Les Contemporains, 2ème Série: Etudes et Portraits Littéraires
The Project Gutenberg eBook of Les Contemporains, 2ème Série
Title: Les Contemporains, 2ème Série
Author: Jules Lemaître
Release date: April 25, 2007 [eBook #21215]
Language: French
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NOUVELLE BIBLIOTHÈQUE LITTÉRAIRE
JULES LEMAÎTRE
LES CONTEMPORAINS
ÉTUDES ET PORTRAITS LITTÉRAIRES
DEUXIÈME SÉRIE
Leconte de Lisle—José-Maria de Heredia
Armand Silvestre—Anatole France—Le Père Monsabré
M. Deschanel et le romantisme de Racine
La comtesse Diane Francisque Sarcet—J.-J. Weiss—Alphonse Daudet
Ferdinand FabreDEUXIÈME ÉDITION
PARIS
H. LECÈNE et H. OUDIN, ÉDITEURS
17, Rue BONAPARTE, 17
1886
TABLE DES MATIÈRES
LECONTE DE LISLE[1]
I
Des vers d'une splendeur précise, une sérénité imperturbable, voilà ce qui frappe tout d'abord chez M. Leconte de Lisle. Au fond, il y a autre chose que nous verrons; mais cela est caché et ne se révèle qu'à ceux qui n'ont pas le cœur simple. C'est pourquoi il n'est peut-être pas de poète qui soit moins connu du public, ni plus sacré pour ses fidèles; qui ait moins de lecteurs, ni des lecteurs plus fanatiques. Ses vers intransigeants ne condescendent point aux faiblesses ni aux habitudes du troupeau, n'entrent point dans ses émotions, ne le bercent ni le secouent. «Leconte de Lisle? vous diront les plus renseignés; un grand poète sans doute! mais que nous veut-il avec ses poèmes indous, hébraïques, grecs et Scandinaves?
Excusez-moi, monsieur, je ne sais pas le grec.
Ni le sanscrit, ni le saxon.»
«Leconte de Lisle, prononcera M. Homais, est complètement dépourvu de sensibilité. Je n'approuve pas, monsieur, que le poète s'isole et se désintéresse de son siècle. En a-t-il même le droit? Je me le demande. Au reste, j'ai peu lu cet auteur.—J'ai vu ses Erynnies à l'Odéon, continue M. Homais avec un fin sourire; Clytemnestre s'appelait Klutaïmnêstra, et c'était fort ennuyeux.»
D'autre part, interrogez les poètes, pas tous, mais les meilleurs d'entre les jeunes, et quelques curieux çà et là. Assurément ils ne vous diront point de mal de Victor Hugo, pour la raison qu'Allah est Allah; mais on sait que dans tous les temples il y a des saints plus amoureusement chômés que le titulaire du maître-autel; et je crois bien que parmi ces saints de chapelle M. Leconte de Lisle est le premier. C'est qu'il offre à ses dévots des œuvres parfaites, où les gens du métier trouvent un plaisir sans mélange: presque jamais un sentiment personnel au poète n'y éclate dont la sincérité, l'originalité ou l'expression puisse être contestée, qui semble, suivant les jours, insuffisant ou démesuré, ni qui détourne l'attention des mystères savants de la forme.
II
Lorsque André Chénier composait ses divins pastiches d'Homère et de Théocrite, il faisait sans y songer ce que personne n'avait fait avant lui, non pas même les poètes de la Pléiade, qui ne comprenaient qu'à demi la pure antiquité et ne la saisissaient point d'une vue directe. Il se détachait de lui-même et de son temps, s'éprenait tout naïvement des grâces de la vie primitive chez une belle race, se faisait une âme grecque ou plutôt, mystérieux atavisme, retrouvait cette âme en lui. Or, cette neuve poésie où se reflètent exactement des poésies antérieures et où Chénier se complaisait ingénument, d'autres l'ont recommencée avec plus de parti pris et un art plus consommé. Notre siècle est curieux avec délices. Sa gloire et sa joie, c'est de comprendre et de ressusciter l'âme des générations éteintes, et sa plus grande originalité consiste à pénétrer dans l'âme des autres siècles. De croyance propre, il n'en a guère. Aussi, le seul sentiment nouveau qu'il ait apporté dans la littérature, c'est, avec la curiosité, le doute de l'esprit se tournant en souffrance pour le cœur. Y a-t-il autre chose dans le romantisme que la mélancolie de René et l'amour de ce qu'on appellait en 1830 la couleur locale, c'est-à-dire le sens de l'histoire avivé par la passion des belles lignes et des belles couleurs? Ces deux sentiments, d'ailleurs, ou vont ensemble ou s'engendrent tour à tour. Quand on sait ou qu'on devine beaucoup, qu'on est d'une vieille race fatiguée et sans naïveté, il peut arriver qu'on en souffre, et ce malaise redouble l'ardeur de connaître et de sentir; il nous fait chercher l'oubli dans la curiosité croissante ou dans une sorte de sensualisme esthétique. Toute la poésie contemporaine est faite, semble-t-il, d'inquiétude morale et d'esprit critique mêlé de sensualité. L'inquiétude, vague avec les romantiques, s'est peu à peu précisée: une poésie philosophique en est sortie, et à la mélancolie d'Olympio ou de Jocelyn a succédé la mélancolie darwiniste. Le poète de la Justice[2] sait les raisons de sa tristesse. D'un autre côté, l'intelligence du passé et le goût de l'exotique ont engendré une longue et magnifique lignée de poèmes où revivent l'art, la pensée et la figure des temps disparus. La poésie de notre âge et de notre pays contient toutes les autres dans son vaste sein. Hugo, Vigny, Gautier, Banville, Leconte de Lisle, l'ont faite souverainement intelligente et sympathique, soit qu'elle déroule la légende des siècles, soit qu'elle s'éprenne de beauté grecque et païenne, soit qu'elle traduise et condense les splendides ou féroces imaginations religieuses qui ont ravi ou torturé l'humanité, soit enfin qu'elle exprime des sentiments modernes par des symboles antiques. À travers les différences de caractère ou de génie, un trait commun rapproche les ouvriers de cette poésie immense et variée comme le monde et l'histoire: le culte du beau plastique. Mais il n'en est point chez qui ce culte apparaisse plus exclusif que chez M. Leconte de Lisle. Il est remarquable que celui-là soit le moins ému, qui s'est fait le poète des religions et qui s'est attaché aux manifestations du sentiment le plus intime, le plus enfoncé au cœur des races.
III
Mais quoi! est-il donc si impassible que cela? M. Homais aurait tort de le croire. Un petit poème indien ou gothique se peut ciseler sans émotion. Des élèves du maître, de jeunes et habiles ouvriers se sont donné ce plaisir, et l'on aura beau chercher, on ne trouvera guère sous leurs vers éclatants d'autre passion que celle des contours rares et des belles rimes. Mais quand un poète s'est complu à évoquer la série presque complète des religions et des théologies, volontiers on s'enquiert des raisons d'une prédilection si constante. On se demande si le goût du pittoresque à outrance suffit à l'expliquer. Cette impassibilité qu'on ne saurait nier, on voudrait savoir si elle est bien l'état naturel de l'âme de l'artiste. N'est-elle pas acquise? À quel prix et pourquoi? Ne suppose-t-elle pas des souffrances, des désillusions, des rébellions, tout un drame antérieur qui parfois gronde encore sous les rimes sereines? Kaïn n'est-il donc qu'un magnifique exercice de rhétorique parnassienne? Relisez-le, de grâce, et vous verrez si l'âme triste, généreuse et insoumise du xixe siècle n'y est pas tout entière. Non, l'auteur des Nornes, de Baghavat et du Corbeau n'est point un antiquaire désintéressé. S'il est un poète qui soit bien d'aujourd'hui, qui soit moderne jusqu'aux entrailles, c'est lui. M. Leconte de Lisle, à peu près comme Gustave Flaubert, est un grand pessimiste et un grand impie réfugié dans la contemplation esthétique. Étudions de plus près ce révolté qui, pour goûter la paix, s'est fait bouddhiste et sculpteur de strophes.
Quand je parle du bouddhisme de M. Leconte de Lisle, il faut s'entendre. Je sais bien qu'il vit à Paris, à peu près comme tout le monde, et je ne prétends pas qu'il adore pour de bon Baghavat ou Bouddha, qu'il laisse pousser indéfiniment les ongles de ses pieds et de ses mains, ni qu'il passe des heures à regarder son nombril. Je le définis par ses livres, ne le connaissant pas autrement; je le prends dans les moments singuliers où il vit sa vie de poète, aussi vraie que l'autre. On peut croire qu'il tient de la nature un dédain de l'émotion extérieure, un fonds de sérénité contemplative que sont venus renforcer l'art et le parti pris; et il est sans doute intéressant d'étudier chez lui l'alliance surprenante de l'ataxie orientale avec la science et la conscience inquiètes des hommes d'Occident.
Il ne faut pas oublier que Leconte de Lisle est né à l'île Bourbon et qu'il y a passé son enfance. Là mieux que chez nous, il put sentir l'énormité indomptable des forces naturelles et les lourds midis endormeurs de la conscience et de la volonté. Il connut la rêverie sans tendresse, le sentiment de notre impuissance à l'égard des choses, la soif de rentrer au grand Tout, dont la vie un moment nous distingue, et, en attendant, la joie immobile de contempler de splendides tableaux sans y chercher autre chose que leur beauté.
Il vint à Paris. Après la fatalité inconsciente des choses, il rencontra la fatalité furieuse de l'égoïsme humain. Il eut des jours difficiles et souffrit d'autant plus qu'il apportait dans la mêlée des compétitions féroces une âme déjà touchée de la grave songerie orientale. Les forces inéluctables qu'il avait reconnues, subies et parfois aimées dans la nature aveugle et magnifique, il les retrouvait dans la société des hommes, mais franchement haïssables cette fois, visiblement hostiles et méchantes. L'enfant s'insurgea contre l'égoïsme nécessaire, mais hideux, contre le bourgeoisisme impitoyable et rapace, contre la vie plate et malfaisante, contre les violences hypocrites et sans grandeur.
Il lut l'histoire. Il y vit l'homme en proie à deux fatalités: celle de ses passions et celle du monde extérieur. Elle lui apparut comme l'universelle tragédie du mal, comme le drame de la force sombre et douloureuse. Il lui sembla que l'homme, presque toujours, avait aggravé l'horreur de son destin par les explications qu'il en avait données, par les religions qui avaient hanté son esprit malade, prêtant à ses dieux les passions dont il était agité. Il se dit alors que la vie est mauvaise et que l'action est inutile ou funeste. Mais, d'autre part, il fut séduit par le pittoresque et la variété plastique de l'histoire humaine, par les tableaux dont elle occupe l'imagination au point de nous faire oublier nos colères et nos douleurs. Il entra par l'étude dans les mœurs et dans l'esthétique des siècles morts; il démêla l'empreinte que les générations reçoivent de la terre, du climat et des ancêtres: et, comme il s'amusait à la logique de l'histoire, il en sentit moins la tristesse; puis il lui parut que toute force qui se développe a sa beauté pour qui en est spectateur sans en être victime; il eut des visions du passé si nettes, si sensibles et si grandioses qu'il leur pardonna de n'être pas consolantes. Enfin il comprit que, si tout le mal vient de l'action, l'action vient du désir inextinguible, de l'illusion du mieux, qui vit éternellement aux flancs de l'humanité, illusion qui fait souffrir puisqu'elle fait vivre, mais qui fait vivre enfin. Or, à quoi bon condamner la vie? Elle est, cela suffit; et les renonciations de quelques-uns ne l'éteindront pas. Qui sait d'ailleurs si elle ne va pas quelque part? si quelque progrès—lent, ah! combien lent!—ne s'élabore pas par elle à travers les âges? Alors, le cœur révolté contre l'Être, mais les yeux pleins du prestige de ses formes; indigné des monstruosités de l'histoire, mais désarmé par l'intérêt de son mécanisme et ébloui par la richesse de ses décors; soulevé contre le spectre des religions, mais apaisé par l'idée qu'un jour peut-être elles auront vécu; conspuant l'humanité et l'adorant à la fois, il alla prendre pour héros l'antique rebelle, le premier après Lucifer qui ait crié: Non serviam! rendit l'espoir au désespéré et le fit surgir comme un prophète sur la plus haute tour d'Hénokia, la cité cyclopéenne. Il mit dans ce poème ce qu'il avait de plus sincère en lui, la protestation obstinée contre le mal physique et moral, et aussi la sérénité de l'artiste paisiblement enivré de visions précises. Ce jour-là, M. Leconte de Lisle fit son chef-d'œuvre.
IV
Étant captif parmi les cavaliers d'Assur,
Thogorma, le voyant, fils d'Élam, fils de Thur,
Eut ce rêve, couché dans les roseaux du fleuve,
À l'heure où le soleil blanchit l'herbe et le mur,
Il vit Hénokia, la cité des Géants. C'est le soir; ils rentrent dans la ville avec leurs femmes et leurs troupeaux,
Avec leur bouche épaisse et rouge, et pleins de faim.
Le tombeau de Kaïn est au sommet de la plus haute tour. Voilà qu'un ange, un cavalier, sort des ténèbres, traînant après lui et ameutant toutes les bêtes de la terre, et charge d'imprécations, au nom du Seigneur, le rebelle et ses fils. Alors Kaïn se dresse dans son tombeau, impose silence au cavalier et aux bêtes; il se souvient, et raconte sa sombre histoire.
Celle qui m'a conçu ne m'a jamais souri.
Il revoit l'Éden gardé par un Khéroub «chevelu de lumière». La nuit, il rôdait, voulant y rentrer et sourd aux insultes de l'archange.
Je souffre, qu'ai-je fait?—Le Khéroub dit: Kaïn,
Iavèh l'a voulu. Tais-toi. Fais ton chemin
Terrible.—Sombre esprit, le mal est dans le monde;
Oh! pourquoi suis-je né?—Tu le sauras demain.
Pour le punir, Iavèh l'aveugle «le précipite dans le crime tendu», lui fait, dans un accès de fureur, tuer son frère, qu'il aimait pourtant.
Ô préféré d'Héva, faible enfant que j'aimais,
Ce sang que je t'ai pris, je le saigne à jamais!
Dors, ne t'éveille plus! Moi, je crierai mes peines,
J'élèverai la voix vers Celui que je hais.
Kaïn se vengera et il vengera les hommes. Quand «assouvi de son rêve», Dieu voudra détruire la race humaine par le déluge, Kaïn la sauvera. Le poète (et ceci a tout l'air d'une trouvaille de génie) veut que l'arche ait été construite malgré Jéhovah et que Kaïn, son Kaïn immortel et symbolique, l'ait empêchée de sombrer.—L'homme, continue le vengeur, couvrira de nouveau la terre, non plus indompté, mais lâche et servile.
Se précipitera sans halte ni refuge,
À ton spectre implacable horriblement lié.
Mais un jour mon souffle redressera ta victime:
Tu feras ruisseler le sang comme une mer,
Tu feras s'acharner les tenailles de fer,
Tu feras flamboyer, dans l'horreur infinie,
Près des bûchers hurlants le gouffre de l'Enfer;
Repus de graisse humaine et de rage amaigris,
De l'holocauste offert demanderont le prix,
Surgissant devant eux de la cendre des justes,
Je les flagellerai d'un immortel mépris.
Et celles dont le sable a couvert les monceaux;
Dans leur lit écumeux j'enfermerai les eaux;
Et les petits enfants des nations vengées,
Ne sachant plus ton nom, riront dans leurs berceaux!
Par delà l'épaisseur de ce sépulcre bas
Sur qui gronde le bruit sinistre de ton pas,
Je ferai bouillonner les mondes dans leur gloire;
Et qui t'y cherchera ne t'y trouvera pas!
Le bienheureux Éden longuement regretté,
Verra renaître Abel sur mon cœur abrité;
Et toi, mort et cousu sous la funèbre toile,
Tu t'anéantiras dans ta stérilité.
Kaïn se tait. Alors le déluge éclate, et...
Thogorma, fils d'Élam, d'épouvante blêmi,
Vit Kaïn le vengeur, l'immortel ennemi
D'Iavèh, qui marchait, sinistre, dans la brume,
Vers l'arche monstrueuse apparue à demi.
