Les Contemporains, 6ème Série: Études et Portraits Littéraires
Et le monde invisible et celui que je vois
Ne savent rien d'un but et d'un plan que j'ignore.
L'ignorance est partout; et la divinité,
Ni dans l'atome obscur, ni dans l'humanité,
Ne se lève en criant: «Je suis et me révèle!»
Étrange vérité, pénible à concevoir,
Gênante pour le cœur comme pour la cervelle,
Que l'Univers, le Tout, soit Dieu sans le savoir!
Que faire donc? Maintenir un Dieu personnel, afin d'échapper à l'obscurité du panthéisme et aux difficultés qu'on trouve à fonder sur le panthéisme une morale; mais ne point séparer l'existence de Dieu de celle du monde, afin d'éviter que ce Dieu ne se rétrécisse en une personne humaine; par suite, regarder le monde comme co-éternel à Dieu, concevoir la création comme continue et toujours actuelle, car elle est pour nous la condition même de l'existence de Dieu; considérer enfin l'univers et la vie à tous ses degrés, depuis la vie inorganique jusqu'à la pensée humaine, comme un système de signes de plus en plus clairs et conscients et comme la parole même de l'Être divin: parole balbutiante et ignorante chez les créatures inférieures, mais qui, chez l'homme, commence à savoir ce qu'elle dit... À quoi il faut ajouter ce corollaire:—Si Dieu n'existe qu'à la condition d'agir, de créer, en retour les choses n'existent qu'en tant qu'elles signifient Dieu et dans la mesure où elles le signifient; autrement dit, elles n'existent qu'en tant qu'elles sont pensées par l'homme, puis qu'elles n'ont de sens que dans son cerveau. Et c'est ainsi que, de cette sorte de fusion du déisme et du panthéisme, résulte l'idéalisme pur.
Tout cela est exprimé dans des vers moins clairs sans doute que des vers de Boileau, mais cependant aussi précis qu'ils le pouvaient être, et où il faut admirer le plus grand effort qu'ait sans doute fait la poésie pour énoncer des conceptions métaphysiques. (Je n'y vois à comparer que certaines pages de Sully-Prudhomme:)
Dieu dit à la Raison: Je suis celui qui suis;
Par moi seul enfanté, de moi-même je vis;
Tout nom qui m'est donné me voile ou me profane,
Mais pour me révéler le monde est diaphane.
..............
Celui d'où sortit tout contenait tout en soi;
Ce monde est mon regard qui se contemple en moi.
..............
Les formes seulement où son dessein se joue,
Éternel mouvement de la céleste roue,
Changent incessamment selon la sainte loi:
Mais Dieu, qui produit tout, rappelle tout à soi.
C'est un flux et reflux d'ineffable puissance,
Où tout emprunte et rend l'inépuisable essence,
Où tout foyer remonte à ce foyer commun,
Où l'œuvre et l'ouvrier sont deux et ne sont qu'un,
Où la force d'en haut, vivant en toute chose,
Crée, enfante, détruit, compose et décompose;
S'admirant sans repos dans tout ce qu'elle a fait,
Renouvelant toujours son ouvrage parfait;
..............
Où la vie et la mort, le temps et la matière,
Ne sont rien, en effet, que formes de l'esprit;
..............
Où Jéhovah s'admire et se diversifie
Dans l'œuvre qu'il produit et qu'il s'identifie.
..............
Trouvez Dieu: son idée est la raison de l'être;
L'œuvre de l'univers n'est que de le connaître.
..............
Tout exhale un soupir, tout balbutie un nom;
Ce cri, qui dans le ciel d'astre en astre circule,
Tout l'épelle ici-bas, l'homme seul l'articule.
L'Océan a sa masse et l'astre sa splendeur;
L'homme est l'être qui prie, et c'est là sa grandeur.
Sur l'impossibilité de concevoir Dieu séparé du monde, Lamartine avait d'abord écrit:
Mes ouvrages et moi, nous ne sommes pas deux;
Comme l'ombre du corps, je me sépare d'eux;
Mais si le corps s'en va, l'image s'évapore:
Qui pourrait séparer le rayon de l'aurore?
Ému par les reproches des chrétiens et des purs déistes, il voulut bien remplacer ces vers par ceux-ci:
Rien ne m'explique, et seul j'explique l'univers;
On croit me voir dedans, on me voit au travers;
Ce grand miroir brisé, j'éclaterais encore!
Eh! qui peut séparer le rayon de l'aurore?
Il ne daigna pas s'apercevoir que, dans cette seconde version, le dernier vers contredit absolument l'avant-dernier. Ou plutôt je crois qu'il s'en aperçut, et j'en conclus,—me souvenant d'ailleurs de certains autres vers,—que c'était la première version qui rendait sa vraie pensée.
Au surplus, un poème d'une souveraine beauté, pittoresque, morale et lyrique,—fort inconnu; et que personne ne cite jamais,—le Désert, que vous trouverez à la suite des Recueillements, dans les Épîtres et Poésies diverses, et qui, daté de 1856, est donc la dernière grande pièce qui soit sortie de la main de Lamartine, nous offre un décisif commentaire de cette partie du Livre primitif.
Dans le Désert, le poète fait ainsi parler Dieu:
Insectes bourdonnants, assembleurs de nuages,
Vous prendrez-vous toujours au piège des images?
Me croyez-vous semblable aux dieux de vos tribus?
J'apparais à l'esprit, mais par mes attributs.
..............
Ne mesurez jamais votre espace et le mien.
Si je n'étais pas tout, je ne serais plus rien.
Sur quoi, pris d'un vieux scrupule chrétien,—dans une période embrouillée, inachevée peut-être, et dont il n'est presque pas possible de saisir la construction grammaticale,—il s'efforce de distinguer entre «le Tout» des panthéistes, «ce second chaos... où Dieu s'évapore... où le bien n'est plus bien, où le mal n'est plus mal», et «le Tout» orthodoxe, «centre-Dieu de l'âme universelle»... Mais enfin, il reconnaît qu'il n'y voit goutte; et il s'en tire par ce que j'appellerai une loyale défaite. Il fait dire à Dieu:
Tu creuseras en vain le ciel, la mer, la terre
Pour m'y trouver un nom; je n'en ai qu'un: Mystère.
Mystère, ô saint rapport du Créateur à moi!
Plus tes gouffres sont noirs, moins ils me sont funèbres
J'en relève mon front ébloui de ténèbres!
..............
Et je dis: «C'est bien toi, car je ne te vois pas!»
En d'autres termes, il renonce à comprendre; il se récuse,—avec un geste sublime...
Revenons au Livre primitif. Donc, l'homme est le fils de Dieu et l'interprète de la création; mais il y a, dans la création, des choses qui ne sont vraiment pas commodes à interpréter. Nous rencontrons ici le problème de l'existence du mal:
Le sage en sa pensée a dit un jour: «Pourquoi,
Si je suis fils de Dieu, le mal est-il en moi?
Si l'homme dut tomber, qui donc prévit sa chute?
S'il dut être vaincu, qui donc permit la lutte?
Est-il donc, ô douleur! deux axes dans les cieux,
Deux âmes dans mon sein, dans Jéhovah deux dieux?»
Lamartine répond comme il peut, ni mieux ni plus mal que ceux qui ont répondu avant lui. Le Seigneur, dit-il, emporta l'âme du sage
Au point de l'infini d'où le regard divin
Voit les commencements, les milieux et la fin,
Et, complétant les temps qui ne sont pas encore,
Du désordre apparent voit l'harmonie éclore:
«Regarde!» lui dit-il.
Et il paraît que le sage comprit instantanément. Il comprit la partie par le tout:
La fin justifia la voie et le moyen;
Ce qu'il appelait mal, fut le souverain bien;
La matière, où la mort germe dans la souffrance,
Ne fut plus à ses yeux qu'une vaine apparence,
Épreuve de l'esprit, énigme de bonté,
Où la nature lutte avec la volonté
Et d'où la liberté, qui pressent le mystère,
Prend, pour monter plus haut, son point d'appui sur terre.
Et le sage comprit que le mal n'était pas,
Et dans l'œuvre de Dieu ne se voit que d'en bas.
Allons, tant mieux. Le malheur, c'est que c'est seulement d'en bas que nous pouvons, nous, voir l'œuvre de Dieu. Et alors nous concevons sans doute l'utilité de certaines douleurs, et qu'elles sont la condition de l'effort, qui est la condition du mérite. Ainsi s'explique une partie du mal physique. Mais, cette opération faite, il reste tout de même un terrible déchet de douleurs inutiles, et qui n'expient rien et qui ne peuvent être productrices d'aucune bonté. C'est un étrange mystère que la souffrance des petits enfants, pour ne parler que de celle-là. Même, les chevaux de fiacre suffiraient à ruiner les raisonnements de l'optimisme.—Et enfin, que dirons-nous de l'énorme portion du mal moral que l'épreuve du mal physique ne suffit pas à transmuer en bien? Les méchants qui persistent, les méchants qui doivent demeurer impénitents pourquoi vivent-ils?...
Ici encore, Lamartine répond ce qu'il peut. Personne ne demeurera éternellement méchant. L'épreuve n'est limitée, pour chacun de nous, ni à une seule vie d'homme, ni à une seule planète. Le rêve que les anciens Indous ont rêvé pour excuser Dieu, le rêve que Platon a refait dans le Phédon d'une série d'existences par où les âmes, plus ou moins vite, s'épurent et remontent à Dieu, ce rêve que Victor Hugo développera à son tour dans Ce que dit la bouche d'ombre, Lamartine l'indique ici en quelques vers. Il n'avait point à y insister davantage, puisque ce rêve moral est le fond même et comme la trame ininterrompue de la série d'épopées que devaient former les Visions, et puisque Jocelyn n'est que la dernière incarnation de Cédar, lentement purifié et sanctifié.
Comme les âmes individuelles, ainsi progressent, malgré les arrêts et les retours, par une force «mystérieuse» (il faut se résigner, en ces matières, à abuser de cette épithète), les collectivités et l'humanité elle-même. Cette force divine immanente au monde, c'est celle qu'adoraient les stoïciens (Mens agitat molem... Spiritus intus alit), et c'est aussi quelque chose d'analogue à la force que reconnaît, par un postulat nécessaire, la doctrine de l'évolution, à ce je ne sais quoi qui, dans les minéraux, veut s'agréger ou se cristalliser; qui, dans le règne végétal ou animal, veut vivre et croître, s'adapte aux milieux pour en tirer le plus de vie possible, assouplit et achève les types, et les transmet perfectionnés...
Nul poète, nul philosophe, nul historien n'a mieux senti que Lamartine, ni plus superbement exprimé la marche évolutive de l'histoire. Nul, non pas même Renan, n'a mieux dit les sourds instincts dont le travail, pareil à celui des germes, prépare les transformations des peuples, ni les désirs dont les masses humaines sont émues longtemps avant que ces désirs ne deviennent des pensées par où la réalité sera repétrie... Écoutez ces strophes d'Utopie:
........ Il est dans la nature
Je ne sais quelle voix sourde, profonde, obscure
Et qui révèle à tous ce que nul n'a conçu;
Instinct mystérieux d'une âme collective,
Qui pressent la lumière avant que l'aube arrive,
Lit au livre infini sans que le doigt écrive,
Et prophétise à son insu.
.............
C'est l'éternel soupir qu'on appelle chimère,
Cette aspiration qui prouve une atmosphère...
.............
«Il se trompe», dis-tu? Quoi donc! se trompe-t-elle
L'eau qui se précipite où sa pente l'appelle?
Se trompe-t-il le sein qui bat pour respirer,
L'air qui veut s'élever, le poids qui veut descendre,
Le feu qui veut brûler tant que tout n'est pas cendre,
Et l'esprit que Dieu fit sans bornes pour comprendre
Et sans bornes pour espérer?
Élargissez, mortels, vos âmes rétrécies!
Ô siècles, vos besoins, ce sont vos prophéties!
Votre cri de Dieu même est l'infaillible voix.
Quel mouvement sans but agite la nature?
Le possible est un mot qui grandit à mesure,
Et le temps qui s'enfuit vers la race future
A déjà fait ce que je vois!...
Suit une vision des derniers âges. Ce n'est, en somme, que la description lyrique de la société idéale dont la formation est racontée, étape par étape, dans les strophes des Laboureurs, et dont le code est formulé dans le Livre primitif: revenons donc à celui-ci.
Déisme ou panthéisme, double projection de l'âme humaine agrandie, planante au-dessus du monde pour le gouverner, ou immanente au monde même pour en développer lentement les formes, ces deux conceptions de Dieu ne sont pas neuves; elles sont écloses d'elles-mêmes dans l'esprit des premiers hommes qui ont su penser; et les derniers venus, même quand ils s'appelaient Descartes, Spinoza et Kant, sont demeurés emprisonnés entre elles deux. Tout ce qu'on a pu faire, ç'a été, tantôt d'aller de l'une à l'autre, et tantôt de les concilier en apparence, grâce aux fuyantes équivoques et aux duperies des mots.
Déjà, il y a deux mille quatre cents ans, Euripide faisait dire à l'un de ses personnages: «Prions Jupiter, quel qu'il soit, nécessité de la nature, ou esprit des hommes.» (Les Troyennes, vers 893.) Ces deux définitions de Dieu,—profondes dans leur simplicité, car elles vont à l'essentiel et dissipent les prestiges des systèmes philosophiques,—ces définitions que le délicieux poète grec laisse tomber avec un ironique détachement, Lamartine n'a fait que les embrasser,—tour à tour ou même à la fois,—de toute la force de sa pensée et de son imagination... Et que pouvait-il davantage?
Après le Dieu personnel, créateur et extérieur au monde; après le Dieu immanent, le Dieu évolutionniste, ressort de l'histoire et du progrès humain, reste «Dieu sensible au cœur», Dieu postulat de la morale, le Dieu solide et pratique. C'est ce Dieu-là dont Lamartine suppose la loi enfin obéie par tous les hommes dans l'idéale cité d'Utopie. Et c'est cette loi dont il énumère les préceptes dans la dernière partie du Livre primitif: code d'une majesté ingénue, où les devoirs éternels de l'homme semblent gravés sur des stèles immémoriales par quelque législateur de l'âge d'or, et que M. de Pomairols résume ainsi, fort exactement:
«Faites prier par les plus doux et par les poètes; ceux-ci achèveront l'image de Dieu... Tu ne mangeras pas de chair; tu ne boiras ni vin, ni suc de pavots; fuis l'ivresse. Respecte ton père... Allie-toi à une seule femme et qui ne soit pas de ta famille, afin que la tendresse humaine s'étende... Ne vous séparez pas en tribus, en nations... Possédez, aimez et cultivez la terre; elle est inépuisable à transformer par l'homme ses éléments en pensée... Chaque fois qu'un homme naîtra, vous lui donnerez une part de terre... Ne bâtissez point de villes, habitez les campagnes... N'amassez pas d'avance... Vivez en paix avec les animaux, n'imposez point de mors à leur bouche; ceux qui sont cruels s'adouciront... N'élevez pas au-dessus de vous de juge ni de roi, ils se feraient tyrans... N'ayez ni loi ni tribunal pour punir.»
Oui, c'est un rêve; mais c'est le grand rêve humain; je dirai presque le seul. Ce fut le rêve du Bouddha et de Jésus. Et c'est, présentement, le rêve de Léon Tolstoï, pour ne nommer que lui. Seulement, nous en sommes loin, très loin... Lamartine est de ceux qui ont le plus fortement cru et le plus répété que la civilisation industrielle est la grande erreur, le grand péché de l'humanité. Il a la haine des villes. Oh! dans ce Désert, la belle ivresse de solitude, de liberté et d'orgueil!
Des deux séjours humains, la tente ou la maison,
L'un est un pan du ciel, l'autre un pan de prison;
Aux pierres du foyer l'homme des murs s'enchaîne,
Il prend dans les sillons racine comme un chêne:
L'homme dont le désert est la vaste cité
N'a d'ombre que la sienne en son immensité.
La tyrannie en vain se fatigue à l'y suivre.
Être seul, c'est régner; être libre, c'est vivre.
.............
Au désert l'esprit plane indépendant du lieu;
Ici l'homme est plus homme et Dieu même plus Dieu.
Au désert, l'homme soulève en marchant «les serviles anneaux de l'imitation».
Il sème, en s'échappant de cette Égypte humaine,
Avec chaque habitude un débris de sa chaîne...
.............
La liberté d'esprit, c'est ma terre promise.
Marcher seul, affranchit; penser seul, divinise.
Pareillement Ibsen: «Il n'est de grand que celui qui est seul.» Ainsi il semblerait que par moments, en haine de tout ce qui offusque dans le présent sa vision de charité universelle, Lamartine fût près de se réfugier dans le culte du moi (en sorte que nul sentiment d'un caractère religieux ne lui demeurât étranger),—s'il n'était, avant tout, invinciblement, celui qui aime et qui se répand. Et c'est pourquoi, aux cris de solitaire orgueil du Désert répondent les strophes d'Utopie, ardemment aimantes:
... Servons l'humanité, le siècle, la patrie:
Vivre en tout, c'est vivre cent fois!
C'est vivre en Dieu, c'est vivre avec l'immense vie
Qu'avec l'être et les temps sa vertu multiplie,
Rayonnement lointain de sa divinité;
C'est tout porter en soi comme l'âme suprême,
Qui sent dans ce qui vit et vit dans ce qu'elle aime;
Et d'un seul point du temps c'est se fondre soi-même
Dans l'universelle unité.
Tant qu'enfin la superbe intellectuelle du Désert et la charité d'Utopie se réconcilient dans cette image:
Ainsi quand le navire aux épaisses murailles,
Qui porte un peuple entier bercé dans ses entrailles,
Sillonne au point du jour l'océan sans chemin,
L'astronome chargé d'orienter la voile
Monte au sommet des mâts où palpite la toile,
Et, promenant ses yeux de la vague à l'étoile,
Se dit: «Nous serons là demain!»
Puis, quand il a tracé sa route sur la dune
Et de ses compagnons présagé la fortune,
Voyant dans sa pensée un rivage surgir,
Il descend sur le pont où l'équipage roule,
Met la main au cordage et lutte avec la houle.
Il faut se séparer, pour penser, de la foule,
Et s'y confondre pour agir.
Commencez-vous à sentir la profondeur et l'étendue de cette âme? Peut-être est-ce dans les Recueillements (et j'y comprends les Poésies diverses) qu'elle apparaît le plus en plein.—J'estime, d'ailleurs, que ce recueil n'est pas mis à son vrai rang. Je ne dis point que les Harmonies ne forment pas un ensemble plus lié, et plus harmonieux en effet. Mais rien, dans les Harmonies même, ne dépasse le Cantique sur la mort de la duchesse de Broglie, Utopie, la Cloche du village, la Femme, la Marseillaise de la paix, la Réponse à Némésis, le Désert, la Vigne et la Maison, les vers À M. de Virieu après la mort d'un ami commun. Dans cet assemblage de poèmes, qui ne fut ni prémédité ni «composé», le génie du plus spontané des poètes éclate plus spontanément que jamais. Au milieu de ses travaux d'historien, des plus grandes affaires publiques et des soucis privés, tout à coup, et parfois sous un choc très léger, remontait de son cœur la source de poésie. Ce sont éminemment «pièces de circonstances», comme Gœthe voulait que fussent toujours les poèmes lyriques. Pièces d'humbles circonstances, souvent. Il est curieux, il est touchant de voir que quelques-uns des plus somptueux morceaux des Recueillements sont adressés à des êtres excellents, j'imagine, mais assez obscurs: M. Wap, M. Guillemardet, M. Bouchard, ou Mlle Antoinette Carré, jeune ouvrière de Dijon...—Mais, bien que les pièces de ce volume aient été, entre toutes, écrites sans labeur, uniquement pour soulager l'âme du poète, et que la disposition d'esprit propre à l'homme de lettres professionnel et la préoccupation du métier en soient plus absentes encore que de Jocelyn ou de la Chute, jamais, je crois, la forme de Lamartine n'a été plus drue, plus chaude, plus colorée, ni,—certains passages un peu nonchalants mis à part,—plus savante que dans les Recueillements (la rime même s'est enrichie, et l'ancienne fluidité des images, fréquemment, s'est concrétée); soit qu'il subît en quelque mesure, sciemment ou non, l'influence de Victor Hugo; soit plutôt qu'il fût dans l'âge de la maturité pleine et des sensations d'autant plus fortes qu'on sait que la puissance de sentir décroîtra demain.—Et d'autre part, bien que nul dessein préconçu ne relie entre eux ces morceaux, tous ensemble se trouvent principalement exprimer les deux sentiments contrastés de l'arrière-saison des grandes âmes: la tristesse de leur vie individuelle, chaque jour plus isolée, et, dans le même moment, leur foi dans la Vie; bref, l'éternelle mélancolie et l'éternel espoir. Les vraies «Feuilles d'automne», ce sont les Recueillements: le soleil de l'avenir humain y brille, pour le poète, à travers les feuillages jaunis de son automne, au bout des sentiers jonchés de ses illusions et de ses deuils...
L'éternelle mélancolie et l'éternel espoir... Mais pourquoi un critique impérieux et inventif, dialecticien de la même façon que d'autres sont poètes, et qui produit des théories comme un rosier porte des roses, a-t-il dit,—et même démontré,—que la poésie romantique et la poésie personnelle, c'est tout un; que ce qui distingue, en gros, les romantiques des parnassiens, c'est que les premiers, monstres de vanité, se jugeaient si intéressants et si particuliers qu'ils ne nous parlaient que d'eux-mêmes et de leurs petites affaires, au lieu que les seconds se sont appliqués à peindre ce qui leur était extérieur, et qu'ainsi «l'évolution de la poésie lyrique» en ce siècle, c'est, en somme, le passage de la poésie subjective à la poésie objective?—Je crois pourtant n'avoir presque jamais rencontré, ni dans Chateaubriand, ni dans Lamartine, Hugo ou Vigny, ni même dans Musset, rien de personnel qui ne soit en même temps général; et je le pourrais prouver très facilement, si c'était ici le lieu. Je vois en eux des âmes grandes ou ardentes, mais simples. Aucun d'eux ne me paraît, proprement, un raffiné. Mais c'est chez Baudelaire, chez Sully-Prudhomme, chez le Coppée des premiers recueils, même chez Leconte de Lisle, que je trouverais le «moi» jaloux et amoureux de ses particularités, l'attitude cherchée et entretenue, la croyance et la complaisance de l'artiste en la rareté de ses sentiments et de ses souffrances; bref, l'égotisme de la poésie et,—se trahissant parfois, comme chez Leconte de Lisle, par la superstition même de l'objectivité,—la poésie subjective. Et cela encore, si c'était le lieu, se prouverait avec aisance.—Pour Lamartine, en tout cas, le reproche de subjectivisme est étrange; ou bien, alors, je ne sais pas quel poète y échapperait. Je ne vois rien qui soit plus vraiment de tout le monde et à tout le monde,—sauf le degré et sauf la forme,—que les sentiments exprimés par Lamartine dans tous ses livres, depuis le Lac et l'Isolement, qui sont ses premiers chefs-d'œuvre, jusqu'à la Vigne et la Maison, qui est à peu près son dernier. Son Lac est bien notre lac à tous, et sa Vigne et sa Maison sont les nôtres; et nôtres, encore plus, toutes ses prières (les Harmonies) et nôtre, l'expiation de Jocelyn et de Cédar. Si jamais poète fut pareil aux divins Oiseaux d'Aristophane, qui «ne roulaient que des pensées éternelles», c'est bien lui.
