Les Demi-Vierges
-- Rue de Berne, 22... vite...
Maud jeta cette adresse, en remontant dans le coupé qui l'attendait rue de la Baume. La neige tombait toujours, mêlée maintenant d'un peu de pluie, et le cheval avançait avec peine, le long du boulevard Hausmann, où les tramways restaient en panne, puis à travers la place de l'Europe lumineuse comme en plein jour, ses mille lumières réverbérées par la neige. Il fallut près d'une demi-heure pour arriver chez Etiennette.
C'était un de ces maisons à loyers que des sociétés construisent économiquement, défraîchies au bout de six mois, par l'insuffisance des matériaux et la négligence de l'entretien.
Maud ouvrit avec répugnance la porte d'une loge assez malpropre:
-- Mademoiselle Etiennette Duroy ?
-- Au troisième, la porte en face, dit sans se tourner une grosse femme qui cuisinait dans une sorte de placard.
Maud monta les trois étages. Les stucs écaillés, les plafonds fendus, la rampe noircie, les cordons de sonnette amputés de leur gland, le tapis élimé aux angles des marches, tout signifiait la demi-pauvreté, l'indigence à décor, la pire de toutes. Maud entrevit pour elle-même, dans l'avenir, une pareille maison, une pareille vie... C'était ce qui l'attendait si elle n'épousait pas Maxime de Chantel.
-- Oh ! cela, jamais ! pensa-t-elle.
Et sa résolution se fortifia, d'asseoir l'avenir sur des fondations solides, malgré tout.
Le coup de sonnette évoqua un pas léger; la porte, s'ouvrant, laissa voir Etiennette, vêtue d'une très simple robe de drap bleu, avec un tablier de batiste à bavette, épinglé sur les seins, noué à la taille.
-- Dieu ! que tu es mignonne comme cela ! s'écria Maud en l'embrassant. Je viens te rendre ta visite.
-- Vrai ? répliqua gaiement la jeune fille. C'est gentil. Tu vas rester à dîner. Oh ! si toute seule avec moi... Maman est souffrante, ajouta-t-elle, elle a ses douleurs de coeur. Elle est couchée.
-- Non, chérie, ce n'est pas possible. On m'attend chez moi, ce soir: les Chantel dînent dans l'intimité. Mais j'ai une demi-heure à te donner.
Elle suivit Etiennette à travers l'étroite antichambre, jusqu'au salon, bas de plafond, étouffé de tentures, crevant de meubles, où se devinaient les épaves d'une autre installation, plus ample.
Etiennette s'en expliqua tout simplement:
-- Tu vois, nous sommes bien mal à l'aise, mais je n'ai pas voulu vendre au hasard ce qui avait un peu de valeur, quand nous avons déménagé. Je tâcherai de gagner un logement à tout cela avec ma guitare.
-- Justement, dit Maud en s'asseyant, je viens te parler de ta guitare et de tes chansons. Hier, je t'ai à peine entrevue, à l'Opéra. Je n'ai pas eu le temps. Voici ce que j'ai projeté, vois si cela te convient. Maxime de Chantel va quitter Paris dans quelques jours...
-- Le jeune homme à qui tu donnais le bras, hier, à la sortie de l'Opéra ?
-- Oui. Il est amoureux de moi, il me convient: je veux l'épouser... ceci entre nous. M. de Chantel, te disais-je, quitte Paris dans quelques jours pour ses terres du Poitou. Tu comprends que si nous donnons une fête, j'aimerais autant qu'il fût là.
-- Bien sûr.
-- Il reviendra vers le milieu de mars. Un mois nous reste pour préparer la fête, que je veux donner presque au lendemain de son arrivée, afin de le ressaisir tout de suite, car c'est un étrange garçon: quelques semaines de solitude suffisent à l'ensauvager. Prépare donc ton répertoire et tes toilettes. Tu as tout juste le temps.
-- Comme tu es bonne ! dit Etiennette, baisant son amie de nouveau.
-- Mais non, je ne suis pas bonne. C'est toi qui es mignonne à plaisir et qu'on est en joie d'obliger. Et puis ne sommes-nous pas alliées ? Pauvre chérie, ajouta Maud après une courte pause, nos situations sont plus semblables que tu ne penses, va ! Toutes les deux nous avons souffert par le lâche égoïsme des hommes, nous vivons toutes les deux où nous souhaiterions ne pas vivre... Nous attendons la délivrance de l'avenir. Aidons-nous l'une l'autre, c'est tout simple.
Etiennette répondit en souriant:
-- Moi, je suis ta servante, dispose de moi. Tu n'as pas encore eu besoin de notre hospitalité ? Quand en useras-tu ? J'ai préparé ta chambre, veux-tu la voir ?
-- Oui, bien volontiers, répliqua Maud, contente qu'Etiennette parlât la première du véritable objet de sa visite. Car tout à l'heure, en quittant Julien, sentant le besoin de le tenir en haleine, dans la crise présente, par de plus fréquentes entrevues, elle l'avait enivré par la promesse inattendue des rendez-vous chez Mathilde Duroy.
Etiennette, prenant sur un guéridon une minuscule lampe nickelée, précéda Maud.
-- Tu vois, fit-elle, il n'y a même pas besoin de traverser le salon. De l'antichambre, tu entres dans la salle à manger où jamais tu ne rencontreras personne. Voici la chambre.
C'était une pièce rectangulaire, de dimension médiocre, avec un cabinet de toilette minutieusement installé.
-- Ce n'est pas ta chambre, au moins ? questionna Maud.
-- Oh ! non. Ma chambre est à côté de celle de maman.
Et, un peu rose, Etiennette ajouta:
>-- C'était la chambre de Suzanne. L'an passé, elle est revenue demeurer avec nous. Elle était souffrante: elle n'a pas la poitrine très solide. Au bout d'un mois passé en famille, elle allait mieux. Malheureusement, elle s'est toquée d'un acteur du Gymnase. Il n'y a plus eu moyen de la garder.
-- Où est-elle, maintenant ?demanda Maud distraitement, inspectant la pièce et les meubles.
-- Nous ne savons pas... Nous croyons qu'elle est à Londres, avec cet acteur. Pauvre Suzon !
Etiennette essuya quelques larmes qui glissaient jusqu'à ses cils.
-- Et ta mère, demanda Maud, où couche-t-elle ?
-- Au delà du salon et de ma chambre... Et comme elle est condamnée à rester tout le jour au lit ou sur une chaise longue, tu vois qu'on est ici tout à fait tranquille.
-- Les domestiques ?
-- Les domestiques, dit Etiennette en souriant, sont tout simplement une petite bonne à tout faire que j'aide beaucoup, et qui, d'ailleurs, reste presque constamment après de maman... Les jours où tu auras besoin de cette chambre, préviens-moi par un "bleu". Je te donnerai une clef de l'appartement, tu n'auras même pas à sonner.
Elle disait tout cela naïvement et simplement, heureuse de servir son amie, sans discuter la qualité du service. Si chaste de moeurs, si pure elle-même de telles intrigues, les spectacles de sa jeunesse l'avaient pourvue pour le libertinage d'autrui d'indifférence ou d'indulgence: triste et touchant produit de ce Paris qui produisait ailleurs des demi-virginités d'autre sorte, comme celle de Maud, de Cécile Ambre, des petites Reversier.
Elles avaient regagné le salon. Maud, déjà, voulait partir.
-- Sept heures moins un quart, pense ! Avec cette neige, il me faut vingt-cinq minutes pour arriver chez moi. Et ma toilette ! J'ai à peine une heure devant moi. Adieu.
-- Adieu, puisque tu le veux... As-tu vu Paul depuis hier soir ? demanda Etiennette sur le seuil de l'antichambre.
-- Non. Tu l'as vu, toi, petite cachottière ?
-- Oh ! il vient ici à peu près tous les jours, mais si tu savais comme c'est convenable, nos entrevues ! Donc je l'ai reçu aujourd'hui, après le déjeuner. Nous avons parlé de toi. Son frère et lui ont le projet de nous réunis tous à Chamblais avant le départ de Maxime de Chantel. C'est ta mère qui recevriat et qui me chaperonnerait. Tu savais cela ?
-- Non, mais c'est gentil de la part d'Hector... car l'idée doit venir d'Hector ?
-- D'Hector et de Paul, je crois. Paul, tu comprends, souhaite le plus possible se montrer avec moi dans des milieux convenables.
-- Alors ?... ce mariage ?
-- Mon Dieu... je crois que Paul commence à m'aimer assez pour y songer.
-- Bonne chance !
-- Bonne chance aussi, chérie !
Les deux amies s'embrassèrent. Maud redescendit vivement les trois étages et remonta dans le coupé qui partit assez vite, car la neige avait cessé de tomber et fondait rapidement en boue dans l'air adouci. Recognée à l'angle de la voiture, les mains dans son manchon, les pieds sur la boule chaude, Maud sentait effervescente en soi la douce fièvre du succès proche, et, sûre de l'avenir maintenant, elle laissait glisser sa pensée aux souvenirs de sa visite chez Julien, au rêve des futures entrevues dans la chambre discrète de Suzanne du Roy.
V
Maxime de Chantel, ayant posé sa canne dans le coin d'un compartiment pour y marquer sa place, redescendit sur le quai de la gare du Nord. Le train qui le menait à la station de Chamblais ne partait qu'à trois heures cinq, dans cinq minutes.
Maxime se mit à arpenter le quai de son pas militaire, tout en inspectant les wagons de première classe. Il avait espéré voyager avec les dames de Rouvre qui dînaient aussi à Chamblais.
Il ne les vis point; elles étaient parties dans la matinée. Le train, d'ailleurs, était presque vide, bien que la pureté du ciel, la tiédeur printanière qui brusquement succédait à la fonte des neiges, engageassent les Parisiens aux excursions de banlieue.
Maxime n'avait point vu Maud depuis l'avant-veille, au mardi des Français; la journée d'hier et celle d'aujourd'hui s'étaient écoulées, pour lui, dans une telle détresse de coeur qu'il ne pouvait plus méconnaître l'impérieux besoin de cette femme. Il souffrait de sa détresse et ne voulait la confier à personne. Sa mère qu'il adorait, sa soeur qu'il avait élevée jalousement, leur présence lui pesait presque, car il sentait fixés sur lui des yeux tendres et inquiets qui n'osaient pourtant questionner. Oh ! la pensée qui obsède, qui garrotte, qui bouche les issues de l'âme, pour ainsi dire ! Ce n'était pas un caprice des sens, une fumée de désir que le vent emporte; c'était, depuis le jour où ils s'étaient rencontrés à Saint-Amand, un envoûtement de la tête et du coeur, ce terrible exil de la vie ambiante où jettent les grandes passions.
Les agents de la gare fermaient les portières, invitaient les voyageurs à monter. Maxime, regagnant son compartiment, le trouva en partie occupé par une grosse dame blonde, d'une élégance tapageuse, qui conversait dans un étrange langage mêlé de français et d'italien, avec deux jeunes femmes habillées pareil: celles-ci, Mme Avrezac et sa fille Juliette, Maxime les reconnut pour les avoir rencontrées chez les Rouvre, à sa première visite mais il vit bien qu'elles ne le reconnaissent pas. "Quoi d'étonnant ? On ne m'a même pas présenté; puis elles étaient trop occupées, chacune de son côté. Tant mieux, d'ailleurs; je n'aurai pas à tenir conversation."
Juliette, penchée à la portière, appela:
-- Monsieur Aaron !
Le banquier suant, haletant, accourait. Il grimpa dans le compartiment au moment où le train partait.
"Lui non plus ne me reconnaît pas," pensa Maxime.
En effet, le gros homme avait arrêté sur lui ses yeux ronds de myope, sans le saluer.
-- Et vous allez, vous aussi, chez notre Le Tessier ? demanda l'Italienne.
-- Oui. Paul m'a invité, répliqua Aaron d'une voix lippue, mouillée, coupée de halètements. Nous avons affaire ensemble... Leur propriété est magnifique. Vous la connaissez, n'est-ce pas, madame Ucelli ?
-- Ma ché ! J'y ai fait bien des parties en mail pendant que la duchesse de la Spezzia était à Paris. Mais Mme Avrezac et Juliette y viennent pour la première fois, n'est ce pas ?
Maxime, malgré lui, écoutait. Un pressentiment douloureux lui disait que ces gens allaient parler de la femme qu'il aimait. Il eût voulu, d'avance, leur défendre de prononcer son nom. Et justement, aussitôt, ce nom fut prononcé.
-- Vous savez, disait Mme Avrezac, que c'est Mme de Rouvre qui fait les honneurs de Chamblais ?
-- Elle les fera couchée sur sa chaise longue, alors ? observa Juliette.
-- Oh ! cara, c'est Maud, vous savez bien, qui mène tout dans ce petit monde, répliqua Mme Ucelli. La mère ne compte pas, c'est un zéro.
Elle prononçait "oune zerro", roulant l'r en tonnerre, et sous cette formidable nullité la pauvre Mme de Rouvre s'évoquait, écrasée, anéantie.
-- Paul Le Tessier, reprit-elle, était ami du père de Rouvre qui est mort... camarade de jeunesse. Il a connu Maud toute petite, il l'aime beaucoup.
Aaron rapprocha des trois femmes sa basse figure qui semblait encaustiquée de rouge comme un carreau, et atténuant la voix, mais non sans que Maxime l'entendît:
-- Et le frère, dit-il, Hector le Tessier, celui qui ne fait rien, est-ce qu'il n'est pas aussi très bien avec Mlle de Rouvre ? Pour l'épouser, bien entendu ! ajouta-t-il tout de suite, effaré de ce qu'il osait dire.
-- Altro! s'écria l'Italienne... Notre Hector ! Épouser Maud ! Il est bien trop Parisien... comment dites-vous ? bien trop "à la coule" pour épouser... Surtout celle-là !
-- M. Hector n'aime pas les jeunes filles qui flirtent avec d'autres qu'avec lui, déclara Juliette.
-- Mais, fit Mme Avrezac, Maud flirte-t-elle tant que ça ? Je trouve qu'elle se tient très bien, moi.
Pour cette parole de banale défense, Maxime eût souhaité baiser les mains de cette femme. Mme Ucelli répliqua:
-- Elle est très forte... comment dites-vous ? très "roublarde..." mà! Et le jeune Lestrange ?... Et le comte roumain, qui a été tué sans que l'on sût comment ? Et maintenant, le beau Julien de Suberceaux... Dio mio ! Vous ne le nierez pas, celui-là ?
-- Bah ! fit Mme Avrezac avec indulgence, toutes les jeunes filles flirtent aujourd'hui. C'est la nouvelle mode. Juliette me dit que les jeunes filles qui ne sont pas flirt ne se marient pas. Moi, je trouve que celles qui flirtent ne se marient pas non plus.
-- Tu as raison, maman, fit Juliette. On ne veut plus de nous; mais, au moins, si nous ne nous marions pas nous nous amusons un peu. C'est autant de pris.
-- Il y a flirt et flirt, dit Mme Ucelli. Des autres, je ne dis rien, ma per Suberceaux... Enfin... L'ho visto; so dic he parlo...
Elle acheva sa phrase en italien, pour elle-même, au moment où le train s'arrêtait à une station... Maxime l'entendit mal. Il avait seulement perçu le nom de Maud mêlé à ceux de Suberceaux, de Lestrange, d'Hector, au souvenir du "comte roumain tué sans que l'on sût comment". Certes il eût voulu refouler dans les gorges les mots qui souillaient son idole... Mais, plus fort que tout, le désir d'apprendre, de savoir, le tenait immobile, anxieux des paroles qu'il haïssait.
Le train reparti, Aaron questionna, toujours à demi-voix:
-- Alors Suberceaux... vraiment... croyez-vous que... ?
-- Ah ! s'écria l'Italienne, en menaçant du doigt le banquier, vous êtes jaloux !... Birbante ! soyez patient... C'est encore pour vous que je parierais -- de tous les amoureux.
Maxime, à ces mots qu'il perçut, eut un sursaut si brusque que Mme Avrezac et sa fille, Aaron et Mme Ucelli se retournèrent de son côté... Vraiment, une minute, le voile rouge se tendit devant ses yeux, ses muscles se crispèrent pour frapper dans ce tas de vipères, pour les écraser à coups de poing et de talon... Il se maîtrisa violemment, comprenant que Maud serait mal servie par un scandale. Les autres cependant se taisaient; Aaron se pencha vers les femmes, après avoir considéré Maxime à la dérobée. Sans doute, reconnaissant cette fois l'ancien officier, il prévenait ses compagnes. On fit silence jusqu'au moment où le train stoppa en gare de Chamblais.
Hector Le Tessier et Jacqueline de Rouvre attendaient les voyageurs.
-- Nous sommes venus en tête-à-tête dans le dog-cart, fit Jacqueline, comme deux amoureux. Il m'a fait tellement la cour que j'en rougis encore.
