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Les civilisés: Roman

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The Project Gutenberg eBook of Les civilisés: Roman

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Title: Les civilisés: Roman

Author: Claude Farrère

Release date: December 20, 2014 [eBook #47712]
Most recently updated: October 24, 2024

Language: French

Credits: Produced by Madeleine Fournier and Marc D'Hooghe

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES CIVILISÉS: ROMAN ***

LES CIVILISÉS

Par

CLAUDE FARRÈRE

ROMAN


OUVRAGE AYANT OBTENU LE PRIX GONCOURT EN 1905


QUARANTE-SIXIÈME ÉDITION
PARIS
SOCIÉTÉ D'ÉDITIONS LITTÉRAIRES ET ARTISTIQUES
Librairie Paul Ollendorff
50, CHAUSSÉE D'ANTIN, 50

A Monsieur Pierre Louÿs.

MON CHER AMI,

L'an passé, je risquais mon premier livre; et ce livre,—très jeune,—vous teniez à le présenter vous-même au public, à le couvrir de votre nom comme d'une égide. Vous écriviez une préface exquise, et je sais que beaucoup de gens sans indulgence ont pardonné à l'auteur par admiration pour le préfacier.

Elle n'était pas seulement très belle, cette préface. Elle était adroite, et presque insidieuse. Elle piquait la curiosité du lecteur. Le lecteur n'aime rien tant que découvrir la personne de l'écrivain derrière ce qu'il écrit. Cette découverte lui présente tout l'attrait d'une incursion furtive dans les coulisses du théâtre littéraire. Votre préface, mon ami, conduisait le lecteur dans notre intimité. Vous racontiez véridiquement le hasard singulier qui nous mit en relations, et comment je fis ma première visite à Pierre Lou s un quinze juin, jour de Grand Prix.—A mon tour de conter mon anecdote. Mon ami, nous sommes de plus vieilles connaissances que vous ne pensez: je vous ai rencontré pour la première fois,—la vraie première fois,—six ans avant le quinze juin que je rappelais tout à l'heure. Mais de cette rencontre-ci, vous ne pouvez point avoir gardé mémoire,—et pour cause.

J'avais vingt ans bien juste. J'allais partir pour un très grand voyage—pour le Sénégal, les Antilles et New-Orléans. Et je passais à Marseille, chez un ami, ma dernière semaine de France. Une nuit d'insomnie entêtée; j'avisai sur ma table les trois ou quatre derniers romans parus, et j'en pris un au hasard, qui me séduisit par sa robe couleur de citron pâle et son titre imprimé en bleu. Ce roman s'appelait Aphrodite. Je l'ouvris au milieu, comme on ouvre toujours les romans, et j'essayai, par son secours, de conquérir le sommeil.

Or, le sommeil fut insaisissable. Vainement j'allai jusqu'à la dernière page, puis je repartis de la première. Je recommençai. Je recommençai encore. Peine perdue: l'aurore me trouva éveillé. Dans cette seule nuit, j'ai lu six fois tel chapitre que je relis encore,—je le dis très bas, à cause de votre modestie,—comme je relis les classiques impeccables de mon cher XVIIe siècle....

Depuis, j'ai médité sur cette nuit de lecture. Nul livre jamais, c'est positif, ne m'a conquis comme fit Aphrodite. Et j'étais probablement alors un lecteur plus sévère que je ne suis devenu. J'étais un écolier de la veille. Sophocle, Racine, La Bruyère m'avaient enseigné le dédain des modernes et de leurs procédés: le romantisme et le naturalisme m'irritaient pareillement. Je méprisais les tumultueux, les bouches rondes, les excessifs, comme autant de catégories d'impuissants. Je détestais toutes brutalités, toutes violences, toutes emphases. Je haïssais le mouvement qui déforme la ligne. Oui vraiment, j'étais un féroce lecteur, sectaire, et tout à fait intransigeant dans sa religion....

Au fait, mon cher ami, voilà pourquoi votre Aphrodite s'empara si vite de moi, et me posséda entier. C'est qu'elle était de ma religion,—la religion des belles lignes harmonieuses et immobiles, la religion de la Beauté toute nue et toute pure. Très exactement, vous me donniez la déesse même adorée en mon temple; et vous me la donniez vivante, toute chaude, en place des statues froides qui seules m'étaient encore connues. A plusieurs siècles de distance, une œuvre littéraire nous apparaît en effet comme figée et morte. Si belle qu'elle soit, elle ne vibre plus: sa chair s'est muée en marbre. Or, nous ne pouvons aimer d'amour qu'une chair vibrante.—Aphrodite fut ma première maîtresse,—oui, la première matérialisation de mon désir.

Mon cher ami, c'est en lisant Aphrodite que j'ai compris la possibilité d'écrire à notre époque des livres tout ensemble modernes et antiques,—classiques et vivants. Votre exemple a tracé ma route. Si j'ai donc pris la plume à mon tour, vous en êtes responsable un peu, vous, de qui je me sens profondément le disciple. Je vous demande donc aujourd'hui, mon maître, d'accepter la dédicace du livre que voici. Il fut écrit pour vous. Vous plaira-t-il? je l'ignore. Accueillez-le quand même, comme un gage de mon admiration fervente pour votre œuvre, et de mon amitié pour vous.

C. F.


LES CIVILISÉS

I

Dans la cour, plantée de grands flamboyants ombreux, entre la maison et la grille, les deux coureurs tonkinois avancèrent le pousse, un pousse très élégant, laqué et argenté. Et ils s'attelèrent entre les brancards, en flèche. Après quoi, ils attendirent le maître, immobiles comme des idoles jaunes vêtues de soie. Pousse et coureurs faisaient un coquet équipage, pittoresque même à Saïgon, où les petites gens seuls vont encore en voiture à homme. Mais le docteur Raymond Mévil avait beaucoup d'originalité, et possédait d'ailleurs une Victoria et de beaux trotteurs. En sorte que le monde lui passait sa fantaisie d'aller en pousse, et de violer la mode,—luxueusement.

Il était quatre heures, l'heure où l'on s'éveille de la sieste. Le docteur ne recevait pas plus tard,—procédé discret, dans un pays où les rues sont désertes jusqu'au déclin du soleil.—Ce jour-là, Raymond Mévil sortait tôt, non pour la classique promenade d'avant dîner, mais pour quelques visites demi professionnelles, qu'il espaçait d'ailleurs largement, sa tactique étant d'être rare.

Une congaï à chignon lisse ouvrit la porte, jeta quelques lazzis criards aux coureurs, et s'immobilisa tout à coup, doucereuse: le maître paraissait. Il descendit le perron, d'un pas jeune quoique déjà traînant, caressa du doigt le sein de la femme à travers le ke-hao de soie noire, et monta dans le petit véhicule qui partit à fond de train, les Tonkinois courant à toutes jambes pour que le vent de la vitesse rafraîchit le visage de l'homme d'Occident. Aux fenêtres, par les fentes des volets clos au soleil, des regards de femmes admirèrent la joliesse des livrées blanches bordées de pourpre,—admirèrent la grâce du promeneur, plus séduisant que le luxe dont il s'entourait. Le docteur Mévil était aimé des femmes,—d'abord parce qu'il les aimait, et qu'il n'aimait qu'elles, ensuite parce qu'il était beau d'une beauté qui les troublait toutes, d'une beauté sensuelle et molle jusqu'à l'indécence. Il était blanc et blond, avec des yeux bleu foncé trop longs, et une bouche petite et rouge Quoiqu'il eût trente ans passés, il paraissait adolescent, et quoiqu'il fût robuste, on l'imaginait délicat. Ses longues moustaches claires le faisaient ressembler à un Gaulois décadent, que les siècles se seraient fait un jeu d'affiner et d'adoucir.

Ressemblance de hasard: Mévil se vantait d'être suffisamment civilisé pour que tous les sangs de toutes les origines se fussent mélangés dans ses artères également.

Le pousse trottait entre les arbres des rues, à l'abri du soleil oblique, mais meurtrier quand même comme une massue. Du bout de sa canne, le maître guidait les coureurs. Pour les arrêter, il dit: «Toï!» en les frappant sur l'épaule. Et ils entrèrent dans un jardin qui précédait une villa. Le long de la grille, plusieurs voitures attendaient, avec des grooms annamites, hauts comme leurs bottes, cramponnés aux mors des chevaux.

—«Tiens, fit Mévil, c'est le jour de cette chère petite, je n'y avais pas pensé.»

Il hésita, puis haussa les épaules, et chercha dans sa poche un porte-cartes dont il vérifia le contenu,—plusieurs billets de la Banque Indo-Chinoise. Après quoi, Raymond Mévil jeta sa canne à l'un des boys accourus au-devant de lui, et entra.

La maison, vieille et vaste, était tout à fait coloniale. Deux antichambres conduisaient au salon, relégué dans l'aile la plus sombre, et prolongé par une véranda fermée de stores opaques. Tout cela était grand à s'y perdre, et haut comme une église; les cloisons ne montaient pas jusqu'au plafond, et l'air tiède circulait sous les solives. En bas, il faisait frais, et les meubles, tous d'ébène incrusté de nacre, fleuraient une odeur indigène.

Dans le vestibule, Raymond Mévil heurta quelqu'un qui sortait,—un personnage grave et glabre, au teint de citron, aux gestes pesés,—le maître du lieu, Ariette, avocat à la Cour. Les deux hommes se serrèrent la main très cordialement; la face morne de l'avocat se contourna même pour un sourire de bienvenue qui, probablement, n'honorait pas tous ses visiteurs.

—«Ma femme est là, mon cher ami, dit-il, et c'est gentil à vous d'être venu la voir. Il y a bien longtemps que je n'avais eu le plaisir de vous rencontrer chez moi.

—Croyez bien, mon cher, affirma Mévil, qu'il n'en faut accuser que ma paresse, et que votre maison m'est toujours la plus amie de Saïgon.»

L'avocat fit une mine charmée, et sembla soulagé d'une inquiétude.

—«Je vous laisse donc, mon cher docteur. Vous savez que le Palais me réclame, comme toujours.

—Belles causes?

—Divorces, naturellement. Nous vivons dans un temps très scandaleux....»

Il s'en allait, sa serviette serrée sous son bras, le pas sec, automatique, l'air austère et étroit. Raymond Mévil lui sourit dans le dos, avec une grimace.

Dans le salon, huit ou dix femmes caquetaient, élégantes et négligées dans leurs robes saïgonnaises qui ressemblaient à des peignoirs de luxe. Mévil, du seuil, les regarda toutes d'un coup d'œil, et traversa leur cercle avec aisance pour saluer d'abord l'hôtesse, une gracieuse brune aux yeux chastes, qui lui tendit sa main à baiser.

—«Voici la Faculté, dit-elle. Quel bon vent, aujourd'hui?

—La Faculté, répondit le médecin, vient tout bonnement mettre ses hommages aux pieds du Barreau.»

Il s'inclina devant chaque visiteuse, avec des mots galants et impertinents, puis s'assit. Il fut le centre de tous les regards. Les femmes le trouvaient à leur gré, et sa réputation de Don Juan était établie.

Il ne se troubla pas et bavarda. Il ne manquait pas d'esprit, et savait faire montre de celui qui plaît aux femmes. Frivole par sa nature, il s'était étudié à le paraître plus qu'il ne l'était, et se servait de cette frivolité comme d'une arme dans les entreprises amoureuses; on lui savait gré d'être futile et féminin, et on se confiait facilement à lui, sans scrupule d'amour-propre.

—«A propos, dit tout à coup Mme Ariette, j'allais envoyer chez vous, guérisseur.

—Souffrante?

—Non, mais j'ai trop chaud. Joli décembre, hein? On ne peut pourtant pas aller à la campagne, la saison des crimes bat son plein. Alors, il faut que vous me tiriez d'affaire, n'importe comment.

—C'est un jeu d'enfant.

—Vos pilules, n'est-ce pas? je n'ai plus d'ordonnance.»

Il se leva, tira son porte-cartes:

—«Je vais vous en faire une.

—Comment, docteur, dit quelqu'une, vous commandez au thermomètre?

—Certainement, je lui donne des ordres écrits, comme ça, sur le dos d'une de mes cartes....»

Il s'était appuyé contre un guéridon, dans un coin, et griffonnait. Quand il eut fini, il laissa le carton et revint.

—«Voilà. Vous en aurez pour quinze jours,—quinze jours à vous croire au Pôle chaque fois que ça vous chantera....

—Oh! docteur, dit une jeune femme, donnez la recette, pour l'amour de Dieu!...

—L'amour de Dieu ne suffit pas, riposta Raymond moqueur. Mais venez à mon cabinet, petite madame, et l'on s'arrangera tout de même....»

Il ne s'était pas rassis, il s'en alla, laissant un sourire à toutes les femmes.

La minute d'après, une curieuse alla regarder l'ordonnance laissée sur le guéridon.

—«Ah! fit-elle, M. Mévil a oublié son porte-cartes.

—M. Mévil oublie toujours quelque chose,» prononça Mme Ariette en souriant avec sérénité.

Raymond Mévil souriait aussi, en remontant en pousse. Comme les coureurs le regardaient, il leur dit: «Cap'taine Malais», et se renversa dans les coussins de cuir. Le pousse trotta.

Cap'taine Malais habitait, au coin du boulevard Norodom et de la rue Mac-Mahon,—en face du palais du gouverneur,—la plus somptueuse maison de Saïgon.—C'était un financier,—le mot Cap'taine, dans le jargon des Annamites, signifie gentleman, et n'a aucun sens guerrier;—un financier considérable par ses millions et par l'usage qu'il en faisait. Directeur de trois banques, membre de tous les conseils d'administration et fermier de plusieurs impôts, il était une puissance avec qui tout le monde comptait. Par ailleurs, homme selon la formule américaine, pas né, fait soi-même,—et mari d'une jolie femme pas coloniale.

Raymond Mévil trouvait celle-ci à son goût, et recherchait les occasions de l'approcher.

Mme Malais lisait dans sa véranda, son mari auprès d'elle. La véranda était un boudoir Louis XV exquis, tout bleu, avec des balustrades de marbre blanc fouillé à jour. La beauté fine de la jeune femme, une beauté de marquise adorablement blonde et pensive, resplendissait dans ce cadre fait pour elle.

Un valet de pied européen,—luxe rare à Saïgon,—apporta la carte de Mévil.

—«Vous avez appelé le docteur?» demanda le financier.

Mme Malais reposa son livre et fit un signe négatif.

—«Alors, dit le mari, il vient vous faire la cour. Laissez-le dire, ma chère; mais n'acceptez pas ses drogues....»

Elle rougit excessivement. Sa peau trop mince, transparente, s'empourprait aux plus minimes émotions.

—«Henri, dit-elle, à quoi songez-vous là!»

Il lui mit au front un baiser confiant.

—«Je songe ... que vous êtes un amour de petite fille ... et je vous laisse.—Les impôts me réclament. Restez avec votre monsieur, et rabrouez-le s'il vous ennuie. Après tout, ce n'est pas de sa faute, à ce malheureux, s'il se trompe d'adresse. Une femme comme vous à Saïgon, ma chérie, c'est tellement paradoxal!»

Il croisa Mévil dans l'escalier.

—«Docteur, bonsoir, lui dit-il de son habituel ton bref, très différent de la voix tendre dont il venait de caresser sa femme. Montez, on vous attend là-haut. Seulement, pas de blagues, hein? Je-ne-veux-pas qu'une seule pilule de votre sacrée cocaïne entre chez moi. Hein?»

Mévil protesta de la main.

«Bon, c'est entendu.—Pas un milligramme.—Ma femme n'est pas encore détraquée, et si vous le voulez bien, nous la laisserons comme elle est—Au revoir. Très content de vous avoir rencontré.»

Il s'en alla à pas robustes,—des pas qui sonnèrent impérieux sur les degrés de marbre;—il s'en alla sans se retourner.


II

«Cap'taine Torral,» grogna Mévil à ses coureurs en redescendant.

La visite avait été courte. Il s'était heurté contre une femme défensive, presque monosyllabique.

Maussade pour une minute,—les soucis couraient à sa surface plus vite que les risées sur la mer,—il s'enfonça dans son pousse en abaissant sur ses yeux la visière de son casque de liège. Mais une victoria passa, et il se leva vite pour saluer deux femmes qui s'y trouvaient. Et il murmura, distrait déjà de son mécompte: Voilà qu'on commence à sortir; je risque de manquer Torral.

Torral était le seul homme de Saïgon qu'il fréquentât sans arrière-pensée ni calcul: Torral n'était pas marié, et se portait bien,—deux raisons de ne pas attirer un médecin qui aimait les femmes.

Quand même, et malgré le contraste tranchant de leurs goûts et de leurs vies, ces deux hommes cultivaient une façon d'amitié.

Les gens s'en étonnaient. Georges Torral semblait mal propre à faire un ami. C'était un ingénieur, un mathématicien saturé de logique et d'exactitude,—un homme entier, brutal et sec, faisant profession d'égoïsme. Les femmes détestaient sa tête trop grosse, son buste noueux et l'ironie malveillante de ses yeux en charbons ardents; les hommes jalousaient sa lucide intelligence et la supériorité blessante de son savoir et de son talent. Lui méprisait et haïssait indistinctement celles-là et ceux-ci, et ne cachait pas sa haine ni son mépris. Très indépendant dans sa carrière, parce qu'indispensable partout où il passait, il vivait à l'écart de tous, par morgue, et logeait loin de la ville européenne, dans le quartier méridional de Saïgon qui est un quartier de coolies indigènes et de prostituées.—Les coureurs du docteur Mévil, gens élégants et qui ne frayaient pas avec le populaire, manifestaient toujours un dégoût discret en trottant dans ces rues mal famées. Quand même, c'étaient des rues propres et plantées d'arbres, comme toutes les rues de Saïgon, et rien n'y choquait les yeux.

En ce moment, la chaleur du jour déclinait, et Torral, les paupières lourdes d'une sieste trop longue, achevait à la diable un calcul au tableau noir. Il travaillait dans sa fumerie d'opium,—car il fumait un peu, avec mesure, comme il faisait toutes choses, se vantant d'être un homme bien équilibré et rassis.

Le mur du fond était ardoisé, et des hordes d'équations à la craie s'y déployaient en bataille. Debout, et haussant sa taille courte poux atteindre plus haut, l'ingénieur écrivait avec une rapidité folle, intégrait, différenciait, simplifiait, et courait au bout du tableau inscrire les résultats en accolade. A la fin, il balaya le calcul à grands coups d'éponge, jeta sa craie, s'assit sur un pliant à quatre pas du mur, et contempla sa solution en roulant une cigarette.

Mévil entrait, précédé d'un boy annamite de douze ans qui marchait en se déhanchant comme une femme.

—«Tu travailles?

—J'ai fini,» dit Torral.

Ils n'échangèrent pas de bonjour et ne se serrèrent pas la main; ces démonstrations ne figuraient pas dans le rite de leur amitié.

—«Quoi de neuf?» demanda l'ingénieur en pivotant sur son pliant.

Ce pliant était le seul siège de la fumerie. Mais il y avait à terre abondance de nattes cambodgiennes et de coussins en paille de riz, et Mévil s'était allongé prés de la lampe à opium.

—«Fierce arrive ce soir, dit-il. Il m'a télégraphié du Cap St-Jacques.

—Très bien, dit l'ingénieur; on le recevra. As-tu préparé quelque chose?

—Oui, dit Mévil. Nous dînerons au cercle et je venais t'inviter. Rien que nous trois, bien entendu.

—Parfait.... Tu fumes une pipe?

Y en a pas moyen, déclara le médecin en parodiant le jargon indigène. Ça me réussit particulièrement mal depuis quelque temps.

—Oui? railla Torral. Tes belles amies se plaignent de toi, après?»

C'est une propriété connue de l'opium, de refroidir fâcheusement les amoureux.

—«Elles se plaignent, prononça philosophiquement le beau docteur. Et le plus triste, c'est qu'elles n'ont pas tort. Hélas! mon cher, j'ai trente ans.

—Moi aussi,» dit Torral.

Le médecin le soupesa des yeux, puis haussa les épaules.

—«Ça paraît moins sur la peau, ça marque plus dans la moelle, conclut-il. A chacun sa part de vieillesse. Et puis tant pis. La vie vaut qu'on la vive.

—D'ailleurs, observa l'ingénieur, nos mères ne nous ont pas consultés avant d'accoucher de nous.... Pourquoi vient-il, Fierce? Ce n'est pas la saison.

—Son croiseur arrive du Japon; personne ne sait pourquoi. D'ailleurs, on ne pénètre jamais la philosophie des manœuvres maritimes; plus que probablement, Fierce n'en sait pas plus que nous, et sa vieille bête d'amiral un peu moins.

—C'est très civilisé, dit Torral, d'ignorer où l'on va et de ne pas s'en soucier. Sous condition de n'avoir jamais à me battre—ce qui est trop grotesque—j'accepterais d'être officier de marine ... quoique ça sonne bien bête, officier.

—Fierce est marin comme il serait autre chose.

—Non, dit l'ingénieur. Il est marin par atavisme, il a eu des tas de gens à sabre et à longue-vue parmi ses arrière-grands-pères, et ça a déteint sur lui. Il n'en a que plus de mérite à n'être pas un barbare, à penser quelquefois et à ne pas porter de scapulaire.

—Ça ferait plaisir à feu sa mère, ce que tu dis là, fit Mévil. La chronique affirme qu'elle n'a jamais deviné le père de son fils.

—Elle avait des amis simultanés?

—Elle couchait avec toute la terre.

—Une femme dans ton genre.

—Ça l'amusait,—et ça m'amuse.»

Ils se séparèrent. Torral se retourna vers son mur d'ardoise et contempla sa formule d'algèbre comme un peintre contemple le tableau qu'il vient de créer.

Le soleil tombait vers l'horizon, d'une trajectoire verticale et rapide; il n'y a pas de crépuscule à Saïgon. Mévil calcula qu'il n'avait pas le temps d'aller à la promenade, et il guida son pousse vers le fleuve, afin de rencontrer sur les quais les victorias revenant de l'«Inspection». Les coureurs trottèrent sur la berge de l'arroyo chinois, encombré de sampans et de jonques, puis gagnèrent le bord du Donaï et prirent le pas. Des navires accostés débarquaient leurs marchandises, et des coolies couvraient de prélarts les amas de caisses et de tonneaux. Cela sentait l'odeur des ports maritimes, poussière, céréales et goudron; mais le parfum de Saïgon, fleurs et terre mouillée, assiégeait quand même étroitement cette odeur factice, si bien que la ville, jusque dans ce quartier affairé, conservait sa marque indélébile de cité voluptueuse. Le soleil bas incendiait la rivière. Le soir était languide et beau.

Mévil, qui regardait les voitures découvertes pleines de femmes jolies et souriantes, ne vit pas derrière lui, en aval, un grand navire de guerre entrer dans le port,—une coque longue et droite comme une épée,—et quatre cheminées énormes qui vomissaient de l'encre. Cela glissait sans remous sur l'eau, et cela obstruait les rayons du couchant, si bien qu'on eût dit un rideau noir tiré sur l'horizon pourpre. Le long du quai, les arbres en fleurs, les équipages piaffant et les toilettes radieuses cessèrent tout d'un coup de scintiller.


III

Au cercle, le dîner finissait.

Leur table avait été dressée au bout de la véranda, entre deux colonnes, et l'on avait relevé les stores, pour que l'haleine de la nuit pût entrer. Sous les corolles électriques, un joli luxe de cristallerie faisait arc-en-ciel, et il y avait un chemin d'orchidées et d'hibiscus. Les pankas remuaient de l'air au-dessus des convives; il faisait presque frais, et quoique l'on vît, par les portes ouvertes, la salle à manger pleine de gens qui faisaient du bruit, on avait, sur ce coin de terrasse, une impression charmante de demi-solitude et de quasi-recueillement.

Le dîner finissait. Les boys annamites, aux gestes feutrés, apportaient dans des corbeilles de rotin les fruits asiatiques que l'Europe ne sait pas: les bananes mouchetées comme des panthères, les mangues rousses comme des Vénitiennes, les letchis en argent diaphane, les mangoustans en neige miellée et les kakis couleur de sang, dont le nom fait rire les Japonaises.

Ils avaient dîné presque silencieux; aucun des trois n'était bavard. Mais, maintenant, le vin commençait à délier leurs langues, et Fierce contait son voyage. Ses compagnons l'écoutaient et le regardaient, avec la curiosité qu'on a pour les gens qui arrivent de loin et qui ont fait une longue absence.

Il parlait à phrases courtes et s'interrompait souvent pour songer. La songerie semblait son passe-temps ordinaire. Il était fort jeune,—vingt-cinq ou vingt-six ans,—mais il paraissait plus grave et plus amer que beaucoup de vieux. Il avait pourtant de très beaux yeux noirs, des traits passablement réguliers et de grands cheveux fins, le teint mat, les dents belles, la taille haute et bien prise, les mains longues, le front bombé, les attaches minces, tout ce qu'il faut pour qu'un homme n'ait point de haine pour la vie. Il en avait cependant. C'était un compagnon singulier, plein de contradictions;—on le voyait dans le même instant sérieux, futile, railleur, maussade, opiniâtre, triste, indolent, volontaire et versatile,—sincère, toutefois, dans chacune des paroles de sa bouche et n'ayant jamais daigné mentir. Ses deux amis lui pardonnaient son humeur bariolée, plus souvent noire que grise, parce que, en dépit de ses écarts, Fierce était une tête convenablement équilibrée. La raison vivait à l'aise dans sa cervelle nette et balayée des poussières ataviques; les préjugés et les conventions n'y dressaient pas de murailles, et la logique la plus féroce y trouvait toujours une route hospitalière, implacablement prolongée jusqu'à l'infini.