Il fut suave et puissant. Puissant surtout, peut-être. Ne vous en tenez pas, sur son compte, à l'image de doux archange plaintif qu'ont suggérée jadis à ses contemporains certaines langueurs de ses premières poésies. Chanter comme on respire, cela est exquis; mais soutenir cet exercice comme il le fit, cela est fort. L'idée même qu'il avait de la poésie, ou plus exactement, de la place que la production de la poésie écrite peut tenir et doit accepter dans une existence normale, est d'un homme qui sentait bouillonner en lui toutes les énergies et qui prétendait vivre tout entier. Je ne vois, pour ma part, nulle affectation vaniteuse, mais l'expression d'une pensée réfléchie et virile et le franc aveu d'une nature robuste et superbement équilibrée, dans ce passage, souvent raillé, de la Lettre qui sert de préface aux Recueillements: «Quand donc l'année politique a fini..., ma vie de poète recommence pour quelques jours. Vous savez mieux que personne qu'elle n'a jamais été qu'un douzième tout au plus de ma vie réelle. Le public croit que j'ai passé trente années de ma vie à aligner des rimes et à contempler les étoiles; je n'y ai pas employé trente mois, et la poésie a été pour moi ce qu'est la prière, le plus beau et le plus intense des actes de la pensée, mais le plus court et celui qui dérobe le moins de temps au travail du jour... Je n'ai fait des vers que comme vous chantez en marchant, quand vous êtes seul et débordant de force, dans les routes solitaires de vos bois...»
Cette impression de puissance, Lamartine la donnait à tous ceux qui l'ont approché. Dans sa vie rustique, il avait l'allure et le geste d'un chef de clan, d'un conducteur de tribu, bon et fort. Dans ses amours, très nombreuses, il n'avait rien du tout de languissant. Le formidable travail de sa vieillesse n'était point d'un anémié. Les imaginations féminines s'obstinèrent assez longtemps à voir en lui une colombe gémissante. Or, il ressemblait physiquement, vers la fin, à un vieil aigle, et c'était la véritable figure de son âme.
Il fut un des plus fiers exemplaires de notre race; un demi-dieu. Arrivé au bout de cette longue et aventureuse étude, c'est tout ce que je trouve à dire de lui. Car, de ramasser dans une seule formule les traits que j'ai notés chemin faisant, c'est à quoi je renonce; soit que l'effort m'en paraisse trop grand; soit crainte d'altérer ces traits par l'assemblage même que j'en essayerais; soit peur de répéter encore des choses déjà dites plusieurs fois.—Et, quant à le «situer» dans notre histoire littéraire, à dire d'où il sort et ce qui procède de lui, la difficulté que j'y pressens m'avertit que je ferais là une besogne purement spécieuse et que, si peut-être tous les grands poètes sont «à part», Lamartine est lui-même à part d'eux tous. Il ne semble point que son œuvre marque un moment nécessaire (ou qui soit démontré tel après coup) dans le développement de notre lyrisme. Elle n'est point un anneau dans une chaîne. Car, si je vois bien qu'il y eut d'abord en lui quelque chose de Bernardin de Saint-Pierre et de Chateaubriand, et qu'un peu de la Chute d'un ange a pu passer dans la Légende des siècles et dans les Poèmes barbares, je suis plus sûr encore que, si Lamartine procède de quelqu'un, c'est, comme je l'ai dit à satiété, des anciens poètes hindous, et qu'après Lamartine il n'y eut pas de lamartiniens, sinon négligeables ou ridicules. Donc, il domine notre histoire poétique; il ne s'y accroche ou ne s'y emboîte qu'imparfaitement. Il a donné à toute la poésie lyrique de ce siècle la secousse initiale, mais de haut. Il se rattache à une tradition beaucoup plus lointaine que Victor Hugo. Celui-ci, homme de lettres accompli, est comme la perfection et l'aboutissement du génie latin. Plus que gréco-latin, l'oriental Lamartine, nullement scribe de cabinet, est proprement un poète arya. Sa poésie est, pour ainsi parler, contemporaine de trente siècles d'humanité indo-européenne; et les solitaires de l'antique Gange,
fleuve ivre de pavots,
Où les songes sacrés roulent avec les flots,
l'eussent encore mieux comprise que ne firent les salons de la Restauration. Il est, dans son fonds et dans son tréfonds, le poète religieux; autrement dit le Poète, puisque la poésie, reliant le visible à l'invisible et la fantasmagorie du monde au rêve de Dieu, est religion dans son essence. Il se connaissait bien. «J'ai usé, dit-il dans le Tailleur de Saint-Point, mes yeux et ma langue à lire, à écrire et à parler de Dieu dans toutes les fois et dans toutes les langues.» Et c'est pourquoi,—attendu qu'en outre il fut, avec une évidence fulgurante, un homme de génie,—je ne dis pas qu'il soit, (car on n'est jamais sûr de ces choses-là), mais que je le sens (à l'heure qu'il est) le plus grand des poètes.[Retour à la Table des Matières]
DE L'INFLUENCE RÉCENTE
DES LITTÉRATURES DU NORD
Encore une fois les Saxons et les Germains, et les Gètes et les Thraces, et les peuples de la neigeuse Thulé ont fait la conquête de la Gaule. Événement considérable, mais non point surprenant.
Un des plus pardonnables de nos défauts, c'est, comme on sait, une certaine coquetterie généreuse d'hospitalité intellectuelle. Dès qu'un Français a pu se donner une culture, non plus seulement classique et nationale, mais européenne, c'est merveille comme il se détache, du même coup, de tout chauvinisme littéraire. Les plus sérieux se rencontrent ainsi, en quelque façon, avec les plus frivoles, avec les affranchis du chauvinisme du linge ou des bottes, avec ceux qui, suivant une expression désormais symbolique, «se font blanchir à Londres». Il est clair que Renan, par exemple, qui d'ailleurs connaissait peu la littérature française contemporaine, demeurait possédé par la science et le génie allemands et mettait un Gœthe, ou même un Herder, au-dessus de ce qu'il y a de mieux chez nous. Et Taine estimait que nous n'avons rien de comparable, à Shakspeare d'abord, cela va de soi, mais aussi aux poètes et aux romanciers anglais contemporains.
Car, tandis qu'au XVIe et au XVIIe siècle, c'était le Midi, l'Espagne, l'Italie, c'est, depuis bientôt deux siècles, le Nord surtout qui nous attire. Cette attirance a eu, bien entendu, ses sursauts et ses répits. Mais notre dernier accès de septentriomanie a été particulièrement violent et prolongé. Il dure encore.
Il a commencé, je pense, voilà une douzaine d'années, en haine des brutalités et des prétentions «naturalistes», par le culte, aujourd'hui peut-être un peu oublié, de Georges Eliot. À cette époque, MM. Edmond Schérer et Émile Montégut nous démontrèrent à l'envi, dans d'éloquentes et profondes études, que Georges Eliot l'emportait de beaucoup sur tous nos conteurs réalistes. Puis, M. de Vogüé nous révéla magnifiquement Tolstoï et Dostoïewski, et, devant ceux-là encore, nos pauvres romanciers ne pesèrent pas lourd. On adora l'évangile russe, et tout le monde se mit à tolstoïser. En même temps, le Théâtre-Libre joua la Puissance des Ténèbres, et je ne sais plus quelle troupe nous donna l'Orage d'Ostrowski. Enfin Ibsen eut son tour d'apothéose. Toutes ses dernières pièces (depuis 1886) ont été traduites. Nous avons vu, au Théâtre-Libre, les Revenants et le Canard sauvage; au Vaudeville, Hedda Gabler et Maison de Poupée; au théâtre de l'Œuvre, Rosmersholm, Un ennemi du peuple, Solness le constructeur, Brand, et le Petit Eyolf; au théâtre des Escholiers, la Dame de la mer. Ce n'est pas tout: le Théâtre-Libre nous a révélé Une faillite du Norvégien Bjœrnson, les Tisserands et l'Assomption d'Hannele Mattern, de l'Allemand Gérard Hauptmann, et Mademoiselle Julie, de l'Allemand Auguste Strindberg; le Théâtre Idéaliste, l'Intruse, les Aveugles, Pelléas et Mélissande, du Belge Mæterlinck; l'Œuvre, les Âmes solitaires, de Hauptmann, les Créanciers, de Strindberg, Au-dessus des forces humaines, de Bjœrnson. Et certainement j'en oublie. Vous ne pouvez vous imaginer la fureur et l'intolérance de l'admiration des jeunes gens et de certaines femmes pour ces produits du Nord. Oui, on le dirait, ces âmes polaires parlent vraiment à nos âmes; elles y entrent très avant, elles les remuent, par moments, jusqu'au tréfonds.
Et je relis avec mélancolie cette page de M. de Vogüé, dans la préface de son Roman russe:
«Il se crée de nos jours, au-dessus des préférences de coteries et de nationalité, un esprit européen, un fond de culture, un fond d'idées et d'inclinations communs à toutes les sociétés intelligentes; comme l'habit partout uniforme, on retrouve cet esprit assez semblable et docile aux mêmes influences, à Londres, à Pétersbourg, à Rome ou à Berlin... Cet esprit nous échappe; la philosophie et la littérature de nos rivaux font lentement sa conquête; nous ne le communiquons pas, nous le suivons à la remorque; avec succès parfois, mais suivre n'est pas guider... Les idées générales qui transforment l'Europe ne sortent plus de l'âme française.»
C'est peut-être qu'elles en sont sorties il y a cinquante ans.
I
Il est de mon devoir de vous prévenir que, si je vous parle de Georges Eliot et de George Sand (comme je vous parlerai tout à l'heure de quelques autres), c'est sur des lectures forcément un peu lointaines et sur les images simplifiées qui, d'elles-mêmes, à la suite de ces lectures, se sont déposées en moi. Et, si l'on peut combattre ce que j'en vais dire, remarquez que ce sera encore sur des souvenirs formés de la même façon et pareillement distants. Car nous ne pouvons relire chaque matin une bibliothèque. Et il va sans dire aussi que je ne puis tenir compte des effets particuliers produits par Eliot et Sand sur des sensibilités particulières. Je considérerai seulement ce qui est au fond de ces deux romanciers, les idées maîtresses, les sentiments dirigeants, et comme le substratum de leurs œuvres respectives.
Je pense que les romans les plus connus de Georges Eliot, et les plus caractéristiques de sa manière, c'est Silas Marner, Adam Bede, le Moulin sur la Floss, et Middlemarch.
Silas le tisserand est un pauvre homme d'intelligence étroite et de cœur droit. Il appartenait à l'une des nombreuses petites églises indépendantes de là-bas. Accusé faussement de vol, il n'a su que dire: «Dieu me justifiera», et il a attendu. Dieu ne l'a pas justifié: on a cru Silas coupable et on l'a chassé de la communauté. Alors, c'est bien simple, il ne croit plus en ce Dieu qui l'a trahi; il ne vit plus que pour amasser. Un jour, on lui dérobe son bas de laine. De ce jour, Silas, insensiblement, redevient bon; il semble qu'en lui volant son argent on ait délivré son âme. Un devoir inattendu, une petite fille abandonnée qu'il recueille, achève son retour à la vie morale.—Adam Bede, ouvrier charpentier, aime une jeune paysanne coquette, pas méchante, mais qui, de faiblesse en faiblesse, en vient à se laisser séduire par un gentilhomme campagnard et, devenue mère, étouffe son nouveau-né. C'est donc la vieille histoire de Gretchen. Adam pardonne à la coupable et, déjà bon auparavant, il devient excellent par la douleur.—De même, le Moulin sur la Floss, c'est l'histoire de deux enfants, Tom et Maggie, l'un d'une honnêteté un peu dure, l'autre d'une sensibilité un peu désordonnée, que la ruine complète de leurs parents surprend au moment de l'adolescence, et que l'épreuve de la souffrance fortifie et rend meilleurs.—Et Middlemarch, c'est la vie, minutieusement contée,—oh! combien minutieusement!—d'une grande âme dans une condition médiocre, d'une âme que l'on sent d'autant plus grande qu'elle n'a pas eu tout son emploi.
Ce qui frappe dans ces romans, qui sont tous des histoires de conscience, c'est la constante préoccupation morale dont ils sont marqués à chaque page, et c'est la sympathie cordiale et attentive de l'auteur pour les formes les plus modestes et les plus ordinaires de la vie humaine.
Or, ce second caractère tout au moins, pour ne retenir maintenant que celui-là, se retrouve évidemment, et avec une plénitude qui ne laisse rien à désirer, dans une partie considérable de l'œuvre de George Sand.
Je dis «évidemment». Si cela ne vous apparaît pas, à vous, avec la même évidence, qu'y puis-je? Oui, j'affirme et je juge, et je prends cela sur moi, et j'y suis bien obligé. Un jugement, c'est une impression contrôlée et éclairée, chez le même homme, par des impressions antécédentes. Et un jugement qui «fait autorité», c'est celui qui résume et contient les impressions concordantes d'un certain nombre d'individus. Il est bien vrai que l'impression d'un seul peut, par la confiance que sa personne inspire ou l'ascendant qu'elle exerce, commander et entraîner la masse des esprits qui ont avec le sien quelque ressemblance. Mais, il n'y a pas à dire, tout commence par l'impression qu'un individu reçoit d'une œuvre;—et naturellement, je ne puis vous donner ici que la mienne.
Donc je poursuis avec une tranquillité modeste. Relisez la Mare au Diable, la Petite Fadette, François le Champi, le Meunier d'Angibault. Il y a sans doute autant de bonhomie robuste et charmante, autant de goût pour la vie simple et les détails familiers, autant de complaisance et d'art à nous faire sentir, quelle qu'en soit l'enveloppe et la condition sociale, combien c'est intéressant et digne d'attention, une âme humaine; il y a, je le veux bien, autant de tout cela chez le Georges d'outre-Manche que chez le George français; je dis qu'il n'y en a pas plus, parce que je crois que c'est impossible. Et ma grande raison, c'est que je le crois.
Mais, comme je vous l'indiquais, Eliot, sans être oubliée chez nous, n'est pourtant plus, depuis quelques années, un de nos grands soucis. Et au surplus, nous la retrouverons. Passons à Ibsen.
Dans les Revenants, Mme Alving, dont la vie a été jusque-là une vie de foi et d'immolation chrétienne, bouleversée par l'atroce injustice de la destinée d'un fils condamné à la maladie et à la folie par les vices de son père, secoue subitement le joug de ses anciennes croyances et, du premier coup, va si loin dans cette indépendance retrouvée que, à un moment, elle n'hésite pas à pousser dans les bras du malade une servante qu'elle sait être sa sœur naturelle.
Dans Maison de poupée, Norah s'aperçoit que son mari ne la comprend pas et que, par conséquent, leur union repose sur un mensonge. Son mari est un honnête homme, mais d'une honnêteté littérale et timide. Norah lui en veut de n'avoir pas pris la responsabilité d'un faux commis par elle dans une intention charitable, et aussi de l'avoir toujours traitée comme une petite fille, comme une «poupée». Et c'est pourquoi elle abandonne son mari et ses enfants pour s'en aller, toute seule, chercher la vérité, refaire son éducation intellectuelle et morale.
Dans l'Ennemi du peuple, un médecin de petite ville découvre que la source d'eau minérale dont l'exploitation fait toute la richesse du pays est empoisonnée. Il le dit, car c'est son devoir. Mais aussitôt les autorités constituées et le peuple ameuté par elles le traitent en ennemi public, et il succombe sous ces pharisaïsmes et ces égoïsmes ligués ensemble.
Dans Rosmersholm, Rosmer, descendant d'une vieille famille très fermement religieuse, a recueilli chez lui une jeune fille libre penseuse et révolutionnaire, Rébecca, dont il subit l'influence jusqu'à renier ses anciennes croyances et embrasser, comme on dit, les «idées nouvelles». La liaison, d'ailleurs chaste, de Rosmer et de Rébecca a poussé à la folie, puis au suicide, la douce Mme Rosmer. Et, dès lors, le veuf et sa jeune amie sentent entre eux ce cadavre. Rosmer reste désemparé entre la foi qu'il n'a plus et celle que Rébecca a voulu lui communiquer. L'aventurière elle-même est prise de doute et de découragement... Et, enfin, tous deux se noient au même endroit de la rivière où leur victime a cherché la mort.
Dans Hedda Gabler, Hedda a épousé un brave homme banal, qu'elle méprise. Elle retrouve, momentanément corrigé de son ivrognerie et de sa crapule, une espèce de bohème de génie, Eilert, qui lui a jadis fait la cour. Elle veut le reprendre, car un de ses rêves est de «peser sur une destinée humaine». Mais, auparavant, elle veut s'assurer qu'Eilert est devenu digne d'elle. L'épreuve échoue pitoyablement. Sur quoi Hedda, ne pouvant décidément supporter la disproportion qu'il y a entre sa destinée et son âme, se tue d'un coup de revolver.
Dans la Dame de la mer, Ellida, mariée au docteur Wangel, pour qui elle a de l'amitié et de l'estime, mais qui est de vingt-cinq ou trente ans plus âgé qu'elle, aime un marin, un pilote, un personnage mystérieux et vague, qui vient de temps en temps la visiter. Elle s'en confesse à son vieux mari loyalement, Wangel lui dit: «Je te rends ta liberté; suis l'Étranger, si tu veux.» Mais, du moment qu'Ellida est libre, le charme est rompu. «Jamais, dit-elle à son mari je ne te quitterai après ce que tu as fait.» Wangel s'étonne: «Mais cet idéal, cet inconnu qui t'attirait?» Elle répond: «Il ne m'attire ni ne m'effraye plus. J'ai eu la possibilité de le contempler, la liberté d'y pénétrer. C'est pourquoi j'ai pu y renoncer.»
Toutefois, dans le Canard sauvage, Ibsen nous montre que ce qui est bon pour l'élite ne l'est pas pour tous. Un rêveur, un apôtre croit rendre service à une famille qui vivait tranquillement dans un déshonneur inconscient, en lui révélant son ignominie, en essayant d'éveiller en elle la conscience morale: et cela n'aboutit qu'aux plus tristes et aux plus inutiles catastrophes.—Et, de même, dans Solness le constructeur, il nous fait voir l'orgueil intellectuel induisant un homme de génie à manquer de bonté, à faire souffrir tout autour de lui, et le poussant finalement à une mort ridicule et tragique.
Ainsi,—sauf dans deux ou trois pièces où il semble se défier de ses rêves et les railler,—les drames d'Ibsen sont des crises de conscience, des histoires de révolte et d'affranchissement, ou d'essais d'affranchissement moral.
Ce qu'il prêche, ou ce qu'il rêve, c'est l'amour de la vérité et la haine du mensonge. C'est quelquefois la revanche de la conception païenne de la vie contre la conception chrétienne, de la «joie de vivre», comme il l'appelle, contre la tristesse religieuse. C'est encore et surtout ce qu'on a appelé l'individualisme; c'est la revendication des droits de la conscience individuelle contre les lois écrites, qui ne prévoient pas les cas particuliers, et contre les conventions sociales, souvent hypocrites et qui n'attachent de prix qu'aux apparences. Et c'est aussi, en quelques endroits, le rachat et la purification par la souffrance. C'est, dans nos relations avec autrui, la miséricorde indépendante, le pardon de certaines fautes que le pharisaïsme, lui, ne pardonne pas. C'est, dans le mariage, l'union parfaite des âmes, union qui ne saurait reposer que sur la liberté et l'absolue sincérité des deux époux et sur l'entière connaissance et intelligence qu'ils ont l'un de l'autre. C'est enfin la conformité de la vie à l'Idéal,—un idéal qu'Ibsen ne définit guère expressément, où l'on distingue un peu de naturalisme antique et beaucoup d'évangile, mais d'un évangile orgueilleux et raisonneur, des velléités de socialisme et, presque dans le même temps, la superbe d'un dilettantisme aristocratique et, sur le tout, une couche de pessimisme. Je ne puis mettre dans cette affaire plus de précision qu'Ibsen n'en met lui-même. Mais c'est sans doute dans un sentiment général de révolte que se résolvent les éléments contraires dont son «rêve» semble formé. Bref, Ibsen est un grand rebelle, un homme qui est mécontent du monde et inquiet avec génie.
Or, tout ce que je viens de dire (je ne parle que des idées, puisque c'est de ses idées plus encore que de sa forme que l'on fait honneur à Ibsen), n'est-ce pas précisément la substance des premiers romans de George Sand? Et, si je la nomme de nouveau, c'est qu'elle eut un merveilleux don de réceptivité et qu'elle refléta toutes les idées et toutes les chimères de son temps. Oui, on nous a déjà dit que le mariage est une institution oppressive, s'il n'est pas l'union de deux volontés libres et si la femme n'y est pas traitée comme un être moral. Déjà on nous a parlé des conflits de la morale religieuse ou civile avec l'autre, la grande, celle qui n'est pas inscrite sur des Tables; et déjà, chez nous, on a opposé les droits de l'individu à ceux de la société; et l'on a cherché le néo-christianisme, le vrai, le seul, la religion en esprit. Nous avons entendu ces choses entre 1830 et 1850, et je doute que, même alors, elles fussent toutes parfaitement neuves.
Je n'ai pas relu, je l'avoue, les quatre-vingts volumes de George Sand; mais je sais ce qu'ils renferment et j'en ai été longtemps imprégné. Je ne choisis pas; j'ouvre son premier roman, et je lis (page 152): «Indiana opposait aux intérêts de la civilisation érigés en principes les idées droites et les lois simples du bon sens et de l'humanité; ses objections avaient un caractère de franchise sauvage qui embarrassait quelquefois Raymon et qui le charmait toujours par son originalité enfantine...» Et sur Ralph: «Il avait une croyance, une seule, qui était plus forte que les mille croyances de Raymon. Ce n'était ni l'Église, ni la monarchie, ni la société, ni la réputation, ni les lois qui lui dictaient son sacrifice et son courage, c'était sa conscience. Dans l'isolement, il avait appris à se connaître lui-même, il s'était fait un ami de son propre cœur.»
