Les derniers Iroquois
CHAPITRE VII
CO-LO-MO-O LE PETIT-AIGLE.
Quand la noblesse du maintien de Co-lo-mo-o attira l'attention de Léonie de Repentigny sur le Montréalais, celui-ci la connaissait déjà, sans qu'elle le sût. Il l'avait remarquée à Lachine, où elle était venue se promener avec son parent Xavier Cherrier, et à Montréal, un jour de grande fête religieuse.
Mais quels que fussent les sentiments de l'Iroquois à l'égard de la jeune fille, il les tenait cachés au fond de son coeur avec la discrète fierté particulière aux Indiens.
Les regards furtifs que lui adressa plus d'une fois Léonie à bord du vapeur, n'échappèrent point à sa pénétration. Loin de lui être agréables, cependant, ils l'irritèrent. Co-lo-mo-o crut y démêler du dédain, et son orgueil fut d'autant plus profondément froissé qu'il attribua à des plaisanteries dont il était l'objet la souriante gaieté de Léonie et de ses compagnons.
Si, au moment de l'incendie, la machine du navire n'eût cessé de fonctionner, il n'aurait, certes, pas quitté sa logette pour aller lui porter secours. Mais ses services devenant inutiles, il abandonna le gouvernail et songea à son salut personnel.
En fendant la presse, afin de sauter à l'eau et de gagner la rive à la nage, le hasard, plutôt qu'une intention de son esprit, le poussa vers Léonie, à qui la douleur arrachait des plaintes déchirantes.
Le Petit-Aigle fut ému par l'accent de ces plaintes. Il oublia son ressentiment: il saisit la jeune fille par la taille, il la lança dans le fleuve, s'y précipita derrière elle et la traîna jusqu'à la grève où les soins qu'exigeait son état lui furent prodigués.
Co-lo-mo-o, alors, jeta un coup d'oeil étrange sur le navire qui achevait de se consumer, au milieu des gémissements, des clameurs des naufragés.
Il fit un mouvement comme pour se remettre à l'eau et revenir leur prêter son aide. Mais ce mouvement fut à l'instant réprimé.
—Non, murmura-t-il, Co-lo-mo-o ne serait pas le digne fils des Iroquois s'il assistait les ennemis de sa race!
Puis, il s'élança, en courant, sur un sentier qui côtoie le Saint-Laurent dans la direction de Caughnawagha.
A mi-chemin de ce village, près d'un hameau canadien bâti au pied même des rapides, le Petit-Aigle rencontra Jean-Baptiste.
Par des signes, le nain lui annonça que la police montréalaise était arrivée à Caughnawagha pour y arrêter son père, que celui-ci s'était réfugié dans l'île au Diable, que Co-lo-mo-o s'exposerait certainement à être appréhendé s'il se montrait avant le départ du grand connétable.
Aucune trace d'émotion ne se peignit sur le visage du jeune Indien.
Il témoigna à Jean-Baptiste qu'il voulait être seul, et le bancal, sans manifester la moindre contrariété, poursuivit son chemin vers la Prairie.
La nuit était tombée, nuit fort triste à cet endroit, quoique claire, sereine, toute radieuse des constellations célestes qui scintillaient dans l'espace. Mais les arbres étaient encore dépouillés, l'herbe était encore enfouie sous les amas de neige et de glace dont le rivage du fleuve était jonché, et les chantres des gazons et des bois n'avaient pas encore fait leur réapparition.
Après une minute de réflexion, Co-lo-mo-o traversa le hameau, grimpa, sur un chêne en face de l'île au Diable, et, à trois reprise différentes, il imita le cri du pivert, cri si âpre qu'il domina les rugissements de la cataracte.
Rien ne répondit à cet appel.
Sans se décourager, Co-lo-mo-o recommença, en imprimant à ses notes une modulation insaisissable pour toute autre que pour une oreille exercée.
Cette fois, le cri du pivert s'éleva aussi de l'île au Diable, mais faible au point qu'à peine on le pouvait entendre.
—Mon père est en sûreté, se dit le Petit-Aigle; maintenant il faut que je voie ce qu'on fait à l'ienhus37.
Il redescendit de l'arbre et continua de monter vers Caughnawagha.
Arrivé devant le village, il prit un canot sur la grève, le mit à flot, s'éloigna à quelques mètres du bord du fleuve et exhala un aboiement prolongé.
On eût dit un chien renfermé qui se lamentait.
Peu après, dans l'ombre, Co-lo-mo-o aperçut deux masses noires, glissant rapidement de son côté. Il se rapprocha sans bruit du rivage. Les sombres figures entrèrent sans hésiter dans l'eau.
C'étaient les chiens de Nar-go-tou-ké.
—Ici, Kagaosk! souffla le Petit-Aigle à voix basse.
L'Éclair et la Nuée-Sombre nagèrent vers le canot. Il semblait qu'ils comprissent les désirs de Co-lo-mo-o, car ils ne faisaient aucun bruit, en avançant.
—Les Habits-Rouges ne sont pas encore partis, pensa l'Iroquois, en se baissant pour prendre deux objets que les chiens portaient dans leur gueule.
