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Les Contemporains, 3ème Série: Études et Portraits Littéraires

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LES FEMMES DE FRANCE
POÈTES ET PROSATEURS[62]

M. Jacquinet serait-il las de Bossuet? Je ne sais, mais voici qui est bien étrange. L'auteur des Prédicateurs avant Bossuet, le savant et fin commentateur des Oraisons funèbres et du Discours sur l'histoire universelle, vient de publier, avec introduction, notices et notes, un recueil de textes choisis, de 660 pages, et ces textes ne sont pas de Bossuet!

Mais au moins, direz-vous, sont-ils de quelque évêque ou de quelque sévère écrivain.—Point; M. Jacquinet, après de longues années de vertu, a voulu de délasser des austères compagnies, et il est allé trouver...—Une femme, peut-être?—Une femme? non; toutes les femmes! toutes les femmes de France qui ont écrit, depuis Christine de Pisan jusqu'à Eugénie de Guérin. Voilà ce qui s'appelle se décarêmer!

Quand je dis toutes..., rassurez-vous: M. Jacquinet a fait un choix. Grâce à ses bonnes habitudes littéraires, il a su apporter de la délicatesse et du goût dans cette débauche, et même de la modestie. Il n'a réuni, pour nos divertissements et pour les siens, que les dames les plus illustres et, sauf quelques exceptions, les plus honnêtes. Et il nous les présente dans d'élégantes notices d'une irréprochable courtoisie. Si quelqu'une a fait parler d'elle, il feint de croire que c'est seulement pour ses talents d'écrivain. Il est, sur les erreurs de ses amies, d'une discrétion parfaite; et, comme elles ont belle tenue, Bossuet lui-même, introduit dans ce salon, n'y verrait que du feu, lui à qui Mme de Montespan en faisait si facilement accroire, comme le conte Mme de Caylus. Sérieusement, M. Jacquinet a composé là, avec un tact très sûr, pour les jeunes filles de nos lycées, un recueil délicieux que les hommes même liront avec plaisir et profit, qui prête à beaucoup de remarques et au sujet duquel se pose naturellement plus d'une question intéressante.

M. F. Brunetière a récemment étudié[63] la plus importante de ces questions: celle de l'influence des femmes sur notre littérature. Cette influence, il nous l'a montrée bienfaisante—et restrictive: comment les femmes, par les salons, ont imposé et appris aux écrivains la décence et l'agrément, comment aussi elles ont émoussé l'originalité de quelques-uns et les ont, par trop de souci de l'agrément, détourné des certains problèmes et d'une vue complète de la vie. Je ne vois rien d'essentiel à ajouter là-dessus, car j'ai même appris beaucoup en lisant l'étude de M. Brunetière. Il ne me reste qu'à noter quelques impressions, un peu à l'aventure, en feuilletant cette séduisante anthologie féminine.

I

La première impression, c'est que presque toutes ces femmes sont charmantes ou drôles, et de figures extrêmement variées. Comme leur sexe les rend très malléables aux influences extérieures, elles représentent, avec moins de mélange peut-être que les hommes, l'esprit des temps où elles ont vécu; et, en outre, comme la vocation littéraire chez les femmes suppose, plus que chez nous, par son caractère d'exception, un don spontané et original ou une vie un peu en dehors de la règle commune, presque toutes nous offrent, en effet, dans leur caractère ou dans leur existence, des traits imprévus et piquants.

Mais peut-être qu'en parcourant leur prose ou leurs vers nous nous souvenons un peu trop, malgré nous, que ce sont des femmes; et nous inclinons par là à les trouver exquises. Il est vrai que le souvenir de leur sexe peut également se retourner contre elles... En somme, soit que l'idée d'un autre charme que celui de leur style agisse sur nous, soit qu'au contraire l'effort de leur art et de leur pensée nous semble attenter aux privilèges virils, il est à craindre que nous ne les jugions avec un peu de faveur ou de prévention, qu'elles ne nous plaisent à trop peu de frais dans les genres pour lesquels elles nous semblent nées (lettres, mémoires, ouvrages d'éducation), et qu'elles n'aient, en revanche, trop de peine à nous agréer dans les genres que nous considérons comme notre domaine propre (poésie, histoire, critique, philosophie). Il faut prendre garde aussi que certains traits de leur vie, qui nous laisseraient indifférents si nous les rencontrions dans une vie d'homme, ne nous disposent à la rigueur ou à trop d'indulgence et que nous ne soyons induits à trop bien traiter celles qui ont été vertueuses et trop mal celles qui ne l'ont pas été—à moins que ce ne soit tout juste le contraire. Car, lorsqu'il s'agit des femmes, même mortes, même inconnues et très lointaines, il peut arriver que l'obscur attrait du sexe altère l'équité de nos appréciations. On peut gauchir ici par galanterie, ressouvenir voluptueux ou morgue masculine. Dès que l'Ève éternelle ou l'éternelle Phryné est citée devant nous, nous sommes en cause, sciemment ou non; et qui répondra de notre entière liberté de jugement? Mais comme, après tout, on n'en peut pas répondre davantage dans les autres cas, qu'importe? Ce n'est ici qu'un fort léger surcroît aux causes d'erreur habituelles. Entrons donc, sans plus de façons, dans le gynécée littéraire choisi et composé par l'ami de Bossuet.

II

Voici la contemporaine de Jeanne d'Arc, l'excellente Christine de Pisan, si digne, si naïve, si pleine de vertu et de prud'homie, qui, raide comme un personnage de vitrail, s'applique, avec le grand sérieux des bonnes âmes du moyen âge, gauchement et gravement, à enserrer la langue balbutiante de son siècle dans la forme du style cicéronien comme dans un heaume lourd et trop large. Les Dits moraux et enseignements utiles et profitables, le Livre des faits et bonnes mœurs du roi Charles V, le Trésor de la Cité des Dames..., les adorables titres et qui fleurent l'antique sapience! Et quelle joie de lui voir défendre l'honneur des dames contre ce méchant railleur de Jean de Meung! Si je ne me trompe, nous retrouverons quelque chose de cette honnête candeur chez Madeleine de Scudéry, la vierge sage, d'âme héroïque et d'esprit prolixe.—Voici Marguerite d'Angoulême, très savante, très entortillée, toute fumeuse de la Renaissance, souriante, gaie et bonne à travers tout cela, avec son grand nez sympathique, le nez de son frère François Ier.—Puis, c'est l'autre Marguerite, Marguerite de Valois, point pédante celle-là, dégagée, galante avec une entière sécurité morale, que rien n'étonne, qui raconte si tranquillement la Saint-Barthélemy; la première femme de son siècle qui écrive avec simplicité; une inconsciente, un aimable monstre, comme nous dirions, aujourd'hui que nous aimons les mots plus gros que les choses.—Je mets ensemble les énamourées, les femmes brûlantes, les Saphos, chacune exhalant sa peine dans la langue de son temps: Louise Labbé mettant de l'érudition dans ses sanglots; Mlle de Lespinasse mêlant aux siens de la sensibilité et de la vertu, Desbordes-Valmore des clairs de lune et des saules-pleureurs...

Mlle de Gournay est une antique demoiselle pleine de science, de verdeur et de virilité, une vieille amazone impétueuse que Montaigne, son père adoptif, dut aimer pour sa candeur, une respectable fille qui a l'air d'un bon gendarme quand, dans son style suranné, elle défend contre Malherbe ses «illustres vieux». Je crois la voir donner la main à Mme Dacier, cette autre Clorinde de la naïve érudition d'antan.—Mlle de Montpensier est une héroïne de Corneille, très fière, très bizarre et très pure, sans nul sentiment du ridicule, préservée des souillures par le romanesque et par un immense orgueil de race; qui nous raconte, tête haute, l'interminable histoire de ses mariages manqués; touchante enfin dans son inaltérable et superbe ingénuité quand nous la voyons, à quarante-deux ans, aimer le jeune et beau Lauzun (telle Mandane aimant un officier du grand Cyrus) et lui faire la cour, et le vouloir, et le prendre, et le perdre.—Le sourire discret de la prudente et loyale Mme de Motteville nous accueille au passage.—Mais voici Mme de Sévigné, cette grosse blonde à la grande bouche et au nez tout rond, cette éternelle réjouie, d'esprit si net et si robuste, de tant de bon sens sous sa préciosité ou parmi les vigoureuses pétarades de son imagination, femme trop bien portante seulement, d'un équilibre trop imperturbable et mère un peu trop bavarde et trop extasiée devant sa désagréable fille (à moins que l'étrange emportement de cette affection n'ait été la rançon de sa belle santé morale et de son calme sur tout le reste).—À côté d'elle, son amie Mme de La Fayette, moins épanouie, moins débordante, plus fine, plus réfléchie, d'esprit plus libre, d'orthodoxie déjà plus douteuse, qui, tout en se jouant, crée le roman vrai, et dont le fauteuil de malade, flanqué assidûment de La Rochefoucauld vieilli, fait déjà un peu songer au fauteuil d'aveugle de Mme du Deffand.—Et voyez-vous, tout près, la mine circonspecte de Mme de Maintenon, cette femme si sage, si sensée et l'on peut dire, je crois, de tant de vertu, et dont on ne saura jamais pourquoi elle est à ce point antipathique, à moins que ce ne soit simplement parce que le triomphe de la vertu adroite et ambitieuse et qui se glisse par des voies non pas injustes ni déloyales, mais cependant obliques et cachées, nous paraît une sorte d'offense à la vertu naïve et malchanceuse: type suprême, infiniment distingué et déplaisant, de la gouvernante avisée qui s'impose au veuf opulent, ou de l'institutrice bien élevée qui se fait épouser par le fils de la maison!...—Puis c'est, à l'arrière-plan, Mme des Houlières, besoigneuse, «ayant eu des malheurs», intrigante, cherchant à placer ses deux filles, suspecte d'un peu de libertinage d'esprit, avec je ne sais quoi déjà du bas-bleu et de la déclassée...

Voici, en revanche, deux perles fines, deux fleurs de malice et de grâce: Mme de Caylus, si vive, si espiègle et si bonne, et la charmante Mme de Staal-Delaunay, qui fait penser, par son changement de fortune et par la souplesse spirituelle dont elle s'y prête, à la Marianne de Marivaux.—Une révérence, en passant, à la sérieuse et raisonneuse marquise de Lambert, et nous sommes en plein XVIIIe siècle, parmi les aimables savantes et les jolies philosophes. Voici Mme du Châtelet, l'amie de Voltaire, l'illustre Émilie, avec ses globes, ses compas, sa physique et sa métaphysique, esprit viril, n'ayant que des vertus d'homme, dépourvue de pudeur à un degré singulier si l'on en croit son valet de chambre Beauchamp.—Puis, c'est Mme d'Épinay, l'amie de Jean-Jacques et de Grimm, bien femme celle-là, et bien de son temps; très encline aux tendres faiblesses et parlant toujours de morale; une brunette maigre et ardente gardant, avec sa philosophie et son esprit émancipé, on ne sait quelle candeur étonnée de petite fille; bref, une de celles qui ont le plus drôlement et le plus gentiment confondu les «délicieux épanchements» de l'amour avec «l'exercice de la philosophie et de la vertu». M. Jacquinet oublie de nous dire ce que cette aimable femme tenait de son mari et transmit à son amant, et, quel clou chassait l'autre dans le cœur de Mme du Châtelet. Il commet beaucoup d'autres omissions, dont nous devons le remercier pour nos filles.—Près de Mme d'Épinay, Mme d'Houdetot, si plaisante par son ignorance du mal, par son obéissance prolongée aux bonnes lois de nature, par son indulgence que la Révolution ne put même inquiéter, et par le divin enfantillage d'un optimisme sans limites.—Et, après cette colombe octogénaire, voici surgir Mme Roland, une fille de Plutarque, une enthousiaste, une envoûtée de la vertu antique, qui, lorsqu'elle écumait le pot chez sa mère, songeait à Philopœmen fendant du bois.—Voici trois maîtresses d'école, trois enragées de pédagogie: Mme de Genlis, le type de la directrice de pensionnat pour demoiselles, sentimentale et puérile; Mme Necker de Saussure, esprit solide et supérieur, d'un sérieux un peu funèbre, le modèle des gouvernantes protestantes; Mme Guizot, très bonne âme, avec quelque chose d'ineffablement gris, écrivant ce que peut écrire une demoiselle qui, à quarante ans, épouse M. Guizot, séduite apparemment par sa jeunesse.—Reposons-nous avec les romans de Mme de Souza, histoires simples, morales, non point fades, abondantes en détails insignifiants et agréables, et qui sont ce que nous avons, je crois, de plus approchant des romans des authoress anglaises.

Tout à coup nous nous rappelons, avec surprise, que Mme Dufrénoy a fait des élégies et qu'il y a eu, voilà soixante ans (comme c'est bizarre!), des gens qui disaient d'un air attendri:

Veille, ma lampe, veille encore:
Je lis les vers de Dufrénoy.

La muse du règne de Louis-Philippe, Mme de Girardin, défile à son tour. Nous croyons voir une gravure de Tony Johannot. Invinciblement nous la plaçons sur une pendule, avec une lyre. Et cependant nous songeons qu'elle fut dans son temps une grâce, un charme, un esprit, que cela est vrai, que cela est attesté par de nombreux témoignages; et nous faisons un mélancolique retour sur nous-mêmes et sur la vanité de toutes choses.

À ce moment Mme de Rémusat nous accueille, si fine, si intelligente, égale pour le moins à Mme de Caylus et à Mme de Staal-Delaunay, et dont les mémoires ont le mérite incomparable de nous dérouler, avec le portrait du premier consul et de l'empereur, les transformations successives des sentiments de l'écrivain à l'égard de cet homme et comme la lente découverte du modèle par le peintre.—Et voulez-vous quelque chose d'extraordinaire? Une femme, Mme Ackermann, très studieuse et très savante, d'existence unie et qui n'a pas eu de très grands malheurs, s'avise, dans son âge mûr, d'écrire des vers. Et ces vers, âpres et nus, sont parmi les plus beaux vers pessimistes qu'on ait écrits, et les plus éloquents peut-être et les plus virils qu'ait jamais inspirés le désespoir métaphysique.—Mais voilà qu'à ces éclats impies (admirable variété des âmes!) répond, du fond d'une église de village, un murmure de prière virginale. C'est une chose unique et précieuse, dans sa monotonie et quelquefois dans sa puérilité dévote, que ce Journal d'Eugénie de Guérin, ces impressions innocentes d'une jeune fille pauvre et noble, pieuse, résignée, vivant presque d'une vie de paysanne dans un hameau perdu. Et c'est le premier monument de vie intérieure que nous rencontrions sur notre chemin.

Enfin, voici les «penseuses», Mme de Staël et Daniel Stern. Elles ont l'enthousiasme, l'éloquence, l'abondance intarissable. Ont-elles la grâce? C'est une autre affaire. Avez-vous remarqué? ces femmes, qui ont une pensée virile, ont aussi un genre de sérieux plus fatigant que les hommes les plus hauts sur cravate. Je les trouve plus difficiles à lire que M. de Bonald ou M Guizot. Elles ont une facilité effroyable à penser avec élévation, avec sublimité. Il faut respecter ces femmes à «considérations»; mais l'avouerai-je? je fais pour les aimer un inutile effort. Pourquoi? Leurs plus éminentes qualités me semblent presque incompatibles avec l'idée que je me fais, peut-être naïvement et faussement, du charme féminin. Si j'ignorais leurs noms, et je croyais leurs livres composés par des hommes, je les admirerais davantage. Cela est parfaitement déraisonnable; mais cela est ainsi. Ce qu'il y a de masculin dans leur génie me blesse comme une atteinte aux droits de mon sexe, et surtout me chagrine comme une faute de goût du Créateur. Je les croyais faites, étant femmes, pour plaire et pour être aimées, et, cette destination étant la plus belle de toutes, je voulais qu'elles s'en souvinssent, même en écrivant. Mais si je suis obligé d'admirer la force et la gravité de leur pensée, quel désordre! et comme elles y perdent! Je préfère les billets d'Aspasie aux dissertations de Diotime; car ce que dit Diotime, Platon l'aurait dit tout aussi bien; mais il eût été incapable d'écrire les billets d'Aspasie.

Mais vous, je vous salue et vous aime par-dessus toutes vos compagnes, sans réserve ni mauvaise humeur, ô George Sand, jardin d'imagination fleurie, fleuve de charité, miroir d'amour, lyre tendue aux souffles de la nature et de l'esprit! Car vous avez été candide et bonne et, quoi qu'on ait dit, vraiment femme. Si vous avez peu pensé par vous-même, c'est bien par vous-même que vous ayez senti. Vous êtes restée jusqu'au bout la petite fille qui, dans les traînes du Berry, inventait de belles histoires pour amuser les petits pâtres... On assure que vous avez vécu fort librement: c'est que vous ne pouviez ni vous garder de la passion ni vous y tenir, votre pente étant surtout à la pitié et à la charité maternelle, qui est la vraie mission de la femme. Vous n'étiez amante que pour être mieux amie, et votre destinée était d'être l'amie d'un grand nombre. Vous étiez franchement romanesque, par une immarcescible jeunesse d'esprit, et parce que l'extraordinaire des événements vous permettait d'imaginer des cas de bonté plus rares. Vous aimiez la nature parce qu'elle apporte à ses fidèles l'apaisement et la bonté, et vous aimiez les beaux paysans et les beaux ouvriers parce qu'ils vous semblaient plus près de la nature, ô grande faunesse, fille de Jean-Jacques! Les rêves les plus généreux de ce siècle, les chimères sociales des bons utopistes et leurs philosophies mystiques se réfléchissent toutes dans vos livres, un peu pêle-mêle quelquefois, car vous aviez souci de les refléter plus que de les éclaircir, chère âme grande ouverte! Tous les hommes qui ont traversé votre vie, Musset, Lamennais, Chopin, Pierre Leroux, Jean Reynaud, ont laissé dans votre œuvre des traces vivantes de leur passage, car vous étiez toute sympathie. Votre parole, soit dans le récit, soit dans le dialogue, coule et s'épanche comme une fontaine publique. Et ce n'est ni par une finesse ni par un éclat extraordinaire, ni par la perfection plastique que votre style se recommande, mais par des qualités qui semblent encore tenir de la bonté et lui être parentes; car il est ample, aisé, généreux, et nul mot ne semble mieux fait pour le caractériser que ce mot des anciens: lactea ubertas, «une abondance de lait», un ruissellement copieux et bienfaisant de mamelle nourricière, ô douce Io du roman contemporain! Des pharisiens ont prétendu que vos premiers romans avaient perdu beaucoup de jeunes femmes; mais nous savons bien que ce n'est pas vrai, que celles qui ont pu tomber après avoir lu Indiana étaient mûres pour la chute et que, sans vous, elles seraient tombées plus brutalement et plus bas. Vos amoureuses adultères sortent broyées de leur aventure; et, si vous avez paru reconnaître le droit absolu de la passion, ce n'est que de celle qui est «plus forte que la mort» et qui la fait souhaiter ou mépriser. Je ne sais si, mal comprise, vous êtes pour quelque chose dans les erreurs d'Emma Bovary; mais alors c'est donc par vous qu'il lui reste assez de noblesse d'âme pour chercher un refuge dans la mort. Plût au ciel que nos névrosées se plussent à lire Jacques! et plût au ciel que nos révolutionnaires fussent nourris du socialisme arcadique du Meunier d'Angibault! Et, enfin, que vos fautes vous soient pardonnées, car qui pourrait dire à combien de femmes, à combien d'hommes, ô fée bienveillante, la plupart de vos récits ont inspiré le courage, la résignation vaillante, la sérénité, l'espoir en Dieu et sur toutes choses la bonté, ô vous que vos amis appelaient la bonne femme, ô mère d'Edmée[64], de Marcelle[65], de Caroline[66], de Madeleine[67], de la petite Marie[68], de la petite Fadette et de la divine Consuelo!

III

Je vous prie de croire que je ne fais point Ouf! en arrivant au bout de la liste. Je ne la trouve point trop longue. J'ai pourtant ajouté, chemin faisant, deux ou trois têtes, je crois, au «blanc troupeau des femmes» de M. Jacquinet, et j'aurais pu en ajouter d'autres. Mais alors le troupeau eût été une armée.

On a vu quelle vie et quelle variété. Autres remarques, à l'aventure, et dont il ne vaudra toujours pas la peine de tirer les conséquences. Toutes, sauf une ou deux, ont été d'aimables et bonnes créatures: vous n'en pourriez dire tout à fait autant des écrivains de l'autre sexe. Il est vrai aussi que plus de la moitié de ces femmes excellentes n'ont pas été des femmes vertueuses et que les... indépendantes sont plus nombreuses, en proportion, parmi les femmes auteurs que parmi celles qui n'écrivent point. Je n'en conclus rien contre la littérature. On n'en pourrait tirer une conclusion que si les femmes dont il s'agit faisaient toutes métier d'écrivain; mais (sauf, si vous voulez, Mmes de Graffigny, du Bocage et Riccoboni, qui sont négligeables), la femme de lettres proprement dite n'apparaît guère que de notre temps. Il ne me semble pas, du reste, que ni leur sexe ni la littérature ait gagné grand'chose à cet avènement.

La plupart (et c'est heureux) n'ont point fait profession d'écrire, n'ont laissé que des lettres, des mémoires et des ouvrages d'éducation. C'est-à-dire que, même en écrivant, elles ne sont point sorties de leur rôle naturel. Et celles-là sont encore pour nous les plus charmantes. Quelques-unes ont été supérieures dans le roman; aucune ne l'a été dans la poésie, ni au théâtre, ni dans l'histoire, la critique ou la philosophie. Vous pouvez enlever, par hypothèse, de notre littérature, tout ce que les femmes ont écrit: cela n'en rompra point la suite, n'y fera pas de trous appréciables. On peut l'avouer sans manquer à la courtoisie. Les femmes elles-mêmes en conviendront: en général, elles n'aiment pas à lire les livres féminins. L'influence des femmes sur la marche et le développement de la littérature française s'est beaucoup moins exercée par les ouvrages qu'elles ont composés que par la conversation, par les salons, par les relations de société qu'elles ont eues avec les écrivains.