—«Voilà, concluait-il, comment nous avons, une fois de plus, échangé l'hiver de là-bas pour l'été d'ici. Trente degrés centigrades de différence. Je sais des femmes qui mourront de cette aventure.

—Quelles femmes? fit Mévil.

—Celles, amoureuses et délaissées, qui pleurent là-bas nos caresses enfuies.—Triste.

—Tu avais une mousmé à Nagasaki?

—J'avais toutes les mousmés du Marouyama. Le Marouyama, je le dis en cas que l'un de vous l'ignore, est le Yoshivara de Nagasaki. C'est un quartier correct et décent, comme sont toutes les choses japonaises, où beaucoup de petites filles gentiment attifées sourient aux passants derrière des grilles de bambous. On peut regarder et toucher: la vue n'en coûte rien, et le toucher peu de chose. L'ensemble est économique, rafraîchissant et presque agréable.

—Le Japon n'a guère changé.

—Si, beaucoup, dit Fierce. Les mœurs, les habits, la nature même, se sont conformés aux modes occidentales. Mais la race n'a guère subi de croisements, et la cervelle japonaise est restée intacte. Le mécanisme cérébral y fonctionne toujours de même, et les nouvelles idées qu'il engendre conservent la forme des idées de jadis.—Les Japonais ont constaté que leur prostitution ne ressemblait pas à la prostitution européenne; mais ils n'ont pas pu l'y faire ressembler, parce que leurs femmes conservent, et conserveront longtemps le type de pudeur propre à leur race, et se refusent logiquement à cacher derrière des volets clos ce qui leur a paru toujours licite et honorable. Elles sont dans le vrai, d'ailleurs.

—Certes, acquiesça Torral.

—J'avais donc ordonné,—sans enthousiasme, certes!—ma vie selon les ressources du pays, mais quand même, lorsqu'il a fallu s'en aller, tout d'un coup, brutalement,—comme nous partons toujours,—cela m'a contrarié et presque attristé.

—Trop nerveux, dit Mévil.

—Trop jeune, dit Torral.

—Oui, consentit Fierce. C'est une maladie que j'ai. Je n'aime pas les départs; ce sont de petits arrachements qui égratignent un coin d'épiderme.—Bah! nous voici à Saïgon, vivons à Saïgon.

—Pas de Yoshivara ici, dit Mévil. Il te faut une maîtresse, c'est la seule distraction acceptable pour les heures de sieste. Si tu avais le temps, le monde t'offrirait un choix suffisant; mais pour un touriste comme toi, qui ne fait qu'entrer et sortir, le monde est un lupanar trop encombré, où l'on risque d'attendre et de ne pas trouver selon ses goûts.—Restent les professionnelles. Les blanches sont hors de prix et hors d'âge aussi. Je ne te les conseille pas. Nous avons par contre un lot gentil d'Annamites, de métisses, de Japonaises et même de Chinoises;—tout cela jeune et frais, sinon joli.

—Je prendrai une Annamite, dit Fierce. J'ai constaté qu'il ne faut pas abuser des produits d'exportation.—Je prendrai une Annamite, ou plusieurs—D'ailleurs, nous recauserons de cela, et je vous demanderai votre avis à tous deux.

—Pas le mien, dit Torral. La question femme sort de ma compétence....

—Allons donc! Tu n'habites plus là-bas, dans ce quartier sympathique, rue ...?

—Rue Némésis. Je n'ai pas peur de prononcer le nom, même dans le lieu chic où nous sommes. Rue Némésis, qui jadis s'appela rue du Numéro Trente, ce qui était un symbole.—Oui, et cependant, j'ai renoncé à Satan! la grâce m'a touché!»

Fierce, étonné, le regarda. Mévil rit doucement, les yeux sournois, comme il riait avec les femmes, en leur contant des indécences. Torral, clairement, expliqua:

—«J'ai retranché le coefficient amour de mon équation, parce qu'il dénature à chaque instant l'harmonie du calcul; les termes qu'il multiplie s'en trouvent démesurément augmentés et toute la vie déformée. D'autre part, quelle difficulté, même pour l'homme le plus civilisé du monde, que de retrancher l'amour et de conserver la femelle! Le plus simple est de supprimer l'une avec l'autre. C'est ce que j'ai fait.

—Tu prends des drogues?

—Non, je n'endigue pas, je dérive.

—Le dérivatif?

—Cher monsieur, dit Mévil d'une voix très douce, il est grossier d'exiger des points quand les i ne sont pas ambigus. Vous n'ignorez certainement pas que nous sommes à Sodome.»

Fierce, sans sourciller, choisit un cigare, l'alluma, et fit monter sa fumée en spirale très indifférente. Le vice répugnant de Saïgon ne l'indignait pas.

—«C'est un moyen, dit-il. Mais je ne saurais pas manger de ce pain-là à tous mes repas. Comme extra, par hasard, oui....

—On s'en nourrit communément ici.

—Pas moi, murmura Mévil. J'ai essayé; la théorie mathématique de Torral est exacte: les femmes encombrent la vie,—encombrent ma vie; mais je ne peux pas ... je ne peux pas me passer des femmes....»

Torral se leva de table.

—«Tous deux, dit-il, vous n'êtes pas encore parvenus au point le plus haut de la courbe. Vous êtes civilisés, mais pas assez; moins que moi. Bah! c'est déjà beau d'être les gens que vous êtes.»

Ils sortirent.


IV

C'était une nuit de Saïgon, étincelante d'étoiles, chaude comme un jour d'été occidental.

Suivis par la victoria de Mévil, ils marchèrent sans parler. La rue ressemblait à une allée, à cause des arbres entrelacés en voûte et des globes électriques suspendus dans le feuillage;—à cause aussi du silence et de la solitude; car Saïgon, capitale médiocre, fait tout son tapage nocturne dans une seule rue centrale, la rue Catinat,—et dans un petit nombre d'autres lieux plus discrets, que les honnêtes gens prétendent ignorer.

Rue Catinat, c'est l'agitation mondaine, correcte,—et quand même admirablement libre et impudente, parce que la loi souveraine du pays et du climat prime les mœurs importées. Dans le jour cru des réverbères électriques, entre les maisons à vérandas masquées de verdure et de jardins, une cohue bariolée passe et repasse, seulement occupée de son plaisir. Il y a des gens de tous les pays: Européens, Français surtout, coudoyant l'indigène avec une insolence bienveillante de conquérants; et Françaises en robes de soir, promenant lentement leurs épaules sous la convoitise des hommes;—Asiatiques de toute l'Asie, Chinois du nord, grands, glabres et vêtus de soie bleue; Chinois du sud, petits, jaunes et vifs; Malabars, rapaces et câlins; Siamois, Cambodgiens, Moïs, Laotiens, Tonkinois;—Annamites, enfin, hommes et femmes tellement pareils qu'on s'y trompe tout d'abord, et que bientôt, on fait semblant de s'y tromper.

On marche à pas désœuvrés, on cause et on rit, avec des langueurs nées de l'accablante chaleur du jour. On se salue et on se frôle, et les femmes vous tendent des mains moites qui brûlent de fièvre. Des parfums forts montent des corsages, et les éventails les mélangent et les jettent au nez de chacun. Une volupté commune agrandit tous les yeux, et la même pensée fait rougir et sourire chaque femme, la pensée que, sous la toile mince des smokings blancs, sous la soie légère des robes pâles, il n'y a rien, ni jupes, ni corsets, ni gilets, ni chemises,—et qu'on est nu, que tout le monde est nu....

Torral, Mévil et Fierce descendirent la rue Catinat, et vinrent s'asseoir sur la terrasse d'un grand café d'où l'on dominait la foule.

Les boys se précipitèrent à leurs ordres, exagérant un respect narquois.

—«Rainbows,» dit Fierce.

On lui apporta des flûtes à Champagne, et sept bouteilles de liqueurs différentes. Alors, dans chaque verre il versa de toutes les bouteilles successivement. Il versait goutte à goutte, et les drogues les plus denses d'abord, si bien qu'elles ne se mélangeaient pas, mais s'étageaient les unes au-dessus des autres, par tranches d'alcool diversement colorées,—-rainbow, arc-en-ciel.—Et quand il eut fini, il but d'un trait, comme un ivrogne. Mévil, délicatement, se servait d'une paille, et goûtait chaque parfum, un à un. Mais Torral affirma qu'un palais exercé devait apprécier simultanément toutes les notes de cet accord alcoolique, de même qu'un musicien savoure à la fois tous les instruments d'un concerto. Et il but comme Fierce.

Mévil, d un grand geste, enveloppa la foule:

—«Ça, dit-il, c'est Saïgon.—Regarde, Fierce! voici des femmes jaunes, bleues, noires, vertes,—et même blanches. Tu les crois pareilles à celles, multicolores, que tu rencontras partout sur la terre ronde? Tu te trompes. Celles-ci diffèrent des autres par la substance même de leur par-dedans: elles ne sont pas hypocrites. Toutes sont à vendre,—comme en Europe,—mais à vendre pour de l'argent, et pas pour ces monnaies compliquées et tartufes qu'on nomme plaisir, vanité, honneurs ou tendresse.—Ici, marché à ciel ouvert, et tarifs en chiffres connus. Tous ces bras demi-nus qui luisent nacrés dans la nuit blanche sont des colliers de volupté tout prêts à se refermer sur ton cou; tu peux choisir: moi, j'ai choisi chaque fois qu'il m'a plu.—Aujourd'hui encore, j'ai laissé le prix convenu sur la cheminée de ma maîtresse, et chaque mois j'oublie pareillement un portefeuille dans toutes les maisons que j'ai appréciées.—Marché de femmes; le mieux pourvu et le plus impudent de l'univers; le plus délicieux et le seul digne d'attirer des acheteurs tels que nous, hommes sans foi ni loi, sans préjugé ni morale, vrais croyants de la sublime religion des sens, dont Saïgon est le temple.—J'ai blasphémé tout à l'heure: les femmes n'encombrent pas la vie; elles la meublent et la tapissent, et la rendent habitable aux honnêtes gens. Je leur dois un logis luxueux et capitonné, duquel mon égoïsme s'accommode; et dans ce logis-là, sauf les jours de migraine et les nuits de cauchemar, j'ai toujours dormi plus délicatement que feu Montaigne sur son sceptique oreiller.

—«Incomplet,» dit Torral.

Il refit le geste d'embrasser le peuple qui continuait sa promenade langoureuse comme une valse lente.

«Saïgon, proclama-t-il, capitale civilisée du monde, par la grâce de son climat propice et par la volonté inconsciente de toutes les races qui sont venues s'y rencontrer. Tu comprends, Fierce: chacune apportait sa loi, sa religion, et sa pudeur;—et il n'y avait pas deux pudeurs pareilles, ni deux lois, ni deux religions.—Un jour, les peuples s'en sont aperçus. Alors, ils ont éclaté de rire à la face les uns des autres, et toutes les croyances ont sauté dans cet éclat. Après, libres de frein et de joug, ils se sont mis à vivre selon la bonne formule: minimum d'effort pour maximum de jouissance. Le respect humain ne les gênait pas, parce que chacun dans sa pensée s'estimait supérieur aux autres, à cause de sa peau différemment colorée,—et vivait comme s'il avait vécu seul. Pas de voyeurs:—licence universelle, et développement normal et logique de tous les instincts qu'une convention sociale aurait endigués, détournés ou supprimés. Bref, incroyable progrès de la civilisation, et possibilité unique pour tous les gens sus-dits, de parvenir, seuls sur terre, au bonheur. Ils n'ont pas pu, faute d'intelligence. Nous, vivant en marge d'eux, nous y arriverons,—nous y arrivons. Il ne s'agit que de faire à son gré, sans souci de rien ni de personne,—sans souci de ces chimères malfaisantes baptisées «bien» et «mal». Celui-ci ne goûte que l'amour des femmes? qu'il se forge un paradis de cuisses chaudes et de bouches humides, sans scrupules de fidélité ni de loyauté.—J'ai choisi pour mon lot la splendeur des nombres parfaits et des courbes transcendantes? Eh bien, je fais des mathématiques, et mon boy intime se charge, sans que je m'en préoccupe, de remettre mes nerfs dans le calme qu'il faut.—Toi, je ne doute pas que tu n'aies, comme nous, ta passion légitime ou ta marotte sage, et je crois fermement que tu atteindras le bonheur absolu en t'y abandonnant sans restriction.

—C'est beau, dit Fierce, de croire fermement à quelque chose.»

Ils burent d'autres rainbows et allèrent au théâtre.


V

—«Le Tout-Saïgon? demanda Fierce en regardant les loges, vides pour la moitié.

—Le Tout-Saïgon, dit Mévil. Le théâtre est trop grand pour le public. C'est d'ailleurs bien combiné, car il y fait moins chaud.—Habituellement, la salle est quasi-déserte. Mais ce soir, public des premières: une chanteuse débute, et quoiqu'elle soit certainement mauvaise, comme elles sont toutes, il est de bon goût de venir la regarder, sinon l'entendre.»

Sans s'inquiéter du rideau levé, ni des acteurs, il s'adossa contre un fauteuil et dit: «Je fais cornac», en montrant à Fierce chaque loge du bout de son doigt, impertinemment.

«Avant-scène droite, entre les drapeaux tricolores: S. E. le gouverneur général de l'Indo-Chine,—citoyen quelconque dans la métropole, mais ici pro-consul de la République et vice-roi.—Oui, ce petit vieux à museau chafouin—Son voisin, la noble figure de vieillard style Tour de Nesles m'est inconnu, et je le regrette..

—C'est mon amiral, dit Fierce, le père d'Orvilliers

—Nouveau venu, tout s'explique. Je poursuis. Avant-scène gauche, en face des pouvoirs politico-militaires, les pouvoirs économico-financiers, plus stables: cette énorme brute, carrée de partout, avec des dents de loup et des mains qui font peur, le sieur Malais, fermier du riz, du thé et de l'opium, et mon ennemi particulier; quarante millions trébuchant au soleil, tous mal acquis. A côté, sa femme, plus blonde, plus rose et plus mince qu'on ne la voit d'ici, et malheureusement trop chère pour ma bourse: sans quoi, j'aurais déjà oublié mon portefeuille sur la table à thé de sa véranda. Passons. Les loges de face, semi-officielles: à gauche, ce tas de brocart vert, somptueusement brodé, et la toute petite main brune qu'on devine dans la manche pagode, Mlle Jeanne Nguyen-Hoc, fille unique du nouveau Phou de Cholon, étrange et mystérieux petit animal dont on ne sait pas s'il est plus européen dans l'apparence ou plus asiatique dans la réalité. A droite, le lieutenant-gouverneur Abel, notre aimé sous-potentat, qui trône familialement entre sa première fille et sa seconde femme, qu'on prendrait assez bien pour deux sœurs: l'une jolie et l'autre laide....

—Rudement jolie, la jolie, observa Fierce; un sphinx en albâtre, avec des yeux de diamant noir....

—Trop petite fille, et sa belle-mère insuffisamment plastique. Ce n'est pas intéressant. Regarde plus loin, si tu cherches les beautés classées: le corsage mauve et le chapeau gris perle, à côté de cette caricature d'homme de loi couleur citron ... Mme Ariette, femme d'avocat retors, retorse elle-même.

—Mévil est payé pour le savoir, dit Torral, assis, sans se retourner.

—Je ne suis pas payé, rectifia le docteur; j'ai payé ... et je paie encore. Bah! la diablesse est jolie, et ça m'amuse de voir sa mine chaste au milieu de mon oreiller. Je te l'ai dit tout à l'heure: toutes les femmes sont tarifées, ici... Hein?»

Il fit face à la scène.

La nouvelle chanteuse, enrouée sans doute, venait de s'interrompre net. Confuse et vexée, elle demeurait les bras ballants, prise entre l'ironie contente de ses camarades de planches et la curiosité narquoise du public. C'était une belle fille plantureuse avec des cheveux roux et des yeux rieurs.

Un coup de sifflet partit; des rires fusèrent. Non, la nouvelle chanteuse n'était pas enrouée; c'était plus simple: elle n'avait point de voix, point de voix du tout; elle avait autre chose, des bras agréables, des épaules rondes et une croupe musclée, et sans doute venait-elle à Saïgon dans l'espoir que c'était assez. Pour dire le vrai, Saïgon, d'habitude, n'en demandait pas davantage. Mais ce soir, une mouche musicale avait piqué la salle, et la salle semblait tout près d'exiger que la chanteuse chantât.

Froidement, l'actrice en prit son parti et traversa la scène en traînant ses jupes. Côté cour, elle s'arrêta, fit face et réattaqua la phrase rebelle. Mais c'était trop haut; elle changea de ton, insolente, sans souci de l'orchestre; ce fut trop bas. Les sifflets repartirent. Elle s'arrêta derechef, mit ses poings sur ses hanches, puis, flegmatiquement, philosophiquement, d'une voix très douce qui s'insinua dans toutes les oreilles hostiles, elle prononça: M..., et tourna le dos.

Il y eut un silence suffoqué. Mais, tout aussitôt, quelqu'un applaudit avec fureur, et la chanteuse, plus stupéfaite que personne, se retourna bouche bée. Elle vit un beau garçon élégant qui la dévorait du regard en déchirant ses gants de soie, et, charmée, elle lui jeta un baiser dans une révérence. Mévil, cinglé dans son caprice par ce baiser comme par un coup de fouet, arracha ardemment l'orchidée de sa boutonnière pour la lancer aux pieds de la fille. Et ils se regardèrent en souriant, comme si c'eût été déjà convenu qu'ils coucheraient ensemble.

Après tout, cette comédie à deux personnages en valait une autre, et le public, intéressé, se mit à rire et bientôt battit des mains. Les hommes, leurs yeux allumés, se poussaient du coude; les femmes, méprisantes et jalouses, jetaient quand même leurs fleurs à l'héroïne pour qu'on ne vît pas leur jalousie. Ce fut une façon de succès théâtral que les deux amoureux purent se partager.

Mévil, cependant, interrogeait:

-«Qui est-ce? Comment s'appelle-t-elle?»

Un spectateur s'empressa de fournir la réponse, fort glorieux de se mêler à l'aventure.

—«Elle s'appelle Hélène Liseron, monsieur. Voulez-vous me faire l'honneur de prendre mon programme, monsieur?

—Liseron? dit Fierce. Alors je la connais. Elle était, l'an dernier, la maîtresse de mon camarade Chose, à Constantinople, et quand on le crut tué dans le fameux attentat bulgare, elle s'envoya sans barguigner trois coups de revolver dans la poitrine, dont heureusement pas un ne trouva le bon endroit. On les soigna côte à côte à l'hôpital, elle et lui, et ils s'aimaient si fort que tout le monde prédisait un mariage et que les infirmières laïques en pleuraient d'attendrissement. Trois semaines plus tard, ils se sauvaient chacun de leur côté,—brouillés à mort,—sans avoir d'ailleurs jamais su pourquoi.

—Très bien», dit Torral.

Sans écouter, Mévil griffonnait une carte. Il lut à mi-voix:

«Le docteur Raymond Mévil supplie l'exquise Hélène Liseron de daigner tout à l'heure accepter sa voiture pour rentrer chez elle par le chemin le plus long.»

—«Maintenant, dit-il, on sort. Je vous invite; toi, Fierce, spécialement: une première nuit saïgonnaise, des gens tels que nous ne la dorment pas. Nous enlevons cette femme charmante et nous partons d'abord pour Cholon, lieu idoine à la sorte de fête que je combine. Après Cholon, n'importe où. Et, à l'instar des gens les plus vertueux, je veux que nous voyions demain l'aurore.»

Ils se levèrent. Fierce donna un dernier regard aux loges,—a l'avocat Ariette, plus jaune que tout à l'heure; à sa femme, chaste toujours et magnifiquement impassible après l'infidélité publique de son amant; aux Abel, décemment attentifs au spectacle.... La jeune fille, pareille à un sphinx, était tellement immobile que la pensée revint à Fierce d'une statue d'albâtre aux yeux de diamants incrustés.

—«Mon cher, dit-il à Mévil, près de partir, tu as vraiment tort de dédaigner cette enfant-là. Elle vaut largement la plus jolie femme de la salle.

—La petite Abel? railla Mévil. Tu en as de bonnes!»

Cependant, il regarda, dédaigneusement.

Ne l'avait-il jamais considérée et fut-il étonné d'une beauté peu commune imposée à ses yeux? Fut-il pas plutôt, comme il le prétendit ensuite, ébloui jusqu'à la stupeur par l'arc voltaïque d'une lampe fixée machinalement? Il parut changé en pierre. Plus rien de son corps ne bougea. Sa main, que serra Fierce, pendit insensible. Il fallut le frapper pour qu'il revint à lui.

Ses deux amis le regardaient avec inquiétude; il baissa sur eux des yeux troubles, embués.

—«C'est idiot,» souffla-t-il, d'une voix imperceptible.

Il passa sa main sur son front et gagna la porte sans plus rien dire.

Mais, dehors, il parla d'un ton naturel et comme si rien n'était.

—«Au fait, oui. Elle n'est plus si petite fille que ça. Elle fera une très jolie madame.»


VI

Les chevaux annamites, gros comme des ânes, vifs comme des écureuils, traînaient la victoria d'une allure folle, avec des ruades et des bonds. Le saïs indigène poussait ses bêtes parce que la rue large était déserte et claire d'électricité. Et dédaigneux des hommes blancs, il ne se retournait pas sur son siège pour les voir.

Ils avaient attendu longtemps à la porte du théâtre, et Mévil, mal remis de son malaise mystérieux, avait piétiné le trottoir avec fièvre. Puis, la chanteuse venue, hésitante et mutine, il s'était jeté vers elle avec une sorte d'avidité, et l'avait entraînée comme une proie. Ils étaient montés tous quatre dans la voiture trop étroite, et, les présentations faites, courtes, aucun n'avait plus parlé.

Mévil, assoiffé, avait conquis tout d'abord les lèvres de la femme. Elle, pas coquette, rendait franchement la caresse. Ils demeuraient étreints, leurs dents heurtées à chaque cahot;—cependant que Torral et Fierce, froids, les regardaient.

Torral alluma une cigarette, avec des précautions pour ne brûler personne, car on était empilé. Fierce vit une main d'Hélène Liseron qui pendait, abandonnée et molle; il la prit, la caressa, se pencha pour appuyer sa bouche dans la paume,—puis la laissa aller, et fixa songeusement la cigarette de Torral, tel un petit phare rouge dans la nuit.

La victoria sortit des rues et entra dans le jardin,—ce parc unique sur les trois continents de la planète. Ils frissonnèrent tous les quatre: un parfum asiatique, fleurs, poivre, fauves et encens pourri, montait comme une marée,—et les engloutit. Il n'y avait pas de brise, mais quand même, les feuilles des bambous bruissaient, et cela faisait un son pointu, comme le baiser des deux amants toujours joints. Dans les buissons, derrière les grilles invisibles, les tigres, les panthères, les éléphants, toutes les bêtes prisonnières, mal endormies dans leurs cages, s'ébrouèrent sourdement quand l'attelage passa; il y eut des souffles rauques et des prunelles phosphorescentes; les chevaux hennirent et trottèrent plus vite.

Après, ce fut l'arroyo qui borne le Jardin et le pont de briques roses; l'eau coulait si muette et si noire, que l'arche semblait enjamber du néant. La campagne, au delà, commençait,—avec des villages de cañhas indigènes trop basses pour qu'on les vit dans la nuit.

Hélène écarta sa bouche de Raymond pour balbutier trois mots qu'on ne comprit pas. Torral et Fierce par contenance, regardèrent une minute au dehors, puis, Fierce se pencha pour prendre du feu à la cigarette de Torral, tous deux indifférents.—Hélène, dont on voyait les bras au cou de son amant, s'agitait de mouvements lents et rythmés, et poussait de grands soupirs et des plaintes.... Une voiture venant à leur rencontre, les croisa dans le temps d'un éclair. D'autres survinrent. La route tournait à gauche, et se prolongeait en allée de parc, joliment encadrée de pelouses et de bosquets. C'était l'Inspection,—les Acacias de Saïgon, où la mode est de se promener la nuit comme le jour.—Des lanternes luisaient nombreuses, créant un demi-jour équivoque et intermittent. Les victorias marchaient au pas, sur deux files; et l'on distinguait les visages des gens; mais on n'échangeait pas de saluts, par discrétion.

D'une secousse des reins et des poignets, Hélène se redressa. Elle respira fort et s'éventa le visage. Fierce, décemment, étendit sa main et fit retomber les plis de la robe; dans ce geste, il rencontra le poignet de la jeune femme, et elle lui serra les doigts rudement, comme pour détendre ses nerfs encore irrités. Mévil, la tête à la renverse dans l'angle des coussins, était immobile comme un mort.

—«C'est très bête, dit Hélène après un petit moment. Tous ces gens-là nous ont vus.»

Du menton, elle désignait les voitures de la contre-file.

—«Voyez-les vous-même,» dit Torral en haussant les épaules.

Dans chaque voiture, il y avait un homme et une femme,—ou deux femmes,—ou parfois un homme et un garçonnet.—Et tous les couples, sans exception, se serraient plus étroitement qu'ils n'eussent fait avant le coucher du soleil, et prenaient mille sortes de libertés que la nuit ne voilait qu'aux trois quarts.

