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Les Contemporains, 2ème Série: Etudes et Portraits Littéraires

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Jeanne, écoutez-moi encore. Vous vous êtes fait jusqu'ici bien venir de ma gouvernante, qui, comme toutes les vieilles gens, est assez morose de son naturel. Ménagez-la. J'ai cru devoir la ménager moi-même et souffrir ses impatiences. Je vous dirai, Jeanne: Respectez-la. Et, en parlant ainsi, je n'oublie pas qu'elle est ma servante et la vôtre: elle ne l'oubliera pas davantage. Mais vous devez respecter en elle son grand âge et son grand cœur. C'est une humble créature qui a longtemps duré dans le bien; elle s'y est endurcie. Souffrez la roideur de cette âme droite. Sachez commander; elle saura obéir. Allez, ma fille; arrangez votre chambre de la façon qui vous semblera le plus convenable pour votre travail et votre repos.

Et cette invocation si belle:

D'où vous êtes aujourd'hui, Clémentine, dis-je en moi-même, regardez ce cœur maintenant refroidi par l'âge, mais dont le sang bouillonna jadis pour vous, et dites s'il ne se ranime pas à la pensée d'aimer ce qui reste de vous sur la terre. Tout passe puisque vous avez passé; mais la vie est immortelle: c'est elle qu'il faut aimer dans ses figures sans cesse renouvelées. Le reste est jeu d'enfant, et je suis avec tous mes livres comme un petit enfant qui agite des osselets. Le but de la vie, c'est vous, Clémentine, qui me l'avez révélé.

Est-ce ma faute enfin si je ne puis lire les dernières pages du Crime de Sylvestre Bonnard sans un grand désir de pleurer?

...Pauvre Jeanne, pauvre mère!

Je suis trop vieux pour rester bien sensible; mais, en vérité, c'est un mystère douloureux que la mort d'un enfant.

Aujourd'hui le père et la mère sont revenus pour six semaines sous le toit du vieillard... Jeanne monte lentement l'escalier, m'embrasse et murmure à mon oreille quelques mots que je devine plutôt que je ne les entends. Et je lui réponds:—Dieu vous bénisse, Jeanne, vous et votre mari, dans votre postérité la plus reculée! Et nunc dimittis servum tuum, Domine.

Partout cette tendresse et cette ironie s'accompagnent, car elles ont les mêmes origines; elles sont l'une et l'autre d'une telle sorte qu'elles ne supposent pas seulement une disposition naturelle de l'esprit et du cœur, mais une science étendue, l'habitude de la méditation, de longues rêveries sur l'homme et sur le monde et la connaissance des philosophies qui ont tenté d'expliquer ce double mystère.

Ce fonds sérieux d'idées générales n'est jamais absent: souvent, à l'improviste, à propos de quelque observation particulière, il apparaît comme dans un éclair, et l'on voit tout à coup, derrière le souvenir ou l'impression notée en passant, s'ouvrir, par la vertu de quelques mots, des lointains qui troublent et qui font songer.

En voici un exemple que je choisis pour sa clarté. Un autre dirait, je suppose, en parlant du jardin où son enfance s'est écoulée: «C'est dans ce jardin que j'ai joué tout enfant.» M. Anatole France écrit:

«C'est dans ce jardin que j'appris, en jouant, à connaître quelques parcelles de ce vieil univers

Voici un jeune couple qui revient de la promenade:

Les voici qui reviennent de la forêt en se donnant le bras. Jeanne est serrée dans son châle noir et Henri porte un crêpe à son chapeau de paille; mais ils sont tous deux brillants de jeunesse et ils se sourient doucement l'un à l'autre, ils sourient à la terre qui les porte, à l'air qui les baigne, à la lumière que chacun d'eux voit briller dans les yeux de l'autre. Je leur fais signe de ma fenêtre avec mon mouchoir, et ils sourient à ma vieillesse.

Sentez-vous comme chaque petit tableau s'agrandit et comme l'univers vient s'y mêler tout entier?

Étoiles qui avez lui sur la tête légère ou pesante de tous mes ancêtres oubliés, c'est à votre clarté que je sens s'éveiller en moi un regret douloureux. Je voudrais un fils qui vous voie encore quand je ne serai plus.

Est-il possible de faire tenir plus de contemplation dans un regret, et plus de pensée dans un simple regard aux étoiles?

Mais cette science, qui est à la fois ironie et tendresse et qui agrandit tous les sentiments et toutes les impressions, est la science d'un vieux savant, d'un membre de l'Institut. De là, en maintes occasions, des effets d'un comique délicat et savoureux par le contraste inattendu que font avec certaines idées et certains objets la gravité, la prud'homie, l'exactitude scientifique et, d'autres fois, la beauté antique du langage de M. Sylvestre Bonnard. Ainsi quand le bonhomme est subitement tiré de ses réflexions par M. Paul de Gabry:

J'ai lieu de craindre que ma physionomie n'ait trahi ma distraction incongrue par une certaine expression de stupidité qu'elle revêt dans la plupart des transactions sociales.

Et que dites-vous de cette constatation motivée de la beauté d'une femme:

Son visage et ses formes étaient d'une femme adulte. L'ampleur de son corsage et la rondeur de sa taille ne laissaient aucun doute à cet égard, même à un vieux savant comme moi. J'ajouterai, sans crainte de me tromper, qu'elle était fort belle et de mine fière, car mes études iconographiques m'ont habitué de longue date à reconnaître la pureté d'un type et le caractère d'une physionomie.

Je pourrais apporter de nombreux exemples de ce genre de comique. Ce sang-froid, cette bonhomie, cette dignité lente du vieil archéologue enregistrant des observations divertissantes ressemble un peu à l'humour de Sterne ou de Dickens (joignez que M. Anatole France sait peindre, lui aussi, à la façon de Dickens ou de M. Alph. Daudet); mais en même temps l'humour de M. Bonnard s'exprime dans la langue la plus pure, la mieux rythmée, la plus harmonieuse, dans une langue toute nourrie de grâce et de beauté grecques. Lisez, relisez et goûtez longuement, je vous prie, cette exquise harangue d'un vieux savant à un vieux chat:

Hamilcar, lui dis-je en allongeant les jambes, Hamilcar, prince somnolent de la cité des livres, gardien nocturne! Pareil au chat divin qui combattit les impies dans Héliopolis pendant la nuit du grand combat, tu défends contre de vils rongeurs les livres que le vieux savant acquit au prix d'un modique pécule et d'un zèle infatigable. Dans cette bibliothèque que protègent tes vertus militaires, Hamilcar, dors avec la mollesse d'une sultane. Car tu réunis en ta personne l'aspect formidable d'un guerrier tartare à la grâce appesantie d'une femme d'Orient. Héroïque et voluptueux Hamilcar, dors en attendant l'heure où les souris danseront, au clair de la lune, devant les Acta sanctorum des doctes Bollandistes.

IV

Si insinuante que soit quelquefois la mélancolie du journal intime de M. Sylvestre Bonnard, ne vous y laissez pas prendre; et si vous vous attendrissez trop fort, dites-vous que cela n'est pas arrivé. Car Clémentine n'est pas morte, M. Bonnard s'est marié, et il a écrit le Livre de mon ami.

Ce livre plaira aux mères, car il parle des enfants. Il charmera les femmes, car il est délicat et pur. Il ravira les poètes, car il est plein de la poésie la plus naturelle et la plus fine à la fois. Il contentera les philosophes, car on y sent à chaque instant, ai-je besoin de le dire? l'habitude des méditations sérieuses. Il aura l'estime des psychologues, car ils y trouveront la description la plus déliée des mouvements d'une âme enfantine. Il satisfera les vieux humanistes, car il respire l'amour des bonnes lettres. Il séduira les âmes tendres, car il est plein de tendresse. Et il trouvera grâce devant les désabusés, car l'ironie n'en est point absente et il révèle plus de résignation que d'optimisme.

Quoi! tout cela dans des impressions d'enfance?—C'est ainsi, et il n'y a rien là de surprenant, que le talent de l'écrivain, car il n'est pas de meilleur sujet pour un observateur qui est un poète, ni pour un poète qui est un philosophe, ni pour un philosophe qui est un père.

Un petit enfant, c'est d'abord, quand il est joli ou seulement quand il n'est pas laid, la créature du monde la plus agréable à voir, la plus gracieuse par ses mouvements et toute sa démarche, la plus noble par son ignorance du mal, son impuissance à être méchant ou vil et à démériter. Un petit enfant, c'est aussi la créature la plus aimée d'autres êtres, dont il est la raison de vivre, pour qui il est la suprême affection, la plus chère espérance, souvent l'unique intérêt. Et surtout un petit enfant, c'est pour un philosophe comme Sylvestre Bonnard, le sujet d'observation le plus attachant. C'est un homme tout neuf, non déformé, parfaitement original; c'est l'être qui reçoit des choses et du monde entier les impressions les plus directes et les plus vives, pour qui tout est étonnement et féerie; qui, cherchant à comprendre le monde, imagine des explications incomplètes qui en respectent le mystère et sont par là éminemment poétiques. Plus tard, l'homme moyen accepte des explications qu'il croit définitives; il perd le don de s'étonner, de s'émerveiller, de sentir le mystère des choses. Ceux qui conservent ce don sont le très petit nombre, et ce sont eux les poètes, et ce sont eux les vrais philosophes. Tout enfant est poète naturellement. L'âme d'un petit enfant bien doué est plus proche de celle d'Homère que l'âme de tel bourgeois ou de tel académicien médiocre.

Et d'un autre côté le petit enfant, quoique supérieur à l'homme, est déjà un homme. Il en éprouve déjà les passions: vanité, amour-propre, jalousie,—amour aussi,—désir de gloire, aspiration à la beauté. Ses bons mouvements, étant spontanés, ont chez lui une grâce divine. Et quant à ceux qui dérivent de l'égoïsme, étant inoffensifs et n'étant point prémédités, ils sont divertissants à voir. Ils n'apparaissent que comme des démonstrations piquantes de l'instinct de conservation et de conquête, comme les premiers et innocents engagements de la lutte nécessaire pour la vie.

M. Anatole France a rendu après d'autres, après Victor Hugo, après Mme Alphonse Daudet, quelques-uns de ces aspects de l'enfance, cet éveil progressif à la vie de la pensée et à la vie des passions,—mais à sa façon, dans un esprit plus philosophique et par une analyse plus pénétrante. Ce qu'il raconte d'ailleurs, ce sont les impressions d'un petit enfant très particulièrement doué, d'un enfant qui sera un artiste, un contemplateur, un rêveur, et qui prendra surtout le monde comme un spectacle pour les yeux et comme un problème pour la pensée, non comme un champ de bataille ou comme un magasin de provisions où il s'agit avant tout de se faire sa part. Et le caractère de cet enfant se marque plus clairement par le voisinage d'un autre enfant doué de qualités différentes, mieux armé pour la lutte et pour l'action: le petit Fontanet, «ingénieux comme Ulysse», si malin, si déluré, si débrouillard, qui deviendra «avocat, conseiller général, administrateur de diverses compagnies, député».

Faut-il rappeler quelques traits de ces histoires enfantines? L'embarras est grand: ce que je citerai me laissera le remords de paraître négliger ce que je ne cite point:

Tout dans l'immortelle nature
Est miracle aux petits enfants.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Ils font de frissons en frissons
La découverte de la vie.

J'étais heureux. Mille choses, à la fois familières et mystérieuses, occupaient mon imagination, mille choses qui n'étaient rien en elles-mêmes, mais qui faisaient partie de ma vie. Elle était toute petite, ma vie; mais c'était une vie, c'est-à-dire le centre des choses, le milieu du monde. Ne souriez pas à ce que je dis là, ou n'y souriez que par amitié et songez-y: quiconque vit, fût-il un petit chien, est au milieu des choses.

Le papier du petit salon où joue Pierre Nozière est semé de roses en boutons, petites, modestes, toutes pareilles, toutes jolies:

Un jour, dans le petit salon, laissant sa broderie, ma mère me souleva dans ses bras; puis, me montrant une des fleurs du papier, elle me dit:

—Je te donne cette rose.

Et, pour la reconnaître, elle la marqua d'une croix avec son poinçon à broder.

Jamais présent ne me rendit plus heureux.

Je vous recommande aussi, comme des merveilles de psychologie enfantine, le chapitre d'Alphonse et de la grappe de raisin, et celui où Pierre, voulant se faire ermite et se dépouiller des biens de ce monde, jette ses jouets par la fenêtre:

—Cet enfant est stupide! s'écria mon père en fermant la fenêtre.

J'éprouvai de la colère et de la honte à m'entendre juger ainsi. Mais je considérai que mon père, n'étant pas saint comme moi, ne partagerait pas avec moi la gloire des bienheureux, et cette pensée me fut une grande consolation.

Un des mérites les plus originaux du livre, c'est que l'enfant qui en est le héros est bien «au milieu du monde». Les personnages qui traversent les chapitres, l'abbé Jubal, le père Le Beau, Mlle Lefort, sont bien vus par un petit enfant. Les histoires de grandes personnes, incomprises, incomplètement vues, comme des séries de scènes singulières qui ne se relient point entre elles, prennent des airs et des proportions de rêves. Voyez ce que devient dans un cerveau d'enfant l'histoire de la dame en blanc dont le mari voyage et qui est aimée d'un autre monsieur. Voyez surtout comment tourne au fantastique l'histoire de la jolie marraine, de Marcelle aux yeux d'or, la pauvre créature d'amour et de folie: apparition d'une fée très bonne, très capricieuse et très malheureuse. Et quelle douceur dans la pitié de l'homme s'épanchant, plus tard, sur la vision de l'enfant!

Pauvre âme en peine, pauvre âme errante sur l'antique Océan qui berça les premières amours de la terre, cher fantôme, ô ma marraine et ma fée, sois bénie par le plus fidèle de tes amoureux, par le seul peut-être qui se souvienne encore de toi! Sois bénie pour le don que tu mis sur mon berceau en t'y penchant seulement; sois bénie pour m'avoir révélé, quand je naissais à peine à la pensée, les tourments délicieux que la beauté donne aux âmes avides de la comprendre; sois bénie par celui qui fut l'enfant que tu soulevas de terre pour chercher la couleur de ses yeux! Il fut, cet enfant, le plus heureux et, j'ose le dire, le meilleur de tes amis. C'est à lui que tu donnas le plus, ô généreuse femme! car tu lui ouvris, avec tes deux bras, le monde infini des rêves...

Hélas! c'est peut-être là la suprême sagesse: voir le monde et s'en émerveiller comme les tout petits, mais ne revenir à cet émerveillement qu'après avoir passé par toutes les sagesses et les philosophies; concevoir le monde comme un tissu de phénomènes inexplicables, à la façon des enfants, mais par de longs détours et pour des raisons que les enfants ne connaissent pas.

Ainsi fait M. Anatole France. Sa contemplation est pleine de ressouvenirs. Je ne sais pas d'écrivain en qui la réalité se reflète à travers une couche plus riche de science, de littérature, d'impressions et de méditations antérieures. M. Hugues Le Roux le disait dans une élégante Chinoiserie: «Toutes les choses de ce monde sont réverbérées, les ponts de jade dans les ruisseaux des jardins, le grand ciel dans la nappe des fleuves, l'amour dans le souvenir. Le poète, penché sur ce monde d'apparences, préfère à la lune qui se lève sur les montagnes celle qui s'allume au fond des eaux, et la mémoire de l'amour défunt aux voluptés présentes de l'amour.» Eh bien! pour M. Anatole France, les choses ont coutume de se réfléchir deux ou trois fois; car, outre qu'elles se réfléchissent les unes dans les autres, elles se réfléchissent encore dans les livres avant de se réfléchir dans son esprit. «Il n'y a pour moi dans le monde que des mots, tant je suis philologue! dit Sylvestre Bonnard. Chacun fait à sa manière le rêve de la vie. J'ai fait ce rêve dans ma bibliothèque.» Mais le rêve qu'on fait dans une bibliothèque, pour s'enrichir du rêve de beaucoup d'autres hommes, ne cesse point d'être personnel. Les contes de M. Anatole France sont, avant tout, les contes d'un grand lettré, d'un mandarin excessivement savant et subtil; mais, parmi tout le butin offert, il a fait un choix déterminé par son tempérament, par son originalité propre; et peut-être ne le définirait-on pas mal un humoriste érudit et tendre épris de beauté antique. Il est remarquable, en tout cas, que cette intelligence si riche ne doive presque rien (au contraire de M. Paul Bourget) aux littératures du Nord: elle me paraît le produit extrême et très pur de la seule tradition grecque et latine.