Mais pourquoi, si quelques-unes ont été, par l'imagination et surtout par le cœur, de grands poètes, n'en voyons-nous point qui l'aient été par la forme? Pourquoi n'ont-elles presque jamais atteint, dans leurs vers, à la beauté absolue de l'expression? Et voici, je crois, une question qui se rattache à celle-là et qui, si elle peut être résolue, doit l'être de la même façon: pourquoi, à considérer l'ensemble de notre littérature, les femmes sont-elles restées sensiblement en deçà des hommes dans l'art de colorer le style ou de le ciseler et d'évoquer par des mots des sensations vives et des images précises? Pourquoi sont-elles, en général, médiocrement «artistes»? Car Mme de Sévigné elle-même ne l'est pas autant que la Fontaine ou la Bruyère, et George Sand l'est infiniment moins que Michelet ou Victor Hugo. Pourquoi tous les enrichissements successifs de la langue littéraire ne doivent-ils rien aux femmes? Et pourquoi tous les progrès du style pittoresque et plastique se sont-ils accomplis en dehors d'elles, par J.-J. Rousseau, Chateaubriand, Hugo, Gautier, Flaubert, les Goncourt?

M. Jacquinet répond à la première de ces questions dans sa substantielle préface:

Peut-être peut-on se demander si la beauté solide et constante du langage des vers, par tout ce qu'il faut au poète, dans l'espace étroit qui l'enserre, de feu, d'imagination, d'énergie de pensée et de vertu d'expression pour y atteindre, ne dépasse pas la mesure des puissances du génie féminin, et si véritablement la prose, par sa liberté d'expression et ses complaisances d'allure, n'est pas l'instrument le plus approprié, le mieux assorti à la trempe des organes intellectuels et au naturel mouvement de l'esprit chez la femme, qui pourtant, si l'on songe à tout ce qu'elle sent et à tout ce qu'elle inspire, est l'être poétique par excellence et la poésie même.

À la bonne heure; mais c'est là formuler le problème et non pas le résoudre. J'avoue, du reste, que, si j'essaye d'aller un peu plus au fond des choses, je n'y vois pas bien clair. Dirons-nous que, si les femmes n'égalent point les hommes dans l'expression harmonieuse, pittoresque et plastique, c'est parce qu'elles sont plus sentimentales et plus passionnées? Elles jouissent moins purement que nous des beaux arrangements de mots et de sons, et aussi des contours, des formes et des couleurs. Elles jouissent surtout des sentiments dans lesquels se transforment tout de suite leurs sensations et ne goûtent bien que le charme des mots qui traduisent ces sentiments. Elles sont trop émues au moment où elles écrivent. Or, pour arriver à la perfection du style poétique et plastique, il est peut-être nécessaire de n'être point ému en écrivant, de considérer uniquement la valeur musicale et picturale du langage et, en face des objets matériels, de s'arrêter à l'impression qu'on a tout d'abord reçue d'eux, à la sensation première et directe, ou d'y revenir artificiellement afin de n'exprimer qu'elle. Le sentiment moral et la passion pourront avoir leur tour; mais il faut commencer par «objectiver», comme on dit, la sensation. Or les femmes n'ont presque jamais la maîtrise de soi, le sang-froid indispensable pour cette opération. Elles ne sont pas assez frappées de la «figure» des mots et de la figure des choses. Elles ne réagissent pas assez, après l'avoir subie, contre la pression de l'univers sensible. L'explication du mystère qui nous occupe serait peut-être dans ce passage de Milton où il est dit que l'homme «contemple» et que la femme «aime»... Et puis, au bout du compte, tout cela est trop général et n'explique rien. Ce n'est, comme la phrase de M. Jacquinet, que la constatation d'un fait, en termes plus obscurs.

Et je ne puis non plus que répéter ce qu'on a dit souvent, que les femmes, en littérature, n'ont rien «inventé» au grand sens du mot, et que, si elles ont pu quelquefois faire illusion sur ce point, c'est qu'elles ont à un haut degré le don de «réceptivité». Mais, comme dit l'autre, je connais, à ce compte, bon nombre d'hommes qui sont femmes. Sur cent écrivains de notre sexe à nous, il en est bien quatre-vingt-dix-neuf et demi qui n'ont rien inventé non plus. On pourrait dire aussi que, le nombre des femmes auteurs étant relativement très petit, il y avait beaucoup moins de chances pour qu'il se rencontrât parmi elles un génie qui fût de premier ordre par le don de l'invention. Et s'il est vrai enfin que, même en tenant compte de cela et du reste, nous gardons sur les femmes la supériorité littéraire, il n'en faut pas triompher: il n'y a pas de quoi. D'abord l'invention des idées et de la forme (chose difficile à définir, car où commence l'invention?) n'est pas tout. La grâce d'une Caylus ou d'une La Fayette est quelque chose d'aussi rare, d'aussi uniques d'aussi beau, d'aussi ineffable et incommunicable que la profondeur de pensée d'un Pascal ou la puissance d'expression d'un Victor Hugo. Puis, que serait la littérature, je vous prie, sans les femmes? Elles ont joué un rôle considérable dans la vie de tous les grands écrivains, presque sans exception. Il n'est point de beau livre où elles n'aient collaboré. Et ceci n'est point un abus de mots. Car si elles ont joué ce rôle, si elles ont eu cette influence, c'est qu'elles ont su se faire infiniment charmantes et séduisantes. Et cette œuvre-là vaut un beau manuscrit de prose ou de vers. Elles sont à elles-mêmes leur propre poème. Leur charme contribue autant à la beauté de la vie que la littérature et est, chez certaines femmes, un produit aussi voulu et aussi préparé. Et si l'on m'objecte que la beauté est involontaire et par conséquent n'a point de mérite, on peut bien le dire également du génie. Je proteste contre le distique brutal, et lourd de toutes façons, de l'odieux Arnolphe:

Bien qu'on soit deux moitiés de la société,
Ces deux moitiés pourtant n'ont point d'égalité.

Rien de plus faux ni de plus superficiel que cette vue. Pour qui embrasse la vie totale de l'humanité, «ces deux moitiés» ne se conçoivent absolument pas l'une sans l'autre; elles sont diverses, non inégales; et, s'il nous était prouvé qu'il en est autrement, M. Jacquinet ni moi ne nous en consolerions.[Retour à la Table des Matières]

CHRONIQUEURS PARISIENS

I
MM. ALBERT WOLFF ET ÉMILE BLAVET

On vient de rendre un tardif hommage au plus grand poète de ce siècle: c'est Lamartine que je veux dire. N'allez pas, à cette occasion, relire les Méditations ou les Harmonies; car, ou vous n'y trouveriez aucun plaisir et vous me paraîtriez par là fort à plaindre, ou vous seriez à ce point repris par cette poésie toute divine, que presque rien ne vous intéresserait plus au monde, pas même les choses de Paris ni les chroniqueurs parisiens.

Je prends un étrange chemin pour vous parler d'eux; mais croyez que j'y arriverai d'autant plus vite que j'en suis plus loin... Lamartine est la poésie même. Certaines strophes de lui vous emplissent pour des heures de musique et de rêve. Pourquoi celles-ci me reviennent-elles?

Mon cœur, lassé de tout, même de l'espérance,
N'ira plus de ses vœux importuner le sort.
Prêtez-moi seulement, vallon de mon enfance,
Un asile d'un jour pour attendre la mort...

Repose-toi, mon âme, en ce dernier asile...

Oui, la nature est là, qui t'invite et qui t'aime!
Plonge-toi dans son sein qu'elle t'ouvre toujours.
Quand tout change pour toi, la nature est la même,
Et le même soleil se lève sur tes jours.

Vous êtes à la campagne. Vous retrouvez dans un coin de bibliothèque un vieil exemplaire des Méditations. Il y a, à la première page, une vignette qui représente un long poète en redingote sur un promontoire, les cheveux dans la tempête, ou un ange en robe blanche qui porte une harpe. Couché dans l'herbe, au pied d'un arbre, vous lisez les strophes que je citais tout à l'heure, ou d'autres aussi belles; et le soleil, à travers les branches, jette sur la page des taches lumineuses et mobiles. Là-dessus, le «piéton» vous apporte le Figaro du jour, et vous parcourez, je suppose, le «Courrier de Paris» de M. Albert Wolff. Eh bien! je vous promets une impression singulière. Je gagerais que la chronique de M. Wolff vous sera profondément indifférente et que, ainsi prévenu, la vanité de beaucoup d'autres choses vous apparaîtra très clairement.

J'ai eu, sans la chercher, une impression de cette espèce, m'étant donné la tâche de parcourir d'affilée cinq ou six volumes de chroniques parisiennes, cependant que des feuillages frissonnaient sur ma tête et que la Terre vivait autour de moi son éternelle vie. Il y a, comme cela, des moments d'illumination intellectuelle, de sagesse absolue, où nous concevons tout à coup la grandeur du monde et l'inutilité ridicule de certaines manifestations de l'activité humaine. Tout l'artificiel de la vie contemporaine m'a été soudainement révélé. Et j'ai senti amèrement que d'écrire des chroniques dans un journal est une des besognes les plus vaines auxquelles un homme puisse consacrer ses jours périssables.

Qu'est-ce, en effet, qu'une chronique? Un certain nombre de lignes imprimées où, neuf fois sur dix, sont relatés et commentés des événements d'une parfaite insignifiance: fêtes, mariages, scandales mondains, histoires de comédiens, et ce qu'ont dit ou fait les hommes du jour, qui sont souvent les hommes d'un jour. Ces événements négligeables se passent dans un monde excessivement restreint, dans un très petit groupe humain, et ne deviennent intéressants (quelquefois, et pas pour tout le monde) que parce que ce petit groupe s'agite sur un point imperceptible du globe qui s'appelle Paris. Quant aux commentaires, vous y trouverez, neuf fois sur dix, la philosophie la plus banale, ou la plus vulgaire ironie, ou le scepticisme le plus grossier et le plus accessible, ou même le plus niais pédantisme, et, aux meilleurs endroits, de l'esprit fabriqué, des plaisanteries que l'on sent déduites selon d'immuables formules. La sensation totale est celle d'un vide profond. Quand ces morceaux de style ont quelques mois de date, ou quelques jours, l'insignifiance en est telle qu'ils sont absolument illisibles—à moins qu'on ne prenne un méchant et triste plaisir à constater cette insignifiance même.

Et l'on se demande: À quoi bon? Voilà un genre d'écrits dont on s'est passé pendant six mille ans. De rares gazettes, pendant les deux derniers siècles, contentaient amplement le besoin qu'ont les hommes de savoir (pourquoi? pour rien) les petites choses qui se passent autour d'eux. Il y a cinquante ans, Paris n'avait guère qu'une dizaine de journaux, que se partageaient la politique et la littérature. La chronique, comme on l'entend aujourd'hui, en était à peu près absente. Personne n'en souffrait. On peut donc vivre sans elle. Depuis, elle a envahi toute la presse. Est-ce la curiosité de la foule qui a provoqué ce développement de la chronique? ou bien est-ce la chronique qui a développé cette badauderie? Mystère.

Mais qui donc, Seigneur! lit toutes ces chroniques parisiennes qui s'étalent tous les jours à la première ou à la seconde page des journaux? Les gens du métier ne les lisent guère. Les délicats les effleurent tout au plus du bout des cils. Les hommes occupés aux travaux de l'esprit n'ont même pas le temps et n'auraient point le goût de les parcourir. Toutes ces chroniques ont les lecteurs qu'elles méritent et auxquels d'ailleurs elles s'adressent. Et ce sont exactement les mêmes qui se délectent aux romans de M. Georges Ohnet.

Et comment sont-elles faites, ces chroniques? Ô grande misère du métier de journaliste! Ces considérations sur l'événement parisien de la veille, que des milliers d'âmes simples lisent avec tant de candeur et de foi, un malheureux homme de lettres les a écrites tantôt avec un inexprimable dégoût, tantôt avec l'indifférence résignée qu'on apporte à une corvée journalière. Il s'est dit: «Il faut qu'aujourd'hui, comme hier, comme demain, je raconte des histoires et fournisse des idées—des idées?—à cinquante mille abrutis qui me sont parfaitement indifférents. De quoi vais-je leur parler, mon Dieu? Un sujet! donnez-moi un sujet!» Et sur n'importe quoi il écrit n'importe quoi. Il est enjoué, il est sérieux, il est sceptique, il est ému, il fait de l'esprit, il fait de la philosophie, parce que c'est son métier, à tant la ligne. Comme cela est bizarre, quand on y songe! Entretenir le public de choses qui ne vous intéressent pas du tout et, là-dessus, faire semblant d'avoir des impressions pour les gens qui n'en ont pas, mais qui pourraient si bien se passer d'en avoir! Est-il rien de plus artificiel et de plus vain?

Tout cela est vrai. Et cependant, à mesure que j'exprime ces vérités, banales elles-mêmes comme une chronique, je n'en suis plus si sûr. Ce que je dis de la chronique peut se dire de tout le journal, et aussi de la littérature tout entière; et la littérature est vaine si vous voulez; mais dire que tout est vain, ce n'est rien dire. Des fragments de la réalité reflétés dans un esprit, les plus beaux livres ne sont pas autre chose. Mais cette définition convient aussi au moindre article de journal, avec cette différence qu'il s'agit, dans ce dernier cas, de fort petits fragments d'une réalité journalière et superficielle. La chronique sera donc, si vous voulez, de la poussière de littérature; mais c'est de la littérature encore.

Et c'est aussi ou ce peut être de la poussière d'histoire. Si vous relisez les chroniques du mois dernier, il est probable qu'elles vous sembleront insipides, superflues, et que vous n'y apprendrez rien. Mais lisez, pour voir, des recueils de chroniques d'il y a vingt ans. Là encore vous trouverez sans doute beaucoup de fatras et un vide lamentable; mais parfois, noyé dans cette insignifiance, un détail vous frappera, un détail caractéristique d'une époque et dont l'écrivain n'avait peut-être pas soupçonné la valeur future. Les chroniques des journaux, en vieillissant, deviennent mémoires. Celles d'aujourd'hui paraîtront prodigieusement intéressantes dans cent ans. Seulement, il y en aura trop.

Enfin j'ai raisonné jusqu'à présent comme si le chroniqueur était toujours et nécessairement un esprit médiocre. Mais il n'en est pas toujours ainsi. Quelques-uns sont des esprits originaux et charmants. Et alors ils ont beau écrire trop vite et trop souvent; ils ont beau écrire par métier, sans goût, sans plaisir, sans conviction: la qualité, le tour de leur esprit se révèle toujours par quelque endroit. Ces réflexions improvisées et que rien ne les poussait à faire sur un sujet qui leur est fort égal, ces considérations ou ces plaisanteries qu'ils griffonnent d'une plume rapide et dédaigneuse portent quand même leur marque, trahissent leur philosophie habituelle, leur conception de la vie, leur tempérament. Et, plus souvent qu'on ne croirait, une fois mis en train, il leur arrive de se laisser prendre à ce travail forcé, de penser ce qu'ils écrivent et d'achever avec intérêt ce qu'ils avaient commencé avec ennui. En somme, tant vaut le chroniqueur, tant vaut la chronique. Nous rencontrerons tel journaliste dont la personne même, devinée à travers le tas énorme des improvisations quotidiennes, nous séduira étrangement. Et d'autres, moins originaux, nous frapperont du moins par l'adroite accommodation de leur esprit à la besogne qu'ils font et au public qu'ils entretiennent.

I

C'est au Figaro que vous trouverez ces derniers. Le Figaro, ayant quelque cent mille lecteurs, est condamné, s'il les veut garder, à une certaine médiocrité littéraire. L'homme intelligent et fin qui le dirige s'y est résigné. Les esprits vraiment originaux traversent ce journal, mais n'y séjournent pas. Ainsi M. Émile Zola; ainsi M. Émile Bergerat. Sa clientèle ne les supporte qu'à titre de curiosités, de phénomènes qu'on lui exhibe. Je suis même étonné qu'Ignotus, qui n'est souvent qu'un Jocrisse à Patmos, mais qui a quelquefois, parmi tout son galimatias, des visions saisissantes et comme des lueurs de génie, soit resté si longtemps dans la maison. MM. Wolff, Blavet et Millaud, voilà le vrai fond du Figaro. Tous trois sont hommes d'esprit; M. Wolff a notamment celui de n'en pas avoir trop: juste ce qu'il faut pour la clientèle du journal, qui est foncièrement bourgeoise et, je crois, plus provinciale que parisienne.

Admirable journal d'ailleurs, à l'affût de tout ce qui surgit un moment sur l'horizon de Paris; le journal-barnum, le mieux informé des journaux, c'est-à-dire rempli jusqu'aux bords de choses superflues; souple et accommodant comme l'aimable valet de comédie dont il porte le nom; étalant en première page les opinions politiques du comte Almaviva et entr'ouvrant la quatrième aux menues industries du mari de Rosine.

M. Albert Wolff est une des lumières de ce surprenant journal. Il mérite de nous arrêter un moment, car il offre un cas fort singulier et qui suffirait à le tirer de pair.

M. Wolff est, pour un très grand nombre de Français, le chroniqueur parisien par excellence. Il se pique lui-même de représenter, par une grâce spéciale d'en haut, l'esprit du boulevard. Il a fait de Paris sa chose; il célèbre, il démontre, il encourage Paris; il est le gardien de ce lieu de plaisir. Les titres de ses volumes marquent bien cette préoccupation: l'Écume de Paris, Paris capitale de l'art, la Gloire à Paris. M. Wolff patronne les grands hommes et les tutoie; il est lui-même un homme illustre. Un jeune romancier a récemment consacré à sa gloire un livre tout entier, qui est bien un des livres les plus extraordinairement bouffons qu'on ait jamais écrits sans le savoir. L'auteur l'appelle «le grand Wolff» et voit en lui «la plus puissante incarnation de l'esprit parisien dans le journalisme». Enfin la Revue illustrée vient de donner son portrait, après ceux de MM. Alphonse Daudet, Massenet et de Lesseps. Et le public a évidemment trouvé cela tout naturel.

Or ce montreur et cet émule des gloires parisiennes, ce Parisien qui a le dépôt de l'esprit de Paris, est né à Cologne; et je n'ai pu parvenir à comprendre, dans le récit de M. Toudouze, s'il s'était fait naturaliser Français. Il va sans dire que je ne lui fais pas un reproche de son origine, et je sais du reste qu'il est brave homme et galant homme et que sa conduite pendant la guerre a été exactement ce qu'elle devait être. Si je rappelle que le plus Parisien de nos chroniqueurs nous vient d'Allemagne, c'est tout simplement parce qu'il y paraît. Cet homme d'esprit n'a jamais été spirituel, du moins à ma connaissance. Et ce prince des chroniqueurs, dès qu'il cesse de nous raconter des anecdotes et s'élève à des «idées générales», écrit la plupart du temps dans une langue qui n'a pas de nom: un pur charabia de cheval d'outre-Rhin. J'avais recueilli quelques-unes de ses phrases les plus étranges; mais faites vous-même l'épreuve. Prenez sa dernière chronique. Lisez au milieu: «L'heure est venue de réagir contre les idées prudhommesques qui nous étranglent.» Lisez à la fin: «Le génie de Molière a moins d'influence sur l'éclat d'une fête nationale que les bombes et les fusées de Ruggieri.» Et, croyez-moi, ces deux phrases, prises au hasard, son encore parmi les plus passables du moraliste du Figaro.

Je ne cède point ici au médiocre plaisir de faire le régent et le professeur de grammaire. Mais il est des choses qu'il faut dire. J'obéis à un sentiment de religieux amour pour la très belle, très claire et très noble langue de mon pays. Je vous assure que je ne mets dans ces critiques aucune espèce de pédanterie, rien de dédaigneux ni de suffisant. M. Wolff écrit fort mal? Mais le don du style est un don gratuit, qui ne s'acquiert point, qui peut seulement se développer—et sans lequel on peut être d'ailleurs un honnête homme, un habile homme et même un grand homme. Et je conçois aisément quelque chose au-dessus du génie littéraire, à plus forte raison au-dessus du talent d'écrire congrûment. Si le choix m'en avait été laissé, j'aurais choisi d'abord d'être un grand saint, puis une femme très belle, puis un grand conquérant ou un grand politique, enfin un écrivain ou un artiste de génie. Je ne crois donc pas faire tant de tort à M. Wolff en constatant la mauvaise qualité de son style, si j'ajoute aussitôt qu'il sait merveilleusement son métier de chroniqueur, ce qui est un don aussi rare peut-être que celui de bien écrire.

Malgré tout, il reste un peu de mystère dans la fortune de M. Albert Wolff. Comment a-t-il pu, avec rien, se faire une telle renommée? Dirons-nous qu'à force de se croire le plus Parisien des chroniqueurs, il a fini par le faire croire au public? Louis Veuillot nous fournira peut-être une meilleure explication. Vous vous souvenez que, dans les Odeurs de Paris, il appelle M. Wolff «Lupus le respectueux». Il se pourrait, en effet, que M. Wolff fût arrivé par le respect. Il a commencé par être un reporter plein de déférence; puis il s'est poussé et s'est maintenu par le respect du public, entendez par le respect des opinions et des goûts présumés de la haute et moyenne bourgeoisie. Il a toujours su ce qu'il faut à ses lecteurs, la dose exacte et l'espèce de philosophie, de fantaisie et de liberté d'esprit qu'ils peuvent admettre. Il sait aussi à quoi ils ne veulent point qu'on touche. Jamais il ne les heurte, jamais il ne les dépasse. Et son procédé est tel qu'il ne les fatigue jamais.

Ce procédé est fort simple. Une seule idée dans un article; que dis-je? une seule phrase. L'article est généralement divisé en quatre paragraphes. Vous mettez, je suppose, au commencement du premier: «Paris est la capitale de l'art.» Puis, vers le milieu du second: «Paris est véritablement la ville des artistes.» Puis, quelque part dans le troisième: «Le centre de l'art est à Paris.» Et à la fin du quatrième: «Je ne crois pas trop m'avancer en affirmant que Paris est le foyer des arts.» Et dans l'intervalle de ces phrases, rien, des mots. L'article est fait.

Tel est le procédé pour les chroniques à idées générales. Pour les chroniques à anecdotes..., c'est encore la même chose. L'écrivain raconte n'importe quoi et ramène de temps en temps un thème, un refrain. Voici le refrain d'un article sur M. Rochefort (La Gloire à Paris): 1o «L'action très grande de Rochefort est dans cette belle gaieté qui est le fond de son tempérament vraiment français»;—2o «Rochefort est un des rares Parisiens de l'ancien temps qui ait conservé dans l'âge mûr cette belle insouciance et cette bonne humeur qui furent autrefois les qualités maîtresses de la race française.» (Je pense qu'il faut entendre: «Rochefort est un Parisien de l'ancien temps, un des rares Parisiens qui aient conservé», etc.);—3o «Chacun dans sa sphère plisse le front... Je ne vois plus guère que Rochefort qui ait conservé la gaieté de la vieille race française»;—4o «Après avoir exaspéré beaucoup de ses contemporains par la violence excessive de ses écrits, il les ramène aussitôt à lui par les éclats de sa gaieté si française.»