Indiana, c'est déjà Norah. Elle s'enfuit de chez le colonel Delmare dans le même sentiment que Norah de chez Helmer. Ce que Norah va chercher, Indiana le rencontre; Indiana, épousant Ralph en présence de la nature et de Dieu, c'est Norah, après sa fuite, trouvant l'époux de son âme, le choisissant dans sa liberté.—Et Lélia, c'est déjà Hedda Gabler. Elle a un orgueil au moins égal, et le même sentiment pléthorique, si je puis dire, des droits de l'individu. Elle traite Stenio comme Hedda traite Eilert Lovborg. Ce significatif roman est plein des plus délirants cris d'orgueil intellectuel et moral qu'on ait jamais poussés.—Et la Dame de la mer, c'est Jacques, sauf le dénouement. Comme Jacques, Wangel donne à sa femme la permission de suivre un autre homme. L'une en profite, et l'autre non, voilà toute la différence.—Ibsénienne, Marcelle qui, dans le Meunier d'Angibault, renonce à tout, se fait sa religion, épouse un ouvrier après une année d'épreuve. Ibsénien, Trenmor dans Lélia. C'est au bagne, où il était pour un crime de passion, que, forcément seul avec lui-même, il a connu la vérité. «Le secret de la destinée humaine, sans cet enfer, je ne l'aurais jamais goûté... Cette surabondance d'énergie, qui s'allait cramponnant aux dangers et aux fatigues vulgaires de la vie sociale, s'assouvit enfin quand elle fut aux prises avec les angoisses de la vie expiatoire...»
Et enfin, la nouvelle religion, le christianisme naturel, celui qu'Ibsen prophétise sans l'expliquer clairement nulle part, ce qu'il appelle le «troisième état humain», qui sera fondé «sur la connaissance et sur la croix» (le second étant fondé seulement sur la croix et le premier seulement sur la connaissance), ai-je besoin de vous avertir que vous en rencontrerez du moins, dans George Sand et ses contemporains, de vastes et vagues esquisses? «Trenmor croit l'avènement d'une religion nouvelle, sortant des ruines de celle-ci, conservant ce qu'elle a fait d'immortel... Il croit que cette religion investira tous ses membres de l'autorité pontificale, c'est-à-dire du droit d'examen et de prédication...» Etc., etc. Et, là-dessus, lisez Spiridion, si vous en avez le courage.
Que si Henri Ibsen n'était déjà pas tout entier, quant aux idées, dans George Sand, c'est donc dans le théâtre de Dumas fils,—antérieur, ne l'oubliez pas, à celui de l'écrivain norvégien,—que nous achèverions de le retrouver.
La protestation du droit individuel contre la loi, et de la morale du cœur contre la morale du code ou des convenances mondaines, mais c'est l'âme même de la plupart des drames de M. Dumas! Seulement, tandis que les révoltés d'Ibsen se soulèvent contre la loi et la société en général, les insurrections de M. Dumas visent presque toujours un article déterminé du code civil ou des préjugés sociaux. Et je ne vois pas que cette précision soit nécessairement une infériorité.
La Dame aux camélias nous montre l'amour libre s'absolvant à force de sincérité, de profondeur et de souffrance.—Le Fils naturel, l'Affaire Clémenceau protestent contre la situation faite par le code aux enfants naturels.—Les Idées de Madame Aubray et Denise, ces deux pièces d'esprit vraiment évangélique, nous veulent persuader que, dans de certaines conditions, un honnête homme peut et doit, en dépit de prétendues convenances, épouser une fille séduite, et séduite par un autre que lui.—Dans la Femme de Claude, un homme, après avoir prié Dieu, se met avec sérénité au-dessus des codes humains, et substitue son tonnerre à celui de Dieu même, dans la lutte engagée par la conscience contre les deux grandes puissances mauvaises qui perdent le monde moderne: la luxure et l'argent, ou, plus expressément, la spéculation financière.—L'Ami des femmes, la Princesse Georges, l'Étrangère, Francillon reposent sur la même conception du mariage que la Dame de la mer ou Maison de poupée.—Et si vous voulez des orgueilleuses, des insurgées démoniaques, Mme de Terremonde, et mistress Clarkson, et Césarine ne le cèdent point, ce me semble, à Hedda Gabler.—Bref, le théâtre de Dumas, comme celui d'Ibsen, est plein de consciences ou qui cherchent une règle, ou qui, ayant trouvé la règle intérieure, l'opposent à la règle écrite, ou enfin qui secouent toutes les règles, écrites ou non.
Que dis-je! Les traits même purement septentrionaux ne sont pas absents des drames de notre compatriote. Vous vous rappelez, car les gens frivoles s'en sont assez moqués, que, dans Denise et ailleurs, M. Dumas exige que l'homme arrive au mariage aussi intact qu'il souhaite ordinairement sa fiancée. Et cette égalité des sexes au regard de ce devoir spécial est justement le sujet d'une des comédies de Bjœrnson: le Gant. Seulement, chez l'écrivain polaire, c'est une jeune fille qui soutient publiquement cette thèse, devant sa famille, devant des hommes. Et tout de même c'est bizarre, et l'on peut estimer que l'âme de cette courageuse vierge manque un peu de duvet...
Venons aux romanciers russes à Dostoïewski, à Tolstoï. M. de Vogüé nous dit que deux traits les distinguent de nos réalistes à nous:
1o «L'âme flottante des Russes dérive à travers toutes les philosophies et toutes les erreurs; elle fait une station dans le nihilisme et le pessimisme: un lecteur superficiel pourrait parfois confondre Tolstoï et Flaubert. Mais ce nihilisme n'est jamais accepté sans révolte; cette âme n'est jamais impénitente; on l'entend gémir et chercher: elle se reprend finalement et se sauve par la charité; charité plus ou moins active chez Tourguenief et Tolstoï, affinée chez Dostoïewsky jusqu'à devenir une passion douloureuse.»
2o «Avec la sympathie, le trait distinctif de ces réalistes est l'intelligence des dessous, de l'entour de la vie. Ils serrent l'étude du réel de plus près qu'on ne l'a jamais fait; ils y paraissent confinés; et néanmoins ils méditent sur l'invisible; par delà les choses connues qu'ils décrivent exactement, ils accordent une secrète attention aux choses inconnues qu'ils soupçonnent. Leurs personnages sont inquiets du mystère universel, et, si fort engagés qu'on les croie dans le drame du moment, ils prêtent une oreille au murmure des idées abstraites: elles peuplent l'atmosphère profonde où respirent les créatures de Tourguenief, de Tolstoï, de Dostoïewsky.»
Voyons d'abord la pitié, la bonté russes. Deux épisodes, très connus, souvent cités, nous en fournissent, je crois, les deux expressions culminantes.
C'est, dans Crime et Châtiment, la rencontre de Sonia, la fille publique, et de Raskolnikof, l'assassin. Sonia fait son métier pour nourrir ses parents. Elle porte son ignominie et comme une croix et comme un saint-sacrement, car cette ignominie même est son mystérieux rachat. Raskolnikof est le seul homme qui ne l'ait pas traitée avec mépris: elle le voit torturé par un secret; elle essaie de le lui arracher... L'aveu s'échappe: la pauvre fille, un moment atterrée, se remet vite; elle sait le remède: «Il faut souffrir, souffrir ensemble... prier, expier... Allons au bagne!» Et, un peu après, Raskolnikof tombe aux pieds de Sonia et lui dit: «Ce n'est pas devant toi que je m'incline: je me prosterne devant toute la souffrance de l'humanité.»
L'autre épisode souverainement caractéristique, c'est, dans la Guerre et la Paix, la rencontre de Pierre Bézouchof et du paysan Platon Karatief, tous deux prisonniers des Français. «Bézouchof, dit M. de Vogüé, est un raffiné, Karatief une âme obscure, à peine pensante. Cet homme endure tous les maux avec l'humble résignation de la bête de somme; il regarde le comte Pierre avec un bon sourire innocent; il lui adresse des paroles naïves, des proverbes populaires au sens vague, empreints de résignation, de fraternité, de fatalisme surtout. Un soir qu'il ne peut plus avancer, les serre-file le fusillent sous un pin, dans la neige, et l'homme reçoit la mort avec indifférence, comme un chien malade; disons le mot, comme une brute. De cette rencontre date une révolution morale dans l'âme de Pierre Bézouchof: le noble, le civilisé, le savant, se met à l'école de cette créature primitive; il a trouvé enfin son idéal de vie, son explication rationnelle du monde dans ce simple d'esprit. Il garde le souvenir et le nom de Karatief comme un talisman; depuis lors il lui suffit de penser à l'humble moujick pour se sentir apaisé, heureux, disposé à tout comprendre et à tout aimer dans la création. L'évolution intellectuelle de notre philosophe est achevée; il est parvenu à l'avatar suprême, l'indifférence mystique.»
Rien ne m'étonne plus que l'étonnement de ceux qui ont cru découvrir, dans ces pages, la charité, la pitié, le respect de la bonté et de la beauté morales offusquées par d'humbles et sordides apparences. Ai-je besoin de faire remarquer que Victor Hugo et les romantiques n'avaient point attendu Dostoïewsky ni Tolstoï pour nous montrer des prostituées qui sont des saintes, ou des mendiants et des misérables qui possèdent le secret de la sagesse et de la charité parfaite? Tout le caractère de Sonia consiste dans une antithèse romantique. À vrai dire, il est extraordinairement difficile de concevoir sa sainteté si l'on se représente avec quelque précision le métier qu'elle fait. Il faut d'abord admettre que, dans le cours de ses immolations quotidiennes, Sonia n'éprouve jamais le plus petit plaisir. Car, si la victime s'amuse, nous nous méfions. Son infamie cesse tout à fait d'être sublime si elle cesse un instant d'être douloureuse. Il y a plus: le haut sentiment religieux dont elle paraît animée rend à peu près incompréhensible le genre de sacrifice auquel elle a consenti. Étant donné sa foi en Dieu et l'idée qu'elle se fait de cette vie transitoire, elle ne devait, elle ne pouvait que se laisser mourir avec ses parents. Au moins la Fantine des Misérables n'est qu'une pauvre bonne catin qui n'a jamais réfléchi ni sur Dieu ni sur le mystère de la rédemption par la souffrance. Le personnage de Sonia ne serait-il que la fantaisie d'une imagination déclamatoire? Et quant à Platon Karatief, si son grand mérite est d'être bon et résigné tout en restant très simple d'esprit, nous avons encore mieux que ce moujick, puisque nous avons l'âme du Crapaud de la Légende des siècles:
Bonté de l'idiot! Diamant du charbon!
S'il est vrai que la littérature septentrionale de ces derniers temps reproduise à la fois l'idéalisme sentimental et inquiet de nos romantiques et le réalisme minutieux et impassible, d'intention ou d'apparence, qui date de l'année 1855, tout ce qu'on peut dire, c'est donc que ces écrivains du Nord nous offrent intimement mêlé ce qui fut, chez nous, successif et séparé (ou à peu près) et qu'ainsi ils abordent la peinture des hommes et des choses avec une âme et un esprit entiers, non mutilés, non resserrés dans un point de vue ou restreints à une attitude. Mais, au surplus, est-il certain que nos réalistes et nos naturalistes manquent de sympathie autant qu'on l'a prétendu? qu'ils se tiennent si orgueilleusement au-dessus de ce qu'ils racontent où décrivent? qu'ils le dédaignent et le jugent toujours ridicule ou vil? En quoi l'objectivité des peintures, à laquelle ils tendent loyalement et non sans effort, implique-t-elle l'insensibilité, le dédain ou l'ironie du peintre?
Je laisse M. Zola, et son furieux et brutal pessimisme, si éloigné de l'indifférence; et la petite Lalie de l'Assommoir, l'enfant-martyre, plus souffrante, et aussi douce, et aussi illettrée que Platon Karatief; moins religieuse, je le sais; mais pourquoi serait-elle en cela moins émouvante ou moins sublime, si sa bonté n'en est que plus surprenante encore et plus mystérieuse? Je laisse M. Alphonse Daudet, si pénétré de tendresse. Je laisse les maladifs Goncourt, chez qui la sensation littéraire semble déjà, elle-même, une souffrance, et qui, ne fussent-ils pas torturés comme hommes, le seraient déjà comme artistes; je n'alléguerai pas le calvaire de leur Germinie, à la fois héroïque et infâme, qui, parmi les hontes et la folie de son corps, garde un si grand cœur et, dans ses «ténèbres», pour parler comme Tolstoï, la pure flamme d'un absolu dévouement. Et je ne rappellerai pas que cette formule: «la religion de la souffrance humaine», est probablement de leur invention.
Mais je prends celui de nos romanciers qui a la réputation la mieux établie d'impassibilité et de dédain: Gustave Flaubert. J'ai toujours admiré qu'on refusât à Flaubert le don de sympathie, parce qu'il n'exprime point effrontément la sienne, et qu'on fît de ce don, une des caractéristiques, par exemple, de l'Anglaise Georges Eliot. Jamais la haute équité de Flaubert ne se fût permis les lourdes railleries dont Eliot accable, avec une insupportable abondance, les petites gens du Moulin sur la Floss. Et les humbles qu'elle aime, je sens trop qu'elle «condescend» à les aimer; qu'elle est à leur égard dans la disposition d'âme artificiellement chrétienne d'une protestante philosophe et éclairée, en visite chez des inférieurs. Au moins, chez Flaubert, il n'y a pas trace de cette affreuse condescendance.
Qu'il méprise les petits bourgeois d'Yonville, cela est possible, mais cela ne ressort pas nécessairement de ses peintures, et nous n'en avons jamais le témoignage direct. Il n'a point de bienveillance philanthropique et confessionnelle, mais n'a point de haine non plus pour sa bande d'imbéciles. Après l'avoir lu, on a l'impression qu'on dînerait volontiers, à quelque grasse table normande, avec le père Rouault, Charles Bovary, la mère Lefrançois, l'abbé Bournisieu, qui ferait au dessert des calembours opaques, même avec le pharmacien Homais. Plus sûrement que chez Eliot (car ici nul étalage de cordialité ne me met en défiance), je devine chez Flaubert une espèce d'affection spéculative pour ces êtres qui représentent tout le monde, qui sont à peine responsables, qui, avec beaucoup d'égoïsme, ont quelque bonté, qui travaillent et qui peinent comme nous...
Les soixante dernières pages de Madame Bovary sont si étrangement douloureuses que j'ose à peine les relire. Est-ce que vous ne sentez pas que Flaubert aime la pauvre Emma? Vicieuse et sotte, mais si naïve au fond, et si malheureuse! Oh! les retours dans la diligence! Oh! la chanson grivoise de l'aveugle qui couvre les prières des morts! Qui donc a dit que ce livre était sans entrailles? Lisez la lettre du père Rouault. Lisez la peinture de la vieille domestique récompensée au Comice agricole. Page si belle; vision si profonde de misère et de bonté, si révélatrice du lien qui unit la bonté et la souffrance, et encore de cette vérité troublante et contradictoire, que la société est fondée sur l'injustice et que l'injustice est la condition de la vertu qui permet au monde de durer,—que M. Brunetière, au temps où il goûtait peu Flaubert, n'a pu se tenir de citer comme un chef-d'œuvre cette page extraordinaire. L'âme de Flaubert n'est-elle point, à l'égard de la bouvière Élisabeth Leroux, sensiblement dans la même position morale que l'âme de Tolstoï vis-à-vis du moujick Platon Karatief? Non, non, l'ironie, ou la crainte pudique des émotions dont on s'honore trop facilement n'excluent point la compassion. Une immense compassion, celle qui vient de la science de la vie, se dégage silencieusement du roman de Flaubert, et la résignation au monde comme il est. Charles Bovary, après la mort d'Emma et ses tristes découvertes, dit exactement ce que dirait à sa place le moujick de Tolstoï: «C'est la faute de la fatalité.» Le moujick mêlerait peut-être à cela l'idée et le nom de Dieu. Mais nous reviendrons là-dessus.
Est-ce que vous ne comprenez pas que Flaubert aime la servante Félicité d'Un cœur simple? Est-ce que vous ne comprenez pas qu'il aime l'admirable Dussardier de l'Éducation sentimentale, et était-il nécessaire qu'il vous en informât? Si «l'indifférence mystique» où l'on nous dit que Bézouchof et Tolstoï lui-même (pour un temps) finissent par se réfugier, présuppose la douleur et la compassion, l'ataraxie philosophique où aspire Flaubert les implique tout justement au même titre. Quoi de plus triste dans leur sérénité que les maximes d'un Marc-Aurèle affirmant sa soumission aux lois inéluctables de la nature? Ah! la grande pitié qu'il peut y avoir, par tout ce qu'il sous-entend, dans le renoncement à l'expression des pitiés particulières!
Quant à l'autre caractère distinctif des romans russes: «l'intelligence des dessous, de l'entour de la vie... l'inquiétude du mystère universel», pensez-vous que cela suffise davantage à les différencier des nôtres?
«Les dessous de la vie», qu'est-ce que cela? S'agit-il des puissances obscures et fatales de la chair et du sang, instincts, complexion physiologique, hérédité, qui nous gouvernent à notre insu? Mais cela, c'est presque la moitié de Balzac, et c'est presque le tout de M. Émile Zola.—Et «l'entour de la vie»? S'agit-il de l'influence des milieux? Qui l'a mieux connue et exprimée que l'auteur de la Comédie humaine ou que l'auteur de Madame Bovary et de l'Éducation sentimentale? Ici encore relisez Madame Bovary: vous verrez que tous les actes, toutes les démarches, toutes les rêveries même d'Emma sont expliqués, d'abord par sa nature, puis par quelque excitation du dehors, une rencontre, un objet qu'elle voit, un mot qu'elle entend. Souvent, le dernier petit poids qui emporte la balance n'a l'air de rien: ce rien est tout, venant après le reste...
Ou bien, quand on accorde à ces étrangers le privilège de savoir rendre seuls «l'entour de la vie», veut-on dire que, tandis que le romancier français «choisit, sépare un personnage, un fait, du chaos des êtres et des choses, afin d'étudier isolément l'objet de son choix, le Russe, dominé par le sentiment de la dépendance universelle, ne se décide pas à trancher les mille liens qui rattachent un homme, une action, une pensée, au train total du monde, et n'oublie jamais que tout est conditionné partout?» Oui, je connais et j'admire la richesse surabondante, et presque égale à celle de la vie même, de cet embroussaillé roman: la Guerre et la Paix. Mais n'avons-nous donc point chez nous de ces romans conformes à la complexité des choses, où l'entre-croisement des faits moraux ou matériels correspond à celui de la réalité et qui contiennent en quelque façon toute la vie? Ce sera, si vous y faites attention, les Misérables, et ce sera, peut-être plus encore, l'Éducation sentimentale. Je le dis après réflexion et avec sécurité.
Ni les personnages distincts et fortement caractérisés n'y sont moins nombreux ou d'âmes et de conditions moins variées que dans la Guerre et la Paix, ni leur grouillement moins animé; ni les incidents, tour à tour rares et communs, n'y sont moins divers et moins épars. Frédéric et Deslauriers ne sont pas des individus moins largement représentatifs que Volkonsky et Bézouchof, et ils ne sont pas moins complètement «au milieu des choses». Et c'est bien, ici et là, un moment historique qui nous est peint dans sa totalité: ici, la société russe durant les grandes guerres napoléoniennes, de 1805 à 1815; là, la société française de 1845 à 1851. Et je doute même que, en dépit de leur grandeur extérieure, les événements publics,—mêlés aux comédies et aux drames privés,—que nous raconte Tolstoï, dépassent en intérêt et en importance ceux dont Flaubert nous offre le vaste et minutieux tableau. Car, non seulement l'Éducation sentimentale est l'histoire de deux jeunes gens, très particuliers comme individus et très généraux comme types, puisqu'ils représentent, l'un, le jeune homme romantique, et l'autre, le jeune homme positiviste, et cela juste à l'heure où la période du positivisme va succéder chez nous à celle du romantisme; et non seulement cette histoire se combine avec une étude des idées et des mœurs dans les dernières années du règne de Louis-Philippe: l'Éducation sentimentale est quelque chose de plus: l'histoire pittoresque et morale, sociale et politique, de la Révolution de 1848; elle nous dit, et avec profondeur, les barricades et les clubs, la rue et les salons, et elle nous montre cette chose extraordinaire: la confrontation effarée des bourgeois avec la Révolution, cette Révolution que leurs pères ont faite soixante ans auparavant, mais qu'ils croient terminée, puisqu'elle les a enrichis, qu'ils s'indignent de voir recommencer ou plutôt qu'ils ne reconnaissent plus quand c'est eux à leur tour qu'elle menace, et qu'ils renient alors avec épouvante et colère. Voilà peut-être une aventure aussi considérable que la campagne de Russie. Mais, au surplus, je n'ai voulu que vous suggérer cette idée, que la Guerre et la Paix et l'Éducation sentimentale étaient, au fond, deux œuvres de même espèce et de composition analogue.
Et, enfin, qu'est-ce que cette «inquiétude du mystère universel», dont on veut faire exclusivement honneur aux romanciers slaves? Ce «mystère», ce n'est sans doute, ce ne peut être que celui de notre destinée, de notre âme, de Dieu, de l'origine et du but de l'univers. Mais qui ne sait que presque tous nos écrivains, de 1825 à 1850, ont fait spécialement profession d'en être inquiets? De cette inquiétude, Hugo est plein, il en déborde. (Et si j'allègue tour à tour nos romantiques et nos réalistes, c'est que leur influence se fait sentir concurremment,—si toutefois c'est elle,—chez les derniers écrivains septentrionaux.)
Dira-t-on qu'il s'agit moins d'une inquiétude philosophique que du sentiment de l'inconnu formidable qui nous entoure, sentiment qui peut être lui-même provoqué par une sensation accidentelle?... Oui, j'entends bien, il y a des moments où ce seul fait, que l'on est au monde, et que le monde existe, apparaît comme tout à fait incompréhensible, nous emplit d'une indicible stupeur. Mais, d'abord, cet étonnement de vivre, cette sorte d' «horreur sacrée» ne comporte, par sa nature même, qu'une expression assez courte, ou qui ne s'allonge qu'en se répétant. Et, d'autre part, nous avions assurément éprouvé cet obscur frisson avant d'avoir ouvert un livre russe ou norvégien. «Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie», est une phrase qui ne date pas d'hier.—Un des passages de Tolstoï où l'inquiétude du mystère est le mieux traduite, c'est apparemment quand le prince André Volkonsky, blessé à Austerlitz, est étendu sur le champ de bataille et regarde le ciel, «ce ciel lointain, élevé, éternel». Il songe: «Si je pouvais dire maintenant:—Seigneur, ayez pitié de moi! Mais à qui le dirais-je? Ou une force indéfinie, inaccessible, à qui je ne puis m'adresser, que je ne puis même exprimer par des mots, le grand tout ou le grand rien,—ou bien Dieu qui est cousu là, dans cette amulette que m'a donnée Marie?... Rien, il n'y a rien de certain, excepté le néant de tout ce que je conçois et la majesté de quelque chose d'auguste que je ne conçois pas...» Oui, cela est beau, mais d'une beauté qui nous était déjà, si je ne m'abuse, on ne peut plus connue et familière.
