrement j'aurais parlé plus tôt. J'ai reçu une égratignure au bras, et j'étais en train d'arranger ça quand vous serez entré. Qui pensiez-vous donc que j'étais?

—Je ne croyais pas que vous fussiez un homme. Je vous prenais pour un ours gris.

—Ha! ha! ha! hé! hi! hi! C'est ce que je me disais quand j'ai entendu craquer votre pistolet. Hi! hi! hi! Si jamais je rencontre encore Bill Garey, je le ferai bien rire. Le vieux Rubé pris pour un ours gris! La bonne farce! Hé! hé! hé! hi! hi! Hi! ho! ho! hoou!

Et le vieux trappeur se livra à un accès de gaieté, tout comme s'il eût assisté à quelque farce de tréteaux à cent milles de toute espèce de danger.

—Savez-vous quelque chose de Séguin? demandai-je, désirant savoir s'il y avait quelque probabilité que mon ami fût encore vivant.

—Si je sais quelque chose? Oui, je sais quelque chose. Je l'ai perçu un instant. Avez-vous jamais vu un catamount bondir?

—Je crois que oui, répondis-je.

—Eh bien, vous pouvez vous le figurer. Il était dans la masure quand elle s'est écroulée. J'y étais aussi; mais je n'y suis pas resté longtemps après. Je me glissai vers la porte, et je vis alors le capitaine aux prises avec un Indien sur un tas de décombres. Mais ça n'a pas été long. Le cap'n lui a logé quelque chose entre les côtes, et le moricaud est tombé.

—Mais Séguin, l'avez-vous revu depuis?

—Si je l'ai revu depuis? Non, je ne l'ai pas revu.

—Je crains qu'il n'ait été tué.

—Ça n'est pas probable, jeune homme. Il connaît les puits d'ici mieux que personne de nous; et il a du savoir où se cacher. Il s'est mis à l'abri, sûr et certain.

—Sans doute, il a pu le faire s'il a voulu, dis-je, pensant que Séguin avait peut-être exposé témérairement sa vie en voulant suivre les captives.

—Ne soyez pas inquiet de lui, jeune homme. Le cap'n n'est pas un gaillard à fourrer ses doigts dans une ruche où il n'y a pas de miel; il n'est pas homme à ça.

—Mais où peut-il être allé, puisque vous ne l'avez plus revu depuis ce moment-là?

—Où il peut être allé? Il y a cinquante chemins qu'il a pu prendre au milieu de la bagarre. Je ne me suis pas occupé de regarder par où il passait. Il avait laissé là l'Indien mort sans prendre sa chevelure; et je m'étais baissé pour la cueillir; quand je me suis relevé, il n'était plus là, mais l'autre, l'Indien, y était, lui. Cet Indien-là a quelque amulette, c'est sûr.

—De quel Indien voulez-vous parler?

—Celui qui nous a rejoints sur le Del-Norte, le Coco.

—El-Sol! que lui est-il arrivé? est-il tué?

—Lui, tué! par ma foi, non; il ne peut pas être tué: telle est l'opinion de l'Enfant. Il est sorti de la cabane après qu'elle était tombée, et son bel habit était aussi propre que s'il venait de le tirer d'une armoire. Il y en avait deux après lui; et, bon Dieu! fallait voir comme il les a expédiés! J'arrivai sur un par derrière et je lui plantai mon couteau dans les côtes; mais la manière dont il a dépêché l'autre était un peu soignée. C'est le plus beau coup que j'aie vu dans les montagnes, où j'en ai vu plus d'un, je peux le dire.

—Comment donc a-t-il fait?

—Vous savez que cet Indien, le Coco, combattait avec une hachette!

—Oui.

—Bien, alors; c'est une fameuse arme pour ceux qui savent s'en servir, et il est fort sur cet instrument-là, lui; personne ne lui en remontrerait. L'autre avait une hachette aussi; mais il ne l'a pas gardée longtemps; en une minute elle lui avait été arrachée des mains, et le Coco lui a planté un coup de la sienne! Wagh! c'était un fameux coup, un coup comme on n'en voit pas souvent. La tête du moricaud a été fendue jusqu'aux épaules. Elle a été séparée en deux moitiés comme on n'aurait pas pu le faire avec une large hache! Quand la vermine fut étendue à terre on aurait dit qu'elle avait deux têtes. Juste à ce moment, je vis les Indiens qui arrivaient des deux côtés; et comme l'Enfant n'avait ni cheval ni armes, si ce n'est un couteau, il pensa que ça n'était pas sain pour lui de rester là plus longtemps, et il alla se cacher. Voilà!

XLVII

ENFUMÉS.

Nous avions parlé à voix basse, car les Indiens se tenaient toujours devant la cave. Un grand nombre étaient venus se joindre aux premiers, et examinaient le crâne du Canadien avec la même curiosité et la même surprise qu'avaient manifestées leurs camarades. Rubé et moi nous les observions en gardant le silence; le trappeur était venu se placer auprès de moi, de façon qu'il pouvait voir dehors et me parler tous bas. Je craignais toujours que les sauvages ne dirigeassent leurs recherches du côté de notre puits.

—Ça n'est pas probable, dit mon compagnon; il y a trop de puits comme ça, voyez-vous; il y en a une masse, plus de cent, de l'autre côté. De plus, presque tous les hommes qui se sont sauvés ont pris par là, et je crois que les Indiens suivront la même direction; ça les empêchera de… Jésus, mon Dieu, ne voilà-t-il pas ce damné chien, maintenant!

Je ne compris que trop la signification du ton de profonde alarme avec lequel ces derniers mots avaient été prononcés. En même temps que Rubé j'avais aperçu Alp. Il courait çà et là devant la cave. Le pauvre animal était à ma recherche. Un moment après il était sur la piste du chemin que j'avais suivi à travers les cactus, et venait en courant dans la direction de l'ouverture. En arrivant près du corps du Canadien, il s'arrêta, parut l'examiner, poussa un hurlement, et passa à celui du docteur, autour duquel il répéta la même démonstration. Il alla plusieurs fois de l'un à l'autre, et enfin les quitta; puis interrogeant la terre avec son nez, il disparut de nos yeux.

Ses étranges allures avaient attiré l'attention des sauvages, qui, tous, l'observaient. Mon compagnon et moi, nous commencions à espérer qu'il avait perdu mes traces, lorsque, à notre grande consternation, il reparut une seconde fois, suivant ma piste comme auparavant. Cette fois il sauta par-dessus les cadavres, et un moment après il s'élançait dans la cave. Les cris des sauvages nous annoncèrent que nous étions découverts. Nous essayâmes de chasser le chien, et nous y réussîmes, Rubé lui ayant donné un coup de couteau; mais la blessure elle-même et les allures de l'animal démontrèrent aux ennemis qu'il y avait quelqu'un dans l'excavation. L'entrée fut bientôt obscurcie par une masse de sauvages criant et hurlant.

—Maintenant, jeune homme, dit mon compagnon, voilà le moment de vous servir de votre pistolet. C'est un pistolet du nouveau genre que vous avez là! Chargez-en tous les canons.

—Est-ce que j'aurai le temps de les charger?

—Vous aurez tout le temps. Il faut qu'ils aillent à la masure pour avoir une torche, dépêchez-vous! Mettez-vous en état d'en descendre quelques-uns.

Sans prendre le temps de répondre, je saisis ma poudrière et chargeai les cinq autres canons du revolver.

A peine avais-je fini, qu'un des Indiens se montra devant l'ouverture, tenant à la main un brandon qu'il se disposait à jeter dans la cave.

—A vous maintenant, cria Rubé. F… ichez-moi ce b…-là par terre!
Allons!

Je tirai, et le sauvage, lâchant la torche, tomba mort dessus!

Un cri de fureur suivit la détonation, et les Indiens disparurent de l'ouverture. Un instant après, nous vîmes un bras s'allonger, et le cadavre fut retiré de l'entrée.

—Que croyez-vous qu'ils vont faire maintenant? demandai-je à mon compagnon.

—Je ne peux pas vous dire exactement; mais la position n'est pas bonne, j'en conviens. Rechargez votre coup. Je crois que nous en abattrons plus d'un avant qu'ils ne prennent notre peau. Gredin de sort! mon bon fusil Targuts! Ah! si je l'avais seulement avec moi! Vous avez six coups, n'est-ce pas? bon! Vous pouvez remplir la cave de leurs carcasses avant qu'ils arrivent jusqu'à nous. C'est une bonne arme que celle-là: on ne peut pas dire le contraire. J'ai vu le cap'n s'en servir. Bon Dieu! quelle musique il lui a fait jouer sur ces moricauds dans la masure! Il y en a plus d'un qu'il a mis à bas avec. Chargez bien, jeune homme. Vous avez tout le temps. Ils savent qu'il ne fait pas bon de s'y frotter.

Pendant tout ce dialogue, aucun des Indiens ne se montra; mais nous les entendions parler de chaque côté de l'ouverture, en dehors. Ils étaient en train de discuter un plan d'attaque contre nous. Comme Rubé l'avait supposé, ils semblaient se douter que la balle était partie d'un revolver. Probablement quelqu'un des survivants du dernier combat leur avait donné connaissance du terrible rôle qu'y avaient joué ces nouveaux pistolets, et ils ne se souciaient pas de s'y exposer. Qu'allaient-ils essayer? De nous prendre par la famine?

—Ça se peut, dit Rubé, répondant à cette question, et ça ne leur sera pas difficile. Il n'y a pas un brin de victuaille ici, à moins que nous ne mangions des cailloux. Mais il y a un autre moyen qui nous ferait sortir bien plus vite, s'ils ont l'esprit de l'employer. Ha! s'écria le trappeur avec énergie; je m'y attendais bien. Les gueux vont nous enfumer. Regardez là-bas!

Je regardai dehors à une certaine distance, je vis des Indiens venant dans la direction de la cave, et apportant des brassées de broussailles. Leur intention était claire.

—Mais pourront-ils réussir? demandai-je, mettant en doute la possibilité de nous enfumer par ce moyen;—ne pourrons-nous pas supporter la fumée?

—Supporter la fumée! Vous êtes jeune, l'ami. Savez-vous quelle sorte de plantes ils vont chercher là-bas!

—Non; qu'est-ce que c'est donc?

—C'est une plante qui ne sent pas bon: c'est la plante la plus puante que vous ayez jamais sentie, je le parie. Sa fumée ferait sortir un chinche de son trou. Je vous le dis, jeune homme, nous serons forcés de quitter la place, ou nous étoufferons ici. L'Enfant aimerait mieux se battre contre trente Indiens et plus que de rester à cette fumée. Quand elle commencera à gagner, je prendrai mon êlan dehors; voilà, ce que je ferai, jeune homme.

—Mais comment? demandai-je haletant, comment nous y prendrons-nous?

—Comment? Nous sommes sûrs d'être pincés ici, n'est-ce pas?

—Je suis décidé à me défendre jusqu'à la dernière extrémité.

—Très-bien; alors voici ce qu'il faut faire, et il ne faut pas faire autrement: quand la fumée s'élèvera de manière qu'ils ne puissent pas nous voir sortir, vous vous jetterez au milieu d'eux. Vous avez le pistolet et vous pouvez aller de l'avant. Tirez sur tous ceux qui vous barreront le chemin, et courez comme un daim! Je me tiendrai sur vos talons. Si seulement nous pouvons passer au travers, nous gagnerons les broussailles, et nous nous fourrons dans les puits de l'autre côté. Les caves communiquent de l'une à l'autre, et nous pourrons les dépister. J'ai vu le temps où le vieux Rubé savait un peu courir; mais les jointures sont un peu raides maintenant. Nous pouvons essayer pourtant; et puis, jeune homme, nous n'avons pas d'autre chance, comprenez-vous?

Je promis de suivre à la lettre les instructions que venait de me donner mon compagnon.

—Ils n'auront pas encore le scalp du vieux Rubé de cette fois, ils ne l'auront pas encore, hi! hi! hi! murmura mon camarade, incapable de jamais désespérer.

Je me retournai vers lui. Il riait de sa propre plaisanterie, et, dans une telle situation, cette gaieté me causa comme une sorte d'épouvante.

Plusieurs charges de broussailles avaient été empilées à l'embouchure de la cave. Je reconnus des plantes de créosote: l'ideondo. On les avait placées sur la torche encore allumée; elles prirent feu et dégagèrent une fumée noire et épaisse. D'autres broussailles furent ajoutées par-dessus, et la vapeur fétide, poussée par l'air du dehors, commença à nous entrer dans les narines et dans la gorge, provoquant chez nous un sentiment subit de faiblesse et de suffocation. Je n'aurais pu supporter longtemps cette atteinte; Rubé me cria:

—Allons, voilà le moment, jeune homme! dehors, et tapez dessus!

Sous l'empire d'une résolution désespérée, je m'élançai, le pistolet au poing, à travers les broussailles fumantes. J'entendis un cri sauvage et terrible. Je me trouvai au milieu d'une foule d'hommes,—d'ennemis. Je vis les lances, les tomahawks, les couteaux sanglant levés sur moi, et….

XLVIII

UN NOUVEAU MODE D'ÉQUITATION.

Quand je revins à moi, j'étais étendu à terre, et mon chien, la cause innocente de ma captivité, me léchait la figure. Je n'avais pas dû rester longtemps sans connaissance, car les sauvages étaient encore autour de moi, gesticulant avec violence. L'un d'eux repoussait les autres en arrière. Je le reconnus, c'était Dacoma. Le chef prononça une courte harangue qui parut apaiser les guerriers. Je ne comprenais pas ce qu'il disait, mais j'entendis plusieurs fois le nom de Quetzalcoatl. C'était le nom de leur dieu; je ne l'ignorais pas, mais je ne m'expliquais pas dans le moment quel rapport il pouvait y avoir entre ce Dieu et la conservation de ma vie. Je crus que Dacoma, en me protégeant, obéissait à quelque sentiment de pitié ou de reconnaissance, et je cherchais à me rappeler quel genre de service j'avais pu lui rendre pendant qu'il était prisonnier. Je me trompais grossièrement sur les intentions de l'orgueilleux sauvage.