Pour Offenbach, le refrain est: «Quel artiste!» Rien de plus; cela dit tout. Ainsi M. Homais parlant du ténor Lagardère. Ainsi, dans Bouvard et Pécuchet, le médecin dit à Pécuchet en lui donnant une petite tape sur la joue: «Trop de nerfs..., trop artiste!» Artiste! vous entendez dans quel sens vague, mystérieux et saugrenu le mot est pris ici. Ah! que M. Wolff connaît bien son public!

Et comme il sait ce qui lui convient, à ce public, et ce qu'il peut supporter! Comme il sait faire avec lui, pour sa joie et pour son édification, l'homme à la fois dégagé et sérieux, le boulevardier et le moraliste, le monsieur qui comprend tout, mais qui pourtant respecte ce qui doit être respecté, le monsieur qui n'a pas de préjugés, mais qui a cependant des principes! Savourez, je vous prie, ces phrases exquises où respire tout le libéralisme indulgent d'un esprit supérieur. Il s'agit du Père Hyacinthe:

... Mes convictions personnelles n'ont pas à intervenir dans cette affaire; j'étais allé là comme un Parisien désireux d'entendre une grande parole qui jadis fit courir tout Paris à Notre-Dame, et je n'ai trouvé qu'un comédien de talent. Il m'est arrivé de subir une grande impression dans une belle cathédrale aussi bien que dans un temple protestant ou dans une synagogue. Si ce n'est pas la propre croyance (?) qui se réveille, c'est la foi des autres qui vous surprend.

Voilà le philosophe. Voulez-vous le critique? M. Wolff compare aux trois mousquetaires, qui étaient quatre, les quatre romanciers naturalistes: Edmond de Goncourt, «à qui la carrure des épaules et l'embonpoint donnent un certain vernis majestueux», Émile Zola, Alphonse Daudet et Guy de Maupassant. Pour lui, Maupassant est le «jeune abbé» de la petite Église naturaliste. «Guy de Maupassant, c'est Aramis.» Comme c'est bien cela! On ne saurait mieux caractériser, n'est-ce pas? l'auteur de Boule de suif et de Mademoiselle Fifi. Je lis dans un autre article: «Quand un homme a tenu une telle place dans l'art, quand il a exercé une si grande influence sur son temps...» De qui croyez-vous qu'il s'agisse? Sans doute de Lamartine, de Victor Hugo ou de Balzac? Point: il s'agit du chanteur Darcier. On ne saurait pousser plus loin que M. Wolff le sentiment des nuances.

Après le critique, voulez-vous l'homme?

... Il y a bien longtemps qu'une polémique tapageuse (pour «bruyante») avec Zola a été terminée (pour «s'est terminée») par une bonne et sincère poignée de main. Les médiocres seuls cultivent le ressentiment éternel; entre hommes intelligents on ne se brouille pas à jamais pour un coup d'épingle.

Mais si je me mets à citer, je ne m'arrêterai plus. Car ce chroniqueur sème les perles, sans s'en douter. Concluons. Ne pensez-vous pas qu'on appellerait assez justement M. Albert Wolff le Georges Ohnet de la chronique? J'imagine, du reste, qu'il y a dans son fait plus de malice qu'il ne semble et qu'il sera le premier à sourire de mes innocentes remarques. Il faut qu'il en sourie; car, s'il n'était pas un homme très fort, je songe avec tristesse à ce qu'il serait.

II

M. Émile Blavet ne s'élève que rarement jusqu'aux «idées générales»; M. Blavet se contente de rapporter des faits, et il les choisit bien, et il les rend divertissants, même quand ils ne le sont guère, et cela tous les jours; M. Blavet écrit une langue aisée, alerte, spirituelle. Il apporte dans cet horrible métier qui consiste à tenir le public au courant de ce qui se passe dans les salons, dans les théâtres, dans la rue, dans tous les mondes, une bonne grâce toujours égale et un sourire toujours prêt. Ce sont les réflexions d'un spectateur plein d'expérience, un peu désenchanté, non pas ennuyé pourtant, et jamais ennuyeux. Il est partout «le monsieur de l'orchestre», l'homme qui regarde pour son plaisir et ne veut pas en penser plus long.

Il sait, lui aussi, ce que demandent et ce qu'attendent ses lecteurs, l'immense multitude des badauds. Il a des égards pour leur naïveté, leur curiosité banale, leur hypocrisie inconsciente. S'il rend compte d'une entrevue avec le prince Victor, il n'ignore pas qu'un prince de vingt ans doit être de toute nécessité un homme remarquable, et il le dit. S'il vient à parler des petites filles qui, l'été, vendent des fleurs aux terrasses des cafés et vendraient volontiers autre chose, il sait qu'il faut s'indigner, et il s'indigne. S'il raconte quelque fête où ce qui nous reste d'aristocratie s'est encanaillé plus que de raison, il sait qu'il faut s'attrister, et il s'attriste. S'il va pendant les vacances visiter son pays natal et la maison où il a passé son enfance, il sait qu'il faut s'attendrir, et il s'attendrit. S'il parle de Mgr l'archevêque de Paris, il sait qu'il convient que le digne prélat soit «un fin prélat», et il lui prête des mots, et il nous entretient avec émotion des bons rapports du cardinal avec l'acteur Berthelier. S'il parcourt les églises pendant le carême, il sait qu'il est convenable d'y porter une âme religieuse, et il l'y porte... Mais comme on sent que tout cela lui est égal! Il a le don de saisir avec prestesse les traits fugitifs de la comédie contemporaine, de s'en amuser et d'en amuser les autres: pas l'ombre de prétention, une bienveillance très philosophique, au fond une indifférence absolue. Celui-là est un Parisien.[Retour à la Table des Matières]

II
HENRY FOUQUIER

Un bouddhiste me dit:

—Cette série de chroniqueurs est sans intérêt. S'il est vrai que le dernier effort de la critique soit de définir les esprits, elle ne serait pas malavisée de laisser de côté les journalistes. Car on ne les peut définir qu'en bloc, étant tous semblables les uns aux autres et à peu près indiscernables (sauf quelques-uns que l'on caractériserait suffisamment en quelques lignes). Il y a à cela plusieurs raisons. D'abord la besogne du journalisme souffre merveilleusement une certaine médiocrité d'esprit. Elle la réclame presque et quelquefois elle la donne. Puis on sait où et comment se recrute, en grande partie, la rédaction des journaux. De bons jeunes gens, de plus de prétention que de littérature, qui auraient pu faire d'excellents notaires ou des commerçants habiles, s'imaginent (ô candeur!) que rien n'est plus beau, plus noble ni plus agréable que d'être imprimé et lu tous les jours. Ils veulent «entrer dans un journal»; ils finissent par y entrer et ils y montent en grade à peu près comme dans un ministère. Là ils écrivent toute leur vie les choses quelconques qu'ils sont capables d'écrire. Qui en a lu un, a lu les autres. Le journalisme politique surtout est, dans son ensemble, admirable d'inutilité et parfois de niaiserie. Mais la chronique même—sauf les exceptions que tout le monde connaît—n'est guère plus reluisante. Vous avez une bonne douzaine de chroniqueurs, jeunes ou vieux, chez qui vous retrouverez le même échauffement artificiel, le même désir vulgaire d'étonner, la même outrance facile, le même claquement de cravache, au reste le même vide et souvent la même insuffisance de style et, par endroits, de syntaxe. Ceux mêmes qui sont nés avec quelque originalité d'esprit ont beaucoup de peine à la garder intacte. La nécessité de la besogne quotidienne, le peu de temps laissé à la réflexion, l'obligation de «faire sa copie» même quand on n'a rien à dire, absolument rien, tout cela fait glisser les meilleurs à une certaine banalité, soit à des lieux communs insupportables, soit à des paradoxes aussi insipides que des lieux communs. Il ne faut ni s'en étonner ni surtout en triompher. C'est là une des conséquences fatales de ce très étrange métier de journaliste. Ceux surtout qui écrivent tous les jours, si excellemment doués qu'ils soient, n'y échappent pas. L'originalité de la forme ou de la pensée a presque toujours besoin, pour s'achever, du recueillement d'un travail volontaire. Elle s'atténue et s'efface en se dispersant. Dans les cinquante ou soixante mille lignes qu'un journaliste écrit tous les ans, ce qui lui appartient en propre, ce qui le signale et le distingue se trouve perdu dans ce qui le confond et le mêle, dans tout ce qu'il a laissé s'écouler de lui sans y apporter d'attention et sans y attacher de prix. Sa personnalité se dilue dans cet écoulement perpétuel. Le meilleur journaliste est comme noyé dans la surabondance de sa prose: c'est dans ce flot qu'il faut repêcher ses membres épars.

I

Tout cela peut être vrai souvent. Il me suffit que ce ne le soit pas toujours. Je ne m'occupe partout que des exceptions. M. Fouquier en est une. Il a trouvé moyen d'être à la fois le plus abondant et le plus distingué des chroniqueurs. Celui-là est facile à «discerner», s'il reste malaisé à définir. Sa production, considérable et continue, si elle n'est pas toujours égale à elle-même, n'est du moins jamais banale. S'il se dérobe, c'est par l'excès même de sa souplesse, par la variété et la richesse de ses dons. Essayons de le saisir et de le ramasser, fût-ce en tâtonnant un peu et en m'y reprenant.

C'est l'esprit le plus facile, le plus alerte, le plus adroit, le plus prêt sur toutes choses. Il est extrêmement intelligent (donnez, je vous prie, au mot toute sa force). Il sait tout ou du moins devine tout et semble s'être tout assimilé. Il n'ignore rien de ce que tous les esprits originaux de ce siècle ont pensé et senti; il le repense avec une hardiesse légère, il le ressent avec une vivacité d'impression jamais émoussée. S'il n'est pas et s'il ne peut être, à cause des nécessités mêmes de sa profession, une de ces intelligences créatrices par lesquelles s'accroît, pour parler comme M. Renan, la conscience que l'univers prend de lui-même, il est du moins de ces grands curieux auxquels nul de ces progrès n'échappe. C'est un miroir sensible largement ouvert au monde et à la vie. Sur toute question historique, sociale, morale ou littéraire, il sait tout ce qu'un «honnête homme» peut savoir au moment précis où il écrit. Il ne retarde jamais. Il reproduit en courant, avec une rapidité aisée et comme s'il la connaissait de toute éternité, la plus récente façon de comprendre et de voir que les hommes aient inventée. Il porte au plus haut point ce don merveilleux de «réceptivité» que Proudhon attribue aux mieux douées d'entre les femmes. Et il a d'ailleurs, dans les moindres mouvements de sa sensibilité et de sa pensée, une grâce d'un charme si pénétrant que, si je ne puis l'appeler féminine, je ne saurai vraiment de quel autre nom la nommer.

Cet esprit, si délicatement impressionnable et si apte à tout comprendre et à tout retenir, est en outre singulièrement actif. Quand je songe que M. Fouquier fait au moins une chronique par jour, qu'aucune de ces chroniques n'est tout à fait insignifiante et vide et que beaucoup sont exquises, je demeure stupide. Il n'est guère ni d'esprit mieux meublé ni de plus grand travailleur. Et voici où ma surprise redouble. Je ne me sers ici que de ce que M. Fouquier nous livre de sa personne, volontairement ou non, dans ses écritures publiques. Sa prose a une odeur qu'il est agréable et qu'il n'est point indiscret de respirer. Je puis bien dire que les articles de M. Fouquier, par les préoccupations dont ils portent souvent la trace, par la profondeur et la subtilité de l'expérience dont ils témoignent, laissent entrevoir derrière cette vie de grand laborieux une autre vie non moins remplie, une vie de grand épicurien. Prenez le mot, de grâce, au sens le plus favorable. Épicure, tout le premier, fut un fort honnête homme. Pétrone est mort comme vous savez, et Saint-Évremond, Chapelle, la Fontaine et beaucoup d'autres chez nous ont été des esprits charmants. Mais en même temps (pardonnez-moi ces retours et ces retouches) on sent que ce voluptueux serait volontiers un homme d'action et qu'il suffirait (qui sait?) aux emplois les plus considérables et les plus difficiles. L'action proprement dite, l'action directe sur les hommes, par la parole ou par le gouvernement, il l'aime et il l'a recherchée. Il a été directeur de la presse, il a été candidat (pourquoi pas?) à diverses situations, et, s'il a échoué (ce qui arrive aux plus dignes), c'est ou parce qu'il a trop d'esprit, ou parce que ses autres occupations ne lui permettaient pas d'apporter assez de ténacité dans les brigues et les candidatures et peut-être aussi l'exposaient aux distractions et l'inclinaient aux nonchalances.

Vous commencez à apercevoir la richesse de cette nature. M. Fouquier est un méridional. Il a, de son pays, la gaieté, l'alacrité d'humeur, la facilité heureuse, l'optimisme—sans en avoir la suffisance ni la naïveté toujours prompte aux enthousiasmes. Et M. Fouquier est aussi un méridional de Marseille, un Phocéen, un Grec. La Grèce, il l'adore et il en parle souvent. Et vraiment les dieux lointains de son antique patrie lui ont donné la finesse, la grâce, le bien dire, la joie de vivre, l'équilibre des facultés intellectuelles. Il est bien fils de cette race qui a vécu si noblement, de la vie la plus naturelle et la plus cultivée à la fois, de cette race qui n'a point maudit la chair et qui n'a répudié aucun des présents du ciel. Pourtant je le vois comme un Grec un peu amolli, plus près d'Alcibiade que de Socrate, pour qui il a été maintes fois injuste (après d'autres), et plutôt encore comme un Grec d'arrière-saison, contemporain de Théocrite, jouissant de ses dieux sans y croire, mais sans les nier publiquement; et moins comme un Athénien que comme un Grec des îles, plein de science et de douceur, traînant sa tunique dénouée dans les bosquets de lauriers-roses... Mais ce méridional est un méridional blond. Son front «s'est élargi» par le temps, comme celui de la Pallas de M. Renan, jusqu'à «comprendre plusieurs espèces de beauté»; et ce Phocéen conçoit quand il le veut la mélancolie des Sarmates et des Saxons et les tristesses et raffinements d'art et de pensée des hommes du Nord.

Son esprit étant comme une abeille qui butine la fleur des choses et tout ce que cet univers offre de meilleur, vous imaginez aisément sur quoi il s'arrête de préférence. Je n'offenserai point M. Fouquier et à coup sûr je ne surprendrai personne (car cela ressort assez de ce qu'il écrit) en disant qu'il est grand «ami des femmes», pour parler comme M. Dumas—avec plus d'abandon que de Ryons, quelque chose de moins pincé, de moindres rigueurs théoriques; grand connaisseur toutefois aux choses de l'amour, grand docteur et casuiste subtil dans les questions féminines. Comme M. Rabusson, et à meilleur titre peut-être (car l'auteur de l'Amie a un fond d'amertume), M. Fouquier donne l'idée de quelque dilettante du XVIIIe siècle, d'un Crébillon fils ou d'un Laclos. Et cela ne l'empêche pas, je ne sais comment—par quelque chose de caressant et de félin, par la subtilité et la cruauté de quelques-unes de ses ironies, par la longueur toute féminine et la férocité de certaines de ses rancunes (même contre des femmes) —d'évoquer aussi des idées de stylet caché sous un manteau de pourpre traînante, de vie batailleuse autant que voluptueuse, et de faire songer (avec toutes les atténuations qu'il vous plaira: il en faut dans ces transpositions d'images) à quelque Italien de ce magnifique et terrible XVIe siècle.

Grec de la décadence, Florentin d'il y a trois siècles, roué du siècle dernier, Parisien d'aujourd'hui et Français de toujours, homme de plaisir et homme d'action..., voilà bien des affaires! Jamais je ne pourrai ramener tout cela à quelque semblant d'unité.

Cependant, si l'on considère l'homme, que l'écrivain fait deviner, on voit que sa marque est la recherche constante de tous les plaisirs délicats. Je vous prie de ne vous point scandaliser. La recherche bien entendue du plaisir, ç'a été, pour beaucoup de philosophes anciens, la définition même de la vertu.—Si, d'autre part, vous considérez l'écrivain, vous trouverez que sa qualité la plus persistante est le bon sens. Par là il est bien de race latine ou de vieille race française. Il sait, à l'occasion, entrer dans toutes les folies et s'y intéresser; mais il n'a pas le moindre grain de folie pour son compte. Cet homme qui n'a guère de foi ni de principes a d'excellentes habitudes d'esprit. Son bon sens peut quelquefois paraître hardi: le bon sens, quand on l'applique résolument à certaines questions, est le père des paradoxes; mais, en réalité, il y a chez ce disciple d'Aristippe une rare fermeté de raison, même une défiance presque trop grande de ce qui n'est pas raisonnable. Cherchez bien, et vous finirez par découvrir chez M. Fouquier un mélange tout à fait imprévu. C'est, dans le monde de la littérature, un don Juan qui recouvre un bourgeois. Il y a chez lui du Renan et du Voltaire, du Borgia et, du Béranger, du roué et du garde national. Ils y sont à la fois, et c'est cette simultanéité qui est piquante.

S'ils y sont à la fois, c'est apparemment qu'ils s'accordent. Voyons comment. C'est que la raison est encore ce qui nous fait le mieux jouir des choses, le plus sûrement et le plus longtemps. Un parfait épicurien est nécessairement un homme de sens très rassis. Dans le domaine de la pensée, la modération même de la solution où l'on a voulu s'arrêter suppose qu'on a passé en revue toutes les autres et qu'on s'est imaginé les divers états d'esprit auxquels elles correspondent, ce qui est un grand plaisir. De même, l'état sentimental le plus agréable et le mieux garanti contre la souffrance est celui auquel on se prête sans se donner tout à fait. La passion éperdue devient aisément douloureuse; les sens exaspérés ont aussi leurs maladies. Ce qui vaut mieux, c'est un rien de libertinage à la française et un peu de rêve. La raison, en présidant aux ébats du cœur et des sens, les garde de tout mal et leur permet de varier leurs aimables expériences. M. Fouquier est un homme qui aime la vie, et c'est justement à la mieux aimer, à tirer d'elle tout ce qu'elle contient, que lui sert sa tranquille raison. Et c'est pour cela qu'il n'est pas artiste au sens étroit du mot, mais moraliste et curieux. Un artiste ne jouit que des formes et ne considère les hommes et les choses que sous un angle particulier; le curieux les saisit tour à tour sous tous leurs aspects. Seul celui-là jouit de tout, qui est curieux de tout; et celui qui est curieux de tout est par là même un esprit tempéré et maître de soi.

II

M. Fouquier est surtout curieux de la femme. La femme est, en effet, ce qui tient, pour l'homme, la plus grande place en ce monde. Les chroniques de M. Fouquier sur les femmes, sur le mariage, sur l'amour, sont peut-être la partie la plus originale de son œuvre. Il est impossible d'apporter à l'étude de ces questions plus de raison, de délicatesse et d'esprit, ni une expérience plus consommée et un plus grand amour de son sujet. M. Fouquier aime l'amour. Cela n'est plus si commun à l'heure qu'il est! Car, songez-y, l'amour s'en va. Ce qui en reste s'est étrangement gâté: s'il n'est brutal et plat, il est maladif et pervers. Nestor et Colombine (M. Henry Fouquier écrit au Gil Blas sous ces deux noms) ont à la fois, sur l'amour, les idées des premiers hommes et celles des délicieux Français du XVIIIe siècle. Et voyez comme ces pseudonymes sont bien choisis: l'un, représentant le naturalisme grec; l'autre, la tendresse coquette des marquises que Watteau embarque pour Cythère.

Plus je deviens vieux, dit le Nestor du Gil Blas, plus je pardonne à l'amour. Amour coup de foudre, amour-passion, amour-caprice, amour-galanterie, tous les amours que ce grand fendeur de cheveux en quatre qui est Stendhal a décrits et classés, je comprends tout, j'excuse tout; parfois même j'envie...

Mais ce qu'il préfère, je crois, c'est une espèce d'amour en même temps idyllique et mondain, franchement sensuel, mais relevé d'un peu d'illusion, de rêve, d' «idéal» (ce mot revient souvent sous sa plume), l'Oaristys de Théocrite dans un salon de nos jours. Une pervenche intacte fleurit au cœur éternellement jeune de ce Parisien cuirassé d'expérience, durci au feu de la vie de Paris. Il a écrit de très belles pages sur don Juan, et très significatives. Il me semble que nous mettons ordinairement un peu de nous dans l'idée que nous nous faisons de don Juan: celui de M. Fouquier est avant tout naïf, et il est toujours sincère. Il n'a ni cruauté ni vanité; il n'a même pas de curiosités malsaines. Il est à cent lieues du sadisme, qui serait, dans cette théorie, tout le contraire du don-juanisme, C'est proprement le don Juan de Namouna, tiré au clair.

... Vous parlez de vanité! Pour vous, don Juan touche au fat, et, dans son amour des femmes, entre la préoccupation des hommes. Mais c'est là le contraire de l'entraînement d'un «tempérament», et la vanité, chose toute cérébrale, n'a rien à voir avec l'émotion primesautière de don Juan, quand son regard se croise avec celui d'une femme, qu'il voit désormais seule là où il s'est rencontré avec elle... Ne faisons pas à l'amoureux l'injure de mettre de la vanité dans ce besoin de plaire, de connaître et de posséder, que nous flairons en lui à première vue, odor d'amore. Ne lui refusons pas non plus les douces sensations qui viennent du cœur et qui excusent et consolent les abandons des femmes. Le trait caractéristique de don Juan, c'est l'émotion auprès de celles-ci, émotion profonde, naïve, sincère, égale et peut-être supérieure en intensité à l'émotion réglée des hommes qui mêlent l'idée du devoir aux choses de l'amour, encourant par là le juste anathème du poète! N'est-ce pas le cœur qui parle chez lui, quand il trouve Elvire touchante dans les larmes? Mais que serait-il sans les palpitations délicieuses de son cœur, sinon un fou érotique, à livrer aux médecins? Le don Juan honni est peut-être le seul homme qui n'aime jamais sans amour, et, s'il ne se fait pas à lui-même le mensonge de la durée, c'est qu'il ne veut pas être hypocrite, ayant cette religion suprême de ne pas mentir au pied de l'autel qu'il embrasse. Comment l'aimerait-on sans cela? Le matérialiste brutal ferait horreur aux femmes; et c'est à l'idéaliste qu'elles pardonnent leurs douleurs... Nous sentons que, quand il n'aime plus, c'est qu'il aime trop l'amour, dont la femme délaissée n'a pas su lui dire le dernier secret. Il court après l'idéal, et il le répand autour de lui et le laisse derrière ses pas. Il est le poursuivant de l'absolu, qui en fait naître au moins l'idée et le désir à toutes celles qu'il aime...