L'un de ces objets était un fusil double, enveloppé dans un fourreau de cuir imperméable; l'autre une boîte de fer-blanc hermétiquement close, qui contenait des munitions de chasse.
D'un geste de la main, le Petit-Aigle renvoya Kagaosk et Kewanoquot.
Puis il chargea son fusil, arrêta l'embarcation au moyen de ses pagaies, fichues comme des pieux, contre chaque flanc, dans le sable des battures sur lesquelles il se trouvait, et resta en observation, étendu au fond de l'esquif.
Deux heures s'écoulèrent sans que Co-lo-mo-o eût changé de position. Tout à coup, un son léger, puis un clapotis le tirèrent de son immobilité. Il projeta sa tête par-dessus le bord du canot. Ses yeux fouillèrent les ténèbres et il distingua l'Éclair qui venait à lui.
—Nos ennemis ne sont plus là; la squaw m'envoie le chien pour me prévenir; allons savoir ce qui s'est passé, se dit le Petit-Aigle.
Laissant son embarcation sur la place, il descendit dans l'eau, tenant, comme les Canadiens, son fusil sur l'épaule, par le canon, et marchant vers le wigwam, où Ni-a-pa-ah l'attendait dans une anxiété fiévreuse.
—Que ma mère cesse de craindre, dit-il, avec une certaine hauteur, en s'arrachant aux embrassements de l'Indienne, le chef est dans une retraite que les Visages-Pâles ne pourront atteindre.
—Mais Co-lo-mo-o a couru des dangers? demanda Ni-a-pa-ah d'un ton timide.
Co-lo-mo-o est le fils d'un noble sagamo; le danger lui plaît, dit laconiquement le Petit-Aigle.
—La bête-a-feu38 flottante a éclaté? interrogea encore l'Onde-Pure en examinant avec inquiétude son fils à la lueur d'une torche.
Celui-ci ne jugea pas à propos de répondre.
—Le chef a-t-il des provisions? s'enquit-il.
—Il a emporté de la poudre et des balles. Mais Co-lo-mo-o ne me racontera-t-il pas comment il a échappé à l'incendie qui, disait-on ce soir dans le village, a détruit le grand canot des blancs?
—Il ne s'agit pas de moi maintenant, mais du chef, ma mère, vous devriez le savoir, répliqua le jeune homme avec la sévérité d'un sagamo du désert s'adressant à l'une de ses squaws.
Ce n'était point que Co-lo-mo-o n'aimât Ni-a-pa-ah; mais un orgueil insoutenable le possédait. Pour lui, la femme était un être inférieur tenue envers l'homme à une obéissance passive, comme son chien, son cheval. Une instruction à demi chrétienne n'avait pas réussi à triompher de ce sentiment qu'avait développé en lui sa grand'mère, la Vipère-Grise, et le jeune Indien, plein de soumission, de vénération pour son père, n'admettait pas qu'un fils dût déférer aux ordres d'une mère.
—Nar-go-tou-ké a pris tout ce dont il avait besoin, repartit Ni-a-pa-ah avec un soupir.
—Quand les hommes de la police sont-ils venus? dit le Petit-Aigle.
—Comme le soleil se couchait.
—Combien étaient-ils?
Ni-a-pa-ah compta sur ses doigts.
—Dix, répliqua-t-elle.
—Et ils ont quitté le village?
—Oui, mon fils, un de nos alliés est venu me l'apprendre.
Il y eut un moment de silence.
Son fusil posé à terre devant lui, les mains croisées sur la gueule des canons, le corps un peu incline, Co-lo-mo-o méditait profondément, quand les deux chiens, qui s'étaient couchés à ses pieds, se relevèrent en même temps et allongèrent leur museau sous la porte du wigwam, en aspirant l'air.
—On a trompé ma mère, les Habits-Rouges sont encore ici, s'écria Co-lo-mo-o en épaulant son arme et s'apprêtant à se défendre.
Mais, soit que les chiens eussent eu une fausse alerte, soit que ceux qui l'avaient excitée ne jugeassent pas opportun de se montrer, on n'entendit rien, on ne vit rien paraître.
Le Petit-Aigle rabaissa son fusil.
—Les blancs rôdent autour de cette loge, dit-il. Donnez-moi quelques aliments, ma mère.
—Irais-tu rejoindre Nar-go-tou-ké?
—Co-lo-mo-o ira où le chef l'enverra, répondit-il en prenant un bissac où il plaça un quartier de venaison boucanée, que lui tendit Ni-a-pa-ah.
Sans mot dire, l'Onde-Pure s'accroupit, en pleurant, près du poêle.
Le Petit-Aigle jeta le bissac sur son dos et sortit de l'habitation, le doigt appuyé à la gâchette de son fusil.
La lune se levait à ce moment et inondait de ses pâles clartés la place du village.
L'Indien promena aux environs des regards scrutateurs; mais on ne discernait créature vivante; toutes les lumières étaient éteintes dans les huttes iroquoises; le murmure des flots du Saint-Laurent sur la grève et le bourdonnement éloigné des rapides étaient les seuls sons perceptibles..
Co-lo-mo-o regagna son embarcation et prit le large.
