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Les Demi-Vierges

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The Project Gutenberg eBook of Les Demi-Vierges

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Title: Les Demi-Vierges

Author: Marcel Prévost

Release date: March 1, 2004 [eBook #11747]
Most recently updated: October 28, 2024

Language: French

Credits: This Etext was prepared by Walter Debeuf, Project Gutenberg Volunteer,
http://digibooks.ibelgique.com/

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES DEMI-VIERGES ***

Marcel Prévost

Les Demi-Vierges

Préface

Pendant que cette étude paraissait dans un magazine parisien, quelques-unes des personnes qui voulaient bien en suivre la lecture me présentèrent deux objections "sur le fond", comme on dit au Palais, qui me touchèrent vivement. Les voici, aussi nettement formulées qu'il m'est possible:

1º Vous peignez, sous ce nom de Demi-Vièrges, une certaine catégorie de jeunes filles, une minorité, évidemment. Le danger d'une observation pratiquée sur une minorité, c'est que la distraction ou la misanthropie du lecteur l'étende imprudemment à la majorité. Vous avez pu tomber sur un lambeau phylloxéré d'une vigne saine.

2º Même si cette contamination est réelle, même si elle a quelque étendue, doit-on la publier ? Elle n'atteint, dites-vous, qu'une minorité. Le respect de la jeune fille, parmi tant de respects abolis, nous reste à peu près intact. Pourquoi s'acharner à le détruire, accroître le gâchis social où nous vivons?

  ***

De ces deux objections, la première surtout a quelque force.

Mais il me semble que c'est aussi y répondre que de prévenir le lecteur, de le mettre en garde contre une généralisation téméraire, -- de circonscrire, de définir aussi exactement qu'il se peut le coin de monde auquel l'observation s'est appliquée.

Ce n'est pas, en effet, du monde tout court que j'ai parlé, mais seulement du monde oisif et jouisseur, plus spécialement Parisien, ou du moins ayant une part importance de sa vie à Paris: monde aux vagues limites, contigu par quelques points au pays de Cosmopolis, ailleurs baigné par les eaux cythéréennes, mais touchant aussi, par de longues frontières, sans cesse franchies, à la bourgeoisie riche, à l'aristocratie qui s'amuse. Les caractéristiques de ce monde? C'est que les idées religieuses et morales n'y sont jamais des idées directrices. On n'y approuve, on n'y condamne point au nom d'un principe supérieur, infaillible, mais au nom des convenances, de l'opinion des contemporains. Autre signe: il y est admis qu'une jeune fille se divertisse dans la société des hommes.

Tel est, à mon sens, le monde restreint où le type de la demi-vierge se rencontre autrement qu'à l'état d'exception. La généralisation serait donc vraiment par trop simpliste qui dirait:

"Toutes les jeunes filles du monde à Paris sont des demi-vierges..." puis: "Toutes les jeunes filles Parisiennes;" puis enfin: "Toutes les jeunes filles françaises."

Pour les jeunes filles françaises, l'injustice serait d'autant plus forte que la demi-vierge est un type bien plus répandu à l'étranger qu'en France: je ne serais même pas surpris qu'elle fût chez nous une importation. Le flirt est "Anglo-Saxon", et l'on aura beau enguirlander le mot de toute l'innocence et de toute la poésie qu'on voudra, nous avons la vérité sur le flirt. Nulle part moins qu'en France il n'y a de demi-vierges.

***

Reste la seconde objection. Puisque, somme toute, il s'agit, même dans le monde Parisien, d'une minorité, quel besoin de publier cette misère? N'y a-t-il pas plus de danger à la divulguer d'à la tenir secrète?

Non; parce que le mal tend à s'accroître, et s'accroît rapidement. Cela est hors de doute et il n'en saurait être autrement, car les moeurs du monde oisif et jouisseur deviennent de plus en plus les moeurs de tout le monde, et la plus simple bourgeoisie commence à se modeler sur lui. Or, rien n'est plus contagieux que le "genre" demi-vierge. La demi-vierge traverse la vie pimpante, élégante, fêtée: elle concourt avec la jeune femme et lui dispute ses courtisans avec l'avantage insolent de sa verdeur et de sa nouveauté. Pour la fillette d'honnête bourgeoisie, la demi-vierge exerce la fascination du viveur sur le collégien.

Et c'est pour cela qu'il importe de dire aux mères: "Si vous n'avez pas le courage, vous dont les filles grandissent, de vivre exclusivement pour les élever et les conduire, intactes de coeur et de corps, au mariage, c'est-à-dire de recommencer, pour elles, à vivre de la vie des jeunes filles, de grâce, ne les associez pas à votre vie mondaine, ne les habituez pas à vivre comme des femmes. Mariez-les jeunes, mais excluez-les du monde jusqu'au mariage. Rien ne vaut, certes, comme milieu d'éducation, la famille sérieuse; néanmoins un pensionnat bien dirigé vaut toujours mieux que la famille oisive, ouverte à tous les livres, à tous les passants... -- Mais il faut leur apprendre la vie!

-- Non, madame. Il faut leur apprendre le devoir, l'honneur, la résignation. Croyez-vous sérieusement qu'une jeune fille soit bien armée contre les épreuves de la vie parce qu'elle est renseignée comme un carabin sur certains mystères? Nous sommes renseignés, nous autres, et cela ne nous empêche pas de faire parfois de sots mariages."

Et puis, ceci est la grande et profonde raison, le mariage chrétien, qui est le nôtre jusqu'à nouvel ordre, n'est-ce pas ? est fondé sur la conception de virginité, de l'intégrité absolue de l'épousée. (Le remariage est hors de cause: la femme chrétienne qui se remarie est censée avoir fait l'apprentissage de ses devoirs.) Entre la conception chrétienne du mariage et le type de la demi-vierge, il y a donc antinomie irréductible. Or l'éducation moderne des jeunes filles tend de plus en plus à développer le type demi-vierge. Il faut donc changer l'éducation de la jeune fille, -- cela presse ! -- ou bien le mariage chrétien périra. Voilà, en deux lignes, le résumé de mon opinion.

  ***

Je n'ajoute qu'un mot. Ayant raconté les moeurs d'un milieu perverti, j'affirme que j'ai fait tous mes efforts pour ne dire que ce qui me paraissait indispensable. Je m'alarmerais peu de la pudeur, écrite ou parlée, assez inintelligente pour me quereller. "Le reproche d'immoralité, a dit Balzac, qui n'a jamais failli à l'écrivain courageux, est le dernier qui reste à faire quand on n'a plus rien à dire à un poète. Si vous êtes vrai dans vos peintures, on vous jette le mot immoral à la face. Cette manoeuvre est la honte de ceux qui l'emploient."

Marcel Prévost.


LES DEMI-VIERGES

PREMIÈRE PARTIE

I


Tandis que Maud s'asseyait devant le bureau du petit salon et écrivait vivement un télégramme bleu, sa mère, Mme de Rouvre, étendue tout près d'elle sur une chaise longue, dans une posture ankylosée de rhumatisante, reprit son roman anglais et se mit à lire.

Le bureau -- trop bas pour la longue taille de Maud -- était un de ces meubles en acajou foncé, bizarres et commodes, que Londres fabrique et que Paris commence à adopter. De même, l'ameublement du petit salon et de l'autre, beaucoup plus vaste, qu'on apercevait par l'ouverture d'une grande baie, sans rideaux, portait l'empreinte de ce goût d'outre-Manche, amusant et un peu faux, où se réfugie l'élégance moderne, blasée, pour les avoir trop vus, sur les purs et délicieux styles français du siècle dernier. C'étaient des chaises en bâtons courbés, laquées de blanc ou de vert pâle, des fauteuils larges à l'excès, en acajou marqueté de bois des îles, pourvus, au lieu des moelleux oreillers de plume et de soie, de simples coussins plats en maroquin. Les tentures, les portières laissaient tomber des frises leurs plis droits de corah monochrome, de crêpe léger à grandes fleurs orangées, mauves ou glauques. Un feutre ras, d'un ton mousse tirant sur le jaune, étendait par terre une sorte de pelouse unie, -- le gazon fraîchement tondu d'un parc britannique.

Et l'appartement, comme sa décoration, témoignait d'un goût résolu de modernité, informé des commodes d'hier, décidé à les utiliser. C'était le second étage d'une de ces colossales maisons dont un architecte parisien a doté récemment plusieurs avenues voisines de l'Arc de Triomphe. Celui-ci donnait avenue Kléber, tout près de la place de l'Étoile: quinze fenêtres de façade, la superficie d'un vaste hôtel, en plain-pied. Chacune des trois habitantes (Mme de Rouvre divorcée, puis veuve, vivait avec ses deux filles, Maud et Jacqueline) y avait son chez-soi indépendant, ouvrant sur la longue galerie parallèle à la façade. Les jours de bal, un immense hall mobile, occupant toute la cour intérieure de la maison, se montait à l'aide d'ascenseurs au niveau de chaque étage et en doublait l'étendue.

Maud de Rouvre ne déparait point ce cadre, dont elle avait voulu et combiné la moderne élégance. Malgré des hanches rondes et un buste épanoui, elle paraissait mince par la longueur flexible de sa taille, la grâce tombante des épaules, la petitesse de la tête pâle, couronnée de cheveux bruns, mais d'un brun rare, point nommable, comme un tissu d'or qu'on aurait bruni et qui laisserait transparaître, sous la patine, le roux lumineux du métal. Ces lourds cheveux bruns, relevés à la japonaise, découvraient un front étroit, souligné par les sourcils nets comme un trait de pinceau, par les yeux médiocrement grands, mais d'un éclat bleu incomparable; et le nez encore était charmant, mince d'en haut, élargi aux narines, avec ce léger relèvement de la pointe qui donne au visage un air de mutinerie hautaine, et décide, au Conservatoire, la vocation des grandes coquettes. Seule, la bouche rompait un peu l'harmonie des traits: petite, meublée de dents merveilleuses, mais plutôt arrondie que fendue, avec des lèvres où un médecin curieux de stigmates dégénérescents eût noté les plis verticaux, à peine perceptibles. Et il eût sans doute rapproché cet indice de la forme des mignonnes oreilles qui, par en bas, s'attachaient à la tête presque sans lobe.

Mais qui sait ? Peut-être ces légères inharmonies, rompant la monotonie de la beauté féminine convenue, sont-elles l'attirance suggestive, l'appât de mystère par quoi de telles femmes deviennent les plus dangereusement aimées. Celle-ci, penchée sur le blotterde maroquin, couvrant d'une longue écriture rapide le carré de papier, fixait invinciblement le regard, qui eût glissé peut-être, avec indifférence, sur des formes et des traits plus classiques. Sa simple robe de crêpe gris, à ceinture de faille, sans un volant, sans un bijou; ses mains longues, nues de bagues; la fraîcheur de camélia de sa peau, et on ne savait quoi d'indécis dans le dessin des bras et l'attache du cou, la montraient jeune fille encore, -- non plus fillette, mais la vingtième année à peine franchie... Et les hanches larges, et le corsage mûr, et les yeux aux prunelles fixes qu'elle levait maintenant du papier, mordillant les barbes de sa plume, le front barré d'une ride par la recherche d'un mot rebelle, -- encore on ne savait quoi de définitif, d'achevé, d'un peu désabusé même dans l'attitude, dans le regard, eussent fait hésiter et demander: "Est-elle femme ?" De vrai, suivant les jours, suivant ses toilettes, elle s'entendait appeler "Mademoiselle" ou "Madame" dans les magasins où, depuis longtemps, son coupé la menait presque toujours seule, Mme de Rouvre aggravant de rhumatismes chroniques son indolence naturelle de créole.

Rien ne ressemblait moins à Maud que cette pauvre mère valétudinaire, en ce moment étendue sur la chaise longue, le visage angoissé" par les coups de lance intermittents de son mal, -- et ne lisant plus son Tauchnitz tombé de ses mains sur le tapis. Elvira Hernandez avait été belle pourtant, des miniatures de sa jeunesse en témoignaient, au temps où François de Rouvre, gentilhomme girondin en quête de fortune, débarqué à Cuba, vers 1868, s'en faisait aimer et l'épousait, trouvant ainsi, du premier coup, la riche aventure qu'il venait chercher. De cette beauté, nulle trace ne demeurait à présent, dans ce corps réduit par l'arthritisme, ni dans ce visage incroyablement plissé, bouffi, raviné, comme bouilli, qu'elle poudrait outrageusement, ce qui achevait l'apparence de duègne à laquelle peu d'Espagnoles échappent, la quarantaine venue. Déchue de sa grâce, il lui demeurait, au milieu même des souffrances, la frivolité, l'insoucieux optimisme de la jeunesse, avec un goût persistant de la parure, des chiffons voyants, des gros bijoux d'or et des pierres colorées, et il fallait l'autorité despotique de Maud pour l'empêcher de vêtir encore, les jours de promenade, les toilettes de perruche qu'elle se commandait en cachette. Au contraire, quand les rhumatismes la tenaient, elle se négligeait à l'excès, gardait jusqu'au soir le vêtement mis au sortir du lit. Aujourd'hui, par exemple, bien que ce fût mardi, son jour de réception, elle traînait encore, à deux heures après midi, roulée dans une vieille robe de chambre brune à rubans havane, point peignée, point lavée, sous la farine qui lui blanchissait les joues.


Maud achevait son télégramme, le signait, le datait, -- 4 février 1893; -- puis, mouillant légèrement son doigt, elle le passait sur la lisière gommée, et traçait l'adresse.

-- A qui écris-tu ? demanda la mère.

-- A Aaron. Il passe toute l'après-midi à son bureau; j'envoie le "bleu" au Comptoir catholique.

Mme de Rouvre se tourna sur sa chaise en geignant:

-- Et qu'est-ce que tu lui veux, à ce vilain bonhomme ?

-- Je veux une loge à l'Opéra, demain, pour la première... Je lui dis de l'apporter ce soir. Je l'ai si mal reçu mardi dernier qu'il n'ose plus se montrer. Mon petit billet réparera tout, et nous le verrons arriver à cinq heures, faisant des grâces.

Maud garda quelque temps le télégramme dans ses doigts, jouant avec. Elle reprit:

-- Directeur du Comptoir catholique, cela sonnera bien pour les Chantel.

Mme de Rouvre se récria:

-- Pour les Chantel ! je pense que nous n'avons pas besoin de leur montrer ce personnage, faux Alsacien, faux catholique, qui exploite les curés, les bonnes soeurs, les communautés religieuses, et se permet de dire partout qu'il est amoureux de toi, comme si une demoiselle de Rouvre était pour un usurier francfortais, et marié, encore ! Mme de Chantel, pour la première fois où elle met les pieds ici, y trouvera mieux que ça... Nos mardis sont assez suivis !

Maud laissait parler sa mère avec un sourire moitié triste, moitié ironique.

-- Oui, très suivis, murmura-t-elle. Un peu trop de gens de ministère seulement; trop de monde des réceptions ouvertes. Des attachés de cabinet comme Lestrange, des secrétaires députés comme Julien, le résidu des relations de cercle de papa, et nos connaissances de villes d'eaux; ce n'est pas ça qui impressionnera des gens de vieille roche comme Maxime et sa mère.

-- Et Mme Ucelli ?

-- Oh ! celle-là !

-- Comment, celle-là ? l'amie de la duchesse de la Spezzia ?...

-- Justement, interrompit la jeune fille. Cela se dit un peu trop. Si elle rencontre ici les Chantel, il ne faudra pas parler de la duchesse de la Spezzia.

-- Penses-tu que nous aurons les deux Le Tessier? demanda Mme de Rouvre après un silence.

-- Paul, ce n'est pas sûr; il y a aujourd'hui une discussion importante au Sénat sur le privilège de la Banque de France; il doit parler. Mais Hector viendra certainement, comme tout les mardis.

-- Eh bien ! je suppose que si Maxime et sa mère rencontrent ici un sénateur, futur ministre, comme Paul, une sorte de princesse, comme Mme Ucelli...

-- Un directeur de grande société financière catholique, comme Aaron, interrompit Maud ironiquement.

-- Et un gentleman accompli, un homme de sport très en vue, comme Hector...

-- Ils auront lieu d'être satisfaits, conclut la jeune fille. Dieu le veuille !...

-- Crois-tu donc qu'ils en voient tous les jours autant ? Je voudrais assister à une de leurs réceptions, là-bas, en Poitou, à Vézeris !

Maud se leva et pressa le bouton électrique voisin de la cheminée.

-- Oh! fit-elle, je ne sais pas qui les Chantel reçoivent à Vézeris ! c'est peut-être des gens très nuls et très ridicules, mais je suis convaincue que c'est tout ce qu'il y a de plus noble, tout ce qu'il y a de plus respectable et tout ce qu'il y a de plus calé dans la contrée.