J'avoue que, pour ma part, je conçois don Juan un peu autrement. Il me paraît que don Juan... (mais oubliez ce que je disais tout à l'heure et croyez que je ne mets rien là de mon propre rêve), il me paraît que don Juan, à le considérer dans Tirso de Molina et dans Molière, sinon dans Byron et dans Mozart, est surtout un grand artiste et un grand orgueilleux. La déclaration superbe que lui prête Molière, et où il se compare à Alexandre et à César, est assez explicite. En somme, il y a trois vies dignes d'être vécues (en dehors de celle du parfait bouddhiste, qui ne demande rien): la vie de l'homme qui domine les autres hommes par la sainteté ou par le génie politique et militaire (François d'Assise ou Napoléon); la vie du grand poète qui donne, de la réalité, des représentations plus belles que la réalité même et aussi intéressantes (Shakespeare ou Balzac), et la vie de l'homme qui dompte et asservit toutes les femmes qui se trouvent sur son chemin (Richelieu ou don Juan). Cette dernière destinée n'est pas la moins glorieuse ni la moins enviable. Un amour de femme est au fond de presque toutes les vies humaines: à certains moments le conquérant même ou le grand poète donnerait tout son génie pour l'amour d'une femme. À ces moments-là celui qui les a toutes ferait envie même à Molière, même à César. Croyez que don Juan le sait, et qu'il en jouit profondément, et que sa royauté lui paraît pour le moins égale à celle des poètes et des capitaines. Ce qu'il veut, lui, c'est jeter des femmes, le plus de femmes possible, toutes les femmes à ses pieds. Et il les compte, et Leporello en tient la liste. Et en même temps qu'il compte ses victimes, il les regarde, il les étudie, il les compare. Il se délecte au spectacle des sentiments les plus violents auxquels une créature humaine puisse être en proie, se traduisant par les lignes, les formes, les mouvements, les signes extérieurs les plus gracieux et les plus séduisants. Il jouit du tumulte et de l'incohérence des pensées, des désespoirs qui se livrent des indignations qui consentent et abdiquent, et des corps vibrants, des cheveux dénoués, des larmes qui voilent et attendrissent la splendeur des beaux yeux. Il se sent le complice élu de la Nature éternelle. Les aime-t-il, ces femmes? Il le croit, il le voudrait. Il sent en lui quelque chose de supérieur à lui-même, de tout-puissant et de mystérieux; et son cœur se gonfle d'orgueil à songer qu'il est, quoi qu'il fasse et sans qu'il sache lui-même pourquoi, le rêve réalisé de tant de pauvres et folles et charmantes créatures. Ce qu'il doit porter en lui, c'est une immense fierté, une curiosité infinie, une infinie pitié, peut-être aussi une terreur de son propre pouvoir, et une obscure désespérance, de ne pouvoir aimer une femme, une seule, à jamais...

Je reviens à M. Fouquier. Ce qu'il a de l'éternel don Juan, c'est tout au moins le mépris des conventions sociales et de la morale mondaine:

... Car voilà où j'en veux venir, à cette simple constatation: il n'y a pas de morale sociale, il y a seulement une franc-maçonnerie mondaine, franc-maçonnerie absurde, aux rites cruels et sanglants, contre qui protestent notre cœur et notre raison. Chercher la loi du monde est même une folie: il n'y a qu'à la subir. Cette franc-maçonnerie établit qu'une jeune fille qui donne son cœur pour un bouquet de roses est perdue, tandis qu'une femme mariée qui le donne par caprice—ou pour un bracelet, comme les lionnes pauvres dont le monde honnête est plein,—n'est pas compromise, pourvu qu'elle y mette un peu d'hypocrisie, etc.

Partout où il voit l'amour, même un petit semblant d'amour, M. Fouquier s'attendrit, il a des tolérances infinies. Je n'ai pas à vous dire son indulgence pour les fautes des femmes, à condition qu'il y ait de l'amour dans leur fait, et un peu de «rêve». Les Ninons même et les Marions sont assez de ses amies, pourvu qu'elles aient quelque bonté et quelque grâce et que leur vénalité ne leur interdise pas tout choix. Il a très finement analysé, et avec grande pitié, l'espèce de sentiment qui pousse les Manons du plus bas étage à avoir des Desgrieux. Il a montré, presque avec émotion et en condamnant sur ce point les railleries vulgaires, ce qu'il y a de touchant dans l'amour, des femmes qui ont un peu dépassé l'âge de l'amour, des amantes mûries et meurtries, qui s'attachent à leur dernière passion avec fureur et avec mélancolie, parce qu'après il n'y aura plus rien, et qui, pour se faire pardonner, pour s'absoudre elles-mêmes et sans se douter du sacrilège, mêlent à leur suprême amour de femme un sentiment d'équivoque maternité.

Cela, c'est la part de l'analyste voluptueux. Mais ce philosophe si indulgent et si raffiné est, comme j'ai dit, un esprit très sain. Personne ne s'est élevé avec plus de force contre certaines aberrations de l'amour. Je ne répondrais pas qu'en flétrissant ces perversions il défende à son imagination de s'y attarder quelque peu, ni qu'il n'éprouve point une sorte de plaisir obscur à prolonger, sur ces objets, sa colère ou sa raillerie (nous sommes faibles); mais il a trop souvent commenté le Naturam sequere, et cette antique devise est trop évidemment la sienne, pour qu'on puisse douter de la sincérité de ses vertueuses indignations. Sa santé d'esprit se reconnaît encore dans tout ce qu'il a écrit sur l'éducation et le rôle des femmes et les questions qui s'y rattachent. Il pense que l'intérêt même et les nécessités de leur profession imposent aux actrices une vie à part, sur la marge de la société régulière. Il aime que tout soit à sa place. Il raille ces maris qui délaissent leurs femmes pour devenir de vrais maris auprès des courtisanes. Il ne croit pas à la conversion de Marion Delorme ni ne la souhaite, et il traite Didier comme un nigaud qu'il est. Sur le divorce et sur les questions qui s'y rattachent, il a des vues d'excellent moraliste et d'homme d'État. Et son bon sens, nourri d'une sérieuse connaissance des hommes, a souvent des hardiesses comme celle-ci, que je recueille sans l'avoir cherchée: «L'idéal trop élevé du mariage est une source de désordres sociaux...»

Volontiers il résoudrait tous les problèmes par l'amour de la femme. C'est une obsession charmante. Si ce néo-Grec, que son culte de la nature n'empêche point de montrer dans les choses religieuses les tolérances tendres et amusées d'un Renan, nous parle d'aventure de l'Assomption ou de la Semaine sainte, il y reconnaîtra les fêtes symboliques de l'éternel amour; il célébrera l'assomption de la femme, Ève ou Vénus anadyomène, et pleurera avec les belles Syriennes sur le cadavre d'Adonis. Il est vraiment chez nous le dernier prêtre de l'amour. La cité qu'il rêve serait la république des grâces et des jeux; le courage même y serait un fruit de l'amour; les femmes y inspireraient l'héroïsme dans la guerre, et elles y conseilleraient les arts de la paix. Sous leur bienfaisante influence, les hommes mettraient un peu de sentiment, d'imagination, de douceur et de pitié dans l'organisation de la société et dans le gouvernement des affaires publiques. Si les hommes savaient encore aimer les femmes, si les femmes connaissaient leur rôle et s'y tenaient pour le remplir tout entier, on aurait une cité idéale, fondée sur la plus délicate interprétation des bonnes lois de nature. Je sais que j'idyllise un peu la conception de M. Fouquier: qu'il me pardonne cette fantaisie. Sérieusement on retrouverait chez lui, tout au fond, un peu des idées de Saint-Simon et d'Enfantin sur le rôle de la femme, moins le mysticisme et le galimatias. Et justement ces idées étaient en germe dans ce XVIIIe siècle que M. Fouquier aime tant, et dont il est.

Je n'ai voulu vous remettre sous les yeux que le côté le plus intéressant de cette mobile et vivante figure de journaliste. Je laisse le critique littéraire (très classique, ainsi qu'il sied à un Marseillais), l'observateur des mœurs contemporaines, le politique militant, le peintre de portraits (voyez ceux de Gambetta, de Rouher, de Lepère, de M. Renan, du duc de Broglie, d'autres encore; ils sont d'une vivacité et d'une justesse de touche incomparables). Et je ne vous parlerai pas non plus de son style, souple, ondoyant, nuancé, dont la facilité abondante est pourtant pleine de mots et de traits qui sifflent, tout chaud de la hâte de l'improvisation quotidienne, avec un fond de langue excellente, mais avec des négligences çà et là, des plis de manteau qui traîne, comme celui de quelque jeune Grec, auditeur de Platon. Et c'est bien, en dernière analyse, dans ce mélange de nonchalance voluptueuse et de bon sens raffiné, de raison armée et de sensuel abandon, que réside le charme original de cet Alcibiade de la chronique parisienne.[Retour à la Table des Matières]

III
HENRI ROCHEFORT

Il est rare qu'en étudiant une œuvre, même celle d'un auteur dramatique ou d'un romancier, on puisse séparer nettement l'homme de l'écrivain et toucher à celui-ci sans effleurer au moins celui-là. À plus forte raison s'il s'agit d'un journaliste. Mais si ce journaliste s'appelle Henri Rochefort, la chose devient tout à fait impossible. Essayez de ne considérer que l'écrivain: la définition de son tour d'esprit tiendra en quelques lignes, et qui ne vaudront presque pas la peine d'être écrites. Mais prenez-le tout entier, et vous vous trouverez en face d'un cas moral des plus intéressants et des plus irritants à la fois, par l'impossibilité où l'on est d'y voir clair jusqu'au fond.

Trop de scrupule et de timidité ne serait point ici de mise. M. Rochefort appartient au public. Il appartient même à l'histoire, et beaucoup plus qu'un grand nombre de ministres, dont vous avez, je pense, oublié les noms. Voilà vingt ans que la place publique entend son sifflet ou son ricanement. L'empire est tombé au son de cette crécelle et, depuis, elle n'a pas cessé de grincer un seul jour. Sur le drame ou la comédie des vingt dernières années, cette face pâle de mime n'a cessé de pencher sa grimace immuable, et qui paraît automatique, comme ces masques que l'on peint au-dessus des rideaux de théâtre, et qui semblent railler tout ce qui s'agite sur les planches.

Elle est singulière, cette tête si connue: longue, maigre jadis, au front proéminent, aux pommettes saillantes, aux yeux enfoncés, aux lèvres serrées, au nez un peu court et comme arrêté d'un coup de ciseau qui a trop mordu: tête tourmentée et bizarre, pleine de protubérances et de méplats, surmontée d'un toupet comme on en voit flamboyer sous le lustre des cirques, et où il y a, en effet, du Méphisto et du clown, et peut-être aussi du chevalier de la triste figure. Qu'y a-t-il sous ce front? Quelle est la vraie pensée qui vit dans ces yeux? Je ne crois pas qu'il soit très facile de le savoir; mais je le chercherai librement, n'apportant ici ni prévention ni haine, mais une curiosité qui, parce qu'elle est très éveillée, ne demanderait qu'à se tourner, s'il se pouvait, en sympathie.

Considérez, je vous prie, d'un côté le genre d'esprit de M. Rochefort et ce que nous savons forcément de ses habitudes et de ses goûts, ce qui dans sa vie privée est au grand jour,—et d'autre part ses opinions et son rôle politique: vous reconnaîtrez que, lorsque je parle d'un problème à résoudre, je ne l'invente point par amour du mystérieux.

I

La forme d'esprit de M. Rochefort se rencontre peut-être aussi chez d'autres; mais il n'est pas d'écrivain, je pense, ni qui ait poussé plus loin cet esprit-là, ni qui s'y soit tenu plus étroitement.

Remarquez comme, dans la littérature de notre temps, tous nos sentiments, toutes nos façons d'être, toutes nos attitudes intellectuelles et morales se sont tendues et exaspérées. Le sentiment de la nature s'est tourné en une adoration sensuelle et mystique; le goût du pittoresque en une poursuite inquiète d'impressions ténues et insaisissables; le goût de la réalité en une recherche morose de ce qu'elle a de brutal et de triste; la tendresse est devenue hystérie et la mélancolie pessimisme. Tout a pris des airs de maladie nerveuse. L'art de la raillerie s'est développé avec le même excès. Il me semble que la plaisanterie de M. Rochefort est à celle de Voltaire ou de Beaumarchais ce que le pittoresque de Michelet est à celui de Buffon, ou l'impressionnisme d'Edmond de Goncourt à celui de Bernardin de Saint-Pierre.

L'esprit de l'auteur de la Lanterne, c'est l'ironie ininterrompue, méthodique et universelle. Cette ironie sans trêve, sans passion et sans choix, c'est proprement la «blague». M. Rochefort est pour moi un des maîtres incontestés du genre.

S'il fallait définir ses procédés, on en trouverait, je crois, deux principaux. C'est, dans le détail, le coq-à-l'âne, sous quelque forme que ce soit, le rapprochement imprévu de deux idées étonnées de se trouver ensemble. Par exemple, la phrase célèbre: «La France contient, dit l'Almanach impérial, trente-six millions de sujets, sans compter les sujets de mécontentement.» Pour les grands morceaux, c'est le développement à toute outrance, patiemment poursuivi et poussé jusque dans ses conséquences les plus lointaines et les plus grotesques, de quelque détail ridicule que lui fournit le train des choses. Et presque toujours ce développement se fait sous la forme dramatique (dialogue ou discours), qui ajoute au comique en faisant vivre et parler l'absurde, en le supposant réalisé. Voici, pour me faire entendre et pour me divertir, un exemple que je prends parmi des milliers d'autres à cause de sa brièveté:

Les catholiques exaltés sont en train de s'annexer M. Viennet. Après avoir vécu excommunié comme franc-maçon, il paraîtrait qu'à sa dernière heure il a abjuré la franchise et la maçonnerie pour mourir dans les bras de la religion à laquelle nous devons le cardinal Dubois et la seconde expédition romaine...

Cette habitude qu'a le clergé de venir se fourrer jusque dans la table de nuit des mourants pourrait être utilisée par les gouvernements qui, comme le nôtre, ont le plus puissant besoin d'adhésions. Je m'étonne qu'on n'ait pas encore songé à envoyer au chevet des moribonds hostiles à l'ordre de choses actuel des conseillers d'État chargés de les convertir à la vraie politique, c'est-à-dire aux joies pures du pouvoir absolu.

Quand le malade, en proie au râle suprême et déjà noyé dans les brouillards de la dernière heure, aurait écouté sans trop de résistance ces questions insidieuses:

—L'affaire du Mexique n'est-elle pas la plus grande pensée du règne?

N'est-il pas prouvé que l'idée de rester neuf années sous les drapeaux remplit d'allégresse tous les Français âgés de vingt et un ans?

Avouez en outre qu'en dehors de la famille Bonaparte il n'y a plus pour la France que honte et misère;

Le Moniteur publierait, pour le jour de l'enterrement, en tête de sa partie non officielle, cette note triomphante:

«Le fameux X..., qui après avoir donné, au coup d'État, sa démission de professeur de rhétorique au collège de Senlis, a été transporté à Lambessa aux frais de notre généreux gouvernement; le fameux X..., pressé par l'évidence, a avoué, à son lit de mort, qu'il n'avait jamais été plus libre que sous ce règne, et qu'il expirait dans les bras de la Constitution, à laquelle il jurait obéissance dans ce monde et dans l'autre.»

Appliqué aux derniers moments de l'honorable M. Viennet, ce système eût peut-être réussi, et nous ne serions pas obligés de déplorer aujourd'hui qu'il n'ait pas craint de paraître devant Dieu, sans s'être préalablement muni des sacrements de l'impérialisme.

Une page isolée dit peu de chose. Mais songez que c'est tout le temps comme cela,—tout le temps. M. Rochefort déploie, à développer l'absurde, de remarquables qualités d'ordre et de méthode et une très réelle puissance d'imagination. Il y a, dans son œuvre de pamphlétaire et de chroniqueur, des inventions bouffonnes d'une immense drôlerie.

Mais, quand on prolonge un peu sa lecture, cette vision toujours et invinciblement grotesque des choses, sans une détente, sans un répit, devient enfin presque pénible, vous secoue d'un petit rire intérieur qui fait mal aux nerfs. Il y a, dans cette gaieté mécanique, une tension féroce, la rage froide d'une éternelle déformation à la Daumier. Et l'on sent très clairement que l'âme secrète de cette raillerie n'est point, comme celle d'autres grands railleurs, l'amour du vrai, du juste ou du bien. Cette raillerie n'a qu'une mesure: c'est, à propos de tout, qu'il s'agisse d'un ridicule ou qu'il s'agisse d'une infamie, le même ricanement méthodique, prolongé par les mêmes procédés de développement. Cette raillerie jouit d'elle-même et de sa propre virtuosité. Comme elle est toujours également outrée, on la soupçonne volontiers d'indifférence au vrai et au faux, au juste et à l'injuste. Et son universalité fait tort à sa violence: partout forcenée, elle ne paraît sérieuse nulle part. Cette blague se résout en une sorte de rhétorique spéciale qui est la forme, moitié naturelle, moitié acquise, de l'esprit de M. Rochefort. En somme, il s'amuse et nous amuse, ne lui demandez rien au delà. Cet esprit est, comme on l'a dit souvent, celui d'un vaudevilliste de premier ordre, rien de moins. Mais peut-être rien de plus.

II

Prenez maintenant sa vie publique, ses opinions, son rôle. Vous pouvez voir que ce n'est pas précisément un rôle de vaudevilliste. Vers la fin de l'empire, ce fut merveille. Il combattit les petits hommes avec de petits écrits qui firent grand tapage. La convenance était parfaite de l'instrument avec la tâche. Il eut alors ce rare bonheur, et qu'il n'a guère retrouvé depuis, de faire une œuvre bonne et juste tout en obéissant à son démon intérieur, d'avoir raison en ayant de l'esprit, et le genre d'esprit dont il est capable. Il n'était alors que républicain parce qu'il suffisait d'être républicain, sans préciser, pour être de l'extrême opposition. Le 4 Septembre porte au pouvoir ce marquis démocrate, cet homme de trop de nerfs qui, parmi les acclamations de la rue, soulevé sur les flots de la foule, pâlit et se trouve mal comme sur les flots d'une mer. Dès lors, partout où sera l'émeute et l'insurrection, même la plus évidemment injuste et folle, même la plus sanglante, vous retrouverez cet insurgé délicat, qui n'aime pas l'odeur du peuple et à qui le peuple fait peur. Il est des absurdes émeutes d'octobre; il est de la Commune, jusqu'au bout. On le déporte. Échappé de Nouméa, il reprend son œuvre de destruction avec plus d'acharnement encore, je ne dis pas avec plus de sérieux. Toute puissance établie, quelle qu'elle soit, l'a pour ennemi implacable. Personne n'a jamais traité les hommes qui ont été au pouvoir avec une plus radicale, ni plus violente, ni plus aveugle injustice. Et tout mouvement de la rue, toute grève en province, même tachée de sang, est sûre de l'avoir pour elle, sans examen. Les pires instincts de la foule, je veux dire ceux qui lui font le plus de mal à elle-même, l'envie, la défiance, la haine, l'appétit de jouir à son tour, il n'a jamais manqué une occasion de les exciter, de les exaspérer, de les pousser à la curée. Toute âme un peu douce, un peu tendre, un peu soucieuse de l'équité, un peu pitoyable à ce peuple dont on n'a guère le droit d'exciter les appétits quand on n'a rien à lui donner, sera effrayée et scandalisée de l'œuvre de M. Rochefort. De toutes les pages qu'il a écrites depuis seize ans, il en est bien peu que je voudrais avoir sur la conscience.

III

C'est peut-être que je n'ai pas l'âme croyante. Mais un révolutionnaire doit l'avoir. Pour professer les opinions de M. Rochefort, il faut être bien sûr de son fait; et cette furie négatrice ne saurait guère aller, semble-t-il, sans un très grand sérieux. Quand on est à ce point convaincu de l'injustice, de l'absurdité, de la monstruosité de l'état social, on ne doit guère trouver que cela prête à rire; du moins on ne doit pas rire toujours. Car il ne s'agit pas ici de bagatelles. Les opinions que paraît avoir M. Rochefort sont de celles qui s'accordent le moins avec la gaieté des coq-à-l'âne et la plaisanterie de Duvert et Lauzanne. Je comprendrais plutôt ici l'éloquence tendue, travaillée, mais bien sincèrement haineuse, et sérieuse après tout, d'un Jules Vallès. Mais le badinage de M. Rochefort offense ma simplicité d'esprit. Chose surprenante, Nouméa même, la solitude, la souffrance, les épreuves de toutes sortes n'ont pu donner à ses haines ni à ses convictions une forme sérieuse. Il est revenu des antipodes aussi badin qu'il y était allé.

Je me dis malgré moi:—Un homme qui souffre de la grande misère du peuple et de toutes les horribles iniquités sociales et qui fait profession de ne point s'y résigner, j'ai beau faire, je ne puis me le représenter sous les espèces d'un boulevardier qui fait des mots. Les apôtres de la primitive Église pratiquaient peu le calembour, et je conçois mal Spartacus vaudevilliste. Quand un homme passe son temps à attiser les haines des souffrants, à provoquer la révolution sociale, à faire tout, sous prétexte que le monde va mal, pour qu'il aille plus mal encore, il faut qu'il soit bien persuadé de la justice de son œuvre, et cette foi ne suppose pas un très grand fond de gaieté ni surtout une humeur de plaisantin. Si cet homme écrit, j'imagine que ce sera comme M. Élisée Reclus ou le prince Kropotkine,—avec fougue, avec éloquence, avec gravité,—peut-être pas sans déclamation, mais à coup sûr sans «fumisterie». Non, décidément, il y a pour moi je ne sais quelle incompatibilité entre l'esprit de M. Rochefort et l'esprit de la cause qu'il défend. La phrase de Giboyer sur Déodat «tirant la canne et le bâton devant l'arche» et «appliquant la facétie à la défense des choses saintes», si vous supposez un moment qu'il s'agit de l'arche de la Révolution, croyez-vous que cette phrase conviendrait si mal à M. Rochefort?