Une vive douleur que je ressentais à la tête m'inquiétait. Avais-je donc été scalpé? Je portai la main à mes cheveux pour m'en assurer; mes boucles brunes étaient à leur place; mais j'avais eu le derrière de la tête fendu par un coup de tomahawk. J'avais été frappé au moment où je sortais et avant d'avoir pu faire feu. Qu'était devenu Rubé? Je me soulevai un peu et regardai autour de moi. Je ne le vis nulle part. S'était-il échappé, comme il en avait annoncé l'intention? Cela n'était pas possible; aucun homme n'eût été capable, sans autre arme qu'un couteau, de se frayer passage au milieu de tant d'ennemis. De plus, je ne voyais parmi les sauvages aucun symptôme de l'agitation qu'aurait immanquablement provoqué la fuite d'un ennemi. Nul n'avait quitté la place. Qu'était-il donc devenu? Ha! je compris alors le sens de sa plaisanterie relativement à un scalp. Ce mot n'avait pas été, comme à l'ordinaire, à double mais bien à triple entente. Le trappeur, au lieu de me suivre, était resté tranquillement dans le trou, d'où il m'observait sans aucun doute, sain et sauf, et se félicitant de l'avoir ainsi échappé. Les Indiens ne s'imaginant pas que nous fussions deux dans la cave, et satisfaits d'en avoir fait sortir un, n'essayèrent plus de l'enfumer. Je n'avais pas envie de les détromper. La mort ou la capture de Rubé ne m'aurait été d'aucun soulagement; mais je ne pus m'empêcher de faire quelques réflexions assez maussades sur le stratagème employé par le vieux renard pour se tirer d'affaire.

On ne me laissa pas le temps de m'appesantir beaucoup sur ce détail: deux des sauvages me saisirent par les bras et m'entraînèrent vers les ruines encore en feu. Grand Dieu! était-ce pour me réserver à ce genre de mort, le plus cruel de tous, que Dacoma m'avait sauvé de leurs tomahawks! Ils me lièrent les pieds et les mains. Plusieurs de mes compagnons étaient autour de moi et subissaient le même traitement. Je reconnus Sanchez, le toréador, et l'Irlandais aux cheveux rouges. Il y en avait encore trois autres dont je n'ai jamais su les noms. Nous étions sur la place ouverte devant la masure brûlée. Nous pouvions voir tout ce qui se passait alentour. Les Indiens cherchaient à dégager les cadavres de leurs amis du milieu des poutres embrasées. Quand j'eus vérifié que Séguin n'était ni parmi les prisonniers ni parmi les morts, je les observai avec moins d'inquiétude. Le sol de la cabane, déblayé des ruines, présentait un horrible spectacle. Plus de douze cadavres étaient étendus là, à moitié brûlés et calcinés. Leurs vêtements étaient consumés; mais aux lambeaux qui en restaient encore, on pouvait reconnaître à quel parti chacun avait appartenu. Le plus grand nombre étaient des Navajoès. Il y avait aussi plusieurs cadavres de chasseurs fumant sous leurs blouses racornies. Je pensai à Garey; mais autant que j'en pus juger, à l'aspect de ces restes informes, il n'était point parmi les morts.

Il n'y avait point de scalps à prendre pour les Indiens. Le feu n'avait pas laissé un cheveu sur la tête de leurs ennemis. Cette circonstance parut leur causer une vive contrariété, et ils rejetèrent les corps des chasseurs au milieu des flammes, qui s'échappaient encore du milieu des chevrons empilés. Puis, formant un cercle autour, ils entonnèrent, à plein gosier, un choeur de vengeance. Pendant tout ce temps, nous restions étendus où l'on nous avait mis, gardés par une douzaine de sauvages, et en proie à de terribles appréhensions. Nous voyions le feu encore brûlant au milieu duquel on avait jeté les cadavres à demi consumés de nos camarades. Nous redoutions un sort pareil. Mais nous reconnûmes bientôt que nous étions réservés pour d'autres desseins. Six mules furent amenées, et nous y fûmes installés d'une façon toute particulière. On nous fit asseoir le visage tourné vers la queue; puis nos pieds furent solidement liés sous le cou des animaux; ensuite on nous força à nous étendre sur le dos des mules, le menton reposant sur leur croupe; dans cette position, nos bras furent placés de sorte que nos mains vinssent se réunir par dessous le ventre, et nos poignets furent attachés à leur tour comme l'avaient été nos pieds. La position était fort incommode, et, pour surcroît, les mules, non habituées à des fardeaux de ce genre, se cabraient et ruaient, à la grande joie de nos vainqueurs. Ce jeu cruel se prolongea longtemps après que les mules elles-mêmes en étaient fatiguées, car les sauvages s'amusaient à les exciter avec le fer de leur lance, et en leur plaçant des branches de cactus sous la queue. Nous avions presque perdu connaissance.

Les Indiens se divisèrent alors en deux bandes qui remontèrent la barranca, chacune d'un côté. Les uns emmenèrent les captives mexicaines avec les filles et les enfants de la tribu. La troupe la plus nombreuse, sous les ordres de Dacoma, devenu principal chef par la mort de l'autre, tué dans le dernier combat, nous prit avec elle. On nous conduisit vers l'endroit où se trouvait la source, et arrivé au bord de l'eau, on fit halte pour la nuit. On nous détacha de dessus les mules; on nous garrotta solidement les uns aux autres, et nous fûmes surveillés, sans interruption, jusqu'au lendemain matin. Puis on nous paqueta de nouveau comme la veille, et nous fûmes emmenés à l'ouest, à travers le désert.

XLIX

UNE NUANCE BON TEINT.

Après quatre jours de voyage, quatre jours de tortures, nous rentrâmes dans la vallée de Navajo. Les captives, emmenées par le premier détachement avec tout le butin, étaient arrivées avant nous, et nous vîmes tout le bétail provenant de l'expédition épars dans la plaine. En approchant de la ville nous rencontrâmes une foule de femmes et d'enfants, beaucoup plus que nous n'en avions vu lors de notre première visite. Il en était venu des autres villages des Navajoès, situés plus au nord. Tous accouraient pour assister à la rentrée triomphale des guerriers, et prendre part aux réjouissances qui suivent toujours le retour d'une expédition heureuse.

Je remarquai parmi ces femmes beaucoup de figures du type espagnol. C'étaient des prisonnières qui avaient fini par épouser des guerriers indiens. Elles étaient vêtues comme les autres, et semblaient participer à la joie générale. Ainsi que la fille de Séguin, elles s'étaient indianisées. Il y avait beaucoup de métis, sang mêlé, descendant des Indiens et des captives mexicaines, enfants de ces Sabines américaines. On nous fit traverser les rues et sortir du village par l'extrémité ouest. La foule nous suivait en poussant des exclamations de triomphe, de haine et de curiosité. On nous conduisit près des bords de la rivière, à environ cent yards des maisons. En vain j'avais promené mes regards do côté et d'autre, autant que ma position incommode me le permettait, je n'avais aperçu ni elle, ni les autres captives. Où pouvaient-elles être? Probablement dans le temple. Ce temple, situé de l'autre côté de la ville, était masqué par des maisons. De la place où nous étions, je n'en pouvais apercevoir que le sommet. On nous détacha, et on nous mit à terre. Ce changement de position nous procura un grand soulagement. C'était un grand bonheur pour nous de pouvoir nous tenir assis; mais ce bonheur ne dura pas longtemps. Nous nous aperçûmes bientôt qu'on ne nous avait tiré de la glace que pour nous mettre dans le feu. Il s'agissait simplement de nous retourner. Jusque-là, nous avions été couchés sur le ventre; nous allions être couchés sur le dos. En peu d'instants le changement fut accompli.

Les sauvages nous traitaient avec aussi peu de cérémonie que s'il se fût agi de choses inanimées. Et, en vérité, nous ne valions guère mieux. On nous étendit sur le gazon. Autour de chacun de nous, quatre longs piquets formant un parallélogramme étaient enfoncés dans le sol. On nous attacha les quatre membres avec des courroies qui furent passées autour des piquets, et tendues de telle sorte que nos jointures en craquaient. Nous étions ainsi, gisant la face en l'air, comme des peaux mises au soleil pour sécher. On nous avait disposés sur deux rangs, bout à bout, de telle sorte que la tête de ceux qui étaient en avant se trouvait entre les jambes de ceux qui étaient sur la même file en arrière. Nous étions six en tout, formant trois couples un peu espacés. Dans cette position, et attachés ainsi, nous ne pouvions faire aucun mouvement. La tête seule jouissait d'un peu de liberté; grâce à la flexibilité du cou, nous pouvions voir ce qui se passait à droite, à gauche et devant nous.

Aussitôt que notre installation fut terminée, la curiosité me porta à regarder tout autour de moi. Je reconnus que j'occupais l'arrière de la file de droite, et que mon chef de file était le ci-devant soldat O'Cork. Les Indiens chargés de nous garder commencèrent par nous dépouiller de presque tous nos vêtements, puis ils s'éloignèrent. Les squaws et les jeunes filles nous entourèrent alors. Je remarquai qu'elles se rassemblaient en foule devant moi et formaient un cercle épais autour de l'Irlandais. Leurs gestes grotesques, leurs exclamations étranges et l'expression d'étonnement de leur physionomie me frappèrent.

-Ta-yah! Ta-yah!—criaient-elles, accompagnant ces exclamations debruyants éclats de rire.

Qu'est-ce que cela pouvait signifier! Barney était évidemment le sujet de leur gaieté. Mais qu'y avait-il de si extraordinaire en lui de plus qu'en nous autres? Je levai la tête pour savoir de qui il s'agissait; je compris tout immédiatement. Un des Indiens, avant de partir, avait pris le bonnet de l'Irlandais, dont la petite tête rouge restait exposée à tous les yeux. C'était cette tête, placée entre mes deux pieds, qui, semblable à une boule lumineuse, avait attiré l'attention de toutes les femmes. Peu à peu les squaws s'approchèrent jusqu'à ce qu'elles fussent entassées en cercle épais autour du corps de mon camarade. Enfin, l'une d'elles se baissa et toucha la tête, puis retira brusquement sa main, comme si elle se fût brûlée. Ce geste provoqua de nouveaux éclats de rire, et bientôt toutes les femmes du village furent réunies autour de l'Irlandais, se poussant, se bousculant, pour voir de plus près.

On ne s'occupa d'aucun de nous; seulement on nous foulait aux pieds sans aucun égard. Une demi-douzaine de squaws fort lourdes se servaient de mes jambes comme de marchepied, pour mieux voir par-dessus les épaules des autres. Comme la vue n'était pas interceptée par un grand nombre de jupes, j'apercevais encore la tête de l'Irlandais qui brillait comme un météore au milieu d'une forêt de jambes. Les Squaws devinrent de moins en moins réservées dans leurs attouchements, et, prenant des cheveux brin à brin, elles cherchaient à les arracher en riant comme des folles. Je n'étais à coup sûr ni en position, ni en disposition de m'égayer, mais il y avait dans le derrière de la tête de Barney une telle expression de résignation patiente, qu'elle eût déridé un fossoyeur. Sanchez et les autres riaient aux larmes. Pendant assez longtemps notre camarade endura le traitement en silence, mais enfin la douleur l'emporta sur la patience, et il commença à parler tout haut.

—Allons, allons, les filles, dit-il d'un ton de prière peu dégagé, ça vous amuse, n'est-ce pas? Est-ce que vous n'aviez jamais vu des cheveux rouges auparavant?

Les squaws, en entendant ces mots, qu'elles ne comprirent naturellement pas, se mirent à rire de plus belle, découvrant leurs dents blanches.

—Vraiment, si je vous avais avec moi dans mon vieux manoir d'O'Cork, je pourrais vous en montrer des quantités à vous rendre contentes pour toute votre vie. Allons donc, ôtez-vous de dessus moi! vous me trépignez les jambes à me broyer les os! Aie! Ne me tirez pas comme ça! Sainte Mère! voulez-vous me laisser tranquille? Que le diable vous envoie toutes ses… Aie!

Le ton duquel furent prononcés ces derniers mots montrait que O'Cork était sorti de son caractère, mais cela ne fit qu'augmenter l'activité de celles qui le tourmentaient, et leur gaieté ne connut plus de bornes. Elles se mirent à l'épiler avec plus d'acharnement que jamais, criant toujours; de telle sorte que les malédictions incessantes de O'Cork n'arrivaient plus à mes oreilles que par bouffées:

-Mère de Moïse!… Seigneur mon Dieu!… Sainte Vierge!… et autres exclamations.

La scène dura ainsi pendant quelques minutes; puis, tout à coup, il y eût un arrêt; les femmes se consultèrent, préparant sans doute quelque nouveau tour. Plusieurs jeunes filles furent envoyées vers les maisons, et revinrent avec une large olla et un autre vase plus petit. Que prétendaient-elles faire? Nous ne fûmes pas longtemps sans le savoir. L'olla fut remplie d'eau à la rivière, et l'autre vase placé près de la tête de Barney. Ce dernier contenait du savon de yucca, en usage parmi les Mexicains du Nord. Les femmes se proposaient de laver à fond les cheveux pour en faire partir le rouge.

Les lanières qui attachaient les bras de l'Irlandais furent relâchées, afin qu'il pût être mis sur son séant; on lui couvrit les cheveux d'un emplâtre de savon: deux squaws robustes le prirent chacun par une épaule, puis, imbibant d'eau des bouchons de fibres d'écorce, elles se mirent à frotter vigoureusement. Cette opération parut être très-peu du goût de Barney, qui se prit à hurler et à remuer la tête dans tous les sens, pour y échapper. Vains efforts. Une des squaws lui saisit la tête entre ses deux mains et la tint ferme, tandis que l'autre, puisant de l'eau fraîche, le savonna plus énergiquement que jamais. Les Indiennes hurlaient et dansaient tout autour; au milieu de tout ce bruit, j'entendais Barney éternuer et crier d'une voix étouffée:

—Sainte mère de Dieu!… htch-tch! vous frotterez bien… tch-itch!… jusqu'à, enlever la… p-tch! peau, sans que… tch-iteh! Ça s'en aille. Je vous dis… itch-tch! que c'est leur couleur!… ça n… ich-tch! ça ne s'en ira p… itch-tch! pas… atch-itch hitch!

