Les civilisés: Roman
[1] Skébé; tout ce qui est obscène.
XIII
Rue Catinat, à l'heure de l'Inspection, Torral rencontra Mévil à pied, les bras ballants. Il s'étonna, ironique.
—«Où est ta voiture? que fiches-tu ici, quand toutes les femmes font l'allée des poteaux?
—Je ne sais pas.»
Mévil semblait las et terne. Torral lui prit le bras,
—«Et Fierce, que devient-il? Huit jours que je ne l'ai pas vu. La dernière fois, c'était ici, un soir; il courait comme un poulain; je l'invite pour la nuit, il me crie qu'il ne peut pas, qu'il est éreinté, et repart à toutes jambes. Depuis, disparu.
—Je l'ai aperçu hier, de loin, dans le landau des Malais.
—Il donne là-dedans!»
Torral s'était arrêté de surprise.
—«Oui. On parle souvent de lui dans cette maison, dans d'autres.
—Je le croyais moins bête.»
Ils marchèrent côte à côte.
—«Malais, raconta Torral, est en train de gagner une somme énorme dans l'affaire du riz. L'impôt lui a été affermé pour quatre millions seulement, parce que le gouverneur n'osait pas lever cet impôt-là lui-même. Malais ose: il a enrôlé deux mille sacripants armés de Winchesters; et l'impôt donnera huit millions;—mais nous aurons une révolte.»
Mévil fit un geste indifférent.
«Gênant, une révolte, insista Torral. On peut nous mobiliser.»
Il était officier de réserve, et désigné, le cas échéant, pour commander une batterie du cap Saint-Jacques.
Mévil n'écoutait pas et marchait les yeux à terre.
«Qu'as-tu?» fit tout à coup l'ingénieur.
Le médecin, lentement, haussa les épaules:
—«Des ennuis....»
Il parlait à regret.
... «Des ennuis. J'ai envie d'une femme,—qui ne veut pas. J'ai envie de deux femmes....
—Quelles?
—Malais,—Abel.
—La mère Abel?
—Non. Marthe.
—Cette petite? Tu la trouvais maigre.
—Oui. Mais quand je la regarde, j'ai des vertiges. Tu te souviens, un soir, au théâtre? J'ai failli m'évanouir. Elle m'éblouit comme une lampe électrique. J'ai fouillé mes bouquins, je n'ai pas trouvé de maladie analogue. Je ne sais pas me soigner....»
Il s'arrêta un instant.
—«Je l'épouserai, acheva-t-il.
—Tu es fou, dit Torral.
—Peut-être bien.»
Torral réfléchit.
—«Deux femmes qui ne veulent pas! C'est beaucoup pour Saïgon. Tu as tout essayé?
—Je n'ai rien essayé: je me cogne à un mur. Marthe me fait peur et me paralyse. L'autre a peur de moi et me ferme sa porte.
—Elle t'aime, alors.
—Ça m'avance bien!»
Ils allumèrent des cigarettes. Mévil laissa la sienne s'éteindre.
—«Il y a d'autres femmes, conseilla l'ingénieur. Ici ou là, le spasme est pareil.»
Mévil hocha la tête.
—«Je ne peux pas. Parbleu oui, il y a des femmes;—plus que je n'en veux;—plus que je n'en puis prendre.—Tiens, en ce moment, on m'attend à Cholon, et si je suis à pied, c'est que je ne veux pas de cocher pour aller à ce rendez-vous, qui est une aventure discrète: une jeune fille....
—Ça m'est égal. Eh bien?
—Eh bien, ce n'est pas celle-ci que je veux, ni les autres.
—Prends garde, dit Torral. Si tu en es là, c'est dangereux.»
Ils avaient marché jusqu'à la cathédrale. Ils s'arrêtèrent devant la porte.
—«Te souviens-tu, dit Torral, du chat qu'un soir j'ai jeté contre cette pierraille? C'était le jour de l'arrivée de Fierce;—imbécile de Fierce!—nous étions ivres, et nous cherchions le quartier Boresse, quartier bien famé. Il y a de la philosophie dans cette histoire,—et de la médecine; la médecine qui convient à ton cas. De l'alcool et du coït: tes vertiges passeront.
—Non, dit le médecin. J'en ai fait l'expérience: Quand l'envie d'une femme me tenaille, rien ne m'en distrait. J'ai trop obéi à ces envies-là; j'en suis l'esclave; cette fois encore, il faut que j'obéisse, ou....»
Ils étaient sur la chaussée sablée de rouge. Une victoria passa très près d'eux, ses roues crissant. Mévil resta sur place; l'essieu frôla sa jambe.
—«Fais attention!» avait crié l'ingénieur en sautant en arrière.
Mévil le regarda d'un air surpris, puis fit un geste insouciant.
—«Il n'y a pas de danger,» murmura-t-il.
Ils redescendirent la rue.
—«Voilà, résuma le médecin.
—Il n'y a rien de perdu, dit Torral. La Malais t'aime probablement; fais-lui la cour. Utilise Fierce, l'imbécile! puisqu'il va chez elle. Rencontre-la, n'importe où, guette-la, traque-la; chasse à l'affût! Et quant à l'autre,—que diable! tu ne l'aimes pas: des éblouissements, ce n'est pas du rut.
—Si je ne couche pas avec. Marthe Abel, affirma Mévil, têtu, ces éblouissements-là ne finiront pas, et j'en crèverai.
—Tout finit, dit Torral. A ce soir, au cercle.»
Il s'éloigna, puis revint.
—«Par exemple, prends garde aux voitures. Tu as des tangences fâcheuses aux trajectoires des roues C'est plus grave qu'un éblouissement rentré.»
XIV
La fumerie de Torral était obscure, parce que les abat-jour à grandes lattes excluaient le soleil de deux heures. La lampe à opium jaunissait seule le plafond, et des volutes brunes roulaient pesamment dans l'air imprégné de la drogue. Le grésillement menu des pipes alternait avec du silence. Torral fumait, ses boys assoupis à ses pieds.
L'heure torride de la sieste abrutie, sans rêves. Saïgon dort, et le soleil meurtrier règne dans les rues vides. Les fumeurs seuls continuent de vivre au fond des fumeries closes, et le fil de leur pensée, miraculeusement assoupli par l'opium, s'étire au delà du monde humain, s'allonge jusqu'aux régions bienveillantes et lucides que Kouong-Tseu voulut jadis ouvrir à ses disciples.
Couché sur le flanc gauche, sa main droite présentant l'aiguille à la lampe, Torral préparait sa sixième pipée. Il avait entassé sous lui des coussins de Cambodge, en paille de riz fraîche; son pyjama, débraillé, montrait son torse brun, trop étroit pour sa grosse tête; un torse tout ensemble robuste et rachitique, le torse d'un civilisé qui sans trêve raffine sa cervelle héréditaire, et jette avec mépris son corps à la débauche.—Torral fuma sa sixième pipée.
Il aspira toute la fumée noire sans reprendre haleine, et suffoqua plutôt que de la rejeter. Sa tête à la renverse cogna un coussin, et il se raidit voluptueux, tous ses sens vibrant comme des arcs. L'odeur chaude de la drogue rassasiait ses narines, et la lampe fumeuse enivrait ses yeux métallisés; le souffle léger des boys endormis frémissait dans ses oreilles comme une plainte exquise de violon.
Dehors, très loin dans la rue silencieuse comme un Sahara, un pas résonna,—et personne autre qu'un fumeur n'eût pu l'entendre d'abord. Torral écouta curieusement l'homme qui venait;—un homme, car c'était un large pas sans hâté;—la perspicacité aiguë du fumeur s'exerça en se jouant. L'homme s'arrêta, puis marcha encore; au talon heurtant la pierre du trottoir, Torral devina l'hésitation courte du promeneur, forcé pour traverser la rue d'abandonner l'ombre des arbres. Le pas cessa devant la porte, et, au coup heurté d'un seul doigt, Torral reconnut Fierce, quoique Fierce n'eût jamais encore battu le pavé aux heures d'insolation.
Torral frappa de son pied sur le tas de chairs brunes endormies. Les boys s'étirèrent, désenlacés. Ils étaient comme de petits bronzes couchés. Sao se leva, l'opium gonflant ses yeux rouges. Il cherchait son caï-hao de toile blanche, jeté dans un coin pour la sieste, quand Fierce impatienté frappa de nouveau. Le boy alors sortit tout nu pour aller ouvrir, en rattachant seulement ses cheveux longs sous leur turban noir.
Fierce entra, jeta son casque et s'assit, silencieux
—«Quoi? demanda le fumeur.
—Rien.»
Il s'étendit à droite de la lampe. Torral fit une pipe et la lui offrit. Fierce refusa de la tête. Torral fuma seul, et ils somnolèrent ensuite. Les boys s'étaient rendormis.
Aux murs, la fumée noire recommença d'estomper les nattes de riz; les équations du tableau d'ardoise luirent à travers des volutes presque opaques; et le fumeur voulut y lire les versets d'argent d'un évangile irrévocable.
Quatre heures sonnant, Torral se leva. Son visage et ses mains étaient noircis par la suie de la drogue; il les frotta d'eau de Cologne et tendit le flacon à Fierce.
—«Dix pipes, et deux heures de repos après la dixième. Il ne faut d'excès en rien.»
Il ôta son pyjama et se vêtit. Fierce avait allumé une cigarette. Torral s'assit à califourchon sur l'unique pliant.
—«Pourquoi es-tu venu siester ici?
—On m'a chassé de chez moi.
—Qui?
—Liseron.»
Torral attendit une explication. Fierce écrasait sa cigarette dans le plateau à opium.
«L'histoire est simple. Je flirte par intermittences avec cette fille, que Mévil entretient pour le principal. Mévil ignore, naturellement....
—Peu importe.
—Or, la fin de toute chose étant bonne, j'ai voulu ces jours-ci liquider Liseron. Quelques difficultés ont surgi.
—Pour divorcer, il faut être deux.
—Je n'étais qu'un. Elle s'est cramponnée: Ça l'amusait de tromper Mévil avec moi. J'espaçai mes visites: elle vint à domicile; je combinai des absences: elle m'attendit devant ma porte. Hier soir, lassé, je lui ai écrit.
—Un mot clair?
—Pas assez clair: je la priais de ne jamais revenir; or, tout à l'heure, en pleine sieste, elle est tombée chez moi.
—Comme le socialisme sur les bourgeois.
—Ce n'est pas drôle: j'étais en pyjama; je dormais; il a fallu que j'aille ouvrir.
—Pénible.
—Elle entre. Je reçois dans l'instant trois cents piastres par la figure,—celles annexées à ma lettre de la veille,—puis, sans entr'acte, une femme nue dans mes bras: Elle était venue en peignoir.
—Et tu te plains!
—J'ai horreur des viols. Je me suis dépêtré comme j'ai pu; j'ai passé un veston, et me voici.—Elle hurlait de rage; mais ça passera: je le lui ai dit.»
Il souriait, sans rancune.
—«Fragiles, les meubles? demanda Torral.
—Rien qu'un lit en fer.»
Il prit une seconde cigarette. Les bouffées bleues montèrent au plafond, très calmes.
—«Tu as été mufle,» jugea Torral avec indulgence;—l'opium imprégnait encore ses veines, et tempérait son habituelle âpreté.
—«J'ai été mufle,» concéda Fierce.
Il alla regarder au tableau noir les formules d'analyse. Torral pivota sur son pliant pour le suivre des yeux.
—«On ne t'a pas vu depuis dix jours,» dit-il, tout à coup.
Fierce rougit.
—«Fatigué.
—Tu as pourtant bonne mine!»
Il était on ne peut mieux,—le teint clair, les paupières nettes; pas de fard ni de poudre. Torral commença de sourire.
—«Par qui remplaces-tu Liseron?
—Par personne. Je vais me mettre au vert pour un temps.
—Très bien. Ce soir, je dîne au cabaret de Cholon,—en tout bien et tout honneur;—c'est dans ton régime. Viens-tu?»
Fierce rougit davantage.
—«Impossible. J'ai accepté de dîner en ville.
—En ville?
—Chez les Malais.»
Torral feignit une excessive surprise.
—«Les Malais? Tu vas chez ces gens chics?»
Il éclata de rire et se croisa les bras.
«Mon pauvre vieux! C'est donc vrai. On me l'avait dit, je n'y croyais pas. Toi, un civilisé, un soldat de notre avant-garde, te voilà devenu cette chose grotesque: un homme du monde! Te voilà acoquiné à des jupes de femmes, te voilà garrotté parmi des politesses, des élégances et des snobismes! Des jupes qui n'ont même pas l'excuse d'être bonnes à trousser; des courbettes qui jamais ne te rapporteront mieux que des courbettes réciproques: fausse marchandise, fausse monnaie. Et pour le ragoût barbare et malsain de ce salmis de mensonges, tu craches la saveur de notre vie rationnelle et droite,—mathématique! Il y a dix jours que tu nous as tourné le dos; dix jours que tu as renié notre idéal raisonnable d'hommes; quelle chimère, quelle sottise poursuis-tu maintenant? dans quel bourbier menteur t'enlizes-tu, toi l'homme sincère? Tu es fou ou renégat.
—Tu exagères,» dit Fierce.
Il avait essuyé sans broncher la mercuriale. En face du philosophe qu'il n'essayait pas de réfuter, il se sentait gêné et penaud. Mais la vie nouvelle qu'il goûtait depuis ces dix jours, l'enchaînait par trop de douceurs pour qu'il acceptât désormais d'y renoncer. Il plaida:
«Je vis selon ta formule: J'ai trouvé sans effort des plaisirs à mon goût; je les cueille. Je vis comme il me plaît, sans souci de rien, ni de personne. C'est toi qui m'as dicté ce programme!
—Imbécile!»
Torral l'injuriait sans colère, avec une grimace de pitié.
«Imbécile! Ne discutons pas.—Es-tu amoureux? Ce ne serait pas une excuse, mais une explication....»
Une révolte s'insurgea dans Fierce. Tous les reproches, toutes les railleries, il les acceptait tête basse. Mais le nom de Sélysette Sylva profané ici, jamais!—Au fait,—Il réfléchit tout à coup,—pourquoi s'irriter? Qui parlait de Sélysette? Il n'était pas amoureux, pas plus d'elle que d'aucune femme au monde. Il rit.
—«Amoureux! Et toi?»
Torral le scrutait d'un regard fouilleur. Mais Fierce ne mentait pas; sa bonne foi souriait dans tout son visage. Torral n'insista pas.
—«Je vais chez Mévil, dit-il en reprenant ses vêtements de jour quittés pour la sieste. Viens-tu?
Fierce consulta sa montre.
—«Oui. J'ai le temps.
—Le temps? Qu'as-tu à faire?
—Une partie de tennis.
—Où?
—Chez les Malais.»
Fierce ne rougissait plus: Il n'était pas amoureux; ce point nettement formulé rassurait et calmait sa conscience. Il leva les épaules quand Torral têtu prononça:
—«L'amour, dès qu'il cesse d'être un rut, est une anémie intellectuelle.»
Ils allèrent à pied chez Mévil. La rue Némésis fleurait des odeurs indigènes. Ils prirent la rue d'Espagne par le bout, et arrivèrent en un quart d'heure. La grille du docteur était ouverte, et dans la cour aux grands flamboyants, le pousse laqué et argenté attendait le maître.
—«Jolie, la cañha, dit Fierce avant d'entrer.
—Appétissante et discrète: un piège à femmes.»
Torral appréciait en peintre ou en algébriste, la tête penchée, les yeux clignés. La maison de Mévil s'embusquait derrière son rempart d'arbres, et chaque étage poussait au dehors une véranda masquée de vigne vierge qui ressemblait à un bouclier. Sitôt la grille poussée, l'allée tournait court vers le perron oblique, et le visiteur dès son premier pas devenait invisible.
«Le temple de l'amour-rut, dit encore Torral. Il y a là-dedans des chaises longues à la mesure de toutes les femmes: Celles que tu vas chaque jour respecter à domicile, chez Malais ou ailleurs, se sont couchées sur ces chaises, ou s'y coucheront.
—Possible,» dit Fierce, sec.
Ils entrèrent.
Mévil était seul, sa dernière cliente partie. Son cabinet, qui était vaste, réussissait quand même à paraître intime, à force de demi-jour et de silence ouaté. Les portes-croisées semblaient petites, à travers leurs stores de tulle que la brise traversait sans les soulever; les murs étaient ensevelis sous une mousseline mauve trop longue et trop large, qui débordait partout en plis traînants; et la même mousseline drapait les tête-à-tête et les sofas de rotin, et s'attachait en rideaux, par des embrasses lâches, aux deux portes toujours fermées;—si bien que tant d'étoffe molle tamisait dans la chambre un air de sécurité et de secret. Ce qui se disait, ce qui se faisait entre ces murs soyeux n'en sortait pas; gestes et paroles s'ensevelissaient dans le bruissement complice des tentures tombantes. Et beaucoup de femmes venaient dans ce confessionnal avouer et soigner l'avarie gênante à quoi presque tout Saïgon se résigne; et beaucoup, indemnes ou guéries, acceptaient ou sollicitaient d'autres soins, sur les sofas toujours prêts.
Un confessionnal;—pas un cabinet;—un confessionnal capitonné pour péchés très mondains. Ni livres, ni papiers, ni trousse: des bibelots, des odeurs, des éventails, et l'en-cas ordinaire de liqueurs et de confiseries.
Mévil, au fond d'une chaise longue, regardait sa cigarette s'éteindre dans son cendrier. Sur les nattes feutrées trottinait la congaï, la fillette annamite moitié servante, moitié épouse, qui complète indispensablement le mobilier d'un Européen d'Indo-Chine;—quatorze ans, des yeux veloutés, une longue bouche obscène et de maigres mains adroites à tout. Celle-ci était jolie, autant qu'il est permis a sa race bâtarde,—alliage fâcheux du bronze hindou et de l'ambre chinois, incompatibles.
—«C'est vous?» dit Mévil sans se soulever;—Torral et Fierce entraient.
La congaï, câlinement blottie près du maître, souriait aux visiteurs amis, avec une grimace aux lèvres et une coquetterie aux cils.
Quand ils se retrouvaient, il n'y avait point entre eux d'effusion cordiale. Leur amitié n'était qu'une concordance d'opinions et d'intelligences, une association d'égoïsmes parallèles, signée sans tendresse pour la poursuite plus facile du maximum de jouissance. A quoi bon des poignées de main puériles et menteuses?
—«Tableau de famille,» railla Torral en regardant la congaï.
Ils causèrent de choses quelconques. Fierce donna les nouvelles politiques du jour: elles n'étaient pas bonnes, à l'avis du vieux d'Orvilliers, qui continuait de prophétiser feu et flamme. Les exercices militaires de tous genres se succédaient sans trêve à bord du Bayard, et toute l'escadre s'agitait dans un tumulte guerrier.
—«Trépidation sénile?» questionna Torral.
Fierce allongea les lèvres en moue indécise.
—«J'ai cru d'abord. Maintenant, je ne sais plus....»
La persistance des bruits alarmants l'étonnait, et davantage le mouvement de concentration des escadres anglaises sur tous les océans du globe.
«Après tout, conclut-il, l'Angleterre méditerait un mauvais coup que cela n'aurait rien d'absolument inattendu....
—Ouais!» fit Torral.
Il songeait aux mobilisations possibles, et à la batterie qui l'attendait, sur les falaises du cap Saint-Jacques, en face des bombardements ennemis.... Il exposa son autre inquiétude, cette révolte indigène à prévoir, au cas où Malais exigerait trop impitoyablement la rentrée de son impôt.
Au nom de Malais, Mévil avait tressailli.
—«A propos, s'interrompit l'ingénieur, quoi de neuf pour toi dans cette maison?
—Rien,» murmura Mévil.
Torral observa ses yeux cernés, ses lèvres blanches et le creux de ses joues.
—«Malade?
—Non.»
Fierce intervint.
—«Fatigué tout au moins. Enraie un temps, crois-moi.»
Mévil sourit, ironique.
—«Voilà huit jours, dit-il, que je rends des points à saint Joseph,—huit jours!»
Torral fit une grimace.
—«Diable! Ça te tient toujours?
—Toujours.
—Quoi donc?» demanda Fierce.
Torral ricana.
—«Ce n'est guère de ta compétence, homme du monde! Mévil que voici est amoureux. Mais son amour, quoique tenace, ne s'égare pas dans le platonisme; et tout ce qu'il rêve, c'est de coucher l'objet de ses vœux dans son lit. Trop simple pour ta mentalité nouvelle.»
Fierce agacé haussa les épaules. Il allait répondre quand le boy de la porte entra parler au maître. Mévil le renvoya d'un signe affirmatif.
—«Ce n'est que Liseron, dit-il; c'est son jour. Pauvre petite, elle aura tort....»
Torral espéra une comédie. Par coquetterie instinctive, Mévil défripait son veston de toile. Fierce, ne songeant qu'à son tennis, s'inquiétait de l'heure.
Liseron entra, souriante; Fierce, probablement, n'était plus dans sa mémoire; ou peut-être venait-elle chercher contre lui l'instinctive vengeance des femmes trahies. Mais ce fut lui qu'elle vit d'abord, et toute sa colère à peine oubliée la reprit à la gorge. Elle s'arrêta net. Fierce la regardait avec des yeux indifférents. Elle, outragée l'heure d'avant dans son orgueil de femelle, reçut cette indifférence comme un coup de fouet au visage. Elle bondit, blême, saisit Fierce au bras, l'arracha de sa chaise et le mit face à face avec Mévil surpris:
—«Tu sais! j'ai couché avec!»
Puis, triomphante, vengée, féroce, elle s'attendit à une catastrophe. Sa simple cervelle concevait inévitable et tragique la fureur du mâle trompé. Or, la civilisation héréditaire avait extirpé de Mévil jusqu'aux dernières racines de cette bestialité qu'est la jalousie, il ne broncha pas et sourit. Liseron lâcha le bras de Fierce, bouleversée d'une stupeur qui bâillonnait sa rage;—Fierce, paisible, se rassit.
—«Rien n'est plus exact,» prononça-t-il.
Il cherchait un mot drôle qui fût d'à-propos; il ne trouva pas; Mévil arquait des sourcils curieux, car la scène l'intriguait comme une charade. Fierce expliqua:
—«Tragédie renouvelée de l'histoire égyptienne Putiphar ou le manteau arraché....
