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Les Contemporains, 6ème Série: Études et Portraits Littéraires

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LES VEUVES

À moins d'être très bonne, très simple, très modeste, et aussi d'avoir aimé son défunt «pour lui-même»,—ne croyez pas que ce soit facile, le rôle de veuve d'un grand homme, ou d'un homme illustre, ou d'un homme célèbre.

On risque ou de paraître accaparer sa mémoire, ou d'en sembler trop détachée, d'avoir l'air trop consolé, ou trop bruyamment inconsolable; de porter trop fièrement les reliques, et tantôt de s'en attribuer les miracles, tantôt de croire qu'elles en font toujours, alors qu'elles n'en font plus... À tout mettre au mieux, cela nous est si égal, au bout d'un certain temps, que vous soyez veuve de quelqu'un qui est dans le Larousse!

Il y a celles qui passent leur restant de vie, généralement très long, à exploiter, avec un soin âpre et pieux, les livres de leur mort, à vider ses fonds de tiroirs, à publier ses œuvres posthumes, niaiseries de jeunesse, notules, broutilles. Et cela peut durer indéfiniment, et ces œuvres posthumes, elles pourraient les écrire elles-mêmes. Elles les écrivent peut-être. Ces veuves «continuent le commerce du défunt», selon l'épitaphe connue.

Il y a celles dont le viril esprit fut en si intime communion avec leur illustre époux que, de très bonne foi, elles considèrent sa gloire, non comme héritée par elles, mais comme acquise en commun avec lui. Elles détiennent, elles captent, elles défendent leur mort. S'il fut de l'Académie, elles revendiquent le droit de lui choisir seules son successeur, car son fauteuil leur appartient. Elles ne savent plus bien si elles s'enflent de lui ou s'il fut grand par elles; et,—la mode étant que les femmes d'un certain rang signent de leur nom de jeunes filles,—si leur mari s'appelait Shakspeare et si elles s'appellent Durand, elles font suivre, dans leur signature, un «Durand» énorme d'un «Shakspeare» menu et gribouillé. Cela s'est vu.

Il y a celles dont le mari fut un homme essentiellement élégant et qui eut de belles relations. Celles-là pensent l'honorer en continuant l'élégance de sa vie, en rendant publique l'élégance de leurs souvenirs; en se conformant à l'idéal mondain exprimé dans ses livres, en se donnant l'air—piété touchante—d'être pareilles aux personnages que sa futilité affectionna. C'est d'une de celles-là, mêlée, sous son crêpe de deuil, aux divertissements de quelque villégiature aristocratique, qu'une méchante langue dit un jour: «Oui, c'est bien ainsi que ce pauvre un tel aurait voulu être pleuré.»

Il y a celles qui étaient au moins égales, par l'esprit et le talent, au mari qu'elles pleurent, et qui, tant qu'il vécut, se sont tues, se sont cachées, ont suivi ses succès, du fond de leur retraite volontaire, comme des mères indulgentes. Le veuvage, la médiocrité de situation qui a suivi, les ont fait sortir, malgré elles, de ce charitable effacement. Elles se sont mises à écrire à leur tour; et la grâce la plus aisée, l'expérience la plus fine et la plus clémente, le spiritualisme le plus délicat ornent leurs récits; et c'est en ajoutant au meilleur de ce qu'il passait pour représenter qu'elles gardent le nom dont elles sont dépositaires.

Il y a celles dont le défunt n'eut qu'une célébrité viagère, bruyante peut-être à son heure, mais d'ordre subalterne, et qui nous étonnent par le faste de leur culte, car nous ne savons déjà plus de quoi elles se souviennent.

Il y a celles, ô mon bon maître Renan, qui meurent quelques mois après leur compagnon, tout simplement. Et nous ne pouvons exiger, je l'avoue, que toutes soient ainsi.

Il y a les frères veufs, dont le mort avait du talent, et qui en ont aussi peut-être, mais qui, pouvant tranquillement jouir d'une gloire indivise, ont voulu, par leurs productions personnelles, nous mettre à même de dégager de l'œuvre commune l'apport du défunt. Et il a quelquefois paru que cela était imprudent: mais cela était assurément généreux et d'une exquise piété détournée.

Et enfin, parmi les veuves, il en est une dont la souffrance ne fut connue des profanes qu'en tant qu'elle était liée à un deuil public; dont toute la conduite récente ne fut que modestie, dignité simple et discrète, charité, désintéressement sans effort, et que nous avons saluée tous avec le respect le plus ému pour le noli me tangere de sa profonde et silencieuse douleur.

... Et, pour la plupart des autres, ce que j'en ai pu dire ne se ramène-t-il pas à cette vérité, à la fois nécessaire, mélancolique et rassurante, que les morts n'arrêtent pas la vie?[Retour à la Table des Matières]

GUY DE MAUPASSANT

La mort vient d'affranchir Guy de Maupassant. Il est étrange de songer que ce cerveau, en qui la réalité avait reflété des images si nettes, qui avait su interpréter, ramasser, coordonner ces images avec une vigueur et dans des directions si décidées, et nous les renvoyer, plus riches de sens, à l'aide de signes si fortement ourdis, n'ait plus, à partir d'un certain moment, reçu du monde extérieur que des impressions confuses, incohérentes, éparses, aussi rudimentaires et aussi peu liées que celles des animaux, et pleines, en outre, d'épouvante et de douleur, à cause des vagues ressouvenirs d'une vie plus complète; et que l'auteur de Boule-de-Suif, de Pierre et Jean, de Notre Cœur, soit entré, vivant, dans l'éternelle nuit. Et cela, parce qu'un jour les microscopiques cellules dont se composait la pulpe tassée sous son front se sont mises, on ne sait pourquoi, à se désagglutiner...

Et je vois à quel point je me suis trompé il y a cinq ans, et j'ai presque un remords. C'était à propos du volume intitulé: Sur l'eau, où des méditations moroses, des soliloques désespérés alternaient avec d'admirables descriptions de paysages marins. J'écrivis alors, étourdiment:

«... Tels sont les lieux communs développés par M. de Maupassant. Je ne vous les donne pas pour très neufs,—ni lui non plus, je pense... C'est beaucoup de tristesse et de férocité à la fois. Il est extraordinaire qu'on ne soit pas plus gai sur un yacht qui porte le joyeux nom de Bel-Ami; et M. de Maupassant, schopenhauérisant sur son bateau, «nous en monte un,» dirait quelque mauvais plaisant. J'ai l'esprit si mal fait que le pessimisme trop étalé m'offense presque autant que l'optimisme béat. Il me semble que, lorsqu'on est en somme parmi les privilégiés de ce monde, lorsqu'on ne souffre ni continuellement, ni trop violemment dans son corps, et qu'on est préservé des extrêmes douleurs morales par la littérature et l'analyse (lesquelles, soyez-en sûrs, nous sauvent de plus de maux qu'elles ne nous interdisent de joies), une sorte de pudeur devrait vous empêcher de répéter trop longuement des plaintes déjà développées par d'autres. Un écrivain célèbre qui souffre de la grande misère humaine en souffre surtout par procuration, songez-y. Dès lors, je crains un peu de rhétorique.»

