Les civilisés: Roman
[1] Nhaqués (nia-koués), paysans annamites.
[2] Saké, eau-de-vie de riz.
XXX
Comme une bête blessée à mort qui veut agoniser dans sa tanière, Fierce n'arrêta sa fuite que dans sa chambre du Bayard. Et il s'assit sur le lit, ses coudes sur ses genoux, sa tête entre ses poings.
Il murmura: «C'est fini.» Les mots n'éveillaient d'ailleurs aucune pensée en lui. Le tumulte de sa tête avait été trop violent d'abord: il n'en restait plus qu'un vide total et terrible. Malgré quoi il souffrait effroyablement: son cœur était comme prisonnier d'une myriade de griffes pointues, qui le comprimaient, le crevaient; et il sentait aux cuisses et au ventre la contraction atroce que seuls connaissent les alpinistes qui ont fait de grandes chûtes.—Quand il eut souffert ainsi plus qu'il n'avait de forces, sa tête glissa entre ses mains, et il s'endormit ou s'évanouit.—Mais dès qu'il se réveilla, il recommença de souffrir.
Il souffrit même davantage, parce que la pensée fonctionna de nouveau sous son crâne. Et l'idée que Sélysette était morte pour lui, qu'il ne la reverrait même pas,—jamais!—lui arracha un gémissement de torture. Il répéta: «C'est fini,» avec la compréhension nette, cette fois, de toute sa vie fauchée, de sa mort obligatoire. Retomber dans le vice, dans le nihilisme, dans la civilisation,—non.—J'aime encore le vin et les femmes, disait jadis Lorenzaccio; c'est assez pour faire de moi un débauché, mais ce n'est pas assez pour me donner envie de l'être.—Fierce n'avait plus envie, ni courage.
L'espoir d'un pardon, d'une pitié de Sélysette, il n'y songea même pas: on pardonne un coupable, on a pitié d'un malheureux; mais on n'épouse pas un faussaire qui a pris le nom et le masque d'un honnête homme jadis aimé. Fierce était ce faussaire, et Sélysette avait constaté le faux de ses yeux.—Quel remède?—Jamais situation n'avait été si claire.—Fierce ricana d'impuissance et de désespoir: il pouvait écrire, supplier, pleurer;—c'était fini quand même;—fini;—fini. Il se martela le mot dans la cervelle. Après quoi,—pareil au noyé imbécile qui s'use les ongles aux parois lisses de son puits,—il écrivit, il supplia, il pleura. Mais sa lettre lui revint cachetée, et, avec elle, un billet bref dans quoi on lui rendait sa parole,—un billet qu'il reçut sur la nuque, comme les guillotinés reçoivent le couperet.
Il n'avait pas déjeuné; il ne dîna pas. Sept heures sonnaient, sept heures du soir. Il s'aperçut que tout un jour avait passé, de l'aube à la brune. Dans la nuit grandissante, il frissonna d'être seul; une peur enfantine le chassa de sa chambre. Le croiseur était déjà muet et obscur. Les clairons avaient rappelé au branle-bas du soir; l'équipage était sur le pont; la batterie vide apparaissait grande, basse et lugubre comme une crypte de cathédrale. Fierce, hâtivement, gagna la coupée, s'évada de ce silence et de cette ombre. Sur le quai, la nuit n'était pas encore opaque.
Il marcha d'abord au hasard; mais ce hasard, sournois, guidait ses pas vers la rue des Moïs,—et quand il vit où il allait, il eut encore peur et fit demi-tour. Cette fois, il chercha la maison de Mévil: sa détresse avait besoin d'un secours, n'importe lequel.
Mais Mévil n'était pas chez lui. Fierce vit la grille ouverte, et les boys sur le pas de la porte, en groupe étonné et inquiet. Le maître, sorti seul après la sieste, n'avait point laissé d'ordres et n'était pas rentré.
A pas lourds, Fierce recommença d'aller. Il avait cherché Mévil, il cherchait Torral;—il cherchait une main à quoi s'accrocher.
Il traversa la rue Catinat, et des gens qui couraient le bousculèrent,—sans qu'il y prît garde.—Un tumulte régnait dans la ville,—qu'il ne remarqua pas.—La foule, nombreuse toujours après le crépuscule, semblait agitée d'une émotion qui allait croissant. Au loin, vers l'hôtel des postes où s'affichent les télégrammes des agences, un flux de peuple se précipitait, avec des cris et des bras levés; c'était la rumeur d'une émeute. Des estafettes galopaient, des crieurs de journaux hurlaient, et leurs feuilles arrachées étaient brandies comme des drapeaux. Une fièvre anxieuse gagnait jusqu'aux Chinois, qui oubliaient leur labeur infatigable pour discourir sur le seuil des boutiques,—jusqu'aux femmes blanches tirées de leur indolence créole, et qu'on voyait nu-tête et décoiffées, courant aux nouvelles. Saïgon, balayé par un vent mystérieux de folie et de panique, semblait s'éveiller tragiquement de son far-niente éternel.
XXXI
Non, le docteur Mévil n'était pas rentré chez lui, ce soir-là.
Il était sorti de bonne heure, las d'être seul avec sa pensée—trop lugubre. Son ivresse de la nuit s'était dissipée dès le matin; mais des hallucinations passaient encore devant ses yeux, et le terrifiaient par intervalles. Avec une précision funèbre, il revoyait sa vision nocturne, triste et terrible, et les plis du suaire flottant sur le bras tendu, et les yeux, des yeux fixes de Sphinx ... cette vision-là, et une autre, la vision d'une femme debout....
Il avait froid dans les moelles, malgré la chaleur lourde du jour qui mettait une sueur fiévreuse à ses épaules et à son cou. Avant de sortir, il se poudra tout le buste; puis, dédaignant le pousse et la victoria, il monta à bicyclette: confusément, il espérait apaiser ses nerfs en fatiguant ses muscles. Le vent et le soleil feraient de bons remèdes à sa névrose. Il se courba sur le guidon et poussa fort les pédales. La bicyclette vola sur les routes rouges qui coloraient le caoutchouc des jantes. Une brise brûlante avait séché l'averse matinale, et la boue déjà s'émiettait en poussière.
Autrefois, la bicyclette avait été pour Mévil un véhicule discret, celui dont on use pour les courses mystérieuses ou honteuses dans le secret de quoi les saïs mêmes sont de trop. Mévil avait, parmi la foule de ses intrigues amoureuses, des aventures délicates, que l'honneur et l'intérêt commandaient de tenir à l'abri de tout regard. Dans le village de Tan-Hoa, près de la Route Haute, une petite villa avait été souvent l'objectif de ses expéditions cyclistes. Là vivait une famille saïgonnaise, les Marneffe, père, mère et fille;—lui, fonctionnaire, naturellement; elles, très mondaines; et tous trois dépensant plus qu'il n'auraient pu sans expédients. Le poker et les siestes remédiaient aux déficits: monsieur jouait avec intelligence, madame ne cessait d'être vertueuse qu'à bon escient.
Saïgon savait cela;—Saïgon sait bien d'autres choses. Mais la fille, qui n'avait que seize ans, passait pour intacte; il se rencontrait même de bonnes âmes pour la plaindre de grandir dans un milieu qui fatalement la corromprait plus tard.
