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Les Contemporains, 6ème Série: Études et Portraits Littéraires

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La fraîcheur de leur lit, l'ombre qui les couronne,
M'enchaînent tout le jour sur le bord des ruisseaux;
Comme un enfant bercé par un chant monotone,
Mon âme s'assoupit au murmure des eaux.
.............
Beaux lieux, soyez pour moi ces bords où l'on oublie!
.............
Repose-toi, mon âme, en ce dernier asile,
Ainsi qu'un voyageur qui, le cœur plein d'espoir,
S'assied, avant d'entrer, aux portes de la ville,
Et respire un moment l'air embaumé du soir.

............
L'amitié te trahit, la pitié t'abandonne,
Et, seule, tu descends le sentier des tombeaux.

Et cette merveilleuse strophe où se trouve formulé si exactement (car Lamartine est précis quand il veut), et formulé pour toujours, le «sentiment de la nature», tel qu'il s'épanchera sans fin dans la poésie de notre siècle:

Mais la nature est là, qui t'invite et qui t'aime:
Plonge-toi dans son sein qu'elle t'ouvre toujours.
Quand tout change pour toi, la nature est la même,
Et le même soleil se lève sur tes jours.

Certes, Chênedollé, ce timide et cet incomplet, d'ailleurs si intéressant, et Fontanes lui-même, ce beau fonctionnaire, avaient eu, en réaction contre l'âge précédent, leurs minutes d'inquiétude religieuse, et aussi leurs attendrissements sous la lune ou devant le soleil couchant; une grâce assouplissait çà et là leurs vers habiles et prudents; et tous deux avaient ce mérite d'être des façons de poètes raciniens. Mais, ici, il y a la source et le flot, l'harmonie large et continue, une spontanéité, une facilité divine, et une beauté simple d'images,—ce «sentier des tombeaux», ce «voyageur assis aux portes de la ville»,—images grandes, non détaillées, non situées dans le temps, et qui font songer aux fresques d'un Puvis de Chavannes. Et nous verrons ce qui s'y joint plus tard, quelle hardiesse et quelle franchise imperturbable d'expression, quelle énergie sereine et non tendue, et souvent, si l'on peut dire, quel mauvais goût splendide—et toujours aisé: car, en dépit des lambeaux de phraséologie classique qu'il laisse parfois négligemment flotter sur les nappes étalées de son verbe, Lamartine est, à coup sûr, le plus libre, le plus aventureux, le moins scolaire et le moins académique des grands écrivains...

Qu'apportait-il donc? Ou qu'avait-il retrouvé? Trois choses, dont les deux premières au moins paraissent aujourd'hui surannées, faute peut-être d'être comprises: l'amour platonique, un spiritualisme ardent, et l'amour religieux de la nature.

1o L'amour platonique.—Le fâcheux esprit gaulois s'en est beaucoup égayé. La théorie de Platon sur l'amour n'a pourtant rien de ridicule, il s'en faut. En somme, elle repose sur l'expérience. Montaigne a beau dire, en parlant de La Boétie: «Je l'aimais parce que c'était lui». Cette délicieuse tautologie «explique» pourquoi l'on aime, mais non pas pourquoi l'on s'est mis à aimer. On commence d'aimer une personne parce qu'on croit voir en elle une conformité à un certain idéal que l'on portait en soi, et qui déjà la dépasse. Le débauché lui-même, qu'aime-t-il, au bout du compte, sinon une «idée» de plaisir dont il cherche la réalisation? L'amour de don Juan, c'est donc encore l'amour platonique. Nous aimons toujours, pour ainsi dire, par delà ceux et celles que nous aimons; et la preuve, c'est que nous ne les aimons jamais tels qu'ils sont, ni tels qu'ils apparaissent aux autres hommes, mais tels qu'il nous plaît de nous les représenter. Il y a longtemps, un de mes amis définissait l'amour platonique, au moins par un de ses effets, dans ces vers grêles et secs, pas du tout lamartiniens, mais qui disent ce qu'ils veulent dire:

Je ne sais pas (car tout le jour
Ses yeux clairs me hantent sans trêve)
Si c'est elle ou si c'est mon rêve
Que j'aime d'un si grand amour.

Parfois, ma tendresse blessée
Saigne et s'effraye obscurément
D'un mot, d'un geste qui dément
Son image en mon cœur tracée.

Et je sens chanceler ma foi:
Le tissu magique se brise
Du voile qui l'idéalise
Et que j'ai mis entre elle et moi.

Mais voilà que la chère belle
Me sourit: mes doutes s'en vont;
Mon amour renaît plus profond,
Car un peu de remords s'y mêle.

Est-elle ce que je la fais?...
Ô cœur ennemi de toi-même,
Puisses-tu ne trouver jamais,
Pauvre cœur, le mot du problème!

Bref, l'amour platonique, c'est l'amour humain, c'est l'amour sans épithète, mais considéré dans son mouvement naturel d'ascension,—mouvement si justement observé, après et d'après Platon, par le saint auteur de l'Imitation de Jésus-Christ: «L'amour tend toujours en haut... Il n'y a rien au ciel et sur la terre de plus doux que l'amour, rien de plus fort, de plus élevé... parce que l'amour est né de Dieu, et qu'il ne peut trouver de repos qu'en Dieu, en s'élevant au-dessus de toutes les choses créées.» (Imit., Liv. III, chap. V.) Y a-t-il donc là de quoi tant «se gondoler»?

2o Le spiritualisme.—Comme l'amour platonique, le spiritualisme est un peu tombé dans le décri. Le positivisme, l'évolutionnisme,—ou même le pessimisme et le néo-kantisme, qui sont pourtant encore du spiritualisme, et en plein,—ont bien meilleur air, semblent impliquer plus de liberté et d'étendue d'esprit. C'est qu'on songe toujours au spiritualisme officiel, insincère, figé, mort, de Victor Cousin et des Manuels de philosophie. Mais Lamartine n'a rien de commun, ou pas grand'chose, avec Adolphe Garnier ou Damiron. Pensez que, avant de devenir la philosophie du baccalauréat, le spiritualisme fut la philosophie du Phédon et du Banquet et celle du Songe de Scipion. Pris en lui-même, le spiritualisme est la plus généreuse explication de l'univers, celle qui contient le plus d'amour, celle qui donne au monde le plus beau sens...

3o Le sentiment de la nature.—Cela encore ne nous est plus du tout nouveau. Ce ne l'était même pas en 1820, et je ne vous dirai donc point que c'est Lamartine qui l'a inventé. Il est vrai que ce n'est pas non plus Chateaubriand, que ce n'est pas non plus Bernardin de Saint-Pierre, que ce n'est pas non plus Jean-Jacques Rousseau, que ce n'est pas non plus Fénelon, que ce n'est pas non plus La Fontaine, que ce n'est pas non plus Ronsard. Bref, ce n'est personne. Mais, tout de même, on peut assurer que ce sentiment délicieux, un peu languissant et endormi auparavant, ou qui ne s'était guère exprimé que sous des formes indirectes et imitées des anciens, s'est décidément réveillé et développé chez nous vers le dernier tiers du dix-huitième siècle, et qu'alors seulement nous avons appris à bien voir l'univers physique et à connaître entièrement combien la terre est belle, douce, mystérieuse et divine. Cet amour de la nature, nous le respirons à présent dès l'enfance, dans les premiers vers que nous épelons; il fait désormais partie des sentiments essentiels et constitutifs de l'homme moderne; et je suis tenté de croire que, parmi les causes qui nous ont rendus si différents des hommes d'autrefois, il faut tenir grand compte de celle-là.

Non, sans doute, Lamartine n'est pas le premier en date de nos grands «peintres de la nature». Mais il est resté, je crois, le plus aisé et le plus large, le plus naïvement ému, le plus spontané. Je trouve souvent, je l'avoue, plus de précision et de force que de grâce dans les descriptions de Rousseau, qui d'ailleurs eut à créer, en partie, le vocabulaire du genre et comme son outillage verbal. Il y a, parfois, bien de la sensiblerie et de l'enfantillage chez Bernardin. Les merveilleux paysages de Chateaubriand sentent volontiers le décor, l'arrangement théâtral. Ces grands artistes font «poser» la nature devant eux; Lamartine, non. Il ne s'en sépare point: il s'y baigne. C'est que, plus longtemps et plus assidûment que les autres, il a vécu près de la terre d'une vie intimement et profondément agreste.

Je suis né parmi les pasteurs.
.........
Saules contemporains, courbez vos longs feuillages
Sur le frère que vous pleurez.

Je vous prie de relire, dans la Préface des Méditations écrite en 1849, le récit d'une de ses excursions d'enfant, avec son père, à travers la montagne, et la visite au vieux gentilhomme qui vivait dans une si jolie maisonnette de curé et qui copiait ses vers sur de si beaux cahiers,—et de savourer la couleur et l'accent du morceau. Lamartine mourut vigneron, grand vigneron, hanté par des rêves de vendanges démesurées.—Au lieu qu'il faut presque aller jusqu'aux Feuilles d'Automne pour trouver, chez Victor Hugo, une vue directe de la nature, la terre, les eaux et les feuillages murmurent, chantent, fleurissent, ondoient et surabondent à toutes les pages de l'œuvre poétique de Lamartine, depuis les Méditations jusqu'à l'évangélique Histoire d'une servante, en passant par Jocelyn et la Chute d'un ange. Les autres, Chateaubriand, Hugo, Michelet, peuvent être de grands amoureux des spectacles de la terre: Lamartine, lui, est réellement un «rustique»,—comme George Sand.

Voulez-vous savoir où, dans quelles circonstances,—et dans quelle posture,—il traça, sans le savoir, le premier crayon de ce qui devait être le Lac? C'était en 1814; il était garde du corps du roi Louis XVIII, et fut envoyé en garnison à Beauvais. Aux heures de loisir, il s'en allait errer autour de la ville en faisant des vers. «Hier, écrit-il à son ami Virieu, je découvris, assez loin de la ville, un petit sentier ombragé par deux buissons bien parfumés. Il me conduisit au milieu des vignes, qui sont parsemées de cerisiers. Je me couchai sous leur ombre fraîche et épaisse; j'ôtai mon épée et mes bottes: l'une me servit de pupitre et l'autre d'oreiller. Je sentais dans mes cheveux un vent doux et frais. Je n'entendais rien que les bruits qui me plaisent, quelques sons mourants de la cloche des vêpres, le sourd bourdonnement des insectes pendant la chaleur et les rappeaux (rappels) d'une caille cachée dans un blé voisin.»

C'est là, c'est dans cette attitude que le jeune cavalier griffonna la première esquisse de l'immortelle élégie. Le Lac ébauché sous un cerisier, dans une vigne, sur une botte de gendarme... Que la réalité a parfois d'imprévu et de bonhomie!

Ainsi, conception «platonique» de l'amour, spiritualisme ardent, amour de la nature, voilà ce que Lamartine semblait rapporter aux hommes, ce dont il faisait de suaves mélanges, et ce qu'on eût dit qu'il inventait à force de fervente candeur. Les beaux rêves et les doux sentiments! encore qu'ils aient été si souvent déshonorés, soit par une simulation intéressée, soit par une forme banale de Jeux floraux, et que trop de jeunes filles ou de vieux messieurs se soient figuré que, pour écrire des vers lamartiniens, il suffisait d'avoir une belle âme.—Tout ce que l'âme humaine a conçu de plus pur à travers les âges, la fleur de spiritualité des plus nobles races et des plus beaux siècles, le monothéisme dramatique, passionné—et majestueux—de la poésie juive; le rêve que faisait Platon d'un monde harmonieux par l'Idée, où les divers ordres de réalités sont assimilables à des ombres et à des reflets gradués de la pensée divine et, parallèlement, le rêve de l'ascension naturelle de l'âme par l'amour; le mysticisme amoureux de Dante et de Pétrarque; la grâce fluide et épurée, la piété soupirante et le semi-molinisme si tendre de Fénelon, et sa sensualité d'ange; les cantiques de Jean Racine, d'un si grand charme de virginité, avec ce lyrisme d'on ne sait quels célestes «catéchismes de persévérance»; même l'onction lentement murmurante de l'Imitation de Jésus-Christ, et même, d'autre part, ce que l'élégante poésie érotique du siècle dernier avait, çà et là, de plus léger, de plus fuyant et de moins charnel, tout cela, en vérité, se retrouve, se confond, s'achève et s'épanouit dans la poésie lumineuse et ailée d'Alphonse de Lamartine. Il ne serait peut-être pas absurde de dire que notre littérature classique, qui, sauf une petite part du dix-septième siècle et une part notable du dix-huitième, avait été chrétienne, eut en lui, sur le tard, son poète lyrique. Lamartine complète et ferme une ère,—ce qui ne l'empêche point, nous le verrons, d'en ouvrir une autre.

Je n'entrerai pas dans le détail des Méditations. Je sens que je glisserais tout de suite aux notules admiratives, aux exclamations dont les professeurs d'autrefois garnissaient le bas des pages de leurs éditions d'écrivains classiques. Mais je sais particulièrement gré à M. Émile Deschanel d'avoir daigné revenir, en deux ou trois chapitres, à quelques-uns des meilleurs usages de l'ancienne critique scolaire. Aujourd'hui, en effet, la critique est, le plus souvent, une muse un peu dédaigneuse, uniquement préoccupée d'idées générales, qui considère les livres de très haut et qui n'en retient que ce qui peut servir d'argument à telle théorie esthétique ou s'adapter à telle interprétation évolutionniste d'une période littéraire. Cette critique-là est du plus sérieux et du plus profond intérêt; mais elle n'implique nullement et l'on pourrait presque dire qu'elle exclut la lecture lente, paresseuse et voluptueuse, la lecture qui savoure, qui se récrie et qui annote, la lecture à la façon des bons humanistes du temps passé.

M. Deschanel ne craint point de donner dans ces doctes baguenauderies,—oh! discrètement,—et de faire, çà et là, le professeur. Il ne rougit point d'analyser certaines pièces, de les apprécier en elles-mêmes, d'y rechercher les «imitations» volontaires et involontaires, de les classer enfin par ordre de mérite. Et pourquoi en aurait-il honte? Avant d'assigner aux œuvres leur place dans l'histoire du développement des idées ou des formes littéraires, il n'est peut-être pas superflu de s'assurer que ces œuvres «existent», d'en expliquer et d'en démontrer, s'il se peut, l'excellence; et ainsi le bon professeur de rhétorique prépare modestement les voies au critique transcendant. Aujourd'hui que Lamartine et Hugo entrent dans les programmes du baccalauréat et de la licence, il faut bien commencer à faire pour eux ce qu'on fait depuis deux cents ans pour Corneille, Racine et Molière. Au surplus, le commentaire des textes, même un peu ingénument admiratif ou un peu minutieusement grammatical, n'est point un exercice sans agrément. J'aime ces petites besognes, à la fois nobles par leur objet et commodes à l'esprit par le peu d'effort qu'elles exigent. M. Deschanel a donc bien fait de s'y livrer par divertissement. Je l'en remercie. C'est très bon, à un certain âge, de se croire redescendu,—ou remonté,—en rhétorique. Cette bonne vieille critique à la façon de La Harpe et, ma foi, aussi de Voltaire, où cette chose un peu surannée et ancien régime, «le goût,» a le principal rôle. Sainte-Beuve lui-même n'a point dédaigné de s'y amuser deux ou trois fois et, si je ne me trompe, jusque dans les Nouveaux Lundis... Comme La Harpe, comme l'abbé Batteux ou comme M. de Féletz, M. Deschanel s'attarde à de bons petits «rapprochements». Le vers de Lamartine:

Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé,

lui rappelle incontinent celui de Racine:

Dans l'Orient désert quel devint mon ennui!

Il ne peut rencontrer la strophe du Lac:

Assez de malheureux ici-bas vous implorent, etc...

sans éprouver le besoin de nous réciter, tout de suite après, la strophe de La Jeune Captive:

Ô mort, tu peux attendre; éloigne, éloigne-toi;
Va consoler les cœurs que la honte, l'effroi,
Le pâle désespoir dévore, etc...

Il nous conte, à un endroit, que Lamartine, pour échapper à la mélancolie, s'était mis au travail manuel, au métier de menuisier et de tourneur: tout aussitôt, ce mot de «tourneur» lui rappelle le vers d'Horace: Et male tornatos, etc.... Une strophe du Chant d'amour sur les mouvements harmonieux d'une jeune femme entraîne la citation d'un distique de Tibulle. Ces deux vers de la Réponse à Némésis:

J'ai gardé ses beaux pieds des atteintes trop rudes
Dont la terre eût blessé leur tendre nudité,

amènent, au bas de la page, ce vers des Bucoliques:

Ah! cave ne teneras glacies secet aspera plantas;

et ainsi de suite.

Ces rapprochements ne servent à rien; et de tous les vers cités par M. Deschanel à propos de ceux de Lamartine, il n'en est peut-être pas un seul auquel Lamartine ait songé; mais, comme dit l'autre, «ça fait toujours plaisir». Je me souviens d'une anecdote que contait Ernest Bersot. Il avait passé tout un après-midi à causer littérature avec Saint-Marc-Girardin et Nisard; et l'on avait fait des citations, et chacun y était allé de son latin et même de son grec: «C'est égal, dit Saint-Marc-Girardin en prenant congé de ses compagnons, nous sommes là trois pédants qui nous sommes joliment amusés!»

