Les Contemporains, 3ème Série: Études et Portraits Littéraires
... Vous êtes impressionné par une suite de sons; vous entendez une phrase mélodique qui vous plaît. Pourquoi vous plaît-elle? Parce que les intervalles musicaux dont la suite la compose, autrement dit les rapports des nombres de vibrations des corps sonores, sont exprimés par certains chiffres plutôt que par d'autres. Changez ces chiffres, votre sympathie n'est plus excitée; vous dites, vous, que cela n'est plus musical, que c'est une suite de sons incohérents. Plusieurs sons simultanés se font entendre; vous recevez une impression qui sera heureuse ou douloureuse: affaire de rapports chiffrés, qui sont les rapports sympathiques d'un phénomène extérieur avec vous-même, être sensitif.
Il y a de véritables affinités entre vous et certaines suites de sons, entre vous et certaines couleurs éclatantes, entre vous et certains miroitements lumineux, entre vous et certaines lignes, certaines formes. Bien que les rapports de convenance entre toutes ces différentes choses et vous-même soient trop compliqués pour être exprimés comme dans le cas de la musique, vous sentez cependant qu'ils existent...
Tout cela posé, passons à votre définition à vous, Loti. Il y a affinité entre tous les ordres de choses et vous. Vous êtes une nature très avide des jouissances artistiques et intellectuelles et vous ne pouvez être heureux qu'au milieu de tout ce qui peut satisfaire vos besoins sympathiques, qui sont immenses...
Enfin, il fallait que l'écrivain sût exprimer ce qu'il avait vu et senti. Combien d'hommes ont eu des impressions rares et des visions originales, dont nous ne saurons jamais rien, parce qu'ils étaient impuissants à les traduire par des mots! Pierre Loti s'est trouvé posséder ce don suprême de l'expression. Et, comme il a grandi librement, en dehors de toute école littéraire, il lui a été donné d'avoir à la fois l'acuité de perception des plus subtils de ses contemporains et quelque chose de la simplicité de forme des écrivains primitifs. Ce cas est peut-être unique. Que diriez-vous d'un Homère qui aurait les sens d'Edmond de Goncourt?
Ici mon embarras redouble. Ce sortilège de Pierre Loti, comment le serrer d'un peu près et le définir avec quelque précision? Il est d'abord dans les choses même que l'écrivain nous met sous les yeux. Nous nous laissons très facilement prendre à l'exotisme. C'est par là qu'il y a un siècle Paul et Virginie, puis Atala s'emparèrent si puissamment de l'imagination du public. Les gens du peuple, les esprits simples adorent les romances qui leur parlent de choses qu'ils n'ont point vues, de lagunes et de gondoles, ou qui leur présentent un Orient de vignettes avec caravanes, minarets et yatagans. Un charme moins banal, mais pourtant de la même espèce, est pour nous dans les descriptions de Pierre Loti. Elles flattent d'abord le désir de nouveauté que nous portons en nous. Et ces évocations d'objets auxquels nos sens ne sont point accoutumés les émeuvent d'autant plus vivement. Puis ces choses inconnues, ces combinaisons encore inéprouvées de lignes, de couleurs, de sons, de parfums, nous donnent l'impression de quelque chose de lointain, de fugitif, nous rappellent que le monde est grand et que nous n'en atteignons jamais à la fois que d'infimes parcelles. Et enfin, par une sorte de contradiction, tandis que nous imaginons de nouveaux aspects de l'univers, il arrive qu'une fois bien entrés dans ces visions, nous y sommes mal à l'aise et vaguement angoissés, nous y sentons le regret nostalgique des visions connues, familières, et que l'accoutumance nous a rendues rassurantes...
Ainsi il y a dans l'exotisme quelque chose de délicieux et de mélancolique. Il nous enchante comme un paradis et nous attriste comme un exil. Mais cette mélancolie et ce délice sont chez Pierre Loti d'une particulière intensité. Pourquoi? Tout simplement (il faut toujours y revenir) parce qu'il sent plus profondément que nous et parce que personne ne rend avec plus de sincérité ni plus directement ses sensations, ni ne les arrange moins. Il ne craint ni le désordre ni les répétitions; il n'a que des procédés primitifs et aucune «manière» dans son style. Continuellement, quand il désespère de rendre en entier une impression, il emploie avec ingénuité les mots «étrange», «inexprimable», «indéfinissable». Mais ces mots ne sont jamais vides chez lui: ses tableaux sont si précis que ces mots vagues, loin de les affaiblir, les achèvent, les continuent en un prolongement de rêve. Et je n'ai pas besoin de dire que ses descriptions ne sont jamais purement extérieures, qu'il note habituellement du même coup la sensation et le sentiment qu'elle suscite en lui, et que ce sentiment est toujours très fort et très triste. Mais ce qui lui est particulier, c'est que sensations et sentiments se résolvent d'ordinaire en je ne sais quelle langueur de volupté et de désir, comme si le trouble qu'éveille en lui la figure de la Terre était un peu semblable à un autre trouble, à celui qui nous vient de la femme, et y disposait l'âme et le corps...
Tout cela est bien difficile à dire clairement. Ce qui est sûr, c'est qu'une langueur mortelle s'exhale de chaque page du Mariage de Loti. Tahiti, si loin, a l'attrait douloureux d'un paradis sensuel, inaccessible, où nous n'irons jamais. Terre édénique où la faune et la flore sont uniquement bienfaisantes, où il n'y a ni poisons ni serpents, où les hommes ne travaillent ni ne peinent, où les petites filles rieuses passent leur vie à se couronner de fleurs et à jouer, toutes nues, dans les clairs bassins où tombent les citrons et les oranges. L'humanité y est éternellement enfantine. La notion même du péché en est absente. Le vol, la cupidité, l'ambition et tous les vices qui en dérivent y sont inconnus, puisque la terre y nourrit les hommes sans travail et que la concurrence pour la vie ne s'y conçoit même pas. La souillure de la chair y est ignorée et aussi, par suite, la pudeur, que Milton appelle impudique. L'influence de la terre, la douceur des choses, les parfums, la beauté de la nature et la beauté des corps, les brises attiédies du soir y conseillent si clairement et si invinciblement l'amour qu'elles l'absolvent par là même et qu'on ne songe point à y attacher une idée de souillure. Ce monde-là est le monde d'avant la Loi, laquelle a fait le péché, comme dit l'apôtre saint Paul. Tous les devoirs n'y sont que de charité naturelle, de bienveillance et de pitié. On y est engourdi par la béatitude de vivre, et l'abondance et la continuité des sensations agréables vous y berce dans un rêve sans fin... Mais en même temps le vieux monde fait des apparitions brusques et bizarres dans cette île enfantine où ses navires s'arrêtent en passant: et le vieux monde, c'est sans doute le péché, mais c'est l'effort; c'est la douleur morale, mais c'est la dignité; c'est le labeur, mais c'est l'intelligence. Et alors les délices de l'île paradisiaque prennent pour l'homme du vieux monde une saveur de fruit défendu. Il a vaguement peur de ce jardin du Pacifique où l'humanité ne souffre pas. Et la question s'agite obscurément en lui, de savoir ce qui vaut le mieux de cette vie délicieuse, innocente, insignifiante et puérile, ou de l'autre vie, la vie d'Occident, celle qui a le vice et le mal, l'effort et la vertu. Il reste déconcerté par cette disparition subite de la douleur dans un îlot perdu, à trois mille lieues de Paris et de Londres. A-t-il donc changé de planète? Et ce qui augmente encore son trouble, c'est le mystère de cette race maorie qui vient on ne sait d'où, qui passe sa vie à rêver et à faire l'amour, qui n'a pour toute religion qu'une vague croyance aux esprits des morts; de cette race voluptueuse et songeuse qui vit dans une nature trop belle, mais muette, où il n'y a pas d'oiseaux, où l'on n'entend que le bruit des flots et du vent; de cette race sans histoire qui va décroissant et s'éteignant d'année en année et qui mourra d'avoir été trop heureuse... Et cependant la reine Pomaré donne un bal dans ses salons aux officiers de marine. L'un d'eux tient le piano et joue du Chopin. La reine est en robe de velours rouge. Les choses d'Europe et les choses polynésiennes font des contrastes fous. Et dehors, dans les jardins, des jeunes filles vêtues de mousseline chantent des chœurs, comme dans l'île d'Utopie ou dans les Atlantides; puis les danses commencent, lascives, furieuses, qui finissent vers l'aube par la fête universelle de la chair... Mettez toutes ces impressions ensemble, et d'autres encore, indéfinissables, que j'oublie, et vous comprendrez qu'il n'y a rien de plus sensuel, de plus alanguissant, de plus mélancolique que le Mariage de Loti.
Aziyadé vous trouble d'une autre façon. D'abord par l'impression de volupté particulière qui s'en dégage, volupté profonde, absorbée, sans pensée ni parole. Ce lit d'amour, la nuit, sur une barque, dans le golfe de Salonique; puis cette vie de silence et de solitude, pendant une année, dans une vieille maison du plus vieux quartier de Constantinople, je ne sais pas de rêve plus doux, plus amollissant, ni en qui s'endorment mieux la conscience et la volonté. Et ce n'est pas tout. Cette turquerie si connue, si usée, Pierre Loti a su la rajeunir. Comment? En se faisant Turc, en prenant pour une année l'âme d'un effendi. Je ne pense pas qu'on ait jamais vu chez un artiste un plus bel effort de l'imagination sympathique, un tel parti pris de laisser façonner son âme aux influences du dehors comme une matière infiniment impressionnable et malléable et, pour cela, de borner sa vie aux sensations, ni, d'autre part, une si merveilleuse aptitude à les goûter toutes. Cela est extraordinaire et un peu inquiétant. Nous sommes en présence d'une âme qui s'est si bien livrée en proie au monde extérieur qu'elle est capable de vivre toutes les vies et qu'elle se prête à tous les avatars. Au fait, Pierre Loti a-t-il encore une âme à lui? Peut-être en a-t-il plusieurs, peut-être son fonds le plus intime change-t-il réellement en changeant de séjour. Il nous fait sentir notre profonde dépendance du monde visible; il nous ferait douter de notre personnalité et déraisonner à perte de vue sur l'énigme du «moi».
Dans le Roman d'un spahi, l'impression générale est cruelle. Pierre Loti nous montre cette fois les aspects méchants de la terre. C'est le paysage le plus stérile, le plus hostile à l'homme, le plus désolé, le plus lugubre sous la lumière aveuglante; les sables fauves, sans limites, tachés d'affreux villages nègres comme de plaques de lèpre, ou de marécages pleins de poisons qui saignent horriblement au coucher du soleil. Et c'est l'humanité la plus misérable, la plus brutale, la plus proche des bêtes. Et c'est aussi l'amour noir et, certains jours, les danses hurlantes des corps d'ébène déchaînés par la Vénus animale. C'est le visage grimaçant de Fatou-gaye qui ressemble à un singe et à une petite fille... C'est tour à tour l'ennui morne et la volupté furieuse sous le poids du ciel en feu. Et vous vous rappelez l'abominable dénouement: la bataille des spahis et des nègres, la mort de Jean, de Fatou-gaye et de leur enfant, cette hideuse éclaboussure de sang dans l'enchevêtrement des grands végétaux éclairés à cru et qui ont, eux aussi, l'air vénéneux et féroce...
IV
De cet exotisme voluptueux et triste dérivent certains sentiments très grands, très simples, éternels, par lesquels se prolongent et s'approfondissent les sensations notées. C'est d'abord le sentiment toujours présent de l'immensité du monde. On peut dire que l'image totale de la terre est obscurément évoquée par chaque paysage de Loti; car chaque paysage ne nous retient que parce qu'il nous est nouveau et que nous le sentons séparé de nous par des espaces démesurés. Or ce sentiment apporte avec lui une tristesse: par lui nous connaissons clairement notre infinité, et que nous ne pourrons jamais jouir à la fois de tout l'univers. Et cette idée de la grandeur de la terre s'agrandit encore de celle de sa durée. Souvent il se glisse dans les descriptions de Pierre Loti des visions géologiques, des ressouvenirs de l'histoire du globe. Une nuit de calme sur la mer équatoriale lui donne cette impression qu'aux premiers âges, «avant que le jour fût séparé des ténèbres, les choses devaient avoir de ces tranquillités d'attente; les repos entre les créations devaient avoir de ces immobilités inexprimables.» La mer d'Islande a pour lui «des aspects de non-vie, de monde fini ou pas encore créé». Les paysages de Bretagne lui font l'effet de paysages primitifs, tels qu'ils étaient il y a trois mille ans.—Mais tout de suite, tandis qu'il songe à l'énormité et à la durée de la terre, il la sent exiguë et éphémère; car qu'est-ce que tout cela, qui n'est pas infini et éternel? Le sentiment incurable de la vanité des choses s'insinue dans ses plus vivantes peintures. À chaque instant l'idée de la mort les assombrit. Elle surgit naturellement, toute spontanée et toute nue, et l'effet en est toujours très puissant, car, nous avons beau faire, rien n'est plus triste, ni plus effrayant, ni plus incompréhensible que la mort. Enfin cette habitude des vastes spectacles naturels et des mélancolies où ils nous jettent traîne forcément après soi un certain dédain de ce qui tente et occupe les écrivains sédentaires, des civilisations étroites et de la vie des cités d'Europe, si déprimée et si factice. L'étude minutieuse des vices et des passions de quelque habitant des villes attire peu, quand on a la terre à soi. À qui a parcouru les cinq continents et la surface entière de la planète, les sujets qui passionnent Balzac semblent mesquins et sans intérêt.
Mais, de plus, c'est l'exotisme même de ses romans qui conseillait et imposait à Pierre Loti les sujets simples et les drames élémentaires. Les sujets ne pouvaient guère être que des histoires d'amour avec les femmes des différents pays que traverse le poète: amour sensuel et rêveur, amour absolu chez la femme; amour curieux, orgueilleux, parfois cruel chez l'homme. Le drame, c'est le plus uni et le plus douloureux de tous: le drame unique, éternel, de la séparation des êtres qui s'aiment... Ainsi l'exotisme explique également, dans les romans de Pierre Loti, la nouveauté et l'intensité des sensations, et le caractère universel et largement humain des sentiments.
Et c'est pourquoi, quand le quêteur d'exotisme et d'impressions rares s'arrêtera au pays de France, il ne pourra que nous raconter des idylles, plus poignantes sans doute, mais aussi peu compliquées que Paul et Virginie, Graziella ou même l'épisode de Nausicaa dans l'exquise Odyssée. Car, outre que sa vie voyageuse lui a surtout fait connaître des hommes du peuple, des matelots, la satiété des impressions passionnelles, la misanthropie qui naît de l'excès d'expérience et le sentiment très net, chez un homme qui a vécu en dehors des cités, de ce qu'il y a d'artificiel, de misérable et d'inutile dans nos civilisations, lui font aimer et embrasser avec une ardente sympathie les êtres simples, plus intacts et plus beaux que nous, plus proches de cette terre dont il a parcouru la face et qu'il adore. Certes, j'aime les romans de Loti pour bien d'autres raisons; mais je les aime aussi pour cette idée dont ils sont tout imprégnés, que l'âme d'un pêcheur ou d'une paysanne bretonne a mille chances d'être plus intéressante, plus digne d'être regardée de près que celle d'un chef de division, d'un négociant ou d'un homme politique. Si je ne puis être de ces privilégiés qu'on appelle des artistes et qui reflètent en eux et décrivent ce qui s'agite à la superficie de la terre, j'aime mieux être de ceux qui vivent tout près d'elle et qui en sont à peine sortis.
Pêcheur d'Islande, c'est encore, comme Loti, comme le Spahi, comme Aziyadé, l'histoire d'un amour et d'une séparation: l'histoire du pêcheur Yann et de la bonne et sérieuse Gaud, qui s'aiment et qui se marient, de Yann qui s'en va et ne revient plus, et d'une vieille femme dont le petit-fils s'en va mourir là-bas, «de l'autre côté de la terre». Mon frère Yves, c'est l'histoire d'un matelot qui s'enivre à chaque descente à terre, et qui se marie, et qui devient père, et qui peut-être se corrigera; et c'est l'histoire de l'étrange et touchante amitié de ce matelot et de Pierre Loti. Et je n'ai rien à dire de ces deux récits sinon que le pittoresque en est merveilleux, l'émotion pénétrante et la simplicité absolue. C'est, dans Pêcheur d'Islande, la pêche et les mers polaires; dans Mon frère Yves, la vie de bord, les mers d'Orient et des tropiques et «la grande monotonie» de l'Océan; dans les deux livres, la Bretagne, sa figure et son âme. C'est encore un effet de l'exotisme, qu'ayant visité le monde, vous revoyiez votre pays et les objets connus avec des yeux vierges et tout neufs et avec la même fraîcheur d'impression, le même étonnement que vous avez vu le Congo ou Tahiti... Mais Mon frère Yves et Pêcheur d'Islande sont deux romans dont la simplicité exigerait, pour être analysée et définie, un trop difficile effort, et je n'ai voulu que montrer comment les trois premiers romans de Loti, ces œuvres rares, préparaient ces deux chefs-d'œuvre.
V
Je garde une inquiétude. Je crains de n'avoir pas su rendre l'impression que ces livres font sur moi, et je crains aussi qu'on me reproche de n'avoir cherché à rendre que cette impression. On me dira: «Tous ces romans de Loti sont bien négligemment composés.» Est-ce ma faute, si je n'en souffre point?—Ou bien: «Ne trouvez-vous point quelque bric-à-brac et quelque verroterie dans cet exotisme, trop de rêva-rêvas, de colliers de soumaré, de palétuviers, de cholas, de diguhelas? Nous ne pouvons point contrôler ces peintures; cette abondance de détails ne se rapporte à rien de ce que nous connaissons...» Dirai-je que j'ai cet enfantillage, de trouver des charmes au mystère de ces mots? Du reste, il n'y en a pas tant.—Ou bien: «La nature, dans ces romans, n'accable-t-elle pas un peu l'homme? C'eût été l'avis de M. Saint-Marc Girardin. N'y voudriez-vous pas un peu plus de psychologie?» Pourquoi? J'en trouve tout autant qu'il m'en faut, et j'y trouve celle qui y devait être.—«Mais que ne dites-vous, par exemple, que Pierre Loti procède de Musset et de Flaubert? et que ne cherchez-vous à lui assigner son rang dans la littérature contemporaine?» Hélas! je suis si peu un critique que, lorsqu'un écrivain me prend, je suis vraiment à lui tout entier; et, comme un autre me prendra peut-être tout autant, et au point d'effacer presque en moi les impressions antérieures, comme d'ailleurs ces diverses impressions ne sont jamais de même sorte, je ne saurais les comparer ni assurer que celle-ci est supérieure à celle-là.—«Mais nous ne tenons point à connaître les émotions que vous donnent les livres; c'est sur leur valeur que nous désirons être édifiés.» Peut-être; mais la plus belle fille du monde... Et d'ailleurs, je suis ici d'autant plus incapable de m'élever au-dessus du sentir, que Pierre Loti est, je pense, la plus délicate machine à sensations que j'aie jamais rencontrée. Il me fait trop de plaisir, et un plaisir trop aigu et qui s'enfonce trop dans ma chair, pour que je sois en état de le juger. À peine ai-je su dire que je l'aimais.[Retour à la Table des Matières]
HENRY RABUSSON[53]
M. Henry Rabusson nous dit de celui de ses personnages qu'il aime peut-être le plus et où je pense qu'il a mis le plus de lui-même: «Maxime avait contre lui d'être un homme du monde et de peindre des hommes du monde—ce qui est pourtant plus intéressant que de peindre des ivrognes. Un critique, ou quelque chose d'approchant, ne lui avait-il pas déclaré net qu'il était impossible de s'intéresser à des personnages qui étaient tous comtes ou marquis?»
Ce quelque chose d'approchant d'un critique avait tort. Oui, les comtes et les marquis sont plus intéressants que les ivrognes; et ils le sont autant que les gens du peuple ou de la bourgeoisie—pas plus, mais autant. Et nous aimons beaucoup les marquis et les comtes de M. Rabusson. Très jeune encore, je crois, il est déjà, après M. Octave Feuillet, celui de nos romanciers qui a peint les mœurs mondaines avec le plus de grâce, de finesse et de compétence. Et, en même temps, il ressemble aussi peu que possible à l'auteur de la Morte. Il a un autre esprit, une autre philosophie, et l'on sent clairement qu'il est d'une autre génération. Tout cela nous apparaîtra à mesure que nous parcourrons ses ingénieuses études et nous permettra sans doute de définir son talent.
I
Ce n'est pas sans raison que Maxime Rivols s'alarmait tout à l'heure. La prévention est assez forte aujourd'hui contre les écrivains qui peignent les «gens du monde». C'est d'abord qu'il y a tant de romans aimés des simples (et je ne parle pas seulement des romans-feuilletons), où «le monde» nous est décrit avec des élégances qui rappellent celles des gravures de tailleurs ou de l'homme des «100,000 chemises»! Le plus agaçant des romans naturalistes, le plus précieux dans le grossier, est moins odieux que tel roman de mœurs mondaines. Et puis, qu'est-ce que le monde? On le savait avec une quasi-certitude aux deux derniers siècles et peut-être sous la Restauration, et on pouvait dire où il commençait et où il finissait. Mais aujourd'hui? Il y a le monde du faubourg Saint-Germain et du faubourg Saint-Honoré. Il y a la colonie étrangère du quartier de l'Arc de Triomphe. Il y a le monde des hommes de lettres et des artistes, et le monde des financiers, et le monde de la haute bourgeoisie, et le monde académique, et le demi-monde, non pas au sens où on l'entend à présent, mais tel que l'a défini M. Alexandre Dumas fils. Surtout il y a de multiples combinaisons de ces mondes divers.
Dès lors, qu'arrive-t-il? Les personnes du monde qui était autrefois le vrai monde sont portées à croire que les peintures qu'on nous fait des mœurs mondaines ne ressemblent pas. Je demandais à une d'elles: «Moi, je ne sais rien; mais vous qui savez, voyons, l'Aventure de Mlle de Saint-Alais, par exemple, est-ce que c'est cela, le monde?—Mais pas du tout, me fut-il répondu. Où ce monsieur a-t-il rencontré de pareilles jeunes filles?» Ce qui n'a pas empêché, d'autre part, M. Octave Feuillet de nous avertir que les jeunes filles du plus noble des faubourgs tiennent entre elles des propos «à faire rougir des singes». À qui donc se fier?
Tous ont raison sans doute. C'est un certain ensemble d'habitudes et une certaine manière de vivre qui constitue le monde. C'est aussi la richesse. Il s'agirait de fixer ce qu'il faut de revenu à un homme intelligent et bien élevé pour commencer à être du monde, et ce qu'il en faut à un imbécile ou à un rustaud. L'écart serait grand entre les deux chiffres. On peut à la rigueur être du monde, du moins en passant, quand on a un habit noir. On peut toujours et sûrement en être quand on a trois cent mille francs de rente. La ploutocratie d'un côté, l'art et la littérature de l'autre, ont rompu et brouillé ses frontières, et personne ne s'y reconnaît plus. Il est vrai que, justement à cause de cette indécision et de cette variété, il reste toujours au descripteur des mœurs mondaines quelque chance d'être tombé juste. Mais aussi il y aura toujours quelqu'un qui lui contestera ce mérite et ce bonheur.
D'autre part, un rêveur me tient ces propos excessifs:
—Non, décidément, vrais ou faux, tous ces romans de mœurs mondaines m'exaspèrent. Ils sont d'une lecture presque douloureuse pour les pauvres diables. Ils donnent l'idée de la vie la plus élégante, la plus somptueuse, la plus digne en somme d'être vécue. Ils évoquent des cavaliers beaux, spirituels, habiles à tous les exercices du corps, aisés, victorieux, sûrs de plaire, qui jouissent de tout leur être et dont l'occupation est de cueillir toutes les fleurs des plaisirs les plus réels. Le sage se dit en vain qu'il y a quelque chose de supérieur et de meilleur, qui est de chercher la vérité ou d'assister au train des choses comme à un spectacle. Cette philosophie n'est que résignation. En réalité, on serait heureux de contribuer de sa personne à ce que ce spectacle a de brillant. Que n'eût point donné Jean-Jacques Rousseau pour n'être pas gauche auprès des femmes, pour les séduire par autre chose que son génie d'écrivain, par des dons purement extérieurs et frivoles! M. Renan, qui a toutes les franchises, ne nous cache point l'envie que lui inspire la destinée des hommes du monde. Au fond, le rêve endormi dans quelque repli secret du cœur, chez moi-même et chez beaucoup d'autres, notre rêve inavoué, désavoué même souvent par nos habitudes et notre allure, c'est le rêve de don Juan. Or ce rêve est réalisé, du moins en partie, par les héros des romans mondains. Et nous disons qu'ils nous agacent, et nous affectons de les dédaigner: la vérité est que leur sort nous remplit d'envie et de tristesse. Il n'y a qu'une réflexion qui nous apaise: c'est que tout est vanité. Généralement, quand on dit cela, on le dit avec mélancolie; cela ne passe point pour une constatation des plus gaies: c'est bien à tort. Il est fort heureux que tout soit vanité; c'est la grande consolation. Car, si tout n'était pas vanité, si toute vie n'était attendue par la mort, il serait horrible de songer que nous ne connaissons qu'une vie médiocre, que nous n'avons pas de génie, que nous ne faisons rien de grand, que nous ignorons même à peu près la vie sensuelle et passionnelle et les «mille et trois» de don Juan, et que nous ne sommes pas «comme des dieux», ainsi que parlent les livres saints. Mais, encore que l'idée de la vanité universelle soit un grand soulagement, nous préférons quand même aux romans de la vie élégante les romans de la vie plate, misérable et grossière—parce qu'ils nous emplissent d'une infinie pitié.