Je m'aperçois en finissant que je n'ai pas dit du tout ce que j'avais dessein de dire. Les livres de M. Anatole France sont de ceux que je voudrais le plus avoir faits. Je crois les comprendre et les sentir entièrement; mais je les aime tant que je n'ai pu les analyser sans un peu de trouble.


LE PÈRE MONSABRÉ

On fait de temps en temps la découverte de Notre-Dame. Il y a, j'en suis sûr, quantité de Parisiens qui ne passent pas une fois l'an devant la merveilleuse basilique. La vie est ailleurs. Notre-Dame, énorme et mystérieuse, dort son sommeil de pierre et de longs souvenirs, dans son îlot, loin du Paris agité et grouillant. Le clergé même a presque abandonné la vieille église trop grande, où tiendraient trois ou quatre églises modernes. À peine y murmure-t-on quelque messe dans un recoin perdu. La forêt de piliers et d'arcades où nichèrent Quasimodo, ce hibou, et la Esmeralda, cette mésange, la grande maison de Dieu et du peuple où priaient les foules ingénues et violentes, où se déroulaient la fête des Rois et la fête des Fous, appartient au silence, à la solitude, au passé. Ce n'est plus qu'un monument historique, un témoin des siècles. Celui qui, étant entré là le matin, s'en va le soir à l'Éden-Théâtre après avoir flâné sur les boulevards a pu, s'il sait voir, apprendre des choses qui ne sont pas dans les manuels.

I

Des hommes crient à l'entrée de l'église: «Demandez la dernière conférence du Père Monsabré in extenso!» Ils prononcent: in extanso. Près de la porte, des photographies du prédicateur sont exposées, comme aux vitrines du Gil Blas les portraits des actrices, «des mouquettes» et de M. le comte Irison d'Hérisson.

On entre et tout de suite on se sent enveloppé de mystère, de paix, de demi-ténèbres très douces éclairées par les pierres précieuses des vitraux, d'où semble rayonner une lumière qui leur est propre. Les colonnes jaillissent tout droit comme des arbres de sept cents ans (la vieille comparaison est inévitable), et par les arcades de la grande nef on voit les doubles rangs de piliers des nefs latérales pêle-mêle, avec des percées et des allées tournantes comme dans une forêt. Le maître-autel semble loin, très loin, et les verreries du fond sont comme une aurore fantastique entrevue au bout d'une haute futaie.

Et pourtant, bien que ce soit immense, audacieux, et que les détails y soient d'un caprice abondant, cela ne paraît pas, après tout, si hardi, si touffu, si fou que la cathédrale de Rouen, par exemple, ou celle de Chartres. Les piliers sont presque des colonnes doriques; les ogives sont presque des pleins cintres. Il y a là de la mesure, du goût: cette énormité a quand même quelque chose de parisien, un je ne sais quoi, mais sensible.

On paye quinze centimes pour entrer dans la grande nef. Des sectateurs intransigeants de l'Évangile, qui d'ailleurs ne l'ont jamais lu et qui ne hantent pas les églises, auraient une belle occasion de s'écrier ici: «Ô sainte égalité des hommes devant Dieu! Il faut payer, il faut être riche pour entendre la parole de Celui qui aimait les pauvres! Il y a des places réservées aux capitalistes dans les temples du Dieu de Bethléem! On vend ton verbe, ô Christ! et tes prêtres trafiquent de toi»—Hélas! outre que ces trois sous vont assurément à des œuvres avouables, les conférences de Notre-Dame ne sont point faites pour les pauvres gens. Ils n'y viennent pas, ou, s'ils y viennent d'aventure, comme ce sont évidemment des simples et des résignés, ils ne s'irritent point d'être exclus des chaises réservées; ils acceptent avec la douceur de l'habitude les plus mauvaises places à l'église comme dans la vie: cela leur semble naturel. Et si les belles phrases savantes et cadencées n'arrivent à leurs oreilles que par lambeaux confus, ils comprennent juste autant que s'ils entendaient.

La nef centrale, où sont admis seulement les hommes est déjà à moitié pleine au moment où j'arrive. Les femmes sont rejetées dans les bas côtés ou perchées dans les galeries à jour qui longent la grande nef. Elles sont en assez petit nombre et j'en vois peu d'élégantes. Cette vieille cathédrale démesurée n'attire point les femmes. Elles ont des églises plus petites, chauffées, confortables, qui sont d'aujourd'hui et qui sont à elles: Notre-Dame est d'autrefois et est à tout le monde. Ce vaisseau est si vaste, si haut, si solennel, que les froufrous, les chuchotements, les petites mines s'y sentiraient mal à l'aise. Tout ce minuscule y serait ridicule, presque sacrilège. Une Parisienne, habillée comme elles le sont à présent, y ferait l'effet d'un contresens, d'une petite tache fort jolie, mais absurde.

Quant aux hommes qui sont là, quels sont-ils? Il ne me paraît pas que l'auditoire soit aussi brillant, à beaucoup près, qu'au temps de Lacordaire ou même du Père Hyacinthe, alors qu'un grand nombre de ceux qui comptent dans la littérature ou dans la politique se pressaient, comme on dit, autour de la chaire. Je remarque d'abord que la plupart des auditeurs sont des croyants: ils prient, ils suivent la messe qu'on dit avant le sermon. Je vois beaucoup de vieux messieurs et de jeunes gens à tête de séminariste. J'ai à côté de moi un mince adolescent, de mise soignée, pâle, l'œil bleu et profond, la bouche enfantine, évidemment très pieux, très candide et très pur (peut-être votre Hubert Liauran avant la chute, mon cher Paul Bourget!). Il remue les lèvres, dit son chapelet, baise la petite croix de temps en temps.—Un peu plus loin, un petit frère de la Doctrine chrétienne, figure naïve, de bonnes grosses joues, crâne pointu avec le rouleau de cheveux sur la nuque: on voit de ces silhouettes dans les Contes drolatiques illustrés par Gustave Doré.—Plus loin encore, un homme sans âge, barbe à tous crins, front haut, serré aux tempes, des yeux brillants, l'air farouche, un de ces masques durs de fanatiques comme on en rencontre aussi dans les réunions anarchistes: avec d'autres pensées, le cerveau est certainement le même.—Mais le peuple, où est-il? Je n'ai pas aperçu un homme en blouse ou en bourgeron dans cette église où jadis le peuple était chez lui, où il venait oublier sa dure vie, s'enchanter d'une vision de paradis, de belles processions étincelantes de chasubles et de bannières et enveloppées d'encens comme une aurore de pourpre dans une brume d'or.

Tout à coup un chant s'élève du fond de la basilique, d'une chapelle qu'on ne voit pas, un chant d'enfant de chœur, à la fois grêle et velouté et comme ouaté par la distance. On dirait la plainte d'un oiseau chantant tout seul à l'extrémité d'une forêt magique. Cette voix psalmodie la belle prière: «Attende, Domine, et miserere, quia peccavimus tibi. Écoutez, Seigneur, et ayez pitié, car nous avons péché contre vous.» Des voix d'hommes reprennent le verset en chœur. L'adolescent extatique à la figure de jeune archange se met à chanter, et je constate avec une surprise désagréable que ce Chérubin de cercle catholique, qui serait un si friand régal pour quelque perverse marraine de trente-cinq ans, a une voix de basse profonde.

Malgré tout, cette lamentation lointaine qui recommence, cette lumière tamisée venant on ne sait d'où, cette ombre douce et solennelle, cela berce et caresse l'âme à la faire pleurer. C'est bien là qu'on oublie. Femmes du peuple qui peinez tant, voulez-vous oublier la mansarde où il fait froid et où l'on n'a pas toujours du pain, le loyer qui n'est pas payé, le mari qui vous bat quand il est ivre, les enfants morts ou mal portants, toute la douleur de vivre? Et vous, filles et femmes tentées par la misère ou par la folie obscure de votre corps, et vous, mendiants, infirmes et meurt-de-faim, toute la cohue invoquée par Jean Richepin dans la Ballade des Gueux,—venez, venez ici! Une fois les lourds battants feutrés retombés derrière vous, tout est fini, rien de tout cela n'existe plus: vous entrez dans un monde nouveau, dans un lieu de mystère où vous pouvez croire que la vie est un vague et mauvais rêve allégé par des trêves bienfaisantes qui font pressentir le réveil ailleurs; et vous sortirez avec une douceur dans l'âme et une résignation un peu moins inutile que la révolte. «Venez, vous qui peinez et qui êtes chargés, et je vous soulagerai.»

Mais, au lieu de gueux et de claque-patins, des messieurs, qui ont toutes sortes de raisons pour se consoler de vivre, viennent occuper les places d'abonnés, les stalles de velours en face de la chaire. Ce sont des «hommes du monde», cela se voit à leur mise et à leur façon de se saluer, de sourire, de se serrer la main. Plusieurs sont assurément des membres de la Société de Saint-Vincent de Paul et beaucoup sont d'anciens magistrats: cela se sent. Puis, devant ces apôtres bien élevés des cercles catholiques, une trentaine de prêtres viennent s'asseoir sur des chaises qui les attendent. Enfin, le cardinal, entouré de hauts dignitaires ecclésiastiques et d'un évêque ou deux, prend place sur un siège élevé. Il est très vieux, très pâle, très blanc, avec de grands traits austères: un archevêque de vitrail.

II

L'orateur paraît: larges mâchoires, menton carré, grande bouche, une tête de paysan robuste et qui a sa beauté. Le Figaro, dernièrement, faisait de lui un marquis. Je n'ai pas d'idées préconçues sur le physique habituel des marquis, et il se pourrait que le Père Monsabré en fût un. Mais, informations prises, il est né à Blois, de simples honnêtes gens, ce qui est déjà bien beau. Son père était boulanger, comme celui du général Drouot et de M. Coquelin. Avant d'entrer chez les dominicains, l'abbé Monsabré fut vicaire à Mer (Loir-et-Cher), où son frère était curé, On m'assure que le conférencier de Notre-Dame est le plus brave homme du monde et qu'il est très gai, d'une gaieté facile, joviale, bruyante, presque gamine.

Quelqu'un me dit: «Cette gaieté des moines échappés dans les jardins des couvents entre deux exercices religieux est quelque chose de très particulier. Notre gaieté à nous grimace presque toujours et n'est presque jamais inoffensive. Mais cette allégresse monastique ressemble à la gaieté des enfants, exprime la légèreté d'âme et la sécurité complète. Ces hommes sont affranchis par leur genre de vie de tout souci matériel et ont d'ailleurs toutes les certitudes: dès lors comment seraient-ils tristes? Ils ont l'enfance du cœur qui permet de s'amuser à des riens.—Quelquefois aussi (et alors elle est moins aimable et sonne un peu faux aux oreilles des profanes), cette gaieté laisse entrevoir une arrière-pensée d'édification; elle paraît commandée et voulue; elle s'étale comme un argument en faveur de la foi, comme un défi à la tristesse ou aux rires mauvais des pécheurs. Il n'en est pas moins vrai qu'en ces temps moroses les derniers refuges de la gaieté innocente, ce sont les salles d'asile, les écoles primaires et les couvents. La belle humeur des religieux et, en général, des hommes d'Église n'est point une invention des conteurs du moyen âge. Dans les séminaires grands et petits, il est instamment recommandé aux élèves de jouer et d'être gais: cela détourne de mal faire, de penser à mal et même de penser. Cela est donc d'une sagesse, éminente.» Je ne garantis pas l'exactitude de cet aperçu: en tout cas, il ne serait vrai que des moines gais.

La tête de l'orateur se détache, à demi encadrée par le capuchon noir, pendant que les bras étendus déploient les manches de la robe, larges et blanches.

Ce costume est bien celui qui convient aux dominicains: il est immaculé avec quelque chose d'un peu théâtral. L'ordre des Frères prêcheurs est, je crois, à l'heure qu'il est, le plus brillant des ordres religieux, le plus généreux, le plus aventureux aussi. Ils ont hérité de la flamme de Lacordaire, de son libéralisme, de sa hardiesse ingénue. On ne trouve plus que chez eux l'esprit des Montalembert et des Cochin, l'heureux malentendu du catholicisme libéral, et cela en dépit des persécutions subies. Ils persistent à rêver la réconciliation de la science et de la foi, de la religion et de la société moderne. Illusions si l'on veut; mais sur quoi, je vous prie, se peuvent fonder l'harmonie sociale, la paix des âmes, le bonheur relatif dont l'homme est capable, sinon sur des illusions? Ils ont la charité et se piquent de tolérance. Ne leur dites pas que c'est saint Dominique qui a inventé l'Inquisition: ils ne vous croiront pas. Leur règle n'a rien d'oppressif ni d'absorbant, elle respecte leur personnalité, laisse à chacun une très large initiative. Aussi exercent-ils une grande séduction sur les âmes, en particulier sur les femmes et les jeunes gens. Leur esprit forme un remarquable contraste avec celui de la Compagnie de Jésus. Là, les individus sont plus effacés, évitent de se mettre en évidence: ils agissent sur les âmes par la direction privée plus que par la prédication publique; ils trouvent leur plaisir dans le sentiment de l'immense force collective dont ils participent, à laquelle ils contribuent par leur obéissance même, plutôt que dans le libre gouvernement de leurs facultés en vue de l'intérêt divin. Enfin, comme c'est par l'accroissement de leur propre puissance qu'ils cherchent le bien spirituel des âmes, il leur arrive, à leur insu, de s'attacher au moyen plus qu'à la fin et de ne pas paraître entièrement désintéressés. Au reste, ils sont doux, polis, aimables, fins, mesurés; aussi étroits que possible dans leur doctrine, mais indulgents pour les personnes et accommodants dans la pratique. Leur influence est plus étendue, plus secrète et plus sûre. Mais les dominicains, ces romantiques, on pourrait presque dire ces aventuriers de l'orthodoxie, ont plus de charme et d'éclat. Ils ont aussi quelque chose de plus cordial et de plus humain. Presque tous sont hommes d'imagination et d'expansive charité.

C'est pour cela que les Frères prêcheurs auront été, en effet, au xixe siècle, les représentants les plus éminents de l'éloquence catholique en France. Une flamme si vivace embrasait les lèvres de Lacordaire que son œuvre oratoire (chose rare) n'est pas encore refroidie après quarante ans. Ni logicien, ni critique, ni théologien, il avait de profonds cris d'amour et de belles visions. Les conférences sur les vertus chrétiennes, la charité, la chasteté, la sainteté, celles de 1846 sur Jésus-Christ se lisent encore avec un plaisir qui va parfois jusqu'à l'émotion. (Et je profite de l'occasion pour rappeler aux profanes qu'il y a des chapitres pleins de grâce dans la Vie de saint Dominique et un grand charme de poésie, de tendresse, de piété un tant soit peu rêveuse et romanesque, dans la Vie de Marie Madeleine, dont les religieuses interdisent la lecture aux petites couventines et que M. Barbey d'Aurevilly a qualifiée de dangereuse et d'immorale.) Mais, il faut le reconnaître aussi, l'apologétique de Lacordaire n'était pas d'une extrême solidité. Cette démonstration de la vérité du catholicisme par son rôle dans l'histoire et dans la société humaine, c'est quelque chose d'un peu bien arbitraire; car l'histoire se pétrit aisément selon la fantaisie de qui s'en empare, et je ne vois pas une religion qui ne puisse tenter une démonstration de ce genre. Ajoutez qu'à défaut de l'histoire, qu'il savait juste assez pour l'interroger avec éloquence, Lacordaire se contentait parfois de l'anecdote et qu'il lui arrivait de prouver la vérité de la religion chrétienne par un mot de Jean-Jacques ou de Napoléon à Sainte-Hélène.

Mort, ce candide Lacordaire—qui dans une brochure sur le pape professait le plus pur ultramontanisme et s'en allait en 1848 siéger à la Montagne, qui se drapait dans sa robe blanche avec un peu de la jactance d'un d'Artagnan monastique et se livrait en même temps, dans la crypte de son couvent, aux sanglantes macérations des premiers ascètes—a continué d'exercer sur ses fils une très puissante influence qui me paraît avoir été de deux sortes: heureuse par la transmission de son généreux esprit, déplaisante quelquefois par la tradition de son éloquence aventureuse et si personnelle, qu'ils ont imitée avec quelque maladresse. Car ils lui empruntaient sa fragile apologétique sans le grand souffle qui la soutenait (en l'air), ses bizarreries de style sans sa prestigieuse imagination, toute sa manière enfin sans s'apercevoir qu'ils n'avaient ni ses dons originaux ni surtout son public.

Mais il semble que depuis quelques années les Frères prêcheurs soient revenus à un genre de prédication plus modeste, plus pratique, mieux accommodé à un auditoire chrétien, qu'ils se soient ressouvenus du bon vieux «sermon», du sermon de Bossuet et de Bourdaloue. Puis, ils viennent de découvrir saint Thomas d'Aquin. Je crois que le Père Monsabré a été pour beaucoup dans ce retour aux traditions de la chaire catholique.