Donc, encore une fois, M. Deschanel a parfaitement raison de se souvenir qu'il fut professeur de rhétorique. Je lui ferai néanmoins quelques légers reproches. Il distingue très justement, dans les Méditations, trois groupes de pièces: les pièces entièrement neuves, telles que l'Isolement, le Lac, le Vallon, le Soir, l'Automne; les odes à l'ancienne mode, telles que l'Enthousiasme et le Génie; et enfin les «morceaux en vers alexandrins sur des sujets philosophiques», tels que l'Homme, la Prière et l'Immortalité. Oserai-je dire qu'il me paraît un peu sévère pour les deux derniers groupes? Même dans les Odes je trouve, outre cette fluidité de diction qui est propre à Lamartine, une largeur de mouvement et comme une ampleur de geste qui ne se rencontraient guère dans J.-B. Rousseau, Pompignan et Lebrun. Et quant aux pièces philosophiques, il n'y a pas à dire, c'est tout autre chose que les «discours» de Voltaire. Et je ne parle plus seulement des vers, aussi magnifiquement épandus chez l'amant d'Elvire qu'ils sont d'ordinaire courts et grêles chez l'ami de Mme du Châtelet: je parle du sentiment. Le déisme de Voltaire ne contient pas une parcelle d'amour de Dieu: Lamartine en déborde. Il est (Racine mis à part) le premier et est resté, je crois, le seul de nos grands poètes qui ait profondément ressenti et exprimé cet amour-là. Toute son œuvre, du commencement à la fin, en est pénétrée. Il est essentiellement pieux. M. Charles de Pomairols dit fort bien: «Lamartine nous semble le déiste le plus ému qui fut jamais, le seul peut-être chez qui la raison ait pu alimenter une adoration aussi fervente. Preuve manifeste de sa profonde sensibilité! On se dit avec étonnement qu'elle devait être bien puissante, pour se maintenir si religieuse dans une philosophie d'ordinaire si dépouillée.»

C'est,—avec l'abondante splendeur de l'imagination,—cette ardeur du sentiment religieux qui sauve de la sécheresse et de la banalité les discours déistes de Lamartine, et qui les empêche d'être des dissertations. Et, de même, au Carpe diem des Horace et des Parny, ajoutez le sentiment religieux; et, si vous avez du génie, vous écrirez le Lac. Non que le nom de Dieu soit ici prononcé; mais, par le seul mouvement ascensionnel de l'amour et du désir, par l'évocation, dès le début, de la «nuit éternelle» et de l'«océan des âges», par la soif d'étendre son être, de le «relier» à l'univers (relligio) et de rattacher l'éphémère à l'éternel, la traditionnelle élégie épicurienne se trouve agrandie jusqu'aux étoiles...

M. Émile Deschanel parle dignement du Crucifix, de Bonaparte, du Poète mourant: mais pourquoi ne nomme-t-il même pas la pièce qui ouvre les Nouvelles Méditations et qui est intitulée le Passé? C'est une de celles que je relis le plus volontiers. Je ne dis point que ce soit une des plus surprenantes que Lamartine ait écrites. Mais c'est, je crois, une des plus parfaitement caractéristiques du lyrisme de ses deux premiers recueils. Cela est délicieusement chantant et ailé. Rappelez-vous ces «départs» de phrases musicales:

Arrêtons-nous sur la colline...

Puis:

Repassons nos jours, si tu l'oses...

Puis:

Hélas! partout où tu repasses,
C'est le deuil, le vide ou la mort...

Et enfin:

Levons les yeux vers la colline
Où luit l'étoile du matin...

Il me semble que ces strophes s'élancent ou plutôt se détachent comme d'un coup d'aile blanche, presque silencieux. Celles de Victor Hugo s'arrachent d'un effort puissant, et l'aile qui les soulève est musclée, on le dirait, comme une aile d'aigle. Mais les vers de Lamartine glissent sans secousse dans un air léger.

La courbe et la molle cadence du vol, l'essor et le mouvement en haut, voilà, bien décidément, l'un des signes les plus constants de cette poésie. La convenance est donc entière entre la forme et le fond. Cette belle philosophie platonicienne qui fait de l'univers un système de symboles ascendants, Lamartine l'exprime par des mots et des images qui toujours, toujours montent. M. Charles de Pomairols a étudié avec une rare et amoureuse pénétration la «spiritualité» du style de Lamartine. On ne dira pas mieux sur ce sujet, et je ne saurais donc mieux faire que de vous citer quelques-unes des observations de l'inquiet et souffrant poète des Rêves et Pensées sur l'heureux et glorieux poète des Harmonies.

«Souvent traditionnelles, générales comme il convient à un esprit philosophique, effacées quelquefois par l'usage, peu nourries, toujours délicates, les comparaisons interviennent dans son style poétique non pas comme d'insistantes et serviles copies de la réalité, mais comme les allusions légères d'un esprit qui plane sur la nature.»

M. de Pomairols observe aussi que, dans l'immense champ des images, «Lamartine choisit spontanément

Tout ce qui monte au jour, ou vole, ou flotte, ou plane,

parce que, occupé avant tout de l'âme, il se plaît à retrouver au dehors les attributs de légèreté, de souplesse, de transparence de l'élément spirituel.» Et encore: «C'est l'élément liquide qui fournit à Lamartine le plus grand nombre de ses images... Tous les phénomènes qu'offre la fluidité, aisance, transparence, reflets du ciel, murmures harmonieux, défaut de saveur peut-être, manque de limites et de formes arrêtées, tous ces caractères de la fluidité se confondent avec les attributs de l'imagination lamartinienne.» Et voici, entre beaucoup d'autres, un exemple bien joliment choisi et commenté, à l'appui de ces remarques: «Il est des êtres, semble-t-il, pour qui l'idée de pesanteur n'est pas à craindre, comme la jeune fille. Voyez pourtant comme Lamartine l'allège encore par l'image:

Son pas insouciant, indécis, balancé,
Flottait comme un flot libre où le jour est bercé.

«Comme il s'élève en deux vers sur l'échelle diaphane: un pas, un flot, le jour!» «Le but secret et le résultat de toutes ces images, c'est l'allègement de la sensation.»

Avec tout cela, les réflexions de M. de Pomairols, si justes dans leur généralité, nous donnent peut-être l'idée d'une poésie par trop immatérielle, inconsistante jusqu'à l'évanouissement. Ces remarques, qui lui ont été surtout inspirées par les Harmonies, ont besoin, je crois, d'être complétées. D'autre part, M. Émile Deschanel met, assez nettement, les Harmonies au-dessous des Méditations. Je voudrais vous dire pourquoi je ne puis être de cet avis.

IV
LES HARMONIES.

Les Harmonies de Lamartine me paraissent être, avec les Contemplations de Victor Hugo, le plus magnifique débordement de poésie lyrique qui soit dans notre langue. Si différents de forme et d'inspiration, les deux recueils ont pourtant quelque rapport par leur objet. C'est, ici et là, la plus haute et la plus large poésie qui soit; ce sont deux âmes de poètes en plein contact avec l'immense nature et l'humanité. Mais, de ces deux imaginations souveraines, l'une nous ravit par sa spontanéité et sa grandeur, l'autre nous étonne par son énormité et sa violence. L'une, nous enchante d'«harmonies», l'autre nous éblouit d'antithèses. Lamartine disait que «les ombres n'ajoutent rien à la lumière». Lumière et ombre, c'est toute l'esthétique de Hugo. Ici, triomphe la sereine liberté d'une écriture qui semble improvisée; là, le plus prodigieux effort d'expression plastique qui fut jamais. Les Harmonies semblent presque toutes conçues dans quelque paysage élyséen, au bord d'une mer méridionale, et les Contemplations, dans quelque forêt sinistre ou devant un océan livide d'éclairs. Et c'est comme si l'œil de Lamartine ne voyait les objets qu'à travers un voile diaphane qui en émousse et en agrandit les contours, et comme si, au contraire, leurs saillies subitement démesurées heurtaient l'œil visionnaire de Victor Hugo. Et la philosophie des Contemplations est donc le manichéisme, c'est-à-dire le monde ramené,—provisoirement,—à une antithèse; et la philosophie des Harmonies, c'est le platonisme, ou le monde ramené dès maintenant à l'unité par l'amour; et ainsi se répondent les Novissima Verba et Ce que dit la bouche d'ombre.

Je voudrais étudier les Harmonies avec un peu de méthode. La vieille distinction, artificielle, mais commode, de la forme et du fond m'y servira. Et si je commence par la forme, c'est que j'éprouve le besoin de m'inscrire tout de suite en faux contre un jugement de M. Deschanel.

«... Jamais, dit-il, la virtuosité ne fit éclater plus de maestria et de verve; mais les brillantes variations des Harmonies religieuses ressemblent plus souvent à celles d'un improvisateur italien qu'aux chants célestes d'un Palestrina. Je me figure le diplomate poète, à Florence, dans ce milieu cosmopolite, passant ses soirées à la Pergola «entre des abbés et des filles», comme Hercule entre la Vertu et la Volupté; le lendemain, improvisant ses vers dans les jardins de Boboli ou aux Cascine, l'oreille encore pleine des fioritures du ténor ou de la «prima donna»: quelque chose de leur manière rossinienne s'y glissa malgré lui, à son insu. On sait à quel point Rossini est païen tout pur, jusque dans ses Messes et dans ses Stabat. Pour un Italien, l'opéra et la messe ne diffèrent pas sensiblement. Cimarosa, comme Rossini, charmait Lamartine dans sa jeunesse. Il le chantait à pleine poitrine. Génies mélodiques, analogues au sien par la veine heureuse et la grâce. Non moins grande, j'imagine, devait être son affinité avec Bellini qui, lui aussi, était un féministe, et en mourut jeune, comme Mozart...»

Oui, cela est spirituel; mais cela est à mille lieues de ce que je sens, à mille lieues de l'impression que je viens de recevoir, une fois de plus, de la lecture totale des Harmonies. Il m'est impossible de souffrir que, discrètement et sans y toucher, on rapproche ainsi Lamartine d'un improvisateur napolitain, d'un «ténor», d'une «prima donna» et de ces «féministes» qui, d'avoir été féministes, moururent jeunes. En tous cas, Lamartine n'est pas de ceux qui en meurent, puisqu'il mourut, lui, à près de quatre-vingts ans. Je ne puis non plus comprendre qu'on voie en lui un «païen» à la façon de Rossini. Puis ces mots de «maestria» et de «verve», appliqués à Lamartine, me font peine: ils me semblent le rapetisser étrangement. Et, pour tout dire, je suis bien fâché qu'un livre qui renferme ces chefs-d'œuvre: Bénédiction de Dieu dans la solitude, Pensée des morts, l'Occident, l'Infini dans les Cieux, le Chêne, l'Humanité, la Vie cachée, Éternité de la nature et brièveté de l'homme, Milly, le Cri de l'âme, Hymne au Christ, la Retraite, Hymne de la mort, Souvenir à la princesse d'Orange, le Premier Regret, Novissima Verba et Les Révolutions, paraisse susciter finalement dans l'esprit de M. Deschanel l'image d'un abbé Liszt «pour qui Jéhovah n'est qu'un thème sur lequel il brode des fugues».

Il est vrai que M. Deschanel ajoute: «Par moments». Oh! que cette restriction était nécessaire! La vérité, c'est que, de même que Hugo remplit parfois les intervalles de son inspiration par des exercices de sa forte rhétorique plastique, il peut arriver aussi que Lamartine s'abandonne à son innocente rhétorique musicale. On trouverait, dans les Harmonies, jusqu'à trois ou quatre «cavatines» un peu faciles. Je peux vous dire où: c'est dans l'Hymne de la nuit, dans l'Hymne du matin et dans Encore un hymne. Nulle part ailleurs, je vous assure. Le reste du temps, la surabondance de la forme n'est visiblement que l'effet du trop-plein de l'inspiration. Et en tout cas, dans les rares passages qui ont suggéré à M. Deschanel de si damnables observations, il serait beaucoup plus juste d'accuser Lamartine de nonchalance que de «virtuosité.»

Pour moi, je l'avoue, j'aime ces nonchalances, pêle-mêle avec le reste. Oui, Lamartine est le seul de nos poètes qui ait presque constamment improvisé, dans le sens presque rigoureux du mot. Quand il nous conte qu'il écrivit en un jour les six cents vers de Novissima Verba, je crois qu'il se vante à peine. Vous savez le jugement de Musset sur Jocelyn (dans la première version de Il ne faut jurer de rien): «Il y a du génie, du talent et de la facilité». Cette gentille épigramme se peut tourner en suprême louange. Cela veut dire que Lamartine réalise le mieux l'idée que les anciens hommes se faisaient du poète (enthéios, kouphone ti kaï ptéréone, etc...). Lui-même a déclaré avec insistance qu'il n'a jamais fait de vers que pour soulager son cœur, et que faire des vers n'est pas un métier. Et je sais bien tout ce qu'on peut dire là contre; mettons que le cas de Lamartine est et restera probablement unique dans la poésie moderne. Toujours est-il que, Lamartine ayant eu par bonheur «du génie», sa «facilité» est un charme à quoi rien ne ressemble. Non, rien peut-être n'égale l'ivresse sereine de cet essor sans heurt et sans arrêt, comme en plein éther. On glisse d'un mouvement que sa continuité même accroît; on n'a pas, comme chez Victor Hugo, des soubresauts sur de certaines saillies et arêtes de l'expression, et l'on ne se cogne pas aux numéros qui divisent l'ode en compartiments. L'admirable période de Hugo, beaucoup plus savante, beaucoup mieux faite, exactement «carrée», pour parler comme les Traités de rhétorique, et où les incidentes et les subordonnées sont toujours comprises entre le verbe et le complément direct de la proposition principale (en sorte que la chute en est toujours nette, précise et pleine), ressemble vraiment à quelque bâtisse solide et régulière, palais, forteresse ou prison. La période lamartinienne, plus vaste encore ou, pour mieux dire, plus allongée, presque sans coupes ni enjambements, par conséquent uniforme dans son cours,—avec sa profusion de participes présents, et ses si et ses quand éternellement reproduits,—et qui, se terminant presque toujours sur une énumération, ne s'arrête que lorsque l'imagination du poète a épuisé les objets énumérables, est une vague immense, aux plis symétriques et souples, qui monte, se gonfle et expire, «où le ciel est bercé», et qui nous berce.

Voilà bien des métaphores, d'ailleurs faciles et que je n'ai pas inventées. En voici une autre. Dans ce large flot traînent, assez souvent, de vieilles algues. J'entends par là certaines queues d'expressions un peu connues, certains lambeaux de la phraséologie d'avant les romantiques, phraséologie qu'ils ont, d'ailleurs, simplement remplacée par une autre. Oui, il y a, chez Lamartine, quelque chose d'assez analogue à ces vers «faits d'avance» qui reviennent de temps en temps chez Homère ou chez les poètes des Chansons de gestes, chez ceux qui se servaient peu de la plume et de l'encrier, ou qui même ne s'en servaient pas du tout, et pour cause. Mais tout cela, fuyantes traces de rhétoriques périmées, incorrections naïves, témérités de syntaxe, est emporté d'un si vaste mouvement que, dans les endroits (rares en somme) où l'expression défaille, on se contente de la beauté toujours intacte du rythme, et qu'on ne veut voir, dans ces généreuses négligences, qu'un témoignage candide de la glorieuse spontanéité de cette poésie, tantôt fleuve et tantôt torrent. Torrent? non, mais souffle du ciel, zéphyre aux grandes ondes aériennes: j'entends le fort Zéphyre des poètes anciens, chargé de germes et d'odeurs et qui, partout où il passe, promène de beaux frissons où se joue la lumière...

Car, tandis qu'on accorde à Lamartine l'abondance et la grâce, on semble lui refuser la force et le pittoresque, ou plutôt on ne songe plus à se demander s'il les a. Il les a pourtant, et au plus haut degré.

M. Charles de Pomairols dit très bien: «Cette force, presque tous les hymnes des Harmonies en sont la manifestation. Et d'où viendrait cette abondance inépuisable qu'on ne peut s'empêcher de remarquer dans le nombre de ses ouvrages, dans l'étendue de ses périodes, dans ses strophes immenses, dans ses rimes multipliées, d'où viendrait une si remarquable richesse, si elle n'était pas un épanchement de la force?... Au surplus, on peut, dans l'œuvre de Lamartine, dégager et mettre en lumière des passages, des confidences, qui sont la révélation expresse de cette qualité de force insuffisamment reconnue, etc...»

Il est cependant une preuve que M. de Pomairols oublie. Lamartine est le seul des grands poètes de ce siècle qui ait pu oser le vers libre dans la poésie lyrique (je néglige à dessein quelques pièces des Odes et Ballades). Cela est un grand signe pour lui. La strophe à forme fixe est la plus commode des gênes. On sait que rien n'est plus facile à faire qu'un sonnet passable. C'est un grand avantage pour le poète que le rythme de ses vers lui soit imposé d'avance: il n'a qu'à le remplir pour donner l'illusion du mouvement, et quelquefois de l'inspiration. Mais, dans le vers libre, le mouvement est imprimé et le rythme est créé par l'inspiration même, et la défaillance de celle-ci est tout aussitôt trahie par le fléchissement de celui-là. Pousser sans faiblesse, comme Lamartine le fait souvent, des pages entières et des masses énormes de vers libres, aller ainsi droit devant soi, au hasard, et trouver son rythme à mesure, cela suppose une puissance inouïe de sensations et de sentiments, un involontaire et invincible débordement de l'âme, bref, cet état extraordinaire que notre poète exprime, précisément en vers libres, dans une de ses Harmonies:

Mon âme a l'œil de l'aigle, et mes fortes pensées,
Au but de leurs désirs volant comme des traits,
Chaque fois que mon sein respire, plus pressées
Que les colombes des forêts,
Montent, montent toujours, par d'autres remplacées,
Et ne redescendent jamais.
.........

Et de quelle «force», en effet, pleine, soutenue, infatigable, prodigieuse, sont soulevés et lancés des poèmes tels que l'ode Contre la peine de mort, l'Éternité de la nature, la Marseillaise de la paix, le Toast du banquet celtique; les Laboureurs dans Jocelyn, le Chœur des Cèdres dans la Chute d'un ange, et la Vigne et la Maison!