—«Jolie ville, dit Hélène Liseron. C'est révoltant.

—Mais point du tout, dit Fierce avec du mépris et de l'indulgence. C'est tout simplement naturel, et d'un bon exemple pour les hypocrites qui se prétendent pudibonds. D'ailleurs, ma chère, c'est un sot préjugé que celui du mystère en ce qui concerne l'amour et le sexe. Franchement, à vous avoir entrevue tout à l'heure, j'imaginais que vous ne le partagiez point. Moi-même et beaucoup de mes amis, sommes sans délicatesse exagérée là-dessus. Tenez, ne regardez pas là-bas, puisque ce qui s'y passe vous déplaît, et écoutez un conte qui est une histoire: il y a quelques années, le hasard et des goûts partagés me firent l'ami d'un certain Rodolphe Hafner, diplomate et homme parfait. Hafner avait alors une jolie maîtresse qu'il appréciait fort, et dont il aimait à me dire du bien. Il finit par m'en dire tellement que je fus amoureux d'elle a mon tour. Hafner s'en aperçut, n'en témoigna rien, et me joua le plus joli tour d'ami que j'ai jamais connu. Il m'invita certain soir à souper en tiers avec sa maîtresse. Puis, nous ayant tous deux convenablement grisés, il passa au fumoir, et se mit à jouer du piano. Il était passionné de musique, et je savais qu'une fois en train, le tonnerre ne l'aurait pas arraché de son tabouret. Il jouait donc, et ce qu il jouait était langoureux en diable; si langoureux, que nous n'écoutâmes pas jusqu'au bout.—L'aventure s'acheva sur un divan turc fort moelleux, et je crois bien que ce divan n'était pas là par simple hasard.

—Je l'espère bien, dit Torral. Mais ton Hafner était un garçon pourri d'élégance et truffé d'idéalisme. S'il avait été un pur civilisé, sans guirlandes, il t'aurait dit tout clairement: Vous la voulez, la voilà.—Quand je travaillais au viaduc de Sassenage, en Dauphiné, j'avais pour camarades deux types que je regrette encore: ils sont morts dans l'éboulement d'Engiens. A nous trois, jeunes, têtes solides et poches plates, nous avions une femme, rien qu'une; nous l'avions fait venir de Grenoble à frais communs. Ce n'était pas grand'chose,—je veux dire au point de vue cervelle,—mais on la dressa. Chaque nuit, un de nous couchait avec elle,—à tour de rôle.—Les soirées, nous les passions tous quatre ensemble au coin du feu.—Il fait plus froid là-bas qu'ici.—On faisait de la mécanique et de l'analyse. La gosse écoutait sans permission d'ouvrir le bec.—A minuit, pour la dédommager, son amant de la veille ouvrait un bouquin sentimental et lui faisait un bout de lecture. Ça ne traînait d'ailleurs pas: les mots bébêtes opéraient sur cette petit comme une infusion de cantharides: On n'avait pas tourné deux pages qu'elle était cheval sur son amant—son amant du jour.—Malgré quoi je vous prie tous de croire que nous achevions le chapitre sans broncher. Que diable! Je ne sache pas qu'il soit honteux de faire des enfants, et je ne comprends pas pourquoi l'on se cache quand on essaye d'en faire,—ou qu'on fait semblant.»

Liseron se souleva pour regarder Torral

—«Vous êtes abominable, dit-elle;—elle se tourna tendrement vers Raymond:—n'est-ce pas, ami?

—Oui,» souffla Mévil d'une voix basse et terne,—la voix des gens qui répondent sans avoir entendu.—Il était toujours affaissé en arrière, et on ne voyait pas son visage dans l'ombre. Fierce cligna des yeux pour l'examiner; mais il l'entendit respirer librement, d'un souffle égal et ne s'inquiéta pas.

—«Cholon,» cria Torral au saïs.

Ils avaient quitté l'allée de promenade. Les chevaux trottèrent. La route tourna sous bois, entre des haies opaques. Tout de suite, ce fut le silence, la solitude et l'obscurité. Ils coururent longtemps dans la campagne endormie, et, au bout du bois, ils débouchèrent dans une grande plaine.

Ils avaient cessé de parler dès qu'ils s'étaient retrouvés seuls,—bâillonnés en quelque sorte par la nuit noire des taillis. La plaine, moins sombre, luisait faiblement sous les étoiles, car elle était nue, sans un arbre ni une broussaille; mais quand même, on n'avait point désir de bavarder dans cette plaine-là,—la Plaine des Tombeaux.—A perte de vue, vers tous les horizons, la terre se bosselait de monticules réguliers, tous pareils et très serrés les uns contre les autres, poignées de poussière sous quoi dorment d'autres poignées de poussière, tout cela impossiblement antique et anonyme, suant l'oubli et le néant.—Pas de pierres, pas d'épitaphes. De très loin en très loin, une brique rompue, effritée, un caillou gris de lichen. Et toujours, jusqu'à l'infini, les tombes uniformes,—innombrables et monotones comme les vagues de la mer.—Innombrables: les morts asiatiques possèdent pour l'éternité leurs demeures funèbres; on ne les en chasse pas, même après des siècles de siècles; jamais les vieux ossements ne font place aux ossements jeunes: tous reposent en paix, côte à côte, et c'est très long de traverser leur domaine.

A mi-chemin, le saïs arrêta, à cause d'une lanterne éteinte. Depuis une heure ils étaient tous rigoureusement silencieux: la plaine mortuaire pesait sur eux comme un linceul sur des cadavres.—Torral secoua sa torpeur, et se pencha pour regarder au dehors. A cent pas, quelque chose de gris se profilait sur le ciel noir,—une bâtisse informe, solitaire au milieu des tombes, tombe elle-même: la sépulture de l'évêque d'Adran. Torral la nomma à voix haute, pour parler, et rompre d'un bruit humain l'intolérable silence. Mais on ne lui répondit pas, et le saïs fouetta ses chevaux. Ils allèrent encore très longtemps, et Fierce, presque assoupi, s'amusait à rêver qu'ils erraient dans un labyrinthe de l'Hadès, et que jamais, jamais ils ne rentreraient dans le monde des vivants....

Ils y rentrèrent tout d'un coup, comme un train qui jaillit hors d'un tunnel. Cholon, brusquement, apparut dans l'ombre, et surgit véritablement autour d'eux. Sans transition, ils se trouvèrent au milieu d'une ville,—une ville chinoise, incroyablement bruyante et grouillante, avec ses boutiques affairées, ses lanternes de bambou grosses comme des citrouilles, ses devantures en dentelle de bois doré, ses maisons bleues qui fleurent l'opium et la pourriture, ses échoppes en plein vent, éclairées d'un quinquet, où l'on vend toutes sortes de choses à manger qui n'ont pas de nom que nous sachions dire. Il y avait plein les rues d'hommes, de femmes et d'enfants, tous riant et criant, avec une agitation joyeuse et tumultueuse. Les hommes portaient uniformément la longue queue à bout de soie, et les femmes le chignon luisant enjolivé de verroteries vertes,—car ils étaient Chinois et pas Annamites. Il n'y a pas d'Annamites à Cholon, et c'est pourquoi la succursale de Saïgon n'est point une ville brune, délicate et mélancolique, mais une ville jaune, exubérante et populacière, comme sont les cités méridionales du Kouang-Tong et du Kouang-Si.

Le saïs claquait du fouet pour ouvrir la foule, et les chevaux piétinaient sur place. Torral se mit à siffler un refrain, et Fierce allongea sa canne pour pousser un enfant qui se jetait sous les roues. Tous se reprenaient à être de bonne humeur et expansifs, avec un soulagement superstitieux d'être évadés des Tombeaux et du Silence. Ils causèrent et rirent. Mévil s'éveilla brusquement de sa torpeur, et baisa la bouche de son amie, avec des façons câlines qu'elle prit pour de la tendresse. Ils arrivèrent après des embarras de foule au cabaret à la mode. Et ils soupèrent, s'excitant à être très gais.

Torral fit remarquer qu'il était une heure du matin; et que c'était une équipée ridicule d'être à Cholon à cette heure-là, et de n'être pas ivres,—ivres d'alcool, d'opium ou d'autre chose. Fierce, immédiatement, choisit des liqueurs, fit des mélanges et se mit à boire, après avoir observé que le lieu n'était pas propice à l'ivresse de l'opium, qui exige le recueillement de la fumerie chaste et philosophique, pas plus qu'à l'ivresse de l'éther, qui se plaît aux alcôves, aux bouches amoureuses complices et aux draps, de lit bordés par-dessus les têtes.—Il buvait froidement, d'un seul trait, après avoir vérifié la couleur des drogues en levant son verre au niveau des lampes; puis il le reposait vide, et regardait les flacons comme un peintre regarde sa palette, la tête penchée à gauche et les sourcils froncés.

Torral, qui désapprouvait, tous les excès de toutes les sortes, haussa les épaules et demanda du champagne sec, excellente chose pour les folies immédiates et vite assagies. Mévil dit seulement deux mots à voix basse au boy-chef, qui s'en fut préparer pour Hélène une boisson glacée, douce et traîtresse, qu'on avalait comme de l'eau, sans se défier;—et pour lui, Mévil, un grand verre d'une saleté brune et opaque, qui puait le poivre. Le médecin toussa deux fois en vidant ce verre-là, mais aussitôt après, il sembla gris de la plus jolie griserie du monde, aussi alerte et dispos qu'il avait été prostré dans la voiture, après qu'il eut pris son premier plaisir de sa maîtresse;—et il lutina prestement la jeune femme, dont la pudeur, comme par magie, semblait fondre à chaque gorgée qu'elle buvait.

Tous furent ivres, chacun à sa manière. Torral cassa de la verrerie, et Fierce bâtonna rudement un des boys qui avait osé rire en le regardant.

Ils remontèrent dans la victoria pêle-mêle et revinrent à Saïgon en chantant à tue-tête, derrière la silhouette du saïs ironiquement impassible sur son siège.—Ils revinrent par la route haute, la mieux embaumée de magnolias.


VII

A Saïgon, ils descendirent de voiture sans savoir pourquoi et marchèrent au hasard en continuant de chanter.

—«Bonne chose, formula Torral, en s'interrompant dans un refrain merveilleusement obscène, bonne chose que de ne pas savoir où l'on est. Le propre des hommes civilisés est de jouer les sages le jour et les fous la nuit. Il faut un peu de tout.»

Il entama un nouveau couplet, lequel, sans doute en horreur de la moderne littérature psychologique, péchait plutôt par excès de clarté.

Dans l'état d'esprit où ils étaient, leur promenade avait un but très indiqué, et ce but voisinait précisément avec le quartier qu'habitait Torral. Mais ils s'égarèrent, ce qui les étonna à tort, et au bout d'un long chemin, ils aboutirent au milieu de la rue Catinat tout à fait déserte alors. Mévil, le premier, s'aperçut de l'erreur.

—«Zut! dit-il. Ce n'est pas là qu'on allait. D'ailleurs je m'en fous. J'habite à deux pas et je rentre Ce qu'il me faut pour l'instant, c'est un lit.»

Il tenait à pleins bras la taille de sa maîtresse, et tous deux marchaient bouches jointes, ce qui n'allait pas sans trébuchements.

—«Tu es ivre, affirma Torral. On ne se quitte pas. Suivez-moi tous.»

Il prit la tête de la bande; mais au lieu de descendre la rue, il la remonta. Un chat, effaré de leurs cris, bondit de l'ombre d'une porte; Hélène, frôlée, poussa un cri perçant, et Fierce, qui marchait le dernier, lança sa canne à la bête fuyarde. Le chat roula, les reins cassés, et Torral se détourna pour l'achever d'un coup de talon. Après quoi, il le prit par la queue, fit un moulinet, et en calcula tout haut la circonférence. Cependant ils arrivaient devant la cathédrale, et firent halte, absolument stupéfaits de n'être point où ils croyaient.

—«La maison du dénommé Dieu? exclama Torral furieux comme d'une plaisanterie stupide.—Celle-là est trop raide!»

Il fit tournoyer le cadavre du chat, et, à toute volée, le jeta contre l'église. Après quoi, rasséréné, il s'orienta, et repartit en sens inverse,—les autres le suivant toujours sans objection. Et ils ne se retournèrent pas pour voir, derrière eux, les deux flèches sombres, dédaigneuses, se renfoncer dans la nuit.

Cette fois, ils arrivèrent à bon port. Ailleurs, la ville dormait toute; mais là, chaque maison, gueule ouverte, rougeoyait, et il sortait de partout de grands rires ivrognes. Torral triomphant fit un discours par lequel il prouva qu'il était un guide itchiban,—numéro un,—et que désormais le monde des voluptés leur était ouvert; il n'avaient qu'à dire Sésame.... A quoi Fierce, plus taciturne à mesure que l'air de la nuit augmentait sa saoûlerie, répondit par un seul mot, et réclama des Japonaises. Ils envahirent une maisonnette blanche qui avait l'air d'une villa rustique, et s'assirent bruyamment au milieu d'un cercle de fillettes-bibelots, drapées de robes à grandes fleurs, qui riaient à menus rires, avec beaucoup de décence et de politesse.

Fierce, connaisseur en Japonaises, choisit la plus jolie et la suivit dans une cellule tellement propre qu'il ôta ses souliers à la porte, ce dont elle le remercia comme d'une courtoisie d'homme très bien élevé, car c'est l'usage au Japon. Ils causèrent. Elle l'écoutait très sérieuse, attentive à comprendre sa voix alourdie et gardant soigneusement sur ses lèvres peintes son sourire correct et réservé.

Il parlait bien japonais, elle fit des mines admiratives. Elle lui dit son nom: Otaké-San, Mademoiselle Bambou; il comprit Otaki-San, Mademoiselle Source, et cela la fit rire aux larmes. Elle lui dit aussi son âge, treize ans. Elle craignait qu'il ne la trouvât trop jeune, sachant qu'en Europe, les femmes attendent d'être vieilles pour n'être plus «pures comme le Fousi-San très pur». Mais il lui expliqua qu'il avait pris à Hong-Kong le goût des Chinoises de dix ans, et qu'elle lui paraissait au contraire très grande personne. Elle vint alors sur ses genoux et ils firent quelques gestes; c'est-à-dire qu'il en fit, et qu'elle s'efforça de les imiter, docilement, en petite fille bien sage,—jusqu'au moment où ces gestes devinrent tels qu'elle s'imagina des choses abominables et protesta avec indignation. Mais il rit à son tour très fort, et lui jura qu'il ne la prenait pas «pour une Française». Elle consentit alors à des jeux naturels quoique détournés, et fit même effort pour simuler non pas une ardeur inconvenante et invraisemblable, mais une indifférence de bon goût, exempte d'ironie.

Quand ils revinrent tous deux dans la grande salle, il y avait tumulte. Mévil, travaillé d'imaginations baroques, et plus ivre à cause d'un verre de menthe qu'il venait de boire, s'acharnait à vouloir accoupler en des postures illicites la pauvre Liseron, ahurie et sanglotante, et plusieurs Niponnes stupéfaites et scandalisées. Fierce mit la paix, quoiqu'il commençât lui-même à marcher de travers, et à voir deux Otaké-San au lieu d'une. Ils sortirent enfin. Torral, que les Japonaises ennuyaient, attendait à la porte, assis sur le bord du trottoir. Il se leva et ils le suivirent; grâce au Champagne sec, il était le seul qui sût encore trouver son chemin.

Au fond d'une ruelle noire, ils arrivèrent à une case de planches vermoulues et de paille pourrie,—plus borgne et plus tragique qu'une auberge de mélodrame,—et dont la porte béquillée de deux bâtons avait l'air de s'être fermée sur un assassinat. On pouvait croire, après être entré, qu'il en était ainsi, parce que le sol,—terre nue et boue,—était semé de corps gisants; mais c'étaient seulement des corps ivres.

A droite et à gauche, des niches à chiens s'ouvraient, closes d'une claire-voie; c'étaient les chambres d'amour,—car on aimait dans cette porcherie. On aimait les femelles saoules qui se vautraient à terre, et que tout d'abord on ne distinguait pas, à cause de la lueur trop fumeuse du quinquet unique, toujours près de s'éteindre, mais qu'on vérifiait bientôt être des femmes, les unes jeunes et les autres vieilles, celles-ci plus hideuses, mais pas de beaucoup, et plus expérimentées. Toutes buvaient de l'eau-de-vie de riz, et jouaient avec des boys, des garçonnets vieillots, quoique impubères,—l'attraction répugnante du lieu.

Pour le moment, le lieu possédait une autre attraction; mais celle-ci ne figurait pas au programme:—Par terre, assis le dos au mur, il y avait un homme;—un Occidental, un Français. Et on l'entendait rire à petits hoquets, comme les poules gloussent. Il ne buvait pas, il ne fumait pas l'opium; il n'avait pas de femme ni de garçon.—Non, il regardait seulement, droit devant lui, avec des yeux ternes. Cet endroit-ci était au monde le seul où il se trouvât bien.—Il regardait et il riait, stupidement.

Eux, les Civilisés, le reconnurent lorsqu'ils entrèrent,—le reconnurent pour un des leurs. Car il s'appelait Claude Rochet, et il avait été le plus terrible pamphlétaire de la colonie;—beaucoup de gouverneurs avaient tremblé devant sa plume. Aujourd'hui, vieux,—quarante ans!—usé, vidé, fini, imbécile,—il restait quand même un des trois ou quatre maîtres de Saïgon et d'Hanoï, de par la teneur des journaux qu'il commandait encore. Et toute sa vie il s'était vanté, et il se vantait encore, dans ses suprêmes instants lucides, de n'avoir ni Dieu, ni maître, ni loi.

Ah! il avait bien vécu! Selon la formule;—sans préjugés, sans conventions, sans superstitions;—au gré de sa fantaisie,—de toutes ses fantaisies;—et même aujourd'hui, vieux et proche de la fosse, ou de l'hospice, il avait encore son courage et sa volonté des anciens jours: il savait venir chercher son plaisir où il le trouvait, fût-ce dans un bouge,—ici! Torral, en passant, salua cet nomme.—Puis il pénétra dans un des chenils, après avoir appelé du doigt deux boys qui accoururent; et il ne ressortit pas.

Hélène Liseron, trop ivre et trop lasse, s'endormait contre l'épaule de son amant. Mévil était demeuré sur la porte. Un coureur de pousse l'appela de la rue. Machinalement, il fit demi-tour, et se laissa remporter chez lui avec la chanteuse, oubliant Fierce.

Fierce resta seul, debout au milieu du cloaque. Quatre femelles accrochées à son vêtement, le tiraillaient vers leurs nattes.

Il ne pensait plus à grand'chose, ni bien nettement. Tout de même, une idée surnageait, dans le naufrage de sa cervelle,—une idée idiote, mais tenace comme une migraine.... ce Rochet, quelque dix ans plus tôt, avait été certainement un homme jeune, intelligent, fier.... Drôle que ce fût devenu ça!...

Rochet gloussait et bavait. Fierce secoua les épaules et balbutia: «Peuh!»

Il regarda les femelles;—des guenons, pour sûr. Il dit encore: Peuh!—Il en choisit deux; la plus jeune et la plus vieille.—Puis il s'effondra sur la natte, et rassembla toute sa salive pour commander distinctement, impérieusement:

—«Opium.»


VIII

Sept heures du matin. Dans sa chambre d'officier, à bord de son croiseur de guerre le Bayard, Fierce,—Jacques-Raoul-Gaston de Civadière, comte de Fierce,—dort sur sa couchette.

Une belle chambre,—une chambre d'aide de camp,—très vaste, dix pieds de long, huit de large, six de haut;—et magnifiquement éclairée: deux sabords grands comme des mouchoirs de poche qu'on peut ouvrir quand il fait beau.—Quatre murs en tôle d'acier ondulée; une armoire et un bureau, en tôle d'acier plane; une toilette et une commode, en tôle d'acier cintrée; un lit, en tubes d'acier rectilignes.—C'est tout, la chambre est pleine.—En France, à Cherbourg ou à Toulon, Fierce, d'ailleurs riche et délicat, se refuserait net à faire son chez-lui d'une pareille boîte à conserves. Il aurait quelque part à terre, dans une rue correcte et discrète, le taudis de bon goût, parisianisé, indispensable à la vie d'escadre, et dans quoi l'on peut regretter sans trop d'amertume sa garçonnière de la rue de Magdebourg.—Ici, il s'est résigné à capitonner sa cage, faute d'en pouvoir sortir. Le capitonnage est artistement posé, on ne voit plus les barreaux. Les tôles de toutes les espèces disparaissent sous un crépon de soie gris-perle, alternant avec un velours gris de fer; trop de gris, mais c'est la couleur des pensées de celui qui dort,—là, sur la couchette aux rideaux de mousseline grise.

Il dort très calme,—l'air sage de quelqu'un qui ne s'est pas le moins du monde couché fort après l'aurore, merveilleusement ivre de toutes les ivresses les plus blâmables. Ses paupières sont-bien un peu noires; mais ses boucles brunes s'éparpillent très chastement autour de son front, et sa gorge se soulève aussi paisible qu'une gorge plate d'innocente pensionnaire, dans un petit lit de couvent.

Jacques-Raoul-Gaston de Givadière, comte de Fierce.—D'azur au chevron d'or, accompagné de trois nefs du même, posées sur mers d'argent, deux et une.—Né à Paris, le 3 décembre 19..; fils unique du feu comte Fred-Raoul de Civadière de Fierce, et de feu Simone de Marroy, son épouse.—Du moins, c'est l'état civil qui se porte garant de cette collaboration conjugale, par ailleurs peu vraisemblable: les Fierce ont été des gens trop bien élevés pour se donner le ridicule d'un enfant fait en commun, la huitième année de leur mariage. Comme il sied, ils furent des amants quatre mois,—leurs quatre mois de Tyrol et de Hongrie, après qu'un cardinal de leur parenté les eut luxueusement bénis à Sainte-Clotilde;—et par la suite, des époux irréprochables, sans aucune espèce d'intimité hors de propos.—Jacques de Fierce est donc né probablement d'une fantaisie aggravée d'une distraction. Mais cela n'a aucune importance: Mme de Fierce en tous caprices savait ne pas déroger; il s'ensuit par conséquent que son fils est véritablement gentilhomme. Au reste, c'est la dernière chose dont il se soucie.

Jacques de Fierce a d'abord poussé comme une mauvaise herbe dans une cour de prison,—au quatrième étage de l'hôtel familial, dans la compagnie moralisatrice d'une bonne allemande, de plusieurs laquais et de beaucoup de joujoux.

De la sorte jusqu'à six ans. A six ans, premier souvenir notoire:—Un soir d'hiver,—il y avait de la neige tombée sur l'appui des fenêtres: tous les détails sont restés nets dans la jeune cervelle: M. Jacques échappe à sa bonne et trotte menu par la maison.—Il est cinq heures; maman prend son thé probablement, et il doit y avoir d'excellents gâteaux avec ce thé.—M. Jacques descend trois étages et se faufile chez sa mère, point trop sûr du chemin. Une porte,—deux portes,—trois portes, fermées;—un paravent: M. Jacques avance plus furtif qu'une souris.—C'est là:—maman, renversée dans une bergère, serre un monsieur entre ses bras; on ne voit que le dos du monsieur et les bras de maman; et la bergère recule à petites secousses, en grinçant comme un sommier de lit.—M. Jacques, très surpris et inquiet, se retire sur la pointe des pieds, et s'en va diplomatiquement questionner la valetaille. Des explications lui furent fournies, copieuses.

A sept ans, premier précepteur, suivi de plusieurs autres. Celui-là est un prêtre, honnête homme et homme vertueux. Promptement, il inculque à l'élève un durable dégoût de la vertu. M. Jacques, on ne sait par quel mystère d'atavisme, se révèle un enfant exceptionnellement sincère et droit;—par-dessus le marché, point bête. Le contraste lui apparaît trop marqué de ce qu'on lui enseigne et de ce qu'il voit:—Tout ça, c'est des mensonges.—M. Jacques commence à douter d'énormément de choses. Par leurs méthodes d'éducation, toutes diverses et personnelles, ses précepteurs successifs achèvent de le persuader que la vie est une sorte de mystification colossale, et le monde, une scène bien agencée pour comédies-bouffes.

Treize ans. Le petit de Fierce, élève d'un collège religieux de Belgique, vient passer les treize jours de Pâques à Paris, chez ses parents. Il s'y ennuierait fort, n'était la compagnie du petit de Troarn, son camarade de classe, qu'on lui permet de fréquenter. Très libres et curieux, les deux collégiens découvrent Paris. Le II mars,—ces choses-là datent,—Fierce et Troarn se risquent rue de Moscou, chez une élégante personne qui s'intitule Mme d'Harteval, et dont la renommée a percé jusqu'à eux. Ils trouvent une fille jolie quoique négligée, qui d'abord se scandalise, pour la forme, et consent ensuite, indulgente, à ce qu ils désirent. Fierce se couche un peu troublé, se relève un peu déçu, et, gêné de sa contenance sous les yeux moqueurs de la demoiselle, prend finalement le bon parti d'éclater de rire. C'est fait.