III

Quelques-uns d'entre vous (dit le Père Monsabré dans sa première conférence), plus amis des spéculations qui font voyager l'âme au dehors que des vérités qui la ramènent sur elle-même, trouveront peut-être que je me suis attardé à des matières de prône et de catéchisme: j'en suis fâché pour eux. S'imaginaient-ils que j'allais réfuter et gourmander ceux pour qui il n'y a pas de Dieu à offenser, pas de grâce à perdre, pas d'âme à déshonorer? À quoi bon? Ces bêtes à face humaine font profession de n'obéir qu'aux fatalités de la matière. Il faudrait les rendre accessibles à la honte et au remords avant de leur parler de pénitence. C'est a des hommes raisonnables et à des chrétiens que je me suis adressé.

Le Père est dans le vrai, sauf une phrase qui dépasse certainement sa pensée, car on n'est pas nécessairement une «bête à face humaine» pour être en dehors de la foi catholique. Il a raison de ne prêcher que pour les croyants, puisqu'il n'a plus, comme j'ai dit, que des croyants autour de sa chaire et qu'il perdrait sa peine à haranguer des absents. Maintenant, est-ce son genre de prédication qui a éloigné les indifférents et les curieux? ou est-ce au contraire leur abstention qui lui a fait adopter des façons plus dogmatiques? Je ne sais. Je crois pourtant qu'il aurait du mal, quand il le voudrait et quand il ferait tout pour cela, à réunir un auditoire analogue à celui de Lacordaire. En ce temps-là, il me semble qu'il y avait, autour des catholiques pratiquants, un grand nombre d'hommes qui avaient au moins l'imagination chrétienne et un fonds de religiosité, des esprits souffrant de leur doute, enclins aux vastes spéculations, tourmentés par ce qu'on est convenu d'appeler les grands problèmes. Aujourd'hui on ne se pose plus de questions du tout. L'abîme s'est élargi, j'en ai peur, entre ceux qui croient et ceux qui ne croient pas, et, quand ceux-ci ne sont pas installés dans la négation absolue, ils se jouent dans un scepticisme curieux et parfaitement tranquille. Lacordaire parlait devant Lamartine, Hugo, Berryer, Guizot, Cousin, devant des hommes dont on ne retrouverait guère les pareils. On ne saurait donc trop louer le Père Monsabré d'avoir transformé les conférences en majestueuses homélies.

Et c'est peut-être encore le meilleur moyen de toucher, Dieu aidant, l'âme des incrédules, si d'aventure il s'en mêlait quelques-uns au troupeau des fidèles. Faut-il le dire? La vérité de la religion catholique ne se démontre pas. Car, s'il s'agit des dogmes et des mystères, on ne saurait croire au surnaturel pour des motifs rationnels: cela implique contradiction. Et s'il s'agit de la révélation considérée comme un fait historique, j'ai rencontré des ecclésiastiques qui reconnaissaient que pour un esprit muni de critique et non prévenu par la grâce, il peut y avoir, à la rigueur, autant de raisons de rejeter ce fait que de l'admettre. Dès lors le prédicateur n'a rien de mieux à faire que de confirmer les croyants dans leur foi et d'incliner les autres à croire, non par des arguments toujours caducs en quelque point, mais par l'émotion et l'onction de sa parole et en leur rendant sensibles la douceur et la bienfaisance intimes de la foi et des vertus chrétiennes. Il pourra bien sans doute démontrer par les preuves traditionnelles chaque article de la doctrine, mais pour les fidèles seulement, avec cette pensée que ces arguments ne peuvent convaincre que ceux qui sont persuadés d'avance, sans prétendre foudroyer les incrédules par des raisonnements irréfragables et sans supposer non plus que ces malheureux soient toujours de mauvaise foi ni qu'ils se donnent tous pour des esprits forts: car il y en a qui se donnent de la meilleure grâce du monde pour des esprits faibles, incertains, gouvernés par des forces obscures, incapables d'atteindre l'absolue vérité.

Le Père Monsabré à dû se faire quelques-unes au moins de ces réflexions. Il s'est rendu compte, en partie, des conditions faites par la misère des temps à la prédication chrétienne, et c'est à cause de cela que son Carême nous a paru intéressant.

IV

Il a simplement entretenu ses auditeurs («simplement» ne veut pas dire ici «avec simplicité») du sacrement de pénitence. Je résume sa seconde conférence, une de celles qui donnent l'idée la plus complète de ses qualités et de ses défauts. Elle a pour sujet la nécessité de la confession.

Mon plan est bien simple: 1º Dieu veut qu'on se confesse; 2º nous n'avons pour nous en dispenser que de mauvaises raisons.

§1er.—C'est de Jésus-Christ que les apôtres et leurs successeurs ont reçu le pouvoir de «remettre ou retenir les péchés». La confession doit être auriculaire, singulière et précise: sinon, comment le prêtre saurait-il s'il doit remettre ou retenir? Pour guérir les cœurs, il faut bien qu'il connaisse leur mal.

D'ailleurs, nous avons la preuve historique que la confession date des apôtres. Une série ininterrompue de témoignages nous atteste l'existence de la confession depuis l'origine du christianisme.

Autre preuve, par l'absurde. Supposons que la confession n'ait pas été instituée par Jésus-Christ: ou bien elle aurait été inventée et imposée, à un moment donné, par un seul homme; ou bien elle se serait répandue peu à peu dans le monde chrétien. Mais, dans les deux cas «une nouveauté si oppressive, si humiliante pour l'orgueil humain», aurait rencontré des résistances, et l'on pourrait, par suite, en fixer la date précise. Or, on ne le peut pas. Donc la confession a toujours existé.

Tout le développement de cette première partie est remarquable par l'ordre et la clarté. J'y ai relevé des traces de scolastique, comme lorsque l'orateur nous dit que la confession est à la fois, pour le prêtre, un pouvoir, un honneur, un privilège et un droit, et qu'il nous explique chacun de ces quatre termes. Franchement, c'est là une analyse sans intérêt et qui ne porte que sur des mots. Peut-être y a-t-il là une légère affectation, et qui, d'ailleurs, n'est pas toujours désagréable, d'érudition théologique et de science traditionnelle. De même, le Père abuse un peu des citations de saint Thomas. Dans sa première conférence il éprouve le besoin de l'invoquer pour nous dire que la pénitence est à l'âme ce que la médecine est au corps. La pensée n'a pourtant rien d'extraordinaire: l'orateur aurait pu, je crois, trouver cela tout seul, et on ne dérange pas un saint pour si peu!

La forme est ample, majestueuse, un peu emphatique par endroits. Je sais bien que l'optique de la chaire, dans une aussi vaste basilique, exige, comme l'optique du théâtre, une sorte de grossissement; mais la mesure me paraît quelquefois dépassée. L'orateur a trop d'apostrophes à la façon de Bossuet:

«Onction de la vérité, sages conseils, prescriptions salutaires, pressez-vous sur mes lèvres,» etc.—Il a trop, à mon goût, de solennelle phraséologie oratoire, de formules guindées: «Cette conclusion n'est pas le fruit de mon interprétation privée. J'estimerais peu les efforts que j'ai faits pour l'obtenir si je ne me sentais appuyé par l'interprétation unanime de dix-huit siècles,» etc.—Il a des façons violentes et hyperboliques d'exprimer des choses très simples: «Si j'allais vous dire, de mon autorité privée: Confessez-vous, est-ce que vous tomberiez à genoux?» Voilà qui va bien, et cela suffit. Qu'il ajoute: «Ne serais-je pas plutôt l'objet de votre juste colère? Ne crieriez-vous pas au tyran de l'âme, au bourreau des consciences?» passe encore! Mais ce n'est pas assez pour lui: «Les dalles que vous foulez aux pieds, ne les arracheriez-vous pas pour me les jeter à la tête et m'étouffer dessous?» Ceci est décidément de trop. Et notez que cet éclat survient dans une des parties les moins importantes du sermon, dans le développement d'un argument accessoire.—Le style, souvent excellent, n'est pas toujours d'une entière pureté (c'est une critique que l'on peut se permettre, puisque le Père Monsabré apprend par cœur et récite ses discours, comme Massillon et comme les neuf dixièmes des orateurs). On a le déplaisir d'entendre des phrases de ce genre: «Ces quatre choses se donnent la main,» ou: «L'épanchement est la racine de l'amitié.»

Enfin j'ai dit que le Père Monsabré parlait pour les croyants et qu'il avait bien raison. Mais, puisque ses auditeurs acceptent de confiance tout ce qu'il leur dit, il n'est peut-être pas de bon goût de chercher à les éblouir. C'est pourtant ce que semble faire l'orateur quand, pour leur montrer que des témoignages ininterrompus attestent l'institution divine de la confession, il fait défiler devant eux une interminable liste, siècle par siècle, des docteurs qui en ont parlé. Il sait bien que les fidèles n'iront pas voir: qu'il se contente donc d'une affirmation générale ou qu'il en appelle seulement aux quelques Pères dont le nom est connu de tout le monde. Ou bien, si c'est aux incroyants qu'il s'adresse, il n'ignore pas que ceux-là trouveront toujours moyen de contester. Cet étalage d'érudition, cette nomenclature bruyante ne prouve pas grand'chose pour les indociles, et les dociles n'en ont que faire: c'est proprement un effet de rhétorique.

§2.—La première partie du sermon est donc toute d'exposition dogmatique: je préfère la seconde où l'orateur a su mettre de l'émotion et parfois quelque finesse.

L'homme a trouvé plusieurs raisons de repousser la confession. «Quelles raisons? J'en vois de deux sortes: celles qu'on dit, et celles qu'on ne dit pas.» La première raison que l'on dit, c'est qu'il est impossible que Dieu semble faire violence à la nature humaine et contraindre ses plus légitimes instincts. La conscience est inviolable: l'homme a le droit de n'être méprisable que devant soi.—Mais, au contraire, répond l'orateur, la conscience a besoin de s'épancher:

De tous les secrets que nous portons dans le vase trop fragile de notre cœur, aucun ne nous fatigue comme le secret du péché et des peines qu'il enfante. Nuit et jour, en face de notre opprobre, nous en sommes accablés jusqu'au découragement, jusqu'à désespérer de nos propres forces. Il faut étouffer, si l'on veut vivre encore, l'honnêteté de ses bons instincts, le saint amour du bien, et chercher l'oubli dans l'ivresse continue de l'iniquité. Encore la conscience a-t-elle des retours. Elle s'éveille à l'improviste, et l'heure solennelle des remords sonne sur notre triste existence. Se voir et se mépriser, haïr en soi le plus cher de sa vie, se sentir l'auteur des peines qu'on endure et entendre dire à ceux qui les voient du dehors: Quelle chose étrange de souffrir ainsi! Ne pouvoir étouffer cette voix maudite qui accuse d'ignorance et de mensonge ceux qui, séduits par les apparences de notre vie, nous aiment et nous estiment encore: y a-t-il quelque part un plus grand supplice? Non! le cadavre lié jadis par des tyrans à un corps plein de vie ne le tourmentait pas plus de ses effroyables baisers que ne tourmente une âme honnête encore l'horrible attouchement du péché. C'est assez pour amasser dans un cœur une douleur sans nom, dont chaque goutte devient un torrent, et que font éclater tout à coup d'épouvantables aveux, capables de compromettre et de briser des existences chéries. Au lieu de comprimer de pareilles douleurs, donnez-leur une issue secrète. Ouvrez quelque part un cœur qui reçoit les confidences du pécheur fatigué de porter tout seul le fardeau de ses fautes: tout à coup il se fait comme un mystérieux échange, je dis plus, une mystérieuse aliénation. Le mal nous quitte et passe des profondeurs de notre conscience dans des abîmes qui le dérobent aux yeux. Ce cadavre lié à notre âme, nous l'avons jeté dans un tombeau, d'où il ne sortira plus pour nous tourmenter. Nos soucis, nos alarmes, nos terreurs, passés aux flammes d'une parole amie, ont été purifiés. Il ne nous reste qu'un regret tranquille, qui nous laisse toutes nos forces pour le bien et ne nous empêche plus d'espérer un meilleur avenir. Oh! ne dites pas que la confession est inhumaine et contre nature, puisque toute nature honnête encore dans ses instincts la recherche spontanément!

Le passage a de l'éclat (malgré la banalité de quelques métaphores), plus d'éclat peut-être que de pathétique. C'est du moins ce qu'il m'a semblé quand je l'ai entendu. Il est vrai que, dans cette trop vaste enceinte de Notre-Dame, l'orateur est absolument obligé de crier ses phrases. La diction est une lutte désespérée contre l'immensité des nefs; elle ne peut guère se permettre les notes fines, pénétrantes ou voilées, les accents qui vont à l'âme. Je ne crois pas, du reste, que la voix du Père Monsabré se prête beaucoup à ces nuances. Et c'est déjà bien beau, dans ces conditions, de se faire entendre.

C'est égal, j'aurais désiré je ne sais quoi qui n'est pas venu. Je me figurais qu'il y avait d'autres choses à dire sur la confession, des choses plus délicates, plus intimes, plus ingénieuses et plus tendres—mais qui sans doute ne pourraient être dites que de moins haut, dans une enceinte plus étroite. Lesquelles? je ne sais; mais, tandis que retentissaient les nobles phrases du prédicateur, un sonnet de Sully Prudhomme murmurait tout bas dans ma mémoire, exprimant un sentiment presque pareil:

Un de mes grands péchés me suivait pas à pas,
Se plaignant de vieillir dans un lâche mystère;
Sous la dent du remords il ne pouvait se taire
Et parlait haut tout seul, quand je n'y veillais pas.
Voulant du lourd secret dont je me sentais las
Me soulager au sein d'un bon dépositaire,
J'ai, pour trouver la nuit fait un trou dans la terre,
Et là j'ai confessé ma faute à Dieu, tout bas.
Heureux le meurtrier qu'absout la main d'un prêtre!
Il ne voit plus le sang épongé reparaître
À l'heure ténébreuse où le coup fut donné.
J'ai dit un moindre crime à l'oreille divine;
Où je l'ai dit, la terre a fait croître une épine,
Et je n'ai jamais su si j'étais pardonné.

La confession nous est si naturelle, continue le Père Monsabré, qu'avant de passer à l'état d'institution chrétienne «elle était partout connue, prêchée, pratiquée.» Et là-dessus il nous cite «un législateur chinois», Socrate, Sénèque, saint Jean-Baptiste et un missionnaire qui a trouvé la confession établie chez les sauvages.—Fort bien; mais alors comment l'orateur a-t-il pu nous dire, dans la première partie de son discours, que la confession, si elle avait été inventée par d'autres que Jésus-Christ, eût paru «une nouveauté énorme, une obligation oppressive, la plus répugnante des humiliations?» Elle est donc tour à tour contraire ou conforme à la nature, selon les besoins de la cause! Cette radicale contradiction n'est sans doute qu'une inadvertance excusable; mais voilà ce que c'est que de vouloir démontrer là où l'essentiel est de toucher et d'instruire.

La seconde raison qu'on allègue pour ne pas se confesser, c'est que l'homme s'avilit en s'agenouillant aux pieds d'un autre homme. Se confesser à Dieu, à la bonne heure!—Mais, au contraire, ce qu'il nous faut, c'est un homme. Ici quelque chose de vraiment humain a amolli la voix de l'orateur:

Un homme, c'est ce qu'il nous faut. Comme nous, il est enfant de la femme; comme nous, il est pétri d'un limon abject; comme nous, il a senti l'aiguillon des convoitises; comme nous, il a lutté contre des penchants maudits; comme nous, peut-être, il est tombé. Sa vie a des échos dans notre vie; à la peinture de nos misères il reconnaît sa propre misère. Il ne peut vouloir être sévère sans qu'aussitôt mille voix crient dans son cœur: «Pitié! pitié!» sans que le poids douloureux de sa nature l'incline vers la miséricorde.

L'incrédulité reprend: «Nous confesser à un homme! Faire de notre vie la pâture de sa curiosité! Livrer nos plus redoutables secrets à la merci de ses indiscrétions, c'est impossible!» Écoutez la réponse du Père Monsabré: vous y sentirez, au commencement, de la bonne grâce et de la bonhomie, puis de la générosité et de la grandeur. Ç'a été le bel endroit du discours, le moment du «frisson».

