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Les Contemporains, 2ème Série: Etudes et Portraits Littéraires

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On dit qu'on voudrait mourir; oui, on le voudrait..., mais on ne le veut pas.

Quel dommage que La Rochefoucauld ait déjà dit: «Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement!»

L'intelligence sert à tout, surtout à mettre en œuvre la bonté; les sots veulent être bons, mais ne savent pas.

Quel dommage que La Rochefoucauld ait déjà dit: «Le sot n'a pas assez d'étoffe pour être bon!»

Mais qu'importe? Si La Rochefoucauld était venu après la comtesse Diane, elle l'aurait dit avant lui, voilà tout, car elle est, Dieu merci, assez riche de son fonds! Les trois quarts au moins de ses maximes sont d'une qualité tout à fait rare. Il n'y faut pas, au reste, chercher de plan concerté: c'est le plus ravissant désordre. Désordre prémédité; car vous trouverez, par exemple, pages 8 et 50, 20 et 36, 6 et 161, 73 et 80, 72 et 90, la même pensée sous des formes différentes: l'auteur, n'ayant le courage de sacrifier aucune de ses rédactions, a voulu sans doute dissimuler les redites en les séparant.

Je prends au hasard dans cette poignée de maximes aussi capricieusement éparses qu'une poignée de jonchets, quelques-unes de celles que j'aime le mieux et qui rentrent le moins dans les catégories prévues par mon ami Pococurante:

Je ne crains pas Dieu s'il sait tout.

La calomnie est comme la fausse monnaie; bien des gens qui ne voudraient pas l'avoir émise la font circuler sans scrupule.

Tout être aimé qui n'est pas heureux paraît ingrat.

Celui qui arrange un mariage sacrifie d'ordinaire une de ses connaissances à un de ses amis.

On est tenté de croire qu'on fait bien dès qu'on se sacrifie. Comme l'égoïsme, l'abnégation a son aveuglement.

La vraie séparation est celle qui ne fait pas souffrir.

Ce qu'on dit à l'être à qui on dit tout n'est pas la moitié de ce qu'on lui cache.

Quand on aime, on se sent moins d'esprit; quand on est aimé, on en a davantage.

Pour bien donner comme pour bien recevoir, il n'y a qu'à laisser voir son bonheur.

Il faut qu'un homme soit bien aimable pour qu'on lui pardonne de n'être pas celui qu'on attendait.

La plus efficace des consolations est d'avoir à consoler.

Les belles dents rendent gaie.

La charité du pauvre, c'est de vouloir du bien au riche.

L'indulgence qui excuse le mal est moins rare que la bienveillance qui ne le suppose même pas; parce qu'on se fait moins d'honneur en ne soupçonnant rien qu'en pardonnant tout.

La morale nous défend de céder à la tentation et ne nous console pas toujours d'y avoir résisté.

Mais tout finirait par y passer. Vous jugez bien qu'on ne fabrique pas ces pensées-là avec des procédés et des formules. Grâce, finesse et bonté, indulgence sans illusions, philosophie douce qui rappelle, avec quelque chose de plus sain et de plus tendre, celle de quelques femmes du siècle dernier, une sagacité qu'on ne trompe pas, mais qui pardonne parce qu'elle comprend, une intelligence très pénétrante et passablement désenchantée, mais consolée par un très bon cœur..., ai-je dit tout ce qu'on trouve dans les Maximes de la comtesse Diane? J'y mettrais volontiers ce sous-titre, en arrangeant un peu la phrase de Nicole: «Des sentiments qu'il faut avoir et des choses qu'il est bon de connaître pour vivre en paix avec les hommes.» Et j'y ajouterais comme épigraphe, le mot de Mme de Sévigné, qui résume en effet un grand nombre de ces Maximes: «Rien n'est bon que d'avoir une belle et bonne âme.» Quand cette belle et bonne âme a par surcroît autant d'esprit que la comtesse Diane, c'est un délice.


Mme SARAH BERNHARDT

DANS THÉODORA

...La grâce, le charme, la lumière, ou plutôt l'attrait malsain et diabolique de cette fantasmagorie byzantine, c'est encore Mme Sarah Bernhardt. Qui donc disait que la voix d'or s'était brisée à force de chanter tous les jours, partout et à travers les deux mondes? Il m'a bien paru qu'elle sonnait aussi délicieusement qu'autrefois. Mais avez-vous remarqué la bizarrerie de sa diction? Pourquoi cette continuelle mélopée? Quelle drôle d'idée de psalmodier ses phrases sur un air d'enterrement pour bien marquer que c'est l'impératrice qui parle! Cette diction officielle et impériale si violemment opposée à l'autre, c'est bien le comble de la convention. Mais est-ce qu'on y prend garde? On est séduit, vous dis-je. D'où vient cela?

Si l'on essayait de démêler les causes de ce puissant attrait que Mme Sarah Bernhardt exerce sur un grand nombre d'entre nous, je crois qu'on en verrait jusqu'à trois. D'abord, elle est très intelligente, comprend ses rôles, les compose avec soin, et joue sans se ménager. Mais passons, car ces mérites, d'autres artistes les possèdent au même degré. La seconde cause, c'est son aspect physique et aussi le timbre de sa voix. On sait la part immense des dons naturels dans le talent d'un comédien ou, si vous voulez, dans l'effet total qu'il produit. Bien des gens nerveux, capricieux et frivoles,—à moins qu'ils ne soient, au contraire, très philosophes,—ne tiennent guère compte que de la personne même de l'artiste, qui leur est sympathique ou antipathique, voilà tout. Il leur est fort égal d'être injustes pour ceux dont le nez ne leur revient pas. Mais c'est surtout chez les comédiennes que le physique prend une extrême importance. Or, le ciel a doué Mme Sarah Bernhardt de dons singuliers: il l'a faite étrange, d'une sveltesse et d'une souplesse surprenantes, et il a répandu sur son maigre visage une grâce inquiétante de bohémienne, de gypsy, de touranienne, je ne sais quoi qui fait songer à Salomé, à Salammbô, à la reine de Saba.

Et cet air de princesse de conte, de créature chimérique et lointaine, Mme Sarah Bernhardt l'exploite merveilleusement. Elle se costume et se grime à ravir. Au premier acte, couchée sur son lit, la mitre au front et un grand lis à la main, elle ressemble aux reines fantastiques de Gustave Moreau, à ces figures de rêve, tour à tour hiératiques et serpentines, d'un attrait mystique et sensuel. Même dans les rôles modernes elle garde cette étrangeté que lui donnent sa maigreur élégante et pliante et son type de juive orientale. Et, par là-dessus, elle a sa voix, dont elle sait tirer parti avec la plus heureuse audace,—une voix qui est une caresse et qui vous frôle comme des doigts,—si pure, si tendre, si harmonieuse, que Mme Sarah Bernhardt, dédaignant de parler, s'est mise un beau jour à chanter, et qu'elle a osé se faire la diction la plus artificielle peut-être qu'on ait jamais hasardée au théâtre. Elle a d'abord chanté les vers; maintenant, elle chante la prose. Et son influence n'a pas été médiocre sur nombre de comédiens et de comédiennes qui chantent aussi prose et vers, ou qui du moins essayent de les chanter; car, voyez-vous, il n'y a qu'elle!

Mais voici la plus grande originalité de cette artiste si complètement personnelle. Elle fait ce que nulle n'avait osé faire avant elle: elle joue avec tout son corps. Cela est unique, prenez-y garde. La plus émancipée des filles, si elle joue sur le théâtre une scène amoureuse, ne se livre pas entièrement. Elle n'ose pas et elle ne peut pas, car elle songe à son rôle. Elle n'embrasse pas, n'étreint pas pour de bon, a des gestes relativement modérés qui, par convention, tiennent lieu d'une mimique plus échauffée. La femme est sur la scène, mais ce n'est pas elle qui joue, c'est la comédienne. Au contraire, chez Mme Sarah Bernhardt, c'est la femme qui joue. Elle se livre vraiment tout entière. Elle étreint, elle enlace, elle se pâme, elle se tord, elle se meurt, elle enveloppe l'amant d'un enroulement de couleuvre. Même dans les scènes où elle exprime d'autres passions que celle de l'amour, elle ne craint pas de déployer, si je puis dire, ce qu'il y a de plus intime, de plus secret dans sa personne féminine. C'est là, je pense, la plus étonnante nouveauté de sa manière: elle met dans ses rôles, non seulement toute son âme, tout son esprit et toute sa grâce physique, mais encore tout son sexe. Un jeu aussi hardi serait choquant chez d'autres; mais, la nature l'ayant pétrie de peu de matière et lui ayant donné l'aspect d'une princesse chimérique, sa grâce idéale et légère sauve toutes ses audaces et les fait exquises.

Je sais bien qu'il y a d'autres éléments encore dans le talent de Mme Sarah Bernhardt; mais ce n'est point le talent que j'ai voulu expliquer, c'est l'attrait, et je n'en parle, bien entendu, que pour ceux qui le sentent.

DANS FÉDORA

La femme harmonieuse et pliante, la femme électrique et chimérique a fait de nouveau la conquête de Paris. On lui résistait depuis quelque temps, on commençait même à être injuste pour elle. Et peut-être aussi n'avait-elle qu'imparfaitement réussi à donner une âme à Marion, et avait-elle fait d'Ophélia une créature un peut trop lointaine, neigeuse et chantante. Mais avec Fédora, nous avons retrouvé la vraie Sarah, l'unique et la toute-puissante, celle qui ne se contente pas de chanter, mais qui vit et vibre tout entière. Il est vrai que ce rôle, comme celui de Théodora, a été fait expressément pour elle, sur mesure et très collant. Mme Sarah Bernhardt est éminemment, par son caractère, son allure et son genre de beauté, une princesse russe, à moins qu'elle ne soit une impératrice byzantine ou une bégum de Maskate; passionnée et féline, douce et violente, innocente et perverse, névropathe, excentrique, énigmatique, femme-abîme, femme je ne sais quoi. Mme Sarah Bernhardt me fait toujours l'effet d'une personne très bizarre qui revient de très loin; elle me donne la sensation de l'exotisme, et je la remercie de me rappeler que le monde est grand, qu'il ne tient pas à l'ombre de notre clocher, et que l'homme est un être multiple, divers, et capable de tout. Je l'aime pour tout ce que je sens d'inconnu en elle. Elle pourrait entrer dans un couvent de clarisses, découvrir le pôle nord, se faire inoculer le virus de la rage, assassiner un empereur ou épouser un roi nègre sans m'étonner. Elle est plus vivante et plus incompréhensible à elle seule qu'un millier d'autres créatures humaines. Surtout elle est slave autant qu'on peut l'être; elle est beaucoup plus slave que tous les Slaves que j'ai jamais rencontrés et qui souvent étaient Slaves... comme la lune.

Elle a donc merveilleusement joué Fédora. Le rôle, qui est tout de passion, la contraignait heureusement à varier sa mélopée et à rompre ses attitudes hiératiques. Son jeu est redevenu prenant et poignant. Pour traduire l'angoisse, la douleur, le désespoir, l'amour, la fureur, elle a trouvé des cris qui nous ont remués jusqu'à l'âme, parce qu'ils partaient du fond et du tréfond de la sienne. Vraiment elle se livre, s'abandonne, se déchaîne toute, et je ne pense pas qu'il soit possible d'exprimer les passions féminines avec plus d'intensité. Mais, en même temps qu'il est d'une vérité terrible, son jeu reste délicieusement poétique, et c'est ce qui le distingue de celui des vulgaires panthères du mélodrame. Ces grandes explosions demeurent harmonieuses, obéissent à un rythme secret auquel correspond le rythme des belles attitudes. Personne ne se pose, ne se meut, ne se plie, ne s'allonge, ne se glisse, ne tombe comme Mme Sarah Bernhardt. Cela est à la fois élégant, souverainement expressif et imprévu. Faites-y attention: toutes ces silhouettes successives semblent des visions d'un peintre raffiné et hardi. Cela n'est guère simple, mais comme c'est «amusant»! au sens où on emploie le mot dans les ateliers. Personne non plus ne s'habille comme elle, avec une somptuosité plus lyrique ni une audace plus sûre. Sur ce corps élastique et grêle, sur cette fausse maigreur qui est au théâtre un élément de beauté, car par elle les attitudes se dessinent avec plus de netteté et de décision, la toilette contemporaine, insensiblement transformée, prend une souplesse qu'on ne lui voit pas chez les autres femmes, et comme une grâce et une dignité de costume historique. Et le jeu de cette grande artiste n'est point seulement poignant et enveloppant à la fois; il est personnel jusqu'à l'excès et pour ainsi dire coloré. J'ai déjà fait remarquer que rien n'était, en quelques endroits, d'une convention plus singulière que la diction de Mme Sarah Bernhardt. Tantôt elle déroule des phrases et des tirades entières sur une seule note, sans une inflexion, reprenant certaines phrases à l'octave supérieure. Le charme est alors presque uniquement dans l'extraordinaire pureté de la voix: c'est une coulée d'or, sans une scorie ni une aspérité. Le charme est aussi dans le timbre; on sent que ce métal est vivant, qu'une âme vibre dans ces sonorités unies comme de longues vagues. D'autres fois, tout en gardant le même ton, la magicienne martelle son débit, passe certaines syllabes au laminoir de ses dents, et les mots tombent les uns sur les autres comme des pièces d'or. À certains moments, ils se précipitent d'un tel train qu'on n'entend plus que leur bruit sans en concevoir le sens; c'est assurément un défaut que mon parti pris d'extase ne saurait m'empêcher de reconnaître. Mais souvent aussi cette diction monotone et pure d'idole ennuyée qui ne daigne pas se dépenser, comme le commun des mortels, en inflexions inutiles et bruyantes, a quelque chose de hautain et de charmant. Et cette diction convenait admirablement dans les parties plus apaisées du rôle de Fédora. Il y a de l'infini et du lointain dans cette mélopée imperturbable et limpide; cela semble venir en effet du pays des neiges et des steppes démesurés.

En somme, c'est peut-être cet artifice, et le contraste qu'il fait avec les passages où la comédienne revient à la diction naturelle, qui fait l'originalité du jeu de Mme Sarah Bernhardt, Ce récitatif est sans doute au rôle parlé ce que sont au rôle mimé les costumes étranges et splendides: il lui donne une couleur et une saveur d'exotisme. Bizarre et vraie, l'un et l'autre à un degré tout à fait surprenant, Mme Sarah Bernhardt a de plus le charme inanalysable. J'avoue que je l'admire très pieusement. Nous vous souhaitons, madame, un bon voyage, tout en regrettant fort que vous nous quittiez pour si longtemps. Vous allez vous montrer là-bas à des hommes de peu d'art et de peu de littérature, qui vous comprendront mal, qui vous regarderont du même œil qu'on regarde un veau à cinq pattes, qui verront en vous l'être extravagant et bruyant, non l'artiste infiniment séduisante, et qui ne reconnaîtront que vous avez du talent que parce qu'ils payeront fort cher pour vous entendre. Tâchez de sauver votre grâce et de nous la rapporter intacte. Car j'espère que vous reviendrez, quoique ce soit bien loin, cette Amérique, et que vous ayez déjà porté plus de fatigues et traversé plus d'aventures que les fabuleuses héroïnes des anciens romans. Rentrez alors à la Comédie-Française et reposez-vous dans l'admiration et la sympathie ardente de ce bon peuple parisien qui vous pardonne tout, vous ayant dû quelques-unes de ses plus grandes joies. Puis, un beau soir, mourez sur la scène subitement, dans un grand cri tragique, car la vieillesse serait trop dure pour vous. Et si vous avez le temps de vous reconnaître avant de vous enfoncer dans l'éternelle nuit, bénissez, comme M. Renan, l'obscure Cause première. Vous n'aurez peut-être pas été une des femmes les plus raisonnables de ce siècle, mais vous aurez plus vécu que des multitudes entières, et vous aurez été une des apparitions les plus gracieuses qui aient jamais voltigé, pour la consolation des hommes, sur la surface changeante de ce monde de phénomènes.


FRANCISQUE SARCEY

Je m'empare d'une phrase de Beaumarchais, dont je change quelques mots et dont je garde le rythme: «Un homme gros, gris, rond, bon, toujours allègre et de belle humeur.» Tel on se représente M. Francisque Sarcey et tel il est en effet.

Journaliste, il a une figure à part et une manière qui est bien à lui. Les dégoûtés en diront tout ce qu'ils voudront: il n'est pas un article de Sarcey où Sarcey ne soit reconnaissable à l'accent, je dirai presque au geste, et qui ne sente en plein son Sarcey. Il est toujours naturel et il a toujours l'air de s'amuser de ce qu'il dit, même quand ce n'est guère amusant. On admire comme il sait s'intéresser à des histoires minuscules, à des drames qui évoluent tout entiers dans les bornes d'un rond de cuir, à des Lutrin et à des Seaux enlevés, à des épopées héroï-comiques qu'il aura oubliées dans cinq minutes. Et on le voit, on l'entend: il se conjouit dans sa barbe, il vous appelle «mon ami», il va vous taper sur le ventre. Il est vivant et bien vivant, et je vous assure que c'est là le don suprême.

Sa qualité maîtresse, on le sait, on l'a dit mille fois, c'est le bon sens, qui, à ce degré, ne va pas sans un brin de défiance à l'endroit de la sensibilité et de l'imagination. Là où le bon sens suffit, M. Sarcey triomphe; là où le bon sens ne suffit peut-être pas, dans certaines questions délicates qu'il est porté à simplifier un peu trop, M. Sarcey fait encore bonne contenance et mérite quand même d'être écouté. Du bon sens, il en a tant montré, si souvent, si régulièrement et si longtemps, qu'il s'en est fait comme une spécialité, que beaucoup lui en reconnaissent le monopole, qu'il a fini par inspirer une confiance sans bornes à quantité de bonnes gens et un mépris sans limites aux détraqués de la jeune littérature. M. Sarcey est comme qui dirait le bonhomme Richard de la presse contemporaine.

La politique l'ennuie: on n'y voit pas assez clair; les questions y sont trop complexes, presque insolubles. En somme et malgré les grands airs d'assurance qu'on prend, on les tranche au gré de son intérêt et, quand on est honnête, au petit bonheur. La politique est la mère des phrases vides, de la déclamation, des idées troubles, du mauvais style et des passions injustes: or, M. Sarcey aime la netteté et il a naturellement bon cœur. Et c'est pourquoi il s'est enfermé dans le journalisme pratique et familier.

Grand redresseur des petits abus, protecteur des petits fonctionnaires, terreur des administrations et des Compagnies, hygiéniste convaincu, épris avant tout d'utilité, capable de s'intéresser à tout ce qui touche à notre «guenille», vivant bien sur la terre et aimant y vivre, pareil en cela à ses ancêtres du xviiie siècle dont il a l'ardeur d'humanité et l'activité d'esprit—moins la sensiblerie et les illusions,—que de questions n'a-t-il pas remuées et que de services n'a-t-il pas rendus ou voulu rendre! Les écoles primaires, les traitements des petits employés, les paperasseries plus que chinoises des bureaux, les bourdes solennelles de la magistrature et l'élevage des nourrissons, le divorce et les réceptions de l'Académie, les caisses d'épargne, la question des égouts et les questions de grammaire... il faudrait, comme on dit en vers latins, une bouche de fer et beaucoup de temps devant soi pour énumérer seulement les sujets où M. Sarcey se joue depuis vingt ans avec une aisance robuste et quelque chose de la souple curiosité d'un Voltaire écrivant certains petits articles du Dictionnaire philosophique ou d'un Galiani abattant de verve son Dialogue sur les grains.