Et notez que Lamartine n'a pas seulement la force expansive, mais aussi, quand il veut, la force de concentration. Ce flot épandu se ramasse, au besoin, dans un jet rapide et net. Le poète des mélancolies et des langueurs a, dès qu'il lui plaît, des vers «forts», des sentences robustes et concises, à la façon de Corneille; et c'est alors comme une pluie retentissante de médailles d'airain... Voyez, par exemple, dans les Premières Méditations, une pièce que le poète y ajouta en 1842: Ressouvenir du lac Léman. Il répond à son ami Huber Saladin qui s'était plaint, un jour, que la Suisse lui fût une trop petite patrie:

Adore ton pays et ne l'arpente pas.
Ami, Dieu n'a pas fait les peuples au compas:
L'âme est tout; quel que soit l'immense flot qu'il roule
Un grand peuple sans âme est une vaste foule.
..............

Sparte vit trois cents ans d'un seul jour d'héroïsme.
Un pays? C'est un homme, une gloire, un combat,
Zurich ou Marathon, Salamine ou Morat.
La grandeur de la terre est d'être ainsi chérie:
Le Scythe a des déserts, le Grec une patrie.

Et plus loin:

La conquête brutale est l'erreur de la gloire.
Tu l'as vu, nos exploits font pleurer notre histoire.
De triomphe en triomphe un ingrat conquérant
A rétréci le sol qui l'avait fait si grand.

Voilà comme cette longue main féminine et languissante sait frapper les vers. Et cela continue. Le poète allègue les gloires de la Suisse, et l'âme de Rousseau, que cette nature a nourrie et formée. Il ajoute que le souvenir de ses premières félicités suivit Jean-Jacques dans l'ombre des villes:

..............
Ses pieds rampants gardaient l'odeur des herbes hautes;
Son premier ciel brillait jusqu'au fond de ses fautes...

Vers splendides, qui me sont un acheminement à vous parler du «pittoresque» de Lamartine.

Lamartine voit la nature comme le grand peintre Puvis de Chavannes (j'ai déjà fait ce rapprochement, qui me paraît inévitable). Il la domine et la simplifie, de manière à produire, à l'ordinaire, une impression de grandeur, de sérénité et d'allègement spirituel. Les Harmonies sont, pour la plupart, des paysages qui prient. Les formes y sont ordonnées par groupes, sous le ciel libre, comme pour un chœur, pour un hymne en commun. Donc, pas de «coins» ni de menues curiosités descriptives. Mais Lamartine n'en est pas moins un rustique; il a vu, il a touché les choses de la campagne. Il peint par très larges touches, mais avec une réelle connaissance de son objet, et souvent avec une familiarité, une naïveté du plus grand air. Et de là, très souvent, des traits d'un pittoresque aisé et délicieux, très ingénu, très franc, souvent très hardi sans y tâcher.

Ces traits abondent dans la pièce des Méditations dont je vous parlais tout à l'heure:

De grands golfes d'azur, où de rêveuses voiles,
Répercutant le jour sur leurs ailes de toiles,
Passent d'un bord à l'autre, avec les blonds troupeaux,
Les foins fauchés d'hier qui trempent dans les eaux.
..............
Plus loin, les noirs sapins, mousses des précipices,
Et les grands prés tachés d'éclatantes génisses...

Mais, pour nous en tenir aux Harmonies, quelle moisson l'on y ferait d'images neuves et vraies! Cueillons à l'aventure:

L'ombre des monts lointains se déroule et recule
Comme un vêtement replié.

Ou bien, en parlant des nuages, «lambeaux de nuit... déchirés par l'aile de l'aurore»:

Ils pendent en désordre aux tentes du soleil.

Et, toujours feuilletant:

Le jour plein et léger tombe, et voilà le soir:
Sur le tronc d'un vieux orme au seuil on vient s'asseoir;
On voit passer des chars d'herbe verte et traînante.
...............
Un beau soir qui s'endort dans son lit de nuages.
...............
Un matin qui s'éveille étincelant de joie...

Sur une plage:

Et d'un sable brillant une frange plus vive
Y serpente partout entre l'onde et la rive
Pour amollir le lit des eaux.

Sur les heures:

Les autres s'éloignent et glissent
Comme des pieds sur les gazons...

Impressions matinales:

Les brises du matin se posent pour dormir...
...............
La mer roule à ses bords la nuit dans chaque ride...

Impressions de midi:

... À l'heure où les rayons sur les pentes s'étendent
Comme un filet trempé ruisselant sur les prés...
...............
Quand les tièdes réseaux des heures de midi,
En vous enveloppant comme un manteau de soie, etc.

Impression nocturne:

Les étoiles, ces fleurs que minuit fait éclore,
Naissaient sous notre doigt dans les jardins des cieux...

Mettez ici quelques centaines d'etc...

Si j'entends bien (mais qui en est sûr?) les jeunes poètes d'aujourd'hui, surtout ceux qu'on appelle les «symbolistes», il me semble que Lamartine doit leur plaire infiniment, et qu'il a souvent fait par instinct ce qu'ils veulent faire avec préméditation.

Ils se plaignent, si je ne me trompe, que, chez la plupart de nos poètes et même chez quelques-uns des plus grands, la poésie ressemble plus à un beau discours qu'à un chant; ils se plaignent qu'elle soit plus éloquente que suggestive, qu'elle ait des reliefs trop nets et des contours trop arrêtés, et qu'enfin nos vers français aient un peu trop constamment le genre de beauté des vers latins, de ces vers trop sonores, au rythme trop marqué et trop énergique et qu'un Virgile seul a pu amollir quelquefois, rythme qui commande presque la précision dans les mots et dans les images et qui exclut la demi-teinte, la pénombre et l'ondoiement.

Or, il est certain que Victor Hugo, par exemple,—comme Lucain, comme Juvénal, comme Claudien, encore qu'avec beaucoup plus de génie,—fatigue assez souvent et accable l'esprit par un éclat trop dur, par des saillies trop vigoureusement éclairées, par trop de perfection dans l'agencement du style, trop de justesse dans les jointures des phrases, trop d'exactitude dans les comparaisons, trop d'ordre et de symétrie dans la composition des morceaux, trop de «beautés» d'un caractère un peu étroitement «littéraire» et prévu par les Traités de rhétorique; et qu'enfin, il y a trop de Boileau dans Victor Hugo, même dans le prodigieux versificateur des Contemplations et de la Légende des siècles. Lamartine est certes beaucoup moins savant, beaucoup moins précis, moins fécond en images achevées et sensiblement inférieur par l'invention verbale: et pourtant, avec leurs rimes non cherchées, la monotonie de leurs coupes, la fluidité, l'allongement indéfini de leurs périodes, leurs négligences et leurs à peu près d'expression, en dépit même des restes de phraséologie surannée qu'ils charrient çà et là dans leurs plis, les vers de Lamartine me semblent plus souvent approcher de ce qui serait «la poésie pure».

Comment cela?—L'essence de la poésie,—ce en dehors de quoi elle ne se distingue plus de la prose que par certaines cadences de mots,—c'est peut-être le sentiment continu de correspondances secrètes, soit entre les objets de nos divers sens, formes, couleurs, sons et parfums, soit entre les phénomènes de l'univers physique et ceux du monde moral, ou encore entre les aspects de la nature et les fonctions de l'humanité. Or, ces correspondances, il me paraît bien que Victor Hugo en perçoit sans doute de plus imprévues, et qu'il les exprime plus complètement; mais je crois que Lamartine en suggère un plus grand nombre, et avec moins d'effort. Et comme il se contente de les indiquer, le signe, chez lui, ne se détache pas tout à fait de la chose signifiée, mais il en est tout imprégné encore; ce sont, grâce à je ne sais quelle délicieuse indécision de termes, des passages aisés de l'idée à l'image et, presque dans le même moment, des retours de l'image à l'idée: en sorte que (presque toujours) cette poésie exprime simultanément l'âme et les choses, et est donc la plus large, la plus compréhensive et, au fond, la plus riche qu'on puisse concevoir.

J'ai peur que tout ceci ne vous paraisse pas très clair. Il faudrait trouver quelque exemple, qui valût pour des milliers de cas.—Je vous rappelle d'abord que, dans la «comparaison», le poète exprime les deux objets que son imagination rapproche; que la «métaphore» est une comparaison dont le second terme est seul exprimé; que l'«allégorie» n'est qu'une métaphore prolongée et que le «symbole» n'est peut-être qu'une allégorie plus libre et plus flottante. Ceci posé, je crois que la meilleure métaphore, et la plus vivante, est celle où l'objet sous-entendu reste le plus présent, le mieux mêlé à l'image par laquelle on l'évoque en nous,—à condition que cette image n'en soit point elle-même effacée ou affaiblie.

C'est cet effacement que l'on peut constater dans la bonne vieille allégorie ou «métaphore prolongée» de Mme Deshoulières (Dans ces prés fleuris, etc.). C'est ingénieux, mais cela ne contient pas une parcelle de poésie. Pourquoi? C'est que pas un instant nous ne voyons un troupeau, des prés, un berger, mais bien les filles de cette dame, et le roi à qui elle les recommande. Le terme inexprimé de la comparaison a mangé l'autre. Par contre, il arrive fort souvent, chez Victor Hugo, que l'image ait un tel relief, une telle précision, et qu'elle vive si bien par elle-même, et comme détachée de ce qu'elle exprime, que nous ne voyons plus qu'elle (de quoi, d'ailleurs, nous ne nous plaignons pas trop), et que nous avons besoin de quelque effort pour en ressaisir la signification. Mais, comme j'ai dit, les images de Lamartine restent d'ordinaire inachevées et transparentes; elles fondent et se dissolvent à mesure qu'elles surgissent: et de là leur charme singulier.

L'exemple caractéristique qu'il me fallait, le voici. C'est dans une pièce adressée à Mme Victor Hugo «en souvenir de ses noces» (Recueillements poétiques).

La nature servait cette amoureuse agape;
Tout était miel et lait, fleurs, feuillages et fruits.
Et l'anneau nuptial s'échangeait sur la nappe,
Premier chaînon doré de la chaîne des nuits.

Ceci, je m'en aperçois maintenant, est une «comparaison» proprement dite, plutôt qu'une «métaphore», mais peu importe pour ma démonstration. Remarquez-vous comme les deux termes de la comparaison sont intimement liés; comme ils se pénètrent l'un l'autre; comme le premier demeure présent dans le second; comme le mot «nuits» vient rappeler, dans le dernier vers, le mot «nuptial» du vers précédent; comme cette expression adorable est un peu fuyante et vague: «chaîne des nuits», corrige ce qu'il y aurait de trop précis et de puéril dans la vision d'une chaîne formée d'anneaux de mariage, et sauve ainsi le poète de tout gongorisme; comme l'idée de la ressemblance matérielle de l'anneau d'une chaîne avec une bague est seulement suggérée et s'évanouit aussitôt; comme on passe mollement de l'image de la bague à l'image de la chaîne et de celle-ci à l'idée de la «succession» indéfinie des nuits amoureuses, et comme tout cela est fondu, fluide, indéterminé dans les mots, et quelle grâce et quelle suavité dans l'impression totale. Et ne serait-ce pas un peu cela que cherchent aujourd'hui les plus inquiets de nos jeunes poètes?

Un des procédés qui contribuent le plus à donner à la poésie de Lamartine cet on ne sait quoi de fluide, d'aérien, d'angélisé, c'est ce que nous appellerons, si vous le voulez bien, la comparaison ascendante. Je crois, sans en être absolument sûr, que Victor Hugo a plutôt l'habitude de comparer les choses de l'âme et de l'esprit à celles de la matière. Au contraire, Lamartine; tous les objets qu'il touche de son verbe, c'est pour les élever en dignité. Il tire la vie de l'élément vers la vie de la plante et de l'animal, l'animal et la plante vers l'homme, l'homme vers Dieu. Il pousse tout l'univers visible sur l'échelle de Jacob. Les exemples, ici, foisonnent à chaque page. Je vous en donnerai quelques-uns, beaucoup moins pour votre instruction que pour mon délassement:

Pourquoi relevez-vous, ô fleurs, vos pleins calices,
Comme un front incliné que relève l'amour?
...............
Ô Dieu, vois sur les mers! Le regard de l'aurore
Enfle le sein dormant de l'Océan sonore
Qui, comme un cœur de joie ou d'amour oppressé,
Presse le mouvement de son flot cadencé
Et dans ses lames garde encore
Le sombre azur du ciel que la nuit a laissé.
...............

À une source:

Mais tu n'es pas lasse d'éclore;
Semblable à ces cœurs généreux
Qui, méconnus, s'ouvrent encore
Pour se répandre aux malheureux
.

Sur la «fleur des eaux»:

Elle est pâle comme une joue
Dont l'amour a bu les couleurs
...

Les cygnes noirs nagent en troupe
Pour voir de près fleurir ses yeux...

Ou bien:

Endormons-nous dans nos prières
Comme le jour s'endort dans les parfums du soir.

(Ceci est, je crois bien, une comparaison «descendante», mais si peu!)

Le Mont-Blanc cache à l'ombre de ses vastes flancs une vallée et un doux lac, où il se mire. Tel l'homme de génie; il est isolé et battu de la tempête:

Mais souvent, caché dans la nue,
Il enferme dans ses déserts,
Comme une vallée inconnue,
Un cœur qui lui vaut l'univers.

Ce sommet où la foudre gronde,
Où le jour se couche si tard,
Ne veut resplendir sur le monde
Que pour briller dans un regard...

Lisez toute cette petite pièce: le Mont-Blanc. Vous verrez que, d'un bout à l'autre, l'idée et l'image s'y entrelacent mollement, mais inextricablement.

Nous sommes bien loin des vieilles pratiques traditionnelles:

1o Telle qu'une bergère au plus beau jour de fête...
2o Telle, aimable en son air, mais humble dans son style...

Les classiques mettent d'un côté l'objet comparé, de l'autre côté l'objet auquel ils le comparent,—et une cloison entre les deux. (Victor Hugo fait encore souvent ainsi, et je ne dis point que Lamartine ne le fasse jamais.) Et cela n'est pas, sans doute, le contraire de la poésie; mais ce n'est pas non plus la poésie même. La poésie même, c'est, bien décidément, la concomitance du sentiment et de sa représentation concrète, et la pénétration de celle-ci par celui-là. Et, sauf erreur, c'est bien ce qu'on appelle le symbolisme, et c'est ce que Lamartine offre presque à chaque instant.

Du premier coup, il avait trouvé cela. Déjà, dans la Prière (Premières Méditations), les traits dont se compose la description de la campagne à l'heure du couchant évoquent d'eux-mêmes la vision d'un temple, et la nature prie avant même que le poète se soit mis à prier.—Dans le Passé (Nouvelles Méditations), vous vous rappelez le premier vers:

Arrêtons-nous sur la colline.

Cette colline est une vraie colline, d'où le poète revoit à ses pieds le théâtre de sa jeunesse; mais c'est en même temps le sommet de l'âge mûr, l'arête qui sépare les deux versants de la vie, et cela, sans que ces correspondances soient formellement énoncées.—Dans la Retraite (Harmonies), la pénétration des images par l'idée est plus intime et plus profonde encore. Cela vous ennuiera-t-il beaucoup que je vous cite quelques-unes des dernières strophes, si connues? Le poète vient de nous dire que «sa fenêtre est tournée vers le champ des tombeaux», où l'herbe couvre le sommeil des morts; que «plus d'une fleur nuance ce voile» et que, là, tout parle d'espérance et de réveil. Il continue:

Mon œil, quand il y tombe,
Voit l'amoureux oiseau
Voler de tombe en tombe,
Ainsi que la colombe
Qui porta le rameau,

Ou quelque pauvre veuve,
Aux longs rayons du soir,
Sur une pierre neuve,
Signe de son épreuve,
S'agenouiller, s'asseoir,

Et, l'espoir sur la bouche,
Contempler du tombeau,
Sous les cyprès qu'il touche,
Le soleil qui se couche
Pour se lever plus beau.

Paix et mélancolie
Veillent là près des morts,
Et l'âme recueillie
Des vagues de la vie
Croit y toucher les bords...

Les choses, ici, sont vraiment translucides et comme imbibées de lumière. Tous les traits sont bien empruntés à un cimetière de village: mais la transmutation est instantanée, du pigeon qui, de la maison voisine, vient picorer sur les tombes en la colombe de l'arche; du soleil qui s'éteint (pour renaître) derrière les cyprès, au soleil éternel qui se lève de l'autre côté de la mort; et l'on ne sait si cette forme sombre agenouillée sur une pierre «aux longs rayons du soir» est en effet une veuve qui prie, ou la vague statue de l'Âme espérante... Et, encore une fois, que cherchent donc les jeunes symbolistes, si ce n'est cela?

Lisez enfin l'Occident (dans les Harmonies). Voilà la merveille des merveilles, l'exemplaire idéal de la poésie symbolique. Lamartine décrit simplement un coucher de soleil:

Et la mer s'apaisait comme une urne écumante
Qui s'abaisse au moment où le foyer pâlit...
.........
Et la moitié du ciel pâlissait...
.........
Et dans mon âme, aussi pâlissant à mesure,
Tous les bruits d'ici-bas tombaient avec le jour.
.............
Et vers l'Occident seul, une porte éclatante
Laissait voir la lumière à flots d'or ondoyer...

Et alors il semble que tout soit attiré vers cette porte et aille s'y engouffrer:

Et les ombres, les vents, et les flots de l'abîme,
Vers cette arche de feu tout paraissait courir,
Comme si la nature et tout ce qui l'anime
En perdant la lumière avait craint de mourir!
..............
Et mon regard long, triste, errant, involontaire,
Les suivait et de pleurs sans chagrin s'humectait...

