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Les derniers Iroquois

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The Project Gutenberg eBook of Les derniers Iroquois

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Title: Les derniers Iroquois

Author: H. Emile Chevalier

Release date: March 20, 2006 [eBook #18029]

Language: French

Credits: Produced by Rénald Lévesque

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES DERNIERS IROQUOIS ***


LES DERNIERS
IROQUOIS



PAR

ÉMILE CHEVALIER



PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
RUE AUGER, 3, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE

1876




A M. PHILARÈTE CHASLES

Témoignage de haute admiration pour ses magnifiques et profondes études sur les hommes et les choses de l'Amérique septentrionale.

H. ÉMILE CHRVALIER.
Château de Maulnes, septembre 1882.




CHAPITRE PREMIER

LA VEUVE INDIENNE ET SES MARIS

La nuit est noire, profonde: rares sont les étoiles qui, comme des diamants fixés à un dais de velours bleu foncé, scintillent ça et là dans l'immensité des cieux. Pas un rayon de lune pour éclairer l'espace.

Cependant des bruits étranges, des chants bizarres s'élèvent du mont Baker, limite septentrionale de la chaîne des Cascades, dans la Nouvelle-Calédonie.

Cette chaîne, composée de collines reliées par les pics Baker, Rainier1 Sainte-Hélène, Hood, Jefferson et Jackson, ourle le littoral du Pacifique, à quelque vingt lieues des côtes, et se déploie presque parallèlement à elles, comme un arc, dont les monts Saint-Hélène et Jefferson formeraient les sommets, le mont Hood le point d'appui pour ajuster la flèche.

Note 1: (retour)

C'est l'orthographe exacte du nom que, par erreur, j'ai quelquefois appelé Ramer dans mes précédents ouvrages.

Situées au 122° de longitude, les Cascades s'étendent du 49° latitude N. au 43° S. Le Rio-Columbia les coupe en deux parties à peu près égales. On peut leur assigner comme bornes, en haut, la baie Bellingham, dans le golfe de Géorgie, vis à vis de l'île Vancouver, et en bas la rivière Smiths, oui se verse dans l'Océan. Ces bornes ne sont toutefois pas définitives, car après avoir semblé se perdre dans les vallées spacieuses, les Cascades reparaissent plus robustes, plus sourcilleuses que jamais et projettent d'un côté leur tête chenue jusque sous le pôle, tandis que, par le mont Shasté, elles descendent jusqu'en Californie, baigner leurs pieds aux ondes du Sacramento.

Plusieurs des pics qui, de même que des sentinelles géantes, les dominent de distance en distance, sont volcaniques et sujets à des éruptions fréquentes: de ce nombre, le Baker, haut de 10,700 pieds anglais.

Tout d'un coup, les sons qui montaient à sa base cessèrent. Il se fit un silence solennel, à peine troublé par le frémissement des feuillages au souffle de la brise.

On eût dit que la solitude était complète, dans ces régions incultes et lointaines.

Mais, soudain, une flamme claire, pétillante, jaillit à travers les ténèbres: elle embrasse un étroit horizon. Au même instant, les chants recommencent, et, dans le cercle de feu, on voit, comme sur le rideau d'une lanterne magique, s'agiter des personnages aux proportions effrayantes.

Le regard est attiré et repoussé tout à la fois.

Assiste-t-on à une scène de ce monde ou à quelque mystérieuse fantasmagorie telle qu'il ne s'en montre que dans les hallucinations d'un esprit en délire?

Quoi qu'il en soit, le chant hausse. C'est une sorte d'antienne cadencée, soutenue par l'accompagnement monotone de plusieurs tambourins.

Dans cette musique grave et douce, bien qu'inharmonique, au milieu de cette nuit sombre, sans écho, il y a quelque chose d'indicible qui attriste le coeur et le refroidit. Si nous étions en Europe, au Moyen Age, je croirais à une lugubre cérémonie religieuse accomplie par des fanatiques. Mais, au fond de l'Amérique septentrionale!...

Examinons d'ailleurs: simple torche en paraissant, la flamme s'est développée; elle a grandi; elle s'est élargie; elle a gagné en intensité, et la voici qui s'évanouit: on ne distingue plus que des lueurs rouges, enfouies sous des tourbillons de fumée blanchâtre; des craquements se font entendre; une pénétrante senteur de résine sature l'air; et, subitement, un éclair sillonne les vapeurs, comme la foudre sillonne les nuées, des torrents de lumière se précipitent de toutes parts.

Le tableau se présente à nous mieux accentué qu'en plein jour.

Au premier plan, vers le faîte d'une éminence, un bûcher; sur ce bûcher deux corps humains; tout à l'entour une bande d'Indiens, sans armes et sans autres habillements que la kalaquarté, ou jupon court en filaments d'écorce de cèdre; à droite, attaché à un pin, un autre Indien vêtu en trappeur du Nord-Ouest; sur la gauche une petite troupe de chevaux broutant le gazon, et, par derrière, le Baker dont les flancs abrupts se confondent avec l'obscurité, après avoir dessiné un instant, sous les réverbérations du brasier, leurs crêtes rugueuses, hérissées de pins séculaires.

La plupart des sauvages dansaient, en nasillant leur psalmodie, devant le bûcher; quelques-uns gesticulaient et se livraient à des contorsions fantastiques; ceux-ci frappaient avec de petits bâtons sur des co-lu-de-sos, instruments assez semblables à nos tambours de basque, et ceux-la attisaient le feu.

Déjà, de ses langues dévorantes, il ronge le bûcher entier, quand une des formes humaines, étendues à son sommet, se lève brusquement en poussant un cri de douleur.

Un moment elle reste debout, ceinte par les flammes comme par une radieuse auréole. Une peau de buffle, dont elle était enveloppée, tombe à ses pieds, et, alors, on découvre que cette peau cachait une femme, jeune, belle, pleine de séductions.

Nulle couverte, nulle tunique de chasse ne dérobe ses merveilleux attraits. A l'exception de la kalaquarté, elle est dans l'état de nature, et l'on se sent saisi d'admiration à l'aspect de tant de charmes réunis sur une même personne.

Cependant, comme ceux qui l'environnent, le sang de la race rouge coule dans ses veines. Mais, ainsi que le captif, elle n'appartient pas à la même tribu, car ses traits nobles et réguliers ne sont pas déformés comme les leurs par ce morceau de bois ou d'os, logé entre la lèvre inférieure et les gencives, qui leur vaut le nom de Grosses-Babines.

Sans la brune couleur de sa carnation et sans la légère saillie de ses pommettes, on la prendrait aisément pour une des suaves créations de l'Albane, tant son buste est délicatement modelé.

Elle a une chevelure abondante, dont les boucles soyeuses, aussi noires que l'ébène, aussi brillantes que les reflets du raisin mur, tombent en grappes pressées sur un col ciselé au tour. Dans le cadre de cette chevelure, ressortent les linéaments d'un visage où la fierté habituelle de l'expression le dispute à une mélancolie passagère. Si les lignes de sa figure manquent jusqu'à un certain point de symétrie; si elles sont un peu dures, il s'échappe de ses grands yeux bruns un rayon de sensibilité qui va droit au coeur.

La richesse de sa taille porte le trouble dans les sens. Elle rappelle les meilleurs modèles de l'antiquité. Une Européenne envierait ses mains menues et longues; leurs attaches sont souples, ainsi que celles de sa jambe, fine, nerveuse, qui annonce l'agilité jointe à la vigueur.

Au cri de souffrance lâché par cette superbe créature, répondit un cri d'angoisse.

Il fut proféré par l'Indien lié à l'arbre dont nous avons parlé.

Le malheureux fit une puissante mais vaine tentative pour briser ses entraves.

La femme et lui s'échangèrent un profond regard, regard d'anxiété, de consolation, d'espérance et d'amour, puis, elle se jeta à bas du bûcher.

Alors, elle opéra un mouvement pour voler vers lui. Mais, des mains rudes, lourdes comme le métal, s'abattirent sur ses épaules et la retournèrent brusquement vers le feu.

—Que ma soeur remplisse son devoir comme il convient à l'épouse d'un grand chef, dit un des sauvages en faisant un signe à ses compagnons.

Les voix de ceux-ci montèrent sur un diapason plus aigu.

Ramenée au brasier, qui épanchait déjà une chaleur intolérable, la jeune femme adressa encore un coup d'oeil à son compagnon d'infortunes pour l'engager à la résignation, et, s'armant de courage, elle avança ses bras nus à travers les flammes, afin de maintenir, dans une attitude allongée, le corps resté sur les troncs de pins brûlants.

Ce corps était celui d'un homme mort. L'action du feu en contractait les nerfs, qui se recoquillaient et ramassaient les membres en boule.

En grésillant, il dégageait une odeur infecte, laquelle, ajoutée aux torrents de fumée et à l'ardeur de la combustion, faillit suffoquer l'Indienne. Elle fléchit sur ses genoux, chancela et retira vivement ses mains.

Aussitôt le Peau-Rouge, qui se tenait derrière elle, la frappa d'un bâton garni d'épines:

—Ma soeur est faible; mais ma soeur honorera jusqu'à la fin son illustre époux, dit-il en ricanant.

La victime de cette brutalité exhala un soupir, qui se perdit dans le sinistre concert que les Grosses-Babines exécutaient autour d'elle.

Cependant, le captif exaspéré redoublait d'efforts pour rompre ses liens. Des hurlements rauques sortaient de sa poitrine. Ses traits altérés, ses veines gonflées, la sueur qui ruisselait sur ses épaules, attestaient la violence de son émotion. Peut-être serait-il parvenu à se délivrer, mais un des assistants lui asséna sur le crâne un coup de tomahawk; un flot de sang jaillit; il fut pris d'un frémissement général, qui dura quelques secondes; ses muscles se détendirent, sa tête pencha sur le côté, et il demeura immobile, comme privé de vie.

Pendant ce temps, la pauvre femme, ranimée par une cruelle fustigation, avait été reconduite au bûcher, où, malgré ses plaintes déchirantes, malgré ses résistances, quatre bourreaux l'obligeaient à poursuivre sa terrible opération. Et pendant ce temps aussi les Grosses-Babines continuaient leur scène infernale. De leurs poitrines bondissaient non plus des chants, mais des beuglements assourdissants; de leurs tambourins frappés à tour de bras, ils tiraient des notes inimaginables, qui retentissaient à plusieurs milles à la ronde; et au milieu de ce hourvari ils se démenaient comme une légion de démons.

C'était un spectacle hideux, capable de glacer de terreur les plus hardis.

Il se prolongea au-delà d'une heure; et, durant ce long intervalle, l'Indienne fut contrainte de veiller à ce que le cadavre conservât une position convenable.

La crémation finie, notre misérable héroïne avait les doigts calcinés jusqu'aux os, le visage et les mains labourés par des cicatrices profondes.

Son martyre n'était pourtant pas terminé.

De sa main mutilée, il lui fallut recueillir, parmi les charbons incandescents, les cendres du défunt, et les serrer dans un sac de peau de vison, orné de broderies, qu'on avait préparé à cet effet.

Cette nouvelle tâche remplie et le sac suspendu à son cou par une lanière de cuir, la squaw, épuisée, s'évanouit. Ce que voyant les Grosses-Babines, ils suspendirent leur brouhaha; plusieurs creusèrent un grand trou, y enterrèrent soigneusement les restes du bûcher, et un de leurs sorciers s'occupa à rappeler l'Indienne au sentiment. Ni-a-pa-ah, l'Onde-Pure, tel était le nom de cette Indienne. Elle avait reçu le jour sur les bords du Saint-Laurent, à Caughnawagha, petit village situé à trois lieues environ de Montréal, dans le Bas-Canada.

C'est là que se sont réfugiés les derniers débris de la nation iroquoise, jadis une des plus nombreuses et des plus vaillantes qui existassent sur le continent américain.

Le sang de Ni-a-pa-ah était pur de tout mélange. Par sa mère, la fameuse Vipère-Grise, elle descendait de la Chaudière-Noire, ce chef sanguinaire qui, vers la fin du XVIIe siècle, dévasta si impitoyablement nos colonies de la Nouvelle-France.

Un an avant le drame que nous venons d'esquisser, Ni-a-pa-ah avait épousé Nar-go-tou-ké, la Poudre, brave sagamo iroquois, non moins illustre qu'elle par ses aïeux. Cette union était heureuse, et tout semblait faire prévoir que la félicité lui tresserait longtemps des couronnes parfumées, car les deux conjoints s'aimaient tendrement, lorsque leur quiétude fut à jamais troublée par un coup du sort.

Nar-go-tou-ké était ambitieux. Élevé près d'une grande ville, il avait reçu quelque instruction, et, quoique l'ennemi des blancs, il ne répugnait point aux plaisirs que procure la civilisation.

Une fois marié, son penchant pour ces plaisirs augmenta. Mais il était pauvre, comme la plupart, de ses compatriotes, plus riches en traditions glorieuses qu'en biens personnels. Pour lui, c'eût été s'abaisser que de demander la fortune aux moyens que nous employons ordinairement.

Après avoir médité, il résolut de s'enfoncer dans le désert et d'y entreprendre, pour son compte, la traite des pelleteries.

Nar-go-tou-ké communiqua ce dessein à sa jeune femme. Ni-a-pa-ah ne voyait que par les yeux de son mari. Elle l'encouragea même dans ses projets, car elle désirait vivement visiter le pays de leurs ancêtres, les Grands-Lacs, célèbres par les nombreux exploits guerriers des Iroquois.

Ils partirent donc, malgré les prédictions redoutables de la Vipère-Grise, qui leur déclara que le malheur les attendait au-delà des sources de Laduanna2.

Note 2: (retour)

C'est ainsi que les Iroquois appellent le Saint-Laurent.

Pour ne, pas être en butte aux agressions de la Compagnie de la haie d'Hudson, qui possédait le monopole exclusif de la traite et des chasses, depuis le lac Supérieur jusqu'au-delà du Rio-Columbia, et de la baie York jusqu'au Pacifique, Nar-go-tou-ké décida d'aller s'établir sur la rivière Tacoutche ou Fraser, aujourd'hui si renommée pour ses mines d'or.

La rivière Tacoutche se déploie entre les 49° et 50° de latitude nord.

Elle pouvait, à cette époque, passer pour la limite des territoires sur lesquels la Compagnie de la baie d'Hudson exerçait un empire absolu, puisque cette compagnie avait droit de vie et de mort sur tous les habitants.

Une factorerie, le fort Langley, établi sur le bord méridional, à huit ou dix milles de l'embouchure du cours d'eau, lui appartenait.

C'était un comptoir important pour traiter avec les insulaires de Quadra ou Vancouver et les tribus indigènes cantonnées dans l'intérieur des terres, à l'est des montagnes Rocheuses.

Après un long et périlleux voyage, qui dura plus de neuf mois, Nar-go-tou-ké et sa femme arrivèrent au fort Langley. L'intention du chef iroquois était de se fixer sur la rive septentrionale de la Tacoutche, afin de ne pas s'exposer à la malveillance des agents de la Compagnie; et d'avoir près de son campement un débouché pour les pelleteries qu'il amasserait.