Vous oubliez, me dira-t-on, ses histoires de curés, de moines, de religieuses.—Hé! oui M. Sarcey en mange volontiers, toujours comme ses pères du dernier siècle. Il en mange trop, ou du moins il en a trop mangé, car depuis quelque temps il se repose. Il n'a pas l'air de se douter (et il le sait pourtant bien) que la plupart du temps le curé est un brave homme qui a seulement les préjugés de son habit et de sa profession et qui même doit les avoir et serait un prêtre douteux s'il ne les avait pas; que presque toujours, dans ces querelles entre curés et maires ou maîtres d'école, les torts sont partagés, et qu'enfin il n'est jamais renseigné que par l'une des parties et souvent par des nigauds, des fanatiques ou des farceurs. Cela lui est donc agréable ou indifférent de songer qu'il fait la joie du pharmacien Homais et qu'il lui fournit des armes?—Oh! je sais bien tout ce que M. Sarcey peut répondre, et que tous les «oints», comme il dit, ne sont pas d'une aussi bonne pâte que le curé Bournisien. Et puis, quand, grâce à l'équité de nos «doux juges», on a payé des dommages-intérêts à la Sainte-Enfance et qu'on figure malgré soi sur ses registres comme un des plus gros donateurs pour n'avoir pas cru que ce fût en Chine un usage courant d'engraisser des cochons violets avec la chair des petits enfants, on a bien le droit d'en garder quelque rancune. Mais il est vrai que M. Sarcey a l'âme aussi peu religieuse qu'il se puisse. Dans bien des cas, il a pour lui le bon sens et la justice; mais il est d'autres cas où il pourrait distinguer entre l'action blâmable ou ridicule et les mobiles encore plus intéressants qu'intéressés. Il y a dans l'âme humaine des parties qu'il ne veut pas connaître, des sentiments où il refuse d'entrer, où du moins il n'entre que de la plus mauvaise grâce du monde—toujours comme ces «philosophes» d'il y a cent ans dont il est aujourd'hui le plus authentique héritier.

«Je ne suis pas catholique, dit M. Renan (décidément il me hante); mais je suis bien aise qu'il y ait des catholiques, des sœurs de charité, des curés de campagne, des carmélites; et il dépendrait de moi de supprimer tout cela que je ne le ferais pas.» Eh bien, M. Sarcey le ferait. Certains articles de M. Sarcey sont peut-être ce qu'il y a de plus propre à vous faire adorer la douceur ironique de M. Renan. Et la réciproque est presque vraie (je ne compare que les esprits): au sortir de certaines fantaisies délicieuses de M. Renan, telle bonne page bien saine et bien franche de M. Sarcey fait un singulier plaisir. Car, bien qu'ils soient contemporains, il y a un siècle entre les deux. Et ce sont les différences de ce genre qui rendent notre âge si divertissant.

Mais d'abord il sera beaucoup pardonné à M. Sarcey, même par le bon Dieu des catholiques, pour les jolies pages pittoresques et cordiales que lui ont inspirées les vieux prêtres du collège de Lesneven. Je suis bien aise de lui dire que je connais des âmes pieuses qui, depuis qu'elles ont lu ce chapitre, ne désespèrent plus de son salut éternel. Et puis il est si peu entêté! Même quand il s'agit de ces aventures cléricales où il est trop prompt à prendre parti, si par hasard on lui fait voir qu'il a été trompé, avec quelle bonhomie il reconnaît son erreur, quitte à recommencer le lendemain! Si vous saviez comme il aime Veuillot et comme il s'ébaudit à lire sa correspondance!

M. Sarcey est parfaitement sincère et n'a pas le moindre fiel. Il n'est guère possible à un honnête homme de lui en vouloir: lui n'en veut jamais aux autres, pas même à ceux qu'il a «tombés». Les injures glissent comme de l'eau sur cette peau que des gens spirituels appellent une peau d'hippopotame et qui n'est que la peau d'un brave homme. Vous pouvez le traiter de cuistre et de pion tant qu'il vous plaira, et on ne s'en est pas fait faute: «Hé! oui, mon ami, je suis comme cela. Et après? Mais vous, vous n'êtes guère poli et je crois d'ailleurs que vous exagérez.» On m'a raconté qu'il disait un jour: «Depuis que je suis au monde, j'entends un tas de gens dire qu'ils sont agacés; moi, je ne sais pas ce que c'est: je n'ai jamais été agacé de ma vie.»

Écrivain, il a au plus haut point le naturel et la clarté, car il ne parle jamais que des choses qu'il «conçoit» parfaitement. Et c'est un mérite qui est devenu rare en ce temps de pédants qui ont l'air d'en dire plus qu'ils n'en savent et de nerveux qui affectent, au contraire, d'avoir plus de «sensations» qu'ils n'en peuvent traduire. Surtout M. Sarcey a un merveilleux talent d'exposition, et d'exposition animée. Sous sa plume à la fois patiente et amusée, qui jamais ne se hâte ni ne s'ennuie, les questions les plus compliquées se font simples, et les plus ingrates, intéressantes. La question des égouts—vous vous rappelez? les odeurs de Paris, le «tout à l'égout», la presqu'île de Gennevilliers,—mais il n'y a rien de plus palpitant quand c'est lui qui en parle! Il vous fait tout avaler «si j'ose m'exprimer ainsi».

Maintenant, je sais bien, il insiste un peu trop, il vous met trop les points sur les i, il a toujours l'air de s'adresser à des illettrés qui ne comprendraient point sans ce luxe de redites et d'explications. Il faudrait être vraiment trop imbécile pour ne pas saisir! Et de là, peut-être, le grand reproche, que beaucoup de nigauds et même de gens d'esprit lui font: «Est-il lourd, ce Sarcey!» Et on ne songe pas seulement à sa longueur patiente d'exposition, mais à la rudesse de quelques-unes de ses plaisanteries et même, par une injuste extension, par un sophisme dont on n'a pas conscience, à son style en général. Nul de nos contemporains n'a été aussi souvent comparé à un éléphant. Sarcey est lourd, c'est une chose convenue; ceux qui vous disent cela en sont absolument sûrs, et naturellement ils sont, eux, légers comme des papillons.

Eh bien! j'aurai le courage de le dire, car ces jugements tout faits sont agaçants à la longue: non, Sarcey n'est pas lourd. S'agit-il de sa tournure d'esprit? Il est franc, simple et rond, rond surtout, ce qui est bien différent. Ou bien est-ce à son style que vous en avez? Faites bien attention. Avez-vous lu le Dictionnaire philosophique et les Facéties de Voltaire? Je vous préviens que M. Sarcey en est nourri et en nourrit sa prose. Et vous vous rappelez ce que disait Montaigne de ceux qui critiquaient son livre: «Je veulx qu'ils donnent une nazarde à Plutarque sur mon nez et qu'ils s'eschauldent à injurier Sénèque en moy.» Bien qu'il ne s'agisse plus ici que du tour général du style, prenez bien garde de donner une pichenette à Voltaire sur le nez de M. Sarcey.—Sa plaisanterie vous paraît grosse? Si vous croyez que la plaisanterie de Voltaire est toujours du dernier atticisme! Et qu'est-ce que je dis là? Lisez les Grecs: si vous croyez que l'atticisme est toujours de la dernière finesse!

Sarcey, c'est du xviiie siècle un peu épaissi si vous voulez, mais non toujours. Et, encore un coup, ce n'est point dans son style que cette «lourdeur» me serait sensible, mais plutôt, à la grande rigueur, dans son badinage. C'est vrai, il n'a pas de sous-entendus, de demi-sourires minces et traîtres: c'est un gros jet de bonne humeur, ce sont les éclats d'un bon sens échauffé et joyeux. C'est franc, c'est copieux, c'est appuyé. Lourd? non pas. Je crois bien qu'au fond, innocemment ou non, vous assimilez la prose abondante de M. Sarcey à son enveloppe mortelle, et vous voyez son style à travers sa physiologie. On sait, et il nous l'a dit vingt fois, que M. Sarcey ressemble peu à un héros romantique; qu'il n'a de René ou d'Obermann ni la sveltesse pliante ni la pâleur nacrée, et qu'une myopie célèbre dans le monde entier aggrave encore le poids de sa démarche. Et voilà pourquoi il est entendu que sa plume est lourde: je vous assure qu'il n'y a pas d'autre raison,—Ou bien encore, si vous voulez, c'est sa franchise qui est «lourde» aux épaules de ceux sur qui elle s'exerce. Voilà tout.

Moi, je lui trouve presque toujours de l'esprit, et du meilleur, quand il nous parle: 1º de la Sainte-Enfance; 2º de la magistrature; 3º des abonnés du mardi.

Vous rappelez-vous certain article sur la magistrature dont la réforme venait d'être décidée à la Chambre? M. Sarcey entonnait un chant de triomphe, un chant féroce, un chant sauvage, et on le voyait à la fin exécuter sur le cadavre de la magistrature la danse du tomahawk en agitant à sa ceinture les maigres chevelures des «doux juges» scalpés.—Vous rappelez-vous une très véhémente et très large sortie contre les abonnés du mardi à propos des Corbeaux de M. Becque? L'invective montait, montait: «Au moins, puisqu'ils ne savent rien, qu'ils ne se mêlent pas de juger!» Et tout ce crescendo aboutissait à un mot superbe: «Ils viennent là pour voir et se faire voir, c'est bon; mais la pièce, est-ce que cela les regarde?»

Dernièrement, vous souvenez-vous? il s'agissait du discours de réception de M. François Coppée. «Il fallait, dit à peu près M. Sarcey, laver M. de Laprade de l'horrible accusation de panthéisme. Il paraîtrait qu'il n'a jamais célébré la création que pour s'élever tout de suite au créateur. Allons, tant mieux, tant mieux!» Je dirais volontiers avec Philaminte: Sentez-vous comme moi la saveur de cet «Allons, tant mieux»?

Encore un exemple. Il s'agit des plagiats dont on accuse M. Sardou.

Sardou est un emprunteur, soit. Mais il faut croire que cela n'est déjà pas si facile d'emprunter, puisque ni vous ni moi ne le faisons. Comment! il y avait là une pièce à faire avec les débris de Miss Multon et de la Fiammina, une pièce qui pouvait avoir cent représentations et rapporter cinquante mille francs; vous le saviez et vous ne l'avez pas faite? Vous êtes des idiots, mes amis.

Encore celui-ci, à propos d'un cas de prononciation,

Non, vous n'imaginez pas la joie intime et profonde que sent la fille d'un concierge le jour où elle a prononcé pour la première fois désir. Il y a chez elle comme un gonflement d'orgueil... Elle possède les traditions de la Comédie française, elle parle comme Molière. Ne la poussez pas, elle vous jetterait superbement au nez un d'sir où il ne resterait plus d'e du tout. Mieux que Molière! etc.

Je pense qu'on entrevoit maintenant le tour habituel de cette plaisanterie. Mais j'ai tort de découper ces trop courtes citations au hasard de mes souvenirs. Ce n'est plus cela du tout, car cette verve robuste vaut surtout par l'insistance, par le copieux, par l'ample jaillissement sans effort ni saccade. Toute la prose de M. Sarcey est visiblement écrite au courant de la plume. Et peut-être, plus travaillée, vaudrait-elle moins. Il pourrait dire de sa prose ce que Chapelle disait de ses vers:

Tout bon habitant du Marais
Fait des vers qui ne coûtent guère.
Moi, c'est ainsi que je les fais,
Et, si les voulais mieux faire,
Je les ferais bien plus mauvais.

Comment M. Sarcey suffirait-il autrement à sa tâche écrasante? Mais, au reste, quand il voudrait s'appliquer, ciseler, fignoler, chercher l'expression rare, il n'y arriverait pas. Simplicité, clarté, naturel, mouvement aisé, verve entraînante, c'est là tout son fait. Il est de bonne race gauloise.

Et à cause de cela beaucoup de choses, sans échapper à son intelligence, restent en dehors de ses sympathies, quelque effort qu'il fasse d'ailleurs pour les aimer. Comme il est très sincère, il nous a confessé lui-même qu'il avait mis beaucoup de temps à goûter la poésie de Victor Hugo, celle du moins des trente dernières années, et je ne crois guère à un goût si laborieusement acquis. À plus forte raison est-il incapable d'apprécier beaucoup les extrêmes raffinements, un peu maladifs, de la littérature contemporaine, notamment l'impressionnisme de M. Edmond de Goncourt et de ses disciples, la subtilité, l'inquiétude, la trépidation et, puisque le mot est à la mode, la «nervosité» de leur «écriture artiste». Il n'entrera jamais plus dans l'esprit d'un impressionniste que dans l'âme d'un catholique. Et je ne lui en fais pas un reproche. Ceux qui essayent comme moi d'entrer partout, c'est souvent qu'ils n'ont pas de maison à eux; et il faut les plaindre.

C'est justement parce qu'il est de bonne et limpide race française et peu enclin aux nouveautés aventureuses que M. Sarcey, très aimé à Paris, a peut-être en province ses lecteurs les plus fidèles et les plus épris: il le sait et il en est charmé. J'espère que cette constatation ne m'attirera pas quelque nouvelle réclamation ironique d'un provincial qui fera semblant de se croire atteint. C'est à Paris qu'on voit éclore les modes littéraires comme les autres modes, et cela est fatal, Paris étant la plus surprenante agglomération d'esprits qui soit au monde (et je sais que les trois quarts de ces esprits lui sont venus de la province). Que ces modes soient passagères ou que quelques-unes soient durables et répondent à quelque réel besoin des générations nouvelles, c'est une autre question. Tout ce que je veux dire, c'est que M. Sarcey, carrément installé dans son bon sens, n'a pas même à se défendre contre l'attrait de ces nouveautés douteuses et mêlées. Encore une fois il relève du siècle dernier par son esprit, par son style, par ses goûts littéraires, même par sa philosophie, qui, autant que j'en puis juger, serait celle de Condillac ou de Cabanis et de Destutt de Tracy. Je n'indique là que ses origines: il est du xviiie siècle encyclopédiste autant qu'on en peut être après qu'il a coulé tant d'eau sous les ponts. C'est le même esprit avec un surcroît d'idées, de sentiments et d'expérience. M. Francisque Sarcey sera, si vous voulez, quelque chose comme un gros neveu sanguin du maigre et nerveux Voltaire, neveu très posthume et né en pleine Beauce.

Je n'essayerai même pas de passer en revue les pages innombrables sorties de la plume aisée et robuste de M. Sarcey.—Son œuvre, c'est cinq ou six heures de conversation écrite, tous les jours, depuis trente ans. J'ai dit un mot du journaliste: je ne dirai rien du romancier, encore qu'il y ait bien de l'émotion et de la vérité dans Étienne Moret et bien de l'esprit, vraiment, dans les Tribulations d'un fonctionnaire en Chine. Si j'osais, je dirais que certains chapitres des Tribulations sont ce qu'on a jamais écrit de plus approchant des Contes de Voltaire, et, si je ne le dis pas, c'est lâcheté pure: on ne voudrait pas me croire. Je suis plus à l'aise pour rappeler ici (car les lecteurs de la Revue ont été les premiers à en savourer le régal) le charme de cordialité, de bonhomie, de franchise et de gaieté des Souvenirs personnels: savez-vous bien que M. Sarcey est un des très rares écrivains vraiment gais que nous ayons aujourd'hui?

Mais je ne veux m'arrêter un peu que sur la partie la plus considérable de son œuvre: sa critique dramatique. C'est là qu'a porté son effort le plus suivi; là est sa plus sûre originalité et son meilleur titre de gloire.

II

Je n'irai pas jusqu'à dire que M. Sarcey a fondé un genre: qui est-ce qui a fondé un genre? Mais il est le premier qui ait uniquement et constamment appuyé la critique dramatique sur l'expérience—et sur l'expérience la plus vaste, la plus complète, la plus loyale.

À coup sûr, la critique dramatique existait avant lui. Seulement, avec Corneille et Molière, ce n'est que la critique de deux grands hommes par eux-mêmes. La critique de Voltaire, c'est l'apologie du théâtre de Voltaire. La critique de Diderot, c'est le système de Diderot. Avec Grimm, la critique est surtout du reportage. Avec La Harpe et Geoffroy, elle est purement dogmatique et grammaticale: ils se demandent si les «règles» sont observées sans éprouver ces règles elles-mêmes et ils joignent à cela la critique du style.

Avec Fiorentino, Théophile Gautier et Jules Janin, la critique dramatique s'était fort élargie. Ils avaient (et surtout Gautier) d'excellentes remarques et qui portaient loin; mais ou ils les semaient au hasard et sans les rattacher à une théorie, ou ils se livraient à de brillantes fantaisies à propos et à côté de la pièce du jour.

«Enfin Francisque vint.» Il vint du fond de sa province, attiré par About, comme un Caliban de collège par un Prospero du boulevard (et l'on sait la fidélité touchante de son amitié pour son étincelant compagnon). Il vint armé de bon sens, de patience, de franchise et de bonne humeur; professeur dans l'âme, consciencieux, appliqué, décidé à n'écrire que pour dire quelque chose; non pas naïf, mais un peu dépaysé parmi la légèreté et l'ironie parisienne. Déconcerté, non pas. Il se mit à raconter tranquillement, de son mieux, les pièces qu'il avait vues, à les juger le plus sérieusement du monde et à motiver avec soin ses jugements. Il dit ce qu'il pensait et il le dit simplement, sans fioritures, sans paradoxes, sans feux d'artifice. Au milieu des prestidigitateurs de la critique dramatique il écrivit en bon professeur. Et cela parut prodigieusement original.

Lentement, à force de voir des pièces, d'observer et de comparer, il eut sur le théâtre, sur son histoire et sur ses lois, des idées d'ensemble parfaitement liées entre elles, une esthétique complète de l'art dramatique. Cette esthétique, on la trouve éparse dans les feuilletons qu'il écrit au Temps depuis dix-huit années: ce qui fait, en chiffres ronds, quelque chose comme neuf cent cinquante feuilletons, douze mille pages, trente-six volumes. On me dira que le nombre des lignes ne fait rien à l'affaire; mais c'est qu'il n'y a peut-être pas un de ces feuilletons où l'on ne puisse faire son butin, mince ou gros, et je vous assure qu'on est saisi d'une sorte de respect devant ce labeur énorme, si vaillant et si consciencieux.

Je n'ai ni la prétention ni les moyens d'exposer ici complètement les théories disséminées dans ces milliers de pages. Mais, en feuilletant cette encyclopédie du théâtre, j'ai été frappé de l'abondance des vues de détail et de l'unité de la méthode.

Cette méthode, c'est tout bonnement l'observation, l'expérience. Plusieurs sont tentés de prendre M. Sarcey pour un critique doctrinaire qui croit à la valeur absolue de certaines règles sans en avoir éprouvé les fondements; mais, de sa vie, il n'a fait autre chose que les éprouver. Ses théories ne sont que des constatations prudemment généralisées. Jamais il ne devance les impressions et le jugement du public: il se contente de les expliquer, et je trouve même qu'il se défend un peu trop de les contredire.

M. Sarcey part de ces deux principes incontestables:

1º Le théâtre est un genre particulier, soumis à certaines règles nécessaires qui dérivent de sa nature même;

2º Les pièces de théâtre sont faites pour être jouées, et non pas devant une poignée de délicats, mais devant de nombreuses assemblées d'hommes et de femmes.

Développons une partie au moins du contenu de ces deux propositions.

Les autres imitations de la vie, telles que l'épopée ou le roman, ne nous la mettent pas directement sous les yeux, mais l'évoquent seulement par la narration: c'est nous, en somme, qui nous composons à nous-mêmes les scènes que la narration nous suggère. Et pour nous les suggérer, pour nous les rendre vraisemblables, le romancier a tout son temps: il nous explique les choses à loisir, comme il veut, aussi longuement qu'il veut. Si un détail nous paraît faux ou choquant, cela n'est pas de conséquence, et d'ailleurs cela s'arrangera peut-être ou s'éclaircira un peu plus loin. Puis, le romancier s'adresse à un homme isolé qui a le temps de réfléchir et de revenir sur une impression, qui n'a aucune raison d'être hypocrite, de se mentir à lui-même, d'arborer des sentiments convenables et convenus; qui enfin n'a pas de voisins que puisse gagner, comme une contagion, son malaise ou sa révolte. (Je ne dis point tout cela, on le pense bien, pour diminuer le mérite du romancier. S'il est plus facile d'écrire un roman qui se fasse lire qu'une pièce qui se fasse écouter, rien n'est meilleur ni plus rare qu'un très bon roman; et un roman de premier ordre sera toujours plus riche d'observations et reproduira plus complètement la vie qu'un drame même excellent.)