Ajoutez que la vie de ce grand railleur (comme son style) paraît se moquer fortement de ses opinions. Certes je comprends que les actions des hommes ne soient pas toujours gouvernées par une logique rigoureuse, et même je ne désire pas qu'elles le soient: la variété du monde y perdrait. Je ne me fâche point que Sénèque écrive, à la cour de Néron, sur le mépris des richesses. Ce n'est là qu'un exercice littéraire qui ne tire point à conséquence. Mais ce serait, je pense, faire à M. Rochefort la plus cruelle injure que de prendre son œuvre de journaliste pour une série d'exercices littéraires, car ces exercices ont fait et feront peut-être encore couler du sang. Il faut donc bien qu'il ait la foi: s'il ne l'avait pas, il serait trop à plaindre. Mais alors il me semble qu'un certain degré d'outrance dans certaines doctrines impose absolument à celui qui les professe une vie qui ne les contredise point. Une âme simple et qui connaîtrait seulement le rôle politique de M. Rochefort se le figurerait volontiers vivant à peu près de la même façon que M. Élisée Reclus ou que le comte Tolstoï. Or je n'entre point ici dans la vie privée du joyeux pamphlétaire, et je ne me sers que de ce qui traîne dans tous les journaux: mais tout le monde sait que ce Parisien accompli est grand parieur aux courses, grand collectionneur de tableaux, et qu'il mène enfin la vie que nous voudrions tous mener. Je ne m'en indigne point et, rassurez-vous, je vous fais grâce ici d'un développement facile. Ce que j'admire, par exemple, c'est la bonté, la crédulité, la stupidité de ce peuple qui a si longtemps pris et qui prend peut-être encore M. Rochefort pour un de ses prophètes. C'est bien fait, après tout, et cette stupidité excuse presque les artistes en démagogie. Et puis, qui sait si le prolétariat n'est pas fier d'avoir un chef qui est marquis, qui possède des objets d'art et qui s'amuse? Ainsi les serfs, comme dit quelque part M. Renan, jouissaient de la puissance et de la richesse de leur seigneur et étaient heureux en lui. Rien ne change, même quand tout paraît le plus changé. Pourtant on m'assure que les électeurs même de Paris commencent à s'aviser de la contradiction qui m'occupe. Naturellement ils en sont plus choqués que moi, qui ne la considère que comme un problème moral fort intéressant. M. Rochefort disait un jour: «Je ferai descendre des faubourgs, quand je voudrai, deux cent mille hommes.» Ce n'est peut-être pas lui qui les ferait descendre aujourd'hui.

IV

Voilà donc une vie et un rôle, des opinions et un esprit passablement contradictoires. Cette contradiction, comment la résoudre? La question de la sincérité de M. Rochefort se pose forcément, on ne saurait l'éviter. La réponse qui s'offre tout d'abord, c'est que peut-être il joue la comédie, par intérêt et par plaisir. Mais je ne m'y arrêterai pas, pour deux raisons. Premièrement, je n'ose pas pousser l'indiscrétion jusque-là. M. Rochefort n'est pas de mine à se laisser demander trop directement des comptes. Il a gardé, dans la société contemporaine, quelque chose de la fière allure de ces aventuriers d'autrefois qui, vivant dans des sociétés moins munies de police et de gendarmes, payaient de beaucoup de courage le droit de faire à leur guise et de n'être point jugés tout haut. Si M. Rochefort joue la comédie, il veut bien qu'on s'en aperçoive, mais il ne souffre point qu'on le dise. Ce révolutionnaire tintamarresque a des balafres sur la peau et, je pense, quelques balles dans le corps. Ce secret irritant de sa sincérité ou de sa feintise, il le garde derrière son épée de gentilhomme.

Puis, résoudre la difficulté en affirmant sa duplicité volontaire, ce serait un peu trop simple et grossier. Il est tant de sincérités mitigées et de mensonges à demi sincères! Savons-nous nous-mêmes exactement ce que nous sommes? Les circonstances et l'habitude nous pétrissent et nous façonnent plus qu'on ne peut l'imaginer. Nous croyons toujours un peu ce que nous aurions intérêt ou plaisir à croire. Nous sommes dupes de notre rôle, dupes de ce que nous faisons pour duper les autres. Le masque que nous avons choisi finit par coller à notre peau, devient notre vrai visage. Le mensonge comme la sincérité comporte une foule de nuances. Qui n'a senti cela? Souvent, les impressions littéraires et autres qu'il m'est arrivé de traduire ici, je ne sais pas trop si je les ai écrites parce que je les éprouvais, ou si je les ai éprouvées parce que je les avais écrites...

Il se pourrait que le cas de M. Rochefort fût moins un cas moral qu'un cas littéraire; que l'intransigeance croissante de son rôle public correspondît moins au développement d'une conviction qu'à celui d'un certain tour d'esprit, et que ce développement n'eût été déterminé que par des événements extérieurs. Notez que le genre de plaisanterie qui lui est naturel implique, même quand il est inoffensif, une attitude d'insurrection, et qu'il contient en puissance, si j'ose dire, tout un infini de révolte. Cet esprit a besoin d'être dans l'opposition extrême pour trouver tout son emploi, pour jeter tout son éclat, pour valoir tout son prix, pour sortir et se déployer tout entier. Or, ce point de l'extrême opposition s'étant toujours déplacé et reculé depuis vingt ans, M. Rochefort a suivi, simplement. Il est constamment allé là où il pouvait avoir tout son esprit. Ce n'est pas lui qui a changé, mais le terrain où il lui était permis d'être tout lui-même. Il n'est pas l'homme d'une foi, mais l'homme d'un tempérament et d'une situation toujours relative et mobile. Que dis-je? il est l'homme de la Lanterne. Il est condamné à faire la Lanterne toute sa vie. Or la lanterne d'aujourd'hui ne peut plus être celle d'il y a dix-huit ans. C'est à présent le falot qui conduit dans la nuit les bandes de Germinal et où les émeutiers allument leurs torches. Qu'importe? Le lanternier n'en peut mais: il faut qu'il fasse jusqu'au bout sa tâche de lanternier. Songez donc: si on allait lui prendre sa place? S'il trouvait plus insurgé que lui? Il serait perdu d'honneur, j'entends d'honneur littéraire. Sa lanterne le mène plus qu'il ne la porte, et tout ça, c'est de la littérature.

Mais ce n'est pas nécessairement de la comédie. Il y a de grandes chances pour que M. Rochefort soit à peu près persuadé de ce qu'il écrit. Il a souffert pour sa cause; et si peut-être il n'avait pas la foi avant son exil, il a bien pu l'avoir après: on ne veut point avoir souffert pour un simple jeu d'esprit. Puis, les idées dont il s'est fait le champion violent et facétieux supposent en même temps certaines croyances et certaines haines. Peut-être n'a-t-il point les croyances dans leur plénitude; mais les haines, je pense qu'il les ressent avec une complète sincérité. Si je ne garantis point qu'il aime le peuple à la façon des apôtres mystiques de la révolution sociale, je suis sûr qu'il déteste du meilleur de son âme les représentants officiels de l'égoïsme bourgeois et de l'hypocrisie parlementaire. M. Rochefort croit pour le moins à ses négations. Et vraiment, quand je disais tout à l'heure qu'il n'y avait rien autre chose dans son fait que le développement d'un tempérament littéraire, je me trouvais affirmer, par un détour, sa sincérité. On doit être fort tenté de croire aux idées qui vous donnent le plus d'esprit. Et lorsqu'on a soutenu ces idées tous les jours pendant vingt ans, on a encore plus tôt fait d'y croire, ne fût-ce qu'aux heures où l'on écrit. Le contraire serait trop malaisé, exigerait une trop difficile surveillance de soi, un dédoublement trop laborieux. Dans le cas de M. Rochefort il est beaucoup plus simple d'avoir la foi,—sauf à l'exagérer quand on la proclame, et à l'oublier le reste du temps.

V

Quelqu'un me dit: «Quand ce serait une comédie (et ce n'en est pas une), ce pourrait être une comédie fort excusable, pour des raisons qui nous échappent. Qui donc connaît le fond des choses? Le personnage que nous jouons, par nécessité ou par goût, ce que nous livrons de nous-mêmes au public, c'est rarement nous tout entiers, et, comme dit Balzac, «nous mourons tous inconnus.» Tel qui, dans son journal, sème l'outrage et la révolte; tel qui, moitié par tempérament, moitié sous la pression des circonstances, a fait de la démagogie sa carrière, est l'homme le plus doux, le meilleur ami, le père de famille le plus tendre et le plus dévoué. Il aime, pour lui-même et pour les siens, la vie large et facile, et son humeur généreuse lui a mis sur les bras des charges de toutes sortes. Et c'est pour y suffire qu'il encourage les grèves et les émeutes et que, sur son journal lu dans les faubourgs, sa plume de fin lettré fait parfois, comme sur un tablier de boucher, des éclaboussures de sang. Le jour où il serait moins injuste et moins enragé, tout ce qui vit de lui en pâtirait. Les pires violences de son rôle public s'expliquent par ses vertus privées. C'est parce qu'il a bon cœur chez lui qu'il souffle la haine dans l'âme obscure des foules. Peut-être a-t-il des moments où il est las de ce rôle d'insulteur et d'énergumène, où il voudrait bien se reposer, où lui-même ne croit plus guère à ses haines, où l'envie le prend d'être équitable, ou simplement indifférent—comme tout le monde, d'être tout bonnement de l'opinion des honnêtes gens et des femmes aimables chez qui il fréquente. Mais l'indifférence ou l'équité, c'est le tirage de son journal qui baisse, c'est sa popularité qui décroît, c'est sa signature qui se déprécie. Or il a besoin d'argent, de beaucoup d'argent,—et non pas seulement pour lui. Il a des devoirs onéreux à remplir. Donc à la tâche! La démagogie est une galère dont il est le forçat. Il reprend sa plume, il insulte par habitude, il calomnie sans y trouver le moindre plaisir,—parce qu'il faut vivre. Horrible métier, bien digne de compassion! Mais aussi comment voulez-vous que ceux qui l'exercent ne finissent pas par s'y laisser prendre? Si peut-être ils ont quelquefois des doutes et soupçonnent le mal qu'ils font, cette impression doit passer vite; les extrêmes conséquences des paroles mauvaises qu'ils écrivent sont si lointaines et si aléatoires! Et ce qui les rassure encore plus, c'est que justement ils font cela comme un métier, et qui n'est pas toujours divertissant: comment ce qui est parfois si ennuyeux pourrait-il être coupable? Ils font du journalisme démagogique avec la sécurité de conscience d'un employé qui va tous les jours à son ministère.

Mais je ne prétends pas que toutes ces réflexions se puissent appliquer à M. Rochefort.

VI

Quel que soit d'ailleurs le degré de sa sincérité, j'imagine que (sauf les heures inévitables de lassitude et de dégoût) il doit plutôt éprouver de singuliers plaisirs à soutenir son personnage. Et ces plaisirs doivent être d'une espèce assez rare et délicate pour qu'il soit fort éloigné d'y renoncer jamais.

Je ne sais si ce qu'on m'a dit est vrai, que M. Rochefort est au fond très fier de sa noblesse, et de remonter à Louis le Gros, et qu'un jour, comme on lui rappelait que sa famille avait été alliée aux Talleyrand, il laissa entendre que tout l'honneur était pour eux. S'il en est ainsi, il ne pouvait mieux faire que de quitter son titre: c'était le meilleur moyen pour qu'on l'en fît continuellement souvenir. On le lui rappelle tous les jours, et l'on croit être très malin; mais il en est ravi, et jamais marquis n'a tant joui de son marquisat.

Il jouit aussi de son esprit, et plus que personne. Nous lui reprochions tout à l'heure, assez ingénument, de n'être jamais grave en exprimant des opinions qui supposent pourtant beaucoup de sérieux. Mais voudriez-vous que ce gentilhomme fût révolutionnaire à la façon d'un pilier de club, d'un ouvrier mécanicien grisé de mauvaises brochures socialistes? Vous pensez bien qu'il n'y a dans son cas ni naïveté ni mysticisme. Il n'est point révolté comme ce pauvre diable d'Étienne Lantier dans Germinal, mais plutôt à la manière des seigneurs-bandits qui se soulevaient jadis contre le pouvoir royal, par orgueil, par humeur mutine et batailleuse. Au reste il n'a point de doctrine. A-t-il jamais dit expressément qu'il fût socialiste, communiste, collectiviste ou autre chose? Dès lors tombent quelques-unes des accusations dont on pourrait le charger. Il s'adresse moins aux appétits des malheureux qu'à leurs instincts de révolte, et cela par goût naturel. Mais il ne les trompe pas, il ne leur promet rien. Il agite pour agiter. Il sait qu'il n'a rien à mettre à la place de ce qu'il veut renverser, et il s'en moque bien! Il voit très clairement la niaiserie ou la méchanceté de quelques-uns de ses collaborateurs en révolution; mais il jouit de son encanaillement, de son déclassement intellectuel et moral, qui du reste a fait presque toute sa renommée. Il a la joie de sentir qu'il domine, qu'il dirige, qu'il a dans sa main des milliers de misérables qui croient en lui et qui pourtant lui sont aussi étrangers que possible et qu'il n'aime pas. La profondeur de leur crédulité doit lui paraître d'un comique inépuisable et quelque peu effrayant. Il jouit de ce qui nous scandalise, du paradoxe de sa double vie. Il jouit de cette volontaire perversion de sentiments qui lui fait, comme on a dit, outrager ce qu'au fond il estime et exalter ce qu'il méprise. Ou bien peut-être jouit-il de mépriser ceux avec qui il combat tout en haïssant ceux qu'il attaque. Tout cela fait quelque chose d'un tant soit peu méphistophélique.—Mais, pour ne rien omettre, je me figure qu'il y a encore autre chose chez M. Rochefort, un sentiment ou un instinct plus sérieux. Il se dit apparemment qu'étant toujours, sans examen, sans nul souci de l'équité, l'ennemi des puissances établies, il a des chances d'avoir raison une fois sur deux. C'est une belle proportion: qui donc est sûr d'avoir raison plus souvent que cela? Puis il songe que, si dans un ou plusieurs siècles, la forme actuelle de la société se trouve radicalement changée, à cette distance tous les révoltés d'aujourd'hui, pêle-mêle, passeront pour des précurseurs et sembleront avoir travaillé pour l'avènement de la justice... Décidément le rôle de révolutionnaire artiste comporte des plaisirs si distingués qu'on est presque excusable d'y sacrifier un peu de sa conscience.

Je crains, en finissant, d'avoir encore embrouillé par trop d'explications ce que j'espérais éclaircir. Mais, si ces explications vous semblent contradictoires, vous êtes libre de choisir entre elles. Ou bien, si vous êtes philosophe, vous les prendrez toutes à la fois, précisément parce qu'elles sont contradictoires. Enfin, si cela vous va mieux, vous pourrez dire qu'il n'y avait rien à expliquer. M. Rochefort est peut-être beaucoup plus simple que je ne l'ai vu, soit en bien, soit en mal. Ce qui trompe, ce qui fait qu'on lui prête des complications de pensée et de caractère, c'est la bizarrerie de sa silhouette et le pittoresque de sa destinée. Mais au fond, rien de plus uni, de plus cohérent que l'âme d'un sectaire ou d'un forban. M. Rochefort a, je crois, l'une de ces deux âmes avec l'esprit d'un boulevardier. Voilà tout.[Retour à la Table des Matières]

JEAN RICHEPIN[69]

Tel littérateur est un orfèvre, tel autre est un peintre, tel autre un musicien, tel autre un ébéniste ou un parfumeur. Il y a des écrivains qui sont des prêtres; il y en a qui sont des filles. J'en sais qui sont des princes, et j'en sais beaucoup plus qui sont des épiciers. M. Jean Richepin est un écuyer de cirque, ou plutôt un beau saltimbanque—non pas un de ces pauvres merlifiches, hâves, décharnés, lamentables sous leurs paillons dédorés, les épaules étroites, les omoplates perçant le maillot de coton rosâtre étoilé de reprises,—mais un vrai roi de Bohême, le torse large, les lèvres rouges, la peau ambrée, les yeux de vieil or, les lourds cheveux noirs cerclés d'or, costumé d'or et de velours, fier, cambré, les biceps roulants, jonglant d'un air inspiré avec des poignards et des boules de métal; poignards en fer-blanc et boules creuses, mais qui luisent et qui sonnent.

I

La carrière littéraire de M. Jean Richepin a été jusqu'ici des plus bruyantes et des plus singulières. Élève de l'École normale, fort en grec, fort en vers latins, fort en thème, fort en tout, à peu près aussi muni de diplômes qu'il se puisse, ce nourrisson de l'Université débute par un livre de vers où il célèbre les mendiants, les escarpes et les souteneurs, et où «les bornes de l'austère pudeur» sont passées à fond de train. Sur quoi, le chantre des gueux fut condamné par la justice de son pays à trente jours de prison, ce qui était parfaitement stupide, car les vers étaient de main d'ouvrier, hardis et drus, mais non pas obscènes. Et, depuis, on en a laissé passer bien d'autres.—Puis, comme le genre macabre paraît toujours aux esprits jeunes le comble de l'originalité, M. Jean Richepin donne les Morts bizarres—bizarres, en effet, et dont plusieurs semblent les inventions d'un Edgard Poe fumiste. Mais sa plus grande joie, c'est d'être un mâle et de le montrer. Ses Caresses sont assurément, de tous les poèmes qu'on ait écrits, ceux où les reins jouent le rôle le plus considérable.—Puis il tente le théâtre, et ce mâle nous montre une femelle, la Glu, une goule qui mange un pêcheur breton. La pièce ne réussit qu'à demi; il n'en restera qu'une admirable chanson: Y avait un' fois un pauv' gas... Le poète, furieux et de plus en plus fier de sa virilité, traite les critiques de chapons dans un apologue oriental.—Puis le roi de Bohême épanche sa fantaisie naïve et fougueuse dans un drame qui est un conte des Mille et une Nuits: Nana-Sahib. Il a la joie suprême de monter en personne sur les planches et d'y rugir lui-même le rôle du tigre du Bengale. Cependant ses muscles inoccupés le gênent. Un besoin d'assommer et de faire du bruit le tourmente. Et le voilà qui «tombe» Dieu et les dieux dans des vers d'un athéisme carnavalesque et forain. Jamais on n'avait blasphémé si longtemps d'une haleine. Il découvre, chemin faisant, que les Aryas sont des pleutres, qu'il n'y a que les Touraniens, et qu'il est, lui, Touranien.—Soudain, après une aventure qu'on n'a pas oubliée, il disparaît. Les uns prétendent qu'il s'est retiré chez les trappistes de Staouéli; d'autres, qu'il s'est éperdument enfoncé dans le Sahara. Point: il s'était embarqué comme matelot sur un bateau de pêche. Il en rapporte quelques milliers de rimes sur la mer, qui est, elle aussi, une indépendante, une révoltée, une gueuse, une manière de Touranienne. Entre temps, il nous avait conté l'histoire de Miarka, la fille à l'ourse, où il se peignait lui-même sous le nom de Hohaul, roi des Romanis. Au reste, il nous dit dans les Blasphèmes à quoi il se reconnaît Touranien:

Ils allaient, éternels coureurs toujours en fuite,
Insoucieux des morts, ne sachant pas les dieux,
Et massacraient gaîment, pour les manger ensuite,
Leurs enfants mal venus et leurs parents trop vieux...

Oui, ce sont mes aïeux, à moi. Car j'ai beau vivre
En France; je ne suis ni Latin ni Gaulois.
J'ai les os fins, la peau jaune, des yeux de cuivre,
Un torse d'écuyer et le mépris des lois.

Oui, je suis leur bâtard! Leur sang bout dans mes veines,
Leur sang qui m'a donné cet esprit mécréant,
Cet amour du grand air et des courses lointaines,
L'horreur de l'Idéal et la soif du Néant.

J'aime, pour ma part, ces exubérances, cet orgueil, ces effets de muscles, cette outrance, cette manie de révolte. Je voudrais pouvoir dire que M. Richepin est, en poésie, un superbe animal, un étalon de prix, de croupe un peu massive. C'est plaisir d'assister à ses ébats et à ses pétarades.

Mais (et c'est ce qui, suivant les goûts, nous gâte M. Richepin ou nous le rend plus curieux à considérer) cet étalon a fait d'excellentes humanités. C'est un rhétoricien révolté contre les lois et la morale et contre la modestie du goût classique, mais classique lui-même, et jusqu'aux moelles, dans son insurrection. Ce Touranien possède tous les bons auteurs aryas. C'est le sein de l'Alma mater qu'il a tété, ce prince des «merligodgiers», et il est tout gonflé de son lait. Il n'y a guère d'écrivain dans ce siècle chez qui abondent à ce point les réminiscences ou même les imitations de la littérature classique, grecque, latine et française. Vous trouverez dans la Chanson des Gueux, parmi les tableaux crapuleux, au milieu des couplets d'infâme argot où les rimes sonnent comme des hoquets d'ivrognes, de petites pièces qui fleurent l'anthologie grecque. Un mot du divin Platon, cité en grec, revient dans le refrain d'une chanson philosophique qui explique que «nous sommes des animaux» et que la suprême sagesse est de vivre comme un porc. Sept épigraphes grecques précèdent les alexandrins où le poète célèbre la vieillesse honorée d'un Nestor casqué de soie. Dans les Blasphèmes, vous rencontrerez des souvenirs directs de Lucrèce, de Pline l'Ancien et de Juvénal (je ne parle pas des réminiscences de Musset et de Hugo), et dans la Mer, des morceaux de poésie didactique et descriptive qui vous feront songer, selon votre humeur, soit au Virgile des Géorgiques, soit à l'abbé Delille. Décidément il reste sensible que Hohaul, fils de Braguli et petit-fils de Rivno, a passé par l'École normale. Surtout M. Jean Richepin reste tout imprégné de Villon, de Marot, de Rabelais, de Régnier. Il reprend beaucoup de leurs vocables oubliés. Il y ajoute des mots populaires ou des mots spéciaux empruntés à la langue des divers métiers. Il se compose ainsi un immense vocabulaire, fortement bariolé et médiocrement homogène. S'il vous faut un exemple, relisez, je vous prie, la première page de Miarka:

... C'est qu'il faut profiter vite des belles journées au pays de Thiérache... Un coup de vent soufflant du Nord, une tournasse de pluie arrivant des Ardennes, et les buriots de blé ont bientôt fait de verser, la paille en l'air fit le grain pourri dans la glèbe. Aussi, quand le ciel bleu permet de rentrer la moisson bien sèche, tout le monde quitte la ferme et s'égaille à la besogne. Les vieux, les jeunes, jusqu'aux infirmes et aux bancroches, tout le monde s'y met et personne n'est de trop. Il y a de la peine à prendre et des services à rendre pour quiconque est à peu près valide. Tandis que les hommes et les commères ahannent au rude labeur, les petits et les marmiteux sont utiles pour les œuvres d'aide, étirer les liens des gerbes, râteler les javelles éparses, ramoyer les pannes cassées par la corne des fourches ou simplement émoucher les chevaux, dont le ventre frissonne et saigne à la piqûre des taons et dont l'œil est cerclé de bestioles vrombissantes.