«L'inquiétude du mystère», mais elle est jusque dans la petite âme sensuelle et triste d'Emma Bovary. «L'inquiétude du mystère», elle est dans l'âme simple et lourde de Charles Bovary quand il dit: «C'est la faute de la fatalité».—Et, si ce n'est l'inquiétude du mystère, c'est donc la résignation à ne pas le comprendre,—en somme, un sentiment consécutif à cette inquiétude, et non moins humain, et non moins navrant,—qui pénètre la dernière conversation, à petites phrases brèves et mornes, de Frédéric et de Deslauriers, quand ils se rappellent leur vie, et comment ils l'ont manquée, et que cela leur est presque indifférent parce qu'ils la mesurent, sans le dire, à quelque chose qu'ils ne sauraient nommer; et quand, s'étant remémoré une anecdote honteuse et naïve de leur enfance, ils disent tranquillement et désespérément: «C'est peut-être ce que nous avons eu de meilleur»; de meilleur, puisqu'ils n'ont eu que le rêve, et que ce rêve était le premier. Souvenir si mélancolique, qu'il cesse d'être impur; jugement si gros, dans sa bassesse voulue, de considérants inexprimés, qu'on n'en sent plus le cynisme, mais seulement l'affreuse tristesse...
L'inquiétude du mystère, enfin, cela paraît immense, et cela est peu de chose, ou plutôt cela est toujours la même chose. Elle se dégage,—soit directement, soit sous la forme du nihilisme, où si facilement elle se résout,—de toute œuvre qui nous présente, de la réalité, une image un peu poussée et qui ne s'en tient point aux superficies. L'inquiétude du mystère, il n'est pas un écrivain digne de ce nom qui ne l'ait connue. Que dis-je? Croyez-vous que les imbéciles même l'ignorent? Bouvard et Pécuchet, ces deux bonshommes que Flaubert chérissait quoique ridicules, et dont il a prétendu faire des sortes de don Quichottes de la demi-science, mais ils ne font que ça, être inquiets du mystère universel!
II
Si donc tout ce que nous admirons chez les récents écrivains du Nord était déjà chez nous, comment se fait-il que, retrouvé chez eux, cela ait paru, à beaucoup d'entre nous, si original et si nouveau? Est-ce parce que ces écrivains sont de plus grands artistes que les nôtres? Est-ce parce que leur forme est supérieure à celle de nos poètes et de nos romanciers?
J'estime que la question est insoluble. Celui-là seul pourrait décerner le prix de la forme, qui posséderait toutes les langues de l'Europe aussi à fond que nous possédons la nôtre, c'est-à-dire de manière à percevoir, dans ses moindres nuances, ce qui constitue le «style» de chaque écrivain. Cela, je pense, n'arrive guère. Je vois que les plus savants hommes, les plus accomplis polyglottes étrangers, ne parviennent jamais à sentir comme nous la phrase d'un Flaubert ou d'un Renan. Cette incapacité apparaît lorsqu'ils s'avisent de classer nos écrivains: ils mettent ensemble les grands et les médiocres. De même le style des écrivains étrangers doit toujours nous échapper en grande partie. Je suis tenté de croire qu'on peut savoir très bien plusieurs langues, mais qu'on n'en sait profondément qu'une. L'espèce de volupté que nous cause la forme chez nos grands artistes, il est certain que ni Eliot, ni Tolstoï, ni Ibsen, ne nous la procureront jamais.
Je sais bien que nous les avons lus surtout dans des traductions. Mais alors on me dira que leur supériorité n'en est donc que plus grande, si elle a pu éclater à certains yeux, même sans le secours du style. À quoi il est aisé de répondre que ce que ces auteurs perdent d'un côté à être traduits, ils le regagnent d'un autre, et avec usure. J'ai tâché d'expliquer cela la première fois que j'ai abordé le théâtre d'Ibsen.
Parfois, disais-je, chez les écrivains de mon pays, même chez les meilleurs,—et surtout chez les romantiques,—je discerne et je sens quelque phraséologie, une rhétorique inventée ou apprise, des artifices systématiques de langage; et il arrive que cela me fatigue un peu. Or il doit y avoir, à coup sûr, quelque chose de semblable chez les étrangers. Mais précisément cela n'est pas transposable dans une autre langue, cela ne nous est pas révélé par la traduction. Ou plutôt, leur rhétorique à eux, s'ils en ont une, a chance de nous paraître savoureuse. Là où ils sont peut-être médiocres ou mauvais, ils ne me semblent que bizarres, et c'est peut-être à ces endroits-là que je me crois le plus tenu de les goûter, pour ne pas avoir l'air d'un homme totalement dépourvu du sens de l'exotisme. Et enfin, s'ils m'ennuient, je puis croire que c'est ma faute.
D'autre part, quand ils sont excellents et quand ils m'émeuvent, ils m'émeuvent vraiment tout entier, car alors je suis bien sûr que c'est uniquement par la force de leur pensée, la justesse de leurs peintures et la sincérité de leur émotion qu'ils agissent sur moi. Il est évident que, dans ces moments-là, le fond chez eux ne se distingue plus de la forme: je sens, même dans la traduction, que tous les mots sont nécessaires, qu'on ne pouvait en employer d'autres. Et, de rencontrer chez eux des choses qui sont belles exactement de la même manière que les belles choses de chez nous, j'éprouve un plaisir que double la surprise et qu'attendrit la reconnaissance.
Et ainsi, soit dans les instants où leur rhétorique et leur banalité possible m'échappent, soit dans ceux où ils se passent de toute rhétorique, j'ai constamment l'impression de quelque chose de franc, de naïf, d'honnête, de spontané, d'intéressant même dans les gaucheries, les lenteurs ou les obscurités. Sous cette forme neutre, cette espèce de cote mal taillée qu'est une traduction, sous ces mots français recouvrant un génie qui ne l'est pas, de vieilles vérités ou des observations connues me font l'effet de nouveautés singulières. J'y veux trouver et j'y trouve une saveur, une couleur, un parfum...
Et cela, certes, je ne l'invente pas toujours. Ce qui nous plaît, au bout du compte, dans les œuvres septentrionales, c'est l'accent, l'accent nouveau, particulier, d'idées, de sentiments, d'imaginations qui ne nous étaient point inconnus.
La Norvège a des hivers interminables, presque sans jours, coupés par des étés éclatants et violents, presque sans nuits. Condition merveilleuse, soit pour mener lentement et patiemment ses visions intérieures, soit pour sentir avec emportement. Londres, près de qui Paris n'est qu'une jolie petite ville, est la capitale de la volonté et de l'effort; et je crois aussi que c'est une excellente atmosphère pour la réflexion qu'un brouillard anglais. Je n'ai point vu la steppe: pour l'imaginer, je multiplie l'étendue et la mélancolie des bruyères, des étangs et des bois de Sologne, l'hiver. Puis il y a le passé russe, le passé anglais, le passé norvégien, les traditions, les mœurs publiques et privées, la religion, et la marque de tout cela imprimée aux cerveaux norvégiens, anglais et russes. Bref, les écrivains du Nord, et c'est là leur charme, nous renvoient, si vous voulez, la substance de notre propre littérature d'il y a quarante ou cinquante ans, modifiée, renouvelée, enrichie de son passage dans des esprits notablement différents du nôtre. En repensant nos pensées, ils nous les découvrent.
Ils ont, semble-t-il, moins d'art que nous, une moindre science de la composition. Des œuvres comme Middlemarch sont décourageantes par leur prolixité. Il faut huit jours, à ne faire que cela, pour lire la Guerre et la Paix. De telles dimensions ont, en soi, quelque chose d'anti-artistique. Il est à peu près impossible d'embrasser de pareils ensembles, de tenir à la fois présentes à sa mémoire toutes les parties qui devraient conspirer la beauté de l'œuvre et, par conséquent, de connaître au juste et d'apprécier cette beauté. Les détails superflus et vraiment insignifiants pullulent. Je ne suis d'ailleurs nullement persuadé que ces écrivains aient plus d'émotion que les nôtres; et ils n'ont assurément pas plus d'idées générales. Mais ils ont, plus que nous, le goût et l'habitude de la vie intérieure, et ils sont, plus que nous, religieux.
Plus patients,—non point peut-être plus pénétrants, mais d'une plus grande endurance, si je puis dire, dans la méditation ou l'observation,—plus capables de se passer eux-mêmes de divertissement, ils s'adressent à des lecteurs qui ont moins besoin que nous d'être amusés. Les longues et grises conversations d'Ibsen, ses infatigables accumulations de détails familiers, d'abord nous accablent, mais peu à peu nous enveloppent. Cela finit par former, autour de chacun de ses drames, une atmosphère qui lui est propre, et dont l'air de vérité des personnages est augmenté. Nous les voyons vivre d'une vie lente et profonde. Ils sont très sérieux. Ils offrent cette particularité, que les incidents de leur vie les remuent jusqu'au fond de l'âme et nous révèlent ce fond; que leurs drames de foyer se tournent tous en drames de conscience, où toute leur vie spirituelle est intéressée. Là, une femme qui s'aperçoit que son mari ne la comprend pas ou que son fils est atteint d'une maladie incurable se demande instantanément si Martin Luther n'a pas été trop timide, si c'est le paganisme ou le christianisme qui a raison, et si toutes nos lois ne reposent pas sur l'hypocrisie et le mensonge. Peut-être l'auteur oublie-t-il trop que ces questions, passionnantes quand on les voit débattre par un grand philosophe ou par un grand poète, ne peuvent recevoir, d'une petite bourgeoise ou d'un honnête clergyman qu'une solution médiocre; et peut-être nous surfait-il l'inquiétude métaphysique de l'humanité moyenne et son aptitude à philosopher. Toutefois, comme c'est, en réalité, sa propre pensée qu'il nous traduit, on y peut prendre un vif intérêt.
Une des idées qui dominent les romans de Georges Eliot, c'est l'idée de la responsabilité, entendue avec la plus pénétrante rigueur; l'idée qu'il n'y a pas d'action indifférente ou inoffensive, pas une qui n'ait des suites et des retentissements à l'infini, soit en dehors de nous, soit en nous, et qu'ainsi l'on est toujours plus responsable, ou responsable de plus de choses, qu'on ne croit. La conséquence, c'est une surveillance morale de tous les instants exercée par les personnages sur eux-mêmes, ou par l'auteur sur ses personnages. La plupart ont la notion du péché, une vie intérieure au moins aussi développée que leur vie de relations sociales. Ils font de fréquents examens de conscience; ils se repentent, ils deviennent meilleurs. Il est clair que tout cela est plus rare dans nos romans, sans doute parce que c'est plus rare aussi dans nos mœurs. J'ai remarqué que les héros de George Sand ne se repentent presque jamais. Si Mauprat progresse dans le bien, c'est en vertu de son amour pour Edmée, non par la recherche de ses péchés. D'autres accueillent la leçon des événements, s'améliorent par l'expérience. Les personnages supérieurs, chez Sand et Hugo, songent plus au bonheur de l'humanité qu'à leur propre perfectionnement moral. Ce sont gens pressés, qui commencent par la fin, j'y consens. Leur évangile est toujours un peu l'évangile de la Révolution.
Les «humbles» et les «misérables» sympathiques des romans septentrionaux gardent tous des restes au moins et des habitudes de foi confessionnelle; et l'on sent que l'auteur leur sait gré d'être, au fond, «bien pensants». Les misérables et les humbles de nos romans sont généralement moins religieux; ils n'ont souvent, comme l'héroïque Dussardier, d'autre religion que le culte ingénument philosophique de la justice absolue. Je me refuse d'ailleurs à admettre qu'ils soient nécessairement, par là, moins émouvants ou d'une moins riche substance humaine.
Enfin, il y a, dans les romans de Tolstoï, les commencements et les approches d'une sorte de mysticisme dont ses derniers ouvrages nous ont montré l'achèvement, dont nous n'avons peut-être pas chez nous l'équivalent exact, et qu'on pourrait appeler le nihilisme évangélique. Définition contradictoire d'un état d'esprit formé, en effet, de contradictions. Déjà, dans ses romans, je ne sais par quel paradoxe, tandis que sa vision des choses impliquait le plus radical pessimisme (et d'autres fois un fatalisme asiatique), ses appréciations des actes impliquaient la foi chrétienne. Nous connaissons maintenant l'aboutissement de sa pensée. Le retour à l'ignorance, à la simplicité d'esprit et à la vie agricole; pas de lois, pas de juges, pas d'armée, la non-résistance aux méchants devant procurer, paraît-il, la disparition des méchants; en somme, le renoncement entier, voilà sa morale. Mais à cette morale quel appui? Rien; nul dogme, pas même celui d'une vie et d'une sanction d'outre-tombe. Bref, la morale évangélique poussée à ses plus extrêmes conséquences, et en même temps vidée de la métaphysique qu'elle suppose. Le devoir d'être bon jusqu'à l'immolation de soi; mais aucun support de ce devoir, sinon que nous mourrons tous (vérité qui prêterait tout aussi bien à une conclusion égoïste et épicurienne) et qu'il est naturel que nous soyons tous pénétrés de pitié et de bonté les uns pour les autres, étant tous guettés par l'immense et éternelle nuit. Ce sont ces ténèbres de la mort et de l'inconnu qui servent de toile de fond, dans ses romans, aux drames fourmillants de la vie, et qui se glissent dans les interstices de ces tableaux mêmes. Et c'est tout ce mystère, enrayant d'abord, puis rafraîchissant, conseiller de renoncement, de vertu, de bonté,—pourquoi? parce que Tolstoï l'a voulu ainsi,—qui sans doute ne fut jamais, à ce point, présent à nos œuvres occidentales.
J'ajoute encore que le réalisme de ces étrangers est plus chaste que ne fut le nôtre. L'œuvre de chair tient assez peu de place dans leurs œuvres, et certes je les en loue. J'observe toutefois que, si la réalité est peut-être moins impudique qu'elle n'apparaît dans quelques-uns de nos romans réalistes, elle l'est certainement beaucoup plus que les romans anglais ou russes ne nous le feraient croire. Nous sommes plus véridiques à cet égard. Si c'est là une supériorité, je l'ignore; mais notre réalisme, plus sensuel, est aussi plus réellement désenchanté. Ces écrivains du Nord ne reculent point sans doute devant la peinture des souffrances, des cruautés, des misères humbles et abominables de la vie humaine, mais, on ne peut le nier, ils en atténuent, ils en esquivent certaines vilenies. Ils ne disent jamais tout. Vous ne trouverez jamais chez eux l'équivalent de telle page, je ne dis pas de M. Zola, mais de Flaubert ou de Maupassant. Ils peuvent bien nous montrer le monde infiniment triste et pitoyable: ils hésitent à le montrer simplement dégoûtant, ce qu'il est pourtant aussi, ne le pensez-vous pas? Leur pessimisme n'est jamais aussi radical qu'ils le prétendent.
Cette pudeur, cette retenue, ce scrupule incurable s'expliquent encore par l'esprit religieux dont ils restent quand même imprégnés. Et ainsi nous aboutissons à ce truisme que les différences des littératures se rattachent aux différences profondes des peuples.
Les livres d'Eliot et d'Ibsen demeurent, en dépit de l'émancipation intellectuelle de ces écrivains, des livres protestants. Car, sortir par le libre examen, comme Ibsen et Eliot, d'une religion dont le libre examen est lui-même le fondement, ce n'est point proprement en sortir, c'est plutôt en développer et en épurer la doctrine. On ne secoue réellement que ce qui est réellement un joug; on ne s'insurge à fond que contre une religion qui interdit toute liberté d'esprit. Les autres, on y peut demeurer en les élargissant. C'est seulement où sont les défenses radicales que les scissions peuvent être absolues. Mais la très libre Eliot et le révolté Ibsen n'ont point cessé d'être des «réformés»: Eliot, par la continuité de son prêche et par les textes bibliques dont elle a gardé l'habitude d'appuyer ses pensées personnelles; Ibsen, dont le théâtre abonde en pasteurs, par on ne sait quel accent et quel son de voix. Car, justement, ce qu'il y a de liberté dans le protestantisme empêche, non les affranchissements intellectuels, mais, si je peux dire, les affranchissements de langage et de tenue. Chez les peuples protestants, où le fidèle ne relève que de sa conscience et n'admet pas d'intermédiaire entre lui et Dieu, les habitudes universelles de discussion et de méditation qui suivent de là font que le sentiment et le souci religieux sont mêlés à toute la littérature, même profane, et que les écrivains incroyants conservent du moins l'allure et le ton des croyants. Chez nous, au contraire, catholiques émancipés,—ou catholiques pratiquants, mais que la confession sacramentelle décharge en partie du soin d'administrer leur propre conscience,—il y a une littérature religieuse, ou plutôt ecclésiastique, que nous ne connaissons guère, et une littérature toute profane et laïque, chacune faisant son jeu à part. Certaines vues sur l'arrière-fond des âmes, certains morceaux de casuistique morale, certaines effusions du sentiment religieux (même abstraction faite de toute église confessionnelle), qui nous émerveillent chez Eliot ou chez Ibsen, c'est dans Bossuet, c'est dans les écrits de tel prêtre et de tel moine que nous ignorons, c'est chez Lacordaire et Veuillot même, que nous en trouverions des exemples analogues; et c'est où nous ne nous avisons guère d'aller les chercher. Nos deux littératures ne se mêlent point, et la laïque y perd un peu. Elle y perd parfois, peut-être, quelque profondeur morale.
Mais déjà, voyez-vous, cette infériorité est en bon train d'être réparée. Car, depuis dix ans, tandis que M. Gerbart Hauptmann paraissait s'inspirer de M. Émile Zola, et M. Auguste Strindberg de M. Alexandre Dumas fils, et que Nietzsche reproduisait les rêveries maladives des Dialogues philosophiques de Renan; d'un autre côté, M. Paul Bourget nous affranchissait du naturalisme, et la plus large sympathie et la préoccupation morale ou religieuse rentraient dans notre littérature. Tout le sérieux, toute la substance morale de Georges Eliot semblent avoir passé dans les profondes études de M. Bourget, dont les derniers romans sont, en maint endroit, des récits piétistes. Maupassant lui-même s'attendrissait visiblement et devenait plus «grave», quand la mort vint le prendre. Et la même gravité, et la pitié des romanciers russes, et le don qu'ils ont de nous faire sentir, autour des médiocres drames humains, les ténèbres et l'inconnu, tout cela donne un très grand prix aux livres singulièrement sincères de M. Paul Margueritte. Quant à l'idée de la mort, je ne pense pas que jamais écrivain en ait été plus intimement pénétré que Pierre Loti. Et si ce n'est point, comme chez Tolstoï, pour notre conversion ou notre édification, c'est que la vanité des choses peut prêter à des conclusions extrêmement différentes, ou même se passer de conclusion.
En somme, on voit dans quelle mesure ces étrangers nous ont rendu service. Nous avons accueilli leur idéalisme par dégoût ou lassitude du naturalisme; et il est vrai qu'ils nous ont induits à mettre plus d'exactitude et de sincérité dans l'expression d'idées et de sentiments qui nous furent jadis familiers, à préciser notre romantisme en même temps que notre réalisme s'attendrissait. Mais, si nous avons embrassé, une fois de plus, avec cette facilité et cette ardeur les exemples étrangers, cela n'est-il point un signe que c'est nous, en réalité, qui avons, sinon les mœurs, du moins l'âme cosmopolite? L'Anglais parcourt le monde et reste partout Anglais. Nous ne quittons pas le coin de notre feu, mais, de ce coin, nous nous plions sans peine à toutes les façons de sentir des diverses races, et des plus lointaines.
Oui, ce sont nos écrivains que j'appelle les vrais cosmopolites. Ils le sont: car une littérature cosmopolite, c'est-à-dire européenne, doit être, par définition, commune et intelligible à tous les peuples d'Europe, et elle ne peut devenir telle que par l'ordre, la proportion et la clarté, qui passent justement, depuis des siècles, pour être nos qualités nationales. Ils le sont encore par cette large sympathie humaine que nous croyons aujourd'hui découvrir chez les étrangers et qui, pourtant, a toujours été une de nos marques les plus éminentes. Nous aimons aimer; nous sommes peut-être le seul peuple qui soit porté à préférer les autres à soi. Mais cet enthousiasme même, avec lequel nous avons chéri et célébré l'humanité miséricordieuse du roman russe et du drame norvégien, ne montre-t-il pas que nous la portions en nous et que nous l'avons seulement reconnue?
Toutefois, en la reconnaissant, il faudra songer à la refaire et à la garder nôtre. On peut craindre que la caractéristique de nos esprits ne finisse par s'atténuer; qu'à force d'être européen, notre génie ne devienne enfin moins français. Faut-il voir là une conséquence indirecte des nouveaux programmes de l'enseignement secondaire, de l'affaiblissement des études classiques? Les jeunes gens sont moins sensibles à la belle forme latine, moins choqués de l'absence de cette forme chez les étrangers. Cela me déplaît: car préférer décidément et systématiquement les œuvres étrangères, ce serait les préférer à cause de ce qu'il y a en elles ou d'inassimilable à notre propre génie, ou de vague, d'indéfini, d'informe et, au bout du compte, d'inférieur à ce génie même. Et alors, quelle humilité! ou quelle duperie! Que si nous les aimons précisément parce qu'elles sont très imparfaites, et parce qu'elles nous permettent de rêver autour d'elles et de créer ou d'achever nous-mêmes leur beauté à travers les traductions, sachons du moins que c'est à cause de cela que nous les aimons, et non pour une supériorité qu'elles n'eurent jamais...
Je crois bien que je donne depuis quelques minutes dans le chauvinisme littéraire. Disons plus équitablement:—Ces échanges et ces reprises d'idées entre les peuples, on les a vus de tout temps, et encore plus depuis que la rapidité des relations commerciales a entraîné celle des relations intellectuelles. Tantôt, nous avons emprunté aux autres peuples, et nous avons imprimé à ce que nous tenions d'eux un caractère européen: tels les emprunts de Corneille ou de Lesage aux Espagnols. Tantôt, et plus souvent, comme nous sommes curieux et bons, nous leur avons repris, sans le savoir, ce que nous leur avions nous-mêmes prêté. Ainsi au XVIIIe siècle nous avons découvert les romans de Richardson, qui avait imité Marivaux. Ainsi nous avons retrouvé chez Lessing ce qui était dans Diderot, et chez Gœthe beaucoup de ce qui était dans Jean-Jacques; et nous avons cru devoir aux Allemands et aux Anglais le romantisme que nous avions déjà inventé. Car, n'est-ce pas? le romantisme, ce n'est pas, seulement le décor moyen-âgeux ni, au théâtre, la suppression des trois unités ou le mélange du tragique et du comique: c'est le sentiment de la nature, c'est la reconnaissance des droits de la passion, c'est l'esprit de révolte, c'est l'exaltation de l'individu: toutes choses dont les germes, et plus que les germes, étaient dans la Nouvelle Héloïse, dans les Confessions et dans les Lettres de la Montagne... Dans cette circulation des idées, on sait de moins en moins à qui elles appartiennent. Chaque peuple leur impose sa forme, et chacune de ces formes semble successivement la plus originale et la meilleure.