—Ma pauvre fille! plaignit Mévil. Faut-il que tu sois du siècle dernier!»
Ils lui riaient au nez, tous les deux,—tous les trois. Elle se crut folle. Elle répétait: «J'ai couché avec ... j'ai couché....» Tout à coup, sa colère reprit le dessus, mêlée cette fois d'une indignation singulière. Elle cracha:
—«Lâches! Vous vous en foutez, que vos femmes couchent avec les premiers cochons venus? Eh bien, moi, une putain, je vais vous appeler par vos noms: vous êtes des chiffes molles, des vidés, des pourris. On vous giflerait que vous ne sentiriez pas les gifles Parce que ce n'est pas du sang que vous avez dans le ventre: c'est....»
L'ordure glissa sur leur ironie. Torral surtout dégustait ces insultes comme un hommage barbare à sa supériorité;—c'est un plaisir de philosophe que de contempler le libre jeu d'un instinct nu;—Torral riait sans colère et sans indulgence. Mévil, à peine moins cuirassé, écouta flegmatique, jusqu'au bout, puis se leva et jeta la femme dehors;—non qu'il fût offensé le moins du monde; mais il trouvait inconvenant qu'une maîtresse osât lui parler autrement qu'avec servilité. Liseron, d'ailleurs, esclave révoltée, faillit crier et se défendre: mais elle vit les yeux de son amant,—des yeux mauvais qui conseillaient d'obéir, et elle se sauva, cognant ses épaules aux battants de la porte. Mévil revint à sa chaise longue et bâilla.
Fierce seul avait rougi. Il ne prononça pas un mot et ne leva pas un doigt. Mais une honte bizarre lui montait au visage. Il ne trouvait pas en lui la ressource de mépriser l'injure partie de bas; il en était mordu comme par une eau-forte, comme par la vérité;—il n'était pas sûr que ce ne fût pas la vérité.
... La congaï, blottie derrière la chaise longue, s'était tue, peureuse, tant que Liseron avait parlé. Après, elle risqua un rire aigu que Mévil arrêta d'une tape. Ce fut tout le commentaire de l'aventure. Torral reprit sans trouble sa phrase interrompue et ses conseils:
—«Tu as tort, dit-il à Mévil, de ne pas réagir contre ton obsession. Ce soir, je dîne à Cholon; j'ai invité Fierce qui refuse, pour cause d'anémie intellectuelle; rien ne nous empêchera donc de nous débaucher comme il convient, modérément. Huit jours de chasteté sont un excès.
—De qui est-il amoureux? demanda Fierce.
—De Mme Malais,» dit Torral en le regardant.
Fierce ne bougea pas.
«... De Mlle Abel aussi.»
Fierce se moqua:
—«Tu peux nommer toute la terre....»
Il avait eu peur d'un autre nom, pourtant. Il ne se l'avoua pas à lui-même.
—«Cinq heures, dit-il; adieu.
—Où vas-tu? fit Mévil.
—Au tennis.»
Mévil se leva.
—«Emmène-moi.
—Ah! non!»
Il n'aurait pas su dire pourquoi, mais Mévil lui semblait être la dernière personne à présenter aux gens qu'il allait voir.
—«Pourquoi non? dit Torral. Allez ensemble. Mévil connaît tout Saïgon: ce n'est pas une présentation. Ça lui fera du bien d'aller là,—et à toi de l'y voir....»
Fierce hochait la tête. Torral le persuada d'une citation ironique:
«La jalousie, monsieur? d'abord un bruit léger....
—Imbécile!» fit l'autre; et il consentit. Mévil s'habilla plus vite qu'il n'avait coutume. Torral les accompagna jusqu'au coin de la rue d'Espagne.
—«Ici, dit-il, nos routes bifurquent.»
Il regarda Fierce.
«... Bifurquent même plus que ça n'en a l'air! Par là, route des sottises;—par ici, route de la raison.»
Il prit la route de la raison.
—«Je ne sais plus où aller,» plaisanta Mévil, hésitant.
Il suivit quand même Fierce sur la route des sottises.
XV
Mévil monta le perron le premier; mais Fierce hâta le pas pour le dépasser dans le hall, et lui montrer le chemin. Il lui déplaisait que Mévil prît, sous ce toit, des airs de familier.
Le hall donnait dans la véranda, et la véranda dans le jardin. Le tennis était une pelouse encadrée de bosquets. Des aréquiers groupés auprès faisaient une tente naturelle, et sous cette tente, un rond de robes claires et de vêtements blancs bavardait. Çà et là gisaient balles et raquettes. On se reposait.
Fierce et Mévil avancèrent. Mme Malais vint à leur rencontre. Elle étincelait de beauté; le plein air seyait à sa délicatesse de marquise blonde; parmi le gazon et les grands arbres, et malgré le fâcheux casque de liège exigé par le climat, Fierce crut voir un Watteau vivant qui lui souriait. Il baisa la main tendue, fit une phrase d'introduction pour Mévil et le laissa ébaucher sa cour; lui-même se hâta vers les aréquiers: ses yeux déjà reconnaissaient une robe bleue qui l'attirait comme un aimant.
Mme Malais s'efforça de recevoir Mévil comme elle avait reçu Fierce. Mais le beau docteur baisa son poignet au lieu de ses doigts, et elle perdit contenance; car c'était vrai qu'elle avait peur de lui, une peur angoissée qui était peut-être bien une façon d'amour. Très honnête et gardée habilement par son mari de la contagion perverse de Saïgon, elle s'épouvantait qu'on osât l'assiéger, et tremblait de donner prise à l'adversaire; en outre, une secrète honte la désolait de ne point sentir, au fond d'elle-même, assez d'indignation véhémente contre cet audacieux qui la poursuivait.
Mévil prit avantage de son trouble, et la caressa de phrases câlines, tandis qu'ils suivaient Fierce vers les aréquiers;—elle se troubla davantage. Mais il se tut soudain: Marthe Abel s'approchait d'eux. Il pâlit beaucoup, s'inclina devant la jeune fille, balbutia trois mots, dut battre en retraite;—tout cela en un clin d'œil.—Soulagée de sa peur, Mme Malais pressa la main de Marthe. La jeune fille étonnée suivait des yeux le fuyard.
Mévil cependant se ressaisissait, avec une colère contre lui-même. Il fit un furieux effort, vint au cercle des causeurs, et, se piquant au jeu, fut éblouissant d'esprit. Une fois de plus, la frivolité fluide de son caractère le servait; toutes les femmes l'écoutèrent. Fierce fut éclipsé.
Par une obscure pudeur, lui, allant à celle qu'il cherchait,—Sélysette Sylva,—s'était d'abord détourné pour saluer des indifférents. Mais sitôt quelques paroles dites et quelques mains baisées, il avait, comme au hasard, choisi une chaise près d'elle. Mlle Sylva tenait encore sa raquette; ses joues étaient pourpres et son front moite; elle tendit joyeusement sa main chaude et gronda:
—«C'est comme cela que vous arrivez de bonne heure! J'ai déjà perdu une partie sans vous.»
Il la contemplait, enivré de sa grâce et de sa jeune force. Confusément, il sentit qu'un grand fossé les séparait,—lui, le civilisé amer et sceptique, elle, la petite fille à l'âme fraîche. Il s'en attrista. Elle riait de bon cœur avec lui; mais il la vit s'interrompre pour écouter un bon mot de Mévil; et il sentit une angoisse jalouse lui sécher la gorge. Les ironies de Torral traversèrent alors sa pensée: amoureux? Il s'interrogea, plein de trouble, et ne sut d'abord pas lire en lui-même.
On retournait au tennis. Mlle Sylva, gamine, frappa le filet de sa raquette:
—«Je parie que vous ne sautez pas!»
Il oublia Torral.
—«Et vous?
—Ne m'en défiez pas!»
Elle rassemblait déjà ses jupes; il la taquina, l'appelant petite chèvre, et regardant ses chevilles. Elle rit, très confuse.
—«Jouons-nous?» proposa quelqu'un.
Marthe Abel se levait; Mme Malais restait assise. Mévil hésita. Mais la marquise blonde affectait une causerie confidentielle avec sa voisine; il suivit Marthe.
—«Il faut tirer au sort, déclara Mlle Sylva. Et dépêchons-nous, le soleil baisse.»
On tira les joueurs, puis les couples. Marthe et Mévil se trouvèrent ensemble contre Fierce et Sélysette. Mlle Sylva, contente, serra la main de son partenaire tandis qu'ils traversaient le terrain pour gagner leur camp.
—«Est-il fort, votre monsieur Mévil?
—Très fort. Il joue matins et soirs chez toutes les femmes chic de Saïgon.
—C'est moi qui vais regretter d'être avec vous, si vous me faites perdre!
—Méchante!»
Il riait des lèvres; mais sa jalousie renaissait.
En face d'eux, Mévil et Marthe prenaient place. Mévil s'exerçait à regarder sa partenaire. Il osa lui parler:
—«Je mettrai ce soir un caillou blanc sur ma table: je n'espérais guère, il y a deux heures, la bonne chance qui m'arrive de jouer avec vous, mademoiselle....»
Il avait choisi sa voix la plus séduisante,—chaude, avec des inflexions câlines. Mais Mlle Abel, en dépit de ses yeux noirs et de son teint blanc, faisait profession de philosophie sceptique, et ne se prenait pas à deux mots courtois. Elle marqua sa politesse la plus froide, et regarda négligemment vers Mme Malais.
—«Ready!» criait Sélysette.
Mévil leva sa raquette pour servir. Piqué par l'indifférence de sa partenaire, il ambitionna de l'éblouir en jouant un jeu étincelant. Debout sur la pelouse pareille à un stade, et son bras brandi vers le ciel, il semblait un jeune dieu. Tous les regards suivaient son geste. Fierce vit Sélysette attentive, admirative peut-être?—Il tressaillit dans toutes ses fibres; ce coup d'œil qu'elle donnait à l'ennemi lui parut volé à lui-même. Une colère le traversa, et il serra sa raquette d'une main de duelliste; il allait jouer comme on se bat.
—«Play!» prévint Mévil.
Sa balle jaillit comme une flèche, et Mlle Sylva ne put la relever. Mais Fierce se mit en garde à son tour; et la seconde balle, quoique plus vite que la première, fut reprise d'un coup si précis que Mévil l'abandonna.
Alors, ce fut un duel acharné. Les jeunes filles s'en mêlèrent à peine, déconcertées par l'ardeur et la rudesse des coups. Sous les aréquiers, on s'était tu, on regardait avec des yeux surpris, presque graves; confusément, chacun devinait un mystère, une secrète partie à quoi le tennis servait de masque. Le jeu cependant continuait en silence; et l'attention générale devint une gêne, presque une anxiété.
Les balles enjambaient le filet à bonds brusques ou traîtres. Mévil jetait les siennes aux angles, et s'attaquait surtout à Sélysette, moins forte que son partenaire. Cela faisait un jeu irrégulier et oblique, un jeu dangereux qui ressemblait au joueur. Fierce tout d'abord n'y sut pas répondre. Plus loyal, et dédaignant de riposter sur Marthe Abel, il perdit coup sur coup plusieurs jeux.
Mais il ne se décourageait pas. A côté de lui, Mlle Sylva se battait de toute son âme, l'aidant, le défendant, le soutenant avec une fidélité de frère d'armes. Ils n'étaient qu'une seule volonté en deux êtres. Il la sentait toute à lui, et une tendresse passionnée lui chauffait le cœur. Il comprit merveilleusement, dans cette minute de violence physique et de sincérité, qu'il l'aimait d'un grand amour, et que la vie lui serait douce auprès d'elle. Il espéra qu'elle l'aimerait, qu'elle l'aimait. Un afflux d'énergie coula dans ses artères.
Il s'efforça davantage. Son jeu simple et dur fatiguait Mévil, et lui ne se fatiguait point. Les avantages s'alternèrent. Sélysette, maintenant, applaudissait à ses coups. Il s'enorgueillit, fut plus audacieux.
En face, Marthe Abel restait indifférente et froide; la chance des coups ne lui importait pas. Lassée de la partie trop longue, elle secondait à peine son partenaire, et regardait passer les balles, sans daigner allonger le bras. Mévil sentait peser sur lui cette nonchalance, lourde comme un mépris.
Il fut moins vif, moins souple, moins beau. On le sentit vaincu. Son bras n'arrivait plus qu'à peine à la riposte, et de la sueur perlait à ses tempes.—Ce fut la fin.—Les jeux se hâtèrent, tous perdus; et la dernière balle vint le frapper au corps, sans qu'il sût parer. Il laissa tomber sa raquette, et trébucha pour la ramasser.
Des bravos saluaient Fierce. Il n'entendit pas: Sélysette, avec un cri de victoire, courait à lui. Il vit les chers yeux briller de joie enfantine, il reçut la menotte chaude franchement jetée dans sa main. Elle le remerciait de tout près, familière, délicieuse:
—«Vous m'avez fait gagner.... Vous êtes gentil tout plein!»
Mévil traversait le gazon. Mlle Abel, très polie, s'excusait de sa maladresse: sans elle, il aurait assurément gagné. Il n'écoutait pas, et regardait Fierce et Sélysette la main dans la main.—Quelque chose de froid lui entrait dans le cœur.
Fierce était ivre, ivre de cet amour qui maintenant ruisselait dans sa poitrine, comme un étang que des sources cachées ont empli et qui déborde. Dans le regard ami de Sélysette, il lisait une promesse d'amour rendu, et son exaltation s'en faisait folle. Au départ, parce qu'elle lui pressa la main, il l'adora comme une Madone. Il se retint pour ne pas baiser sa robe à genoux.
Dans le couchant rouge, le soleil flamboyait. La terre en était sanglante; et les ruisseaux des trottoirs, et les vitres des maisons, dardaient partout des reflets comme des éclairs. La rue était une voie triomphale, bordée d'or, pavée de pourpre.
A Fierce, ébloui de son amour, il sembla que la vie s'ouvrait désormais pareille à cette voie, radieuse.
XVI
... Ce matin, je traversais en caïque le Bosphore. J'avais passé la nuit, dans mon harem de Skutari, et je regagnais ma maison de Stamboul, où j'écris ce livre. Mes caïkdjis ramaient sans bruit, les muscles de leurs bras gonflant leurs manches blanches; et le caïque glissait sur l'eau sans même la rider.
Le soleil était déjà haut. Mais une barre de nuages le cachait, et la lumière matinale n'était que terne et blafarde. Stamboul, entre le ciel pâle et la mer grise, était comme une ville du Nord.
Je voyais cependant Sainte-Sophie la gigantesque, et le bariolage jaune et rouge des remparts qui lui servent de contreforts; je voyais le poème en pierres des murailles byzantines que les hommes ont crénelées par en haut, et la mer par en bas; je voyais l'infinité des maisons turques, dont les vieilles planches sont violettes comme un sous-bois d'automne; et je voyais les mosquées sans pareilles au monde, dont chacune a vidé le trésor d'un empereur,—Achmèdié aux cent dômes semblables à des bulles de marbre;—Méhmèdié, que le Sultan Conquérant fit robuste;—Suléimanié, que le Sultan Magnifique fit pompeuse;—Bayazidié, choisie par les pigeons d'Allah;—Shahzadé, qui expie un péché de Roxelane,—tant d'autres. Les coupoles grises s'aggloméraient comme les dunes du désert amoncelées par le simoun; les minarets pointaient au ciel comme les lances qui conquirent Stamboul au Prophète. Et la ville s'achevait parmi les cyprès noirs du vieux sérail, qui font un linceul mélancolique aux si beaux Kiosks vides de sultanes.
Mais le soleil était absent, et l'âme de Stamboul absente avec le soleil. Stamboul, décolorée et maussade, était comme une ville du Nord.
Tout à coup, le soleil perça les nuages. Je sentis sa caresse chaude sur mes épaules et sur ma nuque, et je vis la mer s'illuminer autour de moi: c'était comme une nappe de rayons qui se répandait sur l'eau, et courait, plus vite que le caïque, vers Stamboul. L'ombre fuyait devant, et la ville fut conquise d'un seul bond par l'assaut du soleil.—Ce fut un miracle. Les palais, les mosquées, les maisons, et chaque pierre des remparts, et chaque feuille des jardins, furent autant d'êtres vivants et frémissants sous la lumière d'or. Dans le ciel bleu, aux pointes des minarets aigus, les croissants de bronze scintillèrent comme des astres; dans la mer plus bleue que le ciel, toute la ville blanche, verte et violette se refléta comme dans un miroir de saphir. Et par-dessus la Corne d'Or chargée de barques, les collines sacrées d'Eyoub, invisibles tout à l'heure, découpèrent l'horizon d'un profil noble et hardi.—Ce fut un miracle: une résurrection; une résurrection si prompte, que j'en demeurai émerveillé.—Il avait suffi d'un rayon de soleil....
Pareillement, l'amour de Sélysette Sylva, ensoleillant le cœur de Fierce, métamorphosa d'abord toute sa vie.
A dire le vrai, Fierce n'avait pas encore vécu, puisqu'il n'avait jamais joui ni souffert. C'est d'ailleurs en cette formule d'impassibilité que se résume l'effort des civilisations; et Fierce, civilisé, avait suffisamment étiolé ses instincts primitifs pour retrancher de sa vie tout ce qui ressemblait à une émotion;—plus de chagrin ni de joie: des plaisirs et des ennuis, ceux-ci peu différents de ceux-là.—Le cortège des frissons humains ne pénétrait plus ses moelles; un seul, le plus puissant, le frisson de l'amour, pouvait encore l'émouvoir et le secouer.
Faible secousse, probablement: Fierce, trop cérébral, fut sans doute moins épris que n'eût été l'un des matelots de son navire. Mais il n'avait jamais senti de secousse, même faible; et celle-ci, faute de comparaison, lui parut violente. Elle révolutionnait la monotonie écœurante de son destin: il en fut surpris et charmé. Il se complut dans cette pensée d'ailleurs inexacte que son amour ressemblait à l'amour d'un jouvenceau très innocent. Et il oublia d'être auto-psychologue, ce qu'il avait toujours été: il vécut sans se regarder vivre. A ce jeu neuf, il apprit à savourer le goût de la vie; et quoique son palais fût convenablement desséché, il s'émerveilla de ce goût qui lui était nouveau.
Il connut avec délice la joie jeune des espoirs et des chimères, et l'angoisse exquise qui vous serre la gorge à l'apparition de l'aimée. Ses chimères étaient simples d'ailleurs, et ses espoirs modestes: il ne désirait rien que le sourire et l'amitié de Sélysette. Trop de femmes, toutes méprisées, s'étaient succédées dans son lit pour qu'il trouvât souhaitable d'y coucher son unique idole.
Quand Fierce rendait visite dans la villa de la rue des Moïs,—il y allait très souvent, et s'ingéniait en sournois pour trouver seules Mme Sylva et sa fille,—il passait par la grille toujours ouverte, et gagnait le jardin sans traverser la maison. Vers quatre heures, avant la promenade, Mme Sylva ne manquait guère d'aller s'asseoir sous les banians de sa terrasse, et respirer le plein air que les arbres touffus gardaient frais. Là, Fierce trouvait toujours l'aveugle sur son même fauteuil de rotin, ses vieilles mains occupées du même tricot de laine grise, et, toujours fidèle compagne, Mlle Sylva babillant ou lisant à voix haute.
Il était maintenant le meilleur ami, celui qu'on accueillait avec le plus de joie, celui qui jamais n'importunait le tendre tête-à-tête de la fille et de la mère. On lui faisait place, on l'invitait à la promenade, ou l'on prolongeait pour lui jusqu'au soir la causerie intime du jardin. Il contait les nouvelles, on l'initiait aux graves riens de la vie familiale; il marivaudait avec Sélysette sur un mode taquin qui stimulait joliment la verve et la gaîté de la jeune fille; et l'aveugle mêlait à tout sa gravité douce, et cette mansuétude exquise des vieilles femmes qui ont beaucoup souffert, mais dont le cœur en loques ne s'est point aigri, et que le deuil et la résignation ont faites meilleures et sublimes.
Parfois, la nuit les surprenait dans le jardin, et Mme Sylva prenait le bras de Fierce pour rentrer au logis. On allumait les lampes, dont la lumière intime mettait aux joues de Sélysette des teintes de perles roses. Et Fierce, avant de partir, priait qu'on ouvrit le piano. Mlle Sylva n'était pas une grande artiste; mais sa voix, juste et rustique, sonnait si pure qu'on eût dit de l'or vibrant.
De vieilles chansons, des légendes rythmées qui sentaient le barde et le terroir: Fierce,—ironique et dépravé,—écoutait ces refrains candides avec une émotion qui mouillait ses yeux.
Quand il s'en retournait dans la nuit brune, une mélancolie le gagnait, plus lourde à mesure qu'il s'éloignait de la maison chère. La route lui semblait longue et ses jambes lasses; il appelait parfois un pousse attardé, et, plus à l'aise pour rêver, dans la petite voiture silencieuse, il s'avouait sans honte que tout son bonheur restait prisonnier derrière lui,—là-bas, près de cette adorable fille qui lui avait pris le cœur. Loin d'elle, désormais, que serait sa vie? Un voyage sans but, très indigne d'être recommencé.
Les deux tapissiers chinois,—de gras Cantonais à belles queues, leurs bas blancs terminés dans des chaussons noirs à semelles de feutre,—écoulent les ordres de Fierce, dans la petite chambre du Bayard.
—... «Arracher toute la soie grise des murs; même chose le velours;—à la place, mettre ça....»
Ça, c'est un crêpon de Chine bleu léger, qui a des reflets verts;—cela vient de Shang-Haï; Fierce a pris de la peine, pour trouver cette couleur qu'il voulait absolument.
... «Encadrer panneaux avec ça....»
Des manches pagodes décousues de vieilles robes chinoises: sur une bande étroite de satin noir, dix mille papillons brodés pressent leurs ailes bleues,—des ailes de toutes les formes, des bleus de toutes les nuances. Chez le marchand de Cholon, Mlle Sylva s'en était émerveillée.
... «Et bien cacher les clous; y en a moyen faire pour ce soir, tout fini?»
Un signe affirmatif; un sourire sur les faces glabres;—y en a toujours moyen; le mot impossible n'existe pas dans la langue commerciale de la Chine.
«Faire attention rien salir. Combien payer?»