Messieurs, les braves gens gui raisonnent ainsi oublient une chose qu'il est important de savoir: c'est que cette vie intime, ces redoutables secrets dont ils font tant de cas, sont, pour le prêtre qui en doit prendre connaissance, à leur centième, à leur millième et peut-être à leur dix millième édition, et qu'ainsi ils deviennent non plus la pâture de sa curiosité, mais d'une héroïque patience. Je voudrais pouvoir offrir à ceux qui redoutent la curiosité du prêtre dix ou douze heures de confessionnal: j'espère qu'au bout de ce temps il me demanderaient grâce et reconnaîtraient qu'il faut un sentiment moins trivial que la curiosité pour retenir le prêtre enchaîné aux fastidieuses redites de la conscience humaine.

Quoi! ce serait pour contenter une puérile passion qu'il écouterait si solennellement vos aveux? Laissez-moi vous le dire, messieurs, vous ne le connaissez pas. Expliquez-moi pourquoi, en vous parlant, je vous aime, vous qui n'êtes pas mon sang, vous que je ne connais, pour la plupart, que pour vous avoir aperçus du haut de cette chaire? N'est-ce pas que je vois sortir de vos yeux comme un flot de votre vie qui vient se mêler à ma vie? N'est-ce pas que je crois reconnaître dans ce signe une sorte de sacrement par lequel votre cœur vient chercher mon cœur? Et vous voudriez qu'au moment suprême où votre cœur se donne sans mystère et sans réserve, le prêtre n'accueillît cette tradition de tout vous-même que pour examiner froidement vos plaies saignantes et se jeter sur votre âme comme le dissecteur sur un cadavre? Qu'a donc fait le prêtre, qui puisse lui mériter cette injure?

Je regrette qu'après cela, pour nous montrer jusqu'à quel point le ministère sacré de la confession transfigure le représentant de Dieu, le Père Monsabré nous ait raconté l'histoire mélodramatique d'un prêtre confessant un mendiant et découvrant en lui l'assassin de son père et de sa mère. On se rappelle une scène semblable dans un mélo d'il y a trois ou quatre ans.

À côté des raisons que l'on dit, il y a les autres.

Ambition, cupidité, égoïsme, rapine, envie, haine, débauche du cœur et des sens, dépérissement de la foi, oubli coupable du devoir, affaissement de la moralité, lâcheté du respect humain: voilà, messieurs, les raisons qu'on ne dit pas, les seules déterminantes, aussi honteuses que les autres sont niaises.

Puis, une brève et énergique péroraison:

La loi de Dieu est toujours là... Bon gré, mal gré, il faudra s'y soumettre... Un jour, nous entendrons Dieu nous dire; Allez, maudits!... Et aujourd'hui, si nous voulons, cette consolante parole peut retentir a nos oreilles: Mon fils, allez en paix... Il faudrait être fou pour hésiter entre ces deux jugements.

Je n'ai pas assez entendu le Père Monsabré pour définir son talent avec une entière sécurité. Tout ce que je puis dire, c'est qu'il a, en général, plus de clarté, de belle ordonnance dialectique, de mouvement et de force (avec un peu d'enflure quelquefois), que d'onction, de pénétration, de délicatesse et de pathétique. J'ai cru voir à certains signes qu'il serait un excellent orateur populaire, doué de verve, de bonhomie et de franchise; qu'il se guindait pour son auditoire de Notre-Dame; que la sublimité, la couleur et les divers ornements oratoires de son style étaient quelque chose d'appris et de plaqué, et que, livré à sa vraie pente, il eût plus volontiers parlé comme un Père Lejeune ou un Bridaine relevé d'un peu de Bourdaloue. Mais ce n'est là qu'une impression que je donne pour ce qu'elle vaut.

V

J'ai entendu d'autres prédicateurs du carême, mais en courant et avec trop peu de suite pour avoir un sentiment bien arrêté soit sur le talent de chacun, soit sur l'état actuel de l'éloquence sacrée. On y pourrait, à la rigueur, discerner un double mouvement. Un certain nombre de prédicateurs reviennent décidément, comme le Père Monsabré, à l'exposition pure et simple du dogme et de la morale chrétienne d'après la Somme de saint Thomas, qui est comme on sait, en grande faveur auprès de Léon XIII. D'autres, à l'exemple de Lacordaire, agitent les questions de l'heure présente, combattent le siècle sur son propre terrain, mais à leur façon et sans chercher à imiter la manière du grand dominicain. Ils s'attaquent au matérialisme, au positivisme, au scepticisme et autres monstres avec une éloquence qui m'a semblé, chez quelques-uns, sincère et cordiale, et tour à tour par des raisons de sentiment et par des arguments un peu gros, bien appropriés à leurs auditoires.—Le Père Lange, l'abbé Frémont, surtout l'abbé Perraud et plus encore l'abbé Huvelin valent certes la peine d'être entendus.

J'ai seulement remarqué, dans une paroisse de la rive gauche, une innovation fâcheuse, celle des «conférences dialoguées». Un prêtre dans la chaire expose le dogme; quand il a fini, un petit vicaire, assis en face, au banc d'œuvre, se lève: il représente l'Erreur. «Je rends hommage, dit le prestolet, à l'éloquence de l'éminent prédicateur; mais, nous autres protestants, nous sommes entêtés.» Et il fait alors des objections ridicules, aggravées de facéties qui mettent en joie les dévotes. C'est une parade affligeante et tout à fait indigne du bon goût du clergé parisien. Aussi n'est-ce qu'une exception.


M. DESCHANEL
ET LE ROMANTISME DE RACINE
[28]

Du public accouru aux leçons de M. Deschanel, le premier tiers voit et entend, le second tiers, pressé dans les corridors, entend sans voir, l'autre tiers s'en va désespéré, sans avoir vu ni entendu. L'aimable auteur du Mal et du bien qu'on a dit des femmes a voulu consoler ce dernier tiers, auquel se joint tout ce qu'il y a de lettré en France, et il a publié intégralement, en deux volumes, ses leçons du Collège de France sur le théâtre de Racine. L'ouvrage est d'une lecture extrêmement agréable et facile. Avant d'en rendre compte, ayons la candeur d'exprimer un regret.

J'aurais aimé que M. Deschanel ne retînt de son cours que la partie neuve et vraiment personnelle. Le volume dût-il être mince, il serait exquis: au lieu que ces deux volumes semblent un peu trop écrits pour l'agrément des gens du monde. Il y a, je le sais, des choses très connues, très ordinaires, qu'on est obligé de répéter tout au long devant un auditoire mondain et qui lui sont toujours assez nouvelles; mais est-il bien nécessaire de les imprimer? Est-ce devant les plus nombreux et les plus brillants auditoires que se font les meilleurs livres? J'imagine ce bout de dialogue auquel il ne manque que l'esprit et le tour de main de Voltaire:

«...Ce mandarin parle si bien, reprit Kou-Tu-Fong, qu'il fait courir à ses leçons toutes les dames de Pékin.—Ce qu'il dit est donc bien neuf? demanda Candide.—Ou bien vieux? demanda Martin. Mais, dites-moi, combien y a-t-il à Pékin, en dehors des mandarins lettrés, de gens capables de s'intéresser à des leçons dûment méditées et où l'on suppose connu ce qui traîne dans les livres?—Une centaine, répondit Kou-Tu-Fong.—C'est peu, dit Candide.—C'est beaucoup, dit Martin. Et combien de personnes vont aux leçons de votre docteur?—Deux ou trois mille, dit Kou-Tu-Fong.—Oh! oh! j'irai donc, s'écria Candide.—Je n'irai donc pas, grogna Martin.»

Mais Martin aurait tort. Il y a dans les deux volumes de vulgarisation élégante qui reproduisent le cours de M. Deschanel, de quoi instruire et charmer les jeunes Chinoises (ce qui n'est point un mérite si méprisable ni si accessible), et de quoi faire réfléchir les vieux mandarins. C'est sur les pages originales que nous nous arrêterons.

I

M. Deschanel comprend Racine de la bonne façon: en l'aimant. Mais, puisqu'il l'aime tant au fond, pourquoi, parlant du poète, prend-il si souvent un air d'apologie? et pourquoi, parlant de l'homme, se permet-il sur son caractère plus que des insinuations, et si malveillantes?

«Racine semble aujourd'hui un peu dédaigné[29].» Encore faudrait-il savoir par qui. «Quelques-uns même l'injurient[30].» Si cela est vrai, est-ce que cela compte? Je ne sache pas, d'ailleurs, que Racine ait été injurié par quelqu'un d'un peu intelligent depuis au moins quarante années. Les romantiques, qui, pour s'amuser, le traitaient de perruque et de polisson, lui ont tous fait amende honorable. Ce qui est vrai, c'est que le xviiie siècle a préféré Racine à Corneille; et ce qui semble vrai, c'est que notre siècle préfère Corneille à Racine. Mais c'est un compte difficile à établir, et peut-être quelques personnes se délectent à la lecture de Racine, qui ne le disent pas, n'en ayant point l'occasion. Seulement, il faut reconnaître que la prédilection pour Corneille est plus fréquemment avouée. Faut-il croire que les esprits de trempe héroïque sont plus nombreux que les autres? ou cette préférence est-elle un legs de l'école romantique, qui aimait Corneille pour ses inégalités, ses excès et ses inconsciences? La raison, quelle qu'elle soit, est sans doute la même qui fait qu'on préfère, au moins on le dit, Plaute à Térence, Michel-Ange à Raphaël, Bossuet à Fénelon, Hugo à Lamartine, etc., les forts aux doux, les excessifs ou les dissonants aux harmonieux.

C'est bien de préférer l'énergie et l'originalité saillante. Mais, dans quelques-unes des préférences de cette sorte, où ce qui représente le mieux le génie de notre race est mis au-dessous de ce qui le représente moins exactement, ne retrouverait-on pas la manie généreuse et bien française de faire bon marché de ce qui nous est propre pour embrasser ce qui porte un air extraordinaire? Il est vrai qu'il est assez difficile de dire ce que c'est que le génie de notre race, cette race étant fort composite: on croit voir assez bien pourtant ce qui n'est décidément pas dans l'essence de ce génie.

Or, Corneille n'est-il pas, par bien des côtés, dans notre littérature, un esprit excentrique, d'une complexion singulière, obscure pour nous comme elle semble l'avoir été pour lui-même? Il n'a presque point de tendresse; il a rarement la mesure, le bon sens, la vision nette de la vérité humaine. Si dans un jour heureux il n'eût écrit le Cid (et quelques scènes d'Horace et de Polyeucte), quelle âme étrange! et quel maniaque d'héroïsme emphatique et inhumain. Et croyez bien qu'il s'est repenti du Cid et qu'il l'aurait conçu autrement vingt ans plus tard. Une fille qui aime mieux son amant que son père (car c'est cela au fond), une fille dont la volonté est impuissante à étouffer la passion et qui reste sympathique par cela même, quel scandale! Mais il ne recommencera pas. Un instant, il nous montre la victoire d'un devoir incontestable (Horace), puis d'un devoir plus douteux (Polyeucte) sur la passion; mais bientôt cela ne lui suffit plus: ce qu'il exalte, c'est le triomphe de la volonté toute seule, ou tout au plus de la volonté appliquée à quelque devoir extraordinaire, inquiétant, atroce, et dans la conception duquel se retrouvent, avec la naïve et excessive estime des «grandeurs de chair» (Pascal), les idées de l'Astrée et de la Clélie sur la femme et les doctrines du xvie siècle sur la séparation de la morale politique et de l'autre morale. Auguste déjà, croyez-vous qu'il pardonne simplement par bonté? Non, mais un peu par politique et surtout par orgueil, pour jouir de sa volonté et parce que l'effort en est illustre aux yeux de l'univers: cela est dit vingt fois dans la pièce. Et Rodelinde (Pertharite), Dircé (Œdipe), Sophonisbe, Pulchérie, Bérénice, Camille (Othon), Eurydice (Suréna) etc., qu'aiment-elles et quelle gloire leur faut-il, sinon de prouver la force incommensurable de leur volonté par quelque sacrifice absurde et qui ne paraît point leur coûter, tant elles en sont payées par leur orgueil? Tous ces héros (et la plupart sont des héroïnes) ressemblent plus ou moins à ce surprenant Alidor de la Place Royale quittant sa maîtresse qu'il aime, sans but, sans raison, pour rien, pour le plaisir de se sentir fort. Si cela était possible, Corneille nous montrerait l'acte volontaire en soi, hors du monde des accidents, sans une matière où il s'applique, se prenant lui-même pour but. Est-ce forcer les mots que de voir dans ce poète de la volonté toute pure quelque chose comme le Kant du théâtre tragique? Cet homme qui, faisant à la Du Parc sa cour grondeuse, lui déclare superbement «qu'elle ne passera pour belle chez la race future qu'autant qu'il l'aura dit» (et qu'est-ce que cela pouvait bien faire à Marquise?), n'a jamais compris ni aimé la femme, qui est inconscience, faiblesse et charme. On sent chez lui une énergie qui vient du Nord: c'est bien le fils des hommes hardis et sombres descendus des mers gelées et qui jadis avaient occupé son pays avec le duc Rollon. Sous sa rhétorique romaine et sa subtilité espagnole, c'est un Danois des anciens âges, un Northmann, un homme de fer et de glace, un monstre, un barbare.

Racine est un Français de France. Il a la grâce, la raison harmonieuse, le bon sens, la sobriété, la vérité psychologique. C'est un grand signe pour lui d'avoir été hautement préféré par celui de nos siècles littéraires où nos qualités et nos défauts se sont le plus librement développés, ont le moins profondément subi l'influence des littératures anciennes ou étrangères.

J'imagine un temps, encore lointain, où, toutes les littératures ayant parcouru leur cycle naturel, le critique, accablé sous la masse énorme des choses écrites, serait obligé de ne retenir que les œuvres clairement caractéristiques des différents génies nationaux aux diverses époques: il me semble que l'œuvre de Racine aurait alors une autre importance et un autre intérêt que celle de son grand rival.

Je ne pense donc pas qu'il soit besoin de demander la permission d'admirer les tragédies de Racine. Et, si l'on aime tant son théâtre, je comprends peu qu'on étudie sa vie et son caractère dans un esprit de malveillance et de chicane.

M. Deschanel reproche durement à Racine ses deux lettres à MM. de Port-Royal, sa brouille avec Molière, les allusions à Corneille dans la préface de Britannicus, sa froideur en apprenant la mort de la Champmeslé, la prise de voile de ses filles, je ne sais quoi encore. Il parle d'«ingratitude», de «déloyauté», de «trahison», de «sécheresse de cœur». Ce sont là de bien gros mots. Passons en revue tous ces griefs.

Outre que la première faute de Racine (contre ses anciens maîtres) a été effacée par un repentir éclatant et courageux, n'y trouverait-on pas des circonstances atténuantes? Racine était fort jeune: après avoir failli mourir d'ennui chez son oncle le chanoine, il jetait sa gourme, il éclatait. Puis, nous ne pouvons être juges du degré de reconnaissance qu'il devait à MM. de Port-Royal. Les sept odes enfantines ne prouvent rien: savons-nous s'il avait toujours été si heureux parmi des hommes si graves et si hantés de la pensée du péché originel? De plus, peut-on soutenir que Nicole n'eût point visé particulièrement Racine en traitant les poètes d'empoisonneurs publics? Notez que Racine ne s'attaque qu'aux petits ridicules de ses maîtres et ne dit rien qui les déshonore. Et si Racine était peut-être le dernier à qui il fût permis d'avoir raison contre Port-Royal, n'est-ce pas, malgré tout, quelque chose d'avoir raison? Les deux lettres (la seconde non publiée, mais gardée en portefeuille par une faiblesse bien humaine) sont assurément regrettables: c'est beaucoup trop d'aller, en en parlant, jusqu'à l'indignation.

Sur sa brouille avec Molière, nous n'avons que la version de Lagrange, et qui n'entend qu'une cloche... Et si Racine enleva la Du Parc à Molière, c'est apparemment qu'elle le voulait bien. Il ne faut pas oublier que Molière se vengea en jouant sur son théâtre la Folle querelle de Subligny, et que plus tard les deux poètes se réconcilièrent, comme on le voit par le prologue de la Psyché de La Fontaine: cela prouve, sans doute, la bonté de Molière, que personne ne conteste; mais cela montre peut-être aussi que la conduite de Racine n'avait pas été si noire ni si impardonnable.

«L'allusion (malevolus poeta) n'est que trop claire, dit M. Deschanel à propos de la première préface de Britannicus. Voilà les petits côtés de l'humanité, même dans les grands hommes[31].» Mais ici les «petits côtés» sont aussi bien chez Corneille que chez Racine. C'est le vieux poète qui avait commencé, à ce qu'il semble. On dira que Racine devait tenir compte de la vieillesse de Corneille; mais pourquoi Corneille ne tenait-il point compte de la jeunesse de Racine?