Or, l'œuvre dramatique est comme pressée par deux nécessités contradictoires. Il lui est impossible, en vertu de sa forme même, qui se réduit au dialogue, et à cause du peu de temps dont elle dispose, de reproduire la vie avec autant d'exactitude que le peut faire le roman. Et, d'autre part, il faut qu'elle ait l'air de la reproduire plus exactement, parce que la représentation qu'elle en donne est directe et s'adresse sans intermédiaire aux yeux et aux oreilles. De ces deux conditions essentielles de l'art dramatique sont nées d'inévitables conventions sans lesquelles cet art ne saurait exister.

D'abord une action dramatique, dans la vie réelle, n'est jamais isolée, est mêlée à toutes sortes d'actions accessoires, indépendantes, indifférentes: une histoire s'entrelace avec d'autres histoires, se déroule au milieu du train-train de la vie journalière. Mais «le théâtre ne peut, cela est évident, reproduire la vie humaine dans son infinie complexité de détails; il en prend un lambeau qu'il taille à sa fantaisie... et il le prend dans un certain but, qui est d'émouvoir ou la compassion ou la haine ou un sentiment quel qu'il soit, d'autres fois de démontrer une idée morale, religieuse, politique. Il faut donc qu'il choisisse parmi les circonstances qui s'offrent à lui de toutes parts, qu'il en retranche le plus grand nombre, qu'il en atténue d'autres et qu'il mette en pleine lumière celles qui importent le plus à la conclusion où il tend de toutes ses forces».

C'est déjà ce que fait le romancier. Outre qu'il élague toutes les histoires attenantes à celles qui raconte, il choisit les détails, il élimine ceux qui lui sont indifférents. Mais enfin, quand il saute d'une scène à l'autre, il ne nous cache pas qu'il a pu se passer bien des choses dans l'intervalle. Il détache son récit du fond de la réalité ambiante; mais il néglige ce fond plutôt qu'il ne le supprime. Le poète dramatique est obligé de le supprimer et de relier artificiellement entre elles les scènes dans lesquelles son drame se déroule.

De plus, tandis que le romancier use à son gré de la description et de la narration, le dramaturge n'a à son service que le dialogue: il faut qu'il y fourre tout ce que le public a besoin de savoir. De là, dans l'ancien théâtre et, sous une autre forme, dans le théâtre contemporain, la convention des récits, de l'exposition, des confidents, des monologues.

Le poète dramatique n'a devant lui que trois ou quatre heures: d'où la nécessité d'abréger et de condenser. Par exemple, dans la vie réelle, la cour que fait un homme à une femme se compose d'une foule de petites démarches et de menus propos; tout cela devra être résumé dans une «déclaration»: voyez celle de Tartufe. «C'est l'habileté de l'auteur dramatique de ramasser dans une seule circonstance frappante tous les détails similaires qu'il néglige ou, pour mieux dire, qu'il supprime absolument.»

De même, l'auteur dramatique ne saurait peindre ses personnages que par quelques traits choisis et caractéristiques. Et, comme tout se passe en dialogues, il faut bien, le plus souvent, que les personnages se révèlent à nous par leurs propres discours, même quand ces discours ont dans leur bouche quelque chose d'un peu surprenant. Il faut qu'ils soient à chaque instant tout ce qu'ils sont, bien qu'il en aille autrement dans la réalité. Relisez la plus grande partie du rôle de Tartufe. Cette convention, c'est ce qu'on a appelé le «grossissement dramatique».

Il faut avant tout qu'on écoute ces personnages et qu'on les comprenne. Même quand il lui arrive d'être subtil et délicat, leur langage doit avoir néanmoins et toujours la clarté et le mouvement. Les mots importants, significatifs, doivent se détacher, être comme «lancés,» non seulement par l'acteur, mais d'abord par l'écrivain, de façon à passer la rampe. «Il y a un style de théâtre comme il y a un style d'oraison funèbre, un style de traité de philosophie, un style de journal.»

Souvent la situation initiale suppose des événements antérieurs qui ont quelque chose d'extraordinaire et d'invraisemblable. Le poète dramatique n'a pas le temps de les expliquer par le menu, de nous en faire toucher du doigt la possibilité. Il faut donc alors que le public accepte le point de départ les yeux fermés, mais à une condition: c'est que le poète les lui fermera, s'arrangera de manière à détourner son attention de ces invraisemblances.

Mais comment expliquez-vous qu'Œdipe et Jocaste, qui sont mariés depuis douze ans et plus, n'aient pas échangé vingt fois ces confidences?

—Moi, mon ami, je ne l'explique pas, et cela m'est parfaitement égal, parce qu'au théâtre je ne songe pas à l'objection. Tout ce que je puis te dire, ô critique pointu, c'est que, s'ils s'étaient expliqués auparavant, ce serait dommage parce qu'il n'y aurait pas de pièce et que la pièce est admirable.

Cela s'appelle une convention.

Cette convention, c'est qu'un fait auquel le public ne fait pas attention n'existe pas pour lui; que tous les faits qu'il a bien voulu admettre comme réels le sont par cela seul qu'il les a admis, fût-ce sans y prendre garde.

Cette convention vaut, non seulement pour les faits antérieurs au drame, mais pour les moyens qui, dans le cours même du drame, amènent telle situation dramatique—toujours à condition que le public l'accepte, qu'il soit dupe, que l'auteur, comme dit M. Sarcey, nous ait «mis dedans».

Qu'importe à un public qu'une aventure soit invraisemblable, s'il est assez occupé, assez ému pour n'en pas voir l'invraisemblance? Un lecteur raisonne, la foule sent. Elle ne se demande pas si la scène qu'on lui montre est possible, mais si elle est intéressante; ou plutôt elle ne se demande rien, elle est toute à son plaisir et à son émotion.

Voilà les principales conventions imposées par la forme même de l'œuvre dramatique. Il y a, de plus, certaines nécessités qui résultent de ce fait, qu'une pièce de théâtre est jouée devant un grand nombre de spectateurs.

Le gros public veut être «intéressé,» au sens le plus vulgaire du mot. Il n'est content que si sa curiosité est piquée, que s'il éprouve le plaisir de l'attente, de la prévision et de la surprise. Il lui faut une action, une «histoire». Et comme presque tout l'intérêt au théâtre se concentre sur l'action, le public réclame impérieusement que l'action y soit «une»; il supporte plus impatiemment qu'ailleurs le malaise, l'incertitude de l'attention dispersée. Par suite, une situation initiale étant donnée, il ne souffre pas que les plus importantes des scènes qu'elle rend probables lui soient escamotées. Il veut voir se rencontrer les personnages qui s'aiment ou se haïssent, qui sont séparés ou unis par des intérêts, des passions, des devoirs, et qui ont évidemment quelque chose à se dire. M. Sarcey appelle ces rencontres les «scènes à faire». Le public veut absolument que ces scènes soient faites, et cela quand bien même on pourrait sans invraisemblance aboutir au même dénouement en négligeant ces rencontres.

Les hommes assemblés sont pris d'un grand besoin de justice et de moralité, précisément parce qu'ils sont assemblés et qu'un homme, en public, aime à ne manifester que les plus honorables de ses sentiments. Sans doute la foule n'exige pas que la vertu soit toujours récompensée et le vice toujours puni; mais elle pense comme Corneille: «Une des utilités du poème dramatique se rencontre en la naïve peinture des vices et des vertus, qui ne manque jamais son effet quand elle est bien achevée et que les traits en sont si reconnaissables qu'on ne peut les confondre l'un dans l'autre ni prendre le vice pour la vertu. Celle-ci se fait alors toujours aimer, quoique malheureuse, et celui-là se fait toujours haïr, bien que triomphant.» Le public, au moins dans le drame et dans la comédie sérieuse, entend que le bien ou le mal domine clairement dans la composition d'un caractère (et, à vrai dire, il goûte peu les caractères trop complexes). S'il n'oblige pas le poète à louer ou à flétrir directement les bons ou les méchants, il lui demande au moins de faire bien sentir qu'il les distingue: il ne lui permet pas l'indifférence complète. Il n'aime pas que le poète refuse de se prononcer sur la valeur morale de ses personnages; il est heureux de les entendre qualifier explicitement au courant de l'action. Si le vice triomphe, il faut au moins au public quelque cri qui le soulage, et, si ce cri est une tirade, le public exultera. L'axiome très défendable «que l'art doit rester étranger à la morale» (car c'est assez qu'il cherche le beau), n'est pas tout à fait vrai au théâtre, parce que rien n'est moins artiste qu'une grande foule.

Le public n'est pas philosophe; il n'a pas coutume de considérer la vie comme une lutte de forces contraires, en ne s'intéressant qu'au spectacle de la lutte, non à telle ou telle des forces en présence. Il a besoin d'aimer, dans un drame, un ou plusieurs personnages, de prendre parti pour les uns contre les autres. Il lui faut au moins un «personnage sympathique». Dans certains cas, du reste, ou plutôt dans certains genres, le personnage sympathique pourra fort bien être un coquin, pourvu que nous n'y songions point et qu'il ne nous apparaisse jamais que comme très spirituel ou très comique.

Le public n'est pas pessimiste: il ne saurait comprendre la fantaisie singulière de certains esprits qui voient le monde mauvais et qui s'en consolent par le plaisir tout intellectuel et aristocratique de cette connaissance. Ce que cherche le public, c'est quelque chose de plus gai ou de plus émouvant ou de plus grand que la réalité. Une vue misanthropique du monde ne fait point son affaire. Il préfère les plus tragiques horreurs à certaines cruautés d'observation. Il ne veut point emporter du théâtre une impression morose et dure. Il n'a goûté ni les Corbeaux ni la Parisienne. Lors de la dernière reprise du Chandelier, la grâce de Fortunio ne suffisait pas à mettre la foule à l'aise.

Enfin le public apporte au théâtre certains préjugés qu'il ne faut pas heurter de front. S'il s'agit de personnages historiques, il s'en fait d'avance une certaine idée. «Il existe pour le théâtre une histoire convenue, que rien ne peut détruire. Louis XI ne manquera pas de s'agenouiller devant les figurines de son chapeau; Henri IV sera constamment jovial; Marie Stuart, pleureuse; Richelieu, cruel...» (Flaubert, Bouvard et Pécuchet).—S'il s'agit de questions morales, le public a sa solution toute prête, celle que l'usage et quelquefois l'égoïsme ou l'hypocrisie sociale ont consacrée. Tandis qu'il se récrie de pudeur pour quelque brutalité d'observation, il lui arrive d'opposer aux générosités de l'auteur dramatique une résistance entêtée de pharisien. On sait combien l'ont fait regimber certaines conclusions de M. Dumas fils.

J'ai noté quelques-unes des constatations de M. Sarcey, les principales, je crois; mais je ne puis les enregistrer toutes ni surtout suivre le critique dans son infini travail d'expériences et d'applications.

En résumé, une pièce de théâtre ne peut donner l'illusion de la réalité que par un système de conventions dont les unes lui sont imposées par sa forme même et les autres par le public.

Tout cela, dira-t-on, fait quelque chose d'assez grossier. De toutes les représentations que l'art nous donne de la vie, celle-là est assurément la moins propre à satisfaire les délicats. Une peinture nécessairement grossie et incomplète; des invraisemblances inévitables; un style qui n'admet point certaines finesses ni certains ornements; une morale convenue; des personnages en grande partie artificiels; des concessions perpétuelles à la vulgarité d'esprit de la foule, à ses préjugés, à sa sensiblerie... est-ce encore de l'art seulement? est-ce de la littérature?—Au reste, ne remarquez-vous pas une chose? Quelques-uns des dramaturges de notre temps peuvent être de bons écrivains; mais nos plus grands artistes, ceux qui nous communiquent la plus forte impression de vérité et de beauté ne sont pas au théâtre. Les plus exactes analyses de sentiments, les vues les plus profondes sur l'âme humaine, les peintures les plus fines ou les plus éclatantes du monde moral ou physique, ce qu'il y a de plus rare dans la littérature contemporaine soit pour le fond, soit pour la forme, c'est chez nos poètes, nos romanciers, nos critiques et nos philosophes qu'il faut le chercher. Ceux-là sont les artistes. Les dramaturges sont des espèces d'ouvriers à part, dont la besogne n'a presque plus rien de littéraire. Plusieurs, même parmi ceux qui réussissent, sont des esprits médiocres, sans culture, sans finesse, sans philosophie, des manœuvres habiles dans un métier très spécial, aussi spécial que celui d'horloger ou d'ajusteur.

—Mon ami, répondrait sans doute M. Sarcey, vous pouvez avoir raison sans que j'aie tort. Le théâtre est ce que j'ai dit: c'est à prendre ou à laisser. Je n'ai fait que constater par des expériences sans nombre à quelles conditions naturelles et nécessaires est soumise l'œuvre dramatique et ce qu'elle doit être pour plaire au public, car c'est là, comme dit l'autre, la grande règle des règles. Et vous-même, soyez sincère: ne vous êtes-vous pas laissé prendre plus d'une fois à ces machines d'un art inférieur et particulier, dont la grossièreté choque par réflexion votre délicatesse? Rien n'empêche d'ailleurs qu'un drame parfait soit par surcroît une œuvre de belle littérature: on en a vu des exemples aux deux derniers siècles et de nos jours. Mais il faut, avant toutes choses, que le drame soit bien fait en tant que drame, et il ne l'est qu'aux conditions que j'ai dites et que je n'ai point inventées. Songez qu'une pièce de théâtre n'est point écrite pour une demi-douzaine de dégoûtés, et vous finirez par me donner raison.

M. Sarcey s'est dit comme La Bruyère: «Faut-il opter? je veux être peuple.» Et il a bien fait: c'est à la foule que le drame s'adresse; c'est au point de vue de la foule que le critique doit se placer. Et il serait fort empêché de se placer au point de vue des habiles, car ils en ont plusieurs. Mais voilà: M. Sarcey s'est mis de si bon cœur avec le peuple qu'il s'y est peut-être trop mis. «Il faut bien que je le suive, nous dira-t-il, puisque je suis son critique; il faut bien que je pense comme lui puisque je suis chargé de l'éclairer.» Aussi s'en donne-t-il de rire, de pleurer, de vibrer avec le parterre! Non, vraiment, il montre trop de considération, quand il s'y met, pour des habiletés qu'il ne faut point mépriser (car elles sont nécessaires, et, en outre, ne les a pas qui veut), mais dont on peut trouver que, toutes seules, elles sont un pauvre régal. Souvent, dans une pièce absurde, sans observation et sans style, s'il découvre d'aventure quelque artifice ingénieux, quelque bout de scène qui sente «l'homme de théâtre», il se récrie d'admiration. Il ne se tient pas de joie quand un dramaturge le «met dedans», ne s'apercevant pas que l'expression même qu'il emploie rend l'éloge douteux. «Sophocle nous trompe, il nous met dedans. C'est le métier, entendez-vous? c'est le métier de l'écrivain dramatique.»—«La scène est superbe, écrit-il à propos de la Tour de Nesle, absurde si l'on veut parce qu'elle est d'une invraisemblance monstrueuse, mais superbe!» Eh bien, justement, M. Sarcey aime trop la Tour de Nesle.

Il me semble aussi qu'il aurait pu distinguer plus qu'il n'a fait entre les conventions qu'impose la forme même du drame et celles qu'imposent les préjugés, les habitudes, l'éducation du public. Autant de conventions qu'on voudra dans l'action; le moins de conventions possible dans les personnages. Mais on dirait que pour M. Sarcey il n'y en a jamais trop! Les genres qu'il préfère sont ceux qui en entassent le plus, par exemple le mélodrame, qu'il adore. Les tentatives originales l'ont presque toujours trouvé hostile ou défiant:

Je vois avec chagrin Meilhac et Halévy se préoccuper de moins en moins, à mesure qu'ils prennent plus d'autorité sur le public, et du choix du sujet et des situations dramatiques qu'il comporte. Ils semblent ne plus attacher qu'une médiocre importance à ce point, qui avait été jusqu'ici pour les écrivains de théâtre le point capital... Le sujet leur est, je ne dis pas indifférent; mais, s'il prête à des développements de morale et d'esprit, il ne leur en faut pas davantage; ils ne se piquent point d'émouvoir cette curiosité, qui pour eux sans doute est vulgaire et brutale, qu'excite un roman dont on veut savoir la fin. La première histoire venue leur est bonne, pourvu qu'elle puisse se partager aisément en tableaux qui aient chacun sa signification et sa couleur.

Pourquoi M. Sarcey voit-il cela «avec chagrin?» Il y a très réellement une petite minorité d'honnêtes gens aux yeux de qui quelques-unes des conventions proclamées nécessaires par M. Sarcey ne le sont point ou même sont presque déplaisantes. C'est de la meilleure foi du monde qu'ils ne prennent point de plaisir au théâtre de Scribe. Ce n'est pas leur faute s'ils ne sont pas curieux de «savoir ce qui arrivera», s'ils sont insensibles au plaisir d'être «mis dedans» et s'ils goûtent médiocrement les «mots de théâtre». Non qu'ils soient «naturalistes» plutôt qu'autre chose, ni qu'ils aient la naïveté de réclamer au théâtre la vérité complète. Mais il leur faut ou beaucoup de poésie ou beaucoup d'observation ou beaucoup d'esprit. Sur le reste ils ne sont pas difficiles, quoique l'habileté de l'arrangement dramatique leur soit certainement un surcroît de plaisir. Mais enfin ils demandent que le théâtre soit encore de la littérature. Ils aiment les comédies de Musset, même les Caprices de Marianne, même Barberine. Dans le théâtre d'Augier, ce qui leur plaît, c'est le Joueur de flûte et c'est le second acte du Mariage d'Olympe; dans le théâtre de Dumas fils, c'est l'Ami des Femmes, la Visite de Noces et même, ça et là, la Femme de Claude. Ils préfèrent tous les premiers actes de Sardou à tous ses derniers. L'Arlésienne leur paraît délicieuse. Ils ont beaucoup pardonné à l'Ami Fritz en faveur de certains détails. Ils trouvent exquis le dénouement du Mari de la Débutante, qui n'est pas un dénouement, et ils se sont délectés à la Ronde du commissaire, qui n'est pas une pièce.

Cela leur est tout à fait égal qu'une pièce soit mal faite. C'est peut-être, après tout, qu'ils n'aiment pas le théâtre; et j'en ai rencontré en effet qui disaient franchement que le théâtre est un art inférieur parce qu'il est soumis à des conventions plus étroites et plus nombreuses que les autres arts, parce qu'il est forcé de s'adresser à la foule, parce que l'intérêt d'une pièce «bien faite» est un intérêt de curiosité un peu vulgaire, et parce que, d'autre part, l'œuvre dramatique tend à produire une illusion aussi complète que possible: en sorte que l'art dramatique est à la fois le seul de tous les arts qui ait la prétention de nous mettre la réalité même sous les yeux, et celui à qui sa forme impose les plus graves altérations de cette réalité. Sans compter qu'un drame est joué par des acteurs et que, neuf fois sur dix, les acteurs gâtent le drame. Conclusion: mieux vaut lire une pièce que de la voir jouer, et mieux vaut lire des vers, un roman, un livre d'histoire, qu'une pièce de théâtre.

M. Sarcey prendrait une jolie revanche sur ces dédaigneux, le jour où il les verrait pleurer ou rire comme de simples mortels, pris aux entrailles et oublieux de tout, devant quelque méprisable pièce «bien faite» et exactement façonnée selon sa formule. Et quand même cette joie ne lui serait jamais donnée, il pourrait toujours leur dire: Que le théâtre soit un art inférieur, ce n'est pas la question. Elle n'est pas d'ailleurs si simple ni si facile à trancher, et on ne se la pose guère quand on écoute une tragédie de Racine, une comédie de Molière, une pièce de Dumas fils. Inférieur ou non, c'est un art particulier et très puissant dont on peut déterminer les moyens et la forme nécessaire; et c'est ce que j'ai fait. Certaines œuvres d'exception vous plaisent infiniment, parce que vous cherchez dans un ouvrage dramatique autre chose que le drame même; mais c'est demander des dattes à un pommier. Ce qui vous séduit tant ne charme qu'à demi la foule, et je suis avec elle parce que c'est pour elle qu'on fait des pièces et qu'il n'y a pas à sortir de là.