Et de l'Image immense, sans effort et comme si tombait seulement un dernier voile diaphane, l'Idée surgit:

Ô lumière, où vas-tu? .........
Poussière, écume, nuit; vous, mes yeux, toi mon âme,
Dites, si vous savez, où donc allons-nous tous?...
À toi, Grand Tout, dont l'astre est la pâle étincelle,
En qui la nuit, le jour, l'esprit vont aboutir!...

Au reste, les Harmonies tout entières (et j'arrive ainsi à l'étude du «fond») ne sont qu'un long et opulent symbole, puisque nul tableau n'y est peint pour lui-même et que toutes les choses décrites y sont représentatives de quelque chose qui les dépasse, soit de la grandeur et de la bonté divines, soit des sentiments que l'homme doit avoir pour Dieu.

M. Deschanel écrit: «Les idées de Lamartine sont inconsistantes; elles flottent à tous les vents du siècle. Il mêle l'Ancienne et la Nouvelle Loi. Dieu est pour lui, tantôt le Jéhovah biblique, tantôt le Christ, tantôt l'Esprit-Saint, avec toutes sortes de métamorphoses; tantôt le Dieu du Vicaire savoyard, à moitié rationaliste; tantôt l'Âme de la Nature, et la Nature elle-même, confondues; de sorte qu'on l'accusa de panthéisme, non sans apparence.»

Cela est très bien dit. Seulement, où M. Deschanel semble mettre un reproche, je mettrais une louange. L'éminent professeur dit encore mieux, un peu plus loin: «Les Harmonies parcourent au hasard, si l'on ose dire, toute la gamme des concepts sur l'idée de Dieu. C'est moins le panthéisme philosophique que le panthéisme lyrique.»

Ici, je souscris pleinement, je ne repousse que ces deux mots: «au hasard». Ces «psaumes modernes», comme Lamartine avait voulu les nommer, sont en effet un vaste cantique au Divin perçu et considéré successivement dans toutes ses manifestations et tous ses modes; mais ils suivent, si je ne m'abuse, une espèce d'ordre logique, naturel,—et ascendant.

1o C'est d'abord le développement, en quatre ou cinq magnifiques symphonies, de ce délicieux psaume énumératif de François d'Assise, où l'âme légère et si douce de ce saint de plein air invite toutes les créatures à louer Dieu,—avec, peut-être, des réminiscences de ces charmantes hymnes du Bréviaire romain, pour Matines, pour Laudes, pour Vêpres, etc., où le rapport de chaque prière avec l'heure du jour est si gracieusement indiqué, et où l'on dirait que pénètre un peu de la nature, comme un rayon de soleil qui vient tomber sur le tabernacle, ou comme une branche de feuillage aperçue par le vitrail entr'ouvert:

Celui qui sait d'où vient le soleil qui se lève
Ouvre ses yeux noyés d'allégresse et d'amour.
Il reprend son fardeau que la vertu soulève,
S'élance et dit: «Marchons à la clarté du jour!»

(Cf. les Hymnes traduites par Jean Racine.)

Et c'est encore, si vous voulez, le bon vieil argument d'école, l'innocente «preuve de l'existence de Dieu par le spectacle de la nature», harmonieusement développée déjà par Fénelon, Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre, reprise, renouvelée, rendue splendide par l'imagination d'un grand poète. Ce que vaut cette preuve philosophiquement, je n'ai pas à le rechercher. La valeur, très variable, en est proportionnelle à la puissance d'émotion qui est en chacun de nous et à notre aptitude à jouir du beau dans l'univers physique. C'est une de ces preuves de pur sentiment, qui sont les plus faibles ou les plus fortes selon les cas.

M. Deschanel voit de l'«artifice» (I, page 204) dans ces effusions. Moi, pas, c'est tout ce que j'ai à dire. À mon avis, Lamartine est peut-être le seul poète qu'il ne faille jamais accuser d'artifice;—de nonchalance ou de maladresse, ou de naïveté, oui, si l'on veut.

2o Beaucoup de ces hymnes sont, sans doute, des hymnes déistes et, par conséquent, dans la pensée du poète, nullement contradictoires au dogme chrétien. Mais il arrive ceci, que le déisme de Lamartine prend souvent, à son insu, l'accent proprement panthéistique. C'est que, en dépit de son acte de foi préalable en un Dieu personnel et distinct de la création, Lamartine a bien, en présence de l'univers physique, la même disposition sentimentale et éprouve bientôt la même espèce d'ivresse que les panthéistes décidés. Concevoir les phénomènes sensibles comme des signes de la puissance, de la grandeur et de la bonté de Dieu, ou croire que ces phénomènes sont des modes d'existence de la divinité même, ce n'est sans doute pas, philosophiquement la même chose; mais, s'il s'agit de glorifier Dieu,—ici par ce qu'on appelle ses œuvres, là par ce qu'on appelle ses manifestations et ses divers aspects,—ce seront nécessairement les mêmes développements, ce sera l'énumération des mêmes objets, des mêmes images. Entre ces deux conceptions métaphysiques pourtant si différentes, il n'y aura plus guère que l'épaisseur d'une métaphore.

Le déisme,—abstrait et glacé chez d'autres,—est, chez lui, ardent, vivant, luxuriant. Il sépare Dieu du monde dans sa pensée, jamais dans son imagination, jamais dans sa prière. Prier, c'est pour lui, le plus souvent, communier avec le symbolique univers et jouir avec exaltation de la beauté des choses.

J'ai fait une découverte, en feuilletant l'Histoire de la littérature hindoue, du poète excellent et de l'irréprochable bouddhiste Jean Lahor. C'est que la moitié des Harmonies de Lamartine sont tout simplement des hymnes védiques. Non qu'il ait imité les Védas; il est même fort probable qu'il ne les connaissait point au moment où il écrivait les Harmonies. Cet homme d'Orient (vous vous souvenez qu'il croyait fermement à ses origines orientales) a retrouvé cela tout seul.

Il serait curieux de noter la ressemblance, non seulement de sentiment, mais, çà et là, d'expression entre les hymnes de Lamartine et ceux des antiques brahmanes. Dans l'Hymne de la nuit je lis cette strophe:

Ces chœurs étincelants que ton doigt seul conduit,
Ces océans d'azur où leur foule s'élance,
Ces fanaux allumés de distance en distance,
Cet astre qui paraît, cet astre qui s'enfuit,
Je les comprends, Seigneur! Tout chante, tout m'instruit
Que l'abîme est comblé par ta magnificence...

Ainsi, dans le Rig-Véda: «De sa splendeur, il remplit l'air... De cette même clarté, Dieu purifiant et protecteur, tu couvres la terre, tu inondes le ciel, l'air immense, faisant les jours et les nuits, et contemplant tout ce qui existe...»

Dans l'Hymne du soir:

Il me semblait, mon Dieu, que mon âme oppressée
Devant l'immensité s'agrandissait en moi,
Et sur les vents, les flots ou les feux élancée,
De pensée en pensée
Allait se perdre en toi.

Ainsi, dans la Prière de Parasasa et de Mukukanda: «Je viens à toi... aspirant à une plénitude de félicité, aspirant à l'extinction de moi-même, à mon absorption en toi.»

Dans le Golfe de Gênes:

«Mais où donc est ton Dieu?» me demandent les sages.
Mais où donc est mon Dieu? Dans toutes ces images,
Dans ces ondes, dans ces nuages,
Dans ces sons, ces parfums, ces silences des cieux,
Dans ces ombres du soir qui des hauts lieux descendent,
Et dans ces horizons sans bornes, qui s'étendent
Plus haut que la pensée et plus loin que les yeux.

Ainsi, dans le Rig-Véda: «Ô Varuna, le vent, c'est ton souffle agitant les airs... En toi repose l'immensité de la terre et du ciel. Ô Varuna, tous les mondes sont en toi. Tes clartés heureuses voient se développer autour d'elles les belles formes du ciel et de la terre...»

Dans l'Infini, dans les cieux:

Cet œil s'abaisse donc sur toute la nature;
Il n'a donc ni mépris, ni faveur, ni mesure,
Et, devant l'Infini, pour qui tout est pareil,
Il est donc aussi grand d'être homme que soleil.

Ainsi, dans l'Isa Upanishad: «Il est loin et près de toutes choses... L'homme qui sait voir tous les Êtres dans ce suprême Esprit, et ce suprême Esprit dans tous les Êtres, ne peut dès lors rien dédaigner...»

Dans Pourquoi mon âme est-elle triste?

Et qu'est-ce que la vie? Un réveil d'un moment,
De naître et de mourir un court étonnement,
Un mot qu'avec mépris l'Être éternel prononce...
Éclair qui sort de l'ombre et rentre dans la nuit...

Ainsi, dans le Mahabharata: «De même que des millions d'étincelles jaillissent d'un feu brûlant, de même les âmes sortent de l'être immuable et y retournent...»

Je sais bien que, tout de même, ce n'est pas exactement la même chose. Nulle part (jusqu'à présent du moins) Lamartine n'identifie explicitement Dieu et la Nature. S'il lui arrive de dire tour à tour, comme les poètes hindous: «Dieu est dans l'univers» et «l'Univers est en Dieu», il recule toutefois devant cette affirmation que «l'Univers est Dieu», et s'en tient à celle-ci, que l'univers est la langue, le verbe de Dieu. Mais nous sommes ici, j'en ai peur, dans une région de rêve où les mots n'ont plus un sens bien précis... Dire que le monde est la parole de Dieu, ce n'est peut-être déjà plus distinguer nettement l'un de l'autre; et nous nous demandons, et Lamartine se demande lui-même ce que peut bien être Dieu en dehors de sa parole qui est le monde, et si Dieu serait encore concevable, cette parole supprimée. Le poète nous dit:

Il est une langue inconnue
Que parlent les vents dans les airs,

etc., etc. Il énumère ici tous les phénomènes de l'univers physique, et conclut: «—Cette langue parle de toi,

De toi, Seigneur, être de l'être,
Vérité, vie, espoir, amour!
De toi que la nuit veut connaître,
De toi que demande le jour,
De toi que chaque son murmure,
De toi que l'immense nature
Dévoile et n'a pas défini...»

Autrement dit: «Sans la nature qui est son verbe, et qui exprime, semble-t-il, une volonté aimante et bienfaisante, nous ne saurions rien de Dieu.» Or, de là à songer: «Ce verbe, c'est Dieu, puisque, sans lui, Dieu serait pour nous comme s'il n'était pas», y a-t-il si loin?—Et, d'autre part, lorsque les poètes hindous écrivent: «Écume, vagues, tous les aspects, toutes les apparences de la mer ne diffèrent pas de la mer: nulle différence non plus entre l'univers et Brahma», ou lorsqu'ils font dire à Dieu: «Je suis dans les eaux la saveur, la lumière dans la lune et le soleil, le son dans l'air, la force masculine dans les hommes, le parfum pur dans la terre, la splendeur dans le feu, etc.», n'avouent-ils pas implicitement que Dieu n'est point, proprement, l'eau, la lune, le soleil, l'air, les hommes, la terre, le feu, mais qu'il se manifeste sous ces «apparences»; et que le feu, la terre, l'air, le soleil, l'eau, la race humaine sont les signes, les symboles, la parole de Dieu? Ne se rencontrent-ils pas enfin, par un détour, avec le poète des Harmonies? Ainsi se réconcilient, dans le vague, les métaphysiques.

Que si les bons Hindous font parfois un pas vers Lamartine, plus souvent c'est Lamartine qui fait un pas vers eux. À de certains moments, ébloui par la splendeur du monde, il oublie la distinction prudente entre le signe et l'Être signifié, et adore expressément, sans doute par inadvertance, la Nature-Dieu. Il s'écrie dans l'Hymne du matin:

Montez donc, flottez donc, roulez, volez, vent, flamme,
Oiseaux, vagues, rayons, vapeurs, parfums et voix!
Terre, exhale ton souffle! Homme, élève ton âme!
Montez, flottez, roulez, accomplissez vos lois!
Montez, volez à Dieu! plus haut, plus haut encore!....
Montez, il est là-haut; descendez, tout est lui!

Ailleurs, le rôle que Lamartine prête à l'Esprit-Saint ne paraît pas extrêmement différent de celui de Vishnou: «Gloire à toi, dit la Prière de Parasasa, tout-puissant Seigneur, ô Vishnou, âme de l'univers...» Et Lamartine:

Tu ne dors pas, souffle de vie,
Puisque l'univers vit toujours!

Et plus loin:

Tu revêts la forme sanglante
D'un héros, d'un peuple, d'un roi...

Et encore (car, tandis que j'y suis, je m'en voudrai de ne point vous citer cette strophe admirable):

Il se fait un vaste silence:
L'esprit dans ses ombres se perd,
Le doute étouffe l'espérance
Et croit que le ciel est désert.
Puis tel qu'un chêne obscur, longtemps avant l'orage,
Dont frémit tout à coup l'immobile feuillage,
Et dont l'oiseau s'enfuit sans entendre aucun son,
Le monde où nul éclair ne te précède encore,
D'un inquiet ennui se trouble et se dévore,
Et, comme à son insu, de l'Esprit qu'il ignore
Sent le divin frisson.

Mais ce que les Harmonies lamartiniennes ont en commun avec les hymnes du Rig-Véda, c'est, plus encore que certaines conceptions métaphysiques, la poésie, la couleur, l'abondance, la magnificence, l'accent... Oui, je trouve dans les Harmonies quelque chose qui n'est pas chez les poètes grecs, qui n'est pas dans Jean-Jacques, qui n'est pas dans Chateaubriand, qui n'est pas dans George Sand ni dans Victor Hugo: une sorte d'ébriété sacrée au spectacle et au contact de l'immense univers. Hugo lui-même, visionnaire, reste beaucoup plus séparé des objets qu'il décrit et des visions, le plus souvent terribles, où il les déforme. L'âme de Lamartine, autant que cela est concevable, se dissout délicieusement dans les choses... Il peut dire avec vérité:

Mon âme est un torrent qui descend des montagnes
Et qui roule sans fin ses vagues sans repos.
.............
Mon âme est un vent de l'aurore
Qui s'élève avec le matin...

Il est dans cet état de ravissement et d'allégresse divine où nous sommes tous entrés quelquefois, surtout parmi des paysages vastes et découverts, qui évoquaient en nous l'image de l'immensité et la beauté totale et la figure même de la planète, sur la montagne ou au bord de la mer lumineuse; quand nous descendions, dans l'air léger, presque délivrés du sentiment de la pesanteur, vers les vallées doucement bruissantes de l'invisible sonnerie des troupeaux; ou quand nous marchions l'été, dans une grande plaine, par un grand soleil, tout enveloppés de rayons et d'odeurs végétales. Dans ces moments-là, on est à ce point envahi de sensations puissantes et suaves qu'on serait fort incapable de faire nettement le départ des effets et de la cause et d'abstraire Dieu de tout ce «divin» où l'on est plongé, et qu'on ne discerne plus bien si Dieu est dans la nature, ou si la nature est Dieu. Sentir se confond, alors, avec adorer. Ce ravissement, d'ailleurs, nous ne saurions le traduire (à supposer que nous en eussions le talent) qu'en le faisant cesser par la même. Sully-Prud'homme le définit en analyste, avec un art exquis et laborieux, dans la pièce des Stances et Poèmes intitulée: Pan. Lamartine, lui, l'exprime sans effort, ou plutôt il le «chante», il l'exhale, il l'épanche en paroles splendides, et qui semblent involontaires. Et, je le répète, cela ne s'était point vu depuis les poètes de l'Inde antique.

Quelquefois son extase balbutie; on dirait que les mots vont lui manquer.—Tu comprends, vient-il de dire à Dieu, l'hymne silencieux des astres:

Ah! Seigneur, comprends-moi de même.
Entends ce que je n'ai pas dit!
Le silence est la voix suprême
D'un cœur de ta gloire interdit.
C'est toi! C'est moi! Je suis! J'adore!

Ainsi le brahmane: «Quand je pense que cet être lumineux est dans mon cœur, les oreilles me tintent, mes yeux se troublent, mon âme s'égare... Que dois-je dire? et que puis-je penser?»

Mais bientôt le torrent repart et les mots se précipitent. Écoutez ce Cri de l'âme:

Quand le souffle divin qui flotte sur le monde
S'arrête sur mon âme ouverte au moindre vent,
Et la fait tout à coup frissonner, comme une onde
Où le cygne s'abat dans un cercle mouvant
;

Quand mon regard se plonge au rayonnant abîme
Où luisent ces trésors du riche firmament,
Ces perles de la nuit que son souffle ranime,
Des sentiers du Seigneur innombrable ornement;

Quand d'un ciel de printemps l'aurore qui ruisselle
Se brise et rejaillit en gerbes de chaleur,
Que chaque atome d'air roule son étincelle
Et que tout sous mes pas devient lumière ou fleur
;

Quand tout chante ou gazouille, ou roucoule, ou bourdonne,
Que d'immortalité tout semble se nourrir,
Et que l'homme, ébloui de cet air qui rayonne,
Croit qu'un jour si vivant ne pourra plus mourir;

Que je roule en mon sein mille pensers sublimes,
Et que mon faible esprit, ne pouvant les porter,
S'arrête en frissonnant sur les derniers abîmes,
Et, faute d'un appui, va s'y précipiter...

Quand je sens qu'un soupir de mon âme oppressée
Pourrait créer un monde en son brûlant essor,
Que ma vie userait le temps, que ma pensée,
Et remplissant le ciel, déborderait encor:

Jéhovah! Jéhovah! ton nom seul me soulage...

Vous sentez bien qu'il crie ici: «Jéhovah» comme ses lointains ancêtres eussent crié: «Vishnou», et que les deux cris ont le même sens.—Et, par exemple, vous trouverez le même souffle, le même mouvement, les mêmes images, le même son et, j'y reviens, la même «ivresse» dans l'Hymne de Cutsa (vous savez que Cutsa est le nom de l'Aurore) et dans l'Hymne du matin:

Ô Dieu, vois dans les airs!...
Ô Dieu, vois sur les mers!...
Ô Dieu, vois sur la terre!...