Au poste3 Langley, il fut parfaitement accueilli par le chef facteur, sir William King, qui non-seulement l'engagea fort à planter sa tente de l'autre côté de la rivière, mais promit de lui acheter ses peaux et de lui fournir les provisions dont il aurait besoin. Il ajouta même qu'il l'aiderait de toute son autorité, si les trappeurs blancs ou les sauvages de la Nouvelle-Calédonie cherchaient à l'inquiéter.

Note 3: (retour)

Les établissements pour la traite sont nommés fort, factorerie ou poste. Voir la Huronne.

Venues d'un des agents de la Compagnie de la baie d'Hudson, généralement trop jaloux de leurs privilèges pour en abandonner la moindre part sans gros bénéfices, ces promesses étaient brillantes et généreuses à l'excès. Elles devaient avoir un motif caché. Nar-go-tou-ké s'en douta sans le deviner.

Mais il n'échappa point à Ni-a-pa-ah. Elle était femme et découvrit tout de suite la profonde impression que ses charmes avaient produite sur le chef facteur.

Craignant, avec une juste raison, les conséquences de cette impression, elle essaya d'entraîner son mari dans une autre contrée. Malheureusement, Nar-go-tou-ké fut aveugle ou se crut assez fort pour lutter contre le commandant du poste.

Il dressa donc son wigwam sur la rive septentrionale du Fraser, en face du fort Langley.

Pendant quelques semaines, les relations entre les gens de la factorerie et les nouveaux venus furent pacifiques et amicales en apparence. Mais bientôt le chef blanc fit à Ni-a-pa-ah des propositions insultantes qui furent repoussées comme elles le méritaient. La passion de celui-ci s'accrut de tous les dédains qu'il reçut. Voulant la satisfaire quoi qu'il en coûtât, il s'introduisit dans la tente de Nar-go-tou-ké, en son absence, et essaya de faire subir à sa femme le dernier des outrages.

Ni-a-pa-ah se défendit avec une énergie qui trompa l'attente du scélérat.

Il la quitta, la rage dans le coeur, et en jurant de se venger.

Cela ne lui était pas difficile; mais les vices ont peur de la lumière, et notre homme n'osa pas se confier à ses subordonnés pour le crime qu'il méditait.

Il s'adressa à Li-li-pu-i, le Renard-Argenté, chef d'un parti d'Indiens Grosses-Babines.

Li-li-pu-i ne demandait pas mieux que d'enlever la belle Ni-a-pa-ah. Il la connaissait, s'en était épris et la convoitait, depuis le moment où il l'avait vue pour la première fois. Mais, allié à là Compagnie de la baie d'Hudson, il n'avait pas voulu s'attirer la colère des Anglais, en s'emparant des deux Iroquois qui paraissaient être sous leur protection spéciale.

Sir William King ignorait cet intéressant détail. Il chargea Li-li-pu-i du rapt, et promit que, s'il réussissait, il lui donnerait une livre de poudre et une bouteille d'eau-de-feu.

Le sagamo accepta. Nar-go-tou-ké et sa femme, surpris au sein de leur sommeil, furent garrottés et entraînés vers les loges des Grosses-Babines, sur les premières rampes du mont Baker.

Li-li-pu-i s'était engagé à faire périr Nar-go-tou-ké et à conduire Ni-a-pa-ah au chef facteur, dans une hutte de chasse que ce dernier possédait à vingt milles environ du fort Langley, près de l'ienhus4 de ses alliés.

Note 4: (retour)

Village. Voir la Tête-Plate, les Nez-Percés.

Toutefois, en route, Li-li-pu-i changea d'idée. Les attraits de l'Iroquoise lui tournèrent la tête. Au lieu de la mener à son rival, il prit la détermination de l'épouser.

Cette détermination fut aussitôt mise à exécution.

Avec la pointe de son couteau, Li-li-pu-i marqua Ni-a-pa-ah sur l'épaule, d'une figure de fer de flèche émoussé, signe de la servitude dans la Nouvelle-Calédonie tout aussi bien que dans la Colombie, et la petite fille de la Chaudière-Noire devint dès lors la femme esclave d'un Grosse-Babine.

Je laisse à penser quel fut le désespoir de Nar-go-tou-ké, témoin impuissant de la cérémonie. Sa douleur ne saurait être comparée qu'à celle de la désolée Ni-a-pa-ah. Mais la noble Iroquoise était bien résolue à se tuer plutôt que de se laisser souiller par son odieux ravisseur.

Un accident survenu à Li-li-pu-i, le soir même de son mariage, prévint cette funeste résolution.

Comme ils approchaient du village des Indiens, le cheval du chef s'emporta, et, après une course effrénée dans la montagne, il s'abattit sur son maître.

Quand on releva Li-li-pu-i, il avait cessé de vivre. Suivant les usages des Grosses-Babines, le corps devait être brûlé sur un bûcher au milieu de la nuit suivante, et sa veuve devait prendre à l'incinération une part aussi active que dangereuse.

On sait comment Ni-a-pa-ah s'acquitta de cette horrible tâche.

Lorsqu'elle eut recouvré ses sens, elle était enfermée et gardée à vue dans la cabane d'un de ses ennemis. A son cou pendait le sac qui contenait les cendres de Li-li-pu-i. Ce sac, si elle fût restée parmi les Grosses-Babines, elle eût, d'après la coutume, été condamnée à le porter ainsi pendant trois ans, avec défense de se laver ou d'apporter aucun soin à sa toilette. Le terme du deuil expiré, les parents du défunt se seraient livrés à de grandes réjouissances, et, après avoir déposé dans un coffret d'écorce de cèdre et fixé à une longue perche les restes du trépassé, dépouillant Ni-a-pa-ah de ses vêtements, ils l'auraient enduite de colle de poisson liquide et roulée sur un tas de duvet de cygne; le tout accompagné de danses, festins et tabagies. Enfin, la pauvre femme, ramenée en grande pompe chez elle, aurait joui de la permission de se remarier, si toutefois, comme le dit un voyageur, «elle se fût senti assez de courage pour s'aventurer à courir de nouveau le risque de brûler vive ou d'endurer tous ces tourments.»

Mais Ni-a-pa-ah eut le bonheur d'échapper à ce surcroît d'afflictions.

Nar-go-tou-ké n'avait été qu'étourdi par le coup de tomahawk. Resté esclave chez les Grosses-Babines, il parvint à leur arracher sa femme lorsqu'elle fut guérie de ses plaies, quoique hideusement défigurée et incapable de se servir désormais de ses mains.

Ils prirent la fuite, retraversèrent les steppes immenses qu'ils avaient franchis naguère bercés par des illusions si enivrantes, et retournèrent à Caughnawagha, au commencement de 1817.

—Ah! dit la Vipère-Grise, en remarquant le triste état de sa fille, Athahuata5 m'avait prévenue que cette expédition serait fatale à ma famille, Athahuata ne trompe pas ceux qui ont foi en lui. Pourquoi mon fils ne m'a-t-il pas écoutée?

Note 5: (retour)

Divinité des sorciers Iroquois.

Sans lui répondre, Nar-go-tou-ké abaissa un regard sombre et douloureux sur Ni-a-pa-ah; puis, relevant les yeux et étendant la main dans la direction de Montréal, qu'on apercevait dans le lointain, il s'écria:

—Là sont les destructeurs de ma race; là sont ceux qui ont fait pleurer celle qui est la joie et les délices de mon existence; là, Nar-go-tou-ké détruira ses ennemis; il fera pleurer à leurs femmes tous les pleurs de leurs yeux.

—Que mon fils prenne garde, qu'il prenne bien garde! dit la Vipère-Grise d'un accent prophétique. Athaënsie6 est irrité contre lui. Les Habits-Rouges7 lui seront fatals: ils tueront jusqu'au dernier des Iroquois!

Note 6: (retour)

Divinité du mal.

Note 7: (retour)

Les indiens nomment les Anglais Habits-Rouges ou Kingsors, corruption de King Georges (Roi Georges).




CHAPITRE II

MONTRÉAL

Trois cent vingt-sept ans se sont écoulés depuis que l'illustre Jacques Cartier foula, pour la première fois, le sol sur lequel s'élève aujourd'hui la ville de Montréal. Qui eût osé prédire alors au pilote malouin que, bientôt, ces terres incultes, occupées par des bois inextricables, des landes marécageuses et par la chétive bourgade indienne connue sous le nom de Hochelaga, fructifieraient aux rayons vivificateurs de l'industrie et verraient surgir de leur sein une des opulentes cités du Nouveau-Monde? Qui eût osé le prédire à M. de Maisonneuve, quand, un siècle plus tard à peine, il vint asseoir dans ces plaines les bases de la métropole actuelle du Canada? Aux deux intrépides aventuriers ne pourrions-nous appliquer le cri d'enthousiasme échappé à M. F.-X, Garneau eu parlant du premier?

«S'il était permis, aujourd'hui, à Jacques Cartier de sortir du tombeau pour contempler le vaste pays qu'il a livré, couvert de forêts et de hordes barbares, à l'entreprise et à la civilisation européenne, quel spectacle plus digne pourrait exciter dans son coeur l'orgueil d'un fondateur d'empire, le noble orgueil de ces hommes privilégiés dont le nom grandit, chaque jour avec les conséquences de leurs grandes actions. L'Amérique a cela de particulier qu'elle a été trouvée et qu'elle s'est faite ce qu'elle est, moins par les armes que par les travaux les plus productifs, et que c'est en séchant les larmes des malheureux que la persécution ou la misère chassait d'Europe, qu'elle assurait son bonheur et sa prospérité8

Note 8: (retour)

Garneau, Histoire du Canada, t. 1, p. 21.

Au mois de septembre 1535, Cartier, qui avait précédemment reconnu les bords du Saint-Laurent jusqu'au confluent de la rivière Saint-Charles avec ce fleuve, désire poursuivre ses explorations. Il remet à la voile, et, après une navigation de treize jours sur le grand fleuve, il débarque à Hochelaga, village algonquin situé à soixante lieues plus haut.

«Hochelaga, dit M. Garneau, se composait d'une cinquantaine de maisons en bois, de cinquante pas de long sur douze ou quinze de large, couvertes d'écorces cousues ensemble avec beaucoup de soin. Chaque maison contenait plusieurs chambres distribuées autour d'une grande salle carrée où la famille se tenait habituellement et faisait son ordinaire. Le village lui-même était entouré d'une triple enceinte circulaire palissadée, percée d'une seule porte fermant à barre. Des galeries régnaient en plusieurs endroits en haut de cette enceinte, et au-dessus de la porte, avec des échelles pour y monter et des amas de pierres déposées au pied pour la défense. Dans le milieu de la bourgade se trouvait une grande place9

Note 9: (retour)

Garneau, Histoire du Canada, t. I, p. 23.

Voila le berceau de Montréal.

Les années fuient sur le cadran des âges, insensiblement, et malgré l'incurie si déplorable du gouvernement français, le Canada se peuple, Champlain commence la ville de Québec; des établissements se forment à Sillery, à Trois-Rivières10, des missionnaires catholiques, la croix d'une main, la houe ou l'arquebuse de l'autre, se répandent partout, convertissant les Indiens, défrichant les terres, érigeant des fermes et des maisons d'éducation.

Note 10: (retour)

Voir la Huronne.

Mais c'est en 1640 seulement que la richesse du site de Hochelaga attire l'attention. Ce site est une île longue de neuf lieues sur deux et demie de large environ. Une compagnie de négociants français se la fait concéder et y envoie un de ses membres, Paul de Chomedy, sieur de Maisonneuve, gentilhomme champenois, avec ordre d'y implanter une colonie.

«Il partit pour le Canada le coeur plein de joie. En arrivant, le gouverneur voulut en vain le fixer dans l'Ile d'Orléans11, pour ne pas être exposé aux attaques des Iroquois; il ne voulut pas se laisser intimider par les dangers et alla, en 1617, jeter les fondements de la ville de Montréal. Il éleva une bourgade palissadée à l'abri des attaques des Indiens, qu'il nomma Ville-Marie, et se mit à réunir des sauvages chrétiens ou qui voulaient le devenir, autour de lui, pour les civiliser et leur enseigner l'art de cultiver la terre. Ainsi Montréal devint à la fois une école de civilisation, de morale et d'industrie, destination noble qui fut inaugurée avec toute la pompe de l'Église.»

Note 11: (retour)

Située à une demi-lieue au-dessous de Québec.

La colonie de Ville-Marie12 s'accrut lentement d'abord; ses premiers pas furent incertains, arrêtés par mille obstacles. En 1664, elle ne comptait que 884 familles. Néanmoins on pouvait prévoir la rapidité de son extension future, car déjà son enceinte dépassait celle de Québec, ville qui, quoique fondée trente-quatre ans plus tôt, n'avait à la même époque que 888 habitants.

Note 12: (retour)

Le clergé catholique s'entête à n'appeler Montréal que par ce nom.

De ce moment jusqu'à nos jours, la population de Montréal suivit incessamment une marche ascendante.

Aujourd'hui le chiffre de cette population peut être porté à 100,000 âmes, taudis que Québec, que beaucoup de nos géographes s'obstinent à citer uniquement comme la seule ville importante du Canada, n'en a guère plus de 50,000.

Nous ne saurions mieux comparer l'île de Montréal qu'à un bicorne dont la ville figurerait l'aigrette. Au nord, elle est arrosée par la rivière des Prairies, branche de l'Outaouais (ou Ottawa), et au sud par le Saint-Laurent qui, devant la ville, a plus de deux milles de large.

Adossé à la montagne d'où elle tire son nom. Montréal (Mont-Royal) offre à la vue une sorte de parallélogramme avec ses trois cents rues coupées à angle droit.

La principale voie passagère, la rue Notre-Dame, s'étend du nord à l'est sur un espace de plus d'un mille. Elle est le centre du commerce de détail, le rendez-vous du monde élégant. Des magasins fort coquets, et quelques-uns fort riches aussi, la bordent des deux côtés. Elle est partagée parla place d'Armes sur laquelle on a construit, il y a une trentaine d'années, la cathédrale Notre-Dame, basilique dans le genre néo-gothique, mais prétentieuse, mince, étriquée, une sorte de monument en carton-pierre, bien qu'on le considère comme le temple le plus vaste de l'Amérique septentrionale. Au-delà on remarque aussi le nouveau Palais de Justice, dont la façade a une grande mine, niais dont la distribution intérieure laisse beaucoup à désirer: son portique appartient au style grec. Il se dresse en face de la place Jacques Cartier, sur laquelle, par un contre-sens risible, ou plutôt par une dérision amère, les Anglais ont élevé une colonne et une statue à l'amiral Nelson!

Parallèlement à la rue Notre-Dame, s'élance la rue Saint-Paul, plus étroite, moins élégante, mais non moins animée. La partie septentrionale est envahie par les petits négociants en nouveautés, mercerie et quincaillerie; la partie méridionale par les gros importateurs, dont les immenses magasins descendent jusqu'à la rue des Communes, laquelle longe les quais.

Bâtis en belle pierre de taille à douze ou quinze pieds du niveau du Saint-Laurent, ces quais se déploient devant la ville comme un inébranlable rempart. Pendant la bonne saison, les oisifs et les curieux s'y rassemblent. Peu de promenades présentent, à notre avis, autant d'agréments que celle-là.