C'est évidemment M. Sarcey qui a raison, sauf les cas où il abonde un peu trop dans son sens. Il est comme ces critiques d'art qui, connaissant à fond les moyens d'expression, la «langue» propre à chacun des arts plastiques, sont particulièrement sensibles aux qualités de métier et les exigent avant toute chose. Le théâtre est un art qui, comme les autres, a sa langue spéciale. Ceux qui affectent de traiter de haut la critique de M. Sarcey sont peut-être les mêmes raffinés qui se piquent d'apprécier les tableaux et les statues en peintres et en statuaires et qui n'y veulent point de «littérature». Pourquoi donc en demandent-ils au théâtre?

La vérité, c'est que jamais le public n'a été moins homogène qu'aujourd'hui, que jamais la distance n'a été aussi grande entre le «peuple» et les «habiles». Ces questions que je viens d'indiquer ne se posaient guère pour les Athéniens. Tous, je crois, prenaient la même sorte de plaisir à une comédie d'Aristophane ou à une tragédie de Sophocle. Il faudrait aujourd'hui deux esthétiques du théâtre: celle des simples et celle des malins. M. Sarcey a merveilleusement écrit la première. Je ne tenterai même pas d'esquisser la seconde: tout me fuirait entre les doigts et je serais fort embarrassé de fonder des règles sur des caprices de dégoûtés.

Où M. Sarcey échappe presque à toute critique, c'est dans les fragments qu'il a écrits çà et là de l'histoire du théâtre. La genèse de l'opérette, la définition du genre, les causes de son éclosion, de son succès, de sa décadence, voilà, pour n'apporter qu'un exemple, ce qu'il a déduit et exposé dans la perfection.

Les origines de l'opérette, il les voit dans l'opéra-comique et dans le vaudeville à couplets et il nous fait brièvement l'historique de ces deux variétés:

Mais, ajoute-t-il, ne me demandez pas à quel jour précis elles se sont constituées... Je me souviens qu'un des étonnements de mon enfance, c'était que, par un jour d'orage, on ne se trouvât jamais sur la limite exacte où cessait la pluie. Mon rêve eût été d'avoir une épaule mouillée et l'autre à sec. Ce n'est que plus tard, en y réfléchissant, que j'ai senti l'impertinence de mon désir. Les choses ne commencent guère ni ne finissent d'un coup net et précis.

Le moment qui s'est trouvé favorable à l'éclosion de l'opérette, ça été le second Empire: 1º l'opérette rendait aux Parisiens, sous une nouvelle forme, deux genres abolis et sourdement regrettés: l'opéra-comique et le vaudeville à couplets; 2º elle était en harmonie secrète avec les mœurs et les goûts du jour: entre ce genre nouveau et l'esprit du public tel que l'avait fait le second Empire, il y avait de nombreux points d'attache. Le public avait alors d'évidentes dispositions à la blague, à l'outrance, au dégingandage. M. Sarcey définit ces trois termes. Il s'est toujours piqué d'être un moraliste: sa définition de la blague ne dément point cette innocente prétention.

La blague est un certain goût, qui est spécial aux Parisiens et plus encore aux Parisiens de notre génération, de dénigrer, de railler, de tourner en ridicule tout ce que les hommes, et surtout les prudhommes, ont l'habitude de respecter et d'aimer; mais cette raillerie a ceci de particulier que celui qui s'y livre le fait plutôt par jeu, par amour du paradoxe que par conviction: il se moque lui-même de sa propre raillerie. Il blague.

Il blague la patrie et au besoin il mourrait pour elle; il blague l'amour filial et pleure quand on lui parle de sa vieille mère. Il blague les beautés de l'Italie et se mettrait à genoux devant un Raphaël. Il y a dans la blague un certain mépris, très légitime d'ailleurs, pour les admirations convenues, pour les phrases toutes faites; et à ce mépris se joint le plaisir de crever les ballons gonflés de vent, de se sentir supérieur en se prouvant qu'on n'est pas dupe.

C'est le bon côté de la blague. Mais elle en a de fâcheux: la blague donne à l'esprit l'habitude de ne plus compter avec le vrai ni avec le faux, de chercher partout matière à raillerie. Il arrive fort souvent que le blagueur de profession, pris à son propre piège, ne distingue plus lui-même ce qui est bien de ce qui est mal, ce qui est juste de ce qui est inique; il se grise de sa propre parole, il se fausse l'esprit et se dessèche le cœur.

Cette sorte d'esprit a de tout temps existé en France. Elle s'est aiguisée, exaspérée dans les premières années du second Empire.

Le vrai créateur de l'opérette fut M. Hervé; les maîtres, Offenbach et MM. Meilhac et Halévy. Ici se place un très fin et très brillant parallèle entre la musique de la Dame Blanche, chère à nos grands-pères, et celle d'Orphée aux enfers, entre les sentiments que ces deux musiques expriment ou éveillent. Je ne puis me retenir de citer un passage de ce feuilleton, vraiment enlevé:

Comparez, pour voir, toute cette partition de Boïeldîeu à ce fameux quadrille d'Orphée aux enfers qui a emporté dans son tourbillon frénétique toute notre génération. Vous l'entendez chanter à votre oreille, n'est-ce pas? Est-ce qu'aux premiers sons de cet orchestre il ne vous semble pas voir toute une société se levant d'un bond et se ruant à la danse?

Elle réveillerait des morts, cette musique. Comme ces rythmes tantôt sautillants, tantôt furieux, avaient l'air d'être faits pour communiquer une trépidation morale aussi bien que physique à tout ce public de désaccordés, pour qui la vie n'était qu'une manière de danse macabre! Au premier coup d'archet qui sur la scène mettait en branle les dieux de l'Olympe et des Enfers, il semblait que la foule fût secouée d'un grand choc et que le siècle tout entier, gouvernements, institutions, mœurs et lois, tournât dans une prodigieuse et universelle sarabande.

Les pages de cette vivacité et de ce mouvement ne sont point rares chez M. Sarcey: il m'a paru qu'il n'était que juste de le rappeler. Je suis d'ailleurs persuadé qu'on trouverait dans ses feuilletons épars et trop nombreux quelque chose comme la Poétique expérimentale d'Aristote, reprise, élargie, appuyée sur une masse énorme d'œuvres dramatiques, sur tout ce qui a été écrit pour le théâtre. Cela vaudrait certes la peine d'être réuni en un corps, condensé, ordonné et complété; car M. Sarcey a, sur ces matières, précisé et jeté dans la circulation une foule d'idées dont beaucoup de critiques se servent sans le dire, et même ceux qui les combattent. Que M. Sarcey se décide enfin à nous donner ce livre qu'il nous doit et qu'il nous a promis: autrement, les méchants diront qu'il doute de la bonté de son œuvre critique, et cela me peinera, car je la sens bonne et solide comme son auteur.


J.-J. WEISS[75]

L'impression que nous a laissée M. Sarcey—sa personne, sa critique et son style—est une impression de rotondité. Or rien de plus facile à embrasser d'un regard que ce qui est rond. Ce qui est rond est simple. Ce qui est rond est un, ayant un centre. La définition de M. Sarcey, l'exposition de ses théories étaient chose aisée. Il est beaucoup moins facile d'enserrer dans des formules qui les contiennent l'esprit ondoyant et brillant et les opinions multiples de M. J.-J. Weiss, même si l'on s'en tient à sa critique dramatique.

Quand on vient de parcourir, comme j'ai fait, dans la Revue bleue[76] et dans le Journal des Débats les trois années de critique dramatique de cet ancien professeur qui a été journaliste, conseiller d'État, directeur des affaires étrangères, et qui est resté un fantaisiste, sinon un bohème, un «inclassable», sinon un déclassé, on est charmé, ravi, ébloui: mais on est aussi déconcerté, ahuri, abasourdi. Tant d'esprit, de verve, d'imagination drolatique! Tant de philosophie! tant d'observations, de vues en tout sens et sur toutes choses! Mais, en même temps, des affirmations si imprévues! des préférences si excessives, si insolentes et si légèrement motivées! une critique si capricieuse! des théories si peu liées entre elles! Plus on est amusé par ces échappées de verve, et moins on se sent capable de résumer, d'expliquer, de ramener à un semblant d'unité les sentiments littéraires de M. J.-J. Weiss. Et quand on serait parvenu à tirer le critique au clair, l'homme resterait, plus complexe et plus surprenant encore.

I

Cherchons du moins à saisir pourquoi M. Weiss est à ce point insaisissable. En détournant un peu de son sens le vieil axiome que «l'homme est la mesure des choses», on pourrait dire que chaque critique est lui-même la mesure des œuvres qu'il apprécie; car, quoiqu'on fasse, une œuvre est bonne, ou mauvaise selon qu'elle plaît ou déplaît à celui qui la juge. Malgré cela, il peut se rencontrer tel système de critique, tel ensemble de jugements qui vaille pour d'autres encore que pour celui qui les a formulés, qui «fasse autorité», comme on dit. Mais il y faut, je crois, deux conditions.

Le critique, d'abord, doit avoir ou se donner les sentiments, la disposition d'esprit de la majorité des «honnêtes gens» et des lettrés—ou même de la foule dans certains cas où la foule est compétente,—en sorte que sa mesure particulière ait des chances d'être aussi celle du grand nombre. Mais surtout, s'il est vrai qu'il ne puisse appliquer aux ouvrages de l'esprit une autre mesure que la sienne, il faut du moins qu'il n'en ait qu'une; car, s'il en a plusieurs, il n'en a plus. Un bon critique n'a point de lubies; il se défie des caprices, des impressions d'une heure; il ne change pas d'aune et de toise comme de chemise. En mesurant une œuvre, il se souvient de toutes celles qu'il a déjà mesurées: il porte en lui une sorte d'étalon immuable. Il demeure le même en face des œuvres multiples qui lui sont soumises: et c'est pour cela que l'on comprend les raisons de tous ses jugements et qu'ils peuvent former un corps de doctrine.

Or il s'en faut que la critique de M. Weiss observe toujours ces conditions. Il a continuellement des opinions particulières, et il semble qu'il s'applique à les avoir aussi particulières qu'il se peut. De plus, ces opinions particulières, je ne dirai pas qu'elles sont quelquefois contradictoires, mais enfin on ne voit pas toujours comment elles s'ajustent entre elles ni comment elles pourraient se rattacher à quelque théorie générale de l'art. Lui-même, la plupart du temps, ne prend pas la peine de les motiver, comme s'il craignait d'en diminuer par là le piquant. M. Weiss a tout ce qu'on voudra: l'esprit, la sagacité, la profondeur; mais, par-dessus tout le reste, il a «l'humeur» au sens où on l'entendait au siècle dernier. Il est très souvent «l'homme qui a des idées à lui» et qui serait fâché qu'elles fussent à d'autres.

II

Je feuillette ses chroniques: elles sont gaies, charmantes, ingénieuses, éloquentes. Quand il veut bien démonter une pièce, c'est merveille comme il en dégage l'idée première, comme il en saisit le fort et le faible, comme il met le doigt sur le point où le drame dévie. S'il est obligé de répéter après d'autres des vérités connues, il semble qu'il les découvre, tant il sait les rajeunir par la vivacité de l'impression, par le style, par l'accent. Son érudition littéraire et historique est considérable et des plus sûres: elle lui fournit mille rapprochements d'une justesse inopinée et frappante. Dès que la pièce étudiée prête à quelques réflexions sur l'histoire des mœurs, le voilà parti là-dessus, et je ne connais pas de moraliste mieux informé, plus acéré ni plus clairvoyant. Tout cela devrait lui suffire; mais non: il y a chez lui, comment dirai-je?... une imperceptible envie de nous étonner. Et voilà pourquoi, de moment en moment, éclatent comme des pétards des affirmations soudaines, absolues, déconcertantes, jetées avec d'autant plus d'assurance qu'elles sont plus contestables, et jetées presque toujours au courant et au détour d'une phrase, comme si ces assertions aventureuses étaient vérités reconnues et indiscutables.

Il s'agit du Juif errant d'Eugène Sue: «Prise en soi, la scène du pôle nord entre le Juif errant et la Voix de Dieu produit un effet de religieuse terreur. Il y a de l'Eschyle là dedans.» De l'Eschyle? diable!—«M. Claretie avait contre lui (dans Monsieur le Ministre) d'abord son sujet, vrai sujet de haute comédie.» Voilà qui va bien. «...Seul sujet de haute comédie, avec Rabagas et Dora, auquel les gens du métier aient songé dans ces douze dernières années.» On se demande: Est-il donc décidément impossible d'en trouver un quatrième, en cherchant bien?—«M. Émile Augier est de la grande série qui part du Menteur.» Voyons la grande série. «La grande série, c'est Racine (les Plaideurs), Molière, Regnard, Le Sage, Marivaux, Destouches, Sedaine, Beaumarchais et, après une longue interruption, Augier.» Destouches dans la grande série? C'est bien extraordinaire! Et pourquoi cette interruption si longue dans la grande série? Et qu'est-ce qu'il faut donc pour être de la grande série? Car M. Weiss oublie de nous le dire.—Il déclare un peu plus loin que, seul parmi les poètes du xixe siècle, Augier «trouverait grâce devant La Fontaine et Parny». La Fontaine et Parny? comme on dit: Corneille et Racine? Et ce n'est point un lapsus, car ailleurs il appelle Parny «l'un des poètes les plus absolument poètes de la littérature européenne..., Parny, ce délice». Bien étrange, cette exaltation de Parny! Et si vous croyez que M. Weiss se soucie de nous l'expliquer!—Au reste, ce fervent de Parny est ravi, transporté par la Tour de Nesle, non seulement par le drame, mais par le style. «Le récit de Buridan: En 1293, la Bourgogne était heureuse, est comme le récit de Théramène du grand Dumas. L'ampleur du tout y est superbe et chaque phrase y produit sensation.» Voyez-vous M. Weiss frémir devant «la noble tête de vieillard»?—On se souvient qu'il y a quelques années, quand la Comédie-Française donna Œdipe, tout le monde fit cette réflexion que c'était un excellent mélodrame. Mais personne ne le cria plus haut que M. Weiss: «C'est du d'Ennery! c'est du Bouchardy! Cela ressemble à la Tour de Nesle, à la Nonne sanglante, à Lucrèce Borgia! Œdipe parle comme Didier et Buridan!... La dramaturgie de Sophocle est en réalité beaucoup moins éloignée de celle de Bouchardy et de d'Ennery que de celle de Racine et de Corneille.» Et il ajoutait: «N'en rougissons pas pour Sophocle: qui sait ce qu'eût été Bouchardy si, en ses jeunes ans, il avait grandi, comme Sophocle, sous l'aile de la muse,» etc.

Vous voyez comment sous cette plume une impression juste et neuve s'enfle, s'exagère, se tourne en fantaisie. M. Weiss a l'admiration naturellement hyperbolique.—Tout le monde convient que l'exposition de Bajazet est des plus habiles: si M. Weiss la rencontre en chemin, elle devient la merveille unique entre toutes».—On sait que Perrault fut un esprit curieux et original, et nous goûtons tous la grâce parfaite des Contes de fées. Mais, pour M. Weiss, Perrault est «l'un des beaux génies de son siècle». Les quarante pages des Contes sont «les plus nourries de choses et de notations diverses, les plus légères d'allure qu'on ait écrites dans notre langue».(M. Weiss fait une terrible consommation de superlatifs absolus.) Puis voici un mystère: «Perrault en écrivant les Contes, fit du pur moderne... Oh! que tout dans ces contes est bien en effet spontané et moderne!» Pourquoi «moderne»? en quoi «moderne»? C'est que «moderne» est piquant. Nous voyons un peu après que «Perrault contraste avec l'ensemble du xviie siècle en ce qu'il est en ses contes un poète de la maison, des choses familières, domestiques, intimes, comme de l'enfance». C'est sans doute en cela qu'il est «moderne». Mais l'est-il donc à l'exclusion de tous ses «contemporains? Quelle rage de découverte et d'invention dans toute cette critique!

Et quels massacres des opinions enseignées et convenues!—Voilà deux siècles qu'on célèbre Tartufe comme le chef-d'œuvre des chefs-d'œuvre. «N'était le parti pris d'école et presque de faction, écrit M. Weiss, on conviendrait que le Tartufe n'est amusant d'aucune manière.»—La critique traditionnelle exalte la bonté de Molière: M. Janet dégage de son théâtre la plus saine morale et la plus correcte; écoutez M. Weiss:

...Il est des choses sacrées sur lesquelles il faut être délicat à outrance; la société du xviie siècle ne l'était guère, et Molière pas du tout. Molière n'avait pas seulement la profonde immoralité qui est l'attribut commun et très probablement la condition d'activité des grands observateurs de l'homme et de la nature humaine. Il n'avait pas seulement ce qu'on peut appeler la dureté de l'âme générale et l'inhumanité, défaut commun chez les écrivains et les personnages célèbres de son temps, seul défaut saillant d'un siècle où bien décidément le caractère et l'esprit français ont atteint leur point de perfection et d'équilibre. Il avait encore une certaine grossièreté de sentiment moral et des instincts de mauvais sujet qui lui appartenaient bien en propre et à quoi correspondait, dans son style, un goût marqué pour les grossièretés de langage.

S'est-on assez extasié sur les femmes de Molière, Éliante, Elmire, Henriette, sur leur bon sens, leur franchise, leur belle santé morale! M. Weiss nous déclare qu'il se sent «peu de penchant pour elles».

—Il semblait entendu, établi par une infinité de professeurs et de critiques qu'Esther était une fort belle élégie, mais un drame assez faible: M. Weiss l'appelle «un des plus vigoureux en sa suavité qui existent».—L'usage est de mettre Athalie au-dessus d'Esther: «J'ai, dit M. Weiss, la faiblesse de préférer Esther à Athalie.»—L'usage est de répéter que l'action dramatique manque un peu dans Bérénice. «Il y a au contraire un drame, le plus douloureux, le plus fier, le plus délicat des drames. Élégie tant que vous voudrez, mais élégie souverainement dramatique.»

Puis ce sont des rapprochements de noms et d'idées propres à troubler les esprits timides.—«On pourrait admirer, au troisième acte de Ma camarade, une psychologie racinienne.»—«Pour l'élan du geste il n'y a eu de nos jours, avec Thérésa, que Rachel, et encore!»—«Le truc du brigadier dans la Champenoise, c'est un des trucs de l'Ars amatoria d'Ovide.»—«Le prologue d'Amphitryon contient en germe Orphée aux enfers et la Belle Hélène.»—À propos d'Un chapeau de paille d'Italie: «Voilà la filiation: Molière, Paul de Kock, Labiche.»—Le drame d'Antony, étant un drame psychologique, «tient de la méthode du xviie siècle et des tragiques grecs», etc., etc.

Qu'il soit bien entendu que je ne conteste point la justesse ni de ces admirations paradoxales ni de ces rapprochements imprévus. Je cherche seulement à me rendre compte du singulier attrait de la critique de M. Weiss, à démêler par quel don ou par quels procédés il nous étonne. Je vois d'abord que, là où il est de l'avis de la majorité, il rafraîchit et fait siennes les opinions consacrées par l'extraordinaire vivacité de son impression. En outre, s'il saisit dans une œuvre quelque côté qui n'ait pas encore été aperçu ou signalé, il le met si violemment en lumière, il oublie si bien tout le reste que sa découverte prend tout de suite je ne sais quel air d'élégante impertinence et semble un défi à la sécurité des bonnes gens qui croient ce qu'on leur a dit et qui n'inventent rien. Comme M. Renan, à qui il ressemble par plus d'un point malgré la différence des tempéraments, M. Weiss affecte de ne voir et de ne présenter à la fois qu'un aspect des questions, et c'est par là qu'il nous surprend et nous intéresse si fort. Et qu'on ne dise point que le procédé est facile; car ces aspects nouveaux, c'est bien lui qui les découvre; nous n'y aurions jamais songé sans lui; et c'est chose si rare et si précieuse que d'avoir dans la critique littéraire, où la tradition est encore si puissante, des impressions et des vues vraiment personnelles! Quand, après nous être divertis aux fusées de M. Weiss, nous retranchons de l'expression de ses jugements ce qui s'y mêle toujours de fantaisie, d'outrance et d'humeur, notre sentiment total sur l'œuvre qu'il a étudiée ne s'en trouve pas moins modifié et enrichi. Il a dans ses caprices d'imagination une sagacité qui voit loin, et de ses feux d'artifice il reste toujours autre chose que du papier brûlé.