J'ai cité tout à l'heure un peu pêle-mêle, pour les rapprocher des cantiques de notre poète, des prières hindoues d'époques et même d'inspirations un peu diverses. Je précise maintenant: c'est aux plus anciennes hymnes,—à celles où le panthéisme n'est qu'en germe et n'a pas encore enfanté le pessimisme bouddhique,—que ressemblent particulièrement certaines Harmonies. Et cette poésie, védique ou lamartinienne, est sans doute la plus grande et la plus glorieuse que les hommes aient entendue.

Il pense, et l'univers dans son âme apparaît.

Cette poésie-là, c'est bien, en effet, l'apparition chantante de l'univers dans une âme.

3o Mais sous le Lamartine hindou que nous venons de voir, sous le brahmane ébloui par les phénomènes et prêt à se fondre en eux, l'Occidental, le chrétien, le Bourguignon veille, et tout à coup se ressaisit et oppose son «moi» retrouvé à l'univers délicieux et accablant. Cette reprise se fait, notamment, dans l'ode incomparable: Éternité de la nature, brièveté de l'homme.

«L'homme n'est qu'un roseau, le plus faible de la nature, mais c'est un roseau pensant.» (Ce n'est pas ma faute si cette phrase, si belle, est vieille de deux cent trente ans, ou à peu près.) Le cantique de Lamartine exprime, avec une splendeur devant quoi tout pâlit, une idée analogue. Analogue seulement. Pascal disait: «Il ne faut pas que l'univers entier s'arme pour l'écraser. Une vapeur, une goutte d'eau suffit pour le tuer. Mais quand l'univers l'écraserait, l'homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu'il sait qu'il meurt et l'avantage que l'univers a sur lui. L'univers n'en sait rien. Toute notre dignité consiste donc en la pensée.» Lamartine ajoute à cela quelque chose. Il ne dit pas seulement à la Nature: «Toi, tu ne sais pas; moi, je sais.» Il lui dit: «Toi, tu ne connais et tu n'aimes pas Dieu (sinon dans les vers des poètes et par un jeu de métaphores dont j'ai moi-même quelquefois abusé); moi, je l'aime.» Et, après avoir, dans des strophes impétueuses, salué l'immensité de l'océan, de la terre, des astres et du ciel; après s'être vu petit, si petit! dans l'espace, et si éphémère dans le temps, perdu dans l'humanité totale comme l'est une goutte d'eau dans la mer, et comme l'humanité l'est elle-même dans l'infini des mondes, le poète.... Non, j'ai beau faire, je ne puis me tenir de copier encore,—pour moi, non pour vous,—la fin de cet hymne sublime, un des chefs-d'œuvre du verbe humain:

... Vous allez balayer ma cendre,
L'homme ou l'insecte en renaîtra.
Mon nom brûlant de se répandre
Dans le nom commun se perdra.
Il fut! voilà tout. Bientôt même,
L'oubli couvre ce mot suprême,
Un siècle ou deux l'auront vaincu...
Mais vous ne pouvez, ô Nature,
Effacer une créature.
Je meurs! Qu'importe? J'ai vécu!

Dieu m'a vu! Le regard de vie
S'est abaissé sur mon néant.
Votre existence rajeunie
À des siècles, j'eus mon instant!
Mais dans la minute qui passe,
L'infini de temps et d'espace
Dans mon regard s'est répété,
Et j'ai vu dans ce point de l'être
La même image m'apparaître
Que vous dans votre immensité!

Distances incommensurables,
Abîmes des monts et des cieux,
Vos mystères inépuisables
Se sont révélés à mes yeux:
J'ai roulé dans mes vœux sublimes
Plus de vagues que tes abîmes
N'en roulent, ô mer en courroux!
Et vous, soleils aux yeux de flamme,
Le regard brûlant de mon âme
S'est élevé plus haut que vous!

De l'Être universel, unique,
La splendeur dans mon ombre a lui,
Et j'ai bourdonné mon cantique
De joie et d'amour devant lui;
Et sa rayonnante pensée
Dans la mienne s'est retracée,
Et sa parole m'a connu;
Et j'ai monté devant sa face,
Et la Nature m'a dit: «Passe;
Ton sort est sublime! il t'a vu!»...

Vivez donc vos jours sans mesure,
Terre et ciel, céleste flambeau,
Montagnes, mers! Et toi, Nature,
Souris longtemps sur mon tombeau!
Effacé du livre de vie,
Que le Néant même m'oublie!
J'admire et ne suis point jaloux.
Ma pensée a vécu d'avance,
Et meurt avec une espérance
Plus impérissable que vous!

Lamartine écrit dans son Commentaire: «C'est un chant ou plutôt un cri de pieux enthousiasme échappé de mon âme à Florence, en 1828. C'est une des poésies de ma jeunesse qui me rappelle le plus à moi-même le modèle idéal du lyrisme dont j'aurais voulu approcher.»

Ainsi l'auteur des Harmonies parcourt, d'un mouvement naturel, toutes les façons de concevoir et d'aimer Dieu. J'ai indiqué la façon catholique,—d'un catholicisme où le dogme n'est pas serré de très près, mais où persistent l'accent des hymnes liturgiques, l'odeur de l'encens, le recueillement du sanctuaire, un charme très doux d'oraison pieuse. (La Lampe du Temple ou l'Âme présente à Dieu; Hymne du soir dans les Temples.)—Puis nous avons vu le déisme du poète, par la nature des arguments qui l'appuient et par l'espèce d'ivresse amoureuse dont il est envahi en les développant (ces arguments étant les spectacles même de l'univers sensible), aboutir à une disposition d'âme proprement panthéistique.—Enfin, cet enchantement secoué, voici reparaître le spiritualisme ardent et pur des Méditations (le Tombeau d'une mère, Hymne de la mort). Dans ce vaste soliloque: Novissima Verba, le poète, près de désespérer, se réfugie, parmi la fuite, la vanité et le néant du tout, dans la seule certitude de la conscience morale, et rencontre, pour la définir, des images qui semblent d'exactes transpositions des formules kantiennes:

Non! dans ce noir chaos, dans ce vide sans forme,
Mon âme sent en elle un point d'appui plus ferme,
La conscience! instinct d'une autre vérité,
Qui guide par sa force et non par sa clarté,
Comme on guide l'aveugle en sa sombre carrière
Par la voix, par la main, et non par la lumière.
Noble instinct, conscience, ô vérité du cœur!

Et un peu plus loin, devançant, cette fois, les meilleures formules de Renan:

... Et dût ce noble instinct, sublime duperie,
Sacrifier en vain l'existence à la mort,
J'aime à jouer ainsi mon âme avec le sort;
À dire, en répandant au seuil d'un autre monde
Mon cœur comme un parfum et mes jours comme une onde:

«Voyons si la vertu n'est qu'une sainte erreur,
L'espérance un dé faux qui trompe la douleur;
Et si, dans cette lutte où son regard m'anime,
Le Dieu serait ingrat quand l'homme est magnanime.»

D'autres pièces traduisent et enseignent la religion en esprit et en vérité, ce que nous avons appelé le néo-christianisme, et qui est en effet l'Évangile encore, mais appliqué à un état de civilisation fort différent de celui où vécurent les pêcheurs et les vagabonds de Galilée. La Pensée des morts, d'une si mélancolique tendresse, dit la perpétuité du lien entre les morts et les vivants et somme Dieu d'être clément au nom même de sa justice et de sa grandeur. L'exhortation Aux chrétiens dans les temps d'épreuves, l'Hymne à l'Esprit-Saint, l'Hymne au Christ, les Révolutions dégagent le sens véritable de l'Évangile, s'indignent des emplois où les politiques ont abaissé la sainte parole, affirment le progrès humain par la bonté et le sacrifice, et la croyance à un dessein divin dans le gouvernement du monde et dans l'économie de l'histoire... Et ces choses avaient été dites, je crois; et l'on s'est mis, depuis dix ans, à en répéter quelques-unes, mais non pas mieux ni plus clairement, ni plus magnifiquement, parce que cela est impossible.

Au surplus, nous retrouverons ces pensées, avec des développements nouveaux et plus hardis peut-être, dans Jocelyn, dans la Chute d'un ange et dans les Recueillements.

V
JOCELYN.

Je ne voudrais point trop ressasser des choses que vous savez aussi bien que moi. Ce que les Harmonies sont aux Contemplations, l'énorme épopée dont la Chute et Jocelyn forment des «chants» détachés le devait être à la Légende des siècles. Et comme on voit, dans la Légende, l'humanité s'élever peu à peu à une morale plus pure, ainsi sans doute devait s'épurer, dans ses vies successives à travers les siècles, l'âme déchue dont le premier nom est Cédar, et le dernier, Jocelyn. Et je ne m'exagère point l'originalité de ces conceptions. Mais c'est qu'au fond il n'y a qu'un seul sujet de «divine comédie». Le rêve généreux de la pauvre humanité est toujours le même depuis trois mille ans, et plus; et ce dont il s'agit dans les vieux poèmes de l'Inde et dans les mystères d'Eleusis, c'est déjà la purification et le progrès par la douleur acceptée.

Je ne vous conterai pas la fable de Jocelyn; je ne vous rappellerai pas son charme puissant, ni la profondeur de quelques-uns de ses sanglots, ni l'Idylle chaste, et pourtant enivrée, des deux enfants dans l'Alpe vierge, ni la sérénité et l'ineffable beauté morale des derniers tableaux. Je ne retiens que l'essentiel. Jocelyn, c'est l'idéal du sacrifice réalisé dans un homme. Tout, dans l'affabulation du poème, est subordonné à cette pensée; et par là s'expliquent et se justifient les épisodes même qui ont le plus heurté les critiques et que tous, sans exception, ont condamnés.

Ils ont du moins fait grâce à la première immolation de Jocelyn. Ils ont supporté que Jocelyn entrât au séminaire pour permettre à sa sœur d'épouser celui qu'elle aime. Vocation fausse et contrainte? Non pas. C'est par un acte de charité particulière que Jocelyn se détermine au sacerdoce, qui est, selon Lamartine, le ministère de la charité universelle. Le prêtre est, à ses yeux, l'homme qui souffre et expie pour les autres. Le besoin d'accomplir un premier sacrifice induit Jocelyn à devenir, professionnellement, «l'homme de sacrifice». Dès le moment où il a consenti à s'immoler au bonheur de sa sœur, il commençait déjà à être prêtre: en entrant au séminaire, il n'a fait que poursuivre sa marche. Tout cela est parfaitement logique et harmonieux.

Mais bientôt voici l'obstacle: une année passée dans une vallée des Alpes avec un jeune garçon qui se trouve être une jeune fille. L'amour d'une personne et, au bout du compte, l'amour charnel, va donc détourner Jocelyn de sa vocation qui est l'amour de tous les hommes dans l'amour de Dieu? Vous ne le voudriez pas! Et, en effet, cet obstacle, il le franchit. Et les critiques dont je parlais sont désolés qu'il le franchisse,—et indignés surtout des raisons occasionnelles par où il se décide à le franchir.

Écoutez ici M. Émile Deschanel: «... La fonte des neiges a rouvert les chemins: Jocelyn est mandé à Grenoble pour assister un vieil évêque son protecteur qui, en prison, se prépare au martyre. À la veille du grand voyage, il veut se pourvoir du saint viatique, qu'un prêtre seul peut lui offrir. Il faut donc que Jocelyn devienne prêtre. En vain Jocelyn lui révèle sa vive amitié pour Laurence; l'évêque le presse de renoncer à cette affection terrestre et d'être tout à l'Église. Jocelyn cède: il est ordonné prêtre par l'évêque dans son cachot, afin de pouvoir à son tour lui donner les derniers sacrements et une mort sainte. Adolescent, il s'est immolé à sa sœur: il s'immole maintenant à son vieil évêque.

«Pour lui-même, il en a le droit, et on peut nommer cela, si l'on veut, «la perfection héroïque» (le mot est de M. Émile Ollivier); mais Laurence, a-t-il donc le droit de la sacrifier aussi?—«Ô poète imprudent! s'écrie le pasteur Vinet, quel fantôme vous élevez à la place du catholicisme? Jocelyn devient prêtre afin de pouvoir donner l'absolution... Personne n'oserait dire qu'un homme pieux perd son titre à l'héritage céleste parce que, contre sa volonté et son vœu, il serait mort loin des consolations de l'Église... Le fanatisme est beau en poésie, mais le poète ne doit pas laisser lieu de penser qu'il épouse les emportements du zèle aveugle et amer. C'est, à mes yeux, le tort de M. de Lamartine en cet endroit.»

«Mais laissons de côté l'argument religieux, voyons les choses humainement. Si le sacrifice de Jocelyn en faveur de sa sœur est d'une beauté parfaite, le second, son obéissance aveugle à l'évêque, est bien discutable. Qu'a donc fait la malheureuse Laurence pour être immolée aussi, avec Jocelyn et par lui? C'est à cela pourtant que tient tout le poème; c'est le postulat nécessaire afin que Jocelyn, devenu prêtre, ne puisse plus l'épouser. Eh bien! cela n'est pas plus vraisemblable qu'orthodoxe. Et ce n'est pas la même sorte d'invraisemblance que celle du long tête-à-tête angélique de toute une année dans la solitude; invraisemblance résultant de l'idéalité seule: ici c'est une accumulation de circonstances inadmissibles, sans aucun bénéfice d'idéal. Jocelyn n'est-il pas responsable des conséquences funestes de sa docilité excessive?...»

Bref, ni M. Deschanel, ni le pasteur Vinet, ni les autres, ne peuvent digérer l'évêque. Moi, je trouve que l'évêque a entièrement raison dans ce qu'il exige de Jocelyn, sinon peut-être dans tous les arguments qu'il emploie pour l'obtenir. Les discours du saint vieillard sont irréprochablement justes, beaux et humains, si l'on en considère l'esprit: on n'en peut contester, çà et là, que la lettre, et encore! J'ai peur que M. Deschanel et même l'austère Vinet n'aient été dupes, ici, d'une fâcheuse et un peu banale sensiblerie romanesque. Le «doux» Lamartine a su, lui, énergiquement s'en défendre. Et comme il a bien fait! Car enfin supposez que Jocelyn résiste aux objurgations de son évêque et que, dans le temps même où la persécution ensanglante l'Église à laquelle il avait promis de se dévouer, ce séminariste aille retrouver sa bonne amie. Il l'épouse; ils sont heureux. Notre défroqué est un mari d'autant plus ardent que son tempérament a été plus longtemps comprimé. Ils s'adorent. Et puis?... Et puis, au bout de quelques années, ils s'aiment plus paisiblement. Ils ont des enfants. Ils ont de petits plaisirs, de petits intérêts, de petites préoccupations,—quelquefois de petites querelles de ménage. Ils ressemblent à tout le monde. (Rien même ne nous garantit que Laurence ne fera pas Jocelyn cocu, mais écartons cette hypothèse.) Puis ils vieillissent, établissent leurs enfants; Jocelyn a des rhumatismes et Laurence des gastralgies; ils se soignent; ils font des bésigues; un jour ils meurent. Oh! mon Dieu, tout cela est très bien, et la plupart des hommes ne rêvent point une autre destinée. Mais est-ce cela que vous voulez, brillant Deschanel et austère Vinet? Et trouvez-vous cela très intéressant?... Soit. Mais alors avouez que votre Jocelyn a eu bien tort de se donner tant de mal et d'aspirer si haut; que ce n'était pas la peine de sanctifier son adolescence par un si beau sacrifice, puis de connaître la chasteté paradoxale de l'union de deux âmes dans une solitude paradisiaque, pour aboutir à ce petit ménage bourgeois—(voyez-vous les anciennes soutanes du mari utilisées par la femme en jupons de dessous?)—et qu'enfin l'histoire ne valait plus guère la peine d'être contée, ou plutôt qu'il ne reste rien, rien du tout, de ce qui devait être le poème du sacrifice idéal.

La pensée de Lamartine n'est jamais fade ni basse. Il est le poète de l'amour, oui, mais de l'amour «qui tend toujours en haut» (le Banquet, l'Imitation); et c'est pourquoi il a toujours conçu quelque chose de supérieur aux amours,—permises sans doute, belles quelquefois, mais toujours forcément égoïstes et médiocrement profitables à la communauté humaine,—d'un jeune homme et d'une jeune femme. Il lui est même arrivé (Graziella) de mettre quelque dureté dans l'aveu de ce sentiment. Jamais il n'a donné, comme Hugo, Musset ou Sand, dans la glorification romantique de l'amour fatal, de l'amour-possession, de celui qui fait tout oublier, Dieu, les hommes, la patrie.—Jocelyn dans la montagne, c'est Énée à Carthage, à cela près que sa tâche est plus large encore et plus sainte que celle du chef phrygien; qu'il s'est d'ailleurs moins compromis; que la grotte des Aigles est restée plus innocente que la grotte de Didon, et qu'enfin les circonstances feraient sa renonciation plus lâche que n'eût été celle du pieux Énée... En somme, l'évêque ne fait qu'adjurer Jocelyn d'être fidèle à lui-même, fidèle à sa vocation sacerdotale. Au surplus, mettez-vous à la place de ce vieillard qui va être guillotiné demain, qui voit les choses d'ici-bas, non seulement à travers sa foi, mais du seuil de la mort et de l'éternité et comme de la fenêtre d'un autre monde; et jugez quelle misère doit lui paraître la petite aventure alpestre du jeune lévite. Ou plutôt écoutez-le: il parle fort bien, avec une éloquence âpre, ardente, impérieuse, une éloquence d'outre-tombe déjà, qui remet joliment les choses en place et en rétablit, avec certitude, la vraie perspective.