Mais les protestations du pauvre diable ne servaient à rien. Le frottage et le savonnage allèrent leur train pendant dix minutes au moins. Puis on souleva la grande olla, et on en versa tout le contenu sur la tête et sur les épaules du patient.

Quel fut l'étonnement des femmes, lorsqu'elles s'aperçurent qu'au lieu de disparaître, la couleur rouge était devenue, s'il était possible, plus éclatante et plus vive que jamais. Une autre olla pleine d'eau fut vidée en manière de douche sur les oreilles du pauvre Irlandais; mais rien n'y faisait. Barney n'avait pas été si bien débarbouillé depuis longtemps, et il ne serait pas sorti mieux lavé des mains d'un régiment de barbiers.

Quand les squaws virent que la teinture résistait à tous leurs efforts, elles abandonnèrent la partie, et notre camarade fut replacé sur le dos. Son lit n'était plus aussi sec qu'auparavant, ni le mien non plus, car l'eau avait imbibé la terre tout autour, et nous étions tous couchés dans la boue. Mais c'était un léger inconvénient au milieu de tout ce que nous avions à supporter. Longtemps encore les femmes et les enfants des Indiens restèrent autour de nous, chacun d'eux examinant curieusement la tête de notre camarade. Nous eûmes notre part de leur curiosité; mais O'Cork était l'éléphant de la ménagerie. Les Indiennes avaient vu des cheveux semblables aux nôtres sur la tête de leurs captives mexicaines; mais, sans aucun doute, Barney était le premier rouge qui eût pénétré jusque-là dans la vallée des Navajoès. La nuit vint enfin; les squaws retournèrent au village, nous laissant à la garde de sentinelles qui ne nous quittèrent pas de l'oeil jusqu'au lendemain matin.

L

ÉMERVEILLEMENT DES NATURELS.

Jusque-là nous étions demeurés dans une complète ignorance du sort qui nous était réservé. Mais d'après tout ce que nous avions entendu dire des sauvages, et d'après notre propre expérience, nous nous attendions à de cruelles tortures. Sanchez, qui connaissait un peu la langue, ne nous laissa, au surplus, aucun doute à cet égard. Au milieu des conversations des femmes, il avait saisi quelques mots qui l'avaient instruit de ce qu'on nous destinait. Quand elles furent parties, il nous fit part du programme, d'après ce qu'il avait pu comprendre.

—Demain, dit-il, ils vont danser la mamanchic, la grande danse de Moctezuma. C'est la fête des femmes et des enfants. Après-demain, il y aura un grand tournoi dans lequel les guerriers montreront leur adresse à l'arc, à la lutte et à l'équitation. S'ils veulent me laisser faire, je leur montrerai quelque chose en fait de voltige.

Sanchez n'était pas seulement un toréro de première force, il avait passé ses jeunes années dans un cirque, et, nous le savions tous, c'était un admirable écuyer.

—Le troisième jour, continua-t-il, nous ferons la course des massues; vous savez ce que c'est?

Nous en avions tous entendu parler.

—Et le quatrième?

—Oui, le quatrième!

On nous fera rôtir.

Cette brusque déclaration nous aurait émus davantage si l'idée eût été nouvelle pour nous. Mais, depuis notre capture, nous avions considéré ce dénoûment comme un des plus probables. Nous savions bien que si l'on nous avait laissé la vie sauve à la mine, ce n'était pas pour nous réserver une mort plus douce; nous savions aussi que les sauvages ne faisaient jamais des hommes prisonniers pour les garder vivants. Rubé constituait une rare exception, son histoire était des plus extraordinaire, et il n'avait échappé qu'à force de ruse.

—Leur dieu, continua Sanchez, est celui des Mexicains Aztèques; ces tribus sont de la même race, croit-on; je suis assez ignorant sur ces matières, mais j'ai entendu des gens dire cela. Ce dieu porte un nom diablement dur à prononcer. Carrai! je ne m'en souviens plus.

—Quetzalcoatl?

Caval! c'est bien ça. Pues, señores, c'est un dieu du feu, très-grand amateur de chair humaine, qu'il préfère rôtie, à ce que disent ses adorateurs. C'est pour ça qu'on nous fera rôtir. Ça sera pour lui être agréable, et en même temps pour se faire plaisir à eux-mêmes. Dos pajaros a un golpe (deux oiseaux avec une seule pierre). [1]

[Note 1: Two birds with one stone, proverbe anglais qui correspond à: d'une pierre deux coup.]

Il n'était pas seulement probable, mais tout à fait certain que nous serions traités ainsi; et là-dessus, nous nous endormîmes n'ayant rien de mieux à faire. Le lendemain matin, nous vîmes tous les Indiens occupés à se peindre le corps et à faire leur toilette. Puis la fameuse danse, la mamanchic commença.

Cette cérémonie eut lieu sur la prairie, à quelque distance en avant de la façade du temple. Préalablement on nous avait détachés de nos piquets et on nous avait conduits sur le théâtre de la fête, afin que nous pussions voir la nation dans toute sa gloire. Nous étions toujours garrottés, mais nos liens nous laissaient la liberté de nous tenir assis. C'était un grand adoucissement, et ce changement de position nous causa plus de plaisir que la vue du spectacle.

C'est à peine si je pourrais décrire cette danse quand bien même je l'aurais regardée, et je ne la regardai point. Comme Sanchez nous l'avait dit, elle était exécutée par les femmes de la tribu seulement. Des processions de jeunes filles, dans des costumes gais et fantastiques, portant des guirlandes de fleurs, marchaient en rond et dessinaient toutes sortes de figures. Un guerrier et une jeune fille placés sur une plate-forme élevée représentaient Moctezuma et la reine; autour d'eux s'exécutaient les danses et les chants. La cérémonie se terminait par une prosternation en demi-cercle devant le trône qui était occupé, à ce que je vis, par Dacoma et Adèle. Celle-ei me parut triste.

—Pauvre Séguin! pensai-je; elle n'a plus personne pour la protéger à présent. Son prétendu père, le chef-médecin, lui était peut-être attaché; il n'est plus là non plus, et….

Je cessai bientôt de penser à Adèle; d'autres sujets d'alarmes plus vives vinrent m'assaillir. Mon âme, aussi bien que mes yeux, se portait du côté du temple que nous pouvions apercevoir de l'endroit où on nous avait placés. Nous en étions trop loin pour reconnaître les traits de femmes blanches qui garnissaient les terrasses. Elle était là sans doute, mais je ne pouvais la distinguer des autres. Peut-être valait-il mieux qu'il en fût ainsi. C'est ce que je pensai alors.

Un Indien était au milieu d'elles. J'avais déjà vu Dacoma, avant le commencement de la danse, paradant fièrement devant elles dans tout l'éclat de sa robe royale. Ce chef, au dire de Rubé, était brave, mais brutal et licencieux; mon coeur était douloureusement oppressé, quand on nous reconduisit à la place que nous occupions auparavant. Les sauvages passèrent en festins la plus grande partie de la nuit suivante; il n'en fut pas de même pour nous. On nous fournissait à peine la nourriture suffisante, nous souffrions beaucoup de la soif; nos gardiens se décidaient difficilement à se déranger pour nous donner de l'eau, bien que la rivière coulât à nos pieds.

Le jour revint et le festin recommença. De nouveaux bestiaux furent sacrifiés et d'énormes quartiers de viandes accrochés au-dessus des flammes. Dès le matin, les guerriers s'équipèrent, sans revêtir cependant le costume de guerre, et le tournoi commença. On nous conduisit encore sur le théâtre des jeux, mais on nous plaça plus loin dans la prairie. Je voyais distinctement sur la terrasse du temple les blancs vêtements des captives. Le temple était leur demeure. Sanchez l'avait entendu dire par les Indiens qui causaient entre eux: et il me l'avait répété. Elles devaient y rester jusqu'au cinquième jour, lendemain de notre sacrifice. Puis le chef en choisirait une pour lui, et les autres devraient être tirées au sort par les guerriers! Oh! ces heures furent cruelles à passer.

Quelquefois, je désirais la revoir une fois encore avant de mourir; puis la réflexion me soufflait qu'il vaudrait mieux ne plus nous rencontrer. La connaissance de mon malheureux destin ne pourrait qu'augmenter l'amertume de ses douleurs. Oh! ces heures furent cruelles! Je me mis à regarder le carrousel des sauvages. Il y avait des passes d'armes et des exercices d'équitation. Des hommes couraient au galop avec un seul pied sur le cheval, et dans cette position lançaient la javeline ou la flèche droit au but. D'autres exécutaient la voltige sur des chevaux lancés à fond de train, et sautaient de l'un sur l'autre. Ceux-ci sautaient à bas de la selle au milieu d'une course rapide; ceux-là montraient leur adresse à manier le lasso. Puis il y eut des joutes dans lesquelles les guerriers cherchaient à se désarçonner l'un l'autre comme des chevaliers du moyen age. C'était, en fait, un très-beau spectacle: un grand hippodrome dans le désert. Mais je n'étais point en disposition de m'en amuser. Sanchez y trouvait plus de plaisir que moi. Je le voyais suivre chaque exercice avec un intérêt croissant. Tout à coup il parut agité; sa figure prit une expression étrange: quelque pensée soudaine, quelque résolution subite venait de s'emparer de lui.

—Dites à vos guerriers, s'écria-t-il, s'adressant à un de nos gardiens, dans la langue des Navajoès, dites à vos guerriers que je ferais mieux que le plus fort d'entre eux, et que je pourrais leur montrer comment on manoeuvre un cheval. Le sauvage répéta ce que le prisonnier avait dit: peu après plusieurs guerriers à cheval l'entourèrent et l'apostrophèrent.

—Toi! un misérable esclave blanc, lutter avec des guerriers navajoès! Ha! ha! ha!

—Savez-vous aller à cheval sur la tète, vous autres?

—Sur la tête! comment?

—Vous tenir sur la tête pendant que le cheval est au galop!

—Non; ni toi ni personne. Nous sommes les meilleurs cavaliers de toute la contrée, et nous ne le pourrions pas.

—Je le puis, moi, affirma solennellement le toréador.

—Il se vante! c'est un fou! crièrent-ils tous.

—Laissons-le essayer, cria l'un; donnez-lui un cheval; il n'y a pas de danger.

—Donnez-moi mon cheval et je vous le ferai voir.

—Quel est ton cheval?

—Ce n'est aucun de ceux dont vous vous êtes servis, bien sûr; mais amenez-moi ce mustang pommelé, donnez-moi un champ de cent fois sa longueur sur la prairie, et je vous apprendrai un nouveau tour.

Le cheval qu'indiquait Sanchez était celui sur lequel il était venu depuis Del-Norte. En cherchant à le reconnaître, j'aperçus mon arabe favori, pâturant au milieu des autres.

Les Indiens se consultèrent et consentirent à la demande du toréro. Le cheval qu'il avait désigné fut pris au lasso et amené près de notre camarade, qu'on débarrassa de ses liens. Les Indiens n'avaient pas peur qu'il s'échappât. Ils savaient bien que leurs chevaux ne seraient pas embarrassés d'atteindre le mustang pommelé; de plus, il y avait un poste établi à chacune des entrées de la vallée, de sorte que, Sanchez leur eût-il échappé dans la plaine, il n'aurait pu sortir de la vallée. Celle-ci constituait en elle-même une prison.

Sanchez eut bientôt terminé ses préparatifs. Il noua solidement une peau de buffle sur le dos de son cheval, puis le conduisit par la bride en lui faisant décrire plusieurs fois de suite le même rond. Quand l'animal eut reconnu le terrain, le torero lâcha la bride, et fit entendre un cri particulier. Aussitôt le cheval se mit à parcourir le cercle au petit galop. Après deux ou trois tours, Sanchez sauta sur son dos, et exécuta ce tour bien connu qui consiste à chevaucher la tête en bas, les pieds en l'air. Mais ce tour de force, s'il n'avait rien d'extraordinaire pour les écuyers de profession, était nouveau pour les Navajoès qui semblaient émerveillés et poussaient des cris d'admiration. Ils le firent recommencer maintes et maintes fois jusqu'à ce que le mustang pommelé fût en nage. Sanchez ne voulut pas quitter la partie sans donner aux spectateurs un échantillon complet de son savoir-faire, et il réussit à les étonner au suprême degré. Quand le carrousel fut terminé et qu'on nous reconduisit au bord de la rivière, Sanchez n'était plus avec nous. Il avait gagné la vie sauve. Les Navajoès l'avaient pris pour professeur d'équitation.

LI

LA COURSE AUX MASSUES.

Le lendemain arriva. C'était le jour oû nous devions entrer en scène. Nos ennemis procédèrent aux préparatifs. Ils allèrent au bois, en revinrent avec des branches en forme de massues, fraîchement coupées, et s'habillèrent comme pour une course ou une partie de paume. Dès le matin, on nous conduisit devant la façade du temple. En arrivant, mes yeux se portèrent sur la terrasse. Ma bien-aimée était là; elle m'avait reconnu. Mes vêtements en lambeaux étaient souillés de sang et de boue; mes cheveux pleins de terre; mes bras, couverts de cicatrices; ma figure et mon cou, noirs de poudre; malgré tout cela, elle m'avait reconnu. Les yeux de l'amour pénètrent tous les voiles.