III

Rien de plus vivant que cette critique. C'est un esprit qui se livre. La véhémence de ses affirmations n'est jamais pédantesque, au lieu que souvent la modération étudiée de tel critique sage et pondéré sue la pédanterie. La façon dont M. Weiss considère le théâtre n'a rien d'étroit, de scolaire, de «livresque». Il sait la vie, il sait l'histoire; il connaît les hommes, ceux d'autrefois et ceux d'aujourd'hui. Beaucoup de choses l'attirent et l'occupent autour et à propos des ouvrages qu'il examine. Il est aussi curieux des mœurs des hommes qu'entêté du beau. À chaque instant on sent qu'il n'a pas toujours fait de la critique et qu'il ne se croyait pas né spécialement pour en faire. À propos d'un mauvais drame de Ponson du Terrail, il nous trace de Henri IV, envisagé par certains côtés secrets, un portrait, avec preuves à l'appui, qu'il est impossible d'oublier. «...Il faut donc conclure, pour Henri IV jeune ou vieux, à un fonds ingénu de vilenie bestiale qu'il dominait moins dans son âge mûr et sa vieillesse, mais qui, au temps de sa jeunesse, n'étant point revêtu par la gloire, choquait plus en sa nudité.»—À propos de Kléber, drame militaire, il développe ingénieusement et magnifiquement «le rêve oriental de Napoléon».—À propos du Nouveau Monde, de M. Villiers de l'Isle-Adam, le joli portrait des derniers précieux de la littérature contemporaine, et que je voudrais citer tout entier!

...Le théâtre est proprement le tombeau des malins et la fin des cénacles... Ah! dans tout autre domaine que le théâtre il est aisé d'appliquer des principes de cénacle... On conçoit gigantesque. On turlupine les maîtres reconnus et acceptés, et on ne s'est pas seulement donné la peine de les comprendre. On est impressionniste, expressionniste, luministe et immenséiste. On fait de la peinture intransigeante, de la statuaire récalcitrante, de la musique insociable, des romans réfractaires, sans pieds ni tête, où les ateliers du haut de Montmartre et les capharnaüms du boulevard Saint-Michel reconnaissent avec exaltation la vie comme elle est, exactement, superbement comme elle est!...

Je ne sais si personne de notre temps a eu plus d'esprit que M. Weiss. Et il a les deux sortes d'esprit: celui qui est comme la fleur du bon sens et celui qui est comme la fleur de l'imagination; celui qui consiste à saisir des rapports inattendus entre les idées, et celui qui réside dans l'imprévu abondant des images. Il a de l'esprit comme Voltaire et comme Henri Heine, et il en a comme la neveu de Rameau, avec quelque chose de plus élégant dans le débraillé. Relisez les bouffonneries que lui ont inspirées les querelles de Sarcey-Perrin, Sardou-Uchard et Dumas-Jacquet, et toutes ses sorties contre les «notaires» de la Comédie-Française. Dans les portraitures d'acteurs et d'actrices il est impayable. Et d'un sans-gêne! Ce rédacteur d'un journal austère déshabille radicalement Mlle Marsy et Mme Paul Mounet, les détaille, les examine membre par membre. C'est d'une indiscrétion de talon rouge. Rappelez-vous aussi le petit croquis plus discret et non moins réjouissant de Mlle Alice Lavigne:

Est-ce du talent? est-ce du chien? Elle laisse tomber sa parole comme un plomb, elle lance sa jambe en équerre, elle jette et présente la main avec des circuits caressants de pattes de homard, et tout cède à des manières si distinguées! Elle vous a des audaces d'une tranquillité! et des surprises d'une effronterie! et des ingénuités d'un raffinement! Ça empoigne, ça assomme, ça abrutit. Je voudrais la voir, une fois, jouer l'École des femmes et la Chercheuse d'esprit

Parmi toutes ses autres originalités, M. Weiss s'est donné celle de traiter l'École normale de prison. «...Pour intellectuelle que soit une prison, c'est toujours une prison... La plus belle, la plus féconde, la plus riante de nos facultés, l'imagination s'y attriste...» Il ne nous paraît pas que la sienne se soit fort attristée à l'École, ni que cette prison l'ait comprimée plus qu'il ne fallait. Avec une syntaxe irréprochable, une extrême propriété de termes, un vocabulaire excellent, il vous a des hardiesses de style qui vont très volontiers (oh! ce n'est point un reproche) jusqu'au mauvais goût le plus authentique et jusqu'au précieux le plus avéré. Racine serait fort étonné d'être admiré pour «ses à-fond d'une brutalité froide et la souplesse de ses dégagements». Le Supplice d'une femme est «du trois-six d'éthique et d'émotion», et la Visite de noces est «de l'éthique absolue à cent degrés Gay-Lussac». Et voici l'image qu'inspire à M. Weiss la vivacité d'allure de Ma camarade: «Le filament microscopique le plus tortillé de la joie et de la fureur de vivre ne se trémousse pas avec une vie plus furieuse et plus joyeuse que cette pièce.» Au fait, cela est très joli; mais diable! cela n'est pas d'une imagination anémiée. Et je ne vois pas non plus que l'École normale ait beaucoup gêné M. Weiss pour qualifier la Glu de «créature catapultueuse».

IV

Mais au moins, dans toute cette critique capricieuse et fantasque (comme l'a été aussi, en apparence, la vie politique de M. Weiss) ne trouvons-nous point, à défaut d'une doctrine dont je ne regrette nullement l'absence, des sentiments plus persistants que les autres, des préférences ou des antipathies particulièrement tenaces?

Les admirations de M. Weiss sont, comme on a vu, généreuses et variées. Il adore l'Athènes d'autrefois et ceux qui en ont exprimé l'âme, le Paris d'à présent et ceux qui en traduisent l'esprit. Il se pique de connaître Paris dans ses recoins; il nous signale dans une chronique, tel restaurant voisin des Halles centrales; il hante le boulevard Bonne-Nouvelle le samedi, le jour des juives: «Éblouissant, ce boulevard, de deux à quatre, quand les filles de Sion débouchent par essaims...» Il n'aime rien tant que le théâtre de Sophocle, sinon peut-être celui de Meilhac et Halévy. Sur Corneille et Racine, il s'abandonne à des effusions intransigeantes: nul n'a plus contribué que lui à mettre à la mode le parti pris très distingué de les admirer sans réserve, de tout voir chez eux, même des choses auxquelles il ne semble pas qu'ils aient beaucoup songé. Il découvre dans Polyeucte «tous les types et tous les phénomènes qui ont dû se produire durant les deux premiers siècles au cours de la révolution chrétienne». Après avoir cité la strophe: «Tout l'univers est plein de sa magnificence...,» il ajoute: «Pour moi, quand je lis de tels vers, je ne sais que m'écrier: Hosannah! hosannah!» Tartufe ne l'amuse pas; mais Amphitryon! «La langue d'Amphitryon est la plus souple, la plus épanouie, la plus polie, la plus savoureuse, la plus riante, la plus pure qu'on ait écrite.» Quand il nous parle de Labiche, il n'y a plus que Labiche et son rire épique; et quand il nous parle d'Octave Feuillet, il n'y a plus qu'Octave Feuillet et son délicieux romanesque, consolateur de l'homme dont le cœur est supérieur à sa fortune. Et chaque fois l'enthousiasme de M. Weiss est à son paroxysme. Ses admirations sont égales autant qu'elles sont diverses, et sont pourtant aussi perspicaces qu'elles paraissent effrénées: on ne saurait unir un esprit plus aigu à un délire plus abondant.

Mais, si son impression du moment le pénètre et le possède au point d'opprimer et de chasser presque ses souvenirs; si toutes ses admirations sont, ou peu s'en faut, égales, étant toutes sans limites, il en est du moins quelques-unes qui le ressaisissent plus fréquemment et qui nous révèlent certaines préférences décidées et foncières.

En réalité, plus que Corneille, Racine et Molière, plus qu'Augier, Feuillet, Labiche et Meilhac, il aime Regnard, Gresset, Piron, Favart et Beaumarchais—et Scribe et Dumas père. Il a la prédilection la plus tendre pour le théâtre du xviiie siècle et du temps de Louis-Philippe. Pourquoi? je ne saurais le dire. Voici quelques passages qui nous l'expliqueront tant bien que mal:

Il y avait alors (au temps de Louis-Philippe) une délicatesse et une générosité qui donnaient le ton à la littérature et le recevaient d'elle. Depuis, nous sommes revenus à une grossièreté de sens moral qui rappelle le xviie siècle et même la vieillesse de ce siècle, plus brutal et plus cru avec Dancourt, Le Sage et même Regnard, qu'il ne l'avait été en sa verdeur avec Molière et La Fontaine. Cette crudité a été la marque éminente de la littérature de l'époque de Napoléon III.

C'est là une de ses idées les plus personnelles et les plus chères, une de celles qu'il a le plus souvent développées, et dès janvier 1858, dans le plus long chapitre de ses Essais sur l'histoire de la littérature française. Il a d'ailleurs repris maintes fois et résumé ce chapitre célèbre:

...Le second Augier (celui des Effrontés, des Lionnes pauvres, etc.) est le produit d'un moment spécial de nos mœurs et de nos idées, et d'un moment triste. Ça été le moment du positivisme dur et brutal dont nous ne sommes pas sortis et qui a été l'un des fruits de la révolution de 1851. Ce moment s'est marqué dans Madame Bovary, dans les Faux bonshommes, le Demi-Monde, le Fils naturel, les écrits philosophiques et historiques de M. Taine, toutes œuvres que caractérisent la conception mécanique de l'âme humaine, un mépris superbe de l'homme, un style sec et tranchant, circonscrit dans la notation impassible des effets et des causes.

Ce passage et beaucoup d'autres du même genre nous font parfaitement comprendre les jugements portés par M. Weiss sur le théâtre de «l'époque actuelle». Au fond, il n'aime d'Augier que ses comédies en vers. De Dumas fils, il n'aime sincèrement que la Dame aux camélias, et un peu Diane de Lys: le reste lui est désagréable. Il faut relire les deux études, d'une injustice pleine de sagacité, qu'il a consacrées à Dumas fils et à Flaubert dans ses Essais. Il s'insurge à la fois contre leur observation sans entrailles et contre l'immoralité de leur morale qui inflige au vice, froidement et sans un mot de plainte, un châtiment fatal comme lui. Il réclame pour Mme Bovary; à plus forte raison réclamera-t-il pour Marguerite Gauthier. Le comique même de Meilhac et Halévy lui paraît cruel; et, au contraire, quoiqu'il ne se méprenne assurément pas sur la valeur des œuvres, il a d'amples indulgences pour Nana Sahib, pour Formosa, pour la Famille d'Arbelles, pour les comédies de M. Delpit, préférant dans un drame, pourvu qu'il ait quelque vie et quelque envolée, l'absence d'observation à l'observation triste. Il est vrai que ces indulgences enveloppent peut-être quelque dédain. M. Weiss laisse échapper quelque part cet aveu que ce n'est pas un métier bien réjouissant «d'extraire des nouveautés du jour les maigres parcelles de littérature et de philosophie qu'elles peuvent contenir».

En revanche, il ne peut approcher Regnard, Scribe ni Dumas père sans prendre feu (et je ne veux pas croire qu'il y ait quelque artifice dans cet échauffement). Il nous parle comme d'une chose toute simple et évidente «de la mollesse et de la pureté délicieuse de la versification de Regnard». Nous apprenons qu'après Molière «trois écrivains bourgeois, Marivaux, Gresset, Piron, dont l'âme n'était tissue que de délicatesse, de fierté, de noblesse, de pensées honnêtes, avaient épuré et divinisé la scène comique». M. Weiss nous dit ailleurs que «depuis qu'il sait lire, il a conçu pour ces deux prodiges, Dumas et Scribe, une passion infatigable et stupide». Le Verre d'eau lui semble inspiré par «une vue supérieure des choses humaines»; et il appelle enfin la «mixture Auber-Scribe» un «ferment divin où Scribe fournissait la magie des situations et Auber la magie de l'expression».

V

Nous connaissons donc à présent les goûts dominants de M. Weiss et quelque chose même de son caractère. C'est d'abord une passion très vive, à la fois sincère et étudiée, pour certaines formes particulièrement élégantes de l'esprit français et pour les périodes où cet esprit a montré le plus de finesse et de grâce et aussi le plus de générosité. M. Weiss veut que cet esprit ait sa poésie, égale ou supérieure à toutes les autres.

Angle et Saxon, rends-toi (c'est M. Taine qu'il interpelle avec cette furie)! Car enfin ose me soutenir que tes pirates saxons, avec ces affreux chants de guerre dont tu as infesté ton Histoire de la littérature anglaise, sont plus poètes que Regnard! Ose encore définir la poésie comme Villemereux, en sixième, nous définissait l'ivresse: une courte folie. Écoute ceci, et dis-moi si l'esprit, le pur esprit, l'esprit tempéré et fin, l'esprit qui se contient et se gouverne, la plus intime essence de nous-mêmes enfin, gens de Paris, de Gascogne et de Champagne, ne peut pas être une source de poésie tout aussi bien que l'imagination exaltée, les passions furieuses, le cœur qui se ronge et l'hypocondrie!

Je n'aurai pas la candeur d'objecter qu'entre la sauvage hypocondrie d'un vieux poète saxon et l'esprit de Regnard il y a de la place; que vraiment on peut rêver quelque chose au delà des fantaisies un peu courtes de Crispin, une vision, un sentiment de la vie et des choses qui nous heurte d'une toute autre secousse et nous insinue un tout autre charme; qu'enfin il y a des gens qui ne sont point des barbares et que pourtant les vers du Légataire ne plongent point en extase ni ne mettent sens dessus dessous. Après cela, je ne vois pas pourquoi tel morceau de Regnard, de Marivaux, de Piron, ne serait point de la poésie aussi bien qu'une scène de Shakspeare, un chant de Dante ou une ode de Victor Hugo; et pour ceux qui la goûtent par-dessus tout, cette poésie proprement française est, en effet, la meilleure.

Au reste, M. Weiss adore, je crois, non seulement cette poésie et cet esprit, mais la société où ils ont fleuri délicieusement. On devine chez lui cette arrière-pensée que, pour un homme de talent, il faisait bon vivre dans ce monde du dernier siècle: le mérite personnel s'y imposait peut-être mieux, y était traité avec plus de justice que dans une société démocratique, bureaucratisée et enchinoisée à l'excès (M. Weiss a très souvent des paroles amères sur la morgue des administrations et sur les sottises des concours et de l'avancement.)

Cette prédilection si décidée pour la poésie dramatique du xviiie siècle implique naturellement une profonde antipathie pour son contraire. On comprend maintenant que M. Weiss n'aime pas (encore qu'il l'estime fort dans quelques-unes de ses parties) la littérature positiviste et brutale des trente dernières années, l'observation désenchantée et sèche, la conception fataliste de la vie et des passions humaines. Car ce pessimisme dédaigneux détourne de l'action, et M. Weiss aime l'action. Ce lettré accompli ferait volontiers, on le sent, autre chose que de la littérature. Il a toujours rêvé d'être dans les affaires publiques. Il n'a fait qu'y passer, et je le soupçonne de ne s'en être pas entièrement consolé.

Il aime l'action, il aime la vie, il aime la force. S'il adore Scribe et Dumas, c'est assurément à cause de leurs œuvres, mais aussi par la raison qu'il admire tant Gambetta (et en général tous ceux qui ont joué un grand rôle dans l'histoire): parce qu'ils ont été forts, puissants, féconds. Le beau de la vie, pour M. Weiss, n'est point de subir ou de copier la réalité, mais de la dominer, de la pétrir, soit en des œuvres d'art, soit par l'action matérielle; c'est de lui imposer, dans la mesure où on le peut, la forme de son rêve. Il n'y a que cela d'intéressant au monde, puisque la vérité nous échappe et que ceux qui croient la tenir la voient si sombre. À l'action dans la vie correspond, dans l'art, le souci de l'idéal. M. Weiss, qu'on ne s'y trompe pas, est un fougueux idéaliste. Il n'aime pas seulement l'esprit, qui est, de toutes les façons de voir et d'exprimer les choses, celle dont on jouit le plus sûrement: il aime le romanesque, l'héroïque, l'impossible. Et l'on découvre aussi parfois, dans son esprit si lucide, une ombre de songerie germanique. Je suis bien forcé de recourir à la vieille formule, à celle dont se sert Retz essayant de définir La Rochefoucauld: il y a du je ne sais quoi dans J.-J. Weiss.

VI

C'est surtout ce je ne sais quoi que j'ai poursuivi à travers ses feuilletons dramatiques. J'ai insisté sur ses caprices et ses fantaisies; je n'ai pas assez dit combien il a semé dans ces feuilletons de pages magistrales, aussi solides que brillantes, aussi profondes que spirituelles. Relisez les études sur Polyeucte, Esther, l'Étrangère, Diane de Lys, le Légataire, les Effrontés, Ruy Blas et le Jeu de l'amour et du hasard, etc.—Mais, là même où il ne fait que développer à sa manière et rajeunir le jugement de la tradition, il se glisse dans sa critique quelque chose d'aventureux, de fantasque, d'invérifiable. Toutes les fois qu'il parle d'une œuvre sur laquelle son sentiment ne m'est pas connu d'avance, j'ai cette impression, s'il l'exalte, qu'il aurait aussi bien pu la mépriser, et s'il la trouve médiocre, qu'il aurait aussi bien pu la juger admirable. Une chose lui plaît parce qu'elle lui plaît; ne cherchez rien au delà. M. Weiss abonde en assertions subites, inexpliquées, et dont le contrôle est impossible. C'est le triomphe du «sens propre», suspect à M. Nisard. Et rien ne nous montrerait mieux que cette critique étincelante et décevante la vanité de la critique, si toutefois nous avions l'ingénuité de la considérer comme une science.

Mais rien aussi ne nous montre mieux à quel point la critique littéraire peut être une chose exquise et comme elle peut égaler en intérêt et quelquefois dépasser les œuvres mêmes sur lesquelles elle s'exerce. La comédie que nous donnait toutes les semaines l'esprit de M. Weiss valait mieux, neuf fois sur dix, que les comédies dont il nous rendait compte. À l'antique définition: Ars homo additus naturæ, on pourrait ajouter: Critica scriptor additus scriptori, ou quelque chose d'approchant. Le lecteur jouit et de l'œuvre critiquée et de son critique. Il saisit un reflet du monde dans un esprit, et de cet esprit dans un autre. Il voit comment un homme qui a vu et rendu le réel d'une certaine façon est à son tour compris et traduit par un autre homme. Comme l'artiste crée ses personnages, le critique crée en quelque manière et façonne l'artiste qu'il définit. Et le critique peut être à son tour défini, façonné, inventé par un autre critique. Tout homme est un miroir conscient du monde et des autres hommes. Aucun de ces miroirs ne donne exactement la même image; mais quelques-uns seulement en donnent une tout à fait originale et qu'on retient. L'esprit de M. J.-J. Weiss est au premier rang de ceux-là: c'est un des miroirs les plus inventifs de notre temps.


ALPHONSE DAUDET[77]

«Ah! mon Daniel, quelle jolie façon tu as de dire les choses! Je suis sûr que tu pourrais écrire dans les journaux, si tu voulais[78].» Le petit Chose a écrit dans les journaux, il a même fait des livres. Et le public a été de l'avis de la mère Jacques. Ô locataire du moulin de Gaspard Mitifio, conteur des contes du lundi, ami du petit Jack et de la petite Désirée, compatriote infidèle de Tartarin, de Numa et de Bompard, historiographe du Nabab et de la reine Frédérique, ô magicien qui savez unir dans une si juste mesure et par un secret si rare la vérité, la fantaisie et la tendresse, ah! quelle jolie façon vous avez de dire les choses!