Le peuple, lui, adore les romans qui se passent «dans le plus grand monde», parce que le peuple est naturellement bon et résigné et parce qu'il est d'une divine inconscience. Lorsque son imagination est amusée, il ne fait point de retour sur soi. Il lui suffit que d'autres aient une vie exquise et brillante, et, tandis qu'il se la figure grossièrement, il en jouit à sa façon, par l'émerveillement et par le respect. Nous, point. Il arrive d'ailleurs presque toujours que celui qui nous fait des peintures du monde s'y complaît trop visiblement, se sait bon gré d'être si bien au courant des élégances, prodigue les détails qui nous les révèlent. Et cette affectation devient vite déplaisante.
II
Si je rapporte ces réflexions, c'est pour ajouter tout de suite qu'elles n'atteignent point M. Rabusson. Le monde qu'il peint, il le définit clairement et à plusieurs reprises. Et ce monde lui plaît assurément, et il marque çà et là quelque satisfaction de le si bien connaître; mais il n'en est point ébloui, il s'en faut.
Oh! non, il n'en est pas ébloui. Son plus grand mérite, c'est peut-être d'avoir apporté dans l'étude de la vie élégante la franchise un peu brutale, sous la politesse de la forme, et le goût de vérité un peu misanthropique qui est si fort en faveur aujourd'hui. C'est là le premier trait qui distingue M. Rabusson de M. Octave Feuillet. Mais, au reste, on peut se demander si c'est bien le même monde qu'il a décrit (dans une disposition d'esprit différente), ou si par hasard il n'a pas eu un autre monde sous les yeux. Car il n'est plus, le monde du XVIIe siècle, ni celui du XVIIIe, ni celui même de la Restauration et du gouvernement de Juillet. Tous ces mondes, quoique très divers entre eux, avaient cependant des rites communs, un ensemble de préjugés et de conventions, une tenue extérieure, une hypocrisie bienfaisante, une commode exagération de politesse... Tout cela a été fort entamé depuis trente ans. Le monde n'a su défendre ni ses frontières ni ses traditions. L'homme qui grondait tout à l'heure avait tort; car le monde est très suffisamment ouvert et assez bon enfant; il n'a plus rien de mystérieux ni d'inaccessible. Voyons-le tel que nous le découvre M. Rabusson.
Ce monde est tout simplement le monde qui s'amuse, que l'on peut voir aux premières représentations, aux courses, au cirque, au Bois, et qu'il n'est pas très difficile de côtoyer ou même de traverser par-ci par-là. Il se compose d'un peu de tout: de vieille noblesse, de noblesse récente, de noblesse achetée, de haute bourgeoisie, d'étrangers riches et d'hommes de Bourse. M. de Trièves, dans l'Aventure de Mlle de Saint-Alais, le définit, ce semble, merveilleusement:
Voyez-vous, le monde n'a sa raison d'être qu'avec le luxe et par le luxe; c'est une association pour le plaisir, ou ce n'est rien. Et il en a toujours été ainsi, quoi qu'on dise. L'amour, l'intelligence, le talent, l'esprit même, tout cela non seulement peut se passer du monde, mais a toujours vécu hors de lui, loin de lui, sauf par accident. Ce qu'il lui faut, c'est un dévergondage élégant d'esprit et de mœurs, n'excédant pas les limites de la tenue; il n'aime pas le vice parce que le vice est salissant; mais sa morale, toute en surface, repose sur des principes pour rire, qui seraient de pures niaiseries, n'était la nécessité de maintenir un certain décorum dans toute assemblée nombreuse, où la licence dégénère forcément en grossièreté...
C'est ce que M. Rabusson en dit de plus favorable; mais ailleurs il prend joliment sa revanche. Il nous parle de cette «aristocratie submergée qui se maintient, vaille que vaille, à la surface de notre société remuée—dont elle pourrait bien n'être que l'écume, quoiqu'elle affiche assez volontiers la prétention d'en être la crème.» Il ne dissimule point que la vie qu'on mène là est «nulle et attirante comme le vide», ni que les membres de cette confrérie flottante ne sont point tous des modèles de grâce et de distinction:
Quand ils furent assis côte à côte sur deux de ces chaises de louage si bêtement alignées pour le plus interminable des divertissements chorégraphiques, ils furent frappés en même temps de la vulgarité d'ensemble de cette pépinière de mondains et de mondaines.
—Mon Dieu! dit Geneviève, c'est donc vraiment la fin du monde?
—Oui, la fin de notre monde. Mais qui est-ce qui y croit encore, au monde? Ceux qui n'en sont pas et voudraient bien en être et surtout faire croire qu'ils en sont...
Enfin M. Rabusson n'a pas grande confiance dans la durée des vestiges médiocrement reluisants du monde d'autrefois. La fâcheuse franchise, mortelle aux fictions, avec laquelle il juge la société mondaine, il la retrouve dans cette société même, comme une cause de dissolution:
... Après le monologue, des trépignements de joie, auxquels se mêlèrent, il est vrai, bon nombre d'appréciations résumées d'un mot par des gommeux pleins de bon sens: Idiot! infect! crevant! Tout le monde s'ennuyait à fond et presque franchement.—La franchise et le besoin de vérité, qui sont l'honneur et font l'ennui de notre époque, condamnent à une mort prochaine les débris à peine vivants de la société. Le mensonge et le convenu la soutenaient; le triomphe du vrai la tue.
Si M. Rabusson voit sans illusion la populace mondaine, on ne saurait dire non plus qu'il nous ait surfait ses héros. Prenez les plus sympathiques et les plus brillants. Roger de Trémont est un gentil garçon et un officier fringant, mais avec un assez grand fond d'ingénuité, et, s'il est charmant, c'est par ce qui lui manque pour être un mondain accompli. Même le duc de Trièves, le représentant par excellence de la haute vie, n'en impose pas autrement à M. Rabusson. Il a vite fait de le percer à jour. Il jauge le bagage et prend la mesure de ce don Juan de façon à rassurer l'amour-propre de ceux qui voient la fête du dehors. Il arrive parfois à tel brave homme d'artiste, de savant ou d'écrivain, un peu gauche et taciturne, de s'émerveiller de la rapidité de conception et d'esprit de tel homme du monde et de se faire à lui-même l'effet d'un sot quand il voit cet agrément, cette finesse, cette abondance de conversation. Il est tenté de croire, du moins la première fois, à un pétillement naturel d'idées, à un don surprenant, extraordinaire. M. Rabusson limite et réduit ce don en le définissant:
Le duc de Trièves avait le don de la conversation, si précieux pour se faire bien venir des femmes, que l'on prend avec des mots chatoyants,—comme on prend certains poissons avec des mouches artificielles et les grenouilles avec du drap rouge. Il était du petit nombre de ces oisifs parisiens qui retiennent des spectacles multiples auxquels les convie la mode, de ce long et ininterrompu défilé de tableaux, de statues, de morceaux de musique, de pièces de théâtre, de cérémonies et de fêtes, des couleurs, des sons, voire des idées, qu'ils cataloguent, au fur et à mesure, dans leur mémoire et dont l'ensemble constitue pour eux une mine féconde, inépuisable d'impressions et de souvenirs, lesquels, habilement mis en œuvre et adaptés aux exigences du moment, leur fournissent toujours à propos le thème inutilement cherché par tant d'autres...
III
Il y a apparence, après tout cela, que vous ne rencontrerez ici ni les grandes passions, ni les héroïsmes, ni les crimes, ni le romanesque tour à tour délicieux et tragique des romans de M. Octave Feuillet. Le monde étant, ainsi qu'on a vu, une association élégante et riche pour le plaisir, M. Rabusson ne nous montre que ce qui y fleurit le plus naturellement: la sensualité, la galanterie, la vanité, la curiosité physique et morale.
Si l'on va tout au fond des choses, on trouvera que le véritable et le principal objet des réunions mondaines, c'est l'exhibition de la femme, accommodée, attifée, harnachée, habillée ou déshabillée de la meilleure façon possible pour charmer les yeux des hommes et pour les tenter. Étudiez l'espèce de plaisir que vous avez pu prendre quelquefois à ces réunions; rappelez-vous les bras, les épaules nues, les jeux de l'éventail, les corsages plaqués, la toilette qui exagère toutes les parties expressives du corps féminin: vous reconnaîtrez que ce n'est guère par les grâces de la conversation, volontiers insignifiante, que vous avez été séduit, mais que l'attrait du sexe était pour beaucoup dans votre plaisir. Est-ce par hasard pour vous donner des joies intellectuelles que les femmes découvrent leur nuque jusqu'aux reins et qu'elles s'imprègnent de parfums qui flottent autour de leur corps et qui leur font une atmosphère, si bien qu'en s'approchant on se croit tout enveloppé d'elles? Qu'elles se l'avouent ou non, ce n'est point aux âmes qu'elles veulent parler. Leur but suprême est qu'on les désire. Et, de même, le dernier but des mondains dont c'est le métier d'être mondains est de plaire aux tentatrices, de leur plaire jusqu'au bout, de plaire à toutes celles qui sont désirables. Le plus bel effort de la civilisation la plus raffinée, c'est de mettre les sexes aux prises dans les conditions les plus propres à rendre la lutte charmante; c'est de multiplier, de nuancer et de prolonger les bagatelles à demi innocentes et tout le jeu préliminaire de l'amour, afin de sauver les oisifs de l'ennui. Ce qu'ils cherchent tous, hommes et femmes, c'est le plaisir; et, si ce n'est pas toujours expressément ce que M. Renan, parlant aux jeunes gens, appelait «le paradis de l'idéal», c'est du moins ce qui y mène. Même quand on sait qu'on n'ira pas jusque-là, et même quand on n'y songe point, ces amusements, flirtage ou galanterie, n'ont une aussi exquise saveur que parce qu'ils y pourraient conduire. Le «monde» apparaîtrait, à quelque puritain qui aurait de l'imagination, comme un libre harem, inavoué, inachevé et épars. Les hommes et les femmes continuent de faire, dans les salons, ce qu'ils faisaient aux âges lointains, dans les antiques forêts. Sous l'enveloppe de la politesse et des conventions sociales, les mêmes instincts primordiaux continuent d'agir. Ils ont beau jeu dans cette oisiveté de la richesse. Seulement ils prennent le plus long.
M. Rabusson n'a rien dissimulé de tout cela. Son premier roman, Dans le monde, est là-dessus d'une franchise hardie sous la grâce aisée de la forme. En plus d'un endroit il parle aux sens, délicatement et éloquemment. L'histoire du gentil officier, amant d'une duchesse qui le déniaise et le forme, puis d'une demi-mondaine qui se moque de lui, jusqu'à ce qu'il épouse une jolie fille de son monde, est une histoire de galanterie plus que d'amour. Ce récit rappelle un peu, par le sujet et par le tour, avec moins de libertinage, certains romans du dernier siècle:
La duchesse se borna à fermer avec sa main la bouche de Roger en l'appelant: «Fou!» Elle ne l'appela pas: «Enfant!», trouvant sans doute qu'il était décidément hors de page. Puis elle le mit à la porte, après qu'il lui eût embrassé les mains et ce qu'il pouvait attraper des bras avec une ferveur et un entrain auprès desquels la dévotion malpropre des pèlerins baiseurs de reliques n'est positivement qu'un...
Je m'arrête. Il y a là un mot brutal. Je vous disais bien que M. Rabusson n'a aucune timidité. C'est le plus simplement et le plus rapidement du monde que la duchesse aime l'officier:
... Elle se redressa avec un mouvement de joie orgueilleux et hardi, en murmurant:
—Franchement, ce serait dommage!
Qu'est-ce qui serait dommage? De se donner ou de se garder?—Plus probablement ceci que cela, car une charmante figure mâle, ornée de fines moustaches et de grands yeux noirs à cils ombreux, couronnée de cheveux bruns coupés ras et poussant dru, passait dans la glace à chaque instant, montrant, dans un sourire très doux, des dents juvéniles, toutes blanches et au grand complet...
Un dîner, une visite, cela suffit. La troisième fois qu'elle le voit, elle se donne à lui. Il est vrai aussi qu'il est son ancien petit camarade d'enfance: les souvenirs de cette sorte agissent puissamment sur le bon cœur des femmes. Et elle se donne généreusement, avec un entrain de tous les diables, dans ces rendez-vous de Versailles qui nous sont si bien contés, avec des détails si savoureux et des nuances si subtiles. Puis elle apprend que Roger lui est infidèle. Elle revient pourtant, elle revient le cœur gros de chagrin et de reproches. Rappelez-vous ce qu'il lui dit, et pourquoi elle lui pardonne, et surtout rappelez-vous pourquoi il aime mieux, cette fois, les ténèbres des rideaux fermés. Bien d'autres pages sont d'un homme qui se connaît aux choses d'amour. Quand la duchesse voit Roger pour la première fois, la jeunesse du bel officier lui remémore la décrépitude du défunt duc; et M. Rabusson, employant par badinage le mode lyrique qui permet tout, nous explique en quoi l'amour des vieux peut préparer les femmes à l'amour des jeunes. On sent que le conteur a longuement regardé les femmes, et de près. Que dites-vous de ces réflexions sur la mimique de Mme de Guébriac:
... Qu'elle se penchât vers lui d'un insensible mouvement ou se retirât un peu en arrière, il lui semblait la sentir se rapprocher ou s'éloigner comme s'il l'eût tenue dans ses bras. C'était le triomphe de cette stratégie de l'impudeur savante, qui fait parler les lignes et les contours autant et plus clairement que la voix, que les yeux mêmes; qui met dans une courbe, dans un balancement du buste, dans une saillie du corsage, dans un développement du bras, dans une retraite de la jambe, toutes les forces concentrées de la chair, tout l'appât d'un corps lascif qui se promet...
Mais cette sensualité que développe la vie du monde est plus fine qu'impétueuse; les grandes passions ne se rencontrent guère dans ce milieu artificiel. Pourquoi? C'est d'abord qu'on est là presque toujours en scène. La vanité se mêle à l'amour et le contient ou le limite. Le sentiment du ridicule est un excellent contrepoids à la passion, l'empêche d'envahir le cœur tout entier. Puis, comme le choix est grand dans tout cet étalage, une partie au moins de l'esprit et du cœur reste disponible, prête aux aventures qui peuvent se présenter. La dissipation de la vie ne permet guère le recueillement où se nourrissent et croissent d'ordinaire les profondes amours. On est trop distrait, et, d'autre part, on est trop averti; on a trop de science et d'expérience, on a trop l'habitude de se tenir et de se surveiller. La plupart des drames tempérés que nous conte M. Rabusson impliquent nécessairement chez les personnages un certain sang-froid, une certaine possession d'eux-mêmes, jusque dans les moments où ils sont le plus émus. Jamais ils ne perdent complètement la tête.—Dans le Roman d'un fataliste, Blanche de Servières a été léguée par son père à Marc de Bréan, qu'elle n'aime pas. Un héros de roman ferait le généreux, délierait la jeune fille. Marc lui dit fort posément: «Je vous tiens; je ne vous lâcherai pas comme cela; attendons.»—Dans l'Amie, Germaine April, aimée de Maxime Rivols, raconte tout à sa femme, et celle-ci, de son côté, prévient le mari de Germaine, s'entend avec lui pour surveiller les deux autres; et cette situation infiniment délicate, cet équilibre des plus instables se maintient pendant plus de cent pages. Ce n'est point Vénus tout entière à sa proie attachée, oh! non.
Les hommes sont des artistes et des dilettantes de l'amour. Au fond, les moyens les intéressent plus que la fin. Car la fin, on la trouve où l'on veut—et c'est toujours la même chose. Oh! que Maxime Rivols est bien le type accompli de l'homme de lettres amoureux! C'est sans doute un lieu commun de dire que la littérature, en se mêlant à tous les sentiments de l'écrivain, les atténue ou les déforme. Mais comme ce lieu commun est vrai! L'écrivain—j'entends celui qui par vocation observe les hommes et transcrit ses observations—peut se jouer à lui-même la comédie de la passion. Souvent même il s'y laisse prendre, mais rarement tout entier; et toujours il se reprend. Il voudrait jouir, souffrir sans arrière-pensée, sans autre préoccupation que son amour. Il sait très bien quels sentiments il devrait avoir; il les simule et il croit les éprouver. Mais presque toujours, au moment décisif, au moment où d'autres ne s'appartiennent plus, tout à coup il s'aperçoit qu'il se regarde faire, qu'il est moins acteur que spectateur. Le don essentiel de l'écrivain, le don de voir toutes choses «transposées», pour parler comme Flaubert, en sorte qu'elles ne sont plus «qu'une illusion à décrire», est presque incompatible avec la vie passionnelle. Puis les souvenirs des expériences morales consignées dans les livres lui reviennent sans cesse; il y compare, malgré lui, ou cherche à y conformer sa propre aventure. Il prévoit à chaque instant ses propres mouvements et ceux de la femme qu'il aime ou qu'il se figure aimer. La réalité, même celle où il est engagé le plus profondément, lui est, quoi qu'il fasse, matière d'art. Toutes les différentes phases des amours de Maxime et de Germaine, Maxime les prépare, les pressent, les étudie. Il aime sans aimer, il aime exprès: et c'est pourquoi il cesse d'aimer dès qu'arrive l'heure des résolutions suprêmes, du jour où son amour, en se prolongeant, risquerait de compliquer irrémédiablement sa vie, cesserait d'être un exercice agréable et ingénieux, une occasion d'expériences et de vérifications morales. Tout artiste digne de ce nom est par là même capable du «crime d'amour».
Après le dilettante qui écrit, voici le dilettante qui n'écrit pas, supérieur peut-être au premier par la façon dont il entend la vie, par la sagesse plus rare qu'implique le rôle qu'il s'est donné. Si, au bout du compte, il n'est pas plus dupe que l'autre de ses sensations et de ses sentiments, du moins il en jouit avec un peu plus de sécurité. Il n'est point tourmenté du vague et perpétuel souci de les considérer du point de vue du livre pour les exprimer ensuite littérairement. Ce n'est point l'expression de sa vie, c'est sa vie même qui est pour lui l'œuvre d'art. Il fait des expériences pour en faire, non pour les écrire. Sa philosophie est plus parfaite que celle de l'artiste qui écrit—et qui trahit par là quelque ingénuité, car il se figure apparemment qu'il vaut la peine d'écrire et que la gloire littéraire est quelque chose. Le dilettante qui n'écrit point, qui ne rêve ni n'expérimente que pour lui-même, me semble avoir à la fois plus de fierté et plus de vraie finesse d'esprit. La plus belle vie, la plus intelligente et la plus spirituelle, ce n'est peut-être pas celle des écrivains, même de ceux qui ont laissé de beaux livres: c'est celle des grands curieux qui ont vécu leur vie sans l'exprimer, et dont personne aujourd'hui ne sait les noms.
Le duc de Trièves, qui n'est pas auteur, a plus de plaisir et déploie autant de ressources d'esprit avec Mlle de Saint-Alais que Maxime avec Germaine. Il faut voir avec quel art il conduit la séduction d'Edmée. Tout se fait en quatre ou cinq conversations, mais combien subtiles et artificieuses! La première fois, il fait sa déclaration et ajoute qu'il ne peut se marier parce qu'il est à peu près ruiné; la seconde fois, il inquiète Edmée en lui montrant l'hypocrisie et le néant de la morale mondaine; la troisième fois, il lui fait entendre qu'ils pourraient se marier chacun de son côté, et lui fait presque accepter l'adultère dans l'avenir; la quatrième fois, comme elle se révolte, il la prend dans ses bras, connaissant la puissance de l'étreinte; puis il se remet à la pervertir par des conversations hardies, «en lui mettant sous les yeux, au moyen d'exemples impressionnants pris autour de lui, la dépravation du monde, découlant, hélas! disait-il, d'une sorte de fatalité dans les besoins, les conventions, les usages auxquels se trouve subordonnée son existence même.»—Mais justement la méthode de Trièves est trop parfaite, trop concertée. Rien d'irréfléchi, d'involontaire. L'aime-t-il? Il la désire assurément; mais son plus grand plaisir est de sentir qu'il la déprave: plaisir tout intellectuel. Quand il se décide à faire un peu violence à Edmée, on pressent que c'est par logique, parce qu'il faut toujours en venir là, pour achever l'œuvre commencée et aussi «pour voir». Il a la science et l'adresse des célèbres séducteurs des romans du XVIIIe siècle: il n'a pas leur entrain ni leur fougue; il n'a pas ce qui rend le désir irrésistible; il ne tient pas assez au dénouement. C'est un Valmont désenchanté et anémié.
Au reste, si vous tenez compte de la différence des sexes et des rôles, vous constaterez chez plusieurs des femmes de M. Rabusson quelque chose d'assez semblable et, dans l'amour même, une certaine incapacité d'aimer absolument. D'abord il n'y a pas une seule ingénue, et peut-être, en effet, ne peut-il pas y en avoir dans ce monde particulier. Même Geneviève de Rhèges n'en est pas une. Quant aux jeunes filles émancipées et aux jeunes femmes, elles aiment avec trop d'esprit. Ce qu'elles voient, ce qu'elles entendent, ce qu'elles devinent, la vie qu'elles mènent, toutes les impressions qu'elles reçoivent les façonnent singulièrement, agissent sur elles de deux manières presque contradictoires. D'un côté, leur sensualité s'éveille et s'aiguise; point d'ignorance; peu de pudeur; le langage libre; l'allure risquée. Elles se délectent à côtoyer les précipices et à se pencher au-dessus. Mais en même temps elles manquent de l'espèce de courage qu'exigent les chutes complètes. Elles songent trop aux conséquences. Elles n'ont point de générosité. Elles sont sensuelles avec circonspection. Elles répètent, avec plus de grâce et moins de brutalité, l'horrible mot de Mme Campardon dans Pot-Bouille: «Tout excepté ça!» Elles ne veulent pécher que par pensée et par intention; le reste leur fait peur. C'est proprement le péché de malice, cher aux races expérimentées et affaiblies. Cela est vrai, à des degrés divers, d'Edmée et de Germaine: Edmée, une jeune fille trop savante et trop curieuse—sauvée par sa science précoce et par sa fierté; Germaine, une jeune femme qui a la coquetterie des sens, «une coquetterie épidermique, animale, d'un caractère étrange, presque monstrueux, féminin quand même», sauvée, celle-là, on ne sait par quoi, par sa froideur foncière, par sa paresse, parce qu'il faut un effort pour franchir le dernier pas...
Mais que nous importe que ces fausses honnêtes femmes soient sauvées? Nous les aimerions peut-être mieux si elles se perdaient. Nous avons envie de leur adresser, avec colère, l'adorable, le délicieux discours d'Octave à Marianne:
... Combien de temps pensez-vous qu'il faille faire la cour à la bouteille que vous voyez, pour obtenir d'elle un accueil favorable? Elle est comme vous dites, toute pleine d'un esprit céleste, et le vin du peuple lui ressemble aussi peu qu'un paysan à son seigneur. Cependant regardez comme elle est bonne personne!... Ah! Marianne! c'est un don fatal que la beauté! La sagesse dont elle se vante est sœur de l'avarice, et il y a parfois plus de miséricorde pour ses faiblesses que pour sa cruauté.—Bonsoir, cousine; puisse Célio vous oublier!