Bref calcul; bref colloque en patois cantonais; les carnets de papier de soie sortent des poches.—C'est tant. Il n'y a guère à marchander, parce qu'il s'agit d'un travail à la tâche. Fierce accoutumé le sait. Il acquiesce et s'en va.
Très inutile de surveiller un Chinois qui travaille. Il fera ce qui est convenu, scrupuleusement, et refuserait tout salaire plutôt que d'encourir un reproche.
Maintenant, la chambre grise est devenue bleue,—couleur des yeux de Sélysette. Fierce, content, regarde la nuance amie,—puis s'assied à sa table. Les livres sont encore ouverts à la page laissée: les Chinois méticuleux ont remis chaque chose à sa place exacte.
Ce sont des livres de tactique, des listes de phares, des instructions nautiques. Fierce maintenant sort des tiroirs fermés les plans secrets des batteries et des forts. Il déploie la carte marine du Donaï et des atterrages de Saint-Jacques.
Il s'agit d'une combinaison de blocus. Ce n'est point un travail ordonné. Fierce étudie pour lui-même, pour sa propre anxiété patriotique, les moyens les plus sûrs de défendre Saïgon contre une attaque ennemie.
—«Rien à tenter contre Saint-Jacques, murmure-t-il, à moins de folie manifeste, et vite châtiée.... Mais un débarquement par l'Ouest est possible;—oui. Il faudrait donc, dès la première nuit, briser le blocus;—briser le blocus, tout est là. Aurons-nous assez de torpilleurs?»
Il s'interrompt, lève les yeux. Sur le rayon de fer forgé qui lui sert de bibliothèque, ses livres, une collection fort libertine, font maintenant tache avec leur reliure de peluche grise. Il sourit: au temps où il lisait ces choses, quel étonnement, si un sorcier lui avait prédit qu'un jour il remplacerait le marquis de Sade par le commodore Mahan! Il fredonne:
—«Pour l'amour d'une blonde
D'une blonde aux yeux bleus ...»
C'est une chanson de Sélysette. Il s'interrompt, sérieux:
«... Le clair de tout cela, c'est que plus jamais je ne pourrai me passer d'elle...?
Mme Abel, la femme du lieutenant-gouverneur, recevait tous les mardis, de six à sept. Fierce s'y rendait régulièrement, par obligation professionnelle d'abord,—l'aide de camp de l'amiral devait sa visite au second magistrat de Saïgon,—et par goût aussi pour la femme aimable qui était des intimes de Mme Sylva. Mme Abel valait mieux que sa belle fille. Marthe déplaisait à Fierce par sa froideur polie sous quoi disparaissait une pensée toujours inconnue; tandis que sa belle-mère, nullement sotte ni candide, marquait pourtant à ses amis de la confiance et même de l'abandon.
Un mardi, Fierce se trompa d'heure, et arriva trop tôt. La rue était déserte, les voitures habituelles absentes et le factionnaire tonkinois endormi dans sa guérite. Fierce distrait passa sans rien voir. Le palais du lieutenant-gouverneur de Saïgon imite un temple allemand de la nouvelle Athènes: c'est laid et riche, avec des colonnes corinthiennes. Fierce gravit le perron: les boys annamites le regardèrent avec surprise et le laissèrent entrer: un indigène n'ose pas arrêter un Européen, même sous le toit de son maître; Fierce arriva sans obstacle jusqu'au salon; et seulement alors, devant les fauteuils vides, il comprit son erreur: la pendule de la fausse cheminée marquait cinq heures moins cinq.
—«Je suis stupide, pensa-t-il. Que faire?»
Il songea que peut-être un boy prévenait la maîtresse; chacun le connaissait dans la maison.—A tout hasard il attendit, prêt à s'excuser. Il flâna dans le salon sans s'asseoir. Les tableaux des murs n'étaient pas intéressants. Il s'approcha du guéridon drapé de broderies tonkinoises, et regarda l'album sorti de sa gaine,—un bel album de laque, relié à la japonaise; il toucha la laque du doigt: elle était épaisse et sans tare, brune, semée de fleurs de pêcher. Il pensa à Nagasaki, d'où viennent ces laques, et à Shirayama-San, qui les fabrique dans sa boutique brune où pépient des mousmés....
... Le Japon joli et net. Sélysette aimerait ce pays....
Il feuilletait l'album; c'étaient des photographies, des portraits; les pages tournaient sous son doigt sans qu'il prit garde aux visages reconnus de loin en loin: il méditait de s'en aller sans plus attendre, et regardait la porte ouverte.
Il tressaillit tout à coup: près de fermer l'album il venait d'y voir une photographie de Mlle Sylva.
Il n'en avait jamais vue, c'était la première. Elle était fidèle et jolie; il crut voir Sélysette elle-même: il sentit à sa gorge l'angoisse légère qui le troublait toujours dès qu'elle paraissait.
... Sélysette elle-même; sa robe favorite, échancrée sur des revers de mousseline; ses cheveux capricieux d'or clair, et son sourire, et la rêverie de ses yeux....
Les stores baissés faisaient le salon sombre.
Fierce, sans hésiter, vola la photographie dans l'album.—Ses doigts tremblaient un peu: il dut se déganter, parce que la carte ne glissait pas bien dans la fente de la page.
Après, il releva la tête, et regarda vers la porte; des pas s'entendaient au dehors. Il glissa le portrait dans sa poitrine,—sous la chemise, contre la peau: le portrait put entendre le cœur qui battait fort de peur et d'audace;—et il s'esquiva vite, en voleur qu'il était.
Mais revenu à bord, dans sa chambre bleue verrouillée, il connut une telle ivresse de joie devant ce portrait conquis,—trophée, trésor, relique,—il versa des larmes si folles sur cette Sélysette prisonnière qui partageait désormais sa vie pour toujours qu'une peur superstitieuse finit par le prendre, et qu'il cacheta l'image sous une enveloppe,—comme jadis Polycrate, tyran de Samos, avait sacrifié son plus précieux anneau à l'Adrasteta.
XVII
Dans le parc du gouvernement, Mlle Sylva, gardée à déjeuner par son tuteur, et Mlle Abel, en visite, se promenaient.
Il n'y avait pas d'intimité entre elles, parce que Marthe trouvait Sélysette trop jeune, et Sélysette, Marthe trop âgée. Elles avaient d'ailleurs vingt ans l'une et l'autre, mais vingt ans différemment mûris.
Elles se promenaient à petits pas, sans trop bavarder, dans les allées anglaises, entre les beaux taillis épais qui font du parc un bois;—un bois grand comme un jardin, mais si touffu qu'on n'en découvre pas les murs.
—«Sélysette, dit tout à coup Mlle Abel, que faites-vous de votre flirt?
—Quel flirt? fit Sélysette sincère.
—M. de Fierce, voyons.
—Mais ce n'est pas un flirt, Marthe; seulement un ami, je vous assure qu'il ne me fait pas du tout la cour....»
Mlle Abel prit son sourire de sphinx.
—«On a volé votre photographie dans mon album. Qu'en dites-vous?
—Volé ma photographie? Qui?
—Naturellement je n'en sais rien. Un amoureux, je suppose.
—Ce serait une horreur, déclara Mlle Sylva avec indignation. Mais je crois plutôt qu'elle s'est perdue. Je vous en enverrai une autre.»
Elle vit un banc de pierre qui bordait l'allée, et, lasse de se promener à pas sages, sauta par-dessus.
—«Comme vous êtes jeune!» dit Mlle Abel.—Elle parlait toujours d'une même voix cristalline et nette, quoi qu'elle dit.
Mlle Sylva revint à côté d'elle.
—«Marthe, c'est à moi de vous demander des nouvelles de votre amoureux. Est-ce que le docteur Mévil ne s'occupe pas de vous?»
Marthe regarda le sable rouge de l'allée:
—«Si ... peut-être; et de beaucoup d'autres aussi. Ce n'est pas intéressant, le docteur Mévil.
—Je croyais—Mlle Sylva hésitait à se souvenir d'une parole de Fierce;—je croyais qu'il s'occupait de vous plus que des autres....
—Il aurait tort;—Mlle Abel marquait sa plus froide indifférence;—qui vous a dit cela?
—Personne, mentit Sélysette en devenant écarlate. Il ne vous plaît pas?»
Marthe Abel fit une moue et sembla réfléchir à des choses lointains.
—«J'aime mieux M. Rochet, dit-elle tout à coup en riant d'un air bizarre.
—Le vieux journaliste? Vous êtes folle!» fit Sélysette scandalisée.
Elles s'assirent sur le banc de pierre.
—«Sélysette, que pensez-vous de M. de Fierce?
—Mais rien de particulier. Il est charmant, très délicat et bon camarade. Vous savez tout cela comme moi.
—Il vous plaît?
—Marthe, pourquoi me taquinez-vous? Je vous assure qu'il n'y a rien entre nous, absolument rien....
—Vous êtes un amour de petite fille,» affirma Mlle Abel; et elle prit les mains de Sélysette pour les serrer dans les siennes, ce qui était pour sa coutumière froideur une manifestation sympathique extraordinaire.
«Je suis sûre,—elle appuyait,—sûre qu'il n'y a rien. Mais dites quand même: il vous plaît?
—Pourquoi non?
—Vous l'aimez?
—Que vous êtes absurde!»
Mlle Sylva se levait, presque colère.
—«Ne vous fâchez pas, implora Marthe. Je vous jure, Sélysette, que je ne veux pas, pas du tout vous faire de la peine. Au contraire....
—Je sais bien,» murmura Sélysette apaisée.
—Écoutez, reprit Marthe. Vous êtes jeune, jeune, et si gentille que je vous aime beaucoup. Nous parlions du docteur Mévil tout à l'heure. Il est très ami de M. de Fierce....
—Oui,» dit Sélysette; elle rougit encore au souvenir de son mensonge de tantôt.
—«Eh bien, tâchez ... je ne sais comment dire ... tâchez qu'ils soient moins amis que cela....
—Mais comment voulez-vous?...
—Tâchez, Sélysette.—Je vous aime plus que vous ne pensez, beaucoup plus....»
Les hibiscus avaient fleuri dans le jardin de la rue des Moïs, et tous les buissons étaient rouges.
Ce même jour, l'amiral d'Orvilliers rendait visite à Mme Sylva restée seule à la maison; Sélysette, retenue par le gouverneur, n'était pas encore de retour.
Les deux fauteuils voisinaient sous les banians de la terrasse, et le tout petit boy à chignon de soie avait mis près de l'amiral un grand whiskey and soda plein de glace.
—«Il me manque, dit d'Orvilliers, d'entendre une jolie voix que j'aime me chanter mes vieilles chansons.
—Sélysette ne tardera pas,» dit l'aveugle. Mme Sylva souriait, parce que le seul nom de sa fille lui donnait du bonheur.
Ils attendirent. L'amiral avait pris une des mains de sa vieille amie, l'avait baisée et la gardait amicalement.
—«Savez-vous, dit-il soudain, que je vous trouve plus heureuse que moi, après tous vos deuils et toutes vos misères? Vous avez votre Sélysette; et c'est le grand trou de ma vieille vie solitaire,—pas de fille à moi pour m'aimer.»
Mme Sylva pressa doucement la main qui retenait la sienne.
«Une fille de vingt ans, murmurait l'amiral.—A quand le mariage?» demanda-t-il tout à coup.
Mme Sylva leva ses épaules maigres.
—«Quand Dieu voudra. Les mamans toutes sont pareilles, et mon enfant ne me quittera pas sans déchirer pour toujours mon vieux cœur; mais je ne suis point égoïste, et d'ailleurs, il faut bien que ma fille se marie, pour me donner des petits-enfants.
—Y a-t-il des maris, à Saïgon?
—Beaucoup trop, parce que ma Sélysette est riche. Mais nous choisirons à notre aise. J'aimerais mieux un mari qui ne fût pas colonial.
—Cela se trouve, fit d'Orvilliers; qu'en pense Sélysette?
—Rien du tout encore.
—Croyez-vous? Les petites filles sont cachottières.
—Pas la mienne,» affirma Mme Sylva.
Elle expliqua sa croyance.
«Ma fille n'est pas une fille d'aujourd'hui. Je l'ai faite pareille à moi, pareille à ce que fut ma mère. Je ne trouve pas que l'éducation des femmes soit en progrès. On dénigre les petites oies blanches de jadis; mais j'ai vu la génération nouvelle: c'est moins blanc et c'est plus oie.
—J'ai peu d'expérience là-dessus; mais ce que vous dites me paraît raisonnable.
—Sans nul doute. On initie maintenant les jeunes filles à tout ce que la vie a de plus laid; mais comment? par le roman, par le journal, par la rue, par les flirts. Croit-on qu'elles puisent là-dedans une science profitable? Croit-on que pour s'être bien crottées d'avance, elles sauront mieux marcher dans la boue du chemin? Ce n'est qu'en forgeant qu'on devient forgeron. On enseigne à ces enfants que le monde ne vit que de calcul; mais elles n'en sont pas plus habiles pour être moins naïves, et le moment venu, elles calculent mal, et font de sots mariages.
—Et jadis?
—Jadis, les mamans calculaient pour leurs filles: c'était plus propre et moins niais. Je calculerai pour Sélysette. Parmi ceux qui lui plairont, je tâcherai de deviner le plus sincère et le plus honnête, elle l'épousera sur ma foi, et l'aimera de tout son cœur. Après quoi ils vivront très heureux....
—Sauf....
—Sauf l'imprévu de la vie. Mais que faire? Elle abordera la grande loterie avec les meilleurs numéros. Si la roue tourne mal, il lui restera sa solide foi de chrétienne, et elle portera toutes les croix, comme j'ai fait.
—Nous recauserons de ces choses, dit l'amiral; et je vous dirai quelque jour une vieille idée de ma vieille tête....»
Les joues toutes roses, Mlle Sylva arrivait en coup de vent.
—«Maman, maman! Il y a un an que je ne t'ai pas vue....»
Elle l'embrassa fougueusement.
«Ça n'en finissait plus, chez le gouverneur. Il y avait un tas de gens,—Marthe Abel....»
M. d'Orvilliers se levait.
—«J'ai vu l'enfant prodigue, je suis content; et je m'en vais.
—Pas encore!» pria Sélysette.
Elle alla dépouiller un buisson d'hibiscus et vint offrir au vieil ami deux poignées de fleurs rouges à longs pistils d'or.
«Pour votre beau salon flamboyant de sabres et de baïonnettes;—et pour que vous pensiez plus souvent à nous, là-bas!»
M. d'Orvilliers prit les fleurs et caressa les petites mains.
—«Merci. Vous permettez que j'en donne un peu à Fierce, pour le consoler de ne pas m'avoir accompagné aujourd'hui?
—Hum! Je ne sais pas trop si je permets, plaisanta Mlle Sylva. Où est-il, M. de Fierce?
—Il fait la fête,» affirma gravement l'amiral.
Les sourcils blonds se froncèrent,—imperceptiblement.
«Une fête nautique, compléta M. d'Orvilliers en riant: Il a pris passage sur un des torpilleurs de la défense mobile, et il l'ait des exercices au large du cap Saint-Jacques; tout cela par zèle pur et simple, ce qui est méritoire: il ne fait pas beau, en mer, aujourd'hui.»
Près de se coucher, Mlle Sylva, ce même soir, vint respirer un moment sur la véranda.
La nuit chaude répandait des parfums à flots. Toutes les fleurs, et chaque motte de terre humide et odorante, exhalaient des souffles troublants.
Mlle Sylva frissonna dans cette ombre vivante. La véranda était basse, et l'horizon limité; mais la nuit opaque ouvrait l'illusion d'une immensité noire. Mlle Sylva rêva voir Saïgon tout entier, et le fleuve où flottent les navires et les jonques. Dans son rêve, un torpilleur passa, blanc d'écume.
A la même heure, Fierce rentrait à bord du Bayard.
Il était courbaturé de lassitude, et trempé jusqu'aux os par l'embrun du large. Le sel des vagues poudrerizait âprement son visage et brûlait ses yeux.
Mais une joie saine courait dans ses artères.—Parfois, des souvenirs assiégeaient ses heures oisives, des souvenirs d'avant Sélysette, des souvenirs de débauche et de scepticisme,—qui ressemblaient à des nostalgies;—mais aujourd'hui, la rude journée pleine de rafales avait balayé loin ces nostalgies mauvaises. Et il se retrouvait dans sa chambre bleue, à l'heure du sommeil, simple de cœur et naïf d'esprit,—pas civilisé;—amoureux.
Une singulière ivresse le charma. Confusément, il eut conscience d'une maladie étrange à quoi il échappait,—la Civilisation;—il se crut convalescent; il escompta l'avenir, un avenir de guérison, de santé radieuse.
Au mur, dans un cadre bizarre et somptueux, fait d'une fourrure de panthère noire, un pastel souriait,—Sélysette Sylva, d'après la photographie volée l'autre semaine. Fierce, religieusement, s'agenouilla devant son médecin, et cherchant au fond de sa mémoire des paroles adoratrices, il pria, pour la première fois, certes, depuis sa très petite enfance.
XVIII
Quinze jours plus tard, le gouverneur général, près de partir pour Hanoï en tournée de printemps, donna le dernier grand bal de l'hiver. Tout Saïgon fut prié et quoique le palais du vice-roi d'Indo-Chine soit vaste, il fallut illuminer le parc, et cacher un orchestre parmi les arbres.
Les invités commencèrent d'arriver à dix heures. Ils étaient reçus par les officiers d'ordonnance et par la maison civile. Mme Abel, qui tenait le premier rang à Saïgon,—le gouverneur étant célibataire,—s'occupait des femmes, et tâchait que tout fût pour le mieux.
Le gouverneur,—ancien parlementaire très radical,—excellait aux représentations pompeuses. Il fit son entrée à onze heures, et ses lanciers tonkinois marchèrent devant lui dans le parc avec des torches. Il allait seul, faisant parmi ses hôtes une promenade de souverain. Les épaules nues se pliaient en révérences de cour, les smokings blancs causaient en deux leurs plastrons déjà humides de sueur. Lui passait, négligent, tendant deux doigts, jetant un sourire. Par derrière, la large diagonale du grand cordon d'Annam, complétait la silhouette autocratique,—silhouette calculée, voulue, et d'ailleurs, d'intelligente politique en pays d'Asie. Il se retira dans un salon gardé, et l'amiral d'Orvilliers l'y rejoignit seul avec le général en chef. Par les fenêtres ouvertes, on put de loin les entrevoir, causant sans gestes. Les Tonkinois, sabres nus, veillaient alentour.
Les danses alors commencèrent, les flirts aussi. Sur les dalles de marbre du grand salon, lequel, haut comme une église, recueille par ses fenêtres géantes toute la fraîcheur que peut fournir une nuit saïgonnaise, on dansa jusqu'à l'aurore, cependant que des couples s'égaraient derrière les massifs du jardin. Les robes claires se confondaient avec les uniformes blancs, et la fête étincelait, sauvée du deuil des habits noirs d'Europe. Dans le parc, sous la lueur falote des lanternes de bambou, la ronde lente des promeneurs tournait couleur de lune, comme un nocturne de Watteau.
Tout Saïgon était là;—même, quoique ce fût une fête européenne, une fête des conquérants jouissant de leur victoire en la capitale conquise, des indigènes avaient été conviés, des mandarins souplement ralliés à la République, et que leurs anciens sujets maudissent au fond des cañhas. Le Tong-Doc de Cholon causait impôt avec Malais; l'ambassadeur du roi de Siam éludait les questions du lieutenant-gouverneur. Dans un groupe de capitaines et d'enseignes, Mlle Jeanne Nguyen-Hoc, fille unique du nouveau Phou, se laissait impassiblement faire la cour. Jolie et fine, en dépit de sa race simiesque, mais plus mystérieuse et fermée qu'une antique statue d'Égypte, elle montrait un front lisse et des yeux froids, sous quoi nulle pensée n'était saisissable; et rien peut-être ne battait sous le satin vert magnifiquement brodé qui couvrait son étroite poitrine;—rien au moins qui fût compréhensible aux hommes d'Europe. Née Française et baptisée catholique, bien élevée dans un couvent mondain, elle savait valser, flirter, et se recueillir pour écouter du Beethoven; mains souples et lèvres minces, elle savait aussi tout ce que savent les demi-vierges d'Europe: c'était écrit sous l'ironie ambiguë de son sourire. Mais tout cela,—vêtement;—vêtement encore, l'ambition qu'elle ne cachait pas de choisir un mari français, qui lui donnerait droit de cité dans la nation conquérante; vêtement d'étoffe parisienne, sous quoi l'âme asiatique se retranchait, défiant tous les viols;—parce que l'âme asiatique, trop vieille et cristallisée dans son raffinement millénaire, ne sera jamais modifiée ni déchiffrée. Nul philosophe d'Occident, nul psychologue maître en sa science n'aurait pu discerner même la forme d'une des rêveries annamites de la fille du Phou Nguyen-Hoc.
... Tout Saïgon était là. Et c'était un prodigieux pêle-mêle d'honnêtes gens, et de gens qui ne l'étaient pas,—ceux-ci plus nombreux: car les colonies françaises sont proprement un champ d'épandage pour tout ce que la métropole crache et expulse d'excréments et de pourritures.—Il y avait là une infinité d'hommes équivoques, que le code pénal, toile d'araignée trop lâche, n'avait pas su retenir dans ses mailles: des banqueroutiers, des aventuriers, des maîtres-chanteurs, des maris habiles, et quelques espions;—il y avait une foule de femmes mieux que faciles, qui toutes savaient se débaucher copieusement, par cent moyens dont le plus vertueux était l'adultère.—Dans ce cloaque, les rares probités, les rares pudeurs faisaient tache.—Et quoique cette honte fût connue, étalée, affichée, on l'acceptait; on l'accueillait. Les mains propres, sans dégoût, serraient les mains sales.—Loin de l'Europe, l'Européen, roi de toute la terre, aime à s'affirmer au-dessus des lois et des morales, et à les violer orgueilleusement. La vie secrète de Paris ou de Londres est peut-être plus répugnante que la vie de Saïgon: mais elle est secrète; c'est une vie à volets clos. Les tares coloniales n'ont pas peur du soleil. Et pourquoi condamner leur franchise? Quand les maisons sont en verre, on fait économie d'illusion et d'hypocrisie.