D'abord, il tourna le cap sur l'île au Diable. Mais, ayant alors porté ses yeux vers Caughnawagha, il lui sembla voir des ombres qui s'agitaient derrière la chapelle.
Cette découverte le fit changer de resolution, et il pointa droit à l'îlot supérieur.
Au bout d'une demi-heure de navigation il y abordait.
Comme l'île au Diable, cet îlot est fortifié par des rochers à fleur d'eau et un épais fourré du ronces; mais l'accès en est beaucoup moins périlleux.
Co-lo-mo-o tira son canot sur le sable, le cacha avec soin, colla un moment son oreille contre le sol, écouta, et, certain qu'on ne le poursuivait pas, qu'il n'y avait pas un bateau en mouvement sur le fleuve, depuis Caughnawagha jusqu'aux rapides, il s'enfonça dans l'île, où il mangea un peu pour réparer ses forces.
Aux première lueurs du jour, le cri du pivert résonna au bas de l'îlot, en face la tête de l'île au Diable.
Ce cri avait été articulé par Co-lo-mo-o.
Au bout de l'île au Diable, se dessinèrent les silhouettes de deux hommes.
L'un, Nar-go-tou-ké, se mit aussitôt à établir des signaux avec son fils, tandis que l'autre, muni d'une longue-vue, observait, tour à tour, la rive méridionale et la rive septentrionale du Saint-Laurent.
Après avoir été informé, par quelques gestes de Co-lo-mo-o, que la police, avait opéré une descente chez lui, Nar-go-tou-ké rentra sous le bois, demeura cinq ou six minutes absent, et revint avec un oiseau dans la main.
Il lâcha l'oiseau qui s'éleva lentement dans l'air en obliquant vers l'îlot.
Cependant il hésitait à poursuivre son vol de ce côté ou à filer sur Caughnawagha.
Un roucoulement de Co-lo-mo-o fit cesser son indécision, et le volatile vint se percher sur le poignet du jeune Indien.
Il appartenait à l'espèce appelée tourte par les Canadiens-Français, espèce si nombreuse dans l'Amérique septentrionale.
Le Petit-Aigle caressa la tourte, la posa à terre, tira de sa poche un calepin dont il déchira une feuille, et écrivit ces mots:
«Les policemen sont venus. Ils doivent être embusqués dans le village. Se tenir sur ses gardes. Si je puis les dépister, je tacherai de passer la nuit prochaine.»
Ayant fini, il roula le papier et l'attacha avec une menue racine flexible au cou du pigeon qui retourna à l'île au Diable où il disparut.
Nar-go-tou-ké et son compagnon se renfoncèrent dans les halliers. Co-lo-mo-o les imita sur son îlot; il replongea vers le centre, se coucha au pied d'un pin et s'endormit, après toutefois avoir renouvelé l'amorce de son fusil, qu'il appuya au tronc de l'arbre pour que l'humidité ne pénétrât point la poudre.
Ce sommeil devait être funeste à l'Iroquois, car ses actions étaient épiées depuis longtemps déjà.
Après avoir fait chez Nar-go-tou-ké une perquisition sans résultat, le grand connétable, suivant le conseil de Mu-us-lu-lu, avait feint de repartir pour Montréal, mais il s'était arrêta à Lachine, et trois de ses hommes, les plus déterminés, avaient, traversé le fleuve. Sous les ordres du Serpent-Noir, ils se postèrent en vue du wigwam de Nar-go-tou-ké et firent sentinelle.
Quoiqu'ils ne fussent pas commissionnés pour arrêter Co-lo-mo-o, leur mandat portait qu'au besoin il faudrait l'amener devant le surintendant de la police, afin d'en obtenir le secret de la retraite de son père.
Quand ils le surent dans le wigwam, les agents voulurent s'emparer de lui. Mu-us-lu-lu leur fit observer qu'il valait mieux attendre, parce qu'il ressortirait infailliblement avant le jour et irait trouver Nar-go-tou-ké.
L'avis était bon, il fut goûté.
La police souffrit, que le Petit-Aigle remontât paisiblement dans son canot et se rendît sans être inquiété à l'îlot.
—Il nous échappe, damnation! blasphéma un des sbires, lorsque l'embarcation s'évanouit à ses regards dans la distance.
—Tu commets une erreur, mon frère, lui dit froidement Mu-us-lu-lu, dont les yeux suivaient toujours le canot.
—Pardieu! il a fui à l'autre rive!
—Non, et nous tenons le loup et le louveteau, dit l'Indien, croyant que la Pondre s'était réfugié dans l'îlot supérieur, où son fils était en ce moment.
Les gens de la police et lui délibérèrent s'ils se rendraient immédiatement à l'îlot, ou s'ils attendraient le lever du soleil. Mu-us-lu-lu voulait se mettre tout de suite à l'oeuvre. Mais les autres étaient fatigués par la veille. Peut-être aussi une expédition en pleine nuit sur le Saint-Laurent leur souriait-elle médiocrement. Ils résolurent de rester en embuscade jusqu'à ce qu'il fit jour.
Au lever de l'aurore, conduits par le Serpent-Noir, ils atterrissaient à quelques pas de Co-lo-mo-o, qui dormait encore d'un sommeil de plomb.