Assurément ce style est savoureux, mais trop chargé, trop savant et, peu s'en faut, pédant. M. Richepin croit mieux peindre en n'employant que des mots aussi familiers et particuliers que possible. Mais ces mots, il semble qu'il les cherche et les accumule avec trop de peine à la fois et de satisfaction; et l'impression directe des choses s'évanouit dans ce labeur de grammairien. Puis, ces mots qui nous tirent l'œil nous empêchent de voir le tableau. Ce ne sont ni les vocables curieux ni les expressions outrées qui donnent la sensation des objets: c'est, le plus souvent, un certain arrangement de mots fort simples et très connus. M. Richepin est un peu la dupe des mots: il les aime trop en eux-mêmes, pour leur figure de gueux ou de «hurlubiers». En général, son style, remarquez-le, est amusant plutôt que proprement pittoresque. Ce bohémien fougueux a de petits divertissements grammaticaux de mandarin très lettré. C'en est un que d'avoir écrit tant de pièces en argot dans la Chanson des Gueux. Notez que la plupart des poètes parnassiens (à plus forte raison les bons «symbolistes») considèrent M. Richepin comme un retardataire, et tantôt comme le dernier des romantiques, tantôt comme un lointain disciple de Boileau. «Ce n'est, disent-ils, qu'un normalien exaspéré.» Ils ne sauraient peut-être pas dire pourquoi; mais ils le sentent.

Et alors voici ce qui arrive. M. Richepin a beau être un insurgé, avoir la passion des gros mots et des plus abominables crudités de pensée et de style, la perfection de sa rhétorique nous met en défiance. Nous sommes tentés de croire qu'un si savant homme, si profondément imbu des meilleures traditions littéraires, n'est pas un Touranien bien authentique; que la glorification, dans toute son œuvre, des gueux et des irréguliers en tout genre n'est peut-être bien qu'un jeu d'esprit. Et, en effet, ses ouvrages ont souvent, je ne sais comment, un air d'insincérité. Si l'on n'était forcément renseigné, par les journaux ou autrement, sur la personne et sur la vie de M. Richepin, il y a fort à parier qu'on dirait tout d'abord, en lisant ses livres:—Hum! tant de goût pour la gueuserie, tant de férocité dans l'irrévérence, cela n'est pas naturel. C'est amusant, très amusant; mais je ne frémis point du tout et ne suis point ému un seul instant, pas même d'horreur. Je suis sûr que l'auteur de ces livres truculents et magnifiquement cyniques ou blasphématoires est quelque bourgeois bien régulier, bien placide, bon père et bon époux, et Arya comme vous et moi.—Eh bien! on se tromperait sans doute un peu; car, si vous lisez M. Richepin sans parti pris, vous sentirez certainement, à l'origine de toutes ses inspirations, un très sincère et violent instinct de libre vie animale et de révolte contre tout, qui a sa grandeur; mais le malheur est que la rhétorique s'en mêle ensuite, et, très visiblement, le goût de la virtuosité pour elle-même, et aussi le désir puéril d'épouvanter les philistins. Il serait peut-être intéressant de démêler, dans les principales œuvres de M. Richepin, la part d'inspiration franche et la part d'artifice littéraire, ce qui appartient au Touranien contempteur des dieux et des lois et ce qui appartient à l'Arya enfileur de mots.

III

Ce qu'il y a d'inspiration sincère dans la Chanson des Gueux, le poète nous le dit lui-même dans sa préface:

«J'aime mes héros, mes pauvres gueux lamentables, et lamentables à tous les points de vue; car ce n'est pas seulement leur costume, c'est aussi leur conscience qui est en loques. Je les aime, non à cause de cela, mais parce que j'ai arrêté mes regards sur leur misère, fourré mes doigts dans leurs plaies, essuyé leurs pleurs sur leurs barbes sales, mangé de leur pain amer, bu de leur vin qui soûle, et que j'ai, sinon excusé, du moins expliqué leur manière étrange de résoudre le problème du combat de la vie, leur existence de raccroc sur les marges de la société et aussi leur besoin d'oubli, d'ivresse, de joie, et ces oublis de tout, ces ivresses épouvantables, cette joie que nous trouvons grossière, crapuleuse, et qui est la joie pourtant, la belle joie au rire épanoui, aux yeux trempés, au cœur ouvert, la joie jeune et humaine, comme le soleil est toujours le soleil, même sur les flaques de boue, même sur les caillots de sang.

«Et j'aime encore ce je ne sais quoi qui les rend beaux, nobles, cet instinct de bête sauvage qui les jette dans l'aventure, mauvaise ou sinistre, soit! mais avec une indépendance farouche. Oh! la merveilleuse fable de la Fontaine sur le loup et le chien! Souvenez-vous en, etc.»

Le ton même de cette déclaration nous montre que la Chanson des Gueux (et j'en suis bien aise) n'est point une œuvre de pitié humanitaire et révolutionnaire, à la façon des Misérables, si vous voulez. Comme il peint la plupart de ses gueux parfaitement ignobles, nous avons peu envie de nous attendrir sur eux. Et l'auteur lui-même ne perd pas son temps à s'attendrir; ou, quand il le fait, cela sonne un peu faux. Voyez Larmes d'Arsouille, cette élégie puante et qui déshonore la mélancolie. Et quand M. Richepin, nous ayant raconté la naissance d'un gueux dans un fossé, par la neige, nous jure, «le front découvert, que l'autre (entendez Jésus) n'a pas tant souffert», nous trouvons drôle son grand geste après qu'il s'est si visiblement amusé à nous décrire en rimes triples, avec des mots furibonds, un accouchement pittoresque.

Mais, s'il ne faut lui demander ni émotion ni pitié, il peint merveilleusement ses loqueteux et les fait très bien parler.

Il y a ainsi toute une partie de la Chanson des Gueux où nous entrons sans effort et même avec un singulier plaisir, tout simplement à cause de l'instinct de rébellion qui est en nous, tout au fond—depuis le péché originel, dirait un théologien. Nous sommes tout garrottés de lois, de convenances, de préjugés: la vision d'hommes qui persistent à vivre dans la société comme des fauves dans une forêt nous cause un étonnement où se glisse une vague envie. La basse crapule même a une saveur de révolte; c'est le retour à la vie animale, chez des êtres qui l'avaient dépassée: cette vie n'est donc plus innocente et sans signification comme chez les bêtes; il s'y mêle la joie d'une perversité et d'une protestation contre l'ordre prétendu de l'univers. Ajoutez que, considérée par l'extérieur et avec l'œil d'un peintre, la vie des gueux a beaucoup de relief et de couleur, soit parce qu'elle est l'exception et qu'elle fait contraste avec la vie de la société régulière, soit parce que, tout y étant libre et dégagé de conventions, tout y est par là même plus expressif. Remarquez d'ailleurs que ce qui est surtout pittoresque, c'est la vie d'en haut, et celle d'en bas, la vie conçue comme une vision de Véronèse ou comme une vision de Callot.

La forte culture classique de M. Richepin a pu contribuer elle-même à développer sa passion de la vie irrégulière et insurgée. Il se trouve que quelques-uns des pères de notre littérature ont été, au XVe siècle, au XVIe et au XVIIe encore, des bohèmes accomplis. «Escroc, truand, m..., génie!» dit M. Richepin à Villon; et Villon, j'en ai peur, pourrait répondre: «Monsieur sait tous mes noms.» Bohème, Rabelais, si l'on en croit sa légende; bohème, Régnier: on sait comment il vécut et où fréquentait sa muse. Sous Louis XIII et même sous Louis XIV, les antres sacrés du Parnasse français sont des cabarets pareils à celui où Gautier conduit Jacquemin Lampourde, où se drapent des «gueux» superbes qui s'appellent Théophile de Viaud, Cyrano de Bergerac et Saint-Amand. M. Jean Richepin continue dans notre siècle la tradition de ces réfractaires. Et, très évidemment, il n'a pas eu à s'efforcer pour cela, son génie naturel tenant beaucoup d'eux, notamment de François Villon et de Mathurin Régnier.

C'est pourquoi vous trouverez une sincérité, une spontanéité très suffisantes dans la plus grande partie de la Chanson des Gueux. Les «gueux des champs» disent d'admirables chansons. L' «odyssée d'un vagabond» a de la grandeur et de la grâce parmi sa brutalité. Le poète mêle la bonne nature à la vie de ses gueux, qui prennent ainsi des airs de faunes autant que de «mendigots».

Pour les «gueux de Paris», il faut distinguer. Après nous avoir très brillamment décrit une cour de ferme, M. Richepin nous montre une bande d'oiseaux voyageurs passant très haut sur la tête des poules, des canards et des dindons. Ces volailles sont les bourgeois; ces oiseaux de passage sont les gueux. Les volailles s'émeuvent, et le poète les interpelle:

Qu'est-ce que vous avez, bourgeois? Soyez donc calmes!...

Regardez-les passer! Eux, ce sont les sauvages.
Ils vont, où le désir le veut, par-dessus monts
Et bois et mers et vents, et loin des esclavages.
L'air qu'ils boivent ferait éclater vos poumons...

Car ils sont avant tout les fils de la Chimère,
Des assoiffés d'azur, des poètes, des fous!...

Ils sont maigres, meurtris, las, harassés: qu'importe!
Là-haut chante pour eux un mystère profond.

Quand M. Richepin nous présente des gueux qui répondent à peu près à cette définition, de bons gueux, de bons bohèmes de lettres, cela va bien; nous pouvons nous intéresser à leurs «joies», à leurs «tristesses» et à leurs «gloires». Mais les «arsouilles» et les «benoîts» sont-ils aussi des assoiffés d'azur et des fils de la Chimère? «Un mystère profond chante-t-il» pour eux, là-haut? Nous avons sur ce point les doutes les plus sérieux. Que M. Richepin les croque çà et là, passe! puisqu'ils sont pittoresques, après tout. Mais voici où commence l'artifice pur, l'exercice de rhétorique—insurgée si vous voulez, mais de rhétorique. Le poète affecte d'entrer dans leur peau, qui est une sale peau, et parle leur argot, qui est une langue infâme, dont les mots puent et grimacent, dont les syllabes ont des traînements gras et font des bruits de gargouille. La Marseillaise des Benoîts, Dab, Dos, Doche, et combien d'autres! sont comme des pièces de vers latins faites avec le Gradus de la Boule-Noire ou du Père Lunette, le Gradus ad guillotinam. C'est amusant encore; mais tout de même il y en a trop; et à chaque édition le poète en ajoute. Cette complaisance et cet attardement dans de telles amusettes littéraires sont d'un virtuose un peu puéril.

Ce virtuose va s'étaler de plus en plus dans l'œuvre de M. Richepin. Ce sera le virtuose du rut, de l'athéisme nu, du matérialisme cru, et ce prestigieux versificateur sera de plus en plus comme ce personnage de Rabagas qui, s'il connaissait un mot plus cochon que «cochon», l'emploierait avec allégresse. M. Richepin cherchera souvent ce mot-là.

Dans les Caresses, on ne saurait douter de la sincérité de l'inspiration initiale. Il paraît hors de doute que M. Richepin a le tempérament fougueux et les reins exigeants, et qu'il est peu enclin à l'idéalisme ou aux rêveries sous la lune. Plusieurs des pièces de ce recueil sont d'une belle, ardente et magnifique sensualité. Mais tout de suite on s'aperçoit qu'il y a dans cette sensualité une affectation, un air de défi aux bourgeois.

L'amour que je sens, l'amour qui me cuit,
Ce n'est pas l'amour chaste et platonique,
Sorbet à la neige avec un biscuit;
C'est l'amour de chair, c'est un plat tonique.

Et ailleurs:

Notre bonheur n'est point le fade cataplasme;
C'est le vésicatoire aigu qui donne un spasme...

Vos amours, ô bourgeois, sont des fromages mous;
Le nôtre, un océan d'alcool plein de remous.

Voilà le ton; et il n'est que trop soutenu. Sauf quelques fantaisies à la Henri Heine, mais de plus de bizarrerie ou de vigueur que de grâce, ce ne sont que hennissements. Il nous fatigue à la longue, cet étalon! Sans compter qu'il nous humilie... Ou plutôt non: c'est nous, les bourgeois, qui le plaignons. La pièce qui résume le livre est intitulée le Goinfre. Horreur! Et voici comment le poète nous peint son amour:

C'est un goinfre attablé qui, plus que de raison,
Enivré de vin pur, gavé de venaison,
Ôte le ceinturon qui lui serre la taille,
Et, sans peur d'avoir mal au ventre, fait ripaille.
Il ne sait si demain sera jour de gala
Et veut manger de tout pendant que tout est là...

Et l'allégorie se développe avec une brutalité croissante. Eh quoi! c'est cela pour lui, l'amour! Pauvre garçon! Cette poésie est tout ce qu'il y a de plus propre à nous faire adorer les sonnets de Pétrarque ou les Vaines tendresses. Mais voulez-vous connaître le châtiment? Quand le festin est fini, M. Richepin se croit obligé d'être triste. Or, nous ne saurions dire à quel point cela nous est égal. D'ailleurs il ne sait pas être triste. Il l'est avec des mots trop brutaux ou trop voyants. Les «sombres plaisirs d'un cœur mélancolique» lui sont interdits. Au moment où nous allions peut-être le croire et nous attendrir, la grossièreté inévitable (qu'il prend pour franchise) des mots et des images fait évanouir l'élégie commencée et nous renfonce notre émotion dans la gorge. Oh! l'affreux poète qui, pour nous parler de la divine illusion d'amour, nous dit qu'il «a pris son fromage pour la lune» et dont le dernier mot est qu'il sera comme ces buveurs qui «restent soûls de la veille». Et pourtant il y a des choses exquises dans ces Caresses, et qui sont d'un grand poète: la Voix des choses; Dans les fleurs; Berceuse; le Bon souvenir... Quel dommage qu'il ne s'affranchisse pas plus souvent de sa rhétorique truculente et pseudo-villonesque!

Elle triomphe horrifiquement dans les Blasphèmes. Là, il me semble bien qu'on ne retrouve même pas l'ombre d'un sentiment sincère, si ce n'est le besoin même d'étonner et de scandaliser, et un puéril instinct de révolte—pour rien, pour le plaisir. Je ne sais pas d'œuvre plus bizarre, plus fausse ni plus froide. Quelle singulière idée, de venir nous faire, à l'heure qu'il est, un poème athée en six ou sept mille vers! Je comprends le De natura rerum, ce cri de délivrance, cette protestation enflammée contre d'universelles superstitions, cette première épiphanie de la science naissante. Mais ces Blasphèmes, à qui s'adressent-ils? À quoi riment-ils? Sommes-nous si infectés d'esprit religieux? Il est bon, là, ce rhéteur mal embouché qui prétend affranchir nos intelligences!

Comment n'a-t-il pas senti ce qu'il y a dans ses négations de grossier, de rudimentaire, d'enfantin, d'attardé, de dépassé par l'esprit moderne? Pas de Dieu, pas de loi morale, pas même de lois physiques: ce qu'on appelle ainsi, ce sont les habitudes des choses (ce qui revient d'ailleurs au même): tout est gouverné par le hasard; la Raison même, la Nature et le Progrès sont des idoles qu'il faut renverser comme les autres. Conclusion: Mangeons, buvons et ne pensons à rien. Il nous développe cela avec une allégresse et une fierté sans pareilles. Il n'y a pas de quoi! Voilà-t-il pas de belles découvertes! Se figure-t-il avoir expliqué tout en supprimant tout? Les abominables suppressions! De quels sentiments exquis ce poète nous dépouille! Plus de foi, plus d'espérance, plus de charité, plus de vertu, plus de rêve, plus d'illusions, plus de chimères. Et si, comme Banville, «je n'ai souci que des chimères»? Quel triste monde M. Richepin nous fait! Je ne parle ici au nom d'aucune morale ni d'aucune religion; je ne m'occupe pas de la vérité: je ne m'occupe que de la beauté de la vie. Les négations de M. Richepin sont plus ineptes que toutes les affirmations. Je suis honteux de voir un poète lyrique penser comme un antidéiste des Batignolles. Eh! qui donc ne croit pas en Dieu? Il y a tant de façons d'y croire! Si on n'y croit pas comme le charbonnier, on y croit comme Kant; si on n'y croit pas comme Kant, on y croit comme M. Renan, ou même comme Darwin ou comme Herbert Spencer. Ne pas croire en Dieu, c'est nier le mystère de la vie et de l'univers et le mystère des instincts impérieux qui nous font placer le but de la vie en dehors de nous-mêmes et plus haut; c'est nier le plaisir que nous fait cette chose insensée qui est la vertu; c'est nier le frisson qui nous prend devant «le silence éternel des espaces infinis» ou le gonflement du cœur par les soirs d'automne, et la langueur des désirs indéterminés; c'est déclarer que tout dans notre destinée et dans les choses est clair comme eau de roche et qu'il n'y a rien, mais rien du tout, à expliquer. Or, c'est cela qui est stupide.

Mais, Dieu me pardonne! j'allais m'indigner. J'oubliais que les Blasphèmes ne sont qu'un jeu de rimeur. Il était impossible de traiter avec moins de sérieux un sujet plus grave. Presque à chaque page, quand on est tout près de croire le poète emporté par un sentiment vrai, un mot malpropre vous éclabousse, ou une facétie lubrique, qui vous avertit que le poète s'amuse. Il nous dit en parlant des dieux:

Et je vais leur souffler au c... pour me distraire.

Les étoiles disent à l'homme:

Parce que de mots creux et d'orgueil tu t'empiffres,
Tu penses blasphémer en rotant contre nous.

Et c'est tout le temps comme cela. Il traite à chaque instant la Nature de catin, et de pis encore, et il développe en images ignobles le contenu de ces mots. Et il ne s'aperçoit pas, lui, le pourfendeur des dieux, que, tandis qu'il symbolise aussi malproprement la Nature et lui adresse des discours, il obéit à l'éternel instinct qui a créé les dieux. Ces dieux auxquels il ne croit pas, il les injurie continuellement, par une convention de rhétorique vraiment un peu trop prolongée. C'est beaucoup converser avec un pur néant. Cinquante ou soixante fois il leur crie: «Attendez un peu, misérables! coquins! Je m'en vais vous manger le nez et vous crever le ventre!» Et il tend ses muscles, et il offre aux dieux le caleçon. C'est l'Arpin de l'athéisme.

On ne peut s'empêcher de sourire, après cela, des grands airs qu'il prend dans sa préface. «Je doute que beaucoup de gens aient le courage de suivre, anneau par anneau, la chaîne logique de ces poèmes, pour arriver aux implacables conclusions qui en sont la fin nécessaire.» Et dans l'impayable post-scriptum à Bouchor, où il pardonne noblement à son ami d'avoir repris subrepticement goût au mauvais vin de l'idéal, des illusions spiritualistes, de la foi en l'éternelle justice: «Je ne chercherai désormais qu'en moi-même mes templa serena. Je m'envelopperai de plus en plus dans l'orgueilleuse solitude de ma pensée.» Oh là là! si j'ose m'exprimer ainsi. M. Richepin énumère, dans cette supercoquentieuse préface, toutes les catégories d'imbéciles que choquera son poème. Je voudrais, après l'avoir lu, être rangé dans toutes ces catégories à la fois.

Cela ne m'empêche pas d'admirer fort les Blasphèmes. Ce livre absurde est supérieurement amusant, sauf vers la fin. Et la Chanson du sang, cette «légende des siècles» en raccourci, où chaque globule de son sang, légué au poète par ses ancêtres, chante sa chanson dans ses veines, est bien près d'être un chef-d'œuvre.

Il y a beaucoup plus de sincérité dans la Mer. Il me semble que c'est, avec la Chanson des Gueux, le meilleur livre de M. Richepin. Les marins, ces gueux de la mer, y sont glorifiés par quelqu'un qui les a vus de près et qui les aime; et nous avons moins de peine à les aimer que les «gueux de Paris» ou même les «gueux des champs». Les Trois matelots de Groix et le Serment sont de beaux poèmes, égaux pour le moins aux Pauvres gens, et où il entre plus d'humanité que M. Richepin n'en met d'ordinaire dans ses rimes. Les Matelotes sont aussi franches et aussi belles que si elles n'étaient pas l'œuvre d'un lettré. On ne saurait reprocher aux Marines que des contours trop arrêtés quelquefois, avec l'outrance superflue et l'inutile truculence habituelle au poète. Je goûte l'effort des poèmes cosmogoniques de la fin: le Sel, la Gloire de l'eau, la Mort de la mer. Qu'y manque-t-il? Je ne sais quoi, un rien. On y voudrait plus de simplicité. On sent trop que, dans la pensée même de l'auteur, ce sont surtout des «morceaux» difficiles, des tours de force de poésie lyrico-scientifique. Ces poèmes ont aussi le tort de faire songer à M. Camille Flammarion autant qu'à Lucrèce. Avec cela je ne sais aucun poète capable, à l'heure où nous sommes, de pareilles poussées de vers alexandrins et autres.

Mais que de rhétorique encore, et qui n'est qu'amusante! (Notez que cela est quelque chose et qu'en tout ceci, tandis que je parais condamner et juger, je ne fais que constater et définir.) Les Litanies de la mer, où le poète parvient à appliquer à la mer toutes les invocations des litanies de la sainte Vierge, n'est qu'un jeu byzantin, une surprenante «réussite» lyrique, une «patience» qui finit par mettre la nôtre à une rude épreuve. L'ode sur les Algues, qui s'ouvre de façon grandiose et somptueuse, finit, si je puis dire, en queue oratoire, par la figure que les professeurs nomment prétérition. «Comment dire tout cela, ô poète? s'écrie M. Richepin, et d'ailleurs à quoi bon?»

Rentre sous les communs niveaux,
Lamentable Orphée en délire
Qui veut toucher la grande lyre
Et pour auditeurs dois élire,
En place de tigres, des veaux.

Patatras! C'est la chute d'Icare. Et quelle idée biscornue de nous raconter, dans le rythme sautillant de Remy-Belleau chantant Avril, l'origine de la vie aux profondeurs de la mer:

C'est en elle, dans ses flots,
Qu'est éclos
L'amour commençant son ère
Par l'obscur protoplasma
Qui forma
La cellule et la monère.