Le docteur Raymond Mévil arriva tard, et ne dansa pas. Il parut à peine dans les salons, et choisit le parc pour base de ses opérations féminines. Il ne chassait pas au hasard, ce soir-là, et guettait seulement Marthe Abel et Mme Malais, résolu à agir contre l'une ou l'autre. Mais la chance lui fut hostile: à l'angle d'une allée sans carrefour, ce fut Mme Ariette qu'il rencontra. Depuis quatre semaines, il avait manqué ses rendez-vous hebdomadaires, et ne put esquiver une explication.
Mme Ariette était une femme correcte, réputée la plus prude de Saïgon. La trahison d'un amant ne pouvait beaucoup l'émouvoir; le trou creusé dans son budget par cette trahison lui était plus sensible.
—«Il me semble, dit-elle tranquillement, que ma rencontre ne vous plaît guère? Pourquoi? nous ne sommes plus rien l'un pour l'autre: vous me l'avez fait comprendre sans ambiguité; et quoique j'eusse préféré un adieu plus loyal, vous pouvez être assuré que je n'essaierai pas de vous ramener dans mon lit.»
Mévil, résigné, ébauchait une excuse.
«Je vous en prie!... laissons cela. Je ne vous en veux pas le moins du monde. Vous ne m'aimez plus, je ne vous aimais pas, restons bons amis. Un mot seulement pour finir: hier, j'espérais votre visite à mon jour....»
Mévil comprit.
—«C'est juste, dit-il avec insolence. Je vous dois un terme, puisque je n'ai pas donné congé....»
Il compta des billets sous la lanterne chinoise; elle sourit, trop habile pour se fâcher.
—«Peut-on savoir, murmura-t-elle d'une voix délicate, si vous avez choisi votre nouvel ... appartement?... Je ne doute pas de votre goût; mais vous avez peut-être des difficultés ... d'emménagement? puis-je, en amie, vous être utile? je sais rendre ces services-là.
—Je n'en ai jamais douté,» fit le médecin ironique.
Une robe vert nil passa au bout de l'allée. Mévil crut reconnaître Mme Malais.
«Voici, dit-il promptement en donnant les billets; nous sommes quittes; et quant à l'autre affaire, n'en prenez point de souci: j'opère toujours moi-même.»
Ils se séparèrent. Mme Ariette retrouva son mari dans le salon de jeu.
—«Ma poche est déchirée, dit-elle, voulez-vous me garder ma bourse?»
L'avocat couleur de citron prit négligemment la bourse,—et baisa la main.
Raymond Mévil cependant poursuivait la robe verte. Elle passa dans l'embrasure d'une fenêtre éclairée; ce n'était pas Mme Malais. Déçu, le docteur chercha au fond du parc.
Sur un banc isolé,—mais point obscur,—il vit un couple assis, silencieux;—Mlle Sylva et Fierce. Une jalousie triste le perça comme une épée.
Il marcha plus vite dans l'allée déserte. Contre un arbre, un homme s'adossait, qui le heurta au passage. Mévil, étonné, reconnut Claude Rochet le journaliste, qui, pour un soir, avait laissé son bouge ignoble du quartier Boresse. Il ricanait de sa bouche gloussante; il trébucha pour ramasser un gant échappé de ses mains,—un gant de femme: Mévil aperçut les boutons multiples. Un flirt à Rochet, cette brute tombée en enfance, riche à millions, il est vrai ...—Mévil, mordu de curiosité, courut jusqu'au bout de l'allée; mais là, plusieurs femmes et plusieurs cavaliers bavardaient en groupe, Marthe Abel au milieu de leur cercle. Beaucoup de mains étaient nues.—Mévil oublia Rochet.
Plus tard, il joignit Mme Malais dans un salon vide. Il avait renoncé à obtenir de Marthe un tête-à-tête: elle dansait sans relâche, son carnet de bal plein et toutes les casquettes retenues.—La marquise blonde, très belle dans sa robe Louis XVI, retouchait ses cheveux devant une glace; elle vit soudain Mévil derrière elle, tout proche, et elle se retourna comme effrayée.
—«Je vous fais peur?» dit-il, très respectueux. Elle s'efforça de sourire.
—«Non; mais j'ai été surprise.... Il est bien tard, et je cherche mon mari pour rentrer.
—Pas avant de m'accorder un tour de parc?»—Il suppliait.—«Rien qu'un tour; je ne vous ai pas baisé la main de tout ce soir, et je ne suis ici que pour vous.»
Elle reculait et balbutiait. Une large silhouette s'encadra dans le chambranle d'une porte; Malais entra, ironique et cordial.»
—«Ah! bah? vous, docteur? je ne vous ai pas vu de la soirée: Vous avez retrouvé l'anneau de Gygès?—Partons-nous, ma chère?
—Oh! oui!» dit-elle.
Seul, Mévil erra dans le parc avant de partir à son tour.
—«Vilaine journée,» murmura-t-il.
Le banc de Sélysette et de Fierce était vide. Contre son tronc d'arbre, Claude Rochet bavant s'était endormi.
«Vilaine journée,» répéta Mévil.—Il s'en alla, triste comme un vaincu.
Sur leur banc,—le banc qu'un jour elle avait sauté d'un bond de petite fille,—Sélysette et Fierce, deux heures durant, avaient oublié toute la terre.
Ils s'étaient réfugiés là dès le commencement. Comme elle était jolie à miracle dans sa robe blanche enroulée d'une ronce fleurie, tout le monde avait voulu danser avec elle; si bien qu'elle avait prétexté un pied tourné pour échapper aux importuns. La vraisemblance, dès lors, exigeait qu'elle ne quittât point son banc; elle n'en avait pas la moindre envie.
Il s'était assis tout près d'elle. Ils échangeaient des paroles banales, et se taisaient souvent,—leurs pensées distraites coupant leurs phrases en tronçons absurdes. Ils n'y prenaient pas garde; leurs yeux amis se rencontraient, et ce langage en valait un autre. La nuit chaste grillonnait dans les arbres lourds de rosée; les lanternes mal transparentes tamisaient sur le banc une clarté jaune de chambre. Le bal était loin; on l'entendait à peine à travers les feuillages.
Fierce songeait à toute sa vie.—Il remontait les années mortes, les voyages oubliés, l'adolescence terne, l'enfance délaissée au fond de la maison indifférente:—Jamais, nulle part, le souvenir d'une soirée si douce. Une gratitude enivrée gonflait son cœur et fondait ses moelles. Un désir violent et timide lui montait aux lèvres de crier à sa compagne des mots éperdus d'esclavage et d'adoration.
Elle, pensive, avait laissé glisser son éventail de sa main ouverte. Peut-être, en ses rêveries de vierge, avait-elle imaginé parfois un parc pareil et un banc solitaire, où quelqu'un lui jurerait des serments inconnus.—Elle ne retira pas sa main quand il la prit. Elle n'interrompit pas ses paroles tremblantes. Un frisson secouait ses épaules, et du rouge montait à ses joues.
Il parlait, très bas;—les hibiscus eux-mêmes, qui penchaient vers sa bouche leurs corolles curieuses, n'entendirent pas sa voix. Il n'y avait point là un civilisé courtisant avec art une sensation neuve. Des lèvres sincères balbutiaient un aveu plein de crainte, et c'était une chose plus chaste que le baiser d'une mère à son enfant.
—«Cette main-là,—il osait à peine l'effleurer de ses doigts;—cette main, on y mettra bientôt un anneau d'or. Vous choisirez, parmi ceux qui vous aiment, le moins indigne.... Voulez-vous, voulez-vous que je sois celui-là?»
Une angoisse terrible battait dans ses veines. Ses jambes faiblirent; il fut à genoux devant elle.
Elle haletait comme une biche aux abois. Ses yeux baissés fixaient obstinément le sable.
Au bout de l'allée, un pas craqua. Tous deux, d'un sursaut, se relevèrent. Ils osèrent se regarder en face. Fierce tendit sa main.
—«Sélysette?...»
Mlle Sylva rougit davantage. Elle avança timidement sa menotte moite, puis recula tremblante avec un beau sourire confus. Les hibiscus retinrent sa robe blanche. Elle murmura:
—«Si maman veut....»
XIX
Le lendemain fut une journée bleue qui semblait sourire à toutes les espérances des hommes.—L'amiral duc d'Orvilliers vint officiellement demander, pour son aide de camp, le comte Jacques de Fierce, la main de Mlle Sélysette Sylva.
Mme Sylva était dans son jardin, assise au milieu des banians. Dans le coin des hibiscus, effrayée et rougissante, Sélysette, appelée, écoutait. Quand sa mère eut consenti, elle donna silencieusement sa main. Et les deux promesses s'échangèrent.
Mlle Sylva acceptait d'être Mme de Fierce, avec beaucoup de bonheur. Confiante absolument dans son fiancé, elle se donnait sans retenue; et rien ne lui semblait meilleur ou plus sûr que l'amour de cet homme d'honneur qu'elle plaçait haut dans son estime et qu'elle aimait de toute son amitié.
Le soir, ils eurent leur baiser de fiançailles. On prolongea tard la soirée, sur la véranda voilée de vigne vierge. A minuit, Fierce s'en revint à pied jusqu'au quai endormi. Le Bayard bornait l'horizon bleu d'une longue silhouette noire; les mâts, les cheminées, les passerelles, les blockauss s'enchevêtraient en charpentes bizarres; derrière, et suspendu parmi les aréquiers de la rive orientale, un croissant de lune jaune semblait une lanterne d'ombres chinoises.
Fierce, étonné vit quatre colonnes de fumée qui montaient des cheminées du croiseur. Les feux de toutes les chaudières étaient donc allumés? Pourquoi? Hâtant le pas, il franchit la coupée. Un timonier guettait son retour: l'amiral l'attendait, devant une table chargée d'ordres et de dépêches.
—«Pas de chance pour vous, mon petit Fierce; nous partons tout à l'heure pour Hong-Kong;—ordre de Paris.—Ne vous désolez pas, ce n'est peut-être que pour une ou deux semaines....»
La moustache grise coupait durement la vieille figure revêche, mais les yeux doux s'attendrissaient de compassion.
Sans mot dire, Fierce s'en fut dans sa chambre et ferma sa porte. Le factionnaire de garde dans le couloir l'entendit s'assoir sur le lit qui craqua, et ne vit pas de lumière par le grillage d'aération. Fierce, le front dans sa main, songeait dans la nuit triste.
Il ne se coucha point. Il était comme un fiévreux convalescent qui tout à coup recommence d'entendre à ses tempes les battements brusques de la fièvre mal éteinte.
Le Bayard appareilla pour la marée de six heures.
XX
Par la passe ouest, le Bayard entrait à Hong-Kong, sa coque effilée tranchant l'eau sans remous. La foule des sampans et des jonques grouillait pour lui faire place, et les canons des forts répondaient à son salut.
Les montagnes cernaient la rade comme un lac. Dans ce lac, tous les navires du monde semblaient s'être donné rendez-vous, et Hong-Kong était un caravansérail asiatique entre l'Amérique et l'Europe. Dès l'entrée, c'étaient des voiliers à l'ancre le long des falaises, d'énormes trois-mâts chargés de riz, qui reflétaient dans la mer calme leurs coques vertes, roses, blanches ou bleu de ciel,—un bariolage d'aquarelle impressionniste. Après, collés aux premiers appontements des avant-ports, les charbonniers apparaissaient, codeur d'encre, si bas sur l'eau qu'on n'en voyait que les mâts et les cheminées. Eux étaient l'avant-garde des vapeurs, et le gros suivait, éparpillé sur toute l'étendue de la rade;—des vapeurs laids et sales, quelques-uns se déchargeant avec fracas dans des chalands ou dans des jonques, la plupart inertes et morts comme des usines abandonnées. Les paquebots blancs, luisants comme des yachts, semblaient être çà et là des châteaux parmi ces usines.
Le Bayard avançait, rapide, vers le mouillage des vaisseaux de guerre qu'on apercevait au fond de la rade, bien alignés et orgueilleux.
Des sampans frôlés battaient l'eau à grands coups de godilles. Les voiles de bambous nattés pendaient aux antennes, et l'on distinguait les figures des batelières chinoises, répugnantes sous leurs cheveux lisses constellés de bijoux verts. A leurs pieds, sur les planches malpropres, des bébés jaunes se vautraient au milieu de riz et d'écuelles renversées. Des bouffées nauséabondes sortaient de ces cloaques.
Mais maintenant qu'on approchait, personne ne regardait plus que la terre. Les montagnes de Hong-Kong semblaient jaillir de la mer; car elles atteignaient d'une seule pente jusqu'à leur cime. En face la côte du continent s'érigeait en plans successifs vers une chaîne bleue qui se mélangeait au ciel, tandis que l'île était taillée raide et droite comme un cratère: les villas qu'on découvrait à mi-hauteur semblaient posées sur le roc comme des oiseaux.
Il y en avait beaucoup, de ces villas. Leurs terrasses étagées peuplaient la montagne. Des chemins en corniches les joignaient, supportés par de grandes arches qui leur donnaient des airs d'aqueducs romains. Un funiculaire effrayant, vertical comme une tour, escaladait le plus haut pic. Et la ville, serrée entre la mer et la montagne, s'étirait à perte de vue le long du rivage, ses maisons bariolées s'accrochant partout où elles avaient prise, et montant à l'assaut des contreforts.
Elle était jolie, cette ville de Hong-Kong, coquettement voilée de grands arbres, et coiffée de sa montagne comme d'un extravagant chapeau vert. Elle vivait d'une vie exubérante, avec ses docks affairés, son arsenal tapageur, ses voitures, ses chaloupes, et ses quais jaunes de Chinois.
L'aspect d'une grande ville maritime surprend et attache. Nul spectacle n'est mieux fait pour s'emparer d'un esprit inquiet ou souffrant, et pour le distraire et le détourner.
Sur la dunette du Bayard, accoudé au plat-bord Fierce regardait venir à lui la ville de Hong-Kong.
XXI
M. Jacques de Fierce à Mlle Sélysette Sylva.
«J'aurais voulu, ma Sélysette aimée, vous envoyer chaque soir un baiser tout pareil à celui que j'ai mis sur votre front, la veille du triste départ. Et cette pauvre joie, la seule qui aurait adouci mon exil, il me faut y renoncer: point de paquebot pour Saïgon d'ici à bien des jours; le courrier de Cochinchine est parti d'Hong-Kong avant l'arrivée du Bayard; cette lettre, j'ignore même si vous la lirez: quand et comment partira-t-elle?
«Et vos lettres à moi, les recevrai-je? J'en ai si grand besoin! Vous êtes dans ma vie comme le phare qui nous a guidés l'autre nuit le long d'Haï-nan: sans lui, Dieu sait à quels écueils se serait jeté notre Bayard; sans vous, je ne sais pas du tout où irait ma vie. Je ne veux même pas le supposer, parce que cela me fait peur. J'étais un malade, et vous avez été mon guérisseur; mais, privé de médecin, il me semble que ma fièvre va me ressaisir....
Je vous dis là des folies; n'en riez pas. J'ai bien le droit de déraisonner un peu loin de vous. Petite fiancée, saurez-vous jamais combien je vous aime? Songez que je n'ai jamais aimé personne avant de vous rencontrer; songez que je n'ai point eu de sœur, ni d'ami; songez que ma mère ne m'a pas caressé, et que mon père ne se souciait de moi que pour me choisir des collèges toujours lointains. C'est un cœur tout neuf que je vous apporte, un cœur qui n'a jamais servi; et quoique vous soyez une petite sainte, et moi un mécréant, c'est moi qui de nous deux suis le plus naïf et le moins blasé: car ces mots mêmes que je vous écris, et qui ne savent pas être assez tendres, hier encore je les ignorais.
«Je vous écris dans ma chambre,—bleue maintenant comme vous la désiriez,—près de ce portrait que je vous ai volé un jour, et que je vous rendrai honnêtement,—le jour où je vous aurai, vous, en échange. Pour le moment, et malgré votre colère, je n'ai pas le courage de me priver de cette image,—mon talisman, mon fétiche, tout ce qui me reste de vous.—Sept jours, déjà, depuis que je vous ai quittée! Et combien, avant que je vous retrouve. Nous sommes à Hong-Kong, je le sais maintenant, parce que l'Angleterre et nous, avons eu une pique, et qu'on essaie de tout raccommoder par des poignées de mains et des bals. Qui peut deviner combien de bals et combien de shake-hands seront nécessaires? Je ne veux rien savoir de cela, et je m'enferme à bord comme un malade que le bruit fatigue. Quand même, je ne suis pas quitte de tout. J'ai dû hier rendre des visites officielles aux mess anglais de la garnison, et le cuirassé de l'amiral Hawke s'apprête pour nous donner une fête colossale dans quoi bon gré mal gré il me faudra figurer.—Oui, hier, j'ai mis pied à terre, pour la première fois, et j'espère, pour la dernière, car ma promenade m'a serré le cœur.... Figurez-vous que mon palanquin,—ici, les voitures sont plus rares qu'à Venise,—m'emportait vers la ville haute par des rues en escaliers. J'ai voulu marcher quelques pas pour me délasser, et je suis arrivé dans une véritable allée de parc qui s'élève au flanc de la montagne, le long d'un torrent séché; une allée verte et touffue si bien cachée parmi les arbres qu'on croirait le chemin d'un château de fées; elle côtoie le ravin, elle l'enjambe parfois sur de petits ponts moussus et elle s'en protège par un garde-fou rustique; les petits ponts en ogives ont l'air de portes d'abbayes délabrées; le garde-fou est en grosse faïence, avec des balustres jaunes et des balustres verts. Tout cela silencieux, mystérieux, étroit,—étroit davantage parce qu'on devine, à travers la haie de palmiers et de fougères, la rade immense qui dort au pied de la montagne. Dans ce chemin fait pour deux amants, je me suis senti beaucoup plus seul et beaucoup plus loin de vous que l'instant d'avant,—et si triste que j'ai tiré mon mouchoir. Les porteurs du palanquin ont cru que j'essuyais mon front....»
XXII
Plusieurs escadres,—anglaise, allemande, russe, américaine,—étaient assemblées à Hong-Kong, et la rade de guerre, encombrée de navires, semblait une cité cosmopolite, une Venise internationale, où tous les pavillons du monde flottaient sur un archipel de palais d'acier. Côte à côte, cuirassés et croiseurs s'alignaient amicalement, sans souci de querelles anciennes ni de guerres prochaines. Le vent était à la paix; on fraternisait.
Canots, vedettes, baleinières se croisaient en tous sens dans un incessant va-et-vient. C'étaient des visites, des salutations, des renseignements; le défilé des aides de camp encombrait les coupées; les carrés et les wardrooms étaient des salons mondains où le champagne coulait sans trêve; et l'on parlait anglais, français, russe, japonais même, comme dans une moderne Tour de Babel.
Cela durait tout le jour, et le soir apportait un surcroit d'agitation dans la flotte et dans la ville enfiévrées. Quand le soleil plongeait dans la mer rose, les pavillons descendaient pompeusement des cornes et des mâts,—glorifiés au son des clairons, des fusils et des tambours; et les hymnes nationaux s'épandaient dans le crépuscule,—chaque navire jouant d'abord le sien, puis tous ceux des autres, par courtoisie. Une mélodie enchevêtrée et confuse achevait ainsi la vie diurne,—officielle.
Mais l'autre, la nocturne, commençait alors. Les phares, les fanaux, les lanternes, et chaque fenêtre de la ville, s'illuminaient. Les faubourgs encerclaient la rade de feux, et les navires, au centre, ripostaient de tous côtés par leurs faisceaux électriques. Çà et là, sur l'eau noire, couraient les gerbes d'étincelles des canots à vapeur. Et par canotées pleines, les escadres lançaient à l'assaut de la ville la horde tumultueuse de leurs matelots en bordée.
Les quais luisaient, blancs comme neige sous les réverbères voltaïques. On y montait par des perrons de pierre où les embarcations accostaient en cohue. Au bas des marches, les fanaux blancs, rouges et verts dansaient sur les vagues une polka lumineuse; au haut, les pousse-pousse et les palanquins se colletaient avec des injures asiatiques, en secouant leurs lanternes bariolées. Les matelots courant et chantant s'entassaient dans les véhicules, avec des cris, des sifflets, des appels,—tous ces bruits noyés dans l'immense clameur chinoise, qui redoublait,—rauque, chantante, mystérieuse.
Dans la nuit zébrée de meurs et d'ombres, le galop des coureurs et des porteurs s'enfonçait. Et c'était l'escalade des ruelles en pente et des escaliers sans fin, jusqu'au cœur de la ville chinoise, qui ne connaît pas le sommeil. Les banques, les clubs, les comptoirs européens s'alignent à Hong-Kong dans une seule longue rue parallèle au quai,—la rue de la Reine; et cette rue-là, sauf quelques détails de couleur trop locale, pourrait appartenir à n'importe quelle cité coloniale anglaise. Mais dès qu'on s'en écarte d'un pas, le Hong-Kong chinois commence,—prodigieux.—Il n'est pas chinois seulement: il est parsi, tagal, macaïste, japonais, métis. Il grouille furieusement, du crépuscule à l'aurore, dans son dédale de rues pareilles à des escaliers de caves; il grouille avec des attroupements, des rixes, des bagarres, et parmi l'épouvantable concert de cent mille voix qui s'époumonent. Les policiers sicks, gigantesques sous leurs turbans rouges, s'occupent seulement des coups de bâtons et de couteaux; le reste est licite; et chaque nuit ressemble à une nuit d'émeute.
Dans ce sabbat, les matelots assoiffés de vin, de cris, de femmes et d'orgies copieuses, trouvaient de quoi se rassasier. Dès la nuit noire, tous commençaient leur fête.
Plus tard, par les canots majors d'après dîner, les officiers envahissaient la terre à leur tour,—seconde invasion guère moins bruyante que la première. Les matelots de toutes les escadres ne se mêlaient pas entre eux, à cause de leurs différents langages; ce n'était que dans l'ivresse des fins de nuits qu'on voyait s'amalgamer leurs bandes cosmopolites. Les officiers, au contraire, suffisamment polyglottes, fraternisaient avec ardeur. Tous soldats de métier, faits uniquement pour s'entretuer au premier ordre, ils affichaient une camaraderie intime, une cordialité de condottieri, prêts à s'égorger avec loyalisme, mais sans haine, et très ignorants et dédaigneux des querelles qu'ils servaient. Ils riaient, buvaient, juraient ensemble; ils partageaient les mêmes bouteilles et les mêmes maîtresses.