Ainsi donc, mon enfant, voilà ce grand secret
Dont tout autre qu'un père en l'écoutant rirait;
Voilà par quel honteux et ridicule piège
L'Esprit trompeur poussait vos pas au sacrilège.....
Quoi! ce rêve d'une âme à s'enflammer trop prompte
Pour un enfant jeté par hasard sous vos pas,
Ce trouble d'un cœur pur qui ne se connaît pas...
Ces jeux de deux enfants loin des yeux de leurs mères,
Qui prennent pour amour leurs naïves chimères,
Risible enfantillage et des sens et du cœur,
Voilà ce qui du ciel serait en vous vainqueur!...
Je ne me doutais pas que dans ces jours sinistres,
Où l'autel est lavé du sang de ses ministres,
Pendant que des cachots chacun d'eux comme moi
S'élance à l'échafaud pour confesser sa foi.....
Je ne me doutais pas qu'un des soldats du temple,
Du lévite autrefois la lumière et l'exemple,
Au grand combat de Dieu refusant son secours,
Amollissait son âme à de folles amours;
Au pied de l'échafaud où périssaient ses frères
Sacrifiait au dieu des femmes étrangères,
Pensant sous quel débris des temples du Seigneur
Il cacherait sa couche avec son déshonneur!

Et, quand Jocelyn a sangloté qu'il aime Laurence:

Parler d'amour, grand Dieu! sous ces ombres muettes!
Insensé, regardez, et songez où vous êtes!
Voyez, dans ces cachots, ces membres amaigris,
Ces bras levés au ciel, par des chaînes meurtris,
Cette couche où l'Église expire, et sent en rêve
Le baiser de l'Époux dans le tranchant du glaive,

(Sont-ils beaux, ces deux vers!)

Ce sépulcre des morts par la vie habité,
Qui ne se rouvre plus que sur l'éternité...
Et c'est là, c'est devant ces témoins du supplice,
Devant ce moribond qui marche au sacrifice,
Que vous osez parler de ces amours mortels,
Vous, dévoué d'avance à nos heureux autels,
Vous, que leur sacré deuil, le sang qui les colore,
Par un plus fort lien y consacrait encore!

Ah! que cette amertume ajoute à mon trépas!
Quoi! vous, trahir! Mais non, cela ne se peut pas!

Mais ce qui choque surtout Vinet et M. Deschanel, c'est l'argument suprême auquel le vieux martyr a recours. «Il n'a, disent-ils, nul besoin, pour mourir absous, d'être confessé par Jocelyn et de recevoir de ses mains la communion, ni, par conséquent, de contraindre au sacerdoce le clerc récalcitrant. L'espèce de violence morale qu'il lui fait n'est pas seulement odieuse: elle est inutile, au jugement même de l'orthodoxie catholique.»

Ils ont mal lu. L'évêque ne dit pas à Jocelyn: «Sauvez mon âme, qui serait perdue sans vous», mais: «Accordez à mon âme une dernière consolation.» Nous sommes ici avec des croyants. La communion à l'heure de la mort n'est sans doute pas, aux yeux de l'évêque, une condition indispensable de son salut éternel: mais elle serait pour lui une immense joie; et, comme ses membres mutilés ne lui permettent pas de se la procurer tout seul, il l'implore de son disciple aimé. Il la lui demande ainsi qu'une sublime aumône. Et (admirez une fois de plus l'harmonie du développement moral de Jocelyn), de même qu'il était entré au séminaire par un acte de charité humaine, c'est par un acte d'humaine charité que le jeune clerc consent à recevoir l'onction sacerdotale.

—Mais, direz-vous, l'évêque abuse ici de la tendresse de cœur de Jocelyn, et il y a vraiment de l'indiscrétion dans le dernier argument qu'il lui pousse.—Parfaitement. Et après?

—Mais ce vieillard est bien imprudent. En contraignant Jocelyn, il s'expose à donner à l'Église un prêtre douteux, et qui sera malheureux ou coupable.

—Vous oubliez toujours que cet évêque et ce séminariste sont d'autres croyants que vous ou moi. L'évêque est convaincu qu'il y a, dans le sacrement de l'ordre, une «grâce» qui changera l'âme du nouveau prêtre, qui lui communiquera la force de résister aux tentations et de tenir ses engagements sacerdotaux. Et, même humainement, ce vieux saint ne raisonne point si mal. Ce qu'il veut, c'est mettre entre Laurence et Jocelyn l'irréparable, sachant bien, d'ailleurs, qu'il y a des âmes (et Jocelyn en est une) qui ne lésinent point avec le devoir, qui finissent par chérir celui-là surtout qu'elles n'ont pas choisi librement, car elles le sentent d'autant plus impérieux qu'il exige d'elles un plus grand sacrifice. Il est sûr, le rude apôtre, de servir les desseins de la Providence en imposant à cette âme évidemment élue un acte de charité qui l'engagera à tout jamais dans le ministère de la charité universelle. Il est sûr que Jocelyn se trompait sur lui-même; d'un geste infaillible, il ramène ce prédestiné dans le chemin du renoncement, qui est son vrai chemin. Il prend cela sur lui, ou plutôt il ne fait que transmettre à Jocelyn l'ordre de Dieu:

Il est dans notre vie une heure de lumière,
Entre ce monde et l'autre indécise frontière...
Je suis à cet instant, et je sens dans mon cœur
Ce verbe du Très-Haut qui parle sans erreur.
Il me dit d'arracher, d'une main surhumaine,
Un de ses fils au piège où le monde l'entraîne.
Je prends sur moi l'arrêt qui de mes lèvres sort.

Et la suite, qui est l'histoire des douleurs, mais aussi de la charité grandissante et, finalement, de la sainteté de Jocelyn, prouve bien que le vieil évêque avait raison et qu'il fut, dans sa violence inspirée, bon aiguilleur de cette destinée hésitante.

—Mais, direz-vous encore, et Laurence? Si Jocelyn a le droit de s'immoler lui-même, a-t-il le droit d'abandonner cette jeune fille? Et n'est-ce point la faute de Jocelyn si, plus tard, Laurence tourne mal?—Je répondrai sans hésitation:—Laurence n'avait qu'à bien tourner. En tournant mal elle justifierait presque la fuite de Jocelyn, si cette fuite avait encore besoin d'être justifiée, et si ce n'était une suffisante excuse à l'abandon d'une jeune fille (d'ailleurs laissée intacte) que le sacrifice total et réel d'une vie à l'humanité.

La douleur pouvait être, pour cette adolescente, un ferment de vertu,—comme elle le devient pour son chaste amoureux. Supprimer le rôle de l'évêque, ce serait ôter de l'histoire de Jocelyn la douleur et, par suite, la sainteté. Encore une fois, le voudriez-vous? Si j'insiste, c'est que l'épisode qui a été le plus blâmé par tous les critiques sans exception est justement le plus indispensable à l'intelligence du poème, et comme le nœud de ce merveilleux drame moral.

Enfin, que Jocelyn «abandonne» son amie, cela n'est vrai qu'en un sens. Il ne l'abandonne point, puisqu'il l'aimera toujours, qu'il fera pénitence pour elle, qu'elle sera présente à toutes ses pensées et à tous ses actes, que le sacrifice dont elle a été l'occasion le fera capable de tous les autres sacrifices, et que Laurence, après avoir été la pierre d'achoppement de sa sainteté, en sera l'intime aiguillon. Et nous assisterons à l'une des plus belles «ascensions d'amour», platoniciennes et chrétiennes, à l'une des plus belles transformations de l'amour d'une créature en amour des hommes et en amour de Dieu (les trois se confondant en un seul) que jamais poète ait conçues et décrites:

Tes péchés sont les miens, et je t'en justifie...
Peines, crimes, remords sont communs entre nous;
Je les prends tous sur moi pour les expier tous.
J'ai du temps, j'ai des pleurs; et Dieu pour innocence
Va te compter là-haut ma dure pénitence.
.............
Dieu me sèvre à jamais du lait de ses délices.
Eh bien, j'épuiserai la coupe des supplices;
Dans les vases fêlés où l'homme boit ses pleurs,
Avec lui je boirai ses gouttes de douleurs;
J'élèverai le cri de toutes ses alarmes,
Je saurai l'amertume et le sel de ses larmes;
Comme dans ceux du Juste immolé sur la croix,
Tous ses gémissements gémiront dans ma voix;
Du haut de ma douleur comme de son Calvaire,
Ouvrant des bras saignants plus larges à la terre,
J'embrasserai plus loin, de ma sainte amitié,
Mes frères en exil, en misère, en pitié.
Mon amour fut ma vie: en épurant sa flamme,
Ô Jésus, prête-moi ta charité pour âme!
Fais que j'aime le monde avec le même amour
Dont j'aimai l'ange absent que j'entrevis un jour!
Que chaque enfant de l'homme à mes yeux soit Laurence!

Et enfin:

J'irai, j'attacherai mon âme aux solitudes,
J'écorcherai mes pieds dans des sentiers plus rudes.
Bénissez-moi, Seigneur! Que mon cœur consumé
Par l'amour, et puni pour avoir trop aimé,
Au foyer de l'autel s'éteigne et se rallume,
Et d'un feu plus céleste en mon sein se consume,
Mais pour aimer en vous, avec vous et pour vous,
Tous au lieu d'un seul être et cet être dans tous!

Fécondité merveilleuse de la douleur. Oui, c'est bien sa blessure qui fait le cœur de Jocelyn si profond, si large et si tendre. Chez les âmes élues, la puissance d'aimer engendre la souffrance, qui en est le signe et la mesure; et la souffrance, à son tour, agrandit et exalte la puissance d'aimer: de sorte qu'elles ne se peuvent bientôt emplir et satisfaire qu'en prenant à leur compte, par la charité, toutes les souffrances des autres... Dans les derniers épisodes du poème, Jocelyn nous offre le spectacle d'une âme entièrement et uniquement aimante,—aimante parce qu'elle est douloureuse, et douloureuse d'être aimante... Et ce spectacle n'a rien d'abstrait, puisque cette âme se présente sous les espèces charmantes d'un prêtre de campagne, caché dans un village alpestre, vivant parmi les enfants et les paysans, au milieu d'une nature rude et magnifique. Cette âme est située dans l'espace: elle est située aussi dans le temps et dans l'histoire. Jocelyn fait songer un peu,—seulement un peu,—à Rousseau, à Bernardin, à René, au vicaire de Wakefield, aux solitaires de George Sand. Ils transparaissent vaguement en lui, mais de très loin, et purifiés. Le curé de Valnège n'a gardé d'eux tous que ce que chacun eut de meilleur. Ce n'est point un prêtre romantique hanté par des souvenirs charnels. Et ce n'est pas non plus un prêtre philosophe. Il demeure, dans ses rêveries même, «un bon curé»[3], qui croit aux mystères qu'il célèbre sur son humble autel, mais qui paraît hardi çà et là, parce qu'il comprend très bien l'Évangile et le commente avec candeur. Il atteint, vers la fin, à la paix, à la sérénité dans la douleur même, ayant vaincu son mal, non pas en l'oubliant, mais en le faisant servir à sa sanctification. Cette histoire d'une âme, le poète la résume dans cette image splendide:

J'ai trouvé quelquefois, parmi les plus beaux arbres
De ces monts où le bois est dur comme les marbres,
De grands chênes blessés, mais où les bûcherons,
Vaincus, avaient laissé leur hache dans les troncs.
Le chêne, dans son nœud le retenant de force,
Et recouvrant le fer d'un bourrelet d'écorce,
Grandissait, élevant vers le ciel, dans son cœur,
L'instrument de sa mort, dont il vivait vainqueur
.
C'est ainsi que ce juste élevait dans son âme,
Comme une hache au cœur, ce souvenir de femme.

Parlerai-je du style de Jocelyn? Mais qu'aurais-je à vous en dire qui n'ait été dit vingt fois? C'est un extraordinaire épanchement de paroles rythmées, toujours ample et libre, souvent hasardeux. Il y a des longueurs, des répétitions, des impropriétés, des incorrections, des négligences, des nonchalances. Mais pas une page où n'éclate quelque merveille d'invention verbale. Le ton va du réalisme le plus familier et le plus franc à la plus lyrique sublimité. Par la luxuriance continue, et la surabondance de l'expression, et l'hyperbole volontiers presque enfantine, ce style, plus encore que celui des Harmonies, se rapproche de l'antique poésie hindoue.

Voici, par exemple, des vers, dont je n'ose dire qu'ils sont les plus mauvais du livre, car je les prends au hasard:

Au-dessus de la grotte un lierre enraciné,
Laissant flotter en bas ses festons et ses nappes,
Étend comme un rideau ses feuilles et ses grappes,
Et, se tressant en grille et croisant ses barreaux,
Sur la fenêtre oblongue épaissit ses réseaux.

Comptez: cela fait cinq verbes et huit substantifs, là où un seul substantif et un seul verbe suffiraient: mais aussi cela donne l'idée d'un rideau de lierre tout à fait sérieux.—Tous les sentiments simples, amour du village et de la maison, tendresse maternelle, piété filiale, amitié pour les bêtes, tristesse du retour dans la maison natale qui a changé de maître, etc...; et les spectacles les plus généraux de l'univers physique, printemps, hiver, soir, matin, lac, plaine, montagne...; et les travaux de la vie pastorale et agricole, tout cela y est décrit avec une ampleur, une naïve opulence d'expression, qui trois mille ans après l'Odyssée, et malgré tout ce qu'il a passé d'eau sous les ponts, sent, je ne sais comment, son poète primitif, et fait surtout songer (j'y reviens) aux descriptions de Valmiki et des bons brahmanes.—Tout y est magnifié. Quand on pleure dans Jocelyn (et l'on y pleure souvent), c'est, comme dans les antiques épopées, une pluie, un torrent de pleurs:

L'ombre de ses cheveux me cachait son visage,
Mais j'entendais tomber des gouttes sur la page.
.............
Des mèches de cheveux, qui ruisselaient de pleurs,
Détachés de sa tête, et collant sur sa joue...

Que ne suis-je plus savant! Ce caractère hindou de la poésie lamartinienne, je vous le rendrais clair jusqu'à l'évidence par des rapprochements ingénieux. J'en suis réduit à vous affirmer la justesse de mon impression. N'ayant même pas le Ramayana sous la main, tout ce que je puis faire, c'est de rapprocher pour vous un trop court morceau (cité par Jean Lahor) du Mahabharata et une page de Jocelyn.

Voici le passage du poème hindou: «Dushmanta était entré dans un bois ravissant, plein d'oiseaux chanteurs, dont les arbres fleuris toujours répandaient une fraîcheur délicieuse, et, secoués par le vent, couvrirent le rajah d'une pluie de fleurs. Sur les ramilles, que le poids des fleurs inclinait, bourdonnaient les abeilles avides; et dans les lignes habitaient les Ghandarvas, les Apsaras et des troupes de singes, ivres de joie. Un vent frais, doux, parfumé, jouait dans les branches et disséminait le pollen. Des tigres familiers bondissaient au milieu des gazelles sur les bords d'une rivière sainte, parsemée d'îles, séjour des serpents et des éléphants enfiévrés d'amour, rivière aux eaux limpides, toute couverte d'oiseaux, et qui embrassait cet ermitage, comme la mère aimante de tous ces êtres animés.»

Et voici, très abrégée, la «réplique» lamartinienne:

L'air tiède et parfumé d'odeurs, d'exhalaisons,
Semblait tomber, avec les célestes rayons,
Encor tout imprégné d'âme et de sèves neuves,
Comme l'air virginal qui vint fondre les fleuves
Du globe enseveli dans son premier hiver,
Quand la vie et l'amour se respiraient dans l'air...
..............
Et les herbes, les fleurs, les lianes des bois
S'étendaient en tapis, s'arrondissaient en toits,
S'entrelaçaient aux troncs, se suspendaient aux roches,
Sortaient de terre en grappe, en dentelles, en cloches,
Entravaient nos sentiers par des réseaux de fleurs,
Et nos yeux éblouis dans des flots de couleurs.
La sève, débordant d'abondance et de force,
Coulait en gomme d'or des fentes de l'écorce,
Suspendait aux rameaux des pampres étrangers,
Des filets de feuillage et des tissus légers,
Où les merles siffleurs, les geais, les tourterelles,
En fuyant sous la feuille, embarrassaient leurs ailes;
Alors tous ces réseaux, de leur vol secoués,
Par leurs extrémités d'arbre en arbre noués,
Tremblaient, et sur les pieds du tronc qui les appuie,
De plumes et de fleurs répandaient une pluie...
..............
Chaque fois que nos pieds tombaient dans la verdure,
Les herbes nous montaient jusques à la ceinture,
Des flots d'air embaumé se répandaient sur nous,
Des nuages ailés partaient de nos genoux,
Insectes, papillons, essaims nageants de mouches,
Qui d'un éther vivant semblaient former les couches;
Ils montaient en colonne, en tourbillon flottant,
Comblaient l'air, nous cachaient l'un à l'autre un instant
Comme dans les chemins la vague de poussière
Se lève sous les pas et retombe en arrière.
Ils roulaient, etc...

De l'auteur du Mahabharata et du poète bourguignon, c'est évidemment ce dernier qui déborde le plus largement. Son printemps est d'une divine intempérance... Les visions de Hugo sont certes aussi abondantes, et son vocabulaire est, en outre, beaucoup plus riche; mais ces visions, Hugo les domine, il les fait saillir par des oppositions, ou il les aligne, comme des soldats, en rangs profonds; il les dispose, il les gouverne, il les régente; en somme, il applique à ces masses, si vastes qu'elles soient, le compas latin et le compas même de Boileau. Mais Lamartine a l'inexpérience sublime des premiers poètes qui se sont enivrés de l'univers. Des phrases indéfinies, et dont les contours flottent et ondulent; pas d'arêtes, pas d'antithèses; une syntaxe molle, fluide, à peine correcte si l'on y regarde de près; la plus élémentaire juxtaposition des détails; tout au même plan; un afflux de sensations à peine ordonnées... Lamartine, je le répète, est le moins classique et le plus vraiment primitif de nos grands poètes. Et tous, pourtant, à certaines minutes, s'effacent devant lui.