Or, c'était là besogne faite.
Mlle Marneffe était, depuis longtemps, la maîtresse du docteur Raymond Mévil. Mais fort prudents l'un et l'autre, rien n'avait transpiré de leur liaison. La villa était isolée et propice aux rendez-vous; M. Marneffe en partait le matin pour n'y rentrer que le soir, conservant ainsi sa correcte ignorance des faits et gestes de sa femme, laquelle souvent s'absentait mystérieusement à midi. Ces jours-là, un mouchoir de jeune fille séchait à l'une des fenêtres de l'étage, et la grille du clos n'était pas fermée à clef, ce qui épargnait des pas au boy portier.—Une bicyclette se cachait fort bien parmi les hibiscus du jardin, et Mévil savait monter sans bruit l'escalier de briques, et pousser la porte muette d'une chambre virginale toute tendue de blanc.
Or, Mévil avait quitté la rue d'Espagne avant quatre heures, dirigeant d'abord sa roue vers le vélodrome. Mais des coureurs s'entraînaient sur la piste. Il obliqua et se trouva sur la Route Haute. La ville, déjà, était loin derrière, et le village de Tan-Hoa groupait ses cañhas à gauche du chemin.
Par habitude, Mévil donna un regard à la villa Marneffe: le mouchoir-signal flottait au volet. Mévil songea qu'il y flottait peut-être depuis bien des jours, oublié par une main dépitée: deux mois avaient passé depuis sa dernière visite. Mais Mlle Marneffe était tout ensemble vicieuse et sensée, trop sensée pour en vouloir aux amants infidèles, trop vicieuse pour perdre en bouderies le temps qu'on peut mieux employer. Mévil vit la grille ouverte. Il entra.
Après tout, c'était peut-être là le meilleur remède....
Mais il est des maux contre quoi toutes les médecines sont vaines. Mévil, une heure plus tard, se remit en selle, un peu plus las et plus anxieux, et comme endolori jusqu'à l'âme. Il se trompa de route et continua vers Cholon au lieu de rentrer à Saïgon.
Sa maîtresse, épuisée de plaisir, l'avait laissé partir sans un mot, sans un regard d'adieu filtrant entre ses paupières closes. Après l'heure libertine et égoïste, il aurait souhaité quelque tendresse, même menteuse.—De la tendresse;—il songea qu'il n'y en avait jamais eu dans sa vie.
Jamais;—non plus que d'émotion, ni de larmes. Tout était sec, jusqu'à son plus lointain souvenir. Or, depuis deux mois, il entrevoyait d'autres choses, des frissons inconnus,—meilleurs;—il entrevoyait.... Il tressaillit: là-bas, le soleil découpait sur un mur une bizarre forme blanche.—Il tourna court et se jeta dans un chemin de traverse, précipitant sa course. Une autre route était au bout du chemin; il la prit au hasard, sans remarquer que c'était la route des Tombeaux.
Elle se déroulait, plate et rouge, à travers la grande plaine bosselée de tombes. Un peu d'herbe, des buissons ras, on ne voyait rien de mieux jusqu'à l'horizon, et tout était couleur de sang séché, à cause de la poussière. En plein jour, la vieille nécropole,—trop vieille,—n'était pas farouche ni sinistre, mais seulement monotone; et le chemin même n'était pas désert: deux fois Mévil croisa des promeneurs.
Il alla bientôt moins vite. Depuis longtemps ses muscles étaient amollis contre toute fatigue, sauf amoureuse; et la route était longue; il n'en était qu'au tiers, le tombeau de l'Évêque n'apparaissait encore à l'horizon.
Alors, tandis qu'il appuyait plus mollement sur les pédales, une étrange modification physiologique se fit en lui: sa matière pensante s'absenta de son corps, s'en écarta, comme il advient dans le sommeil et peut-être dans la mort. Et le lien qui rattache l'une à l'autre les deux substances,—le lien de vie,—s'étira et devint fragile, cependant que l'énergie musculaire diminuait, et que la lassitude se faisait extrême et douloureuse.
Dédoublé, il se vit lui-même, comme on se voit dans un miroir.—Il vit son corps,—ou son double? accroupi sur la selle et courbé sur le guidon, les coudes pointus, les jambes raides. Il vit son visage, et s'inquiéta de le trouver pâle: quoi! c'était lui cette face plombée, ces yeux creux, ce regard terne? c'était lui, ces lèvres exsangues, dont le baiser froid devait répugner comme un baiser d'agonisant? Agonisant;—il répéta le mot,—et vit ses lèvres remuer en le prononçant.—Il était médecin, il connaissait bien la grimace funèbre des hommes qui vont mourir; il la reconnut,—impitoyable. La Mort devait être proche de lui; il s'imagina macabrement qu'elle pédalait dans son ombre, sur une bicyclette rivée à la sienne.
Ses tempes étaient très froides. Le lien de son corps et de son double s'était allongé sans doute, car maintenant il se voyait de plus loin, plus petit. Et confusément, il sentit ce lien moins souple: les ordres de la matière pensante n'arrivaient plus que lentement aux muscles; il était comme une machine détraquée, qui n'obéit plus qu'à regret, et ferraille longuement avant de stopper ou de repartir. Cependant, sa pensée astrale, dégagée du cerveau organique, devenait extraordinairement lucide: avec une agilité inouïe, elle courait d'idée en idée, touchant en un clin d'œil à mille choses distantes et contradictoires, sans liaison visible.—Les fumeurs d'opium rêvent ainsi.—Une image oubliée traversa sa mémoire: l'image d'Hélène Liseron, lui crachant au visage, un jour de querelle: «On vous giflerait, que vous ne sentiriez pas les gifles;» et la main levée frappait sa joue; réellement, il ne sentait pas....
Il murmura: «J'ai fait un contre-sens.»—Mon Dieu, que ces pédales étaient dures à remuer!—Il regarda fixement le soleil qui baissait vers l'ouest. Il était tard, trop tard. Baissant ses yeux éblouis, il vit la route tournoyante et sombre comme un tunnel,—un tunnel fermé en cul-de-sac. Il entrait là-dedans, irrésistiblement;—et sa vie aussi, sa vie vécue à contre-sens, entrait dans l'impasse noire, pleine de terreurs et de fantômes.—Il n'y voyait plus!... Il fit un effort désespéré, et lentement, l'éblouissement se dissipa: la route, les buissons, les tombes, la poussière sanglante réapparurent,—et le Tombeau de l'Évêque, proche, menaçant.
Une sueur froide coulait du front de l'halluciné. Il allait toujours, pesant péniblement sur les dures pédales, il allait,—sûr d'un soulagement, dès que serait dépassé le Tombeau, le Tombeau terrible.—Il le dépassa; il tourna l'angle de la route.
Une voiture était derrière cet angle, venant au grand trot, une victoria attelée de deux australiens. Mévil se rangea à droite et regarda: c'étaient les chevaux de Mme Malais,—c'était elle, seule, dédaigneuse, et qui détourna la tête en l'apercevant.