Ce n'est donc qu'un moment que je note et, qui sait? combien fugitif! Cette inquiète septentriomanie, que durera-t-elle? Ne commence-t-elle point à languir déjà? Et au surplus, pour en revenir au règlement présent de cette espèce de compte de «doit et avoir» ouvert entre les races, ne resterait-il pas à chercher si le piétisme d'Eliot, l'idéalisme contradictoire et révolté d'Ibsen, le fatalisme mystique de Tolstoï sont nécessairement quelque chose de supérieur soit à l'humanitarisme, soit au réalisme français? Qui affirmerait que notre ardeur de foi scientifique et de charité révolutionnaire, médiocrement intérieure et plutôt tournée aux réformes sociales, ne compense pas, même aux yeux de Dieu, l'aptitude plus grande des peuples du Nord à la méditation et au perfectionnement intérieur? Qui jurerait enfin que, largement et humainement entendue, la philosophie positiviste, pour l'appeler par son nom, et, si vous voulez, la philosophie de Taine, celle qui passe pour responsable des brutalités et des sécheresses de la littérature naturaliste, ne correspond pas à un moment plus avancé du développement humain que la religiosité protestante et septentrionale? Des livres comme ceux de M. J.-H. Rosny, pour ne citer que ceux-là, ne présagent-ils point la conciliation de deux esprits qui, chez nous, furent trop souvent séparés? et n'y reconnaissons-nous pas à la fois l'enthousiasme de la science et l'enthousiasme de la beauté morale et, déjà, comment ces deux religions se tiennent et s'engendrent? Qui vivra verra. En attendant, dépêchez-vous d'aimer ces écrivains des neiges et du brouillard; aimez-les pendant qu'on les aime, et qu'on y croit, et qu'ils peuvent encore agir sur vous,—comme il faut se servir des remèdes à la mode pendant qu'ils guérissent. Car il se pourrait qu'une réaction du génie latin fût proche.[Retour à la Table des Matières]
FIGURINES
VIRGILE
C'est assurément, parmi les grands poètes, un de ceux qui ont eu le plus de chance.
Il y a de lui trois paroles fameuses, d'un très beau sens, et qui, continuellement citées, entretiennent sa mémoire dans un éternel renouveau.
D'abord le vers sibyllin:
Magnus ab integro seclorum nascitur ordo.
«Une ère nouvelle commence.» (Généralement on ne manque pas d'estropier le texte et l'on dit: «Novus rerum nascitur ordo.») Virgile ayant, par hasard, écrit ce vers et les suivants vers le temps de la naissance du Christ, le moyen âge le déclara chrétien, prophète et magicien. Des moines lettrés prièrent pour son âme. Dante le choisit pour guide dans l'autre monde, et jusqu'au seuil du paradis. Et Victor Hugo écrivit:
Dans Virgile parfois, dieu tout près d'être un ange,
Le vers porte à sa cime une lueur étrange.
C'est que, rêvant déjà ce qu'à présent on sait,
Il chantait presque à l'heure où Jésus vagissait...
Dieu voulait qu'avant tout, rayon du Fils de l'homme,
L'aube de Bethléem blanchît le front de Rome.
C'est ensuite l'inévitable: Sunt lacrymæ rerum. Depuis les romantiques, on traduit bravement: «Les choses elles-mêmes ont des larmes.» Ou bien, en style de Hugo: «Les larmes des choses, cela existe.» Et l'on rapproche cet hémistiche du vers de Lamartine:
Objets inanimés, avez-vous donc une âme?...
et l'on affirme, avec une apparence de raison, que toute la poésie du dix-neuvième siècle est en germe dans ces trois mots du pieux Énée.
Enfin, Virgile a dit: «On se lasse de tout, excepté de comprendre». Parole admirable, digne de Sainte-Beuve ou de Renan, et qui semble la propre devise du dilettantisme, ou même de la philosophie. Virgile n'ignorait d'ailleurs aucune des grandes théories de son temps, qui sont encore sensiblement celles du nôtre. Le vieil Anchise parle en bon panthéiste au sixième livre de l'Énéide, et Silène, dans la sixième églogue, paraît pénétré de la doctrine de l'évolution.
Ainsi, le christianisme, et toute la poésie, et toute la sagesse, tiennent dans quelques mots virgiliens, comme un champ de roses dans un flacon, le bruit de l'océan dans un coquillage, ou le ciel dans une goutte d'eau.
Or, le magnus seclorum nascitur ordo n'est qu'un des traits gentiment hyperboliques d'une pièce de circonstance, d'un «compliment» de bienvenue au nouveau-né d'un riche protecteur, Asinius Pollio. Les «larmes des choses», faut-il le rappeler? sont un contresens radical. Lorsque Énée, voyant à Carthage, dans le temple de Junon, des peintures qui représentent le siège de Troie, fait cette remarque: Sunt lacrymæ rerum..., cela signifie simplement, comme vous savez: «Notre triste renommée est donc parvenue jusqu'en ce pays! Nos malheurs y obtiennent des larmes, et l'on y plaint la destinée humaine.» Et, enfin, le mot profond: «On se lasse de tout, sauf de comprendre», n'est point dans l'œuvre même de Virgile, mais lui est seulement attribué par le commentateur Servius.
D'où il suit que la part la plus vivante de sa gloire est fondée sur un faux-sens, sur un contresens et sur une tradition incertaine.
Je me hâte d'ajouter que Virgile mérite cette étrange fortune, et que jamais erreur ne fut plus intelligente que celle dont bénéficie un tel poète. Car toute son œuvre donne, au plus haut point, l'idée d'un grand esprit et, à la fois, d'une âme mélancolique et tendre.
Des images gracieuses, fortes ou tragiques, se lèvent de ses poèmes et restent dans nos mémoires longtemps après que nous ne le lisons plus. C'est, dans les Églogues, le doux exilé Mélibée et, quoi que j'en aie dit, le radieux berceau de l'enfant rédempteur, et la terre agitée d'une divine espérance. C'est, dans les Géorgiques, l'hymen de Jupiter et de Cybèle, l'ivresse sacrée du printemps, la fraternité des plantes, des animaux et des hommes, la sérénité et la bienfaisance de la vie rustique,—et le désespoir de l'Orphée symbolique, de l'éternel Orphée pleurant l'éternelle Euridyce. C'est, dans l'Énéide, l'amour de la Tyrienne Didon, la plus ardente et la plus torturée des femmes de trente ans; la rouge lueur de son bûcher sur la mer, et la fuite muette de son fantôme dans les pâles myrtes élyséens. C'est l'Andromaque d'Hector agenouillée sur une tombe vide, gardant un amour unique et la fidélité du cœur dans l'involontaire infidélité d'un corps d'esclave; l'amoureuse amitié de Nisus et d'Euryale; Pallas, ou la grâce de la jeunesse fauchée; la blonde amazone Camille, la jeune aïeule des «travestis» héroïques, de Clorinde à Jeanne d'Arc... Et c'est, partout, l'ombre de la grande Louve, la majesté du peuple romain, régulateur et pacificateur du monde, le sentiment de sa mission, de sa «vocation» terrestre, crue et révérée comme un dogme religieux: Excudent alii...
Tout cela ramassé, condensé en expressions choisies, d'une brièveté profondément significative, et qui se prolongent et qui retentissent dans le cœur et dans l'imagination. Nul n'a écrit des vers plus chargés d'âme. Et il est vrai que tout cela ne forme que quelques centaines de vers.
Le reste... Oh! Le reste est le comble de l'art, et même de l'artifice. Rien de moins spontané. Virgile est le premier des poètes de cabinet. Il détourne et combine Homère, Hésiode, les tragiques grecs, Apollonius, Théocrite et Lucrèce dans ce qu'on appelait autrefois d'industrieux larcins. Il fut un poète officiel, un poète lauréat, un Tennyson.
L'Énéide est un miracle d'ingéniosité, un extraordinaire tour de force. C'est un poème national, fait avec foi, mais sur commande. Le programme était dur. Il fallait insérer dans le récit épique Rome entière, l'histoire de Rome depuis les origines jusqu'à la bataille d'Actium, la légende des vieilles races qui avaient peuplé d'abord le sol italien, une sorte de livre d'or de la noblesse, qui se disait sortie des compagnons d'Énée; toute la religion romaine, les dieux indigènes, les dieux helléniques latinisés, les vieilles divinités locales, les mœurs et usages publics et privés du peuple romain, etc... Virgile y a réussi. L'Énéide est un chef-d'œuvre de mosaïque, exécuté par le plus patient des poètes alexandrins.
Virgile mit trente ans à composer les douze mille vers qu'il nous a laissés. Dans les parties de son œuvre qu'on lit le moins, sa poésie est merveilleusement pittoresque et plastique. Celle de M. Leconte de Lisle et de M. de Heredia y ressemble beaucoup.
Ce qui est tendre paraît plus tendre, ce qui est émouvant plus émouvant, ce qui est humain plus humain, ce qui est simple plus simple, dans une poésie à ce point docte et composite. Quelquefois, dans les contes, les larmes se changent en pierres précieuses. Nous sommes plus touchés quand, parmi ces dures et précises pierreries virgiliennes, un joyau bouge, tremble, vit, est une larme, et nous fait ressouvenir que ce poète officiel, ce poète-lauréat et ce roi des parnassiens mérita par sa douceur d'être appelé «la jeune fille.»[Retour à la Table des Matières]
L'AUTEUR DE L' «IMITATION»
Il est à la mode. Le citer est élégant. Est-ce que réellement nous l'aimons? Et pourquoi l'aimons-nous? Son idéal, qui se compose de chasteté, de pauvreté et d'obéissance, est-il donc le nôtre? Entre cet ascète du quatorzième siècle et nous, qu'y a-t-il de commun?... Cherchons.
Il nous plaît d'abord par l'image parfaite qu'il nous suggère, à nous les agités, d'une vie recluse et silencieuse, de la vie dont nous rêvons quelquefois, d'une pure et blanche retraite au milieu de l'enfer terrestre, plus douce à concevoir en plein siècle des Jacqueries et de la guerre de Cent ans.
Puis cela nous amuse de découvrir çà et là, dans son livre anonyme, un peu de sa vie et de sa personne. Même je préfère ne le connaître que par son livre. Il était d'un temps où les hommes d'Église faisaient brûler les hérétiques et les sorciers pour la gloire de Dieu: j'aurais peur d'apprendre sur son compte des choses qui me chagrineraient.
Il ne faisait pas partie d'un ordre rigoureusement cloîtré. «C'est une chose louable pour un religieux, dit-il, de sortir rarement.» Donc il pouvait sortir. «N'ayez de familiarité avec aucune femme, mais recommandez à Dieu, en général, toutes les femmes de vertu.» Donc il connaissait des femmes. Il ne fut point abbé ni prieur, il ne remplit point de grande charge ecclésiastique. «Mon fils, lui dit Jésus-Christ, ne vous affligez point si vous voyez qu'on honore et qu'on élève les autres, pendant qu'on vous méprise et qu'on vous abaisse... On confiera aux autres différents emplois et l'on ne vous jugera capable de rien. La nature s'en attristera quelquefois, et ce sera beaucoup si vous le supportez en silence.»
Il avait fait de la métaphysique, et il en était revenu: «Qu'avons-nous à faire de ces disputes de l'école sur le genre et l'espèce?» Il était versé dans les lettres profanes, et de cela il n'est jamais revenu tout à fait. Je veux croire qu'il priait pour l'âme de Virgile. Lui, le saint, il cite Sénèque le philosophe; il cite Ovide, lui, le mortifié. Il est vrai qu'il ne les nomme pas, par une pieuse pudeur.
Quoi qu'il fasse, il reste épris de la beauté, même humaine. Il écrit très bien, avec élégance, souvent avec plus d'élégance qu'il ne faut, c'est-à-dire avec recherche. Puisse Dieu lui avoir fait grâce, mais il a beaucoup plus de rhétorique que le Christ sur la montagne. Il aime l'antithèse, le parallélisme dans les constructions, l'assonance, l'allitération. Sa prose, toute pleine de symétries, est rythmée presque toujours, souvent rimée: Amor modum sæpe nescit, sed super omnem modum fervescit... Amor vigilat, et dormiens non dormitat. Fatigatus non lassatur, arctatus non coarctatur, territus non conturbatur...
Il était sensible aux beaux paysages, curieux des formes charmantes ou magnifiques de la terre, et il se le reprochait: «Que pouvez-vous voir ailleurs que vous ne voyiez où vous êtes? Vous avez devant vos yeux le ciel, la terre et tous les éléments. Toutes les choses du monde n'en sont-elles pas composées?...» C'est sans doute par un coucher de soleil, l'été, à l'heure où, pour parler comme Hugo,
Une immense bonté tombe du firmament
que, pris d'attendrissement, il écrivait: «Il n'y a point de créature, si petite et si vile qu'elle soit, qui ne représente la bonté de Dieu.» Et peut-être, rassuré par cette pensée, il se permettait pour une fois d'admirer sans scrupule cette nature intempérante, immortifiée, païenne, qui n'est pas cloîtrée, qui n'est pas chaste, qui aime la vie, et qui ne prie pas, sinon dans les vers des poètes.
Il nous plaît aussi par le contraste que fait sa profonde douceur avec l'austérité impitoyable de sa doctrine; et par le biais dont il accommode à un idéal inhumain son âme très humaine. Ce moine lointain dont la parole est dure et la voix tendre, fait songer à ces maigres figures des vitraux gothiques, dont les lignes sont sèches et la couleur suave, et qui baignent leurs contours rigides dans une belle lumière mystérieuse.
Sa doctrine, c'est le renoncement complet à tout sentiment naturel, même à ceux qui passent pour nobles et généreux, aux affections terrestres, à la science, aux ambitions intellectuelles, bref, à tout ce qui ne sert pas au «salut». Il a, et en quantité, des maximes horribles, par exemple: «Ne désirez pas faire l'occupation du cœur d'un autre et vous-même ne vous occupez pas de l'amour que vous avez pour lui.» Rien de plus âpre que ses conseils de détachement, mais rien de plus amoureux que ses entretiens avec Jésus.
Or celui qui aime ainsi Dieu aime les hommes. Qu'importe que cet amour ne s'arrête pas à nous, et que ce soit de Dieu qu'il redescende ensuite sur nous? Platon avait déjà dit, comme l'auteur de l'Imitation, ou à peu près, que «l'amour tend toujours en haut, parce que l'amour est né de Dieu et qu'il ne peut trouver de repos qu'en Dieu». Relisez dans le Banquet l'histoire de cette perpétuelle et nécessaire ascension de l'amour, qui toujours dépasse les êtres finis pour monter plus haut, soit à un Dieu personnel, soit à ce qu'on a appelé, faute d'autres mots, la «catégorie de l'Idéal». Nous aimons toujours, en quelque sorte, au delà de ceux que nous aimons. Il avait bien un cœur d'homme, un doux et tendre cœur, ce moine qui écrivait: «C'est faire beaucoup que d'aimer beaucoup. C'est faire beaucoup que de bien faire ce qu'on fait. C'est bien faire ce qu'on fait quand on songe plus à procurer le bien commun qu'à satisfaire sa volonté. Chacun a ses défauts et sa charge, personne ne se suffit à soi-même et n'est assez sage pour soi; mais il nous faut supporter les uns les autres, nous consoler, nous aider et nous avertir mutuellement.»
Et puis il y a, malgré tout, même dans les maximes extrêmes du détachement ascétique, un point par où elles restent humaines. Parmi les choses qu'elles réprouvent, il en est quelques-unes dont nous aimons qu'on se détache et dont il nous plaît de paraître détachés. L'ascétisme, en même temps qu'il heurte plusieurs de nos sentiments naturels, flatte nos instincts de justice et nos révoltes contre le monde tel qu'il est. L'ascète est moins mal venu à mettre, sous ses pieds nos affections et nos plaisirs, quand nous le voyons traiter de la même manière les causes de nos souffrances. Nous avons un faible pour les saints plébéiens qui maltraitent les riches, les puissants, les heureux de la terre. Et les saints eux-mêmes ne sont pas fâchés sans doute de pouvoir mépriser en sûreté de conscience, par une pensée religieuse, ce que le vulgaire déteste par un mouvement naturel. Ici, du moins, la nature et la grâce sont d'accord.
Il est sûr enfin que, si ce détachement nous arraché à nos plaisirs, il nous affranchit de nos servitudes. Il satisfait en nous ce désir de liberté, d'indépendance à l'égard des choses, de suprématie sur ce qui est soumis aux lois du hasard et de la force brutale. L'ascète tressaille de joie de ne plus se sentir lié aux choses, aux hommes, aux événements, de ne rien voir que d'en haut; et le fond humain revit dans cet orgueil épuré. «Celui qui ne désire point de plaire aux hommes et qui ne craint point de leur déplaire jouira d'une grande paix. Quoi de plus libre que celui qui ne désire rien sur la terre?»
Je me demandais ce qu'il y a de commun entre ce saint et nous. Il y a ses négations, il y a sa mélancolie. Le pessimisme est la moitié de la sainteté: c'est, dans l'Imitation, cette moitié-là qui nous rend indulgents à l'autre. Nous y cherchons les moyens, non de nous sanctifier, mais de nous pacifier; non un cordial, mais un calmant, un népenthès; non la rose rouge de l'amour divin, mais la fleur pâle du lotus, qui est la fleur d'oubli. J'ai toujours eu envie de mettre pour épigraphe symbolique à ce petit livre la phrase de Quincey: «Ô juste, subtil et puissant opium, tu possèdes les clefs du paradis». Nous prenons pour point d'arrivée ce qui est pour le pieux solitaire le point de départ. Nous apprenons de lui, aujourd'hui encore, non pas à vivre en Dieu, mais à vivre en nous, et de façon à ne point souffrir des hommes.[Retour à la Table des Matières]
RACINE
Nous sommes en train de l'aimer beaucoup. Sa vie est vraiment «humaine», toute pleine de belles larmes, et de faiblesse, et d'héroïsme. Elle ressemble en quelque façon,—si vous écartez la diversité des apparences,—à la vie de la sainte courtisane Thaïs, qui eut une enfance pieuse, qui ensuite s'abandonna au désordre, mais en gardant le souci de la beauté et de la bonté, et qui enfin se reposa des autres amours dans le seul amour qui ne trompe pas,—puisque, s'il trompe, nous n'en saurons jamais rien.
C'est cette figure d'une femme d'amour devenue sainte que je placerais sur le tombeau de Racine, dans le cimetière idéal des grands poètes. Elle serait chaste et drapée à petits plis. Et, sur la pierre funèbre, je graverais en beaux caractères le mot de Mme de Sévigné: «Il aime Dieu comme il aimait ses maîtresses»; le mot de Mme de Maintenon: «Racine, qui veut pleurer, viendra à la profession de sœur Lalie», et le mot de Racine lui-même, recueilli par La Fontaine dans les Amours de Psyché: «Eh bien! nous pleurerons. Voilà un grand mal pour nous!»
Son enfance est d'un Éliacin élevé dans l'ombre du sanctuaire par de saints hommes très graves et très naïfs. Il était «le petit Racine de M. Antoine Lemaître». Pieux comme un ange, romanesque déjà, jusqu'à apprendre par cœur Théagène et Chariclée, très sensible à la beauté de la terre et du ciel: les sept Odes sur Port-Royal sont des paysages d'une forme puérile mais d'une émotion vraie. Il continua, au témoignage de La Fontaine, «d'aimer extrêmement les jardins, les fleurs, les ombrages», et c'est lui qui retient ses amis pour assister aux féeries du soleil couchant.
Son adolescence est gentille, badine, un peu frondeuse,—inquiète de l'amour. Chez son oncle le chanoine, à Uzès, dans ce Midi encore espagnol, il fait cette remarque: «Vous savez qu'en ce pays-ci on ne voit guère d'amour médiocre; toutes les passions y sont démesurées.» Peut-être se souviendra-t-il de ces Hermione et de ces Roxane à foulard rouge.
Entre vingt-cinq et trente-sept ans, il mord tant qu'il peut aux fruits de la vie: vaniteux, irritable, ingrat même, sensuel, tout proche de la débauche (vous vous rappelez ces soupers dont parle Mme de Sévigné: «ce sont des diableries»)... et tout cela ensemble ne veut pas dire méchant. C'est durant cette période qu'il écrit ses tragédies, si douces et si violentes, et qu'il crée ses délicieuses femmes damnées.
Toutefois, on a contesté que ce poète de l'amour tragique ait entièrement éprouvé pour son compte ce qu'il décrivait si bien. On a dit qu'il eut pour la du Parc, puis pour la très galante Champmeslé, flanquée du plus complaisant des maris, un amour en apparence assez tolérant. Mais, outre que nous ignorons ce qu'il put souffrir, il est trop clair que les âmes les plus délicatement impressionnables et tendres, les plus «amoureuses d'aimer», sont celles qui répugnent le plus à ce qu'il y a de nécessaire dureté, de brutalité—et de haine—dans l'amour-maladie. Et l'on sait enfin que, chez l'artiste, la passion s'amortit toujours un peu par la conscience qu'il en prend, et parce que ses propres sentiments lui deviennent «matière d'art». Si Racine avait aimé comme l'Oreste d'Andromaque, jamais il n'aurait su peindre l'amour.
Or, tandis qu'il offrait aux hommes assemblés des spectacles d'une volupté noble, mais pénétrante, toutes les religieuses et les saintes femmes de sa famille (il y en avait beaucoup), et le grand Arnauld, et le bon M. Nicole, et le bon M. Hamon priaient pour l'enfant égaré. Et c'est pourquoi Racine s'aperçoit un jour que Phèdre était trop charmante; et il accomplit le sacrifice le plus extraordinaire qu'ait enregistré l'histoire de la littérature: il tue en lui l'homme de lettres, à trente-huit ans.
Ce qui me touche, c'est que la consommation de ce sacrifice inouï laissa en lui des faiblesses. Il ne veut plus travailler pour le monde: mais un jour il commence, avec Boileau, l'opéra de Phaéton pour Mme de Montespan. Je crois qu'il lui fut très agréable d'écrire Esther et Athalie, parce qu'il les écrivait pour des jeunes filles. Une fois, aux répétitions d'Esther, on le surprend tamponnant avec son mouchoir les yeux d'une de ses innocentes et jolies interprètes, que ses critiques avaient fait pleurer.
Mais, peu à peu, il s'épure. Ses lettres à son ami Boileau, à son fils Jean-Baptiste, d'une simplicité si vraie, respirent la plus rare beauté morale; et quelle tendresse on devine sous cette forme prudente et contenue, imposée par la «politesse» du temps et par la pudeur chrétienne! À la fin d'une lettre à Boileau, il fait cet aveu: «Plus je vois décroître le nombre de mes amis, plus je deviens sensible au peu qui m'en reste. Et il me semble, à vous parler franchement, qu'il ne me reste presque plus que vous. Adieu. Je crains de m'attendrir follement en m'arrêtant trop sur cette réflexion.»
Ses ennemis l'accusaient d'être trop bon courtisan. Et pourtant il restait publiquement l'ami des jansénistes persécutés. De bonne heure il s'abstint, par scrupule religieux, lorsqu'il était à la cour, d'aller à l'Opéra et à la Comédie... Seulement, voilà! il avait l'imprudence d'aimer le roi.