VI
LA CHUTE D'UN ANGE.

La Chute d'un ange est la plus étrange aventure qu'un poète ait courue chez nous. Car Lamartine s'y contente de rêver tout haut et d'écrire à mesure, n'importe comment. C'est le plus inégal des poèmes, le plus baroque, le plus fou, le plus puéril, le plus ennuyeux, le plus assommant, le plus mal écrit,—et le plus suave et le plus inspiré et le plus grand, selon les heures.

Le poète a un double objet: nous conter l'une des incarnations expiatoires du «héros» de ce vaste poème qui devait s'appeler les Visions,—et nous décrire une des périodes de l'histoire de l'humanité, la période antédiluvienne.

Cette première expiation de Cédar paraît assez complète: car il souffre vraiment tout ce qu'il peut souffrir,—dans son corps et dans son âme,—et comme époux, et comme père, et comme membre d'une société humaine. Mais cette souffrance, d'ailleurs démesurée et, si je puis dire, gigantesque, il n'en comprend pas la vertu purificatrice, il ne l'accepte pas; il maudit à la fin la terre et Dieu même; il se réfugie dans le suicide. Et c'est pourquoi il devra, sous une autre forme, recommencer l'épreuve. Le poète nous annonce qu'il la recommencera neuf fois, avant que son âme devienne l'âme parfaite et sublime de Jocelyn.

Quant à la conception que le poète s'est formée de l'humanité antédiluvienne, tous les critiques ont répété, plus ou moins, qu'elle était incohérente, antihistorique, enfantine, saugrenue. Mais j'avoue qu'elle me paraît, à moi, d'une philosophie peut-être profonde, et d'une extrême vraisemblance morale.

Lamartine a rapproché, a rendu contemporains l'un de l'autre, deux états de société radicalement différents en apparence:

D'un côté, des tribus de pasteurs nomades, chez qui se dessinent les premiers linéaments de la civilisation. Ces pasteurs adorent des dieux particuliers de tribus, des fétiches. Ils honorent la famille et les ombres des parents morts; et la tribu se gouverne par des lois assez douces, qu'appliquent sagement des Conseils de vieillards: mais elle est défiante, terrible contre les étrangers, et contre ceux de ses membres qui ne partagent pas ses craintes haineuses. Les tribus sont ennemies entre elles, se pillent, s'enlèvent leurs femmes et leurs enfants pour les faire esclaves. Nul cœur d'homme n'y est plus large que la tribu elle-même. À peine de très vagues germes de «charité du genre humain».—Néanmoins, les mœurs ont de la grâce dans leur rudesse naïve; ces pasteurs et ces chasseurs ont quelque sentiment de la beauté des choses, s'expriment par des images ingénues et fleuries... En somme, Lamartine n'a fait que simplifier, ramener tout près de ses origines et comme renfoncer vers un passé plus lointain l'état social dont l'Odyssée et les Travaux et les Jours nous présentent encore les traits essentiels. Et l'on a confessé que les peintures de Lamartine avaient, ici, de la grandeur et de la poésie et étaient, en outre, suffisamment plausibles.

De l'autre côté,—et dans le même temps, ne l'oubliez pas,—une ville énorme, si prodigieuse par ses édifices que nous serions incapables, aujourd'hui, d'en construire une pareille. Une corruption de mœurs si abominablement raffinée, qu'elle rappelle et dépasse de beaucoup tout ce que nous savons des plaisirs des anciens rois de Perse et des empereurs romains ou byzantins. Au service de cette corruption, des arts mécaniques tellement avancés que cette société antérieure au déluge connaît, non seulement l'artillerie, mais les ballons dirigeables. Et le secret de ces inventions est aux mains d'une aristocratie très intelligente, très voluptueuse et très méchante, dont les membres sont des géants, des titans, et se disent eux-mêmes des dieux, et qui gouverne par la terreur, exploite et opprime affreusement tout un peuple réduit en esclavage.

Qu'est-ce à dire?... Vous vous souvenez du rêve de Renan dans les Dialogues philosophiques. «...Je fais parfois un mauvais rêve, c'est qu'une autorité pourrait bien un jour avoir à sa disposition l'enfer, non un enfer chimérique, de l'existence duquel on n'a pas de preuve, mais un enfer réel... Les tyrans positivistes dont nous parlons se feraient peu de scrupule d'entretenir dans quelque canton perdu de l'Asie un noyau de Bachkirs ou de Kalmouks, machines obéissantes dégagées des répugnances morales et prêtes à toutes les férocités... Les forces de l'humanité seraient ainsi concentrées en un très petit nombre de mains et deviendraient la propriété d'une Ligue capable de disposer même de l'existence de la planète et de terroriser par cette menace le monde tout entier. Le jour, en effet, où quelques privilégiés de la raison posséderaient le moyen de détruire la planète, leur souveraineté serait créée; ces privilégiés régneraient par la terreur absolue, puisqu'ils auraient en leur main l'existence de tous; on peut presque dire qu'ils seraient dieux et qu'alors l'état théologique rêvé par le poète pour l'humanité primitive serait une réalité. Primus in orbe deos fecit timor.»

Renan, il est vrai, suppose que ces tyrans seraient bons. Il le suppose parce que cela lui fait plaisir, et bien que la nature même des moyens de compression qu'il leur prête et le fait même de tourner la science en instrument de domination et de terreur soient peut-être contradictoires à l'idée de bonté. Mais supposons que, par un malheur, les «tyrans positivistes» de Renan ne soient pas bons; et nous aurons tout justement les hommes-dieux savants et méchants («science sans conscience est la ruine de l'âme») conçus par Lamartine trente-cinq ans avant que les Dialogues philosophiques ne fussent écrits.

Or, on a trouvé absurde que ce rêve affreux de civilisation uniquement industrielle et urbaine, de panmécanisme et d'aristocratie scientifique, renvoyé par Renan à un très lointain avenir, Lamartine l'eût placé aux premiers âges de l'humanité. Et je dis, moi, que c'est là un anachronisme admirable, tout plein du plus beau sens moral, et plus vrai que la réalité même et que l'histoire.

Car, par ce renversement des temps, par cette juxtaposition hardie d'une société ignorante et à demi sauvage et d'une société très civilisée et très savante, mais horriblement injuste et impitoyable, Lamartine nous signifie que celle-ci a beau devoir être séparée, historiquement, de celle-là par des siècles et des siècles, elle en est moralement toute proche; que ces deux sociétés, l'une très primitive et l'autre très «avancée», mais l'une et l'autre sans Dieu, ne sont que deux formes de la même barbarie et que, des deux, c'est la seconde qui est la pire. Il exprime par là que ce qui est décoré du nom de progrès par l'illusion de quelques positivistes et de la plupart de nos politiciens, le progrès des sciences, et particulièrement de la physique, de la chimie et de la mécanique appliquées à l'industrie, n'a rien à voir ni avec le progrès moral, ni même avec le progrès du bien-être pour le plus grand nombre,—et qu'il n'est donc pas le progrès. Remarquez que cette vision monstrueuse de la ville de Balbeck, c'est tout simplement le tableau grossi de la suprême cité industrielle; que les tyrans-dieux y sont comme des «patrons» qui auraient traversé avec succès la crise révolutionnaire et socialiste et qui, par la science, seraient venus à bout, une fois pour toutes, des prolétaires. Il semble bien, en effet, que le dernier mot d'une civilisation purement matérialiste, ce soit, logiquement, l'oppression scientifique des faibles par les forts. La science toute seule, l'accroissement du pouvoir sur la nature, sans un accroissement équivalent de l'esprit de charité et de renoncement, n'a rien qui puisse atténuer chez les hommes les instincts égoïstes de l'humanité première: il n'apporte point au progrès de l'humanité un élément nouveau; il met seulement, chez les mieux doués et les plus intelligents, au service de ces instincts, de nouveaux instruments par où s'aggrave encore l'antique et fatale inégalité. Il laisse l'humanité toujours aussi «animale», et non pas plus heureuse; il n'est, en réalité, qu'un piétinement, sinon un recul.

Cela, nous l'entrevoyons, et dès aujourd'hui. Il serait tout à fait impossible de démontrer que les applications de la science aux commodités de la vie nous aient vraiment faits plus heureux. Si les chemins de fer, le télégraphe et les inventions du même ordre m'étaient retirées, j'en sentirais une petite privation parce que je les ai connues; mais si je les avais toujours ignorées?... Et d'autre part il est évident que ce sont les progrès de l'industrie, parallèles à ceux de la science, qui ont créé les grandes villes modernes, qui ont compliqué les «questions sociales», qui en ont même fait surgir de nouvelles, et qui en même temps empêchent de les résoudre: car c'est seulement dans les médiocres agglomérations, où les hommes se peuvent tous approcher et connaître, que la répartition des biens et des maux a quelque chance de devenir un peu plus conforme à la justice. Mais, au contraire, le progrès industriel, par la formation de ces cités énormes où l'exercice de la fraternité est si difficile même aux gens de bonne volonté, par l'isolement croissant des classes, par la nature des travaux imposés à certaines catégories d'ouvriers, par l'incertitude du pain quotidien, les hasards du chômage, les jeux de la surproduction et de la spéculation; enfin, en diminuant chez eux, par l'appât d'un rêve tout matériel et tout grossier, la résignation, mais non point la possibilité de souffrir, a amené et propagé dans le monde des formes de misère sans doute inconnues autrefois.

C'est l'aboutissement de tout cela qui apparaît dans l'odieuse Balbeck de la Chute d'un ange. Si c'est là que l'humanité doit en venir, elle n'aura rien gagné du tout à peiner durant des milliers et des milliers d'années. Autant valait pour elle ne pas se mettre en route. Et donc, en faisant la suprême barbarie industrielle et chimiste contemporaine de la barbarie originelle, à laquelle il l'estime même fort inférieure, Lamartine, par un trait de génie, l'a remise à sa vraie place.

Le progrès, s'il se fait, se fera par l'amour, par la charité agissante, par l'empire de l'homme sur soi plutôt que sur la nature, par l'effort de préférer les autres à soi, et par une foi qui nous rende capable de cet effort. Ce ne sont point les rois de Balbeck,—en dépit de leur chimie ou de leur physique plus perfectionnée que la nôtre,—c'est le vieillard Adonaï, et c'est, un peu, Cédar et Daïdha qui portent en eux l'avenir. Tel est le sens du poème.

Ce que seraient les derniers hommes d'une civilisation sans charité (c'est-à-dire, pour lui, d'une civilisation sans Dieu), Lamartine l'a conçu avec une logique audacieuse et candide. Ils ne feraient servir toute leur science qu'à la sensation égoïste. Or, la sensation égoïste par excellence, c'est la luxure. Ils seront donc infiniment luxurieux. Mais il paraît (bien que j'aie peine, pour mon compte, à comprendre ces choses) qu'étant, de sa nature, inassouvissable, la luxure, par la poursuite désespérée de la sensation qui se dérobe, devient inévitablement cruelle. Témoins les Cléopâtre, les Néron, les Marguerite de Bourgogne et les de Sade. Les tyrans-dieux seront donc des sadiques. Il faut nous les montrer tels. Pauvre Lamartine! Dans quelle aventure s'est-il engagé là!

Oh! cette fête des géants! Les jardins suspendus de Sémiramis, et la Maison d'or de Néron, et les douze palais et les baignoires de Caprée, et les parfums, et la musique, et les vins précieux, et les mets de Lucullus ou de Trimalcion, qu'est-ce que cela? Ils ont inventé de bien autres délices.

Un de leurs raffinements consiste dans la substitution méthodique de la femme vivante et nue aux décors architecturaux et même au mobilier des appartements. Car non seulement les tyrans-dieux ont trouvé ceci, d'enrouler en spirale autour des colonnes, de grouper en cercle sous les chapiteaux et de dérouler en guirlandes le long des frises d'innombrables corps sans voiles; mais c'est une jonchée de corps vivants et dévêtus qui leur sert de tapis; ce sont des «toisons de jeunes filles» qui leur servent de coussins, et ce sont des corps assouplis de belles esclaves qui leur tiennent lieu de tables, de fauteuils, de chaises longues, de pupitres,—et de chancelières:

...Leurs pieds chauds reposaient entre des mains d'ivoire...

Si vous prenez la peine de feuilleter Tacite et Suétone, vous verrez que c'est là un développement de certaines idées de Néron.—Mais vous remarquerez d'abord que les femmes-meubles des tyrans-dieux seraient fort incommodes; que rien ne vaut un rocking-chair pour être bien assis, et que la volupté n'est donc pas la même chose que le confortable.—Puis, ces tableaux d'orgies démesurées, ces jonchées de nudités sur des nudités et ce qu'elles suggèrent si l'on y arrête son esprit, toutes ces images, qui, exprimées par un écrivain sensuel,—fût-il médiocre,—finiraient assurément par émouvoir vos sens, vous serez surpris que, en dépit de la bonne volonté de Lamartine, et du pullulement et de la minutie des détails juxtaposés (qui rappellent, ici, Théophile de Viaud ou Saint-Amand bien plus encore que les poètes indous), elles demeurent si froides et vous laissent si parfaitement tranquille.

C'est sans doute que Lamartine, écrivain, est chaste invinciblement. Les nudités abondent dans la Chute d'un ange: mais la sévère Mme de Lamartine avait bien tort d'en vouloir ôter, quand elle recopiait les manuscrits de son mari. Car elles ne sont pas plus troublantes en vérité que les descriptions de la nature végétative, fleurs, fruits, feuillages, eaux souples; ou, si elles le sont à la longue, elles le sont exactement de la même façon.

Et, par exemple, dans la «Première Vision», la description du corps de Daïdha endormie n'a pas moins de soixante-dix vers; chacune des parties de ce corps,—les bras, le cou, les mains, les doigts, les épaules, les cheveux, le sein, la hanche, le visage, les yeux, les paupières, le nez, la bouche, etc.,—nous est dépeinte avec une minutie d'artiste primitif: mais, de ces soixante-dix vers, le grain de poivre est absent, et le je ne sais quoi de brûlant, d'âcre et d'impur, qu'un Parny,—ou un Mendès,—rencontre sans y faire effort... Quand le poète nous dit:

Comme un pli gracieux de rose purpurine,
Une ombre dessinait l'aile de sa narine,

nous voyons la narine moins que la rose. Quand il nous dit:

Ses lèvres, comme un lis dont le bord du calice,
Prêt à s'épanouir, en volute se plisse,
S'entr'ouvraient et faisaient éclater en dedans,
Comme au sein d'un fruit vert, les blancs pépins des dents,

les dents et les lèvres nous sont moins présentes que ce fruit éclaté et que ce lis qui s'entr'ouvre; et, quand nous lisons ces vers:

Ses membres délicats aux contours assouplis,
Ondoyant sous la peau sans marquer aucuns plis,
Pleins, mais de cette chair frêle encor de l'enfance
Qui passe d'heure en heure à son adolescence,
Ressemblaient aux tuyaux du froment ou du lin,
Dont la sève arrondit le contour déjà plein,
Mais où l'été fécond qui doit mûrir la gerbe
N'a pas encor durci les nœuds dorés de l'herbe,

nous songeons bien un peu qu'il s'agit des bras et des jambes d'une belle enfant; mais nous sommes, surtout induits en une vision de blés verts et, par delà, de plaines fécondes et d'ondoyantes végétations qu'enfle la poussée du Printemps divin...

Bref, chaque partie du corps de Daïdha semble rentrer et se fondre, par l'intermédiaire des comparaisons trop développées, dans la nature ambiante. Lamartine nous peint ce corps de jeune fille, comme il peindrait le corps symbolique d'un dieu, la forme d'Indra ou de Bouddha, représentative de l'Univers lui-même. Un peu plus, et Daïdha, toujours grandissante, ou plutôt insensiblement dévorée par les images qu'a évoquées sa beauté, dissoute d'ailleurs dans le clair de lune qui l'enveloppe, deviendrait Pan, se muerait au Grand-Tout, comme le Satyre de Victor Hugo. Dans tout cela, nulle volupté précise, rien de l'émotion spéciale que peut donner le spectacle d'une nudité féminine: le poète est saisi, devant cette chair de jeune fille, de la même ivresse vague et sacrée qu'en présence de la mer infinie, des beaux promontoires, des forêts profondes ou des montagnes qui sont l'ossature de la planète...

Mais revenons aux tyrans-dieux. Pas plus que la chasteté de Lamartine ne sait rendre émouvante leur luxure, sa douceur ne parvient, en nous montrant leur cruauté, à nous faire frissonner d'horreur.

Non qu'il n'ait très justement senti le lien mystérieux et fatal qui unit la cruauté à la luxure. Tous les érotomanes célèbres ont été, je crois, de méchants hommes. Chez les bêtes, l'amour ressemble souvent à une fureur, est un bond sur une proie, s'accompagne de griffes enfoncées dans la chair. Les anciens le savaient, que l'amour n'est pas bon, et qu'il contient, «virtuellement», le goût de faire souffrir. Et c'est d'après eux que l'excellent mythologue Théodore de Banville, dans ses Exilés, ayant conté «l'éducation de l'Amour» dans une forêt, parmi les fauves, termine ainsi:

Et c'est pourquoi tu fais notre dure misère,
C'est pourquoi tu meurtris nos âmes dans ta serre,
Amour des sens, ô jeune Éros, toi que le roi
Amour, le grand Titan, regarde avec effroi,
Et qui suças la haine impie et ses délices
Avec le lait cruel de tes noires nourrices.