Dix-huit ans. Fierce a choisi d'être marin comme de ses amis choisissent d'être cavaliers ou diplomates. L'École Navale lui est un refuge inattendu, mais précieux et urgent contre les dangers de sa propre nature, laquelle est exigeante et n'admet aucune sorte de règlement. Fierce vient de passer à Paris trois années brillantes et fatigantes; brillantes, par le nombre et la qualité des intrigues qu'il a nouées; fatigantes, parce que ces intrigues monotones l'ont aiguillé vers d'autres divertissements plus variés et moins anodins. Il se trouve donc en temps opportun sévèrement cloîtré au fond de la Bretagne, sur un rude vaisseau, revêche et froid, loin des jupes professionnelles ou mondaines qui l'ont trop bien accueilli les hivers derniers,—loin des câlineries énervantes de telle petite cousine qu'il déniaisait aux vacances dans son château angevin,—loin des arrière-boutiques pour sénateurs et des bars anglais pour diplomates étrangers, où souvent l'a conduit son désir têtu de toutes choses neuves et interdites.—M. de Fierce est officier de marine, ce qui lui sert de préservatif momentané contre diverses maladies fâcheuses, parmi lesquelles figurent honorablement le gâtisme et l'ataxie.

Et maintenant, Fierce court le monde.

Ce n'est pas très amusant. Quand même, c'est plus amusant que la vie de Paris;—plus éclectique et moins menteur.—La débauche parisienne n'a pas grand'chose à envier à la débauche exotique, quant au fond; mais elle s'embarrasse hypocritement de volets clos et de lampes baissées. Ailleurs, les gestes voluptueux n'ont point peur du soleil. Or, Fierce par-dessus tout-continue d'aimer la sincérité.

Il s'est fait un métier de la chercher partout,—en Chine, à Sumatra ou aux Antilles;—dans les philosophes reliés de velours gris qui garnissent, au-dessus de son lit, sa bibliothèque de fer forgé;—sur les lèvres brunes ou roses de beaucoup de maîtresses caressées au hasard des relâches et des escales;—au fond de trop de flacons et de trop de bouteilles, et parmi toutes les sortes de fumées connues en ce monde mesquin,—fumées d'opium,—fumées de haschisch;—fumées d'éther;—dans les théories positives et rigoureuses d'un Torral, dans l'égoïsme épicurien d'un Mévil, dans sa propre gouverne impulsive et indifférente. Toutes les bribes de vérité découvertes, tous les bouts de voiles arrachés n'ont point réussi à le satisfaire. Il a goûté à tout et s'est dégoûté de tout. Il continue cependant à vivre, et il abuse de la vie, trouvant fade d'en user seulement.

Son père et sa mère sont morts. De ce double deuil il a tiré quelque mélancolie et peu de tristesse. Libre, et riche, il poursuit le même chemin, faute d'en savoir un meilleur, qu'il désire toutefois obscurément.

Un vieil amiral, idéaliste et candide, s'est épris de lui pour l'avoir aperçu dans on ne sait quel prisme purificateur; il l'aime en fils et le traite en héros, Fierce le rembourse d'un peu d'amitié méprisante.

Fierce court le monde, et promène de climats en climats son dédain de toutes les lois, son ironie pour toutes les religions, sa haine contre tous les mensonges, et sa faim et sa soif de toutes les nourritures inédites et miraculeuses que la vie promet et qu'elle ne donne pas.


IX

Dans la chambre endormie, l'ordonnance de Fierce entra,—un petit matelot pieds nus, en tricot rayé à manches courtes. Et proprement, il fit le ménage, silencieux comme une souris. La chambre était fort bouleversée: sans doute s'y était-on couché à tâtons, sans le plus léger souci des vêtements arrachés et jetés à terre, non plus que du fauteuil unique culbuté pieds par-dessus bras. Mais l'instant d'après, l'ordre régna. Sur le siège décemment relevé, d'autres vêtements s'étalèrent, immaculés; un veston frais repassé s'orna à l'ordonnance de ses attentes d'or, de ses galons et de ses boutons à ancres. La toilette fut pourvue d'eau, le tub rempli, les éponges sorties des filets, les flacons alignés en colonne. Et, tout disposé, le petit matelot parla d'une voix bretonne:

—«Lieutenant! Sept heures trente.»

Les paupières violettes battirent, et les yeux luirent comme deux lampes dans la nuit. Tout de suite, Fierce fut lucide et d'esprit net: l'opium est un antidote passable contre l'alcool; il combat le mal aux cheveux par le mal au cœur. Tout de suite aussi l'innocence et la sérénité s'effacèrent du visage éveillé, qui reparut las et inassouvi.

Le petit matelot était parti. Fierce se leva, légère ment pâle et les tempes moites, et commença par vider à demi un flacon de café en réserve parmi sa parfumerie. Puis, le cœur moins flou, il ôta son pyjama blanc, et entra dans le tub. Après quoi, la peau délicieusement ruisselante, il laissa la brise matinière sécher ses épaules, et se regarda dans son miroir. Il n'était pas coquet, mais il appréciait judicieusement l'avantage que donne pour la traversée de la vie un corps bien fait et un visage avenant. Il se plut à constater que, malgré ses vingt-six ans copieusement vécus, son ventre demeurait plat et son front lisse. Et il s'assit nu, paresseux.

Il appuya sa nuque au dossier du fauteuil. L'opium pesait encore lourd sur ses membres: Il avait un cercle de fer autour du front, et sa poitrine était vide, sans cœur ni poumons. Il s'était à coup sûr levé trop tôt des nattes de la fumerie;—jolie fumerie, par parenthèse; porte vraiment élégante pour sortir de la vie et entrer dans le rêve des dieux!—Oui, il s'était levé trop tôt. Mais il fallait rentrer,—rentrer à bord, rentrer dans la vie. Il fallait ici, maintenant, se vêtir et aller, donner des ordres, en recevoir, s'agiter de l'agitation bête et vaine des hommes. Il fallait oublier la quiétude souveraine de la nuit d'opium, succédant à l'orgie saoule et lubrique; oublier les ailes d'or par lesquelles on avait plané au-dessus de la terre, et les baisers merveilleux qu'une princesse féerique avait amoncelés pieusement aux pieds du fumeur ... au fait, c'était l'ignoble petite guenon annamite; quand même, elle avait un joli geste de chatte, pour s'accroupir entre vos jambes,—discrète....

Incontestablement, levé trop tôt. Encore un peu de café, pour sécher cette maudite sueur.—Tristes, les retours à bord pareils au retour de cette nuit, et les pousses cahoteux et vacillants, et les sampans humides qui sentent la pourriture, et les nausées qui balancent le cœur comme dans une escarpolette....

Avant de passer le veston de toile orné d'or, il mouilla sa main et l'appuya au creux de sa taille: Pareillement fraîche, hier, la caresse de la petite Japonaise Otaké-San; il crispa l'un après l'autre,—en souvenir,—tous ses ongles contre sa peau. Puis il mit le veston, et y agrafa un faux-col et des manchettes, pour faire semblant d'avoir une chemise, et s'épargner une étoffe de plus. La chaleur commençait de croître.

Il poudra un peu ses paupières trop sombres, et rougit au tampon les pommettes de ses joues. Il eut alors l'air absolument dispos, et sortit de sa chambre.

Sur le pont, les tentes étaient faites, les rideaux baissés, et l'on arrosait les virures. La musique amirale était assemblée. Un timonier veillait la montre d'habitacle. Aux coupées, les factionnaires chargeaient leurs fusils pour les couleurs du matin.

Fierce regarda l'heure et fit frapper la flamme tricolore du signal. Il y avait en rade deux croiseurs et la division complète des canonnières et des gardes-côtes de Saïgon. De navire en navire des appels de clairons sonnèrent. Les signaux répétés claquaient au bout des mâts.

L'aiguille de la montre passa sur huit heures. Au signe de l'aide de camp, les commandements réglementaires retentirent, solennels:

—Attention pour les couleurs!

—Halez bas le signal!

—L'amiral envoie!

—Envoyez!

Aux coupées, les coups de fusils firent des flocons bleus. La musique joua au drapeau. Les matelots saluèrent en se découvrant, et Fierce ôta son casque, dédaigneux du soleil qui perçait aux transfilages des tentes.—Le pavillon de France montait lentement à la poupe, fier comme au soir d'Austerlitz.—Et Fierce le regarda, et sourit en haussant imperceptiblement les épaules, et murmura sept mots retenus d'un livre qui lui plaisait, par des apparences de sincérité:—Bleu de choléra, blanc de famine, rouge de sang frais.—Il remit son casque et tourna le dos pour descendre chez l'amiral.

M. d'Orvilliers, duc et pair, contre-amiral commandant une division de l'escadre de Chine, était, au physique, un maréchal du Premier Empire, plus haut, plus maigre et plus héroïque que ne sont les hommes d'aujourd'hui, et durci d'une moustache grise plus rude, et de cheveux blancs plus épais; mais ses yeux, sans doute à force de ne pas voir de bataille, étaient devenus des yeux tendres et doux, qui regardaient toujours droit devant eux, d'un regard honnête, candide et quelque peu chimérique. Au moral, M. d'Orvilliers était pareil à ses yeux.

Il tendit sa main à son aide de camp, et le regarda avec amour, l'admirant d'être beau, jeune, supérieur par l'intelligence et l'esprit, et,—le bonhomme en était persuadé,—irréprochable dans chacun de ses gestes et dans chacune de ses pensées. Fierce prit la main, répondit par des ellipses à quelques questions paternelles sur sa soirée et sa nuit, puis coupa court aux conseils de ménagements et de prudence en réclamant les ordres pour la journée. M. d'Orvilliers s'assombrit aussitôt beaucoup, et fit entendre à son aide de camp que la situation politique et maritime était grave. De quoi Fierce n'eut cure, connaissant de longue date le pessimisme traditionnel du vieux.—M. d'Orvilliers précisa son dire, parla de l'Angleterre et du Japon, hocha la tête à propos de la politique française d'effacement, et conclut en prédisant une guerre vraisemblablement fatale, laquelle guerre éclaterait avant trois mois.

—«En mars,» observa simplement Fierce. On était à fin décembre.

—«En avril ou en mai,» affirma l'amiral, sérieux. Et il ajouta, toujours doux et paisible, et nullement emphatique: «Pas un d'entre nous n'en reviendra sans doute; mais à mon âge, la mort est une auberge où, bon gré mal gré, l'on dînera dans la soirée; peu donc importe l'heure exacte du dîner. Et j'aurai la plus grande de mes joies, et la moins méritée, si je pouvais mourir comme sont morts Brueys, Nelson et Ruyter....»

Respectueux et mélancolique, Fierce compta mentalement jusqu'à vingt et un, puis ramena la question première:

—«Alors, les ordres d'aujourd'hui, amiral?»

M. d'Orvilliers les donna. Il fallait un landau pour trois heures. Fierce fit observer que le soleil serait chaud. Mais l'amiral affirma que le soleil ne l'empêcherait pas d'aller s'entretenir avec le gouverneur d'abord, puis se concerter avec le conseil de défense et les commandants de la marine et des troupes. Enfin, des dépêches étaient attendues nombreuses, et l'aide de camp les déchiffrerait lui-même avant de quitter le bord, si le cœur lui disait d'une promenade avant midi.

—«Bien,» dit Fierce.

Dans sa chambre, un premier télégramme l'attendait,—le bulletin météorologique de Shangaï. Il rit.

—«Voilà probablement les symptômes belliqueux qui nous inquiètent: côte de Formose, mer agitée; typhon sur Manille.—Fichtre! il va bien, mon brave d'Orvilliers: la guerre anglaise, rien de plus....»

Il regarda ses bibelots, ses reliures, sa Vénus de Syracuse dont le marbre ambré luisait dans un angle.

... «Un obus là-dedans, hein? Ça meublerait!»

Il n'y pensa plus et prit un livre.

... «Si les dépêches arrivent assez tôt, j'irai voir le petit lever de Mévil; elle doit être charmante au lit, la belle Hélène.... Et pourvu que le vieux me lâche ce soir en liberté, ne fût-ce qu'une heure.... Huit mois que je n'ai pas fait la promenade d'ici, l'Inspection....»

Les dépêches arrivèrent. Le dernier croiseur envoyé en Chine venait d'arriver à Djibouti. Mais le ministre le rappelait immédiatement en France.

... «Pourquoi diable?...»

De Hong-Kong, quinze lignes serrées de chiffres suivirent. Fierce découragé laissa tomber ses mains sur ses genoux; après quoi il rassembla son courage et chercha le dictionnaire des consuls.

... «A n'en pas douter, c'est un croiseur anglais qui a changé de corps-mort ... ou le cheval du gouverneur royal qui a attrapé une entorse....»

Il pointa la traduction au crayon:

... «Escadre ... Yang-Tse ... concentrée ... seize navires ...—Allons donc!—London ... Bulwarck ... Vénérable ... Duncan ... Cornwallis ... Exmouth ...—six cuirassés, six ...—Cressy ... Aboukir ... Hogue ... Drake ... King Afred ... Africa ... Kent ... Essex ... Bedford ...—Neuf croiseurs blindés, quinze, tous plus forts que nous, bien entendu....»

Il posa son crayon et derechef promena son regard par sa chambre:

—«Un obus là-dedans, oui. Ça meublerait.»

Il porta la dépêche à l'amiral. D'Orvilliers la lut sans surprise ni inquiétude, satisfait.

—«C'est ce que je disais.»

Fierce s'en alla fort calme, suffisamment fataliste pour qu'aucune nouvelle n'entamât sa sérénité, et d'ailleurs courageux physiologiquement. Il souriait en pensant à l'amiral.

—«Un échappé de l'autre siècle qui a manqué sa vie sans s'en douter. Sous Napoléon, c'eût été une façon de grand homme. Aujourd'hui, un grotesque. Mais sympathique en somme. Et je l'aime comme il est, tout en me moquant de lui.»

Vers dix heures, Fierce, la besogne finie, se retrouva sur le quai,—en uniforme; il n'avait pas pris le temps de changer de vêtements. Par hasard, une brise assez vivante balayait la chaleur des rues et il faisait encore bon marcher,—à l'ombre.

Fierce allait devant lui, choisissant les arbres touffus et les maisons à arcades. Éloigné de Saïgon depuis huit mois, il goûtait un plaisir de voyageur à reconnaître chaque coin de la ville; en même temps, le contraste violent de l'été saïgonnais d'aujourd'hui et de l'hiver nippon qu'il venait de quitter lui était un malaise presque douloureux, mais qui lui plaisait parce qu'il le savait rare. Et tout cela réuni charmait sa promenade. Il arriva au Jardin sans s'être irrité de la poussière ni du soleil. Et il marcha dans les allées sablées de rouge, entre les pelouses et l'arroyo sinueux. Des ruisseaux coulaient en méandres, tellement enfouis sous les joncs et les fougères des rives, que l'eau ne s'en voyait pas. Tous les arbres du Tropique se mêlaient en une forêt miraculeuse d'où le soleil était exclu. Mais le plus bel ornement de ce parc sans rival, c'étaient des bouquets de bambous agglomérés dont les tiges grêles, serrées en faisceaux, s'épanouissaient plus haut que la cime des aréquiers et des tamarins; de loin, chaque bouquet semblait un seul arbre, vaporeux comme une dentelle, et colossal.

Les allées rouges étaient désertes; sur l'arroyo, un sampan dérivait au fil de l'eau, silencieux sous son couvercle de paille tressée.

Fierce s'égara agréablement sous la forêt exotique. Un sentier le tenta, parce que des palmes multiformes, entrelacées en voûte, en faisaient un souterrain vert, et parce que ce souterrain fort contourné semblait tous les dix pas butter contre un buisson et finir en cul-de-sac. Un ponceau le prolongeait au delà d'une mare croupie, tachée de lotus, laquelle s'encadrait de grosses grilles de fer hérissées: la tête plate d'un crocodile émergeait au milieu, immobile comme un tronc d'arbre. Fierce renifla le relent fétide, noyé dans le parfum despotique des magnolias; et il flaira, encore lointaine, une autre odeur plus fauve.

Les magnolias et les palmiers s'éclaircissaient. Une fois de plus le sentier tourna, et le bois finit. Une grande cage s'adossait aux derniers arbres, et des, indigènes, des soldats, des femmes,—trois ombrelles claires d'Européennes,—regardaient.

C'était la cage aux tigres. On n'en voyait que deux, mais formidables, indescriptiblement majestueux et grands. La femelle faisait semblant de dormir, étalée sur le ventre et la tête entre les pattes; sommeil feint, coquetterie pour le mâle: les griffes sorties de leurs gaines de velours trouaient sournoisement la terre, et des frissons ondulaient sous la peau rayée.

Le mâle la regardait, immobile comme un tigre de pierre. Il était beaucoup plus haut et long que n'importe quel lion. Son poitrail blanc comme la neige se gonflait fortement tandis qu'il flairait l'autre bête couchée.

Une ombrelle rose se souleva vers Fierce, dont les pas craquaient dans le gravier.

—«Tiens, vous? vous venez voir les grosses bêtes faire des horreurs?»

Fierce vit Hélène Liseron, toute fraîche sous son nuage de poudre, les yeux à peine battus.

—«Qu'avez-vous fait de Raymond?»

Elle lui avait tendu sa main; il la serrait, la caressant à son habitude de tous ses doigts l'un après l'autre. Elle rit mollement.

—«Plutôt, demandez ce qu'il a fait de moi....

—Eh bien?»

Elle rit plus fort et fit une moue.

—«Pas grand'chose!»

Le tigre commençait de rugir. Il s'interrompit pour regarder les chétifs qui le guettaient; puis, avec un mépris lent, il détourna le mufle, et marcha jusqu'à la tigresse. Il la poussa d'un coup de tête; elle fit la morte et ne bougea pas. Colère, il revint à la charge, et la roula comme on roule une petite chatte. Alors, elle se fâcha; elle bondit, les griffes tirées, et s'élança contre lui. Mais il ne recula pas, et elle eut peur des yeux fixes où flambaient deux phares verts. Elle se courba, s'aplatit, devint douce. Et lui, brutalement, la souffleta de sa patte, la jeta par terre et la couvrit. Les deux bêtes accouplées s'immobilisèrent. Le tigre, triomphant, continuait de gronder.

Excitée et peureuse, Liseron serrait la main de Fierce et regardait avidement, haletante un peu. Chaque rugissement crispait davantage ses ongles, et quand la tigresse obtint enfin la récompense de sa pudeur, la paume égratignée saigna.

Fierce regarda sa main, puis la jeune femme:

—«Ça ne vous déplairait pas d'être tigresse....»

Elle lui frappa le bras de son éventail:

—«Taisez-vous, vous!»

C'était fini, dans la cage. Le tigre, à quatre pas de sa femelle couchée, s'était assis, silencieux, orgueilleux, ses yeux droits devant lui, sans regard.

—«Vous êtes à pied? demanda Fierce.

—Non, par exemple! Ma voiture est dans l'allée. Vous avez la vôtre?

—Non, je suis venu en me promenant.

—Vous n'allez pas rentrer à pied par ce soleil?

—Il faudra bien.

—C'est fou! Il y a de quoi tomber comme une mouche.... Si vous n'étiez pas en uniforme, je vous offrirais bien une place....

—Mais, pourquoi pas?

—Dame, tout le monde vous verra.

—Et puis après?

—Vrai, ça ne vous ennuie pas?

—Quelle folie!»

Dans la voiture, il glissa son bras derrière la taille d'Hélène,—pour effacer les plis du corsage.

—«Je vous dépose où? dit-elle.

—Chez vous. Vous rentrez chez Raymond?

—Mais non; je rentre à mon hôtel, rue Catinat....

—Eh bien, rue Catinat.»

La voiture partit.

—«Raymond vous a laissé vous envoler comme ça, dès l'aurore?»

Elle refit sa moue.

—«Il aurait été bien en peine de me retenir. Je l'ai laissé tellement endormi qu'il ne doit pas s'être encore aperçu de mon départ....

—Oui? vous l'avez si fatigué que ça?

—Par exemple! d'abord, ça ne vous regarde pas.»

Mais elle souriait du coin de sa bouche, et la main de Fierce caressa ses épaules. Ils rirent tous deux, pensant aux mêmes choses.

—«C'est drôle, murmura-t-elle. Il est jeune, grand, fort ... et....

—Et il se fatigue vite.»

Elle fit oui de la tête et baissa pudiquement les cils.

—«Mon Dieu, expliqua Fierce, il est jeune si vous voulez. Il a trente ans, ma chère.

—Eh bien?

—... Trente ans, quelques aventures,—je ne crois pas souffler sur vos illusions en vous révélant que vous n'êtes pas son premier amour ... quelques aventures donc, un peu de piment çà et là.... Il n'est plus absolument neuf. Trop d'étalage, l'objet est défraîchi.

—A trente ans!

—Hélas! je n'en compte que vingt-sept, et croyez moi, j'ai des nuits très laborieuses....

—Voyons, voyons, quelle histoire inventez-vous? Moi aussi, cher monsieur, j'ai trente ans.... C'est un âge qui s'avoue très bien. Et je vous assure que ces trente ans ne me pèsent pas plus que s'ils n'étaient que vingt....

—Cela n'a aucun rapport.

—... Et je sais des hommes très sérieux,—mettons mûrs,—des hommes de cinquante ans!—qui, ma foi, valent mieux que votre ami.»

Fierce fit signe qu'il n'y pouvait rien, et ne chercha pas de réponse. Oui, on vieillissait vite, en vivant la sorte de vie qu'ils vivaient tous, Mévil, Torral et lui-même.—Dans sa pensée, l'image dégradée, ignoble de Rochet, se photographia désagréablement; et pour la chasser, il resserra l'étreinte de son bras autour des épaules de sa compagne. Un désir léger s'insinua dans ses nerfs; et il fut soulagé de se retrouver jeune et fort devant la femme jolie.

La voiture s'arrêtait.

—«Je vous laisse là? dit Hélène.

—Ce n'est pas permis de monter avec vous?

—Oh! mon Dieu, si. Par exemple, vous allez trouver un désordre ... je campe, rien de plus.»

La chambre d'hôtel n'était pas coquette. Les murs crépis étaient nus, et le carreau sans natte. Mais le grand lit, mince, dur et frais, avait l'air confortable sous sa moustiquaire de tulle soigneusement close, et la chaise longue de rotin supportait un somptueux pêle-mêle de toilettes de soie.

—«Vous permettez?» dit Hélène Liseron.

Debout, les bras levés, elle dépinglait son chapeau devant un miroir. Il s'assit et la regarda. Les cheveux roux voletaient, et la nuque potelée luisait comme sous une résille d'or pur. Les bras fermes et gras s'épanouissaient hors des manches courtes, et une rosée chaude perlait sur la peau. Les doigts dans la chevelure agitaient un parfum violent et délicat.

Dans le miroir, Fierce vit des yeux sournois, puis un sourire bizarre. Alors, très simplement, il se leva derrière elle et la saisit à bras-le-corps. Elle fut stupéfaite ou fit semblant.

—«Eh bien? qu'est-ce qui vous prend?»

Il ne répondit absolument rien, parce qu'il mordait gloutonnement le cou duveté d'or. Il la touchait toute, aux jarrets avec ses genoux, aux épaules avec sa poitrine. Elle cria:

—«Allez-vous me lâcher?»

Il fit le contraire; il l'enleva comme une poupée, une main à la taille et l'autre sous les cuisses. Et il la renversa sur la chaise longue, parmi les robes qui bruissèrent. Elle se défendit pour de bon,—pas longtemps.

—«Finissez, voyons!»

—Mais je finis.»

Il finit en effet,—à sa manière,—et se releva, très calme, immédiatement correct.

Sans mot dire, elle retourna vers son miroir et lissa ses cheveux; puis elle rit, bonne fille. Par jeu, il était revenu derrière elle pour becqueter les cheveux parfumés.

—«Dites? fit-elle tout à coup. Et Raymond?

—Quoi, Raymond?

—Vous n'avez pas de remords?»

Il fut très gentil:

—«Vous êtes bien trop jolie!»

Elle fit une moue flattée et incrédule, et insista:

—«Vous êtes grands amis, tous deux, pourtant?

—Mais oui.

—Eh bien, s'il savait? Il serait furieux....»

Il se retint d'éclater de rire. La jalousie n'est pas un sentiment civilisé; et certes, Mévil se souciait infiniment peu de n'importe laquelle de ses maîtresses.

Elle le regardait, tendre, quêtant un baiser. Évidemment elle jugeait sévèrement la trahison de Fierce envers Raymond, et la noirceur de ce crime commis pour elle chatouillait agréablement sa vanité. Il donna le baiser, complaisant quoique ironique. Maintenant qu'il l'avait eue, d'ailleurs, elle lui était tout à fait indifférente. Pourquoi diable, en pure vérité, lui avait-il sauté dessus tout à l'heure? Bah!

A midi, il rentrait à bord déjeuner. Un timonier le guettait pour qu'il émargeât un ordre frais signé. Il lut:

«Le Contre-amiral commandant la deuxième division de l'Escadre de Chine,

«Ordonne:

«A dater de ce jour, l'école élémentaire et le gymnase cesseront de fonctionner sur les bâtiments de la division.

«En lieu et place, MM. les commandants feront exécuter alternativement, et par tous les hommes de leurs équipages, l'exercice ordinaire et l'exercice général du canon.

«Tous les soirs, il sera en outre procédé après le branle-bas à des exercices de pointage nocturne.

«L'amiral insiste sur l'extrême importance de tous les exercices sus-mentionnés, et compte sur le zèle et le patriotisme de tous pour multiplier promptement la force efficace des bâtiments à lui confiés par la République.