Je n'essayerai pas de décrire la scène qui suivit. Y eut-il jamais situation plus terrible, émotions plus poignantes, coeurs plus brisés! Un amour comme le nôtre, tantalisé par la proximité! Nous étions presque à portée de nous embrasser, et cependant le sort élevait entre nous une infranchissable barrière; nous nous sentions séparés pour jamais; nous connaissions mutuellement le sort qui nous était réservé; elle était sûre de ma mort; et moi… Des milliers de pensées, toutes plus affreuses les unes que les autres, nous remplissaient le coeur. Pourrais-je les énumérer ou les dire? Les mots sont impuissants à rendre de pareilles émotions. L'imagination du lecteur y suppléera. Ses cris, son désespoir, ses sanglots déchirants me brisaient le coeur. Pâle et défaite, ses beaux cheveux en désordre, elle se précipitait avec frénésie vers le parapet comme si elle eût voulu le franchir. Elle se débattait entre les bras de ses compagnes qui cherchaient à la retenir; puis l'immobilité succédait aux transports. Elle avait perdu connaissance, on l'entraînait hors de ma vue.

J'avais les pieds et les poings liés. Deux fois pendant cette scène j'avais voulu me dresser, ne pouvant maîtriser mon émotion: deux fois j'étais retombé. Je cessai mes efforts et restai couché sur le sol dans l'agonie de mon impuissance. Tout cela n'avait pas duré dix secondes; mais que de souffrances accumulées dans un seul instant! C'était la condensation des misères de toute une vie.

Pendant près d'une demi-heure je ne vis rien de ce qui se passait autour de moi. Mon esprit n'était point absorbé, mais paralysé, mais tout à fait mort. Je n'avais plus de pensée. Enfin, je sortis de ma stupeur. Les sauvages avaient achevé de tout préparer pour leur jeu cruel. Deux rangées d'hommes se déployaient parallèlement sur une longueur de plusieurs centaines de yards. Ils étaient armés de massues et placés en face les uns des autres à une distance de trois à quatre pas. Nous devions traverser en courant l'espace compris entre les deux lignes, recevant les coups de ceux qui pouvaient nous atteindre au passage. Celui qui aurait réussi à franchir toute la ligne et à atteindre le pied de la montagne avant d'être repris, devait avoir la vie sauve. Telle était du moins la promesse!

—Est-ce vrai, Sanchez! demandai-je tout bas au toréro qui était près de moi.

—Non, me répondit-il sur le même ton. C'est un moyen de vous exciter à mieux courir, afin d'animer le jeu. Vous devez mourir dans tous les cas. Je les ai entendus causer de cela.

En bonne conscience. C'eût été une mince faveur que de nous accorder la vie à de telles conditions; car l'homme le plus vigoureux et le plus agile n'aurait pu les remplir.

—Sanchez, dis-je encore au toréro, Séguin était votre ami. Vous ferez tout ce que vous pourrez pour elle.

Sanchez savait bien de qui je voulais parler.

—Je le ferai, je le ferai! répondit-il paraissant profondément ému.

—Brave Sanchez! Dites-lui tout ce que j'ai souffert pour elle… Non, non; ne lui parlez pas de cela!

Je ne savais vraiment plus ce que je disais.

—Sanchez, ajoutai-je encore, une idée qui m'avait déjà traversé l'esprit me revenant, ne pourriez-vous pas… un couteau, une arme… n'importe quoi… ne pourriez-vous pas me procurer une arme quand on me déliera?

—Cela ne vous servirait à rien. Vous n'échapperiez pas quand vous en auriez cinquante.

—Cela se peut. Mais j'essayerai. Le pire qui puisse m'arriver, c'est de mourir; et j'aime mieux mourir au milieu d'une lutte.

—Ça vaudrait mieux, en effet, murmura le toréro. J'essayerai de vous procurer une arme; mais je pourrai bien le payer de… Il fit une pause. Regardez derrière vous, continua-t-il d'un ton significatif, tout en levant les yeux comme pour examiner le profil des montagnes, vous apercevrez un tomahawk. Je crois qu'il est assez mal gardé, et que vous pourrez facilement vous en emparer.

Je compris et je regardai autour de moi.

Dacoma était à quelques pas, surveillant le départ des coureurs.

Je vis l'arme à sa ceinture: elle pendait négligemment. On pouvait l'arracher.

Je tiens beaucoup à la vie, et je suis capable de déployer une grande énergie pour la défendre. Je n'avais pas encore eu occasion de faire preuve de cette énergie dans les aventures que nous avions traversées. J'étais resté jusque-là spectateur presque passif des scènes qui avaient eu lieu, et généralement, je les avais contemplées avec un certain dégoût. Mais, dans d'autres circonstances, j'ai pu vérifier ce trait distinctif de mon caractère. Sur le champ de bataille, à ma connaissance, il m'est arrivé trois fois de devoir mon salut à ma vive perception du danger et à ma promptitude pour y échapper. Un peu plus on un peu moins brave, j'eusse été perdu: cela peut sembler obscur, énigmatique; mais c'est un fait d'expérience.

Quand j'étais jeune, j'étais renommé pour ma rapidité à la course. Pour sauter et pour courir, je n'avais jamais rencontré mon supérieur; et mes anciens camarades de collège se rappellent encore les prouesses de mes jambes. Ne croyez pas que je cite ces particularités pour m'enorgueillir. La première est un simple détail de mon caractère, les autres sont des facultés physiques dont aujourd'hui, parvenu à l'âge mûr, je me sens trop peu fier. Je les rappelle uniquement pour expliquer ce qui va suivre.

Depuis le moment où j'avais été pris, j'avais constamment ruminé des plans d'évasion. Mais je n'avais pas trouvé la plus petite occasion favorable. Tout le long de la route, nous avions été surveillés avec la plus stricte vigilance. J'avais passé la dernière nuit à combiner un nouveau plan qui m'était venu en tête en voyant Sanchez sur son cheval. Ce plan, je l'avais complètement mûri, et il n'y manquait que la possession d'une arme. J'avais bon espoir d'échapper; je n'avais eu ni le temps, ni l'occasion de parler de mon projet au toréro, et, d'ailleurs, il ne m'eût servi de rien de le lui raconter. Même sans arme, j'entrevoyais la chance de me sauver; mais, j'avais besoin d'en avoir une pour le cas où il se trouverait parmi les sauvages un meilleur coureur que moi. Je pouvais être tué; c'était même assez vraisemblable; mais cette mort était moins affreuse que celle qui m'était réservée pour le lendemain. Avec ou sans arme, j'étais décidé à tenter l'aventure, au risque d'y périr.

On déliait O'Cork. C'était lui qui devait courir le premier. Il y avait un cercle de sauvages autour du point de départ: les vieillards et les infirmes du village qui se tenaient là pour jouir du spectacle. On n'avait pas peur que nous prissions la fuite; on n'y pensait même pas; une vallée fermée avec un poste à chaque issue; des chevaux en quantité tout près de là, et qu'on pouvait monter en un instant. Il était impossible de s'échapper, du moins le pensaient-ils.

O'Cork partit. Pauvre Barnay; c'était un triste coureur! Il n'avait pas fait dix pas dans l'avenue vivante, qu'il recevait un coup de massue, et on l'emportait sanglant et inanimé, au milieu des rires de la foule enchantée. Un second subit le même sort, puis un troisième: c'était mon tour; on me délia. Je me dressai sur mes pieds, j'employai le peu d'instants qui m'étaient accordés à me détirer les membres, à concentrer dans mon âme et dans mon corps toute l'énergie dont j'étais capable pour faire face à une circonstance aussi désespérée. Le signal de se tenir prêt fut donné aux Indiens. Ils reprirent leurs places, brandissant leurs massues, et impatients de me voir partir.

Dacoma était derrière moi. D'un regard de côté, j'avais mesuré l'espace qui me séparait de lui. Je reculai de quelques pas, feignant de vouloir me donner un peu plus d'élan; quand je fus sur le point de le toucher, je fis brusquement volte-face; avec l'agilité d'un chat et la dextérité d'un voleur, je saisis le tomahawk et l'arrachai de sa ceinture. J'essayai de le frapper, mais, dans ma précipitation, je le manquai; je n'avais pas le temps de recommencer; je me retournai et pris ma course. Dacoma était immobile de surprise, et j'étais hors de son atteinte avant qu'il eût fait un mouvement pour me suivre.

Je courais, non vers l'avenue formée par les guerriers, mais vers un côté du cercle des spectateurs qui, je l'ai dit, était formé de vieillards et d'infirmes. Ceux-ci avaient tiré leurs couteaux et leurs rangs serrés me barraient le chemin. Au lieu d'essayer de me frayer une voie au milieu d'eux, ce à quoi j'aurais pu ne pas réussir, je m'élançai d'un bond terrible et sautai par-dessus leurs épaules. Deux ou trois de ceux qui étaient en arrière cherchèrent à m'arrêter au moment où je passai près d'eux; mais je les évitai, et, un instant après, j'étais au milieu de la plaine; le village entier était lancé sur mes traces.

Ma direction était déterminée d'avance dans mon esprit, et sans la ressource que j'avais en vue, je n'aurais pas tenté l'aventure: je courais vers l'endroit où étaient les chevaux. Il s'agissait de ma vie, et je n'avais pas besoin d'être autrement encouragé à faire de mon mieux. J'eus bientôt distancé ceux qui étaient le plus près de moi au départ. Mais les meilleurs coureurs se trouvaient parmi les guerriers qui avaient formé la haie, et ceux-là commençaient à dépasser les autres. Néanmoins, ils ne gagnaient pas sur moi. J'avais encore mes jambes de collégien. Après un mille de chasse, je vis que j'étais à moins de la moitié de cette distance de la caballada, et à plus de trois cents yards de ceux qui me poursuivaient; mais, à ma grande terreur, en jetant un regard en arrière, je vis des hommes à cheval. Ils étaient encore bien loin; mais ils ne tarderaient pas à m'atteindre. Étais-je assez près pour qu'il pût m'entendre? Je criai de toute ma force, et sans ralentir ma course: «Moro, Moro!»

Il se fit un mouvement parmi les chevaux, qui se mirent à secouer leurs têtes, puis, j'en vis un sortir des rangs et se diriger vers moi au galop. Je le reconnus à son large poitrail noir et à son museau roux: c'était Moro, mon brave et fidèle Moro! Les autres suivaient en foule, mais, avant qu'ils fussent arrivés sur moi, j'avais atteint mon cheval, et, tout pantelant, je m'étais élancé sur son dos! Je n'avais pas de bride, mais ma bonne bête était habituée à obéir à la voix, à la main et aux genoux; je la dirigeai à travers le troupeau, vers l'extrémité occidentale de la vallée. J'entendais les hurlements des chasseurs à cheval, pendant que je traversais la caballada; je jetai un regard en arrière; une bande de vingt hommes environ courait après moi au triple galop. Mais je ne les craignais plus maintenant. Je connaissais trop bien Moro. Quand j'eus franchi les douze milles de la vallée et gravi la pente de la Sierra, j'aperçus ceux qui me poursuivaient loin derrière, dans la plaine, à cinq ou six milles pour le moins.

LII

COMBAT AU BORD D'UN PRÉCIPICE.

Un repos de plusieurs jours avait rendu à mon cheval toute son énergie, et il gravit la pente rocailleuse d'un pas rapide. Il me communiquait une partie de sa vigueur, et je sentais mes forces revenir. C'était heureux, car j'allais avoir bientôt à m'en servir. J'approchais de l'endroit où le poste était établi. Au moment où je m'étais échappé de la ville, tout entier au péril immédiat, je ne m'étais plus préoccupé de ce dernier danger. La pensée m'en revint tout à coup, et je commençai à faire provision de courage pour l'affronter. Je savais qu'il y avait un poste sur la montagne: Sanchez me l'avait appris, et il le tenait de la bouche des Indiens.

Combien d'hommes allais-je rencontrer là? Deux étaient bien suffisants, plus que suffisants pour moi, affaibli que j'étais et n'ayant d'autre arme qu'un tomahawk dont j'étais fort peu habile à me servir. Sans aucun doute, ces hommes auraient leurs arcs, leurs lances, leurs tomahawks et leurs couteaux. Toutes les chances étaient contre moi. A quel endroit les trouverais-je? En qualité de vedettes, leur principal devoir était de surveiller le dehors. Ils devaient donc être à une place d'où on pût découvrir cette plaine. Je me rappelais parfaitement bien la route: c'était celle par laquelle nous avions pénétré dans la vallée. Il y avait une plate-forme sur le sommet occidental de la Sierra. Le souvenir m'en était resté parce que nous y avions fait halte pendant que notre guide allait en reconnaissance en avant.

Un rocher surplombait cette plate-forme; je me souvenais aussi de cela; car, pendant l'absence du guide, Séguin et moi nous avions mis pied à terre et nous l'avions gravi. De ce rocher, on découvrait tout le pays extérieur au nord et à l'ouest. Sans aucun doute, les vedettes avaient choisi ce point. Seraient-elles sur le sommet? Dans ce cas, le meilleur parti à prendre était de passer au galop, de manière à ne pas leur donner de temps de descendre, et à courir seulement le risque des flèches et des lances. Passer au galop! Non, cela était impossible; aux deux extrémités de la plate-forme la route se rétrécissait jusqu'à n'avoir pas deux pieds de largeur, bordée d'un côté par un rocher à pic, et de l'autre par le précipice du canon. C'était une simple saillie de rocher qu'il était dangereux de traverser, même à pied et à pas comptés. De plus, mon cheval avait été referré à la Mission. Les fers étaient polis par la marche, et la roche était glissante comme du verre.

Pendant que toutes ces pensées roulaient dans mon esprit, j'approchais du sommet de la Sierra. La perspective était redoutable; le péril que j'allais affronter était extrême, et dans toute autre circonstance, il m'aurait fait reculer. Mais le danger qui était derrière moi ne me permettait pas d'hésiter; et sans savoir au juste comment je m'y prendrais, je poursuivais mon chemin. Je m'avançais avec précaution, dirigeant mon cheval sur les parties les plus molles de la route, pour amortir le bruit de ses pas. A chaque détour, je m'arrêtais et sondais du regard; mais je n'avais pas de temps à perdre, et mes haltes étaient courtes. Le sentier s'élevait à travers un bois épais de cèdres et de pins rabougris. Il décrivait un zigzag sur le penchant de la montagne. Près du sommet, il tournait brusquement vers la droite et entrait dans le canon. Là commençait la saillie de roc qui continuait la route et régnait tout le long du précipice. En atteignant ce point, je découvris le rocher oû je m'attendais à voir la sentinelle.