Ce poème de Kaïn traduit, sous une forme saisissante, un sentiment éternel (aujourd'hui plus intense que jamais) et profondément humain: n'est-ce point là justement la définition des chefs-d'œuvre? Ce que j'ai envie de dire pourra paraître un éloge démesuré: car le public n'a pas l'air de se douter, vraiment, que notre siècle finissant a de grands poètes. Mais enfin, ce n'est pas la faute des lecteurs ingénus de M. Leconte de Lisle si son Kaïn leur rappelle le Prométhée d'Eschyle. Et Kaïn, venant plus tard, a cet avantage de mieux savoir ce qu'il veut et de dire plus nettement ce qu'il espère. Kaïn est, si l'on veut, un Prométhée qui parle et sent comme Lucrèce, c'est-à-dire comme le plus jeune des poètes anciens.
In terris, oppressa gravi sub Religione,
Quæ caput a coeli regionibus ostendebat,
Horribili super aspectu mortalibus instans,
Primum Graius homo mortales tollere contra
Est oculos ausus, primusque obsistere contra...
Hénokia est aussi énorme que le Caucase. Mercure n'est pas plus lâche que le Cavalier, Kaïn vaut le Graius homo. Jamais blasphème n'est sorti d'une bouche d'homme, plus tragique depuis Eschyle, ni plus triomphant depuis Lucrèce. Il y a dans le cri de Kaïn une âpreté plus superbe, s'il se peut, que celle du poète de la Nature, et une espérance non plus forte, mais moins vague et plus voisine de son objet, que celle du Titan voleur de feu.—La protestation du corps contre la douleur, du cœur contre l'injustice et de la raison contre l'inintelligible, devient, semble-t-il, plus ardente à mesure que l'industrie humaine combat la souffrance, que l'idée de justice passe dans les institutions et que la science entame les frontières de l'inconnu; comme si l'homme, moins éloigné de son idéal, en subissait plus invinciblement l'attraction et se précipitait vers lui d'un mouvement plus furieux. Au fond, la science et la poésie sont deux grandes insurgées, et les Satans et les Prométhées pullulent sous nos habits noirs. Il y a une volupté dans cet état d'insurrection, d'autant plus que le sens critique, véritable esprit du diable, ouvre un domaine spacieux et nouveau à l'imagination plastique et, en même temps que la joie de la révolte, nous donne celle de reconstruire et de contempler avec des yeux d'artiste l'immense tragédie humaine. Je trouve tout cela dans Kaïn, et c'est par là qu'il est si complètement moderne.—Sans parler davantage de l'âpre et généreuse pensée qui est au fond de cette belle histoire symbolique, le passé surgit aux regards de Thogorma avec une précision si poignante et dans un détail si arrêté qu'on n'y peut rien comparer, sinon les plus belles pages de Salammbô. Voyez la rentrée des Géants dans leur ville: la vie de l'homme dans les rudes civilisations primitives vous apparaît dans un éclair. On songe au ve livre de Lucrèce; puis on se dit qu'il y a là autre chose encore qu'une intuition de poète, que la science contemporaine, l'archéologie, l'anthropologie, ont seules rendu possibles de pareilles résurrections, et que, de toutes façons, un tel poème sonne glorieusement l'heure exacte où nous sommes.
V
Kaïn est un poème non de désespoir, mais d'espoir violent né de l'intensité même du désir. Il marque une aspiration d'un jour, une involontaire concession du poète à «l'illusion qui fait de nous sa pâture»[3] et qui, trompant sans cesse les efforts qu'elle suscite, ne permet point à la douleur de s'endormir. Il est bien jeune et bien naïf, le vieux Kaïn, et trop dupe de son bon cœur. Eh! oui, les dieux passeront, mais après? l'humanité en sera-t-elle plus heureuse? Le Runoïa n'a pas l'ingénuité du premier meurtrier.—Et ce sera ton heure, dit-il au Christ.
Tu rentreras, vêtu du suaire ascétique,
Laissant l'homme futur, indifférent et vieux,
Se coucher et dormir en blasphémant les dieux[4].
L'éternel cri: «Je souffre, qu'ai-je fait?» est une plainte d'enfant, stérile et vaine. Satan lui-même se demande à quoi bon.
Et la fureur me pèse et le combat m'ennuie[5].
Et le poète, avec le diable, descend, d'un mouvement fatal, aux dernières profondeurs de la tristesse, jusqu'à la désespérance qui ne veut plus lutter. Aux Morts, le Dernier souvenir, les Damnés, Fiat nox, In Excelsis, la Mort du soleil, les Spectres, le Vent froid de la nuit, la Dernière vision, l'Anathème, Solvet sæclum, Dies Iræ, tous ces poèmes, prodigieux par la magnificence et la dureté des lamentations, ne sont que prières à la Mort, effusions noires vers le néant. Je ne sais quel orgueil vient parfois les comprimer:
À quoi bon tant de pleurs si tu ne peux guérir?
Et qui mord le couteau, de sa gueule qui saigne[6].
Ces plaintes ne servent de rien; mais il ne sert de rien non plus de les retenir, et l'hymne lugubre se déroule à flots lents, si horriblement triste qu'auprès de cette tristesse-là celle de l'Ecclésiaste est d'un enfant et celle de René est d'un bourgeois. Et je ne sais si l'amour du néant est contagieux ou si cet amour n'est pas le suprême mensonge et la dernière et incurable illusion faite de la ruine de toutes les autres; mais volontiers, séduit par le maléfice de ces admirables vers qui aspirent au néant en empruntant à l'Être de si belles images, on s'unirait, avec un désespoir voluptueux, à l'oraison du poète:
Accueille tes enfants dans ton sein étoilé;
Affranchis-nous du temps, du nombre et de l'espace.
Et rends-nous le repos que la vie a troublé[7]!
«Fantaisie funèbre, dira-t-on, et même assez froide; car le vrai seul est aimable, disait Boileau, qui n'a point prévu cette poésie.» Mais est-on bien sûr que ce ne soit là qu'un amusement poétique? Je vous assure qu'à de certaines heures cet amusement vous prend aux entrailles. Parmi nos «minutes singulières», comme dit M. Taine (et ce sont surtout celles-là qui doivent intéresser les poètes), il y a des minutes de dégoût complet, de sincère renonciation à la vie, de pessimisme absolu et sans réserve. Il est certain qu'en dépit de ces minutes on continue de vivre; et cependant ceux pour qui elles reviennent souvent devraient, s'ils étaient aussi sincères qu'ils le paraissent, se réfugier volontairement dans la mort. Mais point; et Schopenhauer s'est laissé mourir dans son lit. C'est qu'il y a une sorte de plaisir dans cette morne désespérance dont on ne peut nier la réalité paradoxale. On dit que la vie est mauvaise, on le croit et on l'éprouve; on sait la vanité de tout espoir et de toute révolte, sauf de la révolte radicale qui secoue le fardeau de la vie; et pourtant on vit, justement parce qu'on sait tout cela, parce que c'est une espèce de volupté pour le roseau pensant de se savoir écrasé par l'univers fatal et que cette connaissance est encore une insurrection et, par suite, une raison de vivre. On peut succomber aux souffrances physiques qui jettent l'homme hors de soi, l'affolent et le font crier; on peut succomber aux mécomptes qui ont pour objet des personnes; mais les douleurs purement intellectuelles ne tuent pas, parce que, dans la plupart des cas, à mesure qu'elles croissent, croît aussi notre orgueil. Le pire malheur n'est pas de savoir ou de croire le monde inutile ou mauvais: c'est de pâtir dans son corps et d'être déçu brutalement dans ses passions. Les tortures du pessimisme ou du doute peuvent être cruelles, mais moins qu'un membre coupé, un cancer qui vous ronge, ou la trahison d'une personne aimée. Contre les tortures de la pensée on a le sentiment vivace de la puissance déployée à penser et aussi, le plus souvent, la protestation tranquille du corps bien nourri. Le songeur qui condamne l'Être universel lui oppose son être particulier et prend davantage conscience de lui-même. «Moi seul, se dit-il, moi seul, passif, mais conscient et irréductible, contre le monde entier.» C'est par là qu'on se console, du moins dans notre Occident. On a encore d'autres raisons d'accepter la vie. «Pourquoi je vis? par curiosité,» dit L'Angely. La curiosité de M. Leconte de Lisle sera celle d'un artiste attaché surtout aux manifestations extérieures de l'histoire et de la nature. Il reproduira l'absurde et magnifique spectacle des choses avec un relief qui est à lui. N'ayez crainte: son imagination, après sa superbe, l'a sauvé du suicide; et le voici qui commence, à travers le temps et l'espace, la revue des apparences, œuvre de Mâya.
VI
Justement c'est l'Inde, éprise du néant, qui au début de son pèlerinage esthétique accueille et berce son âme désenchantée de l'action. Il est remarquable que la plus ancienne philosophie soit si complètement pessimiste et que l'homme, dès qu'il a su penser, ait condamné l'univers et renié la vie. Cela donne à réfléchir, d'autant plus que nous-mêmes, les derniers venus et les moins malheureux, nous nous sentons encore inclinés vers la métaphysique vague et désolée où s'assoupissaient nos plus lointains ancêtres. De même que souvent dans le cerveau d'un homme renaissent au déclin de l'âge les songes et les croyances de ses jeunes années, ainsi l'humanité vieillissante refait le songe de sa jeunesse. Oui, c'est charmant d'être bouddhiste, et béni soit Çakia-Mouni! Sa philosophie n'est peut-être pas très claire: mais combien belle! Ce monde est un scandale au juste? Rassurez-vous. Ce monde n'est pas vrai: il n'est que le rêve de Hâri. Et qu'est-ce que Hâri en dehors de son rêve? Il n'est pas très aisé de le savoir. Ce qui est certain, c'est qu'il est parfaitement heureux et qu'on arrive à se fondre dans sa béatitude par le détachement et la bonté inactive. Ce sont bien, en effet, les deux seules choses qui ne trompent point. Ajoutez-y le rêve poussé jusqu'à l'évanouissement de la conscience. Certes, elles sont monstrueuses, les idoles de l'Olympe indien, mais, bien mieux que les belles divinités grecques elles font courir en nous le frisson du mystère. La bizarrerie de leurs formes, la disproportion de leurs membres et l'absurdité de leur structure ne donnent point l'idée d'une personne et découragent l'anthropomorphisme où nous sommes enclins. Elles n'ont point de beauté ni, à proprement parler, de laideur mais des contours extravagants d'où l'harmonie est absente et qui, par une sorte d'indéfini terrible, symbolisent l'infini.—Et s'il vous plaît de voir quelqu'une de ces figures, non plus telle qu'on peut la traduire aux sens, mais telle que l'imagination la conçoit, contemplez le dieu Hâri, le principe suprême, dans la Vision de Brahma. Toute splendeur et toute horreur s'y trouvent réunies. Rien n'égale la précision des détails, sinon le vague formidable de l'ensemble. Il croise comme deux palmiers d'or ses vénérables cuisses; deux cygnes l'éventent de leurs ailes et un açvatha l'abrite de ses palmes; mais les Védas bourdonnent sur ses lèvres, des forêts de bambous verdoient à ses reins, des lacs étincellent dans ses paumes et son souffle fait rouler les mondes qui jaillissent de lui pour s'y replonger; si bien que sa vue délecte les sens en même temps que son immensité fatigue et dépasse le plus vaste essor du rêve et que son essence exerce la pensée jusqu'à l'engloutir et l'annihiler. Tandis qu'il songe le monde, tandis qu'il nous ravit par la grâce des mille vierges qui se baignent à ses pieds parmi les lotus et qu'il nous épouvante par le grincement des dents du géant pourpre qui à sa gauche broie et dévore l'univers; tandis que sa seule inertie est la source de l'Être, qu'il s'incarne dans les héros, que les sages rentrent dans son sein par l'inaction,—lui se demande tranquillement s'il ne serait pas le Néant. Comprenne qui pourra! Qu'importe? il ne faut pas comprendre. Rien n'a de substance ni de réalité; toute chose est le rêve d'un rêve; et la Vision de Brahma est un obscur poème qu'il faut lire sous le poids d'un grand soleil, quand la tête se vide, quand la mémoire fuit, quand la volonté se dissout, quand on reçoit des objets voisins des impressions si intenses qu'elles tuent la pensée, quand on sent sur soi de tous côtés la molle pesée de la vie universelle et que le moi y résiste à peine et voudrait s'y perdre tout entier, quand la vie arrive à n'être plus qu'une succession d'images sur lesquelles ne s'exerce plus le jugement et que l'on conserve juste assez de conscience pour souhaiter qu'elle s'évanouisse tout à fait, parce qu'alors il n'y aurait plus rien, plus même d'images, et que cela vaudrait mieux.
Qui expliquera l'étrange plaisir qu'on prend parfois à désirer l'absorption du moi dans l'être, c'est-à-dire à désirer le néant ou à croire qu'on le désire?—La perfection de la forme et la curiosité du fond suffiraient à faire goûter le poème de Baghavat; mais voulez-vous y trouver un charme poignant? Unissez-vous de cœur, cela est aisé, avec les trois Brahmanes dans la haine de la vie, dans le sentiment que rien ne sert à rien et que toute passion apporte plus de peine que de joie; et pénétrez-vous de cet hymne lugubre:
Lamentation large et souffrance inconnue
Qui monte de la terre et roule dans la nue;
Soupir du globe errant dans l'éternel chemin,
Mais effacé toujours par le soupir humain.
Sombre douleur de l'homme, ô voix triste et profonde,
Plus forte que les bruits innombrables du monde,
Cri de l'âme, sanglot du cœur supplicié,
Qui t'entend sans frémir d'amour et de pitié?
Qui ne pleure sur toi, magnanime faiblesse,
Esprit qu'un aiguillon divin excite et blesse,
Qui t'ignores toi-même et ne peux te saisir,
Et, sans borner jamais l'impossible désir,
Durant l'humaine nuit qui jamais ne s'achève,
N'embrasse l'infini qu'en un sublime rêve!...
Ô conquérant vaincu, qui ne pleure sur toi?
Maitreya se souvient d'une jeune fille, Narada pleure sa mère morte, Angira cherche et doute. Tous trois souffrent et voudraient oublier. La déesse Ganga les entend et leur dit d'aller à Baghavat. Ils se lèvent, gravissent la divine montagne où siège Baghavat et, sortant de l'Illusion qui enveloppe le dieu, entrent en lui et s'unissent à l'Essence première.
Heureux Maitreya! Heureux Narada! Heureux Angira!—Pourtant, s'il est sûr que la vie est foncièrement mauvaise, il ne l'est pas moins qu'elle semble douce à certaines heures et que les passions nous enivrent délicieusement avant de nous meurtrir.—Çunacépa est un acheminement vers une philosophie moins hostile à l'illusion et à l'action. Le fils du Richi, qui doit, à peu près comme Iphigénie, être immolé pour expier la faute du roi Maharadjah, aime Çanta et ne veut pas mourir, et Çanta ne veut pas qu'il meure. Les deux enfants vont consulter le vieil ascète Viçvaméthra. Si desséché qu'il soit par l'extase, si avant qu'il se soit enfoncé dans le nirvâna, le solitaire, «rêvant comme un dieu fait d'un bloc sec et rude», sent à leur voix suppliante remuer en lui quelque chose d'humain et «entend chanter l'oiseau de ses jeunes années». Il révèle à Çunacépa qu'il échappera à la mort en récitant sept fois l'hymne sacré d'Indra. En effet, au moment du sacrifice, un étalon prend la place de la victime.—Maudite soit la vie! et que les brahmanes rêvent, et que la vision s'évanouisse dans leurs yeux fixes, le sentiment dans leur cœur et la pensée dans leur cerveau! Le sang de la jeunesse sera toujours prompt à la duperie de Mâya. Rien n'est meilleur que l'amour du néant; mais rien aussi n'est meilleur que l'amour, et c'est pourquoi le monde dure encore.