«Fait à bord du Bayard, ce 27 décembre 19..,

«D'ORVILLIERS.»

—«Bon, pensa Fierce, voilà les bêtises en train.


X

A huit jours de là, Fierce, s'éveillant un matin, s'accouda au sabord.

Par un caprice de la saison, il avait plu pendant la nuit,—une averse courte et diluvienne, comme il en tombe une fois par mois en pleine époque sèche. Et l'air en conservait une fraîcheur printanière, quoique le ciel flambât déjà, incendié par le soleil. Fierce observa que la rive gauche du Donaï, ensevelie sous la verdure, s'étageait en nappes superposées: tout au bas, penchés sur le courant, c'étaient les roseaux, les bananiers, les palmiers nains,—pressés, tassés, sans un trou, sans une fente dans leur haie opaque. Au-dessus, les magnolias, les banians, les acacias, les tamarins alternaient avec les bambous en gerbes; et les couleurs gracieusement nuancées se mariaient: le gris tendre des bambous, le vert luisant des mandariniers, le brun métallique des fusains à feuilles rondes. Des myriades de fleurs piquetaient les feuillages.—des fleurs blanches, des fleurs jaunes des fleurs rouges surtout,—les flamboyants ponceau, les hibiscus carmin.—Enfin, plus haut encore, les palmiers de toutes les races balançaient leurs branches délicates, découpées en ombres fantasques et compliquées sur le ciel éclatant. Les aréquiers aériens mêlaient leurs palmes longues aux larges palmes des éventails, aux palmes ajourées des cocotiers lourds de fruits;—tout cela planant par-dessus la forêt, en féeriques bouquets portés à bout de tiges, des tiges minces et blanches comme des colonnes ioniques.

Sous le sabord du croiseur, l'eau jaune frôlait la coque. Elle glissait vite, hâtive et inquiétante, charriant des troncs demi-engloutis, des feuilles, des planches, des débris venus de loin, des épaves indécises de la grande Asie inconnue. Le soleil habillait la rivière d'une étoffe éblouissante, au point qu'on ne distinguait plus les trous noirs des tourbillons, happant au passage toutes les choses flottantes.

—«Très bien, tout ça,» dit Fierce.

Et il se sentit d'excellente humeur. Il n'avait pas fumé d'opium la veille.

Le semaine avait été propice. Plus vite qu'il n'avait espéré, Saïgon l'avait favorisé d'une hospitalité convenable: Bon gîte,—joyeux soupers,—et le reste. Le gîte était une simple chambre de sieste, grande, nue, fraîche, meublée seulement d'un lit de crin, d'une moustiquaire et d'un panka qu'un boy agitait. Par les fenêtres, un flamboyant oblique poussait des branches et secouait des fleurs. Dehors, c'était le vieux quartier Tuduc, des rues à moitié chinoises, brunes et odorantes, égayées de boutiques et de blanchisseries. Il faisait bon dormir dans cette chambre aérée, aux heures torrides d'après-midi, alors que les tôles du croiseur, dilatées par l'atroce soleil, geignaient en écaillant leur peinture blanche ou suaient des gouttes de goudron fondu. Fierce alors s'étendait nu sous la moustiquaire, la peau moite d'une douche souvent renouvelée, et rêvait à sa vie saïgonnaise, en prenant garde de ne point remuer, car rien qu'en allongeant la main tout son bras ruisselait aussitôt de sueur.

Les soupers, Mévil et Torral en étaient les convives. Pour eux trois, chaque nuit ressemblait à la première nuit. Le détail variait. Mais, en proportions inégales, c'étaient toujours des femmes, de l'opium et de l'alcool qu'on mélangeait, avec entr'actes de promenades nocturnes dans la ville chinoise grouillante ou parmi les solitudes de la campagne endormie.

Le «reste», enfin, Hélène Liseron le fournissait. Non pas que Fierce en eût fait sa maîtresse en titre, ni qu'il lui gardât une ridicule fidélité. Mais leur première aventure les avait mis en goût l'un de l'autre, et ils la continuaient clandestinement. Fierce y trouvait l'avantage d'une simplification de sa vie. Il est confortable d'être le second amant d'une femme que l'on aime sans attachement. Quant au ragoût obligatoire des sensualités exotiques, les soupers quotidiens à Cholon se chargeaient d'en procurer les condiments,—japonais, annamites ou chinois.

Hélène, en tout cela, s'était laissé conduire par son destin, et ne le trouvait point néfaste. Deux amants généreux valent mieux qu'un. En outre, Fierce et Mévil la vengeaient alternativement l'un de l'autre. Hélène les aimait assez tous deux, et d'un sentiment assez primitif, pour en être jalouse. Elle souffrait dans son amour-propre et dans sa sensualité quand elle les voyait aimer d'autres femmes. Or, Fierce ne dissimulait que très peu ses passades asiatiques, et Mévil affichait la plupart de ses coucheries organisées ou fortuites: Hélène donc, trahie et le sachant, se délectait à trahir à son tour, et souhaitait trouver un jour l'audace d'avouer à chacun de ses amants que l'autre était le préféré. Dans le fait, Mévil ignorait même que cet autre existât; Fierce, par égard pour Hélène, lui gardait le secret, et supportait avec complaisance qu'elle le menaçât quelquefois, par jalousie ou par sadisme, de «tout dire.».... Bon gîte, joyeux soupers, et le reste....

Par-dessus tout, la satisfaction spécieuse d'un but pour la vie et d'une route tracée vers ce but. Depuis bien des années Fierce vivait selon ses sens, et sans autre recherche que de les contenter du mieux qu'il pouvait. Mais la familiarité de Mévil et de Torral l'incitait à penser aujourd'hui que rien de mieux n'existait au monde, que le plus outre jusqu'alors espéré n'était que chimère, et qu'il convenait de s'enfermer définitivement dans la formule civilisée: Maximum de jouissance pour minimum d'effort.—La franchise scientifique de cette proposition le séduisait.

L'exactitude de ses amis à se conformer à leurs maximes ne lui plaisait pas moins. Mévil, que son goût exclusif n'entraînait que vers l'amour, aimait officiellement cinq maîtresses,—et ne négligeait pour elles aucune des rencontres voluptueuses que le hasard lui offrait en surplus. Nul préjugé ne présidait à ses choix; et toute bouche attirait pareillement son baiser, pourvu qu'elle fût jeune et dessinée en arc.—Une chanteuse d'opérettes,—une mondaine, femme d'avocat renommé,—une congaï annamite à ses gages, servante-esclave d'ailleurs plutôt que servante-maîtresse,—une Japonaise pensionnaire de maison close, mandée chaque mardi pour une volupté hebdomadaire,—une jeune fille réputée candide, et qui se débauchait incognito;—cinq femmes enfin dont chacune eût probablement méprisé les quatre autres, à cause de leurs destins différents,—étaient également appréciées, flattées, caressées et méprisées par cet amant professionnel que jamais une préférence n'avait troublé.—Et cela était l'évidente sagesse.—Torral, éclectique, équilibrait ses plaisirs selon l'arithmétique épicurienne, et se vantait d'exprimer ainsi de la vie tout le bonheur y contenu. Ce but devant être atteint, l'opinion d'autrui n'existait pas à ses yeux: et il affichait jusque dans la rue ses liaisons masculines, et promenait en pleine Inspection ses deux boys intimes Ba et Sao.—Cela encore était peut-être la sagesse,—rehaussée d'un cynisme peut-être courageux.

Donc, Fierce jouissait de sa vie saïgonnaise, et jouissait aussi du bien fondé de son plaisir.

Il donna un dernier regard au fleuve bordé par la forêt.

—«Bonne ville, Saïgon....»

C'était dimanche,—le 2 janvier; l'amiral donnait tout à l'heure un déjeuner intime. Fierce, ennemi des corvées mondaines, acceptait celle-ci, parce que la petite Abel y devait assister,—la fille du lieutenant-gouverneur, la délicieuse statue d'albâtre aux yeux de sphinx, qui, le premier jour, l'avait séduit, et le tentait davantage à chaque rencontre.—Étrange fillette, pensait-il; une eau dormante qui donne envie d'y jeter une pierre pour voir ce qui monterait à la surface.—Au déjeuner assisteraient, outre les Abel, le gouverneur général, ancien ami du duc d'Orvilliers, et une pupille à lui, jeune fille que sa mère, veuve et aveugle, n'accompagnait pas dans le monde. Fierce, dans la salle à manger déjà servie, s'occupa des fleurs et chercha sur les étagères les cloisonnés nippons de l'amiral pour les emplir de roses et d'orchidées. Tout en disposant sur les menus des femmes leurs bouquets de corsages, il lut les noms calligraphiés, et s'arrêta à la pupille du gouverneur avec une réminiscence confuse,—Mlle Sylva,—Sylva?—Il questionna l'amiral, qui, dans son cabinet, repliait des plans de batteries.

—«Comment, fit d'Orvilliers, vous ne vous souvenez plus? mais c'est de l'histoire!»

Il raconta:

Mademoiselle Sylva n'était rien de moins que la fille du fameux colonel Sylva, des Chasseurs d'Afrique, tué au combat d'El-Arar dans la plus épique des charges du siècle. M. d'Orvilliers, dès qu'il eut dit cela, oublia la fille pour le père, et détailla à son aide de camp, respectueusement distrait, l'historique minutieux du combat susnommé, et la gloire acquise en cette occurrence par les Chasseurs d'Afrique que commandait le héros Sylva. Fierce, bon gré mal gré, sut qu'il s'agissait d'une brigade trahie et cernée sur la frontière marocaine, laquelle brigade avait été miraculeusement sauvée par deux escadrons détachés en reconnaissance, et que tout le monde croyait déjà anéantis. Le colonel Sylva commandait ces escadrons. Cerné en effet lui-même au centre d'une province en insurrection, il s'était dégagé par une charge prodigieuse, et chevauchant trois jours à travers des nuées d'ennemis, sans remettre une fois le sabre au fourreau, il avait, le troisième soir, triomphalement surgi derrière les Marocains déjà sûrs de leur victoire, et changé cette victoire en défaite. Après quoi, percé de tant de coups que son dolman bleu-ciel était devenu pourpre, il avait conduit ses cavaliers vainqueurs jusqu'aux tentes françaises, leur avait crié: «Halte!»—et était mort.

Fierce, artiste, admira le geste, et la splendeur bariolée des escadrons bleu et rouge taillant et pointant dans la foule brune des burnous. Puis, il sourit de pitié, en songeant à la sottise de tout cela. Qu'en restait-il? des veuves et des orphelines, pompeusement étiquetées: famille de héros.—et libres d'ailleurs de crever de faim parmi l'admiration universelle.—Il imagina la petite Sylva; une maigre brune à profil de médaille, anguleuse, exaltée, pleurarde, et bête à manger du foin;—graine de vieille fille.—L'amiral, les yeux lointains, rêvait à des épopées; l'aide de camp, les épaules un peu haussées, murmura: «Pauvres bougres;—et pauvre petiote!»

Comme onze heures sonnaient, les timoniers annoncèrent l'approche du gouverneur, et l'officier de quart appela la garde qui se rangea près de la coupée. Fierce descendit au bas de l'échelle pour tendre la main aux femmes. Dans le canot remorqué, les cuivres polis réfléchissaient le soleil, et l'on ne distinguait rien parmi le scintillement.

Le canot rangea la coupée. Fierce vit la tête blanche et chafouine du gouverneur, la tôle grise et grave d'Abel, et trois ombrelles rose, mauve et bleue. L'ombrelle mauve s'abaissa; Fierce saisit le bras de Mme Abel qui sauta légèrement sur les premières marches; il la vit comme à l'ordinaire, point jolie, mais souriante et l'air bon;—elle plaisait.

Mlle Abel,—ombrelle rose—, monta la seconde. Elle avait conservé son regard mystérieux de sphinx. Elle prit la main offerte et s'appuya très peu; ses doigts fins et frais ne serraient pas. Fierce admira un poignet fragile qu'on eût dit en pâte de Saxe.

L'ombrelle bleue enfin découvrit Mlle Sylva.

Fierce fut étonné, parce qu'elle ne ressemblait pas du tout au portrait qu'il s'était tracé d'elle.

Mlle Sylva n'était ni maigre, ni brune, ni fatale, mais toute rose et blonde, avec des yeux pers qu'on remarquait d'abord, parce qu'ils étaient très grands et regardaient très droit.

Elle sauta sans toucher à la main offerte; elle sauta hardiment; Fierce vit qu'elle était souple et robuste, quoique fine. Il monta derrière elle, et, sur le pont, lui offrit le bras. Les clairons sonnaient aux champs pour le gouverneur. Elle s'arrêta en levant les yeux vers l'écusson des armes du navire; et Fierce l'entendit épeler la devise: Sans peur et sans reproche.

Il la regarda tandis qu'ils marchaient: elle avait un teint de pastel, un front bien pur, une bouche fière et malicieuse,—et sur tout cela, un charme répandu de jeunesse, de grâce et de sincérité. Il la trouva immédiatement délicieuse, et il oublia Mlle Abel. Cependant, lorsqu'il les vit l'une auprès de l'autre dans le salon de poupe, il dut s'avouer que le sphinx d'albâtre l'emportait sans conteste par sa beauté régulière et l'énigme de ses yeux profonds. Mais il en fut secrètement dépité, comme d'un échec personnel,—et sourit plus tard avec une sorte d'orgueil, quand il constata que, moins belle, Mlle Sylva demeurait plus jolie, parce que plus vivante, plus femme et moins statue.

A table, ils furent voisins. La salle à manger de l'amiral était aérée par deux sabords d'angles qui servaient d'embrasures aux canons de retraite; ces canons encombraient un peu; mais ils étaient une originalité pour des yeux de femme, et Mlle Sylva les admira; Fierce, complaisamment, fournit quelques explications pleines d'intérêt, et la glace fut rompue. Mlle Sylva était curieuse et ne dissimulait pas ses curiosités; tour à tour les tentures en étoffe d'amiante, la vaisselle de famille aux armes ducales, les cloisonnés japonais et leurs orchidées provoquèrent des questions que Fierce eût trouvées enfantines dans une bouche moins séduisante. Mais au contraire, il prit plaisir à y répondre, et une causerie commença, qui fut bientôt très animée. La gaîté seyait à Mlle Sylva, et son rire était le plus joli du monde. Fierce prit toutes les occasions d'exciter ce rire qui le charmait, et la jeune fille trouva son cavalier fort agréable.

Ils bavardèrent. Fierce n'entendait rien aux jeunes filles; et d'ailleurs, il ne croyait pas qu'il en existât. Les créatures baptisées de ce nom qu'il avait rencontrées çà et là, au cours de ses voyages, ou pendant ses stations en France, et dans les quatre salons parisiens où, de loin en loin, il continuait d'apparaître, lui avaient laissé de déplaisants souvenirs; elles n'étaient que des ébauches de femmes, plus dépravées cependant et plus menteuses que ne sont les femmes. Il appréciait leur joliesse de bibelots délicats, mièvres et inachevés; et il les regardait d'abord avec plaisir, mais pour les détester dès qu'elles ouvraient la bouche. Mlle Sylva, au rebours de toutes ces fractions de vierges méprisées, lui parut être principalement franche et candide,—jeune fille enfin, dans le vieux sens du terme. Il en fut surpris et satisfait, quoiqu'il doutât d'abord un peu de cette candeur et de cette franchise.

—«J'ai de la chance, disait gaîment Mlle Sylva, jusqu'à ce matin, j'ai cru que quelque chose accrocherait, et que ce beau déjeuner resterait dans mes rêves.

—Merci pour le déjeuner, dit Fierce en riant. Ainsi, ça vous tentait, mademoiselle, de venir vous engriller dans notre cage?

—Elle est délicieuse, d'abord, votre cage.... Ceci est un amour de salle à manger, si simple et quand même si bien faite pour un très grand personnage....

—Et puis nous avons vue sur la mer!

—Vous vous moquez, c'est très mal.—Mais oui, j'avais une grosse envie de venir à bord de ce fameux Bayard. Tout Saïgon ne fait qu'en parler, les journaux sont pleins de vous.... Et un déjeuner militaire, voilà une fête pour une petite fille!

—Si petite?

—Je joue encore à la poupée.... Chut! il ne faut pas le dire. Mais j'aime tant les navires, et les marins, et tout....»

Fierce retient un sourire:

—«Vous aimez les marins? Pourquoi aimez-vous les marins?

—Parce que....—Mlle Sylva chercha une seconde—... parce que ce ne sont pas des hommes comme les autres....

—Ah!... Très bien.

—Non ... ce ne sont pas des hommes pareils aux hommes de maintenant ... les soldats non plus, d'ailleurs.... Ils courent le monde, ils voyagent ou vont se battre n'importe où, sans s'inquiéter du pays ni des ennemis ... et ils ne se soucient pas de l'argent, car ils gagneraient des fortunes, s'ils voulaient; mais ils ne veulent pas. Ils préfèrent rester soldats ou marins. Ce sont des hommes d'autrefois....»

Fierce songe.

—«Et voilà, conclut Mlle Sylva, pourquoi je suis contente d'être ici, après avoir eu grand'peur de n'y pas être.»

Fierce sort de sa rêverie.

—«Grand'peur? Sérieusement, nous avons risqué, mademoiselle, de ne pas vous avoir?

—Je ne serais pas venue si maman avait été souffrante....

—Je crois que madame votre mère est très âgée?

—Pas très âgée, mais affaiblie, surtout en ces temps de lourde chaleur. Je lui manque beaucoup quand je ne suis pas auprès d'elle: vous savez qu'elle est aveugle depuis trois ans?

—Je sais. La vie ne doit pas être toujours très gaie pour vous, mademoiselle?

—Que si! Quand vous connaîtrez maman,—vous la connaîtrez, elle est une vieille amie de M. d'Orvilliers,—vous verrez qu'il est impossible d'être triste en sa compagnie. Elle est tellement bonne et souriante, tellement parfaite....

—Vous l'aimez bien!

—Oh! oui. Je crois même qu'il est tout à fait impossible d'aimer quelqu'un plus que je n'aime maman.... D'ailleurs, avouez que c'est assez naturel.

Mais j'aurais beau ne pas être sa fille que je l'aimerais autant et que j'aurais le même bonheur à vivre avec elle....

—Je ne savais pas que l'amiral fût ami de madame Sylva.

—Ils se sont connus il y a longtemps, et puis perdus de vue, mais après avoir été absolument intimes. Tout ça se passait fort avant mon entrée dans ce bas-monde; moi, j'ai vu tout à l'heure M. d'Orvilliers pour la première fois.... Mais je l'aime d'avance: maman m'a tant parlé de lui. Je sais comme il est bon, et quel beau caractère c'est....»

Fierce donne un coup d'œil à l'amiral dont les yeux candides contrastent avec la mine haute et rude.

—«C'est, comme vous disiez tout à l'heure, un homme d'autrefois.

—Oui ... autrefois valait mieux qu'aujourd'hui.

—Peut-être, dit Fierce.—Ainsi, mademoiselle, vous vivez à Saïgon, presque en garde-malade, et vous êtes contente de votre vie. Vous ne vous ennuyez jamais?

—Jamais! Je suis très affairée, songez!

—C'est vrai, vous avez votre poupée....

—Taisez-vous donc! si c'est comme cela que vous, gardez les secrets d'État qu'on vous confie! il y a de quoi me déshonorer: savez-vous que j'aurai vingt ans le mois prochain?—Laissons «ma fille» en paix. Je suis maman pour rire, mais je suis maîtresse de maison pour de bon.

—C'est juste.

—Et bonne maîtresse de maison, je vous prie de le croire.—La maison, des lectures et des promenades, voilà toute notre vie, très pleine et pas ennuyeuse du tout.... C'est si bon, monsieur, le coin du feu, même lorsque le feu, comme ici, est un mythe!

—C'est un bonheur, dit Fierce, que les marins ne sont pas toujours à même d'apprécier. Mais je le conçois quand même par imagination.—Vous n'aimez pas du tout le monde?

—Mais si, quelle idée! Le coin du feu n'empêche pas le monde. J'adore les bals, les soirées, les parties, les toilettes, les uniformes surtout. Et je danse comme une folle. Monsieur, nous valserons ensemble dans huit jours au gouvernement: mon tuteur recevra en l'honneur du Bayard, et je vous réserve la première ligne de mon carnet.

—Conclu, et mille grâces. Savez-vous, mademoiselle, que vous faites une jeune personne bien éclectique? Le foyer, la vie mondaine, les uniformes, les marins,—quoi encore?—vous aimez tout, indifféremment.

—Il faut bien, hélas! En y réfléchissant, la vie n'est pas tellement drôle.... Il faut bien l'égayer un peu.... Tenez, je pense au paquebot qui nous amena de France, il y a quatre ans, maman et moi: trente jours de navigation, cela me semblait d'abord impossiblement long et monotone; mais le paquebot était plein de gens charmants, et nous avons tout de suite organisé des jeux, des lectures, des dînettes; on dansait le soir sur le spardeck; on répétait une comédie l'après-dîné; enfin, la traversée a passé comme un rêve. C'est tout à fait pareil, la vie: un voyage en paquebot; il faut égayer le voyage.

—Vous êtes un philosophe.

—Pas du tout! j'ai horreur des grands raisonnements dans quoi l'on coupe les cheveux en quatre. Et je trouve stupide et absurde d'ergoter sans fin sur l'âme, sur l'éternité, sur l'infini, sans jamais arriver à rien qui ait le sens commun.... C'est ma dispute perpétuelle avec Marthe....

—Marthe?

—Marthe Abel. Vous ne saviez pas qu'elle s'appelait Marthe? Au fait, on lui donne toujours quelque sobriquet....

—Dites?

—Je ne dirai pas,—elle sourit;—tant mieux si vous les ignorez....

—Vous êtes une petite amie discrète.

—Amie ... plus ou moins, mais discrète toujours.

—Amie plus ou moins?

—Camarade. Je n'ai point d'amie jeune fille. Les jeunes filles m'ont en horreur: il paraît que je suis sans façon, mal élevée....

—Et avec ça, madame?

—Je vous assure. Ça ne se voit pas écrit sur mon front?—Enfin, je suis la pelée et la galeuse. Marthe me supporte à peu près, mais nous n'avons pas les mêmes idées....

—Par exemple?

—Eh bien, par exemple, elle donne dans la philosophie. Elle raisonne, elle spécule, elle lit d'énormes bouquins allemands, pleins de théories renversantes; elle ne va pas à la messe; elle est athée, et tout ça me choque horriblement....»

Fierce, avec curiosité, regarde l'étrange fille qui ressemble à un sphinx. Mlle Abel ne parle guère, écoute et regarde. Ses yeux noirs, profonds comme des lacs, luisent avec sérénité dans son visage d'albâtre encadré de lourds bandeaux à reflets bleus; et il est très impossible de sonder ces yeux-là, et de découvrir la pensée qui veille au fond de leur eau immobile.... «Moi, continue Mlle Sylva, je ne lis pas Schopenhauer et je vais à confesse.»

Fierce ramène son regard sur la jolie enfant blonde aux yeux couleur de temps, qui joue encore à la poupée.

—«Le catéchisme vous suffit?

—Il me suffit entièrement.

—Vous êtes très dévote?

—Pas dévote: je ne passe pas ma vie dans les églises. Mais je suis bonne catholique, très pratiquante.»

Fierce ne hausse pas les épaules. Mlle Sylva poursuit:

«Vous êtes sûrement religieux, monsieur: tous les marins le sont. Et d'ailleurs, il faut être bien fou pour nier Dieu.... Mais surtout, je trouve qu'une femme athée est une espèce de monstre. Ce n'est pas élégant, l'athéisme; je trouve que ce devrait être réservé aux vieux messieurs, aux célibataires grognons, maniaques, bêtes, chauves et branlants....

—Absolument, dit Fierce qui n'essaie pas de retenir son rire. Mais c'est une théorie ancienne que vous redites là, mademoiselle. Vous avez lu Musset?

—À moitié. Maman jadis m'épinglait beaucoup de pages, et depuis, je n'ai jamais voulu lire ces pages-là.—J'attendrai d'être mariée.

—Cela viendra vite.

—Je n'y tiens pas, je vous prie de le croire. Je suis très heureuse aujourd'hui, et je ne pourrai certes jamais l'être davantage....»

Ils causent intimement, ils se regardent et se sourient,—sans arrière-pensée. Ils commencent une amitié. Mlle Sylva babille et se confie. Fierce écoute et n'ose pas interrompre. Mlle Sylva traite son cavalier en camarade ancien, en compatriote de race et d'âme, en presque frère de qui l'on sait la pensée, la foi, l'idéal, identiques à notre idéal, à notre pensée, à notre foi, Fierce devine l'illusion crédule de la jeune fille; et secrètement il rougit de ne pas dissiper cette illusion. Parfois, entre deux propos, il se reproche son silence comme un mensonge.—Il voudrait être franc,—tout à fait;—dire: «Je ne suis pas ce que vous croyez. Je n'ai rien dans le cœur ni dans la tête que vous puissiez aimer ni comprendre. Et si vous entrevoyiez mon par-dedans, je vous ferais horreur. Je suis blasé, sceptique et mécréant, je ne crois ni au bien ni au mal, ni à Dieu ni à Diable. A force d'être allé partout, je suis revenu de tout. Vous entassez en moi, de par la grâce de mon uniforme, tout un lot de vertus archaïques qui ne sont pas miennes et que je méprise. Et le seul culte que je garde, le culte âpre de la vérité impudique, vous épouvanterait comme un blasphème. Il n'y a rien de commun entre vous et moi.—Mais il ne souffle mot de tout cela, parce qu'il n'en a pas le courage,—et voici la troisième fois que les maîtres d'hôtel japonais emportent son assiette pleine. Du haut bout, l'amiral sourit vers son aide de camp.