C'étaient de joyeuses nuits! On se fatiguait d'abord à des randonnées insouciantes qui sillonnaient toute la ville, de haut en bas. Puis on se rassemblait en masses dans le quartier propice de Cochrane-Street, et l'on donnait l'assaut aux maisons borgnes. Les portes cédaient aux coups, les escaliers de bois sonnaient comme des tambours, sous le galop des talons de bottes, et les femmes, entassées dans les salons malpropres, poussaient des cris peureux et des rires serviles.
On se débauchait alors avec excès, orgueilleusement; on faisait parade de force et de violence; on cherchait l'illusion d'être en ville conquise et mise à sac: les verres se fracassaient aux murs; les piastres volaient par poignées. Les femmes, habituées aux bordées maritimes, courbaient le dos et tendaient la main; et toutes, toutes,—Cantonaises jaunes aux fins pieds nus, Chinoises du nord coiffées de perles, Japonaises rondes et fardées, Macaïstes aux yeux espagnols, Moldo-Valaques qui évoquent l'Europe,—acceptaient sans répugnance l'étreinte rapide des soldats occidentaux. Par les fenêtres ouvertes, on apercevait les orgies d'en face; des couples demi-nus s'apostrophaient d'une maison à l'autre. Et le tumulte de la rue montait, avec des appels provocants, des cris obscènes, des fureurs de rixes. La ville de Hong-Kong n'occupe que les premières pentes de sa montagne. Plus haut, c'est l'étage des villas, des grands arbres et du silence. Des chemins ombreux surplombent en terrasses, et, par les nuits sereines, la lune, tamisée dans les feuillages, dessine sur le sol blanc des mosaïques d'ombre et de lumière.
Sur ces terrasses, exquises de fraîcheur et de calme laiteux, Fierce venait souvent rêver ses premières heures nocturnes. Mais pour rentrer à bord, il traversait ensuite la ville hurlante, pleine de rut. Et, tandis qu'il frôlait les portes mal fermées des bouges, et qu'il recevait en plein visage les bouffées de débauche qui en suintaient, de brusques réminiscences traversaient son cerveau et sa chair,—des réminiscences malsaines qui ressemblaient à des nostalgies.
XXIII
A bord du cuirassé de l'amiral Hawke, le King-Edward, un colossal navire auprès de quoi le Bayard n'était qu'un yacht,—la fête offerte aux Français fut magnifique.
Ce fut une de ces réjouissances énormes, comme seules les terres exotiques en savent les recettes. Cela commença par une matinée, avec concert et comédie,—ragoût savoureux dans une ville où les théâtres sont inconnus;—après, on dîna; on banqueta plutôt, à la manière de Pantagruel; et le bal fut ouvert par des couples déjà gais et excités; on dansa jusqu'au matin, et l'on flirta furieusement sur toutes les passerelles, laissées obscures à dessein. Et ce ne fut qu'au plein jour,—après les couleurs envoyées et le God save the King de huit heures,—que le dernier canot emmena le dernier invité. Le souper par petites tables avait tourné en belle et bonne orgie, et le cuirassé était maculé comme un bouge à matelots.
L'amiral d'Orvilliers paya de sa personne, arrive de bonne heure et partit après l'aube. Par ordre, ses aides de camp dansèrent sans merci, et se prodiguèrent. Le camp opposé déployait un acharnement égal, et c'était un assaut de cordialités et de courtoisies. La consigne évidente était d'exagérer. Peu ou prou, tous ces gens savaient qu'ils avaient été près de se combattre; et le spectre terrible de cette guerre à peine écartée planait encore au-dessus de la fête, pour l'étourdir et l'enivrer davantage. Les femmes surtout, les belles Anglaises que pressaient galamment les officiers français, n'oubliaient pas que ces cavaliers amoureux de leur grâce avaient médité et préparé peut-être le massacre inexpiable de leurs fiancés ou de leurs amants; et l'odeur de ce sang qu'on avait failli répandre par fleuves, n'était pas sans griser leurs narines sensuelles.
Les climats des Tropiques amollissent et dépriment les mâles, mais les femelles, au contraire, en reçoivent un coup de fouet qui cingle leur ardeur aux plaisirs,—à tous les plaisirs.—Point de mondaine, à Saïgon, qui consente à rentrer dès le cinquième acte du théâtre, à ne pas souper, à se coucher avant l'aurore; point de femme qui n'exige, en sus des caresses nocturnes, la friandise d'une fréquente sieste endormie à deux. Aux bals, on ferme les volets pour n'être pas chassé par le soleil, et le baccara n'est pas toujours déserté quand sonne midi.—A bord du King-Edward, où le plaisir prenait le masque d'une obligation patriotique, ce fut un délice. Dès le second quadrille, toutes les fleurs avaient été volées, toutes les mains dégantées, toutes les tailles prises. Quand vint le souper, les flirts avaient des airs de rendez-vous en chambres. Un vaisseau est un lieu propice; il s'y trouve quantité de coins discrets, bien abrités des lampes et des projecteurs. Les demi-vierges y peuvent effeuiller à leur aise leur demi-vertu, et les femmes s'abandonner même davantage. Quelle sécurité, d'ailleurs, d'avoir pour partenaire un marin, un passant près de disparaître, dont le baiser fugitif et sans conséquence restera secret pour toujours, nul et inexistant!
Les Anglais avaient convié toute leur ville cosmopolite. Il y avait là des femmes de tous les pays;—des Occidentales, fraîches débarquées de la prude Europe, mais déjà fort dégourdies par leurs quatre semaines de paquebot;—des Coloniales, toutes honnêtes dames selon Brantôme: filles d'Hong-Kong, où l'air est fiévreux; filles de Shang-Haï, où toutes les maisons ont deux portes; filles de Nagasaki, où l'exemple japonais est perfide; filles de Singapore, où les fleurs sentent trop fort; filles d'Hanoï enfin, et de Saïgon, que les initiés nomment parfois Sodome et Gomorrhe.
Il y en avait d'autres, venues de plus loin; des immigrantes, apportant à l'Extrême-Orient candidement pervers des perversités pittoresques: des Américaines, flirteuses et frôleuses; des Créoles de Cuba, nymphomanes; des Australiennes, qui se décollettent plus bas qu'on n'ose même à New-York, et la légion de voyageuses de toutes races, que le contraste de trop de pays rend vite sceptiques et libertines, et qui courent le monde sans trêve, pour n'être assujetties aux préjugés moraux d'aucun pays.
De ces femmes, il y en eut une qui s'occupa de Fierce. Le hasard les avait mis voisins à table; ils échangèrent d'abord leurs noms, leurs pays, leurs races,—de quoi faire exacte connaissance,—avec la prompte curiosité des nomades qui n'ont pas le le temps de s'embarrasser dans une discrétion hors de propos.—Elle s'appelait Maud Ivory; elle était Américaine de New-Orléans,—orpheline et libre,—pas mariée; elle voyageait depuis trois ans, en compagnie d'une amie de son âge, Alix Routh, fiancée à Bombay, et qui probablement se marierait à leur arrivée dans l'Inde,—après quoi miss Ivory serait seule, et n'en mordrait pas moins large à sa facile existence de touriste avide de plaisirs et de plein air.
—«Nous venons d'Australie et de la Nouvelle-Zélande, disait-elle; et quand Alix sera mariée, j'irai en Égypte,—d'abord.»
Fierce, curieux, l'interrogeait:
—«Donc, toujours en route? jamais de repos? et le home?
—Plus tard,—plus tard.»
Il revoyait au fond de son cœur un foyer qu'il connaissait bien.
—«Et l'amour?
—L'amour?»—Elle de regarda, provocante.
—«Quand cela me plaît.»
Il n'avait pas songé à cet amour-là.
Après le dîner, ils se promenèrent sur le spardeck, transformé en jardin. Elle respirait large, en fille hardie et sensuelle, sa poitrine soulevant son corsage, sa main appesantie sur le bras qui la soutenait. Lui la regardait parfois, et ne pouvait s'empêcher de la trouver belle, avec son profil de faunesse, ses yeux voluptueux et durs, et son orgueilleuse toison d'or déferlant en vague.
L'amie fiancée à Bombay vint les rejoindre; un enseigne anglais lui donnait le bras. Tous quatre s'appuyèrent aux lisses de l'arrière. La rade pointillée de feux était chaude et odorante; les palmiers et les fougères qu'on avait amoncelés sur le pont y mettaient de la solitude et du secret. Près d'eux, dans son encorbellement, un canon Nordenfeldt allongeait sa volée fine, d'un acier qui luisait comme de l'argent.
L'Anglais, haut gaillard fort en couleur, commença d'assiéger sa partenaire. Miss Routh ne fit pas bien farouche résistance. La nuit s'entremettait, complaisante. Des baisers furent volés, des gestes s'ébauchèrent. Sur le bras de Fierce la main de miss Ivory s'énervait.
Lui sentait une marée trouble dans ses veines. Il voulut la refouler, réagir; il plaisanta:
—«Gare à vous, monsieur; miss Alix n'a plus le cœur libre....
—Bah! railla miss Ivory. Bombay est loin,—far from here!»
Oui. D'autres villes aussi, et d'autres serments.
Cependant, choquée peut-être d'une caresse trop précise, miss Routh repoussa tout à coup son compagnon, et attira miss Ivory pour une confidence. Accoudées au garde-fou, les deux jeunes filles chuchotèrent en se frôlant. L'Anglais, penaud en face de Fierce, chercha une contenance, et, machinalement, ouvrit la culasse du Nordenfeldt.
—«Jolie pièce, dit Fierce, pour rompre le silence.
—Jolie,» répéta l'Anglais.
Ils ne songeaient point à ce qu'ils disaient: ils attendaient seulement que les Américaines eussent fini leur messe basse; et ils causaient métier, leurs pensées absentes.
—«Vingt-quatre livres?
—Oui.
—Combien de canons pareils?
—Seize. Bonne batterie contre les torpilleurs....»
Fierce prit les leviers de culasse; le bloc pivota, glissa dans son puits. L'âme apparut, ronde et noire, rayée en paraboles.—Le canon se laissait faire comme par la main d'un ami.—Un effort léger relevait le bloc, et l'appuyait de nouveau contre le trou refermé; l'acier heurtait l'acier d'un choc mat. Fierce chercha le pistolet et pressa la détente; le ressort claqua.
Alentour, c'était spacieux, abrité du vent. On devait être à l'aise, sur ce pont confortable,—même pendant une lugubre nuit de bataille,—pour la chasse aux torpilleurs, pour l'affût des misérables coquilles de noix vainement ruées à travers les lames, meurtries, ruisselantes, vaincues d'avance....
Au bruit du canon manié, les Américaines se rapprochaient, curieuses. L'Anglais ferma la culasse.
—«Choses de guerre;—bagatelles.»
Il accentua railleusement les mots:—things of war, humbug,—et riant, reprit le bras de miss Routh. Fierce eut une distraction: un vieux geste mal oublié lui revint sans qu'il y prît garde: son bras droit, au lieu de s'offrir, encercla la taille de miss Ivory, tandis que sa main gauche lui serrait les doigts. Elle s'abandonna, et il n'osa plus lâcher la taille complaisante. Un remords le troublait, pourtant.
Alors l'Américaine, surprise et piquée de la retenue de son cavalier, déploya son artifice de flirteuse. Elle l'engagea dans des phrases galantes qui tournèrent aux déclarations; elle l'énerva de propos scabreux; elle feignit de se refuser pour mieux s'offrir; elle l'excita, l'affola, lui mit le sang en feu et la tête à l'envers. L'autre couple, en même temps, ne contenait plus ses envies libertines; et la face rouge de l'Anglais pâlissait par intervalles. Les deux filles, endurcies au jeu et froides comme des chattes, se guettaient avec des rires, et s'enhardissaient l'une l'autre.
Une table était proche; ils soupèrent. Quelques lampes éteintes faisaient du clair-obscur. Tout de suite, les verres furent échangés, les genoux se pressèrent. Miss Routh, se penchant soudain, offrit à son cavalier la moitié du letchi qu'elle serrait dans ses lèvres. Le baiser dura, avec un bruit de dents heurtées.
—«Une fiancée!» s'indigna miss Ivory, railleuse; son bras tendu vers un pickle, frôlait lentement la bouche de Fierce.
Fierce ne baisa pas le bras.—Fiancé.—Le mot le perçait au cœur. Une honte atroce éclatait dans sa conscience. Ainsi donc, si vite, le passé sale le ressaisissait? Il était vraiment, vraiment, le malade incurable, le chien qui retourne à sa fange? Le membre gangrené, qu'on coupe?
Sur sa cuisse, une cuisse pesa; une chair demi-nue touchait sa chair intime, le chevauchait, le possédait.
Mais des larmes de dégoût montaient à ses yeux, et cette nuit-là il ne trahit pas plus avant.
XXIV
M. Georges Torral à M. Jacques de Fierce,
«Mon petit, tu as quitté Saïgon l'esprit malade,—autant que j'en puis juger, moi qui n'ai plus l'honneur de tes confidences. Or, je prétends quand même être ton ami, et je viens te soigner. Voici mon remède: une pilule de vérité vraie; avale et n'aie pas peur, ce n'est pas amer: il s'agit de Mévil, tu n'es pas en cause. Mais hodie mihi, cras tibi, hein? Mévil est en train de gâcher piteusement sa vie, qui était belle et intelligente,—comme est la mienne;—qui était une vie de Civilisé. Ce garçon lâche la raison pour l'instinct. Écoute son histoire, et fais-en ton profit, si tu peux.
«Mévil était un homme sensé, qui aimait les femmes,—toutes les femmes, sans préférence inepte pour celle-ci ou pour celle-là. Son désir, logique et précis, ne cherchait en elles que ce pour quoi elles sont faites: le coït.—C'était, sans conteste, un goût raisonnable. Mévil, en s'y attachant, fut très heureux durant pas mal d'années. Or, l'autre mois, il eut envie d'une femme,—après beaucoup d'autres,—et cette femme, par exception, le repoussa. Tu sais qui: ta chaste amie, la conjointe de cette brute de fermier d'impôts qui révolutionne le pays.—Peu importe, d'ailleurs.—Mévil, qui tient à ses idées, s'entêta. C'était exagéré mais tout le monde, peu ou prou, exagère: moi, je m'entête parfois à chercher d'inutiles solutions de géométrie pure. Il n'y a pas grand mal à tout cela. Le mal a commencé quand Mévil, pour cette maîtresse qu'il ne pouvait avoir, a jeté à la rue les maîtresses qu'il avait.—C'était un bon début de folie: les femmes n'ont pas plusieurs spasmes à notre service: qu'importe donc le marchand si la marchandise est identique? Une préférence fondée nécessairement sur un détail ou un accessoire ne doit pas nous encombrer, dès qu'il s'agit de l'essentiel,—l'accouplement.—Mévil déraillait du bon sens. Il dérailla bientôt davantage.
«Il se toqua d'une seconde femme,—la petite Abel; et cette fois, ce fut la folie complète. Si absurde qu'il fût à propos de la Malais, son amour pour elle avait encore une fin raisonnable: le désir; il la voulait dans son lit. C'était du rut enguirlandé, mais enfin, c'était du rut. Pour la petite Abel, il donna dans le platonisme. Il l'aima sans savoir pourquoi, et d'un amour sans but qui confine à l'aliénation mentale. Car enfin, je suis le plus tolérant des hommes, et j'admets l'amour platonique, qui est une façon d'amitié: l'amitié intime de deux êtres qui pourraient coucher ensemble, et qui préfèrent philosopher à l'unisson.—Mais l'amour de Mévil pour Marthe Abel? Ah! non, laisse-moi rire: ils se sont vas au bal, au tennis; il l'a entendu crier play et ready, et il a constaté qu'elle ne valsait pas en mesure; asseoir là-dessus de l'amitié, de l'intimité, un échange quelconque de sensations cérébrales, c'est l'imagination d'un bonhomme qui a dans sa poche un billet direct pour Charenton.
«Et Mévil en est là.
«Je le vois chaque jour, et je l'étudié avec infiniment de curiosité: c'est un beau cas pathologique. Les deux passions le rongent comme deux chiens un même os. Le matin, l'influence de sa nuit imbécilement chaste opère: il pense surtout à la femme Malais, et combine contre elle des plans assez naïfs: son habileté de jadis s'est évaporée avec son bon sens; il ne sait plus imaginer que des séquestrations ou des viols; et, sans plaisanterie, je crois que la cour d'assises le guette.—Le soir, autre guitare: soleil couchant, ciel rouge entre les arbres noirs, brise languide chargée de parfums lourds,—Mévil devient poétique, met une cravate feuille morte et fait l'Inspection dans son pousse argenté, pour saluer Marthe Abel avec des yeux pensifs. La nuit tombée, il rentre, dîne mal et couche seul. Ce régime ne l'engraisse pas. Rien de pire, pour un alcoolique, que d'être brusquement sevré d'alcool; et Mévil est une manière d'alcoolique, qui a choisi les femmes en guise d'eau-de-vie.
«Mon petit, voilà l'histoire d'un homme autrefois heureux, parce que sage, aujourd'hui malheureux, très malheureux, parce que fou. La vie ne lui a pas suffi, il a voulu tâter de la chimère,—malfaisante drogue, qui empoisonne les gens. Mévil est empoisonné, et j'ignore s'il en reviendra, quoique je lui prodigue mes antidotes. Toi ... mets ça dans ta cervelle, et des réflexions par-dessus.»
XXV
La lettre de Torral ne parvint pas à Fierce, non plus qu'un volumineux courrier de Mlle Sylva, parti par le même premier paquebot. Le Bayard, avançant soudain son départ de plusieurs jours, avait appareillé d'Hong-Kong sans nouvelles de Saïgon. Ces surprises sont choses habituelles à la mer, et les marins n'y prennent pas garde. Quand même, Fierce regretta l'absence de lettres; c'était dur de s'en aller ainsi, pour on ne savait où,—destination secrète,—sans même emporter le viatique de quelques phrases douces, d'une pensée tendre, d'un chiffon de papier touché par la fiancée. Cette lettre désirée comme un remède urgent, il partait sans qu'elle fût venue le guérir. Il partait fiévreux et troublé, la chair en révolte, l'esprit chancelant. Tout son scepticisme, tout son nihilisme d'antan l'assiégeait depuis la fête anglaise. Malgré ses fiançailles, malgré l'amour pur et profond qui lui brûlait le cœur, il avait suffi d'une rencontre libertine et d'une minute entremetteuse pour qu'il fût à deux doigts d'une trahison,—pour que sa volonté écroulée glissât d'un coup vers la débauche.—Il doutait amèrement de lui, maintenant. N'était-il pas irrémédiablement pourri par sa vie antérieure? Cette civilisation suprême, la civilisation des Torral, des Mévil, des Rochet, la civilisation rationaliste des hommes sans Dieu, sans maître, sans code, n'était-elle pas une mystérieuse maladie mentale, une gangrène de l'âme, qui ne lâchait plus les proies qu'elle avait mordues? Toute sa vie,—vingt-six ans,—Fierce avait courtisé la raison pure; il l'estimait aujourd'hui vaine et néfaste; mais pourrait-il la chasser de son cerveau? Suffisait-il, pour cette guérison, d'être amoureux d'une vierge candide et croyante? L'amour de Sélysette Sylva était en lui comme un rayon de soleil; mais il songeait aux tuberculeux qui prolongent parfois, dans un climat sec et chaud, leur vie condamnée: un vent froid, quelques pluies, et la mort se précipite; il ne faut pas que le malade échappe une minute à son soleil sauveur.
Le Bayard quittait Hong-Kong sans bruit, furtivement, comme on s'évade. Départ imprévu, mystérieux, brusquement décidé là-bas, à Paris, dans un cabinet de ministre où s'agitaient peut-être des questions redoutables de paix ou de guerre. Une inquiétude flottait sur la rade, parmi les navires aux pavillons divers qui regardaient partir l'amiral français. A poupe du King-Edward, le Bayard passa; les deux navires, fraternels la veille, unis dans toutes les fêtes et dans toutes les orgies se saluèrent avec raideur, les canons lançant leurs notes brèves, les matelots blancs, les soldats rouges froidement alignés face à face; aux baïonnettes, le soleil levant mettait du sang.
Le Bayard s'éloigna sur la mer. Hong-Kong descendit sous l'horizon. On faisait route à l'ouest. La côte chinoise bleuissait à tribord. Au crépuscule, Leï-Tchao émergea du couchant; le mont Jacquelin se profila, mi-parti jaune et noir: sables en bas, broussailles en haut. Le Bayard, à l'aube suivante, entra dans la rivière Mat-Se, remonta l'estuaire de Kouang-Cho-Van, entre deux rives vertes gardées de brisants, semées de villages tapis sous des arbres. La ville française étalait ses casernes, ses docks et ses écoles,—vides. Dans le port, un croiseur était à l'ancre. Le Bayard stoppa, fit un signal; l'autre navire appareilla, et tous deux, en ligne de file, redescendirent le fleuve.
Fierce comptait les jours. Encore trois avant Saïgon,—si l'on faisait route directe. Mais non: on passa le détroit d'Haï-Nan; la division d'Orvilliers allait se concentrer au Tonkin, en baie d'Halong. Fierce désespéra. Le charme était rompu, qui, près de Sélysette, l'avait régénéré, refait jeune, chaste, candide,—heureux; seul, et loin d'elle, il se retrouvait vieux, débauché, sceptique,—civilisé. Vainement il regardait avec ferveur le cher portrait volé, qui tant de fois lui avait servi de talisman protecteur.—Le charme était rompu.—Le portrait de Sélysette n'était plus qu'une image impuissante; il fallait la présence même, la voix, la main, l'âme;—vite, avant la rechute inguérissable.
Le Bayard pénétra dans les brumes tonkinoises. La mer soudain rétrécie fut glauque et plate comme un étang; et d'étranges rochers, hauts comme des tours gothiques, se hérissèrent dans le brouillard. On avançait parmi des formes fantastiques de nuages et d'îles mélangés. C'était un archipel de cauchemar, une légion pétrifiée de géants qui, peu à peu, surgissait alentour et cernait les navires. Du ciel gris tombait une pluie une et persistante, un crachin qu'on sentait éternel.