Chose bizarre, celle qu'on aime le mieux, de toutes les femmes de M. Rabusson, c'est, avec la bonne duchesse d'Altenay, cette pauvre Florence Arnaud, la déclassée, qui a eu quatre amants et qui voudrait tant un mari, et à qui le petit Gilbert échappe, justement parce qu'elle l'aimait peut-être, celui-là, et qu'elle n'a pas été sa maîtresse. N'y a-t-il pas une saveur exquise de sagesse indulgente et très renseignée dans ces simples réflexions:
Gilbert échappait à Florence, bien malgré lui. Et cette fois peut-être Florence, au rebours de ce qui s'était produit pour elle à quatre reprises différentes, eut été plus habile en se montrant plus faible. Elle se fût attaché cet enfant, qui l'aimait, cet enfant assez homme déjà pour ne pouvoir lui pardonner de l'humilier dans sa chair, mais qui lui eût pardonné tout le reste, sans doute, moyennant quelques serments et beaucoup de volupté.
Je crois bien que M. Rabusson n'a rien écrit de plus attendri que ces lignes. Il n'y a aucune émotion dans ses romans. C'est d'une sécheresse qui me ravit. L'attitude de l'écrivain est continuellement celle d'un observateur un peu dédaigneux. Il a le tour d'esprit d'un moraliste et surtout d'un «maximiste»: on tirerait de ses livres toute une collection de maximes et réflexions, dont on ferait un joli manuel du mondain et de l'homme à bonnes fortunes.
Quant à la philosophie qui s'en dégagerait, vous avez pu l'entrevoir. Ce n'est en aucune façon le spiritualisme convenable et convenu des romans romanesques; c'est exactement le contraire de la philosophie de M. Octave Feuillet. M. Rabusson ne croit pas beaucoup à la liberté humaine (pas la moindre trace de lutte morale dans ses histoires), ni au bonheur de vivre (tous ses romans pourraient finir, comme l'Amie, par ces mots: «Pourquoi la vie?»).
On ne saurait douter qu'il n'ait mis dans le Roman d'un fataliste sa propre philosophie. Le livre est piquant, s'il n'est pas clair. Marc de Bréan, qui se dit fataliste, montre une surprenante activité et prend des initiatives devant lesquelles l'homme le plus énergique hésiterait. L'œuvre est-elle donc ironique? Ou bien M. Rabusson veut-il nous faire entendre qu'aux heures mêmes où son héros déploie le plus de volonté, il subit encore des impulsions irrésistibles et cachées et reste passif en pleine action? Mais, si ce point demeure obscur, ce qui ne l'est pas, ce sont les sentiments de Marc sur le monde et sur la vie. Voici de ses réflexions, au hasard:
... Je serai toujours un mauvais magistrat. Cette idée que des hommes peuvent juger des hommes, non pas seulement au point de vue utilitaire, mais au nom de la vérité, de la conscience universelle, de l'absolu, me paraît de plus en plus baroque et monstrueuse.
... La Providence est une divinité maladroite, qui ne fait rien pour raffermir son culte toujours chancelant, mal assis dans le cœur de l'homme; elle vous reprend d'une main (elle doit avoir des mains puisqu'on lui prête un doigt) ce qu'elle vous a donné de l'autre, de sorte que l'observateur attentif finit par s'apercevoir qu'il n'y a rien, dans ces alternatives de générosité et de rigueur, qui différencie clairement son action de celle du hasard au passe dix ou à la roulette.
... Je m'incline donc une fois encore devant la suprême inconscience, devant la toute-puissante déraison qui semble gouverner les choses humaines... Je me résigne; mais cette résignation me dégrade et m'abrutit: je la maudis.
Il y a donc dans ces romans mondains (ne vous y trompez point) la même philosophie à peu près que dans les Rougon-Macquart. Au fait, le fond des choses est le même dans les salons que dans les assommoirs. Mais ce qui distingue M. Rabusson, ce qui le sépare autant de M. Paul Bourget que de M. Émile Zola, ce qui le rattache aux conteurs d'il y a cent ans, c'est qu'il a le pessimisme fringant et que son fatalisme caracole. Il caracole presque trop: par exemple, dans ce passage de Madame de Givré, dix pages avant le coup de pistolet dont elle tue son amant en voulant tuer son mari—le seul coup de pistolet qui soit tiré dans les romans de M. Rabusson:
... Et leur causerie était joyeuse, intime et douce comme un simple bavardage d'amoureux. À les entendre, nul n'eût supposé que cette femme allait se mettre hors la loi, que tous deux allaient se mettre hors l'honneur.—Que pèsent, à ces heures-là, les systèmes complets de morale à l'usage des esprits philosophiques? La morale des philosophes est une morale de cabinet qui ne les suit guère dehors; tant qu'on raisonne doctoralement, inter libros ou inter pocula, c'est superbe, plein de simplicité, de grandeur et d'harmonie; mais deux beaux yeux que l'amour fait arder ont bien vite raison de toutes les rigueurs théoriques de ces belles doctrines, lesquelles, en de certains moments, sembleront toujours à quiconque ne les a pas inventées de simples jeux de savants. Et, fût-on soi-même l'inventeur du système réfrigérant dont on invoque le secours dans les grandes crises de la passion, on ne tarde pas à se dire, mettant de côté tout amour-propre d'auteur, qu'il n'y a pas de système qui vaille une caresse de femme aimée, ni de traité de morale que l'on puisse mettre en balance avec l'immorale, mais toute-puissante volupté d'un amour heureux.
Cela n'est-il pas d'un tour galant? Il est charmant, le style de M. Rabusson—pas toujours très pur ni exempt de toute phraséologie, mais fin, souple, aisé, élégant (c'est le mot auquel je reviens toujours). Tel de ses tableaux parisiens (le Concours hippique, si vous voulez, dans son premier roman) a la justesse et la vivacité d'une aquarelle d'Heilbuth ou de Brown-Lévis. Avec cela, surtout dans les analyses de sentiments, des lenteurs, des nonchalances, et quelquefois la longue phrase un peu traînante, la période fluide qui s'étale dans la Princesse de Clèves et qu'on retrouve encore dans les romans du XVIIIe siècle.
Tout cela ne laisse pas de faire à M. Rabusson une physionomie assez spéciale. On peut croire, à première vue, qu'il procède de l'auteur de Monsieur de Camors: il s'en faut du tout au tout. Oubliez Madame de Givré, écartez Jane Spring, qui me paraît fort embellie (Dans le monde), et quelques autres personnages un peu convenus, et vous reconnaîtrez que M. Rabusson a failli écrire plus d'une fois le roman naturaliste des mœurs mondaines (le naturalisme n'étant point une chose de forme, mais de fond). M. Rabusson serait donc quelque chose comme un Feuillet sans illusions et sans foi, avec un peu de l'esprit et du style d'un Crébillon fils ou d'un Laclos. Il serait fort capable d'écrire les Liaisons dangereuses de cette fin de siècle.[Retour à la Table des Matières]
JULES DE GLOUVET[54]
Les romans rustiques de George Sand ont merveilleusement fructifié. On trouverait aujourd'hui une bonne demi-douzaine de romanciers, jeunes ou mûrs, les uns éminents, les autres au moins distingués, qui n'écrivent guère que sur la campagne et sur ses habitants.
Ce goût n'est pas chose absolument nouvelle en littérature; il s'est déjà rencontré dans des sociétés d'une culture raffinée, au temps de Théocrite, au temps de Virgile, chez nous au siècle dernier; mais il est certainement plus fort et plus profond aujourd'hui qu'il ne l'a jamais été.
Des professeurs vous diront que les anciens, qui ont tout connu, ont connu aussi bien que nous l'amour de la nature. Et là-dessus on cite, à la vérité, de fort beaux paysages, encore que très sobres, de Théocrite, de Lucrèce, d'Horace, de Virgile, surtout l'admirable cri des Géorgiques: «Oh! les champs, le Sperchius, le Taygète foulé par les danses des filles de Sparte! Oh! menez-moi aux fraîches vallées de l'Hémus, et que je m'y enveloppe de l'ombre éployée des feuillages!» Mais que sont ces impressions fugitives, ces brèves effusions éparses, auprès de l'enthousiasme continu et de l'immense amour qui possède l'âme entière de quelques-uns de nos contemporains?—C'est, dit-on, le même sentiment; ce n'est qu'une différence de degré. Mais cette différence même ne vous paraît-elle pas prodigieuse?
Notez que cette belle passion, qui éclate à certains moments chez quelques poètes anciens, s'est tue pendant des siècles et des siècles. Elle semble se réveiller chez les poètes de la Pléiade française, mais imitée, apprise, affaiblie; ce n'est vraiment qu'un reflet. Au XVIIe siècle, elle sommeille encore. Toujours on nous cite les trois phrases de Mme de Sévigné sur le rossignol, la fenaison et les feuillages d'automne, quelques vers de La Fontaine et l'allée de tilleuls de Mme de La Fayette: c'est peu. En réalité, l'étincelle jaillit de Jean-Jacques Rousseau; puis la flamme grandit, attisée par Bernardin de Saint-Pierre, par Chateaubriand, par Lamartine, par George Sand, par Michelet, et aujourd'hui elle consume délicieusement les tendres cœurs de faunes et de sylvains d'ailleurs très civilisés.
Je crois que les plus récentes conceptions de l'histoire du monde, surtout la théorie de l'évolution, ont contribué à développer ce sentiment. Au lieu que le XVIIe siècle, tout imprégné de philosophie cartésienne, mettait l'homme à part de la nature, nous nous sommes replacés au milieu des choses; nous nous sommes mieux saisis comme une partie intégrante et inséparable de l'univers visible; nous nous sommes sentis mêlés à tout le reste par nos obscures et profondes origines, plus proches du monde des plantes et des animaux, plus proches de la terre dont nous sortons, et nous l'avons mieux aimée. Cette idée est mieux entrée en nous, que l'homme n'est que l'effort dernier, l'épanouissement de la Vie totale. Et nous avons enfin entièrement connu à quel point la terre est belle, douce, mystérieuse, maternelle et divine.
Une curiosité assez nouvelle est encore venue fortifier cet amour, l'a nourri, entretenu, l'a préservé de l'ennui et des défaillances. Beaucoup d'écrivains de notre temps se sont épris des arts plastiques; plusieurs se sont fait des yeux de peintres et par là ils ont mieux joui de l'immense Cybèle. Il s'est trouvé des gens (et j'en connais plus d'un) qui l'ont adorée comme une maîtresse et comme une divinité, passionnément et dévotement; des fanatiques pour qui le meilleur plaisir ou même le plaisir unique a été le spectacle de la vie de la terre, de ses formes, de ses couleurs, de ses métamorphoses; des initiés capables de passer une journée au bord de l'eau pour voir l'eau couler, ou sous les bois pour respirer la fraîcheur féconde, pour entendre le bruissement des feuilles et la palpitation des germes et pour boire des yeux toutes les nuances du vert; capables d'y passer même la nuit pour y surprendre des effets de lune, pour assister à des mystères, pour s'enchanter de la féerie qui se lève dans les taillis aux heures crépusculaires.
Et je suis tenté de croire que, parmi les causes qui nous ont rendus si différents des hommes d'autrefois, même des hommes d'il y a cent ans, il faut tenir grand compte de celle-là, et que cet amour de la nature a profondément modifié l'âme humaine (je ne parle, bien entendu, que d'une élite). Car cet amour suscite une sorte de rêverie qui nous apaise et nous rend plus doux, étant faite d'une vague et flottante sympathie pour toutes les formes innocentes de la vie universelle. Il nous emplit d'une sensualité tranquille et qui nous préserve des emportements de l'autre. Il nous fait éprouver que nous sommes entourés d'inconnu et réveille en nous le sentiment du mystère, qui risquerait de se perdre par l'abus de la science et par la sotte confiance qu'elle inspire. Il nous procure cette douceur de rentrer, volontaires et conscients, dans le royaume de la vie sans pensée, dans notre pays d'origine. Il nous insinue une sérénité fataliste, qui est un grand bien; il assoupit en nous toute la partie douloureuse de nous-mêmes; et ce qui est charmant, c'est que nous la sentons qui s'endort et que nous nous en souvenons sans en souffrir.—Il serait beau de voir un jour (et pourquoi pas?) l'humanité vieillie, dégoûtée des agitations stériles, excédée de sa propre civilisation, déserter les villes, revenir à la vie naturelle et employer à en bien jouir toutes les ressources d'esprit, toute la délicatesse et la sensibilité acquises par d'innombrables siècles de culture. L'humanité finirait ainsi à peu près comme elle a commencé: les derniers hommes seraient, comme les premiers, des hommes des bois, mais plus instruits et plus subtils que les membres de l'Institut d'aujourd'hui, et aussi beaucoup plus philosophes. C'est un peu le vieux rêve naïf de Rousseau et de beaucoup d'autres songeurs. Au fait, le bonheur final où la race humaine aspire et vers lequel elle croit marcher se conçoit bien mieux sous cette forme que sous celle d'une civilisation industrielle et scientifique. Seulement nous en sommes encore très loin. Nos faunes les plus convaincus ont des rechutes, reviennent à Paris, se laissent reprendre à l'attrait malfaisant des plaisirs artificiels, des curiosités inutiles, de la vie inquiète.
En même temps que nous aimons mieux la campagne, nous comprenons mieux les paysans. Les lettrés élégants du siècle dernier aimaient les paysans à la façon de citadins: ils en faisaient des peintures enjolivées et convenues, goûtaient surtout la «naïveté» des «villageois» à cause du contraste qu'elle fait avec la «corruption des villes». Aujourd'hui nos artistes trouvent les paysans assez intéressants en eux-mêmes. Ils les voient comme ils sont. Ils les aiment pour leur inconscience plus grande, pour ce qu'ils ont gardé de rude et de primitif, pour la poussée, plus forte chez eux, des antiques instincts, et parce qu'ils font partie de la campagne et sont en parfaite harmonie avec elle. Même on ne trouve jamais les paysans assez paysans. On peint de préférence les plus bruts, les plus intacts; on a des tendresses pour les «innocents» et les idiots, parce qu'ils représentent l'humanité presque toute neuve et toute fruste, et telle à peu près qu'elle dut sortir de l'âge du bronze. Là encore, dans ces préférences singulières, l'influence des découvertes ou des spéculations scientifiques est aisée à saisir et aussi ce goût de la réalité qui domine depuis trente ans dans la littérature. Comme nous regardons de plus près, nous voyons mieux l'inépuisable et divertissante variété des choses. Nos artistes ne décrivent plus, comme on l'a fait, la campagne ni le paysan en général, mais des paysans et des pays particuliers, souvent très différents les uns des autres, et avec leur caractère, leur esprit, leurs mœurs, leurs usages. Les romanciers se sont partagé la France, chacun nous peignant sa province natale ou celle qu'il connaissait le mieux; et l'on pourrait former, en réunissant leurs tableaux, une sorte de géographie pittoresque et morale de la patrie française. Rappelez-vous le Berry de George Sand, la Touraine de Balzac, l'Alsace d'Erckmann-Chatrian, la Normandie de Flaubert et de Maupassant, la Provence de Paul Arène et d'Alphonse Daudet, la Lorraine d'André Theuriet, les Cévennes de Ferdinand Fabre, le Quercy de Léon Cladel et de Pouvillon... Et voici le Maine de M. Jules de Glouvet, dont je voudrais parler aujourd'hui.
I
J'ai besoin de rappeler ici que la perfection littéraire d'une œuvre n'est pas, même pour un lecteur très lettré, l'unique mesure du plaisir qu'il y prend. On est tenté de croire que le critique, lui du moins, n'a pas d'autre mesure; mais cela ne lui est point possible, quand il le voudrait. Et, par exemple, il y a des livres qui sont d'un artiste incomplet, où il serait facile de signaler des fautes et des lacunes, et qui plaisent néanmoins par la sincérité avec laquelle ils laissent transparaître l'homme qui les a composés, son caractère, son tour d'esprit, ses habitudes, sa condition sociale. (Il faut, bien entendu, que cet homme soit intéressant et supérieur à la moyenne des esprits.)—C'est par là d'abord que les romans de M. Jules de Glouvet sont aimables. Il est fort probable qu'il y a plus de charme et de poésie dans les romans rustiques de M. Theuriet, une imagination plus robuste et plus touffue dans ceux de M. Ferdinand Fabre, un art plus délicat dans ceux de M. Pouvillon; mais le Marinier, le Forestier, l'Étude Chandoux (sans compter, qu'il s'y rencontre des parties vraiment belles) m'amusent et me retiennent parce qu'à chaque instant je sens, je vois par qui ces romans ont été écrits. Je sens que l'auteur doit être un magistrat, un propriétaire rural, un agronome, un chasseur, un érudit-amateur et un bon humaniste. Tout cela fait à ses livres une figure à part, ce qui est l'essentiel et ce qui suffirait à me les faire goûter, quand même cet homme de loi lettré et ami des champs ne serait point, par-dessus le marché, un poète bien authentique.
Le magistrat a l'œil lucide et le goût de l'exactitude minutieuse. Souvent il a dû, pour rétablir la scène de quelque crime, examiner des plans d'appartement, regarder de près des mobiliers, passer en revue, et méthodiquement, de menus objets. S'il compose des romans, ses descriptions devront se ressentir de cette habitude professionnelle. Et en effet, toutes les fois que M. de Glouvet décrit, on dirait qu'il s'est «transporté sur les lieux» pour en «dresser l'état». Voyez ce fragment d'une description dans le Berger:
... Le logis occupe une moitié de la chaumine, sans communication avec l'autre, qui sert à tous usages et tient lieu de bûcher. La bergerie s'appuie perpendiculairement à cette chambre noire et se prolonge dans la direction du carrefour, terminée par un fournil aux crevasses lierrues. La barrière à claires-voies, qui donne accès du chemin dans la cour, est chargée d'un pavé massif à son extrémité fixe, de telle sorte que le battant, facilement poussé de dehors, revient tout seul à son point de départ par l'effet du contrepoids. Dans cette cour, les auges pour abreuver le troupeau, une brouette chargée de paille; près du mur, une meule à aiguiser, et, au-dessus, un sabot cassé, servant de gaine aux lames usées. Des balais de bruyère sont debout contre la porte de l'écurie. On entend par la lucarne le bêlement d'un mouton malade. La grande fourche est piquée dans le fumier, à côté du râteau qui sert à mettre les crottes en morceau...
Remarquez, outre la minutie excessive des détails juxtaposés, le luxe des explications techniques. Vous trouverez dans chacun des romans de M. de Glouvet une bonne douzaine d'inventaires de ce genre. Et ses paysages aussi sont, pour la plupart, des inventaires et n'arrivent que rarement à faire tableau: c'est la nature vue par un juge d'instruction qui a appelé le paysage «à comparoir». Dans le Marinier, les détails abondent sur la vie du fleuve, sur la manœuvre des bateaux, sur leur disposition intérieure, etc.: a-t-on la sensation de la Loire? Dans le Forestier, toute la forêt nous est expliquée, et les mœurs et les métiers de ses habitants: a-t-on la sensation de la forêt? En général, l'œil de M. de Glouvet décompose, mais ne résume pas: il nous laisse faire ce travail et se contente de nous le rendre facile. Il apporte, d'ailleurs, dans ses notations successives d'objets particuliers, une merveilleuse netteté, et qui n'est pas un petit mérite, même en littérature.—Et il va sans dire que j'exagère ici mon impression; mais je continuerai à l'exagérer pour être clair.
Un magistrat sait son code, a appris à se reconnaître dans les affaires embrouillées, dans les questions d'héritage et d'intérêt. Or, il est naturel de se servir de ce qu'on sait, et la science de M. de Glouvet vient d'autant mieux à propos, que la chicane tient une assez grande place dans la vie des paysans. Vous trouverez dans le Marinier et dans la Famille Bourgeois des questions d'héritage et d'argent expliquées avec tant de clarté qu'elles en deviennent intéressantes, même si vous les séparez du drame où elles jouent leur rôle. Et l'Étude Chandoux vous fera voir, dans un détail et avec une netteté qui vous rempliront d'aise, comment s'enfonce un pauvre diable de notaire, comment il lutte, à quelles manœuvres il peut recourir et comment il arrive à la banqueroute. Visiblement le romancier prend plaisir à nous exposer ces choses, et ainsi l'intérêt de la fable se double pour nous de l'intérêt qu'on prend toujours à voir élucider une affaire compliquée.
Un magistrat, un homme dont la profession est de faire respecter la loi et de punir les méchants, doit être très préoccupé de morale et, s'il écrit, en mettre dans ses livres. Et, en effet, les romans de M. de Glouvet sont très moraux. Assurément il n'a pas la naïveté de nous montrer la vertu toujours heureuse; mais il châtie le vice et le crime avec une infaillible régularité. Je ne prétends point que ce souci de corriger les mœurs en racontant des histoires s'étale grossièrement; mais très souvent il se devine. Il y a dans l'histoire de Jean Renaud, qui fait tant de bonnes actions, qui nourrit son grand-père, puis une vieille pauvresse, qui sauve son ennemi d'un incendie et qui adopte un orphelin, quelque chose qui fait songer à ces livres de lecture des écoles primaires écrits pour la «moralisation» des enfants. Et je ne m'en plains pas, car ce souci d'un bon cœur n'est point incompatible avec l'art ni avec l'observation; il implique de la cordialité, de la simplicité, de la gravité; puis, la littérature d'aujourd'hui nous a tant déshabitués des «récits moraux et instructifs» que, lorsqu'il s'en présente un par hasard, on est tout prêt à trouver cela original, on est charmé, on est ému et on s'en sait bon gré; on se dit comme le Blandinet de Labiche: «Mon Dieu! que les hommes sont bons!» et en même temps on jouit de sa propre bonté.
C'est ainsi que l'Idéal, qui est un livre tout plein de bons sentiments et où même les sermons abondent, lu à la campagne, dans un milieu paisible et patriarcal, m'a fait passer d'agréables heures.—M. d'Artannes, un gentilhomme qui a toutes les vertus et beaucoup d'expérience et d'esprit, se fait le mentor d'une fillette et s'applique à former son esprit et son cœur. Puis il part pour le pôle Nord et revient au bout de quelques années; mais, dans l'intervalle, Hélène, qui a grandi, est devenue une mondaine enragée, une amazone excentrique. D'Artannes la morigène, la reconquiert, la ramène au sérieux, lui fait épouser (ô candeur!) un brave homme de ses amis. Bientôt l'élève s'ennuie, recommence sa vie folle; d'Artannes continue de veiller sur elle: elle l'envoie promener... jusqu'au jour où ils reconnaissent qu'ils s'aiment d'amour. Ils se le disent, car ils sont sûrs d'eux: ce sont leurs âmes qui s'aiment, et c'est là sans doute «l'Idéal». Mais (et ici reparaît la perspicacité du magistrat, qui doit être en même temps un homme très moral et très clairvoyant) un jour la chair reprend ses droits: de quoi les deux amants se punissent en se séparant pour jamais. Cela veut-il dire que «l'Idéal» est une région où il est difficile d'habiter longtemps? ou bien que «l'Idéal», ce n'est pas seulement l'union des âmes? Le sens du livre reste un peu obscur. Mais, au reste, tout ce que mon dessein m'oblige à signaler ici, c'est un je ne sais quoi dans le ton, une nuance, un rien, ce qui fait que c'est bien une «magistrature» que d'Artannes exerce sur sa jeune amie, et que la gravité du charmant directeur sent quelquefois la barrette du juge.
Un magistrat, c'est souvent un monsieur qui possède des maisons de campagne, des fermes et des terres. Il s'occupe d'agronomie, passe ses vacances dans ses domaines, les parcourt en guêtres et en habit de chasse, cause avec les paysans, s'intéresse à leur sort, va voir l'instituteur, offre aux élèves de l'école primaire des livrets de caisse d'épargne, préside dans son canton les comices agricoles, gémit sur la désertion des campagnes et se plaint que l'agriculture manque de bras. C'est ce propriétaire rural et cet économiste éclairé qui a écrit une partie des romans de M. de Glouvet. C'est lui qui nous démontre, dans l'Étude Chandoux et dans la Famille Bourgeois, non point sèchement, mais avec quelque chose du sentiment et de la poésie de Virgile au troisième livre des Géorgiques, combien il est funeste aux familles rurales de quitter les champs pour la ville, la richesse solide et la paix de leur vie campagnarde pour les emplois de la bourgeoisie ou pour l'oisiveté vaniteuse.
La fermière Rose Chandoux vend sa ferme, s'installe en ville, veut que son fils soit notaire. Elle le met au collège, où le lourdaud n'apprend rien. On lui achète tout de même une étude; on compte sur un beau mariage pour la payer. Tous les mariages manquent. Chandoux s'enfonce, Chandoux tripote, s'associe avec un homme d'affaires qui n'est qu'un coquin, mange la grenouille, est arrêté... Ses parents se sont ruinés pour lui, et sa sœur, à cause de lui, n'a pu épouser un brave garçon qui l'aime. Morale: si Rose Chandoux avait gardé sa ferme, son fils serait riche et n'irait pas en prison.