VII
Ils ne s'en plaignaient point, ces nobles Grecs pour qui M. Leconte de Lisle finit par délaisser les mornes buveurs de l'eau sacrée du Gange. Le goût de l'action se réveille sous un ciel moins accablant qui permet la lutte, et le sens de la beauté vit et se développe dans une nature aux contours harmonieux et modérés, dans une lumière qui réjouit et n'aveugle point. Toutefois l'obsession du Destin et le sentiment de la vanité de toutes choses ont suivi l'humanité dans ses immigrations vers l'Occident. Longtemps, sous la sérénité de la forme, la poésie grecque a caché de profondes tristesses. Sophocle pense que le meilleur est de n'être pas né ou de vivre peu[8]. Les larmes orientales de Xerxès, Hérodote les a pleurées. «Il m'est venu une pitié au cœur, dit le roi, ayant calculé combien est brève toute existence humaine, puisque de tous ceux-là, qui sont si nombreux, nul dans cent ans ne survivra.—Ce n'est pas là, répond Arbatane, ce qu'il y a dans la vie de plus déplorable; car, malgré sa brièveté, il n'est point d'homme tellement heureux que pour un motif ou pour un autre il n'ait souhaité, non une fois, mais souvent, de mourir plutôt que de vivre. Cette vie si courte, les maladies qui la troublent, les calamités qui surviennent la font paraître longue. Ainsi la mort, à cause de l'amertume de la vie, est pour l'homme le refuge le plus désirable, et la divinité qui nous fait goûter quelque douceur à vivre s'en montre aussitôt jalouse[9].»—Prométhée, l'Orestie, Œdipe roi nous montrent l'homme instrument et jouet du destin. Ou bien il subit ses passions qu'il dit lui être envoyées par les dieux: Sua cuique deus fit dira cupido[10].—«Chère fille, dit Priam à Hélène, à mes yeux tu n'es point coupable, mais les dieux[11].» Voyez aussi la Phèdre d'Euripide.—Qu'importe! chez cette merveilleuse race, l'homme aime l'action, même quand il la sait inutile et décevante. «Laissons ces discours sur l'existence humaine, quoiqu'elle soit ce que tu la décris[12].» Les durs commencements dans une terre toute neuve et qui n'était pas toujours clémente, les longues luttes entre Pélasges, Hellènes, Doriens, Ioniens, et aussi les grands cataclysmes naturels dont plusieurs de leurs mythes ont conservé le souvenir, avaient fait aux Grecs une âme à la fois active et résignée, où le plaisir de vivre et d'agir se tempérait par instants de mélancolie fataliste. Après Marathon et Salamine, une sorte de joie héroïque les transporte, et leur génie s'épanouit en œuvres confiantes et superbes. Non qu'ils aient cessé de croire à la Moïra invincible; mais peut-être est-elle intelligente: elle leur a laissé faire de si grandes choses! Surtout ils adorent la beauté et savent l'exprimer sans y faire effort. Par la parole ou par les contours ils ont traduit les énergies de la Nature et celles du corps et de l'âme sous une forme qui les glorifie sans les altérer, où la plénitude et la spontanéité de l'impression produisent la grâce, qui est la marque de ces divins artistes. Leur vie même, qui les exerçait tout entiers, était comme une œuvre d'art dont ils s'enchantaient. Vraiment ils ont dû être heureux. Leur existence n'avait point de vide où se pût introduire le désespoir. Ils vivaient sous le destin et ils le savaient, mais ils ne s'occupaient que de vivre, et de vivre ici-bas. Ils s'accommodaient admirablement d'être hommes; ils connaissaient ce que cela vaut depuis que trente mille Grecs avaient vaincu un million de Barbares. L'horreur en face de l'inconnu et la révolte contre ce qui est n'étaient chez eux que des sentiments passagers; leur activité les sauvait de tout. Si la passion est fatale, elle ne va pas sans volupté. Si l'homme est opprimé par quelque chose de plus fort que lui, la résistance est bonne, fût-elle sans succès. La palestre, l'Agora, les Dionysiaques et les Panathénées leur étaient de suffisantes raisons de consentir à voir la lumière et empêchaient la maladie métaphysique de devenir jamais mortelle à ce peuple subtil. Plus tard, quand ils eurent perdu la liberté, à Alexandrie, en Sicile, ils se consolaient encore par leur belle mythologie, par les symboles sensuels de leur religion naturaliste et par des rêves de vie pastorale dans la campagne divinisée.
Or la sérénité de leur fatalisme, de leurs révoltes et de leurs joies, et tout ce qu'il y a d'humain dans leurs mythes revit aux poèmes de M. Leconte de Lisle. Il a passionnément aimé ces amants de la vie et de la beauté.—Nous sommes loin de Hâri formidable et inintelligible. Salut, dit le poète à Vénus de Milo,
Un flot marmoréen inonde tes pieds blancs;
Tu marches fière et nue, et le monde palpite,
Et le monde est à toi, déesse aux larges flancs!
Au sortir des lourdes somnolences bouddhiques, il dit les tristesses viriles de la muse grecque. Il nous montre, en deux drames dont la forme imite d'assez près les tragédies d'Eschyle, l'aventure fatale d'Hélène amante de Pâris, et d'Oreste vengeur de son père et meurtrier de sa mère. Mais aussitôt surgissent les rebelles, chers au poète de Kaïn: c'est Khirôn puni pour avoir rêvé des dieux meilleurs que ceux de l'Olympe; c'est Niobé, fidèle aux Titans vaincus, qui auront leur jour et qui rétabliront le règne de la Justice.—Enfin, il se repose de ces graves histoires dans l'adoration de la beauté physique. Viennent alors les idylles, Glaucé, Klytie, Kléariste, la Source, etc., songes d'amour enchanté, tout près de la nature, pleins d'images ravissantes, presque sans pensée. Dirai-je qu'il manque à ces églogues, pour être entièrement grecques, le «je ne sais quoi» que Chénier seul a connu par un extraordinaire privilège? M. Leconte de Lisle a peu de naïveté, et il serait naïf de s'en étonner ou de s'en plaindre.
VIII
Mais la Grèce était trop petite pour contenir toute la race humaine, et c'est vraiment dommage. Plus loin, vers l'Occident et vers le Nord, s'avançait le flot des tribus voyageuses. Les plus durs, les plus robustes et les plus inquiets, dans leur besoin de mouvement et leur soif d'inconnu, allaient toujours devant eux, jusqu'aux régions du brouillard et de l'hiver.
L'innombrable tribu partit, ceignant ses flancs,
Avec tentes et chars et les troupeaux beuglants;
Au passage entaillant le granit de ses armes,
Rougissant les déserts de mille pieds sanglants.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Une mer apparut, aux hurlements sauvages....
Et cette mer semblait la gardienne des mondes
Défendus aux vivants, d'où nul n'est revenu;
Mais, l'âme par delà l'horizon morne et nu,
De mille et mille troncs couvrant les noires ondes,
La foule des Kimris vogua vers l'inconnu[13].
Arrivés au terme de leur énergique pèlerinage, ils eurent à lutter contre une nature rude et pauvre de soleil, dont l'inhumanité les condamnait à l'action violente, tandis que ses aspects les inclinaient aux rêves vagues et brumeux. Aussi éloignés de la sérénité grecque que de l'inertie orientale, leur activité est aventureuse et farouche, leur mythologie féroce et obscure, leur tristesse noire, mais cramponnée à la vie. Et cette vie n'est que massacres, expéditions de pirates, combats obstinés contre les éléments et contre les hommes, furieuses orgies avec de sombres retours sur soi et des mélancolies confuses. Mais le plaisir qu'ils prennent au déploiement des forces brutales et leur intelligence bornée les préservent des désespoirs métaphysiques. Ce que sont les passions chez ces hommes, M. Leconte de Lisle nous le dit dans la Mort de Sigurd, l'Épée d'Angantyr, le Cœur d'Hialmar, etc. Il dit leur fierté, leurs morts silencieuses, les chants de leurs bardes, leurs fêtes, leurs mystérieuses assemblées, leur attente d'un paradis guerrier, sensuel et grave. La Légende des Nornes déploie leur théogonie bizarre et grandiose: la naissance d'Ymer et des géants, qui sont les puissances mauvaises; la naissance des dieux bienfaisants, des Ases, qui domptent Ymer et de son corps forment l'univers; le rouge déluge que fait son sang; l'apparition du premier couple humain; Loki, le dernier-né d'Ymer, et le Serpent, et le Loup Fenris et tous les dieux du Mal vaincus par les Ases bienheureux; la venue du jeune dieu Balder; puis la suprême révolte de Loki, du Serpent, de Fenris et des Nains, et la fin misérable du monde.—La pensée de l'au delà hantait ces hommes du Nord dans l'intervalle des tueries: ils étaient tout prêts pour le christianisme et devaient le prendre terriblement au sérieux. On se rappelle le discours d'un chef saxon à ses compagnons d'armes, dans Augustin Thierry. Seuls, les prêtres et les bardes, soit orgueil sacerdotal, soit qu'ils subissent la fascination de leurs propres théogonies ou que leurs dieux désertés leur deviennent plus chers, résistent au dieu nouveau. Le vieux barde de Temrah se tue sous les yeux du beau jeune homme inspiré qui, tour à tour, lui parle divinement du Christ et le menace sauvagement de l'enfer[14]; et les prêtres et les vierges se laissent massacrer en chantant par le chef chrétien Murdoch, un farouche apôtre[15].
Les nouveaux convertis au Christ, Saxons, Germains, Gaulois, n'ont point dépouillé leurs mœurs barbares ni leur facilité à tuer et à mourir. Sans doute, ils ne sont point fermés à la douceur de Jésus; on les fera pleurer en leur contant la Passion. Mais leur foi les rend impitoyables, et leur charité est d'une espèce étrange et s'exerce surtout en vue de l'autre monde. Attachés à la terre par leur corps robuste plein de désirs grossiers, ils n'en sont pas moins obsédés par la pensée de l'invisible, par le désir de la cité d'en haut; ils ne la conçoivent pas d'ailleurs d'une façon beaucoup plus raffinée que leurs aïeux ne faisaient le paradis d'Odin.—Les Indous, émus par la souffrance universelle, pratiquaient une charité purement terrestre, épanchaient sur leurs frères une immense pitié; on ne peut dire qu'ils aient sacrifié cette vie à une vie future, puisque ce qu'ils attendaient de la mort ou de l'extase, c'était l'anéantissement de la personnalité. Quant aux Grecs, ils s'occupaient médiocrement de l'avenir de l'homme par delà la tombe et pensaient que cette vie peut être à elle-même son propre but. Mais l'homme du moyen âge, si fort qu'il mange et qu'il boive, qu'il bataille et qu'il pille, subordonne pourtant cette existence, où sa lourde chair s'enfonce, à l'idée plus ou moins présente, mais rarement effacée, du ciel et de l'enfer. Aussi, même chez les meilleurs, si la charité vient des entrailles, toujours il s'y mêle une arrière-pensée surnaturelle. S'ils aiment et secourent les hommes, ce n'est point parce qu'ils sont des hommes, tout simplement, c'est qu'ils voient en eux des âmes appelées au salut éternel et qu'en s'occupant de ces âmes ils assureront leur propre salut. Au fond, ce n'est point de l'enveloppe charnelle de leurs frères qu'ils ont souci.—Terrible charité que celle de la bonne dame de Meaux! Elle a nourri tant qu'elle a pu son armée de pauvres; quand elle n'a plus rien à leur donner, elle leur donne le ciel.
De délivrer les siens en faisant leur salut;
Car en charité vraie elle était toujours riche.
Elle les enferme dans une grange et y met le feu (elle aurait pu commencer par là).
Cria-t-elle, et Jésus vous ouvre son royaume[16]!
Contre les pécheurs endurcis, surtout contre les hérétiques et les mécréants, les saints du moyen âge éclatent en effroyables colères. Ils prisent assez haut l'honneur de Dieu pour le venger par des supplices, et le salut de leurs frères pour y employer les bûchers. Quand ils s'en tiennent aux imprécations, ils y font flamboyer tout l'enfer. Leurs fureurs semblent redoublées par je ne sais quel dépit jaloux de voir les futurs damnés jouir du moins, en attendant la géhenne, de leurs plaisirs coupables, dont les élus sont sevrés. Voyez les Paraboles de dom Guy, truculente enluminure des sept péchés capitaux incarnés dans les grands pécheurs du siècle, poème de foi implacable, imagination d'un Dante qui serait moine et qui n'aurait point de Béatrix.
On sent que M. Leconte de Lisle, qui a tant aimé le bouddhisme et l'hellénisme, hait le moyen âge et son christianisme cruel et mystique. Il n'a voulu y voir que les plus sombres effets de la pensée du surnaturel dans une société à demi barbare: l'exaltation inhumaine des solitaires[17], l'orthodoxie homicide des saints actifs[18], l'orgueil des papes foulant les princes[19]; bref, l'idée de l'enfer subie ou exploitée au point de rendre la terre inhabitable, l'autre monde pesant sinistrement sur celui-ci, enlevant aux hommes la bonté et la joie, effarant les justes et les faisant aussi durs que les damnés. Mais, en même temps, cette époque singulière lui plaît et le retient par le spectacle des plus violentes passions que l'humanité ait éprouvées, par la puissance de sa vie tour à tour fouettée d'appétits grossiers et pendue à l'invisible, par l'aspect infiniment pittoresque de son existence extérieure, par son art maladif et grandiose à qui l'obsession du surnaturel a donné quelque chose de disproportionné et de sublime. On comprend que le moyen âge féroce, misérable et éblouissant, ait arrêté un artiste impie et amoureux des bizarreries plastiques de l'histoire. Et même il y est revenu. Voilà longtemps qu'on nous annonce les États du diable et les Croisades et Jacqueries et quelques morceaux en ont paru, qui font regretter son peu de hâte à nous livrer les autres.
Néférou-Ra nous découvre un coin de l'antique Égypte. La Vigne de Naboth, Nurmahal, le Conseil du Fakir, Djiham-Ara, c'est la Syrie et la Perse, le monde juif et musulman. L'Espagne du moyen âge et la légende du Cid sont évoquées avec brutalité dans l'Accident de don Inigo, la Fête du comte et Dona Ximena. Je ne dirai rien de ces poèmes, sinon qu'ils partent de la même inspiration que ceux dont j'ai parlé et que la forme en est aussi parfaite. Je n'ai insisté que sur les parties principales de l'œuvre de M. Leconte de Lisle, sur les poèmes que l'on peut grouper et qui reproduisent les époques et les pays où il s'est longtemps complu. Et ces poèmes, j'ai moins cherché à les analyser et à les juger qu'à rendre l'impression qu'ils donnent.
IX
Cette impression est différente, sur des sujets quelquefois semblables, de celle qui se dégage de la Légende des Siècles. Victor Hugo écrit l'histoire, non seulement pittoresque, mais morale de l'humanité. Il déroule cette histoire en une série de petites épopées lyriques, avec des surprises, des coups de théâtre, des explosions d'amour ou d'indignation, des vers immenses faits pour être clamés sur quelque promontoire, par un grand vent, dans les crépuscules.—Où Victor Hugo cherche des drames et montre le progrès de l'idée de justice, M. Leconte de Lisle ne voit que des spectacles étranges et saisissants, qu'il reproduit avec une science consommée, sans que son émotion intervienne. On le lui a beaucoup reproché. Assurément, chaque lecteur est juge du plaisir qu'il prend, et je crains que M. Leconte de Lisle ne soit jamais populaire; mais on ne peut nier que les sociétés primitives, l'Inde, la Grèce, le monde celtique et celui du moyen âge ne revivent dans les grandes pages du poète avec leurs mœurs et leur pensée religieuse. Il n'est pas impossible de s'intéresser à ces évocations, encore que le magicien garde un singulier sang-froid. Elles enchantent l'imagination et satisfont le sens critique. Ces poèmes sont dignes du siècle de l'histoire.
Il est vrai, M. Leconte de Lisle ne voit point les âges avec l'œil de Michelet ou de Hugo. Il les verrait plutôt du même regard que ce corbeau positiviste, soixante fois centenaire, qui raconte ses aventures à l'abbé Sérapion:
Sûr de se réveiller après le dernier somme;
Mais j'ai vu force rois et des peuples entiers
Qui n'allaient point de vie à trépas volontiers.
À vrai dire, ils semblaient peu certains, à cette heure,
De sortir promptement de leur noire demeure.
En outre, sachez-le, j'en ai mangé beaucoup,
Et leur âme avec eux, maître, du même coup.
De corbeaux, de vautours et d'aigles assiégées,
Exhalaient leurs parfums dans le ciel radieux
Comme un grand holocauste offert aux nouveaux dieux.
Que l'homme a toujours eu soif de son propre sang,
Comme moi le désir de sa chair vive ou morte.
C'est un goût naturel qui tous deux nous emporte
Vers l'accomplissement de notre double vœu.
Le diable n'y peut rien, maître, non plus que Dieu,
Et j'estime aussi peu, sans haine et sans envie,
Les choses de la mort que celles de la vie[20].
Les Poèmes barbares, c'est, par bien des points, l'histoire parcourue à vol de corbeau, la bête étant philosophe et artiste. Ce n'est pas chose très réjouissante. Il y a beaucoup de sang. L'ironie froide qui est dans le récit du triste oiseau de proie, on la pressent, inexprimée, dans presque tout le cours du livre. Ce corbeau pessimiste juge le monde à peu près comme Kaïn. Puni comme lui pour un crime dont il ne saurait être responsable, il élève, sous une forme moins trafique, la protestation du premier Révolté; mais il n'a point son espérance vivace, et je crains bien qu'il ne soit en cela un interprète plus fidèle de la pensée du poète.