La baie d'Halong gisait là, noyée de brume. Un long fantôme flottait sur l'eau, mal entrevu parmi la pluie opaque: le croiseur qu'on venait chercher. On s'arrêta deux jours. Des chalands de charbon vinrent du port, invisible quoique proche; et l'on emplit les soutes. Puis, la division reprit le chemin du large. Sur les rochers gris, le ciel gris pleurait toujours dans la brume grise.
Hors d'Halong, la mer clapota, la mousson fouetta d'écume les coques lavées. Le soleil éclaira la côte d'Annam, abrupte et dorée. La division gagnait vers Saïgon, mais à petits pas; on se traînait le long du littoral, on frôlait chaque promontoire, on entrait dans toutes les baies. Il semblait qu'on eût souci de montrer partout les navires, les canons,—et le pavillon tricolore. On mouilla plusieurs fois, à Thuan-an, à Tourane, à Qui-nhone, à Nia-trang; et ce furent des heures perdues. Mais enfin, la dixième nuit, le feu de Padarang fut doublé, puis le feu de Saint-Jacques; et Saïgon s'éveillant revit sur sa rivière les mâtures et les coques de ses croiseurs reflétées dans le courant. L'absence avait duré trente-et-un jours.
Fierce, impatient, regardait la ville. Mais, d'abord, il lui fallut dépouiller et déchiffrer le courrier accumulé. Aux dépêches courantes de tout le mois,—qu'on n'avait pas fait suivre,—s'ajoutaient les ordres militaires et diplomatiques arrivés la veille et l'avant-veille. L'état-major passa quatre heures à la besogne. Chaque aide de camp, isolé dans sa chambre, attaquait séparément sa part de textes, et les traductions dépouillées arrivaient une à une sur la table de l'amiral, où tout se coordonnait et prenait sens. Fierce déchiffra son lot sans s'informer de l'ensemble; peu lui importait que le vent fût à la paix ou la guerre; il songeait à la rue des Moïs.
Il y courut dès le premier canot major, et le soleil de trois heures ne l'effraya pas. Il alla à pied plutôt que d'attendre une voiture, et le cœur lui battit chaudement en revoyant la villa et la chère véranda des fiançailles. Une secousse de bonheur tressaillit dans ses moelles: puisqu'il l'aimait toujours rien n'était perdu, rien n'était compromis; ces trente jours troubles et névrosés allaient s'effacer comme un mauvais rêve, au premier sourire de la fiancée. Il sonna à la grille. Un boy ouvrit, paresseux, et, le reconnaissant, s'en fut chercher une lettre; Fierce, étonné, anxieux, déchira l'enveloppe,—et resta stupide, la lettre aux doigts: Sélysette n'était pas à Saïgon; sa mère avait dû quitter la ville pour le sanatorium du Cap Saint-Jacques.
Fierce fut déçu profondément, mais rassuré: il avait eu peur, en ouvrant ce pli de mauvais augure.—Après tout, le Cap n'est pas loin de Saïgon; les bateaux du service fluvial y vont tous les jours en deux petites heures.—Fierce relut la lettre, deux jolies pages griffonnées en hâte, à l'instant du départ: Mme Sylva avait beaucoup souffert des chaleurs trop humides de cette fin d'avril, et Sélysette, toujours prudente et maternelle, avait exigé quelques semaines de montagne. Le gouverneur était justement au Tonkin, et sa villa du Cap inoccupée; on s'y installerait sommairement, et Fierce y aurait sa chambre; on l'attendait dès qu'Hong-Kong aurait enfin lâché le pauvre Bayard.
—«Demain, pensa-t-il, je demanderai une permission, et je dînerai au Cap.»
Réconforté par cette certitude, il songea que le soleil était haut, et son casque mince. Il héla un malabar,—les malabars sont les fiacres pouilleux de Saïgon,—s'y abrita et se résigna à rentrer à bord. Rue Catinat, il s'arrêta dans les boutiques; après trente jours d'absence, quelques emplettes s'imposaient.
Saïgon n'était pas changé. Il le constata sans déplaisir, et ce fut une distraction à sa déconvenue. Dans la blanchisserie, les mêmes figures chinoises se penchaient sur le linge, avec des joues gonflées d'eau, pour l'humecter d'une pluie vaporeuse, avant la pesée des gros fers chargés de braise. Chez le tailleur, les grands ciseaux coupaient toujours la même toile blanche pliée en six, pour bâtir plus vite les vêtements par demi-douzaines. Fierce entra chez A-Kong, son marchand préféré, et le vieux Cantonais accourut à sa rencontre, son large sourire fendant sa face ridée comme un citron.—Une tasse de thé,—vrai Fou-Tchéou, cap'taine!—Et quoi vouloir? Y en a arrivé de Hong-Kong? Quoi faire les Anglais? Quand se battre?
—«Tu es un vieux gredin, dit Fierce en riant. On ne se battra pas du tout.—Tu vas m'envoyer de la poudre de riz, du champagne extradry, du Pedro Ximénès et des cordes de violoncelle.»
Tout de suite, A-Kong, confidentiellement, offrit une nouvelle qualité de papier de riz,—beaucoup excellent,—et des balles de tennis rouges et blanches,—bon pour voir par terre.—A propos, quoi y en a nouveau, cap'taine Malais, du côté Grand Lac?
—Quoi donc? l'impôt du riz?
—Rien, rien....»
Le vieux, prudemment, parlait d'autre chose, détournant ses phrases avec une habileté de diplomate. Les Chinois, silencieux conquérants de l'Indo-Chine, ont tendu sur toutes les villes et tous les villages le réseau de leur négoce; et merveilleusement informés par leur secrète franc-maçonnerie, ils flairent de loin les événements à venir; si bien qu'au milieu des Annamites indolents et des Occidentaux étonnés, ils profitent infailliblement et ironiquement de chaque chose, et ne cessent pas de s'enrichir.
Cinq heures sonnaient. Fierce avait chaud, et le Bayard, rôti par le soleil encore haut, devait être une fournaise. Plutôt que de rentrer tout droit, mieux valait flâner deux heures en voiture,—jusqu'à la brune. Fierce paya son malabar et choisit une victoria bien attelée. Le saïs, sans même s'informer, prit le chemin classique: c'était l'heure de l'Inspection. Fierce laissa faire.
Saïgon paradait dans l'allée des Poteaux. Tous et toutes étaient là, et Fierce reconnaissait ceux et celles qui avaient traversé ou côtoyé sa vie de jadis,—dans un souper, dans un bal, dans un tripot ou dans un lit.—Bizarre! cette vie sensuelle et sceptique qui avait été la sienne, il s'en était séparé, il s'en était éloigné, tellement qu'il avait cessé de l'apercevoir, cessé même de se souvenir qu'elle existât. Elle existait cependant; elle continuait d'aller son train licencieux et accueillant, elle était là, dans ces voitures chargées de chairs à vendre et de consciences à acheter,—toute prête, dès qu'il voudrait, à le ressaisir. Fierce, par un mouvement impulsif, ordonna au cocher d'aller plus vite; mais on ne pouvait pas, à cause de l'encombrement.
Une charrette attelée d'un seul poney le croisa. Torral était dedans, avec un de ses boys: il aimait afficher parfois son vice au milieu de la ville, cyniquement, par haine méprisante de ces gens qu'il scandalisait. Il vit Fierce et lui cria bonjour; puis, le courant des voitures l'entraînant, il se retourna pour lui demander s'il avait reçu sa lettre; Fierce, déjà trop loin, ne comprit pas; il regardait en avant.
Au bout de l'allée des Poteaux, il y a un petit pont de briques; la mode veut que les voitures n'aillent pas plus loin, et c'est là qu'on fait demi-tour. Fierce aspirait à cette issue pour quitter la cohue. Au delà, ce serait le plein air, loin de ces hommes vicieux et blasés, loin de ces femmes fardées, en robes molles.
Une main cependant s'appuya sur son bras: le docteur Mévil, à bicyclette, s'était glissé jusqu'à lui, frôlant plusieurs roues,—assez imprudemment. Fierce n'avait pas lu la lettre de Torral; la mine souffrante du médecin l'étonna: Mévil était couleur de cire, et ses yeux bleus agrandis semblaient ouverts sur du néant; sa bouche, autrefois rouge et comme saignante de coups de dents féminins, avait pâli jusqu'au rose; ses moustaches claires de Gaulois décadent ce raidissaient mal en dépit du cosmétique. Fierce l'interrogea sur sa santé: il haussa les épaules sans répondre; mais sa main chercha la main de l'ami pour le remercier.
—«Que deviens-tu? disait Fierce.
—Rien.»
Ils allèrent un instant côte à côte, silencieux. Hélène Liseron les croisa tout à coup dans sa victoria. Sans doute était-elle réconciliée avec Mévil, car ses lèvres se froncèrent comme pour un baiser; jamais d'ailleurs elle n'avait su garder longue rancune à personne; et, reconnaissant Fierce, elle lui tira la langue en riant.
—«Tu l'as reprise? demanda Fierce.
—Non,» fit l'autre d'un signe de tête. Il parlait par monosyllabes, comme un homme très las.
Tout à coup, il regarda Fierce en face:
—«Dis? c'est vrai, tu épouses Mlle Sylva?»
Sa voix s'était nuancée d'un respect singulier, et d'une tristesse sombre. Fierce, ému, lui serra la main.
—«Oui, dit-il; et je suis bien heureux....»
On arrivait au petit pont de briques. Les victorias tournaient bride et s'en revenaient, toujours au pas. Dedans, des femmes souriaient, vaniteuses de leurs robes;—Mévil les regarda, puis, lentement, haussa les épaules; et murmurant: «adieu», il se pencha, tourna court, et partit vite en sens inverse,—à la poursuite des femmes, de celle-ci ou de celle-là, ou d'une autre, absente. Fierce, pensif, regarda la rizière inondée, et le soleil couchant qui la pailletait de rubis.
Plus loin que le pont, il s'arrêta sur la route devenue déserte. Quelques arbres faisaient un peu d'ombre, et il aimait ce coin, surtout depuis qu'un soir de l'autre mois, il s'y était arrêté avec Sélysette, et qu'un vol de lucioles avait tourbillonné autour d'eux.—Plein de ce souvenir, il mit pied à terre; mais mal lui en prit: la voiture des Ariette s'arrêtait dans le même moment, et il ne put esquiver la rencontre. L'avocat jaune grimaçait son plus aimable sourire; Fierce dut venir à la portière; Mme Ariette, comme distraitement, déganta sa main pour qu'il la baisât.
—«Vous revenez d'Hong-Kong? Comme ce voyage a été long!»
Ariette semblait ravi de retrouver son excellent ami; il l'invita à dîner pour le soir même,—sans aucune espèce de cérémonie.
—«Impossible, dit Fierce nettement. Je suis un peu souffrant, et je pars demain pour le sanatorium....
—Raison de plus: il vous faut un dîner de famille, et une tranquille soirée pas trop longue. Venez donc!
—Vous nous ferez un tel plaisir,» appuyait doucement Mme Ariette, sans lever les yeux.
Il fallut accepter.
Et ce fut un dîner dangereux et trouble. Les doigts de Mme Ariette, jolis et souples, jouaient légèrement sur la nappe, se pliaient et se cambraient comme pour des caresses secrètes; et Fierce, malgré lui, se souvenait de ces caresses autrefois reçues et rendues. Sous la table, un pied toucha son pied; il répondit involontairement à la pression. Un désir s'insinuait dans ses nerfs; sa continence longue se dressait contre lui.
Il eut peur, et se déroba: l'avocat alléguait une plaidoirie à relire pour laisser sa femme et son hôte en tête-à-tête; Fierce tira sa montre et s'exclama sur l'heure tardive, et prit congé,—sans s'apercevoir du coup d'œil déçu qu'échangeaient les deux époux.
—«Je vous accompagne jusqu'au quai, dit soudain Ariette. Ma plaidoirie attendra.»
Les rues étaient blanches de lune, et la nuit chaude. Ils marchèrent à petits pas. Devant le cercle, Ariette insista si fort que Fierce accepta d'entrer.
Le poker allait son train. Fierce dut faire un quatrième. La partie était grosse, et Ariette manœuvra pour la renchérir. Fierce perdit, et s'anima au jeu. La chance ne tourna pas; il continua de perdre, s'acharna jusqu'à l'aurore, et sortit las et amer. Quatre heures durant, cartes en mains, il avait oublié Sélysette. Il franchit la coupée du Bayard avec remords et inquiétude; un pressentiment mauvais l'avait saisi.
Il n'attendait cependant pas le coup qui allait le frapper.
Sur sa table, un papier l'attendait, une grande feuille officielle timbrée du cachet administratif. Il lut, stupéfait:
IL EST ORDONNÉ
à M. l'enseigne de vaisseau Jacques de Fierce de débarquer du Bayard à la date du 20 avril 19..., et d'embarquer en subsistance sur l'Avalanche ce même jour.
M. de Fierce exercera le commandement de l'Avalanche, qui prend armement à la date du 20 avril.
A bord du Bayard, le 20 avril 19...
Le contre-amiral commandant en sous-ordre, D'ORVILLIERS.
C'était en règle. N'y comprenant rien, il courut chez l'amiral.
—«Vous voilà commandant, fit d'Orvilliers. A votre âge, ce n'est pas mal....»
Il s'interrompit devant la mine anxieuse de Fierce.
—«Vous avez vu Mlle Sylva, j'espère?
—Non, elle est au Cap....
—Bon! mon pauvre enfant, la guigne est pour vous. Au Cap! Vous n'aurez pas le temps d'y aller. L'arsenal a mis votre Avalanche en état, et vous partez ce soir.
—Je pars?
—Pour le Grand Lac. Tout le Cambodge est à feu et à sang, et les Siamois s'en mêlent. Les dépêches sont arrivées cette nuit. Une révolte sérieuse, et trop soudaine: il y a de l'argent anglais là-dessous. Je l'ai prédit, c'est le commencement de la fin....»
Il enfourcha son dada favori, et prophétisa des catastrophes. Le fiancé de Sélysette, immobile et silencieux, n'entendait pas.
—«Amiral, dit-il soudain, le Bayard reste à Saïgon? Vous verrez Mlle Sylva....»
Le vieil homme s'arrêta net, et, tendrement, appuya ses deux mains sur les épaules de Fierce.
—«Je la verrai. Allez tranquille: elle saura; elle attendra.»
Hélas! ce n'était pas de sa patience à elle qu'il doutait, ni de sa fidélité.
XXVI
L'Avalanche, une toute petite canonnière de vingt-cinq hommes d'équipage, appareilla deux heures avant le coucher du soleil, et remonta la rivière. Saïgon se cacha derrière ses forêts d'aréquiers, et seules, les deux flèches de sa cathédrale émergèrent longtemps de l'horizon, comme deux îlots pointus au-dessus de la mer des arbres. Le fleuve se pliait en méandres. Sur la passerelle, le pilote annamite indiquait de la main le chenal praticable, et parfois la canonnière serrait de près l'une des rives. On distinguait alors chacun des troncs pressés, et, entre eux, la terre marécageuse; çà et là une rizière brillait verte parmi les arbres bruns; des indigènes, sortis de quelques cañhas invisibles, regardaient silencieusement passer le bateau.
La nuit vint, sans crépuscule. Inquiet de sa route, Fierce mouilla au milieu du courant. Une senteur plus forte s'exhala des bois nocturnes, et le bruit sourd de la forêt emplit l'obscurité.
Toute la nuit, Fierce se promena sur le pont, avide de fraîcheur.
Un peu de fièvre battait à son pouls. Il se sentait superstitieux et craintif. La fatalité qui depuis un mois l'écartait avec obstination de Sélysette défiait évidemment les possibilités d'un simple hasard. Il y avait là de l'inexplicable; l'œuvre ténébreuse d'un génie hostile, qui peut-être rôdait alentour, dans la nuit inquiète,—prêt à l'accabler sous d'autres coups.
A l'aube, l'Avalanche repartit.
Des jours passèrent, pareils.
La révolte indigène avait pris feu tout d'un coup, et couru sur le pays comme une traînée de poudre. Deux provinces s'étaient levées en deux jours, incendiant leurs villages, mutilant leurs colons, se ruant à l'assaut des résidences et des postes défendus. Beaucoup de sang avait coulé très vite. Puis, au retour offensif des Français, à l'apparition des colonnes lancées contre les rebelles, un soudain silence avait succédé au tumulte, et le vide s'était fait devant l'invasion: la guerre orientale commençait,—sournoise et têtue.
Point de combat. Des embuscades, des guets-apens;—un coup de fusil jailli d'une haie; une sentinelle égorgée sans cri dans sa guérite.—Les soldats s'énervaient à cette lutte contre un ennemi sans corps; il n'y avait de bons combattants que les tirailleurs annamites, patients et froids comme l'ennemi;—pareils. Ils se battaient d'ailleurs férocement, parce que c'était contre des compatriotes, et que les guerres civiles d'Asie,—et d'Europe,—sont inexpiables.
Les canonnières couraient d'arroyo en arroyo; parfois,—rarement,—elles sondaient les bois de quelques obus. Les insurgés avaient peur d'elles et s'en écartaient; ils dédaignaient les balles et la canonnade, mais leur théologie populaire,—toujours respectée et nourrie par leurs lettrés,—emplissait de démons hostiles ces machines flottantes nuit et jour panachées de fumées et d'étincelles.—Les canonnières allaient et venaient en vain: on fuyait devant elles.
C'étaient alors de longues randonnées inutiles, sur de faux renseignements donnés par de faux espions.—Le village à bombarder demeurait introuvable, à moins qu'il ne fût déjà en cendres; les sampans de guerre signalés au fond d'un bras sans issue devenaient magiquement quelques planches pourries.—Les chefs exaspérés tentaient parfois une opération d'envergure: on cernait quinze lieues de pays; on épaississait les lignes, on doublait les grand'gardes; les canonnières barraient chaque arroyo; et l'on n'avançait qu'après mille précautions prises: on marchait en silence à travers les bois vides; le cercle se resserrait: rien. La nuit tombait cependant, et dans les fourrés noirs, une fusillade tardive éclatait; des balles sifflaient jusqu'au fleuve, et les tôles des canonnières sonnaient sous les coups; le canon s'en mêlait; c'était enfin une vraie bataille qui durait jusqu'à l'aube. Mais à l'aube, le feu cessait soudain, car on s'était trompé: il n'y avait point d'ennemi. Égaré ou trahi, on s'était fusillé entre soi, on s'était massacré par mégarde. Dix, vingt morts jonchaient le sol. On les enterrait,—et l'on recommençait d'autres erreurs. On tuait et on mourait sans gloire, avec lassitude et ennui.
Les soldats avaient plus de lassitude et les marins plus d'ennui. Les canonnières étaient comme des couvents cloîtrés, d'où l'on ne sort pas, et où n'arrivent point les bruits du monde. Chaque soir, ignorantes des événements de la journée, elles mouillaient isolément, en plein milieu de la rivière, loin des rives traîtresses d'où partent les abordages nocturnes,—silencieux et sanglants. Mais si loin que l'on fût, on n'évitait pas la tiédeur humide de la forêt, ni son odeur sensuelle, où vibrent pêle-mêle tous les parfums de fleurs et de feuilles, et l'effluve fiévreux de la terre qui fermente. C'étaient des nuits vivantes, pleines de bruissements et de tressaillements. La forêt fourmiliait de choses secrètes, qu'on entendait remuer, souffler, haleter. Un murmure formidable montait de cette mer d'arbres; et parfois, des fracas en émergeaient, angoissants à force d'être proches: galopades sur le sol, chutes dans le fleuve, cris de bêtes en chasse ou en amour. Il n'y a rien au monde qui vive plus sensuellement qu'une forêt tropicale.
Fierce, de son banc de quart, écoutait et respirait la forêt.
Il était chaste depuis trois mois. Fidèlement et orgueilleusement, il se gardait à l'épouse prochaine. Le mois d'absence et d'exil avait été lourd à sa constance: le doute et le nihilisme avaient recommencé de le mordre; mais pas la débauche; à peine s'il avait connu de rares tentations, vite enfuies. Et sa continence lui était une dernière fierté, l'empêchait de croire à sa rechute définitive. Sa chair au moins demeurait digne de Sélysette. Cette vie nouvelle qu'il avait entrevue, cette vie chaste et fidèle,—il était encore capable de la vivre. Une chance lui restait.
XXVII
Or, la révolte du Grand Lac avait une tête. Un prince de sang impérial, lointain descendant d'une dynastie oubliée, s'était mystérieusement levé parmi son peuple. On ne savait pas son nom ni son histoire. Une vierge, disait-on, avait prophétisé sa venue; et à l'heure dite, il avait paru; et la vierge l'avait reconnu, désigné et proclamé parmi la foule. Il était marqué des stigmates de sa race; les prêtres s'étaient prosternés devant lui, et le peuple avait couru aux armes. Maintenant, il combattait avec une armée et une cour; sa prudence et son audace étaient redoutables, et ses partisans fanatisés le surnommaient Hong-Kop, le Tigre. Son nom impérial serait acclamé plus tard, après les victoires définitives, au milieu des triomphes et des agenouillements.
Mais, une nuit, le prince Hong-Kop fut trahi.
L'histoire en est restée obscure. L'âme asiatique ne se dévoile jamais qu'à demi.—Vengeance, ambition, jalousie? Autres mobiles inconnus, incompréhensibles pour l'Europe barbare?—Un avis anonyme, écrit en bon latin classique, parvint au quartier général. On lança deux colonnes en hâte, et dans le village indiqué, le prince fut surpris avec une faible escorte. Le dessous des cartes ne fut jamais connu.
Le village était entouré de rizières, et proche d'un bois touffu, propice aux fuites. Hong-Kop, au premier bruit, tenta de s'échapper. Mais les Français gardaient le bois; la lune éclairait deux lignes nombreuses et vigilantes.—Par les rizières, les colonnes d'attaque avançaient; des baïonnettes luisaient en files indiennes sur chacun des sentiers. Toute retraite était coupée. Hong-Kop comprit sa perte, et s'y résigna. À son ordre, les siens rentrèrent dans le village, et la tragédie dynastique eut son cinquième acte, sobre et dédaigneux. L'Empereur s'assit au milieu de sa cour;—les cañhas voisines brûlaient déjà, incendiées;—et il but le thé qui délivre, sans déclamations, sans larmes, en souriant. Lui mort, nul ne l'imita, parce qu'il ne sied pas aux hommes de s'égaler aux princes; mais tous attendirent autour du mort que l'ennemi les massacrât. Ils étaient cinquante-huit hommes et deux enfants. Ils ne firent pas d'inutile résistance, soucieux de ne pas se fatiguer avant de mourir. L'ordre de Paris était en effet de massacrer les pirates, et Tordre fut exécuté.