La vieille demoiselle Geneviève Bourgeois, propriétaire d'un beau domaine acquis par plusieurs générations de fermiers, reste seule avec les deux enfants de son frère défunt, Gustave et Adèle. Elle a le tort de les gâter et de les mettre au lycée et au Sacré-Cœur. Adèle, ambitieuse et sèche, épouse un vieux pour sa fortune, la dévore en quelques années et, après toutes sortes d'intrigues malpropres pour pousser son mari, se retrouve veuve et sans un sou, et se réfugie à Paris, où nous savons bien ce qu'elle deviendra. Gustave, moins pervers, mais paresseux et médiocre, après avoir tenté de tout, tombe dans la misère et la crapule. Tous deux ont ruiné leur tante, qui meurt de chagrin. Morale: s'ils étaient restés à la Cassoire, tout cela ne serait pas arrivé.
La thèse que soutient ici M. de Glouvet est si juste qu'il ne faut pas lui en vouloir si ces deux romans sont un peu trop conçus comme des démonstrations. En réalité, à moins d'une vocation spéciale et de circonstances exceptionnelles, un fils de paysan qui se fait bourgeois et qui embrasse, comme on dit, les professions libérales, y perd presque toujours, et de plusieurs façons. Il y perd certainement en bien-être. Puis, la vie d'un notaire, d'un avoué, d'un professeur, n'est-elle pas une vie mesquine, pleine de contraintes et de servitudes, à côté de celle d'un propriétaire rural? De même, un ouvrier des villes est souvent moins heureux qu'un salarié de la campagne. Enfin, le travail des champs garde toujours une noblesse: il est si naturel, si nécessaire pour que l'humanité vive, qu'il en devient auguste; c'est le travail antique, connu des patriarches et des rois. Aujourd'hui, celui qui vit sur un sol qui lui appartient est le plus libre des hommes, est vraiment roi dans son domaine. Joignez que la terre, paisible et patiente, régie par des lois éternelles, communique à ses travailleurs quelque chose de sa paix et de sa sérénité. Mais l'homme des villes, s'il exerce une «profession libérale», est bientôt marqué d'un pli professionnel et, si c'est un métier manuel, d'un pli d'esclavage. Et quoi de plus déplaisant d'ailleurs que tel ouvrier qui a lu ou que tel bourgeois à moitié lettré et à moitié intelligent? Par contre, c'est parmi ceux qui ne savent pas lire que l'artiste a le plus de chance de trouver des paysans originaux et de grande allure, et c'est moins dans la Touraine ou l'Île-de-France que dans les provinces reculées, mieux défendues contre les «bienfaits de la civilisation».—Et pourtant il faut bien qu'une sélection se fasse, que les classes dites supérieures soient entretenues et rajeunies par celles d'en bas. Mais peut-être n'est-il point nécessaire ou même est-il mauvais de tant aider à cette ascension: elle se fera d'elle-même, dans la mesure où il le faut.
Un magistrat qui est quelque part propriétaire rural, presque seigneur de village, s'intéresse à ce coin de terre, à ses us, à ses traditions, à son langage. Il recherche l'origine des superstitions locales, comme fait M. de Glouvet dans le Berger. Volontiers il sera membre de quelque société d'archéologie, et linguiste ou philologue à l'occasion. M. de Glouvet a étudié le vieux français et a sans doute collectionné les archaïsmes usités dans sa province. Souvent il interrompt le dialogue pour nous donner l'étymologie d'un mot ou d'une locution:
—Et Léontine, qu'en dit-elle?
—Pas grand'chose. On la chapitre en répétant que je suis trop ci et trop ça, pour la dégoûter. D'aucunes fois elle s'en guémente, souventes fois non.
Se guémenter, verbe très usité sur les bords de la Loire, signifie proprement: s'inquiéter. Le Tourangeau Rabelais l'a employé à plus d'une reprise. Mais on devrait écrire: quémenter, car le mot vient sans nul doute de «quément», forme primitive de l'adverbe comment; d'où le sens littéral: «se quémenter, se demander comment[55].»
On comprend, après cela, que M. de Glouvet n'ait point résisté à la tentation d'écrire en vieux style des contes moyenâgeux. Je sais que cet exercice est assez facile, pour l'avoir pratiqué une fois par hasard, et j'ai connu des élèves de rhétorique qui y réussissaient mieux que dans le français d'aujourd'hui. On écrit «moult, adoncques, las! guerdon, oubliance, gente damoiselle, madame la Vierge, cuider, ardre, se ramentevoir», etc.; on fait aller les substantifs et les adjectifs deux par deux et l'on supprime le plus de pronoms personnels et d'articles possible; puis on y fourre la chevalerie de la Chanson de Roland, l'amour mystique du cycle d'Artus, la dévotion des Mystères et la gaillardise des Fabliaux. C'est bien simple. L'inconvénient, c'est qu'à moins d'être de la force de M. Paul Meyer ou de M. Gaston Paris, on arrive à se composer, sous prétexte de «vieil françoys», un jargon aimable, mais hétéroclite, où se mêlent la syntaxe et le vocabulaire de trois ou quatre époques différentes. Qu'importe, après tout? Même quand on n'est pas capable d'apporter dans cet exercice l'imagination drue, robuste, copieuse, qui sauve et soutient les Contes drolatiques de Balzac, ces contes sont encore agréables à ceux qui les écrivent, et d'aventure à ceux qui les lisent, et c'est le cas des Histoires du vieux temps de M. Jules de Glouvet. On a l'illusion, lorsqu'on n'est pas un grand philologue, de lire un texte du moyen âge sans être arrêté par les perpétuelles difficultés des textes authentiques; on goûte le charme combiné de la mièvrerie de la forme et de la simplicité des sentiments; et, comme il est convenu que le moyen âge est naïf, comme son langage nous paraît tel (peut-être parce qu'il est en général plus lent et plus empêtré que le nôtre,) on savoure de bonne foi cette naïveté. C'est le moyen âge mis à la portée de tout le monde, un bric à brac littéraire assez semblable à celui que nous aimons dans nos mobiliers, où nous préférons parfois du faux vieux aux si jolis meubles soyeux et capitonnés qu'on nous fabrique aujourd'hui.
Un bon magistrat est aussi un bon humaniste. Il lit les classiques latins ou même il les traduit. Il se souvient que Montaigne, Montesquieu, de Brosses ont été des magistrats. Il tourne des chansons; il soigne sa correspondance, et ses amis disent: «Le président un tel, ah! quel esprit charmant! et quel lettré!» Assez souvent il s'est formé un idéal de l'élégance du style, d'où le poncif n'est pas tout à fait absent.
M. Jules de Glouvet cite volontiers Théocrite et Virgile et il a des descriptions qui, je ne sais comment, semblent «élégamment» traduites d'une pièce de vers latins:
Le soleil dardait ses rayons brûlants sur la plaine desséchée. Les champs, limités par de maigres rangées d'ormeaux, avaient un aspect morne et grillé. De la terre poussiéreuse des effluves chauds s'élevaient; les cigales grinçaient sous les herbes jaunies; l'alouette planait lourdement, cherchant l'ombre. Des moissonneurs, coiffés de larges chapeaux de paille, allaient et venaient dans la vaste pièce de blé. Les faucheurs, haletants et l'échiné pliée, avaient entr'ouvert leur chemise; la sueur coulait sur leur poitrine velue. Les faux sifflaient en cadence et les épis dorés se couchaient sous l'oblique morsure (obliquo morsu).
Les traits sont exacts, les épithètes sont justes: l'impression d'ensemble fait défaut. C'est tout l'opposé de l' «impressionnisme» dans le style, que j'essayais dernièrement de définir[56]. M. de Glouvet n'hésite pas à écrire que le filet retient dans ses mailles «la perche vagabonde» et qu'il cueille à fleur d'eau «les habitants de la vague». Il nous montre les peupliers «élancés» et les appelle «hôtes murmurants de la falaise». Dans le même paragraphe, il nous parle de «fleurs mignonnes» et de «mystérieux ombrages». C'est dire qu'il se contente d'écrire comme vous, comme moi, comme tout honnête homme de lettré peut le faire en s'appliquant.
Ailleurs il lui arrive de mêler, dans la même phrase, des archaïsmes et des locutions toutes modernes. Cela fait quelque chose d'assez hybride:
Le désert de Tessé faisait partie de son être; mais le sentiment chez lui était passif, et ses accoutumances complétaient son cadre sans émouvoir sa pensée.
(Nous voyons dans la même page que «sa nature s'adaptait aux côtés dominants de cette vie physique.»)
Un chapitre commence ainsi: «Le berger demeura plusieurs mois dans cette griève malaisance.» Et quelques lignes plus bas nous le voyons qui «s'appesantit sous le fardeau de ses chimères inavouées».—Tant de styles n'arrivent pas à faire un style. M. de Glouvet écrit quelquefois comme un poète ému et qui trouve sa langue sans trop y songer; plus souvent comme un magistrat qui a des lettres.
... Et dire que je n'aurais peut-être pas vu tout cela si je n'avais pas su que M. de Glouvet est avocat général!
II
Mais c'est assez chicaner sur son plaisir. Si M. de Glouvet n'est peut-être pas partout un écrivain accompli, il s'est montré, comme j'ai dit, poète en plus d'un endroit, et, une fois, poète puissant dans le Berger.
Je ne veux point parler de ses romans bourgeois, qui pourtant ne sont point ennuyeux, mais où je n'ai pas fait de découvertes et dont les dialogues ont quelquefois le tort de rappeler ceux de Paul de Kock. Je laisse même de côté des figures vivantes, mais d'une invention facile, telles que la fermière Rose Chandoux, la terrible mère qui veut faire un notaire de son fils, et Geneviève Bourgeois, la vieille fille héroïque, gardienne jalouse de la terre familiale, dont la vie n'est qu'un amer et silencieux sacrifice aux derniers du nom, et qui meurt sur ce cri: «Il n'y a plus de Cassoire!»
Je ne retiens que trois figures: Jean Renaud, Marie-Anne et André Fleuse. Idéalisées? cela m'est égal: elles pourraient être vraies, et elles sont grandes.
Les cent premières pages du Forestier sont vraiment savoureuses: l'enfance de Jean Renaud, pauvre abandonné qui n'a d'autre mère ni d'autre institutrice que la forêt; sa communion avec les arbres et les plantes; la poursuite du sanglier; le désir qui le secoue, qui l'étrangle, d'avoir un fusil... C'est bien à l'enfance d'un jeune faune que nous assistons, et la pénétration de la petite créature par le milieu où elle se développe est aussi intime et profonde qu'il se peut. Plus tard on pourrait trouver, comme je l'ai déjà indiqué, que ce braconnier fait tout de même trop de bonnes actions; mais il semble que sa bonté soit un produit naturel de sa vie en pleine nature, qu'elle soit aussi spontanée que son amour de la forêt. Son héroïsme de la fin garde ce même caractère: c'est sa forêt qu'il défend contre l'étranger.
Marie-Anne, n'étant qu'une pauvre ouvrière, a épousé un riche batelier qui l'aimait, Louis Mabileau. Le lendemain de la noce, Louis est tué sur son bateau, dans une manœuvre. «Alors elle fit le serment de ne jamais coucher dans un lit de terre ferme et de passer toute sa vie en marinier, sur cette Loire qui avait été le berceau, l'amour et le tombeau de son Louis. Elle jura aussi de garder en tout temps ses vêtements de deuil. Aucune femme n'a mieux tenu parole.» Marie-Anne est bonne, brave, fière et triste. On la calomnie, on l'insulte, car les femmes qui vivent sur l'eau sont suspectes dans le pays: elle n'en a point souci... Une fois, dans une inondation de la Loire, elle sauve au péril de sa vie des parents pauvres de son mari, des maraudeurs qui habitent une île du fleuve. Ce sont d'affreux bandits qui à la fin, tentent de l'assassiner pour avoir son bien. Un petit marinier qui l'aime sans le dire veille sur elle...; mais elle meurt, peu après, sur son bateau.
Cette femme en deuil, immobile et vivant d'un souvenir, M. de Glouvet a su nous la faire voir. Il a su, dès sa première apparition, la fixer dans une attitude qu'on ne peut plus oublier:
Une femme tenait la barre du gouvernail.
Cette femme était vêtue de noir.
Aux signaux qu'on lui adressait de la jetée elle répondit en agitant son mouchoir à plusieurs reprises, puis retomba dans son immobilité sculpturale.
M. de Glouvet a eu cette fois la chance rare de dresser en pied une figure humaine qui représente un sentiment très général et très beau sous une forme concrète et dans des conditions très particulières et très pittoresques. Marie-Anne, c'est la statue du veuvage éternel sur un bateau de Loire. Ainsi apparu, le spectre du «marinier noir» ne nous quitte plus.
Et il reste aussi dans la mémoire, André Fleuse, le grand berger. «Le grand berger s'arrête au sommet de la colline...» C'est la silhouette entrevue par Sully Prudhomme:
Dans sa grossière houppelande,
Le pâtre, sur son grand bâton
Penché, les mains sous le menton,
Est l'amant rêveur de la lande.
C'est le fantôme évoqué par Victor Hugo dans ce vague et magnifique poème, Magnitudo parvi:
Dieu cache un homme sous les chênes
Et le sacre en d'austères lieux
Avec le silence des plaines,
L'ombre des monts, l'azur des cieux...
Le pâtre songe, solitaire,
Pauvre et nu, mangeant son pain bis;
Il ne connaît rien de la terre
Que ce que broute la brebis.
Pourtant il sait que l'homme souffre;
Mais il sonde l'éther profond...
La Judée avait le prophète,
La Chaldée avait le berger...
La foule raillait leur démence,
Et l'homme dut, aux jours passés,
À ces ignorants la science,
La sagesse à ces insensés...
Ce roman du Berger est, à mon avis, le chef-d'œuvre de M. de Glouvet. Un souffle le traverse; il a la grandeur, une poésie abondante et naturelle; c'est une idylle tragique qui a quelque chose de fruste, de primitif et de mystérieux. Les personnages sont tout près de la terre, et de là leur beauté. On dirait qu'ils sont à peine sortis de la matrice universelle, à peine dégagés de la boue féconde des antiques déluges, et que leurs yeux viennent à peine de s'ouvrir sur le monde, tant ils y sentent d'inconnu et tant leurs idées sont simples et leurs sentiments abrupts.
Surtout la haute stature du berger domine le livre. Cet innocent qui est sorcier est grand par tout ce qu'il rappelle:
Savant dans la découverte et l'emploi des herbes, pénétré d'une confiance aveugle en leur puissance, ne descendait-il pas en ligne droite du berger antique dont Virgile a chanté les croyances? «Méris m'a fait présent de ces plantes cueillies dans le Pont, où elles croissent nombreuses. J'ai vu Méris, par la vertu de telles herbes, se changer en loup et traverser d'un bond les longues forêts, ou faire sortir les morts de leurs tombeaux; je l'ai vu de même transporter les moissons d'un champ dans un autre.»
André Fleuse fait songer aussi aux ascètes de la Thébaïde, dont la solitude faisait des voyants, et, par delà, aux plus anciens hommes, aux pâtres chaldéens. André Fleuse connaît les herbes; il prédit l'avenir, il jette des sorts, il «sait les mots». Ce n'est qu'à regret qu'il écrase la mouche qui menace ses ouailles; et quand il a pris le loup il n'ose le tuer, il le laisse partir; car Fleuse sait que partout, dans les animaux, dans les insectes, dans les plantes, dans les choses, dans le vent, dans la nuit, il y a des âmes, des esprits inconnus auxquels il ne faut pas toucher:
Son idée, que l'analyse n'avait pas affaiblie, qui, en l'absence de toute formule, s'était changée en sentiment, vivait robuste dans ce crépuscule intellectuel: l'idée de l'homme chétif soumis à son grand gardien, l'Invisible.
J'aime particulièrement les pages où M. de Glouvet nous conte l'enfance de l'Innocent et «comment on devient sorcier»:
... Lui, cependant, qu'on évitait dans l'ordinaire de la vie, qu'on entourait d'un superstitieux respect à certaines heures, n'écoutait pas impunément tout ce monde qui lui chuchotait d'un ton craintif:
—Fleuse, Fleuse, tu sais ce que les autres ne savent point, té!
... Il ne raisonna rien, mais à la longue se sentit plus rapproché de l'inconnu, qui l'attirait, que de ses semblables, qu'il n'aimait pas; il finit par découvrir des formes et des mouvements dans l'ombre, où les gens de la plaine passaient sans rien voir. Il devint halluciné, eut des visions. Crédule comme les autres, il crut les autres sur parole, même quand ils causaient de lui; écouta dans l'espace où le surnaturel parle aux âmes simples, et entendit. On le faisait voir en lui répétant ce qu'il avait vu; on l'amenait à comprendre à force de lui expliquer ce qu'il avait entendu...
Qu'est-ce qu'il entend donc, le grand berger, et qu'est-ce qu'il voit? L'ombre, les souffles, l'indéterminé, je ne sais quoi, rien du tout; c'est aussi simple que cela. Mais ne voir dans l'univers physique que l'enveloppe, le symbole de quelque chose d'inconnu, pressentir un abîme sous chaque forme visible, se croire entouré de forces insaisissables et inintelligibles, dégager le rêve de chacune de ses impressions, jouir des apparences et néanmoins s'apercevoir à chaque instant que nous ne comprenons rien au monde..., c'est être éminemment poète. Voilà par où cet innocent nous plaît. C'est si vrai, que nous sommes enveloppés de mystère! La science recule un peu la limite où il commence, et par là elle nous le fait oublier. Parce que nous voyons clair à deux ou trois pas autour de nous, nous ne nous souvenons plus qu'au delà de ce cercle de lanterne c'est le gouffre, c'est l'inexpliqué... Et pourtant, quoi qu'on en ait dit, le monde que la science nous permet de concevoir n'est peut-être pas si beau que celui d'André Fleuse. Sully Prudhomme s'écrie dans son enthousiasme candide:
Il est tombé pour nous, le rideau merveilleux
Où du vrai monde erraient les fausses apparences...
Le ciel a fait l'aveu de son mensonge ancien.
Et, depuis qu'on a mis ses piliers à l'épreuve,
Il apparaît plus stable affranchi de soutien,
Et l'univers entier vêt une beauté neuve.
Je l'ai cru autrefois, et je n'en suis plus si sûr. Nous avons sur le monde des notions que les anciens n'avaient pas; mais notre puissance d'imaginer n'est pas plus grande que la leur. Nous connaissons maintenant que le soleil est à tant de mille lieues, qu'il y a des étoiles à des millions de lieues de la terre, etc.; mais le voyons-nous? nous le figurons-nous? Non. Eh bien! alors, en quoi ce ciel est-il plus beau que celui des anciens hommes? Nous le savons plus grand qu'ils ne le savaient: nous ne l'imaginons pas plus grand qu'ils ne l'imaginaient. Or, la poésie n'est qu'imagination et sentiment. Trop de science la tue. Un dieu personnel qui saurait tout et pour qui l'univers serait parfaitement clair n'en jouirait que comme d'une machine bien agencée; il savourerait des rapports de nombre; il n'aurait qu'un plaisir de mathématicien: il ne rêverait jamais. Un dieu omniscient ignorerait par là même la poésie. Vraiment il est fort heureux pour nous que le monde soit inintelligible: nous en faisons ce que nous voulons.
Ce mystère répandu dans tout le livre enveloppe un drame simple et violent, un drame de rapacité villageoise; et ainsi M. de Glouvet a su donner pour ressorts à son âpre poème le sentiment le plus profond et la passion la plus forte des hommes qui vivent de la terre: la superstition et l'avarice; l'une effarée jusqu'à l'hallucination; l'autre exaspérée jusqu'au meurtre.
Le fermier Buré a chassé le vieux Robine, son beau-père, à qui il doit le gîte et la nourriture pendant quatre mois. Robine vient trouver Fleuse; il est conduit par sa petite fille, Louise de la Ronce-Fleurie, une enfant sage, naïve et droite, et qui vénère son grand-oncle le berger. Fleuse, silencieux, ramène le vieux Robine chez Buré: «Vous devez quatre mois; faites-le souper.» Buré et sa femme geignent et réclament. Fleuse ajoute: «T'as son bien; soigne-le.»—Mais quelques jours après le vieux Robine est trouvé pendu chez son gendre. Fleuse vient et devine que c'est Buré qui a étranglé le bonhomme, puis l'a pendu à l'une des solives du plafond (car sous un des ongles du vieux il découvre un cheveu rouge, rouge comme les cheveux de Buré). Et avec de grands gestes et des «mots» il maudit la maison en partant. Dès lors le malheur s'abat sur la ferme; les récoltes manquent, les bestiaux meurent, et Buré chaque nuit voit revenir le pendu... Il vient enfin supplier Fleuse de le délivrer; il se traîne au bord de la fosse où le berger vient justement de prendre un loup... Le loup saute par-dessus Buré fou de terreur et qui se croit changé en «garou»... Le malheureux s'adresse à Marin Longevin, un marchand de miel, un gars qui en sait long, et lui promet la main de sa fille s'il «conjure le sort». Marin échoue... Marin et Buré essayent alors, pour vaincre le grand berger, de tuer son bouc favori, Noiraud. Le bouc se défend, saute sur les épaules de Marin, le chevauche dans une course éperdue... Marin se repent. Il a été le promis de Louise; il obtient d'elle son pardon, Louise l'amène au grand berger et au bouc Noiraud, qui, toujours sans rien dire, pardonnent aussi... Buré vient encore supplier Fleuse. Le grand berger est inflexible... Buré saisit une fourche et va tuer le grand berger, quand le bouc Noiraud survient, reconnaît son ennemi, se jette sur lui furieusement, et après une lutte fantastique le bouc, vainqueur de l'homme, le précipite dans le «Puits-à-l'Anglais».
Je ne veux pas savoir si le crime de Buré n'est pas un bien gros crime pour un petit profit, ni si l'innocent ne fait pas preuve de beaucoup de sagacité pour un innocent dans la scène où il convainc de meurtre Buré le roux. Encore une fois, le livre a de la grandeur. Ce bouc qui dénoue le drame redouble encore l'impression d'épouvante et de mystère: il convenait qu'un animal eût un rôle, et un rôle humain, dans une histoire d'hommes si voisins de l'animalité primitive. Et c'est aussi une idée grande et belle d'avoir fait de l'innocent un juge et un justicier, d'avoir fait briller dans ce cerveau trouble une seule lumière, la conscience, qui apparaît alors comme quelque chose de primordial, d'inexpliqué, de divin. Cet idiot a de brèves paroles qui viennent, on le dirait, de plus loin que lui. Par là le drame s'agrandit encore, revêt par endroit une majesté de poème symbolique. Vraiment le Berger est un beau livre. Je ne me demande plus du tout s'il a été écrit par un magistrat; cela m'est devenu fort égal; et si, avec une mauvaise foi insigne, je me suis livré à cette recherche irrévérencieuse à propos des autres livres de M. de Glouvet, c'est que peut-être ils ne sont pas à la hauteur du Berger.[Retour à la Table des Matières]
JOSÉPHIN SOULARY[57]
Demandez à qui vous voudrez ce que c'est que M. Joséphin Soulary, on vous répondra: «C'est l'auteur du sonnet des deux mères..., vous savez?» Les mieux renseignés ajouteront: «C'est un poète de Lyon, un ciseleur de vers et le plus grand sonnettiste du siècle.»
Voilà, je crois, sur M. Soulary, l'opinion courante, où il y a, naturellement, à prendre et à laisser. M. Soulary est le poète du siècle qui a fait le plus de sonnets; ce n'est pas la même chose que d'en être le premier sonnettiste. Il est vrai qu'il est en effet l'auteur des Deux Cortèges; mais, heureusement pour lui, il a fait beaucoup mieux. Il est vrai aussi que M. Soulary est un poète de Lyon; mais Lyon, à ce qu'il me semble, n'a pas autrement marqué sur lui: il est provincial beaucoup plus que Lyonnais. L'éloignement de Paris a eu pour lui des avantages et des inconvénients qu'il est intéressant de démêler et a certainement été une des causes de son originalité.
Relisons-le, ce qu'on ne fait guère, car l'entreprise est laborieuse si on la veut mener d'un trait. Mais, en somme, on n'y perd pas son temps. Outre qu'on a le plaisir, çà et là, de faire d'agréables découvertes et qui reposent, on voit se dégager peu à peu la physionomie d'un poète intéressant qui n'est pas du tout de Paris et qui n'est presque pas d'aujourd'hui, mais qui semble être venu d'Italie et dater de la Renaissance; qui n'a subi que très peu l'influence des poètes contemporains et qui, par bien des points et par ses qualités aussi bien que par ses défauts, est comme en dehors et à part du mouvement poétique de notre temps.