Mme de Rouvre répondit:

-- Bah !... Personne n'est si simple que Mme de Chantel. Rappelle-toi cet été, aux boues de Saint-Amand, comme nous nous entendions bien ensemble ! Nos après-midi de bezigue... Nos promenades côte à côte, dans les pousse-pousse...

-- C'est vrai, fit Maud pensive, vous faisiez très bon ménage, toutes les deux.

Elle cherchait, sans se l'expliquer, quels fils invisibles avaient pu lier si aisément, dans la solitude d'une petite station du Nord, le vieil oiseau écervelé qu'était sa mère avec la rigide provinciale, sorte de puritaine catholique et noble, qu'était la mère de Maxime de Chantel.

"Toutes les deux sont pieuses, pensa-t-elle, pieuses avec un peu d'exagération; chacune d'elles a la même maladie avec des accidents différents, et croit l'autre plus malade que soi. Et puis tout cela est mystérieux. Pourquoi ai-je plu à Maxime, moi ?"

Debout contre la cheminée, elle évoquait les quatre journées que Maxime de Chantel était venu passer près de sa mère, à Saint-Amand, et durant lesquelles elle l'avait senti se prendre, se ligoter à elle, malgré lui et presque sans qu'elle y aidât. Brusquement, il était parti, il s'était enfui dans la solitude de Vézeris, où il dirigeait une vaste entreprise agricole. Durant des mois, on n'avait eu de ses nouvelles que par les lettres de Mme de Chantel à Mme de Rouvre. Maud pensait: "N'importe... Il m'aime. On ne m'oublie pas." Et voici qu'il venait, en effet, accompagnant sa mère qui voulait consulter un médecin à la mode.


-- ... Mademoiselle désire ?...

C'était la femme de chambre, appelée par le coup de sonnette de Maud.

-- Tenez, Betty, faites porter ça au télégraphe. Vous pouvez allumer le feu dans le grand salon, mais avant, fermez le calorifère. On commence à étouffer, ici.

-- Bien, mademoiselle.

-- A quatre heures et demie, vous irez chercher vous-même Mlle Jacqueline à son cours. Vous la prierez de s'habiller tout de suite et de venir m'aider à servir le thé au salon.

-- Oui, mademoiselle. C'est tout ?

-- Oui... Ah! attendez. Vers trois heures, il viendra une personne... une jeune fille... qui me demandera. Vous la ferez entrer ici, directement, sans passer par le grand salon, et vous me préviendrez.

-- Même s'il y a du monde ?

-- Même s'il y a du monde. Mais il n'y aura personne, à cette heure-là.

-- Qui vas-tu donc recevoir ? demanda Mme de Rouvre, se dressant péniblement sur son séant.

-- Tu ne connais pas... C'est une amie de couvent que je n'ai pas revue depuis ma sortie de Picpus.

-- Qu'est-ce qu'elle te veut ?

-- Mais je n'en sais rien, fit Maud avec un peu d'impatience. Je sais seulement qu'elle a besoin de me voir.

-- Et elle s'appelle ?

-- Duroy... Etiennette Duroy.

Mme de Rouvre réfléchit un instant:

-- Etiennette Duroy... Non... Je ne me rappelle pas.

-- Tu ne te rappelles jamais rien, répliqua Maud.

Rompant la conversation, elle alla soulever le rideau de la fenêtre; elle regarda, dans l'avenue légèrement feutrée de neige malgré un clair soleil d'hiver, circuler les voitures aux vitres levées, les passants emmitouflés qui pressaient le pas.

La femme de chambre, demeurée sur le seuil du petit salon, demanda:

-- Mademoiselle n'a plus besoin de moi ?

-- Non, répondit Maud.

-- Moi, ma fille, dit Mme de Rouvre en achevant de se mettre sur pied, vous allez me conduire chez moi... Dis donc, Maud !

-- Maman ?

-- Il n'est pas nécessaire que je me presse, n'est-ce pas ?

-- Non. Reste dans ta chambre jusqu'à ce que Mme de Chantel arrive, je te ferai prévenir.

-- Bon. Allons, Betty, votre bras.

Elle s'en allait par le grand salon, appuyée sur la femme de chambre, la jambe gauche lourde et traînante. Avant de sortir, elle se retourna:

-- Maud !

-- Quoi, mère ?

Elle rejoignit Mme de Rouvre, tâchant de brider son énervement... La malade cherchait ses mots, comme embarrassée de ce qu'elle avait à dire.

-- Cette aigrette, fit-elle, tu sais ?... en strass ancien, que nous avons vue l'autre jour au "Vieux Japon"...

-- Oui... Eh bien ?...

-- Eh bien... J'ai oublié de te dire: j'ai écrit. On l'apportera ce soir.

Maud devint rose, subitement; le pli de son front se creusa, et ses yeux bleus noircirent:

-- Mais c'est absurde !... Voyons, ajouta-t-elle en se maîtrisant, quel besoin avais-tu ?...

-- Besoin, non, évidemment, répliqua Mme de Rouvre... Cela me faisait plaisir... et je n'ai pas tant de distractions, n'est-ce pas ? On apportera la note en même temps. Nous n'en sommes pas à compter avec trois cents francs de plus ou de moins, je pense ?

Maud ne répliqua pas; tandis que sa mère s'éloignait au bras de Betty, elle rentra dans le petit salon. Sur le bureau, elle prit distraitement un mince porte-plume en bois, souvenir d'une plage; mais ses doigts étaient si tremblants qu'elle le brisa. Elle en jeta les morceaux dans la cheminée. Betty se montra de nouveau:

-- Mademoiselle ?

-- C'est cette dame, déjà ?

-- Non, mademoiselle, c'est M. Julien.

Maud frappa de la main le marbre de la cheminée:

-- Perdez donc l'habitude, Betty, de dire: "Monsieur Julien" tout court, quand il s'agit de M. de Suberceaux. Devant le monde, surtout, c'est ridicule... Pourquoi n'entre-t-il pas, M. de Suberceaux ?

-- C'est Joseph qui a ouvert... Il ne savait pas où était Mademoiselle. Alors, M. Jul... M. De Suberceaux est allé, sans demander, dans la chambre de Mademoiselle.

Betty avait dit sa phrase tout simplement; Maud ne parut point surprise.

-- Eh bien ! prévenez-le que je l'attends ici.

Restée seule, elle se regarda dans la glace de la cheminée, sans coquetterie, par instinct de mondaine qui va, pour la première fois de la journée, être vue par un homme, fût-ce un frère ou un vieil ami.

Julien de Suberceaux parut sur le seuil du petit salon: un homme de trente ans à peine, vêtu avec une extrême recherche, à la façon d'un élégant de 1830. Il était grand, musclé et mince, avec un visage sec et mat comme en ont les Basques, presque pas de moustache, mais d'admirables cheveux bruns qu'il portait un peu longs. Et l'expression de ce visage à méplats nets, à menton étroit, à lèvres fines, à nez rigide, eût été dure, presque menaçante, sans la clarté de beaux yeux clair, bleu de fleur de lin, des yeux de tendresse et d'indécision, des yeux de femme.

Maud se retourna et le parcourut d'un seul regard, ce regard enchanté d'amoureuse qui trouve une fois de plus charmant, élégant, l'homme qu'elle aime.

Il prit la main qu'elle lui tendait et la baisa, cérémonieusement.

-- Bonjour, mademoiselle... Vous allez bien ?

D'un coup d'oeil il inspectait la pièce où ils étaient et le grand salon voisin...

-- Non... Personne... fit Maud à demi-voix.

Alors il l'attira, la serra, moulée contre lui, lui caressant des lèvres, sur l'étoffe du corsage, le gonflement de la gorge, le sillon mystérieux de l'aisselle, puis remontant jusqu'au col, jusqu'aux yeux, jusqu'aux joues, des baisers qu'elle lui rendit longuement quand ils effleurèrent la bouche.

Ils se séparèrent tout frémissants.

Maud, un peu de rose sur sa peau pâle, revint à la glace de la cheminée, et de quelques coups de doigts remit ses cheveux en ordre et les plis un peu froissés de son corsage. Suberceaux, tombé sur une chaise près du bureau d'acajou, la regardait.

Debout, elle appuya ses mains au dossier d'un fauteuil, en face de lui.

-- Maud !... Maud chérie !... murmura le jeune homme.

Elle le regarda au fond des yeux; d'une voix basse et distincte, bougeant à peine les lèvres, elle dit:

-- Je t'aime.

De ses traits, de ses yeux, de tout son visage et de toute sa personne, l'indécise auréole de virginité qui l'enveloppait tout à l'heure, quand elle écrivait à côté de sa mère, s'était effacée. Elle apparaissait femme, avec cette flamme chaude dans le regard, ce je ne sais quoi de vaincu dans les poses, par où se trahissent les vierges qui ont pâmé une fois sous les caresses.

Julien répondit:

-- J'avais besoin de vous l'entendre dire... j'ai passé de mauvaises heures depuis notre dernière rencontre, chez les Reversier.

Elle s'assit sur le fauteuil, les yeux rassérénés; elle questionna:

-- Le jeu, encore ?...

-- Oh ! non... Au contraire... Tenez, voilà ma nuit.

Il plongea sa main dans la poche intérieure de sa longue redingote, ample de buste et de jupe, pincée à la taille comme une robe: il en sortit à demi, pour les faire voir à Maud, un tas de billets de banque chiffonnés ensemble.

-- Rue Royale ? demanda Maud.

-- Non. Aux Deux-Mondes, contre Aaron.

-- Contre Aaron ? tant mieux ! C'est égal, vous avez tort. Vous m'aviez promis...

Suberceaux fit un geste d'indifférence.

-- Bah ! qu'importe... Je ne serai jamais plus à plat que maintenant; et il faut que je vive, n'est-ce pas ?... Puis cela m'empêche de penser.

Elle lui prit la main, souriant:

-- Qu'est-ce que vous voulez donc oublier?... Moi ?

-- Ah ! vrai, je le voudrais, réplique le jeune homme en retirant brusquement sa main.

Mais aussitôt:

-- Pardonnez-moi... Je suis nerveux et triste. Vous me faites tant de chagrin !

Maud l'interrogea des yeux; il reprit:

-- Vous me faites du chagrin... Vous n'êtes plus à moi... Je ne vous sens plus à moi.

Sans parler, la jeune fille lui montra du regard l'endroit où tout à l'heure ils s'étaient enlacés comme des amants; et le souvenir fit encore frissonner Julien.

-- Toujours des reproches... toujours... Je fais ce que je peux, pourtant, je vous assure.

Suberceaux, peu à peu dompté et calmé, baissait la tête.

-- Il y a si longtemps, balbutia-t-il... si longtemps... que vous n'êtes venue !

Il avait dit ces derniers mots très bas, comme s'il avait peur d'être entendu de celle même à qui il parlait. Et de fait Maud se leva brusquement, les yeux noircis, le front plissé, son joli visage altéré comme lorsque sa mère lui avait parlé de l'aigrette en vieux strass.

Julien était déjà près d'elle, et l'implorant:

-- Oh ! ne m'en veuillez pas, Maud... ! Oui, je sais que cela vous froisse, lorsque je vous en parle... mais je ne peux pas ne pas vous en parler... C'est toute ma vie, à moi, ce souvenir-là... ces deux fois. Je vous le jure, on me dirait: "Elle va revenir dans ta maison... tu l'y garderas une heure... seule avec toi, comme ce deux fois... et après on te tuera, ont te fusillera tout de suite..." j'accepterais, je béniras ceux qui me tueraient... C'est que je vous aime, moi !

Elle demeurait accoudée à la table de la cheminée, le laissant parler. Il poursuivit, la voix entrecoupée:

-- La dernière fois surtout... la dernière fois que tu es venue... le 3 janvier... Oh! que tu es belle, Maud... il n'y a rien de pareil à toi... Il était resté l'odeur de tes cheveux, de tes bras, sur le couvre-pied du lit fermé... Je n'ai pas voulu qu'on ouvrît ce lit et je ne m'y suis pas couché, jusqu'à ce que cette odeur fût tout partie... Et tu ne veux plus !...

Elle se retourna lentement:

-- Comme tu es injuste ! Est-ce que je ne te reçois pas ici autant qu'il te plaît ? Est-ce qu'on nous surveille ? Est-ce qu'on t'empêche de rester dans ma chambre ? Ma mère a fini par trouver cela naturel et les domestiques sont dressés.

-- Non, fit Suberceaux... C'est tout autre chose que de t'avoir à moi, chez moi. Tu dis que les domestiques sont dressés, eh bien ! moi qui n'ai pas peur, n'est-ce pas ? moi qui me moque d'une balle ou d'un coup d'épée... je me trouble en arrivant ici, devant les mines sournoises de ce Joseph et cette Betty... Ta mère a les yeux bandés, elle ne verra jamais rien: soit ! cela me gêne tout de même de lui dire bonjour; j'entre plus librement quand je sais qu'elle n'est pas ici. Et Jacqueline ?

-- Oh ! Jacqueline... Une enfant !

-- Une enfant qui voit tout... et qui sait nous faire comprendre qu'elle y voit.

Maud s'approcha du visage de Julien, et lui tendit sa bouche, qu'il effleura.

-- Je t'aime. Cela doit te suffire... Veux-tu les commodités des amours de bourgeois, quand tu aimes une jeune fille ? Regarde-moi; ne peux-tu pas souffrir un peu, pour m'avoir ?

Julien murmura tristement:

-- Je ne t'ai jamais eue.

-- Ne dis pas cela. C'est de l'ingratitude et du mauvais amour. Je t'ai donné de moi tout ce que je pouvais te donner...

Il supplia:

-- Dis-moi seulement que tu reviendras.

-- Où cela ?

-- Rue de la Baume. Chez moi...

Elle eut un geste d'impatience:

-- Encore !... Je t'ai déjà dit que je suis guettée, surveillée... cette misérable Ucelli qui t'a fait la cour et dont tu n'as pas voulu... elle m'exècre parce qu'elle sait que tu m'aimes... Elle me fait filer, j'en suis sûre, avec sa police d'Italienne, d'entremetteuse princière. Tu ris ? Je ne suis pas fille à m'effrayer pour rien, tu sais bien. Les deux fois que je suis venue rue de la Baume, elle l'a su... elle s'en est doutée, au moins.

-- Je changerai d'appartement.

-- Non, crois-moi, ne demande pas l'impossible; fie-toi à moi pour nous voir le plus souvent et le mieux... Mais ne me tourmente pas. En ce moment, plus que jamais, il faut que je me surveille.

Julien questionna, surpris:

-- Plus que jamais ? Pourquoi ?... Quelque chose en train ?

-- Peut-être, fit Maud.

Il devint très pâle et, un instant, garda le silence. Puis, affectant d'être calme:

-- Est-ce que... vous pouvez me dire... de quoi il s'agit ?

-- Oui, répondit Maud, lentement, les yeux dans ses yeux. Je vais tout vous raconter si vous voulez être... ce que j'ai le droit d'exiger que vous soyez.

Julien fit signe qu'il écoutait. Tous deux, comme sans effort, avaient repris le ton, l'attitude de mondains indifférents l'un à l'autre.

-- Eh bien ! dit Maud, voilà, en deux mots. Au mois de juillet dernier (vous voyez qu'il  a longtemps), nous avons rencontré aux boues de Saint-Amand une dame de province, Mme de Chantel, qui suivait le traitement. Elle était avec sa fille Jeanne, une enfant d'une quinzaine d'années, assez jolie, mais tout à fait nulle. Son fils Maxime est venu passer les derniers jours de la cure avec elle...

Elle s'interrompit:

-- On a sonné, il me semble ?

-- Oui, dit Suberceaux; j'ai entendu le roulement du timbre. Tenez, on ouvre la porte. Des visites, déjà ?

-- Non, c'est une petite... Mais, au fait, vous devez la connaître, c'est la petite Duroy...Etiennette Duroy...

-- La fille de Mathilde Duroy ?

-- Et la soeur de Suzanne du Roy, votre ancienne passion.

-- Oh ! passion !...

-- Non ? On disait que vous aviez été l'initiateur.

-- Est-ce qu'on sait, avec ces filles-là ! répliqua Suberceaux. On n'est jamais le premier, je crois... C'est égal, si vous permettez, je préfère ne pas me rencontrer avec la soeur. Pourquoi diable la recevez-vous ?

-- Elle a été à Picpus avec moi, et on dit qu'elle vit avec sa mère, très honnêtement. D'ailleurs, j'ignore ce qu'elle veut. Mais nous étions bonnes camarades et cela me fera plaisir de la revoir.

La face sournoise de Joseph apparut à la porte du salon:

-- Mademoiselle... C'est cette demoiselle.