Racine n'a qu'un mot très froid sur la mort de la Champmeslé; mais il était alors marié, père de famille, déjà vieux. La Champmeslé était pour lui «une ancienne», très ancienne. Et qui dira s'il n'en a pas senti et pensé plus long qu'il n'en a écrit? Nous savons d'ailleurs à peu près ce qu'avait été la Champmeslé. Si l'on s'indigne que sa mort n'ait pas plus troublé l'un des «six amants contents et non jaloux» que lui prête l'épigramme de Boileau, songeons qu'en revanche Racine avait l'air «à demi trépassé» à l'enterrement de la Du Parc. Et qu'avons-nous à nous mêler de ces affaires de cœur, sur lesquelles les lumières nous font presque absolument défaut?

Racine fait prendre le voile à quatre de ses filles. «Au temps de Louis XIV et de Bossuet, les parents n'égorgeaient plus leurs filles sur un autel; ils les mettaient au couvent... Racine lui-même ne s'en faisait pas faute... Le père, allant pleurer à chaque prise de voile, se croyait quitte envers sa sensibilité[32].» Cela est fort spirituel; mais d'abord deux des filles de Racine entrèrent au couvent et non pas quatre, et encore l'une des deux en sortit. Et puis, quelle raison avons-nous de croire, ou que Racine les ait peu pleurées, où même qu'il y eût lieu de les pleurer, et que nous devions nous attendrir sur elles comme sur des victimes? Qu'en savons-nous, je vous prie?

«Racine, qui avait flatté Mme de Montespan toute-puissante..., n'hésita pas à tourner ses adulations de l'autre côté, aussitôt qu'elle cessa d'être en faveur[33]» M. Deschanel parle encore ici d'«ingratitude[34]». Je ne me sens pas entièrement convaincu. Racine a eu tort de flatter Mme de Montespan s'il ne l'aimait pas: on ne saurait le blâmer d'avoir loué Mme de Maintenon, qui avait du goût pour lui, pour laquelle il semble avoir eu beaucoup d'affection, qui était pieuse à une époque où il était lui-même dévot, et qui, enfin, était peut-être plus femme qu'on ne croirait: ces personnes graves, décentes et avisées, ont parfois de grandes séductions. Il a fait sa cour à Mme de Montespan par intérêt et parce que c'était l'usage; il l'a faite à Mme de Maintenon par reconnaissance et sympathie: voilà donc son crime diminué de moitié. Les vers sur la disgrâce de «l'altière Vasthi» sont l'indispensable préambule du récit d'Esther: les contemporains y virent une allusion que peut-être le poète n'y avait pas mise.

On dirait vraiment que quelques-uns en veulent encore à Racine d'avoir fait Esther et Athalie et d'avoir été dévot dans ses dernières années au point d'aller tous les jours à la messe. Ou plutôt non; car Pierre Corneille a écrit Polyeucte, a traduit l'Imitation, a été marguillier de sa paroisse, et on ne lui en veut pas. Ce qui fait tort à Racine, c'est que son nom et son œuvre sont intimement liés au nom et au règne de Louis XIV et que beaucoup détestent aujourd'hui le Roi-Soleil, encore que ç'ait été un homme fort original, un roi sérieux et convaincu, et qui porta une sorte d'héroïsme dans l'exercice de ses fonctions et surtout dans la dure parade qui prit une bonne moitié de sa vie.

Il y a peut-être d'autres raisons. Bien en a pris aux jansénistes d'avoir haï les jésuites, et à Molière d'avoir haï les dévots et écrit le Tartufe: en vertu de quoi Molière est sacré, et ces huguenots honteux de jansénistes sont presque sympathiques. Mal en a pris à Racine d'avoir eu des torts envers ceux à qui il ne faut pas toucher, d'avoir raillé Port-Royal et offensé Molière. Ce sont choses qui ne se pardonnent pas. Pour ma part, j'en passerais bien d'autres à Racine. Tout compte fait et en dépit de ses faiblesses, il me paraît avoir été un fort honnête homme.

Il me semble, du reste, que tous ceux qui ont marqué dans notre littérature ont été par leurs mœurs, ou par leur probité, ou par leur bonté, ou tout au moins par leur générosité native, dans la bonne moyenne de cette pauvre humanité, ou sensiblement au-dessus. Et on peut le dire, je crois, même de Voltaire, tout compensé; même de Rousseau, si l'on tient compte de sa maladie mentale. Mais voilà! ce qu'on ne songe pas à reprocher au commun des mortels, soit parce qu'ils se cachent mieux ou que ce qu'ils font n'importe guère, on en fait un crime aux grands hommes: comme s'ils n'avaient pas droit à plus d'indulgence peut-être que nous; comme si le génie ne s'accompagnait pas souvent d'une exaspération de la sensibilité, laquelle nous fait faire tant de sottises! «On veut que le pauvre soit sans défaut!» disait Figaro. De même de certains grands hommes; et cela ferait honneur à ceux qui ont ces exigences, si ces mêmes censeurs ne passaient tout à d'autres grands hommes qu'ils trouvent plus à leur gré. Soyons équitables et doux pour tous les hommes de génie, et ne leur appliquons pas une mesure plus sévère qu'à nous-mêmes. Il faut avoir le cœur bien pur pour marchander son estime à Racine. Les hommes de génie n'ont pas tous été des saints? «Mais les bourgeois en font bien d'autres!» disait Flaubert en s'amusant; et il prêtait aux personnages les plus bonasses et de l'aspect le plus grave et le plus insignifiant des mœurs ultra-orientales. Et il y avait peut-être un fond de vérité dans cette boutade facile. «Pour parler net, dit M. Deschanel, Racine avait la sensibilité d'imagination; mais il semble avoir eu le cœur un peu sec[35].» Ainsi, pour se mettre à l'aise avec l'auteur de Bérénice, M. Deschanel distingue «la sensibilité des poètes», et l'autre, celle de tout le monde; et cette dernière, il la refuse, ou peu s'en faut, à Racine. Il faudrait savoir d'abord si la première de ces sensibilités ne suppose pas la seconde, et à un degré éminent, et n'en est pas la forme supérieure et l'expression souveraine. Mais je veux bien que la distinction subsiste: en quoi est-elle si fort à l'avantage du vulgaire?

L'homme de lettres, l'artiste, celui qui, par métier, observe, analyse et exprime ses propres sentiments et par là développe sa capacité de sentir, reçoit de tout ce qui le touche et, en général, du spectacle de la vie des impressions plus fortes et plus fines que le vulgaire: ce n'est pas là, j'imagine, une infériorité pour l'artiste, même en admettant que cette impressionnabilité excessive ne soit qu'un jeu divin, une duperie volontaire et intermittente et qui ne serve qu'à l'art.

Restent les émotions qui sont à la portée de tout le monde, qui peuvent être communes au «peuple» et aux «habiles». Je vois qu'ici et là elles sont inégales selon les individus; mais entre les deux groupes je ne vois d'autre différence bien tranchée, sinon que le peuple ne tire rien de son émotion et que l'artiste en tire des œuvres d'art. Cela suppose plus de réflexion et une sorte de dédoublement: cela suppose-t-il moins de sensibilité ou une sensibilité moins vraie? Sous le coup d'une grande douleur, telle que la perte ou la trahison d'une personne chèrement aimée, le simple est secoué tout entier, ne s'appartient plus, s'abandonne volontiers aux démonstrations bruyantes; mais souvent, s'il souffre avec violence, il se console avec rapidité. L'artiste, habitué à regarder, et pour qui toutes choses semblent «se transposer» et n'être plus, à un certain moment, «qu'une illusion à décrire»[36], observe malgré lui ce qu'il sent, n'en est pas possédé, démêle et se définit son propre état, trouve peut-être quelque «divertissement»[37] dans cette étude, et tantôt accueille la pensée que tout est muance et spectacle et que tout, par conséquent, est vanité, tantôt songe qu'il y a dans son cas quelque chose de commun à tous les hommes et aussi quelque chose d'original et de particulier qui, traduit, transformé par le travail de l'art, pourrait intéresser les autres comme un curieux échantillon d'humanité. Et peut-être qu'en effet cela lui est un allégement, mais souvent aussi cette étude lui fait découvrir et sentir de nouvelles raisons et de nouvelles manières, plus déliées, d'être malheureux. Il y a des résignations, même des ironies, singulièrement douloureuses.

Et quand bien même le simple souffrirait davantage, en quoi cela lui donnerait-il sur l'artiste la supériorité morale que paraît lui accorder M. Deschanel? Mais tout ce qu'on peut dire, c'est que les souffrances de l'un et de l'autre ne sont pas de la même espèce. En tout cas, je n'appellerai jamais «sensibilité à fleur de peau»[38] la sensibilité de l'auteur d'Andromaque. De ce que le poète aime et sent plus de choses, en conclurons-nous qu'il les sente moins fort? Le développement de la conscience psychologique emporte une certaine maîtrise de soi, mais non point peut-être une diminution de souffrance. Que si pourtant cette diminution s'ensuivait, pourquoi donc faudrait-il le regretter? En vérité, il n'est point si nécessaire de souffrir! Plût au ciel que tous les hommes fussent artistes et poètes, s'ils devaient être ainsi moins malheureux!

Si Racine n'a pas trop cruellement souffert dans sa vie si tourmentée, tant mieux pour lui! Et si sa souffrance s'est dissipée en chefs-d'œuvre, s'il a été insensible et dur au point d'écrire Phèdre et Bajazet, tant mieux pour nous!

II

M. Deschanel étudie particulièrement «la complexion d'éléments contraires» que nous offrent les tragédies de Racine, et c'est là qu'il voit surtout son originalité. Dans ces pièces il y a trois choses: «1º le sujet ancien imité, qui était formé déjà d'éléments divers; 2º les mœurs et les sentiments modernes combinés avec ce sujet ancien; 3º sous les formes et les modes propres à telle époque déterminée, la peinture de l'homme et de la femme tels que les ont faits la nature et la civilisation[39]

Comment Racine a été conduit à opérer ces savants mélanges, voici une page qui nous l'apprend:

Telles étaient les conditions de l'œuvre dramatique à cette époque: pour le fond, l'influence de la Renaissance gréco-latine avait décidément triomphé; on était voué aux sujets anciens; quant à la forme, celle de la tragi-comédie, depuis l'aventure du Cid, ayant été écartée comme peu compatible avec les fameuses règles des trois unités (?), il ne restait que la tragédie toute pure. Le problème posé devant Racine était donc celui-ci: d'une part, chercher à faire les pièces les plus agréables au public contemporain: d'autre part, ne traiter que des sujets anciens ou étrangers... Puisque la voie n'était vraiment ouverte et libre que du côté de l'antiquité, la difficulté était de rendre cette antiquité intelligible et acceptable à la société du temps de Louis XIV et à la cour, qui donnait le ton. Le poète ne pouvait donc produire que des œuvres mixtes, d'ordre composite, à peu près comme sont en architecture les édifices de la Renaissance, mi-partis du génie ancien et du génie moderne, au reste n'en ayant peut-être que plus de charme pour les esprits cultivés et subtils, épris, tout à tour ou en même temps, de toutes les modulations de la beauté[40].

Ces «modulations» diverses, M. Deschanel les démêle dans chaque tragédie avec une extrême finesse. Mais, avant d'aborder celle de ses théories qui s'applique à tout le théâtre de Racine, je ne puis m'empêcher de signaler au passage telle observation de détail un peu trop ingénieuse à mon gré. Par exemple, bien qu'il comprenne le romantisme à la façon de Stendhal, M. Deschanel n'en reste pas moins hanté par le romantisme des poètes de 1830 et croit en retrouver les caractères chez nos classiques. De là quelques assertions imprévues. Après avoir entendu «romantisme» au sens d' «originalité», il entend de nouveau, sans le dire, «originalité» au sens de «romantisme»; et il semble que cette confusion, volontaire ou non, joue à sa critique plus d'un méchant tour.

Toute la pièce, dit-il d'Andromaque, est, à vrai dire, une comédie tragique; et cette comédie résulte des flux et reflux continuels de ces trois amours contrariés. Andromaque pourrait se nommer à juste titre la tragi-comédie de l'amour. L'auteur du Cid avait fait des tragi-comédies en le disant; Racine en fait sans le dire, et d'autre sorte. Or ce mélange est un des caractères du romantisme[41].

De «mélange», je n'en vois point, et il me paraît bien qu'il y a là une équivoque. De ce qu'une passion développée dans une tragédie pourrait, si l'on baisse un peu le ton, faire l'objet d'une comédie, s'ensuit-il que la tragédie où cette passion se déroule soit un «mélange» de comique et de tragique et, par suite, une œuvre romantique? À ce compte, la tragédie toute pure n'admettrait guère l'amour qu'au moment où il verse le sang, parce qu'alors seulement il devrait être réputé tragique. Tant qu'il ne tue pas, quelle que soit d'ailleurs sa violence, il appartiendrait à la comédie. Si Andromaque est une «comédie tragique» parce qu'elle admet l'amour, passion comique sauf le degré ou les conséquences, et si «à tel passage on peut presque se figurer qu'on lit le Dépit amoureux»[42], le Malade imaginaire, qui admet l'ambition, passion tragique sauf les conséquences ou le degré, pourra donc être appelé tragédie comique, et peut-être qu'«à tel passage on pourra se figurer qu'on lit» Britannicus. (Au fait, il n'y a guère de différence de nature entre Béline et Agrippine.) Dès lors il n'y aura pas de tragédie ni de comédie de caractère qui ne puisse être qualifiée de romantique; car dans toutes on trouvera à la fois du comique et du tragique, toutes puisant au même fonds, qui est la vie humaine, et n'y ayant point de vice ou de passion qui ne puisse faire tour à tour sourire et trembler. Dire que telle tragédie de Racine est une comédie, c'est aussi vrai que de dire que telle comédie de Molière est une tragédie. C'est peut-être vrai si l'on considère l'effet produit sur certains auditeurs et si l'on fait abstraction de la forme; mais ici justement la forme est tout, presque tout, et l'on ne saurait baptiser «romantiques» les œuvres de nos classiques qui peuvent prêter à ces remarques; car ni le degré inférieur du tragique n'équivaut au comique, ni le degré supérieur du comique n'équivaut au tragique. Et enfin, que la distinction des genres soit légitime ou non, on ne peut nier que Racine, comme Molière, ne l'ait très soigneusement observée.

Naturellement, ce qui, dans les Plaideurs, paraît romantique à M. Deschanel, c'est la versification. Et il est vrai qu'on ne saurait la souhaiter plus souple ni plus hardie. Mais on aurait le droit de contester la justesse de quelques-uns des rapprochements que les vers des Plaideurs suggèrent à M. Deschanel.

Que de fois, il y a cinquante ans, on a cité comme choses phénoménales tel ou tel enjambement de Victor Hugo! par exemple, au second vers d'Hernani, la duègne entendant frapper à la porte secrète:

Serait-ce déjà lui? C'est bien à l'escalier
Dérobé?

Que n'a-t-on pas dit sur ce rejet-là? Eh bien! nous en avons ici un tout pareil:

Mais j'aperçois venir madame la comtesse
De Pimbesche[43].

Mais qui ne voit que le mot qui enjambe ici «de Pimbesche», a une grande importance, une valeur pittoresque et comique, tandis que l'épithète «dérobé» n'en a absolument aucune?

«Tout cela n'est pas mis au hasard,» dit M. Deschanel parlant des libertés de la versification de Racine. Mais justement, bien des libertés semblent prises au hasard dans la versification romantique.

Il arrive, du reste, à M. Deschanel d'appeler romantiques des vers de coupe parfaitement classique.

Tantôt, dit-il, le poète déplace la césure:

Mais sans argent | l'honneur n'est qu'une maladie.

Tantôt il met la césure après les trois premières syllabes:

C'est dommage: | il avait le cœur trop au métier,

etc., etc.[44]

Mais on trouve des vers de ce genre tant qu'on en veut chez tous nos classiques! Ce n'est point chez eux une loi absolue que le principal repos soit après la sixième syllabe: il leur suffit souvent que cette syllabe soit nettement accentuée.

Et qu'y a-t-il de romantique dans Britannicus? D'abord le récit de l'enlèvement de Junie. «La peinture de cet attentat a fourni au poète des vers d'un coloris charmant et romantique[45].» Je relis le morceau et j'y cherche ce romantisme.

Belle sans ornement, dans le simple appareil
D'une beauté qu'on vient d'arracher au sommeil.

Mais ce sont là des vers classiques s'il en fût jamais. C'est «en chemise» qui serait romantique!

...Et le farouche aspect de ses fiers ravisseurs
Relevait de ses yeux les timides douceurs.