I
À première vue, il est heureux pour un poète d'avoir fait un jour un sonnet, une pièce d'anthologie, que tout le monde connaît et récite. C'est une chance d'immortalité. Pas si sûre qu'on le croirait, cependant. Pour nos pères, Millevoye était le poète du Jeune Malade; Soumet, de la Pauvre Fille; Guiraud, du Petit Savoyard. Aujourd'hui ces «chefs-d'œuvre» nous font un peu sourire. La Feuille, d'Arnaud, plus légère, a mieux résisté, et surtout le sonnet d'Arvers. Mais il peut arriver aussi que le choix du «chef-d'œuvre» unique auquel reste attaché le nom d'un poète ait été arbitraire et maladroit et que la pièce trop connue fasse tort à d'autres qu'elle dispense de lire et qui valent quelquefois mieux. Car justement ce qui fait qu'une poésie devient populaire, est insérée dans les recueils de morceaux choisis, dans les Abeilles ou les Corbeilles de l'enfance, ce sont bien sans doute des mérites réels, mais c'est aussi une certaine banalité dans le sentiment, la composition ou le style.
J'ai peur que ce ne soit le cas pour les Deux Cortèges. L'examen de ce sonnet nous montrera ce qu'est M. Soulary quand il est le plus de sa province. Comme les choses les plus connues le sont toujours moins qu'on ne croit, et que, dans tous les cas, il peut se trouver d'honnêtes gens qui ne sachent point par cœur ce morceau fameux, on me laissera le remettre sous les yeux du lecteur.
Deux cortèges se sont rencontrés à l'église.
L'un est morne: il conduit le cercueil d'un enfant;
Une mère le suit, presque folle, étouffant
Dans sa poitrine en feu le sanglot qui la brise.
L'autre, c'est un baptême. Au bras qui le défend
Un nourrisson gazouille une note indécise;
Sa mère, lui tendant le doux sein qu'il épuise,
L'embrasse tout entier d'un regard triomphant.
On baptise, on absout, et le temple se vide.
Les deux femmes alors, se croisant sous l'abside,
Échangent un coup d'œil aussitôt détourné;
Et, merveilleux retour qu'inspire la prière,
La jeune mère pleure en regardant la bière,
La femme qui pleurait sourit au nouveau-né.
Soyons un peu pédant et rogue et, comme dit quelque part M. Joséphin Soulary, ouvrons sous les pas de l'innocent auteur «la fosse où vit la Critique glacée, le formica-leo». D'abord ce n'est point là le style ni la manière d'un «ciseleur». La ciselure implique une forme essentiellement plastique, aux contours très nets et très arrêtés, comme celle de Gautier dans Émaux et Camées ou de M. Leconte de Lisle presque partout. Le style de M. Soulary est plutôt celui d'un écrivain très laborieux et très inégalement heureux dans ses rencontres; il ne cisèle pas, il complique et entortille, ce qui est bien différent. Cette fois-ci il n'était pas en veine. Voyez que de mots inutiles: En feu..., qui la brise..., qui le défend..., qu'il épuise!—Notez qu'il n'est pas ordinaire ni convenable qu'une mère donne à teter à son enfant dans une église: tout ce septième vers est donc parasite. Et notez aussi qu'on ne donne pas «l'absoute» aux enterrements des petits enfants.—La mère embrasse du regard son enfant tout entier: il est donc bien grand, ce petit? Encore deux mots peu nécessaires.—Et moins nécessaire encore l'apposition: Merveilleux retour qu'inspire la prière; car ce «retour» (le mot est un peu bien vague), est-ce la prière qui l'inspire? et n'est-ce pas simplement la bonne nature? Oncques ne vit-on sonnet aussi chevillé.
Je sais bien que, comme l'a théologalement démontré Théodore de Banville, on ne saurait faire de vers français sans chevilles. Et même ce rutilant paradoxe n'est, au fond, qu'un truisme. Cela veut dire que, pour rimer, il faut chercher la rime, que, pour faire des vers, il faut observer la mesure, et que, ni la rime ni le rythme ne se présentant d'eux-mêmes, il faut quelquefois, pour exprimer une idée en vers, y employer d'autres mots que pour l'exprimer en prose. L'essentiel est que ces mots cherchés, et qui ne s'imposaient pas plutôt que d'autres, paraissent venus spontanément, ou que, s'ils semblent tirés d'un peu loin, ce défaut de naturel soit compensé par le plaisir que donne le sentiment de la difficulté vaincue, ou par quelque effet de rythme, d'harmonie, de sonorité.
Par exemple, dans ces vers de Victor Hugo:
À chaque porte un camp, et—pardieu! j'oubliais,—
Là-bas, six grosses tours en pierre de liais,
la cheville est patente, insolente, énorme; mais on la lui passe parce qu'elle est amusante et donne une rime rare.
Voici une cheville d'une autre espèce:
C'est là que nous vivions.—Pénètre,
Mon cœur, dans ce passé charmant.—
Je l'entendais sous ma fenêtre
Jouer le matin doucement.
Il est certain que la fin du premier vers et tout le second forment une cheville ou que, tout au moins, si le poète avait écrit en prose, il n'aurait guère senti le besoin d'apostropher ici son cœur. Mais, d'autre part, cette parenthèse n'a rien de choquant et la diction peut même la rendre touchante: elle est dans le sentiment de la strophe et de tout le morceau. Elle n'en est point une partie nécessaire; mais elle en est une partie harmonieuse et concordante. Il y a toujours, dans une strophe ou dans une phrase poétique, un ou plusieurs vers qui expriment ce qui devait être dit, et, tout autour, des vers qui traduisent des idées, des sentiments, des images accessoires et qu'on pourrait à la rigueur remplacer par d'autres. Ce sont donc, si l'on veut, des chevilles; mais elles peuvent être agréables et sembler naturelles; car, étant donnée la rime du vers qui exprime l'idée nécessaire, le vocabulaire est assez riche et les désinences des mots sont assez variées pour qu'il soit toujours possible de rendre, dans un vers de rime pareille, quelque idée dépendante et voisine. Je ne me plains donc pas de trouver des chevilles dans le sonnet de M. Soulary: je me plains seulement de leur nombre et de leur médiocre qualité. Elles ne valent pas ce qu'elles coûtent, voilà tout.
Quant à l'idée du sonnet, elle est ingénieuse et d'un effet sûr, et je ne me demande pas si le sourire de la mère qui enterre son enfant est aussi vraisemblable que les pleurs de l'autre. Sans cette opposition, plus de sonnet; et ce qui a fait la fortune de celui-ci, ce ne peut être, nous l'avons vu, la perfection de la forme: c'est qu'il présente deux figures et deux tableaux qui se font pendant, comme ces chromolithographies accouplées dont l'une représente le Départ pour la chasse et l'autre le Retour de la chasse, ou bien le neveu surpris par l'oncle et l'oncle pincé par le neveu. Je suis peut-être de méchante humeur; mais il me semble qu'il y a dans les Deux Cortèges quelque chose de cet art un peu banal, quelque chose qui sent le goût de la province et les Jeux floraux.
Les «chefs-d'œuvre» de ce genre ne sont malheureusement pas rares chez M. Joséphin Soulary. Voici l'Escarpolette, petit drame en cinq tableaux. 1er tableau: une petite fille se balance sur une escarpolette. 2e tableau: le poète rêve; il voit maintenant deux amoureux sur l'escarpolette. 3e tableau: «Bon! les voilà trois sur l'escarpolette»: le père, la mère et l'enfant. 4e tableau: «Ils sont deux sur l'escarpolette»: l'enfant est mort. 5e tableau: «Il n'en reste qu'un sur l'escarpolette»: le père est mort à son tour. Dénouement: la fillette tombe de l'escarpolette et se casse la tête; le «gars» qui la regardait s'écrie: «Quel malheur!» et le poète, sans y penser, répond: «Qu'importe?» Et le lecteur se pose cette question: Quelle différence y a-t-il entre une escarpolette et une balançoire?
Autre guitare, comme dit Victor Hugo. Le cordonnier Sutor fait des brodequins pour sa maîtresse Pholoé, au moment où Alexandre entre dans Persépolis. Il est tellement à sa besogne qu'il ne voit point passer le conquérant. Mais Pholoé le voit et le trouve beaucoup mieux que Sutor. «Grands Dieux! dit-elle, qu'Alexandre est donc beau!»... Et, pour abréger, Alexandre, vexé de l'indifférence de Sutor, met le feu à Persépolis:
Le grand roi se vengeait d'un cordonnier coupable
De ne l'avoir pas regardé!
Un jour le poète, étant mort, va, suivi de son chien, frapper à la porte du Paradis; et, comme saint Pierre ne veut pas laisser entrer le fidèle animal et que saint Roch lui-même, invoqué, fait le cafard et se récuse, le poète et son chien errent à l'aventure dans la région où sont les ombres des bêtes... Et cela est un rêve, et cela s'appelle Dans les limbes, et il est difficile d'imaginer un badinage plus soigné et plus long.
II
Je ne cacherai pas que je cherche en ce moment les côtés faibles de M. Joséphin Soulary, non pour le diminuer, mais pour le définir plus sûrement.
Une autre preuve qu'il est bien de sa province, c'est sa malveillance à l'endroit de Paris:
Que Paris nous fasse la loi
Par un côté brillant qui frappe,
Par un certain... je ne sais quoi,
Par une certaine... (aidez-moi,
Le mot m'échappe),
Je tiens ce point pour éclairci...
Eh bien! ce «certain je ne sais quoi», qui en effet n'est pas aisé à définir, M. Soulary a beau s'en moquer: il lui manque absolument. Je n'ignore pas qu'il manque aussi à beaucoup de Parisiens; mais enfin, s'il y a des provinciaux à Paris, il y en a peut-être encore plus en province. Ce «je ne sais quoi», ne serait-ce pas le goût, la crainte de paraître trop content de son esprit, le discernement rapide du point qu'il ne faut pas dépasser sous peine de devenir affecté et ridicule? Tout au moins, si on est ridicule à Paris, on l'est à la mode d'aujourd'hui, non à la mode d'il y a deux ou trois cents ans. Or, dans les trois quarts de ses poésies, M. Soulary n'est ni un romantique, ni un parnassien, ni un névropathe, mais un «précieux» des temps passés. C'est que la province garde mieux que Paris les vertus, les défauts, les travers, les modes d'autrefois. Il y a des coins où l'on découvre encore des jansénistes, des camisards, des comtesses d'Escarbagnas, des poètes de ruelle, etc., parfaitement conservés. Toute la vieille France se retrouve en province, çà et là, par fragments. Et c'est ainsi que M. Soulary, Lyonnais de Lyon, est un confrère de Voiture et un ami de Cathos et de Madelon.
Il n'est pas de style plus laborieux et plus cherché, de gentillesse plus emberlificotée. Voulez-vous savoir ce que devient, torturé par ce poète de trop d'esprit, une idée toute simple comme celle-ci: «Si j'avais appris à compter quand j'étais enfant, je serais plus riche que je ne suis?»
... Ha! si depuis ce jour où je tombai novice
À l'école, en quittant le sein de ma nourrice,
J'avais su déchiffrer l'hiéroglyphe saint
Qui, de la corne d'or multipliant l'hélice,
Fait sourdre un million sous le nombre succinct,
Je n'aurais pas connu, Misère, ton supplice.
Ailleurs nous rencontrons des amants qui «égrènent le rosaire d'or que l'amour mit pour l'homme au cou de la femme». Nous apprenons que les plaintes du cuivre «font courir un frisson qui tient l'âme debout»,—et «qu'en vain nous déplaçons l'amer levain du souci notre hôte». Et voici ce que dit aux femmes honnêtes Marie la révoltée:
Paissez, brebis; le bouc expie!
Par nous le mal essentiel
Croît au sentier de l'œuvre pie
Qui vous conduit tout droit au ciel.
Cathos eût eu plaisir à entendre appeler un grain dépoussière: «l'atome ailé qu'aucun pouvoir ne tue.» Elle eût approuvé cette périphrase qui signifie que l'homme, à l'automne, devient sérieux:
Comme elle (la terre), son fils l'homme a pris un maintien grave;
De ses jours de folie il fait payer le tort
Au devoir qui l'étreint dans son rude ressort;
et, dans la description d'une gypsie:
Un amulette où l'art imite
Quelque Diane au front cornu,
Des deux seins fixant la limite,
Veillait aux mystères du nu.
Je ne parle pas des «regards qui se tendent en grande fixité», ni des pleurs qui «se font brèche dans de grands yeux doux» (ce ne sont peut-être que des incertitudes de langue ou des sacrifices à la rime). Et je ne parle pas non plus des simples mignardises, qui sont innombrables. Toute fille est fillette. Tout est petit, mignon, coquet et coquin; et le cordonnier de Persépolis, faisant des brodequins pour sa maîtresse, qualifie ses pieds d'«espiègles» et de «gentils bourreaux».
III
Il est donc fort singulier que ce soit M. Soulary qui ait écrit ce vers:
Le sentiment du beau, c'est l'horreur du joli.
Eh! qu'entend-il par le joli? Est-ce que vraiment il croit avoir jamais aimé et cultivé autre chose? Au reste, il a bien tort de creuser un tel abîme entre le joli et le beau; car le joli n'est déjà pas si laid, et c'est peut-être le beau dans le tout petit, à moins que ce ne soit la coquetterie du tout petit dans le beau.
Toute chose, en passant par les mains de M. Joséphin Soulary, se rapetisse, s'amignote, s'amenuise, s'amignardise. Parfois, des idées qui avaient de la grandeur ou des peintures commencées d'un trait net, ferme, saisissant, se tournent en gentillesse, en pointe, en badinage grêle et vieillot. Lisez la pièce intitulée Émotions nocturnes: la première partie en est fort belle. Un homme, longeant un bois, la nuit, éprouve le vague effroi de tout ce qui grouille, bruit, glisse ou chuchote dans les demi-ténèbres:
La nuit tend sur le ciel brouillé
Ses ailes d'argent ponctuées;
La lune, comme un soc rouillé,
Laboure le champ des nuées.
..........
L'œil, aussi loin qu'il peut plonger
Dans la perspective indécise,
De chaque objet voit émerger
La Peur debout, couchée, assise.
..........
L'élytre, invisible grelot,
Sonne l'essor du scarabée;
Sous les mousses le surmulot
Grignote une noix dérobée.
De tous côtés partent des sons,
Notes grêles, sourdine éteinte;
On chuchote dans les buissons,
La flaque gémit, l'herbe tinte.
..........
Des formes vagues d'oiseaux lourds
Dans l'air entre-croisent leur voie...
L'homme se croit poursuivi par un être mystérieux qui le talonne. Il fuit, il arrive chez sa maîtresse. Ô chute! l'eau-forte aboutit à la vignette, les beaux vers pittoresques aux petits vers. «Nigaud, lui dit son amoureuse, c'est ton ombre dont tu avais peur. L'ombre qui te suit, c'est un veuf en peine. Dieu fit les ombres pour aller par paires. Marions-nous, et nos deux ombres se consoleront, et, dans neuf mois, de nos deux ombres il en sortira une troisième, et ainsi de suite; et, à ce compte, quand nous serons douze, nous serons vingt-quatre, toute une armée pour mettre la peur en déroute.»
J'y songeais, dis-je, ô ma Lucy!
Mais vingt-quatre est un bien gros nombre:
Moitié, c'est déjà grand souci,
Même en lui retranchant son ombre.
Et patati et patata. C'est joli assurément. Encore peut-être n'est-ce que gentil.
La Gypsie est encore une pièce qui commence par de beaux vers sonores et colorés et qui se termine par une toute petite chute, plus ridicule que risible. La gypsie est la personnification de la nature, de la poésie, de la liberté, de l'amour aventureux, de la sainte bohème. Le fou qui la suivrait, dit le poète, serait pauvre, honni des bourgeois, et se damnerait. «Il perdrait la sainte chimère de l'hyménée éternel,—mais il n'aurait pas de belle-mère!»
La nature, adonisée, a des frisettes, essaye des mines et fait la petite folle. Voyez ce que devient le large et magnifique printemps de Lucrèce ou de Virgile, le divin embrassement de Jupiter et de Cybèle. Le Soleil et la Terre échangent des petits vers. Phébus, faisant des jeux de mots, dit à sa petite femme: Ave, Maïa. Et elle l'appelle «bel ange» et «époux enjoué». Ailleurs,
La terre est la fiancée
Du gentil soleil;
La nouvelle en est criée
Par Avril vermeil;
et nous avons tout le détail de la noce. Le mari prépare la chambre. Le lit d'opale a pour rideaux des nuages agrafés aux étoiles. Puis la mariée s'habille. La Terre met son corset, et ses roses le font craquer, etc.
Vous connaissez cet autre thème éternel et grandiose: l'impassibilité de la nature opposée à la douleur et à la fugacité de l'homme. Or, voici un tout petit sonnet, quatorze petits vers, qui vous offrent, réduits à des proportions minuscules, le Lac, la Tristesse d'Olympio et le Souvenir de Musset. Un petit amant désespéré reproche à la Nature son sourire; et la Nature, plaisantine, mignarde et lilliputienne, lui répond:
Nigaud! que ton cœur éperdu
Se cherche une autre associée!
Deux pinsons qui vont s'adorer
À leurs noces m'ont conviée:
Je n'ai pas le temps de pleurer.
Ou bien le Soleil fait le pitre. C'est l'hiver; la toile est baissée, le théâtre est fermé. Le Soleil cependant «prépare sa rentrée».
Et, tandis qu'on grelotte, il vient par intervalle
Regarder plaisamment, l'œil au trou du rideau,
La grimace que fait son public dans la salle.
Le poète voit si petit qu'il nous décrit en détail la navigation de deux papillons sur une feuille de frêne, «l'un trônant à la poupe, l'autre siégeant au gouvernail»:
On voit passer sous leur corsage
Des frémissements convulsifs,
Et leur regard dégage
Mille rayons lascifs.
Des papillons qui ont des regards lascifs! Et il les voit! C'est de la poésie d'oiseau-mouche ou de libellule.
Je pourrais multiplier les exemples à l'infini, et cela m'afflige. Car ce ne sont point ici amusettes d'un moment, comme on en peut trouver dans Émaux et Camées ou dans les Chansons des rues et des bois. Ces amusettes sont presque toute la poésie de M. Joséphin Soulary. Quels sont, croyez-vous, les interlocuteurs d'une Querelle de ménage? L'âme, le corps et la mort, tout simplement. L'âme et le corps se chamaillent en style familier et bourgeois, comme pourraient faire M. et Mme Denis sur l'oreiller conjugal. Vous sentez le piquant? La Mort, qui passe, fait de l'esprit et les met d'accord.—Mais voici le «comble». C'est un sonnet intitulé: la Belle-mère (encore?), et où le poète développe cette pensée que, puisque nous sommes les époux de la Vie et que la Vie est fille de la Mort, nous avons la Mort pour belle-mère!
Vous avez vu, aux vitrines des boulevards, ces images ingénieuses, compliquées, ineptes, qui représentent de loin une tête de mort, et, de près, une nichée d'enfants ou le profil de Mme Sarah Bernhardt. Justement, non loin de ce chef-d'œuvre, s'étalent d'ordinaire Ma femme et Ma belle-mère, deux sujets qui se font pendant comme dans les Deux Cortèges. Et je songe avec tristesse que, si un photographe appliqué pouvait, par un jeu savant de lignes, insérer dans la tête de mort la silhouette de la belle-mère au lieu du profil de Sarah Bernhardt, il aurait «transposé» fort exactement le sonnet de M. Soulary: il aurait fait en art ce que M. Soulary a fait en poésie. Ce serait aussi spirituel; ce serait de même qualité et de même hauteur.
Dans ce genre de poésie, l'Amour, le terrible Amour d'Hésiode, le bel adolescent d'Anacréon, s'appelle «Bébé» (les Jeux divins; Enfant terrible). Une série de sonnets d'amour porte ce titre coquet et badin: «La battue au sentiment», tandis qu'une série de sonnets presque philosophiques est intitulée: «L'affût au raisonnement». Et quand le poète médite sur la destinée humaine, il appelle cela «agacer ce vieux sphinx du néant».
Les allégories abondent, on a pu le voir déjà, chez M. Joséphin Soulary. Il y en a de gracieuses, de singulières et de belles. Mais souvent aussi une allégorie qui pouvait être simplement belle tourne au jeu d'esprit, à la bluette difficile à force d'être soutenue et poursuivie avec exactitude et dans les moindres détails (et c'est là, on le sait, une des caractéristiques du «précieux»). Ou bien l'allégorie offre une image bizarre, déplaisante, malaisée à concevoir et à accepter, comme dans Misericors:
Fi! les courts ailerons! C'est une moquerie!
À peine ils cacheraient nos deux cœurs à la fois.
Qu'est-ce que cela veut dire, et de quels ailerons s'agit-il?—Oh! tout simplement des ailerons d'une jeune fille. Vous entendez bien, c'est une jeune fille qui a des ailerons, et non point par métaphore, comme quand on dit à une femme du meilleur monde en lui offrant son bras: «Madame, vous offrirai-je mon aileron?» Or, en tirant ces ailerons «vers le ciel», on peut les allonger. «Essayons!» dit la vierge. Et on lui tire ses ailerons, et bientôt «ils mesurent trois cœurs à l'aise»; puis ils en tiennent douze, puis cent, et enfin toute l'humanité pourrait s'y blottir. Et voici le mot de l'allégorie:
... Sans retard volons à Dieu, ma belle!
L'aiglon qui marche à terre est un oiseau, moins l'aile,
Et l'amour, dès qu'il prend de l'aile, est charité.
Remarquez en passant qu'il n'y a que M. Soulary pour appeler une femme «ma belle» au moment où il lui dit solennellement: «Volons à Dieu!»
IV
Assurément on découvrirait chez M. Soulary, si on voulait autre chose que ce que nous y avons vu. On discernerait même chez lui le Lyonnais: il a le mysticisme, parfois un anticléricalisme de canut; et le sentiment révolutionnaire lui inspire des pièces violentes et mélodramatiques sur la misère du peuple. On reconnaîtrait aussi le poète du XIXe siècle à son affectation de néo-hellénisme, à son amour de la nature, à son amertume, à son pessimisme. Mais tout cela prend chez lui la même forme mignarde, entortillée, tarabiscotée, et cette forme est bien réellement son tout.
M. Soulary est un Italien. Ses ancêtres, les Solar, de Gênes, ont, paraît-il, apporté à Lyon l'industrie des velours brochés d'or et d'argent. Lui, c'est avec des mots qu'il fait ses broderies compliquées à plaisir. Ses aïeux littéraires sont les poètes de la Pléiade, les précieux du XVIIe siècle et les concettistes italiens, Guarini ou le Tasse de l'Aminta. Son sonnet des Rêves ambitieux rappelle par la facture tel sonnet de Joachim du Bellay; ses Métaux font songer aux Pierres précieuses de Remy Belleau. Il a, comme Ronsard, un fonds gaulois qui perce çà et là sous la mignardise transalpine. Et par delà ces poètes raffinés il se rattache aux troubadours. Il est dans notre siècle le représentant inattendu du gai savoir et de la poésie menue des cours d'amour. Bref, et pour ne retenir que ses traits essentiels, M. Soulary est un concettiste et un provincial.
Et c'est parce qu'il est resté provincial qu'il a pu être un concettiste aussi outré. C'est le séjour de la province qui lui a permis de conserver intact et de développer son aimable manie et d'abonder ainsi dans le sens de la gentillesse. Et n'est-ce pas être original, après tout, que de procéder de Guarini? À Paris, il eût apparemment subi des influences contemporaines. Et puis, à Paris, la lutte pour la vie et pour la gloire est d'une extrême âpreté: il y a des petits jeunes gens qui égorgeraient leur meilleur ami—surtout leur meilleur ami—pour arriver plus vite à la «notoriété» ou à la fortune. La paix de la province entretient l'aménité des mœurs, encourage à la rêverie et aux ouvrages de patience. La sécurité que donne un traitement fixe est aussi très bonne pour cela. Et rien de tel que les loisirs du bureau pour se faire une belle main et pour apprendre l'écriture ornée avec des oiseaux dans les majuscules.