-- Je vous quitte, fit Suberceaux.

-- Passez par le grand salon... A ce soir, n'est-ce pas ? Vers cinq heures et demie, revenez. Maman descendra... Faites entrer directement Mlle Duroy ici, par la galerie, Joseph.

Et reconduisant jusqu'à la porte du grand salon Suberceaux pensif, Maud lui dit:

-- Venez... Il sera là... Je veux que vous veniez.

Plus bas, quand il eut passé le seuil, elle lui redit par l'entre-bâillement de la porte:

-- Je t'aime !


II

La visiteuse était déjà introduite dans le petit salon: une mignonne blonde, un peu grasse, aux yeux gris, aux traits ronds et fins, aux cheveux de balle d'avoine, blottie comme une caille dans les plumes de sa palatine, de son manchon, de son chapeau.

En voyant Maud venir à elle, si grande, si brillante, si "dame", elle balbutia un timide:

-- Bonjour, mademoiselle... Je vous...

Mais Maud l'embrassa joyeusement.

-- Mademoiselle !... Vous !... Veux-tu bien rentrer ces vilains mots-là, Tiennette, et me parler comme à la pension !

Etiennette, les joues animées par une réaction de contentement, rendit les baisers.

-- Oh ! c'est gentil, fit-elle, de te rappeler... Moi qui hésitais à venir... J'avais peur d'être mal reçue, figure-toi !

-- Et pourquoi cela, grand Dieu ? répondit Maud, faisant asseoir son ancienne amie et s'asseyant elle-même.

-- Parce que... Mon Dieu !... Le couvent, c'est un vieux souvenir... Plus de quatre ans ! cela suffit à bien des gens pour oublier. Et puis, ajouta-t-elle en baissant la voix, je supposais que, connaissant maintenant ma situation...

Maud sourit:

-- Crois-tu que je ne la connaissais pas au couvent, "ta situation", comme tu dis ?

-- Comment, tu savais ?... On t'avait dit ?... Qui ça ?

-- Mais... les Le Tessier... L'aîné, Paul, celui qui est sénateur depuis l'an passé, était lié avec ce député de l'Aude, avec monsieur... comment donc ?

-- M. Asquin ? demande Etiennette.

Et, sur un signe affirmatif de Maud, elle ajouta, en rougissant un peu, mais sans affecter l'embarras:

-- C'était mon père. Nous l'avons perdu, il y a deux ans.

-- Ah ! c'était ton père ? Cela, je l'ignorais. Je savais seulement qu'il... allait chez ta mère, avec les deux Le Tessier et M. de Suberceaux.

-- M. de Suberceaux était le secrétaire de papa... Il...

Elle s'arrêta court, ressaisie par sa timidité de tout à l'heure. Maud de Rouvre lui prit la main:

-- Voyons, Tiennette, aie donc confiance. Je te dis que je suis au courant de tout... oui, de tout... Je sais aussi l'histoire de Julien avec ta soeur Suzanne.

-- Oh ! je pense bien, répliqua Etiennette en s'essuyant les yeux, cela, tout Paris l'a su... Ma soeur est une telle folle ! Elle s'est affichée avec Suberceaux, comme elle s'affiche avec tant d'autres depuis... C'est égal, fit-elle après un temps, Julien n'a pas bien agi avec nous. Mon père l'aimait beaucoup, maman le recevait comme notre frère. Il aurait dû laisser Suzon tranquille. Et depuis sa rupture avec elle, croirais-tu qu'il n'est même pas revenu à la maison ? Il sait pourtant que maman est malade, et elle était si bonne pour lui ! Enfin, moi, je ne l'aime pas.

Mlle de Rouvre répondit sérieusement:

-- N'en dis pas de mal, Tiennette. Julien est de nos amis.

D'un de ces gestes mutins et câlins qui la faisaient si captivante, Etiennette jeta ses bras autour du cou de son amie, et, presque à genoux:

-- Oh ! pardonne-moi, fit-elle, je ne savais pas... C'est ton ami ? Vois ! je te fais de la peine la première fois que nous nous revoyons... Tu ne m'en veux pas ?

-- Je ne t'en veux pas, répliqua Maud, lui baissant le front. Maintenant, dis-moi pourquoi tu es venue. J'espère que c'est pour me demander de te servir.

Etiennette rougit:

-- Oui... Il a fallu vraiment que j'eusse bien besoin de toi pour oser... J'ai déjà subi tant d'avanies à cause de maman et de Suzanne !... Enfin, tu es bonne, je te remercie. Voici donc ce qui m'amène. Je ne suis pas bien vieille, mais j'ai vu la vie d'assez près pour être sûre d'une chose: que c'est affreux, pour une femme, de dépendre des hommes. On m'a fait la cour, tu comprends, dans le milieu où j'ai vécu...

-- Je crois bien, jolie comme tu es. Sais-tu que tu es devenue un amour ?

Elle remercia d'un sourire, mais les compliments, visiblement, la laissaient indifférente.

-- Entre autres, reprit-elle, quelqu'un que vous connaissez bien (il ne faut pas le répéter, je te dis cela à toi)... M. Le Tessier.

-- Hector ?

-- Non... son frère... le sénateur, le sous-gouverneur de la Banque de France. Il venait beaucoup chez nous, du vivant de papa, et il m'aimait alors comme on aime une gamine... Depuis que j'ai grandi, dame !... je crois que je lui plais... autrement...

-- Eh bien ! fit Maud, qu'il t'épouse !

Etiennette sourit tristement:

-- Oh ! voyons ! ce n'est pas possible.

-- A cause de sa fortune ?

-- Non. Je crois que mon défaut d'argent ne l'arrêterait pas. Mais il y a... tout le reste... N'en reparlons pas, cela me chagrine, tu comprends. Paul Le Tessier ne peut vraiment pas être le beau-frère de Suzanne du Roy.

"Et le gendre de Mathilde Duroy, pensa Maud. Elle a raison."

-- Pauvre chérie ! dit-elle tout haut.

-- Il me reste donc, continua Etiennette du même ton résigné, à être sa maîtresse... car de tous ceux qui m'ont fait la cour, c'est encore lui que j'aime le mieux, parce qu'il est bon... Un peu égoïste, tous les hommes le sont. Mais lui est bon, il souffre à voir souffrir les gens qu'il aime: c'est beaucoup. Seulement... je vais avoir l'air de dire une bêtise... je ne peux pas me décider à franchir ce pas-là. Suis-je née avec un tempérament de petite bourgeoise sage, ou bien est-ce tout ce que j'ai vu autour de moi qui m'a donné le goût de la régularité ? je ne sais pas... Je ne condamne personne, je ne juge personne... je ne suis pas du tout sûre de finir honnête, car ce n'est pas facile, va! partie d'où je pars. Mais enfin, je veux essayer de vivre indépendante, d'avoir ma chambre et mon lit bien à moi, de me suffire.

Elle s'arrêta un instant, quêtant du regard l'approbation de Maud.

-- Continue, fit celle-ci. C'est tout à fait curieux ce que tu me dis là.

-- Alors, voilà, poursuivit Etiennette... J'ai passé par le Conservatoire, tu sais, après Picpus. J'ai eu un accessit de chant et deux premiers prix pour le piano et le solfège. Donner des leçons de piano, ça rapporte trop peu et trop péniblement. J'ai donc appris à jouer de la guitare; je m'en tire assez bien, aussi bien que n'importe quel artiste à Paris, je crois... Ma voix est petite, mais juste et agréable. Je me suis fait un répertoire de chansons 1830... on est à cela maintenant. Je crois que cela pourrait plaire.

-- Certainement cela plairait, s'écria Maud, séduite aussitôt par le côté artistique du projet... Jolie comme tu es... avec tes cheveux... Tu dois avoir une gorge adorable... On t'habillerait en gravure Tony Johannot, chignon pain de sucre à anglaise, manches à gigot, crinoline; tu chanterais du Loïsa Puget sur la guitare... Tout le monde te voudra.

Etiennette rit d'un rire clair: -- Oh ! ce n'est pas si aisé que cela. Il faut des relations, des gens du monde qui vous lancent... Oui... il y a les Le Tessier... Paul y avait songé: une fête champêtre à Chamblais, leur admirable propriété, sur la ligne du Nord... Mais, décidément, présentées par des célibataires, cela avait encore l'air trop cocotte, trop "petite femme"... -- Mon Dieu ! fit Mlle de Rouvre en riant, quelle passion de respectabilité ! -- Il faut tout au rien, ma chère, en ces matières, il me semble... Et ce n'était pas commode. Depuis mon enfance, je n'ai vu que des hommes à la maison, ou des femmes... qui m'auraient encore moins recommandée. Alors j'ai pensé à toi... Tu es riche, tu as de belles relations... Maud l'interrompit: -- D'abord je ne suis pas riche... Quant à nos relations... nous connaissons beaucoup de gens... mais ce n'est pas encore ce que je souhaiterais. Quand nous sommes revenus en France, en 84, il nous restait de la fortune. Papa, qui était de bonne noblesse, aurait pu nous faire fréquenter le meilleur monde. Il a préféré perdre son argent dans les tripots et le semer chez des demoiselles. Nous traînons le boulet de ce passé-là, même après le divorce et la mort... Nous connaissons un tas de cercleux, de dames étrangères, de gens de Bois, de plages et de villes d'eaux. Tout cela changera quand je serai mariée, je t'en réponds. Je suis, comme toi, lasse du monde que j'ai vu chez moi, et je ne me marierai qu'avec un homme du vrai monde, ayant le seul vrai chic, le chic rare, qui consiste en un vieux nom, une grosse fortune territoriale, une famille sans tare et des relations irréprochables... Cela dit, je ne demande pas mieux, faute d'autres, que de mettre à ta disposition les relations que j'ai. Ce sont des gens riches et qui aiment le plaisir; ils ne te seront pas inutiles. Le visage d'Etiennette sourit, d'une gaieté de pensionnaire. -- Oh ! merci, fit-elle... Que tu es bonne ! -- Nous arrangerons quelque chose, poursuivit Maud. Une fête ici... On peut en donner de superbes, dans un halle mobile grand comme les salons de Continental... Compte sur moi, je vais y réfléchir... Tu avais déjà une jolie voix à Picpus. Elle doit être tout à fait posée maintenant. -- Oui, répondit Etiennette... Elle est assez agréable... Si tu veux, nous pouvons essayer. As-tu quelque romance vieux jeu ?

Le piano était tout proche. Elles fouillèrent ensemble dans les cartons.

-- Tiens ! fit Etiennette, ceci est moderne, mais je le chante.

C'était une romance de Chaminade, intitulée l'Anneau d'argent.

-- Peux-tu m'accompagner ?

-- Oui, fit Maud.

Elle s'assit au piano et préluda, tandis qu'Etiennette, appuyée d'une main au piano, penchée sur la musique, chantait:

   Le cher anneau d'argent que vous m'avez donné
    Garde en son cercle étroit vos promessesse encloses...

La voix était d'un faible volume, mais pure comme le cristal effleuré par un archet; l'artiste la ménageait, la conduisait en musicienne experte.

Comme elle achevait le second couplet, es applaudissements éclatèrent derrière les jeunes filles; une voix féminine, puissamment timbrée, cria, accentuant le mot  l'italienne:

-- Brava ! brava !... Tout à fait bien !

-- Ah ! Mme Ucelli, dit Maud.

L'opulente personne, dont le masque romain, les yeux noirs s'harmonisaient assez mal avec des cheveux blondis artificiellement, ouvrit le bras à Mlle de Rouvre et la baisa fortement sur le cou. Mme Ucelli n'était pas seule; une femme, jeune fille ou jeune femme, brune et mince, d'une laideur étrange, l'accompagnait.

-- Mlle Cécile Ambre, une bonne amie de la duchesse et de moi... n'est-ce pas, sciasciona mia, ajouta-t-elle en tapant amicalement sur les joues de la jeune fille. Elle est à Paris pour quelques semaines, chez moi. Je me suis permis de vous l'amener. Elle chante les chansons fin de siècle en perfection. A la Spezzia elle fait a joie de la duchesse et de sa cortina.

Maud tendit la main:

-- Soyez la bienvenue, mademoiselle.

-- Mais vous, ma belle, reprit Mme Ucelli, vous avez decouvert une grande artiste... Oui, mademoiselle, poursuivit-elle en s'adressant à Etiennette qui cachait le bas de sa figure derrière son manchon de plumes... Vous avez une voix de pur soprano, la voix de nos castrats d'autrefois. E quanto è carina ! N'est-ce pas, Cécile ? On dirait un angiolo de Sienne.

Mlle Ambre dit simplement:

-- Oui, madame est très jolie et chante très bien.

Maud présenta:

-- Mlle Etienne Duroy, un de mes amies de pension.

-- Vous êtes au théâtre, mademoiselle ?

-- Non, madame... pas encore.

-- Nous la ferons connaître, n'est-ce pas, madame ? reprit Maud. Elle s'accompagne admirablement avec la guitare.

-- Oh ! cara ! la guitare ! je l'aime tant... Mais tout de suite il faut faire cela, un concert, un grand concert... Je chanterai... et vous aussi, Cecilia, n'est-ce pas ? Quand le donnons-nous, Maud ?

-- Nous y songions, répliqua Maud en souriant. Ce sera pour le mois de mars ou le mois d'avril prochain. Nous inaugurerons le grand hall, vous savez ? le hall mobile.

-- Je crois bien... Un hall admirable, Cecilia, la moitié de la Scala... Cela se monte avec un ascenseur. C'est un appartement... prodigieux, merveilleux, regardez, Cécile. E come bèn accommodato !... Gosto inglese...

Elles se mirent à parler italien, Mme Ucelli faisait admirer à son amie le goût singulier, bien moderne, des tentures et du mobilier. Maud, à mi-voix, disait à Etiennette:

-- Je l'ai en horreur, et au fond, elle m'exècre, à cause de Julien qui a été obligé un jour de la mettre de force hors de chez lui... Oui, ma chérie. Ah ! c'est un vrai tempérament, celle-là, une âme à deux sexes également impérieux. Elle m'exècre; elle corrompt mes gens pour m'espionner: plus d'une fois je l'ai surprise ici en conférence avec Betty ou Joseph. N'importe, si elle peut vraiment chanter à la soirée, cela attirera du monde. Tu lui as plu, parce que tu es jolie... Ne la vois pas trop: vous vous brouilleriez vite.

-- Tu es un amour, répliqua Etiennette. Merci. Je m'en vais tout heureuse... Merci, du fond de mon coeur. Quel dommage que je ne puisse te servir en rien !

Les deux visiteuses, dans le grand salon, palpaient la soie légère des rideaux de vitrage.

-- Reviens me voir souvent, fit Maud, ce sera la meilleure façon de m'être agréable... Je n'ai point de confidents, et j'ai parfois le coeur oppressé, va ! Et puis, ajouta-t-elle après un instant de réflexion, peut-être, moi aussi, te demanderai-je quelque chose. Pourrais-tu me recevoir chez toi... chez ta mère... mettre une pièce de l'appartement à ma disposition de temps en temps ?

-- Mais tout l'appartement si tu veux, chérie. D'autant que maman étant souffrante et ne bougeant guère de sa chaise longue, -- des rhumatismes au coeur, tu sais, -- je suis vraiment maîtresse de maison, maintenant, c'est moi qui mène tout.

-- C'est que, poursuivit Maud en domptant son hésitation et en affermissant sa voix, j'aurais besoin à mon tour d'y recevoir quelqu'un... quelqu'un que tu connais.

-- Julien ?

-- Cela t'ennuie ? Cela te compromet ?

-- Oh ! me compromettre, répliqua tristement Etiennette. Est-ce qu'on me compromet, moi ? Fais ce qui te plaira. La maison t'appartient.

-- Merci. Compte donc sur moi. C'est un petit traité d'alliance que nous signons, n'est-ce pas ? Tu verras que je ne suis pas une mauvaise amie.

Elles rejoignirent, les bras enlacés, Mme Ucelli et Mlle Ambre.

-- Excusez-moi, chère madame, fit Maud. Mlle Duroy, qui nous quitte, me donnait une commission...

-- Vous partez, mademoiselle ? dit Mme Ucelli. Tous nos compliments... Vous aurez le plus grand succès... Venez me voir, rue de Lisbonne, 21, les jeudis soirs... Nous faisons de bonne musique, dans l'intimité.

Etiennette remercia et salua.

-- A propos, reprit l'Italienne, on vous verra demain à la Walkyrie, n'est-ce pas ?

Etiennette répondit:

-- Mon Dieu, madame, je n'ai point de places pour les premières.