Cela pourrait se danser; c'est bien étrange.

Et le cynisme, la passion de l'ordure dans les mots et dans les images ne paraît point diminuer, il s'en faut. Ce n'est point ma pudeur qui est ici blessée. Lucrèce, quand il nous peint Vénus renversée dans les bras de Vulcain, ne me blesse aucunement. Un grand nombre des phénomènes de la nature semblent appeler la comparaison avec l'acte par lequel se perpétue la race humaine; je ne sais guère de plus beaux vers que ceux où Virgile symbolise le Printemps par l'accouplement de Jupiter et de la Terre, et certes les traits du tableau ne sont point timides. Mais il y a autre chose chez M. Jean Richepin. La préoccupation des gestes et des attitudes de l'amour physique est chez lui une véritable obsession. Tout, dans l'univers, prend à ses yeux des aspects priapiques. La mer tout entière et chacune de ses vagues, la nuit et chacune des nuées du ciel, autant de prostituées qu'il nous montre à l'œuvre. Sa religion est le panchœrisme et le panphallisme. Cela rappelle la manie de Bouvard et Pécuchet qui, étudiant certains cultes hardis de l'antiquité, voient, partout des symboles obscènes, et jusque dans les brancards des charrettes normandes. Passe si ces images, encore que trop multipliées, n'étaient, chez M. Richepin, que voluptueuses; mais, tandis qu'il les détaille, elles deviennent toujours et invinciblement grossières, viles, choquantes même aux yeux les plus païens du monde. La Nature, la Mer et la Nuit ne sont plus des déesses, mais des Macettes, des «gueuses» encore, dont il nous décrit l'anatomie de vieilles et l'abominable pantomime. L'univers tout entier lui apparaît, non pas même comme un musée secret, mais comme une maison Tellier. C'est un cas de jaunisse lyrique—et touranienne, l'indécence étant pour lui une des formes nécessaires du touranisme. Ce poète voit obscène. Je ne dirai pas où et dans quoi le cœur lui est descendu.

IV

Ce sont là de mauvaises conditions pour être ému et pour émouvoir. Qui donc a dit de Panurge qu'il semblait né de l'hymen d'une bouteille et d'un jambon? Point de tendresse, point de larmes dans l'œuvre de M. Richepin[70]. De psychologie, tout juste ce qu'il en faut à un poète lyrique: même dans Monsieur Destrémaux, encore qu'il intitule bravement cette Nouvelle «roman psychologique»; même dans Madame André, le meilleur de ses romans pourtant, où il a le mérite de nous faire accepter une situation hardie et où la femme (sauf le sacrifice monstrueux et inutile de son enfant) a de la grâce, de la dignité, presque de la grandeur, et aime bien comme une aînée, comme une maîtresse qui est un peu une mère; mais Lucien Ferdolle se détache trop vite, avec une soudaineté trop odieuse, et le drame douloureux du déliement progressif est esquivé.

En revanche, M. Jean Richepin a (surtout dans ses vers, fort supérieurs à sa prose) la sonorité, la plénitude, la couleur franche, le dessin précis, une langue excellente, vraiment classique par la qualité; et il est le dernier de nos poètes qui ait, quand il le veut, le souffle, l'ampleur, le grand flot lyrique. Il est le seul qui, depuis Lamartine et Hugo, ait composé des odes dignes de ce nom et qui n'ait pas perdu haleine avant la fin; et en même temps ce rhétoricien a su écrire de merveilleuses chansons assonancées et qui ressemblent, à force d'art, à des chansons populaires. Grand poète, en somme: dans ses meilleurs moments, un Villon de moins d'entrailles et de plus de puissance, qui aurait passé par le romantisme; ailleurs, un superbe insurgé en vers latins. Mais là est son malheur. Il est à la fois trop cynique et trop lettré. Pour beaucoup, son cas n'est que curieux. On dit: «C'est un Touranien civilisé, qui fait des tours comme s'il était de Montmartre.» On s'arrête comme devant un bateleur: «C'est un beau gars, et joliment adroit;» et l'on passe.

Mais quelquefois on revient. Ce faiseur de tours en vaut la peine. Dans les portraits littéraires que j'esquisse, je ne cherche qu'à reproduire l'image que je me forme involontairement de chaque écrivain, en négligeant ce qui, dans son œuvre, ne se rapporte pas à cette vision. Or il arrive souvent que l'écrivain y gagne; mais il y perd aussi quelquefois. Je crois que M. Richepin y perd. Il est supérieur à l'image que je vous ai, malgré moi, présentée. Ce masque s'applique assez exactement sur lui; mais par endroits il craque. M. Richepin n'est pas un bateleur qui se hausse par moment jusqu'à être poète; c'est un poète qui fait trop volontiers les gestes d'un bateleur. Il n'était que loyal de vous en avertir.[Retour à la Table des Matières]

PAUL BOURGET[71]

I

Je ne me souviens pas d'avoir jamais senti d'embarras comparable à celui que j'éprouve au moment de parler de l'œuvre et de la personne littéraire de M. Paul Bourget. Sa richesse, sa complexité apparente me déroutent. Je le vois d'une façon; mais, tout de suite après, je le vois d'une autre. L'idée qu'on se fait de lui le plus communément est celle d'un mièvre, d'un subtil, d'un féminin, d'une sorte de dandy des lettres, très élégant, très fin, très caressant. Mais il s'en faut que ce soit lui tout entier. Car, au contraire, plusieurs des pages qu'il a écrites (les plus nombreuses peut-être) sont surtout remarquables par la vigueur virile et la belle lucidité d'une intelligence proprement philosophique. Et, de même, il peut apparaître en bien des endroits comme un pur dilettante, et comme un dilettante de décadence, plein d'affectation et d'artifice, d'une sensualité maladive et d'un mysticisme équivoque; mais tout à coup on découvre chez lui un esprit très grave, d'une gravité de prêtre, très préoccupé de vie morale, sérieux au point de tout prendre au tragique.

Son style offre les mêmes contrastes: il est mièvre et il est fort; il est pédantesque et il est simple; tout glacé d'abstractions, roide et guindé, et soudain gracieux et languissant, ou plein, coloré, robuste. Il est excellent et il est, peu s'en faut, détestable. Et l'on s'étonne que le cruel début de Cruelle énigme, et l'adorable récit de la rencontre des amants à Folkestone, ou le puissant tableau du duel des deux sexes dans l'amour, d'après le théâtre de Dumas fils, soient partis de la même main. Et ces dernières pages, si belles, tandis que je les parcours, je suis sans doute arrêté par des phrases éclatantes comme celle-ci, qui termine un morceau sur le rôle de l'amour dans le développement de notre être moral: «... Tout au long de nos années, il s'est donc enrichi ou appauvri, au hasard de cette passion souverainement bienfaisante ou destructive, le trésor de moralité acquise dont nous sommes les dépositaires: infidèles dépositaires si souvent, et qui préparons la banqueroute de nos successeurs parmi les caresses et les sourires.» Ou bien ce passage m'éblouit comme un magnifique éclair: «... L'amour seul est demeuré irréductible, comme la mort, aux conventions humaines. Il est sauvage et libre, malgré les codes et les modes. La femme qui se déshabille pour se donner à un homme dépouille avec ses vêtements toute sa personne sociale; elle redevient pour celui qu'elle aime ce qu'il redevient, lui aussi, pour elle: la créature naturelle et solitaire dont aucune protection ne garantit le bonheur, dont aucun édit ne saurait écarter le malheur.» Je suis ravi de cette beauté de pensée et de forme; mais je tourne la page et j'y trouve une «floraison» ou un «avortement» qui «dérive» d'une certaine qualité d'amour. J'y trouve que «la Dame» est un être supérieur et charmant, «fait de sécurité inébranlable», comme si la sécurité était dans la dame et non pas dans l'adorateur. Ou bien ce sont des afféteries de langage pâmé: «Que faire là contre? S'agenouiller devant la sœur douloureuse et l'adorer d'être douloureuse...»

Ces choses-là me désolent, et mon embarras redouble... L'intelligence la plus pénétrante et la plus vigoureuse, et avec cela des langueurs morbides, du pédantisme aussi, et certaines prédilections intellectuelles qui ressemblent à de la superstition, et un goût de certaines élégances qu'on prendrait presque pour du snobisme...: comment voir clair dans tout cela?

II

Joignez que M. Paul Bourget est sans doute poète et romancier, mais est peut-être avant tout un critique—et non pas un critique qui juge et qui raconte, mais un critique qui comprend et qui sent, qui s'est particulièrement appliqué à se représenter des états d'âme, à les faire siens. Parmi tant d'âmes qu'il pénètre et qu'il s'assimile, où est la sienne?

Il semble à première vue que, plus un critique a d'étendue d'esprit et de puissance de sympathie, moins il doit présenter, à qui veut le définir et le peindre, de traits individuels. Les plus marqués, les plus originaux, non seulement parmi les hommes, mais parmi les écrivains, sont ceux qui ne comprennent pas tout, qui ne sentent pas tout, qui n'aiment pas tout, dont la science, l'intelligence et les goûts sont nettement délimités. L'homme idéal, celui qui viendra à la fin des temps, comme il saura et concevra également toutes choses, n'aura sans doute presque plus de personnalité intellectuelle; et il n'aura que des passions, des vices et des travers fort atténués. Les membres de la petite oligarchie philosophique qui, d'après M. Renan, gouvernera peut-être un jour le monde, délivrés, par l'omniscience, des passions inférieures, devront se ressembler entre eux à un tel point qu'ils seront à peu près indiscernables. Ils se rapprocheront de Dieu, le grand savant, le grand critique; et Dieu n'a point d'individualité. Dès aujourd'hui l'écrivain qui concevrait entièrement et profondément toutes les façons dont le monde s'est reflété dans des intelligences ne pourrait guère être défini que par cette aptitude même à tout pénétrer et à tout embrasser.

Nous n'en sommes pas encore là. En réalité, il y a autant de manières d'entendre la critique que le roman, le théâtre ou la poésie: la personnalité de l'écrivain peut donc s'y marquer aussi fortement, quand il en a une. À peine faut-il, quelquefois, un peu plus de soin pour l'y démêler.

Il est trop évident (mais j'ai besoin de ces truismes pour reprendre confiance) que, comme tout autre écrivain, un critique met nécessairement dans ses écrits son tempérament et sa conception de la vie, puisque c'est avec son esprit qu'il décrit les autres esprits; que les différences sont aussi profondes entre M. Taine, M. Nisard et Sainte-Beuve, qu'entre..., mettons entre Corneille, Racine et Molière, et qu'enfin la critique est une représentation du monde aussi personnelle, aussi relative, aussi vaine et, par suite, aussi intéressante que celles qui constituent les autres genres littéraires.

La critique varie à l'infini selon l'objet étudié, selon l'esprit qui l'étudie, selon le point de vue où cet esprit se place. Elle peut considérer les œuvres, les hommes ou les idées. Et elle peut juger ou seulement définir. D'abord dogmatique, elle est devenue historique et scientifique; mais il ne semble pas que son évolution soit terminée. Vaine comme doctrine, forcément incomplète comme science, elle tend peut-être à devenir simplement l'art de jouir des livres et d'enrichir et d'affiner par eux ses impressions.

M. Nisard commence par se former une idée générale, et comme purifiée, du génie français. Cette idée, il l'a tirée d'une première vue d'ensemble de notre littérature. Il y fait entrer, comme partie intégrante, les croyances de la philosophie spiritualiste. À l'idéal ainsi conçu il compare les œuvres des écrivains et les exalte ou les malmène selon qu'elles s'en rapprochent plus ou moins. Au reste, il isole ces œuvres, néglige le plus souvent la personne même des écrivains; ou, s'il en parle, c'est pour leur attribuer, au nom du libre arbitre, le mérite ou le déshonneur d'avoir servi ou trahi l'idéal littéraire dont il a posé au commencement la définition. Il ne saisit expressément aucun lien de nécessité entre les œuvres et les producteurs, entre ceux-ci et les milieux sociaux, ni entre les époques successives. Et pourtant son Histoire se déroule suivant un plan inexorable, et l'esprit français ressemble chez lui à une personne morale qui se développerait, puis déclinerait à travers les âges. De là une Histoire d'une rigoureuse unité. Elle est fort systématique et singulièrement partiale et incomplète; mais comme l'esprit de M. Nisard est intéressant! comme il est fin, délicat et dédaigneux!

M. Taine, dans son Histoire de la littérature anglaise fait absolument le contraire et fait cependant la même chose. Tandis que M. Nisard ne considérait que les œuvres, M. Taine affecte de considérer surtout les causes proches ou lointaines dont elles sont l'aboutissement; et, tandis que M. Nisard coupait les œuvres de leurs racines, il étudie, lui, ces racines jusque dans leurs dernières ramifications et le sol même où elles s'enfoncent. Mais cette explication des livres par les hommes, et des hommes par la race et le milieu, n'est souvent qu'un leurre. Car le critique s'est d'abord formé, sans le dire, par une première revue rapide de la littérature anglaise, une idée du génie anglais (comme M. Nisard du génie de la France), et c'est de là qu'il a déduit les conditions et le milieu où les œuvres proprement anglaises pouvaient se produire. Et alors, toutes celles que ce milieu n'explique pas, il affecte de les laisser de côté. Il arrive ainsi, par une autre voie, à un exclusivisme aussi étroit que celui de M. Nisard. Le spiritualisme de l'un, le positivisme de l'autre aboutissent donc à un résultat analogue. Et nous pouvons dire comme tout à l'heure: L'Histoire de M. Taine est singulièrement systématique, partiale et incomplète; mais comme le génie de M. Taine est intéressant! quelle puissance de généralisation et à la fois quelle magie de couleur dans l'œuvre de ce poète-logicien!

Ainsi, dogmatique ou scientifique, la critique littéraire n'est jamais, en fin de compte, que l'œuvre personnelle et caduque d'un misérable homme. Sainte-Beuve mêle avec beaucoup de grâce les deux méthodes, apprécie quelquefois, mais plus souvent décrit, juge encore les œuvres d'après la tradition, du goût classique, mais élargit cette tradition, s'applique plus volontiers, se promenant à travers toute la littérature, à faire des portraits et des biographies morales, et fournit je ne sais combien de pièces, éparses, mais exquises, à ce qu'il appelait si bien l'histoire naturelle des esprits.

Je passe les diverses combinaisons de doctrine, d'histoire et de psychologie, propres à MM. Scherer, Montégut et Brunetière. Mais, ou je me trompe fort, ou M. Paul Bourget a imaginé un genre de critique presque nouveau. La critique devient, pour M. Bourget, l'histoire de sa propre formation intellectuelle et morale. C'est comme qui dirait de la critique égotiste. Son esprit étant éminemment et presque uniquement un produit de cette fin de siècle (l'influence de la tradition gréco-latine est peu marquée chez lui), il s'en tient aux écrivains des trente dernières années et choisit parmi eux ceux avec qui il se trouve en conformité d'intelligence et de cœur. Et il ne fait ni leur portrait ni leur biographie; il n'analyse point leurs livres et n'étudie point leurs procédés; il ne définit point l'impression que leurs livres lui ont donnée en tant qu'œuvres d'art: il cherche seulement à bien expliquer et décrire ceux de leurs états de conscience et celles de leur idées qu'il s'est le mieux appropriés par l'imitation et par la sympathie. Et ainsi, tout en ne faisant au fond que l'histoire de son âme à lui, il fait du même coup l'histoire des sentiments les plus originaux de sa génération et compose par là même un fragment considérable—et définitif—de l'histoire morale de notre époque.

III

Un des moyens de connaître M. Paul Bourget serait de faire pour lui ce qu'il a fait pour les dix écrivains qui figurent dans ses Essais de psychologie contemporaine. Il s'agirait de chercher, pour employer ses propres expressions, «quelles façons de sentir et de goûter la vie il propose à de plus jeunes que lui»—ou à ceux de sa génération. Car il semble bien que M. Paul Bourget ait une assez grande influence sur la jeunesse d'à présent, non pas peut-être sur celle dont les études classiques ont été poussées très avant et que la tradition latine et gauloise munit et défend, mais sur la partie la plus inquiète, la plus nerveuse et la plus ignorante de la jeunesse qui écrit. L'Académie a beau l'honorer publiquement: cela n'empêche point les plus aventureux parmi les plus jeunes écrivains, et ceux du cerveau le plus trouble, symbolistes, esthètes, wagnériens et mallarmistes d'être pour lui pleins d'égards, de le considérer comme un maître. Et, en outre, il a pour lui toutes les jeunes femmes. Nul peut-être, à l'heure qu'il est, n'inspire à certaines âmes un culte plus tendre. Il est, pour beaucoup, le poète par excellence, l'ami, le consolateur, presque le directeur de conscience. En revanche, beaucoup d'hommes mûrs, surtout parmi les gaulois et parmi ceux qui sont fortement imprégnés de lettres classiques, ne peuvent pas le souffrir. Mais, qu'on l'aime ou non, il faut avouer que son esprit est une des résultantes les plus riches et les plus distinguées de la culture littéraire et morale de la seconde moitié du siècle.

Ce qu'il y a d'abord d'éminent en lui, c'est précisément cette curiosité intellectuelle et sentimentale, cette aptitude et aussi cette application à connaître, éprouver et comprendre les états d'âme les plus récents, tels qu'ils se manifestent dans les livres de nos écrivains les plus originaux. Lui-même résume ainsi le précieux contenu de ses Essais:

À l'occasion de M. Renan et des frères de Goncourt, j'ai indiqué le germe de mélancolie enveloppé dans le dilettantisme. J'ai essayé de montrer, à l'occasion de Stendhal, de Tourguéniev et d'Amiel, quelques-unes des fatales conséquences de la vie cosmopolite. Les poèmes de Baudelaire et les comédies de M. Dumas m'ont été un prétexte pour analyser plusieurs nuances de l'amour moderne et pour indiquer les perversions ou les impuissances de cet amour sous la pression de l'esprit d'analyse. Gustave Flaubert, MM. Leconte de Lisle et Taine m'ont permis de montrer quelques exemplaires des effets produits par la science sur des imaginations et des sensibilités diverses. J'ai pu, à l'occasion de M. Renan encore, des Goncourt, de M. Taine, de Flaubert, étudier plusieurs cas de conflit entre la démocratie et la haute culture.

Et c'est bien là, en effet, le bilan complet des sentiments, des inquiétudes et des tourments imaginés et subis par l'âme moderne.

Cette âme, M. Bourget se pique de l'embrasser, de l'aimer tout entière, jusque dans ses manifestations les plus maladives et les plus éphémères. Il a d'étranges faiblesses pour la poésie ténébreuse et mystique des derniers petits cénacles (et c'est ce qui lui a valu leur vénération). Il ne veut pas qu'il soit dit qu'aucune affection mentale de son temps lui ait été étrangère ou lui soit restée incomprise. C'est un beau scrupule de critique. De même, le cosmopolitisme lui paraissant un des signes de notre âge, il a été cosmopolite, il s'est appliqué à l'être. Il a vécu à Londres et à Florence autant qu'à Paris. Il a même habité l'Espagne et le Maroc, et je vous demande un peu ce que le Maroc pouvait lui dire, à lui le méditatif, l'homme du songe intérieur! De même encore, il affecte de connaître et d'aimer les derniers raffinements du luxe contemporain; il s'en voudrait d'avoir ignoré un seul détail de la plus élégante façon de vivre inventée par les derniers civilisés. Cela lui appartient, cela est de son domaine au même titre que le dilettantisme ou le cosmopolitisme. Et c'est pourquoi ce psychologue, qui n'est que rarement et faiblement paysagiste, sera assez fréquemment tapissier.

Pourtant, parmi les sentiments que M. Paul Bourget définit et explique avec une égale précision, on peut distinguer ceux qu'il éprouve naturellement et qu'il préfère, et ceux qu'il a fait quelque effort pour s'approprier, et connaître enfin quels sont, entre les écrivains dont il s'occupe, ceux dont il tient le plus.

De Baudelaire, pour qui sa prédilection est très marquée, il semble tenir un mélange singulier de sensualité et de mysticisme, une sorte de catholicisme un peu dépravé. Ce sentiment est très particulier à notre âge. Il est à cent lieues de l'érotisme classique. Il suppose une race un peu affaiblie, une diminution de la force musculaire et un raffinement du système nerveux, la persistance de l'esprit d'analyse au fort même des sensations les plus propres à vous faire perdre la tête, par suite une certaine incapacité de jouir pleinement et tranquillement de son Corps, le sentiment de cette impuissance, un retour paradoxal, en pleine débauche, au mépris de la chair, et, dans la souillure même, une aspiration à la pureté, moitié feinte et moitié sincère, qui ravive la saveur du péché et le transforme en péché intellectuel, en péché de malice...

De M. Renan, il tient le dédain aristocratique et surtout le dilettantisme, «cette disposition d'esprit, très intelligente à la fois et très voluptueuse, qui nous incline tour à tour vers les formes diverses de la vie et nous conduit à nous prêter à toutes ces formes sans nous donner à aucune»; de M. Taine, il tient l'esprit scientifique, certaines habitudes de composition et de langage et le goût des grandes généralisations; de M. Dumas fils, (chose un peu inattendue), la préoccupation tragique des questions de morale dans les drames de l'amour.

De Flaubert, des Goncourt, de M. Leconte de Lisle et, en général, de tous les écrivains purement «artistes» (si moderne que soit d'ailleurs chez eux le fond de philosophie latente), il ne semble pas que M. Paul Bourget tienne grand'chose, encore qu'il les comprenne merveilleusement.

Mais Stendhal a toutes ses tendresses. Stendhal est sa passion, son vice, et quelquefois son préjugé. Stendhal est le seul écrivain antérieur à la génération de 1850 qu'il ait admis dans sa galerie. Il prononce toujours son nom avec un peu de mystère, comme celui du dieu d'une religion secrète. «Henri Beyle», ce nom prend pour lui la douceur d'un petit nom,—ou l'importance d'un nom sacré et caché, qui n'est révélé qu'aux adeptes. Il dit: «Henri Beyle», comme un moliériste dit: «Poquelin». Ce culte est ici fort légitime, Stendhal ayant manié avec plus de sûreté, de finesse, de hardiesse et de suite qu'aucun autre écrivain, l'instrument dont s'est servi M. Bourget lui-même pour approfondir les sentiments les plus distingués de sa génération ou pour les faire naître en lui: l'analyse.