Les méchants ont raconté qu'il mourut d'avoir déplu à Louis XIV. S'il en mourut, il eut tort; mais il ne craignit pas en effet de déplaire. On est d'accord aujourd'hui pour croire au récit de son fils Louis, à ce Mémoire sur la misère du peuple, confié par Racine à Mme de Maintenon. Au fait, on le voit, dans toute sa correspondance des vingt dernières années, très libéral et aumônier, d'ailleurs fort simple de mœurs. Les paysans de Port-Royal s'adressaient à lui pour leurs affaires. Il était grand ami de Vauban. Quand il écrivait ce vers:
Entre le pauvre et vous vous prendrez Dieu pour juge,
il en concevait tout le sens.
Il fut un père de famille adorable. Il éleva toute une nichée de colombes: Marie, Nanette, Babet, Fanchon, Madelon. Marie, novice aux Carmélites à seize ans, rentra à la maison, finit par se marier: âme ardente et tourmentée, tantôt à Dieu, tantôt au monde. Nanette fut Ursuline; Babet aussi, après la mort de son père; Fanchon et Madelon moururent filles, assez jeunes encore et tout embaumées de piété et de bonnes œuvres... Racine sanglotait à la vêture de ses deux aînées, quoiqu'il sût bien que, par les leçons dont il les avait nourries, il était sans le vouloir le vrai prêtre de ce sacrifice...
Ainsi, l'auteur de Bajazet et de Phèdre, le plus savant peintre des plus démentes amours terrestres,—continuant toujours d'aimer, mais d'autre façon,—paya sa dette à Dieu en lui donnant quatre vierges, et, faible et grand jusqu'au bout, mourut peut-être d'un chagrin de courtisan, mais d'un chagrin qu'il s'attira pour avoir eu trop indiscrètement pitié des pauvres. Vie exquise que celle où l'amour, et tous les amours, s'achèvent en charité.
Il faut revenir à ce verset de l'Imitation de Jésus-Christ, qui semble traduit de Platon: «L'amour aspire à s'élever... Rien n'est plus doux ni plus fort que l'amour... Il n'est rien de meilleur au ciel et sur la terre, parce que l'amour est né de Dieu et qu'il ne peut se reposer qu'en Dieu, au dessus de toutes les créatures.» Et c'est là toute l'histoire de l'âme, longtemps inquiète, lentement pacifiée, de Jean Racine.[Retour à la Table des Matières]
MADAME DE SÉVIGNÉ
Mme de Sévigné est la patronne charmante des chroniqueurs de journaux.
Cela pourrait se prouver sans trop solliciter les faits. Du jour où elle commença à écrire, elle sut qu'on se montrait ses lettres, qu'on les copiait, qu'on les collectionnait; bref, qu'elle avait un public. Public composé, non point de cent mille lecteurs quotidiens, mais de cinquante ou de cent personnes riches, nobles, distinguées, cultivées, oisives. Qu'importe? Plus ou moins sciemment, elle écrivit pour ce public de choix: d'où, peu à peu, un rien de marque professionnelle. Elle devenait une «épistolière», c'est-à-dire une chroniqueuse. Elle faisait la chronique de la cour, la chronique de la ville, la chronique de la littérature et du théâtre, la chronique de la province, la chronique de la campagne, la chronique des villes d'eaux, la chronique de la guerre, la chronique des crimes célèbres, la chronique de la mode, la chronique familière et de confidences personnelles—toutes les chroniques qu'on fait encore. On citait la Lettre du cheval, la Lettre de la prairie, la Lettre de la mort de Turenne, la Lettre de la mort de Vatel... Et l'on se demandait: «Avez-vous lu la dernière lettre de Mme de Sévigné? comme sous l'empire: «Avez-vous lu la dernière chronique de Villemot, de Scholl ou de Rochefort?»
Elle était «naturelle», c'est entendu. Autrement dit, elle avait naturellement le style échauffé, fringant, excessif, de trop de mouvement, de trop de gestes, de trop de bruit, par lequel se définit justement «le brillant chroniqueur».
Je vous confesserai que, souvent, cet entrain m'assourdit et me bouscule; j'ai envie de demander grâce. Mais on ne saurait nier qu'elle eut l'imagination puissante et drôle. Et puis, celle-là savait sa langue.
Pour le fond, elle avait un bon cœur, du bon sens et un esprit, je ne dirai pas moyen, mais en exacte harmonie avec son milieu et sans presque rien qui le dépassât. Je la crois moins intelligente que l'équivoque Maintenon et que la fine et ironique La Fayette.
Elle élève sa fille déplorablement, la dresse à s'adorer elle-même, la nourrit des plus sottes idées de grandeur.
Son jugement n'est jamais indépendant ni inventif. Il va sans dire qu'elle glorifie la révocation de l'édit de Nantes. Elle n'a, sur les «penderies» de Bretagne, qu'un mot de pitié rapide et quelques réflexions prudentes. C'est bien d'avoir été fidèle à Fouquet; mais pas un moment cette chrétienne ne paraît se figurer dans sa réalité le cas moral de cet homme de finances. Elle suit en tout les goûts et les opinions des gens de son monde, ou de sa coterie, ou de son âge. Comme eux, elle en reste à La Calprenède; elle est pour Corneille contre Racine. Elle ne voit rien au-dessus de Nicole. Elle va «en Bourdaloue» parce qu'elle le goûte, mais aussi parce qu'on y va. Elle ne juge jamais le roi, même un peu, etc.
Mais elle exprime des idées et des sentiments communs avec une vivacité et une fougue tout à fait surprenantes. On pressent une énergie de tempérament qui n'a pu se dépenser ailleurs. Et c'est par là que la vie de Mme de Sévigné est curieuse,—plus peut-être que ses écritures.
Cette blonde réjouie, expansive, drue, d'un sang passionné (vous vous rappelez la sombre ardeur de son aïeule Chantal, enjambant le corps d'un fils pour entrer au cloître), cette femme trop bien portante, veuve à vingt-six ans et qui demeura évidemment honnête, eut pour exutoires ses lettres—et Mme de Grignan.
Deux particularités firent que son amour maternel devint vraiment l'occupation de toute sa vie: elle n'était pas aimée de sa fille,—et elle ne la voyait presque jamais. Et ainsi, d'une part, la peur de lui déplaire et la nécessité continuelle de la conquérir tenaient son amour en haleine; et, d'autre part, les deux cents lieues qui la séparaient de cette sèche personne lui permettaient de l'embellir plus aisément, d'adorer l'image qu'elle s'en formait et de ne pas se brouiller avec le modèle. Il est d'ailleurs certain que l' «idée fixe», l'obsédante représentation de l'objet idolâtré exerce plus pleinement les puissances de l'âme que ne ferait sa présence réelle.
Mme de Sévigné avait fort bien laissé Marguerite au couvent jusqu'à dix-huit ans, et l'on sait que, lorsque la mère et la fille se rencontraient, elles ne pouvaient s'entendre. Ce n'est point que la furieuse tendresse de Mme de Sévigné ne fût profondément sincère: mais il lui fallait, pour se déployer à l'aise, la mélancolie que laisse l'éloignement et l'illusion qu'il entretient. Elle pratiquait alors l'amour maternel comme un «sport» quasi tragique, où elle s'employait et se tendait toute.
Il y a, dans les pages brûlantes où elle traduit ce culte de dulie, de la gageure et de l'autosuggestion. Mme de Sévigné a passé sa vie à adorer une Ombre—comme sa grand'mère sainte Chantal. Et cela la détourna de mal faire.
C'est par là surtout qu'elle fut intéressante; et c'est par là seulement que souffrit cette créature joviale. Ses plaintes sont discrètes, mais d'autant plus significatives. «Ce n'est pas une chose aisée à soutenir, écrivait-elle un jour à Mme de Grignan, que la pensée de n'être pas aimée de vous: croyez-m'en.»
Et, tandis qu'elle se consumait pour cette pédante impitoyable qui ne l'aimait pas, elle ne s'apercevait point que son fils Charles, dont elle ne se souciait guère, l'aimait, lui, de tout son cœur, et que c'était un garçon tout simplement délicieux.
Voilà, selon moi, l'originale aventure de Mme de Sévigné. Pour le reste, il n'y a qu'un point par où elle dépasse un peu l'alignement intellectuel et sentimental des gens de son temps. Je veux parler de son goût pour la campagne, autre fruit de ses solitudes forcées de veuve. Autant que La Fontaine, elle aime la nature et sait en jouir; mieux que lui peut-être, et par de plus neufs assemblages de mots («la feuille qui chante»), elle en rend l'impression directe, celle qui suit immédiatement la sensation elle-même. Aïeule des chroniqueurs, elle est quelque chose aussi aux écrivains impressionnistes.
Et je vous prie, en finissant, d'être persuadés que j'ai la plus vive affection pour cette grosse mère-la-joie,—qui fut à certaines minutes, je le crois, une mère de douleur.[Retour à la Table des Matières]
LA BRUYÈRE
Nous avons, entre plusieurs autres, une très sérieuse raison de l'aimer. Plus purement qu'aucun de ses contemporains, il est «homme de lettres». Il est, dans sa vie, dans son caractère et dans son esprit, un des types les plus nobles—et les plus précoces—de cette espèce si étrangement mêlée.
Sa personne est d'autant plus attachante qu'on n'a sur elle qu'un petit n'ombre de renseignements, d'ailleurs contradictoires (Boileau, Saint-Simon, l'abbé d'Olivet), et qu'on la devine plus qu'on ne la connaît, aux hardiesses de toute sorte dont son livre abonde: hardiesses atténuées par des restrictions et de certains tours énigmatiques, soit nécessité, soit appréhension secrète des conséquences extrêmes de sa pensée. On ne saurait dire précisément jusqu'où allait sa liberté de jugement, mais on sent qu'elle était grande.
Ce fut un sage mécontent, clairvoyant et enclin à la révolte. Les malveillants diraient: un vieux garçon mécontent des femmes et un littérateur mécontent de la société.
Il fait constamment l'effet d'un réfractaire qui se retient, qui en pense plus qu'il n'en dit. («Un homme né chrétien et Français se trouve contraint dans la satire; les grands sujets lui sont défendus...») Il semble d'ailleurs avoir aménagé sa vie et composé son attitude pour pouvoir, penser, à part soi, le plus librement possible. Il demeure célibataire avec préméditation, pour circuler plus aisément, pour éviter d'être classé, d'être parqué dans son rang. Précepteur du petit-fils du grand Condé, hôte d'une famille de fauves, il y échappe aux familiarités humiliantes et meurtrières (vous savez la fin de Santeuil) à force de réserve et de respect exact et froid. (Voir les dix-sept lettres à Condé.)
Pourquoi resta-t-il là? C'est que c'était un poste d'observation admirable. Mais on ne saurait douter qu'il n'ait cruellement souffert de sa situation subalterne et des prudences qu'elle lui imposait. Ce fut là une de ses plaies vives.
Il a la haine des grands, qu'il connaissait trop, et, déjà, l'amour du peuple. Nul n'a été plus implacable ni contre la noblesse, ni contre la finance. Vingt passages de son livre ont l'accent le plus radicalement révolutionnaire. La colère bouillonne sous son ironie âpre et méthodique à la façon de Swift. Relisez les pages sur les deux extrémités du vieil ordre social, le peuple et la cour («L'on parle d'une région...» etc., et «L'on voit certains animaux farouches...» etc.), et sur la guerre («Petits hommes, hauts de six pieds...» etc.). Le plus noir pessimisme est répandu dans le chapitre de l'Homme. Personne, enfin, n'a mieux vu la vanité du décor politique, social et religieux de son temps, et n'a entendu plus de craquements dans le vieil édifice. Trois grands faits dominent dans ses peintures éparses: l'avènement de l'argent, le déclin moral de la noblesse, le discrédit jeté sur le clergé et sur l'Église par la «fausse dévotion». Les Caractères annoncent les Lettres persanes, qui annoncent tout.
Chrétien, certes La Bruyère l'était, quoique le chapitre postiche des Esprits-Forts ait bien l'air d'une précaution pour faire passer le reste. Car, s'il y avait des choses qu'on était tenu de taire, il y en avait d'autres qu'on était tenu de dire. Notez pourtant que le spiritualisme de ce chapitre a un caractère tout laïque et sent—déjà—la philosophie universitaire selon Cousin et Jouffroy.
Une autre plaie de La Bruyère, une seconde source d'amertume, ce fut l'humilité de la condition des écrivains qui n'étaient qu'écrivains. Comme il a senti toute leur dignité, il a conçu tout leur devoir. Il a, je crois, prévu l'homme de lettres du siècle suivant, ouvrier des idées généreuses, homme vraiment public. Il a eu d'avance l'esprit si sociable et si humain, à travers toutes leurs faiblesses, des philosophes du dix-huitième siècle. («Venez dans la solitude de mon cabinet...» etc.) J'ajoute qu'il est à la fois bien plus honnête homme que la plupart des Encyclopédistes et, permettez-moi le mot, moins «gobeur».
Par le style aussi, La Bruyère nous est tout proche. Le nom de «styliste» semble inventé pour lui tout exprès. Il a des détours et des recherches qui sont un délice; il a le trait et il a la couleur. Il est de ceux «pour qui le monde matériel existe», selon la formule de Gautier. Plusieurs de ses tableaux et de ses portraits sont d'un réalisme très franc dans sa sobriété. La Bruyère mort, il se passera plus de cent ans avant que son pittoresque se retrouve.
Que ne rencontre-t-on pas dans son livre? L'histoire d'Émire, au chapitre des Femmes, est un roman en cent lignes, ce qui est sans doute la vraie mesure du roman psychologique: car il y a des longueurs dans les quatre-vingts pages de la Princesse de Clèves (je ne compte pas les épisodes), et des redites dans les soixante pages d'Adolphe.
La Bruyère est tout plein de germes. Sa philosophie,—sentiment profond de la suprématie de l'esprit, amertume tempérée par le plaisir de voir clair et d'être supérieure ce qui nous offense,—est une sorte de néo-stoïcisme, qui peut servir encore. Il a fait sur les femmes les remarques les plus audacieuses (que ne puis-je citer!) et a dit sur l'amour les choses les plus pénétrantes. («L'on veut faire tout le bonheur ou, si cela ne se peut ainsi, tout le malheur de ce qu'on aime.») et les plus délicates («Être avec les gens qu'on aime, cela suffit; rêver, parler, ne leur parler point, penser à eux, penser à des choses plus indifférentes, mais auprès d'eux, tout est égal.»)—Il a senti et aimé la nature infiniment plus qu'il n'était ordinaire en son temps. Dans le chapitre de la Ville, il plaint les citadins qui «ignorent la nature, ses commencements, ses progrès, ses dons et ses largesses... Il n'y a si vil praticien qui, au fond de son étude sombre et enfumée... ne se préfère au laboureur qui jouit du ciel...» Tout ce que développeront un jour Rousseau, Bernardin, Chateaubriand et Sand n'est-il pas enclos dans ces deux brèves et charmantes pensées: «Il y a des lieux qu'on admire; il y en a d'autres qui touchent et où l'on aimerait à vivre.—Il me semble que l'on dépend des lieux pour l'esprit, l'humeur, la passion, le goût et les sentiments.»
L'auteur des Caractères était essentiellement de ces esprits ouverts, «vacants» et inquiets, révoltés contre le présent, ce qui donne une bonne posture dans l'avenir; de ces âmes qui sentent beaucoup et pressentent plus encore, par un désir de rester en communion avec les hommes qui viendront, et par une sympathie anticipée pour les formes futures de la pensée et de la vie humaine.
Je le tiens pour l'homme le plus «intelligent» du dix-septième siècle. Il est de tous les écrivains de ce temps-là,—sans peut-être en excepter Molière ni Saint-Évremond,—celui qui, revenant au monde, aurait le moins d'étonnements.[Retour à la Table des Matières]
JOUBERT
Sainte-Beuve, et quelques autres à la suite, l'avaient découvert il y a une trentaine d'années. Puis on l'a oublié. Mais le moment est peut-être venu de le «sortir» de nouveau. Car savez-vous ce qu'est Joubert? Un symboliste accompli—et innocent.
D'ailleurs, un «vieil original», plein de tics délicats et de manies angéliques,—qui dut peut-être à son mauvais estomac d'être un idéaliste irréprochable et inventif, un dilettante du bleu. Il connut d'Alembert, Diderot, les encyclopédistes, et les trouva d'une vulgarité choquante. Pendant la Révolution, il se tapit à Villeneuve-sur-Yonne, petite ville de Bourgogne, tapie elle-même dans un gai paysage, peuplée de bonnes gens d'humeur douce, et qui, comme la plupart des petites villes et des villages de France, traversa la crise révolutionnaire sans s'en apercevoir. Mais le bruit et le spectacle, quoique lointains, de la Terreur, achevèrent de détacher Joubert de ce brutal monde des corps.
Il se maria sur le tard, et son mariage aussi fut d'un idéaliste. Il épousa, par admiration, une vieille fille très pieuse, très malheureuse, très dévouée, consommée en mérites. Imaginez,—et ce sera très juste en dépit de la chronologie,—qu'il épousa l'âme d'Eugénie de Guérin.
Joubert fut grand frôleur d'âmes féminines. Il lia, avec Mmes de Beaumont, de Guitaut, de Lévis, de Duras, de Vintimille, de ces commerces tendres et purs, plus caressants que l'amitié, plus calmes que l'amour. Il fut le Doudan alangui de deux ou trois petits salons aristocratiques qui se formèrent à Paris au commencement de l'Empire et où régnèrent, avec l'ancienne politesse, la religiosité la plus élégante. On y aimait, avec mille grâces, Dieu et Chateaubriand.
Souvent malade, Joubert aimait presque à l'être: il sentait que la maladie lui faisait l'âme plus subtile. Il avait des raffinements à la des Esseintes (supposez un des Esseintes sans perversité). Il déchirait, dans les livres du dix-huitième siècle, les pages qui l'offensaient et n'en gardait que les pages innocentes dans leurs reliures à peu près vidées. Il «adorait» les parfums, les fruits et les fleurs. Il avait des façons à lui de voir et de recommander la religion catholique: «Les cérémonies du catholicisme, écrit-il, plient à la politesse.»
Il ne tenait pas énormément à la vérité: il y préférait la beauté; ou plutôt il les confondait avec une astuce séraphique. Ne croyez-vous pas que Renan eût contresigné cette pensée: «Tâchez de raisonner largement. Il n'est pas nécessaire que la vérité se trouve exactement dans tous les mots, pourvu qu'elle soit dans la pensée et dans la phrase. Il est bon, en effet, qu'un raisonnement ait de la grâce: or, la grâce est incompatible avec une trop rigide précision.» Et cette autre: «L'histoire a besoin de lointain, comme la perspective. Les faits et les événements trop attestés ont, en quelque sorte, cessé d'être malléables.»
Il est plus platonicien que Platon. L'univers lui est, très exactement, un système de symboles, où il s'applique à saisir les correspondances du réel avec l'idéal, le reflet de Dieu sur les choses. Où manque ce reflet, il ferme les yeux. Il ne permet à la matière d'exister qu'en tant qu'elle traduit quelque chose de spirituel. En elle-même, elle le dégoûte. Aussi la réduit-il tant qu'il peut. Il ne lui reconnaît que l'épaisseur tout au plus d'une pelure d'oignon; il fait du monde une prodigieuse baudruche. Cela, à la lettre: «Pour créer le monde, un grain de matière a suffi... Cette masse qui nous effraye n'est rien qu'un grain que l'Éternel a créé et mis en œuvre. Par sa ductilité, par les creux qu'il enferme et l'art de l'ouvrier, il offre, dans les décorations qui en sont sorties, une sorte d'immensité... En retirant son souffle à lui, le Créateur pourrait en désenfler le volume et le détruire aisément...»
Comme sa métaphysique, sa critique littéraire n'est que métaphores, comparaisons, allégories. Il dit de Voltaire: «Voltaire a, comme le singe, les mouvements charmants et les traits hideux.» Il dit de Platon: «Platon se perd dans le vide, mais on voit le jeu de ses ailes, on en entend le bruit.» Il nous apprend que «Xénophon écrit avec une plume de cygne, Platon avec une plume d'or et Thucidyde avec un stylet d'airain». On est tenté de continuer: «Corneille écrit avec une plume d'aigle, Racine avec une plume de tourterelle (vous savez que la tourterelle est violente), Chateaubriand avec une plume de paon, Joubert lui-même avec une plume d'ange.»
En politique, il est pour le régime où il entre le plus d'artifice. Ce qui lui déplaît dans la démocratie, c'est que, la force et le pouvoir s'y trouvant dans les mêmes mains, c'est-à-dire dans celles du plus grand nombre, «il n'y a point d'art, point d'équilibre et de beauté politique.» Il veut que la puissance soit séparée de la force matérielle, du nombre, et les tienne en échec. C'est dans cette fiction qu'il voit la beauté: «De la fiction, il en faut partout. La politique elle-même est une sorte de poésie.»
Sa psychologie aussi est toute en images. Il remarque que l'homme n'habite que sa tête et son cœur; que la langue est une corde et la parole une flèche; que l'âme est une vapeur allumée dont le corps est le falot; que certaines âmes n'ont pas d'ailes, ni même de pieds pour la consistance, ni de mains pour les œuvres; que l'esprit est l'atmosphère de l'âme, qu'il est un feu, dont la pensée est la flamme; que l'imagination est l'œil de l'âme. Plus loin, je vois que l'esprit, qui tout à l'heure était une atmosphère et une flamme, est un champ, puis un métal; qu'il peut être creux et sonore, ou bien que sa solidité peut être plane, si bien que la pensée y produit l'effet d'un coup de marteau; puis, qu'il ressemble à un miroir concave, ou convexe; qu'il y fait froid, qu'il y fait chaud; que la pudeur est un réseau, un velours, un cocon, etc., etc.
Sentez-vous la revanche de la nature? Voilà, pour un contempteur de la matière, une imagination bien matérielle. Tous ces renchéris n'en font jamais d'autre.
Avec cela, Joubert est très «particulier». Ses subtilités quintessenciées, son épicuréisme virginal et ce que j'appelle son «angélisme» peuvent nous communiquer encore, çà et là, d'assez doux petits frissons d'âme. Par mille affectations mystérieuses, par son mauvais goût travaillé et délicieux, il reste proche de nous. Ce sensitif pudique est un des plus distingués parmi ces artistes joliment maniaques qui sont comme en marge des littératures...
Je dois seulement confesser que Joubert exprime ou indique toujours les deux termes de ses comparaisons: c'est, entre autres choses, ce qui le distingue, par exemple, de M. Stéphane Mallarmé. Cela n'empêche point la parenté. J'ai voulu signaler à nos poètes symbolistes un aïeul inattendu, mais authentique.[Retour à la Table des Matières]
HIPPOLYTE TAINE
Il est très grand. C'est peut-être le cerveau de ce siècle qui a emmagasiné le plus de faits et qui les a ordonnés avec le plus de rigueur. Chacune de ses «histoires», chacune de ses «descriptions»—description d'un homme, d'une littérature, d'un art, d'une société, d'une époque, d'un pays—ressemblent à des constructions massives et serrées. Sous les propositions qui s'enchaînent, les séries de faits se commandent,—telles les assises successives d'un monument. Taine est un prodigieux bâtisseur de pyramides.