-- Oh ! vous n'iriez point, vous, cara, répliqua l'Italienne en lui saisissant les mains comme à une ancienne amie... Une telle artiste... Et si jolie... Che peccato !... Venez dans ma loge... Baignoire 15... Il y aura Mlle Ambre, le comte Rustoli... Qui encore ? Peut-être M. Luc Lestrange, un ami de ces dames de Rouvre.

La porte du grand salon s'ouvrait, poussée par le valet de pied, ganté de blanc, qui n'annonça pas. Un homme d'environ trente-cinq ans, blond, d'une jolie figure un peu fanée et usée, très correct, s'avançait en souriant.

-- J'ai entendu mon nom... Que disait-on de moi ?

Il baisa les mains. Mme Ucelli s'écria:

-- Ah ! signore Lucca ! Voilà qui est bien plaisant: nous parlions justement de vous... Et vous apparaissez comme un fantôme.

Etiennette prenait congé et sortait, reconduite par Maud. Quand celle-ci revint, on s'assit autour de la cheminée.

La cheminée était en marbre blanc, de style néo-grec, presque nue, décorée d'une seule statuette de Tanagra, une vestale tenant un brûle-parfums, et de deux sveltes vases où trempaient deux orchidées. Dans l'âtre une grosse bûche brûlait sans flammes, toute noire avec un coeur de braise.

Presque aussitôt, de nouveau la porte s'ouvrit, livrant passage à une dame âgée, accompagnée de deux jeunes filles habillées pareil, assez jolies, l'air anémique. Elles s'appelaient Marthe et Madeleine. Madeleine plus alerte, plus gaie; Marthe plus silencieuse, souvent distraite, les yeux fuyants, la rougeur prompte. Et pourtant, elles se ressemblaient. Maud présenta:

-- M. Luc Lestrange, chef de cabinet du ministre de l'intérieur; Mme de Reversie, Mlles de Reversier... Mais, au fait, vous vous connaissez, je crois ?

-- Est-ce que M. Lestrange ne connaît pas toutes les jeunes filles de Paris ? dit en riant Mme Ucelli.

-- Non, lui répondit Lestrange à demi-voix. Je ne vois que certaines spécialités.

-- Comment va votre chère mère ? demanda Mme de Reversier en s'asseyant.

-- Elle est un peu souffrante... Nous ne la verrons guère avant cinq heures, je crois.

-- Et Jacqueline ?

-- Jacqueline est allée à son cours de littérature. Mais il est quatre heures et demie. Elle devrait être rentrée. Vous allez la voir.

Mme Ucelli, qui causait avec Lestrange, interrompit:

-- Qu'est-ce donc que ce cours, Maud ? Celui de la rue Saint-Honoré, où un jeune homme de trente ans enseigne la morale aux demoiselles ?

-- Aux demoiselles et aux messieurs, chère madame, rectifia Maud, il y en a pour les deux sexes.

-- Mêlés ?

-- Mêlés. Le cours est mixte.

-- Tiens ! fit Lestrange, il faudra que j'aille prendre là quelques notions de morale.

-- On ne vous laissera pas entrer, birbante; vous avez une trop mauvaise réputation auprès des mères de famille; vous compromettez les demoiselles.

-- Mais non. C'est elles qui me compromettent, je vous assure.

Maud changea la conversation:

-- Qui va à l'Opéra, demain, pour la Walkyrie ?

-- J'ai un fauteuil, fit Lestrange.

Mme de Reversier déclara:

-- On nous a offert des places. Je ne trouve pas que la Walkyrie soit un spectacle convenable pour mes filles.

On se récria... Mme de Reversier jugeait le second acte horriblement inconvenant. Mme Ucelli protestait bruyamment au nom de l'art. Madeleine et Marthe de Reversier prirent part à la discussion, donnèrent leur avis.

-- Mais, demanda Lestrange à Madeleine, puisque vous connaissez parfaitement le livret, à ce que je vois, quel inconvénient y a-t-il à vous mener voir la pièce ?

-- Il y a l'inconvénient que c'est en public, mon cher, et que d'autres "voient que nous entendons". Oseriez-vous dire tout haut les bêtises que vous nous dites en particulier, à ma soeur, à moi, à Jacqueline, à nous toutes ?... Hein, répondez ? Qu'est-ce que vous avez à me regarder comme cela ?

-- Je regarde vos lèvres, fit Lestrange, et je penses à des folies pires que toutes celles que je vous ai jamais dites.

Madeleine de Reversier sourit:

-- Eh bien ! attendez encore un instant avant de me les dire. Il n'y a pas assez de monde... Maman écoute. Elle se méfie de vous, vous savez.

-- Oh ! votre maman est très raisonnable, dit Lestrange. D'ailleurs, voici du monde.

-- Non, c'est le thé.

La valet de chambre entrait, portant la table avec le samovar, les tasses, les gâteaux. Derrière lui, Jacqueline de Rouvre parut: on lui fit fête... Les femmes l'embrassèrent; elle serra la main de Lestrange. C'était une toute petite personne, rousse et grasse, le contraire de Maud et le portrait de sa mère, en plus fin, plus dégagé, plus Parisien, -- une peau de soie, des yeux glauques, toujours à demi cachés par les paupières qui semblaient lourdes d'une langueur de volupté, des formes déjà mûres, des seins et des hanches d'épouse, avec la taille la plus mignonne et une puérilité voulue de geste, de parole et de toilette, des robes courtes de gamine qui remontaient à chaque instant, laissant voir des mollets ronds et rebondis; enfin un être extraordinaire et troubleur, fait pour enflammer le désir des hommes et leur injecter de la folie dans les yeux et dans le sang.

Quand elle fut assise entre Luc Lestrange et Mme de Reversier, celle-ci lui dit en souriant:

-- On parlait de votre cours de morale, Jacqueline. Quel sujet a traité le jeune maître, aujourd'hui ?

Jacqueline baissa les paupières et répondit, sur un ton comique d'innocence:

-- De l'amour dans le mariage, madame.

-- Voilà un beau sujet; qu'en disait-il ?

-- Oh ! je vous referais son discours mot à mot.

Elle se leva, sauta derrière une chaise avec une grâce de bergeronnette, et commença, composant son visage, virilisant sa voix: "L'amour conjugal, Mesdemoiselles et Messieurs, est constitué par deux éléments, aussi étroitement unis en lui que le sont l'oxygène et l'hydrogène dans l'eau... Ces éléments sont la tendresse et la (un temps, il ménage son effet)... et la sensualité. Vous savez tous ce qu'est la tendresse. Le foyer paternel, quand vos mères vous berçaient sur leurs genoux... (etc..., grande tirade, je passe). Reste la sensualité..."

-- Jacqueline, interrompit Maud, tu vas dire des inconvenances !

-- Pas du tout. On m'envoie au cours, j'en profite. Je reprends: "La sensualité, Mesdemoiselles et Messieurs, est plus malaisée à définir, surtout devant un pareil auditoire. Contentons-nous d'y reconnaître l'appel généreux de l'être humain vers la beauté, l'attrait des yeux pour la forme." A ce moment quelqu'un interrompit: "Et les aveugles ?" Le jeune maître fait semblant de ne pas entendre. Juliette Avrezac, qui est ma voisine, me dit à l'oreille: 'Ils ont le toucher si développé !"

Tout le monde riait, y compris les petites Reversier et leur mère, qui semblait avoir oublié les sévères principes énoncés l'instant d'avant. Mme Ucelli ne put se tenir d'aller embrasser Jacqueline.

-- E un fiore... pèro un fiore !

Maud reprit son sérieux:

-- Allons, Jacqueline, assez de folies. Tu ferais bien mieux de servir le thé. Madeleine et Marthe vont t'aider.

Elles s'y mirent toutes les trois, les deux têtes châtaines et la tête rousse penchées autour de la table, les souples tailles courbées en jolies révérences quand elles offraient la tasse. C'était une mode nouvelle de servir, à Paris, le thé fait à même chaque tasse, dans une coupe surmontée d'une petite passoire en porcelaine. On admira.

-- C'est vous, Maud, qui avez découvert cela ?

-- Bon... C'est notre ami Aaron qui m'a rapporté cela de Londres. Il nous comble de cadeaux.

-- Vous avez de la chance, fit naïvement Mme de Reversier. Les "flirts" de mes filles ne nous donnent jamais rien.

-- Ah ! s'écria Maud joyeusement, les voilà... tous les deux... C'est gentil...

Les visiteurs qui entraient, si bien accueillis, étaient deux hommes, l'un jeune, l'autre grisonnant.

Mme Ucelli, en leur tendant la main, répéta:

-- Tous les deux ! Un jour de Sénat !... Ah ! monsieur Paul Le Tessier, ce n'est pas chez moi qu'on vous verrait si fidèle... Peccato ! il faut cette enchanteresse de Maud !

-- Nous espérions bien, chère madame, répliqua Paul Le Tessier, vous trouver ici. Moi, du reste, c'est un peu par hasard que je suis libre. Notre collègue Briard est mort cette nuit; comme d'ailleurs le gouvernement n'était pas prêt pour mon interpellation, on a levé la séance.

Il parlait d'une voix forte et égale, attachant un regard paisible sur son interlocutrice. Toute sa personne robuste, un peu épaisse, sa face fraîche, sa barbe carrée, blonde mêlée de fils gris, ses yeux brun clair qu'il remuait peu, lui donnaient un air de sécurité, de sérénité.

Son frère lui ressemblait, quoique sans barbe, les cheveux drus, plus mince et plus vif, mais avec la même carrure de lutteur, allégie par les sports et la vie active... Et les yeux, bruns aussi, avaient au fond je ne sais quelle lueur plus rieuse, plus ironique, plus sceptique.

-- Quant à M. Hector, dit Mme de Reversier, c'est un fidèle des mardis de Rouvre.

-- Oui, interrompit Jacqueline. Il aime les jeunes filles et il sait qu'on en trouve ici de pas trop bêtes.

-- On en trouve même une qui a trop d'esprit, mademoiselle, réplique Hector à demi-voix, en s'approchant de Jacqueline.

Lestrange avait isolé dans un coin les petites Reversier, et elles riaient, d'un rire un peu nerveux, aux choses qu'il leur disait en sourdine. Mme Ucelli se leva.

-- Décidément, cara, je renonce à voir Mme de Rouvre.

-- Oh !restez, chère madame, fit Maud... Maman va descendre, elle sera désolée.

Mais l'Italienne avait des courses et des visites à faire. Maud, assez contente de la voir partir avant l'arrivée des Chantel, n'insista plus.

-- Qu'est-ce que c'est que cette belle taciturne qu'elle promène? demanda Paul Le Tessier après la sortie des deux femmes.

-- C'est une Niçoise, répliqua Maud, une dame d'honneur de la duchesse de la Spezzia.

-- Jolie recommandation !

Le cercle s'était resserré autour de la cheminée, tous se sentant maintenant en intimité plus étroite. Mais les apartés continuèrent. Mme de Reversier recommandait à Paul une oeuvre de bienfaisance à laquelle elle voulait intéresser le gouvernement; Jacqueline faisait des coquetteries à Lestrange pour l'enlever aux petites Reversier. Hector causait avec Maud, à demi-voix.

-- Pourquoi cette convocation spéciale aujourd'hui ? demanda-t-il.

-- Nous attendons la première visite de gens avec qui je veux faire des relations. Je tenais à votre présence pour décorer notre salon, voilà tout.

-- Dieu ! que je suis flatté ! Et qui attendons-nous ?

Maud sourit. Hector insinua:

-- Un mari ?

Elle ne répondit pas à la question, elle dit seulement, après un temps:

-- Êtes-vous un ami, Hector ?

Le jeune homme fut touché par le ton sérieux de la question.

-- Certes, dit-il, ma chère enfant... Mon frère a été plutôt l'ami de votre père; mais moi, je vous ai connue toute petite...

Et, s'apercevant qu'il s'attendrissait à ce retour sur le passé, il se maîtrisa aussitôt et plaisanta:

-- Vous savez bien que j'ai eu un faible pour vous, vers quinze ans.

-- Ne blaguez pas, cher, je vous prie, répliqua Maud. Vous n'avez jamais eu de faible pour moi, je le sais; je ne vous en veux pas... Mais je vous crois incapable de chercher à me faire tu tort.

Il protesta du geste.

-- Bon. Je le sais. Rappelez-vous que j'aurai peut-être besoin de vous...

Les éclats de rire l'interrompirent. On écoutait Jacqueline. Elle disait:

-- ... Non, je vous assure, il n'a pas le même coup de lance avec toutes ses clientes... Avec les vieilles dames qui l'appellent "M. de docteur Krauss", il douche mélancoliquement, par devoir, en détournant la tête: l'eau tombe où elle peut. Avec les jolies femmes un peu mûres, il plaisante, il dit des bêtises, il s'amuse à leur arracher des petits cris, à les chatouiller avec son jet, à leur faire peur. Mais pour les jeunes filles, il a la douche virginale, caressante, pudique. A peine s'il vous effleure, jamais un mot leste, jamais une brusquerie. Et il vous parle de musique, de littérature, de bals... tandis qu'on est toute nue en face de lui; rien n'est plus comique...

Elle s'interrompit:

-- Chut ! Taisons-nous... On a sonné... Ce sont les raseurs.

Avant qu'on n'ouvrît la porte, déjà elle était assise près de la table à thé, sérieuse et correcte comme une pensionnaire sous l'oeil de la surveillante.

Le domestique, cette fois, annonça:

-- Mme la vicomtesse de Chantel... Mlle de Chantel... M. Maxime de Chantel.

Un peu cérémonieusement, silencieusement presque, les politesses de bienvenue furent échangées. Jacqueline souffla à l'oreille de Marthe:

-- Hein, sont-ils assez de leur province ? Madame, son garçon et sa demoiselle... Non, mais regarde-les !

Certes, l'entrée des Chantel dans ce salon ultra-moderne, parmi ces hommes élégants, ces femmes pimpantes, habillées par Doucet, chapeautées par Reboux, contrastait assez plaisamment. Les trois Chantel étaient vêtus de noir, d'un de ces innombrables deuils de cousins qui enténèbrent chaque année les grandes maisons de province; et ce deuil, maladroitement taillé, gauchissait encore, diminuait les deux femmes, vieillissait Maxime par la coupe surannée de la redingote en drap uni, de l'étroite cravate noire nouée sous le col rabattu.

-- C'est égal, répondit Marthe de Reversier à Jacqueline, ils "ont de la branche", tous les trois.

Elle aussi avait raison? Accoutrés en provinciaux, ils gardaient l'air de nobles de province, mais de vraie race, d'une aristocratie terrienne sans macule de sang roturier. Mme de Chantel, maigre, petite et sèche, montrait un visage de religieuse, blanc comme une hostie; la forme du chapeau couvrait presque entièrement les cheveux à peine grisonnants; mais ses yeux noirs souriaient, d'une douceur imprévue, à la fois innocents et passionnés, tout pareils aux yeux de sa fille Jeanne qui, d'ailleurs, lui ressemblait. Jeanne avait les mêmes cheveux abondants, noirs et miroitants comme le jais de son corsage; plus grande que Mme de Chantel, moins émaciée, sa pâleur tout de suite rougissait au moindre mot, sa timidité s'effarait... Et Maxime, avec sa redingote provinciale, son pantalon d'ancêtre, sa chemise dont le col recouvrait la mince cravate nouée en forme d'X, Maxime maigre et solide, les traits pensifs, les yeux ardents comme ceux de sa mère et de sa soeur, évoquait l'officier de province, mais l'officier noble, en bourgeois.

-- Monte prévenir maman qu'ils sont arrivés, dit Maud à l'oreille de Jacqueline. Qu'elle passe sa robe de grenadine noire. Pas de jaune, pas de vert. Et qu'elle mette un corset.

-- Bon. Je la sanglerai moi-même, s'il le faut, répliqua la petite en s'esquivant.

Un silence assez froid s'était répandu dans le salon après l'arrivée des Chantel. Maud avait près d'elle Mme de Chantel: elles se complimentaient avec un peu de gêne. Jeanne, à côté de sa mère, ne bougeait pas, ne levait pas les yeux de terre. Assis en face de Maud, entre Mme de Reversier et Hector Le Tessier, Maxime, fort pâle, mordait par un tic familier le bout gauche de sa courte moustache. Il se forçait à regarder les meubles, les tentures, l'installation de la maison, mais ses yeux revenaient à Maud, invinciblement à Maud, qui lui avait distraitement serré la main, qui ne le regardait plus, et qu'il voyait si jolie, d'une beauté renouvelée, recréée dans ce cadre choisi par elle, orné par elle, à ce point qu'il ne la reconnaissait plus, qu'il se demandait comment il avait osé là-bas, parmi la solitude d'une petite ville d'eaux forestière, hausser jusqu'à elle une pensée de son coeur, et depuis enfouir en soi la semence du souvenir, la laisser germer, grandir, épanouir les plus dangereuses fleurs de l'amour.