Mais ces deux vers sont composés de mots abstraits: «aspect», «fiers» (qui est un latinisme et fait double emploi avec «farouches»,) «relevait», «timides douceurs»; quoi de plus classique?

Romantique encore, la scène où Néron se cache derrière un rideau. Pourquoi? parce que c'est «un moyen de comédie dont l'effet est tragique», par suite «un mélange tragi-comique»[46]. On cherche comment. Apparemment une situation n'est jamais comique ou tragique en elle-même, mais bien par l'effet qu'elle produit; et, si le stratagème de Néron fait souffrir et trembler, comment serait-ce «un moyen de comédie»?

La preuve que Britannicus n'est pas si romantique que le veut par endroits M. Deschanel, et même ne l'est pas du tout, c'est que, dans une page fort intéressante, il essaye d'imaginer ce que deviendrait le même sujet traité dans la forme romantique: on assisterait aux expériences de Locuste, au banquet où Britannicus est empoisonné. À la vérité, je ne vois pas trop pourquoi M. Deschanel condamne d'emblée cette conception du drame: tout dépendrait de l'exécution, qui pourrait être bonne ou mauvaise. Mais enfin, cela prouve que, pour M. Deschanel lui-même, «romantique» a par moments un sens très déterminé et qui s'oppose à «classique». Ainsi, tandis qu'ailleurs il voit dans le romantisme l'originalité suprême et l'exalte à ce titre, il le prend ici pour une des formes du théâtre au xixe siècle et n'en fait pas grand état. Il loue même Racine d'avoir simplifié Néron selon la méthode classique, d'avoir négligé plusieurs des aspects de ce personnage «peint avec tant de verve et de brio par M. Renan»[47]. (Je crois que ce mot de brio, soit dit en passant, choquerait un peu l'auteur de l'Antéchrist, et qu'il n'accepterait pas le compliment.) Pour moi, le Néron de Racine me plaît fort et me semble d'une grande vérité historique et humaine; mais le fou naissant et le cabotin paraîtraient un peu plus chez lui, que je ne m'en plaindrais pas.

Il faut savoir gré à M. Deschanel de n'avoir pas découvert le moindre romantisme dans Bérénice. Mais son sentiment sur la valeur de l'œuvre manque peut-être de netteté. Il déclare à trois ou quatre reprises que la pièce est «très faible» parce qu'elle manque d'action; mais il l'appelle d'autre part «une charmante tragi-comédie»[48], y trouve «sensibilité, éloquence familière et poétique, grâce pénétrante»[49], et dit qu'elle est «bien étonnante et filée avec un art infini»[50]. Comment une pièce peut-elle être à la fois si faible et si charmante?

Ce qu'il y a de romantique, au meilleur sens du mot (qui n'est pas le plus juste), dans Bajazet, c'est l'intelligence de l'histoire et de la couleur locale, et c'est aussi la grande tuerie du cinquième acte. Je ne sais si M. Deschanel n'exagère pas un peu la turquerie de la pièce. La «couleur locale» chez Racine est un point sur lequel on reviendra et qui veut être traité dans des réflexions d'ensemble sur son théâtre. Mais, puisque l'ingénieux critique était en train, il aurait bien pu soutenir que Bajazet est tout aussi Turc que les autres. Bajazet veut bien mentir jusqu'à un certain point, mais non au delà; il ne veut pas épouser une esclave par force; il a le mépris absolu de la mort: tout cela fait un mélange intéressant, très humain, très oriental aussi si l'on veut; mais il faut le vouloir.

Et Mithridate, pourquoi romantique? Parce que Mithridate est à la fois un grand guerrier, un grand politique et un vieillard amoureux, jaloux, cruel, astucieux, et «qui plaide le faux pour savoir le vrai» dans des scènes «tragi-comiques[51]». Et voilà maintenant que «romantisme» est synonyme de complexité des caractères.

Mais, d'autre part, le romantisme est aussi (que n'est-il pas?) «la forme la plus actuelle de l'art, par conséquent l'appropriation des sujets anciens aux publics modernes, l'adaptation des faits d'autrefois aux croyances et aux sentiments présents»[52]. Donc Euripide a fait œuvre romantique en traitant le sujet d'Iphigénie de manière à plaire aux Athéniens de son temps, et Racine en le traitant de la façon la plus agréable aux hommes du xviie siècle.

Il me semble qu'ici M. Deschanel avait une belle occasion de revenir au vrai sens du mot «romantisme» et de montrer qu'Ériphile est déjà, sauf le style, un personnage dramatique comme on les aimait aux environs de 1830. Ériphile ignore sa naissance, elle est sans nom, tout comme Didier et Antony. Elle est, comme eux, en insurrection contre la société. Comme eux, elle croit qu'un destin implacable la poursuit, qu'elle est une créature fatale et qui porte avec elle le malheur partout où elle va:

Le ciel s'est fait sans doute une joie inhumaine
À rassembler sur moi tous les traits de sa haine, etc.[53].

Son amour est d'espèce sombre et farouche comme ses autres sentiments. C'est parce que Achille a brûlé sa ville et l'a emportée elle-même comme une proie dans ses «bras ensanglantés», c'est pour cela qu'elle l'aime, et d'un amour furieux et qui la poussera au crime. D'ailleurs prête à la mort, y songeant dès la première scène, mélancolique jusqu'au désespoir, mais superbe encore et révoltée au moment même où elle cède à son destin.

Je périrai, Doris, et par une mort prompte
Dans la nuit du tombeau j'enfermerai ma honte,
Sans chercher des parents si longtemps ignorés
Et que ma folle amour a trop déshonorés, etc.[54].

Qu'est-elle qu'une bâtarde romantique, une sœur enragée de Didier, moins rêveuse et plus violente? M. Jean Richepin verrait en elle une quasi Touranienne et l'appellerait sa grand'mère. Il ne serait pas impossible, avec un peu d'art, de soutenir ce badinage.

M. Deschanel démonte avec beaucoup d'adresse l'admirable tragédie de Phèdre, nous fait toucher du doigt comment elle est composée, ce qu'elle garde d'Euripide et de Sénèque, ce que Racine y a mis du sien. «L'édifice a trois étages, trois ordres, dont les provenances diverses s'accusent dans la conception et dans le style: l'ordre attique, l'ordre romain, l'ordre français; je dis trois ordres de poésie et de civilisation[55].» Est-il vrai que les provenances diverses des trois ordres «s'accusent dans la conception et dans le style»? Car alors comment se fait-il que l'œuvre soit aussi harmonieuse?

Naturellement cette complexité d'éléments, leur appropriation au goût du xviie siècle paraît à M. Deschanel le comble du romantisme.

Notez qu'Euripide le premier avait été romantique en introduisant dans la tragédie les passions de l'amour[56]. Le style même d'Euripide est déjà romantique. En voulez-vous un exemple? On connaît la mystique invocation d'Hippolyte à Artémis, ce chant vraiment pieux et dont le ton rappelle celui des cantiques à la sainte Vierge: «...Ô ma souveraine, je t'offre cette couronne cueillie et tressée de mes mains dans une fraîche prairie, que jamais le pâtre et ses troupeaux ni le tranchant de fer n'ont osé toucher, où l'abeille seule au printemps voltige, et que la Pudeur arrose de ses eaux limpides, etc.» Cette image (la Pudeur et ses eaux limpides), M. Deschanel la déclare «étincelante de fraîcheur romantique»[57]. Pourquoi romantique? Est-ce parce que l'image est incohérente? J'avoue d'ailleurs qu'ici mon admiration hésite: qu'est-ce que les eaux de la Pudeur? Pour un peu, je me rangerais au sentiment des érudits qui veulent lire Ηὡς au lieu de Αἱδὡς. Les pleurs de l'Aurore, c'est devenu bien banal; mais ce ne l'a pas toujours été, et au moins cela s'entend.

Esther, histoire de sérail, conte des Mille et une nuits, conte naïf, sanglant et par endroits sensuel, transformé par Racine en une tragédie élégiaque et pieuse, propre à être jouée dans un couvent par de petites pensionnaires, est assurément une œuvre singulière, étrangement complexe, avec ses «couleurs contrariées et harmoniques» comme dans un «merveilleux tapis d'Orient copié par les Gobelins»[58]. Mais enfin la variété des éléments d'une œuvre et le romantisme, est-ce donc une seule et même chose[59]? Du moins cela saute-t-il assez aux yeux pour se passer d'explication?—Dépêchons-nous de dire que M. Deschanel n'a, du reste, rien écrit de plus spirituel ni de plus amusant que l'histoire des représentations d'Esther.

Athalie, dit M. Deschanel, est pleine «d'effets et de contrastes romantiques»[60]. Les contrastes se réduisent, ce me semble, à celui de la forme et du fond, à celui que fait «la férocité singulière» du sujet avec «les draperies éclatantes d'un style prestigieux et les couleurs de la poésie religieuse la plus sublime».—Athalie est encore romantique parce que la pièce est tirée de la Bible et que la Bible est éminemment romantique[61]. Pourquoi? Apparemment parce que la Bible contient l'histoire et la littérature d'un peuple d'Orient et que le chef du romantisme a fait des Orientales.

Pourtant M. Deschanel a besoin d'un effort pour goûter Athalie, à cause du fanatisme monarchique et religieux qui est l'âme de cette tragédie. Mais il goûtait fort Mithridate parce que Mithridate est bien un roi d'Orient; il devrait donc goûter Joad parce que Joad, malgré quelques atténuations, est bien un prêtre juif. D'où vient que la vérité historique qui, là, lui paraissait chose romantique et par suite admirable—ou chose admirable et par suite romantique (car il hésite entre les deux vues)—n'excite point ici son enthousiasme? Est-ce que par hasard Mithridate vaut beaucoup mieux, moralement, que Joad? et serions-nous plus enchantés de heurter l'un que l'autre dans la vie réelle?

Serait-ce point qu'Athalie est une tragédie cléricale? Mais il n'a jamais été nécessaire, pour aimer un drame, de partager les croyances de ses personnages. On peut même ne sympathiser pleinement avec aucun et cependant être ému et admirer. Il suffit qu'ils aient, dans leur ordre, de la vérité, de la grandeur, de la beauté. Quand j'irais, comme Voltaire un jour, jusqu'à préférer secrètement la vieille Athalie, cette Elisabeth, cette Catherine, cette terrible femme qui porte si fièrement ses vengeances politiques et qui a, du reste, des retours de faiblesse féminine et presque de tendresse, je n'en serais peut-être pas moins subjugué par la grande allure de Joad, par sa foi absolue, par son impérieux et héroïque dévoûment à cette foi. Remarquez que Joad est ou se croit profondément désintéressé, qu'il s'imagine travailler pour Dieu et agir sous son inspiration, que, si j'entends bien la magnifique scène de la prophétie, il sacrifie à ce Dieu la vie de son propre enfant et que la vision du meurtre de Zacharie ne l'empêche point de faire ce qu'il croit être son devoir dans le présent.—Les fanatiques sont gens fort curieux, surtout dans un drame, où l'on n'a rien à craindre de leur manie.

Et si d'aventure ni Athalie ni Joad ne nous sont sympathiques, qu'importe enfin? Je ne suis pas loin de penser qu'il n'y a que la foule qui ait besoin, au théâtre, de s'intéresser, comme elle le ferait dans la réalité, aux entreprises d'un personnage ou d'un groupe, de prendre parti pour l'un ou l'autre camp. Ce qui est toujours suffisamment «sympathique» en art, c'est la manifestation éclatante d'une passion ou d'une énergie humaine.

Jéhovah vous semble horrible? Et les dieux qui ordonnaient l'immolation d'Iphigénie et qui soulevaient la colère de Lucrèce étaient-ils donc si aimables? Et faut-il un bien plus grand effort pour entrer dans le sujet d'Athalie que dans celui d'Iphigénie en Aulide?

J'ai voulu relever les principaux abus que fait M. Deschanel du mot «romantisme». C'est chose affligeante de voir un ouvrage si ingénieux gâté à ce point par un parti pris qu'on a peine à s'expliquer. Dans ses conclusions, M. Deschanel s'exprime plus nettement que partout ailleurs sur sa bizarre théorie et nous prête par là, semble-t-il, les meilleures armes pour la repousser. Il définit l'essence du romantisme «l'amalgame du passé avec le présent et du présent avec le passé»[62]. «Une définition plus étroite du romantisme en exclurait, dit-il, Shakspeare, Guilhem de Castro, Dante, le théâtre grec, la Bible.» Je demande en toute simplicité d'âme: Qu'est-ce que cela ferait? et n'êtes-vous pas la victime (trop volontaire) d'une confusion dont vous jouissez, sans doute parce qu'elle pique la curiosité de votre public? De ce que la littérature romantique, qui est bien connue, encore proche de nous et assez facile à délimiter sinon à définir, a pu s'inspirer de Shakspeare, de Dante et des poètes grecs, juifs et espagnols, s'ensuit-il que tous ces poètes doivent être appelés romantiques? Sophisme d'autant plus surprenant que M. Deschanel saisit fort bien les éléments du romantisme tel qu'il a fleuri dans des œuvres que tout le monde peut nommer. Il y a, suivant lui, une première façon, la vraie, de concevoir le romantisme (c'est de le considérer comme l'amalgame du présent et du passé), et une seconde définition qui le fait consister dans «le mélange du tragique et du comique, le retour aux sujets modernes, le joug des trois unités secoué, le vers assoupli, le lyrisme ou la familiarité du style». Il appelle cela «une manière moins large»[63] d'entendre le romantisme. Mais qui ne voit que c'est là une manière essentiellement différente, qui n'a rien de commun avec la première, et que l'une ne peut, en aucun cas, être substituée à l'autre?

III

On a vu que ce qui ravit surtout M. Deschanel, c'est la complexité des éléments du théâtre de Racine. Chacune de ses pièces nous offre un sujet antique ou exotique approprié au goût des contemporains de Louis XIV et par suite nous présente à la fois l'homme des temps lointains ou des «pays étranges», l'homme du xviie siècle et l'homme de tous les temps.

Éliminons l'homme de tous les temps, qui est aussi bien de l'antiquité que du xviie siècle. Restent en présence et peut-être en opposition, dans la plupart des personnages, l'homme de l'antiquité grecque ou romaine et l'homme du temps de Louis XIV. Ce désaccord intime est par moments évident et souvent prodigieux, au moins dans certaines pièces. Il y a parfois deux ou trois mille ans, un abîme, entre les actions de tel personnage et ses mœurs, ses manières, ses discours.

Pyrrhus est un sauvage, un brûleur de villes, un tueur de vieillards, de jeunes filles et d'enfants. Hermione, au quatrième acte, lui jette ses exploits à la face. «Je vous aime; épousez-moi, ou j'égorge votre fils», c'est le fond de ses discours à Andromaque. Mais d'autre part Pyrrhus est poli, galant, «honnête homme». Les contemporains eux-mêmes sentaient cette contradiction: les uns trouvaient Pyrrhus trop doucereux, les autres trop violent (Voy. la Folle querelle). De même, Oreste a tué sa mère et va tuer Pyrrhus. Cela ne l'empêche point de s'exprimer comme auraient pu faire Guiche et Lauzun en soignant leur style.

Dans Britannicus, il n'y a point de désaccord de ce genre. La marque du principal personnage, c'est justement d'être un criminel fort civilisé, très spirituel et très fin. Agrippine n'est pas plus invraisemblable que Catherine de Médicis ou Christine de Suède, qui étaient des femmes bien élevées et de grande tenue. D'ailleurs il s'agit ici de crimes surtout politiques, et la tradition n'en était point encore perdue. Enfin, Agrippine et Néron appartiennent à une civilisation que nous n'avons aucune peine à nous représenter et qui différait assez peu de la nôtre pour que Racine ait pu leur prêter le langage et les manières de son temps sans commettre un trop grave contresens.

Dans Bérénice, l'harmonie est parfaite entre les mœurs et les actions: est-ce pour cela que M. Deschanel trouve la pièce si faible?

«Et vous croyez que ce sont là des Turcs?» disait le vieux Corneille en voyant jouer Bajazet, et peut-être qu'en effet, si Roxane agit et sent a peu près comme une femme de harem, Acomat comme un vizir, et parfois Bajazet comme un homme d'Orient, leur allure et leur langage n'ont pas grand'chose de turc pour des esprits non prévenus.

Mithridate a l'habitude d'étrangler ses femmes pour s'assurer de leur fidélité. Voyez comme ces choses-là sont dites en termes élégants:

Tu sais combien de fois ses jalouses tendresses
Ont pris soin d'assurer la mort de ses maîtresses[64].
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Vous dépendez ici d'une main violente
Que le sang le plus cher rarement épouvante,
Et je n'ose vous dire à quelle cruauté
Mithridate jaloux s'est souvent emporté[65].