Avant qu'il eût eu le loisir de se disposer à la résistance, il fut attaqué, désarmé et garrotté.
—Lâche! dit-il, en crachant avec mépris au visage de Mu-us-lu-lu; tu as vendu ta fille à un Kingsor, et maintenant tu leur vends les chefs glorieux des Iroquois. Va! tu ne mens pas à ton sang, c'est bien celui d'un blanc débauché et d'une Indienne éhontée!
Un sifflement grinça, avec un rire infernal, entre les dents du Serpent-Noir.
Mais il ne repondit rien, et, laissant Co-lo-mo-o sous la surveillance des agents de police, il visita l'île en tous sens.
Son désappointement fut vif, en ne trouvant pas ce qu'il cherchait.
Il revint très-contrarié près du captif.
—Rien, dit-il à ses gardiens; le loup nous a éventés.
—Il est peut-être bien dans cet endroit-là, observa l'un en indiquant du doigt l'île au Diable.
—Mon frère s'imagine-t-il que le wolverenne peut se changer en poisson? répliqua Mu-us-lu-lu avec un sourire ironique.
—C'est vrai, ajouta l'autre policeman; il n'y a qu'un poisson ou un oiseau qui puisse aller là-dedans. Mais, bah! nous tenons le petit, nous saurons bientôt ce qu'est devenu le père.
—Si on voulait me le donner, oui, dit le Serpent-Noir.
—Comment cela!
—Mes frères ne savent pas faire parler la langue d'un sauvage. Ils interrogeront celui-ci, et il ne répondra pas. Moi, je commencerais par lui approcher les pieds d'un brasier ardent et je le laisserais là jusqu'à ce qu'il eût conté son histoire. Mais mes frères blancs ne sont pas habiles comme les Peaux-Rouges!
—Non, non, dit un agent avec un geste de dégoût; et j'espère que jamais les blancs n'auront l'habileté de leurs frères peaux-rouges. Allons, virons de bord et menons notre prisonnier au grand connétable. Après tout, la capture n'est pas si mauvaise.
Co-lo-mo-o, poings et pieds liés, fut transporté dans le canot qui reprit aussitôt la route de Caughnawagha.
Une foule d'Indiens était assemblée sur la plage pour assister au retour de la police; et parmi ces Indiens, on remarquait Ni-a-pa-ah, l'Onde-Pure.
CHAPITRE VIII
DE MONTRÉAL A CAUGHNAWAGHA
Au moment où madame et mademoiselle de Repentigny descendirent de leurs chambres, habillées pour la petite excursion qu'elles avaient projetée, M. et madame Cherrier entraient dans le parloir où sir William King attendait, en feuilletant des keepsakes.
Ce parloir ou salon était une grande pièce quadrangulaire dans laquelle régnait le confortable américain, et décorée avec un goût vraiment français.
Xavier Cherrier et sir William King se saluèrent froidement. Une de ces antipathies secrètes dont la cause échappe, mais qui, comme des prophètes de malheur, nous éloignent souvent de certaines personnes, sans motif apparent, avait, dès leur première entrevue, inspiré au Canadien de la répulsion pour l'officier anglais.
Celui-ci avait fait quelques efforts dans le but de se rapprocher, car, amis intimes de Léonie, Cherrier et sa femme exerçaient de l'influence sur les dispositions de la jeune fille. Vaines tentatives! Fort riche, très-considéré, Xavier s'était montré insensible aux avances de sir William. D'où colère et haine de ce dernier, qui ne manquait jamais une occasion d'exprimer, avec la hautaine politesse britannique, son aversion pour les Français.
En politique, Xavier marchait avec les libéraux, c'est-à-dire les patriotes, comme ils s'intitulaient, et sir William avec les loyalistes, ainsi qu'on avait baptisé les sujets fidèles à la couronne d'Angleterre.
—Je vous félicite, monsieur, de vous être tiré sain et sauf de l'épouvantable catastrophe d'hier, lui dit Cherrier en s'asseyant.
—Je vous suis reconnaissant, très-reconnaissant pour votre sollicitude, répondit ironiquement l'officier; mais permettez-moi de vous renvoyer les félicitations, car vous-même et madame,—il s'inclina légèrement en regardant Louise,—avez eu le même bonheur que moi.
—On dit que vous avez perdu un bataillon entier?
—C'est vrai, très-vrai; mais vos rebelles n'auront pas trop lieu de s'en réjouir; sir Francis Head dépèchera d'autres troupes pour leur laver la tête, repartit l'Anglais d'un ton de défi.
—Ah! monsieur, vous êtes injuste envers mes compatriotes, dit gravement Cherrier. Pas un d'eux ne se réjouira d'un événement qui sera, j'en suis sûr, considéré comme une calamité publique, sans distinction d'origine ou de parti.
—Bien répliqué! bravo, mon cousin! cria la voix fraîche de Léonie, qui avait entendu les derniers mots de cette conversation par la porte du salon laissée entr'ouverte.
Et la sémillante jeune fille entra en achevant de boutonner ses gants.
Elle tendit la main à Cherrier et courut embrasser Louise.