Hector Le Tessier observait le nouveau venu et le sondait du regard. Parisien avisé, informé des dessous de ce monde aux moeurs commodes où il fréquentait sans s'y fixer, il devina l'intrigue qui se nouait ici, dans ce salon, autour de cette cheminée et de ce samovar, et supputa en dilettante les chances qu'elle avait de virer à la comédie ou au drame... "Les Rouvre sans le sou, derrière la façade de luxe... Maud lasse de la société où elle vit, résolue à se caler dans le monde par un mariage solide... Le provincial emballé à fond de train, prêt à sauter le pas... Oui... Mais Suberceaux ?... Il est amoureux, elle est amoureuse... même leur mode un peu animal de s'aimer les rend sympathiques, malgré leur tempérament d'aventuriers... Beau sujet de pièce ! Heureusement, je n'y suis qu'un indifférent spectateur !" Il se réjouit de la neutralité promise à Maud tout à l'heure: "Spectateur indifférent... et j'en suis bien aise."

Maxime, à présent, s'oubliait tout à fait, ne détachait plus ses yeux de Maud qui ne le regardait point.

-- C'est bizarre, pensa Hector. Ce visage-là ne m'est pas inconnu.

Mme de Rouvre entrait. Elle était vêtue de grenadine noire, et ce noir la rajeunissait,  l'embellissait. Mais, entre les seins, dans l'échancrure pointue du corsage, l'aigrette de vieux strass étincelait.

-- Pourquoi as-tu laissé maman mettre ça ? dit à voix basse Maud à Jacqueline, qui suivait sa mère.

-- Ah ! fit la petite, j'ai essayé; mais si tu crois que c'est facile !

A la vue de Mme de Rouvre, Mme de Chantel s'était levée; éclairée d'une vraie joie, elle allait vers elle; elles s'embrassèrent et se mirent à causer aussitôt, l'absence oubliée, leur verbiage de malades raccordé au passé, tout naturellement:

-- Oh ! chère amie... comment allez-vous ? votre genou ?

-- Hélas ! je suis bien reprise, ma bonne amie. J'ai passé ma journée étendue. Mais vous ? votre épaule ?

-- Beaucoup, beaucoup mieux. Imaginez que j'ai découvert les pilules du docteur Levert...

Elles s'assirent dans un coin, chacune pressée de parler, n'écoutant point l'autre, toute à la confidence de ses misères.

Hector s'était rapproché de Maud:

-- Comment les appelez-vous exactement ? demanda-t-il. J'ai mal entendu leur nom, quand on a annoncé.

-- Chantel. Vicomtesse de Chantel.

-- Alors c'est bien cela. J'ai connu Maxime de Chantel.

Maud demanda vivement:

-- Vrai ? Où cela ?

-- Au régiment. Il y a huit ans. Il a été mon sous-lieutenant, à Châlons, quand j'étais volontaire dans les dragons.

-- En effet. Il a passé par Saint-Cyr et est resté trois ans officier... Il a dû donner sa démission à la mort de son père pour s'occuper de ses terres du Poitou qui sont immenses. Il ne vous a pas reconnu ?

-- Oh ! c'est trop naturel. Je n'étais pas un dragon tellement éminent ! Et puis, en ce moment, il me parait hors d'état de reconnaître qui que ce soit. Dois-je me rappeler à lui ?

Maud réfléchit un instant:

-- Vous n'avez pas oublié votre promesse ?

-- Non... Même, si je puis vous servir en quelque chose ?

-- Oui, vous le pouvez. Rappelez-lui où vous l'avez-vu. Apprivoisez-le. C'est un sauvage, vous savez !

-- Pour le moment, répliqua Hector, je crois qu'il flanquerait volontiers quinze jours de prison à son ancien cavalier. Regardez !

En effet, Maxime, le visage ravagé, les traits crispés, guettait l'entretien d'Hector et de Maud, leur allure de confidents.

-- Je vais le calmer, fit Hector.

Il profita du remous causé par l'entrée du peintre Valbelle -- grand garçon athlétique, teint coloré, poil grisonnant -- pour joindre Maxime.

-- Monsieur, voulez-vous me permettre d'invoquer de vieux souvenirs ? J'ai eu l'honneur de servir sous vos ordres, à Châlons. Monsieur Hector Le Tessier.

L'ironie légère dont Hector saupoudra le respect apparent de sa phrase échappa à Maxime. Sa figure se détendit, s'éclaircit. Il sera la main d'Hector.

-- Ah ! monsieur, je suis enchanté... Je me rappelle fort bien... Le Tessier... Vers 84, n'est-ce pas ?

-- 83, rectifia Hector.

-- 83... Vous êtes des Deux-Sèvres ?

-- Oui, monsieur: de Parthenay. Je reconnais, à la fidélité de votre mémoire, l'excellent officier que vous étiez.

-- J'aimais beaucoup mon métier, déclara Maxime, la voix timbrée d'un peu de tristesse.

Paul Le Tessier s'approchait, puis Mme de Chantel et Mme de Rouvre, surprises de voir les deux hommes en si promptes relations. On admira le hasard qui les réunissait à dix ans de distance.

-- Pas bien romanesque, le hasard, observa Paul Le Tessier. M. de Chantel a été officier pendant trois ans, il a connu à peu près deux mille recrues... Il doit en avoir rencontré plus d'une dans la vie, depuis.

-- Oh ! le vilain arithméticien, dit Mme de Rouvre. Toujours des chiffres, toujours des preuves que ce qui arrive devait arriver ! Moi, je dis que c'est une rencontre extraordinaire, et qui prouve que ces messieurs doivent être amis. Voilà.

-- J'accepte l'augure, madame, déclara Hector. Et si M. de Chantel reste quelque temps à Paris, j'espère qu'il se servira des deux vieux Parisiens que nous sommes, mon frère et moi, quoique natifs de Parthenay... Vous nous ferez bien, d'abord, la grâce de dîner au cabaret avec nous, demain ?

Maxime accepta; leur entretien se poursuivit, d'un ton de camaraderie sincère; tous deux, à parler du passé, revivaient un peu cette première jeunesse irrevivable, déjà regrettée, la trentaine proche. D'autres visiteurs entraient, cependant: une Mme Duclerc, femme d'un pastelliste à la mode qu'on ne voyait jamais avec elle, jouant à des façons de grisette rendues piquantes par son visage de vierge à bandeaux; le romancier "féministe" Henri Espiens, méridional chevelu, têtu et bavard; Mme Avrezac et sa fille Juliette, deux brunes, minces et jolies, qui semblaient deux soeurs; enfin une cousine de Maud, Dora Calvell, petite Cubaine aux joues de citron clair, aux cheveux quasi bleus, au parler roucoulant scandé par des regards d'incendie. Elle venait seule, sa dame de compagnie laissée dans l'antichambre.

Maud attira Jacqueline à l'écart:

-- Eh bien ! cela ne va pas mal, n'est-ce pas ?

-- Oui, mais il ne faudrait pas trop d'amitié entre Chantel et les Le Tessier... Tu sais, les hommes entre eux, c'est des alliés contre nous.

-- Oh ! je suis sûre d'Hector.

-- Et de Paul ?

-- Tu as raison. Mais Paul, je le tiens.

Elle fit, du doigt, signe à Paul de les rejoindre.

-- Beau sénateur, lui dit-elle d'un ton enjoué, vous aurez manqué aujourd'hui ma plus jolie visiteuse.

Paul sourit:

-- Je sais. C'est moi qui vous l'ai envoyée.

-- Allons donc ! La petite cachottière ! Elle ne me l'a pas dit.

-- Elle n'osait pas venir. Je lui ai assuré que vous étiez un bon et loyal camarade... pour ceux qui ne barrent pas votre chemin, ajouta-t-il avec un sourire.

-- Et moi, j'ai promis de la faire débuter ici et de convoquer tout Paris à ses débuts. Savez-vous qu'elle est adorable et que vous êtes un heureux sénateur ?

-- Oh !fit Paul Le Tessier: comme disent les rois d'opérette, je ne suis pour cette jeune fille qu'un père.

-- Qui voudrait de l'avancement, fit Jacqueline entre ses dents. Enfin ma soeur est gentille pour votre fille, n'est-ce pas ?

-- En revanche, poursuivit Maud en baissant la voix, je vous demande votre alliance pour des projets à peine ébauchés, mais dont le succès me tient au coeur.

Paul visa Maxime, du regard.

-- Lui ?

-- Oui. Hector est mon allié. Et vous ?

-- Moi aussi, bien sûr...D'autant qu'il ne sera pas à plaindre, ce soldat-laboureur. Tiens !... Aaron avec Julien !...

Suberceaux, correct et impassible, entrait, suivi d'un petit homme rond et couperosé, ventru et suant, l'air usurier de Francfort, malgré la coupe anglaise de sa vêture, le gardénia rouge de sa boutonnière, malgré le lustre vif de son chapeau et de ses bottines. On présenta pompeusement:

-- Le baron Aaron, directeur du Comptoir catholique.

Le gros homme saluait à droite et à gauche, serrait des mains, semblait rouler sur le tapis du salon comme une boule qu'on se renvoie.

-- Mademoiselle, balbutia-t-il en s'approchant de Maud et en tirant une enveloppe de sa poche, voici la loge, pour demain... pour l'Opéra...

-- Ah ! merci, fit simplement Maud. Et elle déposa l'enveloppe sur une console.

On s'était dispersé dans les deux salons, suivant l'élection des affinités. Espiens avait attiré Mme Avrezac dans le boudoir de Maud; on ne les voyait plus; seulement, de temps en temps, on entendait un rire étouffé, tout de suite suivi d'un arpège jeté sur les touches du piano. Juliette Avrezac, isolée près de Suberceaux, lui parlait à voix basse, avec des gestes brusques de nerveuse, qui semblaient souligner des reproches; et lui écoutait indifférent, les yeux à une ébauche de Turner, cadeau d'Aaron, nouvellement accrochée au mur. Autour de la table à thé, Valbelle et Lestrange plaisantaient Dora Calvell, à la vive joie de Jacqueline, de Marthe et de Madeleine: et la petite créole, le sang brunissant ses joues de citron, roucoulait comme un ramier, donnant, parmi ses rires, joyeusement la réplique aux deux hommes:

-- Une sauvage ! monsieur Valbelle ! ... Vous voulez me faire poser une petite sauvage... Ah ! non, je vous remercie... Vous êtes poli.

-- Mais non, comprenez donc, disait Valbelle: ce n'est pas une sauvage comme les autres, c'est Rarahu.. la poésie... l'amour... enfin, tout à fait votre type.

-- Et le costume vous ira divinement, observa Lestrange.

-- Comment est-il, ce costume ?... Oh ! vous vous moquez de moi, parce que vous savez que je suis bête... Je suis sûre qu'il n'y a pas de costume du tout.

-- Mais si... il y a des feuilles... beaucoup de feuilles de palmier... C'est très convenable, on en met autant qu'on veut.

-- Bien sûr, dit Jacqueline; moi, je poserais cela tout de suite à M. Valbelle, si j'avais le type.

A l'oreille de Marthe elle ajouta: "Tu vas voir, Dora va dire oui. Elle est adorable."

Dora, après réflexion, objecta:

-- Maman ne voudra jamais.

-- Oh ! fit Lestrange, il n'y a pas besoin de lui dire... Vous vous ferez accompagner à l'atelier par cette bonne Mlle Sophie.

C'était la dame de compagnie de Dora, célèbre dans un certain monde de fêteurs parisiens pour sa docilité et son mutisme. On l'asseyait sur une chaise, dans l'antichambre, elle s'endormait aussitôt et ne bougeait que lorsqu'on venait la réveiller.

La petite Calvell méditait. Enfin elle proféra cette réponse qui fit tomber ses amies dans des convulsions de fou rire:

-- Eh bien ! je veux bien... Mais promettez-moi qu'on ne verra pas ma figure.

Maxime, qu'Hector avait laissé seul après s'être fait présenter à sa soeur Jeanne, regardait, écoutait; et il se demandait: "Est-ce que je rêve ? Suis-je né dans un monde à part ? est-ce là les moeurs et le langage du monde moderne ? Ces propos de brasserie, qui valent encore mieux, il me semble, que telle causerie à voix basse... Ces gestes de frôlement qu'on ne se donne pas la peine de dissimuler... Et ce mot odieux qui résonne sans cesse comme un appel de libertinage: "Mon flirt... Elle a flirté... Nous avons flirté... C'est un flirt de ma fille..." Voilà les gens qui entourent Maud... Voilà ce qu'elle voit... ce qu'elle entend... Alors ?"

Maud ne lui avait pas encore adressé la parole. A ce moment, elle le regarda, trop proche à son gré des caillettes libertines qui entouraient Lestrange et Valbelle; elle devina son étonnement irrité; elle vint à lui, tout droit:

-- A quoi pensez-vous, monsieur de Chantel ? dit-elle en rivant sur lui son regard.

Et elle recula vers l'angle du salon, forçant le jeune homme à l'y suivre.

-- Je pense, répondit Maxime très grave, que ma solitude de Vézeris est l'asile qu'on ne devrait jamais quitter, lorsqu'on est, comme moi, un provincial et un paysan.

Malgré lui, il avait mis dans ses paroles toute l'amertume qu'il avait goûtée, en se comparant, sous les yeux de la femme qu'il aimait, à ces hommes élégants, brillants, causeurs aisés, comme Lestrange, Le Tessier, Suberceaux.

-- Alors, demanda Maud lentement, vous allez retourner à Vézeris ?

-- Oui. J'ai accompagné ma mère à Paris, parce qu'elle ne sait pas voyager seule. Elle va y rester plus ou moins longtemps, suivant les prescriptions du docteur Levert. Moi je ne sers à rien ici: je repartirai pour Vézeris et ne reviendrai plus que pour la chercher. Paris est trop grand pour moi: même quand j'y suis, comme aujourd'hui, j'ai l'impression d'en être absent. Mon pays natal, avec ses faibles coteaux, ses plaines aux horizons mystérieux, est plus près de mon coeur.

-- Ah ! fit Maud, baissant lentement les paupières.

Maxime reprit, s'exaltant peu à peu au son de sa propre voix:

-- Ces solitudes m'ont fait tel que je suis, à leur image, voyez-vous. J'ai le même coeur que mes bergers, immobiles d'un crépuscule à l'autre en face de l'horizon: mes sensations sont lentes et profondes, si profondes qu'une fois éprouvées leur seul ressouvenir suffit à combler ma pensée durant de longs mois... Ici, on éprouve vite et peu; la parole est rapide et brève comme la sensation; moi, je suis lent à parler, parce qu'on ne saurait exprimer vite de si lointaines sensations... Pardonnez-moi, je ne sais pourquoi je vous dis ces choses.

-- Parlez-moi, au contraire, fit Maud. Rien de ce qu'on raconte là (elle montra les groupes de Suberceaux, de Jacqueline, de le Tessier) ne saurait m'intéresser autant.

-- Vous êtes bonne de me le dire, au moins... Voyez, je ne suis même pas assez maître de moi pour vous cacher cette émotion ! Tout ce qui me rappelle une chose passée... une chose heureuse, me bouleverse ainsi. Et ma présence ici, après des mois, me rappelle si vivement nos quatre jours de Saint-Amand...

Maud l'interrompit:

-- Je ne les ai pas oubliés, moi non plus.

Ils se turent. En relevant les yeux sur M. de Chantel, la jeune fille fut effrayée de leur flamme.

"Assez de roman pour aujourd'hui," pensa-t-elle. Et, coupant court d'avance aux mots de passion qu'elle devinait pressants sur les lèvres de Maxime, elle dit tout haut, de façon à être entendue:

-- Il faut venir à l'Opéra demain, dans notre loge: c'est convenu ? Jeanne viendra aussi, n'est-ce pas ? Où est-elle, notre Jeannette ? Comment ! elle parle, elle s'apprivoise !

Jeanne de Chantel causait d'un air timide avec Hector Le Tessier. La phrase de Maud suspendit net la conversation, et l'enfant, toute rougissante, vint se réfugier auprès de son frère. On rit un peu.

-- Comment l'avez-vous apprivoisée ? demanda Maxime en promenant ses doigts dans les boucles brunes de sa soeur.

-- Je lui ai parlé de vous, monsieur.