Je ne m'étais point trompé; elle était là; et je fus agréablement surpris de voir qu'il n'y avait qu'un seul homme. Il était assis sur la cime du rocher le plus élevé, et son corps brun se détachait distinctement sur le bleu pâle du ciel. La distance qui me séparait de lui était de trois cents yards au plus, et il me fallait. Suivre la saillie qui me rapprochait de lui jusqu'au tiers environ de cette distance. Au moment où je l'aperçus, je m'arrêtai pour me reconnaître. Il ne m'avait encore ni vu ni entendu; il me tournait le dos et paraissait observer attentivement la plaine du côté de l'ouest. A côté de la roche sur laquelle il était assis, sa lance était plantée dans le sol; son bouclier, son arc et son carquois, appuyés contre. Je voyais sur lui le manche d'un couteau et un tomahawk.

Mes instants étaient comptés; en un clin d'oeil j'eus je pris ma résolution. C'était d'atteindre le défilé, et de tâcher de le traverser avant que l'Indien eût le temps de descendre pour me couper le chemin. Je pressai les flancs de mon cheval. J'avançai, avec lenteur et prudence, pour deux raisons: d'abord parce que Moro n'osait pas aller plus vite, et puis, parce que j'espérais ainsi passer sans attirer l'attention de la sentinelle. Le torrent mugissait au-dessous; le bruit pouvait étouffer celui des sabots sur le roc. J'allais donc, soutenu par cet espoir. Mon oeil passait du périlleux sentier au sauvage, et du sauvage au sentier que mon cheval suivait, frissonnant de terreur. Quand j'eus marché environ vingt pas le long de la saillie, j'arrivai en vue de la plate-forme; là, j'aperçus un groupe qui me fit saisir en tremblant la crinière de Moro: c'était un signe par lequel je m'arrêtais toujours quand je ne voulais pas me servir du mors. Il demeura immobile, et je considérai ce que j'avais devant moi.

Deux chevaux, deux mustangs, et un homme, un Indien! Les mustangs, sellés et bridés, se tenaient tranquillement sur la plate-forme, et un lasso, attaché à la selle de l'un, était enroulé au poignet de l'Indien. Celui-ci, accroupi, le dos appuyé à un rocher, les bras sur les genoux et la tête sur les bras, paraissait endormi. Près de lui, son arc, ses flèches, sa lance et son bouclier. La situation était terrible. Je ne pouvais plus passer sans être entendu par celui-là, et il fallait absolument passer. Quand même je n'aurais pas été poursuivi, il ne m'était plus possible de reculer, car le passage était trop étroit pour que mon cheval pût se retourner. Je pensai à me laisser glisser à terre, à m'avancer à pas de loup, et d'un coup de tomahawk… Le moyen était cruel; mais je n'avais pas le choix et l'instinct de la conservation parlait plus haut que tous les sentiments. Mais il était écrit que je n'aurais pas recours à cette terrible extrémité. Moro, impatient de sortir d'une position aussi dangereuse, renifla et frappa le roc de son sabot. A ce bruit les chevaux espagnols répondirent par un hennissement. Les sauvages furent aussitôt sur leurs pieds, et leurs cris simultanés m'apprirent que tous deux m'avaient aperçu. La sentinelle du haut rocher saisit sa lance et se précipita en avant; mais je m'occupais exclusivement, pour le moment, de son camarade. Celui-ci, en me voyant, avait saisi son arc, et, machinalement, avait sauté sur son cheval; puis, avec un cri sauvage, il s'était avancé à ma rencontre sur l'étroit sentier. Une flèche siffla à mes oreilles; dans sa précipitation, il avait mal visé.

Les têtes de nos chevaux se rencontrèrent. Ils restèrent ainsi, les yeux dilatés, soufflant de leurs naseaux. Tous les deux semblaient partager la fureur de leurs cavaliers et comprendre qu'il s'agissait d'un combat mortel. Ils s'étaient rencontrés dans l'endroit le plus resserré du passage. Ni l'un ni l'autre ne pouvait retourner sur ses pas; il fallait que l'un des deux fût précipité dans l'abîme: une chute de plus de mille pieds, et le torrent au fond! Je m'arrêtai avec un sentiment profond de désespoir. Pas une arme avec laquelle je pusse atteindre mon ennemi; lui, il avait son arc, et je le voyais ajuster une seconde flèche sur la corde. Au milieu de cette crise, trois idées se croisèrent dans mon cerveau se suivant comme trois éclairs. Mon premier mouvement fut de pousser Moro en avant, comptant sur sa force supérieure pour précipiter l'autre. Si j'avais eu une bride et des éperons, je n'aurais pas hésité; mais je n'avais ni l'une ni les autres; la chance était trop redoutable; puis, je pensai à lancer mon tomahawk à la tête de mon antagoniste. Enfin, je m'arrêtai à ceci: mettre pied à terre et m'attaquer au cheval de l'Indien. C'était évidemment le meilleur parti: en un instant je me laissai glisser du côté du rocher. Au moment où je descendais, une flèche me frôla la joue; j'avais été préservé par la promptitude de mon mouvement.

Je rampai le long des flancs de mon cheval et me plaçai devant le nez du mustang. L'animal, semblant deviner mon intention, se cabra en renâclant; mais il lui fallut bien retomber à la même place. L'Indien préparait une troisième flèche, mais celle-ci ne devait jamais partir. Au moment où les sabots du mustang refrappaient le rocher, mon tomahawk s'abattait entre ses deux yeux. Je sentis le craquement de l'os sous le fer de la hachette. Immédiatement je vis disparaître dans l'abîme cheval et cavalier, celui-ci poussant un cri terrible et cherchant vainement à s'élancer de la selle. Il y eut un moment de silence, un long moment;—ils tombaient, ils tombaient… Enfin, on entendit un bruit sourd,—le choc de leurs corps rencontrant la surface de l'eau! Je n'eus pas la curiosité de regarder au fond, et d'ailleurs je n'en aurais pas eu le temps. Quand je me relevai (car je m'étais mis à genoux pour frapper), je vis l'autre sauvage atteignant la plateforme. Il ne s'arrêta pas un instant, mais vint en courant sur moi et la lance en arrêt. J'allais être traversé d'outre en outre, si je ne réussissais pas à parer le coup. Heureusement la pointe rencontra le fer de ma hache; la lance détournée passa derrière moi, et nos corps se rencontrèrent avec une violence qui nous fit rouler tous deux au bord du précipice.

Aussitôt que j'eus repris mon équilibre, je recommençai l'attaque, serrant mon adversaire de près, afin qu'il ne pût pas se servir de sa lance. Voyant cela, il abandonna cette arme et saisit son tomahawk. Nous combattions corps à corps, hache contre hache! Tour à tour nous avancions ou nous reculions, suivant que nous avions à parer ou à frapper. Plusieurs fois nous nous saisîmes en tâchant de nous précipiter l'un l'autre dans l'abîme; mais la crainte d'être entraînés retenait nos efforts; nous nous lâchions et recommencions la lutte au tomahawk. Pas un mot n'était échangé entre nous. Nous n'avions rien à nous dire; nous ne pouvions d'ailleurs nous comprendre. Notre seule pensée, notre seul but était de nous débarrasser l'un de l'autre, et il fallait absolument, pour cela, que l'un de nous deux fût tué. Dès que nous avions été aux prises, l'Indien avait interrompu ses cris; nous nous battions en silence et avec acharnement. De temps en temps une exclamation sourde, le sifflement de nos respirations, le choc de nos tomahawks, le hennissement de nos chevaux et le mugissement continuel du torrent: tels étaient les seuls bruits de la lutte. Pendant quelques minutes nous combattîmes sur l'étroit sentier; nous nous étions fait plusieurs blessures, mais ni l'un ni l'autre n'était grièvement atteint. Enfin je réussis à faire reculer mon adversaire jusqu'à la plate-forme. Là nous avions du champ, et nous nous attaquâmes avec plus d'énergie que jamais. Après quelques coups échangés, nos tomahawks se rencontrèrent avec une telle violence, qu'ils nous échappèrent des mains à tous deux. Sans chercher à recouvrer nos armes, nous nous précipitâmes l'un sur l'autre, et après une courte lutte corps à corps, nous roulâmes à terre. Je croyais que mon adversaire avait un couteau, mais je m'étais sans doute trompé, car il s'en serait certainement servi. Je reconnus bientôt qu'il était plus vigoureux que moi. Ses bras musculeux me serraient à me faire craquer les côtes. Nous roulions ensemble, tantôt dessus tantôt dessous. Chaque mouvement nous rapprochait du précipice! Je ne pouvais me débarrasser de son étreinte. Ses doigts nerveux étaient serrés autour de mon cou; il m'étranglait… Mes forces m'abandonnèrent; je ne pus résister plus longtemps; je me sentis mourir. J'étais… je… O Dieu! Pardon!—Oh!

Mon évanouissement ne dut pas être long, car, quand la conscience me revint, je sentis encore la sueur de mes efforts précédents, et mes blessures étaient toutes saignantes, la vie reprenait possession de mon être; j'étais toujours sur la plate-forme; mais qu'était donc devenu mon adversaire? Comment ne m'avait-il pas achevé? Pourquoi ne m'avait-il pas jeté dans l'abîme? Je me soulevai sur un bras et regardai autour de moi. Je ne vis d'autre être vivant que mon cheval et celui de l'Indien galopant sur la plate-forme et se livrant un combat à coups de tête et à coups de pieds. Mais j'entendais un bruit, le bruit d'une lutte terrible: les rugissements rauques et entrecoupés d'un chien dévorant un ennemi, mêlés aux cris d'une voix humaine, d'une voix agonisante! Que signifiait cela? Il y avait une crevasse sur la plate-forme, une crevasse assez profonde, et le bruit paraissait sortir de là. Je me dirigeai de ce côté. C'était un affreux spectacle. La ravine avait environ dix pieds de profondeur, et, tout au fond, parmi les épines et les cactus, un chien énorme était en train de déchirer quelque chose qui criait et se débattait. C'était un homme, un Indien. Tout me fut expliqué. Le chien, c'était Alp; l'homme, c'était mon dernier adversaire.

Au moment où j'arrivai sur le bord de la crevasse, le chien tenait son ennemi sous lui et le renversait à chaque nouvel effort que celui-ci faisait pour se relever. Le sauvage criait comme un désespéré. Il me sembla voir l'animal enfonçant ses crocs dans la gorge de l'Indien; mais d'autres préoccupations m'empêchèrent de regarder plus longtemps. J'entendis des voix derrière moi. Les sauvages lancés à ma poursuite atteignaient le canon et pressaient leurs chevaux vers la saillie.

M'élancer sur mon cheval, le diriger vers la sortie, tourner le rocher et descendre la montagne, fut l'affaire d'un moment. En approchant du pied, j'entendis du bruit dans les buissons qui bordaient la route, un animal en sortait à quelques pas derrière moi: c'était mon Saint-Bernard. En venant auprès de moi, il poussa un long hurlement et se mit à remuer la queue. Je ne comprenais pas comment il avait pu s'échapper, car les Indiens avaient dû atteindre la plate-forme avant qu'il eût pu sortir de la ravine; mais le sang frais lui souillait ses babines et le poil de sa poitrine, montrait qu'il en avait mis un, tout au moins, hors d'état de le retenir. En arrivant sur la plaine, je jetai un coup d'oeil en arrière. Les Indiens descendaient la pente de la Sierra. J'avais près d'un demi-mille d'avance, et, prenant la montagne Neigeuse pour guide, je me lançai dans la prairie ouverte devant moi.

LIII

RENCONTRE INESPÉRÉE.

Quand je quittai le pied de la montagne, le pic blanc se montrait devant moi à la distance de trente milles. Jusque-là on ne voyait pas une colline, pas un buisson, sauf quelques arbrisseaux nains l'artemisia. Il n'était pas encore midi. Pourrais-je atteindre la montagne Neigeuse avant le coucher du soleil? Dans ce cas, je me proposais de prendre notre ancienne route vers la mine. De là, je gagnerais le Del-Norte en suivant une branche du Paloma ou quelque autre cours d'eau latéral. Tel était à peu près mon plan.

Je devais m'attendre à être poursuivi jusqu'aux portes d'El Paso; quand j'eus fait un mille environ, un coup d'oeil en arrière me fit voir les Indiens débouchant dans la plaine et galopant après moi.

Ce n'était plus une question de vitesse. Pas un de leurs chevaux ne pouvait lutter avec le mien. Mais Moro aurait-il le même fond que leurs mustangs? Je connaissais la nature nerveuse, infatigable de cette race espagnole; je les savais capables de galoper sans interruption pendant une journée entière, et je n'étais pas sans inquiétude sur le résultat d'une lutte prolongée. Pour l'instant, il m'était facile de garder mon avance sans presser mon cheval, dont je tenais à ménager les forces. Tant qu'il ne serait pas rendu, je ne risquais pas d'être atteint; je galopais donc posément, observant les mouvements des Indiens et me bornant à conserver ma distance. De temps en temps je sautais à terre pour soulager Moro, et je courais côte à côte avec lui.

Mon chien suivait, jetant parfois un regard intelligent sur moi et semblant avoir conscience du motif qui me faisait voyager avec une telle hâte. Pendant tout le jour je restai en vue des Indiens; je pouvais distinguer leurs armes et les compter; ils étaient environ une vingtaine en tout. Les traînards avaient tourné bride, et les hommes bien montés continuaient seuls la poursuite. En approchant du pied de la montagne Neigeuse, je me rappelai qu'il y avait de l'eau à notre ancien campement dans le défilé. Je pressai mon cheval pour gagner le temps de nous rafraîchir tous les deux. J'avais l'intention de faire une courte halte, de laisser le noble animal reprendre haleine et se refaire un peu aux dépens de l'herbe grasse qui entourait le ruisseau. Mon salut dépendait de la conservation de ses forces, et c'était le moyen de les lui conserver.