En se dirigeant vers le sud, le regard franchit des paysages aussi séduisants que variés, après avoir passé par-dessus le magnifique pont tubulaire Victoria, le plus beau au monde, construit dernièrement par le célèbre ingénieur anglais Stevenson.

Qu'il s'arrête sur les nombreux navires de toutes les nations, voiliers ou vapeurs, goélettes ou trois-mâts, canots d'écorce ou vaisseaux de guerre, mouillés dans les bassins, qu'il ondule avec les eaux diaphanes du roi des fleuves, qu'il vague mollement à travers les quinconces de l'île Sainte-Hélène qui, telle qu'une corbeille de verdure, émerge de l'onde vis à vis de la ville, ou qu'avide et amoureux des champs, il saute à l'autre rive du Saint-Laurent, l'oeil trouve cent sujets de plaisir, d'instruction, de rêverie, de délices.

C'est un spectacle enchanteur pour l'artiste nonchalant, insoucieux, et pour le spéculateur alerte, farci de chiffres.

Entendez le sifflement des steamers! suivez ce double panache de fumée qui se balance au faîte de leurs noires cheminées; voyez-vous dans cette atmosphère imprégnée d'odeurs résineuses et aquatiques, ou bien comptez ces boucauts de sucre, ces quarts13 de farine, ces barriques de tabac, ces caisses, ces ballots de toutes sortes amoncelés sur les quais!

Note 13: (retour)

Les Canadiens-Français nomment ainsi les barils de farine, provisions, etc.

Partout l'activité, partout le travail intelligent, partout l'abondance.

Des hommes, des chevaux, des cabs, des cabrouets se pressent, se froissent se heurtent. On dirait de l'entrepôt général du trafic du globe.

Mais laissons la rue des Commissaires où nous ramèneront vraisemblablement les incidents de notre récit. En examinant Montréal à vol d'oiseau, nous voyons la ville s'étager en amphithéâtre dans les plis d'un terrain fortement tourmenté.

Les quartiers limitrophes du fleuve sont exclusivement consacrés aux affaires. La majeure partie de la population y est anglaise. Plus loin, en escaladant les premières rues de la montagne, nous rencontrons les rues Craig, Vitré, de la Gauchetière, Dorchester, et la grande rue Sainte-Catherine; plus loin encore, la rue Sherbrooke. Toutes observent un parallélisme remarquable.

Les premières sont habitées par des Canadiens français, la dernière par l'aristocratie anglaise.

Perdue sous des allées d'arbres touffus, la rue Sherbrooke ressemble vraiment à l'avenue d'un Eden. Là on n'entend ni tumulte, ni grincement criard. Le chant des oiseaux, les soupirs d'une romance, les frémissements d'une harpe, le chuchotement d'un piano viennent caresser vos oreilles.

Là, point de luxueux magasins pour fasciner vos yeux, mais des cottages gracieux, des villas pimpantes, des manoirs féodaux en miniature, de vertes pelouses, des jardins émaillés de fleurs pour séduire votre imagination. Là, point de mouvement, point de passants qui vous coudoient, mais le murmure harmonieux du feuillage, des amants solitaires lentement pressés l'un contre l'autre, des apparitions enchanteresses qui vous ravissent le coeur.

Elle n'est point régulière, la rue Sherbrooke, elle n'est point dallée, pas même pavée, mais ses méandres sont si mystérieux, sa poussière est si molle, son gazon si doux, ses ombrages si frais... Ah! oui, c'est bien dans la rue Sherbrooke qu'on aime à aimer!

Et quel merveilleux panorama se déroule à vos pieds, se masse sur votre tête! C'est Montréal, la vigilante, qui chauffe ses fourneaux, ouvre ses chantiers, charge et décharge ses cargaisons, décore ses édifices, agite ses milliers de bras, comme ses milliers de têtes! C'est une montagne dont les sommets altiers déchirent la nue; ce sont de gras coteaux, des bois plus verts que l'émeraude, des vergers où se veloutent et se dorent les fruits savoureux, des parterres embaumés et diaprés de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel.

L'extrémité septentrionale de la rue Sherbrooke aboutit à la rue Saint-Denis, grande artère qui s'appuie perpendiculairement sur la rue Notre Dame, divise toute la ville du haut en bas et court s'épanouir dans la prairie.

Elle forme la limite du faubourg Québec.

Dans ce faubourg, un des plus populeux de Montréal, essaiment des Canadiens-Français artisans, détailleurs ou débitants de boissons pour la plupart. Jadis ses hôtes étaient gens enrichis par la traite des pelleteries. On peut s'en convaincre aisément à l'apparence des maisons que les désastreux incendies de 1852 ont épargnées14.

Note 14: (retour)

Après ces incendies successifs, plus de vingt mille habitants se trouvèrent sans logements.

Mais, à mesure que la race anglaise s'est agglomérée dans la ville, elle y a usurpé le sceptre de la fortune15, et soit qu'elle ne voulût pas s'allier à la race française, soit que ses goûts la portassent à se hausser, elle a déserté les bords du fleuve pour charger de ses palais les gradins de la montagne. On connaît l'histoire des moutons de Panurge: petit à petit, les conquis ont imité les conquérants, et, à présent, sauf de rares exceptions, il est peu de Canadiens-Français, rentiers ou dignitaires, qui oseraient avouer un domicile dans le faubourg Québec.

Note 15: (retour)

Chose triste à dire, mais trop facile à comprendre, partout où les populations protestante et catholique se trouvent en présence, on voit la première prospérer, acquérir des richesses, l'autre décroître, s'appauvrir.

Cette migration n'a, du reste, rien qui doive surprendre. Les circonstances ont pu les provoquer. Au fur et à mesure que la ville a élargi sa ceinture, les fabriques, les usines se sont multipliées. Par conséquent, les rives du fleuve ont acquis une importance relative qu'elles n'avaient pas auparavant. On a vendu les terrains occupés par les maisons de plaisance pour y faire des manufactures, et les premiers se sont réfugiés autre part. Puis, fait digne d'attention, comme beaucoup de cités américaines, Montréal tend à remonter le cours du fleuve qui baigne ses murs. Il n'y a pas longtemps, les vaisseaux ne jetaient point l'ancre plus haut que la place de la Douane. Par l'ouverture du canal Lachine16, on leur a facilité un mouillage jusqu'au bout de l'île, pour ainsi dire. Dans quelques années probablement, quand les docks projetés par M. Young seront exécutés, le port de Montréal s'étendra de la rue Bonsecours, à l'entrée du faubourg Québec, jusqu'à la pointe Saint-Charles, tête du pont Victoria.

Note 16: (retour)

Pour l'étymologie de ce nom, voir la Huronne.

Alors, les quartiers sous-jacents se dépeupleront au profit des quartiers nouveaux qui s'installeront en amont. Cela s'explique facilement: quand une colonie se fixe près d'un cours d'eau, elle défriche les terres en s'acheminant vers la source. S'il survient d'autres membres à la colonie, ils ne planteront pas leurs tentes au-dessous des précédents parce que les pouvoirs d'eau ont été utilisés d'une façon ou d'une autre par le drainage des campagnes ou le jeu des machines, mais ils s'établissent au-dessus où rien ne les gêne et ne les embarrasse.

Les terres inférieures étant ainsi les premières mises en culture acquièrent un prix que n'ont pas les terres supérieures, laissées vierges et improductives. Il résulte de là que les manufacturiers, fabricants et entrepreneurs s'échelonnent graduellement devant une ville, en refoulant son cours d'eau, sûrs qu'ils sont d'acheter meilleur marché les emplacements nécessaires à l'établissement de leurs usines ou entrepôts et d'obtenir des forces motrices plus considérables.

Mais ces entrepreneurs, fabricants et manufacturiers sont les avant-coureurs du commerce. Celui-ci ne peut pas plus vivre sans eux, qu'ils ne peuvent vivre sans lui. Autour des usines se groupent promptement les magasins; car, pour éviter les frais de transport, le consommateur se rapproche constamment du producteur. Bientôt les terrains enserrés par la manufacture montent: ils doublent, ils triplent de valeur. Non-seulement le propriétaire ou directeur comprend qu'il aurait avantage à vendre son emplacement et à transférer plus haut ses ateliers, mais il s'aperçoit de l'impossibilité pour lui d'augmenter ses moyens de production par un agrandissement de local, à cause de la cherté excessive des lots avoisinants.

Il déloge; les chantiers l'accompagnent. La navigation, forcée de déposer ou prendre son fret près de ces chantiers, la navigation bon gré mal gré suit leurs mouvements. Le cours d'eau est-il trop peu profond, on le creuse; est-il semé de rochers, on le drague; est-il hérissé de récifs, de cataractes, on perce un canal, comme celui de Lachine au pied des rapides du Sault Saint-Louis ou Caughnawagha.

Et toujours, toujours la ville va refluant vers la source. Se serait-il pas possible de découvrir dans ce phénomène la preuve de notre marche ascensionnelle aussi bien que la preuve de notre penchant à remonter des effets aux causes?

Quant à la cité, elle subit autant de métamorphoses que de progressions. La manufacture est supplantée par le magasin, qui sera supplante à son tour par la maison bourgeoise, et peut-être en dernier lieu par la ferme. Montréal nous en présente un exemple frappant. Il y a un siècle, les comptoirs du commerce ne dépassaient pas la rue des Commissaires. La rue des Communes, qui s'annexe à elle, n'existait même pas. Mais là où prend pied le quartier Sainte-Anne, des moulins, des scieries, des fonderies, des forges fonctionnaient du matin au soir. Maintenant forges, fonderies, moulins immigrent, et des stores, des warehouses leur succèdent partout. Le négoce s'enfuit à tire d'ailes du marché Bonsecours vers les rues Saint-Paul, Notre-Dame, Saint-Jacques, et se précipite dans la rue Mac-Gill.

Avant vingt ans, il aura, nous en avons la conviction, déserté ses vieux foyers et inondé le quartier Sainte-Anne. Ses révolutions passées sont un critérium pour préciser ses révolutions à venir. L'abaissement lent mais continu du prix des loyers dans le faubourg Québec et leur élévation inusitée du côté du faubourg Saint-Antoine suffisent déjà à démontrer d'une façon concluante la justesse de cette assertion. L'achèvement du pont Victoria et l'établissement à la pointe Saint-Charles d'une gare centrale pour la compagnie du chemin de fer du Grand-Tronc, n'ont fait que bâter le transfert du centre commercial au quartier Sainte-Anne ou Griffinton, ce bourbier infect, cette léproserie où grouille une population irlandaise, sordide, déguenillée, fanatique, prête à tous les crimes, la honte et l'effroi de la métropole canadienne, comme les Cinq-Points de New-York, la Cité de Londres ou de Paris, le Ghetto de Rome, furent longtemps la honte et l'effroi des nobles capitales qui recelaient ces clapiers dans leur sein.

Le Griffinton, une fois assaini, purgé des bandes de misérables qui rendent son séjour dangereux autant que dégoûtant, Montréal, avec ses maisons bien bâties, ses grand édifices publics, civils ou religieux, ses rues régulières parfaitement aérées, ses nombreux instituts, son riche musée de géologie, son jardin botanique, son magnifique port, ses prodigieuses ressources maritimes, industrielles et agricoles, et les splendides campagnes qui se déploient à ses portes, Montréal prendra définitivement rang parmi les villes les plus favorisées et les plus agréables des deux hémisphères.




CHAPITRE III

LES DERNIER IROQUOIS

Quoique Montréal ne possédât pas, en 1837, la moitié de la population et des embellissements dont elle s'enorgueillit, à juste titre, aujourd'hui, c'était déjà, par son vaste négoce et son esprit d'entreprise, une des cités les plus importantes de l'Amérique septentrionale. Cette métropole, qui compte près de cent mille âmes dans son enceinte, n'en avait guère alors que quarante à quarante-cinq17. Mais ils étaient doués d'une activité, d'une intelligence commerciale, et d'un amour de l'indépendance qui, dès cette époque, faisaient de leur ville le foyer du libéralisme canadien. Tandis que la capitale politique de la colonie, Québec, demeurait immobile dans son corset de remparts et de préjugés religieux; tandis que ses plus nobles famille françaises acceptaient presque toutes sans murmurer le joug de la domination anglaise, et que beaucoup courtisaient leurs maîtres, adulaient Son Excellence le gouverneur général, les Montréalais ou Montréalistes, comme on les appelle dans le pays, protestaient ouvertement contre toutes les exactions du pouvoir, lui faisaient une opposition énergique, et aspiraient les uns à l'indépendance, les autres à l'annexion aux États-Unis, une certaine, mais faible minorité, à un retour sous l'administration française.

Note 17: (retour)

La population des deux Canadas dépasse actuellement deux millions d'habitants. Il n'est guère de peuples qui se soient accrus aussi rapidement. Comme on le concevra aisément, les Anglo-Saxons ont pris plus de développement que les Franco-Canadiens, depuis la conquête du Canada par l'Angleterre, en 1789. Alors les premiers ne comptaient pas plus de sept à huit mille âmes dans le paya qu'ils occupaient sous le nom de Haut-Canada, à l'ouest de Montréal. De récentes statistiques nous montrent leur progression vraiment fabuleuse:

1814.................... 95,000

1824.................... 151,097

1829.................... 198,440

1832.................... 261,066

1834.................... 320,693

1836.................... 372,502

1842.................... 486,055

1848.................... 723,292

1852.................... 952,054

1855.................... 1,003,121

1860.................... 1,060,305

Quant ou Bas-Canada, il a suivi l'échelle suivante:

Lors de la conquête, soixante mille Français à peine l'habitaient. A partir du premier recensement anglais on trouve:

1825................... 423,630

1827.................... 471,876

1831.................... 511,920

1844.................... 690,782

1882.................... 890,661

1888.................... 930,207

1860.................... 1,000,044

M. Chauveau, surintendant de l'instruction publique au Canada accompagne ces chiffres d'observations très-judicieuses.

«Si, dit-il, l'on considère que cet accroissement est presque entièrement dû à la multiplication par le seul effet des naissances de 60,000 Français, on le trouvera certainement remarquable. Quelques centaines de familles, presque toutes normandes ou bretonnes, ont originairement peuplé les vastes territoires qui composaient la Nouvelle-France. A la conquête, un grand nombre de familles se sont embarquées pour la France, et, depuis ce temps, il n'a pas été ajouté aux familles françaises de la colonie. Quelques individus isolés, aussitôt repartis qu'arrivés, ont, pour bien dire, à peine visité la Nouvelle-France, passée sous la domination de l'Angleterre. Malgré le nombre considérable de Français et de Belges qui émigrent en Amérique, il n'y a actuellement (1858) que 1,366 natifs de ces deux pays. Loin de gagner par l'immigration, la race française a, au contraire, constamment perdu par une émigration qui s'est faite dès l'origine et n'a cessé de se faire vers les États-Unis, les plaines de l'ouest et jusqu'à la Louisiane et au Texas... Bien plus, une émigration plus formidable s'est faite depuis quelques années. Des ouvriers par bandes, des familles de cultivateurs par essaims ont laissé le Canada, etc...!»