Ainsi sommes-nous conduits à noter deux autres caractères de l'esprit de M. Paul Bourget. Ce curieux est un analyste et un pessimiste (un «triste», si vous préférez). Ne séparons point les deux choses; car, chez lui, elles se tiennent étroitement. M. Bourget est très nettement de ceux qui sont moins préoccupés du monde extérieur que du monde de l'âme, moins sensibles au plaisir de voir et de rendre la forme des choses ou les divers aspects de la mêlée humaine qu'à celui de décomposer des sentiments et des idées en leurs éléments primitifs et de remonter d'un phénomène moral à un autre, jusqu'à tant qu'il s'en trouve un qui soit irréductible. Or l'esprit d'analyse aboutit naturellement à une grande tristesse. Pourquoi? C'est que ce dernier élément irréductible, c'est toujours un instinct fatal ou un désir inassouvi. Ce que M. Bourget finit par atteindre tout au fond des âmes qu'il étudie, c'est toujours (quelque forme qu'il revête et de quelques nuances qu'il s'enrichisse en affleurant à la surface) le sentiment de la nécessité des choses—ou de la disproportion entre l'idéal et la réalité, entre notre rêve et notre destinée. Et cela est triste.

Cette tristesse est, si je puis dire, de deux degrés. M. Paul Bourget nous dit que tous les états sentimentaux qu'il a analysés mènent au pessimisme. C'est le spectre du pessimisme qu'il voit se dresser au bout de tous les chemins qu'il s'est taillés dans ce que Shakespeare appelle la forêt des âmes. Car le baudelairisme implique, même dans ses complaisances à la chair, la conscience de son indignité et une vision du péché universel. Le dilettantisme, ce don d'imaginer avec précision et sympathie les vies morales les plus diverses, implique l'impossibilité de se reposer dans aucune. L'aristocratie intellectuelle a pour rançon une sensibilité douloureuse à toutes les vulgarités de la vie réelle. Le cosmopolitisme, qui vous montre l'immensité et la variété du monde, vous en fait sentir, presque dans le même moment, la monotonie et l'inutilité; la planète paraît moindre à qui la connaît mieux: voyez où l'exotisme, qui est le cosmopolitisme pittoresque, a conduit Pierre Loti. L'esprit scientifique vous condamne à la vision d'un monde gouverné par des forces aveugles et où manque la bonté. Et ainsi de suite.—Et, si ces diverses façons de voir et de sentir sont fort mélancoliques par elles-mêmes, l'analyse qu'on fait de chacune d'elles en redouble la tristesse en nous la montrant incurable.—Bref, connaître, c'est être triste, parce que toute connaissance aboutit à la constatation de l'inconnaissable et à celle de la vanité de l'être humain. Jugez si M. Bourget peut être gai, n'ayant point pour se consoler, lui, les distractions violentes, la vie toute d'action et le tempérament robuste de son maître Stendhal.

M. Paul Bourget s'est pourtant défendu d'être un pessimiste. Il a bien tort! Un pessimiste n'est pas nécessairement un homme qui affirme la prédominance du mal sur le bien dans l'univers, ni un misanthrope, un hypocondre ou un désespéré. Tout homme qui réfléchit sur la destinée humaine et la trouve inintelligible et n'a, pour se réconforter, ni la foi chrétienne ni la naïve croyance au progrès, peut être dit pessimiste. Le seul fait de ne rien comprendre au monde et de n'y voir aucune explication est, quand on y songe, suffisamment douloureux. Cela n'empêche pas de vivre comme les autres, de jouir, à l'occasion, du ciel, de l'air pur ou même de la société des hommes et des femmes; mais, dans les minutes où l'on pense, il n'est guère possible, en dehors d'une foi positive, d'être optimiste: il y a trop de souffrances inutiles et absurdes et, de tous les côtés, une trop épaisse muraille de nuit... M. Bourget s'en défend en vain. Son style même a comme un timbre auquel on ne se trompe pas: il rend un son plaintif, gémissant, éploré...

Sans doute l'absence de croyance positive et l'esprit d'analyse peuvent, chez quelques-uns, se tourner en nonchalance (voyez Montaigne), mais non pas chez ceux dont la sensibilité au bien et au mal moral est exceptionnellement développée. Or M. Paul Bourget a bien une de ces consciences-là. Et c'est là, je crois, sa dernière marque, et la plus intime. Il définit quelque part avec beaucoup de force et distingue le moraliste et le psychologue.

Le moraliste, dit-il, est très voisin du psychologue par l'objet de son étude, car l'un et l'autre est curieux d'atteindre les arrière-fonds de l'âme et veut connaître les mobiles des actions des hommes. Mais au psychologue cette curiosité suffit. Cette connaissance a sa fin en elle-même... Il voit la naissance des idées, leur développement, leur combinaison, les impressions des sens aboutir à des émotions et à des raisonnements, les états de conscience toujours en voie de se faire et de se défaire, une compliquée et changeante végétation de l'esprit et du cœur. Vainement le moraliste déclare certains de ces états de conscience criminels, certaines de ces complications méprisables, certains de ces changements haïssables. À peine si le psychologue entend ce que signifie ou crime, ou mépris, ou indignation... Même il se complaît à la description des états dangereux de l'âme qui révoltent le moraliste; il se délecte à comprendre les actions scélérates, si ces actions révèlent une nature énergique et si le travail profond qu'elles manifestent lui paraît singulier. En un mot, le psychologue analyse seulement pour analyser, et le moraliste analyse afin de juger.

Eh bien, quelque abîme que M. Paul Bourget se plaise ici à creuser entre ces deux espèces d'esprits, si l'on ne peut dire qu'il soit vraiment un moraliste, il n'est pas non plus un pur psychologue. Du moins, c'est un psychologue très tourmenté par les questions de morale, très ému, très anxieux, parfois effrayé. Il s'inquiète assez habituellement des conséquences que peuvent avoir les idées qu'il expose pour le bonheur et pour le bien moral de l'humanité. Il s'écrie volontiers (en termes plus distingués et sans lever les bras, mais plutôt en mettant ses mains sur ses yeux): «Où allons-nous?» Toutes ses enquêtes sur les sentiments originaux de ses contemporains lui servent à rechercher en même temps le sens et le but de la vie. Il la prend très profondément au sérieux. Il n'est jamais plaisant, ni même ironique ou dégagé. Il ignore le sourire. Il est antipaïen et antigaulois. Il a, ce qui est presque toujours la marque d'une éducation chrétienne, le goût de la chasteté. Vous trouverez chez lui, assez souvent, un vif ressouvenir de la foi catholique de son enfance. Il est, comme j'ai dit, en face de l'amour et de ses drames, aussi grave que M. Dumas fils. Et c'est pourquoi ce disciple de Stendhal, c'est-à-dire du plus détaché des analystes, a exprimé un jour, dans la plus éloquente de ses études, une si ardente sympathie pour l'auteur de la Visite de Noces. En somme, le baudelairisme, le renanisme et le beylisme sont des habitudes et des goûts de son esprit, peut-être aussi des acquisitions préméditées d'un artiste qui s'est donné pour tâche de refléter et de porter en lui l'âme d'une certaine époque littéraire. Mais le fond de son cœur et de son être, c'est, je pense, un très douloureux souci de la vie morale, l'impossibilité de s'en tenir aux plaisirs de la curiosité et de la spéculation. Armand de Querne après son «crime d'amour», c'est exactement M. Paul Bourget; et de Querne, c'est bien le Ryons de M. Dumas fils—moins l'esprit.

IV

Tous ces caractères de sa critique, vous les retrouverez dans les romans de M. Paul Bourget, avec quelque chose de plus peut-être.

D'abord, cette curiosité d'une espèce particulière, ce désir d'avoir vécu la vie la plus élégante (moralement et physiquement) qui soit connue de son temps, parfois un certain dandysme, quelque chose aussi de la délicatesse un peu étroite d'un goût féminin. Il aime la «modernité», mais seulement aristocratique. Au fait, ce n'est ni dans le peuple ni dans la petite bourgeoisie, mais seulement dans les classes oisives et dont la sensibilité est encore affinée par toutes les délicatesses de la vie, que pouvait se rencontrer une espèce d'amour assez compliquée, assez riche de nuances pour lui offrir une matière égale à ses facultés d'analyste. Du reste, un goût inné le portait vers ce monde, vers la vie qu'on mène aux alentours de l'Arc de Triomphe et vers les âmes et les corps de femmes qui y habitent. Peut-être seulement a-t-il avoué ce goût avec un rien de complaisance. Certaines de ses pages semblent d'un romancier qui se ferait blanchir à Londres. Il y a un peu d'anglomanie mondaine dans son cas. Il a un faible très marqué pour les belles étrangères qui passent l'hiver à Paris. Un de ses premiers livres, Édel, est un poème mélancolique et un peu naïf, et c'est surtout un poème très «chic». Mais il serait injuste et puéril d'insister trop sur ce point.

La puissance d'analyse, si remarquable dans les Essais, ne l'est pas moins dans les romans. Nul, je crois, depuis Mme de La Fayette, depuis Racine, depuis Marivaux, depuis Laclos, depuis Benjamin Constant, depuis Stendhal, n'a induit avec plus de bonheur, décrit avec plus de justesse, enchaîné avec plus de vraisemblance ni exposé dans un plus grand détail les sentiments que doit éprouver telle personne dans telle situation morale. Cela prend à certains moments, et en dehors de l'émotion que le drame lui-même peut inspirer, quelque chose de l'intérêt spécial et de la beauté propre d'une leçon d'anatomie. Les pages où M. Paul Bourget nous explique pourquoi l'héroïne du Deuxième Amour se refuse à une nouvelle expérience, ou de quel amour de pur adolescent Hubert Liauran aime Mme de Sauves, et comment, par un renversement délicieux des rôles, Thérèse le traite comme si c'était lui qui se donnait (Cruelle énigme), ou comment, dans Crime d'amour, la franchise et l'innocence d'Hélène Chazel tournent contre elle et ne font qu'irriter la défiance d'Armand de Querne, ou par quelle logique sentimentale Hélène en vient à se souiller pour se venger de l'homme qui ne l'a pas crue et pour qu'il la croie enfin...; toutes ces pages—et combien d'autres!—sont des exemplaires accomplis de psychologie vivante. En vérité, je ne crois pas qu'aucun écrivain, non pas même Stendhal, ait montré une pénétration supérieure dans l'étude des «passions de l'amour».

Citons un peu, au hasard, pour le plaisir:

Pareille à toutes les femmes romanesques, Hélène s'occupait de la délicatesse des voluptés communes à elle et à son ami comme d'un souci de sentiment. Ce qui rend une femme de cet ordre parfaitement inintelligible à un libertin, c'est qu'il s'est habitué, lui, à séparer les choses du plaisir des choses du cœur et à goûter le plaisir dans des conditions avilissantes; au lieu que la femme romanesque, et qui aime, n'ayant connu le plaisir qu'associé à la plus noble exaltation, reporte sur ses jouissances le culte qu'elle a pour ses émotions morales. Hélène abordait avec une piété amoureuse, presque avec une idolâtrie mystique, le monde des caresses folles et des embrassements...

Il y a cent pages de cette valeur dans les trois romans assez courts et dans les Nouvelles de M. Paul Bourget. C'est de quoi fonder solidement une gloire.

Le danger, c'est que l'écrivain doué d'un pareil instrument d'analyse ne soit tenté d'en user avec un peu d'indiscrétion et ne décompose parfois, avec un soin et un luxe d'anatomie un peu excessifs, des états d'âme assez simples et assez connus. L'appareil extérieur de la recherche psychologique n'est peut-être pas toujours, chez l'auteur de Cruelle énigme, en proportion avec son objet. Il n'a pas l'analyse modeste. Il ressemble çà et là à un chirurgien virtuose qui étalerait et mettrait en œuvre toute une trousse, tout un jeu de bistouris, de scies, de ciseaux et de pinces, pour ouvrir un abcès à la joue. Par exemple, le remords de la jeune fille dans l'Irréparable, la jalousie d'Hubert dans Cruelle énigme, me semblent un peu bien longuement analysés, et sans que l'étalage de ces investigations soit justifié par aucune trouvaille d'importance. Cela tourne, par moments, à l'exercice et au «morceau». M. Paul Bourget appelle lui-même son dernier roman, André Cornélis, une «planche d'anatomie morale», et il n'a que trop raison. La situation de cet Hamlet moderne, d'un caractère si décidé, et qui n'hésite d'ailleurs pas un instant sur son droit, cette situation est telle que d'abord, étant donné le caractère de ce personnage, elle n'implique chez lui qu'un assez petit nombre de sentiments et fort simples, dont la description sans cesse recommencée devient un peu monotone, et qu'en outre nous ne nous intéressons pas très fortement à ce qu'il éprouve. Car cette situation est trop extraordinaire, trop en dehors de toutes les probabilités de notre vie. Sais-je ce que je ferais si d'aventure je découvrais qu'au temps où j'étais enfant un fort galant homme a fait tuer mon père?—étant donné que le meurtrier, aimé de ma mère et follement épris d'elle, l'a épousée et rendue parfaitement heureuse, et qu'il va du reste mourir sous peu d'une maladie de foie? De pareilles hypothèses me prennent absolument au dépourvu. En réalité, je crois que je ne ferais rien du tout. Il fallait laisser ce sujet à Gaboriau, qui se serait peu étendu sur la psychologie du nouvel Hamlet et se fût rattrapé sur la partie mélodramatique et judiciaire. Ou bien il me semble qu'au lieu de faire d'André Cornélis un gaillard si prodigieusement énergique (ce qui, au surplus, n'est peut-être pas très compatible avec les habitudes d'analyse à outrance qu'on lui prête en même temps), je l'eusse conçu comme une créature encore plus incertaine que l'Hamlet anglais et l'eusse empêtré, par surcroît, de scrupules et d'hésitations sur son droit au meurtre. Sauf erreur, l'Hamlet moderne n'essayerait même pas de tuer son beau-père—surtout quand ce beau-père est le plus charmant des assassins, au point qu'on voudrait trouver, pour le lui appliquer, un mot plus doux. Car on dirait que, tout au contraire de Shakespeare, M. Bourget s'est étudié à rendre Claudius le moins odieux qu'il se pouvait et, d'autre part, à accumuler autour d'Hamlet toutes les circonstances propres à le paralyser et à ne lui rendre l'action possible que par un miracle d'énergie... Pour toutes ces raisons, André Cornélis ne m'intéresse guère que comme une belle composition de «psychologie appliquée» sur un sujet donné. Et, s'il faut dire toute ma pensée (et non plus seulement sur André Cornélis), la psychologie de M. Paul Bourget, qui égale souvent, si même elle ne la dépasse, celle de Benjamin Constant et de Stendhal, me rappelle aussi parfois celle de Mme de Souza ou de Mme de Duras—avec beaucoup plus d'embarras. Notez qu'il s'en faut déjà de beaucoup que cela soit méprisable.

Mais ce qui, heureusement, met M. Paul Bourget tout à fait part, ce qui vivifie ses analyses, ce qui, là où elles sont profondes, les rend tragiques par surcroît, c'est le sentiment que nous avons déjà trouvé au fond de ses Essais: le souci de la vie morale. Ses romans (André Cornélis excepté) sont des drames de la conscience, des histoires de scrupules, de remords, de repentirs, d'expiations et de purifications. L'Irréparable, c'est l'histoire d'une jeune fille qui meurt du souvenir d'une souillure. Le Deuxième Amour, c'est l'histoire d'une femme qui, s'étant trompée, ne se croit pas le droit de recommencer l'expérience amoureuse. Cruelle Énigme, ce titre seul fait du livre qui le porte un roman chrétien; car, que Thérèse trompe Hubert en l'aimant, et qu'Hubert revienne à Thérèse en la méprisant, bref, que la chair soit plus forte que l'esprit, cela n'est certes pas une «énigme» pour les disciples de Béranger ni même pour ceux du grave Lucrèce. M. Paul Bourget ne trouve les servitudes de la chair «énigmatiques» que parce qu'il les juge infâmes et avilissantes, et il ne les juge telles que parce qu'il est chrétien tout au fond du cœur.

De même, dans Crime d'amour, ce que fait de Querne n'est un «crime» qu'aux yeux d'un homme qui croit à la responsabilité morale et au prix des âmes. Armand de Querne, le cœur desséché par une enfance sans mère, par l'immoralité des événements au milieu desquels il a grandi et enfin par l'abus de l'analyse, a pris Hélène sans pouvoir l'aimer et sans croire à la pureté de la jeune femme. Hélène, délaissée, se venge de lui par une souillure volontaire. C'est donc lui qui l'a perdue. Cette idée lui inspire un grand trouble, d'affreux remords et enfin une immense pitié de l'universelle souffrance humaine. Il retrouve Hélène; il lui demande son pardon, et elle lui pardonne. Elle aussi, le spectacle de la souffrance d'un autre (de son mari) l'a ramenée à une conception chrétienne de la vie. Ce roman est donc, en somme, une histoire d'expiation, l'histoire de deux âmes purifiées par la douleur.

Crime d'amour me paraît jusqu'ici le chef-d'œuvre de M. Bourget et l'un des plus beaux romans qu'on ait écrits dans ces vingt dernières années; car je n'en vois point où l'on rencontre à la fois tant de force d'analyse et tant d'émotion, ni qui présente aux plus distingués d'entre nous un plus fidèle miroir de leur âme. Combien sommes-nous qui nous reconnaissons (les uns plus, les autres moins) dans Armand de Querne! Qui n'a connu cette impuissance d'aimer, d'aimer absolument et avec tout son être, d'aimer autrement que par désir et curiosité? Qui n'a connu cette impuissance, soit pour en jouir (car du moins elle nous laisse tranquilles et de sang-froid et elle a des airs de distinction intellectuelle), soit, à certains moments, pour en souffrir, quand on sent le vide de la vie incroyante, détachée et uniquement curieuse, et comme il serait bon d'aimer, et comme on peut faire du mal en n'aimant pas? Mais cette anxiété, c'est déjà le commencement de la rédemption morale, c'est le signe que toute vertu n'est pas morte en nous. Que dis-je? c'est le signe d'une puissance d'aimer plus religieuse, plus largement humaine peut-être que celle des grands amoureux. En tout cas, c'est là ce qui distingue Armand de Querne de ceux qui n'aimeront jamais, des débauchés sans cœur et des virtuoses féroces de l'amour, de Valmont ou de Lovelace; et c'est ce qui fait de lui notre frère. Puisqu'il souffre de ne pas aimer, c'est donc qu'il peut aimer encore!

La première fois que j'ai lu Crime d'amour, je m'étais mépris. Je me disais: Quel faible roué que cet homme qui s'imagine être si fort! Il ne peut aimer Hélène parce qu'il ne la croit pas quand elle lui dit qu'il est son premier amant; mais, puisqu'il connaît tant les femmes, il devrait bien sentir que celle-là dit vrai! Il devrait la croire et, même en la croyant, ne pouvoir pas l'aimer—et n'en pas souffrir autrement.—Mais je comprenais mal. De Querne n'est point Valmont. Il l'est encore moins que ne l'a voulu M. Paul Bourget. Parmi ses faiblesses et parmi ses sécheresses apparentes, il conserve un fond de bonté et de tendresse par où le «salut» lui viendra. Mais, pour cela, il faut qu'il ait méconnu Hélène, il faut qu'elle se perde par lui, il faut qu'il ait été cruel et injuste sans le vouloir. Il le faut, afin qu'un jour, devant le mal qu'il a fait, il soit pris d'épouvanté et touché jusqu'au fond du cœur, et qu'il sente s'éveiller en lui le chrétien, et que la question de la responsabilité morale et toutes les autres du même ordre se posent de nouveau pour lui, et qu'il voie, dans un éclair, toute la misère de la vie—et tout son mystère. Armand de Querne, c'est l'homme d'aujourd'hui, un homme qui a conçu et éprouvé tous les états d'âme analysés dans les Essais et qui résume en lui toute la distinction morale et intellectuelle où s'est élevé l'effort des deux dernières générations. Cet homme d'aujourd'hui offre une combinaison singulière d'esprit scientifique, de sensualité fine et triste, d'inquiétude morale, de compassion tendre, de religiosité renaissante, de penchant au mysticisme, à une explication du monde par quelque chose d'inaccessible et d'extra-naturel. La fin de Crime d'amour est mystique comme un roman russe. Mais ce à quoi les écrivains russes sont amenés par le mouvement spontané de leurs âmes religieuses et rêveuses, par l'étude des cœurs simples et par le spectacle d'infinies souffrances et d'infinies résignations, nous y arrivons, je crois, par la banqueroute de l'analyse et de la critique, par le sentiment du vide qu'elles font en nous et de la somme énorme d'inexpliqué qu'elles laissent dans le monde. Pour ces raisons ou pour d'autres, il semble qu'un attendrissement de l'âme humaine soit en train de se produire dans cette fin de siècle et que nous devions bientôt assister, qui sait? à un réveil d'Évangile.

Cet attendrissement, fait de méditation sérieuse, de tristesse et de pitié, c'est lui qui donne tant de prix aux romans de M. Paul Bourget. C'était lui, déjà, qui communiquait tant de douceur à ses poésies de jeunesse (la Vie inquiète, les Aveux).

Je ne conclus point. M. Paul Bourget est assez jeune pour se développer encore et pour nous apporter peut-être de l'imprévu. Qu'il continue de nous charmer, de nous toucher et de nous faire réfléchir; qu'il continue d'être élégant, grave et languissant, de nous dessiner d'exquises figures de femmes (comme Thérèse de Sauves, Hélène Chazel et les deux Marie-Alice, ou comme Hubert Liauran, cette douce petite fille) et d'étudier les drames de la conscience dans l'amour. Et, s'il n'était indiscret et inutile de former des vœux, j'ajouterais: Qu'il nous propose encore, si tel est son plaisir, des cas de psychologie passionnelle; mais qu'il ne s'y tienne pas: il serait bientôt condamné à se répéter un peu. Puis, les tragédies de l'amour occupent-elles donc toute la place dans la vie? Regardez, de grâce, en vous et autour de vous: vous verrez qu'il y a autre chose au monde. M. Paul Bourget l'a bien senti dans André Cornélis; mais ce ne sont pas des «planches d'anatomie» pure, surtout d'une anatomie si exceptionnelle, que nous lui demandons. Qu'il se défie de son éternel Stendhal et même un peu de M. Taine. Qu'il applique à l'analyse d'autres passions que celles de l'amour, à l'étude d'autres situations que celles où nous pouvons nous trouver vis-à-vis de la femme, ses dons merveilleux de psychologue et à la fois de moraliste. Et qu'il fasse enfin l'univers de ses romans aussi large que celui de ses Essais. Je ne demande rien de plus à ce jeune sage, prince de la jeunesse—de la jeunesse d'un siècle très vieux.

FIN

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