La fortune littéraire de M. Alphonse Daudet est des plus éclatantes qu'on ait vues. C'est une séduction universelle. Ceux qui veulent des larmes et ceux qui veulent de l'esprit, les amoureux d'extraordinaire et les quêteurs de modernité, les simples, les raffinés, les femmes, les poètes, les naturalistes et les stylistes, M. Daudet traîne tous les cœurs après lui; car il a le charme, aussi indéfinissable dans une œuvre d'art que dans un visage féminin, et qui pourtant n'est pas un vain mot puisque de très grands écrivains ne l'ont pas. Le charme, c'est peut-être une certaine aisance heureuse, une fleur de naturel même dans le rare et le recherché; c'est, en tout cas, quelque chose d'incompatible avec des qualités trop laborieuses et trop voulues: ainsi le charme ne se rencontre guère chez les chefs d'école. On peut remarquer aussi que le charme ne va pas sans un cœur aisément ému et qui ne craint pas de le paraître (Homo sum, etc.). Il ne faut donc pas le demander à ceux qui font profession de ne peindre que des réalités plates ou brutales, ou qui affectent de n'être curieux que du monde extérieur et de la plastique des choses.

Ce charme, quel qu'il soit, est une des puissances de M. Alphonse Daudet. Ajoutez que son talent est en effet d'une composition assez riche pour que des esprits très divers y puissent trouver leur compte. Son originalité, c'est d'unir étroitement l'observation et la fantaisie, de dégager du vrai tout ce qu'il contient d'invraisemblable et de surprenant, de contenter du même coup les lecteurs de M. Cherbuliez et les lecteurs de M. Zola, d'écrire des romans qui sont en même temps réalistes et romanesques, et qui ne semblent romanesques que parce qu'ils sont très sincèrement et très profondément réalistes.

I

Apparemment il n'est pas inutile, pour voir dans la réalité ce qui vaut la peine d'y être vu, d'avoir commencé par ne pas la regarder de trop près, par être un poète, un rêveur sans plus, un être à sensations délicates, vibrant pour des riens, et qui se contente de souffrir ou de jouir démesurément des choses sans avoir souci de les photographier. Je me méfie un peu de ces adolescents comme il s'en rencontre aujourd'hui, qui, à l'âge où de plus forts qu'eux chantaient naïvement les roses, vous font tout de suite des romans ultra-naturalistes avec des descriptions d'éviers ou de paniers aux ordures, et de froides insistances sur les malpropretés de la vie physique. S'ils commencent par là, par où finiront-ils? Le moins qu'ils risquent, c'est de refaire toujours le même livre, car le champ de leurs observations, si tant y a qu'ils aient besoin d'observer, est vite parcouru; le nombre de leurs effets est extrêmement limité; et rien ne ressemble plus à une... oaristys vue par le côté qu'ils aiment, qu'une autre oaristys vue par le même côté. Au contraire, d'avoir édifié dans sa prime saison de jolies fantaisies en l'air, cela doit vous conduire, quand enfin l'on s'est tourné vers l'étude du monde réel, à négliger ce qu'il a de banal et d'insignifiant, ce qui ne mérite pas d'être noté, pour s'attacher à ce qu'il contient de particulier et d'inattendu; car, si l'on s'adresse à lui, c'est que l'on compte qu'il vous fournira des documents plus intéressants encore que vos imaginations d'autrefois.

Le petit Chose commence donc par la fantaisie et le rêve. À Nîmes, dans le jardin de «monsieur Eyssette», c'est un bambin imaginatif qui joue éperdument Robinson dans son île et qui s'attache aux objets avec une sensibilité violente. Quel déchirement quand il faut quitter Nîmes, la fabrique et le jardin!

Je disais aux platanes: «Adieu, mes chers amis,» et aux bassins: «C'est fini, nous ne nous verrons plus.» Il y avait dans le jardin un grenadier dont les belles fleurs rouges s'épanouissaient au soleil. Je lui dis en sanglotant: «Donne-moi une de tes fleurs.» Il me la donna. Je la mis dans ma poitrine en souvenir de lui[79].

À Lyon, où il fait souvent l'école buissonnière et passe des journées dans les bois ou le long de l'eau; au collège de Sarlande, où il invente des histoires pour les «petits», à Paris même, où, fraîchement débarqué, de ses yeux de myope encore tout pleins de songerie, il s'essaye à regarder ce monde nouveau qu'il peindra si bien, le petit Chose, délicat et joli comme une fille, timide, fier, impressionnable, distrait, continue de rêver effrontément, fait des vers sur des cerises, des bottines et des prunes, chante le rouge-gorge et l'oiseau bleu, soupire le Miserere de l'amour, et adresse à Clairette et à Célimène des stances cavalières qui semblent d'un Musset mignard et où l'ironie, comme il convient, se mouille d'une petite larme. Je ne connais pas de volume de débutant plus vraiment jeune que le petit livre des Amoureuses.

Puis le petit Chose devient M. Alphonse Daudet, un écrivain déjà connu et qui fait des chroniques et des «variétés» au Figaro. Mais, au fond, c'est encore le petit Chose qui tient la plume. Quel autre que cet incorrigible poète de petit Chose serait capable d'écrire des histoires aussi chimériques, aussi peu arrivées que les Aventures d'un Papillon et d'une Bête à bon Dieu, le Roman du Chaperon rouge, les Rossignols du cimetière et les Âmes du Paradis, mystère en deux tableaux?

Une femme est morte en se confessant au prêtre et en reniant un amour criminel. L'amant s'est tué de désespoir. Il est en enfer et sa maîtresse en paradis. Tous les ans, le jour de la Fête-Dieu, le plafond de l'enfer s'entr'ouvre, et les damnés voient passer au-dessus de leurs têtes la procession des élus. Mais, comme l'explique un damné, «l'air du paradis est fatal à la mémoire: chacun de nous a là-haut un parent, un ami, un frère, une sœur, une mère, une femme; de ces êtres chéris nous ne pûmes jamais obtenir un regard». Le nouveau venu n'est pas plus heureux que les autres. Il a beau supplier et pleurer, évoquer les jours d'autrefois: sa maîtresse ne se souvient de rien, ne le reconnaît pas; et cela est si douloureux que saint Pierre lui-même ne peut s'empêcher d'être ému.

Voilà un «mystère» qui sent un peu l'hérésie; car l'Église enseigne que, non seulement les élus oublieront les damnés, mais que les damnés détesteront les élus (je ne donne pas ce dogme pour aimable). Mais il y a, dans cette fantaisie hétérodoxe et compromettante pour saint Pierre, un mélange tout à fait savoureux d'ingénuité, de grâce et de passion. Au petit drame touchant se mêlent les jolis détails d'un paradis d'enfant de chœur, de petit clerc de la manécanterie de Saint-Nizier: «Mes yeux et mon cœur l'ont aussi reconnu, ce petit chérubin vêtu de mousseline, à ceinture d'azur, qui agite dans l'air, de toutes les forces de ses petits bras dodus et rosés, une bannière à fleurs d'or aussi grande que lui; c'est ma sœur, ma petite sœur Anna, que j'ai tant pleurée.»

Surtout il y a dans ce rêve bien humain une tendresse profonde, un don de faire monter aux yeux de petites larmes chaudes, don précieux que M. Alphonse Daudet conservera même quand il ne fera plus que regarder et qu'il ne rêvera plus guère. Et c'est pour cela que je me suis un peu arrêté sur cette œuvre d'adolescent. Rien de meilleur, en somme, pour peindre le monde comme il est, que d'avoir beaucoup d'imagination et de sensibilité. L'âme de ce cher petit Chose, qui n'a pas eu une enfance heureuse et qui a songé des songes si jolis et si tendres, continue de flotter, légère, sur les romans vrais de M. Alphonse Daudet, s'y insinue encore çà et là, mêle de l'émotion à l'exactitude des peintures et impose à l'observation un choix de détails si rare et si délicat que, sans autre artifice, elle fait jaillir à chaque instant la fantaisie de la réalité même.

II

Le poète des Amoureuses, jeté en arrivant à Paris dans un milieu de bohèmes pittoresques, bientôt aiguisé par la vie parisienne, s'aperçoit un jour que ce qu'on voit (quand on sait regarder) est presque toujours plus intéressant, plus inattendu, même plus amusant et plus fou que ce qu'on imagine. Dès lors, c'est fini de rêver. Il nous contera encore par-ci par-là de jolis contes comme le Curé de Cucugnan, la Mule du pape, l'Élixir du père Gaucher, ou la merveilleuse histoire de Woodstown, la ville américaine conquise sur la forêt vierge et submergée par elle. Mais, d'une façon générale, on peut dire de lui, et plus justement que de n'importe quel autre romancier, même de la nouvelle école, qu'il ne raconte et ne décrit plus que ce qu'il a vu. C'est au point qu'on pourrait diviser tous ses récits ou tableaux, depuis ses Lettres de mon moulin jusqu'à son premier grand roman, en cinq ou six groupes qui porteraient les noms des pays ou des milieux qu'il a le mieux connus et où il a fait ses plus longs séjours: Nîmes et la Provence, l'Algérie et la Corse, Paris enfin, Paris bohème, Paris populaire, Paris mondain, Paris interlope, Paris pendant le siège. Et sous ces différents chefs se rangeraient aussi les morceaux dont ses grands romans sont faits, si on prenait là peine de les décomposer. La Provence remplit presque toutes les Lettres de mon moulin; Paris sous ses différents aspects est le sujet de presque tous les Contes du lundi et de la plupart des Études qui suivent Robert Helmont. Dans ces deux livres la Corse et l'Algérie se glissent çà et là. L'Algérie et la Provence se partagent Tartarin. À mesure que M. Alphonse Daudet avance dans son œuvre, Paris, c'est-à-dire la modernité, l'attire davantage: d'abord le Paris tragique, touchant ou grotesque du siège; puis le Paris de tous les jours et tous les étages de Paris, du haut en bas (Voyez Mœurs parisiennes et les Femmes d'artistes). Cela le mène tout doucement à ses grands romans parisiens. Déjà il nous raconte le Nabab en cinq ou six pages et, tout à côté, la mort du duc de Morny. Déjà le futur bourreau du petit Jack montre, dans le Credo de l'Amour, sa grosse moustache, son œil bleu et dur et sa face de mousquetaire malade.

Il serait fort difficile d'analyser ces petites pièces. Mais peut-être n'est-ce pas assez de dire que ce sont de purs joyaux et de s'en tenir là. Comment donc faire? Il faudrait prendre le mot «charmant», le nettoyer de sa banalité et comme le frapper à neuf; puis, ainsi rajeuni, le mettre pour tout commentaire au bout de ces Contes. Essayons pourtant quelques remarques.

III

Nombre de ces petites histoires sont extrêmement simples, mais aucune n'est banale et beaucoup sont singulières et rares. Il n'en est pas une, je crois, dont on puisse dire: «C'est joli, mais ça ressemble à tout,» ou «Tiens! j'ai déjà lu ça quelque part.» Jamais M. Alphonse Daudet ne tombe dans cette banalité, soit de la fable, soit de la description ou du sentiment, à laquelle n'échappent pas toujours les écrivains qui inventent, et même les plus grands. C'est, encore une fois, que tout ce qu'il conte ou décrit, il l'a vu et noté, ou induit directement de ce qu'il avait vu. Il est vrai que sa façon de regarder est une création et que son œil sait découvrir au point qu'il paraît inventer. «Plus on a d'esprit, dit La Bruyère, plus on trouve d'originaux.» Ajoutons: Et plus l'on découvre autour de soi de situations originales. Or, comme M. Alphonse Daudet a beaucoup d'esprit et qu'il est toujours à l'affût, il s'arrête et s'intéresse à des détails qui nous échapperaient ou que nous remarquerions à peine; il nous fait trouver curieuses par la façon dont il nous les présente des choses tout ordinaires et qui nous auraient sans doute faiblement frappés; il a, si j'ose dire, un merveilleux flair des petits drames obscurs dont fourmille la réalité.

Je ne citerai pas les contes les plus connus, les plus brillants, les plus populaires, mais quelques-uns des plus unis et des plus simplement vrais. Vous rappelez-vous les Deux auberges[80], l'une neuve, bruyante et bien achalandée, l'autre déserte et misérable; et la maîtresse de cette pauvre bicoque pleurant toute seule et perdant la tête, quand par hasard un client entre chez elle, tandis que son mari chante et boit dans l'auberge d'en face chez la belle Arlésienne.

Entendez-vous? me dit-elle tout bas, c'est mon mari... N'est-ce pas qu'il chante bien?... Qu'est-ce que vous voulez, monsieur? Les hommes sont comme ça, ils n'aiment pas à voir pleurer; et moi, je pleure toujours depuis la mort des petites...

Une histoire bien simple que le Père Achille[81]! Le vieil ouvrier a eu un fils d'une maîtresse, avant son mariage. Ce fils, devenu grand garçon, vient voir son père, «seulement pour le voir, pour le connaître. C'est vrai, ça m'a toujours un peu taquiné de ne pas connaître mon père.—Sans doute, sans doute; vous avez bien fait, mon garçon,» dit le père Achille. Ils vont prendre un litre chez le marchand de vin.

—Qu'est-ce que vous faites? demande le père; moi, je suis dans la charpente.

Le fils répond:—Moi, dans la menuiserie.

—Est-ce que ça va bien, chez vous, les affaires?

—Non, pas fort.

Et la conversation continue sur ce ton... Pas la moindre émotion de se voir, rien à se dire, rien... Le litre fini, le fils se lève.

—Allons, mon père, je ne veux pas vous retarder davantage; je vous ai vu, je m'en vais content. À revoir!

—Bonne chance, mon garçon.

Ils se serrent la main froidement; l'enfant part de son côté, le père remonte chez lui; ils ne se sont plus jamais revus.

Savez-vous rien de plus vrai et qui soit d'un effet plus singulier? Et ne vous sentez-vous pas à cent lieues de la convention du mélodrame ou même du roman proprement dit?

Voulez-vous encore des choses vues?

Nous sommes dans le couloir d'un juge d'instruction. Une fillette sortant de Saint-Lazare aperçoit son amant assis, menottes au poing, à l'autre bout du couloir, et fait avec lui un bout de conversation par l'intermédiaire d'un brave homme de garde de Paris: «Dites-y bien que j'ai jamais aimé que lui, que j'en aimerai jamais un autre dans ma vie.» Et quand le garde a fait sa commission: «Qu'est-ce qu'il a dit?—Il a dit qu'il était bien malheureux.—T'ennuie pas, m'ami...; les beaux jours reviendront.—Va donc! les beaux jours... J'en ai pour mes cinq ans[82]

Voyez encore, dans les Femmes d'artistes, le ménage de ce pauvre poète marié à une Italienne du peuple, jadis belle, maintenant empâtée et vulgaire, qui mène son mari comme un petit garçon et qui tout à coup, au milieu d'une discussion intéressante, lui crie d'une voix bête et brutale comme un coup d'escopette: «Hé! l'artiste!... La lampo qui filo!»—Et un Ménage de chanteurs, le mari devenant jaloux de sa femme (qu'il a épousée par amour) et finissant par la faire siffler! Et la Bohème en famille, ce bizarre intérieur du sculpteur Simaise, la mère dans un hamac, quatre grandes filles remplissant l'atelier de leur tapage, de leurs chiffons, une fête perpétuelle... «Plus ils vont, plus ils sont joyeux. L'hiver dernier, ils ont déménagé trois fois, on les a vendus une, et ils ont tout de même donné deux grands bals travertis.»

IV

Voilà donc quelques-unes des simples histoires de M. Alphonse Daudet. Il en est de plus complexes et où la part de l'invention semble plus grande, car elle ne consiste plus uniquement dans la découverte et dans le choix des «documents», mais encore dans leur combinaison. De la Provence, de la Corse, de l'Algérie et des mondes divers dont se compose Paris, M. Alphonse Daudet fait de très spirituels mélanges. Il ménage aux civilisations différentes des rencontres impayables. C'est l'histoire du petit Turco Kadour fourvoyé dans la Commune au sortir de l'hôpital, croyant continuer la guerre contre les Allemands et tué par les Versaillais sans y rien comprendre[83]. C'est ce pauvre aga Si-Sliman, décoré par erreur le 15 août, venu à Paris pour réclamer sa décoration, renvoyé de bureau en bureau et salissant son burnous sur les coffres à bois des antichambres, à l'affût d'une audience qui n'arrive jamais[84]. C'est, dans Tartarin de Tarascon, la jolie esquisse—et combien vraie pour ceux qui ont vu les choses!—de l'Algérie française, de ce cocasse et fantastique mélange de l'Orient et de l'Occident..., «quelque chose comme une page de l'Ancien Testament racontée par le sergent La Ramée ou le brigadier Pitou».—Au reste, le conteur n'a pas besoin de mêler deux continents pour obtenir d'amusantes ou tristes antithèses. Il ne lui faut qu'installer dans les bureaux de la Morgue un petit employé placide, écrivant de sa plus belle main sur un grand registre, pendant que ses pommes mijotent sur le poêle: «Félicie Rameau, brunisseuse, dix-sept ans[85].»—Ou bien ce sont les derniers communards buvant et chantant avec des filles dans les chapelles funéraires du Père-Lachaise[86]. C'est M. Bonnicar, le jour de l'entrée des Versaillais, emmené prisonnier par la ligne et retrouvant à Versailles son marmiton et ses petits pâtés du dimanche[87]. C'est le mariage de Charles d'Athis, homme de lettres, avec Irma Sallé, mettant en face l'un de l'autre, autour d'un berceau, le père Sallé et la douairière d'Athis.

La bonne-maman d'Athis et le grand-papa Sallé se rencontraient tous les soirs au coucher de leur petit-fils; le vieux braconnier, son bout de pipe noire rivé au coin de la bouche, l'ancienne lectrice au château, avec ses cheveux poudrés, son grand air, regardaient ensemble le bel enfant qui se roulait devant eux sur le tapis et l'admiraient autant tous deux[88].

Une situation singulière, une façon originale d'assister au siège de Paris, c'est assurément celle du peintre Robert Helmont, resté tout seul avec sa jambe mal guérie dans une bicoque de la forêt de Sénart. Cela fait un peu songer à ce que voit Fabrice de la bataille de Waterloo, dans la Chartreuse de Parme.

Comme tout à l'heure, je m'arrête bien avant d'avoir épuisé l'énumération. On est ravi de voir, en parcourant ces historiettes, de combien d'excellentes et d'invraisemblables plaisanteries la vie est pleine. M. Renan, qui n'aime pas les romans, dit un peu partout, et particulièrement dans sa Seconde lettre à M. Strauss, que cet univers est un spectacle qu'un Dieu se donne à lui-même et dont il se délecte infiniment. Sans doute le «grand chorège» est le seul qui voie pleinement, dans l'ensemble et dans le détail, tout ce que ce spectacle a d'amusant et de paradoxal. Mais l'homme peut au moins, dans son humble mesure, participer à ce plaisir divin; et M. Alphonse Daudet est un des observateurs qui nous font goûter le plus souvent quelque chose de ce plaisir. Mieux que personne il saisit et dégage ces ironies, ces curiosités et comme ces lazzis de la grande comédie des hommes et des choses. Et l'on retrouvera presque à chaque page de ses grands romans cet art d'extraire de la réalité des antithèses bouffonnes ou navrantes, d'où jaillissent la surprise, le rire et souvent la pitié.

V

Pitié, tendresse, émotion qui va jusqu'aux larmes, ces historiettes en débordent, et l'on ne s'en plaint pas. Je sais bien qu'en ce temps de critique, de morosité croissante et à la fois de dilettantisme égoïste, la littérature attendrissante, les histoires qui font pleurer ne sont plus en honneur auprès de certains esprits très raffinés. Car les larmes et l'attendrissement sont au fond optimistes, impliquent des illusions et toujours un peu d'espérance. Puis les larmes sont surannées; on en a tant abusé! Fi «du mélodrame où Margot a pleuré!» Et, de fait, nombre des romans de la nouvelle école sont des œuvres violentes et froides et ne donnent que des émotions pessimistes, c'est-à-dire des émotions qui, par delà les souffrances des individus, vont à la grande misère universelle. Ces romans nous troublent, nous secouent, nous oppressent par la sensation des fatalités cruelles; ils nous attendrissent rarement. Car il s'en faut que le «pathétique» d'une histoire soit toujours en proportion de la grandeur des misères ou des souffrances étalées. Il y a eu, semble-t-il, dans le roman, une baisse du «pathétique» proprement dit par l'envahissement de la physiologie et par la défaveur où est tombé le libre arbitre. À la place, on a eu je ne sais quelle tristesse morne, sèche, accablante, l'impression singulière qui se dégage des livres de M. Zola. Car la pitié se change en un sentiment âpre et pénible quand tous les souffrants dont on nous développe la misère se trouvent être à la fois ignobles et irresponsables.

Rien de tel dans les contes de M. Alphonse Daudet. La tristesse qui s'y rencontre n'implique point le dégoût théorique du monde comme il est, un parti pris féroce, une malédiction jetée sur notre race. Ce qui excite la pitié, Aristote l'écrivait il y a longtemps, c'est le malheur immérité d'un homme semblable à nous et en qui nous puissions nous reconnaître sans être dégoûtés de nous-mêmes: et la pitié est plus grande quand ce malheur est, en outre, exprimé par un homme semblable à nous, lui aussi, doué seulement d'une sensibilité plus délicate et du don prestigieux de peindre par les mots.—Que de tendresse et que «d'humanité» dans les petits récits de notre conteur! Le cœur est remué, quoi qu'il fasse, comme dans les romans les plus «touchants» d'autrefois; en même temps l'observation est aussi exacte et la forme aussi travaillée que dans tels romans d'aujourd'hui: c'est aussi bien «fait» que si ce n'était pas attendrissant; on peut se laisser émouvoir sans vergogne. Du reste, ne craignez point d'être dupes: M. Alphonse Daudet a ce don si rare de savoir mettre un sourire, une ironie légère aussi près que possible des larmes, parfois même au beau milieu, et cela sans contraste violent ni secousse; c'est, jusque dans l'émotion extrême, la clairvoyance qui donne à l'émotion tout son prix et fait qu'on en jouit davantage.

Quel trésor de larmes dans la Dernière classe, le Siège de Berlin, le Porte-Drapeau, les Mères[89]! Je crois que personne n'a mieux parlé de l'année terrible que MM. Alphonse Daudet et Sully-Prudhomme, l'un dans ses petits tableaux d'historien pittoresque, l'autre dans ses méditations de poète philosophe. Mais M. Alphonse Daudet n'a pas besoin de remuer de si grandes douleurs pour nous induire en attendrissement. Ce n'est rien que le petit conte des Étoiles[90]; or ce rien est délicieux, et si tendre! De quoi donc le cœur est-il touché? et pourquoi les yeux des femmes se mouillent-ils? Il n'y a pourtant là ni passion, ni catastrophe, ni même souffrance. Mais, que voulez-vous? Cette idylle si simple, si discrète, si chaste, qui même est, à peine une idylle, avec tous ses détails si gracieux et si vrais, dans la douceur sereine de cette belle nuit d'été, cela gonfle le cœur et l'emplit d'une langueur vague, d'un désir de larmes, comme dit le vieil Homère, ou d'une envie de s'amuser à pleurer, comme dit la petite Victorine de Sedaine.

Et, tout à côté, quel trésor de rire, quelle jolie gaieté et quelle alerte moquerie! Peu d'esprit de «mots», mais un comique de verve, d'imagination, d'hyperboles, et plus souvent encore un comique de situations et de caractères. Relisez, s'il vous plaît, la Pendule de Bougival[91], la Défense de Tarascon[92], la Mule du Pape[93], le Credo de l'amour[94], la Veuve d'un grand homme[95] et, pour abréger l'énumération, les Aventures de Tartarin!

VI

Une bonne part du charme de tous ces récits est dans le choix merveilleux des détails, des traits, des mots typiques, de ceux qui résument un caractère, qui rendent visible une attitude, qui fixent une situation dans la mémoire. En veut-on quelques-uns pêle-mêle? Ainsi le duo de Robert le Diable chanté par Tartarin avec Mme Bézuquet la mère, et le fameux: «Nan! Nan! Nan!» les «doubles muscles» du même Tartarin, et presque tous ses mots: «Qu'ils y viennent!—Ça, c'est une chasse!—Des coups d'épée, messieurs, mais pas de coups d'épingle!—C'est mon chameau! Une noble bête! Il m'a vu tuer tous mes lions!»—Est-ce que cette phrase: «Tais-toi, boulanger, je t'en prie,» ne vous remet pas sous les yeux toute la scène de la Diligence de Beaucaire[96], le rémouleur immobile sous sa casquette pendant que ce farceur de boulanger conte les aventures de la jolie rémouleuse?—Qui a pu lire le Phare des Sanguinaires[97] et oublier le gros Plutarque à tranches rouges, toute la bibliothèque du phare, et, parmi les grondements de la mer, dans le crépitement de la flamme et le bruit de l'huile qui s'égoutte et de la chaîne qui se dévide, la voix du gardien psalmodiant la vie de Démétrius de Phalère!—Vous souvenez-vous de ce qu'on trouve au fond du portefeuille de Bixiou[98], le vieux caricaturiste aveugle, le funèbre et féroce blagueur: «Cheveux de Céline coupés le 13 mai?»—Revoyez-vous dans la Dernière classe[99] le vieux Hauser, avec son vieil abécédaire rongé aux bords et épelant à travers ses grosses lunettes ba, be, bi, bo, bu?—Je m'arrête: tous les Contes y passeraient; car il n'en est point qui ne renferme de ces traits inoubliables. Je ne parlerai plus que des Vieux[100], ce fin chef-d'œuvre. Vous rappelez-vous? «Une lettre, père Azan?—Oui, monsieur...; ça vient de Paris. Il était tout fier que ça vînt de Paris, ce brave père Azan.» Puis c'est la place d'Eyguières à deux heures de l'après-midi, la maison des vieux, le corridor... «Alors saint Irénée s'écria: Je suis le froment du Seigneur. Il faut que je sois moulu par la dent de ces animaux.» Cette phrase vous fait revoir, n'est-ce pas? toute la scène: les deux vieux, les deux petites bleues, la cage aux serins, les mouches au plafond, la grosse horloge, dormant à qui mieux mieux. Elle est étonnante, elle est merveilleuse, ânonnée dans ce moment et dans ce milieu, cette phrase de la Vie des Saints, cette farouche évocation de la grande histoire du christianisme primitif entre Mamette et ses canaris... Et cette phrase, je suis sûr que ce n'est pas le petit Chose qui l'a inventée; M. Alphonse Daudet a dû la surprendre, celle-là ou une autre, sur des lèvres d'enfant apprenant à lire. N'avez-vous jamais entendu dans quelque école un bambin épeler le terrible évangile de saint Mathieu sur la fin du monde? Puis les questions et le doux radotage des vieux: «De quelle couleur est le papier de sa chambre?—Bleu, madame, avec des guirlandes.—Vraiment! c'est un si brave enfant!» et le «bon petit déjeuner», et les cerises à l'eau-de-vie, et le bout de conduite fait par le vieux à l'ami de Maurice. Tout cela, M. Alphonse Daudet l'a certes vu et entendu; mais sur l'observation exquise court, ainsi qu'une flamme légère, la fantaisie du petit Chose. C'est lui qui se met à imaginer des causeries, la nuit, entre les deux petits lits—presque deux berceaux—de Mamette et de son homme; c'est lui qui trouve, en regardant bien, que les deux vieillards se ressemblent, et qui entrevoit dans leurs sourires fanés l'image lointaine et voilée de Maurice; c'est lui enfin qui écrit étourdiment: «À peine le temps de casser trois assiettes, le déjeuner se trouve servi.» Comment! trois assiettes cassées? Et Mamette ne dit rien? et ce désastre passe inaperçu? Décidément cela n'est pas arrivé, et M. Zola gronderait ici Daniel Eyssette.

VII

Vérité, fantaisie, esprit, tendresse, gaieté, mélancolie, il entre donc beaucoup de choses dans le plus petit conte de M. Alphonse Daudet. C'est pour cela que son talent me paraît plus difficile à bien caractériser que celui de MM. de Goncourt ou de M. Émile Zola. Ils ont, eux, une faculté maîtresse qu'on distingue sans trop de peine, et, dans l'exécution, des partis pris constants. On peut, de la nervosité de MM. de Goncourt et de leur passion de la modernité, déduire leur œuvre presque tout entière. Il ne serait pas non plus impossible de définir brièvement M. Zola: on le montrerait poète à sa façon; poète pessimiste et fataliste; on parlerait de sa morosité brutale et de sa lenteur puissante. Au besoin, on caractériserait MM. de Goncourt et M. Zola par leurs manies, par leurs excès, qui sont fort intéressants, mais qui ne sont pas minces et qui sautent aux yeux. Parlez-moi des grands artistes outranciers qui manquent décidément de goût par quelque côté et qui abondent follement dans leur sens! Parlez-moi des monstres et des phénomènes! Au moins on voit tout de suite ce qu'ils sont, et ils font la joie de la critique, hostile ou enthousiaste. Mais qui me donnera la vraie caractéristique de M. Daudet, de ce Latin harmonieux et équilibré qu'on prendrait presque pour un classique? On trouve chez lui des nerfs, de la modernité, du «stylisme», de la vérité vraie, du pessimisme, de la férocité; mais on y trouve aussi et au même degré la gaieté, le comique, la tendresse, le goût de pleurer. Ce qui distingue son talent, ce n'est donc pas la prédominance démesurée d'une qualité, d'un sentiment, d'un point de vue, d'une habitude: c'est plutôt un accord de qualités diverses ou opposées, et, si je puis dire, un dosage secret dont il n'est pas trop commode de fixer la formule. «Si l'on examine les divers écrivains, dit Montesquieu[101], on verra peut-être que les meilleurs et ceux qui ont plu davantage sont ceux qui ont excité dans l'âme plus de sensations en même temps.» Cette remarque peut s'appliquer sûrement à M. Alphonse Daudet; mais il faut ajouter qu'une autre marque et plus particulière de son talent, c'est sans doute cette aisance avec laquelle il passe et nous fait passer d'une impression à l'autre et ébranle à la fois toutes les cordes de la lyre intérieure. Et c'est, je pense, de cette absence d'effort, de cette rapidité à sentir, de cette légèreté ailée que résulte la grâce, ou le charme. Ainsi nous revenons, après un long détour et sans nulle préméditation, au mot qui nous était naturellement venu en commençant l'examen des Contes. Pourtant le mot ne dit pas tout. Ce charme inné, irrésistible, fatal, s'unit chez notre écrivain à la plus scrupuleuse reproduction du réel. C'est peut-être dans cette alliance que consiste, en dernière analyse, son originalité. Comment cette alliance s'opère-t-elle? Espérons que l'étude de ses romans nous le révélera avec plus de clarté[102].


FERDINAND FABRE[103]

Voici un solitaire dans la littérature d'aujourd'hui, un homme qui n'est pas de Paris, qui vient d'un pays perdu, un montagnard robuste et sérieux, un sauvage à l'imagination puissante qui ne raconte pas les histoires de tout le monde, qui écrit avec labeur et conviction des livres drus, imparfaits et beaux, et d'une saveur si forte que peu de personnes les goûtent du premier coup. Mais aussi ceux qui les aiment y trouvent un plaisir d'autant plus grand qu'il leur paraît plus méritoire. Tout contribue à faire de l'œuvre rude et touffue de M. Ferdinand Fabre quelque chose de très particulier: ses personnages, qui sont des prêtres ou des paysans primitifs; le théâtre de l'action, un âpre canton des Cévennes, une petite ville ecclésiastique à deux cents lieues d'ici; sa manière enfin, qui rappelle celle de Balzac et dont s'est déshabitué le roman contemporain. Œuvre sévère, vigoureuse, monotone, abrupte, imposante, avec des coins de tendresse, comme des vallons fleuris au flancs d'une montagne.

M. Ferdinand Fabre a déjà écrit une vingtaine de volumes, presque tous fort compacts. Quand on les a lus à la file, comme on doit le faire quand on est critique de son état, on éprouve d'abord le besoin de respirer. Laissez passer un mois: peu à peu le triage se fait entre les souvenirs. Certaines de ces figures se dressent dans la mémoire et oppriment les autres; certains de ces romans laissent d'eux-mêmes une impression plus nette et plus profonde: et c'est de ceux-là seulement qu'il importe de parler. Le reste, eût-il des qualités très grandes, peut être négligé sans dommage... Pourquoi les romanciers ne savent-ils pas d'avance quels livres seront leurs chefs-d'œuvre, afin de n'écrire que ceux-là? Ô sagesse éminente de Flaubert qui, ayant écrit en tout six volumes, n'en a écrit qu'un de trop! Si tous faisaient ainsi, ils s'arrêteraient presque toujours avant la demi-douzaine, et ce serait un grand profit pour le lecteur et une grande économie de temps pour le critique. Car, voyez, nous sommes envahis. La marée des romans monte sans s'arrêter jamais. On n'a déjà plus le temps de lire Balzac ni George Sand. Il va falloir bientôt songer à en faire des résumés analytiques suivis de morceaux choisis. Le xxe siècle le fera, je pense, pour tous les écrivains du xixe qui méritent de ne pas être oubliés et peut-être même pour les classiques. C'est seulement ainsi que nos petits-enfants pourront connaître un peu une aussi vaste littérature.

En attendant, je ne retiendrai ici de l'œuvre de M. Ferdinand Fabre que les mieux venus de ses romans de mœurs cléricales: les Courbezon, l'Abbé Tigrane, Mon oncle Célestin et Lucifer. Et je n'aurai qu'un regret, c'est de ne pouvoir m'arrêter aussi sur ces deux merveilleuses idylles, l'une tragique et l'autre plaisante: le Chevrier et Barnabé.

I

C'est la grande originalité et ce sera la gloire de M. Ferdinand Fabre d'avoir été un peintre excellent des mœurs du clergé. La matière était presque intacte. Je ne vois guère que le Curé de Tours, de Balzac, où elle eût été déflorée. Le Curé de campagne ne tient nullement ce que promet son titre; l'Amaury de Volupté est un malade; dans le Rouge et le noir, la peinture du séminaire, des directeurs et des élèves, est surtout faite avec l'imagination et les préjugés de Stendhal: cela n'a pas été vu. Je ne parlerai pas du beau roman de mœurs ecclésiastiques où M. Francis Magnard concluait que «tous les prêtres sont des niais ou des intrigants»; je n'ai pu le lire, car on ne le trouve plus, et M. Magnard a négligé de le faire réimprimer, j'ignore pour quelle raison.

Je ne m'arrête point à l'abbé Mouret ni à la demi-douzaine de prêtres qu'on trouverait chez Flaubert, Zola et les Goncourt, et qui n'y sont que des figures épisodiques.

Partout ailleurs, les prêtres qu'on a mis au théâtre ou dans le roman, se ramènent à deux types, l'un et l'autre de vérité très superficielle, sinon de pure convention: le mauvais prêtre aux allures de Tartufe, souvent incroyant, toujours hypocrite, tantôt cupide et tantôt débauché, le prêtre comme se le représentent deux cent mille électeurs à Paris, l'homme noir, et, pour tout dire en un mot, le jésuite; et, d'autre part, le bon prêtre, charitable, tolérant, indulgent, bon vivant à l'occasion, volontiers libéral et républicain, bref, le curé de Béranger et du Dieu des bonnes gens. Ces deux fantoches antithétiques n'ont jamais eu du prêtre que l'habit.

Il n'est pas bien étonnant que le roman contemporain ait abordé si tard l'étude du prêtre et qu'un seul de nos romanciers ait poussé cette étude un peu loin. J'y vois une première raison très simple. La plupart de nos écrivains ont été élevés dans les lycées, ont renoncé de bonne heure aux pratiques de la religion, ne hantent point les églises ni les presbytères. Le prêtre est donc l'espèce d'homme qu'ils rencontrent le moins souvent, qu'ils ont le moins l'occasion d'observer directement et de près.

Par là-dessus il existe contre le clergé un préjugé très fort et extrêmement répandu. Non seulement les lecteurs des feuilles radicales, mais même leurs rédacteurs, non seulement les neuf dixièmes des ouvriers des villes, mais beaucoup de bourgeois et de lettrés sont intimement convaincus que le plus grand nombre des prêtres manquent à leur vœu de chasteté et détournent les femmes au confessionnal, et que d'ailleurs ils ne croient guère à la religion dont ils sont les ministres. Or, pour ceux qui savent un peu les choses, ce sont là deux cas très rares, et même le second se rencontre à peine. Les gens qui ajoutent foi à ces lourdes calomnies ignorent ce qu'est l'éducation des prêtres et quelle empreinte elle leur enfonce au plus profond de l'âme. Puis ils ne songent point combien serait dure à jouer et de peu de profit (sinon dans les hautes dignités) la comédie qu'ils leur attribuent, et de quels horribles sacrifices les prêtres incroyants payeraient d'assez minces avantages.

Tout ce qu'on peut accorder, c'est que beaucoup de petits paysans entrent au séminaire pour des raisons de prudence et d'égoïsme naïf. Un de mes voisins de campagne, homme de joyeuse humeur et philosophe cynique, s'amusait, quand il avait chez lui des étrangers, à poser au fils de son fermier, un enfant de huit ans, les questions suivantes dont il avait dicté les réponses:

«—Qu'est-ce que tu veux être, Germain?

—J' veux êt' curé?

—Pourquoi veux-tu être curé?

—Parc' qu'on n' fait ren.

—Et puis?

—Parc' qu'on n'est pas soldat.

—Et puis?

—Parc' qu'on va manger dans les châtiaux.»

L'enfant faisait ces réponses avec un sourire niais, enchanté d'être en scène devant des messieurs. C'était horrible, cet avilissement d'un pauvre petit diable, et chaque fois j'injuriais l'imprésario... Mais, au reste, je suis persuadé que ces fils de paysans qui entrent quelquefois au séminaire par intérêt y prennent peu à peu des sentiments plus élevés. Et si beaucoup, après cet «entraînement», finissent peut-être par exercer le sacerdoce comme un métier, par songer surtout à leur bien-être et à leur avancement temporel, cette médiocrité d'âme n'implique chez eux ni l'absence de foi ni le manquement aux devoirs essentiels de leur état.

Voilà ce qu'on ignore; et il faut reconnaître aussi que le prêtre ne se laisse pas facilement pénétrer, même aux croyants, même à ceux dont il n'a point de raison de se défier. Presque toujours il apporte dans les relations sociales des façons polies et cérémonieuses derrière lesquelles il se retranche; ou, s'il est bonhomme et jovial, cette bonhomie ne nous renseigne guère mieux sur sa vie intérieure. Nos romanciers avaient donc pu nous tracer des silhouettes ecclésiastiques assez exactes, nous peindre parfois avec assez de bonheur les diverses allures des prêtres dans leurs relations avec le siècle et nous montrer des abbés Bournisien (Madame Bovary) et des abbés Blampoix (Renée Mauperin); mais le prêtre chez lui et dans son for intime, le prêtre à l'église et dans la vie ecclésiastique, le prêtre dans ses rapports avec ses confrères et avec ses supérieurs, voilà ce qu'on ne nous avait point fait voir encore, parce qu'en effet cela est très difficile à connaître.

Pour être un bon peintre des mœurs cléricales, il me semble qu'il faudrait réunir au moins trois conditions. D'abord il faudrait avoir vécu longtemps avec des membres du clergé. Il serait excellent d'avoir été élevé par un curé, d'avoir été enfant de chœur, familier avec les choses d'église et de sacristie. On saurait comment se comporte un prêtre chez lui et avec ses confrères; on se serait imprégné de leurs façons; on les aurait vus au naturel; car, n'étant qu'un enfant, et un enfant destiné au sanctuaire, on ne les aurait pas gênés et ils vous auraient laissé tourner autour de leurs plus intimes réunions. L'idéal serait donc d'avoir été neveu de curé. Et il serait presque indispensable d'avoir continué ses études, dans un collège ecclésiastique et même d'avoir passé quelques mois au grand séminaire ou tout au moins d'y être allé voir pendant quelque temps ses anciens compagnons.

La seconde condition, ce serait, après avoir vécu à l'église, à la sacristie et au presbytère, d'en être sorti. Il est absolument nécessaire, pour concevoir nettement et pour définir l'esprit ecclésiastique, de connaître aussi et même d'avoir l'autre, l'esprit laïque, l'esprit du siècle. Des façons d'être qui semblent toutes simples aux prêtres et aux fidèles pieux, et auxquelles ils ne prennent pas garde parce qu'elles leur sont familières et naturelles, si on les voit du dehors, apparaissent singulières, fortement caractéristiques, et révèlent des âmes extrêmement différentes de celles de la grande majorité des hommes.

Une dernière condition, ce serait d'entreprendre ces descriptions et ces études dans un esprit de sympathie respectueuse. Eût-il perdu la foi (ce qui, je crois, vaudrait mieux pour son dessein), il faudrait que le romancier des mœurs cléricales eût conservé le don de s'attendrir au souvenir de ses années d'enfance et de jeunesse, de sentir en quoi les pratiques et les croyances qu'il a quittées peuvent être bonnes et douces aux âmes. Il faudrait qu'il eût encore l'imagination religieuse et que ses sens fussent demeurés pieux, en sorte qu'il pût être encore délecté par l'orgue, l'encens, les cérémonies, l'atmosphère spéciale des églises. Surtout il devrait avoir gardé le respect, sinon de l'«onction» sacerdotale, au moins du très grand effort moral et de l'extraordinaire sacrifice que présuppose cette onction. Car ici les rancunes personnelles, les préjugés révolutionnaires, même les dédains de dilettante empêcheraient d'être clairvoyant et juste. Songez donc qu'à moins d'un mensonge sacrilège, qui ne doit guère se rencontrer, tout prêtre, quelles qu'aient pu être ensuite ses faiblesses, a accompli, le jour où il s'est couché tout de son long au pied de l'évêque qui le consacrait, la plus entière immolation de soi que l'on puisse imaginer; qu'il s'est élevé, à cette heure-là, au plus haut degré de dignité morale, et qu'il a été proprement un héros, ne fût-ce qu'un instant. Et qu'on ne dise pas: «Cela n'est rien, c'est très facile; ils font cela pour être mieux récompensés au ciel.» Car l'espoir d'un petit surcroît de félicité dans la béatitude absolue (chose d'ailleurs contradictoire) ne saurait provoquer un tel effort; ou bien, si je ne m'étonne plus du sacrifice, ce qui m'étonnera, ce sera la profondeur et l'intensité du sentiment, amour ou foi, qui le rend facile; et cela reviendra au même. Des hommes qui ont été un jour capables soit de cet effort, soit de cet élan, en restent pour toujours respectables et sacrés. Et pensez un peu à ce que c'est que la continence absolue, la nécessité de promener partout sa robe noire, le renoncement à toutes les curiosités de l'esprit, l'idée que l'on porte un signe indélébile et qu'on ne s'appartiendra jamais plus. Rien que d'y songer, cela fait froid. Non, non, ceux qui méprisent ou raillent les prêtres ne les comprennent point.

J'ai essayé d'indiquer quelle éducation il faudrait avoir reçue et par où il faudrait ensuite avoir passé pour être en état de les comprendre et de les peindre. Ne dites pas que j'en cherche un peu long. C'est un être si spécial qu'un prêtre, et si différent des autres hommes! Dès l'enfance on le prend, on l'isole du grand troupeau humain, on plie son corps et son âme aux pratiques religieuses. Au petit séminaire, les exercices se multiplient: tous les jours, messe, chapelet, méditation, lecture spirituelle; tous les dimanches, catéchisme et sermons; confession et communion fréquentes; à quinze ou seize ans, la soutane. Au grand séminaire, la séquestration morale se complète: les pratiques pieuses, toujours plus nombreuses et plus longues, pétrissent l'âme, lentement et invinciblement. On a des heures de solitude où l'on reste presque sans pensée, hypnotisé par une idée fixe, celle du sacerdoce où l'on tend. L'enseignement de la théologie et de l'histoire ecclésiastique achève la formation de l'âme sacerdotale. Nulle communication avec le dehors; les livres du siècle ne vous parviennent qu'en petit nombre, résumés et réfutés. Pendant ses vacances, le jeune lévite reste isolé dans le monde, vivant le plus possible avec son curé, évitant les compagnies frivoles, déjà respecté de ceux qui l'approchent, et même de sa mère. Il est prêtre enfin, c'est-à-dire (pesez bien les mots et tâchez d'en concevoir tout le sens: ils sont étranges et stupéfiants) ministre et représentant de Dieu sur la terre, choisi et consacré par lui pour distribuer ses grâces aux autres hommes par les sacrements, investi du pouvoir exorbitant de changer du pain et du vin au corps et au sang de Dieu lui-même. Cela ne vous dit rien, à vous, parce que vous êtes un profane, un indifférent, un malheureux égaré; mais le prêtre qui, étant homme, est pourtant tout cela, et qui le croit, et qui en a conscience!... Réfléchissez combien un tel état d'esprit est extraordinaire et comme il doit modifier l'être tout entier.

Et, en effet, nul pli professionnel n'est aussi tranché, aussi profond, aussi ineffaçable que celui du prêtre, non pas même celui que l'habitude, la spécialité ou la gravité des fonctions impriment au magistrat et au soldat. Car chez ceux-ci la profession ne prend pas l'homme dès l'enfance et elle ne le tient pas jusqu'à la mort. Les traits par où ils nous ressemblent sont beaucoup plus nombreux que ceux par lesquels ils se séparent de nous. J'ose dire que c'est le contraire chez le prêtre. Un chrétien qui, dans la pratique, pousse jusqu'à leurs dernières conséquences les obligations de sa foi est déjà une créature rare et singulière et qui se distingue fortement du reste des hommes: rappelez-vous les solitaires de Port-Royal. Que dirons-nous donc d'un prêtre qui, outre la constante préoccupation de son salut, a encore celle de son miraculeux ministère, qui tous les jours fait descendre Dieu sur l'autel et condamne ou absout au nom de Dieu? Sans compter que sa fonction lui impose une vie à part, le fond de pensées habituelles que cette fonction implique doit non seulement réagir sur ses manières, sa parole et toute sa tenue, mais encore imprimer à tous ses sentiments, à ses passions, à ses vices comme à ses vertus, une marque énergiquement caractéristique. Ni un prêtre n'est bon ni il n'est méchant de la même façon que nous; ou, si l'on veut, il l'est encore d'une autre façon. Le clergé forme assurément, dans notre société moderne, la classe la plus originale et la plus nettement «différenciée». Et la différence ne pourra que croître à mesure que la société laïque se préoccupera moins d'une autre vie, s'installera mieux dans celle-ci et prendra plus pleinement possession de la terre.

II

M. Ferdinand Fabre a, le premier, tenté une étude sincère, large, approfondie, de cette intéressante classe d'hommes. Il se trouvait dans les meilleures conditions pour affronter une si difficile entreprise. A-t-il traversé le grand séminaire? je l'ignore. Mais il a passé son enfance chez un curé de campagne et il a dû continuer un certain temps à voir des prêtres: on sent qu'il connaît ce monde à fond et qu'il l'a observé de près et à loisir. Il est respectueux, sérieux, équitable. On sent dans la curiosité de son observation une très réelle sympathie. Je ne crois pas qu'un prêtre intelligent trouve rien de choquant dans les Courbezon et dans Mon oncle Célestin, sinon l'idée même de faire des romans sur les prêtres. Et il pourrait fort bien être édifié par endroits, car rien dans ces livres ne laisse voir que l'auteur n'est plus un croyant, si ce n'est l'exactitude et la franchise de l'observation.

Préparé comme il l'était, doué d'ailleurs d'un talent dont la force et l'austérité convenaient à ce genre de sujets, M. Ferdinand Fabre a pu écrire des romans de mœurs cléricales d'une valeur éminente, et dont quelques-uns sont bien près d'être des chefs-d'œuvre.

D'abord il a su placer ses personnages dans leur milieu, créer autour d'eux comme une atmosphère ecclésiastique. On entre, en le lisant, dans un monde absolument nouveau: on est vraiment dépaysé. Les détails précis abondent sur l'organisation de ce monde singulier, sur sa hiérarchie, ses règles, ses usages, même sur sa garde-robe; et ces détails viennent naturellement, au courant de récits ou de conversations. M. Fabre se souvient d'une langue qu'il a sue, voilà tout. Et l'on assiste à des messes, à des pèlerinages, à des conférences ecclésiastiques; on comprend que monsieur le curé-doyen de Bédarieux est un personnage et aussi monsieur l'archiprêtre de la cathédrale; et l'on conçoit tout ce qu'il y a dans ce mot: «Monseigneur». Et le langage que parlent tous ces hommes graves n'est pas non plus celui des laïques. Ils sont, à l'ordinaire, infiniment polis; car la politesse leur est recommandée dès le séminaire comme une vertu chrétienne et comme une arme défensive: elle est pour eux une des formes de la charité, une expression de leur respect pour les âmes, et un rempart où ils se retranchent contre les familiarités et les indiscrétions. Mais, de plus, M. Fabre met communément dans leur bouche les formules de la phraséologie religieuse, auxquelles s'ajoutent, dès que la situation devient dramatique, toutes celles de la rhétorique profane. C'est qu'en effet les gens du clergé donnent assez volontiers dans l'élocution oratoire, arrondie et pompeuse. Ce style leur paraît être en harmonie avec la dignité de leur fonction; et ils en ont, au surplus, souvent besoin, ayant à enseigner nombre de vérités indémontrables et qui, par suite, ne sauraient être développées que par des procédés oratoires. En réalité, M. Ferdinand Fabre fait quelquefois parler ses personnages comme ils écriraient, en style de mandement; mais cette convention, si c'en est une, est des plus efficaces pour l'effet général de ses peintures. Ajoutez que, par un hasard heureux, M. Fabre, étant Méridional, prodigue, même dans les dialogues familiers, le passé défini. L'abus qu'il fait de ce temps, qui est, à Paris et dans tout le centre, un temps littéraire, contribue encore à donner aux discours de ses prêtres quelque chose de solennel et de tendu. Ainsi pas une phrase qui ne sente en plein l'église; pas une qui ne porte la soutane. Ces romans sur les curés semblent écrits par un curé: c'est merveilleux.

Et M. Fabre a su peindre aussi les âmes, avec des vertus et des passions qui sont bien des passions et des vertus de prêtres. Parmi tant de belles et vivantes figures ecclésiastiques, je n'en prendrai que quatre: du côté des saints, l'abbé Courbezon et l'abbé Célestin; du côté des ambitieux et des violents, l'abbé Capdepont et l'abbé Jourfier.

III

L'abbé Courbezon est un Vincent de Paul absolument dénué de sens pratique. Je rappelle en deux mots son histoire. Partout où il a été curé, il s'est lancé dans de telles entreprises, écoles, hospices, orphelinats, que tout le bien de sa mère y a passé, et il s'est mis dans de tels embarras d'argent que son évêque, après l'avoir quelque temps suspendu de ses fonctions, l'a relégué à Saint-Xist, un village perdu dans la montagne. Il arrive là avec sa vieille mère et commence par recueillir chez lui une pauvresse et sa bande d'enfants. Il a pour voisine une sainte fille, Sévéraguette, orpheline et riche. Sévéraguette regarnit la bourse de monsieur le curé sans qu'il s'en doute, et bientôt le pauvre desservant est repris par sa manie de bâtisse: il rêve d'une école de Sœurs. Il s'ouvre à Sévéraguette de ce désir secret et, après quelque résistance, accepte l'aide de la bonne fille. Mais Sévéraguette a deux amoureux, Fumat et Pancol; et, comme ce ne sont pas des paysans de bergerie, Pancol, une belle nuit, se débarrasse de Pumat; peu après, voyant les écus de Sévéraguette fondre à la cure, il guette un soir le curé et s'apprête à l'envoyer rejoindre Fumat; mais le pauvre saint homme, qui a le poing lourd, assomme son agresseur en se défendant. L'abbé Courbezon, déjà malade, ne survit que quelques jours à cette aventure et meurt en montant à l'autel.

On sait que ce roman a commencé la réputation de M. Ferdinand Fabre. Il a beaucoup de charme et de puissance. Vous y trouverez, à côté de scènes d'une violence sauvage (peut-être même l'auteur a-t-il forcé le contraste: Pancol et la vieille Pancole sont d'horribles fauves), d'autres scènes d'une douceur, d'une simplicité, d'une piété exquises. La Sévéraguette, la Courbezonne et le curé sont délicieux; le livre est par endroits tout parfumé de prière et tout embaumé de charité, et cela n'a rien de fade et cela fait songer au Vicaire de Vakefield: mais ce clergyman n'est qu'un très digne homme; l'abbé Courbezon est un prêtre et un saint.

De là les caractères particuliers de sa charité. Un philosophe donne, comme don Juan, pour l'amour de l'humanité. S'il est d'un cœur tendre et ardent, il peut se sacrifier, mais non pas sans réserve, et il ne sacrifie pas les autres. Mais le premier effet de la foi et de la profession de l'abbé Courbezon, c'est le dévouement complet, l'abandon entier de sa personne. Il donne tout, il se dépouille à chaque instant, il vit de rien; qu'est-ce que le corps, cette guenille de péché? Au reste, garder quelque chose pour soi serait douter de Dieu et n'observer qu'à demi son commandement. Le second effet, c'est la subordination de certains devoirs humains au devoir religieux et supérieur, un penchant à attendre ou même à exiger des autres ce dont on est capable soi-même, à les sacrifier avec soi, fût-ce un peu malgré eux, à l'œuvre de Dieu, qui prime tout. Ce saint n'hésite pas, pour secourir les pauvres, à réduire à la pauvreté la vieillesse de sa mère. Ce quelque chose d'impérieux, de tyrannique sous la mansuétude extérieure, cette absence de certains scrupules dans l'accomplissement de la tâche imposée par Dieu est bien encore d'une âme sacerdotale.

Une autre particularité, c'est l'imprudence et l'imprévoyance, on dirait presque l'ignorance de la vie réelle et de ses conditions, assez commune en effet chez les prêtres très saints. C'est que ni leur éducation ni leurs préoccupations habituelles ne sont bien propres à leur faire connaître le train du monde; puis, leur confiance en Dieu est absolue, et elle ne peut être absolue que si elle est folle, si elle trouve le miracle chose naturelle.—Une dernière marque enfin, c'est que cette charité sans bornes est pourtant une charité catholique, pour qui les hommes sont frères moins par une communauté de destinée et une solidarité d'intérêt que parce qu'ils ont été rachetés tous par le Christ; et cette charité n'a point pour véritable but le soulagement de la souffrance, mais elle poursuit, par le bien qu'elle fait aux corps, la conversion des âmes. Certes, l'abbé Courbezon se dépouille souvent sans arrière-pensée, par le mouvement irrésistible de son grand cœur; mais cependant c'est surtout de fondations religieuses qu'il rêve.

Il est bien vivant du reste, encore qu'il puisse passer pour le type même de la charité sacerdotale. Il a sa grosse face couturée de petite vérole, sa carrure de paysan, ses yeux à fleur de tête, ses gestes de fou et de rêveur quand ses grands projets le ressaisissent. Et quelle bonne joie naïve quand il peut enfin dresser ses plans, mesurer le terrain, planter ses jalons et embaucher ses ouvriers!

IV

Si l'abbé Courbezon est le héros de la charité, c'est plutôt la naïveté qui est la marque de l'abbé Célestin, une naïveté de prêtre, à la fois presque enfantine et un peu solennelle. L'éducation et la profession ecclésiastiques développent chez certaines âmes une extraordinaire candeur. Un bon prêtre ne saurait être un raffiné. L'idée très simple et toute grossière que le dogme catholique lui donne du monde, partagé en deux camps, n'est pas pour le pousser à l'étude ni à l'analyse des dessous de la réalité. S'il est curé de campagne, le confessionnal même et les péchés peu compliqués de ses ouailles ne lui apprendront pas grand'chose. Puis le scepticisme, le sens critique, le sentiment du ridicule, l'ironie, qui vient du diable, sont tout ce qu'il y a de plus opposé à l'esprit de sa profession. Un bon prêtre a l'âme simple, prend tout au sérieux et fait tout sérieusement. Son «détachement» surnaturel n'a rien de commun avec les «airs détachés» d'un homme du monde; l'humilité même les lui interdit.

M. Ferdinand Fabre a su placer l'abbé Célestin dans les conditions les plus propres à mettre au jour et à montrer sous toutes ses faces cette délicieuse naïveté ecclésiastique.

L'abbé Célestin, desservant de la paroisse des Aires, atteint de phtisie laryngée et obligé de demander son changement, est envoyé à Lignières-sur-Graveson, dans un climat plus doux. Mais il a pour doyen son ancien condisciple, l'abbé Clochard, qui est devenu son ennemi depuis que l'abbé Célestin, dans un concours ouvert par la Société archéologique, a emporté le prix sur son envieux confrère. Or l'abbé Célestin rencontre à Lignières une fille très pieuse, très pure et très innocente, Marie Galtier, une de ces pastoures à qui la sainte Vierge apparaît quelquefois. Mais ici ce n'est pas de vision qu'il s'agit. Pendant un pèlerinage qu'elle fait avec monsieur le curé, Marie est assaillie et mise à mal par des ermites et par un santi-belli (marchand de statuettes et d'objets de piété), et elle est si parfaitement ignorante qu'elle ne se doute point de ce qui lui est arrivé. «Ils l'ont renversée, dit-elle, et l'ont mordue partout.» Quand elle sait son malheur, elle s'enfuit et parcourt longtemps la montagne. L'abbé Célestin et l'officier de santé Anselme Benoît la retrouvent, une nuit, dans une vieille tour abandonnée. Elle est proche de son terme: le curé la recueille au presbytère, et c'est là qu'elle met son enfant au monde. Mais le haineux Clochard accuse l'abbé Célestin d'avoir fait le mal avec la bergère. Un saint et naïf ermite, ami du curé de Lignières, intercepte, par un zèle aveugle, les lettres qui arrivent de l'évêché: l'abbé Célestin apprend son interdiction avant d'avoir su l'accusation portée contre lui et tombe foudroyé.

Une maladie, un déménagement, un pèlerinage, un acte de charité imprudente et candide, voilà donc toute l'action; mais de quelle adorable façon se révèle l'innocence du bon curé! Les conversations avec Marianne qui ne veut pas qu'il jeûne pendant le carême («Vous avez bien soixante-quatre ans, vous, Marianne, et pourtant vous pratiquez la loi de l'Église dans sa rigueur.—Moi, c'est différent... Si vous l'avez oublié, je suis née à Éric-sous-Caroux, dans une pauvre cabane..., et je ne vous ressemble pas plus...—Marianne, ne vous comparez pas à moi, je ne suis qu'un malheureux pécheur fort en peine de son salut; vous, vous êtes une sainte, et, je vous le dis en vérité, un jour vous verrez Dieu»); le voyage des Aires à Lignières, par la montagne, derrière la voiture de déménagement, un humble exode et qui a pourtant je ne sais quoi, parmi sa simplicité, d'auguste et de biblique; le déjeuner du bon ermite Adon Laborie au presbytère; le pèlerinage de Saint-Fulcran; la joie et l'orgueil du bon vieux prêtre quand son doyen lui permet de dire la messe dans la chapelle miraculeuse..., tout cela est délicieux, d'une franche poésie, familière et pénétrante. Et quelle trouvaille que «ces tasses de M. l'abbé Combescure» qui reviennent régulièrement dans toutes les circonstances solennelles! Voulez-vous un fragment de dialogue qui vous donne le ton et l'accent de cette idylle ecclésiastique?

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