Les dilapidations insensées du trésor public, la corruption effroyable des hommes politiques, l'augmentation constante des impôts, la lourdeur de la dette coloniale, qui pèse de près de deux cents francs sur chaque tête d'individu, sont les principaux motifs de cette émigration. Quant à la fécondité des Canadiens, elle peut passer pour proverbiale. Les» familles de douze ou quinze enfant» sont communes. J'ai connu des femmes qui avaient donné le jour à vingt-cinq, et une à trente et un!

Les motifs de leur désaffection étaient divers. Pour les Franco-Canadiens, c'était principalement cette vieille inimitié de race que le temps n'a malheureusement pas effacée. D'ailleurs, peuple conquis, il n'eut, guère été naturel qu'ils supportassent sans se plaindre leurs conquérants.

Pour les Anglo-Canadiens, la vue de l'égalité et de la liberté qui régnait aux États-Unis, comparées à l'oligarchie aristocratique et tyrannique du gouvernement colonial, pouvait être un sujet d'envie. Quoi qu'il en soit, le mécontentement avait atteint ses limites extrêmes. Et les mécontents formulèrent, en 1834, leurs griefs dans un factum célèbre, sous le titre Les quatre-vingt-douze rédigées, en grande partie, sous la direction de M. Louis-Joseph Papineau, le tribun du parti libéral à l'Assemblée législative 18.

Note 18: (retour)

Pour plus amples détails, qu'il m'est impossible de donner ici, voir la Huronne.

Ce document fut envoyé à Londres. Mais, loin de faire droit à ses instantes réclamations, quoiqu'elles fussent appuyées par lord John Russell, O'Connell et plusieurs membres éminents de la chambre des communes anglaise, le cabinet de Saint-James ferma l'oreille.

Des troubles, bientôt réprimés, éclatèrent, au commencement de 1837, à Montréal et dans les environs.

Alors, le ministère anglais se décida à nommer des commissaires pour s'enquérir des affaires du Canada. Au lieu de pacifier les esprits par quelques concessions, la commission les irrita davantage en provoquant des arrestations.

A la fin d'avril de cette année, plusieurs Montréalais furent incarcérés, et l'exécutif fit lancer une foule de warrants, ou mandats d'amener, contre différents individus des campagnes avoisinantes, soupçonnés d'être hostiles à la Grande-Bretagne.

Parmi les suspects se trouvait un Indien habitant le village de Caughnawagha.

Ainsi que nous l'avons dit, le village de Caughnawagha ou du Sault Saint-Louis s'élève à trois lieues environ de Montréal, sur la rive méridionale du Saint-Laurent.

Là, comme les Hurons à Lorette, près de Québec19, se sont réfugiés les derniers rejetons des Iroquois. Cette peuplade, jadis si florissante, qui s'intitulait superbement les Six Nations, et qui, plus d'une fois, fit fléchir nos armes, est à présent réduite à une centaine de familles du métis, végétant dans la misère et la dégradation. A peine leur reste-t-il le souvenir de ce que furent leurs ancêtres à peine savent-ils qu'il n'y a pas deux siècles ils possédaient toutes les régions à l'est et à l'ouest des Grands-Lacs, que le nom seul de leur race faisait trembler les autres Peaux-Rouges et jusqu'aux blancs établis sur les bords du Saint-Laurent et de l'Hudson.

Note 19: (retour)

Voir la Huronne.

Alors ils se recrutaient des Oneidas, Onondagas, Cayugas, Senecas, plus tard des Tuscarocas, six en tout; mais si puissants, mais si vaillants, qu'on les appelait les HOMMES, pour les distinguer des Delawares, les FEMMES, leurs courageux et infortunés adversaires.

Et cependant ils étaient braves, eux aussi, les Delawares ou Lenni-Lenapes, c'est-à-dire peuple sans mélange, comme ils se qualifiaient.

Que sont-ils devenus? Hélas! notre ambition les a anéantis. Vainqueurs et vaincus, Delawares et Iroquois, n'ont plus sur cette terre un seul représentant pur d'alliance étrangère. Les échos de l'Amérique n'entendent plus leur cri de guerre, ne redisent plus leurs glorieux exploits. Ils sont ensevelis au cénotaphe de l'histoire. Comme sur une tombe, leur nom reste, mais pour désigner quelques divisions territoriales du Canada et des États-Unis.

Qui croirait, en parcourant le chétif hameau de Caughnawagha, en rencontrant ces Bois-Brûlés20 couverts d'habillements déguenillés comme nos mendiants européens, abrutis par l'ivrognerie et la fainéantise, que ce sont là les petits-fils—bâtards il est vrai—des Iroquois! Qui le croirait à la vue de leurs sales et chétives cahutes eu boue, tristement éparpillées sur une plage fertile, mais infécondée vis à vis, et à deux pas d'une grande ville éblouissante de luxe, toute palpitante d'industrie!

Note 20: (retour)

On appelle ainsi les métis nés d'une peau blanche et d'une mère indienne.

Pénible spectacle! navrant contraste! Voilà ce que, sur tout le continent américain, notre civilisation a fait des propriétaires légitimes du sol. Une civilisation généreuse, charitable pourtant que la nôtre, et qui ne prétend marcher qu'armée du code de la légalité! Quelle thèse pour le philosophe! Que de réflexions sur l'incertitude de ce que nous regardons comme le droit, de ce que nous jugeons sacro-saint!

Jamais je n'ai traversé la désolée bourgade de Caughnawagha sans que mon coeur ne se serrât douloureusement et que des larmes ne montassent à mes paupières. Au milieu du désert, l'Indien avive en moi le sentiment de la puissance humaine: il me fait plaisir; quoique déjà dégénéré, quoique déjà il se soit inoculé la plupart des vices qui déshonorent les blancs, il conserve pour moi encore quelque prestige; je le vois libre, alerte, hardi dans le danger, et j'oublie volontiers sa malpropreté habituelle, sa paresse imprévoyante, sa duplicité, pour admirer sa patience à toute épreuve, son amour de l'indépendance, sa pénétration, son adresse, sa résistance aux fatigues, aux luttes du corps, ses admirables talents oratoires, son inflexible stoïcisme dans les tortures, sa sérénité devant la mort.

A l'état demi-policé, il est hideux, hideux comme tous les monstres, parce que le Peau-Rouge n'a pas été,—je le dis hautement,—créé pour l'organisation sociale des Visages-Pâles. Nos missionnaires se sont trompés, ils ont été dupés de leur zèle, pour ne pas dire plus. Chez nous, près de nous, l'Indien s'étiole, s'avilit, se suicide lentement. C'est une plante exotique qui ne peut vivre dans notre atmosphère. Nous était-il permis, sous un prétexte politique, religieux on autre, de le traiter comme nous l'avons traité? Est-il permis aux Anglais de poursuivre cette oeuvre meurtrière? Problèmes redoutables, questions difficiles que je me suis souvent posés, mais pour la solution desquels je ne me crois pas assez autorisé.

Quoi qu'il en soit, en 1837, le village de Caughnawagha n'était ni mieux, ni plus mal construit qu'il ne l'est maintenant. C'était une réunion de cabanes, avec des toits de chaume ou de planches, d'un aspect repoussant. On les avait groupées près d'une chapelle où un prêtre catholique essayait, chaque dimanche, par des instructions dans leur langue, d'attacher les Iroquois à la religion du Christ.

A l'exception d'un petit jardin attenant au presbytère et de deux ou trois lopins de terre semés de maïs, nulle trace de culture autour des huttes. Mais ça et là des flaques d'eau noirâtre où barbotaient quelques pourceaux éthiques et des nichées d'enfants dégoûtants au possible.

Pourtant, au centre du village, on remarquait une maisonnette relativement assez élégante, mais qui, par les matériaux dont elle était composée, sinon par sa forme, affectait le type du wigwam indien.

Des peaux de buffle la recouvraient entièrement. Et, au lieu d'être ouverte à tous les vents ou d'avoir une méchante porte de bois comme les autres, elle se fermait au moyen d'un rideau en cuir d'orignal, orné de broderies en rassade21, représentant un castor et un grand aigle à tête chauve.

Note 21: (retour)

Las Indiens appellent rassade les grains de verroterie enfilés dans des piquants de porc-épic.

Ces figures étaient le totem on écusson d'un chef. Le castor est (avec la tortue) l'emblème des Iroquois et des Canadiens qui le leur ont emprunté; l'aigle à tête chauve est un des symboles du pouvoir chez les Peaux-Rouges.

La hutte appartenait en effet à un sagamo. Sa femme, son fils et lui étaient considérés par les habitants du village comme les derniers Iroquois qui n'eussent pas dans leurs veines une seule goutte de sang mêlé.

C'était Nar-go-tou-ké, la Poudre, Ni-a-pa-ah, l'Onde-Pure, sa femme, et Co-lo-mo-o, le Petit-Aigle, leur fils unique.

Nar-go-tou-ké portait gaillardement ses cinquante années. Malgré les malheurs qui avaient abreuvé sa jeunesse, et malgré les tribulations nombreuses qui avaient assailli son âge mûr, il se tenait droit, vert et ferme comme un chêne robuste que l'ouragan a pu agiter sans le courber jamais.

Ni-a-pa-ah, au contraire, avait profondément ressenti les coups de l'infortune. Elle n'était qu'à l'été de la vie, et déjà une caducité précoce, ployait sa taille en deux. Ses cheveux si noirs, si abondants autrefois, avaient tombé et blanchi. Un inextricable réseau de rides sillonnait en tous sens son visage osseux; de larges coutures jaunâtres tranchaient sur le ton généralement bistré de sa peau et ne rappelaient que trop les atroces tortures auxquelles la pauvre squaw avait été soumise sur le mont Baker.

Ses mains brûlées n'offraient plus que des moignons informes dont elle était incapable de faire usage, même pour prendre ses aliments. De ses charmes flétris, il ne lui restait que les yeux,—ces yeux si éloquents dont le rayonnement sympathique reflétait tant d'amour et de mélancolie.

Son amour, elle l'épanchait tout entier, maintenant, sur Co-lo-mo-o, l'enfant qu'elle avait eu de Nar-go-tou-ké, un an après leur rentrée de la Nouvelle-Calédonie au Canada.

Né en 1818, le Petit-Aigle avait donc alors vingt ans passés. Beau et vaillant jeune homme s'il en fut. Il tenait de race. Taille élevée, bien prise, membres vigoureux, muscles d'acier, coeur intrépide, comme son père, il avait les traits délicats, le regard séduisant de sa mère.

Rompu à tous les exercices corporels, chasseur sans rival, pêcheur des plus habiles, Co-lo-mo-o excellait à tirer de l'arc ou du fusil, à dompter un cheval, à conduire un bateau. Nar-go-tou-ké l'avait fait instruire par le pasteur du village, et le Petit-Aigle avait appris, du digne missionnaire, le français, l'anglais, le calcul, un peu de dessin et de musique. Ostensiblement, il pratiquait la religion catholique; on l'avait baptisé sous le nom de Paul. Son s'était flatté un instant de le convertir entièrement et de le faire entrer dans les ordres. Il s'efforça de lui persuader qu'il était appelé, par une faveur divine, à aller prêcher la foi aux Peaux-Rouges de la baie d'Hudson. Mais le jeune homme avait hérité de sa grand'mère, la fameuse Vipère-Grise, un invincible penchant pour les superstitions indiennes, et les tentatives du bon abbé pour en triompher furent sans résultat.

Eût-il réussi, que les goûts de Co-lo-mo-o l'auraient tourné vers une autre profession.

Jamais, du reste, Nar-go-tou-ké n'aurait consenti à laisser son fils embrasser la carrière ecclésiastique. N'espérait-il point que par lui la race iroquoise revivrait un jour et finirait par reconquérir les territoires dont l'avaient spoliée les Visages-Pâles?

Cette espérance, le Petit-Aigle la caressait aussi. Il était heureux et fier de la proclamer.

Les Indiens de Caughnawagha obéissaient à Nar-go-tou-ké. Cependant, ils ne se montraient pas respectueux et soumis à lui, comme le sont à leurs chefs les Peaux-Rouges du désert américain. Une portion même méconnaissait son autorité et s'était attachée à un sagamo de rang inférieur, qui travaillait à la ruine de Nar-go-tou-ké. L'origine de cette haine remontait au mariage de Nar-go-tou-ké avec Ni-a-pa-ah. L'autre sagamo briguait alors la main de la jeune fille. Furieux d'avoir été repoussé, il complota depuis ce jour la perte de son rival; avec la ténacité d'un sauvage, il attendit patiemment que le moment des représailles fût venu. Il se fit des amis, des partisans, et, tandis que Nar-go-tou-ké et les siens se joignaient aux Canadiens-Français pour secouer le despotisme anglais, il se vendit aux agents de la Grande-Bretagne.

On le nommait Mu-us-lu-lu, le Serpent-Noir.

Dès le mois de mars 1837, Mu-us-lu-lu avait déposé au parquet de Montréal une dénonciation en forme contre Nar-go-tou-ké. Le missionnaire de Caughnawagha eut vent de cette dénonciation; sans rien dire à celui qui en était l'objet, car il redoutait la violence de son caractère, il chercha à le sauver, par affection pour Co-lo-mo-o. Une démarche près du grand connétable22 suffit à faire suspendre l'exécution d'un mandat d'arrestation qui avait déjà été dressé contre Nar-go-tou-ké. Ignorant tout, le sagamo, ennemi naturel des Anglais, et le coeur ulcéré par les souffrances que les Grosses-Babines avaient fait endurer à sa femme, le sagamo continua de se concerter avec les chefs des libéraux canadiens pour révolutionner le pays. L'abbé ne lui ménagea pas les avis indirects, les conseils officieux. Mais Nar-go-tou-ké ne comprit rien ou ne voulut rien comprendre.

Note 22: (retour)

Un des principaux chefs de la police.

Plus que jamais il se mêlait aux conspirateurs, surtout depuis l'apparition au Canada d'une bande de trappeurs, conduite par un certain Poignet-d'Acier, homme d'une force herculéenne dont on racontait les prodiges et que maints vieillards prétendaient avoir vu notaire à Montréal, sons le nom de Villefranche, quelque vingt ans auparavant.

Ce Poignet-d'Acier faisait le désespoir de la police provinciale. Elle avait mis sa tête à un haut prix, vingt mille livres sterling; mais nul ne savait où le prendre, quoiqu'on le trouvât partout.

Quant à ses gens, dont on évaluait le nombre à plusieurs milliers, ils étaient aussi insaisissables que leur maître. Ce n'était pourtant pas une troupe fictive. On l'avait vue traverser Ottawa, à son arrivée des pays d'en haut23; on assurait même qu'elle traînait à sa suite des trésors immenses recueillis sur les bords du Rio-Columbia. Mais au delà d'Ottawa elle s'était dispersée, et personne, sauf les affiliés, ne pouvait dire où ses membres avaient, élu domicile.

Note 23: (retour)

Les Canadiens nomment ainsi les territoires du Nord-ouest. Voir la Huronne.

Nar-go-tou-ké le savait bien, lui! Il ne s'écoulait guère de semaines sans qu'il eût quelque entrevue avec Poignet-d'Acier. Tous deux communiquaient aussi avec MM. Joseph Papineau, Wolfred Nelson et Duvernay, les machinateurs de l'effervescence populaire; tous deux tâchaient d'avancer l'heure où ils pourraient venger sur la couronne d'Angleterre les outrages qu'ils avaient reçus de quelques-uns de ses sujets.