—Comme vous arrivez à propos, dit-elle après avoir pris des nouvelles de leur santé; nous partons pour Caughnawagha. Vous êtes des nôtres, n'est-ce pas?
Et comme Guerrier consultait sa femme du regard:
—Oh! reprit Léonie, ma cousine vient. D'abord je veux passer la journée avec elle. Nous luncherons39 à votre maison de Lachine et nous reviendrons tous dîner ici.
—Mais, dit Xavier, serait-ce une indiscrétion que de vous demander?...
—Pas du tout, pas du tout. Nous allons à Caughnawagha...
Elle s'arrêta et rougit.
L'arrivée de madame de Repentigny, qui venait de donner des ordres à ses domestiques, lui fut un excellent prétexte pour ne pas terminer sa réponse.
La première expliqua à Cherrier qu'elle voulait remercier le sauveur de sa fille et lui offrir quelque gage de sa gratitude.
—Je doute qu'il accepte rien de vous, dit Louise.
—Un sauvage! fit Léonie.
—Ce serait singulier, très-singulier, grasseya sir William.
—Oh! continua Louise, je connais les sauvages!
—Écoutez madame, elle les a fréquentés, très fréquentés, dit l'officier d'un ton qui prétendait, être méchamment spirituel.
Xavier saisit l'impertinence. Il ne daigna pas la relever. Mais la pétulante Léonie se chargea de ce soin.
—Je crois, dit-elle d'un air froid et sérieux, je crois, sir William, que vous oubliez à qui et devant qui vous parlez.
L'Anglais se mordit les lèvres, et madame de Repentigny, voulant changer la tournure de la conversation, s'écria, comme si elle n'avait pas remarqué ce petit incident:
—Eh bien, c'est dit, ma cousine et mon cousin, vous venez avec nous.
—Acceptons-nous, Louise? demanda Cherrier à sa femme.
—Pour moi, dit-elle gaiement, je n'y ai pas objection.
—Et moi, repartit-il, je serai enchanté de voyager avec ma petite cousine pour la faire endêver.
—Oui-dà! dit Léonie; et moi, je parie qu'à ce jeu je vous damerai le pion!
—Joli, joli, en vérité, très-joli, excessivement joli! intervint sir William, désirant se faire pardonner sa malencontreuse allusion.
—Oh! de grace, lui dit la jeune fille, ne canonnez pas comme cela dès le matin avec le plus formidable de vos superlatifs, sans quoi nous serons perdus avant deux heures d'ici.
Cette riposte fut accueillie par un rire général, au grand déplaisir de celui qui en était, l'objet.
Son ressentiment pour Cherrier augmenta.
—Voyons, sir William, poursuivit Léonie, ne froncez pas ainsi les sourcils; vous êtes laid dans ce rôle, mon cher. Si je vous y voyais souvent, eh bien, là, vrai, j'en aurais un mortel chagrin. Offrez votre bras à maman, je prends celui de mon cousin, et en avant!
Le carrosse de madame de Repentigny était spacieux: on y accommodent aisément six personnes.
La jeune fille régla les places; sa mère, Louise et elle sur le siége du fond, les messieurs sur celui du devant, sir William en face de madame de Repentigny, Xavier à l'autre coin, vis à vis de Léonie.
La voilure sortit de la maison, enfila la rue de Bleury, tourna à droite, dans la rue Notre-Dame, et, parcourant toute la rue Saint-Joseph, arriva au bureau de péage (toll gâte) du chemin de Lachine.
Ce chemin serpente sur des hauteurs, d'où l'on découvre le Saint-Laurent à gauche, dans une profonde et grasse vallée, à droite, des bois épais, entrecoupés par des jardins potagers et des champs.
Il est délicieux en été: le gazouillement des oiseaux, la riche floraison de la campagne, le parfum des fleurs, la gentillesse du paysage se combinent pour lui prêter des agréments.
Mais, au mois d'avril, il présente peu de séductions. La terre est nue, ou marquetée par des amas de neige et de glace qui ont résisté aux premières injonctions du soleil; ou bien elle est à demi-noyée sous les eaux. Pas de feuillage chuchotant, pas de chanteurs ailés pour réjouir les yeux et les oreilles, pas de senteurs embaumées pour flatter l'odorat. Mais des arbres décharnés, squelettiques, on quelques sapins aux sombres rameaux sur lesquels, seul, le grimpereau jette, en sautillant, son cri aigu, et l'odeur de la résine qui vous prend à la gorge.
Cependant, comme il faisait très-beau ce jour-là, Léonie avait voulu qu'on laissât ouvert un des vasistas de la voiture, afin de savourer, avait-elle dit, les douces haleines du printemps.
Le carosse avait traversé les Tanneries, petit village à une lieue de Montréal et à deux environ de Lachine; il moulait péniblement une côte escarpée, lorsque soudain un coup de feu retentit à quelque distance, dans la direction du Saint-Laurent, dont on distinguait les rapides, à travers la bruine follette qui dansait sur la fleuve.
Presque au même instant, un oiseau, s'introduisant par le vasistas, s'abattit sur les genoux de Léonie.