X
Le même pessimisme et, comme conséquence, le même parti pris de ne peindre que l'extérieur se retrouvent dans les paysages. Presque tous appartiennent à l'Orient ou même à la région des tropiques et flambent crûment sous le soleil vertical. Le choix du poète s'explique: de même qu'il n'a pas vu la justice dans l'histoire, il ne lui plaît pas de voir la tendresse dans la nature, et il craint la charmante duperie des campagnes d'Occident. Il pense comme Vigny, son maître le plus direct, qui avait fait dire à la Nature dans un langage superbe:
À côté des fourmis, les populations;
Je ne distingue pas leur terrier de leur cendre;
J'ignore en les portant les noms des nations.
On me dit une mère et je suis une tombe.
Mon hiver prend vos morts comme son hécatombe,
Mon printemps ne sent pas vos adorations[21].
Ainsi M. Leconte de Lisle:
L'illusion t'enserre et ta surface ment:
Au fond de tes fureurs comme au fond de tes joies
Ta force est sans ivresse et sans emportement[22].
La Nature a chez nous l'ondoiement et la grâce, quelque chose qui rit, qui flotte et se renouvelle. Elle caresse et n'éblouit pas. Elle a des coins intimes qui engagent, qui accueillent et qu'on dirait intelligents. Bénis soient les coteaux modérés, les saules, les peupliers et les ruisseaux de la Touraine! La Cybèle orientale est dure, fixe, métallique, insensible et semble avoir moins de conscience que celle de chez nous.—C'est à la Nature énorme, éblouissante et sans âme que le poète, hostile aux attendrissements, consacre, comme il devait, sa palette splendide où manquent les demi-teintes. Il la décrit comme un enchantement des yeux par où le cœur n'est point sollicité. La lumière excessive et qui exclut la douceur des pénombres, la végétation exubérante aux contours tranchés, le chatoiement des insectes et des oiseaux précieux, l'attitude et les mouvements des fauves dans la chasse ou dans le sommeil, le jeu des lignes précises dans la clarté uniforme, une vie intense où l'on ne sent pas de bonté, où la rigidité de la flore semble aussi inhumaine que la rapacité de la faune, la tristesse sèche qui vient peu à peu d'un spectacle trop brillant qu'on regarde sans rêver et sans que l'œil puisse se reposer dans le vague,—voilà de quoi se composent ces poèmes, aussi barbares vraiment que les autres[23]. C'est comme l'épopée de l'indifférence magnifique de la nature. Et le poète ne proteste point contre elle, et il ne mêle à sa vision aucun ressouvenir humain. Il se contente de la dérouler en des vers pareils à des joyaux trop riches et trop chargés de pierreries, en des strophes où tout est images et où toutes les images sont au premier plan et fatiguent presque à force de précision lancinante. Deux ou trois fois seulement une émotion intervient, un accent d'élégie, d'autant plus pénétrant que le poète n'en est point coutumier. Je ne sais si je suis prévenu, mais peu de choses m'émeuvent autant que les derniers vers, si simples, du Manchy et la fin de la Fontaine aux lianes.
Mais la Nature n'est pas seulement cruelle par sa sérénité: il lui arrive d'être franchement lugubre. Elle a le soleil, mais elle a aussi le crépuscule et la nuit. Pour une fois qu'elle est douce comme dans les dernières strophes des Clairs de lune, délicieuse comme dans la Bernica, sublime comme dans le Sommeil du Condor,—l'Effet de lune, et surtout les Hurleurs nous la montrent pleine de désespoirs et d'épouvantements.
Un scrupule me vient ici. Il se peut que j'aie vu tout à l'heure dans les paysages diurnes du maître plus de tristesse qu'il n'y en a, et que j'aie trahi son Orient en le traduisant. C'est qu'on subit l'impression du livre entier et qu'on est ainsi tenté de retrouver sa philosophie même dans les tableaux d'où elle est peut-être absente. Le discours de Viçvaméthra, l'Anathème et le Solvet soeclum m'accompagnent, quoi que je fasse, jusqu'au bord de la Bernica. Le poète m'a si bien prévenu contre les mensonges de l'éternelle Mâya que je ne puis croire qu'il s'y laisse prendre.—La Nature, dont il cherche les aspects violents, occupe ses sens et son imagination, mais rien de plus. Ils ne se parlent point, ils n'ont pas commerce d'amour,—car elle n'est ni consciente ni juste, et elle ne saurait aimer. Il ne sent point en elle, comme d'autres, une âme vague, immense et bienveillante: elle lui est un spectacle, non un refuge. Il la regarde, et c'est tout. Mais il la voit si bien et la traduit par des assemblages de mots si merveilleux que cela suffit à le consoler; et cette consolation est sans duperie.
XI
La forme des Poèmes antiques et des Poèmes barbares, on a pu le remarquer déjà, répond exactement au dessein que l'artiste a formé de ne voir et de ne peindre les choses que par le côté plastique. Presque pas de ces mots flottants et de sens incertain qui corrompent la clarté de la vision. Sauf de rares exceptions, les épithètes appartiennent à l'ordre physique, rappellent des sensations, expriment des contours et des couleurs. Il n'y a peut-être que la prose descriptive de Flaubert qui atteigne ce degré de précision dans le rendu.—La versification, par sa régularité classique, ajoute encore à la netteté sereine de la forme. Elle exclut également et le rythme parfois saccadé de Hugo et le rythme souvent lâché de Banville, qui risquent d'inquiéter l'oreille et par là de troubler la quiétude de l'esprit. Peu de rejets. Le plus grand nombre des vers coupés après l'hémistiche. Çà et là une coupe romantique, la moins contestable, celle qui divise le vers en trois groupes équivalents de syllabes. Les périodes toujours assez courtes pour qu'il soit très aisé d'en embrasser le dessin. Des arrangements de rimes fort simples: rimes plates, quatrains en rimes croisées ou embrassées, tierces rimes, qui, par l'enlacement ininterrompu et la lenteur sans repos, semblent faites exprès pour un poète comme Leconte de Lisle et conviennent singulièrement à la démarche de son inspiration. Ajoutez une strophe de cinq vers dont il est, je crois, l'inventeur, et à qui la prédominance des rimes masculines donne beaucoup de force et de gravité. Quant aux rimes elles-mêmes, elles sont constamment d'une grande richesse, surtout dans les Poèmes barbares, et souvent d'une rareté à ravir les gens du métier (voyez en particulier les Paraboles de don Guy, le Conseil du Fakir et les trois pièces espagnoles). En somme, il est visible que M. Leconte de Lisle a voulu multiplier les symétries faciles à saisir dans le rythme—et dans les rimes, où la consonne d'appui fait une symétrie de plus. Par là la netteté du rythme répond à celle des images et les dessine en quelque sorte pour l'oreille; et la régularité un peu monotone de la phrase musicale est encore, pour le poète, une façon d'exprimer à la fois et d'entretenir le calme de sa contemplation.
Ainsi se tiennent les éléments de l'œuvre de M. Leconte de Lisle le choix des sujets et la manière de l'artiste s'expliquant par un pessimisme originel. Ce qui est au fond, c'est un sentiment de révolte contre le monde mauvais et contre l'inconnu inaccessible, sentiment douloureux que vient apaiser la curiosité critique et esthétique et qui se résout enfin dans une étude sereine de l'histoire et de la nature pittoresque. Qu'il y ait quelque affectation dans ce détachement du poète, dans cette indifférence finale pour tout ce qui n'est pas un spectacle aux yeux, cela est possible, et je ne songe point à lui en faire un reproche. Son dédain de la passion est sans doute chose aussi humaine que la passion la plus emportée. Être convaincu que toute émotion est vaine ou malfaisante, sinon celle qui procède de l'idée de la beauté extérieure; regarder et traduire de préférence les formes de la Nature inconsciente ou l'aspect matériel des mœurs et des civilisations; faire parler les passions des hommes d'autrefois en leur prêtant le langage qu'elles ont dû avoir et sans jamais y mettre, comme fait le poète tragique, une part de son cœur, si bien que leurs discours gardent quelque chose de lointain et que le fond nous en reste étranger; considérer le monde comme un déroulement de tableaux vivants; se désintéresser de ce qui peut être dessous et en même temps, ironie singulière, s'attacher (toujours par le dehors) aux drames provoqués par les diverses explications de ce «dessous» mystérieux; n'extraire de la «nuance» des phénomènes que la beauté qui résulte du jeu des forces et de la combinaison des lignes et des couleurs; planer au-dessus de tout cela comme un dieu à qui cela est égal et qui connaît le néant du monde: savez-vous bien que cela n'est point dépourvu d'intérêt, que l'effort en est sublime, que cet orgueil est bien d'un homme, qu'on le comprend et qu'on s'y associe? Savez-vous bien que cela suppose deux sentiments éternels et très humains, portés l'un et l'autre au plus haut degré: le désenchantement de la vie, et, seul remède durable, l'amour du beau, et du beau sans plus: j'entends le beau plastique, celui qui est dans la forme et qui peut se passer de la notion du bien, celui qu'on sent et qu'on reconnaît indépendamment de tout jugement moral, sans avoir de haine ou d'amour pour ce qui en fait la matière, que ce soit la Nature ou les actions des hommes?
Or, l'union de ces deux sentiments semble devoir être, dans l'art, le produit extrême d'une civilisation très vieille et très savante, comme est la nôtre. Ainsi rien n'est plus moderne, sous ses formes bouddhiques, grecques ou médiévales, que la poésie de M. Leconte de Lisle. L'homme comprend sur le tard que contre l'Anankè, contre le mal universel, rien ne vaut mieux et rien n'est plus fort que la protestation du contemplateur qui ne veut pas pleurer. Peut-être aussi qu'à y regarder de près, rien n'égale le tragique rentré, l'amertume intérieure que ce genre de protestation fait deviner. Mais cela est oublié lorsqu'on atteint aux templa serena. Le mépris des émotions vulgaires et le pessimisme spéculatif donnent, je ne sais comment, un orgueil délicieux. Cet orgueil est-il mauvais? je ne sais. Qu'on se rassure du reste: il n'empêchera pas d'agir et de souffrir à certains moments.—L'état d'esprit où nous met la poésie de M. Leconte de Lisle, une fois qu'on y est installé, est pour longtemps, je crois, à l'abri de la banalité, le domaine qu'elle exploite étant beaucoup moins épuisé que celui des passions et des affections humaines tant ressassées. De là, pour les initiés, l'attrait puissant des Poèmes antiques et des Poèmes barbares.
C'est peut-être un blasphème et je le dis tout bas;
mais il est des heures où les Harmonies, les Contemplations et les Nuits ne nous satisfont plus, où l'on est infâme au point de trouver que Lamartine fait gnan-gnan, que Hugo fait boum-boum, et que les cris et les apostrophes de Musset sont d'un enfant. Alors on peut se plaire dans Gautier, mais il y a mieux. Si l'on n'a pas le grand Flaubert sous la main, qu'on s'en console: il a encore trop d'entrailles. Qu'on ouvre Leconte de Lisle: on connaîtra pour un instant la vision sans souffrance et la sérénité des Olympiens ou des Satans apaisés.
JOSÉ-MARIA DE HEREDIA[24]
Une première originalité de M. José-Maria de Heredia, c'est d'être à la fois presque inédit et presque célèbre.
Au temps déjà lointain où j'apprenais l'histoire de la littérature française sur les bancs du collège, un nom m'avait frappé parmi ceux des poètes de la Pléiade: Ponthus de Thyard. Je me figurais que le poète qui portait ce nom harmonieux et fleuri avait dû être quelque cavalier merveilleusement élégant et fier, et qu'il avait dû écrire des vers plus beaux qu'aucun de ses compagnons, des vers d'un tour plus hautain et d'une mythologie plus fastueuse. Lorsque je pus lire ses Erreurs amoureuses, ma déception fut grande: pourtant je continuai d'aimer Ponthus pour le noble esprit qui paraît çà et là dans ses méchants vers et surtout pour la sonorité de son nom.
Ce que Ponthus de Thyard fut pour moi jadis, M. José-Maria de Heredia l'est sans doute encore aujourd'hui pour la plus grande partie du public: un nom éclatant et mystérieux. Mais croyez qu'il ne ménage pas à ses lecteurs le même mécompte. On verra, quand il nous donnera enfin ses Trophées, que ses vers sont aussi beaux que son nom, et l'on reconnaîtra dans ses sonnets le suprême épanouissement, sous la forme littéraire, d'un sang héroïque et aventureux. Et nous lui dirons tous avec Théophile Gautier:
—Heredia, je t'aime parce que tu portes un nom exotique et sonore et parce que tu fais des vers qui se recourbent comme des lambrequins héraldiques.
I
Ce qui distingue et ce qui honore les poètes de la seconde génération romantique et plus encore ceux de la troisième, ceux qu'on a appelés les Parnassiens, il me semble que c'est leur grand effort vers la perfection absolue. Il y a dans Lamartine bien du vague et de l'à peu près, sans compter les innombrables solécismes; dans Victor Hugo, bien des redondances et des obscurités; dans Musset, bien des négligences et parfois un trop grand mépris de la technique de son art. Ils avaient du génie, c'est bien, et cela sauve tout. Vigny avait cherché une forme plus serrée; mais il gardait des gaucheries de primitif. Avec Gautier, Banville et Baudelaire, puis avec Leconte de Lisle, qui fut le vrai maître des Parnassiens, le culte de la forme poétique se fait plus attentif et plus scrupuleux. On dirait que le romantisme se replie sur soi et qu'après s'être épandu il se resserre pour exprimer en des œuvres plus travaillées et plus précises ses sentiments essentiels, affinés et développés par le temps. Je sais que l'exactitude de ces vues trop générales est presque toujours sujette à caution; mais, de même que la poésie un peu débordante et confuse de la Renaissance païenne s'est comme épurée et calmée au xviie siècle (à partir de Malherbe), ne pourrait-on pas dire que la Renaissance romantique, qui apportait, elle aussi, un monde d'idées et de sentiments nouveaux, est arrivée, dans la seconde moitié de ce siècle, à la pleine conscience d'elle-même et, plus réfléchie, s'est éprise d'une perfection plus étroite? La différence, c'est que nos poètes classiques l'ont évidemment emporté sur ceux de l'âge précédent, au lieu que l'on peut douter encore que les poètes issus du romantisme aient égalé les trois grands initiateurs, Lamartine, Hugo et Musset. Mais enfin, à considérer l'histoire de très haut, nous avons dans les deux cas une poésie neuve, sortie d'un grand mouvement d'idées, qui peu à peu substitue à l'inspiration un art plus conscient et moins spontané.
C'est ainsi qu'à la mélancolie diffuse des Méditations succède la tristesse analytique de la Vie intérieure; à l'amour selon Musset, l'amour selon Baudelaire; à la métaphysique rudimentaire de Victor Hugo, la criticisme de Sully Prudhomme et le nihilisme de Leconte de Lisle. Et c'est ainsi surtout que le pittoresque romantique va se précisant dans les Poèmes antiques et les Poèmes barbares et, puisque j'ai à parler de lui, dans les sonnets de José-Maria de Heredia. On l'a souvent remarqué: la littérature a été prise, un peu après 1850, d'un grand désir d'exactitude et de vérité, et les poètes parnassiens obéissaient, sans s'en douter, au même sentiment que Dumas fils dans ses premières pièces, Flaubert dans son premier roman, Taine dans ses premières études critiques.
Mais le souci de perfection et le besoin de beauté qui hantaient les Parnassiens devaient, au moins dans les commencements (car toute école nouvelle est intransigeante), les conduire à préférer la poésie impersonnelle, presque uniquement descriptive et plastique, celle qui demande ses tableaux à l'histoire et à la légende ou qui reproduit les symboles par lesquels l'humanité passée s'est représenté l'univers. Cette poésie est, en effet, la seule où la forme soit vraiment tout, où l'on soit sûr, si on est séduit, de ne pas céder à un autre attrait que celui des belles images évoquées par des mots harmonieux. Les rêveries de Lamartine ou la passion de Musset beaucoup de gens en sont capables, et Musset et Lamartine ne sont poètes que pour les avoir exprimées de la façon que l'on sait. Mais justement il est difficile de distinguer ce qui, dans la beauté totale de quelques-uns de leurs vers, revient au sentiment et ce qui revient à la forme. La valeur morale de certaines émotions, la noblesse de certaines pensées peuvent faire illusion: or ni la tendresse ni l'éloquence ne sont proprement poésie. Pour Dieu! que le poète se garde d'être trop touchant ou de faire paraître un trop bon cœur! car cela est à la portée de tout le monde et je me demanderai si c'est à la beauté de ses vers que je suis sensible, ou à la beauté de son âme. C'est donc par un excès de loyauté et de délicatesse artistique que les Parnassiens se déclaraient impassibles, ne voulaient exprimer que la beauté des contours et des couleurs ou les rêves et les sentiments des hommes disparus. Et à ce scrupule de poètes irréprochables se mêlait naturellement un orgueil aristocratique, la fierté et peut-être aussi l'affectation de ne jamais traduire dans la langue des dieux aucune émotion vulgaire, de se confiner dans des impressions exquises, rares, difficiles, inaccessibles à la foule.