—«Mon cher gouverneur, j'adresse à votre Excellence une plainte officielle: mon petit Fierce oublie de manger, pour mieux faire sa cour à votre jolie pupille.

—Il a tort, déclare le gouverneur. On ne fait pas sa cour à Mlle Sélysette; Mlle Sélysette n'est pas une jeune fille: c'est un garçon, et je défierais Don Juan lui-même de s'apercevoir qu'elle porte une jupe;—par ailleurs, M. de Fierce s'adresse à une petite peste affreusement moqueuse et je lui conseille de se défier.»

Mlle Sylva proteste et rit. Fierce la voit toute rose; son sang prompt et vermeil transparaît sous sa peau trop fine; il songe qu'autrefois, dans sa plus lointaine enfance, il se figurait pareilles les fées, en leurs palais de pierreries....

—«Vous vous appelez Sélysette? C'est joli et singulier.

—Trop singulier! Mais mon père aimait ce nom-là, et quoique j'en possède trois ou quatre autres à choisir, je ne porterai jamais que celui qu'il m'a donné.»

Fierce recommence à rêver,—et il ne pense pas à s'étonner du plaisir paradoxal qu'il goûte auprès de cette petite, petite fille aux idées primitives,—lui, le civilisé, l'ami de Mévil et de Torral, l'ami de Hochet....

On s'est levé de table. Au salon, Fierce abandonne sa voisine pour offrir des tasses de thé,—un thé vert de Sze-Tchouen, dans des tasses de Sadzouma sans anse.—Le gouverneur, orateur de talent qui se souvient de la Chambre,—il en fut et il en sera,—discourt sur les mœurs de la colonie,—mœurs indigènes et mœurs importées.

—«Le Chinois est voleur et le Japonais assassin; l'Annamite, l'un et l'autre. Cela posé, je reconnais hautement que les trois races ont des vertus que l'Europe ne connaît pas, et des civilisations plus avancées que nos civilisations occidentales. Il conviendrait donc à nous, maîtres de ces gens qui devraient être nos maîtres, de l'emporter au moins sur eux par notre moralité sociale. Il conviendrait que nous ne fussions, nous, les colonisateurs, ni assassins, ni voleurs. Mais cela est une utopie.»

Courtoisement, l'amiral esquisse une protestation. Le gouverneur insiste:

—«Une utopie. Je ne réédite pas pour vous, mon cher amiral, les sottises humanitaires tant de fois ressassées à propos des conquêtes coloniales. Je n'incrimine point les colonies: j'incrimine les coloniaux,—nos coloniaux français,—qui véritablement sont d'une qualité par trop inférieure.

—Pourquoi? interroge quelqu'un.

—Parce que, aux yeux unanimes de la nation française, les colonies ont la réputation d'être la dernière ressource et le suprême asile des déclassés de toutes les classes et des repris de toutes les justices. En foi de quoi la métropole garde pour elle, soigneusement, toutes ses recrues de valeur, et n'exporte jamais que le rebut de son contingent. Nous hébergeons ici les malfaisants et les inutiles, les pique-assiettes et les vide-goussets.—Ceux qui défrichent en Indo-Chine n'ont pas su labourer en France; ceux qui trafiquent ont fait banqueroute; ceux qui commandent aux mandarins lettrés sont fruits secs de collège; et ceux qui jugent et qui condamnent ont été quelquefois jugés et condamnés. Après cela, il ne faut point s'étonner qu'en ce pays l'Occidental soit moralement inférieur à l'Asiatique, comme il l'est intellectuellement en tous pays....»

Le lieutenant-gouverneur Abel parle à son tour, d'une voix ironique et douce qui contraste avec sa face rigide de magistrat ne sachant pas rire.

—«Monsieur le Gouverneur, au risque de plaider contre ma chapelle,—contre la chapelle coloniale,—je veux appuyer votre dire d'une anecdote. Vous connaissez Portalière?

—Le Portalière chancelier de résidence au Tonkin?

—Lui-même. Savez-vous son histoire?

—Je sais que c'est un incapable. Dubois, l'ancien ministre, nous en a fait le triste cadeau l'an dernier.

—Oui. Et voici le dessous des cartes; je ne connais rien de plus instructif au sujet du recrutement des coloniaux. Au temps jadis, Portalière fut journaliste; il énumérait les chiens écrasés dans une feuille qui vivotait de chantages....

—Très bien.

—Il mourait de faim....

—Quel dommage qu'il n'en soit pas mort!

—Dieu ne veut pas la mort du pécheur. Portalière, réduit aux derniers expédients, rencontra providentiellement la très célèbre Mme Dupont, femme de l'ex-garde des sceaux. Vous connaissez Mme Dupont?

—C'est une....

—Vous la connaissez. Portalière ne manque ni de bêtise ni de suffisance....

—C'est un type bien colonial.

—... Et par ces qualités, il plaît aux femmes. Le reste se devine. Un beau matin, Portalière fut nanti d'une sinécure désirable, à Paris, bien entendu. Les choses allèrent ainsi quelques mois. Puis Mme Dupont changea de journaliste, et la sinécure de locataire. Portalière, retombé au ruisseau, se plaignit avec des mots ingrats qui ressemblaient à des menaces.

—Il se souvenait de son ancien journal.

—Probablement. Dupont, qui déteste le fracas, résolut d'exiler amiablement son protégé d'antan. Le pavillon de Flore n'est pas loin de la place Vendôme, Dupont alla trouver Dubois et lui tint ce langage.—«J'ai un imbécile à caser. Avez-vous un coin convenable? lointain, j'aimerais mieux.—Parbleu! dit Dubois. Amenez-moi votre imbécile.» On amena Portalière qui émit des prétentions.—«Que savez-vous? demanda Dubois.—Un peu de tout.—C'est-à-dire rien. Bachelier?—Non.—Parfait. Je vous offre une place de commis, commis des services civils de l'Indo-Chine. Ça vous va, j'espère?—Guère, dit Portalière dédaigneusement. Commis! Peuh! vous n'avez pas mieux?—Vous êtes dégoûté! Enfin, pour obliger Dupont.... Voulez-vous gagner six mille francs dans un beau pays bien sain?—Où?—En Annam.—L'Annam en Afrique?—Oui.—Six mille.... Je ne dis pas non ... six mille pour commencer? Qu'est-ce que je serai?—Chancelier de résidence.» Immédiatement, la figure de Portalière s'épanouit.—«Chancelier? dit-il. Ça, j'accepte. Quelque chose dans le genre de Bismarck?»

Le gouverneur ne daigne pas rire.

—«C'est bien naturel. Voilà nos aspirants coloniaux;—pourris, et ignares davantage;—prêts d'ailleurs en toutes circonstances à jouer les Napoléon au pied levé. Ils arrivent à Saïgon viciés déjà, tarés souvent; et la double influence du milieu anormal et du climat déprimant les complète et les achève. Promptement ils font litière de nos principes, tout en renchérissant sur nos préjugés; et bientôt, à l'inverse des gens de 1815, ils ont tout oublié, quoique n'ayant rien appris.—C'est un fumier humain.—Et peut-être vaut-il mieux qu'il en soit ainsi....

—Voilà du paradoxe?

—Eh non! Sur ces terres coloniales fraîchement retournées et labourées par le piétinement de toutes les races qui s'y heurtent, il vaut peut-être mieux qu'un fumier humain soit jeté, pour que, de la décomposition purulente des vieilles idées et des vieilles morales, naisse la moisson des civilisations futures.»

Dans un coin du salon, Fierce, d'une feuille de palmier emmanchée d'écaillé, évente Mlle Sylva qui boit son thé. Au mot civilisation, il lève la tête. Le gouverneur achève:

—«J'ai aperçu, parmi cette plèbe coloniale si méprisable, quelques individus supérieurs. A ceux-ci le milieu et le climat ont profité, et ils sont devenus comme les avant-coureurs de ces civilisations de demain. Ils vivent en marge de notre vie trop conventionnelle; ils en ont abjuré tous les fanatismes et toutes les religions; et s'ils acceptent d'observer notre code pénal, je crois bien que c'est par esprit de conciliation. L'éclosion de pareils hommes n'était possible que dans cette Indo-Chine à la fois très vieille et très neuve: il y fallait l'ambiance des philosophies aryenne, chinoise et malaise lentement usées les unes contre les autres; il y fallait la corruption d'une société en qui la morale d'Europe a fait faillite; il y fallait l'humidité brûlante de Saïgon, où tout fond au soleil et se dissout,—les énergies, les croyances, et le sens du bien et du mal! Ces hommes en avance sur notre siècle sont des civilisés. Nous, des barbares.»

La voix douce du lieutenant-gouverneur conclut:

—«Tant mieux pour nous.»

Mme Abel, au courant de la vie saïgonnaise, et point sotte quoique bonne, murmure à son tour:

—«Oui; il n'est peut-être pas bon de retarder ni d'avancer sur son temps....»

Au fond du salon, rivée contre la muraille est une plaque de bronze. L'amiral d'Orvilliers est allé s'adosser auprès.

—«Je n'y entends rien, dit-il. Cependant, voici un barbare qui me plaît mieux que vos civilisés.»

Il lit l'inscription gravée sur la plaque:

A LA MÉMOIRE
DU VICE-AMIRAL COURBET
COMMANDANT EN CHEF L'ESCADRE DE L'EXTRÊME-ORIENT
ICI FUT DÉPOSÉE POUR ÊTRE RENDUE A LA FRANCE EN DEUIL
LA DÉPOUILLE MORTELLE DE L'ILLUSTRE MARIN


Thuan-an, Son-Tay, Foutchéou, Kelung, Sheïpoo, Pescadores
1883-1884-1885

Mlle Sylva se lève et s'approche de l'épitaphe. Elle relit tout bas, puis interroge avec une sorte de recueillement passionné,—le recueillement des premières communiantes qui s'agenouillent devant la Sainte-Table:

—«C'est ici qu'il est mort?

—Non, répond d'Orvilliers. Il est mort sur un autre Bayard, déclassé aujourd'hui. Mais qu'importe! Les vieilles gens telles que moi croient aux fantômes; et je suis persuadé que dans cette coque nouvelle habite encore l'âme de l'ancien vaisseau,—et aussi, qui sait? l'âme de l'ancien amiral....

—Un très grand amiral, prononce le gouverneur, poliment.

—Oui; et un amiral comme nous n'en avons plus; un amiral d'autrefois, cousin des capitaines-forbans qui ont régné sur la mer;—un barbare, en somme;—-et pas du tout un soldat d'aujourd'hui; pas du tout un civilisé;—l'inverse....

Affaire de goût! Vous pouvez, mon cher gouverneur, préférer vos hommes de demain; je préfère leurs ancêtres. C'est de mon âge. Incontestablement, ces ancêtres-là n'étaient pas des raffinés; ils étaient même quelque peu des sauvages; ils tenaient de l'homme primitif; ils en avaient gardé les instincts simples, les brutalités, les sincérités aussi; ils n'étaient pas subtils et ils n'étaient pas tolérants; ils ne comprenaient ni ne supportaient aucune contradiction, et, naïvement orgueilleux, méprisaient tout le reste du monde. Leur idéal était de se battre; et ils n'envisageaient rien de plus beau que d'être soldats....

Ma foi, ils ont été de beaux soldats. Ils ne ressemblaient pas aux soldats d'aujourd'hui: ils n'étaient ni littérateurs, ni musiciens, ni artistes. Mais, sur le champ de bataille, les ennemis avaient peur d'eux. Ils étaient presque tous d'abominables soudards, et ils frondaient insolemment les constitutions et les lois. Mais, le moment venu, pour ces mêmes lois tant raillées, ils savaient mourir.

Nous n'avons plus de ces gens-là: la race en est morte. Tant mieux ou tant pis, comme il vous plaira. C'était une race barbare, qui jurait avec le monde moderne. Mais c'était une race pittoresque et glorieuse; c'était la race des soldats. Maintenant, il n'y a plus de soldats. J'ai connu les derniers: Courbet, Sylva....»

M. d'Orvilliers se tait tout à coup; car Mlle Sylva est à côté de lui: il l'avait oubliée dans le feu de son discours. Mlle Sylva, cependant, est impassible quoique fort pâle. Fierce, qui ne la quitte pas des yeux, aperçoit tout juste le frémissement de sa bouche fière et la fièvre de ses doigts crispés sur son mouchoir.

Le gouverneur, sceptique et courtois, objecte:

—«Plus de soldats? Considérez pourtant, mon cher amiral, que jamais mieux qu'aujourd'hui le droit ne s'est identifié à la force, de par les parlements et les majorités. Donc, jamais mieux qu'aujourd'hui les soldats n'ont été nécessaires. Je vous concède qu'ils ne ressemblent plus aux soldats de jadis, qu'ils sont, si vous y tenez, des littérateurs, des artistes et des philosophes. Mais croyez-vous qu'ils en soient de moins bons soldats?»

M. d'Orvilliers allonge une moue sous sa moustache rude.

—«Il y a la manière,» murmure-t-il.

Et il se reprend, avec une gaîté mélancolique:

«Au fait, vous avez raison. Il faut être optimiste. D'ailleurs, les générations nouvelles ne sont pas méprisables....»

Il marche trois pas, et vient appuyer sa main sur l'épaule de Fierce:

«En voici la preuve. Regardez ce gamin, ça sort de nourrice, ça fait des vers et ça compose des sonates;—tous les vices.—Quand même, ne vous fiez pas à cette mine de sainte-nitouche: je sais fort bien qu'au bon moment, mon petit Fierce, sans barguigner, me fera la leçon d'honneur.»

Fierce, flegmatique et résigné, ne bronche pas. Il comprime avec respect une grimace ironique. Ce n'est pas d'aujourd'hui qu'il a pris l'habitude de subir impassiblement les louanges de son chef candide. Et quoique ces louanges pèsent parfois à sa loyauté, il ne manque jamais de les tolérer en silence, par amicale pitié pour celui qui les donne. Non pas, certes, que jamais il se mêlera de renchérir sur le fanatisme moyen-âgeux du bonhomme! Mais à quoi bon faire de la peine aux gens?

Or, il lève les yeux, et rencontre, appuyé sur son regard, le regard de Sélysette Sylva;—un regard chaud d'admiration. Mlle Sylva a pris au sérieux le couplet dithyrambique. M. de Fierce, pour elle, est posé du coup en héros....

Et M. de Fierce, subitement, sans savoir pourquoi, rougit de honte.

Une heure et demie. Les invités prennent congé, de bonne heure, à cause de la sieste. On apporte les ombrelles. Mlle Sylva, d'un joli geste, tapote ses cheveux ébouriffés par le vent des pankas.

—«Un miroir?» propose Fierce.

Il la précède jusqu'à sa chambre, toute proche. Il l'installe devant sa grande glace d'armoire drapée de velours gris. Mlle Sylva est très admirative.

—«Comme c'est coquet chez vous! Que de soieries, que de mousselines! Et tous ces petits livres habillés de peluche! C'est pour jeunes filles? on peut regarder?

—On ne peut pas, dit Fierce en riant.

—Ah!!... ce sera pour quand je serai mariée.—Votre chambre est un petit paradis. Pourtant....

—Pourtant?

—Est-ce que ce n'est pas un peu triste, à la longue, ces tentures toutes grises?»

Fierce sourit:

—«Vous n'aimez pas les choses tristes, mademoiselle?

—Pas beaucoup ... et surtout, je trouve qu'il y en a bien assez dans la vie, sans en fabriquer d'artificielles. Monsieur, si vous étiez sage, vous enverriez tout ça chez un teinturier, qui vous le renverrait couleur de ciel....

—Couleur de vos yeux.

—Quelle bêtise! mes yeux sont verts....»

Elle hausse les épaules, point coquette, et lui tend sa main pas encore gantée.

«Au revoir, et très grand merci.»

Il prend la main, une menotte jolie et franche, dont l'étreinte garçonnière n'a rien de mou ni d'équivoque. Et, pris d'un désir rapide, il s'incline vers cette main et tâche de l'élever jusqu'à ses lèvres.

C'est, bien peu de chose, un baiser sur des doigts de jeune fille. Quand même, d'une secousse discrète, Mlle Sylva s'y refuse;—un refus sans bruit, mais net.—On ne touche pas à Mlle Sylva.

Qui sait? Ce baiser manqué, monsieur de Fierce, troublera peut-être, de sa saveur ignorée, beaucoup de vos nuits.


XI

Fierce signa le rapport qu'il rédigeait, et le mit en chemise. Après quoi, il ouvrit un carton et regarda des estampes japonaises. Il était six heures passées: la tâche du jour était faite.

Les estampes étaient ingénieusement obscènes. Fierce d'ailleurs n'en collectionnait pas d'autres: il lui plaisait d'honorer ainsi les artistes qui ne s'étaient pas embarrassés des mensonges de la pudeur; et il vénérait Hokousaï et Outamaro.

Il feuilleta. Parmi des cerisiers en fleurs, et devant des horizons bleutés, des mousmés faisaient l'amour au naturel avec des samouraïs harnachés en guerre; on ne découvrait que des coins de nudité, mais les plus réalistes. Fierce monologuait.

—«Un art bien curieux. Quel souci de l'exactitude, et quelle fougue dans la sensualité! Pas d'ironie, pas de blague, pas de ricanement ni de sourire. Mâles et femelles y vont bon jeu bon argent, de tout leur cœur et de tous leurs muscles....»

Il souligna de l'ongle la bosse des biceps et des mollets; les robes et les kimonos, trop tendus, se déchiraient dans la fureur des étreintes. Une tête de femme retint ses yeux. L'estampe était moderne, et l'artiste, au lieu d'imiter la beauté longue et dédaigneuse des grandes dames japonaises, ou de calquer une frimousse fraîche et pleine de simple mousmé, s'était plu à chercher une inspiration occidentale. Fierce sourit: les yeux pers, le nez relevé d'une chiquenaude évoquaient dans sa mémoire l'agréable profil de Mlle Sylva.

«Cette femme-ci, pensa-t-il, est moins jolie. Il est vrai que je n'ai pas, sur la jeune Sélysette, une documentation aussi décolletée....»

L'héroïne de l'estampe se renversait, haut troussée, dans un pré fleuri, tandis qu'un garçon en émoi se précipitait vers elle. Ce garçon trop scrupuleusement dessiné, déplut à Fierce qui tourna la page.

«Oui, dit-il encore, ces choses n'ont aucun rapport avec les indécences chinoises. Ainsi....»

Il prit un album chinois, relié de vieille soie:

... «Là! cette fillette à quatre pattes, qui attend le bon plaisir d'un vieux mal dispos,—voilà ce qu'un Japonais ne fera jamais. Le sujet, tout d'ironie, ne le tentera pas, d'abord; et jamais surtout, dans une gravure sensuelle, il n'imaginera cette grimace narquoise qui se moque tout ensemble du plaisir et du partenaire....»

Il chercha le célèbre Rêve d'Hokousaï.

... «Il imaginera ceci, cette impossible bagarre d'êtres sans visages, et il leur donnera dix sexes à chacun, pour que la page contienne soixante accouplements au lieu de six.»

Admiratif, il contempla longuement la prodigieuse estampe. Puis il se leva et s'habilla pour sortir.

Comme il allait remplacer par un smoking blanc son veston d'uniforme, il s'interrompit pour regarder encore l'image japonaise qui ressemblait «à Sélysette Sylva: il prit un secret plaisir à cacher avec sa main le personnage de l'amoureux réaliste, à cacher aussi le désordre de l'amoureuse, et à ne plus rien voir qu'un visage malicieux qui lui souriait. Après quoi il passa le smoking et prit un chapeau de paille: le soleil se couchait, on pouvait s'épargner le casque.

«Au fait, dit-il tout a coup à haute voix, c'est stupide, cette chambre grise. J'ai le spleen depuis ce matin. Il faut chasser ça.»

Il sortit.

Sur le quai, il hésita entre des distractions diverses. Sa journée avait été maussade. Sans trêve, l'inanité de ses plaisirs et de sa vie avait obsédé sa pensée; et par un contraste ironique et ridicule, l'image de cette petite fille inconnue deux jours plus tôt, Sélysette Sylva, avait vingt fois dansé devant ses yeux, toujours avec des sourires épanouis de bonheur. Cette vision réitérée ne manquait pas d'être irritante, quoique agréable aux yeux; Fierce maintenant désirait l'écarter, et goûter une sorte de revanche, en se jetant à corps perdu vers des voluptés de Mille et Une Nuits, pour jamais interdites aux vierges sages, et ignorées d'elles.

Mais au moment d'exécuter ce programme, l'enthousiasme convenable lui manqua.

Se débaucher à contre-cœur n'est pas très amusant. Fierce réfléchit que l'heure était passée d'aller chez Liseron, sa maîtresse: Mévil y pourrait venir, et Liseron détestait les flagrants délits. L'heure était passée aussi de chercher parmi les congaïs ou les métisses de Tan-Dinh et d'Hoc-Môn une complaisante compagne d'avant-dîné: toutes assurément promenaient leurs grâces asiatiques dans les victorias de l'Inspection. Le quai était désert. Fierce se jugea tout à fait seul au monde, et dans l'impossibilité d'accoupler une autre solitude à la sienne. Il arrêta une voiture qui passait vide, et se fit conduire au cercle.

C'était en ses jours d'ennui que Fierce allait au cercle. La société coloniale n'avait rien en soi qui le charmât: elle était trop réellement le fumier humain qu'avait dit le gouverneur général. Beaucoup des membres du cercle n'étaient que gens équivoques, acceptés par défaut de concurrence, et considérés surtout pour leur heureuse impunité;—d'ailleurs hommes du monde ou s'efforçant de le paraître, et payant de mine après avoir payé d'audace;—coquins de bonne compagnie, capables, dans toutes les médiocres occasions, de faire montre d'honneur et même d'honnêteté. Le ragoût comique de cela. Fierce, blasé, ne s'en souciait plus.

Il est vrai que quelques individus tranchaient sur la masse. Le docteur Mévil se montrait parfois au cercle,—lorsqu'une intrigue nouvelle l'obligeait à dîner avec un mari;—Torral fréquentait la salle de jeu: c'était là qu'il voyait le plus de Saïgonnais réunis, et qu'il pouvait par conséquent en mépriser d'un seul coup davantage. D'autres hommes remarquables apparaissaient encore,—civilisés ou barbares; Rochet le journaliste, Malais le banquier, Ariette l'avocat;—tous ceux qui, parmi la plèbe des aigrefins vulgaires, s'étaient haussés jusqu'à l'aristocratie des flibustiers: tous ceux qui avaient su, plus ou moins somptueusement, s'enrichir mieux que par l'escroquerie simple; tous ceux qui avaient eu l'habileté ou la hardiesse de battre monnaie légalement, quoique aux dépens d'autrui. Ceux-là plaisaient à Fierce, et, tandis que sa voiture roulait vers le cercle, il souhaita trouver quelqu'un d'eux.

Le hasard le servit. Dans la salle des journaux, Malais lisait les feuilles du soir. Fierce ne vit d'abord qu'un amas de papiers déployés; mais au pas de l'arrivant, les papiers croulèrent, et le banquier apparut, déjà debout: Malais, jadis soldat, marin, typographe, négociant et colon tour à tour, avait gardé de ses métiers nombreux une énergie active qui se reflétait dans ses gestes rares et brusques comme dans ses mots sobres et prompts.

—«Madame Malais se porte bien?» demanda Fierce;—il avait rencontré deux fois la jeune femme au théâtre et ne lui avait pas fait la cour, quoiqu'il la trouvât ce qu'elle était, délicieuse.

—«Ma femme va bien, et sans cocaïne,» dit le banquier en riant.

Fierce haussa les sourcils.

«C'est vrai, vous ne savez pas. Votre ami Mévil a voulu la mettre à son régime favori. Ce garçon très ingénieux drogue la plupart des femmes d'ici, et c'est un prétexte pour lui à pénétrer dans leurs faveurs. Grâce à ses pilules importées je ne sais d'où, il insensibilise contre la chaleur,—non sans quelques inconvénients nerveux, bien entendu; mais on n'y regarde pas de si près à Saïgon.—Or, ma femme ne lui déplaisant pas, ce bon Mévil s'est efforcé d'amener sa cocaïne à la rescousse. J'y ai mis bon ordre, sans d'ailleurs lui en vouloir le moins du monde, croyez-le bien.»

Fierce sourit.

«Vous dînez ici? demanda le banquier.

—Oui, je pense.

—Moi pareillement. Faites-moi l'honneur de partager ma table. J'ai durement travaillé aujourd'hui, et je mérite la récompense d'un convive comme vous.»

Ils s'assirent. A coups de pied, Malais repoussa les journaux gisant autour de lui.

«Idiots, ces canards! Croyez-vous qu'ils n'ont pas assez de colonnes pour la dernière visite du gouverneur à je ne sais quel hospice, et qu'ils ne soufflent pas une syllabe des affaires anglaises? Tas de brutes!»

Il fixa brusquement sur Fierce des yeux scrutateurs:

«Mais vous, l'aide de camp, vous devez savoir?