Ajoutez que Mithridate a plusieurs fois la pensée de tuer ses fils, Racine a enregistré fidèlement les actes les plus significatifs que lui attribue l'histoire: a-t-il senti l'abîme creusé par ces faits et gestes entre le roi du Pont et un prince occidental du xviie siècle? A-t-il eu la vision nette de ce que pouvait être un roi d'Asie Mineure il y a quelque deux mille ans? Pour Racine, Mithridate n'est pas seulement un grand homme, mais, tout compensé, un «honnête homme», quelque chose comme le grand Condé amoureux à soixante-dix ans et luttant contre les Romains.

Dans Iphigénie, c'est un sacrifice humain que l'on discute en si beau style. Achille, ce gentilhomme, dans les sacs de ville, enlève les filles et les porte lui-même, à bras-le-corps, dans son vaisseau. Les actions sont de mille ans avant l'ère chrétienne; les manières sont de dix-sept siècles après.

Phèdre est d'une infinie délicatesse morale, et Aricie d'une ravissante coquetterie. Assurément elles ne sentent ni ne parlent comme dans un temps où l'on pouvait être petite-fille du Soleil et fille du Juge des morts (Phèdre) ou petite fille de la Terre (Aricie), et où le dieu des mers mettait des monstres à la disposition de ses amis. Toute cette mythologie fait un singulier mélange avec le raffinement d'esprit et de conscience de la plus troublante des femmes de Racine.

Il n'y a pas dans Athalie de contrastes de cette force; mais Esther est bien étonnante. Assuérus est un roi d'Orient, aussi polygame qu'on le puisse être; ses eunuques lui recrutent partout de belles filles, et, quand elles ont mariné six mois dans la myrrhe et six autres mois dans les aromates, on les introduit chez le roi... Or c'est là la matière du charmant et chaste récit du premier acte.—Esther est une Juive féroce qui se venge en faisant massacrer soixante-quinze mille Persans: Racine l'a transformée en colombe gémissante, et ce vers d'Assuérus passe inaperçu:

Je leur livre le sang de tous leurs ennemis.

En résumé, dans la moitié des tragédies de Racine, les actions et les mœurs ne sont pas du même temps. Il se peut que ce contraste même ravisse certains lecteurs, justement parce qu'il échappe à première vue et qu'on se sait gré de le découvrir, parce que Racine peut-être ne s'en doutait pas toujours, et qu'on se croit beaucoup d'esprit de démêler ce dont il n'avait pas conscience. Mais pourtant, si cette contradiction est réelle, il doit s'ensuivre que la plupart des personnages de Racine sont faux, essentiellement et irrémédiablement faux. Qui oserait le soutenir? Comment donc arranger cela?

Ce n'est rien arranger du tout que de dire blanc après avoir dit noir. M. Deschanel, qui s'applique à relever ces contrastes, défend ailleurs la vérité historique des principales figures de ce théâtre. Eh bien, non! les personnages d'Andromaque et d'Iphigénie et de Phèdre ne sont point des gens des temps héroïques; non, Mithridate ni Assuérus ne sont point des rois d'Orient, et les Romains de Bérénice ou même de Britannicus sont Français plus qu'à demi, et, en admettant que ce soit une nécessité absolue du drame que les personnages anciens y soient toujours en partie modernisés, ils le sont ici jusqu'à l'excès. Il faut bien reconnaître qu'au temps de Racine on n'avait pas, au même degré qu'aujourd'hui, l'intelligence du passé, le sentiment et le goût de l'exotique, la notion de la variété profonde des types humains. Néanmoins Racine connaît assez bien l'histoire, entrevoit la différence des milieux et des civilisations et comment ces différences se trahissent dans le caractère des hommes[66]; et tout cela, il cherche à le reproduire exactement; mais, comme il étudie exclusivement le mécanisme des sentiments et des passions et élimine de parti pris presque tout le pittoresque de la vie humaine, sa «couleur locale» reste tout intérieure, toute psychologique, et est, par suite, moins saisissante: car c'est peut-être surtout par le détail des mœurs et des habitudes extérieures que se différencient les hommes des diverses époques et des divers milieux. Les personnages les plus exotiques, vrais au fond, ont donc l'air de contemporains de Louis XIV, qui (avec le même langage et la même allure que les gentilshommes de cette époque) auraient seulement en plus quelques sentiments extraordinaires et originaux.

On voit déjà qu'ils ne sont pas entièrement faux. Serait-il possible de montrer sous quel jour ils peuvent paraître entièrement vrais, même quand leurs actes ont des siècles de plus que leurs manières?

Remarquons d'abord qu'un contraste de ce genre doit forcément se rencontrer, plus ou moins accusé, dans toute tragédie. Car la tragédie vit d'actions excessivement violentes et brutales, de celles qu'on accomplit dans les moments où l'on redevient le pareil des fauves ou des hommes qui ont vécu aux époques primitives. Et, d'autre part, comme on veut que la forme soit belle, les personnages de la tragédie doivent parler le langage le plus savant, le plus élégant, le plus propre à nous plaire, à nous chez qui la brute est généralement endormie ou n'est plus capable de tels excès, et qui pouvons nous demander s'il est possible qu'elle se réveille chez des hommes si bien parlants. À ce compte, la tragédie serait un genre radicalement faux. Mais quel genre resterait debout? C'est ici une convention nécessaire, que les acteurs, tout en agissant souvent comme des fous furieux, continuent de parler comme Euripide et Sophocle, quand Sophocle et Euripide s'appliquent à bien parler.

Mais, après tout, est-ce là une convention si forte? Il arrive parfois (et la tragédie n'exprime que des passions exceptionnelles au moins par leur degré) que sous l'homme civilisé surgisse un sauvage poussé par la force aveugle des nerfs et du sang. La tragédie (comme l'art en général) ne fait qu'accentuer les traits; elle ne fait qu'exagérer parfois la distance entre ces deux hommes qui sont en nous. Le théâtre de Racine nous présente des hommes parfaitement élevés et diserts qui, à certaines heures, en dépit de leur politesse et de leur élégance, font des choses atroces. Cela ne s'est-il donc jamais vu? En un sens, rien de plus vrai ni de plus philosophique que la tragédie, qui nous montre les forces élémentaires, les instincts primitifs déchaînés sous la plus fine culture intellectuelle et morale.

Ce qui contribue encore à la vérité de ce théâtre, c'est que, si l'on fait abstraction des noms royaux ou mythologiques et des dénouements (meurtre, folie, suicide), les situations, au contraire de celles de Corneille, y sont assez communes et prises dans le train habituel de la vie: c'est une remarque qu'on a souvent faite. Un homme entre deux femmes (Andromaque, Bajazet), un amant qui se sépare de sa maîtresse pour des raisons de convenance (Bérénice), la lutte entre deux frères de lits différents ou entre une mère ambitieuse et un fils émancipé (Britannicus), un père rival de son fils (Mithridate), même une femme amoureuse de son beau-fils (Phèdre), ce sont là des choses qui se voient, des situations où nous pouvons, un beau jour, nous trouver impliqués. (Notons que la situation même d'Athalie, si elle ne peut aussi facilement se transposer, n'est pas extrêmement rare entre rois.) Il suit de là qu'il ne faut point un grand effort pour sympathiser avec les personnages de Racine, que nous nous sentons de plain-pied avec eux; que c'est nous, mieux parlants et plus agités, que nous voyons souffrir et pleurer sous leur masque élégant et tragique. Ce sont nos passions possibles, sauf l'intensité et les conséquences extrêmes, que nous avons sous les yeux. Et les détails étranges et sanglants empruntés à l'histoire ou à la légende s'effacent ou n'ont plus qu'une valeur symbolique. On ne les prend plus au pied de la lettre, mais comme les signes d'une situation; on les oublie presque pour ne s'attacher qu'à ce qu'il y a de tristement éternel et d'applicable à nous chétifs dans ces peintures typiques du drame des passions humaines.

L'œuvre si compliquée de Racine offre une autre contradiction apparente. «Nous avons sous les yeux, dit M. Deschanel[67], une Hermione bouleversée par toutes les tempêtes de l'amour, et cependant il semble qu'il y ait en elle un La Rochefoucauld pénétrant qui observe ces agitations et qui les démêle en les exprimant, pareil à cet artiste qui, dit-on, afin d'étudier la tempête sans être emporté par elle, se fit attacher au mât du vaisseau.» Ce que M. Deschanel dit là d'Hermione peut s'appliquer à bien d'autres. Or, n'y a-t-il pas là une convention trop forte? Le sang-froid, la netteté de vue qu'implique une pareille connaissance des secrets de son âme n'est-elle pas incompatible avec l'emportement aveugle de la passion? et s'analyse-t-on si bien au moment où l'on perd la tête?

Si c'est une convention, reconnaissons d'abord qu'elle vaut largement ce qu'elle coûte. Les personnages sont ainsi d'une clarté qui ne laisse rien à désirer; aucun de leurs mobiles ne nous échappe; aucun anneau ne se dérobe dans la chaîne serrée de leurs sentiments et de leurs états de conscience. Je sais qu'on se passe aujourd'hui volontiers de cette clarté suprême. On respecte mieux la part d'inconscient et d'inexpliqué qui est dans l'homme. La névrose et ses mystères ont parfois dispensé nos contemporains de présenter le développement suivi d'un caractère ou d'une passion. Il est possible que ces solutions de continuité et ces trous, bien ménagés, donnent plus exactement l'impression de la réalité énigmatique; mais on peut croire que ce n'est point un art inférieur que celui qui cherche à rendre la réalité plus claire et plus logique.

Mais, outre que la convention adoptée par Racine est assurément légitime, on peut même douter que ce soit toujours une convention. Le phénomène moral qui consiste à céder à sa passion tandis qu'on l'observe et qu'on sait où elle vous conduit, la conscience parfaite et minutieuse dans le mal, dans le consentement à la passion funeste, n'est point rare chez les hommes extrêmement civilisés, à une époque où la sensibilité est plus fine, l'intelligence plus aiguisée et la volonté moins vigoureuse. Le désenchantement, fruit de la science, ne préserve point de la folie, ou même y pousse. On sait que l'on subit une force mauvaise, que l'on déchoit, que l'on se perd, et l'on ne s'en perd pas moins. Le rôle de Phèdre en est le plus remarquable exemple. Sauf la complaisance satanique dans le péché, qui est chose de nos jours et peut-être factice, c'est déjà l'état d'âme décrit par un poète qui a bien connu certains sentiments bizarres:

Tête à tête, sombre et limpide,
Qu'un cœur devenu son miroir!
Puits de vérité, clair et noir,
Où tremble une étoile livide,
Un phare ironique, infernal,
Flambeau des grâces sataniques,
Soulagement et gloires uniques:
La conscience dans le mal[68].

Pour ces raisons, le théâtre de Racine (toujours au rebours de celui de Corneille) nous laisse sous l'impression d'une fatalité inéluctable: il n'a rien d'«édifiant», rien d'un enseignement par la «morale en action». On y sent sous la forme élégante la violence des passions irrésistibles. Les innocents sont généralement sacrifiés (ainsi va le monde); si les coupables sont punis, c'est toujours de leurs propres mains, et l'horreur qu'ils auraient pu inspirer se tourne en compassion. D'où une troisième espèce d'impression contradictoire: les criminels ne sont nullement odieux, et peu s'en faut qu'ils ne soient sympathiques et ne semblent plus à plaindre que leurs victimes. Néron même, Néron jeune, amoureux et jaloux, sans le meurtre du cinquième acte, on se demande si l'on pourrait le prendre en haine. Pour Hermione, Roxane, Ériphile, Phèdre, elles aiment, elles souffrent, elles s'expriment comme des anges, elles sont prêtes à mourir: comment ne les-aimerait-on pas? Phèdre est adorable, et ce n'est pas moi qui la tiens absolument innocente, mais le sévère Boileau, qui parle de sa douleur vertueuse[69] et qui la déclare «perfide et incestueuse malgré soi». Et en effet, c'est la nourrice damnée qui fait tout; Phèdre n'a plus sa tête quand elle laissa Œnone accuser Hippolyte; elle allait se dénoncer quand elle apprend qu'elle avait une rivale, et sa raison part de nouveau. Elle a dans les veines le sang de Pasiphaé: écrasée de honte et de remords, malade, n'ayant mangé ni dormi depuis trois jours, pudique même au plus fort de ses emportements, elle fait songer, dans ses longs voiles blancs, à quelque religieuse dévorée au fond de son cloître par une mystérieuse passion et se desséchant dans une pénitence désespérée et stérile... Oh! oui, on les aime, les passionnées de Racine; on est pris d'une immense pitié pour ces victimes gracieuses et douloureuses de forces indomptables, et ce n'est point contre elles qu'on est tenté de s'indigner.

Et lui, croyez-vous qu'il ne les aime pas, même les plus folles? Quelle défiance de soi, et quelle terreur, quelle expérience des femmes et quelle rancœur, et, par suite, quels amours et quels orages ne supposent pas d'abord son dessein d'entrer à la Trappe, puis son mariage, à trente-huit ans, avec une bonne femme qui n'avait pas lu ses vers, et sa piété fervente, son amour de Dieu, égal à son ancienne passion pour ses maîtresses[70]. Je ne pense pas qu'on ait exagéré la tendresse de Racine. «Mon père était tout cœur.[71]» «Racine qui aime pleurer...[72]» Il faut répéter ici ce qui a été dit mille fois: Racine est bien le poète de l'amour. En mettant sur la scène l'amour-passion, il commence une littérature. Nous sommes loin de l'amour galant, de l'amour chevaleresque et platonique. Même l'amour de Chimène, même l'amour de Pauline, ce n'était pas cela encore: il avait des allures trop héroïques et viriles, ou il cédait trop vite au devoir. Sauf chez Camille (qui d'ailleurs est tout d'une pièce n'est point assez femme), nulle part avant Racine nous ne voyons l'amour-fureur, l'amour-possession, l'amour-maladie, qui pousse fatalement ses victimes au meurtre et au suicide, et cela au travers d'un flux et d'un reflux de pensées contraires, par des alternatives d'espoir, de crainte, de colère, et des raffinements douloureux de sensibilité, des ironies, des clairvoyances soudaines, puis des abandons furieux à la passion fatale, un art merveilleux à se faire souffrir, des sentiments de la dernière violence s'exprimant dans un langage d'une simplicité et d'une harmonie exquises—au point qu'on ne sait si l'on a peur de ces femmes ou si on les adore, et qu'on voudrait mourir avec elles et pour elles.

Oh! que Racine est bien le poète des femmes, et des plus douces, des plus sages, des plus tendres, aussi bien que des plus folles et des plus détraquées... Après Phèdre, lisez Bérénice, le drame par excellence du sacrifice de l'amour au préjugé social; sujet éternel comme las autres. Ici c'est la faiblesse et la grâce féminines jusque dans l'accomplissement d'un devoir inhumain; non pas sacrifice, mais plutôt résignation douloureuse à une loi inévitable qui, bravée, tôt ou tard, prendrait sa revanche; la plus grande preuve d'amour par l'immolation de l'amour même. Et, pour le dire en passant, qu'importe que nous concevions mal la force de cette tradition romaine à laquelle se soumettent Titus et Bérénice? Le préjugé romain n'est qu'un signe, le signe d'un obstacle insurmontable. Décidément il ne faut point attacher d'importance à ce qu'il y a d'historique dans les tragédies raciniennes. Le drame n'est pas là, il est tout entier dans les cœurs. Et il n'est pas non plus dans les coups de poignard. «Ce n'est pas une nécessité qu'il y ait du sang et des morts dans une tragédie[73].» Titus et Bérénice, qui ne meurent ni ne sont tués, souffrent autant que les autres héros tragiques. La lutte est horrible, quoique le sang ne coule pas. Ces conventions sociales, si fortes, on n'y croit qu'à moitié: pourtant il faut les subir. Et puis l'amour et la jeunesse n'ont qu'un temps. Et après? On y songe sans le dire, et cela n'empêche pas le cœur d'être déchiré.

Des situations communes pour point de départ, d'autres situations et des dénouements prévus, amenés par le développement naturel des passions et des caractères, sans aucune intrusion du hasard, voilà tout le théâtre de Racine. Cela semble peu; mais ce peu, je me demande s'il s'est rencontré une autre fois. Joignez le style, si exact, si souple, si hardi, si élégant, si lié, avec je ne sais quelle grâce incommunicable. Un bon virtuose pourra faire de tous les styles connus des pastiches très passables: qu'il essaye d'imiter Racine; il fera du Campistron.