II
Or, tandis que d'autres donnaient dans le mysticisme sensuel de Baudelaire ou dans le bouddhisme de Leconte de Lisle, et tandis que presque tous étaient profondément tristes, le sentiment que M. José-Maria de Heredia exprimait de préférence, c'était je ne sais quelle joie héroïque de vivre par l'imagination à travers la nature et l'histoire magnifiées et glorifiées. En cela il se rencontrait avec M. Théodore de Banville; mais ce qui peut-être le distinguait entre tous, c'était la recherche de l'extrême précision dans l'extrême splendeur. Il joignait à l'ivresse des sons et des couleurs le goût d'une forme dont la brièveté, l'exactitude et la plénitude rappelassent en quelque façon nos écrivains classiques. Il rêvait d'enfermer un monde d'images dans un petit nombre de vers absolument parfaits et de faire tenir les songes d'un dieu dans de petites coupes bien ciselées. Dès lors la forme du sonnet, qui exige la sobriété et commande presque la perfection, qui n'a pas le droit d'être plus ou moins bon, mais qui doit être superbe ou exquis sous peine de n'être pas, s'imposait à M. José-Maria de Heredia. Et, en effet, il n'a guère écrit que des sonnets, et il est assurément, avec le poète des Épreuves et dans un genre très différent, le premier de nos sonnettistes.
Ce tour d'imagination héroïque et ce besoin d'exactitude et de clarté s'expliquent l'un et l'autre par les origines et par l'éducation de M. de Heredia. Il descend de ces conquistadores qu'il aime tant, et dont la vie a été comme un rêve sublime. Il a parmi ses ancêtres un des compagnons de Cortez, un fondateur de ville. Et toute son enfance s'est passée à Cuba, parmi les enchantements de la plus belle flore qui soit au monde: une enfance nue, libre et rêveuse, pareille à celle de Paul et Virginie. Et plus tard c'est à la Havane, dans la cour de l'École de droit et de théologie, sous les orangers d'une fontaine, qu'il lisait ses auteurs favoris, Ronsard, Chateaubriand et Leconte de Lisle. Il tient apparemment de ses origines espagnoles et créoles la grandiloquence de ses vers, la «grandesse» de ses sentiments et l'opulence de sa vision; mais il a aussi du sang normand dans les veines, et il est permis de croire que c'est par là que lui sont venues ses bonnes habitudes classiques, son goût de l'ordre et de la clarté. Il a d'ailleurs fait ses études dans un vieux collège de prêtres qui étaient d'excellents humanistes à l'ancienne mode, et il a été, par surcroît, élève de l'École des chartes. Ainsi la sublimité d'imagination du descendant des grands aventuriers, contrôlée et contenue par le lettré et par l'érudit, a éclaté avec une véhémence plus travaillée et plus sûre. Il en est résulté des sonnets si pleins qu'ils «valent vraiment de longs poèmes», et si sonores que la voix humaine ne suffit plus pour les clamer et qu'il y faudrait une bouche d'airain.
III
Ces sonnets, qui, comme tous les sonnets, n'ont que quatorze vers, mais qui contiennent autant de choses que s'ils en avaient soixante, sont des combinaisons savantes, subtiles, compliquées, avec des artifices et des dessous qu'on ne soupçonne pas tout d'abord. Chacun d'eux suppose une longue préparation, et que le poète a vécu des mois dans le pays, dans le temps, dans le milieu particulier que ces deux quatrains et ces deux tercets ressuscitent. Chacun d'eux résume à la fois beaucoup de science et beaucoup de rêve. Tel sonnet renferme toute la beauté d'un mythe, tout l'esprit d'une époque, tout le pittoresque d'une civilisation. Le Japon vu par l'extérieur, le Japon-bibelot n'est-il pas tout entier dans ce quadro divertissant:
À travers les bambous tressés en fine latte,
Elle a vu, sur la plage éblouissante et plate,
S'avancer le vainqueur que son amour rêva.
La cordelière rouge et le gland écarlate
Coupent l'armure sombre, et sur l'épaule éclate
Le blason de Hizen et de Tokungawa.
Sous le bronze, la soie et les brillantes laques.
Semble un crustacé noir, gigantesque et vermeil.
Et son pas plus hâtif fait reluire au soleil
Les deux antennes d'or qui tremblent sur son casque.
Et, pour passer du joli au grandiose, ce sonnet si connu des Conquérants n'est-il pas large comme une épopée, et n'éveille-t-il pas une vision complète de la plus grande aventure des temps modernes?
Fatigués de porter leurs misères hautaines,
De Palas de Moguer, routiers et capitaines
Partaient ivres d'un rêve héroïque et brutal.
Que Cipango mûrit dans ses mines lointaines,
Et les vents alizés inclinaient leurs antennes
Aux bords mystérieux du monde occidental.
L'azur phosphorescent de la mer des Tropiques
Enchantait leur sommeil d'un mirage doré;
Ils regardaient monter dans un ciel ignoré
Du fond de l'Océan des étoiles nouvelles.
Et, prenez-y garde, pas un mot dans ces sonnets n'a été choisi ni placé au hasard. M. de Heredia possède, à un plus haut degré peut-être qu'aucun autre poète, le don de saisir, entre les images, les idées, les sentiments—et le son des mots, la musique des syllabes, de mystérieuses et sûres harmonies. Pour lui, évidemment, chaque sonnet a ses rimes nécessaires, les seules qui conviennent au sujet, et qu'il s'agit de trouver. Lisez, par exemple, le sonnet du Vieil orfèvre:
Qu'il ait nom Ruyz, Arphé, Ximeniz, Becerril,
J'ai serti le rubis, la perle et le béryl,
Tordu l'anse d'un vase et martelé sa frise.
J'ai peint et j'ai sculpté, mettant l'âme en péril,
Au lieu du Christ en croix ou du Saint sur le gril,
Ô honte! Bacchus ivre ou Danaé surprise.
Et, dans le vain orgueil de ces œuvres d'Enfer,
Aventuré ma part de l'éternelle Vie.
Je veux, ainsi que fit Fray Juan de Ségovie,
Mourir en ciselant dans l'or un ostensoir.
Croyez-vous qu'il soit possible de substituer, sans dommage pour le poème, d'autres rimes à celles-là? Notez d'abord que plusieurs des mots qui sont à la rime sont des mots essentiels du vocabulaire de l'orfèvre et de l'armurier. Mais, en outre, on sent fort bien qu'une rime ouverte, en ère ou en ale si vous voulez, n'eût pas convenu ici, et que l'i devait dominer à la fin des vers, voyelle aiguë comme l'épée menue et fine comme les joyaux. Et sans doute la rime en rie (pierrerie, fleurie, orfèvrerie) n'eût point été malséante; mais qui ne voit que la sifflante adoucie qui se joint à la voyelle affilée (frise, irise) fait rêver de ciselure, de pointe glissant sur un métal! Faites ce travail sur tous les sonnets de M. de Heredia, non seulement pour les rimes, mais pour tout l'intérieur du vers: peut-être ne démêlerez-vous pas toujours les raisons de cette harmonie secrète du sens et de la musique des phrases; mais toujours vous la sentirez.
IV
Les sonnets et poèmes de M. de Heredia (trop peu nombreux: il n'y en a guère plus d'une cinquantaine) se partagent assez naturellement en quatre groupes. Il y a d'abord les sonnets de pure description: quelques paysages de Bretagne, le sonnet japonais que je rappelais tout à l'heure, ou encore cet admirable Récif de corail que je ne puis me tenir de citer:
Éclaire la forêt des coraux abyssins
Qui mêle, aux profondeurs de ses tièdes bassins,
La bête épanouie et la vivante flore.
Mousse, algue chevelue, anémones, oursins,
Couvre de pourpre sombre, en somptueux dessins,
Le fond vermiculé du pâle madrépore.
Un grand poisson navigue à travers les rameaux.
Dans l'ombre transparente indolemment il rôde.
Il fait dans le cristal morne, immobile et bleu,
Courir un frisson d'or, de nacre et d'émeraude.
Parmi les sonnets de ce premier groupe il en est un bien curieux et bien significatif, où se trahit d'une façon singulière le tour d'imagination propre à M. de Heredia. Les choses n'apparaissent le plus souvent à ce poète érudit et gentilhomme qu'à travers des souvenirs de mythologie, de chevalerie et d'aventures héroïques. Si bien qu'un jour, non content de diviniser la nature, il l'a anoblie et blasonnée. Le sonnet que voici est proprement un paysage météorologico-héraldique. Il est intitulé: Blason céleste.
Les nuages d'argent et de pourpre et de cuivre,
À l'Occident, où l'œil s'éblouit à les suivre,
Peindre d'un grand blason le céleste vitrail.
Licorne, léopard, alérion ou guivre,
Monstres, géants captifs qu'un coup de vent délivre,
Exhaussent leur stature et cabrent leur poitrail.
que les noirs Séraphins livrèrent aux Archanges,
Cet écu fut gagné par un baron du ciel.
Il porte en bon croisé, qu'il soit George ou Michel,
Le soleil, besant d'or, sur la mer de sinople.
Le deuxième groupe est celui des sonnets mythologiques. La mythologie, ce sont les forces naturelles personnifiées, et c'est aussi, par conséquent, l'humanité déifiée. Vous trouverez dans les apothéoses de M. de Heredia cette intime union de la Nature et de l'homme-dieu. Vous rappelez-vous le dernier sonnet de Persée et Andromède, quand les deux amants, élancés par les espaces, voient déjà luire les constellations où ils vont se fondre?
Soufflant de ses naseaux des jets d'ardente brume,
Les emporte dans un frémissement de plume
À travers la nuit bleue et l'éther étoilé.
Puis le désert, l'Asie et le Liban qui fume;
Et voici qu'apparaît, toute blanche d'écume,
La mer mystérieuse où vint sombrer Hellé.
Les ailes qui, volant d'étoiles en étoiles,
Aux amants enivrés font un tiède berceau;
Ils voient, étincelant du Bélier au Verseau,
Leurs constellations poindre dans l'azur sombre.
La troisième série est celle des sonnets et des poèmes inspirés par la prodigieuse histoire des conquérants de l'Amérique. Poésie tout proche des sonnets mythologiques, car elle célèbre l'œuvre la plus extraordinaire qu'aient accomplie les hommes à travers les âges, une aventure où ils se sont vraiment montrés «pareils à des dieux», puisqu'ils ont agrandi une planète et créé en quelque sorte un autre monde. Le grand élan héroïque, l'entrée dans l'inconnu, l'étrangeté, l'énormité du drame et l'éblouissement des décors, tout cela devait séduire M. de Heredia. Ces conquistadores, nous les aimons surtout parce qu'ils diffèrent de nous, parce que leur fureur d'action amuse notre doute et notre mollesse; mais M. de Heredia les aime parce qu'il leur ressemble un peu, parce qu'il sent encore tressaillir en lui quelque chose de leur âme. Il est de leur race, et ce qu'ils ont fait, il l'a rêvé.
C'est pourquoi il a si bien traduit la Véridique histoire de la conquête de la Nouvelle-Espagne, par le capitaine Bernal Diaz del Castillo, l'un des conquérants, et y a mis une préface qui est un très beau morceau d'histoire et qui faisait la joie et l'émerveillement du vieux Flaubert. Et c'est pourquoi il a consacré à ces grands aventuriers, outre quelques-uns de ses plus beaux sonnets, la plus longue pièce qu'il ait écrite: les Conquérants de l'or, sorte de chronique fortement versifiée et miraculeusement rimée et qui, sans sortir du ton d'un récit très simple et sans ornements, coupée seulement, çà et là, de paysages éclatants et courts, prend des proportions d'épopée. Écoutez cette fin, où l'image devient symbole:
Éblouis par la pompe imposante des cieux.
Sur des sables lointains la Pacifique houle,
Dans une brume d'or et de pourpre, linceul
Rougi du sang d'un dieu, sombrait l'antique Aïeul
De celui qui régnait sur ces tentes sans nombre.
En face, la sierra se dressait haute et sombre.
Mais, quand l'astre royal dans les flots se noya,
D'un seul coup, la montagne entière flamboya
De la base au sommet, et les ombres des Andes,
Gagnant Caxamalca, s'allongèrent plus grandes...
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Mais l'ombre couvrit tout de son aile. Et voilà
Que le dernier sommet des pics étincela,
Puis s'éteignit.
D'un haut pressentiment, tout entière, l'armée,
Brandissant ses drapeaux sur l'occident vermeil,
Salua d'un grand cri la chute du Soleil.
À ce groupe de poèmes se rattachent encore les tierces rimes, plus espagnoles que le Romancero, qu'on a pu lire dernièrement dans la Revue des Deux Mondes.
Une telle poésie est bien la plus fière, la plus hautaine et, si je puis dire, la plus orgueilleuse qui soit. Elle n'est donc pas impassible, quoi qu'on ait prétendu. Elle exprime d'abord l'exaltation d'une âme tendue à jouir superbement de toute la beauté éparse dans le monde et dans l'histoire et de toutes les œuvres où l'humanité a le plus joyeusement épanché son génie. Elle implique une curiosité sympathique et passionnée. Elle contient un mépris du médiocre, un Odi profanum vulgus dont le sentiment peut être une très grande jouissance. Et il y a bien du courage, au fond, dans cette allégresse d'artiste trompant la vie par l'adoration du beau. Et même ces sonnets rutilants et durs comme du métal ne vont pas tous sans larmes secrètes. Quelques-uns font songer à ces statues d'airain qu'on voit pleurer dans Virgile. Car, s'ils célèbrent de belles choses, ces belles choses sont passées, et de là une mélancolie. Considéré du point de vue de M. de Heredia et par ses surfaces brillantes, l'univers est magnifique et glorieux; mais tout y croule, tout y fuit d'une fuite éternelle. M. de Heredia a senti plus d'une fois la tristesse des splendeurs éteintes et la désolation des ruines. Ces tableaux où se plaît son rêve enchanté, il les évoque souvent parce qu'ils sont beaux, mais quelquefois aussi parce qu'ils ne sont plus. Rappelez-vous l'adorable sonnet Sur un marbre brisé, où la bonne Nature enveloppe de feuilles et de fleurs la vieille statue éclopée:
La mousse fut pieuse en fermant ses yeux mornes...
Lisez les «sonnets épigraphiques»: le Dieu Hêtre, Nymphis Augustis sacrum, le Vœu. Comme ce sonnet de l'Exilée est touchant, encore qu'il soit splendide! Pourquoi? Parce qu'il nous parle de l'exil d'une femme et surtout parce qu'il a été composé sur une ruine, une pierre mutilée où se déchiffre une moitié d'inscription (MONTIBV... CARRIDEO... SABINVLA V.S.L.M.), et qu'il nous parle ainsi de cet autre exil d'où rien ni personne n'est jamais revenu et qui s'appelle le passé:
Sur la roche moussue, au chemin d'Ardiège,
Penchant ton front qu'argente une précoce neige,
Chaque soir, à pas lents, tu viens t'accouder là.
Et le Flamine rouge avec son blanc cortège.
Et lorsque le regret du sol latin t'assiège,
Tu regardes le ciel, triste Sabinula...
V
M. José-Maria de Heredia est donc, pour conclure, un excellent ouvrier en vers, un des plus scrupuleux qu'on ait vus, et qui apporte dans son respect de la forme quelque chose de la délicatesse de conscience et du point d'honneur d'un gentilhomme. Et M. de Heredia est aussi (car l'un ne va jamais sans l'autre) un excellent poète, quoique un peu trop retranché dans sa vision d'un univers décoratif. Sa poésie, qui n'a pas l'étendue de celle de son maître Leconte de Lisle, en a l'intensité avec quelque chose de fier et de triomphant qui est bien à lui. Il est, dès maintenant, le sonnettiste par excellence du «Parnasse» contemporain. Je ne lui demande qu'une chose: Qu'il continue de feuilleter le soir, avant de s'endormir, des catalogues d'épées, d'armures et de meubles anciens, rien de mieux; mais qu'il s'accoude plus souvent sur la roche moussue où rêve Sabinula.