Il y a de là douceur dans la gentillesse, quelque chose de plaisant dans la mignardise et d'intéressant dans l'affectation. Pourquoi détester chez un poète ce qu'il est permis d'aimer chez une femme: la coquetterie, le désir de plaire se traduisant soit par les petits airs de tête, soit par les inflexions de voix câlines et à demi fausses, soit par l'arrangement symétrique et compliqué de petits objets, chiffons, rubans, oripeaux? Il est d'ailleurs arrivé plus d'une fois à M. Soulary de s'arrêter en deçà de la mignardise et de l'extrême subtilité et de se contenter d'être gracieux, tendre, spirituel, ingénieux, délicat. Voyez les Deux Roses, Des pas sur le sable, À Éva, Dans les foins, Oaristys, Devise amoureuse, Aux morts, À une jeune fille poète, Si l'on me disait..., Ce beau printemps. Il se pourrait bien que M. Soulary fût le roi des poetæ minores. Et n'allez pas croire que ce soit peu de chose!...[Retour à la Table des Matières]
LA JEUNESSE DU GRAND CONDÉ
D'APRÈS M. LE DUC D'AUMALE[58]
Ce doit être une chose agréable que d'être prince, non pas roi ou empereur (ceux-là ont de trop lourdes servitudes, s'ils ont peut-être des joies d'orgueil plus intenses), mais grand seigneur porteur d'un grand nom historique, prince en retraite dans une démocratie et, si vous voulez, vaguement prétendant. D'abord, il y a des chances pour que l'on soit heureusement doué et, par les qualités physiques et intellectuelles, au-dessus de l'ordinaire. Je n'irai pas jusqu'à dire avec La Bruyère que «les enfants des dieux se tirent des règles de la nature, que le mérite chez eux devance l'âge et qu'ils sont plus tôt des hommes parfaits que le commun des hommes ne sort de l'enfance». Il s'est rencontré des princes d'une nullité incontestable, même aux yeux de l'observateur le plus respectueux. Mais enfin une vieille race est, dans son ensemble, une sélection qui s'est poursuivie pendant des siècles. Les hommes tout à fait médiocres de cœur et d'esprit y sont, je crois, l'exception; et les moins doués ont encore un orgueil du sang, un sentiment de la tradition, qui leur permettent de garder quelque tenue. Et quant à ceux, en plus grand nombre, qui naissent intelligents et distingués, on dirait qu'on leur en sait plus de gré qu'aux autres hommes, sans doute parce qu'ils pourraient mieux se passer de ces dons; et il semble aussi qu'il leur soit plus facile qu'à nous d'user de cette intelligence pour se composer une vie élégante et délicieuse à souhait. En outre, ce ne doit pas être un mince plaisir, et c'est tout au moins une raison de vivre, que de savoir que l'on continue une race célèbre, de retrouver son nom mêlé partout à l'histoire, de reconnaître des aïeux dans les conducteurs de peuples et parmi les premiers acteurs qui ont joué publiquement leur rôle sur la scène du monde. Nous autres, nous continuons une foule anonyme, et c'est une foule anonyme qui nous continuera. Nous sommes, pour ainsi dire, coupés du passé, et ce n'est guère que dans le présent que nous avons des intérêts. L'inutilité de la vie nous apparaît plus aisément, à nous qui, si nous représentons quelque chose, le représentons avec des millions d'autres êtres. Eux, ils n'ont qu'à se laisser vivre pour faire partie de l'histoire. Ce que les autres hommes n'obtiennent que par un génie, une fortune ou un effort exceptionnels: le souvenir de la postérité, la mention de leurs noms dans les annales futures, les princes en sont sûrs par cela seul qu'ils sont venus au monde, et si tout est vanité, comme je n'en doute point, cela est pourtant une des vanités les plus recherchées des mortels. Enfin un respect les entoure, presque involontaire chez ceux qui le leur témoignent; ils lisent presque à chaque instant, dans les yeux, dans les gestes, dans toute l'attitude de ceux qui les approchent et même des personnes les plus considérables, qu'ils sont d'une espèce supérieure et privilégiée.
Mais ce doit être aussi une chose bien désagréable d'être prince. Leur nom les opprime autant qu'il les soutient. Ces respects qu'on leur rend, ils ne savent point s'ils s'adressent à leur sang ou à leur personne. S'ils ont leurs orgueils que nous ne connaissons pas, il est aussi des fiertés dont ils ne pourront jamais goûter la joie d'une âme parfaitement tranquille. Quel que soit l'éclat de leurs mérites personnels, on ne le distingue jamais nettement de celui qu'ils tirent de leur naissance. S'ils sont d'une Société savante, ils ne sauront jamais au juste si c'est pour leurs livres ou pour leur nom. Ils sont les moins libres des hommes. Il y a tels sentiments qu'ils doivent avoir, telles opinions qu'ils doivent professer, et cela quand même dans leur for intérieur ils en auraient de toutes différentes. Mais cela même ne leur est guère possible, et le plus souvent les convenances impérieuses de leur position façonnent jusqu'à leurs pensées intimes. Les limites dans lesquelles leur sens propre peut s'exercer et se mouvoir publiquement sont fort étroites, et, comme cette contrainte est inséparable de leur grandeur et même la préserve, ils s'y résignent facilement ou plutôt n'ont point à s'y résigner, car ils ne la considèrent pas comme une contrainte. Mais en réalité, et quoiqu'ils ne s'en aperçoivent pas toujours, ils sont véritablement, corps et âme, les esclaves de leur nom. Cette servitude énorme s'ajoute pour eux aux servitudes qui pèsent toujours sur les jugements humains.
Ce n'est guère que sur les mœurs qu'ils pourraient s'accorder quelque liberté, et jadis ils laissaient volontiers leur corps prendre la revanche des esclavages de leur esprit; mais beaucoup d'entre eux se refusent aujourd'hui cette consolation.—Ils vivent enfin dans un monde très restreint; ils ne se trouvent de plain-pied qu'avec un très petit nombre d'hommes: ils ne peuvent donc connaître les hommes qu'imparfaitement. Ils ne les voient pour la plupart que sous un angle très particulier et très étroit, et dans une attitude de respect ou de défiance. Un prince ne peut pas vivre en pleine mêlée humaine, vivre dans la rue, aller où il lui plaît, frayer tranquillement avec des gens de toute classe. Presque partout il gêne ou est gêné.—Un prince ne peut, à vingt ans, publier des vers. Il n'a ni la liberté ni les moyens d'écrire des romans naturalistes, impressionnistes, pessimistes, analytiques ou autres. Il ne peut faire de la critique. Le malheureux ne peut écrire que sur l'économie politique ou sur l'histoire diplomatique ou militaire, et là encore il n'a jamais ses coudées franches.
Oui, cela est triste d'être prince. On vit et on meurt isolé de l'immense humanité. On ne voit guère, de la grande comédie, que des fragments arrangés. On n'a de visions un peu curieuses, on ne découvre à plein les hommes qu'en temps d'émeute et de révolution. En somme, s'il est vrai, comme je le pense, que la vie la plus digne d'être vécue est celle qui nous permet de connaître l'humanité à tous ses étages, sous tous ses aspects, par tous ses côtés pittoresques et dans tous ses recoins moraux, le mieux est d'être né du peuple, et du plus petit. Car d'abord c'est le seul moyen de voir de près les mœurs, les sentiments, les âmes des humbles et la lutte pour l'existence sous ses formes les plus simples et les plus tragiques. On voit ainsi la vie à nu et l'on se fait un cœur compatissant. On apprend en même temps ce qu'il peut y avoir quelquefois d'originalité intellectuelle et morale sous la misère et l'humilité des apparences. Et de là, si l'on a un peu de bonheur, on peut monter, traverser tous les mondes ou même y séjourner successivement, connaître les bourgeois, les marchands, les bohèmes, les artistes, les politiques et ceux qu'on appelle les gens du monde. Et il n'est pas mauvais non plus d'avoir été élevé par les prêtres, puis par l'Université, d'avoir reçu une éducation tour à tour religieuse et purement laïque: cela vous aide dans la suite à comprendre un plus grand nombre de choses. On peut, à ce compte, recueillir des impressions précises et variées surtout ce que la réalité offre d'intéressant, et on le peut encore plus aisément si l'on a eu soin de se conserver libre et d'éviter le mariage, qui, comme dit La Bruyère, «remet chacun dans son ordre». Mais ce voyage philosophique à travers les compartiments de la société humaine n'est possible, comme j'ai dit, que si l'on part du plus bas. Le voyage en sens contraire ne se fait point. L'écrivain ou le dilettante né du peuple peut quelquefois hausser son observation jusqu'aux grands en parcourant toute la région intermédiaire: un grand ne sort point de sa classe, sauf en des occasions extraordinaires et trop rapides, et est condamné à une assez grande ignorance, à une pauvreté relative d'impressions. Heureux ceux qui ne sont d'abord qu'une tête dans la foule, quand il est donné à cette tête de circuler librement dans cette foule, d'en visiter les replis et de la refléter tout entière! Prince ne puis, bourgeois ne daigne, curieux suis.
I
Pourquoi ces réflexions, dont les unes sont peut-être justes et les autres assurément excessives, m'ont-elles été suggérées par les deux nouveaux volumes qui viennent de paraître de l'Histoire des princes de Condé? Car elles n'y ont, je l'avoue, que peu de rapport.
Tout ce qu'il est permis de dire, c'est d'abord que certaines parties de l'Histoire des princes de Condé ont forcément plus d'intérêt pour l'auteur que pour nous. Il n'était point possible de séparer leur histoire de celle de notre pays, car ils y ont tous été mêlés en vertu même de leur naissance; mais ils y ont été mêlés à des degrés et avec des mérites fort inégaux. Dès lors qu'arrive-t-il? S'il s'agit du Condé de la Ligue ou du grand Condé, à la bonne heure; ils sont assez considérables pour servir de centre à une histoire politique et militaire de leur temps. Mais si c'est le père du duc d'Anguien qu'on nous présente, nous sommes un peu fâchés de voir le récit d'une partie de la guerre de Trente ans tourner autour de ce médiocre personnage. Que sera-ce quand M. le duc d'Aumale en viendra au fils et au petit-fils du vainqueur de Rocroy?
Encore leurs figures pourraient-elles être intéressantes malgré l'insignifiance du rôle qu'ils ont joué, si l'auteur pouvait marquer leurs traits avec une liberté entière. Mais (et c'est là mon second regret) on sent trop, à certaines timidités, à certaines habiletés aussi, que l'histoire de ces princes a été écrite par leur cousin et leur héritier, qu'il leur est attaché par les liens du sang et de la reconnaissance. Je sais bien que cela même double l'effet de plusieurs passages du livre. Lorsque M. le duc d'Aumale lut à l'Académie le récit de la bataille de Rocroy, l'auditoire fut traversé d'un frisson qu'il n'aurait probablement point senti si le lecteur n'avait pas été un descendant de Henri IV. Je sais aussi que M. le duc d'Aumale ne dit jamais que la vérité, et que son histoire n'a point le ton ni l'allure d'un panégyrique. Mais dit-il toujours toute la vérité? ou, si vous voulez, la voit-il toute? Vous me direz qu'il est arrivé à des bourgeois, écrivant sur les rois et sur les princes, d'apporter dans leur étude un respect beaucoup plus superstitieux et d'être beaucoup plus éblouis par le nom de leurs héros que M. le duc d'Aumale. Mais il ne s'ensuit pas que le noble historien se soit trouvé lui-même dans les meilleures conditions pour nous faire une peinture absolument fidèle du grand Condé.—Je ne nomme que celui-là, car c'est lui qui remplit la moitié du troisième volume et tout le quatrième. Il est, d'ailleurs, de beaucoup, le plus grand homme de sa race. Je m'en tiendrai donc à lui. Aussi bien je n'ai pu parvenir à m'intéresser à la personne de Henri II de Bourbon.
Or, le portrait gravé qui est dans le quatrième volume me met déjà en défiance. La tête de Condé est bien connue; mais, par un surcroît de conscience, je suis allé consulter les estampes de la bibliothèque Victor Cousin. Il y a là une trentaine de portraits de Condé, depuis l'enfance jusqu'à l'âge mûr. Deux de ces portraits, l'un de Poilly, l'autre de Nanteuil, sont des merveilles d'exécution et sont aussi, on le sent bien, d'une entière fidélité. Car, outre qu'ils se ressemblent entre eux, ils ressemblent au buste anonyme, d'une vérité si brutale, qui se trouve au musée de la Renaissance. Il n'y a pas à dire, le grand Condé était laid, si la laideur consiste dans un éloignement par trop audacieux des proportions moyennes du visage humain. Un nez démesuré; de grands yeux qui devaient être beaux, mais à fleur de tête; pas de joues: deux profils collés; une bouche vilaine, soulevée par les dents obliques; en somme, un nez et deux yeux, et presque rien avec; une laideur puissante, fascinatrice si l'on veut, qui devait s'illuminer et devenir superbe dans les moments de passion ou dans l'ivresse des batailles. Si l'on avait à imaginer quelque chef de bande idéal, le type même de l'aventurier et de l'homme de proie, c'est bien cette tête-là qu'on lui mettrait sur les épaules. C'est là proprement une tête d'aigle, comme celle de Mirabeau est une tête de lion, celle de Robespierre une tête de renard, celle de Louis XVI une tête de mouton. Eh bien! cette tête magnifique, extraordinairement expressive, M. le duc d'Aumale en a eu peur, et cela n'est pas bien pour un amateur et un collectionneur de tableaux. Il est allé chercher je ne sais quel portrait officiel peint par Stella, et il en a fait faire, sous la direction et avec la complicité de M. Henriquel Dupont, une gravure adoucie et affadie qui lui arrondit les joues, qui lui donne un menton, qui lui façonne une bouche aimable, qui l'enjolive et l'éteint, qui le passe tout entier à la pierre ponce et qui, finalement, le fait ressembler à Mlle Bartet: bref, un portrait flatté, souriant, convenable, à l'usage de la famille.
Ces adoucissements et ces atténuations, je crains que M. le duc d'Aumale ne les ait fait subir aussi au portrait moral de son héros. Ce n'est là qu'une impression; mais, me souvenant quel terrible homme a été le grand Condé, je comptais voir son caractère se dégager, dès son enfance, avec un tout autre relief. Or, j'assiste à une enfance comprimée, studieuse, sérieuse et docile de jeune prince qu'on chauffe et qu'on pétrit de bonne heure et durement pour son rôle futur. Mais peu ou point de traits originaux et significatifs. Ce Condé enfant, ce Condé adolescent, je les vois mal et je suis un peu déçu. Sans doute j'avais tort d'attendre autre chose que ce qu'on me donne: c'est apparemment qu'il n'y a rien de plus. Et, après tout, cette histoire du dur dressage d'un enfant à son métier de prince et de général est fort intéressante en elle-même, et M. le duc d'Aumale nous la raconte avec beaucoup de vivacité et de charme et dans un style qui a en même temps de la tenue et de la grâce.
J'ai lu, pour ma part, avec une sorte d'admiration mêlée de pitié ce récit de l'éducation d'un prince. À peine né, son père l'enlève à sa mère, craignant pour lui l'air de Paris et plus tard «l'influence de ces femmes élégantes dont Madame la Princesse était toujours entourée», et l'envoie au château de Montrond, en Berry, sous la garde de mercenaires. À quatre ans et demi, le petit duc fait son entrée à Bourges pour y être baptisé. Il trouve aux portes de la ville la noblesse, le clergé, les officiers de justice, quatre mille bourgeois sous les armes, et conçoit nettement, une fois pour toutes, qu'il n'est point de la même pâte que les autres hommes. Et il entend cinq discours, héroïquement, sans broncher, sans dormir, déjà redressé et roidi dans son rôle de prince—à quatre ans et demi! Peu après commence pour le pauvre petit, sous la direction d'un Père jésuite et d'un vieux gentilhomme, une éducation impitoyable, à haute pression, que je remercie le ciel de m'avoir épargnée. Il semble avoir été d'une surprenante précocité. À sept ans, il jouait au soldat en latin; à onze ans, il avait terminé sa rhétorique (au collège Sainte-Marie, de Bourges) et «maniait le latin comme sa propre langue». M. le duc d'Aumale nous donne quelques-unes des lettres latines qu'il écrivait à son père à cette époque. Elles sont d'une terrible «élégance». J'y prends une phrase au hasard: Interim hæc rudimenta devoveo primi mei in rhetorica tirocinii, quæ, tametsi impolita sint atque inculta, habebunt tamen veniam, quia tironis sunt, et fortasse parient delectationem, quia sunt filii. (En attendant, je vous dédie ces premiers essais de ma rhétorique. Vous n'y trouverez ni art ni politesse; mais vous les lirez avec indulgence, parce qu'ils sont d'un apprenti, et peut-être avec plaisir, parce qu'ils sont de votre fils.) Voilà qui n'est point mal pour un enfant de onze ans; mais mon insupportable méfiance me suit partout. Je songe à ce que nous dit M. le duc d'Aumale du recueil de poésies latines que le duc d'Anguien offrait à son père en termes si élégants, et j'ai peur que recueil et dédicace ne soient partis des mêmes mains. «Le Père Pelletier, nous confesse avec esprit M. le duc d'Aumale, eut peut-être plus de part que son élève à la composition du recueil. Cependant il n'y travailla pas seul; l'écriture change souvent, et dans tout le volume il y a tant d'emprunts à l'antiquité et à la fable, une si grande abondance de figures de rhétorique, une telle variété de rythmes depuis l'hexamètre jusqu'à l'ode tricolos tétrastrophos, le tout mêlé à une si profonde horreur de l'hérésie, qu'on peut attribuer l'œuvre au corps enseignant de Bourges.»
Puis le duc d'Anguien apprend la philosophie et les sciences. «Toutes ces études furent poussées à fond.» Pousser à fond l'étude des sciences et de la philosophie entre onze et treize ans, cela est tout à fait remarquable. À la fin de chaque division du cours, il soutient des thèses qu'il fait imprimer et distribuer aux ministres, aux principaux magistrats, aux chefs du clergé, à Paris, en province et jusqu'à Rome. Puis c'est le droit et l'histoire où il s'applique avec beaucoup d'ardeur, considérant expressément les grands personnages historiques comme des maîtres et des sortes de prédécesseurs dans un rôle qu'il jouera à son tour. «C'est un esprit auquel il faut de l'emploi», disait fort justement son précepteur le P. Pelletier. Joignez à cela les exercices physiques, la danse, la paume, l'équitation, la chasse, à laquelle il paraît dès lors s'adonner furieusement. Ici se placent deux de ces anecdotes que recherchaient Bouvard et Pécuchet méditant une Vie du duc d'Angoulême. Un jour, il donne tout son argent à deux paysans ruinés par les recors. En revanche et avec plus d'entrain, j'en suis sûr, il défend contre une émeute un procureur fiscal.
À quinze ans il vient à Paris faire sa révérence au roi, se rend à Saint-Maur auprès de sa mère, «qu'il n'avait pas encore eu l'occasion de voir souvent», et va rejoindre son père dans son gouvernement de Dijon, où il complète ses études. Il revient à Paris, entre à l'Académie royale, qui était une sorte d'École militaire, et commence à aller dans le monde, à l'hôtel de Condé et à l'hôtel de Rambouillet, où il rencontre une foule de jolies personnes et notamment cette touchante Marthe du Vigean dont il devient quelque peu amoureux. Pourquoi, sur ces amours, M. le duc d'Aumale nous renvoie-t-il à Victor Cousin? N'a-t-il point d'autres documents?
M. le Prince avait d'ailleurs fixé le nombre et la durée des visites que le duc d'Anguien pouvait faire à sa mère. Mais la princesse, blessée par ces prescriptions, peut-être aussi trouvant que son fils «ne faisait pas d'assez bonne grâce son compliment aux dames», lui dit «qu'il n'était pas nécessaire de venir souvent». Il est vrai qu'elle se ravise un peu après. C'est égal, la tendresse manque singulièrement dans cette éducation. À quinze ans, le duc d'Anguien n'avait pour ainsi dire pas vu son père ni sa mère. «En apprenant, en imposant le respect à son fils, dit M. le duc d'Aumale, Henri de Bourbon négligea de faire naître, de développer dans cette jeune âme certains sentiments délicats, de toucher certaines cordes qui n'ont jamais vibré dans le grand cœur de Condé.» À la bonne heure! Mais quelles «cordes»? Au moins l'apprendrons-nous dans les volumes suivants? Trop de litotes et de prétéritions. Un jour, M. de Benjamin, directeur de l'Académie royale, se met d'accord avec le P. Pelletier pour empêcher le jeune duc d'aller à un divertissement chez sa mère: M. le duc d'Aumale a le courage d'avouer que «cette conspiration contre d'innocents plaisirs ne fut pas du goût de M. le duc» et que «pendant quelques jours M. de Benjamin n'eut pas à se louer de lui». Mais tout de suite il ajoute, craignant d'en avoir trop dit: «Ce fut de courte durée.»
À dix-sept ans, le duc d'Anguien va prendre possession du gouvernement de Bourgogne en l'absence de son père. Il est vrai «qu'il fut réglé que le jeune gouverneur ne prendrait résolution sur aucun objet important sans l'avis d'un conseil dont son père avait nommé tous les membres». Ce qui n'empêche point M. le duc d'Aumale d'attribuer pieusement à ce gouverneur de dix-sept ans tout le mérite des mesures qu'il prend et des rapports qu'il signe. Ici, bien que son père l'entretienne maigrement et refuse même un habit neuf au gouverneur de Bourgogne, le pauvre enfant respire un peu. Il va dans les bals, dans les mascarades, il joue, il «passe joyeusement son temps». Son père avait eu soin de le flanquer d'un nouveau jésuite, le P. Mugnier; mais ce jésuite était un brave homme qui calmait M. le Prince quand le petit duc avait trop perdu au jeu et qui avait pour son élève d'assez grandes tolérances, comme on le voit par ce passage impayable d'une de ses lettres: «Quelques scrupuleux de Dijon, même de nos Pères, m'ont reproché tels divertissements (les mascarades) à cause du masque. Je me suis défendu par bonnes raisons dont l'une est la modestie que M. le duc m'a promis de garder en telles actions.» Et M. le duc d'Aumale ajoute, non moins plaisamment: «Il y a lieu de croire que M. le duc tenait sa promesse.» Vous pensez bien que, pour moi, je me garderais bien d'en douter.
Mais ce bon temps ne dura guère. Son père, en homme avisé, lui fait épouser Mlle de Brézé, une petite fille chétive et insignifiante, mais nièce du tout-puissant cardinal. Heureusement le duc d'Anguien s'en va peu après comme volontaire au siège d'Arras. Dès la première rencontre, il se bat éperdument. «Après avoir tiré à bout portant ses deux pistolets, il désarme de sa main et fait prisonnier un capitaine de cuirassiers de l'empereur.» Nous savons par les témoignages des contemporains qu'il donnait toujours de sa personne dans la mêlée, que le combat l'enivrait et le transfigurait, et qu'il apparaissait alors, les yeux flamboyants, tout rouge de sang, «pareil au dieu Mars». Mais tout de suite après ce furieux noviciat, il tombe dangereusement malade. «Un instant on le crut fou.» Il en réchappe; il vient à Paris. Son père, qui continuait à le surveiller de fort près, l'arrache à la société des petits-maîtres: «Ils feront de mon fils un joueur et un libertin.» Il n'aimait pas la femme à qui on l'avait marié. Mme la Princesse note dans une lettre, comme un fait digne de remarque, qu'il s'est laissé embrasser par sa femme et lui a fait quelques caresses. Richelieu, qui avait un œil dans l'alcôve du duc d'Anguien, prenait fort mal sa discrétion calculée à l'égard de la duchesse. C'est sur tout cela que nous voudrions avoir quelques détails. Après la tyrannie paternelle, la tyrannie du cardinal s'appesantissait sur le fougueux adolescent. Une fois, à Lyon, il se dispense d'aller rendre ses devoirs au vieil archevêque, frère du grand ministre: Richelieu l'oblige à aller faire, tout frémissant de rage, amende honorable au bonhomme. Pourtant le cardinal l'appréciait et l'aimait. Il le recommande avant de mourir, au roi qui, mourant lui-même, lui donne un commandement en chef.
Enfin! il allait donc pouvoir dépenser librement l'extraordinaire somme de vie et d'énergie qui était en lui et que tout avait comprimé jusque-là. Nous avons été étonnés de le trouver, après tout, si docile; mais quelle revanche il prendra! Son éducation prépare de deux manières le Condé que nous connaissons. D'abord elle est dirigée tout entière en vue du premier rôle qu'il doit jouer, et cette idée lui a toujours été présente, en sorte que sa fierté même a pu être intéressée à se plier aux rudes programmes qu'on lui imposait. De plus, cette éducation a été absolument sans tendresse; elle n'a pu développer en lui que l'orgueil et la force de la volonté. Durement élevé, il manquera de douceur. Longtemps contraint, dès qu'il sera libre il éclatera; il fera des choses héroïques et superbes, et bientôt il en fera de monstrueuses; son éducation, par ce qu'elle a de spécial, nourrit son orgueil, et, par ce qu'elle a de tyrannique, en prépare le débordement.