... Treize heures plus tôt, la Vision s'était dressée en ce lieu même....
Il sembla à Mévil que son guidon tournait doucement de droite à gauche.—Pourtant ses mains ne bougeaient pas.—Et le guidon tournait, c'était positif; la victoria arrivait, rapide, à dix pas à peine; il fallait redresser la roue, pencher le corps à droite,—tout de suite.—Mévil essaya.
Les muscles hésitèrent. Comme c'était fatigant, ce guidon à tourner! Un poids mystérieux s'accrochait certainement du côté gauche, penchant sournoisement toute la machine vers le danger, vers la mort.
Mévil lutta, se raidit,—une demi-seconde, longue....
Mais à quoi bon? il était las, las!... Comme ce errait simple de se reposer tout de suite, là, sur la route rouge....
Les mains lâchèrent prise. La bicyclette se jeta sous les chevaux, qui se cabrèrent trop tard. La voiture passa, avec une secousse molle....
Il y eut un étrange cri qui ressemblait à un gémissement: Mme Malais se jeta hors de la voiture, avant même que le saïs cramponné aux guides n'eût arrêté.
Raymond Mévil gisait sur le dos, les bras en croix, les yeux grands ouverts. Sur son vêtement blanc, la roue terreuse avait tracé comme un grand-cordon rouge, de la hanche à l'épaule. La Mort indulgente avait respecté le visage, sur quoi se répandait déjà une beauté suprême, très calme.
Mme Malais courut, s'agenouilla, saisit éperdument la tête inerte. Les yeux remuèrent un peu, les lèvres se froncèrent comme pour un baiser,—un baiser rouge et chaud, parce que le sang teintait la bouche;—et ce fut tout; le cœur cessa de battre, le rideau des paupières tomba.
Le gardien du tombeau sortait de sa maison. Aidé du saïs, il porta le corps sous le mausolée. Silencieuse, Mme Malais tira son mouchoir et couvrit la face morte. Un peu de rose transparut sous la batiste, marquant les lèvres qui saignaient.
Mme Malais se pencha,—et, pitoyable, amoureuse peut-être, baisa doucement la marque rose....
Puis elle s'en alla, pleine de trouble; et le parfum de son baiser s'évapora sur les lèvres du mort. Raymond Mévil, froid et raide, entra dans le repos éternel.
XXXII
La rue Némésis était silencieuse et noire; les lupanars annamites et japonais n'ouvraient pas encore leurs portes et n'allumaient pas leurs lanternes de bambou huilé: il n'était que huit heures. Les pas de Fierce pesèrent sur le trottoir; le marteau de Torral résonna.
Torral ouvrit lui-même, promptement. Il tenait une lampe, dont il éclaira d'abord le visage du visiteur. Renseigné, il précéda Fierce dans la fumerie. Fierce entra, traînant lourdement ses semelles, comme marchent les soldats vaincus.
Torral posa la lampe à terre. La fumerie était vide: plus de nattes, ni de coussins, ni de pipes; trois murs blancs, et le tableau noir du fond, qui semblait une dalle funéraire avec ses épitaphes de craie.
La lumière se condensa sur le sol. Torral vit les souliers de Fierce, boueux, et la toile de son pantalon, maculée de rouge.
«—D'où viens-tu? Pourquoi es-tu ici à une heure pareille?»
Il parlait avec une brusquerie inquiète.
Fierce chercha dans sa tête. Il ne se rappelait plus. Oui, pourquoi était-il là?... Pour parler de sa douleur, pour l'étaler et la remuer? A quoi bon, puisque c'était fini? Les mots lui manquaient, et le courage.
Il s'adossa au mur. Torral scruta son silence et sonda ses yeux ternes; puis, haussant les épaules, il embrassa du geste la chambre vide.
«Tu vois? je m'en vais. Je déserte.
—Ah?» murmura Fierce indifférent.
Torral répéta deux fois: «Je déserte.» Et dans le silence qui suivit, le mot parvint au cerveau de Fierce, qui comprit lentement.
—«Tu désertes quoi? demanda-t-il.
—Ma batterie, parbleu Saïgon.
—Quelle batterie?»
Torral reprit en main la lampe, et regarda Fierce au visage.
—«Plus malade que je ne croyais, jugea-t-il. C'est ton mariage cassé qui t'abrutit de la sorte? Tu ne sais peut-être pas que la guerre est déclarée?»
De la tête et des épaules, Fierce fit signe qu'il n'en savait rien, et que peu lui importait.
—«Déclarée, répéta Torral. Et depuis midi, les Anglais bloquent Saïgon. La nouvelle est arrivée tout à l'heure, avec le paquebot qui a essuyé les premiers obus.
Fierce réfléchit une minute, tachant d'imaginer une influence quelconque de tout cela sur son propre désastre.—Aucune influence, évidemment. Torral continuait:
—«Les officiers de réserve seront appelés demain matin, et expédiés au feu en cinq secs. Merci pour moi! Les batteries sont un lieu malsain, que ma santé ne saurait souffrir. J'ai retenu ma cabine à bord du paquebot allemand qui part cette nuit pour Manille. Et je laisse les fous s'étriper entre eux.»
Fierce n'objecta rien. Incontestablement, la désertion de Torral était un acte logique et justifiable, conçu selon la bonne formule:—minimum d'effort, minimum de douleur.—S'expatrier plutôt que mourir; ça valait mieux, sans contredit. Torral accepta l'approbation silencieuse; et moins âpre:
«C'est égal, acheva-t-il, tu as traversé la ville, et tu n'as pas même entendu les braillements de la rue Catinat?
—Non, je n'ai pas entendu....
—Très malade....»
Il s'apitoyait un peu, avec du mépris. Mais c'était le premier mot de compassion que Fierce entendait, et tout son cœur en fondit de douleur et de reconnaissance.
—«Oh! si tu savais....»
Dans une convulsion de souffrance, il crispait ses mains jointes derrière sa nuque, et se raidissait, le dos au mur, comme un crucifié.
«Si tu savais....»
Il parla. Les mots maintenant lui montaient à la bouche,—hésitants, entrecoupés, mais fougueux. Il vidait violemment son cœur, d'où le désespoir jaillissait en flots de fiel. Pêle-mêle, il disait son amour et son indignité, et la grande espérance qui avait un moment rajeuni sa vie morne, et la terrible faillite de son paradis entrevu et perdu. Il parlait, et il pleurait en parlant, il pleurait à grands sanglots profonds,—comme pleurent les barbares. Torral l'écoutait avec impatience, et le méprisait de ses yeux durs.