CHAPITRE IV

L'ILE AU DIABLE 24

Note 24: (retour)

Je ne crois pas inutile de prévenir mes lecteurs que toutes les localités que je cite existent et que, dans mes descriptions de ces localités, je tâche et tâcherai toujours d'être aussi exact que possible, mon but, en publiant ces ouvrages, étant de raconter, sous une forme anecdotique, mes voyages dans l'Amérique septentrionale.

Par une splendide soirée du mois d'avril, Nar-go-tou-ké et Ni-a-pa-ah causaient dans leur hutte.

L'intérieur se composait de trois pièces.

L'une à l'entrée s'appelait, comme chez les Canadiens, la salle. C'était le lieu commun de réunion. Les deux autres servaient de chambres à coucher. Ces chambres étaient un luxe inusité chez les Iroquois de Caughnawagha. Du vivant de sa belle-mère, la Vipère-Grise, Nar-go-tou-ké n'avait osé se le procurer, car la vieille squaw, fermement attachée aux traditions de ses ancêtres, eût soulevé contre lui la population indienne, sur qui elle exerçait, en sa qualité de medawin ou sorcière, une influence irrésistible.

Mais, depuis qu'elle était morte, au commencement de 1830, Nar-go-tou-ké se livrait, dans la mesure de ses moyens, à son goût pour le confort européen.

Il avait construit sa maisonnette avec une coquetterie bien faite pour piquer davantage la jalousie de Muuslulu, qui habitait une cahute en argile de l'aspect le plus misérable.

Dans la salle où devisaient la Poudre et sa femme, on voyait des trophées d'armes indiennes, fixées contre les murailles blanchies à la chaux; des peaux de bêtes fauves étaient accrochées ça et là ou tapissaient le sol.

Sur un cuir d'orignal passé, apprêté à la pierre ponce, et cloué à deux lances, reparaissait encore le blason du chef iroquois.

Un poêle de fonte, quadrangulaire, à deux étages, haut de cinq pieds, large de deux, ronflait au milieu de la pièce, car le temps était froid encore, quoique le soleil commençât à reverdir les campagnes.

Assis sur un escabeau, une poche remplie de plomb en fusion dans une main, un moule dans l'autre, Nar-go-tou-ké s'occupait à couler des balles de fusil, tandis que sa femme lui parlait, accroupie à son côté.

Son costume était celui des habitants25 canadiens: tuque bleue, capot et pantalons en laine grise fabriquée dans le pays, souliers en cuir de caribou non tanné, et ceinture fléchée multicolore.

Note 25: (retour)

Au Canada, les gens de la campagne sont ainsi nommés, et cette qualification leur a sans doute été appliquée aux premiers temps de la colonisation par opposition aux gens qui faisaient la chasse on couraient le pays en quête d'aventures, tandis qu'eux ils habitaient des demeures fixes.

Ni-a-pa-ah avait conservé le costume national, la couverte en drap bleu foncé, bordé d'une frange étroite jaune clair, les mitas aux longs effilés, les mocassins élégamment brodés.

Sa couverte ramenée en capuchon sur sa tête, de façon à cacher la moitié du front, enveloppait étroitement son buste, retenue à la taille par ses mains mutilées, et flottait en larges plis autour d'elle.

Ainsi embéguinée comme une religieuse, et drapée comme une Mauresque, on ne voyait de toute sa personne qu'une partie du visage, et, de temps en temps, le bout de son petit pied, quand elle faisait un mouvement.

Une chaîne en or, dont elle se montrait très-vaine, descendait de son col sur son sein et soutenait une grosse montre d'argent, cadeau du son fils, le Petit-Aigle.

Deux chiens de la plus grande espèce, noirs comme l'encre, dormaient allongés près d'elle, le museau enfoui dans leurs pattes de devant et fourré jusque sous le poêle.

L'un répondait au nom de Ka-ga-osk, l'Éclair.

L'autre répondait au nom de Ke-ou-a-no-quote, la Nuée-Orageuse.

—Voilà, dit Ni-a-pa-ah, en jetant un coup d'oeil vers l'unique fenêtre de la salle, voilà que le soleil baisse et Colomoo ne rentre pas. Il y a déjà longtemps qu'il est parti. Je crains qu'il ne lui soit arrivé un accident. Quand il a quitté le wigwam, j'ai vu deux corbeaux qui se battaient dans l'air. C'est un mauvais présage. Si ma mère n'était retournée chez les esprits, elle ne l'aurait pas laissé sortir.

—L'épouse de Nar-go-tou-ké a tort de prendre de l'inquiétude, répondit le sagamo. Colomoo n'est pas en retard.

—Dans deux heures il sera nuit.

—Les jours sont courts en cette saison; Ni-a-pa-ah le sait bien.

—Ordinairement, reprit la squaw, en s'agitant, Colomoo est de retour avant le coucher du soleil.

—Oui, mais c'est pendant l'été, lorsque le fleuve est libre.

—Si le fleuve était libre, je n'aurais pas ces craintes. Colomoo est habile, il connaît la manoeuvre, il n'y a pas dans le village un pilote plus adroit que lui. Mais quand le fleuve charrie des glaçons...

—Que Ni-a-pa-ah se rassure, interrompit Nar-go-tou-ké, en suspendant son travail. Le fils de ma femme n'est point un novice. Le premier, l'année dernière, il a sauté les rapides avec le Montréalais. J'étais à la roue, près de lui. Je suis certain qu'aucun de nos jeunes gens ne gouverne aussi bien.

—Colomoo sera un grand chef! répliqua la squaw en relevant la tête avec une expression d'orgueil intraduisible.

—Oui, il aura la gloire de m'aider à chasser les Kingsors des territoires qu'ils ont volés à notre race.

—Nar-go-tou-ké veut-il donc l'emmener avec lui? dit Ni-a-pa-ah d'un ton anxieux.

—Nar-go-tou-ké l'emmènera avec lui, repliqua simplement le sagamo en reprenant son opération.

Il y eut un moment de silence. Ni-a-pa-ah aurait voulu combattre la résolution de son mari, mais elle n'osait le faire ouvertement, car, comme les femmes indiennes, elle avait été élevée à obéir, sans murmurer, à toutes les volontés du maître qu'elle s'était donné.

Cependant, après quelques réflexions intérieures, elle hasarda ces mots:

—Nar-go-tou-ké se souvient que la Vipère-Grise était inspirée par Athahuata?

Le chef ne répondit pas, et l'Onde-Pure poursuivit:

—La Vipère-Grise avait tenu l'oreille ouverte au discours d'Athahuata, et il lui avait prédit qu'il arriverait malheur à sa fille dans les pays où le soleil se couche.

A cette allusion, Nar-go-tou-ké frémit; un éclair de ressentiment traversa son visage. Mais Ni-a-pa-ah tenait ses yeux baissés; elle ne remarqua point la colère qu'elle venait d'allumer, et imprudemment elle continua:

—La Vipère-Grise avait dit juste. L'esprit l'avait sagement éclairée. La femme de Nar-go-tou-ké a été cruellement punie de sa désobéissance aux recommandations de la Vipère-Grise.

En achevant, la pauvre Ni-a-pa-ah, sortit ses poignets informes de dessous sa couverte et les étendit sous les regards du sagamo.

Aussitôt celui-ci, laissant tomber le moule qu'il avait à la main, se leva, les sourcils froncés, et, frappant du pied avec une violence qui justifiait bien son nom, la Poudre, il s'écria:

—Que le courroux de mes pères s'appesantisse sur moi! que la foudre du ciel tombe sur ma tête et me réduise en poussière! que la terre s'entr'ouvre et engloutisse ce qui restera de Nar-go-tou-ké s'il ne venge pas les tortures infligées à Ni-a-pa-ah! Mais que son fils, que Colomoo soit changé en femme, qu'on le condamne à porter toute sa vie un peigne et des ciseaux26, s'il ne vient pas avec son père châtier les Habits-Rouges des outrages dont un de leurs chefs a abreuvé sa mère!

Note 26: (retour)

Marques de la dégradation d'un homme chez les sauvages de l'Amérique septentrionale.

—Mon seigneur fera à son plaisir, dit tristement l'Onde-Pure, en courbant la tête.

—Nar-go-tou-ké et Colomoo agiront comme il convient à des Iroquois insultés dans ce qu'ils ont de plus cher, répliqua le sachem d'un ton ferme, mais qui déjà avait perdu toute son exaspération.

Il se rassit, ramassa les balles qu'il venait de fabriquer et les serra dans les poches de son capot.

—Cependant, fit Ni-a-pa-ah en glissant un regard timide vers son mari, la Vipère-Grise voyait dans l'avenir.

—Oui, dit la Poudre d'un air distrait.

—Et, ajouta sa femme, enhardie par cette concession, elle a déclaré que si Colomoo déterrait la hache de guerre contre les Habits-Rouges...

Elle s'arrêta, interdite par le coup d'oeil terrible que lui lança son mari.

—Il périrait! acheva celui-ci avec un accent sarcastique; eh bien, qu'il périsse! Mais qu'il rende à, ses ennemis tout le mal qu'ils ont fait à son père et à sa mère! Ma femme croit-elle donc que je n'ai pas souffert, moi non plus! croit-elle que le coeur du chef n'a pas saigné de toutes ses blessures! croit-elle...

A ce moment, on siffla devant la maisonnette.

Les deux chiens se dressèrent sur leurs pattes, mais sans aboyer, et étirèrent paresseusement leurs membres.

—C'est Jean-Baptiste, dit Nar-go-tou-ké, en se tournant vers la porte.

Un individu entra en sautillant: un nain. Il n'avait pas plus de quatre pieds et demi de haut. Sa tête était énorme, son corps rabougri, fluet, ses jambes grosses et presque aussi longues que celles d'un homme de taille moyenne. Avec cela, elles étaient bancroches, tournées en dehors, de sorte qu'en marchant les pieds se trouvaient à angle obtus, et la gauche dépassait la droite de deux pouces au moins.

Ce pauvre petit être, si difforme, avait pourtant une figure intéressante et pleine d'intelligence. Mais, pour comble d'infortune, et comme si la nature ne l'eût pas assez maltraité, il était né sourd-muet.

Quels étaient les parents de Jean-Baptiste? On l'ignorait. Un jour, plusieurs années avant les événements que nous rapportons, il était tombé, comme des nues, à Lachine27, village situé exactement en face de Caughnawagha, sur l'autre rive du Saint-Laurent, et y avait fixé sa résidence dans un des magasins abandonnés de la Compagnie de la baie d'Hudson.

Note 27: (retour)

Voir la Huronne.

Les habitants de Lachine l'avaient baptisé Jean-Baptiste, du nom de leur patron national, et sobriquétisé le Quêteux, parce qu'il vivait d'aumônes.

Jean-Baptiste traversait souvent le fleuve pour aller mendier dans les paroisses de l'Est. Bien accueilli par les Indiens de Caughnawagha qui, comme tous les sauvages, pensent que les fous et les estropiés de naissance sont doués d'un pouvoir magique, il s'était pris d'une affection mystérieuse, mais profonde, pour la famille de Nar-go-tou-ké.

Seuls au monde peut-être, le chef et son fils pouvaient échanger des pensées avec lui.

Ces communications avaient lieu par des regards et des signes.

Du reste, Jean-Baptiste se montrait très-reservé avec les Canadiens et vivait solitaire.

Jamais personne n'avait pénétré dans sa demeure. Il était l'effroi des petits enfants; les jeunes gens même craignaient de l'affronter, bien que quelques-uns eussent donné beaucoup pour visiter l'intérieur du Quêteux.

Mais, malgré ses infirmités, il possédait une agilité et une force extraordinaires.

Toute cette agilité, toute cette force s'étaient réfugiées dans ses jambes. Ils l'avaient appris à leurs dépens ceux qui s'étaient frottés à Jean-Baptiste. Dès qu'on l'irritait, le nain se jetait sur le dos, ouvrait ses longues jambes, comme un poulpe ouvre ses bras, un crabe ses pinces, saisissait son insulteur, le serrait, et, quelle que fût l'adresse ou la vigueur de celui-ci, il était incapable de sortir de cet étau qui le pressait de plus en plus, jusqu'à ce que la douleur l'obligeât à implorer son pardon.

La méchanceté ne composait pas le fond du caractère de Jean-Baptiste, mais il était fidèle à ses rancunes comme à ses amitiés.

Il s'avança dans la salle en jouant avec un bâton noueux, plutôt qu'il ne s'en faisait une aide.

Dans ses yeux, Nar-go-tou-ké lut une nouvelle fâcheuse: le front du sagamo se rembrunit.

Par une mimique aussi rapide que la parole, le nouveau venu étendit l'index vers Montréal, puis vers Lachine puis éleva dix doigts en l'air, ensuite le bras droit et rassembla ses mains comme si elles eussent été liées.

Nar-go-tou-ké comprit: dix hommes commandés par le grand connétable accouraient de Montréal pour l'arrêter.

—Merci! fit-il, en frappant sur son coeur pour témoigner sa reconnaissance.

Et s'adressant à Ni-a-pa-ah, consternée par cette scène, dont elle devinait à demi la signification:

—Maintenant, prononça-t-il d'une voix ferme la hache de guerre est déterrée. Quand Colomoo rentrera que la femme de Nar-go-tou-ké lui dise que son père l'attend. Les Kingsors viendront ici. Bientôt leurs chevelures pendront à la ceinture du sagamo iroquois. Ni-a-pa-ah leur répondra que le chef est parti pour les territoires de chasse. Mais qu'elle prenne garde que le Petit-Aigle ne tombe sous la dent de ces loups-cerviers. La destinée de Nar-go-tou-ké était de venger les os de ses pères qui blanchissent encore sans sépulture, sur les bords des Grands-Lacs; sa destinée s'accomplira.

—Nar-go-tou-ké permettra-t-il à sa femme de l'accompagner? demanda la squaw d'une voix suppliante.

—Non, elle doit rester ici, répliqua la Poudre.

Ni-a-pa-ah laissa retomber sa tête sur sa poitrine, et des larmes emplirent ses paupières.

Cependant le sachem interrogeait Jean-Baptiste du regard.

Avec son bâton, l'autre figura un navire sur le sol.

—Ils s'embarquent pour traverser. Nar-go-tou-ké doit partir, dit le chef.

Il décrocha un fusil à deux coups, suspendit une hache et des pistolets à sa ceinture, plaça le fusil sous son bras, jeta sur ses épaules une robe de peau de buffle, et, serrant la main de sa femme, il lui dit:

—Les yeux de Ni-a-pa-ah ont été rougis par les pleurs qu'elle a versés; mais Nar-go-tou-ké rougira la terre par le sang de ses ennemis, et un ruisseau de ce sang de lièvre paiera pour chacune de ses larmes. Que Ni-a-pa-ah se réjouisse donc! qu'elle se rappelle qu'elle descend de la Chaudière-Noire. Le cri de guerre des iroquois va retentir!

Après ces mots le sachem, se carrant majestueusement dans sa peau de bison, comme un empereur dans un manteau de pourpre, sortit avec dignité du wigwam, en faisant signe au nain de l'accompagner.