Tout de suite, cette âme neuve avait requis la curiosité d'Hector. Il la devinait si différente des petites âmes, fripées sous leur masque de virginité, qu'il guettait à travers les salons de Paris, non par goût de débauche, comme Lestrange ou Suberceaux, mais par dilettantisme spécial de collectionneur. Il l'avait questionnée doucement, paternellement presque, lui parlant de ce frère qu'il avait connu, de ce Poitou, leur pays commun; et l'enfant livrait bientôt sa confiance, avec l'abandon des timides, une fois rassurés. D'une voix paisible, atténuée, comme ouatée par l'habitude du silence, elle contait son enfance, sa jeunesse là-bas, sans fêtes, sans compagnes, -- élevée par sa mère, enseignée par Maxime.

-- Oh ! chérie ! dit Maxime, embrassant la jeune fille sur le front.

-- Voyons, fit Maud, un peu impatiente, que décidons-nous pour demain soir ? M. Aaron et M. de Suberceaux ont leurs places, ainsi que vous, messieurs, ajouta-t-elle en s'adressant aux Le Tessier; vous êtes du Tout-Paris. Mme de Chantel et Jeanne partagent notre loge. M. de Chantel voudra bien conduire ces dames ?

-- Je dîne avec vos amis, mademoiselle, répondit Maxime, mécontent que Maud eût brisé l'entretien, tout à l'heure.

-- Eh bien ! vous nous rejoindrez avec eux, après dîner, voilà tout. C'est entendu, n'est-ce pas ?

Elle fixait sur lui un regard adouci: il s'inclina. Suberceaux affectait de ne pas les voir et semblait causer fort attentivement avec Paul Le Tessier.

Mme de Chantel se leva. Aaron baisa la main de Mlle de Rouvre. Il était près de sept heures, tout le monde prit congé.

Suberceaux s'approcha de Maud. Elle lui dit:

-- Bien. Un bon point. Vous vous faites pardonner votre méchante humeur de tantôt. Vous avez été convenable.

-- C'est lui ? demanda dédaigneusement le jeune homme, en montrant du regard le dos de Maxime de Chantel.

-- Oui.

-- Il a l'air bien provincial.

Maud dit sèchement:

-- C'est un fort galant homme, mon cher, et il vaut mieux...

-- Que moi ?

Maud répliqua:

-- Que nous... Maintenant, ajouta-t-elle, sauvez-vous; n'ayez pas l'air de rester ici après les autres. A demain.


III


Non, déclara Hector Le Tessier (il achevait de dîner avec son frère et Maxime, au restaurant Joseph), le monde où nous nous sommes rencontrés hier, mon cher Chantel, n'est pas absolument un monde d'exception; ces jeunes filles que vous avez vues faire la roue devant les hommes, que vous avez entendues rire à des plaisanteries louches, répondre sur le même ton, -- et encore elles se tenaient devant vous ! -- ne sont pas des jeunes filles tellement exceptionnelles... C'est le monde oisif contemporain, et c'est la jeune fille contemporaine de ce monde-là. -- Si Dora Calvell est sans contredit un peu... coloniale, les autres échantillonnent en juste proportion la jeune personne de Paris jouisseur, celle qui a des parents à l'aise et sans morgue qui va au Bois, au bal, au théâtre, à Aix, à Trouville, qui fait de l'hydrothérapie, du tennis, des parties de rallies; vous y verrez représentés tous les degrés de l'échelle sociale entre la grisette et l'héritière des hautes familles historiques. Mme de Reversier est la femme d'un brave Berrichon un peu noble, ancien préfet de l'Ordre moral: intérieur correct, jolie fortune. M. Avrezac, de son vivant, fabriquait des produits chimiques, en grand, au Vésinet; sa veuve est riche... Vous connaissez sans doute les excellentes origines de la famille de Rouvre: Jacqueline a été fort bien élevée... Non, ce n'est aucunement du monde mêlé, du demi-monde. Ce ne sont pas des déclassées. Je ne vois de douteuses, parmi les jeunes filles qui fréquentent ce salon, que la petite Dora, bien née d'ailleurs, et une certaine Cécile Ambre, dont le masque eût fait rêver Baudelaire, mais qu'on reçoit partout comme dame d'honneur d'une princesse italienne... Toutes, et telles autres que vous connaîtrez, sont aussi naturellement le produit du Paris libertin et jouisseur que cette fine champagne est le produit des vins blancs de Charente... Ni l'une ni l'autre ne me déplaisent, ajouta-t-il en avalant ce qui restait dans son petit verre.

Paul Le Tessier choisissait un cigare, avec de longues précautions:

-- Voilà Hector à cheval sur son dada, dit-il. Au chapitre des jeunes filles, il est inépuisable.

Maxime, qui avait peu parlé pendant le repas et qui ne fumait point, répondit:

-- Mais je le trouve très intéressant.

Les paroles d'Hector Le Tessier visaient si juste les secrètes anxiétés de son coeur ! De cette visite de la veille, il était sorti bouleversé et ensorcelé. Maud si belle, qui avait eu des mots si pénétrants pour lui rappeler la communion de leurs souvenirs, certes, celle-ci, il l'avait trouvée irréprochable, telle qu'il la souhaitait. Mais les autres ? Ces chattes frôleuses, dont le titre et la vêture de vierges rendaient les discours, les allures plus déconcertants ? Elles étaient les soeurs, elles étaient les compagnes de Maud, un peu plus jeunes qu'elle, seulement... Maud les entendait, leur répondait, pensait d'accord avec leur pensée, peut-être !... A imaginer cela, l'ancien dragon sentait germer un ferment de colère contre ces gens, contre ce Paris qui peut-être avaient souillé l'âme blanche de la femme élue par lui presque au lendemain de l'avoir vue, aimée depuis avec l'ardeur concentrée des âmes fortes où la solitude, l'absence, loin de les abolir, échauffent les passions... Mais peut-être aussi Maud, parmi ces impuretés, demeurait-elle pure, ignorante du mal, traversant le monde sans le comprendre, comme sa propre soeur à lui, Jeanne, que rien n'avait choquée, la veille... Oh ! le cruel mystère ! Comment, comment être sûr ?... Il écoutait Hector avec une sorte d'attention contractée, le désir d'apprendre et la peur de savoir.

Mais Hector se gardait de parler de Maud. Il dissertait sur les généralités, le verbe aisé, alerte, causeur de salon et de dîner, habitué à la faveur de ceux qui l'entourent. De temps en temps son frère aîné interrompait la conférence par quelque incise d'amicale et paterne ironie.

-- C'est que, voyez-vous, poursuivait Hector, il s'est passé à Paris, depuis une quinzaine d'années, des événements -- deux événements graves, deux "kracks", dirait mon frère -- dont vous n'avez même pas senti le contre-coup le plus amorti là-bas, dans votre terre de Vézeris, mon cher, au milieu de vos étalons, de vous chiens et de vos faisans...

-- Et c'est ? demanda Maxime.

-- Premièrement, le krack de la pudeur. Notre époque est comparable à la décadence latine ou à la Renaissance, au point de vue de l'amour. Nos jeunes filles (j'entends, toujours, celles du monde oisif et jouisseur) ne servent plus toutes nues à la table des Médicis, elles n'ornent pas leur cou d'emblèmes générateurs; mais elles sont aussi savantes des choses de l'amour que ces Florentines et ces Romaines. Qui se gêne pour parler devant elles du scandale d'hier ? A quelles pièces ne les mène-t-on pas ? Quels romans n'ont-elles pas lus ? Et encore la conversation, le livre, le théâtre, ce n'est que des paroles... Il y a, à Paris, dans le monde, des professionnels de la défloration, des hommes à l'affût de l'innocence: tel ce Lestrange que vous avez entrevu hier... La première leçon est donnée aux jeunes filles le soir du premier bal; le cours se poursuit pendant la saison; vienne l'été, les promiscuités de la ville d'eaux ou de la plage permettront au déflorateur professionnel de mettre à son oeuvre la dernière main.

-- La droite, observa Paul, car je suppose qu'il a commencé par la gauche. Alors tout est bien qui finit bien.

-- Non, reprit Hector. Le déflorateur n'épouse guère, et ce qui est vraiment admirable, c'est que les jeunes filles le savent: bien mieux, elles ne tiennent pas du tout à ce qu'il épouse, car d'ordinaire c'est un aventurier sans grande fortune, comme Lestrange ou Suberceaux: et la jeune fille moderne veut l'argent par le mariage.

Le garçon entrait, sonné par Paul qui réclama l'addition. Hector attendit qu'il fût sorti pour continuer:

-- Le second krack que je vous dénonçais tout à l'heure, c'est le krack de la dot, aussi pernicieux pour la vierge moderne que celui de la pudeur. Il n'y a plus de jeune fille innocente, mais il n'y a pas davantage de jeune fille riche. Le millionnaire donne deux cent mille francs de dot à sa fille, c'est-à-dire six mille francs de rente, c'est-à-dire rien, pas même de quoi louer un coupé au mois... Donc jamais la jeune fille n'a dépendu de l'homme à ce point, et comme elle n'a qu'une arme pour le conquérir, -- l'amour -- les mères les laissent apprendre l'amour le plus tôt possible, par dévouement maternel...

Contre ce mot de dévouement, Maxime eut un geste de protestation. Hector insista:

-- Mais si, par dévouement maternel... Et ce n'est pas le seul effet de ce dévouement. A mon sens, l'altération universelle du type "jeune fille" d'autrefois est imputable, avant tout, aux mères de la génération présente. Jadis la vierge était élevée dans un cloître, généralement en parfaite innocence, car vous ne prenez pas au sérieux, je pense, ce que racontent les philosophes de table d'hôte sur l'immoralité des couvents ? Elle sortait de là pour se marier avec un homme qu'elle connaissait à peine, mais que l'accord des parents avait élu: donc les luttes d'intérêt (presque toutes les discordes conjugales) étaient évitées. Le mari était vraiment l'initiateur, chance considérable d'être aimé ! D'autre part, issue du cloître le plus aristocratique de Paris, la fiancée trouvait dans le ménage le plus modeste un accroissement de confortable et d'élégance. On était à l'abri des deux fameux kracks. Qu'arriva-t-il ? Quelques  hystériques de cette heureuse génération, quelques Jane de Simerose trouvèrent brusque et désagréable la surprise de l'alcôve, crièrent à la trahison et au viol. Elles crièrent si fort qu'elles persuadèrent les autres. Il ne fut si placide bourgeoise qui ne soupirât: "Elever une enfant hors de la famille ! Marier une vierge ignorante ! Quels crimes !" Et elles se promirent de ne pas commettre ces crimes sur la personne de leurs filles... Vous voyez le résultat. La jeune fille ne souffre plus de l'isolement, de l'inconfortable du cloître, mais elle s'habitue, dès quinze ans, à la large aisance que ses parents mirent quarante ans à conquérir. Elle ne se mariera plus ignorante, oh ! non... mais elle ne se contente pas, d'ordinaire, d'apprendre la théorie de l'amour: elle la fortifie d'expériences préparatoires, pour plus de sûreté. Et c'est le marié, maintenant, à qui l'alcôve nuptiale ménage des surprises.

Les trois convives restèrent quelque temps silencieux. Le garçon rentrait avec la note. Paul Le Tessier la paya et dit:

-- Nous sortons ? Il est dix heures et demie, j'ai un rapport à corriger et je veux monter à cheval demain matin. Vous allez à l'Opéra, je crois, monsieur de Chantel ?

-- J'irai, dit Maxime de Chantel, si votre frère m'y accompagne. Sinon, j'attendrai simplement ma mère à la sortie.

-- Mais je vous accompagne, c'est convenu, répliqua Hector... Et même, si vous voulez, nous allons partir... Il est temps. Nous arriverons pour la Chevauchée.

Ils vêtirent leurs pardessus et descendirent. A la porte du restaurant, le sénateur trouva son coupé. La nuit ouvrait un pan de ciel pur et glacé sur l'emplacement vide de l'ancien Opéra-Comique. Une mince couche de neige dure, cirée par les semelles des passants, vernissait le sol; les clartés du gaz, les feux des globes électriques luisaient fixement, dans l'air condensé. C'était, sur la Ville, une belle nuit d'hiver, claire, sereine, sonore.

-- Montez-vous dans mon coupé ? demanda Paul Le Tessier. Si vous voulez, je vous jetterai à l'Opéra.

-- Non, fit Hector. Deux minutes de footing nous feront du bien. Va-t'en à tes rapports, sénateur.

Tandis que le coupé virait, Hector et Maxime gagnèrent le boulevard. Hector avait allumé un cigare. Maxime marchait d'un pas distrait, la pensée bien loin du spectacle, pourtant brillant, pourtant rare pour lui, que voyaient ses yeux.

-- Vous rêvez, mon lieutenant ? questionna Hector.

Maxime s'arrêta net, comme un cheval sous un coup de caveçon. Ses traits maigres, tendus plus qu'à l'ordinaire, ses yeux dont l'arrière-flamme s'avivait, le mordillement de sa courte moustache dénonçaient le trouble de ses nerfs.

-- Ecoutez, Te Tessier, fit-il... Vous avez parlé tout à l'heure des jeunes filles qui fréquentent Mlle de Rouvre et même de sa soeur dans des termes qui m'ont affligé. J'ai pour elle, quoique je la connaisse depuis peu de temps, une estime absolue, je tiens à vous le dire...

-- Mais, mon cher, réplique Hector, je n'ai pas même prononcé le nom de Mlle de Rouvre, je crois ?

Déjà Maxime condamnait sa brusquerie.

-- Pardonnez-moi... j'ai tort de vous parler sur ce ton. J'ai confiance en vous, très large confiance, ajouta-t-il en lui posant la main sur le bras et en se remettant à marcher... Pensez combien je suis désemparé ici, ignorant Paris, mal fait à votre vie. Je suis un paysan, mais un paysan qui pense et se fie volontiers à l'air des visages pour juger les âmes, comme à l'aspect du ciel pour prévoir le temps. Je vous sais tout le contraire de moi, et cependant je suis sûr que vous valez d'être mon ami. Vous le serez, n'est-ce pas ?

-- Mais certainement, mon cher Maxime, répliqua Hector, touché.

Il pensait: "Voilà des paroles qu'on n'entend pas souvent entre la rue Favart et le Vaudeville. Quel Danube passe donc à Vézeris ?"

-- Mlle Maud de Rouvre, reprit-il lentement, tandis qu'ils montaient vers l'Opéra par la chaussée d'Antin et la rue Meyerbeer, Mlle Maud de Rouvre est belle avec trop d'éclat pour n'avoir pas suscité l'envie et la calomnie. Vous entendrez médire d'elle, je vous en préviens; lestez-vous de patience et cuirassez votre coeur. Vous n'avez pas besoin, certes, que je vous donne des raisons de confiance en une femme qui vous a... beaucoup séduit, n'est-ce pas ?... Voilà pourtant deux grosses observations que je vous soumets: ne les jugez pas niaises avant d'y avoir réfléchi. La première, c'est qu'il n'est aucune jeune fille jolie et mondaine, dans le monde oisif de Paris, à qui l'on n'ait prêté, sinon des amants, du moins des camarades à de vilains jeux. Que voulez-vous ? La chose est vraie si souvent qu'il faut excuser la médisance. Les robes de tulle blanc, bleu, rose ou mauve tendre que vous allez voir tout à l'heure, au balcon des loges, revêtent si peu de corps tout à fait intacts ! Il y a tant de demi-vierges parmi ces vierges ! Les honnêtes pâtissent de la déshonnêteté des autres. Ma seconde observation, c'est que, si dans le Paris mondain il est à peu près impossible de savoir si une jeune fille est honnête, -- il ne l'est pas moins de savoir si elle a défailli gravement. L'aventure, d'ordinaire, a lieu sans témoins, surtout quand il s'agit d'une jeune fille. Celle-ci ne la raconte pas, n'est-il pas vrai ? C'est donc le partenaire qui trahit, l'amant ou le... demi-amant, et combien il est digne de méfiance ! En somme, l'on ne sait rien: innocente ou perverse, réservée ou provocante, la jeune fille, surtout pour qui l'aime, est un sphinx.

Ils avaient atteint la cour de l'Opéra, en segment de cercle, que bordent les rues Glück et Halévy; ils arpentaient lentement ce coin isolé dont le silence désert, demi-obscur, contrastait avec le frémissement lumineux des équipages, les attelages piaffant déjà le long des trottoirs.

"Si Maud m'avait entendu, pensait Hector, je suppose qu'elle eût été contente de moi. Je n'ai d'ailleurs rien dit contre ma conscience."

Maxime murmura, comme pour lui-même:

-- Mais quels maris trouveront-elles, celles que vous appelez des demi-vierges ?