Le soleil était près de se coucher quand j'atteignis le défilé. Avant de m'engager au milieu des rochers, je jetai un coup d'oeil en arrière. J'avais gagné du terrain pendant la dernière heure. Ils étaient au moins à trois milles derrière, et leurs chevaux paraissaient fatigués. Tout en continuant ma course, je me mis à réfléchir. J'étais maintenant sur une route connue; mon courage se ranimait, mes espérances, si longtemps obscurcies, renaissaient brillantes et vivaces. Toute mon énergie, toute ma fortune, toute ma vie, allaient être consacrées à un seul but. Je lèverais une troupe plus nombreuse que toutes celles qu'avait commandées Séguin. Je trouverais des hommes parmi les employés de la caravane, à son retour; j'irais fouiller tous les postes de trappeurs et de chasseurs dans la montagne; j'invoquerais l'appui du gouvernement mexicain; je lui demanderais des subsides, des troupes. J'en appellerais aux citoyens d'El Paso, de Chihuahua, de Durango, je…

—Par Josaphat! voilà un camarade qui galope sans selle et sans bride!

Cinq ou six hommes armés de rifles sortirent des rochers et m'entourèrent.

—Que je sois mangé par un Indien si ce n'est pas le jeune homme qui m'a pris pour un ours gris! Billye! regarde donc! Le voilà, c'est lui, c'est lui-même! Hi! hi! hi! ho! ho!

—Rubé! Garey!

—Eh quoi! par Jupiter! c'est mon ami Haller! hourrah! Mon vieux camarade! est-ce que vous ne me reconnaissez pas?

—Saint-Vrain!

—Lui-même, parbleu! Est-ce que je suis changé? Quant à vous, il m'eût été difficile de vous reconnaître, si le vieux trappeur ne nous avait pas instruit de tout ce qui vous est arrivé. Mais, dites-moi donc, comment avez-vous pu vous tirer des mains des Philistins?

—D'abord, dites-moi ce que vous êtes ici, et pourquoi vous y êtes?

—Oh! nous sommes un poste d'avant-garde! l'armée est là-bas.

—L'armée?

-Oui; nous l'appelons ainsi. Il y a là six cents hommes: et c'est une véritable armée pour ce pays-ci.

—Mais, qui? Quels sont ces hommes?

—Il y en a de toutes les sortes et de toutes les couleurs. Il y a des habitants de Chihuahua et d'El Paso, des nègres, des chasseurs, des trappeurs, des voituriers; votre humble serviteur commande la troupe de ces derniers. Et puis, il y a la bande de notre ami Séguin.

—Séguin! est-il…

-Quoi? C'est notre général en chef. Mais venez: le camp est établi près de la fontaine. Allons-y. Vous paraissez affamé, et j'ai dans mes bagages une provision de paso première qualité. Venez!

—Attendez un instant, je suis poursuivi!

-Poursuivi! s'écrièrent les chasseurs levant tous en même temps leurs rifles et regardant vers l'entrée de la ravine. Combien?

-Une vingtaine environ.

—Sont-ils sur vos talons?

—Non.

—Dans combien de temps pourront-ils arriver?

—Ils sont à trois milles, avec des chevaux fatigués, comme vous pouvez l'imaginer.

—Trois quarts d'heure, une demi-heure, tout au moins. Venez! nous avons le temps d'aller là-bas et de tout préparer pour les bien recevoir. Rubé! restez-là avec les autres; nous serons revenus avant qu'ils arrivent, Venez, Haller! venez!

Je suivis mon excellent ami, qui me conduisit à la source. Là, je trouvai l'armée; elle en avait bien la physionomie, car deux ou trois cents hommes étaient en uniforme; c'étaient les volontaires de Chihuahua et d'El Paso. La dernière incursion des Indiens avait porté au comble l'exaspération des habitants, et cet armement inaccoutumé en était la conséquence. Séguin, avec le reste de sa bande, avait rencontré les volontaires à El Paso, et les avait conduits en toute hâte sur les traces des Navajoès. C'est par lui que Saint-Vrain avait su que j'étais prisonnier, et celui-ci, dans l'espoir de me délivrer, s'était joint à l'expédition avec environ quarante ou cinquante des employés de la caravane. La plupart des hommes de la bande de Séguin avaient échappé au combat de la barranca; j'appris avec plaisir qu'El Sol et la Luna étaient du nombre. Ils accompagnaient Séguin, et je les trouvai dans sa tente.

Séguin m'accueillit comme on accueille le porteur d'heureuses nouvelles. Elles étaient sauves encore. Ce fut tout ce que je pus lui dire, et tout ce qu'il voulait savoir. Nous n'avions pas de temps à perdre en vaines paroles.

Cent hommes montèrent immédiatement à cheval et se dirigèrent vers la ravine. En arrivant à l'avant-poste, ils conduisirent leurs chevaux derrière les rochers et se mirent en embuscade.

L'ordre était de prendre tous les Indiens, morts ou vifs. On avait pour instructions de laisser l'ennemi s'engager dans la ravine jusqu'au delà de l'embuscade, de le suivre jusqu'en vue du corps d'armée et de le prendre ainsi entre deux feux.

Au-dessus du cours d'eau, la ravine, était rocheuse et les chevaux n'y laissaient pas de traces. De plus, les Indiens, acharnés à ma poursuite, ne s'inquiéteraient pas de chercher des traces jusqu'à ce qu'ils fussent arrivés près de l'eau. Du moment qu'ils auraient eu dépassé l'embuscade, pas un ne pourrait s'échapper, car le défilé était bordé de chaque côté par des rochers à pic. Quand les cent hommes furent partis, cent autres montèrent à cheval et se placèrent en observation devant le passage. L'attente ne fut pas longue. Nos arrangements étaient à peine terminés, qu'un Indien se montra à l'angle du rocher, à peu près à deux cents yards de la source. C'était le premier de la bande des Indiens. Ceux-ci avaient déjà dépassé l'embuscade, immobile et silencieuse. Le sauvage, voyant des hommes armés, s'arrêta brusquement; puis il poussa un cri, et courut en arrière vers ses camarades. Ceux-ci suivirent son exemple, firent volte-face; mais avant qu'ils eussent regagner la ravine, les cavaliers cachés, sortant du milieu des rochers, arrivaient sur eux au galop. Les Indiens se voyant pris et reconnaissant la supériorité du nombre, jetèrent leurs lances et demandèrent merci. Un instant après, ils étaient tous prisonniers. Tout cela n'avait pas pris une demi-heure, et nous retournâmes vers la source avec nos captifs solidement garrottés.

Les chefs se réunirent autour de Séguin pour délibérer sur un plan d'attaque contre la ville. Devions-nous partir cette nuit même? On me demanda mon avis; je répondis naturellement que le plus tôt serait le mieux pour le salut des captifs. Mes sentiments, partagés par Séguin, étaient opposés à tout délai. Nos camarades prisonniers devaient mourir le lendemain; nous pouvions encore arriver à temps pour les sauver. Comment nous y prendrions-nous pour aborder la vallée? C'était là la première question à discuter. Incontestablement, l'ennemi avait placé des postes aux deux extrémités.

Un corps aussi important que le nôtre ne pouvait s'approcher par la plaine sans être immédiatement signalé. C'était une grave difficulté.

—Divisons-nous, dit un des nommes de la vieille bande de Séguin; attaquons par les deux bouts, nous les prendrons dans la trappe.

—Wagh! répondit un autre, ça ne se peut pas. Il y a dix milles de forts là-dedans. Si nous nous montrons ainsi à ces moricauds, ils gagneront les bois avec les femmes et tout le reste, et nous aurons toutes les peines du monde à les retrouver.

Celui-ci avait évidemment raison. Nous ne devions pas attaquer ouvertement. Il fallait user de stratagème. On appela au conseil un homme qui devait bientôt lever la difficulté: c'était le vieux trappeur sans oreilles et sans chevelure, Rubé.

—Cap'n, dit-il après un moment de réflexion, nous n'avons pas besoin de nous montrer avant de nous être rendus maîtres du canon.

—Comment nous en rendrons-nous maîtres? demanda Séguin.

—Déshabillez ces vingt moricauds, répondit Rubé, montrant les prisonniers; que vingt de nous mettent leurs habits. Nous conduirons avec nous le jeune camarade, celui qui m'a pris pour un ours gris! Hi! hi! hi! Le vieux Rubé pris pour un ours gris! Nous le conduirons comme prisonnier. Maintenant, cap'n, vous comprenez?

—Ces vingt hommes iront en avant, prendront le poste et attendront le corps d'armée.

—Voilà la chose, c'est justement mon idée.

—C'est ce qu'il y a de mieux, c'est la seule chose à faire; nous agirons ainsi.

Séguin donna immédiatement l'ordre de dépouiller les Indiens de leurs vêtements. La plupart étaient revêtus d'habits pillés sur les Mexicains. Il y en avait de toutes les formes et de toutes les couleurs.

—Je vous engage, cap'n, dit Rubé voyant. Séguin se préparer à choisir les hommes de cette avant-garde, je vous engage à prendre principalement des Delawares. Ces Navaghs sont très-rusés, et on ne les attrape pas facilement. Ils pourraient reconnaître une peau blanche au clair de la lune. Ceux de nous qui iront avec eux devront se peindre en Indien, autrement nous serons éventés; nous le serons sûrement.

Séguin, suivant cet avis, choisit le plus de Delawares et de Chawnies qu'il put, et leur fit revêtir les costumes des Navajoès. Lui-même. Rubé, Garey et quelques autres, complétèrent le nombre. Quant à moi, je devais naturellement jouer le rôle de prisonnier. Les blancs changèrent d'habits et se peignirent en Indiens, genre de toilette fort usité dans la prairie, et auquel ils étaient tous habitués. Pour Rubé, la chose ne fut pas difficile. Sa couleur naturelle suffisait presque pour ce déguisement. Il ne se donna pas la peine d'ôter sa blouse et son pantalon. Il aurait fallu les couper, et il ne se souciait pas de sacrifier ainsi son vêtement favori. Il passa les autres habits par dessus, et, peu d'instants après, se montra revêtu de calzoneros tailladés, ornés de boutons brillants depuis la hanche jusqu'à la cheville; d'une jaquette justaucorps, qui lui était échue en partage. Un élégant sombrero posé coquettement sur sa tête acheva de le transformer en un dandy des plus grotesques. Tous ses camarades accueillirent cette métamorphose par de bruyants éclats de rire, et Rubé lui-même éprouvait un singulier plaisir à se sentir aussi gracieusement harnaché. Avant que le soleil eût disparu, tout était prêt, et l'avant-garde se mettait en route. Le corps d'armée, sous la conduite de Saint-Vrain, devait suivre à une heure de distance. Quelques hommes seulement, des Mexicains, restaient à la source, pour garder les prisonniers navajoès.

LIV

LA DÉLIVRANCE.

Nous coupâmes la plaine droit dans la direction de l'entrée orientale de la vallée. Nous atteignîmes le canon à peu près deux heures avant le jour. Tout se passa comme nous le désirions. Il y avait un poste de cinq Indiens à l'extrémité du défilé; ils se laissèrent approcher sans défiance et nous les prîmes sans coup férir. Le corps d'armée arriva bientôt après, et toujours précédé de l'avant-garde, traversa le canon. Arrivés à la lisière des bois situés près de la ville, nous fîmes halte et nous nous couchâmes au milieu des arbres.

La ville était éclairée par la lune, un profond silence régnait dans la vallée. Rien ne remuait à une heure aussi matinale; mais nous apercevions deux ou trois formes noires, debout près de la rivière. C'étaient les sentinelles qui gardaient nos camarades prisonniers. Cela nous rassura; ils étaient donc encore vivants. En ce moment ils ne se doutaient guère, les pauvres diables, que l'heure de la délivrance fût si près d'eux. Pour les mêmes raisons que la première fois, nous retardions l'attaque jusqu'à ce qu'il fit jour; nous attendions comme alors, mais la perspective n'était plus la même. La ville était défendue maintenant par six cents guerriers, nombre à peu près égal au nôtre; et nous devions compter sur un combat à outrance. Nous ne redoutions pas le résultat, mais nous avions à craindre que les sauvages, par esprit de vengeance, ne missent à mort les prisonniers pendant la bataille. Ils savaient que notre principal but était de les délivrer, et, s'ils étaient vaincus, ils pouvaient se donner l'horrible satisfaction de ce massacre. Tout cela n'était que trop probable, et nous dûmes prendre toutes les mesures possibles pour empêcher un pareil résultat. Nous étions satisfaits de penser que les femmes captives étaient toujours dans le temple. Rubé nous assura que c'était leur habitude constante d'y tenir renfermées les nouvelles prisonnières pendant plusieurs jours, avant de les distribuer entre les guerriers. La reine, aussi, demeurait dans ce bâtiment.

Il fut donc décidé que la troupe travestie se porterait en avant, me conduisant comme prisonnier, aux premières lueurs du jour, et irait entourer le temple; par ce coup hardi, on mettait les captives blanches en sûreté. A un signal du clairon ou au premier coup de feu, l'armée entière devait s'élancer au galop. C'était le meilleur plan et après en avoir arrêté tous les détails, nous attendîmes l'aube. Elle arriva bientôt. Les rayons de l'aurore se mêlèrent à la lumière de la lune. Les objets devinrent plus distincts. Au moment où le quartz laiteux des rochers revêtit ses nuances matinales, nous sortîmes de notre couvert et nous nous dirigeâmes vers la ville. J'étais en apparence lié sur mon cheval, et gardé entre deux Delawares.