ARMAND SILVESTRE
On dit qu'il n'y a plus d'hommes de génie dans ce dernier tiers du siècle, et en effet ceux qui passent pour en avoir se font vieux, et il se peut bien que le temps des génies soit passé. Mais en revanche—est-ce une illusion? est-ce un effet de la perspective trop forte?—il me semble qu'il y a beaucoup d'esprits intéressants et singuliers, et cela justement parce qu'ils sont tard venus; parce qu'ils ont derrière eux toute une littérature accumulée; parce que, même ignorants, ils savent néanmoins ou devinent beaucoup de choses et se trouvent tout formés pour aller très bien dans la sensation violente et raffinée; parce que, tout ayant été dit (et voilà deux cents ans que cela même a été dit), ils donnent naturellement dans l'osé, le bizarre et le fou, et que leur extravagance fleurit elle-même sur un passé trop riche, comme ces fleurs étranges qui poussent mieux dans un humus composé d'innombrables débris de végétaux morts.
Si donc il n'y a plus guère de génies souverains, il y a des «cas particuliers». Et c'en est un, parmi beaucoup d'autres, que celui de M. Armand Silvestre, hiérophante dans ses vers, commis voyageur et des plus mal élevés dans sa prose.
I
Les lecteurs du Gil Blas, qui se délectent deux ou trois fois par semaine aux amours de l'ami Jacques et aux aventures du commandant Laripète, ont-ils lu les Renaissances, les Paysages métaphysiques, et les Ailes d'or, et soupçonnent-ils que M. Silvestre a été l'un des plus lyriques, des plus envolés, des plus mystiques et des mieux sonnants parmi les lévites du Parnasse? Se doutent-ils qu'il y eut jadis chez cet étonnant fumiste de table d'hôte, chez ce grand et gros garçon taillé en Hercule qui courait, il y a quelques années, la foire au pain d'épice, relevant le «caleçon» des lutteurs (c'est le gant de ces gentilshommes) et sollicitant les faveurs des femmes géantes visitées par l'empereur d'Autriche,—se doutent-ils qu'il y a peut-être encore chez ce Panurge bien en chair un Indou, un Grec, un Alexandrin?
Le poète, pâmé aux pieds de sa maîtresse—non toujours à ses pieds, pour dire vrai,—chante son chant extatique et lamentable. Rosa est magnifiquement, impassiblement et implacablement belle. Lui s'enivre de la beauté des formes; mais il aspire à quelque chose par delà. Hélas! cette beauté parfaite n'a point d'âme, et c'est l'âme aussi qu'il voudrait étreindre... En attendant, le Désir du poète adore à genoux la Beauté de la femme. Qu'en dites-vous, commandant Laripète? Tout cela très large, très sonore, très harmonieux, très vague, avec des ressouvenirs du panthéisme indien, de l'art grec et de l'idéalisme de Platon, et çà et là, parmi l'enchantement des nobles et vastes images, le cri soudain de la chair ardente. Et cela s'appelle Sonnets païens, et c'est assurément une des plus belles «séries» qu'ait produites le «Parnasse contemporain».
Puis le poète soupire des Vers pour être chantés, des romances où il y a des fleurs et des oiseaux comme dans celles que chantaient nos mères du temps de Louis-Philippe. Mais—ô puissance de la baguette magique que tes fées ont coutume de prêter aux poètes! puissance du seul enlacement des mots et du sentiment qui les tresse et les enlace!—elles sont adorables, ces romances où il n'y a rien que des rossignols, des lis, beaucoup de lis, des roses, des violettes, des raisins, des abeilles, l'aube, le crépuscule, l'automne et le printemps et, mêlée à toute la nature au point qu'elle ne s'en distingue presque plus, l'image de la femme aimée. Et c'est là précisément la secrète et pénétrante originalité de ces petits vers, de ces menues ritournelles, de ces rimes caressantes: elles font couler jusqu'à l'âme l'ivresse des couleurs, des formes et des parfums, et l'amour de la vie universelle, toujours un peu triste parce qu'il est toujours inassouvi. Et, pour une fois, la musique a su ajouter à la poésie au lieu de l'effacer par des sensations moins définies et plus fortes; et, comme ces petits vers ne sont qu'un tissu d'images et d'impressions flottantes, les mélodies de Massenet nous ont peut-être encore mieux fait sentir tout ce que recèlent d'enchantement ces vagues et délicieuses romances, que je voudrais appeler des romances panthéistiques.
Ensuite le poète dit la Vie des morts, leur âme éparse dans les arbres, dans les broussailles, dans les sources qui sont leurs yeux, dans les nuages qui sont leur pensée inquiète, dans les astres où flambent leurs anciennes passions, dans la mer, «temple obscur des métamorphoses», dans les parfums, dans le chant nocturne des voix terrestres... Et cependant ce n'est pas tout ce qui reste des morts. «Ce que m'a pris le rêve, mes aspirations vers le juste et le beau, ce que j'ai dit tout bas à la nuit, ce que j'ai vu en fermant les yeux,
Ma chair ne saurait plus l'entraîner au tombeau.»
Et, après ces sonnets vaguement platoniciens, le poète chante les Vestales, la beauté chaste, «la fleur spirituelle dont il veut boire, après la mort, les longs parfums». Il rêve, il adore, il pétrarquise...
Et puis... et puis c'est toujours la même chose: vague panthéisme, vague souffrance, vague désespoir, vague ivresse, vague rêverie, vague chasteté, désir quelquefois vague et plus souvent précis, vagues images, amples, indéfinies, forme harmonieuse, mots sonores—quelquefois jargon sublime. De pensée dans tout cela, autant dire point. Le panthéisme de M. Silvestre n'a pas tout à fait la rigueur de celui de Spinosa, et son idéalisme ignore profondément la dialectique de Platon. Ce n'est qu'une rêverie magnifique et épandue.
Mais quelle floraison d'images, et combien belles! Toutes éclatantes et indéterminées, et qui souvent font songer (qu'en dis-tu, Jacques Moulinot?) aux images lamartiniennes.
C'est ton rêve qui fuit vers des bords enchantés.
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Je veux ceindre humblement, de mes bras prosternés,
Tes pieds, tes beaux pieds nus, frileux comme la neige
Et pareils à deux lis jusqu'au sol inclinés.
(Remarquez-vous que «bras prosternés» et «frileux comme la neige» sont des expressions bizarres et douteuses, qu'il ne faut pas trop presser non plus la comparaison des lis renversés, et qu'avec tout cela—ou j'ai la berlue—ces trois vers sont très beaux?)
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Les charnelles senteurs des verdures marines
Suivent le long des flots le spectre de Vénus!
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Les voluptés du soir montent des horizons.
À l'heure où, scintillant comme un pleur sous des voiles,
La tristesse des nuits monte aux yeux des étoiles...
Je crois bien que, si l'on cherchait où est décidément l'originalité de M. Armand Silvestre, c'est dans cette ampleur et cette monotonie des images, presque toutes empruntées aux grands phénomènes naturels, qu'il faudrait la voir. Panthéistes ou néo-grecs, bien d'autres poètes l'ont été de nos jours; mais nul peut-être n'a eu au même degré cette uniforme et tour à tour admirable et insupportable sublimité d'imagination.
«Je ne connais pas Chicago, dit quelque part M. Cardinal; mais je suis sûr que Chicago est autrement vivant que Rome.»—Eh bien, moi, je ne connais pas les Védas; mais je suis presque sûr que la poésie de M. Silvestre ressemble parfois à celle de Védas, et je suis fort tenté de croire que ses vers sont peut-être, dans notre littérature, ce qui se rapproche le plus de ce lyrisme grandiose, éblouissant, vite ennuyeux, débordant d'images toujours les mêmes, où tout l'univers vit d'une vie énorme et confuse, où chaque métaphore, démesurée, est toute prête à devenir un mythe. Relisons quelques strophes de l'ami de Laripète:
Des yeux, des yeux sans nombre, effroyables, hagards,
Les Astres, dans la nue impassible et béante
Versent leurs rayons d'or pareils à des regards,
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Et la Terre, œil aussi, brûlant et sans paupière,
Sent dans ses profondeurs sourdre le flot amer
Que déroule le flux éternel de la mer,
Larme immense pendue à son orbe de pierre.
Et dans les Paysages métaphysiques:
D'un grand fleuve d'azur, l'Aube, parmi la brume,
Secoue à l'horizon les blancheurs de sa plume
Et flagelle l'air vif de son aile d'argent...
Et plus loin:
Sur le soleil tombé la mer en se fermant
De son sang lumineux éclabousse la nue
Où des gouttes de feu perlent confusément...
Cette aube qui est un cygne, ce soleil qui est un dieu décapité, et bien d'autres images que je pourrais citer..., alors que M. Armand Silvestre avait ces visions, est-ce qu'il n'était pas, spontanément ou par artifice, dans un état d'esprit aussi approchant que possible de celui des anciens hommes quand, essayant d'exprimer dans leur langue incomplète les phénomènes de la nature, ils créaient sans effort des mythes immortels? Par malheur, d'aucuns croiront que, lorsque je compare à Valmiki l'auteur des Contes grassouillets, je ne saurais parler bien sérieusement.
II
C'est pourtant avec le plus grand sérieux que «la bonne femme Sand» écrivait à propos des Sonnets païens:
C'est l'hymne antique dans la bouche d'un moderne, c'est-à-dire l'enivrement de la matière chez un spiritualiste quand même, qu'on pourrait appeler le spiritualiste malgré lui; car, en étreignant cette beauté physique qu'il idolâtre, le poète crie et pleure. Il l'injurie presque et l'accuse de le tuer. Que lui reproche-t-il donc? De n'avoir pas d'âme. Ceci est très curieux et continue, sans la faire déchoir, la thèse cachée sous le prétendu scepticisme de Byron, de Musset et des grands romantiques de notre siècle, etc.
Elle n'a pas trop l'air de s'entendre, la vieille Lélia; mais enfin elle admire son filleul. Hélas! qu'aurait-elle pensé si elle avait pu lire les Mesaventures du commandant Laripète?
Comment en un plomb vil l'or pur s'est-il changé
Le plus triste, c'est que cette transformation n'est peut-être point un si grand mystère, Méphistophélès, à qui Faust fait des phrases, lui répond tranquillement:
Un plaisir surnaturel! S'étendre la nuit sur les montagnes humides de rosée, embrasser en extase la terre et le ciel, s'enfler d'une sorte de divinité, pénétrer par la pensée jusqu'à la moelle de la terre, repasser en son sein les six jours de la création, s'épandre avec délices dans le Grand Tout, dépouiller entièrement tout ce qu'on a d'humain et finir cette haute contemplation... (avec un geste) je n'ose dire comment.
Et c'est ainsi qu'a fini M. Armand Silvestre. Le poète des Vestales s'est mis à conter des contes de corps de garde; l'adorateur mystique de «Rosa la prêtresse» s'est tourné vers Rosa la Rosse; et les «paysages» où il se plaît n'ont plus rien de «métaphysique». Et l'historiette grivoise ne lui a point suffi: il l'a voulue incongrue et mal odorante.
Jean-Jacques raconte que, tout enfant, il allait se poster, à la promenade, sur le passage des femmes, et que là il trouvait un plaisir obscur, mais très vif, à mettre bas ses chausses. «Ce que je montrais, ajoute-t-il, ce n'était pas le côté honteux, c'était le côté ridicule.» C'est ce dernier côté qu'étale M. Armand Silvestre avec une complaisance jamais lasse et une joie jamais ralentie. C'est le champ circulaire où il s'est délicieusement confiné. L'ampleur charnue de l'ordinaire interlocuteur de M. Purgon, l'instrument des matassins de Molière, les bruits malséants qui, d'après Flaubert, «faisaient pâlir les pontifes d'Égypte», inspirent à M. Silvestre des gaietés hebdomadaires et bien surprenantes. Ce rêveur est amoureux d'une autre lune que les romantiques. Ce poète lyrique «n'a pas accoutumé de parler à des visages».
D'autres conteurs nous font des récits légers, voluptueux, lubriques, et parcourent avec agrément tous les degrés de l'impudeur. Les récits de M. Silvestre sont essentiellement scatologiques: c'est là sa marque.
Disons franchement que la plupart de ces historiettes ne valent pas le diable. Je ne pense pas que, sur une centaine, il y en ait plus de quatre ou cinq qui soient franchement drôles. Les choses dont il est question là dedans étant assez plaisantes par elles-mêmes pour ceux qui les aiment, le conteur ne se met pas en frais. Notons en passant deux ou trois de ses procédés, qui sont gros et d'un emploi facile.
Il baptise heureusement ses personnages. D'avoir appelé un amiral Le Kelpudubec et un diplomate grec Fépipimongropoulo, c'est bien quelque chose. Puis l'auteur, dans chaque récit, proclame avec tant d'insistance, de conviction et un tel luxe d'épithètes plantureuses son goût pour les grosses femmes, qu'il se peut bien que cela devienne amusant à la longue. Enfin, il se plaît souvent à exprimer des choses banales ou grossières sous une forme ultra-lyrique ou à mêler le style du «Parnasse» à celui des estaminets, et de là des contrastes d'un effet sûr. Je n'en veux qu'un exemple, choisi avec une extrême discrétion:
...Ce qu'il a passé de doigts frais et blancs aux ongles roses dans l'ébène aujourd'hui traversé de fils d'argent de ma chevelure n'est comparable qu'au nombre des étoiles. J'ai été littéralement grignoté de caresses. Mais de toutes les belles qui dévorèrent ainsi les roses vivantes de ma bouche et de mes lèvres, ce fut certainement Héloïse qui témoigna le plus d'appétit. Je ne sais encore comment j'ai pu sauver quelque chose de ma fatale beauté des emportements de son amour. Oui, mes enfants, Héloïse de Saint-Pétulant m'adora et me le prouva d'une façon farouche. C'était une superbe personne qui avait une demi-tête de plus que moi, des chairs à la Rubens, une crinière fauve comme celle des lions et des hanches d'un rebondi impertinent, etc.
Tout le Silvestre des contes est dans ces quelques lignes, sauf les plaisanteries et les imaginations d'apothicaire ou d'égoutier, dont je ne donnerai point de spécimen. Et puis... et puis, comme dans ses vers, c'est toujours la même chose. J'ai rencontré des gens que cela n'amusait pas énormément. D'autre part, le conteur n'y met, je pense, aucune espèce de prétention. IL n'y a donc pas lieu de s'arrêter plus longtemps sur cette partie de son œuvre.
III
Mais il est intéressant de chercher comment le poète raffiné des Renaissances a pu écrire tant d'histoires faites pour divertir Panurge, et comment des ouvrages si absolument différents sont partis de la même main.
Comme rire me semble bon, dit M. Silvestre dans les Contes grassouillets, je laisse courir ma plume aux incongruités qui dérident les plus sévères. Je sais bien que d'aucuns me blâment de cela, me jetant au nez le lyrisme douloureux de mes poèmes et concluant de ce contraste que je ne suis sincère ni en prose ni en vers. Moi, je me permets de penser tout le contraire.
Nous voulons bien le penser aussi. D'abord il se pourrait que M. Silvestre ne jouât un rôle que dans l'un des deux cas; et, comme il est visible que ses incongruités l'amusent le premier, c'est donc en écrivant la Gloire du souvenir et les Ailes d'or qu'il se serait moqué de nous? On a peine à le croire: il n'aurait pas montré un goût si prolongé, si persistant, pour un rôle si peu lucratif. Car remarquez que, maintenant encore, tout en nous contant les mésaventures de Laripète, il lui arrive de tresser des rimes mystiques, de conclure même par un sonnet parnassien quelque fantaisie de haute graisse et, après avoir dûment empâté ses clients, d'enfiler poétiquement des perles à leur nez (ante porcos).
D'ailleurs bon nombre d'écrivains présenteraient un cas analogue au sien. Sans parler de Rabelais, «charme de la canaille et mets des délicats», Marot, Régnier, La Fontaine, J.-B. Rousseau et combien d'autres! ont écrit des obscénités et traduit les psaumes de David. Je sais que pour quelques-uns de ces honnêtes gens la chose s'explique naturellement: c'est à la fin, après la «conversion», qui au bon vieux temps ne manquait guère, qu'ils se sont avisés de rimer des vers édifiants; mais il en est comme Marot et Jean-Baptiste, qui ont mené de front les deux genres. Faut-il voir là quelque chose d'inexplicable? Hé! non, même en supposant qu'ils aient été aussi sincères dans la piété que dans la grivoiserie. Quoi de merveilleux à cela? Nous ne sommes pas les mêmes à toutes les heures, et «je sens deux hommes en moi».