Nul n'a plus durement appliqué, ni à des objets plus divers, des théories plus étroitement déterministes. Mais, l'expérience du plus savant homme étant toujours fort restreinte, toute explication d'un ensemble un peu considérable de phénomènes, même suggérée par l'expérience, devient forcément création. L'esprit, au début, s'accommode aux parcelles de réalité qu'il a pu saisir; mais, dès qu'il s'agit d'une réalité plus étendue, et de toute la réalité, c'est elle que nous accommodons à notre esprit; c'est notre esprit qui complète les faits, et qui les pétrit, et qui suppose entre eux des relations afin de justifier des lois. Toute philosophie est poésie.
Et c'est pourquoi nul n'a fait, plus souvent que Taine, autre chose que ce qu'il croyait faire; nul n'a plus senti et imaginé, alors qu'il croyait uniquement percevoir, observer et classer.
La théorie qui est censée former le support de l'Histoire de la littérature anglaise ne rend bien compte que des individus médiocres; elle n'éclaircit par conséquent que ce qui nous intéresse le moins. Elle n'explique guère les grands écrivains. Tandis que Taine se travaille à voir en eux les produits du moment, du milieu et de la race; il nous les montre surtout comme des producteurs d'une certaine espèce de beauté où nous ne saurons jamais au juste ce qui revient à la race, au milieu et au moment. L'Histoire de la littérature anglaise est un livre splendide; mais le meilleur en subsisterait, la théorie ôtée ou réduite à d'assez modestes truismes.
Pareillement, «la faculté maîtresse» explique tout dans l'œuvre d'un artiste, excepté la beauté. La «faculté maîtresse» peut, en effet, se rencontrer aussi bien chez un galfâtre que chez un homme de génie.
En histoire aussi, Taine est souvent dupe. Sa conception déterministe donne inévitablement des résultats moroses, quels que soient le pays ou le temps qu'il étudie. Car il remonte toujours, par l'analyse, à des causes qui se confondent avec l'instinct animal. Et c'est ainsi qu'il a vu l'ancien régime et la Révolution également tristes et haïssables. Décomposés de la même façon, le moyen âge et l'antiquité lui eussent non moins sûrement paru hideux. La beauté même du siècle de Périclès, si Taine avait pu dépouiller les archives athéniennes, n'eût pas résisté à cette opération. Toute la destinée de l'humanité se résume pour lui dans le sombre tableau que trace Thomas Graindorge pour l'instruction de son neveu. (Les petits lapins, les gros éléphants... vous vous rappelez?)
Il déforme les faits par cela seul qu'il les coordonne sans les connaître tous. Il est très peu évolutionniste, puisque sa mécanique prétend exclure le mystère et qu'il y a du mystère dans l'«évolution». Il oublie le flottant, le vague, l'imprécision, la fuite et la transformation des choses. Il immobilise le réel pour l'observer: donc ce qu'il observe n'est déjà plus le réel. Assurément, les institutions jacobines et napoléoniennes sont artificielles et oppressives; mais, en quatre-vingt-dix ans, n'ont-elles pu modifier le peuple qu'elles enserrent dans leurs cadres et lui faire une autre nature? Saurions-nous revenir, au régime de la décentralisation et des petites associations libres?
Peut-être y a-t-il un rapport secret entre les contrariétés de l'œuvre de Taine et les contrastes qu'on devine dans son caractère et dans son esprit.
Ce logicien est un poète. Cet abstracteur a le style le plus concret qu'on puisse voir. Aucun écrivain ne s'est plus continûment exprimé par des métaphores, ni plus colorées, ni développées avec plus de minutie, ni plus exactes dans le dernier détail. Cela va communément jusqu'au symbole et à la parabole. Et ainsi l'on craint que, la justesse surprenante des images emportant pour lui la vérité du fond, ce positiviste si défiant ne se soit laissé quelquefois tromper par les mots.
Cet homme d'imagination violente et charnelle (vous vous rappelez ses études sur la Renaissance et sur la peinture flamande) a eu la vie d'un ascète et d'un bénédictin. Ce grand apôtre de l'observation directe a vécu très retiré, a peu communiqué, je crois, avec les hommes d'une autre classe que la sienne; et ce grand amasseur de faits les a surtout cherchés dans les livres.
Ce déterministe, qui regarde l'histoire comme un développement de faits inéluctables et qui a souvent goûté en artiste les manifestations de la force, s'est troublé, s'est fondu en compassion, dès qu'il a vu le sang et la souffrance d'un peu près. Il eût été indulgent à Sylla et à César: Robespierre et Napoléon l'ont trouvé inexorable.
Cet ennemi de l'esprit classique a, dans son besoin d'unité, soumis le réel aux simplifications et aux généralisations les plus impérieuses.—Sa philosophie se retrouve, dramatisée, dans le roman naturaliste; et l'on sait que le roman naturaliste lui faisait horreur.
Pour avoir trop vu dans l'histoire la bestialité humaine, il avait fini par avoir peur des hommes. Dans ses dernières années, sa sympathie était évidente pour des doctrines dont la sienne était la négation radicale, et pour les vertus mêmes que sa philosophie était le plus propre à décourager.
Cet homme d'une si intransigeante audace de pensée était devenu énergiquement «conservateur». (Le fut-il pour les mêmes affreuses raisons que Hobbes? On ne sait.) Et non seulement il refusa des obsèques civiles qui, seules, eussent été sincères, mais il ne se laissa point enterrer simplement selon le rite de sa religion natale, ce qui n'aurait eu, dans l'espèce, qu'une très faible signification: il demanda—ou accepta—des funérailles protestantes. Je n'ai jamais senti plus grande mélancolie intellectuelle qu'à cette mensongère cérémonie.
Mais cela n'a point aboli son œuvre écrite. Hippolyte Taine fut un de nos maîtres. La période positiviste de notre littérature,—celle qui commença vers 1855 et que nous voyons s'achever,—garde très profondément son empreinte.
On ne découvre des vérités neuves que par de grands partis pris qui entraînent tout autant d'erreurs. Qu'importe? Les vérités restent. Taine est l'écrivain qui nous a fait le plus fortement sentir et comprendre l'animal et la machine qu'est toujours l'homme. Seulement, c'est là une vérité que nous avons assez vue, et des vérités un peu différentes sont en train de nous attirer davantage. Et, donc, il adviendra de Taine comme d'autres grands inventeurs ou rajeunisseurs d'idées: on l'abandonnera pendant trente ans,—pour lui revenir.[Retour à la Table des Matières]
FERDINAND BRUNETIÈRE
Je le tiens pour un des plus particuliers et des plus originaux des hommes d'à présent. Et nul peut-être ne diffère plus profondément de l'image que le public s'est formée de lui.
Professeur fieffé, doctrinaire intransigeant, continuateur vigoureux du grêle Nisard, défenseur de la tradition et de toutes les traditions, et par conséquent leur prisonnier: tel il apparaît aux inattentifs. Parce qu'il a gardé, avec une coquetterie hautaine, la syntaxe du dix-septième siècle, on le croit contemporain de Bossuet par les idées.
En réalité, l'esprit le plus libre, de l'indépendance la plus fière et la plus ombrageuse. Sa vie, d'abord, le prouverait, toute solitaire et, jusqu'à ces dernières années, toute en dehors des «cadres» officiels. C'est sans autre diplôme que celui de bachelier qu'il est parvenu aux premiers emplois de l'enseignement universitaire. En littérature, il n'a touché aux opinions traditionnelles que pour les redresser rudement, souvent pour en prendre le contre-pied. L'ensemble de son œuvre ne serait pas mal intitulé: «Suite de paradoxes sur la littérature française.»
Ce prétendu «immuable» s'est d'ailleurs beaucoup modifié en vingt ans. Ou, si vous préférez, je crois le comprendre mieux que je ne faisais jadis.
Ce critique est surtout un historien et un dialecticien.
Il a, au plus haut point, le sentiment de l'histoire. Pour lui, juger un livre, ce n'est nullement analyser l'impression plus ou moins voluptueuse qu'il en a reçue; mais c'est, essentiellement, le «situer» dans une série. On connaît son mot: «Je ne loue jamais ce qui m'amuse». Son objet est de fixer la valeur des œuvres par rapport, non à lui-même, mais à toute la littérature. Dans le moindre de ses jugements il tient compte d'une chose considérable en effet: le jugement exprimé ou supposé des morts, qui sont plus nombreux que les vivants.
Non, certes, pour s'y conformer aveuglément. Cet historien est artiste en dialectique. Même, il s'y complaît, et c'est la seule espèce de volupté à laquelle il soit publiquement accessible. Entre les ouvrages écrits, envisagés comme des faits dont il faut chercher la loi de succession, la grande joie de M. Brunetière est d'établir des «liaisons» inaperçues et surprenantes.
Sa logique est toujours imaginative. Comme Taine a théorie du milieu, du moment et de la faculté maîtresse, M. Brunetière a trouvé la théorie de l'«évolution des genres». Son sens historique devait l'y amener: car le darwinisme, c'est—provisoirement—le vrai nom de l'histoire, c'est l'histoire même.
Il a étudié les «genres littéraires» un peu de la même façon que Taine étudiait les écrivains. Et il lui est arrivé, comme à Taine, d'être dupe des métaphores. Les genres littéraires sont devenus, dans son système, un je ne sais quoi d'organique, qui vivrait indépendamment des œuvres particulières et des cerveaux où elles ont été conçues; abstractions végétatives, qui ont des troncs et qui poussent des branches; entités réalisées à la manière scolastique. Les «genres» seuls existent; les œuvres, très peu; la personne des écrivains, moins encore.
Ainsi M. Brunetière a pu, l'an dernier, à propos de l'évolution de la poésie lyrique, parler de Musset sans presque mentionner ses comédies, où est pourtant tout Musset. C'est que, l'année précédente, il avait parlé, à propos de l'évolution du genre dramatique, de ces mêmes comédies, qui pourtant sont à peine du théâtre. Musset lui-même s'évanouit: son nom ne désigne plus que le passage accidentel, à travers un cerveau, de deux «genres littéraires» à une certaine minute du développement de ces deux plantes...
La logique de M. Brunetière est ardemment combative. Il parle toujours contre quelqu'un. Il a la démonstration menaçante. Au moment où il nous écrase, il nous avertit qu'il nous ménage. «Et, si je le voulais à ce propos, j'ajouterais, etc...» Derrière ses béliers, il a toujours des catapultes en réserve.
Il donne l'impression d'une vitalité intellectuelle et physique extraordinaire, presque maladive (avez-vous assisté à ses cours?) et, en y regardant de plus près, d'une immense tristesse. Nulle grâce; jamais de sourire ni d'abandon; point d'esprit, sinon à coups de massue. Mais cela ne serait rien. Lui-même a confessé à maintes reprises un pessimisme si radical et si âcre qu'on sent bien que son amour de l'action et son grand courage le défendent seuls du nihilisme pur. Il est sans doute l'homme qui, moitié par respect de ce qu'ont fait et pensé les pauvres hommes disparus, moitié par un souci d'utilité publique, a déployé le plus de vigueur pour défendre des principes et des institutions auxquels il ne croyait pas.
De tout cela, mélancolie foncière, pessimisme absolu, travail effréné, activité fébrile qui semble avoir peur du repos et vouloir tromper la vie, refus de sourire, retranchement ascétique de tout épicuréisme intellectuel, je conclus naturellement à une excessive sensibilité, et d'autant plus violente qu'elle est publiquement plus comprimée,—à une extrême capacité de désir et de souffrance... Et cela est très singulier, à cause de la forme qui n'est pas précisément, ici, celle d'un Musset ou d'un Byron.
... On a dû voir parfois, dans quelque couvent du haut moyen âge, un moine théologien ardent aux disputes, orthodoxe avec des témérités de dialectique à faire trembler, austère, secret, ne livrant jamais rien de son cœur ni de ses sensations, dur en apparence et étranger à tout plaisir... Un matin, ses frères le trouvaient pendu dans sa cellule, sous son grand crucifix. Que s'était-il passé? Drame de désespoir métaphysique? Drame d'ennui mortel? Ou quoi de plus insoupçonné encore?
Ma plaisanterie n'est pas gaie, et elle est d'un romantisme fâcheux. Mais M. Brunetière me fait songer, malgré moi, à un théologien damné.[Retour à la Table des Matières]
FRANÇOIS COPPÉE
On voit bien tout de suite qu'il y a, dans la littérature française, des écrivains du Nord et des écrivains du Midi, des Provençaux, des Gascons, des Auvergnats, des Belges, des Hellènes et des coloniaux. Mais y a-t-il des Parisiens? On peut se le demander. Car, d'abord, Paris, c'est trente-six mille choses à la fois; et puis on sait que la plupart de ceux qui passent pour représenter l'esprit de Paris sont venus des plus lointaines provinces... Et pourtant, oui, il y a des Parisiens, puisqu'il y a Béranger et puisqu'il y a M. François Coppée.
Plusieurs voient surtout, en M. Coppée, un praticien en vers et en prose, d'une habileté extraordinaire. Et je fais cette première remarque que l'auteur de la Grève des forgerons est adroit, en effet, comme un ouvrier de Paris. Mais il est encore bien autre chose. On pourrait dire que la netteté, le poli, l'aisance imperturbable et le «fini» classique de son œuvre, qui font que tout le monde peut s'y plaire, n'en laissent sentir toute l'originalité qu'aux lecteurs très attentifs.
Si l'on y veut prendre garde, on saisit chez lui d'intéressants contrastes. Il a commencé par être un parnassien pur, un artiste voluptueux et fier, uniquement dévot aux mystères de la forme. Il a écrit le Lys et l'Enfant des armures et ciselé d'irréprochables petites «légendes des siècles». En même temps il montrait, dans ses délicieuses Intimités, une sensualité fine et languissante, maladive un peu. Il pouvait mal tourner. Il pouvait tomber de la poésie parnassienne dans l'héliogabalisme, et de l'héliogabalisme dans le symbolisme, le mysticisme et la kabbale. Les jeunes gens qui le considèrent aujourd'hui comme un funeste bourgeois ne réfléchissent pas que Coppée, il y a vingt-cinq ou trente ans, parut un jeune poète très «avancé».
Or, tout de suite après le Reliquaire et les Intimités, M. François Coppée, chose assez inattendue, écrivait les Humbles. En vers modestes et familiers, dont toute l'élégance consistait dans leur souple exactitude, dont le prosaïsme n'était sauvé que par la grâce du rythme, en vers nus, tout nus, il façonnait de petits poèmes gris, tout gris, où s'exprimait, sans fausse honte, une sensibilité et parfois presque une sentimentalité de peuple. Ces ingénieuses compositions eurent très vite le suprême honneur de la parodie. Je ne rappellerai que le petit homard des Batignolles, dont une bonne fille garde les pattes pour sa mère.
On put croire d'abord que le jeune poète parnassien n'avait vu dans ces récits qu'un exercice amusant et difficile de versification, quelque chose comme le plaisir d'écrire en français des vers latins (si j'ose cette catachrèse) sur des sujets réfractaires à la poésie. Mais M. Coppée a recommencé si souvent; il y est revenu avec une si évidente complaisance qu'il faut bien qu'il y ait mis son cœur et qu'il ait trouvé, dans ces peintures en vers de la vie, des mœurs, des souffrances et des mérites des «humbles»,—et non point des «humbles» pittoresques: bergers, pêcheurs, vagabonds, gueux de Richepin, mais des «humbles» incolores: épiciers, employés, vieilles filles,—une autre douceur, plus intime, plus humaine, que celle d'accomplir des séries de tours de force.—En somme, Coppée, dans ses Humbles, a presque créé un genre; il a presque réalisé un rêve de Sainte-Beuve.
Toutefois il se pourrait qu'en dépit du rêve de Sainte-Beuve ce genre restât un peu hybride et douteux. C'est dans ses récits en prose non rimée que je goûte avec le plus de sécurité la sensibilité vive et franche de M. François Coppée. On a dit (et ce n'est d'ailleurs qu'à moitié vrai) que le réalisme de la plupart de nos romanciers était dur, hautain, méprisant; que rien n'égalait le soin avec lequel ils peignent les existences humbles ou médiocres, sinon leur dédain pour cette humilité, et qu'enfin ils n'aimaient pas les petites gens. M. Coppée les aime. Nul, si ce n'est peut-être M. Theuriet, n'a exprimé avec une sympathie aussi vraie la vie des pauvres foyers, des foyers de tout petits bourgeois, leurs habitudes, leurs soucis, leurs plaisirs, leurs ambitions; nul ne nous a mieux fait sentir, sous la mesquinerie des détails matériels, qui devient touchante, l'immortelle poésie du cœur. Je dirais que, par là, le réalisme de M. Coppée ressemble à celui des romanciers anglais ou russes, si j'avais besoin, pour goûter nos écrivains à nous, de constater qu'ils ressemblent aux étrangers.
D'autre part, l'auteur des Humbles et des Contes rapides est, comme on sait, un compagnon de propos libres et qui, comme plusieurs d'entre nous, manque un peu d'innocence. Il a l'esprit, et il a la «blague». L'âme d'un titi supérieur sonne dans son rire, dont il est impossible de ne pas aimer le joli timbre légèrement nasillard.
Or, ce railleur est tellement ingénu qu'il est un des trois ou quatre de nos contemporains qui ont fait des tragédies,—oui, des tragédies en cinq actes où tout est pris grandement au sérieux, où se déroulent des événements imposants, où des personnages royaux se débattent dans des situations douloureuses et terribles, où s'entre-choquent les passions les plus violentes et où s'énoncent en alexandrins les sentiments les plus nobles et les plus hauts dont l'humanité soit capable. Faire des tragédies! songez à ce que cette entreprise suppose aujourd'hui de courage, de persévérance, de gravité et de foi.
Rassemblons ces traits. Un parnassien qui est un sentimental et un railleur qui fait des tragédies; un raffiné qui a l'âme populaire et un ironique qui a l'âme enthousiaste... Ne vous le disais-je pas que M. François Coppée, lui du moins, est bien de Paris? Il est même le seul de nos poètes qui soit de Paris à ce point.
Car on trouve dans ses pages, épuré et revêtu de beauté par son clair génie, ce qu'il y a de meilleur et de plus généreux dans les sentiments du gavroche, de la grisette, du garde national, du chauvin et aussi de l'ouvrier révolutionnaire, du médaillé de Sainte-Hélène et pareillement du barricadier. Ses causeries du Journal nous le montrent baguenaudant à travers sa bonne ville, se mêlant volontiers au populaire, attendri et frondeur, excusant les misérables, sévère aux bourgeois et aux politiciens, paternel aux jeunes gens, évangélique jusqu'à la plus noble imprudence, et conciliant cet évangélisme avec le culte du grand Empereur, qui n'est, chez lui, que le culte de l'effort et de la volonté héroïque; saluant un vague bon Dieu, célébrant le printemps et sa mie, se racontant lui-même avec une bonhomie charmante; d'ailleurs artiste toujours soigneux, mais, autant qu'artiste, brave homme. Ainsi, depuis quelques années surtout, nous avons vu Coppée devenir insensiblement le Béranger de la troisième République.
Il a fait une chose très singulière et très audacieuse dans sa simplicité. Il a fait entrer Lisette à l'Académie. Académicien, confrère d'un évêque, de plusieurs ducs et de divers professeurs et moralistes, il n'a pas été hypocrite; il n'a pas craint de chanter l'idylle faubourienne de sa quarante-cinquième année. Et cette franchise lui a réussi. Sa dernière Elvire, fleur pâlotte et douce, nimbée, à travers les losanges d'une maigre tonnelle, par les derniers rayons du soleil couchant sur la Marne, n'a point paru sans poésie. Et même peu de livres de vers respirent autant de sincère tendresse et de mélancolie pénétrante que cette si jolie Arrière-Saison...[Retour à la Table des Matières]
EUGÈNE MELCHIOR DE VOGÜÉ
Une de ses caractéristiques, c'est d'être un auteur à «considérations»,[4] de ne pouvoir écrire trois lignes sans «s'élever» à des idées générales.
Ces idées ne sont jamais insignifiantes. Cosmopolite par la culture, avec de belles parties d'esprit philosophique, M. de Vogüé, ayant beaucoup vu, peut beaucoup comparer et, par suite, beaucoup abstraire.
Ces idées sont, presque toujours, majestueusement tristes. Depuis dix ans, M. de Vogüé nous parle, presque sans interruption, du malaise de nos âmes. Il a repris, avec quelques variantes, la chanson de 1830. Je crois que ce malaise, il l'éprouve pour son compte. Intelligence haute et mélancolique,—mélancolique d'être haute, et haute pour les mêmes raisons qui la font mélancolique,—il ne paraît pas d'aplomb dans sa vie. Il a un peu l'air d'un exilé, et cela de diverses façons.
Sous l'ancien régime, même sous la Restauration, sa carrière eût été toute tracée. Il eût été dans les grandes charges de l'armée, du gouvernement ou de la diplomatie. Sa rêverie se fût dissipée en action. Gentilhomme éclairé, à tendances libérales, il eût écrit, dans ses vieux jours, des Mémoires où l'on remarquerait de la finesse et de l'élévation. Son existence aurait été, en dépit de quelques agitations de surface, harmonieuse et paisible. Mais aujourd'hui la vie est plus difficile aux descendants de l'ancienne aristocratie, quand ils ne sont pas très riches et quand ils ne se résignent ni à l'oisiveté ni à la nullité. Ils ne trouvent plus leur place faite. Ils ont plus de peine à se faire nommer députés qu'un cabaretier ou un coiffeur... Et ainsi, M. de Vogüé semble d'abord exilé dans son temps.
Mais voici qui lui est plus particulier. Ce temps, il l'a aimé. Il en a connu l'âme souffrante; et, comme il prend tout très au sérieux, il est un des premiers qui se soient employés à la guérir. Pour cela, il a découvert l'Évangile. Il l'a découvert dans le roman russe, vous n'avez pas oublié avec quel succès. Il a jugé que Balzac, Sand et Flaubert ensemble étaient bien peu de chose auprès de Léon Tolstoï ou de Dostoïewsky... C'est presque toujours à des étrangers qu'il a demandé son aliment spirituel. Et ainsi, tout en l'aimant, il a semblé exilé dans son pays.
D'autre part, il a l'esprit inquiet, généreux et hardi. Il n'a peur ni des faits ni des idées. Il accepte la démocratie. Il a de très larges vues d'historien et de belles pénétrations. Il a, dans ces derniers temps, beaucoup encouragé le pape. Mais, comme il est académicien, qu'il mène forcément une vie plutôt artificielle et mondaine, la vie que son nom et sa condition lui imposent, et qu'il est, quoi qu'il fasse, sinon d'une coterie, au moins d'une société, avec qui sa pensée intime n'a presque rien de commun, il semble, en quelque manière, exilé dans son monde.