Je vois maintenant qu'il n'y en avait pas. J'aurais dû reconnaître, dans le cas de Maupassant, autre chose qu'un plaisir d'orgueil et d'ironie à constater que le monde est inintelligible et mauvais; autre chose qu'un plaisir de langueur à s'abandonner aux mélancolies que versent certains crépuscules ou que distillent certains brouillards; bref, autre chose que de la littérature. J'aurais dû m'apercevoir que la tristesse secrète de notre ami n'avait rien de concerté et n'avait rien de délicieux; j'aurais dû deviner chez lui le rongement d'une idée fixe, le ravage continu d'une épouvante. Pour lui, très réellement, tout était vanité, et presque tout apportait une souffrance je le vois bien à l'heure qu'il est. Les contes où «il a peur»,—comme le Horla et une demi-douzaine d'autres dont les titres m'échappent,—n'étaient point des fantaisies; non plus que, dans Bel Ami, la description du détraquement lent d'un cerveau par l'idée ininterrompue de la mort. Pierre, dans Pierre et Jean et le héros de Fort comme la mort, et celui de Notre Cœur, durant ses promenades dans la forêt de Fontainebleau, nous montrent à quel point le travail d'une idée fixe, altérant sans cesse, pour celui qui en est possédé, les rapports habituels des choses, le peut rapprocher de la folie. Je me rappelle les longues fuites de Maupassant hors de la société des hommes, ses solitudes de plusieurs mois, en mer ou dans les champs, ses tentatives de retour à une vie simplifiée, toute physique et tout animale, où il pût oublier l'ennemi sourd, l'ennemi patient qu'il portait en lui; puis, quand il rentrait parmi nous, cette fièvre d'amusement, et de plaisanteries, et de jeux presque enfantins, qui était encore comme une fuite, une évasion hors de soi... Vains efforts! Il semblait se plaire, on l'a dit, aux compagnies «joyeuses»; il aimait la naïveté des «Boule-de-Suif» ou des «grosses Rachel»; parfois, avec une grande affectation de sérieux et une grande dépense d'activité, et comme si ces choses eussent été infiniment plus importantes que les livres qu'il écrivait (rarement il consentait à parler littérature), il organisait des «fêtes» compliquées, volontiers un peu brutales; mais, sauf les minutes où il s'appliquait, jamais on ne vit pareille impassibilité en pleine fête, ni visage plus absent. Il était loin... très loin... À quoi pensait-il, le pauvre garçon?

C'est donc avec le sang de son âme qu'il écrivait, lui, ses lamentables variations sur des lieux communs tristes. Au fait, quand ils sont tristes, les lieux communs nous sont toujours neufs. En voici un: «Quelle vanité que la gloire!» C'est assurément un des biens dont on jouit le moins. Viagère, elle reste douteuse, puisqu'elle n'est vraiment la gloire que lorsque le temps l'a consacrée; et d'ailleurs nous voyons que la «notoriété» de très grands artistes est surpassée, de leur vivant, par celle de simples histrions. Posthume, elle ne sera plus rien pour ceux qui en seront favorisés. Ce serait une étrange folie que d'envier les hommes illustres après qu'ils sont morts. Que tel assemblage de drames porte le nom de Shakspeare et que tel entassement de vers lyriques porte celui de Victor Hugo, qu'importe? Que leurs œuvres restent étiquetées, par le hasard, de ces syllabes-là plutôt que de celles qui forment les noms de Dupont ou de Durand, qu'est-ce que cela peut faire à ceux qui furent Hugo ou Shakspeare? Songez qu'Homère n'est peut-être pas le nom de l'auteur de l'Iliade, et dès lors qu'est-ce que la gloire du chantre d'Achille? J'ai l'air de développer gravement un truisme. C'est que je le trouve consolant pour les humbles. Du moment que «tout est vanité», il est excellent que tout soit vanité pour tous les hommes. Ce sont les exceptions à cette loi-là qui seraient affreuses.

Or, pour en revenir à l'auteur de Bel Ami, sans doute la gloire de son œuvre sera de longue durée; mais nous voyons que pour lui, la jouissance n'en aura même pas été viagère. Qu'a été, pendant dix-huit mois, pour Maupassant dément, la gloire de Maupassant?

... Vous vous rappelez l'effet que produisirent, il y a dix ans, Boule-de-Suif, la Maison Tellier, Mademoiselle Fifi, et les autres petits récits dont ces chefs-d'œuvre étaient accompagnés. Cela parut nouveau; et c'était nouveau, en effet. Mais en quoi? C'était, au fond, excessivement brutal: des histoires de filles, de paysans rapaces, de lâches et grotesques bourgeois; les «faits-divers» d'une humanité élémentaire et toute en instincts. La philosophie qu'on en pouvait dégager à la rigueur était furieusement négative. Et, parmi son nihilisme, l'auteur n'en jouissait pas moins du monde physique avec une intensité extraordinaire et avec une franchise d' «avant le péché». Or, chose remarquable, ce conteur si peu «moral» désarma, presque tout de suite, même les austères. Nous nous mîmes tous à parler de sa belle «santé». Cette santé devint sa marque dans l'opinion commune. Personne ne fut plus souvent proclamé «sain» que ce jeune homme qui devait mourir fou. Et, pareillement, personne ne fut plus vite déclaré classique que cet écrivain dont les contes les plus illustres se passaient dans les couvents de La Fontaine rebaptisés de leur vrai nom.

On ne se trompait point. Maupassant offrait le singulier phénomène d'une sorte de classique primitif survenu à une époque de littérature vieillissante, décrépite et tourmentée. D'abord, nulle trace, en lui, d'éducation chrétienne. Son grand ami Flaubert l'avait «déniaisé» de bonne heure. L'esprit de Maupassant fut donc comme une table rase offerte aux impressions du monde ambiant. Sa philosophie simpliste,—à laquelle il est bien possible que les raffinés des derniers âges reviennent par le plus long,—était celle d'un jeune «Huron» de génie. Ce primitif avait reçu de la nature le don de l'expression, qu'il perfectionna, auprès de son vieux maître, par une discipline de dix années. Mais, s'il apprit à «voir» et à rendre ce qu'il voyait, il n'apprit rien de plus,—heureusement. S'il garda, avec plus de largeur et d'aisance, quelque chose de l'ironie de l'Éducation sentimentale, il fut totalement exempt du romantisme de Flaubert. Il ignora également les «transpositions d'art» des Goncourt, ces rapins malades, et la trépidation nerveuse d'Alphonse Daudet. À l'une des époques où notre littérature fut le plus complexe et nous distilla les boissons les plus travaillées, le génie conteur de Maupassant jaillit comme une source de belle eau merveilleusement claire. Et, sensuel, il restait en quelque manière innocent. Rien de commun entre cette sensualité et celle de M. Émile Zola, si triste, si troublée, si morose, qui est celle d'un moine tenté, qui semble impliquer le sentiment de quelque chose de défendu et la croyance au péché. Maupassant, lui, n'y croyait pas. Cela se sentait, et c'est pourquoi les chastes eux-mêmes lui furent si indulgents.

Tel il fut dans les commencements de son œuvre. Il rappelait,—avec un style plus plastique (car on ne naît pas impunément dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle)—les conteurs d'autrefois et, si vous voulez, cet imperturbable Alain Lesage. Et Bel-Ami semblait une «remise au point», après un siècle et demi, du Paysan parvenu...

Puis, l'angoisse vint... La volupté finit toujours, comme on sait, par être grande maîtresse de métaphysique. Le désir est, de sa nature, inassouvissable. Et c'est pourquoi, dans les derniers livres de Maupassant, lentement, le surgit amari aliquid fait son œuvre.

Au reste, le naturalisme a deux grandes ennemies: la douleur et la mort. Et il ne sert de rien de dire que ce qui est doit être, qu'il n'y a rien à expliquer. Pour que la philosophie du Cas de Mme Luneau ou même de Marroca fût le vrai, il faudrait que la douleur fût absente du monde, et qu'on pût ne jamais songer à la mort. Mais on souffre; et, par la porte de la souffrance, entrent la réflexion, la curiosité, l'inquiétude et l'appréhension de l'inconnu et, sous une forme ou sous une autre, l'idéalisme, et le rêve, et des besoins d'expliquer ce qui échappe aux sens...

À partir d'un certain moment, cela est visible, Maupassant s'attendrit. Son observation s'attriste,—et s'affine aussi, à mesure qu'elle s'étend. Et, à mesure que son cœur s'amollit et que s'y ouvre la divine fontaine des larmes, il apprend aussi la pudeur.

D'un livre à l'autre, les âmes qu'il nous peint se compliquent et, en même temps, s'élèvent en dignité. De plus en plus il paraît compatir aux objets de ses peintures, et de plus en plus il semble se plaire à nous décrire des passions et des sentiments de telle espèce, que, de les comprendre et de les aimer comme il le fait, cela seul prouverait qu'il a dépassé,—sans trop savoir d'ailleurs où il va,—ce naturalisme rudimentaire par où il avait débuté si tranquillement. Fort comme la mort dit un amour «fort comme la mort» en effet, et raconte à la fois le plus noble des drames intérieurs et l'immense tristesse de vieillir.—Notre Cœur flétrit la femme qui ne sait pas aimer; et si l'amoureux demande des consolations à l'amour simpliste, tel qu'il était conçu dans les Sœurs Rondoli, il est clair qu'il n'y trouvera plus jamais le repos. Bref, c'est l'humanité supérieure qui fait sa rentrée dans l'œuvre de Maupassant; et l'humanité supérieure est faite, en somme, de tout l'idéalisme du passé et de ses plus nobles rêves; et les décrire ainsi et de ce ton, ce n'est peut-être pas y croire, mais ce n'est plus les répudier.