-- Toi, rougir ? répliqua Juliette, non... C'est le grand air, va.
-- Malhonnête !
Elles s'embrassèrent, frottant l'un contre l'autre leurs museaux délicats, avec d'amusantes mines de chattes rivales. Hector, quand on fut sorti de la gare devant laquelle stationnaient un landau fermé et la petite voiture d'osier, fit les présentations. Aaron tendit la main à Maxime qui sembla ne pas apercevoir le geste et salua légèrement, détournant la tête.
-- Moi, déclara Juliette Avrezac, je monte dans le dog-cart avec Le Tessier. J'ai envie de rougir comme Jacqueline.
-- Juliette ! fit sévèrement Mme Avrezac.
Et, tout bas, elle lui dit à l'oreille:
-- Tu ne vas pas laisser ce monsieur avec nous dans le landau, n'est-ce pas ? Il a l'air de vouloir nous dévorer vivantes.
On s'accorda vite. Aaron montait en landau avec les dames; Maxime accompagnait Hector dans le dog-cart... Bien attelée d'une jolie ponette harnachée de jaune, la petite voiture ne tarda pas à prendre une forte avance. Un tournant déroba le landau dès qu'on atteignit les bois.
Hector disait à son compagnon:
-- Vous verrez notre ermitage sans sa robe de printemps qui le pare si bien; mais tel qu'il est, avec ses arbres nus, ses bois ravinés, ses étangs encore jaunis par la fonte des neiges, il vous plaira, à vous qui ne demandez pas une campagne d'opérette... Vous connaissez l'histoire du château ?
-- Non, dit Maxime, distrait, obsédé par l'écho des mauvaises paroles.
-- C'est un partisan du dernier siècle, reprit Hector, M. de Beauregard, qui possédait ces forêts. L'habitation n'était alors qu'un petit rendez-vous de chasse... M. de Beauregard y mena, un jour, une danseuse de l'Opéra, nommée Héro, dont il était éperdument épris, et qui se refusait par caprice, bien qu'il la comblât de cadeaux. Mlle Héro goûta le site, lui trouvant une ressemblance au décor d'un acte d'Armide. "Quel malheur, ajouta-t-elle, qu'il y manque le château !..." Six mois après, le financier, toujours amoureux, ramena à Chamblais son amie toujours cruelle: le site n'avait pas changé, mais, sur l'emplacement du rendez-vous, une baguette magique avait bâti le château d'Armide. Cette fois, dit-on, Héro succomba...Mais vous ne m'écoutez point, cher ami... qu'avez-vous ?
Maxime répondit:
-- C'est vrai... Je suis bouleversé... Ces gens avec qui j'ai voyagé, l'Italienne qui ne me connaissait pas, les Avrezac et Aaron qui ne m'ont pas reconnu, ont parlé pendant le voyage...
-- Ils ont parlé de Mlle de Rouvre et vous les avez entendus ?
-- Oui.
-- Je ne vous demande pas ce qu'ils ont dit, je le sais d'avance. La Ucelli est la pire langue de Paris, et cet ignoble Aaron qui poursuit Maud de ses plates courtisaneries ne lui pardonne pas de les dédaigner. Ne vous avais-je pas prévenu ?... Ils ont parlé de Suberceaux, de Lestrange ?
-- Oui... et d'un certain comte roumain.
-- Le comte Christeanu a demandé régulièrement Maud en mariage; il s'est fait tuer quinze jours après, à Bucharest, pour une querelle de cercle. Je ne vois pas en quoi Maud y fut compromise.
-- Ils ont parlé aussi de vous.
-- De moi ? A propos de Maud !...
-- Vous êtes très intime avec elle, interrompit vivement Maxime, vous l'appelez "Maud" tout court.
La route montait. Hector mit la jument au pas.
-- Ah ça ! mon cher laboureur, devenez-vous fou, voyons ? J'ai connu Maud à quatorze ans, vous dis-je, en jupes courtes; son père et mon frère se tutoyaient... Savez-vous que c'est bien mal aimer une femme que de la suspecter ainsi ? Vous faut-il ma parole d'honneur que je n'ai jamais été que le camarade de Maud de Rouvre ?
-- Vous avez raison, répondit Maxime, baissant le front. Je veux croire en elle... Et pourtant... si vous me donniez votre parole d'honneur... cela effacerait peut-être l'horrible impression de ce que j'ai entendu tout à l'heure.
-- Eh bien ! je vous la donne, homme de peu de foi. Etes-vous content ?
Maxime le remercia d'un regard. Ils ne dirent plus rien jusqu'au moment où, entre les silhouettes éclaircies des arbres, parurent les blanches façades du château d'Armide. "Etrange garçon, pensait Hector... Et moi-même ne suis-je pas plus bizarre que lui ? Voilà que je me mets à défendre passionnément cette fille, comme si j'étais sûr d'elle... Je ne l'épouserais pas, pourtant... Mais qui épouserais-je ? Et puis, vraiment, c'est trop lâche d'empêcher une fille de se marier en racontant sur son compte de sales histoires..."
Descendu devant le perron, Maxime, sans s'attarder au délicieux décor de cette maison de fée, un Trianon plus vaste en plus somptueux, dit à Hector:
-- Combien avons-nous de temps encore avant le dîner ?
-- Une heure et demie, à peu près... Votre habit est dans votre valise ?
-- Oui. En vingt minutes je serai prêt. Permettez-moi de ne pas me montrer encore... Je suis trop bouleversé... Si je rencontrais le banquier ou l'Italienne, je lâcherais des mots que je regrettais après. Laissez-moi me promener un instant, seul, dans le parc... Tout seul, je me calmerai.
-- Eh bien ! allez. Quand vous rentrerez, faites le tour de la maison, vous ne serez pas vu. Un valet de pied vous indiquera la chambre où vous pourrez faire votre toilette.
-- Oui, dit Maxime, j'aime mieux cela. De cette façon, je ne verrai Mlle de Rouvre qu'au moment du dîner. Au revoir.
Le landau apparaissait en haut de la montée: les deux hommes se serrèrent la main. Maxime s'éloigna vite vers les régions les plus touffues du parc, une longue charmille qui s'ouvrait à gauche, pareille à une nef. D'un ciel merveilleusement pur, le soir tombait, lent comme un crépuscule d'été. Et un large croissant de lune, déjà, mêlait à la pâleur rousse de ce crépuscule sa pâleur argentée.
Maxime marchait devant soi, sans voir, le coeur houleux, tâchant de se contenir et de revoir clair en lui-même. Une voix parlait en lui et lui disait: "Prends garde ! vois comme tu souffres déjà par cette femme, et tu ne lui as pas même dit que tu l'aimais ! Prends garde ! Elle n'est pas faite pour toi, ni toi faite pour elle... Il est temps encore de partir !"
Oui, il était temps, et une minute il y songea. Fuir ! courir, par la forêt, jusqu'à la station, et là, se jeter dans le premier train, se sauver comme un voleur, à Paris, se terrer dans les solitudes de Vézeris, jusqu'à ce que l'oubli vînt cautériser sa plaie.
"L'oubli ! Mais je n'oublierai point... Quand j'ai quitté SaintAmand, je ne l'aimais pas, je ne pouvais pas l'aimer, l'ayant à peine entrevue. Et pourtant je n'ai pas oublié..."
Ses pas hasardeux l'avaient mené au bord d'un étang immense, que l'incertitude du soir grandissait encore, effaçant les limites dans la brume. Attachée au bord de l'étang, une petite yole se balançait doucement. Elle ne contenait point d'aviron, mais seulement une de ces rames à large palette que les canotiers appellent une pale et qui suffit à mouvoir et à guider les embarcations légères.
Maxime sauta dans la barque, détacha l'amarre et nagea violemment pour user ses nerfs. Mais sur le lac aux bords mystérieux, aux eaux plombées par le crépuscule, plus seul encore en face de lui-même, la voix se fit plus impérieuse:
"Prends garde ! cette femme c'est l'inconnu: elle apporte dans le pan de sa robe le mystère et le drame..."
Il ne ramait plus, il laissait la barque glisser d'un mouvement qui, lentement, se mourait. Soudain la cloche du château d'Armide sonna au delà de l'étang, au delà des bois. C'était le premier appel annonçant le dîner. Maxime évoqua l'image de Maud, la Maud des soirs, aux cheveux nus, aux épaules nues. Elle était là, si près de lui ! Il n'avait plus que quelques heures à la voir, et il la fuyait ! Un violent reflux de désir et de tendresse submergea ses hésitations. Il regagna vivement le bord, rattacha la yole, courut au château. Sept heures étaient passées de quelques minutes. Il n'eut que le temps de se vêtir à la hâte. Au moment où il descendit au salon, on annonçait le dîner. Il entrevit seulement Mlle de Rouvre, dans la tache sombre d'une robe de velours vert; elle quittait le salon au bras d'Hector; mais à table, il se retrouva près d'elle. Elle le questionna distraitement sur la cause de son retard: il répondit du même ton... L'autre voisin de la jeune fille était le romancier à la mode, Henri Espiens: elle s'entretint avec lui presque tout le temps; il faisait des phrases molles et rondes de causeur pour salons sur l'amour, sur les femmes, avec des rires satisfaits quand il avait achevé. Maud écoutait, souriait, répondait peu.
Maxime, lui, contemplait cette tablée de mondains et, sans les pénétrer encore à demi-mot, à demi-vue, comme un Le Tessier ou un Suberceaux, il commençait à comprendre tous ces oisifs, ni meilleurs, ni pires que le reste de Paris, mon Dieu ! mais soucieux de leurs plaisirs, indulgents aux vices les uns des autres, sortes d'entre-metteurs réciproques, incapables de jalousie et de passion, curieux d'intrigues, de liberté de sexe à sexe, avec l'accident de la débauche complète de temps en temps, -- rarement.
Etabli par Mme de Rouvre et Paul Le Tessier, l'arrangement des places favorisait, avant toute chose, la sensualité des convives masquée du nom indifférent, léger, de "flirt". On avait placé Lestrange entre Jacqueline et Marthe de Reversier, pour qu'il pût à loisir exercer son métier d'énerveur; Aaron mâchait des histoires grasses dans les seins épandus de Mme Ucelli, qui, de l'autre côté, s'aiguisait les yeux à regarder les frisons châtains de Juliette Avrezac. Hector, le sage Hector, causait à voix basse avec Madeleine de Reversie qui, de temps en temps, affectait de lui frapper sur les doigts pour le faire taire. Paul Le Tessier s'était généreusement donné Etiennette comme voisine; il ne se gênait guère pour la regarder tendrement, ni elle pour lever sur lui ses yeux de câlinerie, un peu atristés par moments, au souvenir de sa mère laissée rue de Berne, dont le mal s'aggravait chaque jour. Tous ces gens faisaient les uns en présence des autres leurs petites affaires de sensualité, sous l'oeil indifférent des mères: Mme de Rouvre, Mme de Reversier, Mme Avrezac, et d'un ou deux pères, égarés là, sans emploi prévu. Et lui-même, Maxime, ne l'avait-on pas mis à droite de Maud afin qu'il pût, comme les autres, pousser son aventure, gagner quelque complaisance sur sa voisine !
"Heureusement Suberceaux n'est pas invité, pensa-t-il amèrement; on l'aurait mis de l'autre côté, sans doute, à la place du romancier."
Toute cette tablée lui faisait l'effet d'une sorte de cabinet de restaurant, mais plus pervers, plus frelaté, avec je ne sais quoi en plus de débauche inavouable qui lui venait de la présence des jeunes filles.
"Heureusement aussi, pensa Maxime, Jeanne et ma mère ne sont pas là !"
Sur le conseil discret d'Hector, Mme de Chantel était restée à Paris avec sa fille, et c'était Hector également qui engageait Maxime à ramener sa soeur à Vézeris avec lui, au lieu de la laisser à Paris avec Mme de Chantel.
Aaron, en ce moment, achevait le récit d'une aventure mondaine qui défrayait les entretiens de la semaine: la femme d'un officier étranger surprise dans un rez-de-chaussée de la rue La Bruyère, au milieu d'une bande de petites vendeuses du Bon Marché. Et le croustillement des détails avait arrêté les conversations particulières. Maxime regarda Maud: elle semblait absente, la pensée ailleurs; évidemment elle n'écoutait pas. Mais les autres jeunes filles tendaient l'oreille. Maxime eut un geste nerveux de colère qui abattit sa main à plat sur la table et fit tomber l'éventail de Maud. Il se baissa aussitôt pour le ramasser, et se releva plus pâle; il avait aperçu la jambe de Marthe de Reversier à cheval sur le genou de Lestrange.
-- Qu'avez-vous ? demanda Maud, inquiète de son silence et de son agitation, bien qu'un instinct infaillible de femme lui dît qu'il était bien à elle en ce moment, plus ligotté encore par sa jalousie.
-- Je n'ai rien, répliqua Maxime. Seulement il fait ici une chaleur horrible.
En effet, dans cette salle close, chauffée au commencement du repas, la température devenait insupportable. Tout le monde soupira de soulagement en passant dans la pièce voisine où le café était servi: un immense hall moderne habilement accolé à l'aile gauche du château. Par les vitres aux stores relevés, on apercevait le parc baigné de clarté et la lune cornue nageant dans le ciel.
-- Oh ! sortons, s'écria Etiennette, allons dans le parc ! Il fait si beau. Il nous reste une heure encore avant le train...
L'idée fut applaudie par toute la jeunesse; on prit le café vivement, tandis que les domestiques apportaient les manteaux. Maxime aida Mlle de Rouvre à passer le sien: un long fourreau de soie doublé d'hermine, serré à la taille par une ceinture intérieure. Maud lui prit le bras.
-- Sortons, dit-elle à demi-voix, menez-moi loin de ces gens.
Il lui sut gré de traduire aussi fidèlement son propre désir. Ils s'éloignèrent vers le bois. D'autres couples suivaient; mais Maxime reprit la traverse qu'il avait découverte tantôt, descendit vers l'étang, et tous deux aussitôt se sentirent comme isolés du reste du monde. L'étang n'avait plus de limites, pareil à ces lacs mystérieux de l'Afrique, au bord desquels s'arrête le voyageur, se demandant: "Est-ce la mer ?" Les arbres nus brodaient le rivage de leurs linéaments noirs et rigides, et la lune criblait l'eau doucement mouvante, la pailletait d'argent en fusion.
-- Que c'est beau ! murmura la jeune fille.
Du bout de son pied aigu, elle frôlait la barque, les yeux sur l'immensité du lac, plus radieuse que ce lac, que ce ciel, que ces astres, -- beauté de femme victorieuse de la beauté des paysages, grâce de femme éclipsant la poésie de la nuit.
-- Si vous voulez ?... fit Maxime, montrant le bateau.
-- Oh ! oui, s'écria-t-elle... Allons-nous, là-bas...très loin, bien seuls...
Il sauta dans la yole, reçut Maud dans ses bras solides, la posa sur le banc de l'arrière aussi aisément qu'une enfant. Il s'assit en face d'elle, et la yole démarrée glissa sur l'étang, mue par cette pale qui ne faisait aucun bruit.
"Je l'adore, je l'adore, pensait Maxime, de nouveau conquis. Je ne veux pas qu'elle appartienne à un autre qu'à moi."
Bientôt ils eurent perdu de vue les futaies noyées de brume pâle. Maxime jeta la rame au fond du bateau; ils eussent pu se croire vraiment au plein milieu de la mer. Il dit à voix basse:
-- Je voudrais que cette heure n'eût point de fin, ou que cet étang nous engloutît tous les deux, mais que jamais personne ne vous vît plus.
Elle répondit, en fixant sur lui ses yeux dont elle savait le pouvoir magnétique:
-- Pourquoi doutez-vous de moi ?
Et à ces simples paroles, tant elles le bouleversèrent, il fut à ses pieds, baisant sa main qu'elle lui laissait prendre, balbutiant:
-- Pardon ! pardon !
-- Croyez-vous donc, reprit Maud, que je vive dans le monde où je souhaiterais vivre ? Ah ! dès que je pourrai m'en évader, de cet horrible Paris !...
Les lèvres sur cette main qui maintenant voulait se dérober, Maxime osa répéter:
-- Pardonnez-moi ! Je vous aime tant !
Elle retira sa main et dit sans colère, mais la voix émue:
-- Ramenez-moi !
Il reprit doucement la rame. Ils abordèrent sans rien dire, après une traversée silencieuse. Mais comme ils regagnaient le château, Maxime reprit courage sous la voûte des arbres nus.
-- Maud, dit-il, vous savez que je vous appartiens. Je ne me donne pas à demi: je suis votre esclave, pour toujours, si vous voulez. Mais, je vous en supplie, si vous devez me repousser, ne jouez pas avec moi comme avec un de ces hommes au coeur léger qui vous entourent... Vous savez que je pars bientôt. Je pensais rester trois semaines à Vézeris, puis revenir ? Dois-je revenir ?
Elle serra de sa main droite le bras du jeune homme:
-- Avez-vous foi en moi, maintenant ?
Il répondit:
- J'ai foi en vous.
-- Comme en votre soeur ?
-- Comme en ma soeur.
-- M'aimez-vous ?
-- Plus que ma soeur, plus que ma mère, plus que tout.
-- Eh bien ! répliqua Maud, revenez. Durant ces trois semaines, pensez à moi, pensez à l'avenir. Je n'accepte qu'une affection réfléchie. Moi, je vous promets que jusqu'à votre retour, on ne me verra ni au théâtre, ni dans le monde; je ne sortirai pas.
-- Oh ! pardon ! pardon encore ! s'exclama Maxime. Je suis indigne de vous !
Il voulait l'attirer contre lui, -- heureux aussitôt de la sentir se dérober, refuser même la plus chaste étreinte de fiançailles. Et dans cette retraite brusque, sincère comme celle d'une pudeur farouche, il ne sut pas démêler la révolte instinctive de la femme amoureuse, coeur et corps, d'un autre homme, et neuve encore au partage.
DEUXIÈME PARTIE.
I
Vézeris, mars 1893
Et voici pourtant que j'ose vous écrire, sans savoir comment vous nommer, vous dont j'ose à peine prononcer le nom quand je pense à vous, c'est-à-dire à toute heure. Je vous ai si peu vue ! Je vous ai si peu parlé ! Maintenant que la distance s'est replacée entre nous, il me semble que je dois n'être plus rien dans votre souvenir. Oh ! comme je me sens loin de vous, pas seulement par des lieues et des lieues, mais par la distance autrement grande de nos façons d'être et de vivre. Je vous en supplie, ne croyez pas que je dise là des mots au hasard, que j'essaie de modeler ma gaucherie sur l'adresse complimenteuse de vos courtisans. C'est l'intime de mon coeur que je vous dévoile; vrai, je me sens aussi loin de vous que je sens loin de moi le plus simple, le plus sauvage de mes bergers.
"Il y a des moments où je m'en désole: je souhaite alors être pareil à vos amis parisiens; les mots qu'il faut vous dire ou vous écrire me viendraient naturellement, je parlerais votre langue, vous me comprendriez mieux... Mais à jouer un rôle qui n'est pas fait pour moi, je serais si maladroit, si ridicule ! Sur ce terrain-là, je suis vaincu d'avance; vous avez autour de vous vingt admirateurs, plus séduisants, hélas ! que l'humble solitaire de Vézeris. Moi, je ne mets à vos pieds que ma tendresse passionnée, et cela ne luit pas, je le sais, et cela n'attire pas. Que faire ? Je vous supplie de vous laisser aimer. Je vous demande une grâce invraisemblable, imméritée; je vous dis: "Je suis le moindre de tous; cependant préférez-moi !"
"Je vous aime tant ! Laissez-moi vous crier ce mot qui m'étouffe, maintenant que je suis loin. On ne vous adorera pas ainsi. Personne au monde, cela, j'en suis sûr, personne ne vous donnera tout soi, comme je vous le donne, sans s'inquiéter d'autre chose que d'être à vous et de vous faire heureuse. Et si je connais mon indignité, il est pourtant une chose dont je m'enorgueillis: c'est que je vous donne une âme meilleure, plus haute, plus digne de vous que ceux de Paris, dont le vide ou le vice m'épouvantaient. Par grâce, n'aimez pas un de ces hommes ! Quand je songe que peut-être, en ce moment, il en est un auprès de vous, qui vous parle, qui va vous plaire, tout ce qui fermente de violence en moi s'exaspère, et je voudrais rentrer de force les fausses paroles dans les bouches menteuses, vous isoler de force de tout ce qui n'est pas digne de vous, qui ne doit pas approcher de vous. Pardonnez-moi de vous écrire ainsi, cela me torture il faut que je vous le dise !...
"Savez-vous le rêve que je fais, que je refais mille fois dans mon isolement ? Je vous imagine toute petite, près de moi déjà homme; telle je trouvai ici, il y a dix ans, ma soeur Jeanne, quand je revins à Vézeris, le coeur brisé de quitter mon régiment... Cette âme enfantine, encore toute gourmée d'ignorance, je l'adorai aussitôt. Je résolus d'y verser seul la connaissance et la réflexion, afin qu'elle fût le meilleur de moi, éclos en elle; et je me suis tenu parole. Jeanne n'a pas eu d'autre éducateur ni d'autre ami; hors des besognes toutes féminines auxquelles ma mère l'a façonnée, chacune de ses pensées a sa source en moi. Oh ! vous avoir connue enfant, Maud, vous avoir élevée et fait grandir ainsi ! Vous seriez peut-être, vous seriez sûrement moins éclatante, moins "reine". Mais j'aurais à toute heure la clef de vos rêves, je ne serais pas réduit à rôder ombrageusement autour de votre mystère !
"Pourtant, attardé à ce regret, j'hésite. Ce que j'ai adoré aveuglément en vous, c'est peut-être le contraire de ce que j'aime en Jeanne. Votre royauté mystérieuse, qui m'effraye, m'a subjugé. Pardonnez-moi: je me trompais, je me mentais. Je ne vous veux pas autre que vous n'êtes. Les derniers mots que vous m'avez dits me rassurent: notre heure de solitude, ces minutes exaltées que j'ai vécues près de vous, juste avant de vous dire adieu, leur souvenir me rend le courage. Pour indigne que je sois de vous, vous voulez bien consentir à être servie par moi. C'est tout ce que je vous demande dans le présent, et j'ai peur de rêver quand je pense que vous m'avez permis cela.
"Soyez bonne: écrivez-moi. Je ne sollicite rien de plus que ce qui est, mais je vous supplie de me dire: "Cela est toujours." Il me faut ce réconfort pour continuer à vivre jusqu'à l'heure où je vous reverrai.
"Moi, je ne pense qu'à vous, je ne vis plus que pour vous. La sécheresse de mon coeur pour tout ce qui n'est pas vous m'épouvante. Il me semble que je n'aime plus ce qui m'était le plus cher. L'absence de ma mère m'est indifférente, je ne jouis plus de la présence de Jeanne qui s'en désole, la pauvre chérie ! Je me sens dans la vie effroyablement seul. Ce n'est plus moi qui marche, qui parle, qui travaille ici: c'est une espèce de fantôme désintéressé, que je regarde agir, que j'écoute parler. Il faudrait, pour vous peindre cela, d'autres mots que les mots qui me viennent, mais vous savez tout comprendre, vous, et vous me comprendrez à travers cette parole infirme..."
Paris, mars 1893.
"Je n'ai jamais tant regretté, mon cher Maxime, de n'être point comme mon frère aîné -- l'illustre Paul -- un législateur et un administrateur de banque; un bonne apparence excuserait au moins le retard de cette lettre... La vôtre, sous son allure contenue, marquait un peu de nervosité et d'inquiétude: elle valait une réponse plus prompte. Hélas ! je serai éternellement, comme je l'entends dire depuis dix ans dans notre petit coin de monde, "celui des Le Tessier qui ne fait rien". Ne méprisez pas trop mon inactivité, vous le laborieux. Je ne fais rien, c'est vrai, je suis lent à l'effort au point de retarder quinze jours une lettre à un ami que j'aime, mais j'ai commencé à ne rien faire par conscience, par honnêteté, du jour où je me suis aperçu que je ne faisais rien mieux que n'importe qui. Un terrible "à quoi bon ?" m'a condamné à l'éternelle inaction, ou plutôt je me suis résigné à n'être qu'un spectateur des gestes d'autrui, autant que possible attentif et intelligent.
"N'en faut-il pas pour cette jolie comédie de la vie, si captivante ? Voyez comme elle vous a pris, vous, l'étranger, pour quelques représentations que vous en avez eues... Votre lettre, mon cher lieutenant, palpite de curiosité. Vous voulez savoir la suite de la pièce: soyez satisfait, je vais tâcher de vous renseigner, principalement sur ce qui vous tient le plus au coeur.
"D'abord -- par une coïncidence dont vous saurez peut-être débrouiller le mystère -- depuis que vous avez quitté Paris, nous n'avons vu nos amis de Rouvre guère plus que vous-même. Mme de Rouvre est toujours souffrante, ses filles ont invoqué ce motif pour refuser toutes les invitations de la saison: dîners, théâtre, tout. J'ai cependant vu miss Maud chaque mardi, car je suis, ce jour-là, un fidèle de la maison. J'y ai rencontré Mme de Chantel, qui me semble en meilleure santé; vous avez lieu, sur ce point, d'être fort rassuré. Miss Maud, elle, est toujours la royale magicienne que vous savez; un peu distraite en ce moment, un peu indifférente à ses propres sortilèges. Elle nous confiait, l'autre jour, à mon frère Paul et à moi, son horreur présente de Paris, son violent désir d'absence. Et nous de remettre bien vite Chamblais à sa disposition, Chamblais que nous n'habitons pas, qui est merveilleux par ce hâtif printemps ! Mme de Rouvre accepterait, je crois, si elle pouvait se résigner à quitter sa grande amie, votre mère.
"Maintenant, les "potins" vous intéressent-ils ? Je n'en sais rien. Vous me demandez des renseignements sur les gens que vous avez rencontrés autour de nous: je vous les donne pêle-mêle. Sachez donc que nous avons possédé à Paris, pendant quelques jours, la duchesse de la Spezzia et toute sa cortina, ce qui nous a valu nombre de dîners, de soirées, de courses en mail où ont brillé la Ucelli et son inséparable Cécile qui devient spectrale à force de morphine. Sachez que le beau Suberceaux compromet en ce moment la petite Juliette Avrezac, sous le patronage de la mère, une charmante femme qui sait parfaitement l'homme qu'est Julien et ne voudrait pour rien au monde lui donner sa fille. Autre bruit plus surprenant: il est question d'un mariage entre Jacqueline de Rouvre et Luc Lestrange. L'adroite petite soeur de la magicienne fixerait ce célibataire résolu. Marthe de Reversier s'en fondra les yeux, bien sûr.
"Telles sont les nouvelles de nos chères "demi-vierges". Si j'ajoute que le directeur du Comptoir catholique vient de gagner quelques millions, en vendant des actions de mine d'argent américaines avant la baisse, et que Mlle Suzanne du Roy, la soeur de la jolie Etiennette que vous avez admirée à Chamblais, est toujours absente en un pays inconnu, que sa mère est fort malade et menace de rendre au ciel son âme de bonne fille rangée sur le tard, je vous aurai conté tout ce que je sais de neuf touchant les événements de mon Paris.
"Hélas ! en vous les contant, j'ai envie de pleurer sur leur niaiserie, sur leur néant. Dire que j'ai trente ans bientôt, que je m'en vais achever ce qui me reste de jeunesse à regarder gigoter tous ces fantoches indifférents: les Suberceaux, des filles de rue et des filles de salon, des tireurs à cinq, des cercleux, des mères de comédie -- et moi-même ! La pièce es telle vraiment si
p.141
drôle que cela ? N'en ai-je pas vu déjà assez de scènes ? N'est-ce pas une reprise à laquelle j'assiste sans le savoir, et avec des doublures encore ? Ah ! mon ami, ne me jugez pas sur mon inertie ni sur mes divertissements, je vous en prie. Si vous saviez combien de fois j'ai souhaité planter là tous ces faux amis, tous ces faux vivants, et m'en aller résolument être un autre homme, ailleurs. Mais cet autre "soi", on ne le devient pas seul; il faut une main féminine pour changer la vie d'hommes de mon âge. Où la trouver, la petite main forte et franche ? Et si on la trouve, prendra-t-elle la peine de se tendre à la vôtre ?
"...J'ai des amis ici qui riraient bien s'ils lisaient par-dessus mon épaule. Ils m'attendent, en ce moment, pour dîner avec des demoiselles plus bêtes et plus guindées que des mondaines; après quoi on ira un instant au spectacle, puis on remangera dans un cabinet en clinquant, puis on se couchera. Ohé ! ohé ! Vive la vie !
"Plaignez-moi, pensez à moi, écrivez-moi. Et (ceci est un secret de vous à moi) dites-moi si la douce petite compagne de votre solitude a tout à fait oublié ses amis de Paris..."
Paris, mars 1893
"...Pourquoi, cher monsieur et ami, m'écrire des lettres qui me mettent dans l'embarras, que je suis forcée d'oublier presque, d'avoir l'air de n'avoir point lues, pour garder le droit de vous répondre ? Je le demande à votre loyauté: si vous surpreniez une lettre d'Hector Le Tessier à votre soeur Jeanne (je ne choisis point ces noms au hasard), écrite sur le ton de la dernière que vous m'avez adressée, seriez-vous bien satisfait ? Ne jugeriez-vous pas qu'une jeune fille veut être plus ménagée dans l'expression d'une affection, même sincère et respectable ?... Eh bien ! j'ai le droit d'exiger les mêmes ménagements que notre chère Jeanne. Même dans le monde où je vis et qui ne me convient pas plus qu'à vous, personne ne me les refuse. Ne pas les recevoir de vous me causerait un chagrin particulier.
"Maintenant, ma petite gronderie est finie, je répondis à ce que, de votre lettre, je consens à avoir lu. Vous vous sentez, dites-vous, aussi loin de moi que l'est de vous le plus rustique de vos bergers. Eh bien ! moi, j'avoue me sentir tout près de vous, cher monsieur et ami. J'ai tout de suite reconnu en vous, comme on reconnaît les sites de son pays natal, les qualités que je prise entre toutes, la loyauté et la bonté, avec un peu de cette brusquerie qui va bien à un honnête homme. Plus que vous, je suis lasse des sceptiques indulgents, des résignés, des énervés qui sont la société masculine contemporaine; aucun de ceux-là, allez ! ne me prendra jamais une pensée. C'est eux que je sens loin de moi: je suis proche des énergiques, des résolus, j'allais dire des violents. Et ce que j'aime le mieux de vous, c'est justement cette ardeur un peu ombrageuse qui échauffe vos affections. Restez donc pour moi ce que vous êtes: mais quand vous pensez à votre amie Maud, ne pensez qu'à elle. Oubliez ce qui l'entoure et qui, pour elle, ne compte pas.
"Vous allez bientôt revenir avec cette mignonne petite sauvage de Jeanne: nous vous recevrons en fête, afin de vous réconcilier avec Paris et de vous faire provisoirement oublier Vézeris. Je ne suis point sortie le soir, ni pour le bal, ni pour le théâtre, depuis votre absence. Je ferai ma "rentrée dans le monde" sous vos yeux, chez nous. Nous avons, le 3 avril, une grande réception: de la musique jusqu'à minuit; après minuit, on dansera et on soupera. Ne manquez pas d'arriver à temps ! Je ne vous pardonnerais pas une absence, et cependant je devine combien sont à craindre vos caprices de la dernière heure !
"Donc, à bientôt. D'ici là, pensez à moi comme je veux que vous y pensiez, c'est-à-dire avec respect et avec foi. J'embrasse de tout mon coeur la jolie Jeannette, en qui j'aime, avec tant de joie, ce que j'admire en vous, ce que vous lui avez donné.
"Maud".
Vézeris, mars 1893.
"C'est décidé, mère chérie, nous quittons Vézeris pour Paris après-demain matin; Maxime a tout mis en ordre: ma malle est finie déjà, tant j'ai hâte de partir et de vous embrasser. Il me semble qu'il y a une éternité que je ne vous ai vue. Figurez- vous que, moi qui pense sans cesse à vous, je ne vois plus bien votre visage, ou du moins, c'est une image qui s'efface tout de suite, que je ne peux pas faire revivre à volonté. Cela me cause bien du chagrin et me fait bien pleurer, allez, mère chérie !
"Les vilaines semaines que j'ai passées ici, loin de vous ! Je ne vous le disais pas pour ne pas vous tourmenter, mais j'étais si triste. Maxime est si changé ! Il a l'air de m'aimer si peu ! Il me parle à peine; quand je lui parle, je vois qu'il ne m'écoute pas. De temps en temps, il me prend encore sur ses genoux et m'embrasse très fort, à me faire mal, mais ce n'est plus sa bonne affection égale d'autrefois. Il ne m'aime plus par-dessus tout. Il aime mieux la belle Maud de Rouvre. Alors pourquoi ne nous le dit-il pas ? Je ne demande pas mieux que de l'aimer aussi, cette demoiselle, si elle l'aime et le rend heureux. Et pourtant, voyez-vous, maman, elle me fait un peu peur: elle est trop belle, elle parle trop bien; près d'elle, je me sens toute honteuse d'être la petite bête que je suis. Du reste, je n'ose vraiment parler qu'avec Maxime et avec vous. Et voilà que Maxime commence à m'intimider aussi !
"Il paraît que nous allons, le 3 avril, à un grand bal chez les de Rouvre. Comme je vais m'ennuyer ! J'aime bien danser, vous le savez, mère chérie ! mais il faut aussi causer avec les danseurs, à Paris, et ces jeunes gens que je ne connais pas, quand ils me parlent, je ne sais que leur répondre.
"Ici, rien de nouveau depuis ma dernière lettre. Le temps est resté clair, et tellement chaud qu'on se croirait en été. Ah ! si, une nouvelle. Mathilde Sorbier, la servante du Croisset, qui a épousé Joseph Lepéroux (le second des Lepéroux), il y a quatre mois, vient d'avoir un joli petit garçon. Elle est bien contente qu'il soit venu si vite, il paraît que c'est une sorte de merveille d'avoir si tôt un petit enfant. On l'a baptisé, mardi, à la chapelle de la Vierge.
"A bientôt, maman aimée. Votre petite Jeanne vous embrasse respectueusement et tendrement, et elle est bien heureuse de vous revoir."
II
L'orchestre, érigé sur une scène au fond du hall fleuri d'arbustes illuminés, attaquait le finale de la symphonie en si mineur de Borodine; bien avant minuit, la morne résignation des concerts mondains se marquait aux visages congestionnés, aux yeux fripés des femmes parquées côte à côte sur les premiers rangs de chaises, avec des attitudes d'attention et d'admiration contraintes; elle s'avouait ingénument dans les poses vaincues des habits noirs accoutés aux chambranles des portes, ou errant silencieusement de corridor en corridor. Quelques invités pourtant, des groupes de fumeurs indépendants, des couples de flirt insoucieux des critiques, s'étaient réfugiés dans les salons, dans les chambres toutes grandes ouvertes, où l'on pouvait trouver encore, avec une lumière moins aveuglante, un peu d'air et de fraîcheur.
Sur le canapé du petit salon qui, d'ordinaire, servait de boudoir à Maud de Rouvre, où elle avait sa bibliothèque personnelle, son piano et son bureau d'acajou anglais, Luc Lestrange, seul, à demi couché, la main droite tourmentant fréquemment la pointe de sa barbe pâle, semblait attendre quelqu'un, en éveil au moindre bruit de pas qui s'approchaient de la baie ouverte sur le grand salon.
-- Enfin, c'est vous ! s'écria-t-il, en voyant paraître Jacqueline de Rouvre... Je désespérais... Vous êtes à manger de baisers, ce soir, ajouta-t-il en parcourant du regard la jeune fille, qui, mi-sérieuse, mi-rieuse, levait du bout des doigts les côtés de sa robe de tulle blanc, comme une danseuse de menuet, et lui faisait une révérence.
Il s'assura du regard qu'ils étaient bien seuls; jetant son bras autour de la taille de Jacqueline, il tenta d'effleurer la nuque sous les boucles rousses, mais, plus vite encore, elle glissa de ses bras, et, preste comme une bergeronnette, s'esquiva derrière le piano. Debout, un pied sur la pédale d'étouffement, elle caressa le clavier d'un arpège, si adroitement penchée que son corsage, à peine échancré, sembla lui déshabiller la poitrine.
-- Jacqueline ! murmura Lestrange.
-- Il n'y a pas de "Jacqueline" qui tienne, cher monsieur, répliqua-t-elle en s'asseyant sur le tabouret du piano, prête à esquiver une autre attaque. On ne m'embrasse plus ni le cou, ni la joue, ni les bras, ni rien. C'est mon premier soir en robe longue... Je suis une dame.
Et, pour bien établir sans doute que sa robe était une robe longue, elle croisa les jambes d'un geste vif qui découvrit tout son mollet droit. Lestrange, debout devant elle, se mordait les lèvres.
-- Si, pourtant, fit-elle... on m'embrasse la main.
Elle arracha le gant gauche d'un seul coup; le bras apparut subitement nu, tendu aux lèvres de Lestrange. Il les posa sur la pointe des doigts d'abord, puis, lentement et goulûment, il piqua de baisers le poignet, l'avant-bras, gagnant vers le coude... Jacqueline, les yeux à demi fermés, la bouche entr'ouverte, ne bougeait pas ce bras tendu qu'elle déroba soudain, quand la moustache fauve toucha la saignée
-- Assez pour aujourd'hui fit-elle. Asseyez-vous là, et causons gentiment.
Elle montrait le canapé. Lestrange obéit.
-- Comme votre figure est drôle, ce soir ! Qu'est-ce que vous avez ? Vous me faites les yeux que Chantel fait à ma soeur.
Lestrange affecta de rire, mais sa voix se détimbrait.
-- J'ai... que vous vous moquez de moi, comme de tout le monde, du reste. Et je vous assure que j'en souffre. De vous à moi, ça peut vous paraître absurde. Pourtant c'est vrai: je me prépare encore une nuit horrible.
-- Bah ! réplique Jacqueline, en jouant avec son éventail, vous devez bien connaître quelques gentilles amies chez qui vous pourrez passer une nuit d'insomnie... amusante, plus amusante que notre petite fête, toujours.
-- Des cocottes ?
-- Des cocottes, des actrices, des dames pour messieurs seuls, enfin... Est-ce que je sais, moi ? Vous ne voudriez pas que je vous donne des adresses, pourtant ?
-- S'il n'y a que des actrices ou des filles pour me distraire de vous ! répliqua Lestrange sérieusement.
-- Eh bien ! mais... les femmes du monde alors. La petite Mme Duclerc, justement, se frottait à vous, tout à l'heure, avec une grâce ! J'ai vu cela, moi... Je vois tout. Vous lui avez demandé une fleur... La voilà à votre boutonnière.
-- Sa fleur ? Ce que je m'en moque !
Il l'arracha, la jeta par terre:
-- Une femme qui a eu trois enfants, merci, ça ne me tente pas.
Jacqueline ramassa la fleur et la déchiqueta.
-- Voilà ce que c'est que les mauvaises habitudes, dit-elle. On prend goût aux jeunes filles, aux fruits un peu verts; on ne peut plus s'accommoder des jolis fruits mûrs.
Un couple apparaissait sur le seuil: une femme au visage virginal encadré de bandeaux, donnant le bras à un très jeune homme chevelu, de taille médiocre; dès qu'ils virent le salon occupé, ils battirent en retraite.
-- Tenez, fit Jacqueline, la voilà, cette pauvre petite Duclerc; Henri Espiens la console de vos dédains.
-- Le romancier ? C'est un joli raseur. Il peut la garder, si elle le supporte.
Ils se turent. L'orchestre, dans l'éloignement après quelques instants de silence, attaquait le finale de la symphonie.
-- Au fond, dit Jacqueline, si j'étais homme, j'aurais votre goût. Les mères d'une nombreuse famille, non, décidément ça ne me comblerait pas de joie. -- J'en vois quelques-unes à la douche, chez le docteur Krauss, de celles qui sont ici ce soir, si pimpantes, si bien attifées, et je me figure la tête du séducteur quand il voit apparaître sans voile ces trésors ! Brr ! Ce n'est pas la dame qui doit recevoir la douche, alors !... Tandis qu'une jeune personne de dix-sept ans, toute neuve, comme... Madeleine de Reversier, par exemple.
-- Ne me parlez donc pas des autres, interrompit Lestrange. C'est vous seule que je veux, vous le savez bien.
-- Je crois que vous "me voulez", en effet. Mais vous voulez également toutes les femmes qui passent à votre portée... mettons toutes les jeunes filles. Jusqu'à cette pauvre Jeanne de Chantel, si plate, si fagotée, dont vous regardiez les "salières" avec des yeux brillants. Ne dites pas non ! C'est une petite maladie, une "névrosette", comme dit mon cher docteur Krauss. Je ne vous la reproche pas et je ne suis pas jalouse, allez.
Elle s'amusait, entre ses phrases, à piquer de baisers la fleur à demi dépouillée qu'elle roulait entre ses doigts.
Lestrange murmura:
-- C'est vrai... Mais je vous... veux par-dessus tout !
Sous le regard ironique de Jacqueline, il n'osa pas, cette fois encore, dire: "Je vous aime". Elle, toujours tenant la fleur près de ses lèvres, demanda.
-- C'est sérieux, alors ?
-- Tout à fait sérieux.
-- Eh bien ! si c'est sérieux, répliqua-t-elle tranquillement, épousez-moi. Ah ! vous voyez, vous commencez à faire une tête !
-- Mais...
-- Mais si, je vous assure, vous faites une tête ! Qu'est-ce que vous espériez donc, mon pauvre Luc, voyons ? Que j'allais jouer les Madeleine de Reversier, les Juliette Avrezac, ou d'autres encore que vous savez ? Payer le silence des femmes de chambre, courir les garçonnières, comme une honnête épouse ? Non, non, mon cher. Je suis aux premières loges pour savoir ce qu'il en coûte. On passe l'âge de noces, sans avoir même eu pour se distraire une vraie aventure, et on risque un tas d'ennuis. Pas de ça ! Je veux qu'on m'épouse. Suis-je donc un si mauvais parti ? Je suis de bonne naissance, j'ai deux cent mille francs de dot qui ne doivent rien à personne... Ce n'est pas le Pérou, mais par le temps qui court, c'est encore un bibelot d'une jolie rareté. Un peu écervelée, peut-être ? Bah ! ça ne compte pas à cause de mon âge et je saurai me tenir une fois mariée. Quant à être intacte, mon cher, vous pourrez en chercher une dans tout Paris, et même à Orléans... Vous n'en trouverez pas de plus... Jeanne d'Arc que votre servante. Même la petite Chantel, malgré ses salières, je lui rendrais des points. Dame ! je sais bien qu'on ne fabrique pas les enfants en ramant des choux, je ne suis pas une petite oie blanche, comme dit l'ami Hector. Mais mon mari n'en aura pas moins la satisfaction d'inaugurer... toute la ligne.
Elle se leva, refit un arpège sur le piano et ajouta, comme pour elle-même:
-- Et j'ai idée que l'inauguration en vaudra la peine.
Là-bas, la symphonie expirait en de lents accords décroissants. On applaudit: un remous de foule piétina vers les salons. Luc Lestrange regardait Jacqueline et ne répondait pas.
-- Voilà, mon bel ami, conclut-elle. Réfléchissez, décidez-vous. Le mariage, ou bien vous n'aurez jamais de moi autre chose que... ceci.
Et lui jetant à la figure le cadavre de la rose blanche, touchée par ses lèvres, elle s'esquiva lestement.
Lestrange, qui voulut la suivre, eut son chemin barré par les couples qui refluaient du hall. Il la vit, de loin, s'accrocher au bras du docteur Krauss: un chauve de quarante ans, au visage de tsar, promenant son tranquille regard vitré d'un lorgnon sur cette assemblée de détraqués, dont le détraquage le faisait vivre.
A l'entrée du hall, Lestrange se heurta à Paul Le Tessier qui causait avec Etiennette Duroy, debout l'un et l'autre, le sénateur couvrant d'un regard plus que paternel l'adorable décolletage de la jeune fille. Les deux hommes se serrèrent la main. Lestrange demanda:
-- Est-ce votre tour, mademoiselle ? N'allez-vous pas arrêter enfin ces déluges d'harmonie savante, en nous chantant quelque chose de simple ?
Tout tremblant encore de son entretien avec Jacqueline, il s'aiguisait le regard aux prunelles bleues d'Etiennette.
-- Non, fit-elle en souriant. Ce n'est pas encore mon tour. Mme Ucelli va chanter, et j'en suis bien aise.
-- Elle a un "trac" affreux, dit Paul. Et elle a tort, car elle aura beaucoup de succès.
-- Oh ! vous, observa le peintre Valbelle qui s'était joint à leur groupe, mon cher sénateur, vous êtes aussi troublé qu'elle. Ce que vous êtes mari de la débutante, ce soir !
Etiennette rougit. Le Tessier, mécontent, ne répliqua pas, mais il offrit son bras à la jeune fille et l'emmena.
-- Vous les avez froissés, dit Lestrange au peintre. Pourquoi avez-vous dit cela ? Très sérieux, vous savez, elle et lui. On parle d'un mariage.
-- Voilà ce qui m'agace, répondit Valbelle. De quel droit ce gros homme politique se mêle-t-il de confisquer cette jolie fille ? Elle était faite pour nous, pour les soupers et pour le couchage, comme la bonne Mathilde, sa mère, et la jolie Suzon, sa soeur. On en veut faire une bourgeoise honnête, fidèle à son gros bêta de sénateur. Tant pis ! je siffle.
-- Le fait est, dit Lestrange rêveur, qu'elle est ravissante ce soir, dans sa robe Indiana, avec ses manches à gigot, son chignon pointu et ses anglaises... Elle doit avoir le corps le plus délicieux...
Ils se prirent à détailler la jeune fille, à la déshabiller avec des mots de jockey, des pronostics sur l'inconnu de cette virginité tentante. Ils ne baissaient même pas la voix, et les gens qui passaient, repassaient par l'entrée du hall, cueillaient au vol les bribes de leur entretien. Puis ils parlèrent d'autre chose, de la fête, de la musique.
-- Dire que voilà ce qu'on peut faire de mieux à peu près en matière de divertissement mondain ! Depuis quinze jours les échos des journaux nous parlent du fameux hall, du vrai théâtre, de la gracieuse maîtresse de maison... Je trouve que cela ressemble à une soirée du Continental. Et vous ?
-- Bah ! répliqua Lestrange. Il n'y a plus de jolies fêtes. Nous sommes trop laids et tout est trop vu. La gracieuse maîtresse de la maison, en tout cas, n'est pas surfaite. Regardez-la.
Maud, arrêtée au bras de Maxime de Chantel, conversait avec le couple inséparable de Mme Ucelli et de Cécile Ambre: Cécile en robe plate, en corsage presque montant, les cheveux noués bas comme une perruque Louis XVI, adolescente indécise et inquiétante; l'Italienne vêtue à l'Empire, une épaule et la moitié du buste à nu. Maxime -- en un habit neuf coupé par Wasse, mais marqué tout de même de sa province à tel défaut de recherche dans le linge ou la chaussure, pâle, aminci encore par la consomption de sa solitude -- ne voyait, n'entendait que l'adorable créature dont la main pesait sur son bras, et la joie de la conquête, maintenant assurée, transparaissait sur ce visage inhabile, insoucieux à masquer les sentiments de l'âme. Maud, l'air ailleurs, distrait de tout, ses yeux bleus noircis comme les faisait tout grave tourment de son âme vigoureuse, parlait, écoutait parler: et, si indifférente aujourd'hui, par l'obsession de ses pensées, à l'effet de sa beauté, elle apparaissait malgré tout la reine de cette foule, d'une autre race, plus haute, plus noble, faite pour la maîtriser, la brider et la chevaucher.
De la pointe du pied posé un peu en avant, jusqu'au sommet du front casqué de cheveux châtain sombre tout moirés de roux, la ligne de sa silhouette s'esquissait avec une grâce envolée, cette gloire de la forme féminine parfaite pour laquelle la vraie élégance des vêtements est de la suivre au plus près. Elle le savait, consciente de sa perfection: le crêpe glauque de sa robe s'enroulait autour de son corps comme une algue amoureuse autour d'une blanche sirène, émergeant des flots. Et la nudité absolue du col et des bras, sans un fil, sans un bijou, était chaste à force d'éclat.
-- Oui, murmura Lestrange, elle est bien belle.
Il se tut. Il évoquait un des souvenirs les plus poignants de son passé trouble, la minute de folie restée le secret de Maud et le sien, où il avait voulu goûte à ces lèvres, lui aussi, à ces lèvres de Diane irritée. La mémoire mystérieuse des sens le fit tressaillir comme si son poignet saignait encore sous la morsure exaspérée qui lui avait fait lâcher prise.
-- La Ucelli va chanter, dit le peintre. Approchons-nous, cela en vaut la peine.
Déjà les femmes reprenaient leurs places aux premiers accords plaqués par les doigts virils de Cécile Ambre. L'Italienne, debout à côté du piano, face au public, semblait une énorme statue de chair, indécente par sa monstrueuse et molle blancheur.
Elle chanta: un fougueux poème de Holmès, une invocation à Eros, maître du monde: et soudain cette masse de chair s'anima, la flamme de l'art la transfigura. Ce furent d'autres yeux, d'autres lèvres, d'autres gestes; ce fut la prêtresse d'amour, saoule d'encens, brûlée de parfums, tendant vers le dieu des douloureuses délices ses lèvres sèches de la soif des baisers, ses bras tordus par l'anxiété des étreintes. La voix pure et déchirante comme elle de certains violons antiques, la voix avait une âme, une âme de passion et de spasme, et les clameurs étaient aussi des baisers, des caresses, des soupirs de désir ou d'assouvissement... Ces stances de Holmès, tous les spectateurs les avaient maintes fois entendues: et voici qu'elles frappaient les oreilles comme une musique nouvelle, inquiétant la bête sensuelle accroupie au fond des coeurs, faisant rougir les jeunes filles, pâmer les femmes, incendiant les yeux des hommes.
Elle lança l'appel suprême: "Eros, ouvre-moi les cieux !" dans un cri si poignant, si haletant, si effroyablement passionné, que l'auditoire entier frémit, et que les voix inconscientes répondirent du creux des gorges convulsées... Puis elle tomba brisée elle-même dans les bras de Cécile Ambre et des musiciens accourus pour la soutenir.
-- Cette femme, prononça-t-on derrière Lestrange, chante avec son sexe.
C'était Hector Le Tessier.
-- Avez-vous remarqué, observa Valbelle, que tout le temps qu'elle chantait elle a regardé la même personne ?
Lestrange et Le Tessier se tournèrent du côté où, effectivement, les yeux de la chanteuse étaient demeurés comme rivés. Ils virent au fond du hall, debout contre la muraille, Julien de Suberceaux, beau comme les héros de Balzac, vêtu comme eux, impassible, muet et triste. Assise près de lui, presque à ses pieds, la jolie Juliette Avrezac levait sur lui des regards d'épouse, isolée de sa mère et des autres femmes, s'offrant à lui de ses prunelles attendries, de son mélancolique sourire d'amoureuse, de la nudité délicate de ses épaules et de ses bras.
-- C'est une force d'être beau comme cela, tout de même, murmura Hector. S'il y avait une âme d'homme sous cette beauté, le monde serait à lui.
A ce moment Jacqueline de Rouvre, au bras du docteur Krauss, frôlait le groupe des trois hommes. Non sans jeter à Lestrange un regard d'ironie, elle fit signe à Hector de s'approcher:
-- Penchez-vous, monsieur. Vous êtes trop haut pour mes confidences.
Et les lèvres à l'oreille du jeune homme:
-- Eros ayant définitivement terrassé Mme Ucelli, c'est votre petite belle-soeur qui va chante... Elle a une peur terrible. Ne quittez pas ce coin afin d'y chauffer l'enthousiasme, hein ! Maxime de Chantel défend l'aile gauche, sous les ordres de Maud: il est prêt à assommer quiconque n'applaudira pas.
-- Comptez sur moi, répondit Hector.
D'un de ces gestes en silhouette que les peintres enseignent aux mondains, il dessina en l'air le contour du décolletage de la jeune fille.
-- Très bien, fit-elle en souriant. Très en forme... Jamais je n'aurais cru aussi... Enfin... très bien !
-- Malhonnête ! répliqua Jacqueline. Et encore c'est ce que j'ai de plus maigre, mon cher. Demandez au docteur.
-- Mlle Jacqueline de Rouvre est la cliente des miennes... qui me... émeuve le plus, répliqua l'Américain dans le flegme de sa jeune barbe grise.
-- Hein ! voyez-vous ? L'amour de docteur !... Et dire qu'il nous dit à toutes la même chose...
Elle s'éloigna d'un bond de gamine, lâchant Krauss. Le médecin, habitué à de telles façons, demeura où on le laissait, et, serrant la main d'Hector, lui demanda sans transition des renseignements touchant une crise ministérielle qui menaçait. Mais, sur l'estrade, Etiennette Duroy s'avançait au bras du célèbre pianiste Spitze... Ni Hector ni Maxime n'eurent à entraîner le public; on l'applaudit tout de suite, avant même qu'elle eût chanté, tant elle apparut jolie sous sa robe à volants et à crinoline, avec les manches bouffantes de son corsage échancré et sa mignonne figure ronde et fine, encadrée par le chignon pain de sucre et les papillotes. Toute rose d'émoi, elle accorda sa guitare aux accords de Spitzer; puis, parmi le silence amical de l'assistance, elle commença à chante. Sa voix d'abord un peu incertaine, étouffée de peur, s'assura vite, mince et solide, la voix du cristal que frôle un archet de cheveux.
Elle chantait des romances qu'accompagnaient à merveille les sons chevrotants de la guitare et les notes du piano habilement assourdies par les doigts de Spitzer, romances délicieuses et surannées, toute une époque évoquée, le temps d'Amy Robsart et de Jane Eyre, le temps des pianos carrés, des jeunes hommes en bottes suivis de leur "tigre", des chaises de poste, des émirs, le temps des Orientales et l'enfant du miracle... Magie des résonances ! A tous ces blasés, à tous ces brûlés de Paris, elle donnait un instant l'âme vive et puérile, enthousiaste et artiste d'un Français de 1830 à 1840. Peu à peu le délire gagna toute la salle, on acclama Etiennette, les femmes lui lancèrent des fleurs, et quand elle descendit de l'estrade, on se la disputa pour l'embrasser.
Paul Le Tessier l'attendait dans la chambre de Jacqueline, qui servait de loge aux femmes: elle se jeta gentiment dans les bras qu'il lui tendait; il la baisa sur les deux joues.
-- Vous êtes content ?
-- Oh ! ma chérie, vous êtes une grande artiste. Mais, je l'espère, cette grande artiste ne sera pas pour le public.
Ils échangèrent un regard où se scellait l'accord de leur avenir.
-- Vous êtes bon, dit la jeune fille. Vous m'aimez gentiment, comme il faut m'aimer. Je me sens si seule... et c'était si effrayant de chanter ici, devant tout ce monde, avec l'inquiétude de maman que j'ai laissée bien souffrante. Maintenant, allez-vous en. Vous me compromettez. On vient.
Mme de Rouvre, presque jolie dans une robe de velours noir à paillettes clair de lune, Maud, Mme Ucelli, les Reversier, accouraient féliciter la jeune fille; Paul s'esquiva.
Rentré dans le hall, il y rencontra Julien de Suberceaux qui s'y promenait presque seul. Lui était à une de ces minutes où la joie personnelle surabondante fait aimer la vie et tous les hommes. Il serra avec une sorte d'effusion la main de Julien, tout de suite refoidi par le regard sec du jeune homme. Puis, comme il gagnait le buffet, il surprit ce bout de dialogue entre le romancier Espiens et Valbelle qu'entouraient des gens du monde administratif:
-- Vous savez le mot de la petite Duroy à son protecteur Le Tessier, en sortant de scène, tout à l'heure ?
-- Non.
-- "Oh ! mon ami, je voudrais que ma mère fût là... Elle qui n'est fière que de ma soeur Suzanne !"
La galerie d'écouteurs rit aux éclats. "Cette bonne Mathilde !... Cette bonne Suzon !" Paul passa, chatouillé par l'envie de tomber sur ces niais méchants à coups de pied et à coups de poing. Mais il passa. A qui s'en prendre ? C'était le faux esprit de Paris, calomniateur, sans indulgence, méprisant l'effort honnête, joyeux des déchéances, hostile aux relèvements. "N'importe, pensa-t-il, je l'épouserai." Et la joie de venger la chère petite, si vaillante, de l'imposer à ces drôles, lui réchauffait la poitrine.
Le buffet, innovation de Maud, était remplacé par des petites tables dispersées dans la salle à manger et dans le fumoir voisin, qu'on avait décorés en auberge normande. On s'asseyait ainsi en groupe sympathique, on hélait les maîtres d'hôtel comme au cabaret.
-- C'est vraiment le dernier mot du goût mondain moderne: les jeunes femmes, les jeunes filles pouvant s'établer paisiblement en partie double, en partie carrée, jouer à ce jeu de cocottes dont elles raffolent, sous l'oeil indulgent des pères et des maris.
Ainsi parlait Hector Le Tessier à Aaron, qui, de son oeil rond de myope, cherchait Maud dans la foule bruyante des consommateurs sans l'apercevoir.
-- Vous n'avez pas vu Mlle de Rouvre ? demanda-t-il à Lestrange qui passait.
-- Je la cherche. Jacqueline, n'est-ce pas ?
-- Non... pas Jacqueline, Maud ?
-- Oh ! Maud !Il faut être le gros monsieur calé que vous êtes pour la disputer à ses deux gardes du corps actuels. Les avez- vous observés ? Ils sont bien curieux à voir.
-- Oui, fit Hector sérieusement, curieux à voir. Mais j'ai peur du drame.
Le banquier chipotant une marquise se récria:
-- Du drame ? Est-ce qu'on en voit dans le monde, aujourd'hui ? Il n'y a plus de passions, il n'y a que des appétits. Il n'y a plus de jalousies, il n'y a que des dépits.
-- Cette pensée est de vous, monsieur ? demanda Hector très sérieusement.
-- Mais... oui, fit le banquier qui flaira l'ironie.
Parmi les groupes, Mme Ucelli passait, secouant la paresse des buveurs.
-- Allons ! su ! su !A la salle, vite, vite... Mlle Ambre va chanter des chansons fin de siècle, celles qu'elle chantait chez la duchesse... Vite !... C'est admirable ! Elle commence. Venez vite.
En effet, le piano résonnait de nouveau dans le hall. Chacun regagna sa place. Accompagnée par Mme Ucelli, la jeune chanteuse débita quelques-unes de ces fantaisies au comique pince-sansrire qui auront été, pendant cinq ans, le divertissement musical de Paris et qui, sans doute, surprendront nos successeurs par leur laborieuse ineptie. L'amie de la duchesse chantait, suivant la formule, droite et raide, sans un geste, sans qu'un muscle bougeât sur son masque, les lèvres même remuant à peine.
Comme il convenait, on applaudit. Mme Ucelli donna le signal. Mlle Ambre ne salua pas, s'assit tranquillement, tandis que l'Italienne criblait le clavier de variations brillantes. C'était l'entr'acte convenu. Maud et Jacqueline en profitèrent pour passer discrètement dans les rangs des chaises, appelant les jeunes filles qui se levèrent et les suivirent.
-- Qu'est-ce que ceci ? demanda le docteur Krauss à Mme de Reversier, sa voisine.
-- On fait sortir les demoiselles. Cela se fait couramment maintenant, dans le monde, quand on fait chanter à Bruant ou à Félicia Mallet les morceaux corsés de leur répertoire. C'est bien plus convenable.
-- En vérité ! murmura Krauss.
Il souriait en les regardant sortir, les chères petites détraquées, presque toutes ses clientes et ses confidentes. Leur théorie multicolore s'exilait sous la conduite des deux filles de la maison; quelques hommes, jeunes ou mûrs, professionnels avoués et tolérés du flirt virginal, les accompagnaient: Lestrange, Hector Le Tessier, le peintre Valbelle qui glissait des impertinences dans les frisons noirs de Dora Calvell.
L'exode fut salué de rires et d'applaudissements. Du seuil, avant de disparaître, Jacqueline cria:
-- Et maintenant, racontez vos petites horreurs entre vous. Notre innocence est à l'abri.
Guidé par Maud, le troupeau rieur des robes de mousseline claire, flanqué des quatre ou cinq habits noirs, se réfugia dans le petit salon où, tout à l'heure, pendant la symphonie de Borodine, Lestrange et Jacqueline s'étaient rejoints. Elles étaient une quinzaine, dont dix jolies; les autres, à part une ou deux disgraciées, assez élégantes, assez provocantes pour gagner des courtisans. Et d'être là, enfermées avec des hommes qui, tant de soirs, leur avaient tenu des propos lestes, au bruit affaibli d'une musique libertine qu'elles connaissaient bien, cela surchauffait leur petit cerveau, cela leur donnait le désir de livrer plus d'elles-mêmes à ces hommes, leurs fidèles, qu'elles étaient fières d'enlever aux femmes mariées.
Maud avait pris le bras de Jeanne de Chantel que les lumières, la musique, -- un doigt de champagne aussi, versé par Luc Lestrange, -- grisaient un peu, et qui, malgré ce qui demeurait de touchante gaucherie à sa toilette provinciale, se faisait remarquer par sa jolie taille, le fardeau de ses cheveux bruns, sa peau blanche et ses grands yeux de sainte. Jeanne demanda simplement:
-- Pourquoi ne veut-on pas que nous restions au salon ? Qu'est-ce qu'on va faire ?
Valbelle attrapa la question au vol et répliqua:
-- On va éteindre l'électricité; les messieurs prendront les dames sur les genoux et les embrasseront comme il leur plaira. Cela se fait partout dans le monde, à Paris, mais il faut être mariée, mademoiselle.
-- Il plaisante, mignonne, dit Maud en baisant le front subitement rouge de l'enfant. La vérité est qu'on ne donne plus de soirée musicale sans chansons en argot... et vraiment il est moins gênant pour nous, les jeunes filles, d'être absentes.
-- Mais ce n'est pas de l'argot du tout qu'on va chanter, observa Juliette Avrezac, mécontente d'être séparée de Julien. Cécile m'a dit le programme: Héloïse et Abélard, le Fiacre, les stances de Ronsard... Je connais tout cela par coeur.
-- Moi aussi, avoua Marthe de Reversier.
Et les autres, Dora Calvell, Madeleine de Reversier, Jacqueline, déclarèrent avec des éclats de rire:
-- Moi aussi !... Moi aussi !
-- Moi, dit une fillette très jeune, soeur de Mme Duclerc, je connais le Fiacre et les stances de Ronsard, mais mon frère n'a jamais voulu me chanter Héloïse et Abélard... Ça doit être drôle.
-- Voulez-vous que je vous le chante, moi ? demanda Jacqueline.
-- Oui ! Oui !
-- Eh bien ! écoutez.
Elle sauta sur le tabouret du piano et préluda avant que Maud, mécontente, eût pu la retenir. Elle détailla les couplets à double entente avec un imprévu talent de diseuse. Les hommes l'applaudissaient, plus troublés qu'ils ne voulaient le paraître, l'écume légère du désir soulevée par le contraste de ces grivoiseries et de ces lèvres intactes qui les disaient, et de ces oreilles de jeunes filles qui les recueillaient.
Elles aussi, les demi-vierges, secouées de rires qui sonnaient fêlé, se grisaient de cette mousse d'impudeur et s'appuyaient avec plus de langueur contre leurs cavaliers.
Luc Lestrange, l'oeil fripé et luisant, s'était approché de Jeanne de Chantel. Il guettait l'effet de chaque allusion sur ce visage chaste et pensif. Mais le même sourire de complaisance et d'incompréhension fleurissait les lèvres de l'enfant.
-- Le sale bonhomme ! pensa Hector qui les observait.
Il apercevait pour la première fois, lui, sceptique indulgent aux vices de son temps et de son monde, l'odieux de ce rôle de déflorateur professionnel; il l'apercevait aujourd'hui, parce que la santé menacée par le fléau était celle d'une âme qui, mystérieusement, insensiblement, lui était devenue chère.
Jacqueline achevant le dernier refrain dans les acclamations, Lestrange demanda à Mlle de Chantel en lui caressant les yeux de son regard:
-- Eh bien ! mademoiselle, que pensez-vous de cette romance ?
-- Mais, répliqua Jeanne avec la même naïveté distraite, c'est charmant... Jacqueline la chante très bien.
-- N'est-ce pas qu'on ne peut pas dire plus spirituellement des choses plus... inconvenantes ?
Jeanne redevint toute rose: sans bien entendre ce qu'on lui voulait, elle devina le mauvais dessein, l'intention de mener sa pensée par des chemins interdits. Et cela lui donna le sentiment que la vraie jeune fille aura toujours devant les propos d'amour dont la tendresse est exclue: la peur. En même temps elle eut honte de ses bras, de ce coin de gorge que les yeux de cet homme voyaient nus: cette pudique nudité lui fit mal. D'instinct, elle chercha l'appui, le refuge; mais en regardant autour d'elle, elle vit pour la première fois où elle était, qui l'entourait. Ces groupes de toilettes virginales et d'habits noirs, elle comprit ce qui s'y disait, elle surprit les frôlements à peine dissimulés. La révélation fut subite, foudroyante: le réveil de la vierge chrétienne enivrée de pavots et ranimée dans une maison de Suburre.
Lestrange, mépris sur la nature de cet émoi, continuait de parler, la voix atténuée; il abandonnait le sujet de la grivoiserie chantée, trop scabreux décidément pour l'ignorance de Jeanne; avec quelques compliments de transition, il servait une fois de plus le morceau qu'il savait par coeur, l'ayant dit à tant d'autres ! et qu'il jugeait excellent, infaillible pour attaquer, sous des dehors d'admiration et d'amitié, les nerfs, la sensibilité physique d'une jeune fille.
-- Voyez, disait-il, cette cruauté des relations du monde à Paris. Nous nous rencontrons ce soir: le hasard fait que nous causons amicalement, je puis m'imaginer un instant que vous appartenez à moi seul, si jolie, si fine; je devine le délicieux être de tendresse que vous serez un jour... et nous nous quittons, peut-être pour ne plus nous revoir... Et c'est un autre qui aura ce trésor: ces beaux yeux-là se voileront pour un autre, il aura votre front, vos lèvres et tout ce que je devine de vous par ce que je vois...
-- Monsieur ! murmura Jeanne.
Elle sentait les regards de Lestrange la dévêtir, violer son corsage et sa robe... Elle allait défaillir et il continuait, grisé lui-même, prisonnier de son piège.
-- Cet homme ne sera pas moi... mais rien ne peut m'empêcher de rêver à vous. Je vous regarde et je vous garde, et suis sûr de mon rêve qui, seul, va vous faire reparaître auprès de moi, quand je voudrai. Toutes ces choses exquises de vous, absente, seront à moi alors, et il n'y aura de vous rien de si mystérieux que je n'effleure...
Cette phrase-là, cette phrase frôleuse, à combien de jeunes filles ne l'avait-il pas débitée, sûr de les voir frémir comme d'une caresse ? Mais cette fois il n'eut pas le temps de l'achever. Hector Le Tessier, passant brusquement entre lui et Mlle de Chantel, coupa net la phrase.
-- Voulez-vous, mademoiselle, que je vous ramène auprès de Mme de Chantel ?
-- Oh ! oui, monsieur, s'écria-t-elle, avec un merci dans le regard.
-- Mais, mon cher Le Tessier... observa Lestrange.
Hector le regarda en face:
-- Je suis à vous tout à l'heure, mon cher.
Cette scène se perdit dans le frou-frou de la sortie joyeuse et bruyante des jeunes filles. Le concert était fini, on rangeait les chaises le long des murailles pour le bal, la foule refluait au buffet. Jeanne, trop émue pour parler, prit le bras d'Hector Le Tessier: ils traversèrent les deux salons, atteignirent le hall. Maxime vint à eux.
-- Sais-tu où est maman ? demanda la jeune fille.
-- Elle est dans la chambre de Mme de Rouvre. Elle se repose un peu. Veux-tu que je t'y conduise ?
-- M. Le Tessier va me conduire.
Dans le corridor, ils se trouvèrent seuls un instant.
-- Je vous remercie, monsieur, dit Jeanne, levant ses larges yeux sur son compagnon. Je vous rends votre liberté... Je vous remercie de tout mon coeur.
Elle lui tendit sa main: doucement, prêt à céder si cette main se dérobait, Hector mit un léger baiser sur le bout du gant gris. La jeune fille avait disparu qu'il était encore là, tout remué, des picotements au coin des yeux. Il se gourmandait:
"Que je suis bête ! me voilà ému parce que j'ai garé de ce sale Lestrange une petite fille niaise et innocente... Car, pour blanche, cette petite oie est blanche."
Et quelque chose riait doucement et chantait en lui, malgré l'ironie des paroles. Puis, songeant à la courte scène de tout à l'heure, avec Lestrange, il suspecta le comique de ce facile héroïsme de salon. "Une affaire pour cette petite que je connais à peine et dont je me fiche radicalement, c'est trop coco tout de même... Mais cet animal-là me dégoûte !"
Comme il rentrait dans le "cabaret normand", il se trouva face à face avec Lestrange. Il lut la blague railleuse sur ce visage intelligent et sensuel.
-- Je suis à vos ordres, mon cher, dit-il.
-- A mes ordres ? ricana Lestrange... Un duel ? pour votre sortie de tout à l'heure ? Je pense que vous ne dites pas cela sérieusement. Je ne me trouve offensé en rien et n'ai pas envie d'être ridicule. J'ignorais absolument que Mlle de Chantel vous...
-- Mlle de Chantel ne m'est rien, interrompit Le Tessier. Laissons-là tranquille. Du reste vous avez raison. Je n'ai aucun motif de vous en vouloir personnellement; je ne suis pas plus bégueule que vous, vous les savez, et je cote à son prix l'innocence de mes jeunes contemporaines... Cependant, justement parce que c'est très rare, quand on trouve une tout à fait d'aplomb, on ne doit peut-être pas la faire chavirer. Ça vous est égal, je suppose, une de plus ou de moins ? Vous en avez tant initié !... Je me demande même comment ça vous amuse encore.
-- Ça m'amuse ! Pas tant que vous croyez, bien sûr, répliqua Lestrange, brusquement assombri. Toutes ces gamines prétentieuses et névrosées, je n'y tiens pas plus qu'à une cigarette... Mais ce qu'il me faut, c'est les avoir eues, vous m'entendez; les avoir vues en état d'amour par mon fait, et puis après elles peuvent se livrer au premier venu, se marier, se faire nonnes ou filles, je m'en fiche ! Krauss appelle mon cas une "névrosette", paraît-il. Le diminutif est de trop. Je vous assure que j'en souffre, à l'angoisse... comme les monomanes. Il y en a qui s'en est aperçue; elle me tient, il faudra que je l'épouse.
Il n'y avait pas à douter: cet homme était sincère. Hector fut gagné par cet aveu singulier, imprévu, séduit par le "cas" amusant qu'il dévoilait.
-- Allons, fit-il, je ne vous en veux pas, mon cher.
Ils se serrèrent la main avec le pardon facile, le "bon camaradisme" indifférent que les Parisiens professent pour les vices les uns des autres.
-- Un mot encore cependant, objecta Le Tessier. Avec la détestable réputation que vous avez (car votre réputation est détestable, n'est-ce pas ?), comment les mères vous permettent-elles de fréquenter leurs filles ? Et comment les filles se laissent-elles prendre à vous, qui n'épousez guère, qui n'aimez pas, -- et elles le savent ?
-- Les mères seraient humiliées qu'un homme, courtisan avéré de toutes les jeunes filles, dédaignât leurs filles. Quant à nos chères petites demi-vierges (le mot est de vous, n'est-ce pas ?), voici leur secret qui est fort simple: donnez-leur vingt romans innocents et glissez dans le tas le Portier des Chartreux, vous pouvez être sûr qu'elles liront d'abord celui-là. Eh bien ! moi, je suis un mauvais livre relié en drap et en batiste par Wasse et Charvet. Toutes veulent m'avoir lu.
L'attaque vivement rythmée d'une valse coupa leur entretien. Bousculés par un groupe joyeux qui laissait le cabaret pour le bal, ils rentrèrent dans le hall déblayé. Déjà les mères se rangeaient le long des murailles; Mme de Rouvre et Mme de Chantel s'asseyaient tout au fond de l'immense salle, sous une tente faite de draperies et de plantes, sorte de salon isolé où la maîtresse de la maison pouvait, à l'abri du frôlement des jupes et du piétinement des danseurs, recevoir comme à son jour, tout en jouissant du bal.
Lestrange courut saisir la taille de Jacqueline, l'entraîna dans le tourbillon: on le voyait, tout en valsant, pencher ses moustaches rousses si près de la nuque rousse, qu'on n'eût pu dire si le geste cachait ne parole ou un baiser. Et l'on entendait au passage la fillette rire de la gorge, comme une pigeonne. Valbelle, infidèle à Dora Calvell, enlaçait Marthe de Reversier, pâle comme une vierge de cire, la longue robe blanche semblait seule effleurer le parquet, tant sa grâce de lys avait de svelte élan. La petite Mme Duclerc s'encastrait dans un corps-à-corps assez peu psychologique avec Henri Espiens. Hector, à l'écart, appuyé contre le chambranle de la porte où se réfugiaient les non-danseurs, oubliant déjà l'accès de généreuse indignation de tout à l'heure, observait complaisamment cette envolée de couples, distrait des femmes, curieux surtout des décolletages pudiques, des robes aux couleurs tendres. Il les regardait se mouvoir dans leur grâce de vingt ans, ses petites camarades du monde, dont l'esprit naïf et pervers, dont la fraîcheur piquée l'amusaient, piment le plus actif de son plaisir de mondain. "Les voilà contentes, pensait-il. Pendant deux heures la musique a frotté leurs nerfs; les clameurs amoureuses de la Ucelli, les romances sentimentales d'Etiennette, les grivoiseries de l'autre, répercutées par Jacqueline, et surtout le propos à mi-voix, les regards lascifs des hommes les ont bien entraînées. Elles sont à point, la gorge sèche, les yeux humides, le poignet fiévreux. La valse arrive à temps pour donner à leurs chers petits sens une satisfaction bien méritée... Soyez contentes, mes mignonnes..."
-- Comment allez-vous, mon cher ami ? Je vous cherche dans cette foule depuis deux heures, sans pouvoir vous joindre.
C'était Maxime de Chantel. Hector lui serra a main en souriant.
-- Êtes-vous bien sûr de m'avoir cherché ? Moi, je vous ai aperçu plusieurs fois: j'aurais eu scrupule à vous déranger.
-- Ah ! mon ami, répliqua Maxime sans se justifier, comme je suis heureux ! Venez...
Il l'entraîna. Le besoin de dire sa joie faisait déborder les mots de ses lèvres:
-- Je suis arrivé hier matin à Paris, dit-il, et, comme vous pensez, dès les premières heures de l'après-midi, je me suis rendu avenue Kléber. Sans savoir pourquoi, j'étais horriblement inquiet, triste. Il me semblait que je n'étais plus rien pour elle, qu'elle allait me recevoir en étranger, ou ne pas me recevoir du tout. Je vous assure qu'il a tenu à presque rien que je n'entre pas, que je rebrousse chemin.
-- ... "Entrasse" et "rebroussasse", pensa Hector qui observait Maxime avec une pitié un peu jalouse. Mais la passion excuse tout.
-- J'ai tout de même sonné. On m'a introduit. Mon cher, j'ai trouvé une Maud nouvelle, transformée par la retraite qu'elle s'est imposée pendant mon absence, si simple ! si bonne ! Elle m'a reçu et cette chère Mme de Rouvre aussi, et même cette petite espiègle de Jacqueline, comme un enfant de la maison. On était en pleins préparatifs du bal, tout sens dessus dessous, chacun s'y occupait; on m'a mis à l'oeuvre avec les autres, j'ai grimpé sur des échelles, j'ai enfoncé des clous, j'ai fait le tapissier. Ah ! que j'étais heureux !... Nous ne pouvions nous parler beaucoup, n'étant jamais seuls, mais chaque fois que je cherchais ses yeux je les rencontrais, tels que je les aime, des yeux que je sens pour moi, sérieux, doux, plus du tout ironiques.
" La Circé ! pensa Hector. Elle m'a changé mon Chantel ! De ce héros de roman elle a fait un tapissier galant. C'est égal, je l'aimais mieux avant, avec sa jalousie féroce et ses tirades."
Et tout haut:
-- Mais, fit-il, les graves questions, vous les avez abordées ? Qu'a-t-elle répondu ? Car, pour ce qui vous concerne, vous me paraissez décidé.
-- Ma vie lui appartient. Elle en fera ce qu'elle voudra, jamais je n'aimerai qu'elle au monde. Hier elles s'est dérobée.
-- Le moment était mal choisi, fit Hector en souriant, au milieu des employés de Belloir, grimpé sur une échelle et le marteau en main...
-- Elle l'a pensé, sans doute. Elle a remis notre entretien à aujourd'hui, à maintenant. Mais elle a été telle avec moi depuis le commencement de la soirée que vraiment...
Il s'interrompit. Dans le bruit même de l'orchestre, une sorte de vide silencieux se faisait, le froissement du parquet peu à peu se taisait. Hector et son ami regardèrent. Maud de Rouvre et Julien de Suberceaux venaient d'entrer dans le bal au milieu d'une valse, et, en quelques instants, la curiosité, l'admiration que requéraient invinciblement ces deux êtres, surtout lorsqu'on les voyait ensemble, avaient élargi l'espace autour d'eux: ils avaient comme balayé la foule, et maintenant, presque seuls dans le coin du hall voisin de l'orchestre, on les regardait valser.
Hector observa Maxime: celui-ci ne disait rien, mais ses joues devenaient subitement grises.
"Le vrai Chantel n'est pas mort tout de même, pensa Le Tessier. Il me plaît ainsi: rageur et jaloux."
La jalousie de Maxime n'avait pas besoin de commentaire: les deux valseurs semblaient tellement faits l'un pour l'autre ! On sentait qu'ils devaient s'aimer. Leur valse, pourtant, était correcte: rien des embrassements suspects, des valses-caresses auxquelles s'abandonnaient, tout à l'heure, Jacqueline, Dora, Juliette Avrezac, les petites Reversier. Suberceaux et Maud dansaient un peu à l'écart l'un de l'autre: elle ne le touchait que par sa taille demi-appuyée sur le bras, par sa main effleurant la manche de l'habit, et les deux autres mains se frôlaient à peine du bout des gants. Pourtant la symétrie, l'harmonie de leurs gestes était si parfaite qu'ils semblaient rivés, rien que par ces légers contacts, comme ces couples ailés qu'on voit, aux fins d'été, voler unis, se touchant à peine, bercés ensemble au remous de l'air. Leurs lèvres paraissaient ne point bouger; et cependant ils se parlaient.
-- Êtes-vous contente de moi ? demandait Suberceaux avec un calme ironique.
-- Oh ! je ne suis contente qu'à demi.
-- J'ai observé la consigne pourtant, je ne vous ai pas dérangés.
-- Vous êtes un enfant boudeur, vous affectez de vous isoler: croyez-vous qu'on ne le remarque pas ?
-- Comment ? Je n'ai pas quitté la petite Avrezac.
-- Elle ne vous a pas quitté, dites plutôt. Elle vous mangeait des yeux, pauvre petite !... elle et les autres femmes aussi, du reste. La Ucelli en pâmait sur son estrade. Car ce soir, vous êtes très bien.
Elle le caressa d'un regard d'amoureuse qui mit un léger voile de sang sur le masque pâle de Julien. Il la serra imperceptiblement contre lui à un tournant du salon.
-- Je vous adore, murmura-t-il. Vous avez ma vie, faites-en ce qu'il vous en plaira.
-- Et moi, je t'aime ! je te veux ! répliqua-t-elle. Laisse-moi faire, ne sois pas jaloux. Chaque fois que tu seras tenté, pense à notre chambre de la rue de Berne. Mais prends garde ! On nous voit.
A l'évocation -- par cette bouche même qui lui versait l'énervement et l'oubli -- de leurs plus poignantes caresses, il avait perdu une seconde la maîtrise de soi; son bras avait serré la taille de Maud en amant. Ce fut une seconde, aussitôt il se contint... La valse expirait.
-- Ramène-moi à ma place, fit Maud. Nous nous verrons demain, à moins que la mère d'Etiennette soit plus gravement malade. D'ici là, songe à mes lèvres.
Ils arrêtèrent court leur tournoiement, pourtant sans brusquerie, auprès du salon de feuillages où trônaient les mères. Julien salua sa danseuse qui répondit par une légère révérence. Personne, même Hector si avisé, même Maxime que la morsure de la jalousie tenait en éveil, n'eût soupçonné quel lendemain ce froid personnage et cette mondaine correcte venaient de se promettre.
Maud demeura à peine quelques instants auprès de Mme de Rouvre; tandis qu'un prélude de quadrille convoquait les couples, elle traversa, toute seule, le hall en diagonale et arriva devant M. de Chantel.
-- Voulez-vous me donner votre bras, monsieur, lui dit-elle, et me mener jusqu'au salon des accessoires ? J'ai besoin de vous.
Il hésita, mais il obéit et, sans répondre, offrit son bras. Ils s'éloignèrent, fendirent les groupes, gagnèrent le salon des accessoires, petite pièce voisine de la chambre de Jacqueline. Mais là, Maud dit à Maxime qui s'arrêtait:
-- Non. Allons plus loin, j'ai à vous parler.
Elle le précéda, traversant un court corridor, puis une lingerie, jusqu'à sa propre chambre. C'était une vaste pièce d'angle à trois fenêtres, meublée de rares et admirables meubles laqués vert pâle, quelques grandes fleurs chimériques jetées çà et là sur les lisses surfaces.
Maxime l'y suivit, le coeur étranglé par l'émotion. C'était la chapelle de l'idole, ce coin de maison; le parfum personnel de Maud, si pénétrant, une odeur d'ambre et de fougère mêlée à une autre essence inconnue, qu'elle tenait secrète, s'y condensait avec l'émanation de ses cheveux et de sa peau. Là elle s'habillait, elle se couchait, elle dormait. Il souffrit aussitôt d'un étrange vertige, comme un buveur plein de vins capiteux que le grand air frappe au visage. L'attitude que sa jalousie de l'instant d'avant lui avait composée tomba.
Maud dit simplement:
-- Nous serons tranquilles ici, personne ne viendra nous déranger. Je ne consentirais jamais, comme maman et Jacqueline, à livrer l'intimité de mon appartement à des étrangers, -- même un soir de bal.
Ces mots, qui le mettaient si nettement à part dans la pensée de la jeune fille, achevèrent de panser le coeur de Maxime. Il s'assit, comme elle l'y invitait, sur une chaise longue couverte de coussins; elle-même s'assit sur une chaise. Une tablette chargée de mille objets de toilette féminine les séparait; la lampe d'argent, avec un abat-jour d'argent, sans fanfreluches, mais d'un exquis travail d'orfèvrerie Renaissance, posée sur un chiffonnier voisin du lit, éclairait un cercle étroit d'une clarté assez vive, laissant noyé de crépuscule le reste de la chambre.
-- Vous voyez que je vous tiens parole, dit Maud; je vous avais promis un moment de causerie en tête-à-tête: nous sommes tranquilles ici, et si j'ai tardé jusqu'à présent, ne croyez pas que ce soit par caprice. Je ne voulais pas vous parler des choses graves qui nous intéressent avant que nous nous fussions retrouvés dans le monde.
-- Mais... interrompit Maxime.
-- Laissez-moi m'expliquer. Nous ne nous sommes pas beaucoup vus, mais comme je vous ai bien observé et que j'ai beaucoup pensé à vous, il me semble que je vous connais bien. Vous croyez m'aimer...
-- Oh ! Maud !
-- Ma phrase ne vous convient pas ? Je la change: vous m'aimez à votre façon, c'est-à-dire avec un fonds de rancune contre moi et contre le penchant qui vous porte vers moi. Ne dites pas non: vous enragez d'aimer une Parisienne, une mondaine, il suffit que vous m'aperceviez mêlée au monde pour que cette rancune se réveille. Tout à l'heure, parce que je dansais avec un ami d'enfance, vous avez douté de moi une fois de plus.
Elle pausa un instant sur ce reproche qui fit baisser la tête à Maxime. Il s'apparut comme un coupable indigne de pardon, et combien la contrition lui fut douce !
-- Vous doutez de moi parce que je valse avec un de nos invités, le soir d'un bal chez moi. Et vous n'avez encore aucun droit sur moi ! Si je vous en donne, comment en userez-vous ! Comprenez-vous pourquoi j'hésite à vous choisir pour maître ?
Maxime répondit à voix basse:
-- Je vous aime... si fort que vous n'en avez même pas l'idée. Mais j'ai horreur du monde que je vois autour de vous.
-- Le monde où je vis ? Vous savez bien que je le prise ce qu'il vaut. Mais nous ne sommes pas ici dans une terre seigneuriale du Poitou, nous sommes à Paris, où je ne puis voir que le monde de Paris. Est-ce ma faute, je vous le demande, si ce monde est mêlé et si le mélange est trouble ? Certes, une fois mariée, ma façon de vivre dépendra de l'homme que j'épouserai, comme elle dépend aujourd'hui de ma famille. Mais je ne veux pas que cet homme pense se risquer ou déchoir en m'épousant. Que voulez-vous ? C'est peut-être de l'orgueil fou et déplacé: je veux être épousée les yeux fermés; il me semble que je vaux cela.
Elle s'était levée sur ces derniers mots, que la brûlure de son amour-propre, tant de fois corrodé par le doute ironique du monde, faisait sincères. Maxime la vit si hautaine qu'il sentit sa propre chétivité; il s'aperçut que, peut-être, il allait la perdre, et l'effroyable éclair de désespoir qui traversa son coeur à cette pensée lui montra combien elle lui était nécessaire.
Il se leva à son tour, il balbutia:
-- Mais je n'ai jamais dit, jamais pensé rien de pareil. Je vous respecte et je crois en vous. Je vous supplie humblement de ne pas me repousser.
-- Encore un mot, interrompit Maud, sans atténuer la sévérité triste de son regard. Je vous disais tout à l'heure: ma vie de femme dépendra de mon mari. Donc si mon mari m'impose de vivre loin du monde, j'obéirai, seulement je ne sais pas si, loin du monde, je serai heureuse: j'ai le goût d'un certain décor d'élégance, d'un certain milieu d'art et d'esprit... Il me semble que cela n'existe guère hors de Paris. Si l'on m'éloigne de Paris pour toujours, je serai peut-être dépaysée, comme nos oiseaux des colonies qui dépérissent ici. Je ne serai peut-être point heureuse, et, vous le savez, si l'un souffre, l'autre souffre aussi. Réfléchissez bien à tout cela, mon ami, ajouta-t-elle, en adoucissant lentement sa voix.
Et elle laissa prendre ses mains par Maxime qui se pencha dessus, n'osant la regarder. D'une voix si passionnée qu'elle en sentit frémir les échos dans son coeur:
-- Je suis à vous, murmura-t-il, sans conditions et comme vous voudrez. Je suis votre esclave, votre chose. Si vous refusez d'être ma femme, oh ! dites-le-moi maintenant: je n'ai plus de force pour l'incertitude. Si vous me repoussez, je crois que je mourrai, mais je mourrai sur le coup. Cette mort lente de l'incertitude est épouvantable.
Il avait glissé à ses pieds, un genou sur le tapis; elle lui laissait ses mains qu'il appuyait contre son visage, mais elle ne le relevait pas.
-- Je vous en prie ! Je vous en prie !
Elle répondit:
-- Je vous demande une foi absolue en moi, telle que vous l'avez en votre mère ou en votre soeur.
Il répéta, avec les mêmes mots:
-- J'ai foi en vous, comme en ma mère ou en ma soeur.
Alors Maud le releva lentement. Il n'osait la regarder, lire l'arrêt dans ses yeux.
Elle demanda:
-- Votre mère et votre soeur... leur avez-vous parlé d'un mariage possible avec moi ? Qu'en pensent-elles ?
-- Ma mère et Jeanne sont des êtres si simples que vous leur imposez un peu; peut-être elles s'effrayent de voir épris de vous un campagnard tel que moi: je le suppose, car elles ne m'ont pas questionné et je ne leur ai pas dit mes projets. Mais toutes deux, je vous le jure, vous respectent comme elles le doivent, et elles aimeront la femme que je me choisis.
-- Alors, dit Maud simplement, que Mme de Chantel vienne demain demander pour vous ma main à ma mère. Moi, je vous la donne.
Comme Maxime restait muet et immobile devant elle, sous le choc de ce brusque bonheur, elle tendit lentement, gravement son front. Dès qu'il l'eut touché de ses lèvres, il retrouva la force de serrer la jeune fille contre soi, en lui balbutiant des mots de tendresse... Cette fois il ne la sentit point se dérober, se raidir sous son étreinte, car Maud, d'un effort surhumain, maîtrisait ses nerfs, domptait ses sens, enragée de leur rébellion intime pour ce seul baiser de fiançailles, épouvantée du partage entrevu dans l'avenir, -- mais résolue pourtant.
Ils regagnèrent le hall, le vert réduit où s'étaient maintenant réunis tous es intimes de la maison. Mme de Chantel était assise à côté de Mme de Rouvre; les deux Le Tessier causaient avec Etiennette. Hector, aux visages de Maud et de Maxime, comprit ce qui venait de se passer. Il aima Maud pour le triomphe qu'elle venait de remporter; il envia Maxime pour sa défaite. "Être le mari de cette femme unique, pensa-t-il, cela ne vaut-il pas des années de jalousie, des mois d'angoisse et le coup de pistolet final ? Heureux les aveugles et les fous !..." Maxime s'approcha de Jeanne, la baisa sur la joue: à cette effusion, elle aussi comprit tout. Hector vit monter à ses yeux des larmes aussitôt refoulées. Paul, lui, ne vit rien: il regardait Etiennette; il jouissait longuement de cette sorte de printemps que l'homme sent refleurir en lui, non sans surprise, la quarantaine passée, lorsque l'amour le reprend à l'improviste. "Gros bêta, pensa Hector avec l'affectueuse ironie de leur fraternité, le voilà, à son âge, aussi toqué que ce soldat-laboureur." Au fond, il l'enviait aussi. "Décidément, il n'y a que moi pour résister," se dit-il, résolu à ne pas sentir la vapeur d'attendrissement, d'alanguissement sentimental qui montait en lui au spectacle de ces tendresses, si étrangement écloses en ce milieu de fête.
L'heure s'avançait, le bal ralenti faisait trêve: c'était le repos qui précède le cotillon. Jacqueline et Suberceaux, qui devaient le conduire, surveillaient l'arrangement des chaises.
-- Regardez, dit Hector à Maxime: excellente occasion pour mesurer l'innocence des jeunes filles. Quelques-unes vont s'asseoir dans des coins inaccessibles avec leur danseur: Dora Calvell, la soeur de Mme Duclerc, les petites Reversier. Pour celles-là, le cotillon n'est qu'un prétexte à isolement et à flirt... Celles qui, bravement, au contraire, se campent au premier rang et défendent leur place, sont de bonnes petites filles, avides de trémoussement et de transpiration. Vite il faut les épouser, avant qu'elles ne cherchent les petits coins, car, tôt ou tard, elles finissent par là !
Chantel souriait, l'esprit absent. A ce moment Joseph, le valet de chambre, traversa le hall et, s'approchant de Maud, lui murmura quelques mots à l'oreille. Quand il eut achevé, Maud lui demanda tout haut:
-- Il y a des voitures en bas ?
-- Oh ! sûrement, mademoiselle !
-- Faites-en avancer une.
A son tour, elle courut parler à l'oreille d'Etiennette qui devint toute pâle; elles sortirent aussitôt. Paul Le Tessier suivit les deux jeunes filles. Ce manège, inaperçu des autres invités, avait suspendu les conversations autour de Mme de Rouvre.
-- Qu'est-ce que c'est ? demanda celle-ci à Jeanne de Chantel. Vous avez entendu ?
-- Non, madame. Il m'a semblé qu'il était question de la mère de cette jeune fille. Quand Mlle Maud lui a parlé tout bas, elle a dit: "Ah ! mon Dieu, maman..."
-- Ce sont de mauvaises nouvelles, dit Hector. La pauvre femme est condamnée.
Maud rentrait, on la questionna.
-- Oui, c'est sa mère, elle est au plus mal; une voisine est venue chercher Etiennette.
Oh ! s'écria Jeanne de Chantel... sa mère ! Mais c'est horrible, au milieu d'un bal !... Et cette pauvre jeune fille s'en va toute seule... Si nous allions avec elle ?
-- Etiennette n'est pas seule à soigner sa mère, répondit Maud. Il y a une domestique, une soeur de charité et cette voisine, précisément, qui est venue la chercher... Nous ne servirions à rien. Elle n'a même pas voulu de M. Paul Le Tessier.
Julien de Suberceaux reparaissait avec Jacqueline, un flot de rubans à la boutonnière, frappant la peau, fouettant les grelots du tambourin. L'orchestre attaqua la valse d'une opérette à la mode. A la suit de Julien et de Jacqueline, les premiers couples choisis se mirent à tourbillonner. Comme Julien passait près d'elle, Maud se leva, le retint. Elle dit à demi-voix, mais de façon à être entendue de Maxime:
-- Ne nous donnez pas d'accessoires; nous ne voulons pas danser, M. de Chantel et moi.
Plus bas, de cette voix inarticulée, lèvres immobiles, dont ils usaient pour se parler devant le monde, malgré le monde, elle ajouta:
-- La mère d'Etiennette se meurt. Impossible chez elle. J'irai rue de la Baume demain matin: il faut que je te voie.
Des yeux, Julien acquiesça. Maud se rassit près de Maxime qui lui jeta un regard de remerciement pour lui avoir sacrifié le plaisir du bal.
III
La chambre où agonisait Mathilde Duroy eût raconté à un observateur la vie accidentée et ballotée de la mourante, rien que par son ameublement composite, stratifié par couches successives, pour ainsi dire; car Mathilde, tracassée de superstitions, ne se séparait pas volontiers des objets compagnons de son passé et, suivant les diverse fortunes de ses années, les acquisitions, les cadeaux, les souvenirs s'accumulaient sur un fonds de décoration tristement banale, peluche frangée et fausse turquerie, qu'elle aimait, qui représentait son idéal de confort, et dont en vain Etiennette, tellement plus affinée, tellement d'autre race intellectuelle, avait essayé de la dégoûter. Sur la cheminée rendue de peluche bleue, à garniture de cuivre repoussé, un daguerréotype enchâssé dans un cadre noir ovale, à vitre bombée, montrait l'image miroitante, jaunie, à demi effacée, d'une jolie première communiante, blanche et fraîche, souriante comme une fleur d'aubépine. Mathilde faisait, soir et matin, sa prière devant ce cadre, sa propre image de petite campagnarde innocente. Deux autres photographies, plus récentes, ornaient les angles: celle de la mère de Mathilde, une paysanne à bonnet breton; celle du mari de Mathilde, car Mathilde avait été mariée à un contre-maître parisien. Du temps de son mariage il ne demeurait que ce portrait, et la folle Suzanne, que Mathilde avait eue du contre-maître. Lui était mort jeune, et tout de suite, presque dans le cortège, où il y avait des patrons, de grands industriels à l'hôtel et à mail, la jolie veuve avait trouvé le consolateur. Une bibliothèque genre Boule, en bois de rose marqueté, dénonçait le style de la première installation. Peu à peu des amitiés plus artistiques laissèrent comme reliques trois admirables fauteuils Louis XIV, en bois sculptés et doré, recouverts de gobelins pure soie, meubles qui se fabriquaient dans les manufactures royales, à la destination spéciale de présents royaux. Quelques ébauches amusantes représentaient une jeune femme, le haut du buste nu, en corset ou en chemise (Mathilde Duroy avait été célèbre pour ses épaules et ses bras). Et plus d'une fois, au coin des pochades, comme sur la garde de tels romans nichés dans la bibliothèque Boule, cette dédicace revenait, souscrite de signatures célèbres: "A la bonne Mathilde... son ami". La bonne Mathilde ! Bonne, ç'avait été son surnom toute la vie; une bonté vide et vaine, un peu niaise, passant de la prodigalité à l'avarice, toujours préoccupée d'amasser une fortune et se décavant subitement de toutes ses économies pour le plus sot caprice, parfois même par toquade de charité. Que serait-elle devenue si, durant vingt années de sa vie, elle n'avait pas gardé l'amitié généreuse et accommodante d'Asquin, à qui suffisait, lorsqu'il venait à Paris, le plaisir de retrouver une sorte de famille entre une maîtresse encore jolie et la jolie Etiennette, bien élevée au couvent de Picpus, qui l'appelait papa ? La mort subite du député monarchiste de l'Aude, sans testament, réveilla rudement la pauvre femme de joie, endormie dans cette confiance puérile qu'elles ont presque toutes, qu'avait du moins cette génération-là, car la contemporaine est plus pratique. Du coup s'aggrava une infirmité cardiaque, jamais soignée, traitée par la fête jusqu'à quarante ans: Mathilde tomba malade. Suzanne, déjà lancée, jeta un peu d'argent dans la maison; mais la sagesse d'Etiennette évita la débâcle. Etiennette était sortie de Picpus à la mort d'Asquin: elle avait dix-sept ans. Le jour de sa naissance, son père, ordonné, charitable dans ses incartades, avait versé à son bénéfice, à une compagnie d'assurances sur la vie, une somme d'environ sept mille francs qui, vingt ans plus tard, constituaient une dot de vingt mille francs. L'avenir immédiat était donc assuré, aux conditions d'une vie modeste. Tout en accomplissant ses deux années de Conservatoire, Etiennette liquida la situation de sa mère qui, décidément, ne guérissait pas, installa le petit appartement de la rue de Berne avec le produit de la vente de quelques bijoux de valeur, aussi en empruntant sur son contrat qui fut ainsi escompté tout entier trois ans à l'avance.
Élevée à l'écart par la volonté de son père, sortant seulement lorsqu'il était à Paris, la jeune fille n'avait souffert que de loin de la situation de sa mère et de sa soeur. La maladie de Mathilde, la fuite de Suzon suivirent d'assez près sa sortie du couvent. Pourtant, en ces quelques mois, elle ne vit que trop les dessous de ces deux vies; son coeur vieillit aussitôt, et de là vint, sans doute, la résolution d'honnêteté qui la sauvegarda au Conservatoire, où tant d'autres prennent leurs premiers grades de filles galantes. Les amis de "cette bonne Mathilde" la visitèrent assidûment pendant les premiers temps de maladie; mais une femme de plaisir, malade, n'a plus de raison d'exister. Bien peu montèrent encore l'escalier de la rue de Berne; les derniers sept mois, quand Mathilde hydropique cessa de se lever, elle ne vit plus guère que les deux Le Tessier. Puis Hector lui-même se fit rare. Paul resta l'hôte assidu, quotidien; il trouvait auprès d'Etiennette la délicieuse distraction qu'est pour l'homme affairé une amie jeune fille, jolie et point surveillée. Tel est l'égoïsme de Paris devant la maladie de ceux qui, comme les courtisanes et les artistes malades, ne servant plus son plaisir.
Paul cependant, Etiennette l'avait dit à Maud, n'était égoïste qu'à la surface, ou plutôt son égoïsme avait une fissure: la souffrance d'un être qui l'aimait l'eût ravagé. Il offrit vingt fois à la jeune fille, la voyant si courageuse dans sa lutte contre la pauvreté, de la tirer d'embarras, protestant qu'il ne demanderait rien en échange, et il était sincère: son coeur contenait cette lie d'attendrissement que la quarantaine fait remonter à la surface des âmes de viveurs. Etiennette refusa: elle ne voulait rien recevoir de lui, justement parce qu'elle l'aimait un peu. Certes, ses sens tranquilles n'appelaient point d'amour: Paul l'avait conquise par la continuité de sa présence, trouvant chaque jour quelques heures pour elle dans une des vies les plus disputées de Paris. Elle lui gardait la tendresse spéciale des femmes chastes qui veulent donner leur corps en preuve de suprême abandon, mais pour cela même, sachant combien il souille l'amour, elle repoussait l'argent de l'homme qu'elle aimait. Paul céda au charme de cette tendresse désintéressée. Il s'y enlisa peu à peu: on n'échappe guère, surtout à pareil âge. Peu à peu il n'imagina plus Etiennette hors de sa vie; mais comment y demeurait-elle s'il ne l'épousait ? A la vérité il s'exagérait encore l'opiniâtreté de sa résistance; il ne soupçonnait pas que la jeune fille, instruite par toutes les compromissions qu'elle avait connues, souhaitait d'être honnête femme, sans trop de foi... Si elle lui eût avoué son voeu secret: réussir comme artiste, gagner sa vie et, dès lors, se donner sans conditions, l'égoïsme de Paul Le Tessier eût sans doute accepté. Elle ne dit rien, point par habileté, par vraie pudeur. Et Paul s'habitua à l'idée qu'il l'épouserait un jour, plus tard, à une sorte de retraite de la vie officielle et mondaine. Insensiblement, il rapprocha cette échéance... "Pourquoi pas bientôt ? La mère n'en a pas pour un an... la soeur a disparu..." Voilà à quels raisonnements tient l'héroïsme bourgeois des meilleurs d'entre nous.
Quand Etiennette rentra chez elle, accompagnée par sa voisine, une certaine Mme Gravier, il était cinq heures du matin environ, la nuit était noire...
-- Madame va un peu mieux, dit la petite bonne en ouvrant la porte, elle a l'air de dormir.
-- Est-ce que le docteur est là ? demanda Mme Gravier.
-- Oui.
Etiennette, son manteau de bal jeté au hasard sur un meuble, courut à la chambre. Elle se heurta au médecin qui en sortait, accompagné de la garde. C'était un homme encore jeune, robuste et sanguin, à cheveux noirs pommadés, à barbe noire. Il caressa du regard, en amateur, cette jolie fille décolletée, blonde et blanche.
-- Madame est la fille de... ? demanda-t-il à la garde, qui fit "oui" de la tête.
-- Mon Dieu ! madame... mademoiselle, du moins, reprit-il avec un sourire d'amabilité, j'ai vu la malade... Elle est assoupie en ce moment... Vous savez, n'est-ce pas, que le cas est sérieux... Le coeur est bien pris... Enfin, je ne puis pas vous dire exactement...
-- Enfin, docteur, interrompit la jeune fille avec un peu d'impatience, tout est-il désespéré ? Dites-le-moi clairement. Je veux savoir.
Il hésita encore, puis prenant son parti:
-- Eh bien ! mademoiselle, puisque vous êtes courageuse, oui... c'est la fin. Je suis tout à fait inutile ici. Il n'y a plus qu'à asseoir à côté du lit et à attendre... Votre mère, heureusement, ne souffrira pas trop, tout se passera sans secousses. Voilà, mademoiselle.
Etiennette, debout, ne répondit rien. Une grosse émotion indécise lui gonflait le coeur, sans faire monter encore les larmes à ses yeux.
-- Dois-je aller... pour les sacrements ? demanda Mme Gravier.
-- Oui, je vous en prie.
-- Mademoiselle... fit le docteur.
Il la salua, se frottant de nouveau le regard au frais éclat de la gorge nue. Etiennette rentra dans la chambre.
Comme l'avait dit le médecin, Mathilde Duroy était assoupie. Etiennette s'approcha du lit qu'une lampe, sur la table de nuit, éclairait vivement. Mathilde reposait sur le dos, la tête et le bras droit découverts. Son corps, d'une ampleur normale jusqu'aux environs de la ceinture, bombait démesurément les couvertures, à la façon d'un difforme édredon qu'on eût installé sur les jambes. La face encadrée par un joli bonnet de nuit très blanc, d'où sortaient quelques mèches bizarrement nuancées, grises sous le blond artificiel des teintures, semblait au contraire presque maigre, d'une pâleur de vieille cire décolorée: un tremblement intermittent agitait les traits, surtout les paupières et la bouche, et toute cette face revêtait une expression lasse et hostile, si navrante ! Un vagissement inarticulé, qui semblait pourtant voiler des paroles, sortait des lèvres entr'ouvertes... La jeune fille prit dans ses mains la main courte et grasse de sa mère, et dessus appuya son front. Les bagues, enchâssées dans la graisse des doigts, lui meurtrissaient le front.
"Maman va mourir !"
Assurément cette pensée n'avait pas encore atteint la frontière mystérieuse où l'idée confine à la sensibilité. Etiennette était horriblement triste, mais les larmes ne venaient toujours pas. Un doigt posé sur son épaule nue la fit retourner. La garde et Mme Gravier étaient derrière elle. Elle se retourna.
-- Je m'en vais, dit Mme Gravier, à la chapelle de la rue de Turin. Voilà bientôt six heures, il doit y avoir déjà du monde debout. A tout à l'heure.
Elle embrassa Etiennette qui se laissa faire et quitta la chambre. La garde, une femme mûre, sèche et brune, avec de gros membres, dit:
-- Je vais vous aider à vous déshabiller, mademoiselle... bien vite... Si le curé vous voyait comme cela...
Alors seulement Etiennette se rappela qu'elle était en toilette de bal. Elle défit vivement son corsage et sa robe et, restant en jupon, passa une matinée. Elle vint s'asseoir au pied du lit; elle attacha ses yeux aux paupières fermées et attendit. La garde s'était réinstallée sur la chaise longue; elle avait mâchonné quelque temps une tablette de chocolat, puis s'était endormie. Etiennette fut bien aise d'être seule à penser dans cette chambre d'agonie.
Car l'agonie commençait à travers le sommeil, le souffle s'accrochait péniblement aux bronches et à la gorge; crispée sur le drap, la main droite tentait de le ramener avec une débilité, une maladresse enfantines. Et les lèvres s'agitaient de plus en plus, s'essayaient à un discours indistinct et volubile. Que disaient-elles ? Des articulations de voix perçaient maintenant. Etiennette se prit à écouter. Peu à peu il lui sembla qu'elle comprenait; oui, bien sûr elle distinguait des mots... "argent... mort..." Ces lèvres tremblantes les répétaient parmi un bafouillage confus. Puis ce furent des moitiés de noms: "Etienne... Suz...", les noms de ses filles mêlés à des noms d'amants de jadis, "Maurice... Asq... Berly..." Puis une phrase vide de sens: "Elle n'a pas voulu... voulu dire pourquoi elle était partie..." De nouveau la voix charria des résidus de mots méconnaissables, longtemps, longtemps, combien de temps ? Etiennette souffrait de se sentir plutôt nerveuse qu'attendrie: "Je ne pleure pas, pourquoi ?... Cependant j'ai du chagrin..." Pour se forcer à pleurer, elle se replia sur soi-même. "Je vais être toute seule..." Certes, la pauvre Mathilde, depuis de mois, n'égayait point la maison. C'était pourtant la famille, la chair commune, la pensée qui vous a connue toute petite... "Seule... Je n'ai personne au monde..." Les larmes vinrent aussitôt à cet appel de l'égoïsme humain. "Qu'est-ce que je vais devenir ? Je n'ai personne au monde..." La figure, la voix de Paul Le Tessier traversèrent sa pensée: "Je voudrais qu'il fût là. Il allait venir, pourquoi ai-je refusé ?" Elle sentit bien que, sa mère une fois morte,elle se réfugierait dans les bras de cet ami, qu'il ferait d'elle ce qu'il lui plairait, pourvu qu'il la gardât, pourvu qu'il ne la laissât pas toute seule.
-- ... Oh ! les hommes, j'en ai assez !
Cette phrase, jaillie toute claire des lèvres de la mourante, parmi son balbutiement aussitôt recommencé, épouvanta Etiennette, comme si un mort ou un fantôme avait parlé auprès d'elle. Elle la connaissait bien, pourtant, l'exclamation familière de la pauvre Mathilde devant les déboires de sa vie d'entretenue ! C'était le dégoût du métier, l'horreur de la domestication du sexe, l'appel au chômage, à la grève... "Oh !les hommes, j'en ai assez !" A travers le vagissement indistinct de l'agonie, la phrase revenait maintenant abîmée, boiteuse, informe, mais reconnaissable pour Etiennette qui la guettait et, chaque fois, à la reconnaître, sentait une brûlure à son coeur: "Pourvu que la garde n'entende pas !" Etiennette écouta: la garde ronflait doucement. Alors la jeune fille se leva, elle murmura: "Maman..." en essayant de prendre cette main crispée qui s'agitait, et qu'elle lâcha aussitôt en étouffant un cri, car la main lui avait serré les doigts, entrant les ongles dans la peau. Et l'horrible phrase revenait toujours dans l'éboulis des syllabes: "Oh !... les hommes... j'en ai assez !"
A genoux près du lit, bouchant ses oreilles pour ne plus entendre, Etiennette se mit à prier... Prier ? Elle avait eu la piété de toutes, la piété facile et coquette des couvents, si vaine, si affleurante que l'homme le plus vaguement déiste est souvent plus près de la foi qu'une congréganiste à médaille. En deux ans, le souffle cruel de la réalité avait tout emporté, même les prières du matin et du soir, même les pratiques les moins gênantes. Le chagrin présent, l'effroi de l'isolement ressuscitèrent les pieuses paroles sur les lèvres de la jeune fille: "Je vous salue, Marie, pleine de grâce... Souvenez-vous, ô très miséricordieuse Vierge Marie..." et les gestes de piété se rapprirent d'eux-mêmes aux mains infidèles, le frappement de la poitrine, le baiser sur la croix du pouce et de l'index. Sainte piété, si précieuse que son plus faible écho console encore un misérable qui l'invoque !
Du bruit dans la chambre... Etiennette se redressa: un prêtre venait d'entrer, accompagné de Mme Gravier, et tandis que celle-ci, aidée de la garde, préparait les huiles pour les sacrements, ce prêtre s'approchait du lit, prenait la main, disait: "Ma chère fille, m'entendez-vous ?" Etiennette écouta avec le prêtre: elle perçut l'écho de l'horrible phrase reconnaissable pour elle seule: "Oh ! les hommes, j'en ai assez !"
-- On m'appelle bien tard, dit sévèrement le prêtre à la jeune fille.
Il était maigre et petit, avec des cheveux gris tout frisés, une soutane de fantaisie en cachemire fin.
-- Écartez-vous, dit-il encore à l'enfant tout en larmes.
Etiennette alla rejoindre au bout de la chambre la garde et Mme Verdier qui s'étaient agenouillées; elle-même s'agenouilla et essaya de prier. Le prêtre murmurait les paroles de l'onction: "Misereatur tuî omnipotens Deus... Indulgentiam, absolutionem et remissionem peccatorum..." Son oraison latine, sifflante et chantante, s'unissait maintenant au vagissement de l'agonisante de plus en plus rauque et indistinct, et pourtant Etiennette y distinguait toujours la même exclamation désespérée, que sa mère éructait maintenant coup sur coup, sans intervalle: "Oh ! les hommes... j'en ai assez !"
L'horrible mot, dont nul autre qu'elle ne connaîtrait le secret ! Comme cela cautérisait le coeur, et pour toujours ! Ah ! de cette vie-là, de l'esclavage abominable aboutissant à cette agonie, jamais, jamais pour elle-même ! L'alanguissement qui, tout à l'heure, s'était emparé de son coeur à songer combien elle serait seule désormais, se dissipa. "Jamais je ne dépendrai d'un homme, dussé-je être ouvrière, femme de chambre ou morte."
Ayant fini les onctions, le prêtre dit une courte prière au chevet de la mourante, puis il appela Etiennette et l'emmena dans le salon. Il lui parlait d'un ton sévère, comme irrité de la trouver si jolie dans ses larmes:
-- Votre mère avait-elle des habitudes religieuses, mon enfant ?
-- Mais... monsieur l'abbé... oui, je crois... Elle faisait ses prières matin et soir.
-- Elle ne fréquentait pas les sacrements ?
Etiennette hésita:
-- Je ne crois pas, dit-elle.
-- Il faut prier pour elle, mon enfant. Dieu est très miséricordieux, mais il n'accorde rien à qui ne demande rien.
Après un silence, il ajouta:
-- Avez-vous d'autre famille ?
Etiennette rougit si vivement que le prêtre comprit et pardonna le mensonge de sa réponse: "Non, monsieur," et il sembla même s'adoucir un peu.
-- Ma pauvre enfant ! murmura-t-il, que le bon Dieu vous ait en sa garde ! Vous voilà toute seule dans la vie... Si vous vous sentez le coeur trop gros ces jours-ci, venez rue de Turin; vous demanderez le P. de Rigny.
En balbutiant des remerciements, la jeune fille reconduisit le prêtre jusqu'à l'antichambre. Elle traversait de nouveau le salon quand elle entendit un grand cri; elle se précipita dans la chambre... Mme de Gravier et la garde étaient déjà agenouillées et récitaient le De profundis. Etiennette s'affaisa près d'elles et pleura, cette fois, du fond du coeur.
Elle resta ainsi jusqu'à ce que la voix de Mme Gravier lui dit à l'oreille:
-- Il faut vous étendre un peu, ma petite, ou vous prendriez mal, vous aussi.
Elle obéit machinalement. Quand elle fut debout, elle vit avec surprise qu'on avait tiré les rideaux des fenêtres. Il faisait dans la chambre un petit jour rose et gai de printemps. Mathilde, les yeux clos, avait repris dans la mort sa figure amicale des jours de santé.
Vers huit heures du matin, Etiennette, cédant aux instances de son obligeante voisine, buvait distraitement un peu de café sur un coin de table, dans la salle à manger, quand la petite bonne, Ursule, entra en annonçant confidentiellement:
-- C'est la "demoiselle". Elle est avec M. Paul.
La "demoiselle" était le nom dont Ursule désignait cette élégante et mystérieuse visiteuse qui, depuis deux mois, avait des rendez-vous assez fréquents dans l'ancienne chambre de Suzanne avec un élégant et mystérieux visiteur qu'Ursule nommait, aussi vaguement, le "monsieur".
Etiennette rougit au rappel de cette complaisance... Elle était gênée de revoir Maud à présent. Non, elle n'aurait plus permis cela. De l'événement, pourtant si prévu, de la mort de sa mère, il lui demeurait, en même temps qu'une résolution plus robuste de vivre honnête et indépendante, un renouveau de pudeur juvénile vis-à-vis des choses qu'elle avait jusqu'ici considérées comme inévitables, avec quoi son deuil la faisait rompre.
-- Qu'est-ce qu'il faut dire, mademoiselle ? demanda la petite bonne.
-- Dites que j'y vais.
Elle rejoignit Maud et Le Tessier. Tous deux l'embrassèrent tendrement sur ses larmes qui jaillissaient de nouveau.
-- Ma chérie !
-- Ma pauvre enfant !
Ils s'assirent, la tenant entre eux. Etiennette, par brèves réponses, racontait la nuit.
-- Et que vas-tu faire maintenant ? demanda Maud.
Elle eut un geste d'incertitude et de découragement.
-- Écoutez, ma chère enfant, dit Paul Le Tessier. Maud et moi, nous sommes d'avis que vous ne pouvez pas demeurer ici, dans cette maison vide, tout de suite après la mort de votre mère. Voici donc ce que je vous propose,d'accord avec elle et avec Mme de Rouvre... Oh ! soyez tranquille, reprit-il, répondant à un geste de refus qu'il devinait. Je ne vous offre aucune espèce de secours, bien que, vous le savez, je sois à votre disposition, comme pourrait l'être un frère aîné... Mme de Rouvre va venir pendant un mois s'installer à Chamblais, avec Maud et Jacqueline...
-- Oui, interrompit Maud. Tu devines pourquoi, n'est-ce pas ? Il n'y a pas d'autre moyen, je crois, de calmer la jalousie de qui tu sais. Et puis, du reste, j'ai horreur de Paris... Veux-tu venir avec nous ? C'est maman et moi qui t'invitons; aucune raison de refuser.
Etiennette ne répondit pas tout de suite. Sa logique de fille raisonnable et expérimentée lui disait: "Décidément, Paul songe à m'épouser... Et Maud a peur de Suberceaux si elle reste à Paris. Cette combinaison arrange tout le monde. N'importe, c'est bien de m'avoir fait une part dans leurs projets."
Elle embrassa Maud:
-- J'accepte, ma chérie, et je te remercie.
Et comme Paul à son tour l'embrassait, elle se sentit soudainement si réconfortée par cette étreinte qu'elle pensa, plus tendrement que jamais: "Il m'aime bien... C'est bon d'être aimée ! Cher ami !"