Je l'ai prié, un jour, bien indiscrètement, de formuler son credo. Lorsqu'il s'écriait: «Croyons!» sans nous dire à quoi, je l'ai comparé à ces ténors qui chantent: «Marchons!» sans bouger de place. C'était pure taquinerie. Le devoir de pitié, de charité, d'aide mutuelle et de renoncement peut être promulgué en dehors de tout dogme confessionnel ou philosophique. C'est le cas de dire, comme ce personnage de Molière: «J'y crois pour ce que j'y crois.» Néanmoins, si j'ose le dire, la conception du devoir, chez M. de Vogüé, ne me paraît que provisoirement coupée du dogme catholique. Il sait très bien lui-même qu'il mourra confessé... Et ainsi, en attendant, il semble exilé de sa religion et exilé dans sa morale.
Enfin il se préoccupe extrêmement des humbles et des petits; il se penche sur le peuple. Sévère pour l'individualisme, désireux de sentir avec les masses, il épie le réveil, la transformation morale qui se prépare peut-être dans leurs ténèbres. Il est merveilleusement évangélique d'intention.—Et cependant pas de style moins évangélique et moins «populaire» que le sien. Sa forme a quelque chose de fastueux et d'orgueilleux; elle manque de simplicité et de bonhomie à un degré invraisemblable. M. de Vogüé est de ceux qui ont le mieux gardé, sur un fond rajeuni, le geste de la prose du temps de Louis-Philippe. Il abonde en métaphores savantes. Il a des paraboles, mais de mandarin. Évidemment, il n'y aura jamais de communication entre la foule et lui. Aucun ignorant ne le comprendrait. Lui-même s'en rend parfaitement compte. Il s'en est remis un jour, du salut de l'humanité, à quelque capucin qui tout à coup surgira... Bref, il est comme exilé dans son grand style.
C'est du sentiment de tous ces exils qu'est faite sa tristesse. Il a au front le pli soucieux de Vauvenargues et de Vigny, auxquels il fait songer; et c'est le Chateaubriand de la troisième République.[Retour à la Table des Matières]
PAUL HERVIEU
C'est le peintre le plus véridique des mœurs de ce petit monde qu'on appelle «le monde».
Paul Bourget nous décrit des mondains et des mondaines d'exceptionnelle qualité morale. Lavedan et Gyp, l'un avec son imagination pittoresque, l'autre avec sa gaminerie si drue, nous déroulent surtout l'extérieur du guignol mondain, peignent en superficie des âmes futiles en effet et superficielles.
Plus analyste que dialoguiste ou aquarelliste, M. Paul Hervieu a vu ce que recouvrent, après tout, ces surfaces. Il a vraiment fait la «physiologie» des mondains, pour employer une expression qui fut à la mode il y a cinquante ans. Il nous a montré, comme elle est dans son fond, l'existence monstrueuse des hommes et des femmes du monde qui ne sont que cela, des riches qui ne vivent que pour paraître, pour observer des rites de vanité qu'ils ne comprennent même pas—et pour jouir. Il nous a fait concevoir de secrètes analogies entre cette vie-là et celle que mènent, à l'autre bout de la société, les «joyeux» et les «joyeuses» des boulevards extérieurs, qui sont des oisifs, eux aussi, mais moins polis, et pressés de nécessités qui ne leur permettent pas d'être inoffensifs.
Flirt exprime avec une tranquillité terrible l'immensité de la niaiserie et du néant des mondains. C'est, parmi des élégances et des plaisirs stupéfiants à force d'être conventionnels, l'histoire d'un adultère «décent», accablant de nigauderie, d'insincérité, de banalité, de nullité. La sensation du vide intellectuel va jusqu'au vertige.
Mais, le «monde» étant, au fond, un libre harem épars, dissimulé, inavoué (songez, par exemple, à la nécessaire signification du décolletage des femmes), le vernis de la vie dite élégante doit forcément recouvrir de sourdes brutalités. M. Paul Hervieu nous les révèle dans Peints par eux-mêmes, ce quasi chef-d'œuvre. Il ne s'agit pas seulement ici, comme dans les romans d'Octave Feuillet, de passions tragiques, de violents drames raciniens, «distingués» quand même, mais de sensualité toute crue, de vices, de vilenies déshonorantes, de crimes, de «faits-divers» de forte saveur. Escroquerie, avortement, chantage, suicide avant les gendarmes, amours effrénées, de même essence que celles qui finissent, dans les bouges ou sur les «fortifs», par un coup de surin: c'est de quoi se compose l'aventure du brillant Le Hinglé et de l'exquise Mme de Trémeur. Certains mondains redeviennent ainsi des primitifs, et même des primates. Mais la surface reste souriante et concertée, et la bonne douairière de Pontarmé n'a rien vu ni rien compris.
M. Paul Hervieu s'est préparé de loin, de très loin, à l'œuvre par laquelle, surtout, il vaut.
Il a commencé par aimer le type le plus contraire à celui de l'homme du monde: le type du réfractaire, de l'homme qui vit volontairement en dehors des conventions (Diogène le chien). Puis il a compris et aimé les humbles héroïques (l'Alpe homicide) et hanté la montagne et la vierge nature avant les salons.
De là, chez M. Hervieu, l'absence complète de snobisme, la redoutable clarté du regard, la justesse de la perspective. Perrichon a raison: «Que l'homme, même du monde, est petit, vu de la mer de Glace!»
Puis, il a écrit des histoires de fous dont on peut se demander si ce sont des fous (l'Inconnu, les Yeux verts et les Yeux bleus), et étudié certains mystères soit de l'imagination, soit de la chair et du système nerveux (l'Exorcisée).
De là sa compétence et son acuité dans la description d'un monde dont la grande occupation est l'amour et en qui l'excitation artificielle et continue des sens aboutit volontiers aux énigmatiques névroses.
Ainsi, l'alpinisme d'une part, la charcotisme de l'autre—sans compter certains exercices d'observation minutieuse et ironique (Deux Plaisanteries)—ont contribué à faire de M. Paul Hervieu le peintre le plus pénétrant peut-être, le plus profond, le plus hardi—et le moins suspect d'illusion ou de complaisance—des infortunés mondains[5].
Assurément je voudrais qu'il écrivît une langue moins difficile et d'une syntaxe plus sûre. Il le pourrait sans rien perdre de sa froide et coupante subtilité. Mais tel qu'il est, et mutatis mutandis (relisez, je vous prie, les lettres du prince de Caréan), je ne suis pas éloigné de considérer dès maintenant Paul Hervieu comme notre Laclos[6].[Retour à la Table des Matières]
MARCEL PRÉVOST
Il n'est pas de plus habile jeune écrivain que M. Marcel Prévost. Je n'en vois point qui ait plus adroitement administré de plus heureux dons naturels. Avec le talent il a, au plus haut point, le savoir-faire.
La malignité publique est telle qu'on voudra peut-être voir, dans cette constatation, une manière de mauvais compliment. Pourquoi? Ce dont vous faites un mérite à un trafiquant ou à un homme politique, pourquoi votre pudeur s'en offenserait-elle quand vous le rencontrez chez un artiste? Un romancier est-il obligé d'être gauche dans sa conduite? «Vous n'en parlez que par envie.»
Admirons, dès ses débuts, la précision de coup d'œil et la sûreté de calcul de ce polytechnicien. Il fut des premiers, voilà huit ou dix ans, à discerner que le naturalisme touchait à son déclin, et il eut l'idée de s'en ouvrir à M. Dumas. Alors que ni Octave Feuillet ni M. Victor Cherbuliez n'avaient cessé d'écrire, il proclama qu'il était urgent d'inventer le «roman romanesque». Et il l'inventa. «Cette chaise était libre, dit-il, je m'en suis emparé.» Et M. Dumas, bonhomme, répondit: «Asseyez-vous donc.»
Et M. Prévost se mit à cuisiner des romans,—romanesques si l'on veut (je ne pense pas que lui-même tienne beaucoup à cette étiquette),—disons simplement des romans d'amour, où je vois bien qu'il y a moins de gros mots que dans les livres de M. Zola, mais où je doute parfois qu'il y ait plus de chasteté.
Toujours adroit et lucide, M. Marcel Prévost tira un excellent parti des enseignements qu'il avait reçus chez les Pères de la rue des Postes, de sa connaissance sérieuse de la morale chrétienne,—connaissance qui n'abonde pas chez nos écrivains,—et, spécialement, de l'exacte notion qu'il avait du «péché».
Son premier roman, le Scorpion, est remarquable par de très justes descriptions de la vie d'un grand collège ecclésiastique et des formes particulières que peut prendre l'incontinence chez un jeune clerc.—Dans Mademoiselle Jaufre, qui est peut-être son meilleur ouvrage, il développe une sorte de corollaire du mot de saint Paul sur la «loi» qui «fait le péché», et, nous contant l'histoire d'une fille élevée selon la nature par un père à théories, il montre comment, à cette âme primitive, c'est le péché qui révèle la loi.—L'inspiration de la Confession d'un amant est plus chrétienne encore, et il s'y ajoute le tolstoïsme filtré de MM. de Vogüé et Desjardins. Le héros du livre, ayant mâché la cendre amère que la faute laisse après soi, n'a plus de repos qu'il n'ait trouvé une grande cause humaine et chrétienne à qui dévouer son corps et son âme, et se précipite de l'amour dans la charité...
On sait que jamais tant de soutanes n'ont traversé les romans, ou même les comédies, que depuis une dizaine d'années, soit réveil d'un vague et équivoque mysticisme, soit recherche de ce que peuvent mêler de piment aux choses de l'amour les choses de la religion. Mais les soutanes de M. Prévost sont vraies. Les amours de la femme de quarante ans, dans l'Automne d'une femme, s'encadrent entre deux confessions, deux entretiens de la pécheresse avec son directeur, où le ton est singulièrement juste, la casuistique pénétrante, l'orthodoxie irréprochable. M. Marcel Prévost doit cela à sa pieuse éducation. J'en reconnais aussi des traces dans sa complaisance et sa compétence à peindre les doux adolescents, timides, tendres, faibles et scrupuleux, de rôle passif, plus jeunes que la femme aimée, et beaucoup plus séduits que séducteurs... Il a donné des frères charmants au délicieux Hubert Liauran de M. Paul Bourget.
Il semblait que, par la Confession d'un amant, M. Marcel Prévost se fût lui-même condamné à une certaine sévérité d'imagination et de style. Or, il s'en faut d'extrêmement peu qu'il n'y ait du libertinage dans ses Lettres de femmes et dans ses études sur l'Adultère. À mesure que M. Bourget tournait au piétisme, devenait un romancier purement anglo-saxon, M. Prévost glissait à une spécialité dangereuse, qui exige, pour ne paraître pas un peu ridicule, beaucoup d'aplomb à la fois et de tact chez celui qui la détient et la professe: la spécialité d'écrivain «féministe», de docteur ès sciences de l'amour, consulté par les perruches troublées.
Mais, là est le piquant, l'immoralité courageuse des peintures commente et «illustre», chez M. Marcel Prévost, une doctrine très sûre, presque austère. Par exemple, il n'hésite point à noter et à condamner, non sans la décrire, l'impudicité de la plupart des jeunes mariées. Il conseille toujours, finalement, la vertu stricte. C'est un rigoriste qui, ferme sur ses conclusions, ne craint pas d'insister sur les choses contre lesquelles il conclura. Avec sa finesse expérimentée, sa hardiesse enveloppée de la grâce d'un style souple, clair, abondant; un peu flou, sa sensualité et son orthodoxie qui se donnent du prix et du ragoût l'une à l'autre, il n'est pas loin de réaliser un type rare: celui de l'érotique chrétien[7].[Retour à la Table des Matières]
LE CHAT-NOIR
Cet ingénieux animal n'est pas mort; mais on peut dire, sans l'offenser, qu'il est sorti de sa «période héroïque». On a publié dernièrement un volume de ses Gaîtés. Le moment semble donc venu de dire ce qu'il a été et ce qu'il a fait.
Vous connaissez le petit théâtre de la rue Victor-Massé. Au-dessus de la lucarne aux ombres chinoises est peint un chat noir, à la queue en tringle, aux contours simplifiés, un chat de blason ou de vitrail, qui pose une patte dédaigneuse sur une oie effarée. Ce chat représente l'Art, et cette oie la Bourgeoisie.
Mais, contrairement aux traditions, cette oie et ce chat ont eu ensemble les meilleurs rapports. L'oie, reçue chez le chat—non gratuitement—s'est crue en pays de bohème; et c'est, en somme, le chat qui a galamment «exploité» l'oie, tout en l'amusant, et même en lui ouvrant l'intelligence.
Le Chat-Noir a joué son rôle dans la littérature d'hier. Il a vulgarisé, mis à la portée de l'oie une partie du travail secret qui s'accomplissait dans les demi-ténèbres des Revues jeunes.
Il a été des premiers à discréditer le naturalisme morose, en le poussant à la charge. Il a, je ne dis point inventé (car nous avions eu Richepin et, avant Richepin, Alfred Delvau), mais rajeuni et propagé le naturalisme macabre et farce par les chansons de Jules Jouy et d'Aristide Bruant. Il a révélé aux gens riches et aux belles madames la «poésie» des escarpes et de leurs compagnes, les boulevards extérieurs, les «fortifs» et Saint-Lazare, et ce que c'est que «pante», que «marmite», que «surin», que «daron, daronne et petit-salé...»
Et, en même temps, le Chat-Noir contribuait au «réveil de l'idéalisme». Il était mystique, avec le génial paysagiste et découpeur d'ombres Henri Rivière. L'orbe lumineux de son guignol fut un œil-de-bœuf ouvert sur l'invisible. Mais, au surplus, le conciliant félin nous a appris que le mysticisme se pouvait allier, très naturellement, à la plus vive gaillardise et à la sensualité la plus grecque. N'est-ce pas, Maurice Donnay?
Au fond, le digne Chat resta gaulois et classique. Il eut du bon sens. Quand il choisit Francisque Sarcey pour son oncle, ce ne fut point ironie pure. Quelques-uns des Schaunards de cette bohème tempérée furent ornés des palmes académiques. Le Chat eut l'honneur d'être loué un jour sous la coupole de l'Institut. Il tenait à l'opinion du Temps et du Journal des Débats. Son idéalisme n'a jamais «coupé» ni dans la «Rose✝Croix», ni dans la poésie symboliste. Il a raillé celle-ci,—oh! les étonnants vers amorphes de Franck Nohain!—comme il avait décrié d'abord le naturalisme de Médan.
Puis, le Chat-Noir a été patriote, et chauvin, et grognard. Comme la vogue des «gigolettes», et comme la piété vague et veule qui nous émeut sur les Madeleines et sur les Izéyls, la napoléonite qui nous travaille est un peu venue de lui. Vous vous rappelez l'Épopée, de Caran d'Ache. Le Chat, sur quelques menus points, fut un précurseur.
Il a, avec ce même Caran d'Ache, avec Willette et Steinlen, rajeuni la «caricature» (j'emploie ce mot devenu impropre, faute d'un meilleur). Et il a restauré, en lui donnant une forme neuve, la «vieille gaieté française».
Car il eut pour nourrisson le bienfaisant Alphonse Allais. (Je veux nommer aussi, tout au moins, Georges Auriol, ne pouvant les nommer tous.) Allais vaudrait, à lui seul, une étude. Allais a certainement enrichi l'art du coq-à-l'âne et de l'absurdité méthodique. Toujours le burlesque a suivi les évolutions de la littérature dite sérieuse. De même que la fantaisie de Cyrano de Bergerac répercute tout le pédantisme fleuri du temps de Louis XIII, de même qu'un grand nombre des facéties de Duvert et de Labiche supposent le romantisme: ainsi les écritures bizarres d'Alphonse Allais, par leurs tics, clichés et allusions, par le tour indéfinissable de leur rhétorique et de leur «maboulisme», impliquent toute l'anarchie littéraire de ces quinze dernières années...
(Laissez-moi ouvrir ici une parenthèse. Quelques types curieux florirent dans cet illustre cabaret. Tel, le pianiste Albert Tinchant. Il n'était pas sobre, mais il était doux; il faisait de petits vers tendres et langoureux, pas très bons. Pendant cinq ou six ans, il vécut sans jamais avoir un sou dans sa poche, très heureux. Son incuriosité fut telle, ou sa pauvreté, qu'il ne trouva pas le moment—ou le moyen—d'aller, en 1889, voir l'Exposition. Le trait me semble rare. Tinchant mourut à l'hôpital. Il avait été autrefois, en rhétorique, un de mes meilleurs élèves. Jamais il ne me demanda rien, qu'une mention dans ma chronique dramatique. Celui-là était un bohème-né, un bohème authentique. Je suis bien fâché qu'il n'ait pas eu de génie.)
Vous avez vu tout ce que nous devons au Chat-Noir. Ce chat éclectique, qui sut réconcilier la bourgeoisie et la bohème, forcer les gens du monde à payer, très cher, tant de bocks, et tantôt les attendrir sur des histoires pieuses, tantôt les scandaliser avec modération et leur donner l'illusion qu'ils s'encanaillaient; ce chat qui sut faire vivre ensemble le Caveau et la Légende dorée, ce chat socialiste et napoléonien, mystique et grivois, macabre et enclin à la romance, fut un chat «très parisien» et presque national. Il exprima à sa façon l'aimable désordre de nos esprits. Il nous donna des soirées vraiment drôles.
Nous prions les futurs historiens de la littérature de ne point refuser un salut amical à cet ingénieux descendant du Chat-Botté. Comme son aïeul, il connut plus d'un tour et valut à son maître un beau château.[Retour à la Table des Matières]
LE GÉNÉRAL DE GALLIFFET
C'est un beau soldat. Voici les principaux motifs de l'«image d'Épinal» qu'on lui pourrait consacrer:
À dix-sept ans, engagé volontaire, il a son premier duel avec un prévôt d'armes, et le tue.—Sous-lieutenant, il parie de sauter à cheval dans la Saône du haut d'un pont, et gagne le pari.—En Crimée, il traverse les lignes russes pour rejoindre une dame qui l'attend de l'autre côté.—Au Mexique, une grenade lui ouvre le ventre. Il survit on ne sait comment, avec un ventre d'argent, dit la légende.—À Sedan, il conduit une des charges héroïques.—Il entre dans Paris avec l'armée de Versailles. (On s'est avisé qu'il avait manqué, dans cette affaire, de modération et de nuances. Cela est possible. Il est certain qu'il y eut, parmi les fusillés, des innocents et des inconscients; il est certain aussi que le triage en était alors difficile. Puis, je vous prie de relire les articles parus dans les journaux au moment des incendies de la Commune. Enfin, je ne vous donne pas cet homme pour une âme hésitante et douce; et, au surplus, ce serait l'offenser que de trop plaider pour lui les circonstances atténuantes.)—Quelques années après, il démolit une statue de la République.—Un peu plus tard, ayant réfléchi, il met sa main dans celle de Gambetta.
Maigre, élégant, les pommettes saillantes, les yeux clairs et froids, un peu du nez de Condé, la voix forte et comme bourdonnante, toute sa personne exprime une farouche énergie. On sent qu'il dut être un extraordinaire entraîneur d'hommes. Très dur pour lui-même, strict avec les officiers, il était bon pour les soldats, d'une bonté protégeante d'aristocrate. Vous trouverez sa chromolithographie dans quantité de bureaux de tabac de village; et là, les receveurs buralistes, vieux médaillés, vous diront ce qu'il fut, ce qu'il obtenait de ses hommes, vivant près d'eux, couchant avec eux sur la paille, refusant le lit des bourgeois.
Né pour la guerre,—et pour la guerre d'autrefois, celle qui était vraiment une profession et où la bravoure individuelle avait souvent le premier rôle,—il eut une joie frénétique de vivre, commune chez ceux dont le métier est de donner la mort et de la mépriser. Ici, l'image d'Épinal déroulerait la légende de sa vie civile: les Tuileries, Compiègne, duels, enlèvements, folies... Et une dernière vignette nous montrerait, la soixantaine venue, le général rêvant. Rêvant à quoi? On ne sait, mais peut-être l'entrevoit-on.
Il apparaît, par sa complexion, comme un soldat-gentilhomme de jadis, un maréchal de camp de l'ancien régime ou tout au moins un général risque-tout du premier empire, égaré dans une démocratie niveleuse, empêtré dans des charges bureaucratiques autant que militaires, commandant durant une paix interminable une armée de citoyens et d'électeurs où le patriotisme abonde plus que le tempérament et l'esprit proprement guerriers. D'où, chez le général, un malaise et une angoisse, le sentiment d'une disconvenance croissante entre sa personne et son emploi, entre ses facultés et le milieu où elles ont à s'exercer, entre son idéal de vie et l'état politique de la société où il est condamné à vieillir. Imaginez Villars, ou seulement Marbot, revenant parmi nous. Sourdement, il regrette les soldats du service de sept ans, et les grognards et peut-être, par delà, les partisans et les mercenaires. Il se sent désorienté et désheuré.
Et rien à faire, il le comprend. Je ne pense pas que l'aventure d'un autre général l'ait un instant abusé ou tenté. Mais il se dit qu'une des formes les plus brillantes de la vie d'autrefois, et celle même où tout semblait le prédestiner, est profondément modifiée, mutilée, amoindrie. Changées, la figure et l'âme des armées, changée, la guerre. Et, comme on sait qu'elle ne sera plus ce qu'elle a été tout en ignorant ce qu'elle sera, il est effrayé de cet inconnu. Des armées de deux millions d'hommes, la mélinite, la poudre sans fumée, les fusils à tir rasant, et tout le reste, cela veut une tactique nouvelle: que sera-t-elle? et qui en détient le secret?
Il pressent que les méthodes futures laisseront peu de place au déploiement des qualités par lesquelles surtout il vaut, et que la guerre à venir ne sera plus sa guerre. Et, par un mouvement excusable, ces méthodes mal déterminées encore, mais apparemment contradictoires à ses aptitudes, cette guerre trop savante, peu avantageuse aux «héros», il s'en défie, il les appréhende pour nous. Il se demande à quoi aura servi d'emprunter à l'ennemi son système de recrutement si l'on n'a pas su lui emprunter du même coup son âme patiente, endurante, disciplinée, encline au respect...
Si l'on s'était trompé, pourtant? Qui sait, après tout, si, dans cet immense et sanglant jeu de mathématiques, les chefs héroïques prompts à payer de leur peau et les troupiers d'antan, les «troupiers finis», ne pourront pas jouer un rôle inattendu? Mais y seront-ils encore, ces troupiers? Puis, il songe que, en tout cas, il sera trop tard pour lui, que la fâcheuse «limite d'âge» le guette, que la retraite ajoutera à l'oisiveté de ses vingt dernières années une vieillesse inutile et qu'il n'aura rempli ni tout son mérite ni toute sa destinée naturelle. Concevez, je vous prie, sa mélancolie et son pessimisme.
Les a-t-il laissé percer devant des reporters? Non, puisque le fait a été nié publiquement par le ministre de la guerre. Mais, quand il aurait trahi, dans un moment d'imprudente expansion, son désenchantement et sa défiance, aurait-il donc commis une infamie? Assez d'affirmations optimistes compenseront cette boutade, la réduiront à un avertissement maussade, peut-être utile. Et il est d'ailleurs singulier que ceux qui ont accablé le général persistent à tenir pour criminelle la phrase du maréchal Lebœuf sur les boutons de guêtre.[Retour à la Table des Matières]