Le cas de M. Silvestre semble à première vue plus extraordinaire et est, en réalité, encore plus simple. Sans doute, la distance paraît plus grande encore et plus surprenante entre la Vie des morts et Bertrade ou la Pince à sucre, qu'entre les psaumes de Marot et ses épigrammes. Mais, tandis que les psaumes n'appartiennent évidemment pas à la même inspiration que les épigrammes et que celles-ci ne mènent point naturellement à ceux-là, on peut affirmer, au contraire, que les vers lyriques de M. Silvestre et ses contes plus que gaulois forment comme deux courants de même origine et que, par exemple, la grossière sensualité des Contes grassouillets était déjà contenue dans la sensualité raffinée des Sonnets païens.
Les contes et les sonnets, c'est, à des moments différents, la manifestation du même sentiment originel le sentiment de la beauté génétique, c'est-à-dire de ce que la nature a mis d'attrayant dans les formes pour amener les hommes à ses fins. Quand M. Silvestre s'en tient à ce sentiment et s'y renferme, il écrit les Mariages de Jacques. Mais, après avoir senti les formes uniquement dans ce qu'elles ont de sexuel, on les aime bientôt pour elles-mêmes; à l'attrait génétique succède le sentiment beaucoup plus complexe du Beau plastique, qui n'est en soi ni masculin ni féminin; et la sensation primitive appelle alors et provoque, par des liaisons naturelles et rapides, une foule d'idées et de sentiments très nobles, très doux et très purs. Ce qui, dans le premier moment, n'est qu'instinct brutal, est poésie à son dernier terme, et cette poésie peut être si haute qu'elle fasse oublier absolument ses humbles origines. Le poète des Renaissances, c'est un satyre qui a rêvé; et le conteur des Contes, c'est un poète qui n'en est qu'au commencement de son rêve—oh! tout au commencement. Il faut ajouter, du reste, que parfois, dans les poèmes les plus extasiés, sous la plus magnifique floraison d'images, le pied du faune s'entrevoit çà et là, et, comme chez Hugo «crève l'azur».
Reste une question. On comprend que le poète des Ailes d'or ait pu écrire des gauloiseries; mais ces plaisanteries de matassin en délire? Je pense que cela s'explique par l'association fatale d'images qui dans la réalité sont toutes proches, en sorte que celle qui est ignoble bénéficie du voisinage de l'autre et devient plaisante parce qu'elle la rappelle. Puis, certaines fonctions de ce misérable corps, si elles peuvent sembler avilissantes, sont bonnes pourtant par le soulagement et l'aise qu'elles apportent, par l'idée de joyeuse vie animale qu'elles éveillent dans l'esprit, et sont en même temps comiques par le démenti perpétuel qu'elles opposent à l'orgueil de l'homme, à sa prétention de faire l'ange. Il y a là une source intarissable de gaieté grossière. Il est seulement singulier qu'un artiste aussi recherché s'y complaise à ce point.
Mais, M. Armand Silvestre ne serait-il pas un faux décadent? Je le soupçonne maintenant d'être un primitif. Nous avons remarqué que le spectacle des phénomènes naturels lui suggérait les mêmes images amples et vagues qu'aux poètes d'il y a trois mille ans: et voilà maintenant que ses facéties sont aussi celles des primitifs et qu'il se délecte comme eux—et comme les enfants—au comique incongru des basses fonctions corporelles. Vous vous rappelez ce que dit le dieu Crépitus dans la Tentation de saint Antoine:
Quand le vinaigre militaire coulait sur les barbes non rasées, qu'on se régalait de glands, de pois et d'oignons crus et que le bouc en morceaux cuisait dans le beurre rance des pasteurs, sans souci du voisin, personne alors ne se gênait. Les nourritures solides faisaient les digestions retentissantes. Au soleil de la campagne les hommes se soulageaient avec lenteur... J'étais joyeux. Je faisais rire! Et, se dilatant d'aise à cause de moi, le convive exhalait toute sa gaieté par les ouvertures de son corps... Mais à présent je suis confiné dans la populace, et l'on se récrie, même à mon nom...
M. Armand Silvestre a copieusement vengé le pauvre dieu Crépitus, et je ne m'en étonne plus: il est assez naturel qu'ayant, dans sa poésie savante, les imaginations des anciens hommes, il ait aussi leurs gaietés et se gaudisse des mêmes objets.
Ai-je vraiment expliqué le cas de M. Silvestre? J'ai tâché au moins de le définir. Quand on ne tiendrait aucun compte du talent qui éclate dans ses poésies lyriques, M. Armand Silvestre garderait cette originalité d'avoir fait vibrer les deux cordes extrêmes de la Lyre, la corde d'argent et la corde de boyau... (l'épithète est dans Rabelais); et son œuvre double n'en serait pas moins un commentaire inattendu de la pensée de Pascal sur l'homme ange et bête.
ANATOLE FRANCE[25]
Est-il possible que j'aie failli reprocher à M. Weiss d'être un critique ondoyant et capricieux et de n'avoir pas dans sa poche un mètre invariable pour mesurer les œuvres de l'esprit? Une des pensées favorites de Montaigne, c'est que nous ne saurions avoir de connaissance certaine, puisque rien n'est immuable, ni les choses ni les intelligences, et que l'esprit et son objet sont emportés l'un et l'autre d'un branle perpétuel. Changeants, nous contemplons un monde qui change. Et même quand l'objet observé est pour toujours arrêté dans ses formes, il suffit que l'esprit où il se reflète soit muable et divers pour qu'il nous soit impossible de répondre d'autre chose que de notre impression du moment.
Comment donc la critique littéraire pourrait-elle se constituer en doctrine? Les œuvres défilent devant le miroir de notre esprit; mais, comme le défilé est long, le miroir se modifie dans l'intervalle, et, quand par hasard la même [œuvre] revient, elle n'y projette plus la même image.
Chacun en peut faire l'expérience sur soi. J'ai adoré Corneille et j'ai, peut s'en faut, méprisé Racine: j'adore Racine à l'heure qu'il est et Corneille m'est à peu près indifférent. Les transports où me jetaient les vers de Musset, voilà que je ne les retrouve plus. J'ai vécu les oreilles et les yeux pleins de la sonnerie et de la féerie de Victor Hugo, et je sens aujourd'hui l'âme de Victor Hugo presque étrangère à la mienne. Les livres qui me ravissaient et me faisaient pleurer à quinze ans, je n'ose pas les relire. Quand je cherche à être sincère, à n'exprimer que ce que j'ai éprouvé réellement, je suis épouvanté de voir combien mes impressions s'accordent peu, sur de très grands écrivains, avec les jugements traditionnels, et j'hésite à dire toute ma pensée.
C'est qu'en effet cette tradition est presque toute convenue, artificielle. On se souvient de ce qu'on a senti peut-être, ou plutôt de ce que des maîtres vénérables ont dit qu'il fallait sentir. Ce n'est d'ailleurs que par cette docilité et cette entente qu'un corps de jugements littéraires peut se former et subsister. Certains esprits ont assez de force et d'assurance pour établir ces longues suites de jugements, pour les appuyer sur des principes immuables. Ces esprits-là sont, par volonté ou par nature, des miroirs moins changeants que les autres et, si l'on veut, moins inventifs, où les mêmes œuvres se reflètent toujours à peu près de la même façon. Mais on voit aisément que leurs doctrines n'ont pas en elles de quoi s'imposer à toutes les intelligences et qu'elles ne sont jamais, au fond, que des préférences personnelles immobilisées.
On juge bon ce qu'on aime, voilà tout (je ne parle pas ici de ceux qui croient aimer ce qu'on leur a dit être bon); seulement les uns aiment toujours les mêmes choses et les estiment aimables pour tous les hommes, les autres, plus faibles, ont des affections plus changeantes et en prennent leur parti. Mais dogmatique ou non, la critique, quelles que soient ses prétentions, ne va jamais qu'à définir l'impression que fait sur nous, à un moment donné, telle œuvre d'art où l'écrivain a lui-même noté l'impression qu'il recevait du monde à une certaine heure.
Puisqu'il en est ainsi et puisque, au surplus, tout est vanité, aimons les livres qui nous plaisent sans nous soucier des classifications et des doctrines et en convenant avec nous-mêmes que notre impression d'aujourd'hui n'engagera point celle de demain. Si tel chef-d'œuvre reconnu me choque, me blesse ou, ce qui est pis, ne me dit rien; si, au contraire, tel livre d'aujourd'hui ou d'hier, qui n'est peut-être pas immortel, me remue jusqu'aux entrailles, me donne cette impression qu'il m'exprime tout entier et me révèle à moi-même plus intelligent que je ne pensais, irai-je me croire en faute et en prendre de l'inquiétude? Les hommes de génie ne sont jamais tout à fait conscients d'eux-mêmes et de leur œuvre; ils ont presque toujours des naïvetés, des ignorances, des ridicules; ils ont une facilité, une spontanéité grossière; ils ne savent pas tout ce qu'ils font, et ils ne le font pas assez exprès. Surtout en ce temps de réflexion et de conscience croissante, il y a, à côté des hommes de génie, des artistes qui sans eux n'existeraient pas, qui jouissent d'eux et en profitent, mais qui, beaucoup moins puissants, se trouvent être en somme plus intelligents que ces monstres divins, ont une science et une sagesse plus complètes, une conception plus raffinée de l'art et de la vie. Quand je rencontre un livre écrit par un de ces hommes, quelle joie! Je sens son œuvre toute pleine de tout ce qui l'a précédée; j'y découvre, avec les traits qui constituent son caractère et son tempérament particulier, le dernier état d'esprit, le plus récent état de conscience où l'humanité soit parvenue. Bien qu'il me soit supérieur, il m'est semblable et je suis tout de suite de plain-pied avec lui. Tout ce qu'il exprime, il me semble que j'étais capable de l'éprouver de moi-même quelque jour.
Des écrivains tels que M. Paul Bourget ou M. Anatole France me donnent ce plaisir; et c'est en relisant le Crime de Sylvestre Bonnard et le Livre de mon ami que me sont venues ces réflexions—que je donne pour ce qu'elles valent, car elles sont justes sans l'être et je sens très bien tout ce que j'y néglige.
I
Je ne parle point de la puissance d'invention qu'un caprice de la nature a évidemment accordée avec plus de libéralité à quelques écrivains de notre temps. Je dis seulement que l'esprit de M. Anatole France est une des «résultantes» les plus riches de tout le travail intellectuel de ce siècle, et que les plus récentes curiosités et les sentiments les plus rares d'un âge de science et d'inquiète sympathie sont entrés dans la composition de son talent littéraire. Comment cette intelligence s'est formée et successivement enrichie, ses livres même nous l'apprennent.
Il est né, je pense, dans quelque vieille maison de la rue de Seine ou du quai Malaquais, dans le quartier des bouquinistes et des marchands d'estampes et de bric-à-brac. Enfant précoce, nerveux, chétif, caressant,
Déjà surpris de vivre et de regarder vivre,
de bonne heure il a aimé les images, et les livres avant de les avoir ouverts; de bonne heure il a su regarder les objets, voir leurs formes, leurs couleurs et en jouir; et il a su goûter les vieilles choses et s'intéresser au passé. Ce petit enfant était déjà bien le fils du siècle de l'histoire et de l'érudition.
Que l'on s'en rapporte aux Désirs de Jean Servien ou au Livre de mon ami, que le père de ce petit enfant ait été relieur ou médecin, c'était un homme candide, sérieux et de caractère méditatif; sa mère était douce, fine et d'une adorable tendresse. Et l'enfant se ressentira plus tard de cette double influence.
Puis il a fait, comme Jean Servien, d'excellentes humanités, à l'ancienne mode. Il a naïvement frémi d'admiration en expliquant Homère et les tragiques grecs, il a vécu de la vie des anciens, il a senti la beauté antique, il a connu la magie des mots, il a aimé des phrases pour l'harmonie des sons enchaînés et pour les visions qu'elles évoquaient en lui.
Et c'est dans une école ecclésiastique qu'il a passé son enfance, ce qui est, je crois, un grand avantage, car souvent les exercices de piété y font l'âme plus douce et plus tendre; la pureté a plus de chance de s'y conserver, au moins un temps, et (sauf le cas de quelques fous ou de quelques mauvais cours), quand plus tard la foi vous quitte, on demeure capable de la comprendre et de l'aimer chez les autres, on est plus équitable et plus intelligent.
Puis il eut, comme Jean Servien, comme beaucoup d'écrivains et d'artistes dans notre société démocratique où si souvent le talent monte d'en bas, une jeunesse pauvre, dure, avec des amours absurdes, des désirs démesurés, des aspirations furieuses vers une vie brillante et noble, des déceptions, des amertumes. Il souffrit des maux tour à tour imaginaires et réels et, comme il arrive aux âmes bien situées, il sortit de cette longue crise plus doux, plus indulgent aux aux hommes et à la vie; il en rapporta une vertu qui, tout compte fait, a crû notablement dans ce siècle: la pitié.
Puis il entra dans le cénacle parnassien et son esprit y fit des acquisitions nouvelles. Il acheva d'y apprendre l'adoration de la beauté plastique. Il sut mieux voir, mieux jouir des formes. Il s'efforça, avec quelques autres jeunes gens, de pousser plus loin qu'on ne l'avait fait encore l'art de combiner exactement de beaux mots qui suscitent de belles images. En même temps il s'imprégnait des plus récentes philosophies. Ses premiers vers respiraient Lucrèce renouvelé, Darwin et Leconte de Lisle.
Et il était aussi un des plus fervents parmi les néo-grecs. Cet amour enthousiaste de la vie, de la religion et de la beauté grecques a été un des sentiments les plus remarquables de la dernière génération poétique. Il s'y mêlait, chez M. Anatole France, le souci du plus singulier des événements historiques, de celui qui a le plus préoccupé depuis trente années quelques-uns des grands esprits de ce temps. Pendant que M. Renan poursuivait sa délicieuse Histoire des origines du christianisme, M. Anatole France écrivait les Noces corinthiennes.
Il devait les écrire, car l'avènement du christianisme forme, pour les peuples d'Occident, le nœud du grand drame humain. J'ai dit ailleurs[26] pourquoi certains esprits regardaient cet avènement comme une immense calamité, et qu'ils me semblaient bien sûrs de leur fait, et qu'une âme riche et complètement humaine devait être païenne et chrétienne à la fois. Je trouve cette âme dans ce beau poème des Noces corinthiennes qui est un chef-d'œuvre trop peu connu. J'y trouve une vive intelligence de l'histoire, une sympathie abondante, une forme digne d'André Chénier; et je doute qu'on ait jamais mieux exprimé la sécurité enfantine des âmes éprises de vie terrestre et qui se sentent à l'aise dans la nature divinisée, ni, d'autre part, l'inquiétude mystique d'où est née la religion nouvelle.
Voilà bien le drame qui a dû, dans les trois premiers siècles, troubler d'innombrables familles. Le bon Hermas, vigneron de Corinthe, est resté païen, sa femme Kallista et sa fille Daphné sont chrétiennes, et c'est bien, en effet, par les femmes que la foi nouvelle devait le plus souvent pénétrer dans les foyers. Daphné est fiancée à Hippias, qui n'est point chrétien. Kallista, malade, fait vœu, si Dieu la guérit, de lui consacrer la virginité de sa fille, non par égoïsme, mais parce que la vie de la vieille femme est encore utile aux siens, aux pauvres et aux fidèles. Daphné se soumet douloureusement. Mais, Hippias étant revenu, elle ne peut plus résister à son amour: ils fuiront tous deux, ou plutôt ils iront se jeter aux pieds de Kallista et la fléchiront... Kallista survient et chasse le jeune homme avec des imprécations; mais Daphné le rejoint, la nuit, au tombeau des aïeux et meurt dans ses bras, car elle a pris du poison et l'évêque Théognis vient trop tard la délier du vœu de sa mère.
L'action, que j'abrège fort, est simple, grande et poignante, et les principaux états d'esprit qu'a dû engendrer la rencontre des deux religions y sont tous représentés. Daphné, chrétienne par docilité, mais l'imagination et le cœur encore pleins des divinités anciennes, mêlant avec candeur le culte du Christ, dieu des morts, au ressouvenir des dieux de la vie, est une figure d'une vérité délicate et charmante. Après le vœu cruel de sa mère, c'est à la fontaine des Nymphes qu'elle va jeter l'anneau des fiançailles:
Les nymphes ont goûté d'ineffables amours,
Fontaine à mon enfance auguste et familière,
Reçois de la chrétienne une offrande dernière.