Ce n'est pas du Bourget. Maupassant, presque toujours, se borne à noter les signes extérieurs,—actes, gestes ou discours,—des sentiments de ses personnages, et use peu de l'analyse directe, qui a ses périls, qui quelquefois invente sa matière, et l'embrouille pour avoir le mérite et le plaisir de la débrouiller... Mais enfin vous entrevoyez peut-être combien est curieuse l'évolution d'un écrivain qui, ayant commencé par la Maison Tellier, finit par Notre Cœur. Très sommairement, son histoire est celle d'un primitif venu tard et modifié, peu à peu, par l'atmosphère morale de son temps, ressaisi par les inquiétudes spirituelles que nous ont léguées les siècles écoulés. Et sans doute aussi la peur de la mort, la peur de l'inconnu, la préoccupation atroce de la folie menaçante ont été pour quelque chose dans cette transformation...[Retour à la Table des Matières]

ANATOLE FRANCE

LE LYS ROUGE

«... Eh oui, je sais parler avec ma plume, tout comme un autre. Mais parler, écrire, quelle pitié!... Qu'est-ce qu'il en fait, le lecteur, de ma page d'écriture? Une suite de faux-sens, de contresens et de non-sens. Lire, entendre, c'est traduire. Il y a de belles traductions peut-être. Il n'y en a pas de fidèles. Qu'est-ce que ça me fait qu'ils admirent mes livres, puisque c'est ce qu'ils ont mis dedans qu'ils admirent? Chaque lecteur substitue ses visions aux nôtres...»

Ainsi parle le littérateur Paul Vence, dans un des premiers chapitres du roman. Vous voilà avertis: je ne vous puis donner que ma traduction du Lys rouge.

Si, tout en goûtant la grâce infinie de cette forme, presque unique dans notre littérature, je regarde ingénument ce qu'elle recouvre, j'aperçois, au travers des guirlandes de causeries et d'épisodes dont il est délicieusement fleuri, un drame très simple, très violent, surprenant d'âpreté et de cruauté.

Une jeune femme, de sens exigeants, avait un amant qui la contentait, mais qu'elle avait pris presque au hasard. Un jour elle rencontre un autre homme pour qui elle sent qu'elle est faite et qui lui donnera, elle en est sûre d'avance, des joies supérieures; bref, «son homme.» Et l'homme sent en lui un avertissement pareil et un désir égal. Elle se donne à lui; ils s'aiment avec une sombre fureur. Le premier amant vient la trouver; il veut la reprendre; il veut la tuer, il la meurtrit de coups de poing, puis s'affale en sanglotant, tandis qu'elle s'échappe le sourire aux lèvres. Cependant le second amant a des soupçons: elle les étouffe sous des baisers enragés. Mais la mauvaise destinée veut qu'il rencontre un soir son prédécesseur. Dès lors, hanté d'une image qui le torture et l'affole, il repousse celle qu'il aime (puisque cela s'appelle aimer). En vain, elle se jette sur lui et «l'enveloppe de baisers, de larmes, de cris, de morsures»; il s'arrache d'elle en disant: «Je ne vous vois plus seule. Je vois l'autre avec vous, toujours.» Et elle s'en va, désespérée...

Il vous est aisé d'entrevoir par ce résumé fort incomplet, mais non inexact, que ce qui meut et broie ces trois créatures, c'est l'amour sensuel, et ce n'en est point un autre. Ce livre respire la plus âcre volupté. Les étreintes y sont fréquentes et variées dans leurs modes, et l'auteur les décrit avec une habileté rapide et qui reste décente, mais qui n'est point timide. Ses deux damnés ne redoutent ni les garnis modestes qui avoisinent les gares, ni les guinguettes à fritures, ni l'humidité des futaies. Ce qui les tient, c'est bien le durus amor, celui qui, comme dit le poète Lucrèce:

...in silvis jungebat corpora amantûm.

C'est, dis-je, l'amour sensuel, car les autres amours ne tuent pas. Ni Dante ni Pétrarque ne troublèrent jamais de leurs violences Béatrice et Laure; et Elvire mourut sans avoir été bousculée par Lamartine. Le seul amour tragique est l'amour des sens. C'est celui de Didon, qui défaillit dans une grotte, pendant un orage, et se poignarda sur son bûcher. C'est celui de Phèdre qui meurt, d'Ériphile qui dénonce, d'Hermione qui fait tuer, et de Roxane qui tue. Il est impossible d'hésiter sur la nature de cet amour, malgré la pudicité du style. Roxane adore Bajazet sans lui avoir jamais parlé: on ne saurait donc dire que c'est l'âme de ce jeune prince dont elle est éprise.

Or cet amour-là, étant essentiellement la recherche de la sensation,—soit qu'on n'y apporte aucun choix, soit, au contraire, qu'on la demande à une créature en particulier, et à celle-là seulement,—s'accommode, dans le premier cas, avec la plus complète insouciance de la personne, et, dans le second cas, engendre aisément la haine, par la peur d'être frustré. Et ainsi (car telle est la duperie des mots) ni dans son plus faible degré, ni dans son degré le plus fort, cet amour-là n'implique «l'amour». Il est égoïste par définition; il est amour au même titre que la soif ou la faim.

Le Lys rouge enseigne précisément ce qu'un amour de cette sorte, étant inséparable de la jalousie,—et d'une jalousie dont l'objet est concret, délimité, visible et tangible,—contient nécessairement de haine. C'est ce qu'exprime avec force le poète Choulette, donnant en peu de mots la morale de cette histoire. «Les fautes de l'amour seront pardonnées, dit-il. Ou plutôt, on ne fait rien de mal quand on aime seulement. Mais l'amour sensuel est fait de haine, d'égoïsme et de colère autant que d'amour. Pour vous avoir trouvée belle, un soir, sur ce canapé, j'ai été assailli d'une nuée de pensées violentes. Je revenais de l'albergo... J'étais inondé d'une joie céleste que votre vue m'a fait perdre. Il faut qu'une vérité profonde soit renfermée dans la malédiction d'Ève. Car, près de vous, je suis devenu triste et mauvais. J'avais sur les lèvres de douces paroles. Elles mentaient. Je me sentais au dedans de moi-même votre adversaire et votre ennemi, je vous haïssais. En vous voyant sourire, j'ai eu envie de vous tuer.»

Mais je ne vous ai point dit encore quels sont les personnages de ce roman. Si vous ne l'aviez point lu, si vous ne le connaissiez que par le raccourci de drame anonyme où je l'ai résumé en commençant, peut-être hésiteriez-vous sur leur condition sociale. La chose se pourrait passer aisément entre habitués des fortifications ou des boulevards extérieurs: car les «faits-divers» nous avertissent que c'est surtout dans ce monde-là que se rencontrent encore les sombres amours et les violences effrénées des tragédies raciniennes. La femme pourrait fort bien être une fille; le premier amant, quelque rôdeur de barrière, et le second, quelque garçon boucher. Vous vous étonneriez que celui-ci ne joue point du couteau, mais je vous prierais de considérer que l'autre tape sur sa bonne amie, et que les sentiments du trio sont admirables de simplicité et de brutalité farouche. Assurément, ce sont de purs «instinctifs». Vous apprendriez sans nulle surprise que la femme s'appelle Titine, et l'un des homme Bibi, et l'autre la Terreur des Ternes.