On les conduisit hors du village, dans la rizière, parce que le village n'était plus qu'une seule flambée. On ne les lia pas; ils s'agenouillèrent d'eux-mêmes, correctement, sur deux lignes; la rizière était inondée, l'eau montait aux mollets; quelques-uns relevèrent un peu leurs robes noires de lettrés, pour éviter la boue. Le bourreau arriva, un tirailleur pareil aux condamnés, un Annamite à chignon lisse qui avait l'air d'une fille; et il prit le sabre large qui tranche bien les têtes, tandis que tous inclinaient le cou, complaisamment. Le village incendié illuminait l'étrange scène et rougissait l'herbe mouillée où dansaient des ombres baroques. Les officiers vainqueurs, blêmes, voyaient les yeux des suppliciés indifférents, ironiques. Une tête tomba,—deux,—quarante; le bourreau s'arrêta pour aiguiser sa lame; le quarante et unième rebelle le regarda faire curieusement; le sabre affilé reprit sa besogne; et l'on termina par les deux enfants.
Sur une palissade, oubliée par l'incendie, les tirailleurs plantèrent ensuite les têtes,—pour l'exemple. Dans le bois proche, un tigre, effrayé par le feu rouge, aboyait comme aboient les chiens.
Fierce était là. Il avait fallu agir vite, sans attendre le concours des fractions éloignées: pour faire nombre, on avait débarqué la moitié des équipages de canonnières. Fierce commandait ce contingent.
Minuit était sonné. On campa sur place, par sections, les matelots les plus près du bois. Rien ne semblant à craindre, on posa seulement des sentinelles doubles, et le camp alluma des feux, trop excité et troublé pour dormir. L'odeur du sang obsédait les narines, et aussi l'odeur du village asiatique, abominable mélange de poivre, d'encens et de pourriture.
Tout à coup, un coup de fusil partit du bois.
Il y eut tumulte; on courut aux armes. D'autres détonations éclataient. Un sergent, la cuisse cassée d'une balle, hurla de douleur. Une sentinelle, mystérieusement égorgée, tomba sans qu'on vît l'égorgeur. Une panique faillit s'en suivre. Mais les officiers s'étaient jetés en avant, et leur exemple entraîna les hommes. Fierce, le premier, entra sous les arbres, sabre bas. Une colère sauvage le poussait, la colère du fauve dérangé de son repos. Il chercha furieusement un adversaire.
Mais l'ennemi avait fui. Le bois vide était calme comme un cimetière. Un arroyo coulait au milieu: des sampans peut-être avaient emporté les fuyards. On ne trouva rien que quelques cañhas noires penchées sur l'eau. Nul bruit n'en sortait. Quand même, par fureur déçue et besoin de violences, on enfonça les portes. Les matelots se ruèrent dedans avec des cris et des coups.
Il y avait des femmes dans les cañhas,—des congaïs terrées dans leurs maisons comme des bêtes traquées, des femelles sans force, muettes et demi-mortes de terreur. On les tua, sans même voir que c'étaient des femmes. Une rage assassine transportait tous ces gens,—les petits pêcheurs bretons et les paisibles paysans de France;—ils tuaient pour tuer. La contagion sanglante affolait les cerveaux. Fierce aussi enfonça une porte et chercha, féroce, une proie vivante. Il la trouva derrière deux planches dressées en barricade, dans un réduit sans toit que la lune éclairait impitoyablement: une fillette annamite cachée sous des nattes. Découverte, elle se dressa d'un sursaut, tellement terrifiée qu'elle ne cria pas.
Il leva son sabre. Mais c'était presque une enfant, et elle était presque nue. On voyait ses seins et son sexe. Elle était jolie et frêle, avec des yeux suppliante qui pleuraient.
Il s'arrêta. Elle se jeta à ses pieds, lui embrassant les hanches et les genoux; elle le suppliait avec des sanglots et des caresses; il la sentait chaude et palpitante, collée à lui.
Il trembla de la tête aux pieds. Ses mains, hésitantes, touchèrent les cheveux lisses, les épaules brunes et polies, les seins. Elle le serrait de toute la force de ses mains maigres, l'attirant sur elle, s'offrant en rançon de sa vie. Il trébucha, tomba sur la proie.
Les nattes froissées geignirent doucement, et le plancher vermoulu craqua. Un nuage passa sur la lune. La cañha tiède était comme une alcôve.
Dehors, les cris des matelots s'éloignaient, et l'aboiement du tigre retentissait plus proche.
XXVIII
A Saïgon, l'anxiété première s'était changée en curiosité, puis la curiosité en indifférence.
C'était trop long, cette révolte;—et puis trop lointain la guerre s'éternisait au fond du Cambodge, dans ces forêts marécageuses que personne n'avait jamais vues.—Une semaine, on s'était inquiété, troublé même. La vie maintenant recommençait, insouciante et nonchalante.
La saison chaude arrivait, la saison des pluies, du paludisme et de la dysenterie. Bientôt Saïgon serait un marécage,—ses belles routes rousses plaquées de glaise, ses jardins salis d'eau jaune; il tomberait deux averses par jour, soir et matin, à heures fixes; et ce serait fini des promenades, des tennis et des bals sous les étoiles. Il fallait jouir en hâte des derniers beaux jours, se rassasier de fêtes et de joies. On n'y manqua point. Saïgon vécut gloutonnement. L'histoire des villes est féconde en exemples de ce fait: que les catastrophes imminentes engendrent dans chaque cité une folie de plaisirs et de débauches qui ressort du fatalisme. Pour Saïgon, la révolte indigène était une menace et peut-être un présage;—le présage obscur d'un danger plus terrible, d'une foudre inconnue suspendue sur Gomorrhe. Inconsciemment perspicaces, les Saïgonnais s'étourdirent et s'enivrèrent.
Le docteur Raymond Mévil ne se mêla pas à cette générale folie. Il était maintenant malade de plus en plus, et de corps autant que de tête. Mme Malais et Marthe Abel étaient devenues les deux pôles de sa vie, et deux pôles également inaccessibles; il en oubliait de manger et de boire, et, qui pis était, d'aimer. Torral avait bien jugé, en le déclarant une façon d'alcoolique qui avait pris les femmes pour alcool: sevré brusquement de son eau-de-vie, Mévil dépérissait.
Cas pathologique, en somme. Mévil s'était débauché très longtemps, sans que sa jeunesse en parût altérée ou gâtée. Ses moelles pourtant s'étaient usées à ce perpétuel labeur. Elles n'étaient pas d'ailleurs des moelles saines, des moelles d'animal humain bien portant, normal: Mévil était un Civilisé, c'est-à-dire une plante de serre, modifiée, déformée, atrophiée par une culture maniaque, et devenue monstrueuse avec des feuilles naines, des fleurs trop grosses, et des pétales en guise d'étamines,—avec de la spéculation en place d'instinct, et un cerveau tout ensemble admirable et difforme. Ce cerveau-là d'abord s'était enfermé dans un égoïsme confortable, laissant aux sens leur liberté, et ne se mêlant pas à leurs jeux; mais la gangrène des nerfs l'avait un jour gagné. Mévil, parvenu au bout de sa jeunesse écourtée, au bout de ses sensations émoussées, s'était tout entier, et d'un seul coup, détraqué et amolli. A ses appétits d'antan, succédaient maintenant des passions profondes et maladives;—et c'était bien la floraison de la plante de serre, une floraison étrange et tragique, poussée par des engrais savamment pourris.
Mme Malais, bourgeoise honnête à mine de grande dame, et provinciale de France sauvée par son mari des contagions coloniales, était la femme la plus difficile à séduire. Les sens en elle ne parlaient pas, ni l'imagination; elle n'offrait pas de prise; par-dessus tout, elle aimait son mari. Mévil s'usa à la poursuivre, poursuite d'autant plus pénible qu'il y mettait tout ensemble sa tête et son cœur, et qu'il ne voulait pas seulement posséder cette Galathée, mais l'animer, l'éveiller, la transformer. Il la troubla seulement et lui fit peur. Elle flaira dans ce mondain qui la courtisait un être dangereux et mystérieux, un magicien capable de l'attirer, malgré elle, dans un royaume interdit, où mourrait sa fidélité conjugale, dont elle était fière;—et sage, quoique tentée peut-être, elle se déroba aux attaques, et ferma sa porte à l'assaillant.
Mévil ne la vit plus que de loin, aux courses, au théâtre, à la promenade. Elle se détournait en l'apercevant, et se retirait s'il essayait de la joindre. A ce jeu, il s'exaspéra. Torral, spectateur attentif du drame, s'attendit à des violences et à un scandale. Mais Mévil, déjà, n'avait plus en lui l'énergie qu'il fallait pour être violent.
Il chassait deux proies, et ne savait pas lâcher l'une pour forcer l'autre. Elles l'entraînaient,—acharné, fou,—sur deux pistes différentes: Mme Malais lui représentait un idéal sensuel jamais atteint encore, Marthe Abel remuait en lui des fibres qu'il ne connaissait pas, et qu'il s'épouvantait de sentir vibrer: des fibres mystiques et superstitieuses,—les fibres d'un amour blême et glacé,—mortel.—Il pensait à l'amour des religieuses pour le christ de leur cellule.—Cette fille blanche et sereine, cette statue d'albâtre, ce sphinx égyptien magiquement animé, lui apparaissait comme une énigme qu'il voulait déchiffrer, ou mourir.
Il ne lui fit pas la cour: on ne fait pas la cour aux énigmes. Il ne l'assiégea d'aucune manière. L'idée qu'elle était faite comme sont les femmes, et bonne à donner du plaisir, ne lui vint jamais. Il l'aima plus chastement que Fierce n'aimait Mlle Sylva, et quand il médita de l'épouser, il ne songea pas à la nuit de noces: s'il y avait songé il eût reculé peut-être, pris de peur.
Épouser Marthe Abel.—Mévil fabriqua d'abord cette imagination dans une heure de fièvre. Le mariage venait, au milieu des principes et des règles de sa vie, comme un chien parmi des quilles. Au seul mot, Torral avait éclaté de rire; Mévil honteux relégua l'idée dans son tiroir à folies.
Mais bientôt, les règles et les principes ne furent plus grand'chose pour lui. Amoureux qu'il était de deux femmes, et chaste envers les deux, il était devenu soudain impuissant à rencontre de toutes les autres. Il ne pouvait plus aimer. Ç'avait été d'abord une répugnance qu'il n'essayait pas de vaincre; mais il constata bientôt que c'était pis: une impossibilité. Torral, qui le soignait en ami, avait exigé qu'il conservât quelques maîtresses: il en usait comme un vieillard.—Il n'avait que trente ans; mais sa mine était plus vieille que lui, et le désarroi de sa moëlle se reflétait maintenant sur son visage,—toujours très beau, mais épuisé.
Alors, il comprit qu'il marchait vers le fond d'une impasse, et que toute porte était bonne pour s'en tirer. En même temps, la nouvelle du mariage de Fierce lui arrivait comme un exemple à suivre. Il reprit son projet, s'y accoutuma, et l'estima bientôt excellent et raisonnable, conformée tous ses vœux même imprécis. Dès lors, il voulut engager l'affaire. Mais au premier abord, il vit les yeux de sphinx qui le fixaient de leur regard immobile, fut ébloui, ne parla pas et s'en alla.
Les yeux de Marthe Abel.—Mévil, seul, y songea pour la première fois. Qu'y avait-il, derrière ces froides lampes noires?—Il avait aimé beaucoup de femmes, il les avait regardé vivre et s'agiter; il connaissait leurs ressorts habituels, qui sont l'ambition, la vanité, la sensualité,—et la vénalité, en quoi tout se résume. Qu'y avait-il derrière les yeux de Marthe Abel! Elle était un sphinx, aussi bien au dedans qu'au dehors. Il renonça à la deviner et s'encouragea de raisonnements pratiques. Mlle Abel avait vingt ans; elle était fille unique, bien élevée, très jolie;—oui, mais sans dot;—pourri de dettes, le lieutenant-gouverneur;—sans dot, et d'une beauté trop originale qui inquiétait et n'attirait pas;—somme toute, difficile à marier. Lui, Mévil, était jeune, avait sa clientèle, sa réputation, et quelque fortune;—beau parti, sans conteste. Pourquoi n'accepterait-elle pas?
Pourquoi?—Il se regarda dans une glace: il était beau, aussi beau qu'elle.—Il retourna le soir même chez Marthe,—et recula encore, peureusement.
Mais deux jours plus tard, battant le pavé dès le matin, il rencontra Torral, qui rentrait déjeuner.
—«Fierce arrive ce soir avec son Avalanche, dit l'ingénieur. J'ai passé tout à l'heure au Gouvernement: la révolte est finie; du moins, ils le disent.
—Ah! fit Mévil, Fierce arrive?»
Le mariage Fierce-Sylva n'était plus un mystère, les bans venaient d'être publiés.
—«Oui, répéta Torral, Fierce arrive, le pauvre bougre! Les Sylva sont rentrés hier du cap St-Jacques. A coup sûr, il passera sa soirée en famille. En famille, Fierce! Ah! je le croyais plus fort. Enfin, n'en parlons plus. Ce soir, nous deux, dînons-nous ensemble?
—Je ne sais pas.
—Si tu ne sais pas, c'est oui. Il faut te secouer, mon petit. A huit heures, au cercle, ou un peu plus tôt, rue Catinat.»
Seul, chez lui, Mévil s'assit, la joue sur son poing.
Fierce rentrait; Fierce allait se marier. C'était donc possible, aux Civilisés, malgré les débauches, malgré la fatigue, de se choisir une vierge et de l'épouser, comme font les barbares.—C'était possible.—Il s'enfonça, plusieurs heures durant, cette certitude dans le crâne.—A quatre heures, il commanda son pousse. Près de partir, il songea que cette demande qu'il allait faire ressemblait beaucoup à un duel.—Il avait assisté parfois à des rencontres; il connaissait les drogues compatissantes qui affermissent les cœurs défaillants; il but une fiole,—à tout hasard.—Les coureurs tonkinois trottèrent vite, trop vite.
Il faisait orageux, et le ciel était bas. Il avait plu le matin,—la première averse de la mousson; et la pluie du soir s'apprêtait. Les rues étaient boueuses; les coureurs s'arrêtèrent pour relever la capote et rabattre le couvre-pied de cuir; Mévil trouva la halte courte. Comme le pousse arrivait devant le palais, les premières gouttes d'eau tombèrent. Mais les Tonkinois, d'un effort, escaladèrent le perron, et le maître mit pied à terre sous la colonnade du portique, sans mouiller ses chaussures de toile. Le factionnaire, précipitamment, rassemblait les talons et se raidissait, l'arme à l'épaule. Un boy, qui sortait du hall, s'effaça en hâte pour laisser passer l'Européen.
Mévil entra. Le hall était vide; la porte du petit salon ouverte,—il avança. La fiole bue chauffait son sang; il n'eut presque pas peur en voyant Marthe. Elle était là, seule, assise au piano; elle lisait une partition sans jouer, ses mains très fines au-dessus des touches. Aux pas de Mévil, les nattes des dalles craquèrent. Elle tourna la tête, et vint au visiteur en lui tendant la main. Ils s'assirent face à face. Polie, elle le remercia d'avoir affronté l'averse: l'eau maintenant ruisselait aux vitres, et le salon, sombre à l'ordinaire, comme sont les salons annamites, prenait des airs de crypte ou de caverne. Mévil songea que c'en était peut-être une, la caverne du sphinx, dans quoi les victimes étaient déchirées.
Quand même, il manœuvra pour l'attaque. Mais plutôt que de marcher droit, il chercha un biais habile. Le mariage Fierce-Sylva lui vint à l'esprit.
—«Jacques de Fierce, dit-il, arrive ce soir du Cambodge.»
Mlle Abel s'étonna.
—«Êtes-vous sûr? J'ai déjeuné ce matin chez Sélysette, qui n'en savait pas un mot.
—La nouvelle vient du Gouvernement.
—Tant pis: Les Sylva sont partis pour Mytho tout à l'heure, et ne reviendront qu'après dîner.
—Bah! ils se verront demain.»
Les phrases s'enchaînaient mal. Il fit un effort;—la question décisive lui semblait une montagne à soulever.
—«Un joli mariage, n'est-ce pas?
—Très joli.
—Et qui sera heureux.»
Elle fit un geste d'ignorance.
«Vous ne connaissez pas Fierce. Il est mon ami de puis dix ans, et c'est la loyauté, la sincérité même.
-Tant mieux pour Sélysette, qui mérite beaucoup de bonheur.»
Mévil regarda la pendule: dix minutes perdues, déjà. Il songea tout à coup qu'un visiteur pouvait surgir. Le fossé était là, qu'il fallait sauter. Il prit son élan.
—«Un mariage, c'est un exemple à suivre. Qu'en pensez-vous?
—Un bon exemple, ou un mauvais?»
Elle riait de son rire particulier, bref et sans gatté.
—«Un bon, affirma sérieusement Mévil. Quand le suivrez-vous?
—Moi? Je n'y pense pas encore,—pas du tout.
—D'autres y pensent peut-être, en vous regardant,
—Croyez-vous?» dit-elle, indifférente.
Il brûla ses vaisseaux.
—«J'en connais ... un au moins ... qui n'aspire qu'à vous et ne rêve que de vous.»
Elle le regarda très attentivement.
«Et vous savez qui, acheva-t-il en se levant.
—Est-ce vous, par hasard?»—Elle recommençait à rire.
—«C'est moi.»
Elle n'hésita pas une seconde.
—«Mon Dieu! vous auriez dû me prévenir. C'est une déclaration? ou une demande officielle?
—Les deux.»
Elle riait toujours, on ne peut plus calme.
—«Mettons tout ça en musique, voulez-vous?»
Elle s'assit au piano, plaqua deux accords, et lança ses doigts dans une sarabande de notes burlesques, brusquement achevée, sans transition, par une phrase en mineur, mystérieuse.
Elle se moquait de lui; il s'irrita.
—«Je n'entends rien aux sonates. Celle-ci, que veut-elle dire? oui, ou non?»
Elle pivota sur son tabouret, et lui fit face:
—«Êtes-vous sérieux?
—Plus que je n'ai jamais été.
—Vous voulez m'épouser?
—Je ne veux pas autre chose.
—Pour tout de bon, sans rire?»
Il crut à une coquetterie.
—«Sur mon honneur, dit-il chaleureusement, vous me ferez, en m'accordant cette main-là, la plus royale charité d'amour qu'une femme ait jamais pu faire!»
Elle fit une moue de regret poli.
—«Voilà qui est bien dommage; car cette charité, je ne peux pas vous la faire.
—Pourquoi?
—Parce que.—En vérité, je ne peux pas.»
Il ne s'attendait pas à ce qu'elle tombât dans ses bras. Les femmes ne disent oui qu'une fois; il le savait mieux que personne.
—«Mademoiselle,—il était debout, prêt à se retirer,—daignez m'écouter; ceci n'est pas un jeu, il y va de mon bonheur et peut-être du vôtre. Vous savez qui je suis, mon nom, ma situation, ma vie; j'ai de l'argent, sinon de la fortune; la femme que j'épouserai sera heureuse de plus d'une manière. Cette femme sera vous, ou nulle autre, car je vous aime passionnément, comme je n'ai jamais aimé.—Ne répondez pas! pas encore.—Il n'y a rien dans mes paroles dont vous puissiez être offensée. Réfléchissez; prenez du temps; demandez conseil. J'attendrai deux jours, trois jours, une semaine.... Et songez surtout que ma vie est à vous, et mon sort entre vos mains.»
Il s'inclina bas et marcha vers la porte. Debout, les sourcils froncés, Marthe Abel l'avait laissé dire. Elle le rappela.
—«N'attendez rien, monsieur, c'est inutile;—elle parlait net, ses yeux froidement appuyés sur lui;—je vous ai dit non; ce non ne changera pas,—jamais. Je suis sensible, croyez-le, à l'honneur de votre recherche; j'en suis même flattée, car je sais votre nom, votre vie, votre fortune, et tous vos autres avantages que vous avez eu le bon goût de me taire. Mais je ne veux pas me marier avec vous.—Mettons, par exemple, s'il vous faut absolument une raison de mon refus, que je suis trop jeune.
—Suis-je trop vieux? je n'ai pas trente ans....»
Elle sourit, impertinente.
—«Ah? je croyais davantage. Mais brisons là, s'il vous plaît. Je présume que cette discussion est pénible pour vous, autant que pour moi. Je vous ai dit non deux fois, et j'aurais cru qu'une suffisait à votre amour-propre, sinon à votre curiosité?»
Il s'anima.
—«Il s'agit bien de mon amour-propre! Il y a beau temps que je marche dessus pour vous. Voilà deux mois que je me suis fait votre ombre, deux mois qu'en vous aimant, j'ai renié ma vie, deux mois que Saïgon, qui m'a connu fier et dédaigneux, triomphe de me voir pris au piège.—Que m'importe! C'est de mon cœur qu'il s'agit, non de ma vanité;—de mon cœur qui ne peut se passer du vôtre, de mon cœur et de ma vie, car si vous me repoussez, je mourrai!»
Elle le considéra avec curiosité et ironie.
—«Vous êtes très éloquent!... Je comprends beaucoup de choses que je n'avais jamais comprises.... Dites-moi? quand vous parlez à Mme Malais, sont-ce les mêmes phrases?»
Il pâlit.—Le Sphinx était vainqueur; l'énigme restait indéchiffrée.—Il regardait fixement les yeux noirs.—Elle ne voulait pas.... Pourquoi ne voulait-elle pas?
Il s'exaspéra soudain de sa défaite. Jadis, il avait su les mots insolents qui blessent les femmes dédaigneuses. Il tâcha de les retrouver, de s'en servir.
—«Tiens? dit-il en reculant; vous êtes renseignée plus que je ne croyais. Tant mieux: puisque vous avez commencé d'être franche, j'espère que vous le serez jusqu'au bout. Rien qu'un mot, et je m'en irai,—pour toujours. Si je me tue en sortant d'ici, je veux savoir pourquoi. Faites-moi cette grâce la raison de votre refus, la vraie?»
Elle se rassit.
... «Je n'en ai pas à vous donner.