Une fois sur la place du village, Nar-go-tou-ké indiqua du doigt à Jean le chemin de la Prairie, village, distant de deux lieues de Caughnawagha, sur la même rive.

Le bancal saisit immédiatement le sens de cette indication, et il se mit à arpenter le terrain avec une célérité qui eût fait envie à un coureur de profession.

L'Indien alors descendit au bord du Saint-Laurent. Il sauta dans un tronc d'arbre creusé en forme de canot et suivit pendant quelque temps le cours de l'eau.

Le soleil, au terme de sa carrière, achevait de ronger son disque enflammé derrière les bois de Lachine. Moutonneux, bruyant, le fleuve, inondé de ses tièdes rayons, réfléchissait des lueurs éblouissantes, qui scintillaient parfois, ainsi que des éclairs, quand une banquise voguait sous leurs larmes de feu; car, après avoir été, pendant cinq mois, emprisonné, par l'hiver, dans une barrière de glace, le Saint-Laurent venait enfin de forcer les murs du cachot, et se trémoussait en fuyant vers son embouchure avec l'ardeur d'un captif qui a brisé ses fers.

A un faible intervalle, on entendait le mugissement des ondes sur les rapides28 du Sault Saint-Louis.

Note 28: (retour)

On sait que les rapides sont des écueils à fleur d'eau.

A chaque instant, des piverts rasaient la surface à tire d'aile, en poussant leur note aiguë, et des bataillons de canards sauvages sillonnaient les airs.

Bientôt Nar-go-tou-ké tourna brusquement à gauche et remonta le courant, on traçant une ligne diagonale.

Devant lui, à trois ou quatre cents brasses, apparaissaient deux îlots.

L'un en amont, à une portée de fusil du second, et d'un accès, assez facile; l'autre au-dessous, hérissé d'écueils, que le fleuve déchirait de ses flots rageurs avec un fracas formidable.

Le pied du ce dernier baigne dans les rapides, et sur sa tête, constamment battue par des vagues aussi hautes que des montagnes qui rejaillissent en poussière liquide dans l'île, se présente comme un front de chevaux de frise en granit, infranchissables.

C'est l'île au Diable, la justement nommée. Elle a au plus un demi-mille de circonférence.

Inabordable par en bas et par en haut, elle n'offre aucune baie, aucune anse, aucune crique sur ses flancs. Bien des gens croient encore qu'il est impossible d'y pénétrer. Du reste, plus d'un batelier audacieux et téméraire a péri on essayant d'aller la reconnaître. Je ne sais rien d'affreux, rien de sauvage comme ce lieu inhospitalier. On dirait qu'il n'a été jeté au milieu du Saint-Laurent que pour narguer l'esprit ingénieux des blancs et servir de trône aux martins-pêcheurs, qu'on voit, en toute saison, insolemment juchés à la cime des rochers et des broussailles qui le défendent29.

Note 29: (retour)

Durant l'hiver de 1854-53, le froid fut excessif au Canada. Le thermomètre descendit jusqu'à 35° Réaumur. Pour la première fois, de mémoire d'homme, une partie des rapides du Sault Saint-Louis gela, et je fus assez heureux pour pouvoir, avec deux amis, visiter l'île au Diable, en y passant de la rive septentrionale sur le pont de glace. Celle petite expédition fit événement dans la pays, où bien peu de personnes peuvent se flatter d'avoir exploré l'île en question.

Il est notoire cependant que quelques canots montés par Indiens ont réussi à y atterrir.

C'était, vers l'île au Diable que tendaient les efforts de Nar-go-tou-ké.

Durant une demi-heure, il scia le courant du fleuve, et, parvenu à la hauteur du premier îlot, il se laissa emporter au fil de l'eau, en imprimant, avec sa pagaie, une légère oblique à l'embarcation; puis, sans s'émouvoir des fureurs de l'élément sur lequel son canot dansait comme une plume que ballotte la brise, sans s'inquiéter des paquets d'eau écumante qui le couvraient à toute minute, il se contenta de maintenir le léger esquif en équilibre, jusqu'à ce qu'il atteignit un chicot en face de l'île au Diable, à vingt brasses de celle-ci.

Le canot dérivait avec une effrayante vitesse.

Lâchant sa pagaie, l'Iroquois s'étendit tout de son long à la proue, et, en rasant le récif si près qu'on eût cru qu'il l'aurait heurté, ce qui pour lui eût été la mort, il empoigna un câble qui flottait devant.

D'abord, il laissa filer le câble dans sa main demi-fermée, car s'il eût arrêté subitement son bateau, le contrecoup l'aurait sans doute fait chavirer. Et, après avoir ralenti, peu à peu, la course du canot, il revint à l'autre extrémité et le fit remonter tout doucement en le halant par la corde.

Cette corde tournait le chicot; elle était fixée par le bout à un anneau de fer, scellé dans une anfractuosité des rochers de l'île au Diable.

Dès qu'on la tenait, il n'était plus guère difficile, avec, des précautions et la connaissance de la localité, d'arriver au but de la périlleuse navigation.

Continuant de haler son embarcation, et se faisant de sa pagaie une gaffe pour l'empêcher d'être brisée par la violence des remous contre les énormes cailloux erratiques dont la côte est Jonchée, Nar-go-tou-ké se dirigea habilement à travers les terribles obstacles qui se dressaient autour de lui, et, à la nuit tombante, il débarquait sain et sauf dans l'îlot.

Ayant tiré sur la grève et caché son canot, il se faufila, en rampant sur les pieds et sur les mains, sous des buissons si fourrés qu'ils paraissaient impénétrables, si épineux que quiconque eût ignoré le passage secret pris par l'Indien se fût vainement déchiré le corps pour essayer de les franchir.

Au bout de deux minutes celui-ci déboucha dans une étroite clairière ombragée par un cèdre à la large envergure.

Une cotte de halliers semblables à ceux que Nar-go-tou-ké venait du traverser le cuirassait.

Et à son pied s'élevait un énorme monolithe, représentant une figure étrange, grossièrement sculptée, assise sur une sorte de trône à dossier.

Cette statue avait bien vingt pieds de hauteur et dix de large à sa base. Des mousses, des lichens, des graminées l'habillaient d'une épaisse robe de verdure.

En se redressant dans la clairière, Nar-go-tou-ké découvrit une immense colonne de fumée et de flammes, qui ondulait du côté des rapides en haut de la Prairie.

Puis le glas funèbre du tocsin, dont les notes vibrantes dominaient le vacarme de la cataracte, frappa son oreille.

—Qu'est-ce que cela? mes alliés seraient-ils déjà entrés sur le sentier de la guerre? murmura-t-il.

Et, s'élançant sur la statue, il grimpa jusqu'aux premiers rameaux du cèdre.

De ce point, l'oeil embrassait une vaste circonférence.

Nar-go-tou-ké ne l'eut pas plus tôt atteint qu'il s'écria avec un indicible accent de stupeur:

—Le Montréalais est en feu! Jouskeka, protège mon fils!




CHAPITRE V

LE MONTRÉALAIS

Les moyens d'existence des sauvages30 de Caughnawagha sont très-bornés: la pêche, la chasse constituent les principaux. Et de même que les Hurons de Lorette, les curiosités indiennes, telles que mocassins, bourses, toques, paniers, porte-cigares, etc., fabriqués par leurs femmes et vendus soit aux étrangers, soit à des négociants de Montréal, les aident beaucoup à vivre.

Note 30: (retour)

Les Indiens de Caughnawagha et de Lorette sont ainsi désignés par les Canadiens-Français.

Le gouvernement anglais leur a accordé des terres d'une grande fertilité autour de leur village, mais ils mourraient plutôt de faim que de les ensemencer. Une forêt assez considérable, contiguë à ces terres, leur fournit du bois de chauffage pour l'hiver. Si déplorable est cependant chez les hommes la paresse, ou plutôt le mépris du travail manuel, que la plupart périraient de froid si les squaws ne faisaient, pendant la bonne saison, quelques provisions de combustible.

Néanmoins il existe pour eux une source de gain dont ils profitent généralement volontiers.

Nous avons déjà parlé des rapides de Caughnawagha, appelés aussi rapides du Sault Saint-Louis,—nom chrétien de cette, bourgade,—et parfois, rapides de Lachine.

C'est une chaîne d'écueils, qui barre la navigation du Saint-Laurent au bas de Caughnawagha et à deux lieues environ de Montréal.

Pour remédier à cet obstacle, on a, comme je l'ai dit, creusé un canal, le canal Lachine, qui, partant de la pointe Saint-Charles, dans le quartier Sainte-Anne, s'en va rejoindre le Saint-Laurent au-dessus du village Lachine, après un parcours de neuf à dix milles.

Cependant, si les vaisseaux de toute dimension sont incapables de remonter les rapides et doivent, à l'exception des steamboats, se faire remorquer dans le canal pour gagner le haut Saint-Laurent, il n'est pas sans exemple que des canots dirigés par des Indiens aient descendu, ou, suivant l'expression usitée, sauté les rapides.

Cette circonstance a donné aux compagnies des bateaux à vapeur qui mettent en communication Montréal et les localités supérieures l'idée de faire sauter les rapides à leurs navires, la route étant, à la fois, plus courte et plus agréable pour les voyageurs.

Dans ce but, ils emploient uniquement des pilotes iroquois, auxquels ils offrent une légère rémunération.

Dans l'après-midi du jour où Nar-go-tou-ké fut obligé de fuir pour se soustraire aux agents de la police, on avait signalé, à Caughnawagha, un vapeur qui paraissait près des îles Dorval.

Ce vapeur était le Montréalais, affecté au service du bas et du haut Canada.

Il arrivait de Toronto, et se rendait à Montréal.

Ce steamboat inaugurait la réouverture de la navigation fluviale; aussi était-il pavoisé de banderoles aux couleurs chatoyantes.

Les Indiens tirèrent au sort pour décider qui aurait l'avantage de le piloter à travers les rapides.

Une vingtaine de petits bâtons (tout autant qu'il y avait de compétiteurs) réunis en faisceau dans la main fermée, et dont l'un était moins long que les autres, servirent à cet effet.

C'est exactement notre jeu de la courte-paille.

Le sort fut favorable au fils de Nar-go-tou-ké.

Quand le Montréalais arriva en face de Caughnawagha, Co-lo-mo-o se jeta dans un canot et alla aborder le navire, qui avait renversé sa vapeur pour attendre le pilote.

Le Petit-Aigle amarra son canot à la poupe du steamboat et grimpa lestement sur le pont.

Après avoir salué le capitaine, il se mit au gouvernail.

Un coup de sonnette retentit, la machine du bâtiment lâcha des sifflements stridents; ses deux hautes cheminées vomirent des torrents de fumée qui ondoyèrent, dans l'espace, comme deux panaches immenses; un bruit sourd, des craquements s'échappèrent de ses entrailles, et le navire reprit sa course.

A cette époque, la navigation à vapeur était loin d'avoir reçu les merveilleux perfectionnements qui l'embellissent aujourd'hui.

Le Montréalais n'avait ni la grâce, ni la beauté, ni l'éclat de nos steamboats actuels. Il ne ressemblait pas plus aux palais flottants, à plusieurs étages, tout resplendissants de glaces, de dorures, qui sillonnent maintenant les eaux du Saint-Laurent, de l'Hudson ou du Mississipi, qu'un caboteur ne ressemble à un vaisseau de haut bord.

On n'y voyait pas de magnifiques salons, couverts de riches tapis, meublés avec un luxe féerique; pas d'élégantes cabines presque aussi commodes que les chambres de nos maisons; et surtout pas cette somptueuse chambre nuptiale (bride room) où les jeunes mariés américains aiment à couler leur lune de miel, en faisant un trip31 vers quelque paysage renommé.

En 1837, les steamboats canadiens n'étaient rien moins que confortables.

Non-seulement vous n'y trouviez point une table aussi délicatement servie que dans les meilleurs hôtels, mais sur la plupart vous ne pouviez même vous procurer à manger, non-seulement les dames n'y avaient pas leur appartement particulier, mais on couchait pèle-mêle dans l'entre-pont, sur des cadres superposés et désagréables au suprême degré.

Heureusement que tout est relatif: le voyage en steamboat valait mieux encore que le voyage en goélette, en patache ou en carriole; les gens d'alors s'y estimaient fort à l'aise et vantaient très-haut les charmes de leurs bateaux à vapeur.

Ainsi marche le monde. Nos anciens rois manquaient de la moitié des choses qui semblent, à présent, de nécessité absolue pour les prolétaires.

Avant un quart de siècle on se demandera peut-être comment on a pu naviguer jamais dans ces steamboats qui nous paraissent si splendides.

De son temps, le Montréalais passait pour un chef-d'oeuvre d'architecture nautique.

Il avait cent cinquante pieds de longueur, trente de maître-bau, une puissante machine à basse pression, et jouissait d'une réputation de fin coureur justement méritée.

Mais ce qui le faisait préférer à ses rivaux, c'est que, pour la première fois au Canada, on avait élevé sur son pont deux constructions légères en bois blanc, dans lesquelles les passagers pouvaient se réfugier lorsqu'il pleuvait et qu'ils ne voulaient pas s'exposer aux nauséabondes odeurs de l'entrepont.

Ces constructions d'étendaient à bâbord et à tribord, contre les aubes du vapeur; elles étaient séparées par un intervalle affecté à la cage de la machine, la logette du pilote, et deux passages pour circuler de l'avant à l'arrière du vaisseau.

Elles formaient deux salles.

Sur la porte de l'une on lisait:

Ladies and gentlemen cabin (cabine des dames et des messieurs).

Et au-dessous:

No smoking allowed (défense de fumer).

La porte de l'autre portait cette inscription:

Crew's cabin (cabine de l'équipage).

La première salle, bien éclairée et garnie de bancs de bois, était chauffée par un petit poêle en fonte. Le public s'y tenait habituellement plutôt que dans l'entrepont, où l'on mangeait et couchait, mais qui ne recevait de jour que par des lampes fumeuses.

Nous n'avons pus besoin de dire que, quand il faisait beau, on se promenait sur le tillac, ou bien on demeurait assis sur les banquettes disposées autour de son plat-bord.

La réouverture de la navigation signale, au Canada, la reprise des affaires: alors chacun est d'autant plus avare de son temps que, durant l'hiver, les communications sont difficiles et la bonne saison très-courte, aussi, comme les navires qui font alors les premières traversées sur le Saint-Laurent, le Montréalais était-il encombré de monde.

On y voyait pêle-mêle des Anglais, des Canadiens, des Écossais, des Irlandais, des Indiens, des Yankees; des marchands, des trappeurs, des bateliers, des bûcherons, des pêcheurs; des femmes de toutes les conditions, des toilettes distinguées et des vêtements en haillons, des physionomies avenantes et des figures hideuses; mais par-dessus tout tranchait l'uniforme rouge anglais..

C'était un bataillon de la ligne que le gouverneur du Haut-Canada, sir Francis Head, expédiait de Toronto à Montréal, pour prêter main-forte à la troupe qui y était déjà casernée, car ou appréhendait un soulèvement prochain.

Attroupés sur le pont, les passagers devisaient des événements politiques.