Or, elle se nomme la comtesse Martin-Bellème; elle est la fille d'un financier puissant, la bru d'un ministre du second empire, la femme d'un ministre de la troisième République. C'est une femme très élégante et très distinguée. Le premier amant se nomme Robert Le Ménil. C'est un sportsman accompli, et c'est «l'homme du monde» en soi. Le second amant, Jacques Dechartre, est un sculpteur riche qui modèle, de loin en loin, des cires et des médaillons d'un goût tourmenté et subtil. Ils sont, tous trois, non seulement «du meilleur monde», mais du plus raffiné.

Nous avons déjà vu quelque chose d'analogue dans le roman finement féroce de M. Paul Hervieu: Peints par eux-mêmes. Les amours de Mme de Trémeur et de Le Hinglé, ces deux parfaits mondains, ressemblaient à une histoire de cour d'assises: l'avortement, le vol, le chantage, le suicide enfermaient la trame. Les amants du Lys rouge, n'ayant point d'embarras d'argent, ne paraissent capables que de «crimes passionnels». Mais enfin, vous voyez que les romans mondains redeviennent singulièrement brutaux, c'est-à-dire véridiques. Les héroïnes de Feuillet, même perverses, gardaient dans leurs erreurs des façons qui passaient pour «aristocratiques». Elles avaient des suicides élégants: suicide équestre, comme celui de Julia de Trécœur, suicide neigeux, comme celui de Charlotte d'Erra. Elles avaient des sens, nous n'en saurions douter; plusieurs étaient même détraquées avec grâce. Mais quand elles «concluaient», nous n'en étions qu'à peine avertis. Ce par quoi elles étaient, au fond, des bêtes de joie,—et de tristesse,—nous était discrètement dérobé. Nulle part vous n'y reconnaissiez l'application sincère de ces axiomes inspirés à Bourget par le théâtre de Dumas: «... L'amour seul est demeuré irréductible, comme la mort, aux conventions humaines. Il est sauvage et libre, malgré les codes et les modes. La femme qui se déshabille pour se donner à un homme dépouille avec ses vêtements toute sa personne sociale; elle redevient pour celui qu'elle aime ce qu'il redevient, lui aussi, pour elle: la créature naturelle et solitaire dont aucune protection ne garantit le bonheur, dont aucun édit ne saurait écarter le malheur.» Or, ni M. France, ni M. Hervieu ne nous dissimulent que l'amour sensuel est, en effet, le grand niveleur des conditions, et que, par lui, la femme du monde ou la grande dame a, comme les autres, ses heures simplement brutales et peut avoir même ses minutes «canailles». Par-dessus George Sand et Octave Feuillet, ils renouent,—oh! très librement et en y ajoutant combien!—avec l'audacieux roman du dix-huitième siècle, celui de Crébillon fils, de Diderot et de Laclos.

Toutefois,—et c'est par où M. Hervieu semble rester plus près de la vérité commune,—Mme de Trémeur et Le Hinglé n'étaient point des êtres exceptionnellement intelligents. Mais,—et c'est ici que commence le paradoxe du Lys rouge,—la comtesse Martin et surtout Jacques Dechartre nous sont donnés comme des êtres de choix, singulièrement conscients, et d'un esprit tout à fait supérieur.

Thérèse exprime continuellement des pensées délicates, ingénieuses et profondes, puisque ce sont les pensées mêmes de M. Anatole France. Elle a l'esprit philosophique et libre. Elle n'a aucun des préjugés de son éducation et de sa caste, se plaît à errer dans les rues populacières et emmène avec elle, en voyage, un bohème ivrogne à cache-nez rouge. Elle est fort au-dessus des «convenances». Mais peut-être direz-vous que, si elle est philosophe dans ses propos, c'est qu'elle reçoit Paul Vence à sa table et qu'elle a de la mémoire; que c'est un instinct secret qui lui fait trouver plaisir aux rues mal soignées et fortement odorantes où grouille de l'humanité en tas, et qu'enfin son absence de préjugés lui vient de son tempérament et de son hérédité, car elle est la fille d'un rapace.

Le cas de Jacques Dechartre est plus net. Il est vraiment, lui, un philosophe, un critique, un observateur et un descripteur sagace de ses propres mouvements. Il est capable d'une conception générale du monde, qui, en lui montrant l'insignifiance et la vanité de sa pauvre petite aventure personnelle, devrait la lui rendre inoffensive. Et, en même temps il est si habile à voir clair en lui, même à prévoir ses sentiments, que, les prévoir ainsi, c'est presque les prévenir. D'un bout à l'autre du livre, il se regarde aimer, et être fou, et être malheureux, et être méchant. Il n'a pas un instant d'illusion, ni sur l'espèce de son amour, ni sur ses conséquences probables. Même la première «déclaration», qui est d'ordinaire naïve, confiante, optimiste, Dechartre la fait avec âpreté, en termes inattendus, menaçants pour tous les deux, et qui, vers la fin, semblent commenter Darwin. Il dit à Thérèse qu'il l'aime «non avec de molles et vagues tendresses, mais dans une ardeur sèche et cruelle». Il ajoute: «Si vous ne pouvez pas m'aimer, laissez-moi partir; j'irai je ne sais où, vous oublier, vous haïr. Car je me sens pour vous un fond de haine et de colère. Oh! je vous aime!» Et plus loin: «... Votre âme n'est pour moi que l'odeur de votre beauté. J'avais gardé les instincts d'un homme primitif, vous les avez réveillés. Et je sens que je vous aime avec une simplicité sauvage.» Plus tard, après que la première scène de jalousie qu'il lui a faite s'est terminée par une réconciliation furieuse, et qu'ils se sont repris, «les yeux assombris, les lèvres serrées, en proie à cette colère sacrée qui fait que l'amour ressemble à la haine», comme elle lui demande pourquoi il est triste, il a ce mot profond, affreux d'égoïsme et de clairvoyance: «Tu veux savoir? Ne te fâche pas. Je souffre plus que jamais, parce que je sais maintenant ce que tu donnes.» Et il lui dit encore: «Thérèse, on n'est jamais bon quand on aime».

Et alors, je me pose une question:—Est-il possible ou est-il vraisemblable qu'un homme qui a cette puissance et cette lucidité d'esprit se laisse à la fois emporter à l'excès de démence et de cruauté dont ce statuaire méditatif nous donne le spectacle détestable (voir surtout le dernier chapitre)? Sachant à chaque minute ce qu'il fait, comment peut-il le faire? Ou, si une force involontaire agit en lui, comment la fatalité n'en est-elle pas du moins tempérée par cela seul qu'il la prévoit? N'y a-t-il pas une sorte d'incompatibilité entre la vie intellectuelle de Dechartre et sa vie passionnelle? Je ne conçois ni Didon, ni Paolo, ni Hermione, ni Oreste philosophes à ce degré, ou dilettantes (car Dechartre est dilettante aussi, sur tout ce qui n'est point son amour). Et j'admets Montaigne ou la Rochefoucauld amoureux, et par suite un peu bêtes et souffrants et pleurants, mais non point mués,—tout en restant la Rochefoucauld ou Montaigne!—en brutes mauvaises, torturées et torturantes. N'alléguez point que les personnages de Racine, par exemple, expriment en discours harmonieux et fins des passions sauvages d'êtres primitifs. Ils parlent sans doute avec élégance: mais, en somme, ils ont peu d'idées; ce ne sont point des critiques; leur culture philosophique est médiocre, et nulle part il n'apparaît qu'ils aient lu Darwin, Stendhal, Hartmann et Anatole France... Bref, la dualité de Jacques Dechartre me déconcerte. Mais c'est peut-être que je manque d'expérience.