-- Les demi-vierges ? Elles épouseront des barons en "toc", d'importants industriels guettés par la faillite, des hommes splendides, rongés de maladies mortelles, toutes sortes de maris de façade qui s'écroulent un mois ou un an après la noce, car c'est un étrange châtiment de ces petites trompeuses d'être leurrées presque infailliblement par le mariage, avec quoi elles voulurent biaiser. Et puis, comme la Providence est une fantaisiste de plus gaies, quelques-unes aussi se marieront avec un honnête homme et seront des épouses modèles, doublées (pour leur mari) de maîtresses expertes. N'importe ! Le risque est trop grand, je ne prendrai jamais femme à Paris. C'est folie d'y vouloir chercher la merlette blanche: trop de merlettes noires se teignent en blanc... Je me contenterai d'un volatile moins rare, dont la couleur est plus solide.

-- Lequel ?

-- Une petite oie blanche, née et nourrie dans un coin de province.

Et s'apercevant que le visage de Maxime se contractait de nouveau, il ajouta:

-- A moins de rencontrer une fille supérieure, comme Mlle Maud de Rouvre, un caractère d'une trempe rare, au-dessus de toutes les calomnies.

Hector eut la récompense de cette phrase aussitôt, à voir s'éclairer le visage de Maxime; il surprit l'ébauche d'un geste, aussitôt réprimé, pour lui prendre la main et la serrer.

"Suis-je coupable, pensa-t-il, d'agir avec ce garçon comme un médecin avec un malade ? Si je lui disais la vérité, il se tuerait ou tuerait quelqu'un. Et la vérité, la sais-je moi-même ? On ne sait jamais rien. D'ailleurs, il peut être heureux avec elle, quoique trompé, et, comme dit Werther, est-ce une duperie que le bonheur ?"

La cour s'emplissait de l'agitation de l'entr'acte.

-- Nous entrons ? demanda Hector.

-- Si vous voulez.

Maxime suivit son compagnon, qui se dirigeait avec une sûreté d'habitué à travers les escaliers et les corridors. Ce cadre monumental, cette moire de clarté sur les marbres, cette foule bruissante et parée, il sentit confusément tout cela hostile, il sentit qu'il entrait dans le péril, chez l'adversaire.

"Une femme poursuivie là, prise là, n'est point celle qu'il me faut."

En lui fermentait aussi la rancune du solitaire, malgré tout gauchi par sa solitude, contre la société alerte, aisée de la Ville, la rancune de la province, même intelligente, contre Paris.

"Vais-je donc lier ma vie, tout à l'heure, dans ce milieu de griserie factice, si loin du recueillement rêvé ?"

Mais le besoin de revoir Maud, de lui parler, de confirmer la foi qu'il voulait lui garder, le poussait malgré tout, contre tout. Et, l'apercevant de l'orchestre, au bord d'une loge de face, entre Jacqueline et Jeanne, il se dit, pour la première fois, avec l'énergie exaltée qui animait toutes ses décisions: "Je la veux..."

Quelques minutes après, tous deux pénétraient dans la loge. Aaron, affairé et obséquieux, en sortit au même instant: ils n'y trouvèrent que les deux mères et les trois jeunes filles. Maud quitta aussitôt sa place que prit Hector, entre Jeanne et Jacqueline; elle rejoignit Maxime de Chantel, dans le salon voisin.

"Toute folie est excusable pour une pareille femme, pensa Hector, qui la suivait des yeux. Heureux ceux qui ont le courage d'être des fous !"

Vraiment, ce soir, Maud éblouissait: de ses cheveux noirs, touchés de roux, à ses pieds, dont les souliers découvraient la cambrure de race, elle apparaissait reine, fait pour respirer d'en haut les hommages anonymes et unanimes des foules. Assis près d'elle, sur le canapé rouge, Maxime la contemplait, d'une admiration jalouse à le faire trembler. Elle portait un corsage rose, presque mauve aux lumières, lamé d'entre-deux en dentelle d'or; la robe en mousseline du même ton, tout unie. Rien de plus chaste que l'échancrure du col, laissant à peine deviner la naissance des seins: mais l'épaule droite montrait sa rondeur presque nue, l'étroite épaulette attachée par une simple agrafe, une turquoise ancienne taillée en scarabée. Dans la lumière factice des lampes à incandescence, les cheveux rougissaient, le bleu sombre des yeux s'ambrait, le teint éclatait de blancheur plus mate. Maxime la contemplait, torturé, jaloux... et heureux... et il s'avouait à lui-même: "On ne peut pas ne pas aimer cette femme !"

Elle lui parlait, cette reine inaccessible. Elle lui parlait avec une volonté de bienveillance, la marque d'un choix. Elle le remerciait d'être là, lui qui l'adorait pour lui avoir permis de l'y rejoindre. Ah ! lui dire ce qu'il éprouvait, se traîner à ses pieds et crier dans la poussière: "Je vous aime ! Je vous aime ! Je suis à vous ! Je crois en vous !"

Et il avait douté d'elle, tout à l'heure ! Il avait accueilli un instant le soupçon qu'elle donnât à un autre des droits sur cette intangible beauté !... Il exécrait maintenant ce soupçon comme un sacrilège.

Maud, tout en parlant de choses qui étaient loin de leur pensée, de la pièce, des spectateurs, des rigueurs de l'hiver, sentait toute proche la chaleur de ce puissant foyer d'admiration et de désir. Et malgré tout, elle s'enorgueillissait de sa conquête inattendue, soudaine, point pareille aux autres.

Elle avait, de quelques mots, conté sa journée; elle acheva le récit en disant:

-- Et vous, qu'avez-vous fait dans ce grand Paris ?

Il ne lui confessa point qu'il avait, dès le matin, passé sous ses fenêtres, à cheval, avant la promenade au Bois où il essayait de couper sa fièvre, de secouer son inquiétude par une galopade furieuse. Il dit seulement:

-- J'ai monté à cheval avant le déjeuner; j'ai déjeuné à l'hôtel des Missionnaires, près de Saint-Sulpice, où je suis descendu avec ma mère et Jeanne... Après, j'ai fait quelques courses, une visite à un ancien camarade de régiment, et...

Il s'interrompit:

-- Mais pourquoi vous conter tout cela ? Ma vie n'a rien qui vous intéresse. Laissez-moi vous dire seulement que toute cette journée, toute la nuit d'avant je n'ai eu qu'une pensée...

Maud se leva en souriant:

-- Voici les musiciens à l'orchestre. Restez avec nous; nous causerons en sortant. Restez aussi, Hector, dit-elle à Le Tessier qui lui rendait sa place.

Toute sa vie, Maxime de Chantel devait se rappeler l'heure où, sous l'éclat atténué des lustres, aux sons de la plus extra-humaine des musiques, dans le prestige d'un décor de féerie, il sentit que sa destinée se nouait mystérieusement, par un sortilège comparable à ceux qui, dans le drame, fixaient la destinée des héros. La salle n'était pas si noyée d'ombre qu'il n'y reconnût les visages rencontrés la veille chez Mme de Rouvre: la blonde Ucelli décolletée jusqu'à la taille, répandant sa poitrine sous les yeux de l'énigmatique Cécile Ambre; Mme de Reversier et ses deux filles, dans une loge voisine tout encombrée d'habits noirs, Luc Lestrange, tout au fond, frôlant de sa barbe pâle la nuque grêle de Madeleine; et surtout, à l'orchestre, se retournant impatiemment, à chaque instant, vers la loge des Rouvre, -- Julien de Suberceaux, beau, étrangement élégant, point de mire de vingt lorgnettes de femmes... Maxime, une fois de plus, se rendit compte qu'il s'engageait dans une route ignorée et périlleuse; mais encore cette fois, il ramassa sa volonté comme une bête de sang, puis l'éperonna en lui rendant la main dans le vide... Que lui importaient les embûches, les précipices, s'il marchait vers Maud ?... Maud dont les yeux, en ce moment, il en était sûr, pensaient à lui, voulaient l'attirer, le garder.

"Elle sera ma femme ou ma vie se brisera."

Auprès de Maud, tandis que Jacqueline échangeait avec un des plastrons de la loge Reversier les signaux presque imperceptibles d'un langage mystérieux que Londres venait d'envoyer à Paris, Jeanne de Chantel, immobile, l'air ailleurs, regardait la scène. Des flots pourpres, de temps en temps, inondaient son jeune visage, sans cause apparente, mus par le magnétisme d'un fluide intérieur. C'étaient l'émotion de cette entrée subite dans un monde nouveau, le voisinage d'hommes si différents, par leur vêtement, par leurs façons, des hôtes de Vézeris; peut-être le contentement secret d'avoir occupé l'un d'eux, hier et aujourd'hui, car tout à l'heure, pendant que Maxime et Maud s'isolaient dans le salon de la loge, -- à elle d'abord, avant Jacqueline, Hector Le Tessier avait parlé. Son coeur ardent et neuf s'étonnait d'une température inaccoutumée; mais comme Maxime, plus que Maxime, une pesante mélancolie la pénétrait, une tristesse d'exilée, à se voir entourée de gens étrangers à sa vie morale, à ses goûts de scrupuleuse décence, de recueillement, de piété. Pour se rassurer soi-même, elle était obligée de se répéter: "Puisque je suis là avec maman et Maxime, c'est qu'il n'est pas mal d'y être."

Et de toute cette foule dont les clameurs des Walkyries fouaillaient l'énervement, ces deux êtres simples, Maxime et Jeanne, peut-être étaient seuls qui pensaient, qui ressentaient vraiment, consciemment, sûrs de leur pensée et de leur coeur. Les autres, aveulis, usés par cet affreux Paris qui fausse, qui émousse, qui anesthésie, les autres n'étaient que des épaves incertaines, ignorant même leur désir, ne sachant s'ils jouissaient d'être là ou s'il leur plairait que toute cette musique fit silence, -- excédés du jour monotone, apeurés par la nuit insomniaque, détraqués, distraits, "claqués", l'âme sourde et paralytique, le sens fallacieux ou défaillants... Pensait-elle, cette pauvre cervelle vide de Mme de Rouvre, hantée de fantômes de souvenirs, de coquetteries puériles, d'effroi de souffrir ? Pensaient-ils, ces hommes au regard trouble et louche, comme Lestrange, tenaillés par les envies anormales d'un sensualité qu'ils n'étaient pas bien sûrs de pouvoir satisfaire, ramenés à leur besogne d'énerver les femmes comme à une tâche de monomane, d'où le plaisir est exclu, qui, à la longue, se fait presque angoisse ? Pensaient-elles, ces poupées nerveuses, Jacqueline, Marthe ou Madeleine de Reversier, Juliette Avrezac, Dora Calvell, fatiguées par les stériles secousses, le coeur désert, l'esprit meublé seulement des propos d'hommes en amour ? Cette Ucelli, usée de débauches hors nature, en qui toutes les sensations, même celles de l'art, se traduisaient par l'excitation des sens, pensait-elle, la main crispée à chaque appel des Walkyries, sur le bras maigre de Cécile Ambre, qui, de l'autre main, cherchait dans sa poche la seringue Pravaz, toujours à sa portée, plusieurs fois par soir usitée sous la pénombre des loges, au théâtre... Et lui non plus ne savait pas où le menait sa pensée, ce qu'il souhaitait, ce qu'il éprouvait, ce Julien de Suberceaux, sondant son coeur enténébré, surpris d'y entrevoir la jalousie côte à côte avec la rancune de l'aventurier, le scepticisme du déflorateur... Et auprès d'eux, c'étaient d'autres groupes de mondains, des jeunes filles, des mères, des oisifs, combien de même race, menant la même existence désaxée et désorientée, las de vivre et cramponnés à la vie, sensuels et inertes, intelligents et puérils ? et les artistes clairsemés parmi eux, le génie actif de la Ville pourtant, combien aussi tâtonnaient dans la nuit, mal certains de leur idéal, besogneux d'argent, aveuglés par la jalousie du succès des autres, enivrés jusqu'à la démence par leur propre succès ?

De toute cette foule, les meilleurs sans doute étaient les résignés, ceux qui, comme Etiennette Duroy, dont le joli visage souriait paisiblement derrière les épaules de Mme Ucelli, comme Hector Le Tessier, dilettante curieux des passions d'autrui, jugeaient et condamnaient le monde où ils vivaient, sûrs d'en sortir un jour, sûrs que leur voie, dans l'avenir, les conduirait ailleurs.


La pièce était finie. Les femmes, à la hâte, vêtaient leurs amples manteaux, les hommes soldaient le pourboire des ouvreuses, toute la salle se vidait par cent fuites soudaines. Maxime descendit les marches lucides du grand escalier, le bras nu de Maud posé sur son bras. Les mots qui, tout à l'heure, avaient failli s'échapper de sa gorge: "Je vous aime ! Je vous veux !" sa gorge serrée maintenant ne leur donnait plus d'issue, sous l'irradiante lumière, parmi les remous de la foule. Tant de fois pourtant, dans la solitude de Vézeris, il avait rêvé Maud ainsi, à son bras, en face du monde ! Le rêve s'accomplissait et voilà que c'était presque une souffrance.

Mlle de Rouvre quitta subitement le bras de Maxime sous le péristyle. Julien de Suberceaux était derrière eux, drapé dans une longue cape noire à col de velours, la figure si bouleversée, si tragique que Maxime, bien inhabile à déchiffrer de telles âmes complexes, soupçonna le drame. Il s'écarta avec une affectation d'indifférence, mordu pourtant par la jalousie. Maud s'était approchée de Suberceaux: sous cette voûte de fête, parmi cette cohue parée, mouvante et bruyante, ils croisèrent leurs regards.

-- Vous êtes fou, voyons, murmura-t-elle...  Tenez vous, si vous ne voulez pas me perdre.

-- Maud... balbutia-t-il.

Elle le magnétisa du regard.

-- Demain, fit-elle à voix basse... A quatre heures, chez vous, rue de la Baume... Attendez-moi.

Et le laissant maîtrisé, rivé soudain par le sortilège de ces mots brefs, elle reprit le bras de Maxime.

-- Pauvre garçon, dit-elle aussitôt d'un ton naturel, sans attendre les questions, il est épris de Madeleine de Reversier qui ne l'aime pas, et d'avoir vu Lestrange tout le temps "flirter" avec elle, il est comme fou... Je lui ai dit deux mots pour le calmer. C'est un vieil ami d'enfance... Nous avons joué ensemble aux Tuileries. Vous voyez que, dans ce Paris sceptique et frivole, il y a place encore pour la passion sincère...

Maxime crut ce que disait Maud: il fut rassuré. Et cette foi, comme lui l'aurait eue tout coeur garrotté par l'amour.

Au pied des marches, sur la droite du monument, les voitures, une à une, tournaient prestement, emportant leurs charges élégantes de macferlanes, de pelisses, de mantes brodées d'hermine. La voiture de Mme de Rouvre, un de ces coupés de remise magnifiquement attelés, comme les grands loueurs parisiens en tiennent un ou deux à la disposition des riches étrangers, reçut Jeanne et sa mère que les Rouvre ramenaient à l'hôtel des Missionnaires.

Maxime, lui, partit seul, à pied... Il avait perdu Hector dans la foule et ne se souciait plus de rejoindre. Il voulait cuver son enivrement en pleine solitude. Il marcha au hasard, à travers la Ville où roulait le fracas des sorties de théâtre, peu à peu apaisé, raréfié, vers les déserts quartiers de la rive gauche. Même, ayant rejoint l'hôtel fort tard, il n'alla point, comme d'habitude, baiser le front de Jeanne endormie.

Tout le passé était balayé par la tempête présente. -- Dans sa chambre froide et conventuelle d'hôtel ecclésiastique, en s'abattant sur un fauteuil, il traduisit son coeur par ces mots qu'il prononça tout haut:

-- Ah ! quand on aime une femme comme j'aime celle-ci, il faudrait l'avoir connue enfant, tout enfant, et l'avoir élevée d'année en année comme une soeur !


IV


Presque toutes les maisons qui bordent le boulevard Haussmann entre l'avenue Percier et la rue de Courcelles ont une seconde issue, ordinairement réservée au service, sur la paisible rue de la Baume. Les appartements qui regardent cette rue ont l'avantage, si rare à Paris, d'ouvrir leurs fenêtres sur un jardin, celui de l'hôtel de Ségur, dont les magnifiques pelouses finissent à quelques pas de la rue de Courcelles. Jardin princier, guetté par les entrepreneurs de bâtisses modernes, les rossignols le peuplent au printemps, comme un parc rustique; l'hiver, ses grands arbres, souvent ouatés de brouillard, cachent encore de leur ramure enchevêtrée les maisons de la rue La Boétie, éloignent à l'infini le Paris affairé et bruyant du faubourg Saint-Honoré.

Julien de Suberceaux occupait depuis quatre ans un de ces appartements si heureusement orientés. C'était la moitié de l'entresol d'un hôtel, transformé autrefois en logis de garçon, sans doute pour la commodité de quelque fils de famille, avec son escalier, sa sortie particulière sur la rue de Baume, -- et depuis, loué toujours à part, l'hôtel restant assez vaste pour se passer de cette annexe.