Nous voilà en train de ressasser les lieux communs sur le théâtre de Racine: mieux vaut le relire. Cette lecture est proprement un charme, et justement peut-être parce que la vérité extérieure y est réduite à fort peu de chose. On peut se lasser de tout, même du pittoresque, qui change avec le temps, mais le fond du théâtre de Racine est éternel ou, ce qui revient au même, contemporain du génie de notre race dans tout son développement, et la forme est celle qu'a revêtue ce génie à son moment le plus heureux. Rien donc, dans ces tragédies, ne nous est étranger, pas même les choses empruntées aux époques reculées. Mêlées discrètement à d'autres plus neuves, elles ne nous choquent point, car elles viennent d'une antiquité qui est la nôtre, d'où nous sortons, que nous connaissons bien et que nous aimons. Tout s'accorde et se marie, et nous entendons se plaindre dans ces drames une âme qui est à la fois la nôtre et celle de nos ancêtres proches ou lointains. Remercions M. Deschanel d'avoir si bien commenté ce qu'elle dit, d'avoir si bien senti et loué comme il le mérite ce théâtre si vrai, si triste et si harmonieux.


LA COMTESSE DIANE

Celui de mes amis dont je rapporte quelquefois ici les propos, voyant sur ma table un de ces mignons recueils de «pensées» et de «maximes» que publie l'éditeur Ollendorff, eut une moue dédaigneuse d'homme supérieur—cette moue de Pococurante qui faisait dire à Candide: «Quel grand génie que ce Pococurante! Rien ne peut lui plaire,»—et, sans prendre seulement la peine de feuilleter le petit volume, il me tint à peu près ce discours:

«Jamais on n'a écrit autant de Pensées que dans ces derniers temps: Petit bréviaire du Parisien, Roses de Noël, Maximes de la vie, Sagesse de poche, sans compter les nouvelles maximes de La Brochefoucauld dans la Vie parisienne. D'où vient cette abondance?[74]

«Elle est bien surprenante au premier abord; car, songez un peu à ce que doit être un livre de Pensées! Du triple extrait de sagesse, de science et d'expérience. Il y faut, à chaque ligne, de la profondeur, de la finesse, de la délicatesse ou de l'esprit. Par la forme même de son livre, par la disposition typographique qui, isolant chaque pensée, nous la présente comme souverainement importante et nous la propose pour sujet de méditation, l'auteur semble prendre envers nous cet engagement que chacun de ces brefs alinéas supposera et résumera une masse considérable d'observations particulières, en contiendra tout le suc, sera l'équivalent d'un roman, d'une comédie, tout au moins d'un sermon ou d'une chronique. Il s'oblige à nous donner de l'exquis tout le temps. Des phrases ainsi mises en vedette, et auxquelles il attache visiblement tant de prix, n'ont pas le droit d'être insignifiantes ou banales.

«Il est donc furieusement honorable pour notre temps qu'un genre si difficile y fleurisse: apparemment, si nous écrivons tant de Pensées, c'est que, tard venus dans le monde et à une époque où l'observation est plus et mieux pratiquée qu'elle ne l'a jamais été, nous sommes un tas de moralistes très forts qui avons fait le tour des choses, qui sommes allés partout, et qui en revenons surchargés d'expérience... Mais je me méfie, comme dit M. Sarcey, et j'ai peur que cette floraison de maximes ne s'explique encore d'une autre façon.

«Il se pourrait qu'elles fussent charmantes sans être bien neuves, qu'elles ajoutassent peu de chose au vieux trésor des anciens moralistes, qu'elles n'eussent guère d'autre valeur que celle d'un exercice élégant. Une époque avancée, comme celle où nous nous agitons stérilement, est sans doute une époque de grande expérience, mais aussi d'habileté extrême en tout genre. Nos contemporains sont adroits comme des singes. Or, les «maximes et réflexions», c'est un genre connu, qui a ses procédés. Une pensée, cela s'élabore intérieurement, mais cela se fabrique aussi par l'extérieur. Les moralistes ont laissé des moules: ces moules peuvent produire des pensées indéfiniment, car tout ce qu'on y coule devient pensée. Les Maximes de La Rochefoucauld ne sont plus ainsi qu'un jeu de société, et c'est pourquoi les femmes, avec leur faculté d'imitation, leur merveilleuse souplesse d'esprit, y ont maintes fois excellé. Jeu assez difficile, il faut le reconnaître, mais qui s'apprend enfin. Les moyens de réussir à ce jeu, il ne serait pas impossible, je crois, de les formuler, et ce serait même un joli sujet pour un chroniqueur, qui intitulerait cela: La Rochefoucauld dévoilé ou les principales manières d'écrire des pensées sans en avoir.

«D'abord un moraliste, cela est plus ou moins pessimiste, cela n'a pas d'illusions sur les hommes ni sur les mobiles de leurs actes. Il s'agit ordinairement, pour lui, de démêler la part d'égoïsme cachée partout, même dans les vertus. Un bon traité de psychologie classique, qui nous donne la liste complète des passions et affections bonnes ou mauvaises, est très commode pour imaginer des «cas». Et le mobile égoïste, on le trouve toujours, en s'appliquant. La Rochefoucauld a déjà fait ce petit travail; mais on peut le recommencer; et il y a mille façons de répéter les mêmes choses en d'autres termes.

«Certains sujets sont inépuisables: la vanité, l'orgueil, l'imagination, l'amitié, l'amour, les femmes, etc. Les «piperies» de l'imagination se renouvellent en partie avec les âges. Toutes les oppositions entre l'amitié et l'amour n'ont pas encore été exprimées. On n'aura jamais dit de combien de façons l'amour peut être égoïste ou désintéressé, ni de combien de façons il peut modifier nos autres sentiments. Et sur les femmes on peut dire tout ce qu'on voudra: tout sera également vrai.

«C'est aussi une mine très riche que les «erreurs de l'opinion». Quelqu'un qui piocherait la classification de ces erreurs telle que Bacon l'a établie, et qui s'efforcerait de trouver, pour chaque catégorie, quelques cas particuliers, arriverait sans trop de peine à un résultat dont il se saurait beaucoup de gré.

«On peut encore passer en revue les auteurs dramatiques et les romanciers et libeller sous forme de maximes les vérités qui ressortent de quelques-unes de leurs œuvres—ou bien rajeunir les proverbes—ou bien s'emparer d'une pensée célèbre et en prendre le contre-pied: ce sera presque aussi vrai et cela paraîtra plus piquant.

«Mais surtout il faut feuilleter le dictionnaire et avoir dans la tête un certain nombre de tours de phrase; car ce sont les mots eux-mêmes et les tours de phrase connus qui suggèrent le plus de pensées».

«Voici d'abord une formule d'un assez grand usage. Il s'agit de trouver quatre sentiments, passions, vices, vertus, qualités, défauts, etc., dont les deux premiers soient entre eux dans le même rapport que les deux derniers. Le schème ordinaire est celui-ci: «... est à... ce que... est à...» Il est évident que, dès qu'on a les deux premiers mots, on parvient presque toujours à trouver les deux autres. Par exemple... (mais il va sans dire que mes exemples n'ont aucun prix: je les improvise et ils valent exactement ce qu'ils me coûtent), on me donne pudeur et innocence. Voyons un peu: La pudeur est à l'innocence... mettons: ce que la modestie est à la vertu; ou bien: ce que le duvet est à la pêche; ou bien ce qu'un léger voile est à la beauté. Et alors la «proportion» se corse d'une image.—Autre exemple. Je prends mélancolie et tristesse; je songe tout de suite à rire et gaieté, et j'écris: La mélancolie n'est pas plus de la tristesse que le rire n'est de la gaieté. Cela ne veut rien dire, mais on ne s'en douterait pas.

«Nous appellerons cela la pensée algébrique».

«La préoccupation de faire des antithèses suggère aussi beaucoup de pensées. Il est rare que la réunion de mots exprimant des idées contraires n'ait pas l'air de signifier quelque chose. L'amitié naît des confidences... voilà qui n'est pas difficile à trouver. Cherchez l'antithèse, et vous obtiendrez cette maxime, qui vous a un air fin et qui en vaut une autre: L'amitié naît des confidences, et elle en meurt.

«Ou bien le mot larme vous vient à l'esprit, et il suscite immédiatement le mot sourire. Vous marmottez: Il y a des larmes..., il y a des larmes..., et, comme vous ne voulez rien dire de commun, vous trouvez d'abord, je suppose: Il y a des larmes qui remercient. La pensée est faite; vous n'avez qu'à ajouter: et des sourires qui reprochent. À moins que vous ne préfériez des larmes qui disent au revoir et des sourires qui disent adieu, ou des larmes qui rient et des sourires qui pleurent. Cela n'est point de première force; mais à la dixième tentative je trouverais peut-être mieux, et d'ailleurs je ne m'occupe ici que du procédé.

«Nous appellerons cela la pensée antithétique

«D'autres fois on s'applique à ébouriffer ses contemporains; on contredit brusquement, sans crier gare, le sens commun et les impressions les plus naturelles. Par exemple, on s'écrie tout à coup: Il n'est pire orgueil que l'humilité chrétienne, ou encore: La vertu est le plus odieux des calculs parce qu'il est le plus sûr. Presque toujours ces boutades ont un air profond. Quand elles risquent d'être trop impertinentes, on ajoute: souvent, quelquefois; il est des cas...

«Nous appellerons cela la pensée paradoxale

«Après le genre tranchant, fendant, le genre suave, poétique, idéaliste. On avise quelque sentiment ou quelque façon d'agir particulièrement honorable, et on tâche d'en donner quelque raison ou d'en tirer quelque remarque qui témoigne à la fois de notre esprit et de notre cœur. À cette catégorie se rapportent toutes les réflexions sur ce thème, qu'il est meilleur d'aimer que d'être aimé. On dira fort bien: Celui que j'aime ne me doit rien, puisque je l'aime! Beaucoup de pensées de cette espèce commencent ainsi: Il y a une douceur secrète... Il y a je ne sais quel charme... Il y a un plaisir délicat... Par exemple: Il y a un plaisir délicat, pour un bel homme, à respecter la femme de son ami. Comme ce genre supporte et même suppose une psychologie très fine on ne craindra pas, au besoin, d'allonger un peu la pensée, en la tarabuscotant. On dira: L'opinion publique, en flétrissant l'homme qui est l'obligé de sa maîtresse, ne laisse-t-elle pas entendre que la femme nous fait, en se donnant, un don complet auquel elle ne saurait ajouter sans le diminuer par là même!

«Nous appellerons cela la pensée genre Vauvenargues ou genre Joubert». Celles que je viens de produire sont du Joubert-Jocrisse ou du Vauvenargues-Guibollard; mais, encore une fois, je n'ai voulu qu'indiquer le tour et le ton.

«Ou bien on prend des vertus proches voisines ou des vices parents, et l'on s'évertue à saisir les nuances qui les distinguent. Soit: orgueil, vanité, amour-propre, fatuité. On écrit bravement: L'orgueil est viril, la vanité est féminine, l'amour-propre est humain.—La fatuité est la vanité de l'homme dans ses rapports avec la femme.

Il y a un moindre abîme entre la modestie et l'orgueil qu'entre l'orgueil et la vanité, etc.

«Nous appellerons cela la pensée définition».

«On peut être plus banal encore sans en avoir l'air. On prend la réflexion la plus vulgaire et on lui donne, par une image imprévue, une apparence de nouveauté.

Notre imagination dépasse ordinairement ce que nous apporte la réalité,» voilà certes une pensée qui n'a rien de rare. Eh bien, travaillons là-dessus. Nous nous rappelons que l'imagination est «la folle du logis»: c'est une première indication. Creusons ce mot logis et nous ne tarderons pas à écrire: L'imagination est une maîtresse d'auberge qui a toujours plus de chambres que de clients.

«Nous appellerons cela la pensée pittoresque».

«Enfin il y a telle idée plate et incolore, telle banalité honteuse, tel truisme misérable, qu'un tour sentencieux réussit à déguiser en pensée. Exemple: Attendre est peut-être le dernier mot de la politique».

«Nous appellerons cela la pensée à la Royer-Collard.

«Pour conclure, les «pensées et maximes» sont un genre épuisé et un genre futile».

«Un genre épuisé; car ce ne sont jamais que des observations plus ou moins générales, des remarques explicatives sur des collections de faits. Or les faits peuvent bien changer et, en partie, l'extérieur de la vie humaine, mais non point les instincts et les sentiments primordiaux à la constatation desquels se ramène tout l'effort du faiseur de maximes. Et ces observations générales, il y a beau temps qu'elles ont été faites: on ne peut qu'en varier la forme (il est vrai qu'on le peut indéfiniment et qu'on y peut mettre sa marque personnelle)».

«Un genre futile; car, pourvu qu'on ait un peu lu, qu'on ait une teinture de philosophie et une expérience telle quelle de la vie et des passions humaines, toutes les pensées qui nous viennent sont nécessairement vraies. Cela est aisé à comprendre. Il n'y a pas de loi universelle des actes et des sentiments humains: dès lors on est bien sûr que toute maxime trouvera son application dans la réalité, car elle constatera forcément ou ce qui arrive presque toujours ou ce qui arrive quelquefois: si elle ne vise pas la règle, elle visera l'exception. Dans le premier cas, le lecteur dira: «Comme c'est vrai!» et dans le second cas: «Tiens! tiens! c'est vrai tout de même»—à moins qu'il ne se contente de dire, dans le premier cas: «Hum! si on veut!» et dans le second: «Dame! c'est bien possible!»

«Pourtant la plupart des maximes, quand elles ne sont pas tout à fait misérables, semblent tout de suite piquantes et ingénieuses—justement parce qu'elles ont un petit air d'oracle, parce qu'on nous les jette à la tête sans explications et sans preuves, parce qu'elles sont, pour ainsi dire, coupées de leurs racines. On se laisse séduire à ce qu'elles ont quelquefois d'imprévu et d'indémontré. On a tort, car à le bien prendre, ce qui est intéressant, c'est ce qu'elles suppriment et sous-entendent, c'est le particulier, ce sont les observations spéciales que le moraliste est censé avoir faites sur des réalités concrètes et bien vivantes. Ce qui est intéressant, c'est une nouvelle, un roman, une comédie de mœurs, un portrait, une chronique, un article de journal; mais un recueil de «pensées» n'a de valeur qu'à la condition que toutes se rapportent à un même point de vue, ou reflètent une même philosophie, ou tendent à nous faire connaître la personne même du moraliste: et alors il faut que cette personne ne soit point la première venue. C'est le cas pour Pascal, La Rochefoucauld, La Bruyère, Joubert.

«Maintenant il est très vrai que, même quand les pensées ne sont qu'un jeu d'esprit, il faut encore beaucoup d'esprit pour y réussir agréablement.»

Je ne retiens que cet aveu de mon ami Pococurante La preuve qu'il faut, en effet, déjà beaucoup d'esprit pour écrire des maximes qui soient simplement agréables et piquantes, c'est que toutes celles qu'il vient d'improviser avec une prétentieuse négligence ne valent pas le diable. Il prétend nous démontrer que ce genre littéraire a peut-être bien ses procédés, comme les autres: belle découverte! Le reste de sa dissertation revient à dire qu'un livre de maximes vaut exactement ce que vaut l'esprit de l'auteur: nous n'avions pas besoin du secours de ses lumières pour nous en aviser.

Le fait est que l'on parcourt avec un plaisir très vif les Maximes de la vie de la comtesse Diane. Le charme de ce petit livre, c'est qu'il est franchement féminin: il a la grâce, la légèreté et, dans son manque apparent d'unité, un joli caprice. Sa principale matière, c'est l'homme dans la société: il est plein de ces remarques que l'on sent bien venir d'une femme, qu'elle a dû faire dans quelque salon, au courant d'une causerie. Une femme dont presque toute la vie se passe dans le monde, en réceptions et en conversations, une femme entourée et courtisée et dont la présence seule met les vanités en éveil et aussi les désirs et les tendresses, ne doit-elle pas, avec son intelligence plus rapide et sa sensibilité plus délicate, recueillir dans la comédie mondaine de plus fines impressions que nous, mieux saisir certaines faiblesses ou certains ridicules, démêler en elle et autour d'elle, de plus rares complications ou de plus subtiles nuances de sentiments? Sur l'amour, sur le mariage et sur les défauts qui se trahissent surtout dans les relations mondaines, son expérience peut aller plus loin que la nôtre. On s'en aperçoit çà et là dans ce petit bréviaire.

Et ce qui ferait reconnaître encore (si on ne le savait) qu'il a été écrit par une femme, c'est l'aimable étourderie avec laquelle elle pille souvent, sans le savoir, les classiques du genre et invente de nouveau ce qui a été dit longtemps avant elle.

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