Quoique au premier aspect les races parussent confondues, un observateur n'aurait pas manqué de remarquer que les Anglais et les Écossais se rassemblaient d'un côté, les Canadiens-Français, les Irlandais et les Yankees de l'autre.

Ceux-ci s'étaient rangés à l'avant du vapeur» et ceux-là à l'arrière.

Les femmes avaient suivi l'exemple des hommes; les Anglo-Saxonnes à la proue, le reste à la poupe.

Plus encore que les différences de nationalités, les différences d'opinions créaient cette division.

Parmi les passagers ainsi placés à l'avant; on ne pouvait s'empêcher distinguer trois personnes qui caquetaient et riaient gaiement sans se préoccuper de la sombre gravité de ceux qui les environnaient. L'une était un homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, les autres deux jeunes femmes fort jolies, fort attrayantes, quoique leur genre de beauté fût en parfaite opposition, car l'aînée avait le teint blanc comme un lis, les cheveux noirs, lisses en bandeaux contre les tempes, l'air doucement mélancolique, et la moins âgée montrait un visage rose comme la pulpe d'une pèche, toujours souriant, que couronnait une abondante chevelure blond-cendré, dont les grappes voltigeaient, par boucles soyeuses, autour de son cou.

Toutes deux étaient coiffées d'un casque ou toque de pelleterie, et douillettement emmitouflées dans de chauds manteaux de drap garnis de vison.

Leur compagnon avait aussi la tête couverte d'un casque de fourrure, et sur les épaules un pardessus en peau de castor; car, bien que le soleil brillât de tout son éclat, la brise était fraîche et piquante sur le Saint-Laurent.

—Mon Dieu, que voilà un sauvage qui a bonne mine! fit avec la vivacité d'un enfant la plus jeune des dames en voyant Co-lo-mo-o monter sur le vapeur.

—Voulez-vous bien ne pas parler si haut, petite imprudente!

—Et pourquoi, monsieur, je vous prie?

—Si votre cavalier32 vous entendait! répliqua le jeune homme, en la menaçant du doigt.

Note 32: (retour)

Chez les Canadiens-Français ce terme s'emploie ordinairement pour futur, fiancé, amoureux.

—Sir William? Ok! il est bien trop occupé à déblatérer contre les Canadiens; et puis, au surplus, je me soucie de lui comme d'une vieille papillote, ajouta-t-elle eu riant.

—Oh! Léonie, commença l'autre dame...

Mais elle s'interrompit brusquement.

—Dites donc, ma cousine, est-ce que les Indiens que vous commandiez ressemblaient à celui-là? Alors vous avez eu bien tort d'épouser un vilain garçon comme M. Xavier!

—Est-elle insolente, un peu! dit le jeune homme en la gratifiant d'une petite claque sur la joue.

—Dame, mon cousin, l'insolence est le privilège des jolies femmes, vous me l'avez trop souvent répété pour que je l'oublie jamais.

—Attrapez, mon mari! reprit la seconde.

—Quoi! tu t'en mêles, Léonie?

—Dans tout ça, ma cousine, vous n'avez pas répondu à ma question, dit Léonie.

—Vous êtes une méchante espiègle.

—Ce n'est pas toujours une réponse. Je vous demandais si vos sauvages de la Colombie étaient aussi beaux que notre pilote.

—Mais, petite ignorante, ils ont la tête aplatie comme une poire tapée, intervint Xavier.

—Et ma cousine, qui était leur reine, ne l'avait pas la tête aplatie? reprit Louise avec une ténacité plaisante.

—J'espère, dit le jeune homme.

—Et, s'écria-t-elle vivement, si elle avait eu la tête aplatie comme une poire tapée, est-ce que vous l'auriez épousée, malgré ce grandissime amour qui vous a entraîné dans les pays d'en haut33 pour aller la chercher?

Note 33: (retour)

Les territoires habités par les Indiens du nord-ouest américain sont ainsi nommés au Canada.

Ces paroles furent prononcées avec une expression si comique par la folle créature, que Xavier Cherrier34, tel était le nom du jeune homme, s'abandonna à un bruyant accès d'hilarité.

Note 34: (retour)

Voir les Nez-Percés.

—Ça n'empêche, poursuivit Léonie, en jetant un coup d'oeil sur le Petit-Aigle, qu'on voyait attelé à la roue du gouvernail, dans sa guérite, au-dessus de la machine; ça n'empêche, c'est une drôle d'aventure que la vôtre, je voudrais bien en avoir une comme ça, moi: être souveraine d'une tribu sauvage jusqu'à vingt ans, puis, tout à coup, rencontrer un parent, comme mon cousin Cherrier, qui vient de la Louisiane, dans le désert, exprès pour moi, m'enlève à mes sujets et me marie35. Vraiment, Louise, vous avez eu trop de bonheur! J'envie votre sort!

Note 35: (retour)

Cette locution, comme une foule d'autres employées en Normandie est très-usitée au Canada, même dans la haute classe de la société.

Celle à qui s'adressait cette réflexion traîna vers son mari un long regard d'amour.

—Ce serait, juste, si vous aviez dit que le trop heureux, c'est moi, dit-il.

—Égoïste! murmura joyeusement Louise.

—Mais, s'écria Xavier, de quoi vous plaignez-vous, ma belle cousine! vous avez parmi vos galants un gentilhomme accompli...

—Sir William! riposte-t-elle avec une moue dédaigneuse.

—Il est très-riche, titré...

—C'est la moindre de mes préoccupations.

—Il vous adore...

—Et je le déteste.

—Hypocrite, va! dit Xavier en la poussant légèrement du genou.

—Vous croyez!

—J'en suis sûr.

—Eh bien, voulez-vous savoir la vérité?

—Nous vous défions de la dire.

—Oui-dà? repartit-elle d'un ton piqué.

—Parlez, ma chère Louise, car moi je suis convaincus que vous serez franche, dit madame Cherrier.

—Alors, répliqua la jeune fille, de sa voix railleuse, je vous déclare que j'aimerais mieux ce beau sauvage que le noble sir William King.

Une nouvelle explosion de rire accueillit cette plaisante déclaration.

—Ma foi, oui, ajouta Léonie, cette fois d'un accent sérieux; sir William me déplaît. Et s'il ne tient qu'à moi, jamais je ne l'épouserai. Quoiqu'il soit venu exprès de Montréal pour me chercher chez ma tante où j'étais, Dieu merci, parfaitement, je vous jure que si vous ne m'eussiez pas accompagnée, je ne serais pas descendue avec lui, malgré les ordres de mon père. D'abord il a toujours à la bouche quelques mauvais propos contre les Canadiens, puis, enfin, il s'est permis une fois des libertés... Ah! mon Dieu, qu'est-ce que c'est que cela?

Cette exclamation avait été arrachée à la jeune fille par un violent mouvement de tangage.

—Rien, poltronne; nous sautons les rapides; faites des voeux pour que votre Adonis Peau-Rouge ait le coup d'oeil juste et la main terme, répondit Cherrier.

Le Montréalais venait effectivement de s'engager dans un étroit chenal, lequel, serpentant entre les écueils du Sault Saint-Louis, permet aux vapeurs de franchir la dangereuse passe.

De toutes parts l'onde bouillonnait autour du navire et le fouettait de ses gerbes liquides, qui s'égrenaient en des milliards de gouttelettes scintillant aux rayons du soleil à son déclin, comme de la poussière de rubis, avant de retomber, en fine pluie, sur le pont. Tous les passagers avaient suspendu leurs conversations, et, malgré ces rosées consécutives, se tenaient immobiles pour contempler le spectacle qu'ils avaient sous les yeux.

Devant eux, à perte de vue, le fleuve semblait rouler des mamelons de neige, qui s'agitaient incessamment avec la fluidité du vif-argent. Mais, s'abaissant sur le côté, les regards reconnaissaient bien vite que cette neige mobile n'était que l'écume des eaux, hachées par une multitude infinie de rochers de formes et de couleurs variées, disséminés, comme des gradins, sur toute la largeur du Saint-Laurent.

Si cette scène n'a pas le caractère imposant des grandes cataractes, elle est émouvante; elle produit une certaine sensation d'effroi, la première fois qu'on la parcourt emporté sur un bateau à vapeur.

Le Montréalais plongeait entre les récifs, ainsi que plonge, entre des vagues géantes, le navire battu par la tempête; sa proue se trouvait toujours à plusieurs pieds au-dessous de la poupe, ce qui obligeait les passagers à s'appuyer à la lisse pour conserver leur équilibre. Et, à tout moment, ou pouvait craindre qu'il ne se déchirât sur la herse de roc qu'un caprice de la nature a fixée à cet endroit.

Un éblouissement du pilote, un engourdissement passager de son bras, une seconde d'inattention de son esprit, et c'en était fait du vaisseau, de ceux qui le montaient.

Nul n'eût pu échapper à sa destruction. Tous auraient été mis en pièces, lacérés de mille manières avant d'être engloutis par l'abîme inexorable. Une agonie lente, affreuse, sans remède, eût été le seul et triste avantage laissé aux plus vigoureux nageurs.

Mais Co-lo-mo-o connaissait son métier.

Le Montréalais, dirigé par une main expérimentée, opéra gaillardement la descente: au bout de deux minutes, il se redressait calme et fier dans la baie de la Prairie.

Déjà chacun des passagers souriait de son émoi, ou renouait les entretiens interrompus, et le sifflet éclatant de la machine proclamait le triomphe du vapeur, quand un cri sinistre porta le trouble dans tous les coeurs.

—Le feu! le feu est au navire!

Ce cri, en mer le plus épouvantable de ceux qui peuvent frapper l'oreille humaine, gagna, de proche en proche, toutes les parties du bâtiment, depuis les cabines supérieures jusqu'à la cale, et bientôt une masse compacte de deux cents individus se foula sur In pont. Je renonce à peindre la stupeur, les exclamations vibrantes, le désordre! Vainement le capitaine essaya-t-il de donner des ordres, sa voix ne fut pas entendue, ses gestes ne furent point écoutés.

Cependant on ignorait encore si la terrible nouvelle était vraie ou fausse, lorsqu'une flèche de feu jaillit soudainement, au-dessous de la cage du pilote, par l'écoutille qui conduisait à la chambre du machiniste.

Co-lo-mo-o ne sourcilla point. Sans déserter son poste, malgré la flamme qui grimpait à ses pieds et malgré les clameurs, le bruit inqualifiable, il tourna le cap vers le rivage de la Prairie qu'on distinguait à travers le crépuscule, à un mille de distance au plus.

Par malheur le vaisseau cessa subitement d'avancer, les chauffeurs ayant abandonné leurs fourneaux.

Les passagers et les matelots se ruèrent avec fureur sur les embarcations pendues aux porte-manteaux. Dans leur frénésie, ils renversaient et foulaient sans pitié les femmes, les enfants. Plusieurs râlaient étouffés par la cohue.

Une chaloupe détachée tomba à l'eau et sombra; une autre fut enfoncée par le poids des personnes qui l'envahirent dès qu'elle eut été mise à flot; la troisième parvint à s'éloigner de quelques mètres du foyer de l'embrasement qui, en moins de rien, avait pris les plus vastes proportions; mais le fleuve était jonché de naufragés, se soutenant, se submergeant, se suicidant les uns les autres:—aux premières lueurs de la conflagration, ils s'étaient précipités dans le Saint-Laurent. Ces malheureux, hommes et femmes, s'accrochèrent désespérément à la troisième chaloupe et la firent chavirer.

Alors, illuminé par les torches fulgurantes de l'incendie, commença un de ces drames palpitants que le pinceau et la plume sont impuissants à reproduire. On vit accomplir des traits de courage héroïque, exécuter des actes d'un égoïsme hideusement sauvage.

Qu'il nous soit permis de tirer le voile sur ce sombre tableau, dont le souvenir ne restera que trop longtemps gravé dans la mémoire des Canadiens; car la catastrophe coûta la vie à plus de cent cinquante personnes qui périrent, le plus grand nombre par l'eau, les autres par le feu, en un temps serein, à quelques centaines de brasses de la rive, et sous les yeux d'une population intrépide, ingénieuse, bienveillante, que le tocsin avait amenée de tous côtes et qui organisa aussitôt des moyens de sauvetage.

Une poussée de la multitude avait violemment séparé. Léonie de ses amis.

Pressée contre le plat-bord, elle crut, un moment, qu'elle allait perdre connaissance. Puis elle se sentit soulevée et lancée, par un bras robuste dans l'espace.

La jeune fille tomba à l'eau, ses vêtements la soutinrent à la surface. Mais ce mince secours ne lui pouvait être d'une grande utilité; car déjà dix mains avides s'allongeaient autour de son corps pour s'y cramponner, pour l'enfoncer dans le gouffre avec elles, en voulant se sauver, lorsqu'un nageur vigoureux la saisit à la taille et l'entraîna loin de ce théâtre d'horreurs.




CHAPITRE VI

LÉONIE DE REPENTIGNY.

Le lendemain de cette tragédie, Léonie s'éveilla dans sa jolie chambrette, chez son père, M. de Repentigny, riche propriétaire canadien-français, qui occupait une charge considérable dans le gouvernement colonial.

Nous avons peu de choses à ajouter pour compléter le portrait physique de la jeune fille. Elle rendait exactement le type canadien. Sa figure était pleine, très-fraîche, d'une carnation qui annonçait l'exubérance de la santé. Elle avait les yeux bruns, fort clairs, pétillants de malice. Son nez, petit, d'une coupe aimable, gentiment retroussé, se serait bien gardé de démentir l'expression du regard Une fossette au menton ne lui messeyait pas du tout; et ses lèvres, aussi purpurines que des pommes d'amour, appelaient les baisers.

Taille médiocre, du reste, épaules larges, arrondies, riches en promesses; une prédisposition marquée l'embonpoint; les mains petites, grosses un peu, rougeaudes, nous l'avouons; les doigts courts, encore noués, le pied à l'avenant.

Ce qui n'empêchait pas mademoiselle Léonie de Repentigny d'être citée parmi les belles de Montréal et de Québec, et ce qui ne l'empêchait pas non plus de laisser pressentir, sous sa piquante physionomie de pensionnaire, une future femme extrêmement gracieuse.

Depuis un hiver elle avait quitté le couvent du Sacré-Coeur, où elle avait été élevée.

Parlerai-je de son moral? C'est chose difficile, pour ne pas dire impossible. En général, le coeur des jeunes filles est un livre fermé aux curieux. Il en est qui le nomment grimoire.

Mais ce vocable est si impertinent que je m'en voudrais de l'employer.

Léonie avait reçu l'instruction commune. Elle savait parfaitement son Histoire sainte, rien ou presque rien de l'histoire du reste du monde; on l'avait teintée de géographie; elle se tirait aisément des quatre premières règles de l'arithmétique, dessinait au besoin des paysages dont les lignes n'étaient pas démesurément cagneuses, taquinait un piano sans excès de cruauté et arrachait de son gosier des notes ni plus ni moins fausses que la plupart des petites personnes de son âge et de son rang.

J'oubliais un point essentiel: Léonie de Repentigny dansait à ravir. Pas n'est besoin donc de dire que, de tous les plaisirs, le bal était celui qu'elle préférait.