III
À vingt et un ans, il se révéla grand homme de guerre, par la science déjà, mais surtout par un instinct merveilleux, par un don de nature. La guerre était évidemment, de tous les travaux humains, celui où ses facultés essentielles et le fond de fougue animale qu'il portait en lui trouvaient le mieux leur emploi. Il fit la guerre avec allégresse et, l'on n'en saurait douter, avec génie.
Jadis, quand j'étais beaucoup plus jeune, je concevais mal ce génie-là; je n'en saisissais point la beauté propre. Un grand poète me semblait un être infiniment supérieur à un grand général. Je me disais: «Je vois bien qu'un chef d'armée doit avoir une certaine lucidité et une certaine force d'intelligence. Il s'agit, en effet, de combiner, pour un but précis, des éléments multiples et qui soutiennent entre eux des rapports compliqués. Rien que pour mettre en branle un régiment, que de choses dont il faut tenir compte: le nombre des hommes, leur état physique et moral, la vitesse de leur marche, la forme des terrains, la nature du sol, les chemins, la température, les mouvements possibles de l'ennemi! Et, ce qu'on ne sait pas, il faut le deviner. Et il faut, en outre, leur assurer la subsistance et combiner avec leur marche celle des convois de vivres. Quand on doit faire ce travail pour un certain nombre de régiments ou de groupes plus considérables et lier entre elles et subordonner les unes aux autres des évolutions déjà si complexes en elles-mêmes, le calcul devient étrangement difficile, mais enfin l'effort intellectuel qu'exige cette opération ne diffère pas essentiellement de celui que fait un bon joueur d'échecs. Il s'agit, ici et là, d'avoir à la fois sous les yeux, de retenir en même temps dans le champ de son attention une grande quantité de mouvements accomplis et de mouvements projetés et leurs relations actuelles et futures. Or, cela ne suppose qu'une aptitude particulière qui peut d'ailleurs s'allier à une foncière médiocrité d'esprit. Les hommes de guerre ne m'éblouissent point. Plusieurs, du reste, n'ont même pas eu cette sorte d'intelligence que je viens de dire: le hasard a presque tout fait pour eux, et il y a eu plus d'une bataille gagnée à l'insu de celui qui commandait. Dans tous les cas, les facultés dont est composé le génie d'un soldat sont presque toujours d'une espèce assez humble; le degré seul en est quelquefois éminent.»
Ainsi raisonne-t-on à l'âge heureux où l'on a toutes les impertinences. Mais, à mesure qu'on vit, on acquiert un sens plus exact des réalités. Ce qui met tout de suite une énorme distance entre le joueur d'échecs et le général d'armée, c'est que ce dernier opère sur des éléments concrets, changeants, fuyants, variables, et sur une matière vivante. Les pièces de son échiquier sont des groupes d'hommes faits de chair, d'os et de nerfs, et d'une âme agissante et sentante. Il y a toujours dans ces masses une terrible somme d'inconnu, une continuelle menace de surprise. On ne sait jamais ce qu'il en sortira, ni ce qui dort dans cette âme collective, si capricieuse, sujette à des mouvements inexpliqués et contagieux. Il faut certainement un don spécial, une volonté, une confiance peu communes pour agir directement sur ces masses obscures. Il faut un ascendant, un je ne sais quoi d'assuré et de dominateur, qui s'impose de lui-même à ceux qui servent d'intermédiaires entre ces multitudes vivantes et vous. Après avoir osé décider, il faut oser commander. Si vous croyez que cela n'est rien! Je m'en sens si profondément incapable que je commence à admirer ceux qui ont cette puissance en eux.
À la terreur qu'on doit éprouver au moment de mouvoir ces masses mystérieuses, joignez le sentiment d'une responsabilité formidable. Ce qu'on ordonne ainsi, c'est la mort de milliers de créatures humaines, et c'est une prodigieuse quantité de tortures physiques et de souffrances morales. Et, par delà le champ de bataille, ce qui est en jeu, ce dont on décide d'un mot, d'un geste, c'est l'intérêt, l'honneur, le bonheur de plusieurs millions d'autres hommes aujourd'hui et dans l'avenir. Aucun acte humain n'a des conséquences ni si immédiates, ni si lointaines, ni si sérieuses, que celui d'un général en chef. Jugez quelle force d'âme il exige et de quel tremblement intérieur il doit être accompagné!
Et c'est par là que le rôle de l'homme de guerre devient d'une incomparable grandeur. Il fait l'histoire non pas, comme le politique ou l'écrivain, par des préparations et influences éloignées; il fait l'histoire directement, sur place; il y met la main, sans métaphore. Ce qu'il taille dans de la chair, ce qu'il pétrit dans du sang, c'est la destinée d'un peuple. La guerre est l'action par excellence. Qu'est, auprès de celle-là, l'action du poète ou de l'artiste? Leur œuvre même dépend au fond de celle du soldat. Et voyez: la part que le hasard a toujours dans le succès des batailles et qui me semblait tout à l'heure diminuer le mérite des chefs d'armée, rend, au contraire, leur fonction plus tragique et plus solennelle. Ils sentent que ni les calculs de la prudence, ni le courage, ni la rapidité et la vigueur de la décision ne suffisent ici et que, faisant l'histoire, ils la font avec quelqu'un qui ne se montre pas, qui est peut-être contre eux, et qu'ils collaborent avec un grand inconnu. Il me semble qu'ils doivent frissonner par moments, être saisis d'un effroi mystique. Aussi tous les grands hommes de guerre ont-ils eu besoin de croire à leur étoile, c'est-à-dire à une volonté divine, plus forte que tout, et qui leur donnait la victoire.
Un de mes amis qui a fait la campagne de 1870 en qualité de lieutenant, qui depuis est entré dans l'Université, et que je n'hésitais point à juger beaucoup plus intelligent que les trois quarts de nos commandants de corps, me disait l'autre jour: «Je n'ai jamais commandé plus de deux cents hommes. Or, je sais bien que la première fois que j'ai dû m'en servir devant l'ennemi, j'étais diablement ennuyé. Je m'en suis tiré parce que je n'avais guère à faire preuve d'initiative; mais un bataillon de mille hommes m'aurait fort gêné, si j'avais dû le faire manœuvrer. Et cependant j'avais plus d'une fois commandé un bataillon... sur le champ de manœuvre.»
C'est bien cela. Ce qui fait la grandeur d'un général en chef, outre l'intelligence calculatrice et organisatrice qu'il doit posséder à un degré remarquable, c'est qu'il doit agir, et dans les conditions les plus terribles, les plus propres à paralyser la volonté. Il y faut un génie particulier qu'il serait puéril de juger inférieur, par la qualité, à celui du grand peintre ou du grand écrivain. Et de fait, cette espèce de génie-là ne se rencontre pas plus fréquemment que les autres. C'est, du reste, un don moral autant qu'intellectuel. Cela n'est point, je pense, pour le diminuer. Ce don, le duc d'Anguien l'avait évidemment, et peut-être même n'y a-t-il point d'autre grand général chez qui ce don ait éclaté plus purement, ait moins été mêlé à d'autres.
IV
À vingt et un ans il gagne la bataille de Rocroy. Cela est unique, car Alexandre et Napoléon avaient du moins quelque vingt-cinq ans quand ils gagnaient leurs premières batailles.
Oui, c'est bien lui qui eut le principal honneur de la journée: il est impossible d'en douter après le récit de M. le duc d'Aumale. Dans ce récit fort bien fait, très clair, malgré la multiplicité des détails, emporté d'un beau mouvement et comme traversé d'un souffle de joie héroïque, le duc d'Anguien est toujours en scène, toujours au premier plan; c'est lui qui fait tout, et tout tourne autour de lui. Et c'est bien lui qui, au milieu de la bataille, a l'idée du fameux mouvement qui nous valut la victoire. Vous vous rappelez les commencements de l'action? Pour dire les choses tout en gros, chaque armée a son infanterie au milieu et sa cavalerie sur les ailes. Tandis que notre aile droite, avec le duc d'Anguien, culbute l'aile gauche des ennemis et s'avance même par delà la première ligne de leur infanterie, leur droite met notre gauche en déroute. Ici, écoutez le narrateur:
... Du point où le duc d'Anguien avait fait halte pour rallier derrière la ligne espagnole ses escadrons victorieux, il ne pouvait saisir les détails de ce tableau; mais la direction de la fumée, la plaine couverte de fuyards, la marche de la cavalerie d'Alsace, l'attitude de l'infanterie ennemie, tout lui montrait, en traits terribles, la défaite d'une grande partie de son armée. Il n'eut pas un instant d'accablement, il n'eut qu'une pensée: arracher à l'ennemi une victoire éphémère, dégager son aile battue, non en volant à son secours, mais en frappant ailleurs. Quelques minutes de repos données aux chevaux essoufflés lui ont suffi pour arrêter le plan d'un nouveau combat, conception originale dont aucune bataille n'offre l'exemple. Laissant Gassion sur sa droite avec quelques escadrons pour dissiper tout nouveau rassemblement de la cavalerie wallonne, il fait exécuter à sa ligne de colonnes un changement de front presque complet à gauche, et aussitôt, avec un élan incomparable, il la lance ou plutôt il la mène en ordre oblique sur les bataillons qui lui tournent le dos.
Voilà qui est explicite. Mais mon embarras est grand, car j'ai sous les yeux une autre étude sur la bataille de Rocroy, écrite aussi par un homme du métier et d'après des documents authentiques, et j'y lis cette description d'un autre mouvement non moins décisif:
... Mais, au moment où la situation était le plus critique, où le duc d'Anguien se démenait sur place contre l'infanterie wallonne (cela, c'est le mouvement de tout à l'heure), où la droite ennemie, dirigée par Melo, s'apprêtait pour un dernier effort, il se produisit, dans les derniers rangs une oscillation étrange, suivie d'une vaste clameur, d'un cri général de Sauve qui peut! C'était Gassion qui, en poursuivant l'ennemi, était arrivé au delà de la deuxième ligne espagnole (les tercios wallons), c'est-à-dire sur un terrain plus élevé que celui où se trouvait la masse des combattants. De là il avait pu voir ce qui se passait à la gauche française. Alors, par une inspiration digne d'un grand capitaine, il avait arrêté ses escadrons, les avait reformés, puis, tournant brusquement en arrière de l'armée espagnole, était venu prendre en queue leur aile droite triomphante.
Pas un mot de cela dans M. le duc d'Aumale. Ce mouvement de Gassion, la seule trace que j'en découvre, c'est peut-être dans ce bout de phrase qu'on a lu: «Laissant Gassion à droite avec quelques escadrons pour dissiper tout nouveau rassemblement de la cavalerie wallonne, Anguien», etc. Rien de plus. Je recueille, à travers le long récit de M. le duc d'Aumale, les quelques phrases qui concernent Gassion: elles ne lui attribuent qu'un rôle effacé et tout subalterne. Au commencement de la bataille, «tous les escadrons sont sur une seule ligne; Gassion en conduit sept et prend à droite, Anguien à gauche, un peu en arrière avec huit». Puis, après le mouvement tournant, «les fuyards qui se jettent en dehors, dans la direction du bois, sont ramassés par Gassion ou par les Croates». Six pages plus loin, Gassion empêche les fuyards de se rassembler et veille du côté du nord, guettant l'armée de Luxembourg, car Beck peut encore survenir. Enfin «Gassion s'est rapproché avec ses escadrons». Et c'est tout. Sirot joue un bien autre rôle que Gassion. On pourrait retrancher toutes les phrases où celui-ci est nommé sans enlever au récit rien d'essentiel. Ainsi, pour M. le duc d'Aumale, Gassion n'a rien fait; pour d'autres, c'est lui le véritable vainqueur. Qui croire?
Je n'ai ni la prétention ni les moyens de trancher la question. Je ne puis avoir que des impressions dont je vous permets de ne pas tenir compte, car elles ne sont pas d'un grand homme de guerre ni même d'un curieux suffisamment renseigné. Mais je lis encore dans le mémoire favorable à Gassion: «... Quant au duc d'Anguien, il n'est pas en arrière de son infanterie, à l'endroit d'où l'on domine l'action, mais en avant de l'un des escadrons, comme un simple capitaine d'avant-garde. Il part bravement à la tête de ses hommes, sans s'occuper ni de sa gauche ni de son centre, et s'acharne à combattre sur place, laissant à ses lieutenants, Gassion et Sirot, le soin de le tirer d'affaire.» La dernière phrase est sévère et sans doute injuste; mais j'avoue que j'avais été moi-même un peu surpris de voir un général en chef s'engager à fond de train, dès le début, à la tête d'un escadron, et se mettre ainsi dans l'impossibilité d'embrasser l'ensemble de l'action, de la diriger et de parer aux surprises. Au reste, en dépit des panégyristes officiels, et si nous en croyons Gui Patin, le bruit courut, à Paris, dans les salons, que le duc d'Anguien avait montré trop de jeunesse et que, si le combat s'était terminé à notre avantage, l'honneur en revenait uniquement à M. de Gassion. L'ingénieur du roi, M. de Beaulieu, qui nous a laissé sur les batailles de cette époque une série de gravures presque toujours fort exactes, représenta le combat au moment même où Gassion exécute son mouvement tournant. Et le nouveau secrétaire d'État, Michel Le Tellier, écrivit à Gassion cette lettre que M. le duc d'Aumale ne cite pas et n'avait pas à citer, et dont les termes me paraissent très significatifs:
Monsieur, la bonne part que vous avez eue en la gloire de la bataille de Rocroy a été publiée si hautement et est si connue de tout le monde, qu'il n'a pas été besoin que vos amis se soient mis en peine de faire savoir à la reine de combien de valeur et de prudence a été accompagnée la conduite que vous avez tenue en cette occasion si importante, etc.
Mais il y a plus. Nous avons vu quelle place insignifiante tient Gassion dans la narration de M. le duc d'Aumale: or, avant de commencer son récit, M. le duc d'Aumale nous fait un portrait de Gassion beaucoup plus développé que celui des autres généraux, très coloré et très vivant:
Gassion était connu de M. le Duc, qui avait déjà servi avec lui. Et d'ailleurs, qui alors ne connaissait «le colonel Gassion», favori de Gustave-Adolphe, distingué et protégé par Richelieu? Homme de guerre autant qu'on peut l'être, n'ayant rien du courtisan ni de passion que pour son métier, également prompt à la repartie et à l'action, on ne rencontre guère de figure plus originale... Depuis le 10 décembre 1641, il était mestre de camp général de la cavalerie avec autorité sur les autres maréchaux de camp. Exigeant beaucoup des troupes, toujours au premier rang, souvent blessé, indulgent aux pillards et terrible «dégâtier», comme on disait alors, il était adoré de ses soldats. Robuste, infatigable, usant force chevaux, très habile à manier ses armes, mais payant peu de mine, petit, replet, le visage osseux et presque carré, ses traits, son regard, annonçaient l'audace et la résolution plutôt que la supériorité de la pensée. Nous allons voir Gassion au pinacle, le plus actif, le plus clairvoyant des éclaireurs, le plus prompt, le plus vigoureux des officiers de bataille, réunissant ces parties si rares qui font le général de cavalerie complet.
Il est vrai que M. le duc d'Aumale ajoute: «Il n'avait pas l'étoffe d'un général en chef.» Il n'y en a pas moins une disproportion évidente entre ce portrait et le rôle presque nul que le narrateur prête à Gassion pendant la bataille. Et d'autre part, après avoir ainsi escamoté Gassion, M. le duc d'Aumale nous dit, dans les réflexions qui terminent son chapitre: «Ainsi que Sirot, Gassion sut presque deviner la pensée de son chef et lui donner le concours le plus intelligent et le plus énergique.» Qu'est-ce à dire: «sut presque deviner»? S'il sut deviner la pensée de Condé, c'est donc que Condé ne la lui avait point, dite, et cela signifie qu'elle est bien de lui, Gassion. Mais «deviner presque», voilà une nuance que j'ai du mal à saisir.
Enfin ce Gassion, qui ne fait rien que «prendre à droite» et «ramasser les fuyards», le duc d'Anguien demande pour lui, avec insistance et dans plus de dix lettres, le bâton de maréchal. On lit dans ces lettres, qui font le plus grand honneur à Condé: «Je m'adresse à vous pour vous supplier de vouloir faire reconnaître les services que M. de Gassion a rendus en cette occasion d'une charge de maréchal de France. Je puis vous assurer que le principal honneur de ce combat lui est dû.»—«Je vous supplie de considérer qu'on en a fait d'autres (maréchaux) qui n'avaient pas gagné des batailles si avantageuses que celle-ci: il est vrai qu'il ne commandait pas l'armée, mais il a si bien servi que je vous avoue lui devoir une grande partie de l'honneur que j'ai eu.» Et Espenan et le duc de Longueville parlent exactement de la même façon.
«Gassion aussi, dit M. le duc d'Aumale, avait écrit à Mazarin; dans sa lettre, courte d'ailleurs, il avait trouvé moyen de ne parler que de lui-même.» Voyez-vous percer la malveillance? Si Gassion ne parle que de lui, c'est peut-être qu'il eût été fort empêché de faire de son général en chef un éloge sans réserves.
Au surplus, je me contente d'émettre des doutes. Il me suffit que la bataille de Rocroy ait été gagnée. Qu'elle l'ait été par Condé ou par Gassion, cela m'est assez égal, car j'aime autant l'un que l'autre. Mais cela, visiblement, n'est pas égal à M. le duc d'Aumale: c'est bien naturel, et c'est tout ce que je voulais dire. Il serait ridicule et j'espère qu'il serait inutile de vouloir diminuer la gloire militaire de Condé. Qu'à vingt ans et à sa première action il ait commis quelques fautes, quoi de surprenant? Il n'en a pas moins «gagné la bataille», lui aussi, par la confiance qu'il sut dès l'abord inspirer aux soldats, par son ascendant sur tous ceux qui l'approchaient, par la flamme qui était en lui, par le bonheur de son étoile. Cela vaut souvent une tactique impeccable. Du reste, au siège de Thionville, à Fribourg, à Nordlingen, nous ne trouvons plus de ces méchantes querelles à lui faire. On se représente ordinairement le grand Condé comme un capitaine d'un génie tout spontané et qui devait plus à l'inspiration qu'à la science: M. le duc d'Aumale s'applique à nous montrer qu'il fut aussi un excellent tacticien, un ingénieur habile et savant, et nous le croyons sans peine.
L'Histoire des princes de Condé s'arrête à la bataille de Nordlingen: la partie la plus intéressante de la vie du duc d'Anguien reste donc à raconter. C'est là que nous attendons M. le duc d'Aumale avec impatience. J'avoue que je lui ai fait çà et là un procès de tendance; mais j'ai si grand'peur qu'il ne cède à la tentation d'embellir ou d'adoucir les traits du caractère de son héros! L'intérêt de son œuvre y perdrait, et je ne vois pas ce qu'y gagnerait le grand Condé. Car on n'en fera jamais un très bon homme; mais, de plus, arrangé, il serait moins original; et, d'autre part, notre défiance, mise en éveil, irait plus loin que la vérité. Si donc M. le duc d'Aumale conclut un jour, comme Bossuet, que la qualité essentielle de son héros fut la bonté, nous ne demandons pas mieux; mais que ce soit à bonnes enseignes![Retour à la Table des Matières]
GASTON PARIS
ET LA POÉSIE FRANÇAISE AU MOYEN ÂGE[59]
I
Depuis qu'on nous a fait entendre que c'étaient les privat-docents qui avaient gagné la bataille de Sedan, beaucoup de bons esprits se sont figuré chez nous qu'un moyen indirect, mais sûr, de préparer la revanche était d'établir des textes grecs, latins ou romans; et l'érudition a envahi la France. Elle règne à l'École normale et dans les Facultés. Elle règne même dans les lycées, où l'on fait de la philologie en huitième et où l'on initie aux «nouvelles méthodes» les petits garçons à grands cols et à culottes courtes.
Je respecte beaucoup cette manie. Fût-elle toujours stérile (ce qui n'est pas), je n'oserais m'en plaindre: car elle comble de joie ceux qui s'y livrent et elle fait du même coup le bonheur des autres par les railleries faciles auxquelles elle prête. Je reconnais d'ailleurs qu'il est peut-être aussi puéril de se moquer de l'érudition en bloc, que de faire de l'érudition comme quelques-uns en font.
Vous imaginez tout ce qu'on peut dire là-dessus:
—Oui, sans doute, l'érudition, comme nous la voyons pratiquée par les trois quarts des érudits, est, sous ses airs graves, une des plus futiles entre les occupations humaines. La race n'est pas éteinte des gens qui, du temps de la Bruyère, recherchaient avec passion si c'était la main gauche ou la main droite qu'Artaxercès avait plus longue que l'autre. Les neuf dixièmes des variantes que tel philologue, après avoir pâli sur les manuscrits, introduit dans le texte d'un auteur grec ou latin, sont parfaitement insignifiantes. Je ne suis nullement curieux de savoir combien il y a au juste de génitifs locatifs dans Virgile. Je ne puis dire combien j'ai peu de souci de connaître la date exacte de chacune des comédies de Plaute. Sur cent inscriptions que l'on découvre et que l'on déchiffre, il n'y en a pas deux qui nous révèlent quelque chose d'un peu intéressant. L'homme qui passe une année à déterrer dans quelque village d'Italie et à cataloguer de vieux pots en se demandant s'ils sont étrusques, fait une besogne pour laquelle je n'arriverai jamais à me passionner. Si l'on me disait qu'on vient de découvrir un almanach de tous les fonctionnaires romains en telle année, j'accueillerais la nouvelle avec sang-froid et je prierais qu'on me dispense de le lire. Or, tous les efforts des épigraphistes ne vont pas à reconstituer la dixième partie de cet almanach, pour lequel, s'il existait, je ne me dérangerais pas. Les trois quarts des textes du moyen âge, laborieusement établis et publiés par des hommes persévérants, distillent un insupportable ennui et nous apprennent moins de choses essentielles que le portail de Notre-Dame de Paris. Le travail enragé de presque tous les érudits sur le passé n'aboutit la plupart du temps qu'à découvrir ou à démontrer de petits faits purement contingents, absolument vides de signification, et dont il n'y a rien à tirer pour la connaissance de l'humanité et de son histoire.
Quoi de plus inutile et de plus frivole que ces recherches? Elles ne supposent d'ailleurs, chez ceux qui s'y sont voués, que de la patience, une sagacité moyenne et le goût d'une certaine activité sans invention, qui peut fort bien s'allier à une réelle paresse d'esprit. Elles sont le refuge des honnêtes gens à qui la grande curiosité, le sentiment du beau et le don de l'expression ont été refusés. Et pourtant ces médiocres occupations, «amusant leur intelligence par des difficultés faciles» (pour parler comme fait Flaubert à propos de Binet et de ses ronds de serviette), les gonflent d'aise et d'orgueil. L'érudit jouit de savoir des choses que les autres hommes ignorent. L'érudit méprise au fond les poètes, les romanciers, les critiques, les journalistes. L'érudit est plein de morgue, parce qu'il fait partie d'une espèce de confrérie occupée de choses mystérieuses, qui a ses traditions, ses rites, son langage. L'érudit est entêté: il tient d'autant plus au résultat de ses recherches que ce résultat est plus mince: il ne veut pas avoir perdu son temps. L'érudit a l'esprit court: l'épigraphie l'empêche de comprendre l'histoire; la philologie l'empêche de comprendre la littérature; l'archéologie l'empêche de comprendre l'art. L'érudit, confiné dans sa tâche méticuleuse et inféconde, vit en dehors de la réalité, de la grande comédie humaine, et ne se doute pas à quel point elle est amusante et variée. L'érudit a un faible pour l'Allemagne. Il en a plein la bouche, de la «science allemande». Bref, l'érudit est un être affreux, misérable et superflu.
Mais que de choses aussi à dire en faveur de l'érudit! Il est vrai qu'il y en a de plusieurs sortes, et ce n'est peut-être pas de la même que je vais parler maintenant.
D'abord, lequel des deux fait la besogne la plus vaine, de l'érudit qui découvre les choses inutiles du passé, ou du «chroniqueur» qui raille l'érudit et qui conte et commente les choses inutiles du présent? Est-il plus intéressant de savoir que Vultéius était, vers l'an 125, maire d'un village d'Italie, ou que Mme de Sainte-Veloutine portait l'autre jour un corsage vert à brindilles de jais? Puis, l'érudit a ce mérite de n'écrire que pour quelques centaines d'érudits, comme le poète écrit pour une cinquantaine de poètes. Or, de travailler pour un si petit nombre de personnes et de tenir leur estime pour une suffisante récompense de son labeur, cela ne suppose-t-il pas une fierté qui a sa noblesse? Ajoutez que ce labeur est le plus désintéressé de tous. L'érudit cherche la vérité pour elle-même: il l'accepte et l'aime toute seule et toute nue. Il l'aime, non seulement en dehors de toute application pratique, mais il l'aime quelle qu'elle soit, et même négligeable et stérile. Il admet d'avance l'insignifiance possible du résultat de ses efforts. Cette abnégation, quand on y pense, n'a-t-elle pas quelque chose d'héroïque et de touchant?