En approchant des maisons, nous vîmes plusieurs hommes sur les toits. Ils se mirent à courir çà et là, appelant les autres; des groupes nombreux garnirent les terrasses, et nous fûmes accueillis par des cris de félicitations. Évitant les rues, nous prîmes, au grand trot, la direction du temple. Dès que nous eûmes atteint la base des murs, nous sautâmes en bas de nos chevaux et grimpâmes aux échelles. Les parapets des terrasses étaient garnis d'un certain nombre de femmes. Parmi elles, Séguin reconnut sa fille, la reine. En un clin d'oeil elle fut emmenée et mise en sûreté dans l'intérieur. Un instant après je retrouvais ma bien-aimée auprès de sa mère et je la serrais dans mes bras. Les autres captives étaient là; sans perdre de temps en explications, nous les fîmes rentrer dans les chambres et nous gardâmes les portes, le pistolet au poing. Tout cela s'était fait en moins de deux minutes; mais avant que nous eussions fini, un cri sauvage annonçait que la ruse était découverte. Des hurlements de rage éclatèrent dans toute la ville, et les guerriers, s'élançant de leurs maisons, accoururent; vers le temple. Les flèches commencèrent à siffler autour de nous; mais à travers tous les bruits, les sons du clairon, qui donnaient le signal de l'attaque, se firent entendre.

Nos camarades sortirent du bois et; accoururent au galop. A deux cents yards de la ville, les cavaliers se divisèrent en deux colonnes, qui décrivirent, chacune, un quart de cercle pour attaquer par les deux bouts à la fois. Les Indiens se portèrent à la défense des abords du village; mais, en dépit d'une grêle de flèches qui abattit plusieurs hommes, les cavaliers pénétrèrent dans les rues, et, mettant pied à terre, combattirent les Indiens corps à corps, dans leurs murailles. Les cris, les coups de fusil, les détonations sourdes des escopettes, annoncèrent bientôt que la bataille était engagée partout. Une forte troupe, commandée par El Sol et Saint-Vrain, était venue au galop jusqu'au temple. Voyant que nous avions mis les captives en sûreté, ces hommes mirent pied à terre à leur tour et attaquèrent la ville de ce côté, pénétrant dans les maisons et forçant à sortir les guerriers qui les défendaient. Le combat devint général. L'air était ébranlé par les cris et les coups de feu. Chaque terrasse était une arène où se livraient des luttes mortelles. Des femmes en foule, poussant des cris d'épouvante, couraient le long des parapets, ou gagnaient le dehors, s'enfuyant vers les bois. Des chevaux effrayés, soufflant, hennissant, galopaient à travers les rues et se sauvaient dans la prairie, la bride traînante; d'autres, enfermés dans des parcs, se précipitaient sur les barrières et les brisaient. C'était une scène d'effroyable confusion, un terrible spectacle.

Au milieu de tout cela, j'étais simple spectateur. Je gardais la porte d'une chambre où étaient enfermées celles qui nous étaient chères. De mon poste élevé, je découvrais tout le village, et je pouvais suivre les progrès de la bataille sur tous les points. Beaucoup tombaient de part et d'autre, car les sauvages combattaient avec le courage du désespoir. Je ne redoutais pas l'issue de la lutte; les blancs avaient trop d'injures à laver, et le souvenir de tous les maux qu'ils avaient soufferts doublait leur force et leur ardeur. Ils avaient l'avantage des armes pour ce genre de combat, les sauvages étant principalement redoutables en plaine, avec leurs longues lances. Au moment où mes yeux se portaient sur les terrasses supérieures, une scène terrible attira mon attention et me fit oublier toutes les autres. Sur un toit élevé, deux hommes étaient engagés dans un combat terrible et mortel. A leurs brillants vêtements, je reconnus les combattants. C'étaient Dacoma et le Maricopa! Le Navajo avait une lance; l'autre tenait un rifle dont il se servait en guise de massue. Quand mes yeux tombèrent sur eux, ce dernier venait de parer et portait un coup que son antagoniste évita. Dacoma, se retournant subitement, revint à la charge avec sa lance, et avant qu'El Sol pût se retirer, le coup était porté et la lance lui traversait le corps. Involontairement je poussai un cri; je m'attendais à voir le noble Indien tomber. Quel fut mon étonnement en le voyant brandir son tomahawk au-dessus de sa tête, se porter en avant sur la lance, et abattre le Navajo à ses pieds! Attiré lui-même par l'arme qui le perçait d'outre en outre, il tomba sur son ennemi; mais, se relevant bientôt, il retira la lance de son corps, et, se penchant au-dessus du parapet, il s'écria:

—Viens, Luna! viens ici! Notre mère est vengée.

Je vis la jeune fille s'élancer vers le toit, suivie de Garey, et un moment après, le Maricopa tombait, sans connaissance, entre les bras du trappeur. Rubé, Saint-Vrain et quelques autres arrivèrent à leur tour et examinèrent la blessure. Je les observais avec une anxiété profonde, car le caractère de cet homme singulier m'avait inspiré une vive affection. Quelques instants après, Saint-Vrain venait me rejoindre, et j'apprenais que la blessure n'était pas mortelle. On pouvait répondre de la vie d'El Sol.

* * * * *

La bataille était finie. Les guerriers survivants avaient fui vers la forêt. On entendait encore par-ci, par-là, un coup de feu isolé et le cri d'un sauvage qu'on découvrait caché dans quelque coin. Beaucoup de captives blanches avaient été trouvées dans la ville, et on les amenait devant la façade du temple, gardée par un poste de Mexicains. Les femmes indiennes s'étaient réfugiées dans les bois. C'était heureux; car les chasseurs et beaucoup de volontaires, exaspérés par leurs blessures, échauffés par le combat, couraient partout comme des furieux. La fumée s'échappait de plus d'une maison, les flammes suivaient, et la plus grande partie de la ville ne montra bientôt plus que des monceaux de ruines fumantes. Nous passâmes la journée entière à la ville des Navajoès pour refaire nos chevaux et nous préparer à la traversée du désert. Les troupeaux pillés furent rassemblés. On tua la quantité de bestiaux nécessaire pour les besoins immédiats. Le reste fut remis en garde aux vaqueros pour être emmené. La plupart des chevaux des Indiens furent pris au lasso; les uns servirent aux captives délivrées, les autres furent emmenés comme butin. Mais il n'aurait pas été prudent de rester longtemps dans la vallée. Il y avait d'autres tribus de Navajoès vers le nord, qui pouvaient bientôt être sur notre dos. Il y avait aussi leurs alliés: la grande nation des Apaches au sud, et celle des Nijoras à l'ouest.

Nous savions que tous ces Indiens s'uniraient pour se mettre à notre poursuite. Le but de notre expédition était atteint: l'intention du chef au moins était entièrement remplie; un grand nombre de captives que leurs proches avaient crues perdues pour toujours étaient délivrées. Il se passerait quelque temps avant que les Indiens tentassent de renouveler les excursions par lesquelles ils avaient coutume de porter chaque année la désolation dans les pueblos de la frontière. Le lendemain, au lever du soleil, nous avions repassé le canon et nous nous dirigions vers la montagne Neigeuse.

LV

EL PASO DEL-NORTE.

Je ne décrirai pas notre traversée du désert, et je n'entrerai pas dans le détail des incidents de notre voyage au retour. Toutes les fatigues, toutes les difficultés étaient pour moi des sources de plaisir. J'avais du bonheur à veiller sur elle, et, tout le long de la route, ce fut ma principale occupation. Les sourires que je recevais me payaient, et au delà, de mes peines. Mais étaient-ce donc des peines? était-ce un travail pour moi que de remplir ses gourdes d'eau fraîche à chaque nouveau ruisseau, d'arranger la couverture sur sa selle, de manière à lui faire un siège commode; de lui fabriquer un parasol avec les larges feuilles du palmier; de l'aider à monter à cheval et à en descendre? Non, ce n'était pas un travail. Nous étions heureux pendant ce voyage. Moi, du moins, j'étais heureux, car j'avais accompli l'épreuve qui m'avait été imposée, et j'avais gagné ma fiancée.

Le souvenir des périls auxquels nous venions d'échapper donnait plus de prix encore à notre félicité. Une seule chose assombrissait parfois le ciel de nos pensées: la reine—Adèle!—Elle revenait au berceau de son enfance, et ce n'était pas volontairement; elle y revenait en prisonnière, prisonnière de ses propres parents, de son père et de sa mère! Pendant tout le voyage, ceux-ci veillaient sur elle avec la plus tendre sollicitude, et ne recevaient, en échange de leurs soins, que des regards froids et silencieux. Leur coeur était rempli de douleur.

Nous n'étions pas poursuivis, ou du moins l'ennemi ne se montra pas. Peut-être ne fûmes-nous pas suivis du tout. Le châtiment avait été terrible, et il devait se passer quelque temps avant que les Indiens rassemblassent les forces suffisantes pour revenir à la charge. Nous ne perdions pas un moment, d'ailleurs, et voyagions aussi vite que le permettait la composition de notre caravane. En cinq jours, nous atteignîmes la Barranca del Oro, et nous traversâmes la vieille mine, théâtre de notre lutte sanglante. Pendant notre halte au milieu des cabanes ruinées, je cherchai si je ne trouverais pas quelques vestiges de mon pauvre compagnon et du malheureux docteur. À la place où j'avais vu leurs corps, je trouvai deux squelettes dépouillés par les loups aussi complètement que s'ils avaient été préparés pour un cabinet d'anatomie. C'était tout ce qui restait des deux infortunés.

En quittant la Barranca del Oro, nous fîmes route vers les sources du rio des Mimbres et suivîmes ce cours d'eau jusqu'au Del-Norte. Le jour suivant, nous entrions dans le pueblo d'El-Paso. Notre arrivée provoqua une scène des plus intéressantes. À notre approche de la ville, la population entière se porta à notre rencontre. Quelques-uns venaient par curiosité, d'autres pour nous faire accueil et prendre part à la joie de notre retour triomphant; beaucoup étaient poussés par d'autres sentiments. Nous avions ramené avec nous un grand nombre de captives délivrées, environ cinquante, et elles furent immédiatement entourées d'une foule de citadins. Parmi cette foule, il y avait des mères, des soeurs, des amants, des maris, dont la douleur n'avait encore pu s'apaiser, et dont notre victoire terminait le deuil.

Les questions se croisaient, les regards cherchaient, l'anxiété était peinte sur toutes les figures. Les reconnaissances provoquaient des cris de joie. Mais il y avait aussi des cris de désespoir; car parmi ceux qui étaient partis quelques jours auparavant pleins de santé et d'ardeur, beaucoup n'étaient pas revenus. Un épisode entre tous, un épisode bien triste, me frappa. Deux femmes du peuple avaient jeté les yeux sur une captive, une jeune fille qui me parut avoir dix ans environ. Chacune se disait la mère de cette enfant; chacune l'avait saisie par le bras, sans violence, mais avec l'intention de la disputer à l'autre. La foule les entourait, et ces deux femmes faisaient retentir l'air de leurs cris et de leurs réclamations plaintives. L'une établissait l'âge de l'enfant, racontait précisément l'histoire de sa capture par les sauvages, signalait certaines marques sur son corps, et déclarait qu'elle était prête à faire le serment que c'était sa fille. L'autre en appelait aux spectateurs leur faisait remarquer que l'enfant n'avait pas les cheveux et les yeux de la même couleur que l'autre femme; elle montrait la ressemblance de la jeune captive avec son autre fille qui était là, et qu'elle disait être la soeur aînée. Toutes les deux parlaient en même temps et embrassaient la pauvre enfant, chacune de son côté, tout en parlant. La petite captive, tout interdite, se tenait entre les deux, recevant leurs caresses d'un air étonné. C'était une enfant charmante, costumée à l'indienne, brunie par le soleil du désert. Il était évident qu'elle n'avait nul souvenir d'aucune des deux femmes; pour elle, il n'y avait pas de mère! Tout enfant, elle avait été emmenée au désert, et, comme la fille de Séguin, elle avait oublié les impressions de ses premières années. Elle avait oublié son père, sa mère, elle avait tout oublié. C'était, comme je l'ai dit, une scène pénible à voir. L'angoisse des deux femmes, leurs appels passionnés, leurs caresses extravagantes mais pleines d'amour, leurs cris plaintifs, mêlés de sanglots et de pleurs, remplissaient le coeur de tristesse. Le débat fut terminé, à ce que je pus voir, par l'intervention de l'alcade qui, arrivé sur les lieux, confia l'enfant à la police pour être gardée jusqu'à ce que la mère véritable eût pu établir les preuves de sa maternité. Je n'ai jamais su la fin de ce petit drame.

Le retour de l'expédition à El Paso fut célébré par une ovation triomphale. Salves de canon, carillons de toutes les cloches, feux d'artifice, messes solennelles, musique en plein air dans toute la ville, rien n'y manqua. Les banquets et les réjouissances suivirent, la nuit fut éclairée par une brillante illumination de bougies, et un gran funcion de baile—un fandago—compléta la manifestation de l'allégresse générale.

Le lendemain matin, Séguin se prépara à retourner à sa vieille habitation de Del Norte, avec sa femme et ses filles. La maison était encore debout, à ce que nous avions appris. Elle n'avait pas été pillée. Les sauvages, lorsqu'ils s'en étaient emparés, s'étaient trouvés serrés de près par un gros de Paisanos, et avaient dû partir en toute hâte, avec leurs prisonnières, laissant les choses dans l'état où ils les avaient trouvées. Saint-Vrain et moi nous suivions la famille. Le chef avait pour l'avenir des projets dans lesquels tous deux nous étions intéressés. Nous devions les examiner mûrement à la maison.

Ma spéculation de commerce m'avait rapporté plus que Saint-Vrain ne l'avait présumé. Mes dix mille dollars avaient été triplés. Saint-Vrain aussi était à la tête d'un joli capital, et nous pûmes reconnaître largement les services que nos derniers compagnons nous avaient rendus. Mais la plupart d'entre eux avaient déjà reçu un autre salaire. En sortant d'El Paso, je retournai par hasard la tête, et je vis une longue rangée d'objets noirs suspendus au-dessus des portes. Il n'y avait pas à se tromper sur la nature de ces objets, à nuls autres semblables: c'étaient des scalps.

LVI

UNE VIBRATION DES CORDES DE LA MÉMOIRE.