«Bon coeur, mauvaise tête,» ainsi la qualifiaient dans leurs Bulletins les dames religieuses qui avaient fait son éducation.

Comme on a vu qu'elle était spirituelle, ce mot de ses institutrices nous dispense très à propos de nous appesantir davantage sur le caractère de notre héroïne.

Quoique élégant, son appartement n'offrait pas toutes ces futilités coquettes qu'une Française eût aimé à y trouver. Comme le sont, en général, les chambres à coucher américaines, y compris celles des dames dont la vie mondaine se passe au salon, et dont la chambre à coucher est un sanctuaire inviolable, même pour les domestiques mâles, la pièce occupée par Léonie de Repentigny était simplement meublée: on y remarquait un lit tendu en soie bleu-clair, comme les rideaux des fenêtres, une petite table à ouvrage, un rocking chair (sorte de berceuse), et quelques chaises en damas bleu de la même nuance que le lit et les rideaux.

Le plus grand luxe, c'était le tapis qui recouvrait le parquet. Ce tapis, à ramages blancs et bleus, provenait de nos meilleures manufactures françaises.

Les murs de la chambre, nus, semblaient plaqués d'albâtre, tant leur blancheur mate était immaculée!

Une petite salle de bain et un cabinet de toilette étaient contigus à cette chambre.

En s'éveillant, Léonie se sentit énervée. Il était huit heures du matin; suivant l'habitude des maisons américaines, on sonnait le premier coup du déjeuner.

—Bon, se dit la jeune fille en entr'ouvrant les rideaux, et en étirant ses membres, afin de leur rendre leur élasticité; bon, j'ai encore une demi-heure pour me reposer, plus une autre grande demie pour m'habiller! C'est bien plus qu'il ne m'en faut. Au couvent, nous n'avions que dix minutes, et encore il fallait se lever à des heures,—elle se prit à bâiller nonchalamment et découvrit deux rangées de dents superbes,—à des heures qu'on n'y voyait goutte. Ah! quel bonheur d'en être sortie! ai ce n'était cet ennuyeux sir William qui me fatigue du matin au soir avec ses protestations, je n'échangerais pas mon sort pour celui d'une reine. Mais comme je suis courbaturée! Cet accident d'hier, grand Dieu, je n'ose y songer..... sans le brave pilote, j'étais perdue! Ce n'est pas sir William qui m'aurait sauvée! Il pensait bien plutôt à sa chère personne qu'à moi! Oh! je me souviendrai de sa conduite! Aujourd'hui j'irai à Notre-Dame-de-Bon-Secours et je brûlerai un cierge à la sainte Vierge pour la remercier de sa protection. Je suis bien sure que c'est elle qui a inspiré au sauvage l'idée de m'assister.....

Léonie s'arrêta un instant, fit une courte prière mentale; puis elle continua:

—Comme la destinée est donc singulière! je rêvais justement d'aventures au moment où la catastrophe est arrivée. Je songeais même à l'Indien. Quel air noble il a! quelle fierté dans ses traits!...

Surprise par cette réflexion, elle devint rouge comme une grenade et jeta autour d'elle un petit coup d'oeil inquiet, craignant qu'il n'y eût dans la chambre quelqu'un qui l'observât.

—Enfin, reprit-elle comme pour chasser une pensée dont la convenance lui paraissait douteuse, heureusement que mon cousin et ma cousine Cherrier s'en sont tirés sains et saufs. Je me serais toujours reproché le mal qui aurait pu leur advenir, car c'est pour m'être agréables qu'ils sont descendus de Toronto à Montréal. Louise voulait que Xavier demeurât dans le Haut-Canada, jusqu'à ce qu'ils retournassent à la Nouvelle-Orléans. Elle a peur des troubles qui éclatent chaque jour à Montréal. Elle n'est pourtant pas poltronne, ma cousine; mais elle aime tant son mari! Ah! ça doit être bien doux d'aimer quelqu'un! Est-ce que le mariage donne l'amour? Je m'imagine pourtant que je ne pourrai jamais aimer sir William; il n'est pas méchant, mais si fat, si insupportable... Oh! mais, je n'ai pas encore dit oui..... Nous verrons...

Et Léonie appuya son assertion d'un geste volontaire qui annonçait qu'elle avait «la tête près du bonnet,» comme disaient les domestiques de la maison.

La cloche retentit de nouveau.

—Voici le deuxième coup déjà! Une, deux, nous y sommes, dit-elle tout haut, en glissant en bas de son lit.

Elle s'enveloppa frileusement dans un peignoir, fit ses ablutions, releva en un tour de main ses beaux cheveux derrière son son chignon et acheva sa toilette.

Comme elle s'apprêtait à sortir de la chambre, sa mère entra, en amortissant le bruit de ses pas.

—Comment! debout! s'écria-t-elle.

—Oui, ma bonne maman, répondit Léonie en se précipitant dans les bras de madame de Repentigny, qui la pressa avec force sur son sein.

—Ma chère, chère enfant! disait la tendre mère, les yeux tout humides de larmes. Oh! comme nous devons bénir Dieu de ce qu'il nous a conservé tes jours!

—J'ai promis un cierge à Notre-Dame-de-Bon-Secours, murmura la jeune fille en répondant passionnément aux caresses qui lui étaient prodiguées.

—Et tu as sagement fait, ma Léonie bien-aimée! Mais es-tu remise, ne sens-tu aucun mal, aucune douleur?

—Non, petite maman, non; un peu de fatigue, voilà tout.

—Dès hier soir j'ai envoyé un exprès à ton père pour lui dire que tu avais échappé au sinistre avec sir William et nos cousins...

—Il est donc parti pour Québec, mon père?

—Oui, les affaires du gouvernement l'ont appelé et il s'est embarqué hier à quatre heures, presque au moment.... Oh! que je t'embrasse!... Encore! encore!

Et madame de Repentigny couvrait sa fille de baisers.

—Mais tu vas me manger, petite maman, disait celle-ci, en souriant à travers les douces larmes qui coulaient sur ses joues.

—Ah! j'ai eu une si grande frayeur! puis tellement craint de te perdre, ma pauvre enfant. Mais, écoute, mets ton chapeau, nous irons tout de suite à Notre-Dame-de-Bon-Secours offrir nos voeux à la sainte Vierge.

—Oh! je le veux bien, maman.

—Je vais faire atteler. Dépêche-toi.

—Dans une minute, je serai prête.

Bientôt la mère et la fille sortirent dans un élégant carrosse à deux chevaux de la maison qu'elles habitaient, rue Sherbrooke, au pied même du mont Royal.

Madame Éléonore de Repentigny, née de Beaujeu, appartenait, et par ses ancêtres et par son alliance aux de Repentigny, à la plus haute noblesse franco-canadienne.

C'était une femme de trente-huit ans, simple, douce et bonne jusqu'à la faiblesse. Son mariage n'était pas heureux: M de Repentigny unissait à une ambition démesurée qui l'avait vendu à l'administration anglaise, une sécheresse naturelle qui en faisait un despote pour les siens. Il eût voulu un héritier mâle de son nom, dont il était très-vain, et ne pardonnait pas à sa femme de ne lui avoir donné qu'une fille. Ce trait prouve qu'à la dureté du coeur il joignait une étroitesse remarquable de l'esprit. Ces deux vices de conformation morale s'accompagnent assez communément: une personne affectée de l'un est presque toujours atteinte de l'autre.

Au yeux de son père Léonie partageait la faute de sa mère. Il les traitait toutes deux avec une rigueur odieuse. Cependant, la jeune fille avait, jusqu'à un certain point, hérité de son opiniâtreté. Elle lui résistait à l'occasion et prenait courageusement parti pour madame de Repentigny. Aussi était-il pressé de la marier. A peine sortie du couvent, il avait provoqué les assiduités d'un jeune Anglais près d'elle. Cet Anglais, sir William King, officier dans l'armée britannique, mais cadet de famille, ne demandait pas mieux que d'épouser mademoiselle de Repentigny, à laquelle on assurait une dot de vingt-cinq mille livres sterling et qui pourrait prétendre à une somme double au moins, après la mort de ses parents.

Jusqu'alors Léonie ne se montrait pas trop opposée à cette union, quoiqu'elle reçût parfois fort mal son futur époux. Elle considérait, le mariage comme une sorte de délivrance, qui lui permettait même de protéger sa mère contre les emportements de M. de Repentigny, car elle se promettait bien de ne la quitter jamais.

Sous un extérieur enjoué, Léonie cachait un grand fonds de fermeté. Mais, ainsi que son père, elle avait des passions très-fougueuses, qu'elle ignorait, encore elle-même. Seulement, au lieu d'être des passions d'esprit comme les siennes, c'était des passions, de coeur. Jusqu'alors sa tendresse pour sa et une vive affection pour quelques personnes de leurs entours avaient suffi aux aspirations de son âme. S'assurer l'empire sur le mari qu'on lui destinait, afin de n'avoir pas à souffrir comme madame de Repentigny, était l'unique souci de Léonie.

La mère et la fille n'avaient de contentement que quand elles étaient ensemble. On peut donc juger des angoisses de la première en apprenant la veille, vers huit heures du soir, que le vapeur qui lui ramenait sa fille de Toronto brûlait, à deux lieues de Montréal; on peut juger des expansions de sa félicité en la retrouvant sauve et bien portante auprès d'elle.

Sans être aussi démonstrative, la joie de Léonie égalait celle de madame de Repentigny.

Pelotonnées dans leur voiture, chacune un bras passé autour de la taille de l'autre, se couvant du regard, se baisant à chaque propos, elles ressemblaient plutôt à deux soeurs étroitement liées, qu'à une mère à son automne et une fille à son printemps, car madame de Repentigny était belle encore, surtout quand le bonheur souriait sur son visage, et ne paraissait pas âgée de plus de vingt-six à vingt-huit ans.

Après avoir longé la rue Sherbrooke, leur voiture tourna dans la rue Saint-Denis, qu'elle descendit rapidement, côtoya le Champ-de-Mars, situé derrière le Palais de Justice, et vint s'arrêter au coin des rues Saint-Paul, de Bon-Secours, où s'élève l'église de ce nom, tout près du marché et de l'hôtel de ville, monument qui ne manquerait pas d'une grandeur imposante si, par une inconcevable incurie, trop commune au Canada, il n'était resté inachevé.

L'église de Notre-Dame-de-Bon-Secours est en grande vénération parmi les Canadiens. Petite, étroite, mais richement décorée, elle ouvre sur la rue Saint-Paul et son chevet regarde le Saint-Laurent, vis à vis de l'île Sainte-Hélène36.

Note 36: (retour)

Le clergé catholique a joué un rôle prépondérant dans la colonisation canadienne; aussi n'est-il pas étonnant qu'on trouve une si abondante quantité de noms de saints et de saintes pour designer les localités.

Les bateliers catholiques n'oublient jamais de se signer en passant devant cette chapelle, et les marins y vont prier avant de partir pour un voyage.

Leurs dévotions terminées, les deux dames retournèrent chez elles.

En rentrant, elles trouvèrent sir William qui était venu prendre des nouvelles de Léonie.

C'était un grand jeune homme, d'un blond fadasse, dont toute la distinction se résumait en une prodigieuse satisfaction de lui-même et une arrogance incroyable.

Quoiqu'il courtisât la fortune de mademoiselle de Repentigny, il affichait un profond mépris pour les Canadiens. Ce n'était cependant pas un contre-sens dans un certain monde de Montréal et Québec, où bon nombre de vieilles familles nobles françaises, ralliées à la couronne britannique, s'efforcent à oublier leur origine et se flattent d'ignorer jusqu'à notre langue pour complaire à leurs maîtres.

—Ah! mesdames! vous me voyez bienheureux, très-heureux de vous trouver en aussi merveilleuse santé; je craignais que notre chère Léonie ne fut indisposée des suites de notre petite aventure. C'a été excentrique, très-excentrique! dit-il en abordant madame et mademoiselle de Repentigny.

—Dites affreux, épouvantable, sir William, fit la première en frissonnant.

—Oh! sir William ne s'émeut pas aussi facilement! dit Léonie d'un ton épigrammatique.

—C'est vrai, très-vrai, my dear, dit-il avec le grasseyement particulier aux dandies londonnais.

—Vous avez couru de grands dangers, sans doute! dit la jeune fille de sa voix moqueuse.

—Une bagatelle! une très-petite bagatelle!

—Pourtant vous ne pensiez guère à moi!

—Au contraire, my dear, au contraire! J'y pensais sérieusement, très-sérieusement.

—Vous l'avez prouvé! dit ironiquement Léonie.

—Oh! oui; et je courais à vous, vite, très-vite, my dear, quand.....

—Ne parlons plus de cela, je vous en prie, sir William, interrompit madame de Repentigny; ce sujet m'est trop pénible—Vous déjeunerez avec nous?

Le jeune homme s'inclina en signe d'assentiment. On entra dans la salle à manger où le déjeuner était dressé.

Séparée du parloir par deux portes à coulisse, cette pièce avait pour meuble principal une table oblongue en mahogany, sorte d'acajou foncé, et un dressoir de même bois, chargé d'argenterie massive. Une toile cirée, à carreaux noirs et gris, s'étendait sur le plancher.

Le repas fut servi suivant la façon anglaise: il se composait d'oeufs à la coque, jambon fumé, côtelettes d'agneau, poisson frit, beurre frais, petits pains chauds sans levain, appelés cakes, thé et café.

Tout en mangeant, Léonie s'amusait à cingler l'humeur apparemment très-paisible de son prétendu.

Comme le déjeuner tirait à sa fin, madame de Repentigny dit tout à coup, en levant les yeux vers la fenêtre, à travers laquelle s'ébattaient les tièdes rayons d'un soleil printanier:

—Mes enfants, nous avons un devoir à remplir; il faudra s'en acquitter aujourd'hui. Nous irons faire une visite à ce brave sauvage qui a sauvé la vie à ma fille.

—Oh! bien volontiers, maman! s'écria Léonie; le temps est magnifique, ce sera une promenade charmante, n'est-ce pas, sir William?

—Charmante, très-charmante, my dear, répéta celui-ci d'un air distrait.

—Comme il nous dit cela! fit Léonie qui avait remarqué que le visage du jeune homme s'était rembruni aux premiers mots de la proposition.

—J'espère que vous nous accompagnerez, monsieur! dit madame de Repentigny.

—Ce serait avec plaisir, un très-grand plaisir, je vous assure.....

—Mais vous êtes de service, je gage! riposta Léonie; eh bien, que vous soyez de service ou non, vous serez notre cavalier, je le veux!

—Elle est originale, très-originale! dit sir William en ébauchant un sourire contraint.

—Pourtant, sois raisonnable, ma fille, essaya madame de Repentigny; si les occupation» de sir William...

—Ses occupations, repartit-elle vivement en haussant les épaules, je voudrais bien voir qu'il eût autre occupation que celle de me plaire!

—Spirituel, très-spirituel, dit l'officier saluant agréablement de la tête.

—Alors, reprit la mère de Léonie, nous allons nous habiller et partir.

—Mais, objecta sir William......

La jeune fille lui coupa aussitôt la parole.

—Je vous interdis toute observation, ou sinon!

Elle tendit son doigt vers lui d'un air menaçant, tout en quittant la salle à manger pour remonter à sa chambre.

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