Mais, au reste, l'érudit est soutenu par cette idée qu'il travaille à une grande œuvre collective, où l'effort de chaque ouvrier peut sembler de peu de fruit, mais où l'effort de tous est nécessairement fécond. Si quatre-vingt-dix-neuf inscriptions ne nous apprennent rien, la centième pourra fixer un point d'histoire important. Si quatre-vingt-dix-neuf variantes n'ajoutent ni sens ni beauté à un texte ancien, la centième pourra nous donner un beau vers. La date exacte d'un ouvrage peut être indifférente: elle peut aussi marquer clairement l'influence d'une littérature sur une autre, ou des événements politiques sur la littérature. Mille petits pots, en terre rouge ou brune, ne seront que des petits pots, quelques-uns avec des bonshommes dessus: le mille et unième sera précieux pour l'histoire de l'art ou des religions, complétera pour nous le sens d'un mythe, nous fera mieux connaître l'âme des anciens hommes.
L'érudit patient est comme le bon artisan du moyen âge qui s'appliquait à bien tailler sa pierre pour la cathédrale future sans savoir où cette pierre serait posée ni si elle serait vue des fidèles, heureux pourtant de collaborer pour son humble part au monument élevé à la gloire de Dieu. Il faut aimer les érudits, leur pardonner leurs petits travers, leurs étroitesses de spécialistes et leur vue de myopes. Ce sont les manœuvres dévoués et pieux des belles architectures édifiées par les grands esprits. Ils préparent les matériaux qui servent à écrire les beaux livres. C'est par leurs découvertes que s'élargit, en somme, la philosophie des sages, et que se renouvellent l'inspiration des poètes et la curiosité des dilettantes. Leurs travaux de fourmis et de termites modifient à la longue, chez les êtres les plus intelligents de notre espèce, la vision du monde et de l'histoire. Ils contribuent à la conscience de plus en plus claire que l'humanité supérieure prend de soi. Ils sont comme l'humus où poussent ces fleurs spirituelles: le génie d'un Taine ou d'un Renan.
Et je suis encore plein de respect pour les érudits parce que leur manie implique l'amour du passé, et que cet amour est une piété et une vertu. C'est le passé qui nous a faits: malheur à qui ne s'y intéresse point et honte à qui le méprise! Rien ne me touche plus que de savoir ce qu'ont été mes pères lointains, ce qu'ils ont dit, ce qu'ils ont écrit, ce qu'ils ont pensé, ce qu'ils ont souffert, comment ils ont songé le songe de la vie—et de retrouver leur âme en moi. C'est le passé qui fait le prix du présent et qui donne au présent sa forme. C'est dans le passé qu'il faut vivre, fût-ce pour en avoir pitié: en nous attendrissant sur nos ancêtres, c'est sur nous-mêmes que nous nous attendrissons. Je jouis de sentir à tout mon être des racines si profondes dans les temps écoulés et d'avoir tant vécu déjà avant de voir la lumière. L'avenir n'est que ténèbres et épouvante: toutes les fois que j'essaye de me figurer ce que sera le monde dans cent ans, dans mille ans, je sors de ce rêve avec un malaise horrible, une rage de ne pas savoir, un désespoir d'être né si tôt, une terreur devant l'inconnu. Au contraire, le rêve du passé est plein de charmes secrets: il prolonge ma vie par delà le berceau, il éveille en moi l'imagination pittoresque et il me fait éprouver que j'ai un bon cœur. Joignez que l'étude du passé est souvent une excellente leçon de sagesse et qu'elle nous enseigne doucement la vanité des choses tout en nous intéressant à cette vanité même.
Il me plaît donc de croire que la plupart des érudits ont, au fond, l'âme bonne. Beaucoup s'écartent avec soin des luttes âpres du présent, se trouvent bien dans leurs templa serena, qui sont tout voisins de ceux du philosophe. L'érudition est très propre à développer en nous l'esprit de détachement, la pitié, la bonté. Si l'érudit s'appelle quelquefois Hermagoras[60], il peut s'appeler aussi Silvestre Bonnard, et c'est alors une créature délicieuse, car nulle ne joint plus d'intelligence à plus de candeur.
II
Il peut également s'appeler Gaston Paris. Il est alors plus jeune, plus mêlé aux choses du siècle, moins rêveur, moins hanté par saint Doctrové, et assurément les élèves de l'École des chartes ne le traiteront jamais comme ils traitent l'exquis Silvestre en se promenant sous les ombrages du Luxembourg. M. Gaston Paris est un des exemplaires accomplis de l'érudit lettré de notre temps. Il est un des ouvriers qui, tout en taillant leur bloc, pourraient le mieux dessiner le plan de la cathédrale. On sent sous ce philologue un savant, un philosophe, un artiste. Cependant qu'il s'applique à sa tâche minutieuse, il se tient au-dessus. Il a réuni, voilà quelques mois, une petite partie de ses leçons sous ce titre: la Poésie au moyen âge; et l'on ne sait ce qui est le plus intéressant dans ce volume, de M. Paris étudiant le moyen âge, ou du moyen âge étudié par M. Paris. Je dirai donc un mot sur l'écrivain, puis un mot sur l'objet de ses études.
M. Gaston Paris a d'abord, au plus haut degré, l'esprit scientifique. Je ne connais pas de plus belle définition de cet esprit que celle qu'il en donne dans une leçon sur la Chanson de Roland, faite au Collège de France le 8 décembre 1870:
«... Je professe absolument et sans réserve cette doctrine, que la science n'a d'autre objet que la vérité, et la vérité pour elle-même, sans aucun souci des conséquences bonnes ou mauvaises, regrettables ou heureuses, que cette vérité pourrait avoir dans la pratique. Celui qui, par un motif patriotique, religieux et même moral, se permet dans les faits qu'il étudie, dans les conclusions qu'il tire, la plus petite dissimulation, l'altération la plus légère, n'est pas digne d'avoir sa place dans le grand laboratoire où la probité est un titre d'admission plus indispensable que l'habileté. Ainsi comprises, les études communes, poursuivies avec le même esprit dans tous les pays civilisés, forment au-dessus des nationalités restreintes, diverses et trop souvent hostiles, une grande patrie qu'aucune guerre ne souille, qu'aucun conquérant ne menace, et où les âmes trouvent le refuge et l'unité que la cité de Dieu leur a donnés en d'autres temps.»
Et voici une autre page où cet amour de la vérité s'exprime comme ferait la foi jalouse d'un croyant, en laisse voir les scrupules, les délicatesses, les pieuses intransigeances:
... Il y a au cœur de tout homme qui aime véritablement l'étude une secrète répugnance à donner à ses travaux une application immédiate: l'utilité de la science lui paraît surtout résider dans l'élévation et dans le détachement qu'elle impose à l'esprit qui s'y livre; il a toujours comme une terreur secrète, en indiquant au public les résultats pratiques qu'on peut tirer de ses recherches, de leur enlever quelque chose de ce que j'appellerai leur pureté.
Qu'est-ce que cet amour de la vérité, poursuivie en dehors de tout intérêt matériel ou moral, à plus forte raison en dehors de toutes les théologies et dans l'oubli de toutes les explications qu'on a pu tenter de l'univers et de sa destinée,—qu'est-ce que cet amour, sinon une religion encore? Sans doute le seul plaisir de l'enquête expliquerait en grande partie le courage de l'érudit; mais il y a, je crois, autre chose. Cette recherche désintéressée, pour être soutenue avec l'espèce d'héroïsme qu'y apportent certains esprits, suppose, ou la foi en cette idée que la vérité est bonne, quelle qu'elle puisse être, ou la résignation à la vérité même triste, même décevante, même inintelligible. Or ces deux sentiments, confiance ou soumission à l'ordre éternel des choses, ont assurément un caractère religieux. Tout érudit a nécessairement au fond du cœur, qu'il le sache ou non, la profession de foi de Sully-Prudhomme:
La Nature nous dit: Je suis la Raison même,
Et je ferme l'oreille aux souhaits insensés[61], etc.
L'univers n'a peut-être aucun but; mais, s'il en a un, on peut croire que c'est d'être connu de l'homme, de se réfléchir enfin entièrement et exactement dans l'homme. Le savant, l'érudit, qui contribue à cette connaissance totale en se gardant des interprétations hâtives et incomplètes qui en retarderaient le progrès est donc l'homme du monde qui se conforme le mieux à la pensée divine. Et c'est pour cela que la passion scientifique a chez quelques savants la sérénité et l'énergie d'une foi religieuse et qu'ils apparaissent à la foule avec quelque chose de l'antique prestige des prêtres.
Un des charmes de M. Gaston Paris, c'est que ce culte absolu du vrai s'allie chez lui avec les plus beaux et les plus délicats des sentiments humains. Et d'abord il aime sa patrie presque autant que la vérité. La définition de l'esprit scientifique que je citais tout à l'heure a été donnée en plein siège de Paris; et, ce qu'il y a de touchant, c'est l'embarras de l'érudit scrupuleux à qui la patrie monte aux lèvres et qui dit qu'il l'oubliera, et qui ne peut cependant songer à autre chose. Est-ce sa faute, à lui, si ce qui fait un peuple, l'amour du sol et le sentiment de l'honneur national, est déjà dans la Chanson de Roland? Toute cette leçon, faite au bruit des obus allemands, tourmentée, embarrassée de déclarations peu s'en faut contradictoires, me paraît par là même d'une éloquence singulière. Je ne puis me tenir de détacher de la conclusion ces lignes où l'émotion de l'érudit, tout en se contenant, teint son style d'une couleur charmante:
... Certes nous avons eu, depuis la Renaissance, une littérature plus belle, plus variée, plus riche pour le cœur et pour l'esprit que la poésie rude et simple de Roland; et, quand nous revenons écouter ce langage naïf en sortant des harmonies savantes de nos grandes œuvres littéraires, il nous semble entendre le bégayement de l'enfance. Mais surmontons cette première impression, prêtons une oreille attentive et sympathique, et nous reconnaîtrons que cet enfant robuste et sain, plein de vigueur, de bonté et de courage, que cet enfant qui est déjà le grand peuple français parle aussi la grande langue française. Elle aura plus tard des accents plus souples, plus nuancés, plus délicats; elle n'en aura jamais de plus pleins et de plus justes, ni qui se fassent entendre de plus loin...
Ainsi ce prêtre austère de l'érudition a le cœur le plus sensible du monde. Et ce collationneur de vieux textes a l'esprit éminemment philosophique. Travailleur de bibliothèques, déchiffreur de parchemins, habile à fixer une date par des rapprochements et des déductions et à dresser la généalogie d'une famille de manuscrits, il l'est autant qu'aucun professeur de l'École des chartes. Lisez l'étude sur le Pèlerinage de Charlemagne, où il établit la date, l'origine et le sens de la vieille chanson: vous y verrez ce qu'il peut y avoir d'intérêt dans ces menues besognes. Le chapitre sur la légende religieuse de l'Ange et l'Hermite est encore un modèle de clarté, de précision et de sagacité. Mais déjà l'érudit s'y double d'un historien et d'un philosophe. Regardez-y de près: cette étude des transformations d'un vieux récit populaire contient comme un raccourci de l'histoire des religions. Ce travail est un de ceux qui nous montrent le mieux comment l'examen d'une question très particulière peut servir à l'éclaircissement de questions essentielles et très générales, et quel rapport il peut y avoir entre l'effort obscur d'un vieil archiviste acharné sur quelque manuscrit poudreux et l'œuvre glorieuse d'un Mommsen ou d'un Renan. Et que dirons-nous des études où M. Gaston Paris n'expose que des idées générales, de celle qu'il consacre, par exemple, aux Origines de la littérature française? Il est impossible de mieux démêler les éléments constitutifs de cette littérature ni de mieux raconter la formation première de notre génie national. Mais, après avoir admiré cette exposition si large et si précise, si majestueuse et si pleine, songeons qu'elle résume tout un amoncellement d'études spéciales, minutieuses, insignifiantes, sans lesquelles cette exposition n'est pourtant pas possible; qu'un érudit de l'espèce de M. Paris absout des milliers d'érudits et justifie leur existence, et qu'il faut que d'innombrables chartistes préparent l'histoire pour qu'un seul puisse l'écrire.
Enfin ce savant de tant de patriotisme et cet érudit de tant de philosophie est, par surcroît, un artiste, un poète. Je vous recommande son admirable leçon sur la Poésie du moyen âge, sur la poésie de sa religion, de sa science, de sa vie entière. Vous y verrez que non seulement M. Paris comprend le moyen âge, mais qu'il le sent, qu'il a pénétré l'âme de nos aïeux et qu'il a su la faire revivre, sans quitter l'attitude du savant, par la vivacité de son impression, et, sans quitter le ton de l'exposition scientifique, par la magie des mots. Cela est d'autant plus remarquable que M. Gaston Paris, uniquement préoccupé d'être clair, n'a point, en écrivant, de marque très personnelle et ne cherche pas à en avoir, et qu'il n'arrive à la couleur, quelquefois à l'émotion, que par l'extrême précision et la sincérité de son style.
Mais le chef-d'œuvre de son art, c'est peut-être le morceau où il en a mis le moins, je veux dire la leçon sur Paulin Paris. Cela est délicieux de franchise et de «candeur» (je prends le mot au sens du mot latin, qui ne signifie point naïveté). Il avait à raconter et à apprécier les travaux de son père. Il le fait tranquillement, n'esquivant rien, n'exagérant rien, avec un désintéressement, une impartialité, une indépendance de jugement telle, que cette sorte de sacrifice ou plutôt (car il n'avait point à la sacrifier) d'oubli provisoire de la piété filiale en face de la science qui prime tout, m'a rappelé, je ne sais comment, la hauteur d'âme des vieux Romains mettant tout naturellement l'intérêt de la patrie au-dessus des affections de famille... Puis, tout à coup, après ce long, tranquille et consciencieux exposé qui n'eût point été différent s'il se fût agi d'un étranger, la voix du professeur s'altère et laisse tomber ces mots:
... Moi qui vous parle, moi qui seul sais le respect et la reconnaissance que je lui dois, j'ai dû m'abstenir de les exprimer comme je les sens, autant pour être fidèle à cette modération qu'il aimait à garder en toutes choses, autant pour ne rien dire ici qui ne dût être dit par tout autre à ma place, que pour ne pas m'exposer à être envahi par une émotion trop poignante qui ne m'aurait pas laissé la liberté et la force de rendre à cette mémoire si chère et encore si présente l'hommage public auquel elle a droit.
Je vous assure que ces simples lignes, à leur place, sont d'un très grand effet.
III
Ce livre nous fait aimer M. Gaston Paris: il nous fait aimer aussi le moyen âge. M. Paris insiste sur ce point, qu'en dépit de la violente rupture de la Renaissance avec nos traditions, le moyen âge, c'est bien nous-mêmes, que c'est bien notre esprit et notre cœur que nous y retrouvons, que les hommes de ces temps anciens sont bien réellement nos pères. C'est surtout de cette démonstration que je lui sais gré. Il nous rend une noblesse, à nous qui n'en avons pas d'autre. Je serais charmé de m'appeler Montmorency: ce serait une joie pour moi d'avoir été déjà glorieux bien loin dans le passé; mais, si nous ne sommes pas de haute lignée par le sang et le nom, nous sommes du moins, nous les lettrés, d'une grande et vieille race intellectuelle: nous remontons à Téroulde et par delà, plus haut que les Montmorency; et cela nous console amplement, et nous remercions M. Gaston Paris de s'être fait le généalogiste de nos intelligences.
Il nous fait d'autant plus aimer la littérature du moyen âge qu'il en parle avec modestie. Il n'a point les ardeurs naïves, les admirations intolérantes de tel romanisant qui, parce qu'il a consacré sa vie à cette littérature, ne voit rien au monde de plus beau et, pour peu qu'on le pousse, vous met la Chanson de Roland au-dessus de l'Iliade et le Mystère de la Passion au-dessus des tragédies de Racine. M. Paris est un érudit si peu emporté qu'il se refuse à trancher la question qu'on se pose toujours dès qu'on a pris quelque intérêt à ces études:—Sans la Renaissance, provoquée par la connaissance et l'imitation des lettres antiques, notre littérature nationale fût-elle parvenue d'elle-même au degré de perfection où sont montées la grecque et la latine? Autrement dit, la Renaissance a-t-elle été un bien ou un mal?—Grosse question, attirante comme toutes les questions insolubles, et frivole peut-être sous un air de sérieux. Il est certain que l'âme du moyen âge avait en elle des trésors de sentiment, d'imagination et de passion tels que l'âme antique semblerait presque indigente auprès. Il est sûr, d'autre part, que le moyen âge n'a jamais su exprimer complètement, dans des ouvrages parfaits, cette poésie qui était en lui. Il n'a pas su trouver une forme égale à ses rêves et à ses aspirations. Il n'a guère connu la beauté plastique. Pourquoi? Est-ce parce que le sentiment chrétien, dont le moyen âge était pénétré, répugne au fond à la beauté proprement artistique et littéraire, comme à quelque chose qui tient trop à la matière et à la chair et dont la séduction a je ne sais quoi de païen et de diabolique? Ou bien le peuple tout jeune et tout neuf sorti de la fusion des Celtes, des Latins et des Francs, se trouvait-il incapable, par quelque faiblesse de complexion, d'atteindre jamais de lui-même à la perfection de l'art? Ou bien enfin est-ce qu'il n'a pas eu le temps d'y atteindre en cinq cents ans? Il ne faut pas oublier que ces cinq siècles ont été fort troublés, que la guerre de Cent ans a été une terrible interruption dans le progrès intellectuel de notre race; et, malgré cela, nous étions déjà en bon chemin quand la beauté antique nous a été révélée. Je ne sache pas qu'il y ait dans notre XVIe siècle rien de comparable en poésie, même pour la beauté de la forme, à telle ballade de Rutebeuf, de Charles d'Orléans et de Villon. Il s'en faut de peu que telle page de Commynes n'égale les plus belles de Montaigne et de Rabelais. Qui sait où nous serions parvenus, laissés à notre propre mouvement? Et d'ailleurs, si l'antiquité grecque et latine, aussitôt dévoilée, nous a séduits et subjugués, c'est sans doute que nous avions en nous l'instinct et le sentiment de cette forme accomplie et que nous y aspirions confusément. On pourrait donc dire que nous avons reconnu cette beauté plutôt que nous ne l'avons découverte, et que l'imitation de l'antiquité n'a pas été pour nous une «Renaissance», mais un achèvement. Et l'on se demanderait alors si l'antiquité ne nous a pas fait payer un peu cher le service qu'elle nous rendait. Elle a sans doute hâté notre croissance, mais aussi peut-être l'a-t-elle fait dévier pendant un siècle et plus. Car, avec ses formes, elle nous a imposé ses idées et ses sentiments, et, en les mêlant aux nôtres en trop grande abondance, elle a bien pu altérer pour un temps (dans quelle proportion? on ne le saura jamais) notre développement original. Il est vrai que, après tout, cette infusion nous a enrichis, que, tout ayant fini par se fondre, tout est bien, et que nous n'avons donc pas à nous plaindre.
Mais, de ce que cette irruption de l'antiquité a été, voilà trois siècles et demi, soudaine (autant que peuvent l'être ces choses), irrésistible et telle qu'elle a fait perdre à nos aïeux l'amour et presque le souvenir de leur passé, il s'ensuit qu'aujourd'hui, bien que plus éloignés de la foi religieuse du moyen âge que les hommes d'il y a trois cents ans, nous sommes cependant beaucoup plus capables de goûter et de comprendre son art et sa littérature et nous nous en sentons même beaucoup plus près. Ces cathédrales gothiques qui semblaient barbares aux lettrés du XVIIe siècle et qui, pour Fénelon, manquaient de mesure et de noblesse, elles nous éblouissent, elles nous charment, elles nous touchent. Les raides et expressives statues des bons imagiers, les broderies végétales et les infinies ornementations qu'ils ciselaient patiemment dans la pierre nous intéressent pour le moins autant et nous paraissent peut-être aussi belles, quoique d'une autre façon, que les figures des Panathénées ou les acanthes des colonnes corinthiennes. Les chansons, les fabliaux, les farces, les mystères, dont l'excellent et sec Boileau méprisait la grossièreté et que d'ailleurs il ne lisait pas, nous les lisons, un peu vite parfois et en dissimulant quelque ennui; mais aussi nous y découvrons souvent, dans une phrase, dans un vers (et tout le reste en bénéficie), des merveilles de grâce, de finesse, d'émotion, de poésie, une malice exquise, ou bien une tendresse, une piété qui nous vont à l'âme. Nous avons des attendrissements demi-involontaires, demi-prémédités, sur la littérature de nos lointains aïeux. Ce qui échappait complètement à Ronsard, à Racine, à Fénelon, à Voltaire, nous avons la joie et l'orgueil de le voir et de le sentir. Nous sommes plus proches, par le cœur et l'esprit, de Villon, de Joinville, de Villehardouin, de Téroulde, que ne l'ont été, du premier jusqu'au dernier, nos écrivains classiques, et nous renouons par-dessus leur tête la tradition nationale.
On dira:—Ce n'est là qu'un effort de l'esprit critique, une sympathie artificielle et acquise. Nous connaissons plus de choses que les hommes des trois derniers siècles; nous savons mieux qu'eux nous représenter des états d'esprit et de conscience différents du nôtre; l'étude de l'histoire, la multiplicité des expériences faites avant nous, le cours du temps, même la vieillesse de la race, un certain affaiblissement des caractères et de la faculté de croire et d'agir, tout cela a développé chez nous la curiosité et l'imagination sympathique. Il n'y a rien de plus. Nous concevons peut-être mieux l'âme du moyen âge, mais nous en sommes encore plus loin que les écrivains des siècles classiques.
En êtes-vous sûrs? Pour comprendre et pour aimer certains sentiments, il faut du moins en porter les germes en soi, il faut être capable de les ressusciter, fût-ce par jeu, de les éprouver, fût-ce un moment et en sachant bien que c'est une comédie intérieure qu'on se donne et dont on reste détaché. Toujours est-il qu'une âme antérieure à la nôtre dort en nous et qu'il n'est pas impossible de la réveiller et de jouir de ces réveils avec une demi-sincérité. Nous sommes devenus habiles dans ces exercices, nous nous y plaisons, et à cause de cela notre littérature diffère peut-être moins profondément de celle du moyen âge que la littérature du XVIIe et du XVIIIe siècle. Ou plutôt c'est comme si, sous le flot envahisseur des lettres antiques, un courant secret, une Aréthuse avait persisté, qui, longtemps refoulée et opprimée, a percé peu à peu les couches d'eau supérieures et s'y est mêlée...
Remarquez, je vous prie, que jamais depuis le moyen âge la littérature n'a été aussi dégagée qu'aujourd'hui de toute règle ni dans un plus superbe état d'anarchie. Nous sommes revenus à l'absolue liberté, comme avant la Renaissance.—Le réalisme, si en faveur à présent, est chose du moyen âge.—Le roman est aujourd'hui une bonne moitié de la littérature, comme au moyen âge.—Les épopées du moyen âge défrayent notre poésie et notre musique.—La poésie personnelle et lyrique, ressuscitée de nos jours, est chose du moyen âge plus que de la Renaissance et a été presque inconnue des deux derniers siècles; Musset est plus proche de Villon que Boileau.—Le mysticisme, la préoccupation du surnaturel, l'espèce de sensualité triste dont sont pénétrés si curieusement, en plein âge scientifique, les livres de beaucoup de jeunes gens, ce sont encore choses du moyen âge; Baudelaire est moins loin que Boileau de l'auteur du Mystère de Théophile.—Les hommes de la première moitié de ce siècle croyaient à une mission providentielle de la France dans le monde, comme les hommes du temps des croisades.
Or rien de tout cela, ou presque rien, entre la prise de Constantinople et la Révolution française...
Mais ces réflexions sont d'une généralité tellement démesurée qu'elles s'évanouissent à mesure que je les exprime. L'auteur de la Poésie au moyen âge les désavouerait certainement, car ce n'est ni de l'érudition, ni de l'histoire, ni même de la critique. Tout au plus est-ce de la critique impressionniste. Cela prouve, du moins, qu'il y a non seulement de quoi s'instruire, mais de quoi songer, dans le livre de M. Gaston Paris. J'y ai même trouvé de quoi divaguer agréablement—j'entends agréablement pour moi.[Retour à la Table des Matières]