Le deuxième soir après notre arrivée à la vieille maison du Del Norte, nous étions réunis, Séguin, Saint-Vrain et moi, sur l'azotéa. J'ignore dans quel but notre hôte nous avait conduits là. Peut-être voulait-il contempler une fois encore cette terre sauvage, théâtre de tant de scènes de sa vie aventureuse. Nos plans étaient arrêtés. Nous devions partir le lendemain, traverser les grandes plaines et regagner le Mississipi. Elles partaient avec nous.

C'était une belle et chaude soirée. L'atmosphère était légère et élastique comme elle l'est toujours sur les hauts plateaux du monde occidental. Son influence semblait s'étendre sur toute la nature animée; il y avait de la joie dans le chant des oiseaux, dans le bourdonnement des abeilles domestiques. La forêt lointaine nous envoyait la mélodie de son doux murmure; on n'entendait pas les rugissements habituels de ses hôtes sauvages et cruels: tout semblait respirer la paix et l'amour. Les arrieros chantaient gaiement, en s'occupant en bas des préparatifs de départ. Moi aussi, je me sentais joyeux; depuis plusieurs jours le bonheur était dans mon âme, mais cet air pur, le plus brillant avenir qui s'ouvrait devant moi, ajoutaient encore â ma félicité.

Il n'en était pas ainsi de mes compagnons. Tous deux semblaient tristes. Séguin gardait le silence. Je croyais qu'il était monté là pour regarder une dernière fois la belle vallée. Sa pensée était ailleurs. Il marchait de long en large, les bras croisés, les yeux baissés et fixés sur le ciment de la terrasse. Il ne regardait rien; il ne voyait rien. L'oeil de son esprit seul était éveillé. Ses sourcils froncés accusaient de pénibles préoccupations. Je n'en savais que trop la cause. Elle persistait à ne pas le reconnaître. Mais Saint-Vrain,—le spirituel, le brillant, le bouillonnant Saint-Vrain,—quelle infortune l'avait donc frappé? quel nuage était venu assombrir le ciel rose de sa destinée? quel serpent s'était glissé dans son coeur? à quel chagrin si vif pouvait-il être en proie, que le pétillant Paso lui-même était impuissant à dissiper? Saint-Vrain ne parlait plus; Saint-Vrain soupirait; Saint-Vrain était triste! J'en devinais à moitié la cause: Saint-Vrain était….

On entend sur l'escalier des pas légers et un frôlement de robes. Des femmes montent. Nous voyons paraître madame Séguin, Adèle et Zoé. Je regarde la mère;—sa figure aussi est voilée de tristesse. Pourquoi n'est-elle pas heureuse? pourquoi n'est-elle pas joyeuse d'avoir retrouvé son enfant si longtemps perdue! Ah! C'est qu'elle ne l'a pas encore retrouvée!

Mes yeux se portent sur la fille—l'aînée—la reine. L'expression de ses traits est des plus étranges. Avez-vous vu l'ocelot captif? Avez-vous vu l'oiseau sauvage qui refuse de s'apprivoiser, et frappe, de ses ailes saignantes, les barreaux de la cage qui lui sert de prison. Vous pouvez alors vous imaginer cette expression. Je ne saurais la dépeindre. Elle ne porte plus le costume indien. On l'a remplacé par les vêtements de la vie civilisée, qu'elle supporte impatiemment. On s'en aperçoit aux déchirures de la jupe, au corsage béant, découvrant à moitié son sein qui se soulève, agité par des pensées cruelles. Elle suit sa mère et sa soeur, mais non comme une compagne. Elle semble prisonnière; elle est comme un aigle à qui on a coupé les ailes. Elle ne regarde personne. Les tendres attentions dont on l'a entourée ne l'ont point touchée. Dès que sa mère, qui l'a conduite sur l'azotéa, lui lâche la main, elle s'éloigne, va s'accroupir à l'écart, et change plusieurs fois de place, sous l'influence d'émotions profondes. Accoudée sur le parapet, à l'extrémité occidentale de l'azotéa, elle regarde au loin—du côté des Mimbres. Elle connaît bien ces montagnes, ces pics de sélénite brillante, ces sentinelles immobiles du désert; elle les connaît bien: son coeur suit ses yeux.

Tous nous l'observons, elle est l'objet de notre commune sollicitude. C'est à elle que se rapportent toutes les douleurs. Son père, sa mère, sa soeur, l'observent avec une profonde tristesse; Saint-Vrain aussi. Cependant, chez ce dernier l'expression n'est pas la même. Son regard trahit l'….

Elle s'est retournée subitement; et s'apercevant que tous nos yeux sont fixés sur elle, nous regarde l'un après l'autre… Ses yeux rencontrent ceux de Saint-Vrain! Sa physionomie change tout à coup; elle s'illumine, comme le soleil se dégageant des nuages. Ses yeux s'allument. Je connais cette flamme: je l'ai vue déjà, non dans ses yeux, mais dans des yeux qui ressemblaient aux siens, dans ceux de sa soeur; je connais cette flamme: c'est celle de l'amour. Saint-Vrain, lui aussi, est en proie à la même émotion. Heureux Saint-Vrain! heureux, car son amour est partagé. Il l'ignore encore, mais je le sais, moi. Je pourrais d'un seul mot combler son coeur de joie.

Quelques moments se passent ainsi. Ils se regardent: leurs yeux échangent des éclairs. Ni l'un ni l'autre ne peut les détourner. Ils obéissent à la puissance suprême de l'amour. L'énergique et fière attitude de la jeune fille s'affaisse peu à peu; ses traits se détendent; son regard devient plus doux; tout son extérieur s'est transfiguré. Elle se laisse aller sur un banc et s'appuie contre le parapet. Elle ne se tourne plus vers l'est; ses regards ne cherchent plus les Mimbres. Son coeur n'est plus au désert! il a suivi ses yeux qui restent continuellement fixés sur Saint-Vrain. De temps en temps, ils s'abaissent sur les dalles de l'azoléa; mais sa pensée les ramène au même objet; elle le regarde tendrement, plus tendrement chaque fois qu'elle y revient. L'angoisse de la captivité est oubliée. Elle ne désire plus s'enfuir. L'endroit où il est n'est plus pour elle une prison; c'est un paradis. On peut maintenant laisser les portes ouvertes. L'oiseau ne fera plus d'efforts pour sortir de sa cage: il est apprivoisé. Ce que la mémoire, l'amitié, les caresses, n'ont pu faire, est accompli par l'amour en un instant; la puissance mystérieuse de l'amour a transformé ce coeur sauvage; le temps d'une pulsation a suffi pour cela: les souvenirs du désert sont effacés. Je crus voir que Séguin avait tout remarqué, car il observait avec attention les moindres mouvements de sa fille. Il me sembla que cette découverte lui faisait plaisir; il Paraissait moins triste qu'auparavant. Mais je ne continuai pas à suivre cette scène. Un intérêt plus vif m'attira d'un autre côté, et, obéissant à une douce attraction, je me dirigeai vers l'angle méridional de l'azoléa. Je n'étais pas seul. Ma bien-aimée était avec moi, et nos mains étaient jointes, comme nos coeurs. Notre amour n'avait point à se cacher; avec Zoé, il n'avait jamais été question de secrets sous ce rapport. Notre passion s'abandonnait aux impulsions de la nature. Zoé ne savait rien des usages conventionnels du monde, de la société, des cercles soi-disant raffinés. Elle ignorait que l'amour fût un sentiment dont on pût avoir à rougir. Jusque-là, nuls témoins ne l'avaient gênée. La présence même de ses parents, si redoutable aux amoureux moins purs que nous ne l'étions, n'avait jamais mis le moindre obstacle à l'expression de ses sentiments. Seule ou devant eux, sa conduite était la même. Elle ignorait les hypocrisies de la nature conventionnelle; les scrupules, les intrigues, les luttes simulées. Elle ignorait les terreurs des âmes coupables. Elle suivait naïvement les impulsions placées en elle par le Créateur. Il n'en était pas tout à fait de même chez moi. J'avais vécu dans la société; peu, il est vrai, mais assez pour ne pas croire autant à l'innocente pureté de l'amour; assez pour être devenu quelque peu sceptique sur sa sincérité. Grâce à elle, je me débarrassais de ce misérable scepticisme; mon âme s'ouvrait à l'influence divine: je comprenais toute la noblesse de la passion. Notre attachement était sanctionné par ceux-là mêmes qui seuls avaient le droit de le sanctionner. Il était sanctifié par sa propre pureté. Nous contemplons le paysage, rendu plus beau par le coucher du soleil, dont les rayons ne frappent plus la rivière, mais dorent encore le feuillage des cotonniers qui la couvrent, et envoient, çà et là, une traînée lumineuse sur les flots. La forêt est diaprée des riches nuances de l'automne. Les feuilles vertes sont entremêlées de feuilles rouges; ici elles revêtent le jaune d'or, là le marron foncé. Sous cette brillante mosaïque, le fleuve déploie ses courbes sinueuses, comme un serpent gigantesque dont la tête va se perdre dans les bois sombres qui environnent El Paso. Tout cela se déroule à nos yeux, car la place que nous occupons domine le paysage. Nous voyons les maisons brunes du village, le clocher brillant de son église.

Combien de fois, dans nos heures d'ivresse, nous avons regardé ce clocher! Jamais avec autant de bonheur que dans ce moment. Nous sentons que nos coeurs débordent. Nous parlons du passé comme du présent; car Zoé compte maintenant des événements dans sa vie. Sombres tableaux, il est vrai; mais souvent ce sont ceux-là dont un aime le plus à évoquer le souvenir. Les scènes du désert ont ouvert à son intelligence tout un horizon de pensées nouvelles qui provoquent de sa part des questions sans nombre. Nous parlons de l'avenir. Il est tout lumière, quoique un long et périlleux voyage nous en sépare encore. Nous n'y pensons pas. Nous regardons au delà; nous pensons à l'époque où je lui enseignerai, où elle apprendra de moi ce que c'est que le mariage.

Les vibrations d'une mandoline se font entendre. Nous nous retournons. Madame Séguin est assise sur un banc; elle tient l'instrument dans ses mains; elle l'accorde. Jusqu'à ce moment, elle n'y avait pas touché. Il n'y avait pas eu de musique depuis notre retour. C'est à la demande de Séguin que l'instrument a été apporté, il veut, par la musique, chasser les sombres souvenirs; ou peut-être espère-t-il adoucir les pensées cruelles qui tourmentent encore son enfant. Madame Séguin se dispose à jouer; nous nous rapprochons pour entendre. Séguin et Saint-Vrain causent à part. Adèle est encore assise où nous l'avons laissée, silencieuse, absorbée.

La musique commence; c'est un air joyeux, un fandango; un de ces airs dont les Andalouses aiment à suivre la cadence avec leurs pieds. Séguin et Saint-Vrain se sont retournés; nous regardons tous la figure d'Adèle. Nous tâchons de lire dans ses traits. Les premières notes l'ont fait tressaillir; ses yeux vont de l'un à l'autre, de l'instrument à celle qui le tient; elle semble étonnée, curieuse. La musique continue. La jeune fille s'est levée, et par un mouvement machinal, elle se rapproche du banc où sa mère est assise. Elle s'accroupit à ses pieds, place son oreille tout près de la boite vibrante, et prête une oreille attentive. Sa figure revêt une expression singulière.

Je regarde Séguin; sa physionomie n'est pas moins étrange; ses yeux sont fixés sur ceux de sa fille; il la dévore du regard; ses lèvres sont entrouvertes; il semble ne pas respirer. Ses bras pendent sans mouvement, et il se penche vers elle comme pour lire sur son visage les pensées qui agitent son âme. Il se relève, comme frappé d'une idée soudaine.

—Oh! Adèle! Adèle! s'écrie-t-il d'une voix oppressée! En s'adressant à sa femme, oh! chante cette chanson, cette romance si douce, tu te rappelles? cette chanson que tu avais l'habitude de lui répéter si souvent. Tu te la rappelles? Adèle! Regarde-la! vite! vite! Oh! mon Dieu! peut-être elle pourra…

La musique l'interrompt. La mère l'a compris, et, avec l'habileté d'une virtuose, elle amène par une modulation savante un chant d'un caractère tout différent: je reconnais la douce cantilène espagnole: «La madre a su hija» (La mère à son enfant).

Elle chante en s'accompagnant de la mandoline. Elle y met toute son âme; l'amour maternel l'inspire. Elle donne aux paroles l'accent le plus passionné, le plus tendre:

Tu duermes, cara niña.
Tu duermes en la paz.
Los angeles del cielo
Los angeles guardan, guardan
Niña mia! Cara ni—

* * * * *

Le chant est interrompu par un cri,—un cri dont l'expression est impossible à rendre. Les premiers mots de la romance avaient fait tressaillir la jeune fille, et son attention avait redoublé, s'il était possible. Pendant que le chant continuait, l'expression singulière que nous avons remarquée sur sa figure devenait de plus en plus visible et marquée. Quand la voix arriva au refrain de la mélodie, une exclamation étrange sortit de ses lèvres. Elle se dressa sur ses pieds, regarda avec égarement celle qui chantait.

Ce fut un éclair! L'instant d'après, elle criait d'un accent profond et passionné: «Maman! maman!» et tombait dans les bras de sa mère.

Séguin avait dit vrai lorsqu'il s'était écrié: «Peut-être un jour Dieu permettra qu'elle se rappelle!» Elle se rappelait non seulement sa mère, mais, bientôt après, elle le reconnaissait lui aussi. Les cordes de la mémoire avaient vibré, les portes du souvenir s'étaient ouvertes. Elle retrouvait les impressions de son enfance. Elle se rappelait tout!

Je ne veux point tenter de décrire la scène qui suivit. Je n'essayerai pas de peindre les sentiments des acteurs de cette scène, les cris de joie céleste mêlés de sanglots et de larmes, larmes de bonheur!

Nous étions tous heureux, ivres de joie; mais pour Séguin, cette heure était l'heure de sa vie.

FIN

End of Project Gutenberg's Les chasseurs de chevelures, by Captain Mayne-Reid

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