Ce qui me met en garde, c'est qu'il me semble que Thérèse et Jacques vivent moins que les personnages épisodiques du roman, ils sont, en quelque manière, moins vivants que leurs actes. Je ne parviens pas à discerner nettement leurs figures. Cela vient peut-être de ce que l'auteur parle presque toujours pour eux. Écoutez Dechartre: «Une femme, dit-il à Thérèse, ne peut pas être jalouse de la même manière qu'un homme, ni sentir ce qui nous fait le plus souffrir... Pourquoi? Parce qu'il n'y a pas dans le sang, dans la chair d'une femme, cette fureur absurde et généreuse de possession, cet antique instinct dont l'homme s'est fait un droit. L'homme est le dieu qui veut sa créature tout entière. Depuis des siècles immémoriaux la femme est faite au partage. C'est le passé, l'obscur passé qui détermine nos passions. Nous étions déjà si vieux quand nous sommes nés!» etc... Ou bien: «Ah! ce qui vit n'est que trop mystérieux...—Ne crains pas de te donner. Je te désirerai toujours, et je t'ignorerai toujours. Est-ce qu'on possède jamais ce qu'on aime?», etc. Pensez-vous qu'un amant, même très lettré, ait jamais parlé ainsi à sa maîtresse?—Et Thérèse à Le Ménil: «Méprisez-moi, si vous voulez, et si l'on peut mépriser une malheureuse créature qui est le jouet de la vie... Mais gardez-moi un peu d'amitié dans votre colère, un souvenir aigre et doux, comme ces temps d'automne où il y a du soleil et de la bise... Ne soyez pas dur à la visiteuse agréable et frivole qui passa à travers votre vie...», etc. Est-ce qu'une femme, même une spécialiste de dîners littéraires (et Thérèse n'est point cela), a jamais rencontré des paroles de cette moelle et de ce ton? Les discours de Thérèse et de Jacques sont comme transposés. L'auteur nous les donne tels qu'ils se répercutent dans sa pensée, où ils s'éclaircissent et s'enrichissent à la fois. Il en écrit, avec force et avec grâce, la traduction philosophique. L'aventure du Lys rouge est dramatique à la façon, non d'une pièce de Dumas ou d'un roman de Maupassant, mais d'un chapitre de Schopenhauer...

Est-ce que je m'en plains? Est-ce que je fais des objections? Mon Dieu, non; je cause.

De même que ces mondains ont des fureurs de satyresse et de faune; de même que ce faune et cette satyresse ont des esprits ingénieusement et constamment critiques, ainsi ces païens enragés ont des sensibilités et des mélancolies toutes pieuses. Leurs charnelles amours ont pour théâtre la ville par excellence des quattrocentistes et la bourgade d'élection du très pur saint François. C'est devant une fresque de Fra Angelico, où de pâles figures, de peu de matière, expriment l'amour divin, que Jacques et Thérèse se donnent leur premier et brûlant et pesant baiser...

L'image des choses mortes excite leur lugubre ardeur de vivre. Ou peut-être imaginent-ils une parenté sacrilège entre les désirs inapaisés des âmes saintes d'autrefois et l'inassouvissement de leurs propres corps. Ils se disent que, comme les compagnons de François, ils poursuivent eux aussi, mais sur terre et douloureusement, un infini de joie. Ils s'aiment plus voracement sur la cendre des morts, plus harmonieusement parmi les images fanées de la beauté parfaite, plus solennellement parmi les témoignages de l'éternelle et divine inquiétude des cœurs. Le passé et la religion leur sont assaisonnements de volupté.

Et je goûte, je l'avoue, la richesse de ces contrastes.

Les personnages secondaires sont peut-être, je l'ai indiqué, plus vivants que les protagonistes. Le poète Choulette est admirable. Vaniteux, ivrogne, plein de vices, naïf et pervers, il estime que sa vie de crapule contient déjà, au fond, les premiers linéaments de la vie évangélique selon le bon saint François. C'est Choulette qui est chargé d'exprimer les opinions particulièrement subversives de l'auteur, ses négations et ses révoltes les plus hardies.

Car M. Anatole France est maintenant quelque chose de plus que le tendre ironiste du Crime de Silvestre Bonnard. On a vu depuis quelques années croître magnifiquement ce que des théologiens appelleraient son esprit de malice et son impiété. Nous sommes un peu redevables de cette évolution au plus impérieux de nos critiques: c'est M. Brunetière qui, en morigénant M. France, l'a contraint à sortir, pour ainsi parler, tout le dix-huitième siècle qu'il avait dans le sang. Il est arrivé à M. France de défendre presque violemment, contre M. Brunetière, non l'infaillibilité de la science, mais le droit illimité de la recherche scientifique et de la libre spéculation. Les Opinions de Jérôme Cogniard sont assurément le plus radical bréviaire de scepticisme qui ait paru depuis Montaigne. Une saveur amère et forte est venue s'ajouter aux derniers livres de M. France.

Mais, en même temps que son scepticisme,—lequel, bien que confinant au nihilisme, n'excluait point une sensualité délicate et l'art de jouir de la surface brillante des choses,—croissaient, d'autre part, sa sollicitude et son goût pour les formes de vie et de sentiment qui dérivent des croyances religieuses. La piété de son imagination grandissait dans la même mesure que l'impiété de sa pensée. Thaïs est l'histoire d'une sainte; la Rôtisserie est l'histoire d'un prêtre bohème, de conscience originale; et l'amour de Thérèse et de Jacques est grand visiteur d'églises...

Rien de surprenant dans ces prédilections. Un bon nihiliste aime naturellement les saints; car la foi religieuse implique une part de révolte contre la société terrestre, contre ses injustices et ses atroces ou ridicules conventions, et elle peut agréer par là aux plus audacieux esprits. D'ailleurs, par l'opinion qu'il a lui-même de ce monde, un bon nihiliste comprend aisément,—bien que, pour son compte, il s'en abstienne,—que l'homme place au delà de la terre sa raison de vivre et son «idéal». Puis, c'est un phénomène connu, que les esprits très compliqués adorent souvent les âmes simples... Toutefois, cette préoccupation impie et affectueuse de la vie mystique commence à devenir singulière, chez M. France, par ses insistances et sa continuité. Car enfin Voltaire et les encyclopédistes ne l'ont jamais eue. M. France goûte pleinement le plaisir satanique de comprendre, de douter, de nier; mais il semble qu'à chaque instant aussi il l'épuise, il en touche le néant... Je suis bien curieux de savoir où cela le mènera...

J'ai nommé Choulette. Voici encore Vivian Bell, Schmoll, Lagrange, Montessuy, le prince Albertinelli, le comte Martin, Garain, Loyer et la «bonne Madame Marmet», aux yeux fureteurs sous ses paisibles bandeaux blancs. Ils sont pittoresques, quelques-uns charmants, tous amusants. Ils vont uniquement à leur plaisir, et l'auteur les absout tous ensemble. La précieuse et grêle et agaçante gaieté d'oiseau de Miss Bell, et les petites images gracieuses qui dansotent perpétuellement dans sa tête frisotée, n'empêchent point cette esthète d'être «très habile à gagner de l'argent» et d'épouser pour son torse un bellâtre italien. M. France les enveloppe tous de son indulgence ironique. Indulgence si souple et si vaste qu'elle va du mépris à la charité, et qu'elle «remplit l'entre-deux».

Et les paysages, parisiens ou florentins! Et le style! C'est un composé plus précieux que le métal de Corinthe. Il s'y trouve du Racine, du Voltaire, du Flaubert, du Renan, et c'est toujours de l'Anatole France. Cet homme a la perfection dans la grâce; il est l'extrême fleur du génie latin.[Retour à la Table des Matières]

LA SOLIDARITÉ
DISCOURS
PRONONCÉ À LA DISTRIBUTION DES PRIX DU LYCÉE CHARLEMAGNE, LE 31 JUILLET 1894

Messieurs et jeunes camarades,

Vous venez d'entendre un excellent discours. Il vous reste à entendre le mien, et j'en suis bien fâché pour vous: mais, pendant que nous vous tenons encore, nous ne voulons vous lâcher que dûment chapitrés et bien munis de sagesse pour vos vacances.

Des réflexions si justes et si élevées de mon ami Corréard, je vous engage particulièrement à retenir ceci, que nous ne sommes pas des isolés dans le temps; que tout ce que la vie a pour nous soit de commodité, soit de noblesse, c'est à nos pères, à nos aïeux, à nos ancêtres que nous le devons; que nous devons aux morts la culture même d'esprit qui nous permet, sur certains points, de penser autrement qu'eux,—et mieux, je l'espère,—et qu'enfin, suivant le beau mot d'Auguste Comte, l'humanité est composée de plus de morts que de vivants. C'est toutefois en m'en tenant aux vivants que je voudrais, après votre éminent professeur d'histoire, vous prêcher le sentiment, l'acceptation et, s'il se pouvait, l'amour de la solidarité humaine.