Ô source! qu'à jamais ton sein stérile et froid
Conserve cet anneau détaché de mon doigt.
L'anneau que je reçus dans une autre espérance...
Réjouis-toi, Dieu triste à qui plaît la souffrance!
Quand son amant revient, toute la nature se soulève en elle dans une révolte irrésistible et chaste; et pourtant elle subit encore l'attrait mystérieux du Dieu «qui n'aime pas les noces»:
Voilà ce que du moins enseignent les anciens.
Homme, tu peux tenter d'éclaircir ce mystère;
Moi, femme, je dois croire, adorer et me taire.
Christ est le Dieu des morts: que son nom soit béni!
Hélas! la vie est brève et l'amour infini.
Mais M. Anatole France a surtout aimé les belles pécheresses du premier et du second siècle de l'empire romain, celles qui, épuisées de voluptés, l'âme en quête d'inconnu, demandaient à l'Orient des dieux tristes à aimer, des cultes caressants et tragiques:
Le mol embrasement d'un souffle oriental.
Une sainte épouvante a gonflé leurs narines
Sous des dieux apparus loin de leur ciel natal...
Elle les voit si beaux! Son âme avide et tendre,
Que le siècle brutal fatigua sans retour,
Cherche entre ces esprits indulgents à qui tendre
L'ardente et lourde fleur de son dernier amour...
Et Leuconoé goûte éperdument les charmes
D'adorer un enfant et de pleurer un dieu...
Et nous aussi nous les aimons, ces femmes, et, parce qu'elle les a consolées et qu'elle console encore les âmes en peine, la religion de Jésus continue d'inspirer à beaucoup de ceux qui ne croient plus une tendresse incurable. Nous sentons dans l'Évangile je ne sais quel charme profond, mystique et vaguement sensuel. Nous l'aimons pour l'histoire de la Samaritaine, de Marie de Magdala et de la femme adultère. Nous nous imaginons presque que c'est le premier livre où il y ait eu de la bonté, de la pitié, une faiblesse pour les égarés et les irréguliers, le sentiment de l'universelle misère et, peu s'en faut, de l'irresponsabilité des misérables. Et peut-être aussi goûtons-nous le plaisir d'entendre ce livre singulier d'une façon hétérodoxe. Nous l'aimons enfin, la religion de nos mères, parce qu'elle est parfaitement mystérieuse et qu'on est las, à certains moments, de la science qui est claire, mais si courte! et dont on se détache un peu en voyant de quelle suffisance elle emplit les esprits médiocres. De même que la Leuconoé aux inquiétudes ineffables, l'âme moderne, «consulte tous les dieux», non plus pour y croire comme la courtisane antique, mais pour comprendre et vénérer les rêves que l'énigme du monde a inspirés à nos ancêtres et les illusions qui les ont empêchés de tant souffrir. La curiosité des religions est, en ce siècle-ci, un de nos sentiments les plus distingués et les meilleurs: M. Anatole France ne pouvait manquer de l'éprouver.
Pour qu'aucune des études par où notre siècle s'est signalé ne lui échappât, il écrivit un jour sur les Contes de Perrault un dialogue exquis où il nous montrait comment sont sortis, des mythes solaires inventés par les anciens hommes, ces récits qui amusent nos petits enfants. Et, naturellement, il fit aussi de la critique littéraire, et de la plus libre et de la plus pénétrante; et son esprit s'élargit encore à voir quelle est la variété des esprits.
En même temps il connut, dans la compagnie de ces fous, de ces détraqués, de ces visionnaires qu'on rencontre surtout à Paris, combien l'homme peut être bizarre et quelle combinaisons inattendues la nature, aidée de la civilisation, peut réaliser dans une âme et dans une figure humaine. Il hanta les bohèmes, les inconscients fantasques du Chat maigre, et il s'aperçut à quel point le monde est réjouissant pour qui sait le regarder. Il nota les gestes, les tics, les idées fixes, les imaginations de ces fantoches. Et, à les voir s'agiter, il devint, par un retour sur lui-même, de plus en plus modeste et indulgent. Car, que sont les plus forts et les plus sages, sinon des acteurs qui se connaissent un peu mieux eux-mêmes, mais qui sont mus aussi par des forces fatales et qui ne verront jamais toutes les ficelles qui les tirent? Il eut cette impression que la vie est bien un songe et que Dieu, s'il fait à la fois le songe de tous et s'il le sait, doit se divertir prodigieusement.
Il est une autre attitude, une autre façon de prendre la vie, qui est bien de ce temps: une espèce de pessimisme stoïque, une affectation de voir toutes les duretés et toutes les absurdités du monde réel et tout ce qu'il y a d'inhumain dans ses lois, et d'y opposer une résignation ironique. C'est, dans l'esprit, une férocité de carabin, et une douceur mâle, sans illusions, dans la conduite de la vie: le caractère particulier que prend la distinction morale chez un médecin ou un chimiste. Cette attitude peut, au reste, recouvrir un grand fond de tendresse et des passions violentes: c'est précisément le cas de René Longuemare dans Jocaste.
Mais René Longuemare s'apaisera avec l'âge. Tous ces essais, ces expériences, ces sentiments successifs, maladie du désir, néo-hellénisme, amour des formes, curiosité, dilettantisme, pessimisme presque allègre, aboutissent à la suprême sagesse de M. Sylvestre Bonnard, membre de l'Institut.
Sylvestre Bonnard est la gloire de M. Anatole France. C'est la figure la plus originale qu'il ait dessinée. C'est M. Anatole France lui-même tel qu'il voudrait être, tel qu'il sera, tel qu'il est peut-être déjà. Vieilli? non pas: car d'abord, si l'esprit de M. Bonnard a soixante-dix ans, son cœur est resté jeune, il sait aimer. Et puis c'est l'homme d'un siècle où l'on est vieux de bonne heure. Sylvestre Bonnard résume en lui tout ce qu'il y a de meilleur dans l'âme de ce siècle. D'autres âges ont incarné le meilleur d'eux-mêmes dans le citoyen, dans l'artiste, dans le chevalier, dans le prêtre, dans l'homme du monde: le xixe siècle à son déclin, si on ne veut retenir que les plus éminentes de ses qualités, est un vieux savant célibataire, très intelligent, très réfléchi, très ironique et très doux.
Et cette figure presque symbolique, M. Anatole France a su nous la montrer très vivante et très particulière. M. Bonnard est bien un vieux garçon, et qui a des manies de vieux garçon. Il est opprimé par sa vieille servante, qu'il respecte et qu'il craint. Il a un grand nez dont les mouvements trahissent ses émotions. Il a une faiblesse innocente pour les vins loyaux et pour les viandes saines habilement préparées. Il a dans ses façons de parler un brin de pédantisme dont il est le premier à sourire. Il s'abandonne à des bavardages pleins de choses, comme un vieillard d'Homère qui aurait trois mille ans d'expérience en plus. Et le souvenir d'Homère vient d'autant mieux ici que, par un mélange des plus savoureux, M. Anatole France, tout nourri de lettres grecques, se plaît à imiter dans l'expression des sentiments les plus modernes l'élégance du verbe antique, et que le style de M. Bonnard rappelle tantôt l'Odyssée et tantôt les Économiques ou l'Œdipe à Colone. Ce sont bien les discours d'un Nestor qui, au lieu de trois pauvres petites générations, en aurait vu passer cent vingt.
II
Or, quels romans devait écrire M. Sylvestre Bonnard? Précisément ceux de M. Anatole France. L'habitude de la méditation et du repliement sur soi ne développe guère le don d'inventer des histoires, des combinaisons extraordinaires d'événements. Même ce don parait de peu de prix aux vieux méditatifs (à moins qu'il ne soit porté à un degré aussi exceptionnel que chez le père Dumas, par exemple). M Sylvestre Bonnard ne pouvait donc pas écrire des romans d'aventure ni même des romans romanesques. Joignez à cela une peur de la rhétorique, de l'emphase d'expression qu'exigent presque toujours les fables tragiques. Et enfin ce qui intéresse le plus M. Bonnard, ce ne sont point les surprises du hasard ni la violence dramatique des situations, mais le monde et les hommes dans leur train habituel. À qui réfléchit beaucoup tout semble suffisamment singulier, et la réalité la plus unie est, à qui sait regarder, un spectacle toujours surprenant.
Aussi M. France-Bonnard nous racontera-t-il des histoires fort simples. Un pauvre garçon qui aime une actrice et qui, après quelques années de vie difficile, est tué par hasard pendant la Commune, voilà Jean Servien.—Un bon garçon d'Haïti qui, sous la direction bizarre d'un professeur mulâtre, manque plusieurs fois son baccalauréat; qui, vivant avec une bande de fous, n'est pas même étonné, tant il est irréfléchi; qui, ayant remarqué une jeune fille dans la maison d'en face, s'aperçoit qu'il l'aime le jour où elle quitte Paris, s'élance en pantoufles à sa poursuite et l'épouse à la dernière page: voilà le Chat maigre,—Un vieux savant envoie du bois, pendant l'hiver, à sa voisine, une pauvre petite femme en couches. La petite femme, devenue princesse russe, reconnaît le bienfait du vieux savant en lui offrant un livre précieux dont il avait envie: et voilà la Bûche.—Notre vieux savant s'intéresse à une orpheline dont il a aimé la mère, l'enlève de sa pension, où elle est malheureuse, la marie à un élève de l'École des chartes: et voilà le Crime de Sylvestre Bonnard. Ces données si simples sont faites pour enchanter les esprits malheureux qui n'aiment pas les romans compliqués.
Si la fable est en général peu de chose, les personnages vivent. Quels personnages? Quels sont les masques humains que rendra de préférence un vieux savant comme Sylvestre Bonnard? Ceux dont il diffère le plus doivent par là même le frapper davantage. Il est aussi conscient qu'on le peut être: il peindra donc surtout des inconscients, de ces êtres qui ne rentrent jamais en eux-mêmes, qui s'abandonnent sans défiance aux excès de parole et de mimique, qui sont le moins dans le secret de la comédie humaine, éternelles dupes et d'eux-mêmes et du monde extérieur. La série en est admirable. C'est M. Godet-Laterrasse, le mulâtre penseur, si digne, tout plein de cette vanité énorme et réjouissante qu'on trouve chez les nègres et les demi-nègres et chez quelques Méridionaux de l'extrême Midi. C'est l'ineffable Télémaque, ancien général nègre, devenu marchand de vin à Courbevoie et qui a de si amusantes extases devant la défroque de sa gloire passée. Et ce sont tous ceux qui rappellent le plus, chez nous, l'inconscience et la vanité des bons nègres: les bohèmes graves et grotesques, les ratés sublimes, les quarts d'homme de génie, les imaginatifs et les maniaques. Ces créatures irréfléchies auront toujours beaucoup d'attrait pour les hommes voués à la vie intérieure. Voici le marquis Tudesco, le proscrit italien, le vieux pitre emphatique et lettré, qui a traduit le Tasse et qui se grise avec solennité sous ses galons extravagants d' «inspecteur des souterrains» de la Commune. Voici M. Fellaire de Sizac, l'homme d'affaires, qu'on dirait échappé de la galerie d'Alphonse Daudet. Voici M. Haviland, l'Anglais taciturne qui collectionne dans des flacons l'eau de tous les fleuves du monde. Voici le philosophe Branchut, le poète Dion, le sculpteur Labanne, et combien d'autres!
Et Sylvestre Bonnard devait aimer aussi les créatures qui sont douces, bonnes, vertueuses ou héroïques sans le savoir, ou plutôt sans y tâcher et parce qu'elles sont comme cela: Mme de Cabry, l'adorable Jeanne Alexandre, la petite Mme Goccoz, plus tard princesse Trépof, même l'oncle Victor, encore que son héroïsme soit mêlé d'abominables défauts, et Thérèse, la servante maussade et fidèle, abondante en locutions proverbiales, riche de préjugés, de vertu et de dévoûment.
Mais bien qu'il sache décrire d'un trait saillant ces figures, toujours il les observe du point de vue d'un philosophe qui a acquis la faculté de s'étonner que le monde soit ce qu'il est. Il les voit, non tout à fait en elles-mêmes, mais comme faisant partie de cet ensemble stupéfiant qui est le monde et témoignant à quel point le monde est inintelligible. Il les peint exactes et vivantes, mais réverbérées, si je puis dire, dans l'esprit d'un vieux sage qui sait beaucoup et qui a beaucoup songé.
III
Aussi devait-il finir par écrire des romans où il serait lui-même en scène et qui seraient son histoire autant que celle des autres: des coins de réalité illustrés et commentés par son expérience ingénieuse. Et tels sont en effet ces deux chefs-d'œuvre: la Bûche et le Crime de Sylvestre Bonnard. Quand on sait tant et qu'on réfléchit tant, on ne s'oublie plus, on ne sort plus jamais hors de soi: c'est toujours soi-même qu'on regarde, puisque tout ce qu'on observe, on le rattache involontairement à une conception générale du monde et que cette conception est en nous.
Il ne faudrait pas croire après cela que ces deux petits romans soient de la même famille que ceux de Xavier de Maistre ou, pour citer un moindre artiste, de M. Alphonse Karr; de ces romans «humoristiques» dont Flaubert a dit dans Bouvard et Pécuchet: «L'auteur s'interrompt à chaque instant pour parler de sa maîtresse et de sa pantoufle. Un tel sans gêne les ravit, puis leur parut stupide.» D'abord ce n'est point ici l'écrivain qui prend la parole, mais M. Sylvestre Bonnard, et nous avons vu qu'il avait bien son allure et sa physionomie à lui. Et M. Sylvestre Bonnard est bien trop sérieux pour nous entretenir «de sa pantoufle ou de sa maîtresse». S'il parle à son chat, c'est que son chat lui est un compagnon naturel et nécessaire, qui fait partie de son cabinet de travail, et c'est pour lui adresser des discours pleins de suc et de philosophie. Si peut-être ces petits récits font songer, par quelques-unes des réflexions qui y sont mêlées, au Voyage sentimental de Sterne, au moins sont-ils composés avec soin et les digressions ne sont-elles qu'apparentes. Ce sont des histoires suivies, mais qui s'enrichissent en traversant un esprit très conscient et muni d'un grand nombre de souvenirs et de connaissances.
Cette vision de petites portions de la comédie humaine par un vieux membre de l'Institut très savant et très bon, c'est ce qu'on peut imaginer de plus délicieux.
Ce charme est très complexe, et je sens bien que je n'en pourrai jamais dégager tous les éléments. C'est d'abord une ironie très douce, très calme, qui s'insinue dans tous les récits et dans toutes les réflexions. Le dessin même des personnages a toujours quelque chose d'ironique; il accentue, avec une exagération placide, les traits caractéristiques. Et, par exemple, M. Mouche et Mlle Préfère, deux vénérables personnes d'une hypocrisie sereine et d'une parfaite méchanceté, disent bien ce qu'ils doivent dire, mais ne le disent pas tout à fait comme ils le diraient dans la réalité: leurs propos, comme leurs figures nous arrivent répercutés et réfléchis.—Cette continuelle et presque involontaire ironie, c'est bien le ton habituel d'un homme qui se regarde vivre lui et les autres, et pour qui tout est apparence, phénomène, spectacle; car une telle façon de prendre le monde ne va pas sans un détachement de l'esprit qui est nécessairement ironique. On garde son sang-froid même dans l'observation la plus appliquée ou dans l'émotion la plus forte, et malgré soi on porte partout cette arrière-pensée que tout est vanité. Et tous les êtres qui n'y songent point, même ceux qu'on aime, vous font sourire par quelque endroit, fût-ce le plus affectueusement du monde.
Oui, mon ami, dit M. Bonnard au petit marchand d'almanachs qui lui offre la Clef des songes; mais ces songes et mille autres encore, joyeux ou tragiques, se résument en un seul: le songe de la vie, et votre petit livre jaune me donnera-t-il la clef de celui-là?
La plus haute sagesse ne manque jamais non plus de sourire d'elle-même: M. Sylvestre Bonnard a toujours ce sourire.
Mais cette ironie, n'étant en somme que la conscience toujours présente du mystère des abuses et de la fragilité des destinées humaines, implique la bonté, la pitié, la tendresse—une tendresse pleine de pensée et d'autant plus profonde. Il y a là je ne sais combien de pages qui vous mouillent les yeux: celles où M. Bonnard se souvient de Clémentine, celles où il va s'agenouiller sur sa tombe avec Mme de Gabry, celles où il avoue qu'il n'avait pas compté que Jeanne se marierait si vite... Et que dites-vous de ce petit discours à Jeanne: