Les Demi-Vierges
IV
Julien de Suberceaux avait quitté le bal au moment où, le cotillon fini, on commençait à installer les tables du souper. Telle était la volonté de Maud qui lui avait jeté à l'oreille cet ordre bref: "Rentrez chez vous le plus tôt possible. Je ne tarderai pas..." Elle savait bien qu'avec une telle promesse, il obéirait.
Il regagna son logis à pied, le long des grandes avenues paisibles à cette heure matinale comme les allées d'un parc. Sur le fond de noire amertume dont la nuit, passée si près et si loin de Maud, avait empli son coeur, la radieuse aurore faisait jouer sa gaieté victorieuse. Quel homme jeune, aimant une femme et s'en sachant aimé, peut rester triste en face d'un beau matin de printemps ? Puis il pensait: "Elle va venir..." et trop d'émoi toujours tressaillait à cette pensée dans son coeur, dans sa chair, pour qu'il pût vraiment rêver à autre chose qu'à sa prochaine venue.
Rue de la Baume, dans le petit hôtel recueilli, aux jalousies closes, aux rideaux tirés, aux escaliers silencieux veillés par des lampes voilées, il retrouva la nuit, alourdie par le sommeil matinal des riches. C'était la nuit aussi dans son appartement: il dut réveiller son valet de chambre roulé dans une couverture, sur le canapé de l'antichambre.
-- Allumez le gaz dans mon cabinet de toilette, Constant; mettez de l'eau chaude, préparez le tub.
-- Est-ce que Monsieur va se coucher ?
-- Non... Je ne sais pas... Enfin, faites ce que je vous dis.
Constant, ayant reçu la canne, la pelisse et le chapeau de son maître, le précédait dans le salon éclairé par la braise d'un feu dormant, et se disposait à ouvrir les fenêtres.
-- Qu'est-ce que vous faites ?
-- J'ouvre, monsieur...
-- Non. N'ouvrez nulle part... Allumez les lampes ici aussi...
Cette ouate d'ombre recueillie où il trouvait son home l'avait caressé. Il voulait y demeurer jusqu'à la venue de l'Aimée. Quelques minutes plus tard, il fut seul dans son cabinet de toilette. Jamais il ne se faisait aider par Constant: il avait cette horreur instinctive du contact des hommes sur la peau nue, cette bizarre pudeur d'être vu par eux et de les voir qui caractérise ceux pour qui la Femme est le tout de la vie. D'un seul corps masculin il aimait contempler les lignes harmonieuses, la pâleur ambrée, les mouvements souples, et ce corps, c'était celui qu'en ce moment reflétait, sous la pluie d'un arrosage tiède, le grand panneau de glace occupant tout un côté du cabinet de toilette: c'était le sien.
Il soignait ce corps minutieusement, culte raffiné du soi physique, dont la vue ou le récit exaspère les autres hommes, leur apparaît comme une marque d'infirmité virile, ce qui est loin d'être vrai: le goût de la beauté et le souci de la force s'unissent le plus souvent. Tel Julien. L'attirail quasi chirurgical de limes, de pinces, de ciseaux, de brosses en crin, en peau, en velours, de peignes d'écaille chiffrés d'or, qui s'étalait sur deux tables; l'appareil compliqué d'hydrothérapie élégante, dont les nickels et les cuivres étincelaient sous le feu nu du gaz, la finesse brodée du linge multicolore, depuis le peignoir jusqu'aux serviettes à ongles; l'innombrable quantité de flacons de cristal taillé, capsulés de vieil argent, tout cet arsenal dont l'objet était le soin d'un corps masculin, eût donné matière à bien des quolibets, et fait dire à bien des hommes: "Quelle femmelette !" Au vrai, nul n'était plus exercé à tous les sports que cette femmelette, nul n'était plus brave devant un pistolet ou une épée. Arrogant et provocant avec les hommes, c'était justement les femmes qui le maîtrisaient et le menaient à leur gré.
En chemise de soie sous le complet de laine des Pyrénées, il traversait la chambre à coucher, regagnant le salon; il se baissa pour saisir une des haltères disposées au pied du lit, les manoeuvra avec une régularité de professionnel et, satisfai du jeu souple des muscles, rentra dans le salon. Les lampes allumées y éclairaient l'amoncellement des bibelots, des sièges, des tentures. Julien regarda sa montre: huit heures cinq. Il sonna Constant.
-- Monsieur ?
-- Constant, madame va venir tout à l'heure. Vous préparerez le samovar et des gâteaux dans la salle à manger. Puis vous remonterez dans votre chambre, vous y resterez jusqu'à ce que je sonne.
Constant salua et sortit. Resté seul, Julien disposa des coussins en oreillers à la tête du canapé, s'allongea et rêva...
"Elle va venir..." Il essayait de se la représenter, tout à l'heure, soulevant la grande verdure qui drapait la porte... Mais non, ce n'était plus ainsi qu'il la voyait... Trois étages d'une maison douteuse, rue de Berne, l'antichambre de la salle à manger de l'appartement d'Etiennette, puis leur nid, l'ancienne chambre de Suzon si personnellement arrangée par Maud. Entre le départ et le retour de Chantel, il l'avait vue là presque régulièrement un jour sur deux, parfois deux jours de suite, Maud ayant compris qu'elle le tenait ainsi dans le plus étroit esclavage, prise elle-même, du reste, insensiblement au besoin des caresses. Sa maîtresse ? Non pas. Une sorte de fétichisme de loyauté, comme en nourrissent toutes les âmes un peu hautes en lutte théorique avec l'ordre social, lui faisait réserver jalousement le suprême baiser pour l'homme qui allait lui donner son nom et sa fortune. Dans l'orgueil de sa supériorité, elle pensait: "Il restera encore mon débiteur après !..." Leurs caresses singulières, point rares pourtant dans une société décrépite où les moeurs et les doctrines se contredisent tout en proclamant l'accord, avaient pour ainsi dire pris au rebours le procédé de l'amour humain, et vraiment ce pèlerinage était si passionné qu'ils oubliaient sincèrement et ne souhaitaient point l'arrivée. Qu'importait à son amant ? Il pensait chaque fois obtenir d'elle le don complet d'elle-même, et chaque fois elle le laissait grisé et satisfait de ce qu'il avait reçu. Ainsi les mois février et de mars, il avait vécu dans une sorte d'ébriété amoureuse qui lui ôtait jusqu'au souci du lendemain.
Étendu, les yeux fermés, il continuait maintenant ce rêve, glissé peu à peu au sommeil... Les voluptueuses évocation se mêlaient, s'enchevêtraient dans les mauvais ressouvenirs, des morsures de jalousie le tenaillaient, un poids lui opprimait le coeur, un poids de rancune, de mélancolie. Vivre sans elle ? non !... plus, plus jamais... Plutôt ne plus vivre... plus voir le soleil... de claires matinées... de jours de neige... de soirs illuminés de Paris... Tout se brouillait, se confondait... Il plongeait dans la grande nuit incertaine où les désespérés cherchent l'oubli de l'insupportable, et cette nuit vide, hélas ! était encore pesante à son coeur endolori... Puis, comme si, ayant touché le fond de l'abîme, il remontait lentement vers la clarté de la vie, son coeur peu à peu s'allégea, une vapeur d'alanguissement l'enveloppa, son cerveau, tout son corps s'imprégnèrent d'un bien-être grandissant, délicieux... Il entr'ouvrit les yeux, le rêve s'était fait chair: Maud était debout près de lui, ses doigts nus posés sur son front.
Il se redressa:
-- Oh ! c'est vous... Pardonnez-moi !... Je me suis étendu là et je crois que j'ai dormi. Mais je vous pressentais dans mon sommeil et cela me faisait tant de bien !
-- J'ai deviné, répondit-elle. Vous aviez de mauvais songes, car votre figure était toute contractée... J'ai mis mon doigt sur votre front et j'ai conduit votre rêve où j'ai voulu... à moi !
Elle fit descendre sur ce front la fraîcheur de ses lèvres, puis échappant à l'embrassement qu'il cherchait:
-- Mais pourquoi tout est-il fermé ici ?... Savez-vous qu'il est neuf heures passées ? Ouvrez-moi vite ces fenêtres.
-- Oh ! Maud ! pria l'amant... J'aime tant cette nuit...
-- Non ! non ! ouvrez... Ne voyez-vous pas, ajouta-t-elle en souriant, que je suis vêtue pour l'heure qu'il est ?
Son enjouement cachait une gêne réelle à se trouver, dans ce décor de soir, habillée pour la sortie du matin: jupe droite en grosse cheviotte bleue, cerclée de velours, boléro pareil sur une chemisette de satin, et coiffée d'une toque d'astrakan bleu à voilette blanche.
Julien obéit à regret. Il ouvrit les deux fenêtres, poussa les persiennes, tandis que Maud tournait la clef des lampes. Le jour entra, clair et bleu, chassant la vapeur de mystère, l'air d'apparition qui flottait autour des globes.
-- Bon, fit Maud. Maintenant asseyez-vous près de moi. J'ai un tas de choses à vous raconter. D'abord Mathilde est morte.
-- Ah ! fit Suberceaux, c'est ennuyeux. Nous ne pourrons plus...
-- Elle est morte ce matin, vers sept heures; elle avait déjà perdu connaissance quand on est venu chercher Etiennette. Nous sommes arrivés vers huit heures, Paul Le Tessier et moi; le brave Paul était aussi troublé que si la mort de Mathilde l'eût fait veuf.
Julien, hanté par son unique souci, demanda:
-- Alors... nous nous verrons ici ? ou bien faut-il que je cherche un autre endroit ?
-- Quel enfant ! interrompit Maud en lui tendant à baiser son poignet nu. On ne peut pas vous parler sérieusement. Vous ne m'écoutez pas...
Et, après un temps de silence où elle ne regarda pas les yeux de son amant, elle ajouta, d'un ton lassé qui ne lui était pas habituel:
-- Soyez bon pour moi ! Si vous saviez comme je suis nerveuse aujourd'hui !
Elle appuya sa tête sur la poitrine de Julien et, rendue plus femme, plus caressante par la pensée du chagrin qu'elle allait causer à cet ami irrésolu, elle entr'ouvrit la soie de la chemise et posa ses lèvres sur la place du coeur. Ils s'alanguissaient tous les deux.
-- Viens ! implora-t-il.
-- Non. Ce matin, je suis ici pour parler de choses graves. Vous devinez ce que c'est ? J'ai autorisé M. de Chantel à venir, cette après-midi, demander ma main.
-- Ah ! fit Julien.
Il s'étonna de ne pas souffrir, et Maud aussi fut surprise de le voir si calme. Elle poursuivit:
-- Il nous semble, à lui et à moi, qu'il vaut mieux, la chose une fois décidée, la terminer le plus tôt possible. Nous nous marierons certainement avant la fin d'avril.
Lentement, Julien sentait sourdre une angoisse: cela n'était presque rien encore, mais cela grandissait, grandissait. Il ne répondit pas. Maud continua:
-- Jusque-là, vous comprenez, je dois me garder des curiosités, des malveillances d'amies: ce mariage enrage trop d'envieuses ! Maxime ne connaît personne et ne se soucie de voir que moi: aucun péril à ce qu'il demeure à Paris. Mais moi, avec maman et Jacqueline, j'irai passer ce mois à Chamblais... Oh ! je viendrai presque tous les jours, tu comprends, poursuivit-elle en prenant les mains de Julien... le trousseau... les toilettes... l'installation. Seulement, j'habiterai officiellement Chamblais, où Etiennette restera avec nous pendant les premières semaines de son deuil. Nous y serons chez nous, les Le Tessier n'y viendront qu'en visiteurs. Je trouve cette combinaison excellente... Mais qu'est-ce que tu as ?
Julien s'était levé aux derniers mots, et, toujours silencieux, se promenait maintenant à pas irréguliers dans la pièce. L'angoisse montait à sa gorge, lui obstruait la respiration à l'étouffer. Il revint s'arrêter devant Maud.
-- Alors... c'est fait ?
-- Oui, en principe, c'est fait. Je ne pense pas que cela te surprenne ?
Elle lui dit cela hardiment, les yeux dans les yeux, en cette attitude redressée qu'elle prenait contre toute entrave à ses décisions.
Mais lui ne résistait pas. Il s'était assis sur le coin de la table, morne, accablé. Elle le guetta quelque temps, parée à la défense. Puis, comme il ne disait rien, ne bougeait pas, elle voulut, comme tant de fois, ressusciter son courage. S'approchant de lui, elle lui dit à voix basse:
-- Sois fort. Je n'aime que toi.
Il ne l'entendit pas, sans doute, abîmé dans ses pensées. Il balbutia:
-- Ce n'est pas possible !...
L'horrible angoisse lui avait poignardé le coeur: et, pour la première fois, le mariage de cette femme, chair de sa chair, avec un autre homme, et consenti par lui, lui apparut chose hors nature, monstrueuse, pas vraie.
-- Qu'est-ce que tu veux dire ? demanda Maud.
Il répéta:
-- Ce n'est pas possible... Nous ne ferons pas cela !
Il passa sa main sur son front, écartant ce voile de cauchemar.
-- Ce n'est pas possible, répéta-t-il une troisième fois d'une voix sans accent qui ne signifiait ni l'ordre ni la prière: l'expression d'une évidence seulement. Voyons, Maud, je t'aime... Je n'ai que toi au monde... et tu m'aimes... Je suis sûr que tu m'aimes... Et moi, je suis ta chose, je suis tout à toi... je ne suis qu'à toi... je ne peux vivre hors de toi... Nous sommes des fous... nous nous trompons.
Maud, presque durement, lui répondit:
-- Je ne suis pas folle, moi. C'est toi qui divagues.
-- Mais comprends donc, reprit Julien, que ce que tu vas donner à un autre, c'est tout de même ce qu'il y a de plus précieux... Tu seras sa femme, malgré tout... Tu m'as accordé juste de quoi désirer ce que tu lui donnes. Et puisque tu m'aimes, il faut m'appartenir. Je vois cela clair, clair... comme le jour qu'il fait.
Et se rapprochant d'elle, plus pressant:
-- Nous avons été des fous, oui, des fous, toi et moi... Je ne veux pas, je ne veux pas qu'un autre t'aie, toi que je n'ai jamais eue. Cela ne sera pas. Laisse-moi te garder; je changerai ma vie, je travaillerai, je te ferai reine aussi, mieux que cet imbécile qui ne te comprend pas. Tu ris de ce que je dis ? Ah ! je saurai travailler, va, pour te garder... Je ferai n'importe quoi, mais je te garderai. Je volerai, je tuerai, mais je te garderai... Ah ! reste !... reste-moi !... Je ne peux pas !... Je ne peux pas !...
Il s'abîma aux pieds de la jeune fille, baisant ses pieds, roulant son front dans sa robe, enlaçant les jambes rondes sous l'étoffe. Il ne pleurait pas, mais des sanglots sans larmes le secouaient. Il sentit la main de Maud qui le repoussait par l'épaule, fermement, de toute la force de ses nerfs contractés. Blessé à son tour dans son orgueil, devinant qu'il se perdait en suppliant, il se releva.
-- Est-ce fini ? demanda Maud d'un ton de mépris.
-- Ce n'est pas fini, réplique Julien. Ce qui est fini, c'est cette comédie de mariage; cela ne sera pas, tu entends ? On ne se joue pas d'un homme comme tu t'es jouée de moi. Je ne veux pas de ce rôle, continua-t-il, exaspéré par l'ironique silence de Maud... Je ne veux pas n'avoir été (il haletait de colère et les mots se faussaient dans sa gorge), n'avoir été... qu'un... qu'un... allumeur...
-- Ah ! misérable !...
Elle lui jeta sa main à la volée sur la bouche, comme pour y aplatir et y rentrer l'insulte. Mais Julien saisit cette main, la serra contre ses lèvres; de l'autre bras, il encerclait la taille de la jeune fille, et maintenait ainsi ce corps révolté, agité de soubresauts, tandis qu'il lui disait, si près du visage qu'elle sentait l'effleurement des lèvres:
-- Non... ce ne sera pas. Il faut que tu sois à moi. Tu as cru vraiment que je te laisserais aller ? Jamais... Tu es à moi ! Je te veux... Je t'aurai, même de force !
-- Lâche ! lâche ! fit Maud. Laisse-moi...
Il la serra plus fort, elle se sentit portée vers le canapé où les coussins recevraient sa chute... L'idée qu'elle allait être prise malgré soi, possédée par la force, éperonna si rudement son orgueil qu'en cette minute elle haït Julien... De ses bras arc-boutés, de ses jambes violemment croisées, de ses ongles et de ses dents, elle se défendait, ne sachant même plus ce qu'elle défendait, emballée dans la lutte instinctive de la vierge contre cet homme, presque son amant tant de fois déjà. Lui, la tête perdue, vraiment frappé de frénésie, donnait toute sa force, insensible aux morsures et aux déchirures. Soudain, Maud poussa un cri. Sa main, que Julien appuyait contre sa gorge dans le désordre de la lutte, avait touché l'ardillon de la broche: le sang coula de la peau déchirée. Julien, aussitôt dégrisé, lâcha prise... Ce ne fut qu'une seconde, mais quand il voulut la reprendre, elle était à l'autre bout du salon, renversant entre elle et lui les meubles en barricade.
-- Maud !... voyons, dit Suberceaux, plus brisé qu'elle par cette lutte... c'est de la folie... pourquoi ?... pourquoi pas ?...
Il n'osait l'approcher, hypnotisé par ce filet sanglant qui filtrait sur la peau blanche, et bientôt s'étalait sur le dos de la main.
Maud, sans le quitter des yeux, ouvrit la fenêtre:
-- Je te jure, dit-elle, la voix coupée par le halètement de sa respirations... que si... tu m'approches, je saute par là... Si je me tue... tant pis... Mais je ne me tuerai pas, ce n'est pas haut... je t'échapperai, je ne te reverrai plus... jamais... jamais... je te le jure.
Il fit tout de même un pas vers elle, et aussitôt râla un cri de détresse: elle s'élançait...
-- Maud !
-- Me crois-tu, à présent ? lui dit-elle au bord du vide.
Il recula; il s'effondra sur le canapé, le front dans ses mains. Il était vaincu, décidément; il l'aimait trop. Elle était sa maîtresse effroyablement, il devait obéir... Des larmes, pareilles à celles que verse une femme qui vient d'être sauvée d'un péril, jaillirent abondamment de ses yeux.
Lorsqu'il osa relever la tête, Maud était debout près de lui, calme. Cette fois encore, elle lui posa sa main sur le front, pour lui rendre la paix, la main adorable qu'il avait blessée.
-- Maud... Maud chérie !...
Il n'avait plus de force, plus de volonté, plus même de désir. Il voulait seulement la garder près de soi, garder ce qu'elle consentirait à lui laisser d'elle.
-- Sage ?... murmura-t-elle. C'est bien; je te pardonne.
Agenouillée près de lui, elle le baisa longuement aux lèvres, lui suçant par là le reste de ses forces...
-- Crois-moi, lui dit-elle... Nous avons été raisonnables. Laisse-moi faire ta vie en même temps que la mienne. Je n'aime que toi !
Elle se relevait, elle se gantait. Il voulut la suivre...
-- Non, reste là, commanda-t-elle... Adieu ! Ne viens pas à la maison: je t'écrirai.
Il obéit.
Constant, descendant vers midi, inquiet de n'être pas sonné par son maître, osa pénétrer dans le salon sans être appelé. Il trouva Julien dans la même posture de prostration.
-- Monsieur dormait ?
-- Oui... Constant... Laissez-moi. Quand je voudrai déjeuner, je vous sonnerai.
Il n'avait pas dormi. Maud partie, il était demeuré là, assommé par ses pensées, l'esprit vague et actif... Il souffrait. En vain il essayait de reprendre pied dans la vie, de se remémorer les paroles anciennes par où la jeune fille avait comme anéanti sa volonté: "Le monde appartient aux forts... Les êtres qui nous sont inférieurs, il faut les brider et les chevaucher comme des bêtes..." En vain il se disait: "J'ai tenu Maud entre mes bras avant cet homme... J'ai en d'elle des caresses qu'il n'aura jamais." Le tressaillement révolté de la jalousie lui répondait: "Oui... mais elle sera SA FEMME..." et l'horrible image de Maud possédée par un autre s'évoquait... "Oh ! je souffre !... je souffre !..." Il souffrait: contre cela, il n'est pas d'argument ni de théorie qui vaillent... Certes, malgré sa souffrance, il restait incrédule aux lois convenues; rien ne lui prouvait, toujours, qu'une moralité soit enclose dans les caresses, qu'il existe un bien et un mal dans l'amour humain.
Mais pourquoi, de sa souffrance même, montait-il en lui un appel violent, désespéré, vers cette loi tant de fois reniée, vers cette loi improuvable ?
TROISIÈME PARTIE
I
-- Tu es réveillée ?
-- Oui. Entre, chérie.
Etiennette, la porte refermée derrière elle, courut embrasser Maud encore couchée. Leurs bouches et leurs mains se caressaient, avec cette tendresse à fleur de peau, démonstrative, empressée, complimenteuse, que les jolies femmes se témoignent volontiers, quand l'absence des hommes supprime entre elles la concurrence... Du reste, depuis qu'elles vivaient ensemble à Chamblais, leur amitié, puisée aux sources de l'ancienne intimité de couvent, s'était échauffée dans les confidences, l'aveu des espoirs prochains, la communion des inquiétudes. Toutes deux, Maud si résolue dans sa marche révoltée, Etiennette si rudement enseignée par la vie, restaient l'une pour l'autre de simples jeunes filles amies. Qui les eût entendues converser ensemble, eût, la plupart du temps, admiré l'innocence de leurs propos, leur adorable puérilité.
Les caresses matinales échangées à profusion, leur bavardage quotidien s'amorça en compliments sur leur visage, en discussions de chiffons ou de toilettes.
-- Tu devrais toujours t'habiller de crépon noir, comme à présent, disait Maud. Rien ne sied mieux à ton teint et à tes cheveux. Oh ! les amours de cheveux ! C'est de l'or neuf, ces nattes-là...
Elle en prenait une, la posait sur l'oreiller, au milieu de la soie plus obscure de ses propres cheveux défaits.
-- Tiens ! regarde... les miens paraissent presque bruns... Jamais je ne devrais me montrer auprès de toi. Tu m'éteins complètement.
-- Veux-tu bien te taire ! répliquait Etiennette. Est-ce qu'on lutte contre ça, tiens ! et contre ça, contre ça ?...
Elles passa ses doigts dans la souple et douce coulée des boucles brunes qui s'allumèrent aussitôt de reflets roux, elle entr'ouvrit le col à volant, formant écharpe, de la chemise de linon, elle découvrit la naissance de la gorge et y posa ses lèvres.
-- C'est toi, chérie, qui es trop jolie... trop reine. Près de toi, j'ai l'air de ta petite femme de chambre. Mais ça m'est égal, je t'aime.
Elles s'embrassèrent encore.
-- A propos, dit Maud, je me suis décidée pour le grand peplum tombant droit sur la robe à taille...
-- Celle de chez Laferrière ?
-- Oui. Seulement je la modifie un peu, en rétrécissant l'empiècement du corsage. Tu vas comprendre.
Elle s'expliqua, interrompue par Etiennette qui, elle aussi, avait eu son inspiration pendant la nuit, pour modifier le modèle de Laferrière. Et c'était vraiment un tableau à tenter un pinceau de l'école de Valenciennes, ces deux jolie filles mi-sérieuses, mi-rieuses, discutant, prenant des poses, dans la vaste chambre du château d'Armide, boisée de riches coquilles, de courbes gracieuses, meublée de vraies pièces de musée.
Elles n'étaient pas tombées d'accord quand la porte de la chambre s'ouvrit. Betty apportait le courrier du matin.
-- Vous avez ma lettre aussi, Betty ? demanda Etiennette.
-- Oui, mademoiselle. J'ai vu que Mademoiselle n'était pas dans sa chambre... Alors, j'ai tout porté ici. Il y a deux lettres pour mademoiselle Etiennette.
-- Tiens ! fit la jeune fille étonnée... Qui est-ce qui peut ?...
Elle n'attendait une lettre que de Paul Le Tessier. Il lui écrivait chaque jour, même lorsqu'il venait déjeuner ou dîner à Chamblais. Chaque jour aussi, elle lui répondait, heureuse de se prouver ainsi quotidiennement qu'elle n'était pas tout à fait seule au monde.
Aujourd'hui l'enveloppe blanche, avec l'estampille gaufrée: Sénat, était bien là, comme chaque jour. Elle ne l'ouvrit pas la première, elle tenait entre ses doigts hésitants l'autre enveloppe, longue, rouge brique, marquée d'un timbre étranger.
-- Qu'est-ce que tu as ? demanda Maud, quand Betty fut sortie. De qui est cette lettre ?
-- C'est de Suzon, répondit Etiennette. Cela vient de Hollande.
-- Ah ! c'est bien ennuyeux. Elle aurait pu attendre encore un peu avant de donner de ses nouvelles, Suzon.
Elle traduisait la pensée d'Etiennette. Maintenant que la mère était morte, l'obstacle au mariage avec Paul, c'était cette folle Suzanne qui avait soupé, fêté, couché avec tout Paris. Sa longue absence, le long silence, point rompu même à la mort de Mathilde, commençaient à la faire oublier de Paris qui oublie vite. Allait-elle rentrer en scène ?
"... Je t'écris d'Amsterdam, où je suis arrivée avec la troupe. Mais j'ai quitté le théâtre. Je suis avec un jeune négociant très calé, très chic, que je compte bien amener à Paris. Peut-être déciderons-nous aussi son frère à nous accompagner: il est riche aussi, il ne fait rien et tu serais tout à fait son type.
"J'espère que maman va bien. Si elle a besoin de quelque chose, elle n'a qu'à m'écrire Hôtel Mille-Colonnes. Henri est très gentil et j'ai tout ce que je veux..."
Deux pages sur ce ton d'incohérence et d'inconscience, un verbiage de lorette qui navrait Etiennette et l'humiliait. "J'espère que maman va bien... Henri a un frère qui ne fait rien: tu serais son type..." Voilà comment elle comprenait la famille !
-- Je n'ose pas te lire cela, dit-elle à Maud. Je voudrais ne l'avoir pas lu.
Pourtant, elle songea qu'elle l'avait crue morte, elle aussi, emportée par cette phtisie qui la minait. Alors elle eut honte d'avoir accepté cette hypothèse sans chagrin, et peut-être avec soulagement. N'était-ce pas tout ce qui lui restait de l'autrefois, cette folle Suzon avec qui elle jouait, gamine, ne sachant encore ni l'une ni l'autre rien de la vie vraie.
Elle dit tout haut:
-- Pauvre petite ! Je suis bien contente tout de même d'avoir de ses nouvelles. Elle a si peu de santé ! Si on pouvait la rendre raisonnable ! Son coeur est excellent.
Dans cette offre même qui l'avait choquée tout à l'heure, la bonne volonté de la pauvre fille s'affirmait. On est bienfaisant comme on peut, suivant sa situation et ses moeurs... Pauvre Suzon !
Elle consulta Maud:
-- Faut-il dire à Paul que j'ai reçu des nouvelles ?
-- Moi, je ne le dirais pas. Cela lui sera désagréable. Si Suzon revient, il l'apprendra toujours assez tôt. Et puis, qui sait ? reviendra-t-elle ?
Etiennette embrassa son amie.
-- C'est vrai, tu as raison. Comme tu vois juste toujours !... Mais je t'ennuie avec mes affaires. As-tu des nouvelles, toi ?
-- Rien, répliqua Maud, vannant du bout des doigts les lettres, les enveloppes ouvertes, nichées dans le creux du lit, entre ses genoux... Des fournisseurs, l'inévitable Aaron qui nous invite à déjeuner pour le jour du vernissage, John Arthur qui offre un hôtel à louer, rue Lincoln... C'est tout... plus Maxime, naturellement.
-- Et... ?
-- Non, pas un mot.
-- Quel jour lui as-tu écrit, toi ?
-- Mercredi.
-- Près d'une semaine. Ce n'est pas naturel. Il boude.
Maud se renversa en arrière, sur les oreillers, les mains à plat, l'air las:
-- Que veux-tu ? ma chère, il boudera. Je ne peux pourtant pas, moins de quinze jours avant de me marier, passer mes après-midi dans un entresol de la rue de la Baume. Je ne veux pas de tyrannie. Le délai que je lui impose n'est pas tellement long: il peut vraiment patienter. D'ailleurs, qu'il le veuille ou non, je m'en tiendrai à ce que je lui ai écrit: je ne sortirai plus seule à Paris. Est-ce que le conseil que je lui donnais n'est pas le plus sage, voyons ? Qu'il parte, qu'il aille faire un tour à l'étranger... un tour d'un mois ou deux... il est en fonds, justement: il gagne tout ce qu'il veut au cercle, en ce moment-ci. Quand il reviendra, tout sera casé et tassé; je serai vicomtesse de Chantel... et je me charge de l'avenir de Julien.
Elle attendit quelque temps l'approbation d'Etiennette; puis, comme celle-ci ne parlait pas, regardant distraitement la lettre de Le Tessier qu'elle venait de parcourir, elle se redressa, s'appuya du coude au traversin:
-- Tu ne m'écoutes pas ?
-- Si, fit la jeune fille. Mais, tu sais, moi, je suis un peu bête pour tout cela. Tu m'étonnes toujours. Je ne te comprendrai jamais bien.
-- C'est pourtant assez clair !
-- Oh ! pardonne-moi ! reprit Etiennette en glissant câlinement son bras à côté du bras plié de Maud. D'avance, je te dis: C'est toi qui as raison, c'est moi qui suis une petite niaise... Moi, tout ce que je désire au monde, c'est d'être auprès de quelqu'un qui m'aime bien, que j'aime bien... Le reste m'est si égal ! Tu ne peux pas te le figurer ! Je suis une bourgeoise: je vivrais avec trois mille francs par an, en province. Alors, tu conçois, à ta place, aimant Julien comme tu l'aimes (ne dis pas non, tu l'aimes à en avoir fait des imprudences, ce qui est extraordinaire de ta part !), je l'aurais épousé tout simplement... Dirigé par toi, Julien, qui est paresseux, mais qui n'est pas sot, aurait fait son chemin... Tu aurais été moins riche que ne le sera la vicomtesse de Chantel, mais tu n'aurais pas été mise dans cette alternative: ne plus voir un homme que tu aimes, ou passer ta vie dans une atmosphère de drame... car ils ne sont commodes ni l'un ni l'autre, tes deux amoureux. Vivre dans le drame, moi, c'est au-dessus de ma nature. J'aime mieux la tranquillité la plus médiocre.
Tout cela était dit d'un ton paisible, insinuant, presque caressant, avec ce mélange d'assurance et de modestie, charme singulier de la fille de Mathilde Duroy. Maud, qui l'avait écoutée sérieusement, répondit, la voix un peu altérée:
-- Ce que tu dis là est vrai pour toi et pour bien d'autres; ce n'est pas vrai pour moi... Oh ! je ne me mets pas au-dessus de toi, comprends-moi, ni de personne. Mais, je le sens, je ne me résignerai jamais à être la femme d'un homme comme Julien, parce que je ne veux pas être déclassée, comprends-tu ? Plutôt être une simple cocotte, comme... (elle allait dire: "comme ta soeur," elle se reprit à temps) tant d'autres qui ont commencé par le couvent et fini par la galanterie... J'aimerais mieux devenir la maîtresse avérée d'Aaron qui me répugne... Au moins, comme cela, la coupure est franche; on n'est plus du monde, on n'y songe plus, et puis on a le grand luxe et la "rosserie" pour se rattraper.
-- Et l'amour ? dit en souriant Etiennette.
-- L'amour ? Ce que tu entends par l'amour c'est-à-dire le coin du feu, le monsieur assagi, comme Paul, qui vous prend sur ses genoux et vous dorlote, en vous disant des tendresses, et à qui, en échange, on prépare des grogs et des pantoufles ! J'en ai horreur de cet amour-là, entends-tu ? horreur ! horreur !... Je ne suis pas tendre, on ne se refait pas; les tendresses me portent sur les nerfs.
-- Mais Julien, cependant ? questionna Etiennette un peu surprise.
Maud s'appuya des deux coudes au bord du lit et, la voix sourde et ardente:
-- Julien !... Ah ! ce n'est pas de la tendresse en pantoufles qu'il y a entre nous deux, va ! Tu disais que je l'aime... Eh bien ! non, je suis sûre de ne pas l'aimer. Je le vois tel qu'il est, pas supérieur comme intelligence, vaniteux, égoïste, paresseux... Oh ! je le connais bien... Mais il y a en lui quelque chose de tellement supérieur aux autres hommes, malgré tout cela ! Il est tellement un être plus beau, plus fort, plus délicat, plus élégant, plus... comment dire ? je ne sais pas; il n'y a pas de mots pour exprimer cela... il n'est qu'une chose, mais il l'est extrêmement... il est l'Amant. Me comprends-tu ?
Elle s'abattit de nouveau, le dos sur son lit, fermant les yeux, et d'une voix plus lente:
-- Tous les hommes... même ce pauvre Christeanu qui faisait pâmer jeunes et vieilles... ils me répugnent un peu. Maxime n'est pas laid, n'est-ce pas ? J'ai envie de le mordre après qu'il a baisé mon front que je lui tends... Il n'y a que Julien. J'aime ses mains, sa bouche, ses yeux. Je le désire, il me semble, comme les hommes nous désirent, même en nous haïssant... Tu ne comprends pas cela non plus, toi. Peut-être tu ne le comprendras jamais, comme je ne comprends pas les rêves en pantoufles. Moi, je ne suis amoureuse que d'un homme unique, mais je le suis terriblement. D'où me vient ce tempérament-là ? Ma mère est calme comme une marmotte, Jacqueline n'est dévergondée qu'en paroles... De papa, peut-être, qui était très amateur... ou de quelque nègre, à moitié sauvage, un aïeul imprévu du côté de maman... En tout cas, j'en pâtis, moi.
Elle se tut un instant, puis elle ajouta:
-- Te rappelles-tu, un soir, à la maison, ce graphologue belge qui a lu dans nos écritures ? Il a mis sur mon signalement: très sensuelle... Et ce petit imbécile d'Espiens, lisant cela pardessus mon épaule, ricanait: " Ah ! ah ! très sensuelle..." Je l'ai fait taire d'un coup d'oeil et je n'ai pas pu m'empêcher de lui dire: "Il n'y a pas de quoi rire... Si vous croyez que c'est drôle !..." Ils ne savent pas, vois-tu, ni toutes ces poupées, ni tous ces claqués, ce que c'est que d'avoir des sens... Il y a des moments où je suis tentée de croire qu'il n'y a que deux amants à Paris: Julien et moi.
Elle se tut assez longtemps. Etiennette, un peu effrayée par cette vue brusquement ouverte sur l'âme de son amie, songeait: "Comme elle doit être émue pour parler ainsi, elle qui se surveille si bien !" Mais Maud se retournant vers elle, la voix et l'attitude remises:
-- Que dit le cher sénateur ?
-- Il dit qu'il vient déjeuner ce matin comme c'était convenu. Hector aussi, probablement.
-- Certainement, fit Maud en souriant, puisque Mme de Chantel amène Jeanne.
Etiennette, le rire aux lèvres, se leva et embrassa Maud.
-- Allons, dit-elle, je vais me faire belle pour recevoir mon amoureux.
-- Il n'est pas à plaindre, ton amoureux. Seulement, veux-tu un conseil ? Ne laisse pas traîner le flirt trop longtemps.
Le jeune fille , de la porte, envoya un signe d'assentiment.
-- Et crois-moi, conclut Maud, pas un mot de Suzon.
Elle sonna Betty. Dès que l'Anglaise fut là, lui présentant les mules, Maud sauta en bas du lit, laissant aussitôt glisser de ses épaules sur le tapis, où vite l'Anglaise le ramassa, le souple tissu de linon. Tandis qu'on préparait le tub dans le cabinet de toilette, la jeune fille erra, tranquillement nue, de la commode où elle choisit elle-même les bas, la chemise, le pantalon qu'elle allait mettre, à la glace de la cheminée devant laquelle elle s'amusa à faire jouer dans ses boucles les reflets roussis du jour. Et cette blanche forme, de la nuque brune aux seins menus, aux hanches larges et pourtant tombantes, aux genoux étroits, aux pieds délicats, soignés comme des mains, toute cette blanche forme de Diane était si parfaite qu'elle restait chaste, de l'impudeur sacrée des marbres de déesse.
Ensuite, allongée sur le canapé du cabinet de toilette, Betty agenouillée la tamponna légèrement avec des serviettes floconneuses, lima minutieusement les ongles des orteils, massa les jointures polies. Maud s'attardait agréablement à ces frôlements agiles, discrets, de doigts féminins: "Encore, Betty... un peu plus fort..." Durant cette demi-heure de massage, elle rêvait à l'aise, elle préparait sa journée dans le silence... "Maxime... Julien... les deux pôles de ma vie, à présent." Jusqu'à ce jour, elle avait tenu Julien par le servage des sens altérés, puis rassasiés, ne lui laissant jamais entre deux rendez-vous le temps de la réflexion ou de la révolte. Il fallait aujourd'hui changer de tactique. Quand elle se rendait chez Suberceaux, elle avait le pressentiment d'être guettée par des yeux hostiles... "C'est fou vraiment d'y être retournée, même une seule fois, depuis que Maxime est à Paris... Si quelqu'un lui disait !..." Elle le trouvait embruni parfois, inégal, distrait, chaviré dans des silences brusques, à certains mots qui, sans doute, évoquaient le souvenir de paroles prononcées ailleurs. "Il a dû recevoir des lettres anonymes... J'ai tant d'ennemies ! Je n'ai que des ennemies... Cette abominable Ucelli, Aaron enragé contre mon mariage, qui lui ôte ses dernières chances, me poursuivent d'espionnages. Ils sont capables d'acheter mes domestiques, et Betty sait tout !"
Pour la première fois, elle frissonnait devant l'avenir, devant la chance de la catastrophe. "Si cela casse, cette fois, c'est fini... la vie est manquée..." Une suggestion puissante le lui certifiait. Ce mariage manqué, que devenait sa vie ? la chute dans le hasard, dans l'inconnu... l'horrible avenir de médiocrité, Oh ! non... cela, jamais, jamais !" La face humble et obstinée d'Aaron glissait dans son rêve. Elle savait ce qu'il voulait, lui: il avait osé le lui dire un jour, grâce au tête-à-tête forcé d'un grand dîner, il lui avait coulé dans l'oreille, alors qu'elle ne pouvait ni le faire taire, ni refuser de l'entendre, ses projets louches de conquête, et, tandis qu'elle le cinglait d'insultes à voix basse, elle l'entendait encore répétant: "Votre ami, toujours... on ne sait pas ce que l'avenir réserve... vous me trouverez toujours... toujours... et, vous savez, j'ai toujours réussi à ce que je voulais !" Oh ! le misérable !... Cette déclaration cynique lui avait laissé l'impression d'un contact de bête impure, de bête gluante frôlée par mégarde... Pourtant, l'avenir, si le mariage manquait, c'était cela ou la misère... "Nous sommes à la veille de la débâcle," pensa-t-elle, évoquant d'autres soucis, des soucis d'argent qui la travaillaient trop souvent, bien qu'elle s'efforçât de les écarter. "On nous laisse encore tranquilles, parce que mon mariage est annoncé officiellement. Si tout manquait, quel assaut !"
Mais bientôt, demi-vêtue devant la haute psyché au cadre gris fileté de bleu, elle se rassurait. Julien, Maxime, l'un et l'autre étaient trop esclaves pour s'affranchir: elle tenait trop bien leur pensée, ils ôteraient plutôt d'eux-mêmes le pigment de leurs prunelles, la couleur de leurs cheveux. "D'autres se sont libérés pourtant et m'ont oubliée..." Elle se rappelait les mariages manqués comme une injure inguérissable... "C'est que je ne m'étais pas donné la peine de me faire aimer," pensa-t-elle.
Betty fixait les dernières agrafes de la robe en cachemire gris à longs plis indéplissables, et Maud, debout à la fenêtre entr'ouverte, regardait les massifs fleurissants qui s'arrondissaient devant le château... Malgré la jeunesse de la saison, l'haleine précoce de l'été flottait, éparse dans l'air, exhalée des profondeurs déjà touffues de parc d'Armide où, parmi la verdure des taillis, se détachaient çà et là, en reflets de marbre, les blanches statues. Quelle âme jeune résiste à l'appel puissant, à l'invocation au bonheur jaillis d'une tiède matinée de printemps ? Maud souriait, tout à fait calme, confiante en soi, confiante en l'avenir.
-- Tiens ! murmura-t-elle... Hector est déjà là.
Il descenda les marches du perron; Jacqueline le suivait, l'ombrelle ouverte. Leurs ombres, sur les marches blanches, paraissaient à peine lavées de bleu dans le poudroiement ténu du soleil. Presque aussitôt, Paul Le Tessier parut à son tour, avec Etiennette dont la nuque était d'or sous l'or du jour. Les deux couples se suivirent quelques pas... Puis, tandis que Jacqueline et Hector s'enfonçaient dans le parc, le sénateur s'assit avec Etiennette sur un des bancs de pierre circulaires qui garnissaient, de place en place, les alentours du bassin.
-- Allez voir, dit Maud à Betty, si les Chantels sont arrivés. Je n'ai plus besoin de vous.
Etiennette et Paul Le Tessier, sur le banc où, sans doute, la danseuse Héro et son financier s'étaient, aux temps jadis, becquetés tendrement, causaient en bons amis affectueux, Paul gardant dans ses mains d'athlète la main de la jeune fille. Il lui contait les démarches faites pour elle, la veille, à Paris.
-- Voilà, chère amie. Tout est réglé pour l'assurance... Il est convenu que c'est moi qui toucherai, à votre majorité, les vingt mille francs que vous prétendez me devoir pour rembourser mes avances: vous me permettrez bien, je l'espère, de les mettre dans la corbeille, puisqu'ils sont à vous... Les grosses difficultés pour la succession sont aplanies: votre soeur n'ayant pas donné signe de vie au décès de votre mère, tout fait supposer qu'elle ne réclamera pas sa part de l'héritage.
Etiennette eut envie de l'interrompre, d'avouer la lettre de Suzanne. Elle n'osa pas et, dès lors, liée par son silence, l'aveu devint impossible.
-- L'appartement reste à votre nom jusqu'à l'expiration du bail, dans dix-huit mois. D'ici là, nous serons mariés, je suppose, et vous déciderez ce qu'il vous plaira. De mon côté, toutes mes affaires sont en ordre: j'ai vu Krauss qui me signera un certificat de maladie me permettant d'avoir un congé de trois mois. Avec les mois de vacances, cela nous fera la moitié d'une année. Nous nous marierons à Londres; nous irons passer ensuite quelque temps à Vézeris, chez le jeune couple Chantel, et nous rentrerons à Paris, ajouta-t-il en souriant, tout parfumés d'aristocratie par le frottement de la haute noblesse poitevine.
Il déguisait sous un ton de plaisanterie un plan longuement, sagement mûri. Il voulait épouser Etiennette sous le patronage des Chantel et des Rouvre, dont les noms éclatants faisaient rentrer dans l'ombre les origines et les alliances de Mlle Duroy.
"Il y a tant de Duroy par le monde... Et puis qu'importe le nom d'une femme le lendemain de son mariage ?"
-- Comme vous êtes bon ! murmura la jeune fille, le caressant de ses yeux câlins.
Bouleversé par ces vagues de puissante tendresse qui battent les coeurs de quarante ans, tendresse inquiète et naïve à la fois, prête à douter de tout et à tout espérer, il lui répondit, d'une voix qui tremblait:
-- Je vous aime tant. M'aimerez-vous un peu, au moins ?
-- Vous savez bien que je vous aime !
"Oui, elle m'aime, pensait-il en buvant la douceur de ces yeux bleu clair, en respirant cette odeur de jeune printemps qu'elle évaporait. Elle m'aime, mais comment m'aime-t-elle ? surtout comment m'aimera-t-elle ? Une sorte de tendresse filiale lui suffit aujourd'hui. Mais quand je serai son mari ? Oh ! m'aimera-t-elle avec tout elle-même, comme un amant ?"
Le voeu tenace, rongeur des coeurs trop jeunes pour leurs années, le tenaillait plus cruellement à mesure qu'il approchait de la possession. Il eût fait bon marché de la tendresse, de la dilection d'âme à âme. Il ne désirait que la palpitation de ce jeune corps dans les caresses, l'amour de la chair pour la chair. N'est-ce pas le voeu de tous les amants ?
Hector revenait, avec Jacqueline, des bords de l'étang. Paul, l'apercevant, envia sa silhouette plus mince et plus alerte, ses cheveux drus et bruns, sa figure juvénile, ses trente ans.
"L'animal, se dit-il avec un peu d'humeur, il a la jeunesse et l'emploie à cette chose bête qu'ils appellent le flirt, au lieu d'aimer !"
Et, si triste de ses quarante-cinq ans qu'il en oublia un instant la profonde affection qui l'unissait à son frère, il dit à Etiennette silencieuse, anxieuse un peu:
-- Rentrons, voulez-vous ?
Hector et Jacqueline, retour du bois, devisaient d'amour sur un tout autre ton.
Jaqueline, quand ils s'assirent à leur tour, sur l'un des bancs de marbre, concluait l'entretien commencé:
-- Si toutes les jeunes filles pensaient comme moi, mon cher, nous ferions notre petit 89, et nous gagnerions nos libertés de vive lutte.
-- Quelles libertés ?
-- Liberté de sortir et de voyager seule, d'abord. Liberté de rentrer chez nous à l'heure qu'il nous plaît, de ne rentrer que le matin, par exemple. Vous n'imaginez pas ce que cela m'amuserait de noctambuler. Liberté de dépenser de l'argent à notre fantaisie, liberté d'avoir des amants... Oui, des amants... Vous avez bien de maîtresses !
-- Elles seront difficiles à marier, vos jeunes filles d'après 89.
-- Pourquoi ? Vous vous mariez bien, vous, quand vous vous êtes affichés pendant dix ans avec cocottes ? Ce serait un usage à établir, voilà tout. On dirait: "Mademoiselle Une-telle a eu une jeunesse orageuse, mais ce sont les jeunes filles comme celle-là qui font les meilleures femmes. Mieux vaut courir avant le mariage qu'après, etc." Tout ce qu'on dit pour vous.
-- Nous verrons peut-être ces moeurs-là, fit Hector. Moi, je ne m'en plaindrai pas.
-- Oh ! vous serez trop vieux pour en profiter, mon cher. Vous serez comme les gens du Tiers qui sont morts vers 1790, juste avant d'avoir eu le plaisir de voir guillotiner des nobles. Moi aussi, d'ailleurs. C'est pour cela que je suis une jeune fille parfaitement sage, qui ne laissera pas toucher le moindre petit acompte avant le mariage.
Hector, souriant, réfléchissait. Il regardait Jacqueline, la trouvait infiniment désirable, et pensait à Lestrange avec le pire sentiment de jalousie mâle: celui qui jalouse la possession, sans désir personnel, pour le plaisir que l'autre en aura.
Il demanda:
-- Alors, c'est décidé, ce mariage avec l'homme blond ?
-- Êtes-vous discret ?
-- Trop pour le divertissement de mes contemporains.
-- Eh bien ! oui, c'est fait, en principe. Je vous le raconte parce que je sais que cela amusera votre dilettantisme. Cela s'est passé avant-hier soir. J'avais fait inviter tout seul l'homme blond, comme vous dites. "Il faut bien que j'aie mon amoureux de temps en temps, moi aussi, avais-je dit à maman, tout le monde a le sien dans la maison." Je m'étais un peu décolletée... et puis j'ai un secret pour que, quand on est près de moi, on ne puis penser qu'à moi, on ne respire que moi. Devinez !... Au dîner, naturellement, Lestrange s'est allumé, allumé, à ce point qu'il ne pouvait plus manger et qu'il n'entendait plus ce qu'on disait. Savez-vous une des raisons qui m'ont donné du penchant pour lui, qui n'est pas beau ? C'est que je l'excite extrêmement: je le chavire, ce garçon. Toutes les femmes, me direz-vous ? Non. Moi, davantage. Après dîner, on a été dans la serre. Prodigieux endroit de flirt, mon cher, votre serre, sous les palmiers du fond. Ma soeur jouait du Berlioz; maman faisait des patiences. Nous étions vraiment là dedans, Luc et moi, comme en cabinet particulier. Nous avons causé. J'ai un peu activé Luc en lui déclarant que j'en avais tout à fait assez de ma chasteté professionnelle, que je ne demandais qu'à changer d'état; je lui racontai que j'avais des insomnies, des réveils très énervés...
-- Est-ce vrai ? demanda Hector.
-- Mais oui, mon cher, c'est vrai. Voilà le plus drôle de l'affaire. Tiens ! il paraît que ça vous agite un peu, vous aussi, sage ami, ce que je vous raconte là ? Lestrange ne se tenait plus. Il me prenait les mains, balbutiant: "Jacqueline ! Jacqueline !" comme un amoureux de quinze ans... Je l'ai achevé en lui avouant que dans ces insomnies, dans ces énervements, c'était à lui, Lestrange, que je pensais.
-- Et c'était encore vrai ?
-- Encore. Ceci pour vous calmer, vous. Alors, mon amoureux, à bout de résistance, a pris brusquement son parti: "Jacqueline, je vous veux ! Vous savez que j'ai horreur du mariage: pourtant je suis prêt à vous épouser. Seulement, je vous préviens: j'ai peur d'être un assez mauvais mari. J'ai besoin de la société des femmes; même marié avec une femme qui me passionne, comme vous, peut-être ce besoin persistera-t-il. J'abhorre la chaîne, l'entrave à la liberté. Serez-vous jalouse ?" Je lui ai ri au nez. "Jalouse, moi ? Écoutez Luc, confiance pour confiance. Je ne suis pas folle du mariage, moi non plus; ce n'est pas moi qui l'ai inventé; mais puisqu'on se déclasse quand on ne se marie pas, je me marie. Vous concevez déjà le respect que je professe pour l'institution. Vous me plaisez, je vous plais: épousons-nous, je crois que nous ferons très bon ménage ensemble, outre les petits moments particulièrement agréables, qui n'ont qu'un temps, je le sais. Nous serons associés pour ces petits moments-là et aussi pour les intérêts sérieux de la vie: vous vous y entendez, avec vos airs de libertin, et moi aussi, tout écervelée que je parais. Hors cela, de part et d'autre, liberté complète. Je ne suis pas assez niaise pour imaginer qu'un viveur comme vous, qui ne peut pas voir une robe sans pâmer, va devenir subitement chaste, ou même fidèle, après le lunch de noces. Vous continuerez à courir, sans cesser pour cela de penser à moi, car vous êtes de la variété qui cumule, vous. Moi, de mon côté, je ne demande pas mieux que d'être une perle de fidélité, une Barberine. Mais que voulez-vous ? Ma petite expérience m'a démontré que les Barberine ne se prodiguent plus dans la vie réelle. A quoi serviraient des promesses de résistance à une tentation que j'ignore ? Ce que je vous promets formellement, c'est de vous garder toujours ce qui vous est dû et de ne jamais vous rendre ridicule. A cela près, je veux être libre. A mon tour de vous adresser votre question de tout à l'heure: Serez-vous jaloux ?"
-- Et qu'a-t-il répondu ?
-- Il a réfléchi un instant, pas longtemps, puis m'a dit: "Vous avez raison. Le mariage tel que vous le comprenez est le seul qui ne nous mènera pas au divorce... Vous êtes une femme exquise et je vous remercie de m'avoir prouvé qu'il fallait vous épouser..." Là-dessus, afin de sceller nos fiançailles, je lui ai tendu mes lèvres et pour la première fois qu'un homme les touchait (pourquoi ricanez-vous ? je vous jure que c'était la première fois), j'espère n'avoir pas semblé trop gauche. Voilà... Moi, je me sauve et je vous laisse. Voici venir les Chantel, je ne veux pas que la jolie Jeanne m'arrache les yeux... car elle est et elle sera jalouse, celle-là, je vous le garantis !
Sans attendre la réponse, elle se leva et, lestement, gagna la maison. Lui la regardait s'éloigner, d'une grâce perverse et provocante que sa démarche accentuait. En même temps, par le chemin qui débouchait du bois de chênes à peine feuillé, une charrette à quatre places de vis-à-vis montait, amenant les Chantel. En avant, on voyait la silhouette immobile de Jeanne; Hector devinait ses yeux noirs, limpides comme l'onyx, fixés sur lui qu'elle aimait, il le savait bien à présent, un peu triste de la facilité de cette conquête, pressentant bien qu'elle le mènerait au mariage, et triste à la pensée de cette mort de sa liberté. Il marcha au-devant de la voiture. Il songeait: "Ces deux enfants, Jacqueline et Jeanne, sont après tout les deux solutions raisonnables du mariage contemporain. Si l'on veut lui garder les caractères chrétiens qui faisaient sa noblesse, l'indissolubilité, la fidélité, la fécondité, il faut chercher la femme exceptionnelle, l'oiseau rare, ou la petite oie blanche, comme Jeanne... Si l'on veut le comprendre à la moderne, une façade correcte avec la licence derrière, mieux vaut, comme les Lestrange, se prévenir d'avance et s'entendre l'un avec l'autre. Les moeurs n'y perdent rien. La franchise y gagne."
Mais, en vue de la voiture, le sourire de Jeanne, si innocent, si joyeux, le ravit.
"Chère petite, se dit-il... Je crois que je l'aime bien tout de même !"
La charrette vira devant le perron du château d'Armide, déchirant le sable. Hector tendit à Jeanne l'appui de sa main, qu'elle toucha à peine, tout de suite rougissante, et sauta à terre. Mme de Chantel, au contraire, courbatue aux jointures, se laissa presque porter de la voiture à l'escalier. Trois mois de Paris, les conversations écervelées de Mme de Rouvre, les stations chez les couturières, chez les modistes, chez les joailliers, les promenades au Bois ne l'avaient pas changée. C'était le même visage aristocratique et vide, la même tournure gauche et souffreteuse sous l'éternel deuil provincial. Plutôt elle avait déteint sur Mme de Rouvre, vouée maintenant au noir par sympathie pour sa noble amie, noir fanfreluché, sans doute, égayé de dentelles et de rubans... Maxime, sur le conseil d'Hector, gardait sa façon un peu sérieuse et militaire de se vêtir, corrigé par la coupe d'un bon tailleur parisien. Mais Paris avait vraiment transformé Jeanne. Elle aussi avait couru la rue de la Paix, de compagnie avec Maud, et ses yeux avivés par le désir de plaire à quelqu'un eurent vite fait de juger ce qui la différenciait d'une Parisienne. Aujourd'hui, sa toilette noire et blanche en taffetas mille raies, la jupe cloche à volants déchiquetés, le corsage drapé, le grand chapeau Gainsborough tout noir la transformaient, faisaient valoir sa taille exceptionnelle à Paris, son allure de Vendéenne souple et solide, de petite aristocrate guerrière.
-- Charmant, ceci, dit Hector en silhouettant du pouce la ligne cambrée, de la nuque au dernier volant.
-- Oh ! vous vous moquez de moi, encore ! fit Jeanne d'un ton chagrin. Ce n'est pas bien.
-- Je vous assure, répliqua le jeune homme, que votre toilette est du meilleur Paris.
-- Vrai ? Oh ! je suis contente. J'avais si peur qu'elle ne vous déplût, ajouta-t-elle ingénument. Tu vois, Maxime, M. Le Tessier trouve ma robe très bien.
Maxime sourit, la pensée absente. Ils entraient dans le jardin d'hiver où la table était dressée: Jacqueline, Etiennette et Mme de Rouvre les y attendaient avec Paul Le Tessier. Maud n'y était pas encore, et c'est elle que cherchaient les yeux de l'ancien officier.
Il profita du moment où s'échangeaient les politesses de bienvenue pour tirer Hector à part:
-- Maud est absente ?
-- Non, je l'ai aperçue tout à l'heure à la fenêtre de sa chambre.
-- J'aurai à lui parler sérieusement avant le déjeuner.
-- Encore jaloux ? Vous êtes incorrigible, gronda doucement Hector.
Que de fois, depuis un mois, il avait reçu les confidences de Maxime, assailli par les délations obscures que Maud pressentait !
-- Au contraire, répliqua Maxime, j'ai gravement offensé Mlle de Rouvre et je veux m'excuser auprès d'elle.
-- Vous êtes décidément un fiancé rempli d'imprévu. Eh bien ! mais, sortons... attendons-là dans le vestibule... Maud sera forcée de passer devant nous lorsqu'elle descendra.
Ils la rencontrèrent sur le seuil même, attardée à fixer au ruban de sa ceinture un pétunia double, bizarre de forme et de couleur comme une orchidée. Hector, point trop rassuré sur l'issue de l'entretien, s'efforça de plaisanter:
-- Voici monsieur, chère miss Maud, qui souhaite vous "prendre une conversation", comme disent les gazettes... Le petit salon est vide et peut servir à l'interview, n'est-ce pas ?
Il le leur ouvrit avec une affectation de politesse et de sérieux, s'effaça pour les laisser passer et s'esquiva.
Maud, inquiète, voulut aussi paraître gaie:
-- C'est vrai, Maxime, vous avez quelque chose à me dire ?
Elle ramassait sa volonté pour ne rien trahir de son angoisse. Tout de suite, elle avait pensé: "Julien !..."
Mais Maxime, gravement, lui prit les mains et posant son front dessus:
-- Je vous demande grâce ! fit-il, la voix basse, comme consumée par l'émotion... Je me suis conduit en mauvais ami. Je ne suis plus digne de vous.
Maud ne comprenait pas:
-- Qu'avez-vous donc fait ? Vous avez encore douté de moi ?
-- Ah ! si vous saviez ce que j'ai souffert, à douter. Mais pensez que, chaque jour, depuis que vous êtes à Chamblais, je reçois des lettres, des lettres tellement précises sur vous... sur vos habitudes... un tel mélange de faits que je sais, que je vois vrais... comme vos toilettes de la journée, comme telle ou telle course que vous avez faite, et que vous me racontez le lendemain et le soir... un tel mélange de cela et de calomnies...
-- Que vous avez cru les calomnies, n'est-ce pas ? répliqua Maud en retirant ses mains.
-- Maud, supplia Maxime, je pourrais ne rien vous avouer... Ne me condamnez pas parce que je me confesse à vous. Voilà ce que j'ai fait, écoutez. Quatre fois déjà, j'avais reçu une lettre écrite à la machine; on me disait: "Ce soir... vers cinq heures et demie, Mlle de R... ira rue de la Baume, deuxième porte à droite dans la rue, en venant de l'avenue, chez..." Non, jamais je n'oserai vous dire l'infamie qui était écrite.
-- "Chez son amant," acheva Maud. Pourquoi ne pas la prononcer, cette infamie, puisque vous l'avez crue ?
-- Je ne l'ai pas crue. Quatre fois j'ai déchiré cette lettre et je ne vous en ai même parlé... Hier... j'ai été fou... je...
-- Vous m'avez fait suivre ?
-- Non. J'ai été rue de la Baume. Un peu avant six heures, un fiacre s'est arrêté devant la porte et il en est descendu une femme de votre taille... du moins il m'a semblé... Je me suis élancé... mais la petite porte était déjà refermée... Ah ! Maud, si j'ai péché contre vous... l'heure -- plus d'une heure -- que j'ai passée sur ce trottoir, le long de ce mur qui borde un grand jardin, m'a bien fait expier...
Maud écoutait, rassurée maintenant, mais surprise et mordue par une jalousie secrète... "Ah ! Julien se console; il reçoit des femmes, à présent..."
-- Continuez, dit-elle. A quelle heure suis-je sortie ?
-- Passé sept heures... Quand j'ai vu la porte de fer se rouvrir, j'ai perdu la tête, j'ai bondi au-devant de cette femme... je l'ai arrêtée par le bras, je l'ai forcée à montrer son visage sous la lanterne de la voiture.
-- Et c'était ? demanda Maud, dont la voix altérée eût donné l'éveil à un observateur plus avisé.
Maxime hésita:
-- Je n'ai pas le droit de la nommer.
-- Je vous l'ordonne. J'ai le droit, moi, de démasquer les misérables qui me calomnient.
-- C'est une prétendue jeune fille que j'ai vue à votre bal... qui se faisait remarquer en courtisant ouvertement Julien de Suberceaux.
-- Juliette Avrezac ? dit Maud.
-- Oui.
Elle ne parla plus. Maxime, qui la regardait anxieusement, prit pour lui la colère de son front, de ses yeux, de sa bouche crispée.
-- Oh ! pardonnez-moi... fit-il à genoux, le front dans sa jupe.
Elle revint à elle:
-- Levez-vous, fit-elle presque durement. Je n'aime pas qu'un homme s'agenouille. Soit. J'oublie. Si cela a pu vous guérir, tant mieux... Car l'avenir m'inquiète, avec un coeur tel que le vôtre.
Il sollicita son front, ce coin de chair embaumé par les cheveux, le seul qu'elle lui eût jamais donné le droit d'effleurer depuis leurs fiançailles. Elle lui tendit son cou, qu'elle laissa un instant sous des lèvres qui la brûlaient, avec un obscur désir de vengeance, l'envie de trahir, à son tour. Jamais Maxime n'avait tant reçu d'elle; jamais baiser de Maxime ne lui crispa les nerfs si douloureusement.
II
Depuis que la mort de Mathilde Duroy et le départ de Maud pour Chamblais avaient mis fin à leurs entrevues, Julien de Suberceaux ne quittait guère le club, refusant les invitations mondaines, évitant le théâtre et tous les endroits où des gens de connaissance pouvaient lui parler de Maud ou de Maxime. Il jouait beaucoup. La partie était forte en ce moment, grâce à deux riches étrangers, deux frères qui, chaque nuit, risquaient un village de Pologne. Commencée à cinq heures, elle ne s'interrompait qu'au "ces messieurs sont servis" du maître d'hôtel et reprenait avant minuit. Suberceaux arrivait le premier et partait le dernier: il jouait sans s'arrêter, avec une effroyable chance, une de ces chances de condamnés qui font peur au joueur heureux lui-même, lorsqu'il rentre le soir, bourré de billets de banque, stupide et perclus. En six jours, il avait gagné près de trois cent mille francs. Cette fièvre unique que donne aux plus solides le mystère sans cesse renaissant des cartes fatidiquement rassemblées pour la ruine ou pour la fortune, seule parvenait à le distraire du désespoir inerte où il sombrait, depuis que Maud, en ces termes impersonnels, inintelligibles à tout autre qu'à lui, dont elle déguisait, comme d'un chiffre, sa correspondance secrète, lui avait signifié la nécessité d'interrompre leurs rendez-vous jusqu'après le mariage.
Ainsi, la nuit passait, et le peu de la journée qui suivait le sommeil noir où il tombait au retour, vers six heures du matin. Mais l'heure mauvaise était neuf heures, quand, le dîner fini, le cigare fumé, les camarades s'en allaient au spectacle, au foyer de l'Opéra, ou simplement -- car ces soirs étaient d'une tiédeur estivale -- se faisaient voiturer jusqu'au Bois dans une victoria du cercle. Lui ne voulait pas de spectacle, pas de café-concert, pas de Bois, rien qui lui rappelât une vie mondaine, aucun endroit où l'on rencontrât des gens qui pourraient lui parler de Maud et de Chantel. Et les lentes minutes coulaient une à une, dans le silence étouffé du club vide où traînait l'odeur du tabac refroidi. Il songeait: "Que fait-elle maintenant ? Est-il auprès d'elle ? Que font-ils ?..." Et sa solitude lui pesait cruellement.
En apercevant, un de ces soirs, Hector Le Tessier qui, vers neuf heures et demie, traversait les salons déserts pour gagner le cabinet de correspondance, il ne put se tenir d'aller à sa rencontre. Hector lui serra la main avec plaisir: une secrète sympathie l'attirait vers le superbe animal humain que Julien représentait à son dilettantisme, et il concédait volontiers à un tel être, comme à Maud, toute licence sur le vil troupeau des contemporains.
-- Vous allez écrire ? demanda Julien.
-- Oui... un bleu. Cinq minutes et je vous appartiens. Voulez-vous m'attendre ?
Tout en écrivant son télégramme, il continuait la conversation, coupée de silences:
-- Que faites-vous dans ce désert, à cette heure, vous, l'homme des fêtes ?
-- J'attends la partie.
-- Vous feriez mieux d'aller au Bois. L'air est délicieux.
-- Le Bois m'ennuie.
--Allez entendre Yvette.
-- Yvette m'ennuie.
Hector, mouillant et fermant le télégramme, se retourna à demi:
-- Eh bien ! mais... les femmes ? fit-il en souriant.
-- Oh ! par exemple, celles-là, je les ai en horreur ! Si j'étais sûr de ne pas en rencontrer, peut-être je sortirais.
-- Bah ! s'écria Hector, quel pessimisme !
Il alla jeter son télégramme dans la boîte du cercle, revint s'asseoir à califourchon sur une fumeuse et, allumant une cigarette:
-- Vaille que vaille, reprit-il, les femmes me paraissent un des divertissements les plus indiscutables à travers cette vallée de larmes.
-- Moi, réplique Julien sourdement, les mains appuyées à plat sur la molesquine du canapé, la tête penchée d'un air d'accablement, moi, elles me dégoûtent à vomir...
Son visage se contracta d'une vraie nausée. Sous ce vaste silence des pièces vides, aux hautes baies entr'ouvertes, silence élargi encore par l'apaisement des bruits de Paris, par l'accalmie de l'après-dînée, il continua, pensant tout haut, mais content d'avoir une oreille près de lui pour écouter sa rancune:
-- Oui... elles me dégoûtent ! Toutes les paroles des livres de théologie sur elles, sur leur basse animalité, sont encore trop adoucies pour exprimer ce que j'en pense. Je voudrais supprimer du passé le temps que je leur ai donné. Il me semble qu'elles ont tout corrompu en moi: l'envie du travail, l'ambition, jusqu'au goût de la vie et au désir de l'avenir.
Hector se gardait bien d'interrompre. Julien poursuivit après une pause:
-- Dire qu'on rêve d'elles, de les posséder, d'être désiré par elles, depuis la fin de son enfance, dès qu'on a appris à les voir, dès qu'on devine l'amour ! Au collège, je ne pensais pas à autre chose. Comme j'étais chez des prêtres et que j'étais encore très religieux, savez-vous ce qui me navrait d'avance ? C'est qu'il ne me serait jamais permis de posséder toutes les femmes... Toutes ! Il me les fallait toutes pour que la vie me parût désirable ! Et j'étais chaste, avec cela.
-- C'est curieux, murmura Hector, ces enfances d'amant... Vous étiez un prédestiné, un amant-né. Moi, au collège, j'avais déjà une maîtresse, les jeudis soirs, une bonne fille de Paris, avec laquelle je partageais mes petits revenus. Et cela ne me troublait guère. Aussi, dans la vie, je n'ai pas été un amant. Il est vrai que je ne suis pas irrésistible.
-- Bah ! ne vous moquez pas de moi ! Vous avez eu autant de femmes que moi... peut-être davantage... car, vrai, je ne pose pas avec vous, vous savez ? certaines femmes ont peur de moi. Je me ridiculiserais à raconter cela à tout le monde; mais plus d'une m'a répondu: "Non... décidément, vous êtes trop beau..." Être beau, c'est un médiocre moyen d'action sur elles... c'est leur propre escrime. Elles y sont toujours plus fortes que nous... Du reste, qu'est-ce que cela fait ?... On a toujours trop de femmes... Elles sont tellement pareilles, tellement des petites bêtes de luxure, toutes... la plus honnête, je me charge de la transformer en une nuit. Leur chasteté, leur honnêteté, ce n'est jamais que du respect humain, de la vanité ou de l'habitude... Leur âme est un chiffon qu'on reteint à la couleur de la sienne. Il n'y a que leur corps qui diffère... Et, franchement, un programme de vie qui consiste à promener ses caresses sur le plus grand nombre de corps possible... ça finit par apparaître tout à fait écoeurant et niais.
Un valet de pied entra, rangea des papiers, glana des journaux épars sur les tables vertes. Tant qu'il vit l'habit brodé, les gros mollets blancs rôder dans la salle, Julien se tut. Mais son coeur n'était pas encore tout à fait vidé, car, dès qu'il se retrouva seul avec Hector, il reprit:
-- Moi, cette fois, c'est fini... Je crois que je suis guéri... Aucune ne me fera plus envie, à présent: j'ai retrouvé la chasteté au fond de la débauche... Tenez... aujourd'hui, il en est venu une chez moi, une débutante... ce qu'il y a de mieux comme aventure dans la société contemporaine, n'est-ce pas ? une jeune personne qui passe pour jolie, qui se dit neuve. Elle est venue chez moi, elle y est restée une heure, sa gouvernante dans le fiacre, en bas, devant ma porte... Si je sais pourquoi je la recevais, par exemple !... par désoeuvrement, pour tâcher d'oublier mes embêtements. Elle est restée là plus d'une heure, complaisante comme les filles ne le sont qu'avec les banquiers... et tout le temps, moi, je pensais: "Si tu savais comme tu m'écoeures... et comme tu m'ennuies !" Allons ! conclut-il en se levant et en se rapprochant d'Hector, ne parlons plus de tout cela. Ça m'énerve et ça vous assomme. Allez-vous quelque part, ce soir ? Si vous voulez, je sortirai avec vous, je vous conduirai... et j'attraperai plus facilement l'heure de la partie.
Hector se leva:
-- Je vais passer une heure à l'Opéra, où j'ai une petite amie en ce moment. Sortons. Excusez-moi si vous me voyez un peu abasourdi par tout ce que je viens d'entendre. Il n'en faudrait pas tant. Et même je me demande si vous ne m'avez pas fait poser.
-- Oh ! mon cher, je vous jure...
-- Voyons pourtant, beau Julien, reprit Hector, curieux de le pousser à bout... je vous ai observé, je vous connais. Vous ne me ferez pas croire que toutes les femmes, toutes, vous soient indifférentes...
Suberceaux se redressa:
-- De qui voulez-vous parler ? dit-il, la voix, le regard subitement glacés.
Hector soutint le choc du regard sans rien dire, et, tout de suite, la franchise de son attitude eut raison de la mauvaise humeur de Julien.
-- Après tout, fit celui-ci, vous avez raison. Comme tout le monde et, je pense, comme vous, je mets Mlle de Rouvre à part des autres femmes. Mais, ajouta-t-il, avec un effort d'ironie, elle n'appartient plus à notre admiration aujourd'hui. Est-ce que la date du mariage est fixée ?
Il tâchait de se dompter, mais sa voix brisée avouait.
-- C'est pour le 18... dans neuf jours, par conséquent.
-- Ah ! fit Suberceau.
Il ne disait plus rien, figé sur place, les yeux à la pointe de ses escarpins. Et tout d'un coup il tendit la main à Hector:
-- Je vous quitte, cher ami... j'oubliais que j'ai une course à faire, une course pressée, ce soir. Adieu.
Il ne se donna pas la peine de chercher une autre excuse; il sortit aussitôt. Hector entendit les portes massives du vestibule s'ouvrir et se refermer. Puis, par la fenêtre, il aperçut Julien s'éloignant à pied, d'un pas rapide d'abord, vite ralenti au poids des lourdes réflexions.
-- Voilà un homme, pensa-t-il, qui est à bout, et qui médite la péripétie du drame. Que faire, moi ?
Le rôle de Providence répugnait à son scepticisme indulgent. "Être Providence, c'est prendre parti pour le bonheur des uns contre le bonheur des autres.. Qui en a le droit ?..."
Il lui sembla tout de même, à la réflexion, que le mariage de Maud avec Chantel était encore la meilleure solution, celle du "malheur minimum".
"Et puis j'ai promis à Maud mon alliance." Il se décida, écrivit et jeta à la boîte un petit billet que Maud devait recevoir le lendemain matin à Chamblain: "Veillez, chère amie... je viens de rencontrer au cercle, bien surexcité, un de nos amis, le plus beau de nos amis." Puis il sortit et acheva sa soirée à l'Opéra, content d'une journée où il avait goûté cette sensation assez rare: entrevoir le fond d'un coeur humain en était de passion.
Julien cependant, de ce pas accablé, vaincu, qu'Hector avait guetté de la fenêtre, tournait l'angle de la rue Saint-Honoré, la remontait vers Saint-Philippe du Roule, gagnant inconsciemment sa maison. Mais, devant sa porte, il revint à lui... Rentrer là, retrouver éparse dans l'air, attachée aux tentures, reflétée dans l'au-delà mystérieux des glaces, cette poussière, cette fumée du Soi aboli que laissent traîner les jours échus, oh ! non, plutôt s'échapper même du présent, s'oublier, oublier ! Il rebroussa chemin à la hâte, comme s'il eût peur de voir, par la petite porte grise subitement ouverte, sortir des fantômes pareils à lui-même.
Droite et vide, une rue, qui ouvrait de l'autre côté du boulevard sa longue perspective éclairée par les deux chapelets d'étoiles jaunes, l'attira, propice à une marche distraite. Il s'y engagea, il sa suivit, étonné du bruit de ses pas sur l'asphalte sec, étonné de son ombre girante à chaque bec de gaz, étonné de se sentir vivre. Car le problème de la vie, de la personnalité permanente, oublié dans le train-train des jours sans événements, requiert impérieusement l'être humain aux heures de crise grave. Celui qui marchait sans but en ce moment, machine désorientée et folle, rien que pour faire jouer ses rouages, voyait un autre être vivre, penser, pâtir, et cet être était lui-même: et, à constater que c'était bien lui, en effet, il avait, de minute en minute, l'émoi d'une chute pesante, inattendue.
"Dans neuf jours ! Mariée dans neuf jours..." Il prononçait ces mots à mi-voix et, chaque fois, il lui semblait qu'il disait quelque chose de contradictoire avec sa propre vie, avec l'existence ambiante des choses réelles, comme s'il eût dit: "Je suis mort," ou bien: "C'est du rêve, ce sont des images vaines, ces maisons, cette rue, ce bruit de mon pas..." Chaque fois, après le choc de la pensée: "Maud se marie... c'est fini... c'est fait..." il rappelait la vie d'une aspiration spasmodique, en asphyxié qui cherche l'air désespérément, dans l'atmosphère sans air. Vite comme le rêve, où les années s'entassent dans quelques secondes, passaient, repassaient devant sa mémoire les faits, les dates, les paroles, le tissu du passé qui devait, lui semblait-il, emmailler le présent, le contraindre à n'être pas la séparation, la fin. La force d'espoir et de conquête qu'il avait sentie palpiter, quand, six ans auparavant, il arrivait à Paris, glorieux, ambitieux, avide, cette force vivait encore, voulait vivre, se révoltait contre la défaite: "Ce n'est pas possible. Ce ne sera pas. Je ne veux pas..."
Sa pensée désorientée ressaisit des bribes de raisonnements, tout le puéril scepticisme opposé naguère aux scrupules traditionnels de sa conscience et de son éducation. "La possession d'une femme doit être aussi indifférente à l'être moral qu'un verre bu d'une liqueur agréable... La morale, le sentiment surajoutés à cet acte sont des rêvasseries de moine et de poète. L'homme fort, sain de raison, usera des femmes comme d'un autre bien terrestre, pour son plaisir, pour son intérêt."
Oui, les raisonnements vivaient toujours dans le cerveau désemparé. Mais pourquoi, à cette heure de souffrance, victime à son tour par une femme, pourquoi une impulsion robuste, irrésistible comme une force de la nature, l'inclinait-elle aux convictions contradictoires, à celles du passé, de l'enfance chaste et religieuse ?
"Il y a une loi morale imposée à l'amour humain. Cette étreinte fugitive comme le contact du verre plein sur les lèvres, elle atteint par contre-coup les facultés de souffrance de tout l'être humain... Et tu vois bien que tu souffres, aujourd'hui, d'autre chose que du plaisir aboli..."
Il souffrait d'autre chose. Ce qui le tenaillait, ce n'était pas la jalousie théorique, celle que les psychographes ont inscrite et démontrée dans leurs théorèmes, l'échauffement de colère provoqué par l'image d'une autre goûtant la volupté volée. Plus que jamais, au contraire, ce dégoût de la chair si violemment ressenti, aux heures de crise sentimentale, par les vrais voluptueux, proscrivait toute évocation de lubricité. Sa jalousie, sa rancune, c'était de penser que Maud s'affranchissait de le désirer, lui, l'Amant, qu'il n'était plus nécessaire, tandis que lui-même ne pouvait s'affranchir. Il l'avait éprouvé aujourd'hui, quand il serrait dans ses bras une autre femme, convoquée par dépit. Son corps même, ses nerfs refusaient l'émotion. L'Absente, l'infidèle gardait malgré tout son domaine; le désir éperdu de la dernière minute le forçait encore, de loin, à la fidélité.
"Mais elle aussi souffre, sans doute !"
C'était l'espoir de sa jalousie, qu'elle montât son calvaire, elle aussi.
"Elle n'a pas cessé de m'aimer comme cela, brusquement, par une raison d'intérêt. Elle souffre... à moins que ?"
Le doute surgit, et avec lui la jalousie vulgaire, l'horreur des baisers pris par d'autre lèvres d'homme, l'affolement de haine qui rend meurtrier. Et, avec cette jalousie, le désir de chair le ressaisit.
La netteté d'un souvenir -- Maud, les bras nus, rajustant ses cheveux, dans l'ancienne chambre de Suzanne du Roy -- subitement le dégrisa et le rejeta à la réalité. "Où suis-je ?" Autour de lui, c'était la trouée claire du pont de l'Europe. Une corde secrète de la mémoire, frappée par le souvenir des caresses, avait vibré... "Quoi ! cet endroit même ?..." Ainsi l'instinct le ramenait, comme une bête blessée, à toutes ses remises familières.
Il dut obéir, en pleine conscience, maintenant; il s'engagea dans la rue de Saint-Pétersbourg, puis dans la rue de Berne. De pauvres filles de joie, déjà, y faisaient le guet de l'amour aux alentours des petits débits de vins à lanterne rouge... La soirée était douce, poudreuse, large et gaie.
Devant la maison de Mathilde, il hésita. La porte était fermée, comme chaque soir. "Que dire à la concierge ? On ne me laissera pas monter dans l'appartement de cette morte..."
Mais aussitôt il pensa qu'on lui obéissait toujours quand il mettait un certain air de volonté dans sa voix.
Il gagna la loge. La femme y était seule, essuyant des vaisselles. Elle fut un instant interdite quand Julien, d'un ton d'autorité qui prévient la réplique, demanda la clef de l'appartement. Le peuple de Paris a le respect de la mort, il n'en a guère d'autre.
-- J'ai laissé là-haut un nécessaire que je veux reprendre, dit Suberceaux, consentant à rassurer cette âme simple.
La concierge donna la clef. Julien monta les trois étages aussi prestement qu'aux jours de rendez-vous. Enfin, il désirait quelque chose ! Dans le désarroi de son coeur, il fut heureux de retrouver l'envie irraisonnée de revoir cette chambre complice, même vide, dans l'appartement vide et mort.
Julien, le coeur opprimé d'émotion, entra, alluma les candélabres de la cheminée, refit ce cher ménage d'amour si souvent, si allègrement faut au temps des entrevues d'hiver. L'étreinte des fantômes qu'il avait fuie tout à l'heure, à la porte de son logis, il la cherchait ici; il la voulait pour son atroce volupté. Mais l'hallucination se dérobait. Vainement, assis dans le fauteuil voisin de la fenêtre, il fermait les yeux, écoutant le bruit des rares voitures. Malgré l'identité du décor, hier refusait de se confondre avec aujourd'hui. Il n'eut même pas la seconde d'illusion qu'il implorait. Il souffrit seulement davantage, d'une sorte de désespoir sans attendrissement, sans pleurs.
Bientôt il se leva, gémissant, cherchant d'instinct l'arme, l'objet, la chose qui peut donner la mort.
"J'ai mal !..."
L'horreur de vivre le pénétra. Il se jeta sur le lit, arracha les couvertures, mordit les draps dont la neuve blancheur ne rappelait même plus l'Absente. Une fureur de détruire, d'anéantir le passé l'agitait; il saccagea le lit comme un enfant bat un meuble qu'il a heurté. Et soudain, de dessous le traversin, un chiffon de batiste roula, une chemise de Maud, une chemise de jeune fille longue, chaste, point transparente, quoique si fine, comme il convient à un vêtement qui n'est pas fait pour l'amour. Son odeur d'ambre et de fougère, vivifiée par l'émanation de la chair, y restait enrésillée. Longtemps étouffée, elle monta brusquement aux narines: choc léger, qui fit jaillir l'émotion humaine, les larmes de l'amour vrai, pareil a celui des autres hommes, auquel il avait menti, contre lequel il avait péché...
"Maud, Maud chérie !..."
Ce cri sortait de ses sanglots, tandis qu'abattu, effaré de sa solitude, la face dans cette chose inerte et vivante, tout ce qui lui restait de Maud ! il gémissait.
Or, si désespéré, les croyances de l'enfance, en une minute, refleurirent en lui: elles vivaient donc, sous la poussière malsaine qui les avait si longtemps recouvertes ? Il pria; il mêla aux divins noms jadis implorés le nom de celle dont il avait profané le corps adorable. Et il fut ainsi, sincèrement, l'être religieux qui foule aux pieds toute raison, demande en un cri de foi les grâces qui contredisent la foi et la morale. Comme jadis, quand, petit garçon, désirant une sortie ou un cadeau, il faisait des promesses à la Vierge, aux saints Patrons, -- il engagea l'avenir: "Je me marierai... Je travaillerai... Je vivrai sainement avec elle. Mais rendez-la-moi !"
Tragiques, les vagissements désespérés de cet homme, parfaitement beau, parfaitement jeune; ces prières proférées, les lèvres dans le linge fait pour vêtir la pudeur d'une vierge, et qui avait servi d'accessoire à des caresses passionnées !
Quand il redescendit, onze heures avaient sonné. La concierge le guettait sur le seuil de sa loge; il coupa court aux questions en lui glissant un louis dans la main en même temps que la clef... Dehors, il marcha d'un pas plus solide, comme si, parmi les décombres, surgissait malgré tout l'espoir d'une restitution. C'est que des larmes saines avaient coulé sur son chagrin; c'est qu'il avait touché le fond de sa conscience et y avait retrouvé, avec ce qui y restait de moralité et de foi, l'indéfectible espérance qui dort au creux des âmes désespérées.
"Cela ne se fera pas. Elle n'épousera pas Chantel." Un sentiment puissant lui disait cela, hors de toute preuve. Comment l'événement se produirait-il, par lui ou sans lui ? Il l'ignorait. Il concevait seulement son droit d'intervention dans le dénouement, sans savoir non plus comment il en userait, ni même s'il en userait.
Il souffrait toujours, mais d'une douleur sourdement engourdie: qui ne se raisonnait pas, qui se réfléchissait à peine sur la conscience, -- une douleur qui ne pensait pas. A partir de ce moment, il reprit sa vie ordinaire. Il rentra chez lui, s'habilla avec le soin minutieux habituel. Qui l'eût vu sortir, passé minuit, en frac sous le léger pardessus printanier, une fleur au revers gauche, un cigare aux dents, descendre la rue Saint-Honoré à pied, d'un pas de flânerie, gagner le cercle et s'asseoir à la table de jeu, à côté d'un panier de jetons, -- certes n'eût pas imaginé que cet homme, depuis plus de quinze jours, vivait dans un état de fièvre continue, et, depuis six, presque en démence, -- que deux heures plus tôt, il avait agonisé en serrant contre ses lèvres le chiffon de batiste qui, soigneusement plié, à peine plus volumineux qu'un mouchoir, bombait légèrement la poche de son frac.
Au club, la partie était commencée. Il ponta quelques instants, puis, dès qu'une suite de banque fut libre, il la prit. Il la tint toute la nuit et perdit constamment, lentement, chaque banque soldée par quelques milliers de louis. On leva la partie vers cinq heures, dans l'effervescence de joie naïve, insolente, où les banques mauvaises mettent les pontes heureux. De fait, tout le monde gagnait autour de Suberceaux, qui perdait trois cent mille francs, son gain de la semaine.
Joueur toujours impassible: mais, ce jour-là, il força l'admiration des plus hostiles. Il avait laissé couler cette fortune entre ses doigts avec une insouciante absolue; et, quand il sortit du club, quand il regagna son logis, il respirait l'air cordial de cette matinée de printemps, les poumons joyeux et larges.
Faut-il le dire ? il éprouvait, de la continuité de sa malechance, une sorte de satisfaction. Âme de féticheur, il s'était fait en lui-même, à son insu, cette "réussite" étrange: "Si je perds, cette nuit, c'est que le mariage n'aura pas lieu..." Il avait perdu autant qu'il pouvait perdre; il rentrait chez lui n'ayant plus à lui, peut-être, que ses vêtements; aussi rapportait-il cette foi instinctive: le mariage ne se ferait pas. Il ne s'attarda pas à chercher comment; il était tranquille; il sentait dans le chaos de sa tête germer des projets qui suivraient leurs cours le lendemain, encore aussi indistincts que la fleur dans ces oignons qu'une nuit fait pousser, germer, fleurir. Il se coucha paisiblement et s'endormit calme, la chemise de Maud épandant son parfum sous ses narines.
C'était bien une âme de joueur à travers la vie, à la fois outrancière et puérile, superstitieuse et téméraire, l'âme des joueurs, l'âme des femmes, l'âme aussi des conquérants, quand il plaît au hasard.
III
Le quartier Saint-Sulpice, au milieu des bouleversements de voirie qui ont rendu méconnaissable presque toute la rive gauche de la Seine, a gardé sa curieuse physionomie sacerdotale. A l'ombre des tours justement comparées par Victor Hugo à des clarinettes monstrueuses, à l'ombre du grand séminaire, où ne furent point changées les dalles du parloir depuis le temps où elles se mouillèrent des pleurs de Manon, toutes les industries laïques qui vivent du prêtre et du fidèle s'y groupent dans la pénombre d'installations discrètes, boutiques silencieuses ouvrant sur des voies étroites, presque obscures, marchands de statues, marchands de cierges, marchands de chasubles, librairies qui vendent des missels, des bréviaires, des horae diurnae. Les rues elles-mêmes portent des noms fanés, vieillots, ecclésiastiques: rue Saint-Placide, rue Princesse, rue Cassette, rue du Vieux-Colombier. C'est aussi le quartier d'hôtels spéciaux, fréquentés par des prêtres en voyage, par des religieuses en obédience, par quelques pieuses familles de province aussi, lesquelles y sont adressées par l'évêque de leur endroit. Dans ces hôtels, les chambres ont un air d'infirmerie, avec les plafonds à solives échampis de blanc, les lits à flèche d'où tombent les rideaux de calicot, les sujets de piété ornant la cheminée et les murailles. La propreté y est étriquée et méticuleuse: on est tout surpris que la femme de chambre ne porte pas la cornette, la guimpe et le crucifix battant les genoux au bout d'un long chapelet. Pour salle à manger, un vrai réfectoire, avec la vaisselle lourde, les grosses carafes, le linge parfaitement net, étoilé de reprises savantes. Les jours de maigre, on doit prévenir le matin pour avoir un bifteck à son déjeuner, et le domestique, en le servant, vous jette un regard de méfiance. Le bureau de l'hôtel est meublé en acajou, décoré de vases remplis de ces brindilles panachées que l'on appelle des "balais" dans le Midi. Sur la table, on trouve la Croix, avec son Christ saignant parmi des rayons, l'Univers, la Revue du Monde catholique... Et ces hôtels, outre le charme singulier de leur décor usé, ancien, sacerdotal, avec leur coucher et leur cuisine honnêtes, seraient assurément des meilleurs de Paris, s'il n'y régnait cette atmosphère de tristesse et d'acrimonie dégagée par les gens qui touchent au clergé et ne sont pas des prêtres.
Tel cet hôtel des Missionnaires où demeurent, à Paris, Mme de Chantel, sa fille et son fils. Ils occupaient, au second, un appartement partie en façade sur la rue Notre-Dame des Champs, partie sur des jardins de couvent découpés en bosquets, en massifs, en piécettes d'eau, avec des statues pieuses semées çà et là, dans la verdure. Mme de Chantel et Jeanne avaient les deux plus jolies chambres, qui communiquaient. Celle de Maxime, plus petite, regardait les jardins de couvent et le décor, en arrière-plan, du grand séminaire. Vraie chambre d'un Tiberge arrivant à Paris et attendant la rentrée au séminaire. Sous l'angle des rideaux blancs, le lit étroit ne devait abriter que des sommeils paisibles, des sommeils de science et de piété, purs de toute mauvaise image. Le mobilier, en noyer verni, c'était ce lit, la petite table de nuit posée auprès, une commode dont le marbre se parait de carreaux tricotés, quelques chaises, l'une assez basse pour servir de prie-Dieu, une table et une petite bibliothèque en planche et en bâtons articulés. Il n'y avait de glace qu'au-dessus de la cheminée, ornée de deux gros coquillages. Une gravure décorait la muraille, d'après la Descente de croix de Rembrandt, extraite du Magasin pittoresque.
La petite chambre sacerdotale certes n'avait pas encore accueilli un pèlerin à ce point travaillé de passions contradictoires. Elle voyait, suivant les jours, Maxime exalté de joie, oubliant les heures à regarder un portrait de Maud, à repenser à telles minutes exceptionnelles passées près d'elle, -- ou ramassé sur lui-même dans une horrible et douloureuse rêverie, tenaillé d'envies de départ, de fuite là-bas, vers la solitude de Vézeris. Car le pays natal, à chaque accès de souffrance, s'évoquait ainsi qu'un désirable, inviolable asile.
La vraie passion peut se reconnaître à l'incomparable isolement qu'elle fait autour de l'âme. Le viveur, touché par cette force mystérieuse, peut continuer sa vie dissipée: il n'en est pas moins seul parmi les hommes et, pour un temps, il traverse le monde comme s'il n'en était pas. Qu'on imagine cette prodigieuse force d'isolement s'exerçant sur une âme de taciturne, seul par goût et par état depuis l'enfance. -- Maxime, sauf les deux ans de Saint-Cyr et les trente mois de régiment, avait vécu à Vézeris, entre sa famille, des paysans et un vieux précepteur ecclésiastique. Pendant cette sortie à travers le monde que furent les années militaires, il avait subi la crise de virilité qu'un médecin eût prédite à sa jeunesse chaste et entravée; mais avant même de revenir à Vézeris, une remontée de dégoût contre soi, contre la femme instrument à sensations, payée pour cela, l'avait guéri, soumis à l'abstinence. La gourme était jetée. Maxime n'en demeurait pas moins un sentimental doué d'un tempérament brutal, impérieux. L'obsession de la femme aimée devint tout de suite pour lui aiguë, monomaniaque. Il souffrait de son absence et de sa présence, irrité qu'elle ne fût pas là à toute heure, irrité de sa propre gaucherie qui, près d'elle, le paralysait, lui ôtait le courage de mendier une caresse, dans la peur de déplaire. Et, par contrecoup, il souffrait de l'effondrement de sa volonté, du désordre présent de son énergie. Ce n'était pas ainsi, il en était sûr, -- un sens droit, une ferme conscience le lui proclamaient, -- qu'on devait aller au mariage, d'avance immolé à l'Épouse. Tant de fois, dans sa solitude, il avait jadis imaginé son avenir conjugal: l'union d'une volonté et d'une intelligence dominatrice, avec une sensibilité douce et résignée, comme sa soeur Jeanne, façonnée par lui ! Et voilà qu'il se fiançait, d'avance vaincu, sentant bien que l'aimée était de race plus fine, plus dominatrice, un peu dans l'état de coeur où durent être les chefs barbares, maîtres de Rome, que des Romaines daignèrent aimer: esclaves ombrageux, méprisant et adorant leur servitude. Maxime, irrité de la protestation secrète de sa dignité, lui avait résolument imposé silence. "Je veux être ainsi... Je veux obéir..." Comme ces catholiques qui jouissent à immoler leurs goûts, à mortifier leur esprit, il offrait ce renoncement à la pensée consumatrice de celle qu'il chérissait.
Mais ce qu'il ne pouvait faire taire, ni cesser d'entendre, c'était la voix sagace qui avait parlé, le jour où il s'était enfui de Saint-Amand; la voix qui lui avait parlé de nouveau, le soir où il entrait à l'Opéra avec Hector Le Tessier, le soir encore du dîner de Chamblais, et qui depuis, sans cesse, lui répétait: "Cette femme n'est point celle qu'il te faut. C'est folie à toi de chercher ta compagne dans le monde factice dont tu n'es point... Le jour où tu l'as aimée, tu as chéri l'erreur, invoqué la catastrophe..." Cette voix obstinée troublait les meilleures minutes de contentement, timbrait d'une fêlure les sonores carillons de joie qui retentissaient en son coeur, à certains retours de Chamblais, après l'ensorcellement d'une après-midi entière passée aux côtés de Maud... Et même près d'elle, il en était harcelé, quand parfois, inquiète de son air, elle lui demandait: "A quoi pensez-vous ?" N'importe ! Il acceptait cette destinée hors de ses goûts, hors de ses projets. Il se laissait traîner chez les couturières, chez les modistes, chez les tapissiers de Paris, l'âme engourdie d'une tristesse lourde, infinie, comme un soldat brave à qui l'on ferait casser des pierres sur une route, un jour de bataille, mais paré à tout, acceptant tout pour demeurer plus longtemps dans le parfum de Maud, la regarder et lui parler. Même après les mauvaises journées, où l'anxiété l'avait rendu le plus taciturne, quand il la quittait, quand il pensait: "Jusqu'à demain je ne la verrai plus !" il se sentait si effroyablement délaissé, si dégoûté des minutes de sa vie où elle ne participait pas, qu'il faisait amende honorable, qu'il se frappait le coeur comme un pénitent, s'accusait de mal aimer, adorant les caprices de l'amie et n'ayant plus de force que pour vouloir une chose: qu'elle fût là toujours, près de lui, pour l'aimer, pour le torturer, mais là... Dans ce désarroi de son coeur, dans cette fièvre de ses sens, les lettres dénonciatrices qui accusaient Maud étaient tombées sur lui, coup sur coup, le mariage une fois résolu, comme autant d'avertissements providentiels. Il avait juré à Maud qu'il avait foi en elle, il ne voulait pas douter; mais comment lire sans torture des lettres tellement précises, qui semblaient si informées, décrivaient minutieusement ses toilettes, notaient ses heures de sortie, ses démarches de la journée ? Il souffrit, il combattit avec lui-même, il chercha un appui contre le doute dans le souvenir des paroles d'Hector: "Il n'y a pas de jeune fille mondaine, à Paris, à qui l'on n'ait prêté des camarades à de vilains jeux... Et Mlle Maud de Rouvre est belle avec trop d'éclat pour n'avoir pas suscité la calomnie. Lestez-vous de patience, cuirassez votre coeur..."
Malgré tout, malgré ses raisonnements, malgré l'argument rassurant que lui fournissait l'irréprochable tenue de Maud, malgré le mépris que tout honnête homme garde à la dénonciation anonyme, malgré sa volonté et son amour, enfin sans avoir jamais osé se dire à lui-même: "Je doute !" il doutait continuellement, cruellement.
Tout ce qu'on dira, tout ce qu'on écrira sur l'inanité et l'ignominie des lettres anonymes n'empêchera pas l'homme le plus sensé d'être bouleversé par une telle lettre lui dénonçant la fraude d'une femme chérie, eût-il pour cette femme le respect le mieux confirmé. Car la lettre anonyme, c'est, au moins, le rappel de l'esprit de l'amant à ce problème effroyable: "Qu'y a-t-il derrière le front de ma maîtresse ? Que sais-je de sa pensée ?" Ah ! si intime et si abandonnée qu'elle vous soit apparue, l'homme raisonnable sait bien qu'il ne sait jamais tout ! Le doute et la défiance ce sont la raison même, car une âme est un mystère pou une autre âme: c'est la confiance qui est l'abdication, le volontaire aveuglement. Voilà ce que rappelle à l'amant le plus croyant l'infâme papier sans signature qui lui dit: "Cette femme vous ment..." Or Maxime n'était venu à la confiance que par un acte de volonté comparable à l'effort d'un prêtre pour retenir la foi qui s'échappe, et avec la foi, le repos du coeur ! Tout l'édifice fut par terre, du coup: ils sont si fragiles, ceux que construit laborieusement notre vouloir raisonné ! Les seuls solides se sont bâtis tout seuls, dans l'irréflexion.
Maxime connut l'horrible travail intérieur que la pensée industrieuse accomplit dans le silence, dans l'insomnie, malgré vous, le travail qui va chercher les souvenirs épi par épi, les réunit, les dresse en une gerbe monstrueuse qu'on ne peut plus ne pas apercevoir. Sa mémoire travaillait avec persévérance, l'infatigable glaneuse ! Saint-Amand... la première entrevue... "La mère a bien mauvais genre... la petite soeur aussi... Elle est belle et se tient bien, mais elle n'a pas l'air d'une jeune fille..." Et déjà, il s'en souvenait maintenant, dès ce premier jour d'automne, il avait besoin de se rassurer, de croire en Maud; il était tout heureux d'entendre Mme de Chantel lui dire: "Oh ! ce sont des gens charmants et très bien..." Jeanne ne disait rien: il comprenait cependant qu'elle n'aimait pas la société des demoiselles de Rouvre; mais Jeanne était si timide !... De longs mois se passent, des mois de solitude où s'achève, dans l'absence, la conquête de tout son être, mais le doute n'est jamais exclu de sa pensée fidèle. Puis c'est le retour à Paris, l'entrée dans le salon de l'avenue Kléber, Maud si reine, qui semble ne pas voir les allures déshonnêtes, ne pas entendre les entretiens abominables... "Quoi ! pure dans ce milieu impur ? Est-ce possible..." Et le doute se fait plus fort, étreignant plus étroitement l'amour qui grandit. Il le suit pas à pas, il croît avec lui... Voici le vestibule de l'Opéra: Suberceaux, la face décomposée, force d'un regard Maud à quitter le bras de Maxime, et ils échangent des paroles secrètes. Maud les explique bien à Maxime et l'explication le satisfait alors, parce qu'il est près d'elle, dans son air, dans son rayonnement; mais combien elle lui paraît puérile aujourd'hui ! La menterie en est manifeste; il sait bien, connaissant à présent ce monde, que Julien de Suberceaux n'est pas épris de Marthe de Reversier... Encore une étape, c'est le dîner de Chamblais, l'inoubliable et romanesque promenade sur cet étang magique, parmi cette clarté de rêve, lune et brume, l'hiver et le printemps fondus dans une tiédeur délicate, et le premier baiser qu'il tente, et auquel elle se dérobe. Pourquoi ? Par innocence, par pudique révolte ? Il l'a pensé alors. Mais l'industrieuse raison se fait ironique: "Allons donc ! parmi ces petites jouisseuses et ces débauchés professionnels, une jeune fille, même sage, ne s'effare pas d'un baiser sur le front !" Alors quoi ? C'était le coup de glaive dans son coeur: "Elle aime l'autre... Elle a horreur d'un contact qui n'est pas le sien. Pourrais-je, moi, effleurer seulement une autre femme ?..." Si inexpérimenté qu'il fût à l'amour d'une jeune fille, il aimait trop, avec une sensibilité trop éveillée, pour ne pas souffrir de cet invincible effroi rétractile que ses tentatives de caresses provoquaient chez Maud. Mais, conduit à cette constatation par la logique de ses réflexions, il se réveillait, il se révoltait, il ne voulait plus croire: c'était trop douloureux aussi, trop effroyable à imaginer que celle qu'il adorait eût horreur de lui: c'était plus affreux encore que la pensée d'être trahi. Il se forçait de nouveau à se rassurer: "Comme elle est douce avec moi, comme elle cherche évidemment à ne pas me déplaire !... Durant toute mon absence, n'a-t-elle pas renoncé au monde ?... Ne vit-elle pas maintenant à part des gens qui l'entouraient ? Ne m'a-t-elle pas dit ce qu'elle en pensait avec tant de sincérité ?..." Il revivait les jours adorables, ceux où les soucis d'installation et de trousseau faisaient trêve. Alors, il déjeunait à Chamblais, y passait l'après-midi, y dînait, revenant à Paris par un train du soir. Quand le temps était beau et sec (et par ce printemps béni, il l'était presque tous les jours), il allait à pied de la gare au château d'Armide, par un raccourci à travers bois qui réduisait le trajet à moins de deux kilomètres: et, sachant l'heure de son arrivée, Maud avait imaginé d'avancer à sa rencontre jusqu'à la porte lattée qui, du parc, ouvrait sur le bois... Oh ! cette silhouette claire, de loin aperçue dans l'aurore verte des bois ! ce visage adoré, toujours nouveau ! l'effleurement de cette longue main fine !... le retour au château d'Armide, près d'elle... C'était le meilleur moment de la journée, avec quelques instants de l'après-midi où parfois ils étaient seuls dans la serre. Dès que d'autres se trouvaient avec eux, fût-ce Mme de Rouvre, Etiennette ou Jacqueline, Maxime devenait maussade, irrité de ne pouvoir plus lui dire librement qu'il l'adorait. Elle, son aisance de reine jamais ne l'abandonnait, mais le tête-à-tête avec Maxime ne semblait point lui déplaire et plusieurs fois elle lui avait marqué, pour son esprit et son caractère, une estime certainement non jouée. Après ces journées heureuses, Maxime regagnait, vers onze heures du soir, sa petite chambre de séminariste, enivré, fou: le sommeil ne le tentait pas; il le fuyait; il voulait repasser, revivre la journée. Alors il ne doutait plus, il était sûr d'elle et sûr de lui, jusqu'à ce qu'un nouvel avis anonyme, ou seulement l'hostile élaboration de sa pensée, le rejetât au désarroi de la jalousie et du doute.
Ce qui doublait pour lui l'horreur de ses souffrances intimes, c'est qu'il souffrait seul. Quel appui moral eût-il trouvé dans sa mère, dans sa soeur, qu'il sentait des intelligences inférieures à la sienne, et des coeurs aussi passionnés, aussi bouleversables que le sien ? Elles assistaient à ses luttes intimes sans oser y demander leur part, ni même en soliciter la confidence, car elles gardaient pour Maxime le respect inné des nobles familles pour le chef de la maison, qui porte le nom et défend l'honneur. Pourtant leur amour avait sa clairvoyance et, regardant souffrir ce chef chéri et respecté, elles souffraient, elles étaient anxieuses par contre-coup. C'était le sujet de leurs constants entretiens, les noires mélancolies de Maxime, les journées où son visage décomposé, la distraction de sa pensée (quoiqu'il s'efforçât de ne rien laisser transparaître et qu'il n'avouait rien) trahissaient l'effroyable combat intérieur. Mme de Chantel, honnête esprit tout à fait borné à sa vie de solitude et de pureté, était bien incapable de pénétrer le mystère ce cet esprit plus complexe et plus inquiet: elle avait seulement éprouvé, en aimant ellemême de tout son coeur, que l'amour ne va pas sans mélancolies, sans angoisses, et elle se disait: "Il aime trop sa fiancée, il est impatient..." Cela n'étonnait pas son âme honnête qui avait été en même temps extrêmement passionnée, mais pour un seul être humain, pour son mari: bon mari, ardent avec un peu d'inconstance, qu'elle servit et chérit en esclave amoureuse, et qu'elle pleurait depuis sept ans avec les chaudes larmes du lendemain de la mort... Jeanne n'avait même pas cette expérience pour expliquer le désarroi moral de son frère. Elle ne voyait qu'une chose: il souffrait, il souffrait depuis qu'il connaissait Maud, donc il souffrait par elle. N'ayant connu, toute sa jeunesse, d'autre ami que ce frère, son véritable éducateur, et quel éducateur tendre et fervent ! elle n'eût pas été femme si un levain de jalousie n'eût germé dans son coeur contre l'autre jeune fille qui lui volait Maxime. Elle domina ce sentiment par abnégation de chrétienne, le jugeant malsain, coupable...mais sa résolution d'aimer Maud ne tint pas contre le chagrin de son frère, qu'elle lui reprocha. Maud, d'instinct, ne lui plaisait pas: d'instinct presque spécifique, comme certaines races animales sont hostiles. Elle se mit à la détester. Pourtant elle n'eût, en ce moment, demandé qu'à être heureuse, à regarder, à sentir fleurir un sentiment nouveau dans son coeur. Elle commençait à aimer comme peut aimer une vierge absolument innocente (et qu'il faut de circonstances d'éducation exceptionnelle pour garder cette innocence à une vierge de nos jours, jusqu'aux approches de la vingtième année !); elle aimait avec la joie ingénue de découvrir en soi une force, une ardeur ignorées. Tel un aveugle qui, insensiblement, sentirait s'amincir et se diaphaniser devant ses prunelles le voile qui les sépare du jour. Elle n'osait le dire encore à sa mère, il lui semblait qu'elle n'oserait jamais, et pourtant elle savait bien qu'il faudrait l'avouer, car elle aimait comme cette mère avait aimé, comme Maxime aimait, avec l'ardeur la conviction de nécessité qui dit: "Il faut," ou la vie est brisée.
Au moins, la mère et la soeur avaient, outre leurs confidences communes, l'appui de la prière. Que de matinées les virent monter à pied les pentes de la rue Lepic ou de la rue Caulaincourt, vers le sanctuaire déjà vénérable qui dresse au faîte de la ville ses blanches colonnes, ses blanches arcades encore échafaudées ! Que d'après-midi elles passèrent dans l'ombre discrète, pailletée de mille cierges allumés, de Notre-Dame des Victoires ! Elles demandaient ardemment le bonheur de l'aîné, la digne perpétuation de la famille par une fidèle gardienne de son honneur... Et Jeanne osait mêler à cette prière désintéressée une prière plus égoïste, implorant pour elle-même le bonheur d'être aimée. Cela lui paraissait si lointain, presque impossible ! et pourtant l'admirable foi des vingt ans innocents lui disait: "Cela sera."
Maxime, lui, ne priait pas. Tandis que Julien de Suberceaux, aux heures de crise aiguë, retrouvait les balbutiements pieux de son enfance et, avec eux, l'échauffement de coeur que n'avaient pas étouffé les cendres de la débauche, Maxime, si chaste, d'une vie si droite, élevé religieusement, ne priait plus, parce qu'il ne croyait plus... A peine homme, la foi s'en était allée de lui, comme tombent les cheveux à quelques-uns, sans cause apparente, sans souffrance. Impénétrable mystère, ce souffle de croyance qui, librement, anime les uns, délaisse les autres, contrarie les éducations et les hérédités par un caprice qui ne se prévoit ni se s'évite. Maxime était incroyant
avec une telle sincérité que l'idée de la prière ne lui venait même pas: signe indiscutable de l'athéisme vrai.
Dépourvu d'appui où fonder sa résistance, il arriva ce qui devait arriver: une dernière lettre eut raison de ses résolutions. La lettre, "typée" à la machine, disait:
Vous ne voulez pas voir, décidément et vous allez vous marier avec une créature ! Cette lettre est la dernière que vous écrira la personne qui s'intéresse à vous: prenez-y garde ! Si vous n'êtes pas un enfant ou un fou, trouvez-vous aujourd'hui, jeudi, entre cinq et six heures, rue de la Baume, en vue d'une petite porte de fer, la seconde, en venant de l'avenue Percier. Que vous en coûte-t-il d'aller voir ? Personne ne le saura, si ce que nous vous disons n'est pas vrai, et, dans ce cas, vous serez rassuré définitivement..."
Le correspondant mystérieux, homme ou femme, qui signait sa lettre: Prudence, était certes un psychologue assez avisé. Les deux arguments qui terminaient décidèrent Maxime. L'un s'adressait aux moins nobles sentiments: "Personne ne le saura." Mais que vaut notre conscience, la plupart du temps, isolée de la conscience universelle ? L'autre argument faisait miroiter l'espoir de la délivrance: c'était le flacon de morphine montré au néphrétique à qui l'on dit: "Vous ne souffrirez plus après la piqûre..." A cinq heures, il était rue de la Baume. Il vit entrer celle qu'il prit pour Maud; il attendit cinq quarts d'heure devant la porte de fer, quand elle fut entrée. Cinq quarts d'heure durant lesquels il eut la certitude que Maud était là, dans les bras de Suberceaux... Cinq siècles ? Point. Ce ne fut ni long ni court, ce ne fut pas du temps à proprement dire: toute catégorie de succession avait disparu: il souffrit à chaque seconde tout son martyre... Qu'on imagine, après cette passion, la résurrection de ce damné, quand il constata, de ses yeux, que la femme entrée chez Suberceaux n'était point Maud. Non seulement cela le rassurait pour cette fois, mais, du coup tout était expliqué: on prenait pour Maud une autre femme. La lettre anonyme avait bien dit: Maxime ne pouvait être plus complètement rassuré.
Et cet incident, d'apparence romanesque, n'était même point ce que notre ignorance des causes appelle ordinairement le hasard. Comme tous les voluptueux professionnels, Julien, sachant l'incertitude des rendez-vous de Maud et leur rareté, avait des doublures à ce premier rôle, des obéissantes qui venaient au moindre signe et occupaient les heures devenues libres, atroces d'énervement. Dès que Maud implorée par lui l'avait averti qu'elle ne venait pas, il avait télégraphié à Juliette Avrezac, ou plutôt à Mme Duclerc leur intermédiaire complaisante, et la jeune fille était venue, docilement, trop heureuse de ce rendez-vous inattendu dans le délaissement où, depuis longtemps, l'abandonnait Julien.
Maxime regagna l'hôtel des Missionnaires, ce soir-là, ivre de cette excessive joie dont la fièvre intense emprunte l'aspect de la folie. Sa mère et sa soeur l'attendaient, pou le dîner qu'ils prenaient à une petite table, dans la salle commune du rez-de-chaussée, parmi les vieilles dames à coques blanches, les bonnes soeurs, les grands ensoutanés barbus, convives habituels de la maison.
Maxime embrassa les deux femmes avec un élan d'allégresse qu'elles ne lui connaissaient plus, qui les rasséréna, les remplit d'une joie fiévreuse, presque égale à la sienne: c'était le fils, le frère perdu qu'enfin elles retrouvaient. Les vieilles dames à cheveux blancs, les prieures en cornette, les grands gaillards à barbe et à soutane se scandalisèrent quelque peu, sans doute, de la gaieté qui régnait à cette table de trois convives, si morne d'habitude, et où l'on osa, ce soir là, -- un samedi, jour de demi-pénitence ! -- déboucher une bouteille capsulée d'étain, d'où s'émulsionnait un liquide sucré, et qui portait sur le cartouche de sa panse une image pieuse avec ce titre surprenant: Véritable Champagne Saint-Joseph.
Par une miséricorde de la destinée, cette griserie joyeuse de Maxime ne se dissipa point aussitôt. Elle fut durable. Le doute était mort. Son coeur contenait à la place un immense besoin de s'humilier aux pieds de Maud, de lui confesser son péché contre elle: à nul prix il n'eût consenti à garder sur sa conscience cette faute et ce secret. Quand, le lendemain, il eut avoué, et que le premier baiser un peu consenti de Maud eût scellé la rémission, sa fièvre s'apaisa. La journée s'acheva dans cette parfaite accalmie; tout conspirait pour l'embellir: le sourire du ciel, la sérénité des visages, l'espoir d'un bonheur proche où chacun prendrait sa part. Rentré dans sa chambre de séminariste, vers onze heures du soir, Maxime ne chercha pas à s'endormir. Il voulait prolonger dans le silence de cette nuit traversé par des vols de carillons, par les sonneries d'heures aux campaniles des chapelles voisines, la béatitude de son coeur enfin comblé. Le crépuscule du matin bleuissait les fenêtres quand il s'endormit.
A la même heure, Suberceaux, rentré chez lui, ruiné et calme, fermait ses yeux sous le poids d'un sommeil pesant où seule vivait cette foi: "Le mariage ne se fera pas..."
IV
L'obsession de cette pensée: "Le mariage ne se fera pas, il ne doit pas se faire," fut l'unique clarté qui luisit dans le cerveau de Julien, au réveil: tout le reste était l'incohérence, la nuit. Un tel état mental est celui des monomanes impulsifs, si curieusement et si scientifiquement étudiés aujourd'hui, qui se lèvent un matin, sortent, marchent droit devant eux... au suicide, au vol, au meurtre, mystérieusement contraints et vraiment irresponsables. Mais ce que la science n'a pas assez dit, -- parce qu'elle choisit surtout ses sujets d'observation dans le peuple, où la monomanie a des manifestations simples, -- c'est que presque tous les êtres vivant de cette vie de luttes, de plaisirs, d'émotions factices, violentes et répétées, qui est la vie des capitales modernes, c'est-à-dire des grands marchés d'argent, de gloire et de débauche, -- presque tous ces êtres portent le germe d'une monomanie impulsive. On est surpris de voir éclater brusquement l'événement: le meurtre commis sur l'amant par le mari réputé le plus complaisant; le coup de revolver du viveur qui se "liquide", après une soirée de thé, de placides conversations, de poker inoffensif, au club; la débâcle dans l'ordure d'un grave personnage après trente ans de tenue.
L'idée fixe de Julien le poussa à se hâter à se mettre en mesure de rejoindre Maud ou Maxime, ou tous les deux s'il se pouvait, à provoquer la catastrophe. Et tout de suite des paroles d'Hector lui revenaient à la mémoire: "Maxime tous les jours à déjeuner... arrive par un train du matin..." et le nom, le lieu de Chamblais devinrent le pôle de son impulsion. Il s'habilla assez prestement: il ne méditait plus, il ne pensait plus, il ne souffrait pas non plus. L'horrible névralgie de son âme était assourdie, stupéfiée, sinon apaisée. Comme son valet de chambre, étonné d'être sonné à cette heure matinale, lui disait:
-- Monsieur me permettra-t-il de lui demander si Monsieur va se battre ?
Il sourit assez gaiement.
-- Non, Constant, je vais seulement à la campagne.
Et c'était vrai: il n'en savait pas plus long pour le moment.
En glissant sa montre dans le gousset de son gilet, il lut l'heure: neuf heures passées de quelques minutes. "Je n'ai dormi que trois heures. Constant a raison. Il est bien tôt..." Le mécanisme de sa mémoire fonctionnait docilement au service de son impulsion: il se rappela que des trains partaient toutes les "heures cinq" et toutes les "heures trente-cinq", à la gare du Nord. "J'arriverai un peu tôt... vers dix heures et demie." Qu'importe ? Il voulait être là, s'interposer entre Maud et Maxime, le plus vite possible. "Oui... voir Chantel." Le voeu instinctif de son coeur se formulait. Voir Maxime. Pourquoi ? Pour le tuer ? Pour le supplier ? Pour le convaincre ? Cela, il ne le savait pas encore. "Il faut que je le voie." C'était maintenant une formule aussi indiscutable pour lui que l'autre, tout à l'heure: "Il ne faut pas que Maud se marie."
Il arriva à la gare du Nord quelques minutes avant le départ du train de neuf heures et demie. Peu de monde encore; il fut seul dans son compartiment. Quand le train s'ébranla, Julien commença à réfléchir. Les yeux de sa raison s'habituaient insensiblement à cette clarté de l'idée fixe qui d'abord l'avait ébloui. Il entrait dans l'action; il commença à voir, avec la netteté et la sûreté de l'instinct, ce qu'il allait faire.
Dans moins d'une demi-heure, il serait à la gare de Chamblais. Il se rappela le décor: la petite gare rouge et jaunâtre, dressée, presque isolée, dans un paysage de plaine, ceint par des moutonnements de forêts... Il se rappela la traverse dont lui avait parlé Hector, le sentier sous bois qui menait à une porte lattée. Par là passait Maxime. Irait-il l'attendre dans ce chemin, comme un voleur ? Cette seconde nature que créent à un homme de longues habitudes de correction raffinée se révolta contre l'ignominie. "Non... ce n'est pas possible... Mais je peux l'attendre à la gare. Il faudra bien qu'il passe devant moi." Il songea tout à coup que peut-être Maxime viendrait en voiture... La certitude de l'instinct protesta: "Non... il viendra par le train... je le verrai..." Et tout de suite il eut résolu ce qu'il ferait: attendre à la gare l'arrivée du train, se mêler aux gens qui descendaient, aborder Maxime tout naturellement... Ne se connaissaient-ils pas assez ?... Que se passerait-il alors entre eux, immédiatement après l'abord ? Cela encore, Julien ne le savait pas. Il espéra secrètement, en ce moment où il essayait de dérober son secret à l'avenir, un mouvement d'impatience de la part de Chantel, un prétexte quelconque à duel. Ah ! se battre avec lui ! le tuer ! le tuer... Tout finir sans recommencement possible, d'un coup d'épée ! L'évocation de sa fièvre avait changé, il voyait maintenant en face de lui un plastron de chemise, un fer croisé... Quiconque a pressenti une rencontre avec un homme vraiment haï se ressouviendra de ce brusque élan de férocité, de cette ardeur de la brute humaine vers le sang d'autrui. Quelques pouces de lame dans le poumon ou dans le coeur, et c'est fini; l'obstacle est franchi, la route est libre. Julien désira cela passionnément; il se délecta à ce désir, presque amoureusement; il eut la tristesse d'un réveil après un songe heureux quand l'arrêt le rappela à la réalité. Il était arrivé à Chamblais.
L'attente du train suivant, ces minutes de vie perdues à errer dans la salle de la petite gare, ou sur le trottoir qui bordait la façade du côté du bois, passèrent vite, tant était intense sa préoccupation; il ne se laissait pas de penser, de repenser coup sur coup la minute prochaine où il se retrouverait face à face avec Maxime.
Sensation fréquente dans le rêve, dans le délire de la fièvre, ces recommencements consécutifs figé, distrait de tout, absent de la réalité, hypnotisé par ses imaginations. Et il lui apparut là, vraiment, comme le fantôme de sa destinée hostile, dressé sur le seuil du chemin qui le menait à Maud, décidé à le lui barrer. Telle fut la première pensée de Chantel -- et, sur-le-champ, il la corrigea... "Mais si... c'est bien moi qu'il attend... c'est pour l'affaire d'avant-Hier... la petite Avrezac..." Le jeune fille affolée avait dû le reconnaître, se plaindre à son amant, qui venait, maintenant, lui demander raison. Il ne remarqua pas combien étaient singuliers le retard et le lieu de cette démarche.. Il n'eut pas de doute. Il faut songer qu'en ce moment Maxime était confirmé dans une foi absolue en l'innocence de Maud, et croyait, pour l'avoir surpris de ses yeux, que Suberceaux était l'amant de Juliette Avrezac.
Il aborde Julien:
-- Monsieur, vous m'attendiez ?
L'imprévu de cet abord fit hésiter Suberceaux une seconde... une seconde, un rien, mais il y perdit l'offensive qu'il méditait. Il se reprit aussitôt, pourtant; il montra de nouveau le masque d'indifférence ironique dont l'habitude d'être épié par ses adversaires revêt la physionomie de quiconque a un grade, une fonction exceptionnels dans la bataille pour la vie.
-- Je suis bien aise de vous rencontrer, monsieur de Chantel, répliqua-t-il. Vous allez sans doute...
-- A Chamblais ? oui, monsieur. Mais j'ai un peu de temps devant p. 311
moi... et, si vous voulez, nous nous expliquerons sans retard.
Suberceaux dit:
-- Comme vous voudrez.
Les quelques voyageurs s'étaient dispersés déjà, emportés par les voitures publiques vers le village, situé à l'opposé des bois, dans la vallée de l'Oise.
Maxime et Suberceaux se dirigèrent du côté du bois. Ils ne se parlaient pas, gênés par le large vide qui les environnait, comme si le paysage nu les eût guettés. L'homme ne se sent point en sûreté pour exprimer sa pensée confidentielle, sinon dans les espaces étroits et clos. Dès qu'ils eurent franchi la lisière des premiers taillis, dans le chemin qui menait au château d'Armide, ils ralentirent le pas.
-- Monsieur, dit Maxime, je tiens à vous faire part de mon sentiment, avant toute demande d'explication; cela me permettra de vous dire en pleine liberté que je regrette sincèrement ce qui s'est passé. J'ai agi sous l'empire d'une émotion violente qui ne raisonne pas, -- que vous devez comprendre... Je fais... toutes mes excuses à... la personne en question. Voilà.
C'est une caprice ironique de la Destinée, ces malentendus qu'elle fait planer parfois sur les rencontres les plus tragiques: et cette ironie les rend plus tragiques encore.
Julien ne comprit point ce que Maxime voulait dire. Mais il ne lui vint pas à l'esprit qu'il pût s'agir d'une autre femme que de Maud. Juliette Avrezac était si loin de sa pensée en ce moment et toutes les femmes, hors Maud de Rouvre ! Il comprit seulement que l'ancien officier prenait posture d'excuse et de dérobage. Et, habitué à dominer les autres hommes, à les passer outre, cela ne l'étonna pas.
-- Alors, monsieur, demanda-t-il avec hauteur, si ce sont là vos sentiments, qu'allez-vous faire chez Mme de Rouvre ?
Maxime, cette fois, soupçonna l'erreur.
-- Je crois décidément, répliqua-t-il avec rudesse, que nous ne parlons pas de la même personne. Je veux dire, moi, la jeune fille que vous avez reçue chez vous, ou du moins qui est sortie de votre maison, à six heures, il y a quelques jours.
-- Juliette Avrezac ?
-- C'est vous qui la nommez.
-- Eh bien ! qu'est-ce que cette petite a à faire ici ?
-- Ah ! vous ne savez pas ce qui s'est passé ? Ce n'est pas mon rôle de vous l'apprendre. J'ai été induit en erreur. C'est de cette erreur que je m'excuse auprès de Mlle Avrezac, et comme il n'y a pas apparence que je la rencontre, je vous en charge, si vous voulez. Voilà tout ce que j'avais à vous dire. Maintenant, puisqu'il ne s'agit pas de cette jeune fille, je vous demande à mon tour ce que vous me voulez, monsieur, et pourquoi je vous trouve sur mon chemin ?...
Suberceaux, sans rien dire, guettait l'irritation croissante de Maxime, guettait le mot, l'insulte à relever. Il guettait si évidemment que Maxime s'en aperçut. Maxime frémit de l'envie brutale de lutter entre mâles, dans cette forêt, la même envie qui avait, l'heure d'avant, fait palpiter Suberceaux. "Une affaire entre nous, et Maud est déshonorée..." Cette pensée l'arrêta. Il résolut qu'il ne se battrait pas avec Julien, et ce fut résolu formellement, définitivement, comme tout ce qu'il décidait.
-- Au fait, peu importe, fit-il. Je vous ai dit tout ce que j'avais à vous dire.
-- Mais pas du tout, monsieur, répliqua vivement Suberceaux. Ce n'est pas fini. Comment ! vous vous permettez de surveiller ma maison, vous faites subir à une femme un espionnage odieux...
-- Arrêtez, monsieur, interrompit simplement Maxime. Ne cherchez pas l'occasion d'une affaire. Je ne veux point me battre avec vous. Donc, pas d'injures ! Vous pensez de moi ce que je pense de vous là-dessus: ni l'un ni l'autre nous ne reculons devant un coup d'épée... Je ne me battrai pas avec vous avant d'être le mari de Mlle de Rouvre; voilà qui est clair, n'est-ce pas ? et vous comprenez mes raisons... Après, quand Mlle de Rouvre sera ma femme, je serai tout disposé à vous rendre raison. Croyez-moi, laissez cela, laissez-moi.
Ce fut dit si net, si ferme, que Julien comprit qu'il n'y avait pas à s'obstiner; il fut obligé de se rendre cette terrible justice, châtiment des caractères qui se sont compromis devant leur propre arbitre: "S'il refuse publiquement de se battre avec moi, ce n'est pas lui qui sera déshonoré !"
Et le grand désespoir de la veille, dont l'avait momentanément délivré la résolution de se mettre en travers du chemin de Maxime, -- à présent que le moyen si simple d'un duel lui échappait, de nouveau s'abattit sur lui.
Les deux hommes, sans plus rien dire, marchèrent quelque temps le long de l'allée. Malgré tout, Maxime désirait que Suberceaux parlât encore, effaré devant le réveil des affreuses hésitations assoupies. D'accord, tous deux s'arrêtèrent et se considèrent. Ils comprirent, après ce coup d'oeil échangé, qu'ils allaient enfin se dire tout, savoir le fond de l'âme l'un de l'autre, et que cette explication était nécessaire. Il y eut, à cette éloquente déclaration que se firent leurs yeux, une promesse réciproque de trêve. C'était l'entente passagère de deux consciences d'hommes, adverses, hostiles, contre la torture infligée par une même femme. Le jouisseur sans moralité qu'était Suberceaux, l'espèce de saint laïque qu'était Maxime de Chantel s'allièrent un instant.
-- Monsieur de Chantel, dit Berceaux presque à voix basse, son masque d'ironie mondaine tombé, n'allez pas à Chamblais !
Et il y eut de l'anxiété, pas de colère, dans la réplique de Maxime, ce simple mot:
-- Pourquoi ?
-- Ne me faites pas parler. A quoi bon ? Vous me croyez à présent, j'en suis sûr. Retournez à Paris, retournez dans votre pays. Tâchez d'oublier ce que vous avez vu et entrepris ici.
Maxime, lentement, avançait toujours. Suberceaux lui mit la main sur le bras, d'un geste où il n'y avait plus de menace, aucune contrainte, une sollicitation convaincue, seulement:
-- Vous ne pouvez pas épouser Mlle de Rouvre. Voyez, je vous parle sans colère. Croyez-moi. Vous allez à une catastrophe. Retournez. N'allez pas plus loin.
-- Oh ! mon Dieu ! murmura Maxime.
Il souffrait si cruellement qu'il ne songeait plus à dissimuler.
-- Retournez chez vous, reprit Suberceaux, allez-vous-en. Laissez-moi seul en face de Maud. Vous n'avez pas le droit de l'épouser... ni elle...
Un cri de détresse s'étrangla dans la gorge de Maxime:
-- Ah !... ce n'est pas vrai ! Vous mentez... Je me battrai avec vous, maintenant... Je vous tuerai... misérable !
Suberceaux secoua la tête:
-- A quoi bon nous battre ? Tout est fini, maintenant que vous savez. Maud est ma...
Il détourna avec son bras, habitué aux luttes, l'élan de Maxime qui se précipitait sur lui, et l'arrêta court en disant:
-- Chut !... la voici...
Une tache mauve flottait, ensoleillée, au delà du coude de l'avenue, et s'avançait. Ils continuèrent à marcher à sa rencontre. Et soudain, Maud les aperçut.
Elle tressaillit: sans savoir comment s'était machinée cette rencontre, elle avait compris que l'heure, tant de fois présagée, où les deux hommes s'expliqueraient en sa présence, -- que cette heure venait d'échoir.
Elle ramassa son énergie, recueillit son sang-froid de lutteuse, résolue à passer outre, à continuer sa route en avant, par-dessus l'obstacle, s'il le fallait. "Peut-être Maxime e sait rien... Alors, rien n'est perdu... S'il sait, c'est fini. Eh bien ! tant pis: ce sera fini ! Mais je resterai "moi", quand même !" Rester soi, c'était ne pas abdiquer son attitude d'aventureuse bravoure qui marche sans regarder en arrière, toujours résolue. "Ni celui-ci ni celui-là ne me feront plier," pensa-t-elle encore en observant les deux hommes. Et, masquée d'impénétrable indifférence, elle attendit leur lutte, devant elle, pour elle. Le plus troublé, certes, fut Suberceaux qui subitement entrevit l'abîme où ses espoirs allaient crouler: "Jamais Maud ne pardonnera !..."
Maxime, lui, s'était ressaisi.
-- Maud, dit-il, la voix tout de même entrecoupée, j'ai trouvé, en venant ici, M. de Suberceaux sur mon chemin...
Suberceaux, blême d'émotion, essaya de parler, si troublé que sa bouche se tordit sans proférer une parole. Maud le regarda, et ce regard le fit reculer.
-- Qu'est-ce qu'il vous a dit ? demanda la jeune fille en ramenant sur Maxime ses yeux où elle mit de la douceur.
-- Il m'a dit... il allait me dire, du moins, car je ne lui ai pas permis d'achever, que vous aviez été sa ... (le mot se brisa dans un sanglot sec) sa... maîtresse.
Elle marcha à Suberceaux et demanda:
-- Tu as dit cela ?
Il ne nia pas. Il balbutia seulement son nom:
-- Maud...
Sans proférer un mot de reproche, elle le regarda encore, un long moment, avec des yeux qui changeaient, se chargeaient d'hostilité et de mépris. Puis, d'un seul geste en coup de fouet, elle lui sabra le visage de son ombrelle, qui se brisa en deux, lacérant la peau qui saigna.
-- Va-t'en ! dit-elle, jetant les morceaux à terre.
Il tremblait comme un enfant qu'on vient de châtier. La brève douleur de ce cravachement, pourtant, lui fut chère, il chercha la caresse dans cette brutalité. Mais le regard de Maud, arrêté sur lui, lui ôtait toute force... Il ramassa son chapeau d'un geste machinal.
-- Va-t'en ! répéta Maud.
Lentement, il remit son chapeau bossué, sali de terre. C'était douloureux, affreux, cet écroulement brusque de la dignité d'un homme sous l'impérieuse violence d'une femme, et le coeur de Maxime, à ce spectacle, se leva d'indignation. Lui, Suberceaux, ne voyait plus Maxime, ni l'endroit où il était; il ne voyait que Maud, et peu lui importait d'être humilié. Il ne pensait que ceci: "Maud irritée... et la seule chance d'être pardonné, obéir, obéir vite."
-- Va-t'en !
Il ne demanda plus rien; humblement, comme une bête battue, il partit, sans hâte... Maud et Maxime le virent s'éloigner à pas lents; il ne se retourna pas, il ne regarda pas en arrière... Oui, c'était navrant et horrible; Maxime en souffrit dans sa dignité d'homme pour l'homme qui partait ainsi flétri et battu par une femme, dans l'effroyable déchéance où s'effondrent tôt ou tard ceux dont l'amour-débauche a lentement usé la volonté, dissous le sens moral, derrière l'apparence façade d'ironie et d'insolence.
Courbé, chancelant, méconnaissable, Maud et Maxime le virent disparaître au coude de l'allée. Ils étaient seuls. Si Maxime eût jamais senti fléchir son courage, son vouloir de ne pas abdiquer, l'exemple effrayant de Suberceaux l'eût ranimé. Ralliant toutes ses énergies, il se redressa et sa voix ne tremblait pas trop quand il prononça:
-- C'est à mon tour de partir, n'est-ce pas ?
Ils se regardèrent un instant. Sans savoir quoi, ils sentaient bien qu'ils avaient encore quelque chose à se dire; qu'ils ne se quitteraient pas ainsi. Maud, sans doute, pensait: "Il dépend de moi de le reprendre... Essayerai-je ?" Mais sur cette âme d'aventurière héroïque, point vulgaire, bien que dévoyée, la vue de Suberceaux effondré et fuyant avait eu le même contre-coup que sur Maxime. Le mensonge la dégoûta subitement.
-- Écoutez-moi, Maxime, dit-elle. Je ne veux vous dire qu'un seul mot. Je ne vous ai pas trompé: c'est cet homme qui a menti; je n'ai jamais été sa maîtresse. Vous me croirez, car j'ajoute qu'il m'a aimée, que je l'ai aimé... que je l'aimais peut-être encore hier. Donc, tout est fini, n'est-ce pas ? Je ne cherche pas à vous persuader, à vous retenir malgré vous.
Il n'est point d'amant sincère qui n'eût, à ces paroles, entrevu la lueur d'une espérance.
-- Alors, fit Maxime...
Et ses yeux, des yeux d'amant toujours, d'amant passionné, imploraient une explication complète, rassurante.
Pour la première fois peut-être, Maud comprit le leurre de cette prétendue dignité personnelle qu'elle avait cru conserver parmi les compromis et les duperies. Il n'y avait pas moyen, l'eût-elle voulu, d'expliquer la vérité à Maxime. Il eût fallu mentir, encore mentir.
-- Ce qui s'est passé entre lui et moi, reprit-elle, dans un violent besoin de sincérité, de rachat devant soi-même, non... ne me le demandez pas. Je ne puis pas vous le dire. Il vaut mieux pour vous que vous ne restiez pas ici, que vous ne pensiez plus à moi.
L'horreur de la séparation imminente fit pâlir Maxime. Une fois encore, il voulut espérer. Tous deux, lentement, s'étaient remis en marche vers le château:
-- Maud, je ne suis venu dans votre vie que depuis bien peu de temps. Le passé ne m'appartient pas, je n'ai pas de droit sur lui. Puisque... Puisqu'il a menti, pourquoi me défendre de penser à vous ?
Elle le regarda, reprise d'hésitation, elle aussi... Ce fut une minute fatidique, le tranchant du destin dont parle le Tirésias de Sophocle. Maxime reprit:
-- Si je vous aimais assez pour vous pardonner ?
Ce mot de pardon rompit brusquement la trêve; Maud fut décidée d'un coup.
-- Je ne veux pas de pardon, répliqua-t-elle. Croyez-moi, Maxime, quittons-nous. Vous vous rappellerez que c'est moi qui vous ai dit: "Partez !" à un moment où, peut-être, j'aurais pu vous ressaisir. Il ne faudra pas penser à moi haineusement. Vous me le promettez ?
Maxime comprit, au sérieux de ces paroles, que vraiment l'adieu était formel, qu'il fallait se quitter.
-- Je vous le promets, dit-il, la voix grave et troublée.
-- Adieu !
Et ce fut tout. Il la vit s'éloigner: la tache mauve s'estompa quelque temps à travers les pousses feuillues des taillis, puis s'effaça. Alors, alors seulement il comprit que son rêve était fini, que Maud était perdue.
Une statue, près de là, dans un enfoncement de l'allée, une Hébé de marbre versait dans sa coupe ronde une invisible liqueur; au pied de la statue, il y avait un banc. Maxime s'assit sur le banc et, le front sur ses mains, s'écroula dans l'abîme de cette idée fixe: "Maud est perdue... Maud n'existe plus !"
Maud n'existait plus: à sa place, il voyait maintenant, les écailles tombées de ses yeux, une fille pareille aux autres filles de cet affreux monde, sans pudeur, sans croyances, où elle vivait, et dont il l'avait mise à part, parce qu'il l'aimait. Le mot d'Hector le Tessier: demi-vierge ! lui traversa la mémoire, et il sourit d'amertume. Elle aussi, l'idole, l'épouse choisie, une demi-vierge ! Car il comprenait tout, à présent, préparé à la soudaine évidence par les longues angoisses des doutes antérieurs. Aimer une telle âme, désirer un corps ainsi pollué, non !... C'était si impossible à cet être simple et sain, qu'il n'eut pas même l'idée de courir à cette maison, toute proche, où elle s'en était retournée, de la rejoindre, de la reprendre. Vraiment il ne l'aimait plus, il ne la voulait plus: elle pouvait appartenir à qui il lui plairait: la jalousie ni le désir ne le tourmenteraient plus... Sa souffrance, et elle était l'agonie même ! c'est que quelqu'un était perdu irréparablement, était mort; quelqu'un en qui il avait cru, qu'il avait adoré. Elle était morte, la fiancée, l'amante: il la pleurait comme une morte...
Et toute sa vie il la pleurerait.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le soir même, Maud de Rouvre était réinstallée à Paris. Sa résolution, comme toujours, avait été prompte et définitive. Après avoir quitté Maxime, elle avait regagné le château d'Armide, s'était enfermée seule dans sa chambre et, là, avait considéré les événements comme un chef d'armée inspecte ce qui lui reste de troupes après une défaite. Car pourquoi chercher de vaines dissimulations ? C'était une défaite, la ruine d'espérances précieuses. Reconquérir Maxime, elle n'y songea même pas. Si, près d'elle, au moment de la perdre pour toujours, il avait pu hésiter une seconde, certes, maintenant, dans la solitude, il s'était déjà repris. "Il ne m'oubliera jamais, mais jamais il ne reviendra !" Jamais ! Ce mot épouvante tellement notre humanité que la rancune de Maud fut traversée de tristesse.
Maxime disparu, que faire de sa vie ? Recommencer la lutte pour le mariage ? C'était possible. Seulement les chances de succès étaient largement entamées par l'échec présent. "Vont-ils être contents, ceux qui me guettent, Aaron, la Ucelli, et tous les petits claqués qui paradaient à la maison !..." Elle eut un instant de lassitude découragée à prévoir une nouvelle campagne pour le mariage, avec l'échec probable encore au bout de l'effort. "C'est donc impossible, maintenant, de se marier ?" Recommencer ! et comment ? Où trouver l'argent pour continuer à dépenser comme hier, où trouver trois cents louis par mois ? Déjà toute sa fortune personnelle était mangée... La rentrée à Paris, c'était la banqueroute avérée, l'assaut des fournisseurs que l'espoir du mariage riche avait fait patienter, la saisie...
"Oh ! cela... jamais !"
Alors, que faire ? Elle n'envisagea même pas l'hypothèse d'un mariage avec Suberceaux. La rancune avait trop exalté sa fierté pour laisser parler encore la voix du désir: et maintenant c'était de lui, et non de Maxime, qu'elle souhaiter se venger. "Oui... lui faire du mal..." Elle voulait lui briser le coeur, pour le mal qu'elle avait souffert de sa trahison. Or -- elle y songea tout de suite -- la vengeance était à sa portée, avec la solution immédiate de tous les ennuis d'argent, avec l'avenir assuré. "Maîtresse d'Aaron..." Soit ! Dans cette lutte entre trois hommes, pour sa conquête, elle appartiendrait au plus tenace, au plus habile, à celui dont les lentes et sûres machinations avaient déjoué, anéanti l'effort des deux autres. "Maîtresse d'Aaron !" Elle prononça tout haut ces mots horribles, imaginant le désespoir de Julien s'il les entendait, et la joie de faire ainsi souffrir l'homme qu'elle accusait de sa déchéance triompha de l'horreur inspirée par l'odieux amant qu'elle acceptait.
Désormais, elle fut résolue. D'abord il fallait partir, rentrer à Paris pour quelques jours, presser le mariage de Jacqueline avec Lestrange, puis quitter la France, aller passer un mois ou deux à l'étranger avec Mme de Rouvre. On ne se fixerait de nouveau à Paris que sûre de l'avenir, la vie restaurée, rebâtie à neuf.
"Il y aura quelques mauvaises années... mais je saurai bien le tenir en bride, le juif !... Il est marié, mais on divorce. Et un jour, qui sait ? -- On ne chicane pas sur le passé d'une femme de banquier, quand elle a huit cent mille francs de rente."
Elle sonna Betty:
-- Faites les malles, Betty. Ce soir, nous couchons à Paris.
Et comme, l'instant d'après, Mme de Rouvre affolée, ne comprenant rien à cette révolution imprévue, tombait dans la chambre, pleine d'émoi et de questions, Maud répliqua brièvement:
-- Nous partons parce qu'il faut partir; entends-tu ? il le faut. Je t'expliquerai cela à Paris. Pour le moment, je n'en ai pas envie. Crois-moi sur parole. Il le faut ! Dépêche-toi.
-- Mais nos amis Le Tessier qui viennent dîner ?...
-- Ils verront bien que nous ne sommes pas là. D'ailleurs, je vais leur télégraphier.
-- Mais Mme de Chantel et Jeanne ?
-- Mme de Chantel et Jeanne ne viendront pas.
Cela l'exaspérait, cette série d'interrogations et d'effarements, à mesure que la nouvelle du départ passait, dans la maison, d'une personne à une autre. Etiennette s'en aperçut, ne questionna pas. Jacqueline dit seulement:
-- Oh ! moi, ça ne m'étonne pas, j'attendais le coup. Ma malle est faite. Je campais !... Qu'est-ce que tu comptes faire à Paris ? demanda-t-elle à Maud, non sans ironie.
-- Je ferai ce qui me conviendra, répliqua Maud.
-- Naturellement. Je te prie seulement d'attendre que je sois la légitime épouse de Luc... Après, c'est ton affaire.