Croyez bien que c'est une affaire qui ne va pas toute seule... Oui, sans doute, vous êtes aujourd'hui dans les meilleures conditions pour vous laisser persuader. Les liens nécessaires ou consentis qui vous unissent à vos camarades et à vos maîtres, vous ne les connaissez guère que par leur douceur, vous ne luttez que pour des palmes innocentes, vous n'avez pas à gagner votre pain les uns contre les autres; vous avez, tout naturellement, des idées, des intérêts, des plaisirs communs. Je suis sûr que vous êtes contents d'être des «Charlemagne», que cela signifie pour vous quelque chose. Et comme j'en suis un, moi aussi, je me sens, par là, très agréablement relié à vous. Je retrouve ici, parmi vos professeurs, de vieux et chers camarades, et je devrais être dans leurs rangs, et je m'étonne de n'y pas être. Bref, nous communions tous aujourd'hui dans une bienveillance mutuelle très sincère et, d'ailleurs, très aisée, et dans l'attachement au vénérable et glorieux lycée qui nous a formés. Un peu de musique aidant, j'ose dire que nous sommes, à l'heure qu'il est, virtuellement très bons les uns pour les autres.

Mais après? Mais demain?

Les transformations historiques, dont M. Corréard vous signalait la majestueuse et fatale lenteur, ont abouti, chez nous, vous le savez, à l'émancipation de l'individu. Un des résultats de cette émancipation, c'est que, plus que nos aïeux, nous sommes obligés d'inventer, si je puis dire, nos devoirs envers les hommes.

Or, du moment que c'est à nous de les inventer, nous sommes tentés de les restreindre, cela est triste à dire. Et, par exemple, il est bien vrai que l'égalité des citoyens est inscrite dans nos lois, qu'il n'y a plus de castes et que, en théorie, tout est devenu accessible à tous. Mais, en fait, s'il n'y a plus de classes politiques, il y a toujours des classes ou des compartiments sociaux, et les riches et les pauvres sont peut-être plus profondément séparés aujourd'hui par les mœurs qu'ils ne l'étaient autrefois par les institutions. Pourquoi? C'est sans doute que les liens s'offrent, d'eux mêmes, plus nombreux et plus étroits entre les membres d'une société fortement et minutieusement hiérarchisée, comme était l'ancienne, qu'entre dix millions de têtes supposées égales.

Eh bien, ces liens qui ne nous sont plus imposés par les institutions ou les traditions ou les croyances, nous devons essayer de les renouer nous-mêmes. Ces liens de jadis, liens d'obéissance et de commandement, de fidélité et de protection, il faut les remplacer par des liens de charité.

Oh! cela est difficile, je le répète. Notre égoïsme trouve si bien son compte dans cette sorte d'émiettement social! C'est si commode, de vivre dans son coin, pour soi et, tout au plus, pour les siens et pour deux ou trois amis, de se moquer du reste, de croire qu'on a fait tout son devoir de citoyen quand on a payé l'impôt, et tout son devoir d'homme quand on a lâché quelques aumônes prudentes, de pratiquer le dédaigneux odi profanum vulgus, d'être un spectateur détaché de la comédie ou de la tragédie humaine! Remarquez que cette espèce d'épicuréisme abstentionniste est également l'idéal du bourgeois le plus épais et du dilettante le plus raffiné. Je voudrais, puisqu'ils se méprisent réciproquement, leur faire honte à tous deux de cette rencontre.

C'est là, mes amis, une basse et mauvaise façon de prendre la vie. Songeons sans cesse que, depuis que nous n'avons plus de devoirs de caste ou de corporation, notre devoir d'homme s'est accru d'autant. Combattons notre pente, qui est de nous dérober, de nous blottir dans une paix indifférente. Cherchons les occasions où beaucoup d'hommes assemblés sont animés à la fois d'une seule idée, et d'une idée salutaire pour tous. Même les associations professionnelles, les dîners de Labadens peuvent avoir du bon. Cherchons ce qui nous réunit, et cherchons à nous réunir. L'état d'âme que certains spectacles publics, une revue militaire, les funérailles d'un grand citoyen, propagent dans toute une multitude, cet état singulier, merveilleux, ou l'on se sent épris tous ensemble de quelque chose de supérieur à l'intérêt immédiat de chacun, tâchons de le ressusciter en nous jusque dans l'humble cours de nos occupations journalières, pour les spiritualiser.

Vous allez bientôt envahir les professions dites libérales, et quelques-unes des autres. Dans l'exercice de ces professions, souvenez-vous toujours de la communauté.—Médecins ou pharmaciens (oh! de première classe), vous aurez maintes occasions d'être secourables aux pauvres gens, de faire payer pour eux les riches, de réparer ainsi, dans une petite mesure, l'inégalité des conditions et d'appliquer pour votre compte l'impôt progressif sur le revenu.—Notaires (car il y en a ici qui seront notaires), vous pourrez être, un peu, les directeurs de conscience de vos clients et insinuer quelque souci du juste dans les contrats dont vous aurez le dépôt.—Avocats ou avoués, vous pourrez souvent par des interprétations d'une généreuse habileté, substituer les commandements de l'équité naturelle, ou même de la pitié, aux prescriptions littérales de la loi, qui est impersonnelle, et qui ne prévoit pas les exceptions.—Professeurs, vous formerez les cœurs autant que les esprits; vous... enfin vous ferez comme vous avez vu faire dans cette maison.—Artistes ou écrivains, vous vous rappellerez le mot de La Bruyère, que «l'homme de lettres est trivial (vous savez dans quel sens il l'entend) comme la borne au coin des places»; vous ne fermerez pas sur vous la porte de votre «tour d'ivoire», et vous songerez aussi que tout ce que vous exprimez, soit par des moyens plastiques, soit par le discours, a son retentissement, bon ou mauvais, chez d'autres hommes et que vous en êtes responsables.—Hommes de négoce ou de finance, vous serez exactement probes; vous ne penserez pas qu'il y ait deux morales, ni qu'il vous soit permis de subordonner votre probité à des hasards, de jouer avec ce que vous n'avez pas, d'être honnête à pile ou face.—Industriels, vous pardonnerez beaucoup à l'aveuglement, aux illusions brutales des souffrants; vous ne fuirez pas leur contact, vous les contraindrez de croire à votre bonne volonté, tant vos actes la feront éclater à leurs yeux; vous vous résignerez à mettre trente ou quarante ans à faire fortune et à ne pas la faire si grosse: car c'est là qu'il en faudra venir.—Hommes politiques, j'allais dire que vous ferez à peu près le contraire de presque tous vos prédécesseurs, mais ce serait une épigramme trop aisée. Vous ne promettrez que ce que vous pourrez tenir. Vous ne monnayerez pas votre influence; vous ne tirerez pas, avec âpreté, de votre mandat tous les profits, petits ou grands, qu'il comporte. Vous aurez pitié, mais vous ne vous ferez pas, de la pitié, une carrière. Vous aurez de la pudeur: vous vous direz qu'il est déloyal d'afficher certaines idées extrêmes et simplistes qui, si l'on en était réellement pénétré, devraient se traduire par des sacrifices et des renoncements dont on est évidemment incapable. Vous haïrez l'hypocrisie. Vous réfléchirez que pousser les malheureux à une révolte d'où ne peut sortir pour eux qu'une aggravation de souffrance,—et cela, pour arriver, vous, à la notoriété ou au pouvoir et, finalement, pour «jouir»,—c'est vivre de leur substance, c'est s'engraisser de leur misère, sans rien risquer et en feignant de les servir, et qu'ainsi les exploiteurs peuvent se rencontrer ailleurs que dans les rangs des capitalistes. Pour tout dire, en un mot, humanisez vos professions, quelles qu'elles soient. Faites qu'entre vos mains elles soient toutes, et véritablement, libérales.