—«En voilà assez, interrompit-il tout à coup. Je te l'ai prédit, n'est-ce pas? qu'en déraillant du bon sens tu courais à une culbute. Ne te plains pas: tu aurais pu tomber de plus haut. Ton mariage raté te sauve la vie. Te voilà libre, et sorti presque miraculeusement de la maison de fous dans quoi tu risquais de finir tes jours. Imbécile! au lieu de pleurer, tu devrais rire. La médecine est peut-être amère, mais tu es guéri.—Dans tout ce que tu viens de radoter, il n'y a pas une molécule de raison. Ton paradis perdu est inexistant: c'est le pays des mensonges et des mirages; tu peux le parcourir d'un bout à l'autre sans jamais refermer une fois les mains sur un bonheur réel. Au fait, tu en sais maintenant quelque chose, hein? Écoute: j'aurai quitté Saïgon dans une heure, et c'est probablement la dernière fois de ma vie que je te vois. Nous avons été amis, je veux te laisser mieux qu'un conseil, un testament: reviens au bon sens. Tu as été un civilisé, et des siècles d'atavisme indéfiniment perfectionné ne s'effacent pas. Reviens à la civilisation. Déracine de ta mentalité les dernières touffes de préjugés, de conventions, de religions. Redeviens ce que tu étais avant ta crise, un homme parmi les enfants qui peuplent la terre. Et tu retrouveras la volupté des hommes, la saine et raisonnable volupté qui consiste à ne pas souffrir.»
Il regardait Fierce droit aux yeux, et Fierce le regardait aussi, pensif. Leurs deux esprits s'appliquaient à leur divergence. Torral fit une cigarette et l'alluma.
Dans le silence, ils entendaient la lampe crachotter, à bout de pétrole.
—«Alors, dit soudain Fierce, la vie te plaît?
—Oui.
—Tu ne souhaites rien de mieux? cela te suffit,—dormir, manger, boire, fumer le tabac et l'opium, faire l'amour aux femmes, non, aux boys?
—Oui.
—Et du fond de ta sincérité, tu crois que le mal et le bien sont des balivernes, et qu'il n'y a ni dieu, ni loi?»
Torral ricana.
—«Séance de catéchisme. Je crois en un seul dieu: l'évolution déterministe; je crois au bien et au mal, en tant que règlement d'utilité sociale, prudemment inventé par les malins contre les niais; et je crois même que l'homme est composé d'un corps et d'une âme, celle-ci étant mathématiquement définie, l'intégrale des réactions chimiques de celui-là.—Maintenant, pour plus ample commentaire, j'ajouterai que ce catéchisme,—le catéchisme des Civilisés,—est un secret qu'il faut cacher aux peuples, parce qu'ils en sont indignes, et réserver aux seuls individus d'élite, dont je suis. Toute civilisation doit être ésotérique; et la profanation des mystères rebrousse l'évolution vers la barbarie.»
Il tira les dernières bouffées de sa cigarette et l'éteignit sous son pied.
—«J'imagine d'ailleurs que tu sais tout cela comme moi?»
La flamme de la lampe baissait avec de petites convulsions qui jetaient aux murs des sarabandes d'ombres rougeâtres. Fierce baissa la tête. Que répondre? Torral parlait vrai, et rien ne pouvait être opposé à son dogme irréfutable. Tout à coup, parmi les fantômes de sa pensée, Fierce revit Mlle Sylva,—candide, croyante, absurde, heureuse.
—«Eh oui! cria-t-il soudain. Je sais tout cela. Ton catéchisme, je l'ai appris au collège; et je le pratiquais d'instinct, avant de l'avoir appris:—et il n'y a de vérité qu'en lui, et tout le reste est mensonge.—Oui, parbleu, je sais tout cela. Mais encore? Il n'y a ni dieu, ni loi, ni morale; il n'y a rien, que le droit pour chacun de prendre son plaisir où bon lui semble, et de vivre aux dépens des moins forts.—Et puis?—J'en ai usé, de ce droit; j'en ai abusé. Et j'ai fait ma maîtresse de la vérité la plus égoïste et la plus implacable: est-ce ma faute, si j'étouffe aujourd'hui entre ses bras? est-ce ma faute, si j'ai trouvé la lassitude et l'écœurement là où lu dis qu'est le bonheur? Ne pas souffrir,—ne pas sentir! cela ne me suffit plus. J'ai soif d'autre chose. Je ne me résigne plus à vivre pour manger, boire et me coucher. Et je n'en veux plus, de cette vérité, qui n'a rien de meilleur à m'offrir: j'aime mieux le mensonge, j'aime mieux ses duperies, ses trahisons et ses larmes!
—Tu es fou.
—Non! j'y vois clair. La vérité, qu'ai-je à en faire? Rien, trois fois rien! Ce qu'il me faut, c'est le bonheur. Eh bien, j'ai vu des gens vivre selon le mensonge, parmi tout le fatras des religions, des morales, de l'honneur et de la vertu: Ces gens-là étaient heureux....
—Heureux comme des forçats à la double boucle.
—Et quand même? s'il fait meilleur dans le cachot qu'à la belle étoile?
—Essaie, et tu verras.
—Je ne peux plus essayer! On sort de ce cachot-là, on n'y rentre pas. J'ai vu la vérité, je ne peux plus revenir au mensonge. Mais je regrette le mensonge, et je hais la vérité.
—Fou!
—La vérité, qu'a-t-elle fait de nous, qui l'avons aimée comme les chrétiens n'aimaient pas leur Christ? Qu'a-t-elle fait de Rochet, de Mévil, de moi-même? Des malades et des vieillards, acculés à l'ataxie ou au suicide.
—De moi, elle a fait un heureux.
—Allons donc! un fuyard, un proscrit, dont la vie est cassée comme une paille, et qui demain, déshonoré, condamné, chassé de partout, n'aura pas un cimetière où reposer ses os!
—Possible. Cela ne prouve rien.»
Il faisait tout à fait sombre; la lampe achevait de râler, et c'était comme un feu follet qui dansait encore dans le noir. Torral prononça, calme:
«Cela ne prouve rien. Je me suis peut-être trompé; mais ce n'est qu'une faute de calcul. La méthode du problème reste exacte. Je recommencerai.»
Il écouta l'heure qui sonnait à un clocher.
«Je recommencerai. Ce n'est qu'une vie à refaire. Je pars: adieu. Jadis, je t'aurais emmené; nous aurions déserté ensemble; nous serions sortis tous deux vivants et forts des ruines qui vont crouler ici, et t'ensevelir. Mais tu as craché la civilisation, tu retournes vers les barbares, et je pars seul. Adieu.»
Il marcha vers la porte. La lampe était sur son chemin: il la renversa d'un coup de pied.
—«Adieu,» dit-il encore.
Il s'en alla.
Fierce, seul dans la fumerie noire, écouta les pas qui s'éloignaient. Et comme il prêtait l'oreille, un lointain murmure le fit tout à coup tressaillir,—un frémissement sourd qu'apportait la brise du sud,—l'imperceptible grondement des canons anglais, là-bas sur la mer.
XXXIII
Dix-sept mai 19...—Dix heures du soir. Pas de lune. Ciel opaque, lourd de pluie.
En file indienne, les torpilleurs de Saïgon descendent silencieusement le fleuve, marchant à l'ennemi;—sept torpilleurs,—le ban et l'arrière-ban de l'arsenal;—on a fait flèche de tout bois: il s'agit d'un coup de main suprême pour débloquer la ville avant l'arrivée des régiments d'Hong-Kong. Quatre torpilleurs sont armés régulièrement; les autres ont reçu des équipages de fortune, racolés comme on a pu parmi les hommes des croiseurs et des canonnières; et l'amiral d'Orvilliers leur a donné ses aides de camp pour capitaines.
Point de feux de route, point de signaux, rien qu'on puisse apercevoir. Les torpilleurs noirs glissent obscurément dans la nuit.
Un banc de quart grand comme une table à thé, cerclé d'une rambarde de fer; Fierce est là, ses mains serrant le métal mouillé. Dessous, l'homme de barre, penché sur le compas; à droite, à gauche, des filets d'eau phosphorescente qui fuient; alentour, la pluie chaude qui grésille sur le fleuve;—la toile des vêtements détrempés colle aux épaules.
Quatorze nœuds. Les deux rives défilent vite, plates et pareilles. Il faut une attention de chaque seconde pour gouverner dans le chenal sinueux. Mais c'est l'affaire du chef de file; Fierce commande le 412, cinquième de la ligne, et n'a qu'à guider son torpilleur dans le sillage lumineux déjà tracé.
Facile besogne,—pour le moment.—Fierce, du geste, indique tour à tour à l'homme de barre:—à droite—à gauche—comme ça;—et rêve, sa pensée distraite s'éloignant du temps et du lieu.
Mon Dieu, tout cela finit mieux qu'il n'espérait. Tout à l'heure il sera mort; et c'est hier matin qu'est arrivée la catastrophe: deux jours et une nuit de souffrance,—ce n'est guère.—Tout cela finit mieux qu'il n'espérait.—Cette mort même, le hasard la lui fournit prompte et propre. Et ce n'était pas facile de mourir ainsi sans bruit ni scandale, sans que Sélysette en pâtit en rien, sans qu'une goutte de sang vint éclabousser sa robe blanche! Non, pas facile: les accidents les mieux machinés gardent toujours une odeur de suicide; et le suicide d'un fiancé....—Tout cela finit bien. Vivre, c'était impossible; impossible de toutes façons; impossible quoi qu'il fût advenu....
Drôle d'endroit pour mourir, ce banc de quart. Trop petit de moitié pour la longueur d'un cadavre. Bah!
Sept torpilleurs: pas même de quoi venir à bout d'un cuirassé; et le sémaphore de Saint-Jacques qui signale une escadre de trois divisions!—Pot de terre contre pot de fer.—Tant mieux d'ailleurs: l'essentiel est de mourir; ce combat-là, c'est plus sûr qu'un coup de revolver au cœur. Tout cela finit très bien. L'ennui, c'est cette navigation sans feux: pas possible d'allumer une cigarette,—la dernière cigarette du condamné, pendant la toilette....
Le vieux d'Orvilliers ne s'est douté de rien. Dans le tumulte de la guerre déclarée, il n'a pas même vu les Sylva. Et demain, quand Fierce sera mort, on ne lui dira rien, évidemment; on respectera son chagrin, ses illusions. Il ne saura jamais. Tant mieux encore: S'il avait su, ç'aurait été une goutte de fiel au fond de la ciguë. Fierce l'aimait bien, ce vieil homme. Il n'était pas civilisé, lui!
Ah! la civilisation! quelle faillite! Mévil est mort;—on l'a enterré à midi; il n'y avait qu'Hélène Liseron derrière le cercueil;—Torral est en fuite, et la cour martiale l'a condamné par contumace;—Rochet est en enfance: on dit qu'il est fiancé;—Rochet fiancé!... au fait, avec qui donc?—Bah!—Et Fierce ... eh bien, Fierce? c'est lui qui finit le mieux. Il finit très bien, Fierce.
—«A gauche, la barre, à gauche.»—Ici, le chenal passe tout près de la rive. Les arbres dans la nuit pluvieuse, exhalent de chaudes bouffées de parfum. C'est comme un souffle de Saïgon, un baiser d'amour que la ville odorante et molle jette aux torpilleurs qui vont mourir pour elle.
Jacques-Raoul-Gaston de Civadière, dernier comte de Fierce,—tué à l'ennemi. C'est convenable. Mademoiselle Sylva pourra sans honte se souvenir de son fiancé.—Mademoiselle Sylva.... Ah! c'eût été pourtant plus doux d'emporter dans la mort le goût de son baiser.... Tout à l'heure, après avoir quitté la chambre du Bayard, après avoir déchiré soigneusement le portrait au pastel,—les morceaux sont là, sur sa poitrine, et le cadre vide semblait une porte de sépulcre grande ouverte;—après avoir fermé la chambre, et jeté la clef par un sabord,—pourquoi diable, au fait?—Fierce, dans la nuit déjà noire, s'est glissé jusqu'à la rue des Moïs, pour rassasier ses yeux de la petite lumière qui brillait aux fenêtres de la véranda.—La véranda d'ébène, et son rideau de vigne vierge, et le baiser des fiançailles....
A deux quarts par bâbord, des feux qui pointillent la nuit;—le Cap Saint-Jacques. Mais la rivière s'enroule sur elle-même comme un serpent, et le but est moins proche qu'il ne semble.
Mourir, dormir. Dormir—et ne pas rêver. On a marché depuis Shakespeare. Tant pis: l'espoir menteur de ce rêve, c'était bien la seule chose qui rendait la vie tolérable. Ah! la vérité, la vérité toute nue! Jolie chose à voir.—Mais habille-toi donc, putain!
Encore une heure à vivre, deux peut-être; mais pas trois. Sûrement pas trois.
Beaucoup de lumières, sur le Cap. Les Anglais n'ont canonné que les batteries; les villas sont toutes intactes. D'ailleurs, le feu a cessé au coucher du soleil.
Elle pleurera peut-être, demain. Rien de mieux à souhaiter, pour le moment. Plus tard, elle comprendra. Elle pardonnera, très bonne. Mon Dieu, il n'est guère coupable, en somme. S'il fut un civilisé, à qui la faute?—La trahison de l'autre jour n'est rien, rien qu'un faux pas de sa route trébuchante; et cette route-là, ce n'est pas lui qui l'a choisie. Non, pas coupable, ni méprisable. On lui a mis en mains, dès l'enfance, la terrible équation moderne, qui dégage et détermine l'x de la vie;—l'équation de la vérité. Eh bien, il l'a résolue, intégralement, courageusement; voilà tout. D'autres, moins probes ou plus lâches, seraient restés dans le bienfaisant mensonge. Lui en est sorti, parce que plus noble. Il n'a pas daigné faire le prudent partage de la théorie et de la pratique. Il a mis dans la vie la formule du laboratoire philosophique. Crime? Non: naïveté. Mais le destin tartufe n'aime pas les naïfs. Et voilà pourquoi Fierce meurt.
Au fond, il y a là-dedans plus d'injustice que jamais les nihilistes n'en ont redressé à coups de bombes.
Voici le Cap tout proche, énorme, et plus noir que le ciel nocturne, à cause du contraste des lumières, pareilles aux clous d'argent d'un drap funèbre. A droite, à droite! Il faut arrondir le promontoire.—Oui, plus d'injustice, dans sa vie fauchée en herbe, qu'il n'y en a dans le tréfonds des houillères, parmi les mineurs plus esclaves que les îlotes de la Sparte antique!
Irresponsable, irresponsable. Innocent. Quand même condamné à mort par la civilisation, qui lui a volé sa part de bonheur, sa part d'amour.—C'est bien ça: berné, volé, puis tué. Ce serait bon de se venger un peu, avant la fin....
Ah! le Cap doublé: ici, c'est la mer. Des vagues clapotent autour de l'étrave, et voici de l'écume qui jaillit. Plus de forêt, plus de parfums énervants; la brise du large, fraîche et chaste, frappe Fierce au front, sèche ses tempes moites, aère et apaise sa pensée. Au loin, rien que la nuit; l'horizon sépare mal le ciel de la mer. Il fait pourtant moins sombre: la pluie a cessé, les nuages se déchirent çà et là, et des trous étoilés apparaissent, par où la lune faufile des rayons furtifs.
C'est un temps favorable. Sur l'eau lunaire, on aura vite fait de découvrir l'ennemi.—Découvrir l'ennemi, c'est toujours le plus difficile: les torpilleurs sont si bas sur l'eau que leur champ de vision est restreint. Neuf fois sur dix, les nuits des manœuvres se passent en recherches vaines. Heureusement qu'aujourd'hui la lune s'en mêle. Allons, tout ira bien.
Un coup d'œil sur les torpilles.—Le 412 a deux tubes du plus gros calibre, 450 millimètres.—Plus que probablement, cela ne servira pas à grand'chose: les canons anglais y auront mis bon ordre bien avant que le 412 soit à portée de lancement.—Neuf cuirassés de ligne, quelques cent cinquante canons de trois pouces, sans parler des Maxim!—Tiens, au fait, le King-Edward en est. Fierce se rappelle on ne peut mieux sa batterie Nordenfeldt, et le bal, et le souper.... Baroque.—Non, les tubes lance-torpilles ne serviront pas à grand'chose. Ce serait drôle, tout de même, de torpiller le King-Edward, avant d'être coulé.—Les torpilles sont prêtes, chargées, amorcées, armées. Il n'y a qu'à tirer la ficelle, et le grand requin d'acier jeté à la mer se précipitera vers sa proie.
Tout est en ordre. Maintenant, ses yeux fouillant l'horizon nocturne, Fierce cherche,—cherche l'ennemi.
L'ennemi.—Dans les cerveaux les plus efféminés par l'hérédité des civilisations successives, le mot sonne, farouche encore, mystérieusement entouré d'échos barbares et violents.—L'ennemi.—Deux sons brusques et rudes, dans quoi sont enclos les fantômes vivaces de toutes les férocités humaines,—depuis la bataille fauve des deux mâles de la caverne, que la femelle contemple, orgueilleuse et peureuse, du haut de l'arbre où elle s'est juchée, jusqu'aux guerres immenses des confédérations et des empires, acharnant les uns contre les autres tous leurs préjugés et tous leurs appétits.—L'ennemi.—L'être inconnu, étranger, différent, dont on a peur et haine. L'ennemi, qu'on tue.
Fierce cherche l'ennemi,—pour le tuer;—et il commence à le haïr.—Sûrement, il y a des miasmes sauvages, préhistoriques, épars dans l'humidité de cette nuit de bataille! Voici que des bouffées de patriotisme lui montent à la tête. Jadis, les seigneurs de Fierce ont aussi couru l'Anglais! Ah! ils ont osé, les cuirassés britanniques, tirer le canon contre la terre de France? Gare, ça brûle! Bon Dieu, c'est énervant, ce préliminaire. Va-t-on toute la nuit jouer à cache-cache?—Comme la mer noircit, dès qu'un nuage passe devant la lune! Autrefois, il y a très longtemps, quand il était tout petit, Jacques de Fierce craignait l'obscurité d'une crainte angoissante. C'était une épouvantable chose, dans le vieil hôtel du Faubourg, que d'aller chercher, pour la veillée, dans la bibliothèque très noire, le gros livre d'images qui servait d'alphabet.—Comment donc s'appelait la bonne allemande? Un nom en a....—Quoi? un feu? où ça? Eh non, il n'y a rien.—Tous les mêmes, ces timoniers: quand ils ont bien écarquillé leurs yeux dans le noir, ils aperçoivent infailliblement quelque chose; tel le mousse classique, saluant à l'horizon le premier rayon de la lune: «Un feu rouge, droit devant!» On en a ri pendant plusieurs siècles. Et voici que Fierce se surprend à en rire encore dans la nuit anxieuse.
Décidément, il n'y a rien. Voilà trois fois que les torpilleurs décrivent autour de Saint-Jacques des demi-cercles dont le rayon s'allonge toujours. Ce n'est pas cache-cache, c'est colin-maillard. Cette lune est exaspérante! Toutes les cinq minutes, une pauvre traînée de rayons qui s'éparpillent vite sur la mer, et tout de suite l'obscurité redouble. Non, point d'Anglais. Au diable! Ils ont dû s'écarter de la côte au coucher du soleil. Il faut les chasser au large, et désormais, la recherche devient hasardeuse sur la mer indéfinie. Oh! mais! ils ne vont pas se dérober toujours! Est-ce que la mort, la mort libératrice, serait coquette, et se refuserait? Quoi? la vie à recommencer, demain, la vie trop, trop douloureuse,—et toutes les amertumes à remâcher encore, et le ridicule de ce combat avorté.... Oh! non, non, non....
Les torpilleurs, en ligne de front maintenant, et largement espacés, donnent sur la mer comme un gigantesque coup de râteau, dans quoi l'ennemi peut être encore pris, s'il n'a pas fui trop loin dans la nuit opaque. Et Fierce, angoissé de désir, use ses yeux, s'acharne et s'exaspère.—Les lâches, qui ont peur de la bataille!—Il se penche en avant, le cou tendu, les mains crispées à la rambarde, et il mord sa lèvre qui tremble. Le vent salé lui souffle au visage d'étranges hallucinations orgueilleuses. C'est la Civilisation tout entière qu'il poursuit et qu'il charge, au galop de son torpilleur frémissant; oui, la Civilisation meurtrière, qui, depuis vingt-six ans, l'écrase peu à peu, fibre par fibre, nerf par nerf, dans son implacable engrenage, et qui, tout à l'heure, l'achèvera d'un éclat d'obus.—Soit. Mais gare à la convulsion suprême du vaincu! Ces cuirassés qui flottent quelque part devant sa torpille, voilà, voilà sur quoi se venger! C'est toute une quintessence de civilisation qu'ils concentrent derrière leurs murailles, une quintessence de civilisation bonne pour la dynamite.—Gare! Gare à la ruade que la pauvre bête humaine, mourante, va lâcher dans l'engrenage!
Or, comme une déesse blême, propice aux altérés de vengeance, la Lune, s'arrachant des nuages qui l'enlacent, fait ruisseler tout à coup des flots d'argent sur toute la mer. Et Fierce étouffe un cri de joie farouche: là, là! parmi les vagues étincelantes, les cuirassés couleur de nuit viennent de surgir.
XXXIV
Aux Morts de Tsu-shima.
L'ennemi, droit devant.
Et sur le 412 les ordres, jetés à voix basse, s'enfièvrent.
—Doucement.—Les deux machines, cent vingt tours.—Les hommes des tubes, armez les marteaux.
—Et du silence, vous autres!
—A gauche, cinq!—Zéro la barre.—Vous y voyez, le quartier-maître? Oui? Gouvernez comme ça, à deux quarts sur l'avant de la ligne.
—Les machines,—paré à manœuvrer.
L'étrave coupe l'eau sans bruit. Sournois, le 412 avance. Sur l'horizon gris, les cuirassés anglais profilent des masses très confuses. Combien de milles à franchir! deux, trois? on ne sait pas: la nuit impossible de rien apprécier. Et il faut aller doucement: gare aux étincelles, gare au tapage des pistons qui s'entend de loin! Et il faut aller près, tout près: la bonne distance est quatre cents mètres, quand on y voit clair, et qu'on connaît la vitesse du but; mais pour une attaque de nuit, c'est folie de lancer à plus de deux cents.—Fierce le sait; et tout bas, sans lâcher des yeux le gibier, il murmure: «Je tirerai quand je le toucherai.»
A droite et à gauche, les autres torpilleurs ont disparu,—fondus dans le lointain noir;—téméraire, le 412 court à l'escadre ennemie, tout seul.
Combien de milles, encore? deux, un? Cinq minutes, peut-être, avant le premier coup de canon.—Le cuirassé de tête, le plus proche, est fatalement le King-Edward;—c'est son poste d'amiral. Fierce, une seconde, pense à Hong-Kong, et aux Nordenfeldt enguirlandés de roses; et il murmure: «Cocasse!» puis, tout de suite, sa pensée repliée vers la grande chose: «Je tirerai quand je le toucherai.»
«Quand je le toucherai.» La lune, attentive, regarde le champ de bataille. On y voit très clair,—trop clair. Le torpilleur, lui aussi, doit se découper bien noir sur cette mer de lait....
La silhouette du cuirassé grandit,—grandit. Pas un feu, pas un reflet, sur cette machine sombre; pas un bruit: c'est le Palais de la Belle au Bois Dormant.—Combien de mètres, maintenant? quinze cents mille? Ils ont pourtant des yeux, les Anglais! On y voit comme en plein jour.... Ah! l'attente, l'attente oppressante du premier coup qui va jaillir, déchaînant les grandes voix de la bataille....
Fierce, dans le silence terrible, entend battre ses artères,—fort, si fort que l'ennemi, là-bas, doit entendre aussi.... et il retient son souffle, jusqu'à suffoquer. Mais le cauchemar, soudain, se pulvérise dans un fulgurant réveil: des gerbes d'électricité violette jaillissent du King-Edward, volent sur l'eau, frappent le torpilleur ébloui, l'enveloppent, l'inondent d'éclatants rayons, l'auréolent d'une funèbre gloire,—cependant que, tous à la fois, les canons démuselés se hérissent d'éclairs, et hurlent comme une meute à la curée.
Fierce n'y voit plus,—aveuglé net par les faisceaux électriques dardés dans ses prunelles. Tant pis. En avant quand même! il a crié d'abord à pleine poitrine pour mieux soulager ses nerfs: «Les machines, quatre cents tours!» Et maintenant, toutes ses fibres tendues vers le but à frapper, il répète, il répète à satiété sa leçon apprise: «Je tirerai quand je le toucherai. Je tirerai quand je le toucherai. Je tirerai quand je le toucherai....»
Les obus bourdonnent et fouettent l'eau çà et là. Ils éclatent presque tous au choc, parmi les vagues, et cela fait de hautes gerbes jaillissantes qui retombent en pluie,—des fantômes liquides tout blancs sous la lune, qui surgissent et disparaissent dans le même clin d'œil, et sournoisement convergent vers le torpilleur. Oui, c'est comme une ronde de spectres lestes qui se jetteraient leurs suaires les uns aux autres,—de beaux suaires d'écume neigeuse, dont chaque pli recèle la mort. La ronde tournoie et se resserre. Mais le 412 file trente nœuds, maintenant. Au travers des vagues et des obus il se rue irrésistiblement, inflexible comme la volonté qui le précipite. Et la mer labourée bondit et déferle, et le pont submergé ruisselle comme un lit de torrent. Les cheminées brandissent de grandes flammes, que le vent de la vitesse courbe et déchire en panaches éblouissants.
Un obus,—le premier. La tôle crevée s'arrache en lanières. Fierce, la tête détournée une seconde, voit un homme éventré, les entrailles sortantes. Un second coup se hâte, meilleur: le tube arrière et sa torpille volent en éclats, emportant la moitié des chances de victoire. Trois matelots, broyés, s'effondrent dans une bouillie rouge. Et on est encore loin, trop loin!
—«Quand je le toucherai!» La rage du combat mord Fierce au cœur, et des éclairs de haine clairvoyante sillonnent sa pensée. Elle est bien là, devant sa torpille,—sa dernière torpille,—la Civilisation! Elle l'a meurtri et torturé, elle va le tuer,—elle l'insulte et le bafoue, elle lui crache au visage toutes ces rafales d'eau furieuse qui giflent les joues, meurtrissent les yeux.... Ah! Fierce se sent le plus faible. Quand même, il s'acharne, enragé. Un cri lui saute aux lèvres, un cri de fille, empoignant une rivale aux cheveux: «Je t'aurai, sale bête!» Et raidi, les yeux démesurés, le cerveau fou, il maintient désespérément la barre droite, droite toujours.
Le poids de son corps pèse sur ses mains, qui étreignent la rambarde. Tout à coup, le point d'appui manque, et il tombe en avant: un coup d'enfilade a haché pêle-mêle l'acier de la rambarde, et un peu de chair avec l'acier. Au bout de son bras, Fierce voit une chose rouge qui pend,—la main mal arrachée. Cela ne fait pas de mal, pas encore. Mais le sang gicle, et Fierce comprend qu'il va mourir. Alors il se relève d'une secousse, et, de toutes ses forces, il crie: «Feu!»
La torpille chassée du tube s'élance. Et dans l'instant qui suit, un obus frappe droit dans le tube, le brise, sillonne le torpilleur de l'avant à l'arrière et éclate dans la chambre des machines. Pêle-mêle s'émiettent les bielles, les hommes et les cylindres; des cris, des détonations, des sifflements se mélangent, et du 412 foudroyé jaillissent de grands jets de vapeur que les faisceaux électriques éclairent violemment, comme des nuages d'apothéose.
Déchiré de la hanche à l'épaule, assommé comme un bœuf sous la massue, abattu dans une mare de sang, de son sang qui coule comme l'eau d'une éponge, Fierce, quand même, entend le hurrah des canonniers anglais triomphants; et la certitude de son désastre sans revanche lui enfielle le cœur d'une désespérance dernière, cependant qu'il meurt peu à peu.
Là-bas, sur l'ennemi vainqueur, les canons ne cessent pas leur clameur de mort. Maintenant qu'on est tout près, c'est comme une symphonie prodigieuse où chaque pièce lance éperdûment sa note réitérée. Sur le roulement de tambour des mitrailleuses, là gamme sèche des canons de trois pouces dessine des arabesques folles, et le rugissement plus grave de l'artillerie moyenne y plaque sans relâche des accords farouches qui vibrent longuement au-dessus du tumulte des sons.
Les obus tapent partout. C'est la fête féroce du feu et de l'acier. Le pont du 412 qui sombre n'est plus qu'un décombre rouge, où des lambeaux de chair huilés de sang commencent à frire dans la flamme.
—Or, à la fanfare insolente et triomphale des canons se mêle un coup mat, funèbre comme la première pelletée de terre jetée sur un cercueil. Une gerbe d'eau jaillit au flanc du cuirassé;—et puis plus rien. Mais, comme si quelque foudre inouïe pulvérisait les canonniers sur leurs pièces, les canons, tous ensemble, se taisent, bâillonnés.
Et dans le silence soudain, une immense clameur d'agonie s'élance du cuirassé frappé à son tour, et monte dans la nuit,—épouvantable.
XXXV
La revanche.
La torpille a frappé le cuirassé par le travers de ses chaufferies milieu, au-dessous du blindage de ceinture,—à douze pieds plus bas que la flottaison.
Un déclanchement simple et précis comme une sonnerie d'horloge: la pointe percutante recule et heurte le détonateur au fulminate; le fulminate brûle et enflamme la charge,—soixante-quinze kilogrammes de coton-poudre qui éclatent sous le navire, comme une mine sous un rocher. Cela ne fait pas beaucoup de bruit, à cause de la couche d'eau qui assourdit.
Dans la tôle, un trou se découpe, comme à l'emporte-pièce,—un trou haut de quatre mètres, large de sept. Le métal pulvérisé disparaît. La mer entre.
Dedans, c'est le double-fond,—un rempart de compartiments-étanches, pareils aux cellules d'une ruche. Tout s'écrase et se déchiquète; la tôle interne, crevée comme du papier, s'effiloche; et cela fait un second trou, un trou-soupirail ouvert sur les soutes à charbon, lesquelles ceinturent les chaufferies d'une cuirasse noire. La mer passe et noie le charbon.
Troisième tôle, qui sépare les soutes des chaufferies. Ici, c'est le cœur vivant du navire; la tôle enveloppe ce cœur comme une poitrine. Or, voici qu'elle ploie et se fend;—rien qu'une petite fente; mais au cœur, coup d'épingle vaut coup de hache.
La mer se glisse, avec un mince gargouillement de fontaine.
La chaufferie babord-milieu.—Huit chaudières alignées devant un couloir où la houille concassée s'entasse. Vingt-six hommes demi-nus travaillent âprement, brandissant leurs lourdes pelles, et lançant à toutes volées le charbon sur les grilles flamboyantes. Des lampes, dont la blancheur électrique jure avec l'éclat sanglant des foyers, pendent au plafond. Une échelle d'acier descend verticale de la porte, une trappe fermée,—boulonnée.
Ils ont entendu l'explosion, les chauffeurs. Le contre-coup les a jetés bas comme des capucins de cartes. Ils se relèvent, meurtris, et ils voient l'eau,—l'eau mortelle qui jaillit de la muraille. Alors, dans la chaufferie close, d'où l'on ne sortira pas, où il faut crever comme des chiens la pierre au cou, c'est une scène indicible d'horreur.
Les hommes, tous ensemble, se sont rués sur l'échelle,—comme si c'était possible de sortir par cette trappe qu'il faut dix minutes pour dévisser! On a déjà de l'eau jusqu'aux genoux.—Et le chef de chauffe, fou de sa responsabilité grotesquement vaine, a crié: «A vos postes!» en abattant de son revolver un des fuyards, n'importe lequel. Après quoi, conscient du désastre, sûr de son impuissance, et terrifié de l'agonie atroce qu'il devine, il se tue lui-même de son second coup.—L'eau monte aux poitrines, et, soudain, noie les huit foyers. Des sifflements de locomotive couvrent alors tous les cris, cependant que de grands jets de vapeur et d'eau bouillante mordent furieusement dans le tas de chair accroché à l'échelle.
Un pugilat monstrueux: toutes ces bêtes humaines rendues comme d'un coup de baguette à la férocité ancienne s'assomment et se déchirent des dents et des ongles pour le droit dérisoire de mourir un échelon plus haut. L'eau couvre les premières têtes. Il y a des hommes à la nage; d'autres, qui ne savent pas, meurent au fond, avec des soubresauts; la surface bouillonne. Au dernier échelon, sous la trappe fermée, celui qui mourra le dernier s'accroche aux vis d'ouverture et les secoue désespérément; mais dans sa terreur démente, le misérable se trompe, et il tourne les manettes à contre-sens.
Alors, comme l'eau gagne les derniers degrés, un grand quartier-maître à poils roux, dont les forces se décuplent dans sa fureur de vivre, se rue à coups de couteau dans l'échelle, et taille dans les mains cramponnées jusqu'à ce qu'il touche, lui aussi, la porte implacable. Mais l'eau monte plus vite que lui, et il s'arrête, vaincu, et il lâche le couteau rouge, et sa grande face brutale retombe sur sa poitrine qui sanglote....
C'est fini, la chaufferie est pleine.
XXXVI
Du torpilleur presque englouti, Fierce, galvanisé, regarde et boit sa revanche.
Le King-Edward agonise. D'abord, on n'a rien perçu qu'un grand tumulte à son bord,—des cris, des coups de sifflets, des ordres, un brouhaha d'angoisse que la brise a porté jusqu'aux oreilles du vainqueur comme une adorable musique. Puis l'énorme coque a vibré tout à coup d'un frisson prodigieux. Les projecteurs électriques, tous, immobiles depuis l'explosion, et découpant çà et là, sur la mer ou dans les nuages, des disques de rayons blancs, recommencent à s'agiter lentement, tous ensemble, comme si le navire, sur cette mer paisible, était pris d'un roulis inquiétant.—Oui, le King-Edward roule. Des grappes d'hommes apparaissent maintenant au-dessus des bastingages, et enjambent les lisses pour se jeter à la mer.—Le cuirassé s'incline sur tribord, bas, très bas, plus bas encore, sans se relever. Le plat-bord plonge dans l'eau. Une seconde, le pont se voit tout entier: le navire a chaviré sur le flanc;—et, la seconde d'après, le pont s'enfonce, et la carène apparaît,—les préceintes, la quille, les hélices qui continuent de tourner hors de l'eau. Le King-Edward flotte une minute, sens dessus dessous; puis il bascule en arrière, la poupe sombrant tout à coup, l'éperon émergeant pour menacer le ciel. Et droit comme un homme qui plonge les pieds en avant, le King-Edward disparaît dans la mer.
Le torpilleur sombre aussi. Fierce, heureux, souriant, flotte à demi sur la passerelle que les vagues caressent. Il ne souffre pas, trop affaibli, il n'y a plus du tout de sang dans ses veines. Et il s'endort au sein de la mer berceuse, en gardant dans ses lèvres, comme un viatique, le nom de Sélysette.
... En même temps qu'à Saïgon, dans sa chambre, agenouillée sous son christ, Mlle Sylva miséricordieuse prie pour «ceux qui sont sur mer.»
Stamboul, an 1321 de l'hégire.