—Rien du tout, dit Fierce sincèrement. Vous parlez de la tension diplomatique? Je crois que ce n'est rien de sérieux, mais je n'ai pas le moindre renseignement personnel. D'ailleurs, les câbles sont anglais, et si par impossible une guerre venait à éclater, nous l'apprendrions par l'escadre ennemie chargée de nous détruire.

—Jolie situation que la vôtre,» observa le banquier Il réfléchit une minute et haussa les épaules:

«Peu m'importe d'ailleurs: je n'ai rien à gagner là-dedans, ni rien à perdre.

—Même en cas de guerre?

—Parbleu; je suis ici banquier, administrateur et fermier d'impôts. Toutes les affaires du pays passent par mes mains: que voulez-vous que la guerre me fasse? les gouvernements peuvent se succéder, je leur serai à tous également indispensable.»

L'heure venue, ils dînèrent. Malais ne buvait que d'un champagne sec revenu pour lui d'Amérique, Fierce l'apprécia. Le vin d'ailleurs lui semblait un refuge propice contre sa présente mélancolie. Plus tard, quelques pipes d'opium achèveraient de le ramener à l'optimisme. Il se grisa légèrement.

Les boys desservirent. Sur la terrasse, Malais fit rapporter de son champagne. Ils continuèrent à boire en fumant des cigarettes turques. Fierce admira la fumée bleue qui se débattait dans le poudroiement des lampes électriques, pareille aux nuages tournoyants d'une chevauchée de Valkyries.

—«Vous aimez à rêver? dit Malais.

—Vous, pas.

—Non. Je n'aime pas les choses bâtardes. Rêver, ce n'est pas un travail et ce n'est pas un repos.

—Vous êtes un homme d'action.»

Fierce souriait, et il y avait du dédain dans son sourire. Mais Malais ne sembla pas s'en apercevoir.

—«Vous aussi! Un marin?

—Non, dit Fierce en souriant toujours. J'ai la livrée, je n'ai pas l'âme. Je suis plus que vous ne le pensez l'ami de Raymond Mévil.

—Tant pis,» dit simplement Malais.

Mais il conserva ses façons cordiales. Fierce, tel qu'il était, lui plaisait. Il le lui dit.

«Vous valez mieux que votre ami. Vous êtes plus intelligent que lui.

—Qu'en savez-vous?

—Je le sais.»

Il jeta sa cigarette avec une grimace de mépris pour le tabac blond,—ou pour autre chose,—et choisit un cigare de Manille. Après quoi il reprit:

«Raymond Mévil vit pour les femmes et par les femmes; je lui reproche cela, qui est avilissant à la fois et inepte.»

Fierce dédaigna de protester. Une curiosité lui venait:

—«Au fait, dit-il, vous paraissez bien renseigné sur les belles amies de Raymond?»

Malais rit.

—«Vous l'êtes autant que moi: vous avez, ce me semble, au moins une maîtresse commune.

—Peuh, dit Fierce sans nier, celle-là ne compte guère. Je voulais parler des autres,—de celles qu'on ne paie pas, du moins officiellement.

—Peuh, répéta Malais, celles-ci ne comptent guère davantage. Vous devriez savoir leurs noms: ce sont autant de secrets de Polichinelle. La belle Liseron vous renseignera mieux que moi, et ses révélations seront probablement piquantes....»

Fierce haussa les épaules et se versa à boire.

—«Je préfère ceci, dit-il en élevant son verre, aux histoires de femmes.

—Vous avez raison, dit Malais; c'est à la fois moins dangereux et moins bête.»

Fierce but.

—«Il n'y a rien de bête, dit-il en remplissant son verre vide. Il y a des cerveaux différents et des hommes dissemblables. J'aime ceci,—il frappa du doigt la bouteille qui sonna creux,—et cela,—il aspira une bouffée de sa cigarette;—voilà pour moi. Mévil préfère les cheveux noirs ou clairs, les yeux verts ou violets, les seins roses ou bruns; voilà pour lui. Vous, mon cher, vous êtes heureux des impôts à lever, des banques à gouverner, des emprunts à placer; voilà pour vous.—Tout cela se vaut. Il n'y a rien de bête.

—Soit, dit Malais. Quand même, monsieur de Fierce, écoutez ceci: tôt ou tard, le tabac turc vous semblera fade et le vin frelaté; tôt ou tard, vous verrez votre Mévil lâcher son cortège de femmes roses, brunes ou violettes, pour s'asseoir dans la petite voiture des ataxiques;—tandis que moi, jamais,—vous entendez, jamais!—je ne cesserai de trouver bonne et savoureuse ma vie de fatigues et de batailles, ma vie de mouvement et d'action, parce qu'elle est en harmonie avec ce qu'il y a de plus fort et de plus sain dans l'homme: l'instinct combatif,—l'instinct de conservation.—Ma parole! vous me faites philosopher. Philosopher, moi!»

Il éclata de rire et se leva. Par une des portes-fenêtres, la salle de jeu envoyait à la terrasse le reflet de ses lumières et le tintement de ses piles de piastres.

«Monsieur de Fierce, dit soudain Malais, je veux ce soir vous initier à cette vie qui est la mienne. Venez là, nous jouerons. Nous jouerons sérieusement; nous jouerons comme s'il ne s'agissait pas de tuer une soirée, mais de gagner une fortune. Et je vous promets de robustes émotions et des joies vigoureuses, sans mélange d'aucun frisson névrosé. Venez.»

Fierce renversa la dernière bouteille: elle était vide. Il se leva et suivit Malais sans mot dire; gris, il parlait toujours très peu.

Sept, huit, neuf tables de poker; et un baccara automobile;—en tout, dix tapis verts s'étalaient sous le lustre électrique. Malgré les ventilateurs des quatre angles, malgré les pankas du plafond, malgré la nuit appelée par les fenêtres toutes ouvertes, il faisait plus chaud que dans une forge; les cheveux collaient aux tempes, les plastrons détrempés mouillaient les smokings; et le geste indispensable de pousser et de ramener les enjeux mettait aux visages de la sueur et de la souffrance.

Malais traversa la salle. Son pas vigoureux jurait avec la brûlante torpeur du lieu. A la dernière table, un joueur se leva et Fierce étonné reconnut Torral. L'ingénieur jouait rarement, et dans le seul désir de vérifier cartes en mains ses théories favorites sur le calcul des probabilités. Sans doute la vérification était-elle faite, car il refusa de se rasseoir. Ses partenaires étaient Ariette, Abel, et un Allemand nommé Schmidt, propriétaire de minoteries. Le lieutenant gouverneur, de sa voix douce, souhaita le bonjour aux nouveaux venus, et l'avocat, toujours couleur de citron, mit en leur honneur un sourire morne sur sa face glabre.

—«M. de Fierce va jouer, et j'entre de moitié dans son jeu, annonça Malais. Messieurs, nous chargerons les coups, vous êtes prévenus.

—Alors, je reste pour voir,» dit Torral.

Il s'assit à côté du banquier, derrière Fierce. Fierce, silencieux, battit les cartes et donna.

Alentour, sur les tables vertes et parmi le froissement des billets de banque, les piastres tintaient. Elles faisaient plus de bruit et tenaient plus de place que n'auraient fait les discrètes monnaies d'or de l'Europe; elles figuraient bien la lourde richesse de l'Extrême-Orient, trafiquant et agioteur. C'étaient des piastres d'Indo-Chine, frappées d'une République assise,—c'étaient des piastres d'Angleterre, à l'effigie casquée d'Albion,—c'étaient des yens japonais et des taëls de Chine, où s'enroulent des dragons de cauchemar,—c'étaient surtout des piastres mexicaines, portant à la face l'aigle de liberté vainqueur du serpent et au revers, le bonnet phrygien nimbé;—toutes monnaies épaisses et larges pesant leur valeur d'argent pur. Beaucoup de pièces étaient neuves, parce que sans cesse le Mexique fait ruisseler le trop-plein de ses mines sur les deux rivages du Pacifique; mais la plupart étaient vieilles, usées, noircies, maculées d'encres grasses par les tampons mystérieux des changeurs chinois; celles-ci, certes, avaient passé dans beaucoup de mains jaunes et rapaces, s'étaient cachées au fond de beaucoup de bourses extraordinaires, avaient acheté force marchandises ignorées de l'Europe, et conclu d étranges marchés que l'Occident n'imagine pas. Elles venaient peut-être du Tchi-li glacé, du Kouang-Toung où les femmes ne serrent pas leurs pieds dans des bandelettes;—elles venaient du Yunnam aride, du Chin-King où naissent les Empereurs;—elles venaient peut-être de plus loin, des provinces reculées et secrètes où se retranche la plus vieille Chine, du Sze-Tchouen où pullulent les hommes, du Kan-Sou presque tartare, du Chen-Si qui est un cimetière de capitales préhistoriques;—elles venaient de tous les recoins de l'Empire colossal où les Chinois sans nombre s'agitent, et vendent, et achètent, et ne se lassent pas de s'enrichir.

—«Vous qui faites profession de mépriser les hommes, murmura Malais à Torral, regardez les joueurs de poker: vous trouverez en eux de quoi nourrir votre pessimisme. Le vernis mondain s'écaille vite sur le visage des hommes qui perdent ou qui gagnent de l'argent. Et tout en affectant de s'ennuyer et de sourire, ils se révèlent alors à nu dans chacun de leurs gestes.—Il baissa la voix.—Voyez Schmidt: tout millionnaire qu'il est, la boutique dont il sort a rapetissé ses yeux et son ventre, il empile ses piastres et les recompte avec des doigts crochus. Voyez Abel: c'est le type d'ailleurs honorable du fonctionnaire français, habitué à jongler avec l'argent des autres; les mots dix, vingt ou mille n'ont pas de significations différentes pour lui; il se soucie des cartes et ne se soucie pas de l'enjeu. Voyez surtout Ariette: il plaide et chicane en lui-même, pèse le pour et le contre de chaque coup, jauge ses adversaires d'un coup d'œil, et ferme les yeux pour qu'ils ne lisent pas dans son regard;—tel au Palais, quand il défend une mauvaise cause; il ne s'inquiète que de gagner.

—Vous êtes bon psychologue, dit Torral.

—Oui. C'est indispensable à un fermier d'impôts.»

Malais souriait. Torral, des yeux, désigna Fierce.

—«Et celui-ci? dit-il.

—Celui-ci, dit Malais, c'est un malade. Les instincts naturels sont affaiblis en lui. Mais le jeu est un bon guérisseur: tout à l'heure, vous verrez ce malade se ranimer, s'exciter, et jeter son masque ordinaire de scepticisme.

—Ce n'est pas un masque

—Nous allons voir.»

La chance favorisait Fierce. Il gagnait un coup sur deux, et le tas de pièces et de billets amoncelés devant lui devenait impertinent.

—«Je crois, dit encore Malais à Torral, que vous avez particulièrement étudié les lois et les phénomènes du hasard. Comment expliquez-vous ce fait constaté des joueurs que la veine procède par séries, et non par intermittences?»

Le financier aimait à questionner les spécialistes. Mais Torral, brutal comme toujours, haussa les épaules:

—«Je vous l'expliquerais vainement, dit-il: vous ne comprendriez pas.

—Merci, dit Malais sans se fâcher, dites quand même.

—Soit. Écoutez donc: l'ensemble de toutes les parties jouées depuis le commencement du monde forme un tout, n'est-ce pas, un tout fini et déterminé? Eh bien, soit n le nombre de ces parties....

n?

—Je vous ai dit que vous ne comprendriez pas ... chacune de ces n parties pouvait être gagnée ou perdue; et l'ensemble comportait par conséquent un nombre de solutions égal à 2n.

—Ah?...

—Une seule de ces 2n solutions s'est réalisée,—naturellement. Or, il s'est trouvé que cette unique solution réalisée admettait les séries et rejetait les intermittences. Ce qu'il fallait démontrer.»

Malais arrondit les sourcils. Torral, plus ironique, continua d'un ton de professeur:

«Corollaire: à la limite, c'est-à-dire dans l'éternité des siècles, n tend vers l'infini, 2n également, et la probabilité de l'hypothèse réalisée devient nulle. Donc cette hypothèse n'existe pas. Donc, on n'a jamais joué au poker: c'est une illusion....

—Hein?

—Une illusion.

—Vous avez raison, dit Malais en haussant les épaules. Je ne comprends pas.»

Et il regarda le jeu. Au fond de la salle, l'horloge sonnait onze coups.

—«Messieurs, dit Abel, nous allons, si vous le voulez bien, faire les quatre derniers coups, car voici qu'il se fait tard.»

Personne ne protesta. Abel donna les cartes. Schmidt sépara de son panier quelques billets qu'il mit dans sa poche. Ariette, à petits coups d'œil successifs, sembla soupeser le gain de Fierce, projetant peut-être de se l'approprier.

Mais coup sur coup, Fierce gagna deux fois

Ariette donna les cartes à son tour,—pour l'avant-dernière partie,—et fit un pot considérable. Schmidt effrayé abandonna. Abel et Fierce tinrent. L'avocat relança du double. Mais Fierce abattit un brelan d'as et gagna encore.

—«Chance insolente,» dit Malais.

Fierce se retourna pour sourire.

—«J'en suis honteux.»

Il était on ne peut plus calme.

—«Vous voyez, murmura Torral, que ce n'est pas un masque.»

Le dernier pot était ouvert.

—«Cinquante piastres, dit Abel.

—Cent, dit Fierce.

—Oui, cent.

—Deux cents,» dit Ariette.

Tout le monde tint. On alla aux cartes.

—«Trois cartes.

—Une.

—Trois.

—Servi,» dit l'avocat.

Il avait longuement filé son jeu. Malais, curieux, le dévisageait. Mais Ariette, les yeux fermés, semblait une caricature fidèle, quoique laide, du mystère.

—«C'est du bluff? chuchota Torral, intéressé malgré son dédain.

—Je ne crois pas,» souffla le banquier.

Fierce vérifia sa dernière carte et passa parole. Schmidt ouvrit. Abel relança.

—«Deux cents piastres de mieux,» dit Ariette d'une voix absolument incolore.

Fierce poussa des billets.

—«Deux cents, et quatre cents.»

Abel et Schmidt abandonnèrent, l'un en souriant, l'autre en soupirant.

—Quatre cents, et mille,» dit Ariette, sans ouvrir les yeux.

Des tables voisines plusieurs joueurs s'approchèrent. Pour Saïgon, le coup était gros: il y avait au pot l'équivalent de quatre cents louis de France.

Fierce se tourna vers Malais:

—«Vous m'excuserez, dit-il, je prends très mal vos intérêts; mais en vérité, j'ai honte de ma veine.»

Il abattit son jeu.

«Je tiens sec, sans relance: floche royal majeur.»

Il avait l'as, le roi, la dame, le valet et le dix de cœur,—le jeu imbattable. Ariette, de citron, devint paille, ce qui était sa façon de pâlir. Un concert d'exclamations admiratives saluait le vainqueur. Avec des doigts qui ne tremblaient pas du tout, Fierce attira le pot et le mêla à son tas de billets; puis il fit deux parts égales, et pria Malais de choisir.

Cependant Ariette s'était ressaisi en un clin d'œil.

—«Cher monsieur, dit-il, j'ai fait mille piastres sur parole, et je vous les dois. Vous les recevrez demain matin....

—Pas trop tôt, je vous prie, dit l'enseigne en riant; il m'arrive quelquefois de ne pas être matinal.»

Ariette sut rire avec infiniment de bonne grâce

—«En ce cas, dit-il, faisons mieux: je ne déjeune jamais avant midi: est-ce assez tard, et voulez-vous me faire l'honneur de venir demain vous asseoir à ma table? je vous remettrai ainsi notre petite différence, et vous me dispenserez d'un voyage maritime qui m'effraye: votre Bayard est si loin du quai!

—A cent vingt mètres,» pensa Fierce. Mais il n'hésita pas:

—«Vous êtes trop charmant, j'accepte.

—A demain,» dit Ariette. Et il s'en alla le sourire aux lèvres. Beaucoup de gens admiraient son estomac, car il perdait au moins quatre mille piastres.

Fierce alluma une cigarette. Malais le considérait attentivement.

—«Je crains, dit-il, que vous ne soyez plus malade que je ne croyais. Mon remède n'a pas opéré.»

Fierce sourit.

—«Espériez-vous, dit Torral, le voir danser de joie devant son tas de piastres? Trop civilisé pour ça, Fierce!

—Trop malade, répéta Malais. Incurable.»

Il tendit à l'enseigne sa main large:

—«Bonsoir, mon associé, tâchez d'avoir le cauchemar, c'est ce qui peut vous arriver de mieux.

—Vous rentrez si tôt?

—Il n'est pas si tôt. Savez-vous que tous les matins, dès cinq heures, je suis à cheval sur la piste de steeple? Rien de meilleur pour préluder à la besogne quotidienne. Bonsoir.»

Torral ricana.

—«Belle vie que la vôtre: avec tous vos millions, vous voici forcé d'aller au lit sans sommeil, précisément à l'heure où la ville devient aimable!»

Le banquier se retourna:

—«Affaire de goûts, riposta-t-il. Vous dormez le jour et moi je dors la nuit: cela vous choque?

—Non, dit l'ingénieur. Mais je travaille pour vivre, et vous vivez pour travailler: ceci me choque.

—Je regrette beaucoup, fit Malais froidement. Vous ne permettrez toutefois de continuer, car j'y trouve mon plaisir. Que voulez-vous! il faut me prendre tel que je suis, ou me laisser. Je ne suis pas un civilisé de votre espèce: ma vie plus simple est réglée comme du papier à musique; je gagne de l'argent et je couche avec ma femme.

—Et vous lui faites des enfants.

—Quand je peux.»

Ils se regardaient en souriant d'un mépris réciproque.

«Au fait, railla Malais, c'est la supériorité de ma race sur la vôtre: la vôtre mourra, la mienne durera:

—L'orgueil des civilisés, dit Torral, c'est de n'avoir pas de successeurs. La tâche est faite, à quoi bon d'autres ouvriers?

—Orgueil de fous,

—Vous me tenez pour fou, sans doute?

—Oui ... pour malfaiteur aussi.»

Torral haussa les épaules. Malais s'en alla.

Fierce, silencieux, allumait une autre cigarette.

L'ingénieur se tourna vers lui.

—«Viens-tu?

—Où tu voudras.»

Us sortirent ensemble. Les piastres de Fierce sonnèrent dans sa poche lourde. Il pensa non sans mélancolie que tout ce gain ne lui donnait aucune joie.

—«Deux, trois mille piastres, pensa-t-il; au taux ordinaire des femmes, il y a pourtant là de quel payer le spasme de tout un régiment....»

—«Où allons-nous? demandait Torral.

—Au diable! la vie est stupide.»»


XII

Devant la vitrine du bijoutier à la mode, Fierce regardait, le front aux glaces.

Il cherchait un écrin parmi les écrins ouverts. Mais il y avait trop de choses dans l'étalage; il y avait trop de bagues et de bracelets; il y avait surtout trop de cette argenterie chinoise mince et cabossée qu'on fabrique à Hong-Kong: dans le scintillement des timbales, des tasses, des soucoupes et des aiguières, Fierce n'aperçut pas ce qu'il désirait.

Il entra dans la boutique. La Juive Fernande, une célébrité de Saïgon, vint à sa rencontre, et le salua de son sourire discret.

—«Je voudrais un bracelet, expliqua Fierce, un cercle d'or et d'émeraudes; vous l'aviez en montre, ces jours-ci....»

La porte se rouvrit tout d'un coup, et la haute taille de Malais s'encadra dans le chambranle. Il y avait deux jours que Fierce n'avait vu le banquier,—depuis la partie de poker.

—«Tiens, dit Malais familièrement, vous ici? Un joujou pour Liseron, je parie....»

Il appela la Juive qui cherchait parmi les écrins:

«Fernande! mon éventail? Je suppose que c'est prêt, cette fois?»

Il se tourna vers Fierce

—«Un cadeau de ma femme à Mme Abel. Dites-moi si c'est de bon goût....»

Fierce prit l'éventail avec admiration:

—«Fichtre! c'est adorable! Où avez-vous volé ces plumes-là?»

L'éventail était de marabouts et de nacre; une vigne d'or, incrustée sur le plat, portait en guise de fruits des grappes de perles noires.

—«Savez-vous? dit Fierce en riant. Cette vigne est indiscrète: elle parle de pot-de-vin.

—Et ce bracelet-là, de quoi parle-t-il?»

Le bracelet était un anneau d'esclave, très lourd, enrichi de gros cabochons. La Juive lut le prix étiqueté: deux mille piastres.

—«Un placement tout trouvé pour votre gain d'avant-hier.»

Fierce sourit. Malais se frappa le front.

—«J'y suis! Ça va rue Chasseloup-Laubat, ce lingot d'or farci de pierreries.»

Fierce eut l'air de chercher.

—«Rue Chasseloup?...

—Faites l'innocent! Chez Mme Ariette.

—Je vous en prie,» commença sèchement l'officier.

Mais Malais haussait les épaules.

—«Mon cher, pas d'indignation inutile! vous allez faire rire Fernande. La discrétion est de trop ici....»

Fierce songea à Mévil, et prit le parti de ne pas nier.

—«Diable d'homme! Comment savez-vous?

—Parce que vous êtes le vingtième à qui l'aventure arrive.»

Malais s'était assis, après un coup d'œil à sa montre. Sans doute avait-il le temps; il causa.

—«Le vingtième. Ah! vous entrez dans une famille typique. De vieilles connaissances à moi: j'ai rencontré les Ariette à Nouméa, il y a huit ans. Ils étaient nouveaux mariés, et leur lune de miel était rousse: ils ne s'appréciaient pas, faute de se connaître, mais bientôt ils se sont connus....

«La femme était aussi jolie qu'aujourd'hui. Quelqu'un en savait quelque chose, et ce quelqu'un était un fils d'archevêque, convenablement riche,—un de vos camarades, le lieutenant de vaisseau qui commandait le stationnaire de Calédonie. Il arriva ce qui arrive toujours: un beau soir, Ariette calcula son temps, et les surprit en pleins ébats. En homme de tact, il ne fit pas de tapage: il accepta cinquante mille francs pour n'en pas faire.

—Il paya, le fils d'archevêque?

—Mme Ariette le fit payer. Vous devez connaître sa méthode, je suppose?

—Et par la suite?

—Par la suite, un traité fut conclu entre les époux: Toutes liaisons sont permises de part et d'autre, sous condition d'être fructueuses, et les bénéfices sont partagés, honnêtement.

—Peuh! dit Fierce, c'est moderne et ce n'est pas hypocrite.»

Il paya le bracelet.

—«Deux mille piastres, fit Malais, curieux ... est-ce que ça vaut ça?»

Fierce réfléchit.

—«... Non ... et pourtant....»

Il expliqua:

—«Aucune femme ne vaut deux mille piastres, ni même deux cents; l'agréable sensation, d'ailleurs monotone, que nos collaboratrices nous servent à l'heure la plus intime doit raisonnablement s'estimer beaucoup moins cher. Mais, à mon goût, cette sensation trop vantée n'est qu'une parcelle des plaisirs lascifs, et je vous avoue même que je n'ai pas voulu la demander à Mme Ariette....

—Comment?...

—Non ... nous avons ... peu importe. Ce qui, peut-être, équivaut à deux mille piastres, c'est le décor et l'accessoire; c'est le contraste piquant de ce déjeuner auquel j'étais invité et de ce dessert que j'ai goûté sur la chaise longue: c'est le piment du prologue vertueux: salle à manger familiale, mari, bébé de quatre ans....

—Huit ... huit ans.

—Quatre, voyons! c'est écrit sur sa figure.

—Huit. Vous oubliez le climat qui rabougrit les mioches; très avantageux pour les mères, rajeunies en proportion.»

Malais se leva. Obséquieuse, la Juive s'empressa vers la porte. Fierce, au passage, lui caressa le sein, car elle était jolie.

—«Au fait, dit-il à Malais, cette Fernande ... vous en êtes sûr?

—Comme discrétion? Parbleu! Une Juive! Elle est trop rouée et trop rapace pour trahir un client sans profit. Et puis, un scandale de plus ou moins, que lui importe? Tous les adultères et tous les pots-de-vin de Saïgon lui passent par les mains. Un fameux nid à saletés, cette boîte!

—Exemples: un bracelet et un éventail.

—Eh oui! adultère et pot-de-vin,—quoique mon pot-de-vin soit baptisé, plâtré, sucré pour la bouche de ce demi-honnête homme d'Abel, et que votre adultère, m'avez-vous dit, soit....

—Un adultère de couvent, à l'usage des petites filles.»

La main de Malais se posa sur l'épaule de Fierce.

—«Ça vous amuse?

—Quoi? les adultères de couvent?

—Non: mais la vie que vous vivez, et ce rôle perpétuel de fanfaron vicieux?

—Ça ne m'amuse pas. Mais vous faites erreur: ce n'est pas un rôle que je joue.»

Ils marchèrent à côté l'un de l'autre. La voiture de Malais les suivait, un splendide attelage d'australiens noirs, deux fois grands comme les poneys indo-chinois.