—Mais j'en ai peut-être à deviner, moi?»
Elle se leva, hautaine, et chercha une sonnette.
—«N'appelez pas, fit vivement Mévil: je serais capable de vous manquer de respect devant vos boys. Achevons. Vous ne voulez pas m'épouser. Avez-vous pourtant de quoi faire la difficile? Vous êtes pauvre comme une mendiante, vous le savez: espérez-vous rencontrer deux fois l'homme que je suis, prêt à vous prendre nue, prêta payer les dettes de votre père?»
Elle l'écoutait, les deux mains crispées l'une sur l'autre. Tout à coup, il la vit sourire, railleuse, orgueilleuse. Il s'arrêta court, une lueur dans son esprit.
«Niais que je suis! Vous l'avez trouvée, votre dupe! et voilà pourquoi.... Qui est-ce? qui?»
Il cherchait furieusement, avec cette lucidité aiguë qu'on a aux heures de tension nerveuse.
Elle haussa les épaules. Son premier geste de colère réprimé, elle redevenait le Sphinx impassible, que les hommes ne savent pas offenser. Elle eut presque pitié de celui qui était là, bavant de rage devant elle.
—«Allez-vous-en, monsieur,» dit-elle simplement; et comme il ne bougeait pas, elle fit elle-même deux pas vers la porte. Il osa porter la main sur elle, et la retint par un bras. Elle se dégagea, prompte comme un éclair, ses yeux étincelants dans son visage blême:
«Lâche! cria-t-elle. Ah! je n'avais pas tort en vous refusant tout à l'heure: je vous avais bien vu et bien jugé, sans courage et sans honneur, vil, flétri, ignoble! Voilà, voilà pourquoi je ne veux pas de vous; voilà pourquoi vous me faites horreur! Regardez-vous dans cette glace! Regardez-vous, regardez-vous donc!»
Il regarda malgré lui.
«Vos yeux creux? Vos joues vertes? Mais toute votre vie dégradante, abjecte, est écrite sur cette figure-là! Mais ça se voit, mais ça se lit, que vous n'êtes même plus un homme, à peine un pantin détraqué, dont les fils se cassent. Et vous parlez de m'épouser, de m'acheter avec vos quatre sous, moi qui suis jeune, saine, chaste? vous qui êtes plus vieux que les vieux, et qu'on traînera bientôt dans la petite voiture des paralytiques? Vous êtes fou! Cela coûte plus cher que cela, d'acheter une vierge!»
Il tenta de se redresser, affolé de honte.
—«Plus cher? Combien?—Je demande le tarif! Et le nom de l'acheteur! L'homme riche, la bonne dupe prête à tout, le cocu content! Et parbleu, j'y suis: c'est Rochet; il n'y a pas plus gâteux à Saïgon, ni plus millionnaire.—Et je me souviens très bien: je l'ai vu baver sur votre gant, un soir, chez le gouverneur!»
Elle ne rougit pas.
—«Vous avez vu? Tant mieux. Oui, je l'épouserai, si je veux, si je daigne;—si la tristesse de la vie m'oblige, moi, pauvre comme une mendiante, à me vendre. L'acheteur, au moins, sera riche comme un roi. Vous....»
Du doigt, elle montra la porte. Ses yeux lançaient de la foudre. Il recula peureux.
Il recula; deux chaises, heurtées dans sa déroute, trébuchèrent. Il se cogna au battant de la porte. Il regardait le tapis, n'osant plus lever son regard sur elle. Il la sentait sans la voir,—debout, raide et pâle, le bras tendu,—terrible.
Sur le perron, la pluie ruisselait encore: Il ne s'en aperçut pas. Il s'enfuit.
XXIX
Une heure plus tôt, l'Avalanche avait mouillé en rivière, par le travers du Bayard.
Il y eut visites, rapports, explications. Les choses toutefois allèrent vite: Fierce ne rencontra que des portes fermées. L'amiral d'Orvilliers inspectait les batteries de Saint-Jacques; le commandant de l'arsenal, accablé d'affaires, ne recevait pas; les bureaux, arrachés à leur torpeur réglementaire, montraient du zèle et même de l'activité. En moins d'une heure, Fierce réussit à découvrir le second de la Défense Mobile, et lui remit sa canonnière. Après quoi, il fut libre. Traversant le port, il vit beaucoup de mouvement, et chaque chose sens dessus dessous; les six torpilleurs armaient: les marteaux des ouvriers y faisaient rage. Il s'en étonna le temps de passer, puis n'y songea plus.
Rue des Moïs, il trouva visage de bois. Les boys parlèrent de Mytho en phrases obscures. Le bep,—cuisinier,—appelé, confirma qu'on ne dînait pas à la maison, mais qu'on y déjeunerait le lendemain. Fierce s'en alla.
Il était tout ensemble fiévreux et las. Huit jours plus tôt, dans le village pillé, sa fidélité à Sélysette était morte. Et depuis cette fatale nuit, pas une nuit ne s'était écoulée exempte de trahison. Ah! le sourire lascif des congaïs du Cambodge, et leur grêle nudité qui sent l'opium, et la curiosité vénale qui poussait, à la brune, leurs sampans vers la canonnière! Huit soirs, huit débauches.—Il avait plein le cœur de dégoût, de honte; mais il était sans force et sans volonté contre son instinct, lâché comme une bête.—Ici même, à quatre pas de la fiancée, cette nuit, ne succomberait-il pas encore?
Il marchait vite, fuyant la tentation du crépuscule tiède. L'averse récente avait fouetté les arbres, et les fleurs mouillées sentaient plus fort.
Rue de la Grandière,—c'est la rue de l'ancien tribunal, qui maintenant sert de palais aux lieutenants-gouverneurs,—il s'arrêta étonné: les chevaux d'une victoria se cabraient devant un piéton, et le saïs, cramponné à ses guides, criait à tue-tête; l'homme cependant marchait tête basse, sans rien voir ni entendre, d'un pas raide de somnambule. Fierce reconnut Mévil et l'appela; mais le docteur passa outre. Inquiet, l'enseigne lui courut après et le frappa sur l'épaule.
—«Où vas-tu? Qu'as-tu? tu as attrapé un coup de soleil?»
Mévil le regarda lentement avant de répondre:
—«Je ne sais pas....»
Il prit la main que lui tendait Fierce, et tout d'un coup s'y accrocha comme un noyé.
—«Tu es malade,» fit l'autre, oubliant sa propre détresse; et il le ramena chez lui, le soutenant. Mévil marchait docilement, sans rien dire. Fierce toucha ses vêtements, trempés de pluie.
—«Tu as reçu l'averse? Que diable t'est-il arrivé?
—Rien.»
Rue d'Espagne, Mévil faillit passer sans reconnaître sa porte. Mais dans sa chambre, parmi ses meubles, ses bibelots, le décor familier de sa vie imprégné de son parfum à lui, il se ressaisit peu à peu et reprit ses sens. Aux questions de Fierce, il répondit alors des phrases vagues. Il avait changé d'habits, et s'était assis, taciturne. La nuit venait sans qu'il songeât à faire éclairer.
Torral arriva là-dessus. Inquiet de son convive, il le relançait à domicile.
—«C'est un tombeau, cette chambre!»
Il tourna lui-même un commutateur, vit Fierce et lui dit bonsoir. Mévil était encore très pâle et parlait à peine. Torral à son tour s'étonna.
—«Tu allais très bien tantôt? Bah! viens dîner quand même.
—Il ne peut pas, dit Fierce; tout à l'heure, il trébuchait dans la rue.»
Mévil fit un effort, et se leva:
—«J'ai eu un étourdissement. Mais c'est passé, ou presque. Quand même, j'aime mieux ne pas sortir tout de suite. Dînons ici tous les trois, voulez-vous?»
Ils dînèrent. Mévil fit servir dans sa chambre, qui ressemblait à son cabinet: c'étaient les mêmes tentures de mousselines, trop longues et trop larges pour les murs,—les mêmes sièges bas,—le même demi-jour tamisé par des lampes couleur de safran. Les boys allaient et venaient sans bruit sur leurs semelles de feutre. La congaï ne parut pas.
Fierce était sombre et Mévil défait. Torral les fouillait l'un et l'autre de ses yeux perçants.
—«Il y a cinq mois, dit-il soudain, nous dînions ensemble pour la première fois, au cercle. Vous vous souvenez? c'était plus gai que ce soir. Vous étiez des hommes, en ce temps-là; pas des croque-morts.
—Oui,» fit Mévil.
Il passa plusieurs fois sa main devant ses yeux. Il avait là, gravée sur sa rétine, une vision qui ne s'effaçait pas,—la vision d'une femme debout ...—Mais il s efforça de ne plus voir.
«Oui, répéta-t-il; mais ce temps-là reviendra.»
Il fit apporter du vin de Syracuse, et commença de boire. Fierce, jadis, aimait ce vin; il en but aussi.
La gaîté cependant ne venait pas. Ils buvaient silencieux autour de la table ronde; et le lustre électrique projetait aux murs leurs ombres grandies et immobiles. Les tentures excluaient tout bruit du dehors; la chambre était muette comme un sépulcre.
Deux bouteilles étaient vides. La face de Mévil, blafarde tout à l'heure, se colorait peu à peu; mais il continuait de frissonner par intervalles, et regardait peureusement vers le noir de la porte ouverte.
—«Qu'y a-t-il donc là-bas? fit Torral en surprenant ce regard.
—Il n'y a rien.
—Alors?
—Un reste d'étourdissement: j'ai des fantômes en tête, ce soir....»
Torral jura et prit un journal.
—«La dernière semaine du théâtre; allons-y, ça vaudra mieux que de s'halluciner ici. Liseron joue, précisément.
—Moi, je rentre à bord,» dit Fierce.
Torral le railla.
—«On t'a défendu de sortir seul? Le Petit-Duc est trop raide pour toi?»
Fierce haussa les épaules et capitula. L'Opéra de Saïgon est à deux pas de la rue d'Espagne; mais à cause de la boue, Mévil fit atteler.
—«Nous aurons la voiture pour un tour à Cholon, après, si le cœur nous en dit.»
Fierce ouvrit la bouche pour protester. Mais il vit les yeux ironiques de Torral, et se tut, pris d'une mauvaise honte.
Ils choisirent une baignoire: Fierce tenait à n'être pas vu de la salle. Mais ils n'évitèrent pas les yeux de Liseron: elle les reconnut, leur jeta des sourires. A l'entr'acte, elle eut un caprice, et leur fit passer un mot: s'ils étaient gentils, ils l'emmèneraient souper tout à l'heure, elle et une petite amie fraîche débarquée à Saïgon.—En camarades, bien entendu; elle savait que monsieur de Fierce ... mais d'ailleurs, elle-même se déclarait rangée des voitures; elle se refaisait une virginité.
Mévil écrivit oui sur une carte.
—«Je n'en suis pas, dit Fierce assez fermement.
—Il est sage, ricana Torral, de fuir les tentations avant le mariage: ça donne le droit d'y succomber après.
—Je ne peux pas m'exhiber à tout Saïgon avec deux actrices....
—... Dans la nuit noire, sur les routes désertes, au fond d'une voiture fermée. Tu ne peux pas c'est clair: Sélysette le saurait par son petit doigt.
Le rideau s'était levé pour le troisième acte. Fierce regarda les chanteuses; une curiosité lui venait: la petite amie de Liseron, qui était-ce? Il supposa la brunette qui jouait le travesti. Elle était fine et agaçante; Liseron,—Petite Duchesse,—la frôlait très câlinement.
—«Si j'allais avec vous, dit-il en hésitant, il faudrait que Torral s'occupât clairement de cette petite....
—Je m'occuperai. Pauvre homme, va! Tout ça pour souper avec deux femmes qui se disent redevenues pucelles!
—Partons tout de suite, fit Mévil; nous attendrons à la porte des artistes, et Fierce se cachera dans la voiture.»
Sur la scène les deux femmes s'occupaient beaucoup de la baignoire, et peu de leurs répliques; mais Saïgon est fait à ces choses: personne ne remarqua rien.
Dans la victoria, on pouvait tenir quatre, en se serrant, et il s'agissait d'être cinq; Mévil parla d'une seconde voiture; mais ils n'en trouvèrent pas. Fierce s'était enfoncé sous la capote. Ils attendirent un quart d'heure; puis les femmes sortirent, courant comme des souris; elles avaient à peine pris le temps d'ôter leur fard, et s'étaient encapuchonnées jusqu'aux yeux: tout ce mystère les amusait fort. Elles s'engouffrèrent dans la voiture; Fierce n'eut pas le temps de se lever: elles s'asseyaient à côté de lui, l'une à droite, l'autre à gauche, tandis que Mévil et Torral s'emparaient du strapontin. La victoria partit avec un cahot brusque. Fierce sentit et reconnut la hanche d'Hélène contre sa hanche; en même temps, l'autre femme se retint à son genou, d'une main malicieuse qui multipliait l'attouchement.—Et lui, troublé, eut envie de l'une et de l'autre, en dépit d'une grande honte amère qui bouillonnait au fond de sa conscience.
Il faisait une sombre nuit. Des éclairs silencieux rayaient l'ouest. Un vent mouillé venait de là-bas, chaud comme l'haleine d'une bête.
—«J'étouffe,» dirent les femmes, et elles se dégrafèrent. Un sein moite appuya sur l'épaule de Fierce; à travers la toile mince de son smoking, il compta les palpitations de cette poitrine nue. Un bruit de baisers chantait dans la voiture noire: Mévil sur la bouche d'Hélène recherchait sa virilité d'autrefois.
Toute l'énergie de Fierce se condensa dans ses mains: une tentation furieuse l'envahissait, de saisir l'autre femme, de presser sa chair chaude, de la meurtrir et de la mordre.—Il résista pourtant, ses doigts crispés les uns sur les autres et serrés entre ses genoux.—Le saïs avait pris la route haute de Cholon, la plus courte; et ils arrivèrent en une demi-heure: quand même, Fierce était à bout de forces lorsqu'il mit pied à terre, et il chancela dans le couloir du cabaret.
Mévil commanda le souper. Le vin de Syracuse et les baisers d'Hélène avaient péniblement chassé sa torpeur: il en restait un nuage au fond de sa tête, telles les effiloches de brume oubliées par le vent dans le creux des vallées;—mais une fièvre sourde l'échauffait, le galvanisait. Il essaya d'être fou; il mangea des picallilis au piment, et but des thunders, qui sont des flips avec de la menthe en guise d'eau, et du poivre rouge en guise de cannelle. Malgré quoi il tremblait par saccades, et continuait d'avoir peur de la porte. A la longue, il fut ivre; mais quoique Liseron eût soupé sur ses genoux, il ne la toucha que des mains.
La petite amie d'Hélène regardait Fierce,—avec des yeux de chatte devant la crème interdite; si bien que Torral, qui d'abord avait daigné faire quelques frais pour elle, ne tarda pas à demander son champagne sec, et ne s'inquiéta plus que de boire. Fierce résista désespérément: il tenta même de se réfugier dans l'ivresse; mais l'ivresse ne vint pas assez prompte, ni assez complète. Peu à peu, il eut la fille à côté de lui, puis sur ses genoux: elle but dans son verre; elle se grisa, et l'assaillit sans honte.—Il réussit à se lever, il voulut partir. Mais tous s'attachèrent à lui pour le retenir; et l'on reprit la victoria en quittant le cabaret.
Mévil, hors de raison, commanda au saïs d'aller tout droit; l'homme indifférent les conduisit aux dernières maisons du faubourg. Là dans une cañha de nhaqués[1], ils eurent l'idée burlesque de demander à boire. Un vieil homme effaré leur apporta du saké[2], qu'ils trouvèrent fade après les cock-tails. Plus loin, dans un bouge isolé au bord de la rizière, et fréquenté par la lie chinoise, Torral, qui s'ennuyait, se choisit un boy annamite, et exigea qu'on l'admît sur les coussins. Le ciel lourd d'eau leur jetait parfois de grosses gouttes d'orage, et tous se serraient sous la capote, avec des étreintes et des caresses. L'averse ne tomba pas; la chaleur allait augmentant. Les femmes suffoquées et folles de luxure se dévêtirent comme dans une alcôve, et Fierce, chevauché tout à coup par un corps demi-nu, succomba.
Sur la route boueuse et noire, ils s'enfoncèrent dans la campagne. Et la voiture pleine de stupre était comme un mauvais lieu.
Longtemps, la nuit les entendit chanter et hurler, dans la frénésie de leur rut et de leur ivresse. Mais ils s'enrouèrent enfin et se turent,—quand la fatigue les eut couchés pêle-mêle sur les coussins, sur le tapis, comme des soldats tués. L'orgie finissait en torpeur. Les femmes, épuisées, s'endormaient malgré les cahots; les hommes, inertes, ne pensaient plus. Et ils revinrent vers Saïgon, corps mous et têtes vides. Ils avaient été très loin; le chemin du retour était long: c'était la Plaine des Tombeaux, éternellement silencieuse.
A l'ouest, les éclairs s'étaient éteints; le vent était mort.
Or, ils arrivèrent au tombeau de l'Évêque d'Adran, qui se profila confusément sur l'horizon sombre. Et il se passa une chose étrange et terrible:—les chevaux, qui trottaient en buttant, fourbus, bondirent tout à coup de peur, et reculèrent en se cabrant. La voiture brutalisée vint se mettre en travers de la route et faillit verser. Tous, arrachés du sommeil ou de la stupeur, se dressèrent effarés, avec des cris.
La voiture reculait toujours, malgré le fouet du saïs. Torral, dégrisé, sauta à terre. En avant, la route était noire comme de l'encre. Fierce, sautant à son tour, saisit une des lanternes, et tâcha de découvrir l'obstacle invisible.
—«Il n'y a rien?» fit-il en se retournant.
Mais la lanterne alors éclaira la face de Mévil, resté en arrière;—et, ensemble, Torral et Fierce étouffèrent un cri:
Les yeux de Mévil étaient hagards dans un visage convulsé de terreur et gris comme cendre;—il n'y avait plus de sang à ce visage-là, plus une goutte; et l'on voyait les dents grelotter dans le trou de la bouche. Les cils aussi vacillaient autour des yeux, et ces yeux, fixes comme des yeux de chouette, regardaient au fond de la nuit, regardaient et voyaient la Chose Épouvantable que la lanterne n'avait pas pu éclairer.
-«Là ...—là! ...»
Il parlait comme on suffoque.
«Le fantôme ... l'évêque d'Adran ... qui barre la route dans son suaire.... Il me fait signe ... à moi....»
Les femmes affolées crièrent; Fierce sentit une sueur froide à ses tempes; Torral recula malgré lui. Une peur indomptable passait sur eux, comme une rafale sur des feuilles qui tremblent. Les chevaux semblaient rivés au sol.
Il n'y avait rien pourtant, rien qu'on vît! La nuit était vide. Fierce, d'une secousse, avança de trois pas: un orgueil farouche ressuscitait au fond de lui, l'orgueil héréditaire de sa race qui avait été forte; et cet orgueil ancien s'amalgamait bizarrement avec l'ironie sceptique des Français de la Décadence. Debout, face à ce qu'on ne voyait pas, Fierce, railleusement, exorcisa:
—«In nomme Diaboli... Monsieur l'Évêque, s'il vous plaît, place aux honnêtes vivants que nous sommes! Vous faites peur à des femmes, c'est peu galant, et tout à fait indigne de votre caractère épiscopal.—Si c'est un mauvais présage que vous nous apportez, je le prends pour moi, et que tout soit dit.
—Sur ce, rentrez chez vous, vous allez attraper un rhume! Votre cercueil refroidit....
—Tais-toi! cria peureusement une des femmes; tu vas faire arriver un malheur!»
Mévil poussa un grand soupir, et ses yeux glissèrent de droite à gauche.
—«Il s'en va ... il t'a fait signe à toi aussi....»
Les chevaux alors avancèrent, avec un reste d'effroi.
—«Non! non! protesta violemment Hélène: pas par là, je ne veux pas.
—Quoi, pas par là? fit Torral furieux soudain. Par où, alors? Êtes-vous saoule, vous aussi?»
Elle voulut sauter à terre; mais il la retint rudement par le bras, et la voiture dépassa le mausolée, sans encombre. Mal rassurées, les deux femmes se cramponnaient à Fierce, qui leur semblait le plus brave. Lui s'était rassis silencieux, et Mévil, raide et les yeux toujours grands ouverts, gisait sur les coussins comme un cadavre.
Ils continuèrent leur chemin. Mais l'alerte avait claqué les chevaux, qui n'allaient plus qu'au pas, malgré le fouet. La route fut interminable. Par chance, l'orage s'était éloigné, et les étoiles luisaient entre les nuages. Ils s'endormirent peu à peu d'un sommeil écrasé,—rompus de fatigue, d'émotion, et ivres.
La nuit s'acheva. L'aube blanchit l'orient; puis le soleil se leva sans aurore. La brise matinale souffla moins chaude. Une journée souriante naissait.
Fierce, le front caressé d'air et de soleil, sortit lentement de sa torpeur. Il se redressa. Les deux femmes l'enlaçaient toujours à pleins bras, et elles étaient presque nues. Il songea tout à coup aux rencontres possibles: il faisait jour, et on entrait en ville; déjà le pont de l'arroyo était passé.
Fierce voulut dénouer les bras qui le retenaient et sauter à terre. Mais ils s'étaient contractés et crispés, ces bras; ils étaient autour de lui comme des liens, ils étaient comme sa vie ancienne, comme sa civilisation, collés à sa chair.—Il lutta pour s'en débarrasser, il lutta trop tard.
Trop tard. La Fatalité l'avait marqué: Gomme il s'arrachait de l'étreinte nue, une victoria déboucha d'une rue transversale,—la rue des Moïs,—et passa tout près de lui, au pas: Mme et Mlle Sylva en promenade du matin.
Sélysette se leva toute droite, les yeux agrandis. Un cri lui échappa,—un cri qui cloua le cœur de Fierce comme d'un coup de couteau. Et ce fut tout, la victoria s'enfuit, rapide.
Une minute entière, Fierce resta debout, immobile, comme les arbres foudroyés qui ne tombent pas tout de suite. Puis, d'un geste terrible, il brisa l'étreinte funeste, il jeta l'une sur l'autre les deux femmes, et le front de l'une saigna. Lui cependant bondissait hors de la voiture et se sauvait à travers les rues, fou.