Il est difficile d'expliquer ces choses, mais on les conçoit pourtant. On conçoit que la recherche contradictoire d'on ne sait quel infini dans la sensation égoïste arrive à «déshumaniser» ceux qui s'y abandonnent tout entiers. Chaque tentative que fait l'amour des sens pour s'assouvir aboutit forcément à une déception qui l'exaspère. La possibilité de l'assouvissement recule à mesure que les expériences se multiplient. Et plus leur fureur croît, et plus la sensation s'émousse: et de là une rage par laquelle le désir de sentir se confond enfin avec le désir de détruire. Or, à l'homme atteint de cette démence, la joie de la destruction est surtout sensible par la souffrance des autres, quand cette souffrance est son œuvre, et quand il la leur inflige précisément en poursuivant sa violente chimère de volupté. Joignez que, les sensations douloureuses étant beaucoup moins fugitives que les sensations agréables, l'homme dont nous parlons, en faisant de la souffrance d'autrui le signe et la condition de son plaisir, s'assure de celui-ci par celle-là; et que ce plaisir emprunte en quelque façon à cette douleur sa réalité et sa durée. «Ils souffrent, donc je jouis.» Il y a là comme un phénomène d'aimantation, le voisinage de la sensation atroce, dont il est certain, réveillant chez le misérable fou le pouvoir de sentir voluptueusement. Ou encore, puisque les minutes aiguës que poursuit ce damné sont de celles où les nerfs vibrent comme dans un supplice, il se substitue, par l'imagination et par une sorte de monstrueuse sympathie, à la victime qu'il torture, et parvient à sentir du moins quelque chose en se figurant que c'est lui-même qui est supplicié... Et puis, je ne sais plus; je suis trop gêné par la nécessité d'user de périphrases; et il y a des choses que j'entrevois et que je n'ose pas dire... Bref, c'est cela le «sadisme».

... Pour nous donner quelque idée des plaisirs cruels des tyrans-dieux, Lamartine s'est encore inspiré de certaines indications de Tacite et de Suétone touchant les fantaisies de l'empereur Néron. Néron, vous vous en souvenez, s'amusait à faire représenter, «pour de bon» et sans nul artifice, les fables les plus obscènes ou les plus sanglantes de la mythologie. Un jour, on réalisa devant lui l'aventure de Pasiphaé,—puis celle d'Icare. (Suétone: Néron, XII) «Icare, à son premier essor, tomba près du lit sur lequel était assis Néron, et le couvrit de sang

À vrai dire, c'est une assez belle invention de souffrances, de souffrances brutales et extrêmes, que la tragédie en tableaux vivants, en tableaux réels, dont les tyrans-dieux s'offrent le régal. Écoutez,—et frémissez si le cœur vous en dit.

La scène est une cour de prison. Par des lucarnes adroitement dissimulées, les géants, «de leurs lits de roses», peuvent tout voir sans être vus. Tel, «Néron regardait les jeux par de petites ouvertures.» (Suétone.)

Les personnages du drame sont un jeune homme, Isnel, une jeune femme, Ichmé, et un enfant de six mois, leur fils.

De l'asile où leurs jours de joie étaient cachés,
Des bourreaux, le matin, les avaient arrachés:
Conduits séparément dans l'enceinte céleste,
Ils tremblaient l'un pour l'autre: ils ignoraient le reste.

Ichmé est assise, avec son enfant, dans la cour de la prison, qu'une haute tour domine. En levant les yeux, elle aperçoit Isnel au sommet de la tour. Joie des deux amants. Une corde se trouve nouée aux créneaux; Isnel la déroule, descend auprès de son aimée. Baisers, transports... Ichmé lui dit: «Sauve d'abord l'enfant!» Isnel prend le nourrisson et remonte par la corde. Mais tout à coup la corde, secouée du haut de la tour par des bourreaux embusqués, oscille épouvantablement et heurte contre les murailles Isnel et son cher fardeau. Comme ça, très longtemps, sous les yeux d'Ichmé.

Puis la corde redevient immobile. Et alors des bourreaux entrent dans la cour, et, l'un après l'autre, «souillent Ichmé de baisers odieux». Comme ça, très longtemps, sous les yeux d'Isnel.

Et c'est le premier tableau.

La malheureuse Ichmé s'est évanouie. Quand elle reprend ses sens, des bruits inaccoutumés viennent, par un soupirail, de la loge souterraine où sont les lions. Des voix crient: «Isnel, l'enfant ou toi! Nos bêtes ont faim. Jette-leur ton enfant, ou deviens toi-même leur pâture. Choisis!» Ichmé entend le bruit d'un corps qui tombe. Est-ce l'enfant? Est-ce le père? Un faible vagissement lui fait croire que c'est l'enfant. Bruit d'os broyés. Ichmé se tord de désespoir et «brise ses dents» sur les barreaux de fer. Et c'est le second acte.

Mais Isnel,—qu'en réalité on a laissé s'évader et qui est allé déposer l'enfant dans un asile qu'il croit sûr,—revient, par la corde à nœuds, pour sauver la mère. Elle lui crie: «Misérable! tu as tué notre enfant! et tu vis!» Elle brandit sur lui ses chaînes, et l'assomme d'un seul coup. Puis elle s'ouvre une veine, je ne sais trop comment.

Or, tandis qu'elle agonise, des torches illuminent la cour, et les bourreaux rapportent à Ichmé son enfant vivant:

«C'était un jeu, vois-tu, jeune fille insensée!
D'immoler ton amant pourquoi t'es-tu pressée?
Du repas des lions il était innocent.
Quel lait aura ton fils? Tiens, nourris-le de sang!»
Les monstres à ces mots poussent un affreux rire:
D'une convulsion du cœur la mère expire,
Et les bourreaux, traînant le vivant et les morts
Vers l'antre des lions, leur jettent les trois corps.

Tel est ce mélo-mimodrame sanglant et sincère en trois actes. Assurément un psychologue, comme Edgard Poë, aurait pu produire des combinaisons de souffrance morale et physique plus compliquées et plus profondes. Même, malgré leur naïf étalage d'horreur matérielle, les «situations» imaginées par Lamartine n'égalent pas en subtile cruauté telles situations de Théodora ou de la Tosca; car M. Sardou a été plusieurs fois, au théâtre, le roi de l'angoisse et de la torture. En somme, Ichmé éprouve la peur intense, mais toute simple, et venant d'un objet présent et déterminé. Puis, la douleur des êtres qu'elle chérit ne dépend point d'elle; et enfin elle ne connaît pas, comme la Tosca ou Théodora, «la terreur du choix»... L'histoire d'Ichmé et d'Isnel, avec ses cris et sa pluie de sang, ressemble à quelque rouge croquemitainerie, sent presque l'enluminure populaire des images de supplices.

Tout cela cependant, chair meurtrie, sang qui coule, hurlements, sanglots, douleur élémentaire de la femme devant qui sont martyrisés son époux et son enfant, tout cela pourrait encore ébranler nos nerfs, comme les ébranlent tels tableaux des cruels peintres espagnols, ou les vastes, exactes et lancinantes descriptions de tortures physiques où se complaît Flaubert l'impassible dans Salammbô: les quatre cents mercenaires contraints de s'entr'égorger, le sacrifice à Moloch, l'armée mourant de faim dans le défilé de la Hache, et le supplice de Mathô. (Il serait facile de noter, en passant, plus d'une ressemblance entre la civilisation de Balbeck et celle de Carthage.)—Mais le fait est que, je ne sais comment, l'aventure horrifique d'Isnel et d'Ichmé ne nous émeut guère; pas plus que ne nous émeuvent les autres atrocités qui s'étalent dans la dernière partie de la Chute d'un ange, et pas plus que ne parviennent à nous intéresser,—je veux dire à nous paraître vivants,—Nemphed, Arasfiel, Sérandyb, ces monstres de méchanceté que le poète innocent peine tant à nous décrire.—Et j'avoue sans doute que la petite pièce jouée devant les tyrans-dieux par des tragédiens sans le savoir n'est point un proverbe de paravent, et que ce mélodrame sommaire, corsé d'une boucherie de cirque, est même un spécimen assez plausible de ce que deviendrait le théâtre dans une société en proie, si je puis dire, à l'extrême civilisation industrielle et matérialiste. Que dis-je! ces jeux d'arène, ce drame brutal, ces tableaux vivants et ces exhibitions toutes crues, je crains bien que notre théâtre ne s'y achemine tous les jours... Mais, je le répète, les cruautés lamartiniennes ne nous hérissent pas plus que les luxures lamartiniennes ne nous avaient troublés. La Chute d'un ange nous offre un très singulier exemple de l'impuissance d'un grand poète à peindre soit la laideur morale, soit l'horreur physique, comme si ces sujets lui avaient été interdits par Dieu, et comme s'il avait été créé uniquement pour exprimer ce qui est pur, ce qui est beau, ce qui resplendit et ce qui s'élève, pour dire la magnificence de la planète et traduire la prière et le rêve de l'humanité répandue à sa surface...

Avec tout cela, ce bizarre poème est très grand. J'aime à m'y plonger à l'aventure. Les pages les plus mêlées et les plus bourbeuses roulent, parmi les algues et les graviers, des perles rares. Cela pullule de vers spontanés, tels que Lui seul en sut écrire. J'ouvre au hasard (je vous le jure!) et je tombe sur la traversée aérienne de Cédar et Daïdha. Le beau voyage! Les belles visions de nuit, d'aurore et de crépuscule! La belle «carte en relief» et les beaux paysages à vol d'aigle! Je cite un peu, pour votre plaisir et pour mon repos:

Ils fendaient, engloutis, les ténèbres palpables:
L'écume des brouillards ruisselait sur les câbles.
...............
Tantôt, sortant soudain de la mer des nuages,
Les étoiles semblaient pleurer sur leurs visages.
...............
Les étoiles, fuyant au-dessus de leurs têtes,
Couraient comme le sable au souffle des tempêtes.
..............
Des teintes du matin le ciel se nuançait.
Déjà, comme un lait pur qu'un vase sombre épanche,
La nuit teignait ses bords d'une auréole blanche;
Les étoiles mouraient là-haut, comme des yeux
Qui se ferment, lassés de veiller dans les cieux.
Le soleil, encor loin d'effleurer notre terre,
..............
Montait, pâle et petit, de l'abîme sans fond,
Et ses rayons lointains, que rien ne répercute,
Du jour et de la nuit amollissaient la lutte.
..............
C'était la terre, avec les taches de ses flancs,
Ses veines de flots bleus, ses monts aux cheveux blancs,
Et sa mer qui, du jour se teintant la première,
Éclatait sur sa nuit comme un lac de lumière.
..............

... Le navire ailé reconnut sa route:

Et, dirigeant sa proue aux pointes du Sina
Sur la mer Asphalite en glissant s'inclina.
Il entendit d'en haut battre contre ses rives
Les coups intermittents de ses vagues massives.
..............
Les cimes du Liban, qu'ils avaient à franchir,
Devant les nautonniers commençaient à blanchir.
Ils entendaient grossir cet immense murmure
Qui sifflait nuit et jour parmi sa chevelure.
..............
Ils voyaient ondoyer en bas, à grandes ombres,
La bruissante mer de leurs feuillages sombres...

Autres merveilles, et plus soutenues: la prodigieuse description de la terre avant le déluge; le chœur des cèdres, les mœurs des tribus nomades, le culte des ancêtres et les discours des vivants aux morts; les amours de Daïdha et de Cédar; leur fuite dans la forêt vierge; le défilé des peuples devant les géants, fresque lamentable, fourmillante et démesurée, mais piquée de détails violemment réalistes; fresque symbolique et qui fait songer à l'éternelle et vaine procession de l'humanité douloureuse sous les yeux d'un Dieu méchant:

Ils passaient, ils passaient, squelettes de la faim...;

tout le rôle de Lackmi, qui est la figure la plus vivante du poème, sa passion humble et furieuse, ses discours ardents, sa ruse, sa mort amoureuse; la suprême malédiction jetée par Cédar au monde et à Dieu;

Et surtout, surtout, le Fragment du Livre primitif!

Je n'ai voulu vous soumettre, touchant la Chute d'un ange, que quelques impressions qui me fussent à peu près personnelles (encore m'abusé-je peut-être). Mais si vous en désirez une critique plus complète, et intelligente, et précise, et généreuse, je vous renverrai simplement au livre de M. Charles de Pomairols (pages 169-225). Car je ne saurais que répéter soit les pénétrantes objections, soit les pieux éloges de ce juge excellent, poète lui-même et philosophe.

Je vous rappellerai aussi le jugement de Leconte de Lisle, jugement très significatif et très précieux, si vous songez à quel point la négligence de Lamartine, et sa surabondance désordonnée, et la facilité de sa mélancolie et de ses larmes devaient offenser un artiste aussi soucieux de la perfection de la forme et de l'objectivité de la poésie que l'auteur des Poèmes barbares.

«M. de Lamartine, écrivait Leconte de Lisle en 1864, a fait mieux que les Méditations et que Jocelyn, mieux que les Harmonies: il a écrit la Chute d'un ange. Mon sentiment à ce sujet est celui du petit nombre, je le sais. La critique, d'ordinaire si élogieuse, a rudement traité ce poème, et le public lettré ne l'a point lu ou l'a condamné. La critique et le public sont des juges mal informés. Les conceptions les plus hardies, les images les plus éclatantes, les vers les plus mâles, le sentiment le plus large de la nature extérieure, toutes les vraies richesses intellectuelles du poète sont contenues dans la Chute d'un ange. Les lacunes, les négligences de style, les incorrections de langue y abondent, car les forces de l'artiste ne suffisent pas toujours à sa tâche; mais les parties admirables qui s'y rencontrent sont de premier ordre.»

VII
LE FRAGMENT DU LIVRE PRIMITIF ET LES RECUEILLEMENTS.

Je voudrais, pour terminer, dire quelques mots de la philosophie de Lamartine. Nous l'avons rencontrée, éparse, dans les Méditations, dans les Harmonies, dans Jocelyn. Mais le Livre primitif (dans la Chute d'un ange) et certaines pièces des Recueillements nous l'offrent plus ramassée, et c'est donc là qu'il faut la considérer; d'autant mieux que nous y trouvons la pensée de Lamartine à quarante-huit ans (1838), et qu'il n'y a pas apparence qu'elle ait beaucoup varié depuis.

Il s'agit d'abord de définir Dieu. Pour la première fois, dans le Fragment du Livre primitif, dissipant les équivoques de ce christianisme sentimental dont on ne savait trop s'il enveloppait ou s'il excluait le dogme, Lamartine s'affirme nettement rationaliste et nie la révélation:

Le seul livre divin dans lequel il écrit
Son nom toujours croissant, homme, c'est ton esprit!
C'est ta raison, miroir de la raison suprême,
Où se peint dans la nuit quelque ombre de lui-même.
Il nous parle, ô mortels, mais c'est par ce seul sens.
Toute bouche de chair altère ses accents.
L'intelligence en nous, hors de nous la nature,
Voilà la voix de Dieu; le reste est imposture.

Tout le morceau, qui est considérable (632 vers), demeure fidèle à ce caractère. Le poète devait pourtant être tenté de faire prédire la venue du Christ, Fils de Dieu, par le vieux sage du mont Carmel. La prédiction eût pu être éloquente et magnifique. Lamartine, vingt ans auparavant, n'y eût sans doute pas résisté. Ici, il s'est abstenu. Et je ne prétends point sans doute que cela l'empêchera plus tard d'être repris par le charme ouaté d'une foi imprécise et d'adorer de nouveau dans le Christ, aux heures d'attendrissement, une divinité métaphorique et mal définie. Et ce n'est pas non plus d'avoir pensé de cette façon dans le Livre primitif que j'ai à le louer, mais d'avoir dit, ce jour-là, le fond de sa pensée et de n'avoir pas confondu ce qu'il pensait avec ce qu'il pouvait se ressouvenir d'avoir cru et aimé.

C'est donc à la raison de définir Dieu. Vous vous doutez que cela n'est pas facile. Ni le déisme ne nous satisfait, ni le panthéisme. Il ne reste alors qu'à fondre ces deux conceptions opposées dans une espèce d'idéalisme ou, un peu plus exactement, de pansymbolisme, qui ne pourra jamais être bien clair.

Lamartine croirait volontiers à un Dieu personnel; et même il y croit. Mais un Dieu personnel, ce n'est, forcément, que l'homme agrandi. Le déisme n'est que l'expression la moins déraisonnable de l'anthropomorphisme. Vous savez les difficultés que présentent et la Création, et la Providence, et l'existence d'un Être suprême doué de facultés et de sentiments humains dont on a seulement retiré la limite,—par une opération bien malaisée à concevoir et que, au surplus, on oublie toujours de refaire quand on songe à lui. Ce qu'on voit invinciblement, c'est un très bon vieillard à barbe blanche ou un tragique jeune homme à cheveux roux. Ces images emprisonnent la pensée spéculative qui les suggéra; et le signe résorbe la chose signifiée...

Le panthéisme, lui, est très beau. C'est l'expression la plus enivrante de l'anthropomorphisme,—duquel on ne sort pas. Le déisme érigeait au-dessus de tout une âme humaine distendue et unique; le panthéisme infuse l'âme humaine dans tout. En réalité, c'est le monde mis en métaphores; une prosopopée universelle. Mais Spinoza lui-même a bien de la peine à en tirer une loi morale qui oblige... Et puis, au fond, on n'est pas bien sûr de comprendre. Sully-Prudhomme confesse un «scrupule» dans un sonnet des Épreuves.—Vous êtes ignorants comme moi, plus encore, dit il aux astres; la raison de vos lois vous échappe. Tu ne sais rien non plus, rose; ni vous, zéphyrs, fleurs;

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