—«Vous incarnez la race que je déteste le plus, dit soudain le banquier: la race des anarchistes élégants. Et quand même, vous me plaisez. Je voudrais vous aider à sortir du bourbier où vous êtes,—un bourbier, ne dites pas non.... Voyons, acceptez-vous un conseil? Lâchez votre entourage habituel et fréquentez d'autres gens. Ce n'est pas un sacrifice pour vous, et vous ne risquez pas grand'chose à cet échange: Vous n'y tenez pas, aux Ariette, aux Rochet et à leur bande. Et sous le plâtre honorable qui les blanchit, si vous saviez la sinistre collection de gredins qu'ils sont! Rochet? un maître chanteur devenu gâteux. Ariette? un ruffian doublé d'un menteur à gages. Sa femme? une putain hypocrite; j'aime cent fois mieux votre Liseron, qui ne se cache pas, ne trompe personne et n'exige point qu'on la respecte....

Je ne vous dis rien de Torral ni de Mévil: ce sont vos amis ... et d'ailleurs, je ne les confonds pas avec la clique coloniale; ils sont quelque chose de mieux,—et de pis: des intelligences dévoyées.—Peu importe. Ce que je veux vous dire, c'est qu'il existe d'autres gens que vous ne connaissez pas, et que vous auriez peut-être plaisir à connaître: les honnêtes gens. Il y en a,—très peu; mais il y en a. Voulez-vous les voir? Venez chez moi. Je ne suis fichtre pas un honnête homme!...

—Non?

—Non.—Je suis un bandit, cher monsieur; j'ai volé, pillé, rançonné; j'ai gagné de l'argent, et cette phrase-là renferme une foule de menues turpitudes, dont la somme fait un criminel en même temps qu'un millionnaire. Mais à cause même de ces turpitudes qui ont rassasié et écœuré ma vie, j'ai un furieux faible pour tout ce qui est honnête. Chez moi, monsieur de Fierce, vous ne serrerez pas de mains équivoques; c'est un grand luxe à Saïgon que de refuser la poignée de ces mains-là; mais je suis assez riche pour me payer tous les luxes. Ma femme, ici comme ailleurs, ne subit que des gens propres....

—Vous ne craignez pas, dit Fierce, railleur, que je fasse tache?

—C'est mon affaire. Venez.

—Quand?

—Quand vous voudrez. Il n'y a pas de jour pour l'enfant prodigue....»

Ils passaient devant la Hong-Kong and Shang-Haï. Avec la promptitude qui marquait tous ses gestes, Malais serra la main de son compagnon et disparut dans la porte cochère.

Fierce s'en alla pensif. Sur sa tête, un flamboyant ironique égrena des fleurs rouges.

Fierce songeait. Sans s'en douter, il tourna le dos à son chemin,—car cinq heures sonnaient à l'hôtel des postes, l'heure de l'Inspection, et sa Victoria l'attendait rue Tuduc; or, la rue Tuduc avoisine le Donaï et Fierce, marchant au hasard, s'éloignait de la rivière.

Il laissa les rues centrales et bruyantes. Les quartiers du nord de Saïgon sont percés de grandes voies ombreuses et recueillies. Fierce traversa sans la reconnaître la rue Chasseloup-Laubat, la rue des Ariette; il goûta seulement la fraîcheur verte des villas toutes cachées parmi des jardins, derrière des grilles en bois; il n'imagina point qu'une de ces maisonnettes abritait une femme et un sopha qu'il connaissait intimement. Sa songerie était différente.

Il continuait son chemin, dédaignant le spectacle de la rue. Près d'une riche maison indigène, une congaï jeune et jolie, debout sur le seuil et frappant à l'huis, éclata d'un rire aigu pour qu'il la regardât. Mais il passa tête baissée. Saïgon est la meilleure cité qui soit pour y oublier toutes choses: la chaleur excessive et moite y engourdit nos sens, et la poussière rouge des rues y étouffe tous les bruits vivants.

Fierce murmura: «La vie est stupide.» Il agitait beaucoup de pensées confuses, toutes pessimistes. Incontestablement, les gens qu'il hantait, malhonnêtes gens selon la morale conventionnelle, étaient en outre de la plus fatigante monotonie. Monotone aussi, jusqu'à l'écœurement, sa propre existence; monotones et promptement insipides, les plaisirs dont il essayait de la pimenter. Il répéta, comme tantôt: «Ça ne m'amuse pas.» Il songeait à l'incroyable pauvreté du catalogue des joies humaines: en tout et pour tout, cinq sensations réputées agréables, cinq! et la meilleure, la sensation tactile—l'amour,—tout entière enfermée dans sa définition médicale: le contact de deux épidermes. Rien de plus, rien de mieux.—«Épidermes? corrigea Fierce; pas même: muqueuses. Quatre décimètres carrés de peau.—Les variantes? littérature! C'est humiliant.» Pêle-mêle, il méprisa Mévil, assez fou pour aimer l'amour, et Torral, assez niais pour mettre le bonheur en formule:

—Maximum de jouissances....—«Il n'y a pas de jouissances. Illusion.... S'il y en avait, pourtant? d'inconnues?»

Un rayon du soleil déjà bas le frappa au visage. Il inclina son casque, et machinalement regarda autour de lui. Un écriteau nommait la rue,—rue des Moïs;—les Moïs sont une ancienne peuplade indo-chinoise.—Fierce vit deux rangs de vieux arbres, et des jardins en bordure. Les maisons s'isolaient, clairsemées. La plus proche était une villa de style annamite, large et basse, avec des murs de briques et un toit surplombant; une grande véranda d'ébène se cachait derrière un rideau de vigne vierge; des banians très hauts jetaient leur ombre par-dessus les tuiles vernissées.

Une victoria attendait à la porte. Un boy tout petit tenait les chevaux sages, des chevaux de jeune fille ou de vieille dame. La rue, la maison, la voiture, et le jardin grave et joli qu'on apercevait dans la grille ouverte, s'accordaient pour une harmonie exquise de simplicité et de paix.

Fierce pensa: «Il doit faire bon vivre là-dedans,—à l'abri de toutes nos saoûleries et de tous nos ruts....

Il s'était arrêté près de la grille. Deux femmes sortirent de la maison; et Fierce sentit un secret déclic jouer dans sa poitrine, se comme une détente d'arme; Mlle Sylva venait à lui, guidant vers la victoria une dame à cheveux blancs dont les pas tâtonnaient.

Une aveugle; sa mère, évidemment;—un doux visage pâle et souriant, très beau malgré les paupières closes.

Mlle Sylva, attentive et tendre, porte les deux ombrelles et un manteau léger pour le crépuscule. L'aveugle monte en voiture: la jeune fille l'aide et l'installe, puis, se retournant, aperçoit l'officier à quatre pas d'elle.

—«Monsieur de Fierce!»

Une exclamation de franc plaisir. La petite main rapide se tend grande ouverte. Il y a présentation.

—«Maman, c'est l'aide de camp de M. d'Orvilliers. Monsieur, maman vous connaît déjà très bien, je lui ai énormément parlé de votre bateau,—et de vous....»

Fierce s'incline bas. Mlle Sylva ne songe plus à monter en voiture. Elle babille joyeusement, très contente de retrouver le cavalier qui lui a plu. Mme Sylva, qui juge la rue incorrecte en tant que salon, veut se lever pour recevoir le visiteur dans la villa.

—«Je vous en supplie, proteste Fierce, faites-moi la grâce de ne point me traiter en importun, et ne retardez pas votre promenade. Aussi bien, madame, n'ai-je aucun droit à être reçu par vous, car le hasard seul m'a conduit à votre porte: je ne savais pas que vous demeuriez ici.

—Le hasard nous a donc favorisées, réplique gracieusement Mme Sylva. Mais si vous ne voulez absolument pas entrer sous notre toit, montez en voiture avec nous: nous vous déposerons où il vous plaira....»

Mlle Sélysette achève:

—«Et ça vous comptera comme une visite. Il ne faut pas que le hasard ait travaillé pour rien.

—Vous me tentez beaucoup, dit Fierce. Mais je suis sûr que je vous encombrerais.

—Pas du tout! Il y a un strapontin excellent, et j'adore les strapontins....

—S'il est si bon que cela..., je le prends pour moi....»

Il monte lestement et s'assied. La voiture part. Les genoux de Fierce sont pris entre la jupe bleue et la jupe noire, et l'une et l'autre le troublent de la même émotion,—infiniment chaste.

—«N'avez-vous rien à faire? demande Mme Sylva. Venez donc avec nous jusqu'à Tuduc; nous serons rentrés en ville avant sept heures.»

Fierce accepte, et remercie plus chaudement que la politesse n'exigerait. De vrai, cette promenade inopinée l'enchante. Depuis une heure, les paroles de Malais harcèlent sa pensée, et une curiosité germe en lui de ces gens honnêtes qu'il ne connaît pas, qu'il n'a jamais connus ... jamais, nulle part. Qui sait? peut-être seront-ils plus amusants, moins monotones que son cercle ordinaire de catins, d'escrocs et de nihilistes civilisés,—trop civilisés. En s'asseyant près de cette fillette véritablement pure et candide,—il n'en doute pas une seconde,—Fierce imagine s'être réfugié, après une longue saison fiévreuse de tripots, de petits théâtres, de restaurants de nuit et de lupanars, au plus haut d'une solitude alpestre, et respirer là, chastement, l'air vierge des glaciers.

... Et le sourire de Mlle Sélysette, et son babil, sont frais et caressent;—et le calme visage de Mme Sylva, et sa voix, sont doux et apaisent.

M. de Fierce, ligotté de bien-être, et son cœur tièdement engourdi, ne parle point. La voiture contourne l'ancienne citadelle par des rues campagnardes, et passe l'arroyo au pont du Jardin. Le pont est désert, et désertes les allées rousses qui dorment entre leurs haies de bambous et de magnolias: Saïgon flâne et coquette à l'Inspection, et le Jardin n'a point de promeneurs avant le coucher du soleil.

Mlle Sylva questionne:

—«Vous connaissez Tuduc, naturellement?

—Tuduc?...—Fierce pour répondre s'arrache à sa molle quiétude;—Tuduc? non....»

Mlle Sylva s'écrie et s'indigne, scandalisée:

—«Vous ne connaissez pas Tuduc! Mais, grand Dieu, que faites-vous, depuis quinze jours que le Bayard est à Saïgon?»

Point facile à dire, ce qu'il fait!

—«Pas grand'chose de bon. Je sors toujours très tard; mon saïs me mène où ça lui chante,—et c'est toujours l'Inspection....

—L'Inspection est insupportable, prononce Mlle Sylva, péremptoire. Il y a trop de voitures, trop de toilettes, trop de gens chics, dans cette bête d'allée toute droite où l'on ne peut pas même trotter. Et vous verrez si la route de Tuduc n'est pas cent fois plus jolie....»

Fierce d'avance en est convaincu. Près du pont, la route de Tuduc n'est rien de mieux qu'un agréable chemin qui serpente parmi des rizières, entre des magnolias touffus; mais les rizières sont plus vertes que des prairies irlandaises, et les magnolias soufflent par toutes leurs corolles de précieuses bouffées qui enivrent.

—«Nulle part ailleurs, dit Fierce, il n'existe de chemins si bien parfumés. Saïgon est une cassolette.

—Nulle part ailleurs? questionne Mlle Sélysette. C'est vrai, vous connaissez tous les pays. Racontez moi vos voyages....»

Fierce, docile, raconte. Il a beaucoup couru le monde; il sait apprécier avec des yeux aigus les peuples et les paysages, et choisir entre cent détails pittoresques le plus original et le plus piquant.

Il décrit le Japon d'où il arrive. Il parle des maisons de bois blanc qui ont toujours l'air d'être neuves, et des arbres trop grands qui les enveloppent de mystérieux manteaux verts. Il dit les ponts en arcs au-dessus des torrents à sec, et les tchaïas agrestes où le voyageur ne manque jamais de trouver sa tasse de thé très chaud, son gâteau castera très tendre, et le sourire bien élevé de la servante trotte-menu. Il esquisse la silhouette du Fousi-San pointu, et les processions de pèlerins jaunes, bleus, mauves, qui bariolent sa robe de neige.—Et il oublie de nommer les yoshi-varas grillés de bambous, et les mousmés candidement hospitalières, et tout le skébé[1] nippon;—il oublie, sans effort: Mlle Sylva répand autour d'elle une contagion de chasteté.

La voiture passe un ruisseau sur un pont de briques roses.

—«Est-ce comme cela, questionne Mlle Sélysette, les ponts japonais?

—Pas du tout, il y a mille différences,—tellement que je ne puis les expliquer. Mais rien qu'en regardant ce ruisseau et cette arche, je sais que je suis en Cochinchine, et nulle part ailleurs. Dans le monde entier, pour des yeux qui savent voir, il n'existe pas deux pays pareils.

—Que c'est intéressant, soupire la jeune fille, d'avoir vu tant de choses, et de les garder ainsi photographiées au fond de sa mémoire!—Votre tête doit ressembler à un album.

—Intéressant,—et attristant aussi, objecte Mme Sylva de sa voix pensive; les marins, toujours exilés de tous les pays qu'ils ont aimés, doivent connaître autant de nostalgies qu'ils ont fait de voyages....»

Torral, l'autre semaine, a raillé Fierce en humeur de mélancolie; Fierce s'en souvient, et la sympathie de Mme Sylva lui en est plus douce.

—«Tant de nostalgies ne font pas une tristesse. Nous conservons nette et charmante l'image des pays d'autrefois; mais nous les regrettons rarement, parce que les pays d'aujourd'hui les valent, et qu'un clou chasse l'autre. Comment voulez-vous qu'ici, dans cette forêt de magnolias en fleurs, je puisse regretter quoi que ce soit!»

Mlle Sélysette hoche sa tête blonde:

—«Et demain, dans une autre forêt, vous oublierez celle-ci. C'est de l'inconstance....

—Je l'avoue. Mais si j'étais constant, je serais malheureux....»

Il s'oublie à rêver tout haut, pour la première fois de sa vie:

«On peut être inconstant sans être infidèle. Aux heures douces d'autrefois je garde toute ma gratitude; mais ces heures sont mortes; pourquoi leurs fantômes me gâteraient-ils les heures douces d'aujourd'hui? Quand je tourne une page de ma vie, j'essaie d'entamer la page suivante avec des yeux neufs. C'est facile, car les deux pages ne sont jamais pareilles. Je ne suis plus à Saïgon le Fierce japonais d'il y a deux mois; et ce Fierce japonais ne ressemblait pas au Fierce parisien de l'année dernière, ni au Fierce turc ou tahitien des temps passés....»

Mlle Sylva rit, amusée:

—«Parlez-nous de tous ces Fierce qui ne sont plus vous?

—Ils me font l'effet d'amis très intimes que j'ai beaucoup aimés jadis; et je me figure parfois qu'ils vivent encore dans le pays où je les ai connus. Le Fierce tahitien, par exemple, était un personnage contemplatif, qui n'appréciait rien tant que les arbres, les prairies et les ruisseaux. Il se promenait tous les jours dans la campagne, vêtu d'un parao de toile bleue, et coiffé d'un grand chapeau de paille,—pieds nus, naturellement. Il avait loué, dans ce village de Papeete qu'il appelait pompeusement la capitale, une petite case au milieu d'un jardin de cocotiers. Et quand, une fois par mois, des lettres et des journaux lui arrivaient, bariolés par des timbres et des cachets de France, il n'ouvrait pas les lettres, et déchirait les journaux pour allumer le feu de sa cuisine.

—Et le Fierce turc?

—C'était un Musulman très croyant, qui ne passait point de semaine sans prier Allah dans quelqu'une des plus graves mosquées de Stamboul. Après quoi, assis à la terrasse d'un café osmanli, il contemplait silencieux le Bosphore, et tous les vendredis,—jours chômés,—rêvait quatre heures durant au fond d'un cimetière de Skutari.

—Y a-t-il eu un Fierce chinois?

—Certes! Celui-là passait tout son temps à s'enorgueillir de sa race la plus vieille du monde, et de sa philosophie la plus clairvoyante et la plus ironique. C'était un homme insupportable: il ne s'inquiétait que de papier de riz et de pinceaux à encre, et méprisait toute la terre.»

Mlle Sylva devient sondeuse.

—«Tant de cervelles successives sous un seul front! C'est inquiétant à penser: demain vous aurez changé une fois de plus, et si je vous retrouve à Paris ou au Japon, il faudra que nous recommencions notre connaissance....

—Peut-être. Je m'imagine ressembler à une plaque photographique: un rayon de soleil, et l'image impressionnée s'efface; mais il suffirait, d'un fixatif pour faire une épreuve inaltérable.

—Et le fixatif?

—Je ne l'ai pas encore trouvé.»

Un long silence. La route s'est insinuée dans les bois d'aréquiers qui avoisinent Tuduc; il n'y a plus maintenant de magnolias, ni de rizières, ni de poussière rouge poudroyant au soleil. Les aréquiers exclusifs pressent les uns contre les autres leurs troncs grêles et droits,—entrelacent étroitement leurs palmes épanouies à cinquante pieds du sol; et cela fait une voûte sombre de temple, que supportent d'innombrables colonnes ioniques. Entre les arbres, la terre est brune, et des flaques d'eau luisent. Toute la forêt se tait.

Mlle Sylva, les mains jointes sur un genou, regarde avidement et ne parle point. Fierce admire les graves yeux pers, et s'étonne qu'une petite fille sache voir la beauté d'un bois sans fleurs, sans oiseaux et sans soleil.

—«Monsieur, dit l'aveugle, je pense que tout à l'heure vous ne nous avez pas tout dit. Je conçois très bien que dans chaque pays nouveau, vous vous découvriez comme une âme nouvelle; mais il me semble que partout vous devez quand même vous souvenir de votre foyer, de votre famille; et ce souvenir ininterrompu met forcément un lien, une parenté entre tous les hommes différents que vous croyez être à tour de rôle....

—Je n'ai ni famille, ni foyer, dit Fierce.

—Personne?

—Personne.

—C'est bien triste à votre âge....»

Fierce réfléchit. Un foyer, c'est une prison; cette prison se complique de chaînes: les parents, les amis;—rien en cela qui l'ait jamais tenté.—Une famille? monsieur, madame, et l'autre;—des marmots piaillards et barbouillés;—un peu de servitude, un peu de ridicule, un peu de déshonneur: séduisante mixture!—Fierce va rire. Mais, levant les yeux, il voit cette famille qui l'étonne et le déconcerte: cette mère souriante et tendre, cette fille pure et délicieuse ... et très sincèrement il répond:

—«Oui, triste,—quelquefois: quand il m'advient, juif errant que je suis, de découvrir, à une halte de ma route, un foyer paisible et chaud, et d'entrevoir, par une porte qui bâille, des maris contents, des femmes aimées, de beaux enfants. Ces soirs-là, mon navire est maussade, et ma solitude lourde, et malgré moi, je souhaite du mal à tous ces gens trop heureux. L'homme est une laide bête envieuse, qui ne prend sa joie que de la peine d'autrui, et réciproquement.»

C'est un mensonge bien rabâché que cette légende romanesque du marin errant, exilé de toute la terre, et nourrissant en silence une mortelle nostalgie de tendresse et de foyer; un mensonge, toutefois, qui trompera sans fin toutes les femmes, parce que toutes, sous les vernis divers de leurs éducations, de leurs modes et de leurs poses, cachent un fond identique de jobarderie sentimentale.—M. de Fierce est orphelin; M. de Fierce n'a pas de maison, presque pas de patrie. Les deux femmes qui l'écoutent, sympathiques, cherchent délicatement à adoucir cette dure solitude.

—«Monsieur, dit Mme Sylva, j'ai peur qu'après tous vos voyages, vous n'ayez jamais encore découvert ce que la vie a de plus réconfortant,—le coin du feu! Si vous voulez, vous connaîtrez le nôtre. Vous êtes presque le fils de mon vieil ami d'Orvilliers, qui fut le plus cher compagnon de mon mari. Ma maison est la vôtre....»

Elle tend sa vieille main restée douce et blanche, et Fierce y met un baiser recueilli. Mlle Sélysette approuve joyeusement:

—«Nous vous enrôlons! Oh! nous sommes une très petite bande, mais triée sur le volet; chez nous, on ne flirte pas, on ne pose pas, on ne potine pas,—trois exceptions à Saïgon. On joue au tennis,—un vrai tennis, sérieux;—on lit, on cause, on fait des promenades,—des grandes;—et on ferme la porte au nez des gens désagréables. Une très, très petite bande: le gouverneur, les Abel, Mme Malais.

—Mme Malais?

—Vous la connaissez?

—Très peu, mais davantage son mari, qui me priait justement aujourd'hui de fréquenter chez lui.

—Ça tombe à merveille. Vous verrez Mme Malais chez nous, et vous nous verrez chez elle. C'est une amie tout à fait parfaite....»

Mlle Sélysette détaille les perfections de Mme Malais. Fierce songe que le hasard prend quelquefois des proportions de providence. Hier, tout s'est enchaîné à miracle pour le lasser, pour l'écœurer de sa vie ancienne; aujourd'hui tout conspire pour l'attirer vers une nouvelle vie. Hier, le monde qu'il hantait lui a coquettement étalé toutes ses taches et toutes ses tares; aujourd'hui, un monde neuf et séduisant lui ouvre à deux battants sa plus grande porte. Il entrera....

La voiture s'arrête. C'est le terme de la promenade: la route aboutit au fleuve, et il n'y a ni pont, ni quai Un bac traverse, et sur l'autre bord, Tuduc se cache parmi les aréquiers; on ne voit que trois cañhas de torchis et de chaume.

Percée par la rivière comme par une géante allée, la forêt reflue sur les deux rives en futaies épaisses. Les arbres baignent leurs racines jusque dans le courant, et l'eau jaune en est moirée de vert. Les aréquiers endiguent ainsi le Donaï entre deux haies opaques, deux palissades de troncs pressés que couronnent des frises de palmes en panaches. Le soleil, exclu de la forêt, prend sa revanche entre ces haies, sur l'allée liquide, et l'eau incendiée flamboie....

Les chevaux soufflant. Le saïs indifférent renoue la mèche de son fouet.

—«Ces palmes qui ondoient, murmure Sélysette Sylva, ce sont des oriflammes plantés sur le toit de la forêt....»

Le bac dérive au milieu du courant; sur l'eau couleur de braise, les grêles silhouettes des rameurs s'agitent en ombres chinoises; une congaï, assise à l'avant, les pieds dans l'eau, piaule un chant discordant et plaintif.

Le soleil baisse. Il faut rentrer. Sous les aréquiers, la nuit commence. Et comme la rosée de six heures dépose déjà partout ses gouttelettes, Mlle Sylva, prudente, enveloppe l'aveugle dans son manteau, avec des gestes soigneux de petite mère.

... Sous les aréquiers, la nuit commence....

—«Quand j'étais petite, songe tout haut Sélysette Sylva, les arbres de notre jardin me semblaient très grands, et le jardin immense. Ces aréquiers-ci, et toute cette forêt, sont minuscules en comparaison de mon souvenir....»

Le sabot des chevaux ne fait pas de bruit sur la terre molle. Le recueillement du crépuscule est propice aux confidences.

... «Nous habitions une vieille maison qui ressemblait à une ferme, et qu'on appelait le château, à cause d'une tourelle pointue. C'était dans le Périgord. Il y avait beaucoup de fleurs, et un troupeau de chèvres sur la colline, avec un petit pâtre à béret rouge. Tous les murs étaient habillés de glycines, et les paysans y accrochaient des lampions et des banderoles, quand papa revenait d'Afrique, chaque année, pour la moisson.... Comme la maison était gaie, quand il était là! Son dolman bleu mettait du soleil partout.... C'étaient de belles moissons! Quand il repartait, sa place restait marquée à la table, et son couvert était mis à tous les repas, comme s'il eut été là.—Et puis, il n'est plus revenu....»

Fierce, tout bas, interroge:

—«C'est alors que vous avez quitté la France?»

La voix égale de Mme Sylva répond:

—«L'année d'après. J'étais veuve et ma fille déjà grande; son tuteur fut nommé gouverneur à Saïgon; nous l'avons suivi. Et j'ai bien fait, puisque, six mois plus tard, mes yeux déjà bien malades se fermaient tout à fait. Une maman aveugle, un tuteur absent,—ma pauvre Sélysette serait morte d'ennui, là-bas....»

Fierce regarde les cheveux blancs et le visage sans rides. Ainsi donc, en très peu d'années, tout le bonheur de cette femme s'est écroulé, fauché comme un épi mûr; elle a perdu son mari, sa maison, sa patrie, et la douce clarté du jour. Elle sourit cependant; tant d'amertumes n'ont pas aigri son courage; et pour l'amour de sa fille, elle a su refouler toutes ses larmes, stoïquement....

—«Quand j'étais petite ...»

Mlle Sylva conte des souvenirs enfantins et jolis. Fierce revoit, au fond de sa mémoire, son enfance à lui, triste et sèche. Sa tendresse croit pour cette confiante fille qui lui ouvre avec tant de grâce sa cassette à confidences.

... Les magnolias, plus odorants dans la brune;—l'arroyo et le petit pont, dont les briques roses son maintenant grises;—le jardin, où les éléphants barrissent dans leurs cages;—on rentre en ville....

—«A bientôt, n'est-ce pas? à très bientôt?

—A demain, si vous le permettez.»

Il s'en retourne à pied, dans la nuit scintillante. L'air tiède est étrangement vivifiant.

Rue Catinat, Torral le hèle

—«Ce soir, à Cholon?»

A Cholon, boire, brailler, trousser des filles?

—«Non, impossible....—Il ment tout à coup, sans y songer:—Impossible: j'ai marché toute l'après-midi, je suis éreinté et je rentre à bord.»

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