Quand Julien vint pour la première fois à Paris, en 1885, du fond de sa province natale, -- un village de l'Aude, -- il accompagnait, à titre de secrétaire, M. Asquin, viticulteur considérable des environs de Limoux, élu député avec toute la liste monarchiste. Julien, à vingt et un ans, dernier mâle d'une de plus anciennes familles du pays, se savait beau, se sentait intelligent et souffrait d'être pauvre. Résolu d'avance à toutes les compromissions, cuirassé par un orgueil supérieur au jugement d'autrui, il posa le pied sur le sol de Paris comme ces admirables et chimériques héros balzaciens qui disent à la Ville: "Tu seras mienne."

Mais le temps a marché depuis les du Tillet et les Rubempré. Paris n'est plus une proie féodale à partager entre quelques aventuriers hardis: c'est un champ morcelé en mille parcelles où chaque appétit démocratique assouvit sa fringale. Rastignac est devenu légion: les scrupules n'encombrent personne, et quand la fortune élit celui-ci, celui qu'elle dépouille n'était pas plus digne. Puis Julien, réellement beau, réellement séducteur, n'était Rastignac qu'à demi: lui-même aimait trop les femmes. L'irréductible sincérité de son désir paralysa ses projets de conquête. Jusqu'au jour où il rencontra Maud de Rouvre, il fut seulement un jeune méridional très élégant et très fêté. Il menait assez large vie, grâce au bonheur du jeu et aux libéralités d'Asquin qu'il payait en complaisances; car le député, la soixantaine passée, restait coureur et, naturellement, dissimulait ses fantaisies eux catholiques électeurs de l'Aude. L'appartement de la rue de la Baume fut ainsi loué et payé par Asquin au nom de son secrétaire, qui l'habita à la condition de le livre de temps en temps aux rendez-vous du député.

Julien de Suberceaux fut présenté aux Rouvre par Paul Le Tessier, depuis sénateur, alors député de Niort. Il connaissait M. de Rouvre pour avoir vu ce haut gentilhomme à favoris blancs, à façons correctes, assis à toutes les tables de baccarat de Paris, et pour l'avoir rencontré dans tous les soupers de filles. On le réputait riche, ignorant les brèches effroyables que le jeu et les femmes avaient faites à la dot d'Elvira Hernandez, depuis que la famille vivait à Paris. Lorsque Julien se dit alors: "J'épouserai Maud," il pouvait se persuader encore qu'il suivait son programme de fortune et de conquête; la vérité, c'est que Maud, du premier coup, subjugua ce coeur infirme, masqué en aventurier. Elle le domina par sa beauté, certes, par la royauté de sa grâce; mais elle l'asservit surtout parce qu'il reconnut en elle une âme pareille à celle qu"il se souhaitait à lui-même et qui lui manquait: -- une âme ardente et implacable de révoltée, décidée, coûte que coûte, à vaincre la fortune et à piétiner la foule. Maud, à dix-huit ans, se savait ruinée, réduite à l'héritage d'un oncle maternel. Courtisée par les hommes presque depuis l'enfance, experte à les surprendre, elle avait éprouvé déjà la difficulté de les garder à soi, de les conduire jusqu'au mariage, avec une dot si médiocre. Deux fois, elle connut l'affreux déboire des "flirts" affichés dans Paris, aboutissant à la disparition du prétendu, le jour où la vraie fortune était connue. Elle haïssait déjà son père pour l'avoir ruinée, elle étendit sa haine à tous les êtres vaniteux et sceptiques qui voulaient seulement se divertir d'elle, jouir de sa beauté, se faire honneur de ses préférences. Le mariage, dès lors, lui fut la terre qu'il faut conquérir de violence ou de ruse: c'est ainsi qu'ils se rencontrèrent, elle et Julien, comme deux adversaires armés.

Et le monde, à leur rencontre, se rangea pour ainsi dire en cercle autour d'eux, curieux de les voir aux prises, tant il semblait évident qu'ils devaient s'aimer, eux, le plus beau couple de Paris, eux de la même race, d'une aristocratie de forme et d'élégance si manifeste que, là contre, même la jalousie désarmait. On eut l'impression d'une fatalité, d'une loi hors les vouloirs humains, et cette fatalité, cette loi, eux-mêmes la subirent malgré la révolte de leur arbitre. Julien fut le plus aveugle et le mieux possédé; mais Maud, enragée contre cette défaite imprévue, dut s'avouer qu'elle aussi était conquise, et que ses résistances ne tenaient pas contre un baiser de l'homme à qui, malgré tout, elle ne voulait pas se donner. Elle lui fit payer cruellement sa faiblesse: elle lui déclara qu'elle se marierait quand il lui plairait; qu'elle lui cédait, en quelque sorte, le provisoire de sa vie; elle ne s'accorda qu'à demi. Julien se soumit; il aimait; puis l'influence de Maud affermissait ses résolutions hier flottantes... Soit ! Il serait l'amant incomplet de cette admirable fille jusqu'au jour où elle se marierait; il serait son amant le lendemain du mariage. N'était-ce pas là un piétinement assez crâne des lois convenues, une belle revanche de sa vie ballottée d'à présent ?

Dès l'année qui suivit leur rencontre, les circonstances adverses les aigrirent encore, et leur résolution s'en fortifia de marcher unis et complices contre la société dont ils souffraient. Sur les conseils de Maud, Mme de Rouvre avait demandé et obtenu le divorce; quelques mois après le jugement, M. de Rouvre mourut. Sa succession liquidée, il restait à la veuve une soixantaine de mille francs, deux cent mille à Maud, autant à Jacqueline. Vivant ensemble, les trois femmes pouvaient faire figure mondaine sans écorner leur capital. Mais Maud entendait ne point déchoir de son luxe d'hier. Il fallut un vaste appartement, trois domestiques, un attelage de deux mille francs par mois. Ce qui manquait au revenus, Maud l'empruntait sans hésiter à son propre capital, car elle ne voulait  pas déposséder sa mère, et Jacqueline était avisée et avare pour son bien. N'importe ! Maud avait foi dans l'avenir; elle se ruinait avec une confiante sérénité. Les événements faillirent lui donner raison. Un jeune gentilhomme roumain, prodigieusement riche, le comte Christeanu, s'éprit d'elle au point de demander sa main dans la semaine qui suivit leur première entrevue. Bien accueilli, il retourna dans son pays pour obtenir l'agrément de sa famille. Pour quel motif se prit-il de querelle, pendant ce séjour, avec un camarade de cercle ? On ne le sut jamais: il se battit au sabre et fut tué. Maud porta le deuil. Hector Le Tessier dit à ce propos: "Cette femme ne sera aimée que parmi des drames."

Presque en même temps, Julien, lui aussi, était atteint dans ses oeuvres vives. Aux élections de 1889, M. Asquin échouait contre son concurrent républicain. Le jeune secrétaire se trouvait seul à Paris, n'ayant plus à sa portée la bourse complaisante du député qui, du moins, lui laissa l'appartement de la rue de la Baume, loué pour plusieurs années. La fortune du jeu se montrait déjà moins fidèle. Suberceaux connut des passes ardues, d'où le tiraient les voyages d'Asquin à Paris, tous les deux mois environ: le vieux provincial venait voir sa maîtresse Mathilde Duroy, sa fille Etiennette, et dans ce milieu facile, où Suberceaux avait pris Suzanne du Roy pour maîtresse, il revivait quelques semaines sa vie de fêteur parisien. A la fin de 1890, il mourut subitement. Suberceaux comptait sur un legs; mais pour lui comme pour Etiennette, le testament fut muet. Encore Etiennette devait-elle bénéficier, à sa majorité, des vingt mille francs d'une assurance contractée sur sa tête le jour de sa naissance.

Ce temps où Maud et Julien sentirent s'appesantir sur eux les serres de la destinée, fut celui où ils s'aimèrent le plus fougueusement. Julien venait chaque jour chez les Rouvre, il passait des heures entières dans la chambre de Maud qui avait imposé sa présence; il s'accoutuma à la dangereuse saveur de cet amour inachevé, dispensé à leurs élus par des vierges savantes, plus poignant cent fois que les faciles et complets bonheurs des amours ordinaires. Avec son tempérament de grande amoureuse, avec son impudeur résolue, elle fit de Julien son serf, sa chose; elle fit plus: elle lui recréa l'âme à l'image de la sienne, lui suggéra ses propres sentiments, galvanisa sa volonté. Près d'elle, Julien regarda la vie avec ses yeux: une lutte sans merci pour la fortune et la domination; il accepta ce plan effroyable: n'être qu'à demi l'amant de sa maîtresse jusqu'au mariage, demeurer son amant après le mariage... Il ne l'accepta pas sans luttes intimes. Sceptique et hardi en présence de sa maîtresse, la solitude le laissait retomber à l'indécision. Maud appartiendrait à un autre, serait femme par un autre ! Pouvait-il souffrir cela sans révolte ? Comme tous les coeurs faibles, il comptait sur la destinée pour arranger l'avenir: le coup de sabre providentiel du Roumain.

Les projets de Maud sur Maxime de Chantel tout de suite lui firent peur, lui firent pressentir un vrai péril. Il devina Maud cette fois résolue au mariage, coûte que coûte, malgré lui-même. N'avait-elle pas gardé jusqu'au dernier moment, pendant plus de six mois, le secret de la rencontre à Saint-Amand ? N'avait-elle pas (il le comprenait, à présent) modifié sa vie depuis ces dix mois, surveillé ses mots et ses gestes, de façon que pour le monde, si prompt à changer ses jugements, elle pouvait apparaître irréprochable ? "Je me suis laissé duper, pensait Suberceaux; Maud a manqué de loyauté. Si je suis vraiment son allié, elle devait au moins me tenir au courant de ses projets... L'aimerait-elle, par hasard ?..."

Ces pensées le torturaient, par cette fin d'après-midi obscure de février où, fiévreux, agité, il attendait Maud chez lui. C'était la nuit déjà, les becs de gaz allumés dans la rue tapissée de neige, et la neige encore descendait en lourds et rares flocons derrière les vitres, sur les trottoirs et la chaussée, sur le grand parc vide aux ramures noires et blanches.

Cinq heures sonnèrent à la petite pendule Empire, en forme d'amphore, qui décorait un guéridon.

"Elle ne viendra pas," pensa-t-il. Et sa rage de la veille le ressaisissait, assoupie tout le jour par les paroles qu'hier Maud lui avait jetées dans le vestibule de l'Opéra. Un bref roulement du timbre électrique le redressa. Il courut ouvrir, reconquis, vaincu, défaillant.

La porte refermée, tout de suite il enlaça de ses bras avec une passion de désespéré cette forme noire frémissante. Il ne trouvait point de mots, que le nom cent fois répété: "Maud... Maud..." répété comme une caresse, comme un baiser dans son oreille, dans ses cheveux, dans sa gorge, -- puis, l'instant d'après, quand il l'eut entraînée dans la chambre, assise sur un fauteuil, il le soupirait encore dans le creux de sa robe, sur le fin cou-de-pied qu'il touchait de ses lèvres, ce nom, ces syllabes vivantes qui, pour l'amant, résument la grâce, l'esprit, l'odeur et la forme de l'adorée.

"Maud... Maud chérie !..."

Elle avait posé ses mains, vite dégantées, sur l'épaule de Julien; à son tour, elle baissait sa bouche pour lui toucher le front et les yeux, tandis qu'elle réchauffait à son cou, à ses joues brûlantes, le froid de ses doigts. Elle aussi, cette heure, ce lieu, cette présence la troublaient.

-- Je t'aime... Je t'aime... lui dit-elle de cette voix basse et changée qu'il connaissait seul... Je t'aime...

Elle lui parlait si près du visage que l'haleine et le bruit des mots le caressaient comme des baisers d'une ténuité infinie.

-- Oh ! murmura Julien, comme j'ai souffert, hier soir !... Vous faisiez exprès de me torturer.

Elle se leva lentement, le forçant à se lever aussi; elle l'amena dans le salon voisin de la chambre.

-- Asseyez-vous près de moi, lui dit-elle, et soyez sage. Nous avons à causer sérieusement. C'est pour cela que je suis venue.

-- Pour cela seulement ? murmura-t-il, humble et lâche.

-- Pour cela d'abord. Vrai, c'est grave, ami, écoutez-moi.

Il obéit, il s'assit près d'elle. En lui parlant, elle fixait sur lui ses prunelles bleu sombre qui semblaient noires à la lumière, elle y concentrait la suggestion. Et lui, magnétisé, se laissait infiltrer l'essence de ce vouloir supérieur.

-- Ecoutez-moi... Vous savez que je n'aime que vous, que je n'aimerai jamais que vous. Il faut être le fou que vous êtes pour imaginer que je vous préfère un M. de Chantel. Voilà ce qui est certain, ce que vous verrez clair comme le jour, si vous voulez regarder et réfléchir... Seulement (elle plongea plus profondément son regard dans les yeux de Julien), seulement  JE VEUX ME MARIER, et je veux épouser M. de Chantel.

Elle fit une courte pause. Julien ne dit rien. Les mots de tout à l'heure: "Je n'aime que vous, je n'aimerai jamais que vous", avaient, pour un temps, comme assoupi son coeur.

-- Je veux me marier, poursuivit Maud, affermissant l'autorité de sa voix. Ma vie actuelle est minée tout autour de moi; si je vous disais combien de temps elle peut durer encore !... ce n'est pas long. Je pense que vous m'aimez assez pour ne pas souhaiter me voir dans la débâcle; en tout cas, moi, je ne veux pas de débâcle, entendez-vous ? Donc, il faut que je me marie: c'est mon droit, je vous ai toujours annoncé que c'était ma volonté, nous avons toujours été d'accord là-dessus: libres l'un en face de l'autre, avant tout. Est-ce vrai ?

-- C'est vrai.

-- Eh bien ! tenons-nous parole, ami. Nous nous sommes évadés des conventions misérables fait pour d'autres que pour nous: j'en suis fière, pour ma part. Nous sommes des révoltés et des aventuriers, soit ! Mais l'un pour l'autre, gardons notre parole, n'est-ce pas ? -- ou brisons-là et quittons-nous.

Julien lui saisit les mains:

-- Oh ! Maud... Nous quitter ! Ne dites pas ce mot... Vous pourriez me quitter, vous ?

-- Je vous jure, déclara Maud en se levant, que si, malgré nos conventions et vos promesses, malgré ma volonté et mon droit, vous cherchiez à empêcher mon mariage, je vous jure que de ma vie je ne vous reverrais.

Et aussitôt, prenant dans ses mains la tête de Julien, elle l'approcha de sa bouche:

-- Mais je t'aime, fit-elle... Et je te garderai.

Julien, brisé et grisé, murmura:

-- Et si vous aimez votre mari. Qui sait ?

-- Tu es fou, répliqua-t-elle. Je te jure de n'aimer que toi, de t'appartenir pour la vie. Je ne veux que toi... Allons, sois digne de m'aimer ! Pas de défaillance... Mon mariage t'affranchit, car tu ne tenteras rien, je le sais, tant que je ne serai point mariée. Veux-tu, toute ta vie, courir aux expédients ? Veux-tu que je donne des leçons de piano ? C'est parce que je t'aime que je te désire riche et libre: tu dois me vouloir reine, si tu m'aimes. Taillons-nous de vive force notre part de fortune sur des êtres inférieurs à nous, de race moindre que nous, dont nous devons nous servir  sans scrupule, comme on met sans scrupule un mors et une selle à un cheval... Et restons l'un à l'autre par-dessus e monde que nous méprisons et que nous piétinons. C'était ton rêve quand je t'ai rencontré. Qu'est-ce qui a fléchi en toi, depuis ?

Julien lui baisa les mains:

-- Tu as raison.

Le mirage suscité par les paroles de Maud surgissait de l'avenir, citadelle de rêve qu'il fallait conquérir, à tout prix. En cette minute, vraiment il sentit bouillonner en soi une volonté aussi ardente que celle de Maud: il se délia des morales conventionnelles avec la même mépris du droit des autres.

Maud le vit dompté.

-- Il est tard, fit-elle. Il faut que je parte.

-- Oh ! supplia Julien, reste... rien qu'un instant... Là...

Il montrait, du regard, la chambre voisine, pleine d'ombre. Dans les yeux de la jeune fille il lut le consentement. Il l'emporta comme une proie. Les lèvres jointes, ils défaillirent ensemble contre cette couche fermée que, deux fois en quatre années, Maud avait frôlée de sa robe: lui si vite anéanti par cette étreinte que, cette fois encore, Maud n'eut point à se refuser.

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