C'est votre devoir, et c'est votre intérêt. Vos professeurs de philosophie vous ont exposé la théorie selon laquelle la morale se confondrait avec l'intérêt bien entendu. Ils l'ont jugée imparfaite, mais ils ont dû ajouter que cette morale-là coïncide pourtant, sur bien des points, avec la morale du cœur. Il est excellent de croire le plus possible à ces coïncidences dans l'ordre social. Toutes les époques sont des époques de transition, je le sais; d'autre part, M. Corréard vous rappelait que la France a connu des heures plus terribles que l'heure présente. Mais, tout de même, jamais moins qu'aujourd'hui on n'a été sûr de demain. Les cadres anciens sont brisés; les vieilles institutions préservatrices et coercitives branlent ou sont à bas... Il apparaît avec une clarté croissante que le monde—et chacun de nous par conséquent—ne sera sauvé que par la multiplicité, sinon par l'unanimité, des bonnes volontés individuelles.

Voilà, mes amis, des propos bien sévères. Je me hâte d'ajouter qu'ils sont à peine miens et que, les ayant tenus, je voudrais bien en faire tout le premier mon profit. Cet aveu leur enlèvera peut-être de leur solennité, les fera, après coup, plus modestes et familiers... Et puis, que voulez-vous? c'est peut-être bien fini de rire,—sauf par ci par là, et dans des fêtes innocentes et confiantes comme celle-ci.[Retour à la Table des Matières]

LA TOLÉRANCE
DISCOURS
PRONONCÉ AU BANQUET DE L'ASSOCIATION GÉNÉRALE DES ÉTUDIANTS DE PARIS LE 7 JUIN 1894.

Messieurs les étudiants et chers camarades,

Je n'attendais pas le grand honneur qu'il vous a plu de me faire. Je l'ai accepté avec joie, avec reconnaissance et aussi, je vous assure, avec modestie. C'est plus intimidant que vous ne croyez de parler devant les étudiants. Car vous avez aujourd'hui, en tant que groupe dans la nation, votre existence propre, et c'est une des bonnes actions de la République de vous y avoir aidés. On s'est avisé que, tous ensemble, vous représentez quelque chose de considérable et de prodigieusement intéressant: la France de demain. On vous honore, on se préoccupe de ce que vous pensez. Des hommes éminents vous tâtent le pouls de temps en temps, se penchent sur votre âme pour l'ausculter. Et des journaux donnent le bulletin de l'état d'âme de la jeunesse française, comme ils donneraient, sous une monarchie, le bulletin de la santé de l'héritier présomptif.

C'est pourquoi je suis très impressionné. Je me dis que les choses en sont au point qu'il n'est plus permis de prendre la parole ici sans remuer les plus hautes questions. Or, les gens qui lisent mal m'ont accusé de ne pas savoir ce que je pense, même quand il s'agit d'un vaudeville. Jugez quand il s'agit de problèmes religieux, philosophiques, historiques, sociaux. Et puis j'ai relu les allocutions des hommes illustres qui m'ont précédé sur cette chaise d'honneur, et que pourrais-je bien vous dire après eux? Enfin, quand je saurais (et je le sais peut-être) ce que je pense sur les sujets les plus importants, j'aurais encore la crainte de ne pas m'y rencontrer pleinement avec vous tous et, d'aventure, de déplaire à une partie de mes hôtes, ce qui serait mal.

Mais cette crainte même va me servir. Je fais réflexion qu'elle est vaine; que je dois compter non seulement sur une sympathie dont vous m'avez donné la meilleure preuve en m'invitant à vous présider, mais sur quelque chose de plus extraordinaire encore: sur votre tolérance. Et ainsi je suis conduit à vous recommander cette vertu discrète et admirable.

Célébrer la tolérance, oui, c'est depuis cent cinquante ans un lieu commun: mais soyez persuadés que ce lieu commun n'est jamais hors de propos. La tolérance est une vertu excessivement difficile. Elle est plus difficile, pour quelques-uns, que l'héroïsme. On parle de la tolérance comme d'un devoir qui ne fait plus question; elle est inscrite dans le catéchisme républicain; tout le monde se figure être tolérant. Personne, ou presque personne ne l'est, voilà la vérité. Prenez-y garde, notre premier mouvement, et même le second, est de haïr quiconque ne pense pas comme nous. La différence des opinions a amené dans le passé plus de massacres et peut amener encore plus de troubles et de malheurs que la contrariété des intérêts. Ce charmant Voltaire, à qui il faut beaucoup pardonner, définissait à merveille et chérissait la tolérance: mais il voulait faire mettre à la Bastille les gens qui n'étaient pas de son avis. C'est pour des différences d'opinion bien plus que pour la conquête du pouvoir que les hommes de la Révolution se sont envoyés à l'échafaud: et cependant ils étaient d'accord sur les choses essentielles, l'amour de la patrie et l'amour de l'humanité. Et aujourd'hui même... je suppose que vous avez tous assisté à une séance de la Chambre? ou, simplement, que vous lisez les journaux?

Vous lisez sans doute aussi les jeunes Revues. Pratiquons, mes chers camarades, la tolérance en littérature. Que ceux qui ont de vingt à trente ans ne se hâtent pas trop de traiter d'imbéciles ou de malfaiteurs littéraires ceux qui en ont quarante ou un peu plus. Ils reconnaîtront un jour qu'ils exagéraient. L'an dernier, à cette même place, M. Émile Zola s'accusait, avec sa puissante bonhomie, d'avoir été autrefois un «sectaire». Les jeunes gens doivent songer qu'ils seront probablement traités par leurs cadets comme ils traitent aujourd'hui leurs aînés: c'est presque une loi, une condition du progrès, chose oscillatoire, que les générations s'opposent entre elles en se succédant.

Mais nous aussi, les vieux, soyons tolérants pour les jeunes. Reconnaissons ce qu'il peut y avoir de générosité et de désintéressement dans leurs intransigeances. Craignons qu'une certaine paresse d'esprit ou la peur d'être dupes ne nous rende aveugles ou étroits. Oui, il est vrai que les jeunes gens découvrent des choses depuis longtemps découvertes; que ce qui a paru le plus neuf dans l'anarchie littéraire des dix dernières années, cet idéalisme, ce symbolisme, ce mysticisme, cet évangélisme, et ce qu'on aime dans Tolstoï et Ibsen et ce qu'on leur emprunte, tout cela ressemble fort à ce qu'on a vu chez nous il y a cinquante ou soixante ans et que, par conséquent, les jeunes sont moins jeunes qu'ils ne disent. Oui, il est vrai que tout recommence. Mais il est vrai aussi que rien ne recommence de la même façon et que tout se renouvelle en recommençant. Confessons, nous, les aînés, que ce néo-romantisme des jeunes gens a peut-être bien élargi et attendri en nous le vieil esprit positiviste hérité de la littérature du second Empire et qui eut, voilà quinze ans, son expression suprême dans le naturalisme. Perdons l'habitude de considérer comme stupide et comme ennemi quiconque n'entend pas et ne ressent pas le beau tout à fait comme nous, ce beau que, depuis vingt-quatre siècles, les philosophes ne sont pas parvenus à définir proprement. Élargissons nos fronts, comme Renan voulait élargir celui de Pallas-Athéné, pour qu'elle conçût divers genres de beauté. Cherchons ce qui nous rassemble. Si nous ne pouvons communier dans les vers et les proses des Revues blanches ou rouges, communions dans Hugo ou dans Racine, ou dans Shakespeare, ou dans Homère, ou dans Valmiki.

Et, si Valmiki n'est pas encore un bon terrain de conciliation, si nous ne pouvons décidément pas communier dans le même beau, communions dans le même amour de la beauté, dans les plaisirs que cet amour donne et dans les vertus qu'il inspire.

La tolérance serait aussi le salut en politique. Elle est la grâce des intelligences vraiment libres. Notez que souvent—outre des sentiments très bas—il y a, dans le fanatisme politique, une sorte d'archaïsme inconscient. Presque toujours l'intolérance est un legs du passé; elle s'exerce en vertu d'opinions qu'on a reçues et qu'on oublie de contrôler. Beaucoup de ces opinions sont de purs anachronismes. Le jacobinisme en est un; l'anticléricalisme en est un autre. Nous continuons à être divisés parce que nos pères le furent jadis; et cela, quand tout est changé, quand les causes historiques de ces divisions ont disparu. Et le triste de l'affaire, c'est qu'on est beaucoup plus intolérant pour défendre les opinions que l'on a héritées ou que l'on accepte comme le mot d'ordre d'un parti que pour soutenir celles qu'on a essayé de se faire tout seul: car alors on sait par expérience ce qui s'y mêle d'incertitude...

Ah! messieurs, je vous en prie, affranchissez-vous du passé,—non point de ce qu'il y a, dans le passé, de beau, de glorieux, de pur et d'exemplaire pour tous—mais des formes surannées qu'y ont prises les querelles de nos pères et de nos aïeux. Vous êtes pour cela dans des conditions excellentes: vous êtes tous nés sous la République. La forme du gouvernement n'est plus guère contestée; un pape intelligent a interdit qu'elle le fût des catholiques eux-mêmes. Le temps est venu où les questions politiques ne doivent plus être que des questions françaises ou des questions sociales.

Ici encore, attachons nous à ce qui nous réunit, songeons-y le plus possible, et tenons-nous-en compte les uns aux autres. Si l'on diffère sur les moyens, il n'est pas si difficile de s'accorder sur le but. Je ne vois personne qui réclame publiquement l'esclavage, l'inquisition, l'abrutissement du peuple, ni l'oppression des faibles par les forts. De l'extrême droite à la gauche la plus avancée, quel est l'homme qui n'affirme souhaiter toute la liberté compatible avec les conditions d'existence de la société, et la diminution de l'injustice et de la souffrance dans le monde, dût-il lui en coûter de sérieux sacrifices personnels? L'important, pour arriver à s'entendre, c'est de penser sincèrement tout cela, de n'être pas des hypocrites, d'être d'abord de braves gens, des hommes de bonne volonté. Ce qui prépare le mieux la solution des questions sociales, c'est en somme, pour chacun, son propre perfectionnement moral, c'est l'amour des autres: et la tolérance en est déjà un joli commencement. Apporter à la besogne politique de la bonté, même de la bonhomie, voilà ce qu'il faut. Je crois savoir que vous êtes de mon avis et que vous en avez assez des politiciens de l'ancien jeu, des Cléons sans bonté et sans grâce, sceptiques à la fois et sectaires, car l'un n'exclut pas toujours l'autre.

Enfin, mes chers camarades, je n'ai pas besoin de vous prêcher la tolérance religieuse, mais je vous la prêche tout de même. Car enfin nous avons vu retourner contre l'Église une petite partie du moins des procédés dont elle usa contre ses ennemis au temps où elle était toute-puissante; et il s'est rencontré, par-ci par-là, des bedeaux et des capucins de la libre pensée. Faites effort pour comprendre et pour supporter que d'autres hommes tiennent de leur hérédité, de leur tempérament, de leur éducation, ou de leurs réflexions et de leur vie même, une conception métaphysique du monde différente de la vôtre. Acceptez ce qui est encore principe de vertu pour des millions de créatures humaines et, je puis sans doute le dire pour un certain nombre d'entre vous, acceptez l'âme de vos mères et de vos sœurs.

Et, pour la troisième fois, j'ajouterai: cherchons ce qui nous met d'accord. Remarquez que les positivistes même et les athées peuvent s'entendre sans trop de peine, pour la grande œuvre commune, non seulement avec les spiritualistes, mais avec les fidèles les plus fervents des religions confessionnelles. De croire que cette vie n'est qu'une épreuve et un prélude, ou de croire qu'elle n'aura aucun prolongement ultra-terrestre, il semble, à première vue, que deux morales opposées dussent s'ensuivre: mais, dans la pratique, tout s'arrange. Si le christianisme commande aux pauvres, au nom de la vie future, la résignation, il ne commande pas moins en vue de cette même vie future, aux riches comme aux pauvres, la charité. Et, pareillement, si la philosophie positiviste place sur terre le paradis (paradis douteux jusqu'à présent) et semble, par la négation métaphysique, laisser-libre cours à tous les instincts, l'observation lui fait bientôt reconnaître que le bonheur de tous ne peut être procuré que par un peu du sacrifice volontaire de chacun. Les croyants disent: «Il faut avoir été bon pour être heureux dans l'autre monde; donc, soyons bons.» Et les incroyants: «Puisque nous ne savons rien, puisque nous n'avons rien à attendre ni à espérer, puisque nous n'apparaissons un instant sur la surface d'une des plus petites planètes du système solaire que pour rentrer aussitôt dans l'éternelle nuit, arrangeons-nous pour que ce passage ne nous soit pas trop douloureux, ou pour qu'il ne le soit qu'au plus petit nombre possible d'entre nous. Supportons-nous et aidons-nous mutuellement. Soyons bons.» S'ils n'ont pas tous le crâne, les braves gens ont tous le cœur fait de même et arrivent, sur l'essentiel, aux mêmes conclusions. Pascal dit: «Le cœur aime l'être universel naturellement, et soi-même naturellement, selon qu'il s'y adonne; et il se durcit contre l'un ou l'autre, à son choix.» Adonnons-nous à «aimer l'être universel», et refusons de nous «durcir» contre lui. Cet effort, de l'aveu même de Pascal, qui n'est pas suspect, est dans la nature et selon la nature.

Je termine cette homélie. Je vous supplie, mes chers camarades, de ne pas la juger émolliente. La tolérance que j'ai louée n'est point l'indifférence, ni le dilettantisme, ni la paresse. Au contraire. Elle exige un grand effort, une perpétuelle surveillance de soi. Elle s'allie très bien avec les convictions fortes, et c'est parce qu'elle en connaît le prix qu'elle ne consent point à les haïr chez les autres. Elle implique le respect de la personne humaine. La tolérance enfin, c'est bien un des noms de l'esprit critique: mais c'est aussi un des noms de la modestie et de la charité. Elle est la charité de l'intelligence.

Tolérez, mes chers camarades, notre maturité et ses circonspections: nous tolérons, nous aimons votre jeunesse et ses ardeurs et ses emportements. Vous vaudrez mieux que nous; vous le devez. Vous ferez et vous verrez de belles choses—que nous ne verrons point. C'est avec cette pensée et cet espoir (mêlé d'envie) que je bois affectueusement à l'Association générale des Étudiants de Paris.

TABLE DES MATIÈRES

  • Louis Veuillot 1
  • Lamartine 79
  • Sa jeunesse 84
  • Les Méditations 98
  • Les Harmonies 120
  • Jocelyn 161
  • La Chute d'un ange 180
  • Le Fragment du Livre primitif et les Recueillements 202
  • De l'influence récente des littératures du Nord 225
  • Figurines 271
  • Virgile 273
  • L'auteur de l'Imitation 279
  • Racine 285
  • Madame de Sévigné 291
  • La Bruyère 296
  • Joubert 302
  • Hippolyte Taine 308
  • Ferdinand Brunetière 314
  • François Coppée 319
  • Melchior de Vogüé 325
  • Paul Hervieu 329
  • Marcel Prévost 333
  • Le Chat-Noir 337
  • Le général de Galliffet 342
  • Les veuves 347
  • Guy de Maupassant 351
  • Anatole France 361
  • La Solidarité 377
  • La Tolérance 385

POITIERS.—TYPOGRAPHIE OUDIN ET Cie.

Note au lecteur: Page 227, "de l'Allemand Auguste Strindberg" devrait être "du Suédois Auguste Strindberg".

Note 1: Il n'en a paru encore que sept volumes, in-8o il est vrai, et chacun de 500 ou 600 pages.[Retour au Texte Principal]

Note 2: Lamartine, deux volumes, par M. Émile Deschanel; Étude sur Lamartine, par Charles de Pomairols; La jeunesse de Lamartine, par M. Félix Reyssié.[Retour au Texte Principal]

Note 3: Du moins dans son fond. Je connais les quelques passages qu'on pourrait m'opposer.[Retour au Texte Principal]

Note 4: Nos plus grands prosateurs sont des auteurs à considérations. Faut-il ajouter que tout ceci est écrit, comme disait Renan, cum grano salis? Du moins j'y ai tâché.[Retour au Texte Principal]

Note 5: Encore plus vrai depuis l'Armature.[Retour au Texte Principal]

Note 6: Et mieux vaut.[Retour au Texte Principal]

Note 7: Encore plus vrai depuis les Demi-Vierges.[Retour au Texte Principal]

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