Après un petit mouvement de frayeur, la jeune fille s'exclama:
—Ah! mon Dieu! une tourte! elle est blessée!
—Oui, mais vous allez vous tacher, dit Cherrier, qui, prenant le volatile, comme pour garantir Léonie du sang qu'il perdait par une patte, lui enleva adroitement un papier roulé et attaché avec une fibrille sous son cou.
Si leste qu'eût été Xavier, sir William l'avait vu.
—Qu'est-ce que cela? dit-il en étendant la main vers le Canadien.
—Voulez-vous bien ne pas toucher mon oiseau! répliqua Léonie en lui frappant sur les doigts.
En ce moment un homme, armé d'un fusil, parut sur le bord de la route.
—Ohé! l'ami, vous n'auriez, pas aperçu un pigeon? demanda-t-il en anglais au cocher.
—C'est le chasseur, murmura Léonie. J'ai envie de cette tourte. Je veux l'élever. Chut!
—Non, répondit le cocher, ignorant que l'oiseau était entré dans la voiture.
—Ah! maugréa l'homme eu s'éloignant, cette maudite bête m'échappe encore. Mais je saurai bien la retrouver!
—Bon, le voici partit, le méchant! dit Léonie. Pensez-vous, mon cousin, que ma tourte guérisse?
—Elle n'a qu'une écorchure, ce ne sera rien, répondit Xavier, eu examinant la patte de l'oiseau.
—Et un billet? intervint sir William.
—Un billet! quel billet? fit mademoiselle de Repentigny, surprise.
Cherrier pâlit: pour cacher son trouble, il se pencha sur la colombe, et étancha, avec un mouchoir, le sang qui coulait de sa blessure.
—Curieux, très-curieux, répondit l'officier en souriant malignement.
—Mais, enfin, quelle est celle énigme? interrogea Léonie.
—Votre cousin vous en donnera l'explication, dit l'Anglais.
—Je ne comprends pas, balbutia celui-ci.
—Vous êtes des sphinx, messieurs, je renonce à vous deviner, dit la jeune fille. Mais laissons cela. Comment appellerai-je ma tourterelle! Pauvre petite! faut-il être cruel pour tuer ces innocentes créatures-là! Oh! les hommes sont des monstres! Sir William, aidez-moi à lui trouver un nom.
—Volontiers, my dear, très-volontiers; appelez-la la massagère, dit-il en jetant un regard ironique à Cherrier.
—Moi, dit Léonie, je la nommerais Délivrance.
—Délivrance! Oui, c'est cela, dit Xavier, eu se tournant vers sa femme.
—Ah! le maladroit? elle ne le mérite que trop ce nom! s'écria Léonie.
Cherrier, qui n'avait cessé de tenir la tourte, venait de la laisser échapper, comme par mégarde, et elle s'envolait à tire d'aile.
—Oh! grondez-moi bien fort, car je suis un nigaud! Mais, ma chère cousine, je vous aurai une autre colombe.
—Une autre, je ne m'en soucie guère; c'est celle-là que je voulais, dit la jeune fille d'un ton boudeur.
L'entretien roula sur ce sujet jusqu'à ce qu'ils arrivassent à Lachine, charmant village sur le bord du Saint-Laurent.
La Compagnie de la baie d'Hudson y a ses entrepôts, et le gouverneur de cette Compagnie sa résidence habituelle.
—Avec votre permission, vous descendrons chez nous, dit Xavier en s'adressant à madame de Repentigny.
—Quoi! vous ne viendriez pas jusqu'à Caughnawagha!
—Non, dit Louise. Il vaut mieux, je crois, que vous fassiez seules votre visite. Les Indiens sont susceptibles; la présence de tant de monde les importunerait. Sir William vous accompagnera de l'autre côté de l'eau; mais il fera bien de ne as aller avec vous chez le libérateur de ma cousine.
—Juste, très-juste, appuya l'officier.
Sans savoir pourquoi, Léonie désirait intérieurement n'avoir pas d'autre témoin que sa mère de son entrevue avec le pilote iroquois.
—Alors, vous nous attendrez ici, dit-elle.
—Oui, répondit Xavier, et Louise vous préparera un lunch avec ces gâteaux à l'indienne que vous aimez tant.
—Stop! cria-t-il au cocher, en frappant contre la vitre placée sous le strapontin.
La voilure s'arrêta. Cherrier sauta sur le sol, saisit délicatement sa femme dans ses bras, la déposa près de lui, et, après avoir salué leurs compagnons de la main, les deux époux s'enfoncèrent sous une belle avenue de cadres qui conduisait à une coquette maison de campagne.
Le carrosse reprit sa course.
Au bout de cinq minutes, il fit une nouvelle halte.
Les dames de Repentigny et sir William mirent pied à terre sur un quai du Saint-Laurent, au lieu occupé aujourd'hui par l'embarcadère du chemin de fer.
La traversée entre Lachine et Caughnawagha ne se faisait pas alors en bateau à vapeur. L'Iroquois, ce puissant steamboat qui relie maintenant les deux rives du fleuve, n'existait pas. Pour aller de l'une à l'autre, on se servait de canots dirigés par des Indiens.
Le trajet s'accomplit sans accident.
—Vous ne nous escorterez pas plus loin, beau cavalier, dit en débarquant Léonie à sir William; faites faction ici, mon preux, et surtout ne vous laissez pas fasciner par les attraits des aimables sauvagesses d'alentour, car je suis jalouse, oh! terriblement jalouse... de vous!... ajouta-t-elle en souriant.
Sir William se rengorgea.
—Depuis que j'ai eu l'extrême felicité de vous contempler pour la première fois, mes yeux ne voient plus que votre image adorable, très-adorable!
Léonie éclata de rire.
—Alors donc, dit-elle, restez mentalement en extase devant mon image adorable, très-adorable; je vous y autorise. Votre extrême félicité sera sans bornes!
Et elle rejoignit madame de Repentigny, qui se faisait indiquer la demeura de l'Indien qui, la veille, avait piloté le Montréalais.
Jamais auparavant Léonie de Repentigny n'avait visité Caughnawagha. L'affreuse nudité des cabanes, l'odeur marécageuse, malsaine, qu'on respirait, l'apparence chétive des enfants déguenillés grouillant autour des huttes, la torpeur apathique peinte sur les traits des femmes et des hommes, l'air de désolation et de dénuement qui formait le fond du tableau, tout cela était bien propre à serrer le coeur, à remplir l'esprit d'une inexprimable tristesse.
Aussi Léonie se serrait-elle timidement et presque tremblante contre sa mère, à qui elle donnait le bras.
Elles n'eurent pas de peine à trouver l'habitation qu'elles cherchaient.
Sa bonne mine relative, l'aisance qu'elle annonçait, dissipèrent la mélancolie de la jeune fille et lui rendirent une partie de sa gaieté naturelle.
Des groupes assez nombreux d'Indiens stationnaient devant le wigwam.
Ils causaient avec animation. A la vue des dames, ils se rangèrent, plus par crainte que par déférence, pour les laisser passer.
Elles s'avancèrent vers la porte de la maisonnette. Mais là un homme de la police leur barra le chemin:
—On n'entre pas, dit-il brusquement.
—Qu'y a-t-il donc? demanda la mère de Léonie.
—Le grand connétable procède à une enquête.
—Au sujet de l'incendie du Montréalais, sans doute!
—Non, il s'agit des rebelles.
—N'est-ce pas ici que reste un pilote nommé Co-lo-mo-o?
—Le fils de ce brigand de Nar-go-tou-ké qui nous a échappé? c'est cela.
—Je voudrais lui parler.
—Impossible. Ou l'interroge: j'ai ordre de ne laisser entrer personne.
—Je suis madame de Repentigny; veuillez porter mon nom au grand connétable.
Le factionnaire savait que M. de Repentigny occupait un poste supérieur dans l'administration coloniale. Devenu aussitôt plus poli, il salua humblement les deux dames, en balbutiant quelques excuses, et les introduisit dans la cabane de Nar-go-tou-ké.
Le sein de Léonie battit si fort, à cet instant, que, honteuse de son émotion, elle eut voulu pouvoir se cacher derrière sa mère. Mais aussitôt le spectacle qui lui frappa les yeux changea sa confusion en un douloureux étonnement.
Son sauveur, les mains liées derrière le dos, comme un criminel, était debout devant une table, sur laquelle un homme écrivait tandis qu'un autre adressait des questions au captif.
Près de lui, à un pilier qui supportait le toit de la cabane, on voyait attachée une Indienne, les vêtements en désordre, la bouche couverte d'un haillon. Entre eux, au milieu d'une mare de sang, gisait le cadavre d'un chien.
L'indienne, c'était Ni-a-pa-ah; le cadavre, c'était celui de Kewanoquot.
A l'arrivée de son fils enchaîné, Ni-a-pa-ah avait bondi, comme une lionne sur Mu-us-lu-lu auteur de la capture, et ne pouvant se servir de ses mains, elle lui avait arraché le nez avec ses dents. Puis, elle s'était jetée sur les hommes de police qui avaient eu beaucoup de peine à se rendre maîtres de cette mère en furie. L'ayant garrottée et bâillonné ils la traînèrent avec Co-lo-mo-o dans le wigwam pour y attendre l'arrivée du grand connétable, qu'ils envoyèrent chercher à Lachine. Mais à la porte de la hutte, ils furent reçus par deux adversaires formidables auxquels ils n'avaient pas songé. Kagaosk et Kewanoquot, les chiens de Nar-go-tou-ké, se précipitèrent sur les agents de police. Un combat terrible s'engagea. Deux hommes furent blessés plus ou moins grièvement. Ils allaient abandonner la partie, quand le troisième réussit à tuer Kewanoquot d'un coup de pistolet. Kagaosk restait, haletant, fou de rage, prêt à venger la mort de son compagnon. Mais le bruit de la détonation avait attiré plusieurs Indiens amis de Mu-us-lu-lu. Ils se ruèrent sur le brave animal, qui, sentant que les chances n'étaient plus égales, sauta par-dessus les épaules de ses assaillants et s'enfuit dans le bois.
Il était plus de midi lorsque le grand connétable, qui avait fait, la veille, à Lachine, quelques libations avec le gouverneur de la baie d'Hudson, se décida à venir examiner le prisonnier et recommencer ses perquisitions dans le wigwam de Nar-go-tou-ké.
Il ouvrait l'enquête, comme madame de Repentigny et sa fille parurent dans la salle.
Surpris de cette visite inattendue, il se leva pour la recevoir.
A ce même moment des cris aigus se firent entendre.
CHAPITRE IX
L'EMPLUMEMENT
Sir William King, lieutenant au 32° de ligne, ne manquait pas de raisons pour redouter une excursion à Caughnawagha, principalement en compagnie des dames de Repentigny.
Aux colonies, la vie de garnison est une vie de désoeuvrement. On s'y ennuie comme dans un exil. Pour tromper le temps et charmer les heures d'oisiveté, sir William King avait cultivé diverses amourettes «inconséquentes, très-inconséquentes,» suivant son expression. Entre autres une jeune sauvagesse de Caughnawagha, la fille de Mu-us-lu-lu. Le bruit courait même, dans le village, que ce chef n'ignorait pas cette intrigue, mais qu'il était grassement payé pour fermer les yeux.
Partout, jusque chez les sauvages, il y a des mauvaises langues.
Cependant, si le Serpent-Noir feignait de n'en être point instruit, les Iroquois, n'ayant sans doute pas le même intérêt à se taire, s'indignaient hautement de cette liaison. Ils sont fort susceptibles à pareil égard, et plus d'un blanc qui s'est avisé de galantiser leurs squaws, a payé cher son imprudence.
Ce n'est pas que ni eux ni elles aient des prétentions; à la vertu, ô Dieu non! Hommes et femmes sont débauchés, libertins; la chasteté ne fait pas leur joie; mais,—tout abâtardis qu'ils sont physiquement et moralement,—ils ne souffrent pas volontiers que les autres races s'introduisent dans leur bourgade pour y courtiser les indiennes.
En cela, la jalousie me paraît être le sentiment qui domine les premiers; car, infiniment moins prudes, les les dernières achalandent, sans façon, pour la plupart, leurs charmes équivoques dans les rues de Montréal et dans les localités qui avoisinent Caughnawagha.
Un dicton populaire, un peu trop hardi pour que je l'ose citer, y a même stigmatisé leur incontinence.
La présence de sir William dans la bourgade indienne avait été remarquée plus d'une fois.
Les habitants se fâchèrent. Ils résolurent de jouer à l'officier un tour dont ils sont coutumiers et dont l'effet est de singulièrement refroidir la bravoure des séducteurs.
Averti par sa maîtresse de ce qui se complotait coutre lui, le Jeune homme cessa de la voir à Caughnawagha.
Les Iroquois n'en demandaient pas davantage. Pourvu que les Visages-Pâles n'apportent pas le désordre chez eux, ils sont satisfaits. Au dehors, leurs squaws sont à peu près libres d'agir comme il leur plaît. Rarement un père ou un mari prendra souci des débordements de sa femme ou de sa fille, s'ils ont lieu à distance du village; et je l'ai dit, celles-ci jouissent avec usure de cette liberté.
Pour en revenir à sir William, craignant de se faire voir, il s'était caché une saussaie sur le bord du fleuve. Là, il avait allumé un cigare et se félicitait sincèrement d'avoir échappé au danger de traverser Caughnawagha.
—C'eût été épineux, très-épineux, by jove, murmura-t-il, en se noyant dans un nuage de fumée bleuâtre.
Par malheur, il comptait sans les Indiens qui l'avaient amené avec les dames de Repentigny.
Reconnu par ceux-ci, qui étaient des ennemis de Mu-us-lu-lu, il ne devait pas échapper au châtiment dont on l'avait menacé.
Dès qu'ils eurent amarré leur canot au rivage, ils volèrent aux premières maisons et annoncèrent que l'Habit-Rouge était au village. Il avait, ajoutèrent-ils, un rendez-vous avec sa maîtresse, car il l'attendait dans un bouquet d'arbres, près de la baie.
La nouvelle se répandit avec la célérité de l'éclair.
Une vingtaine d'hommes, autant de femmes, entourèrent bientôt la saussaie où sir William admirait toujours son bonheur «providentiel, très-providentiel,» en humant les parfums du meilleur havane qui eut été jamais importé à Montréal.
Surpris par cette bande hostile, il essuya pourtant de faire résistance. Mais que pouvait-il? On lui lia les mains l'une contre l'autre; on lui passa aux jambes une corde, qui, sans lui interdire complètement la marche, le gênait et l'empêchait de courir.
Alors seulement, et quoiqu'il en coûtât é son amour-propre, sir William, incapable de lutter, se mit à crier, dans l'espoir que Mu-us-lu-lu ou quelque âme charitable viendrait à son secours.
Mais aussitôt les sauvages, sachant que la police de Montréal était dans le village, lui appliquèrent sur la bouche une vieille guenille en guise de bâillon.
Les cris de l'officier cessèrent, et personne ne se montra pour s'interposer entre ses bourreaux et lui.
Ceux-ci alors se divisèrent en deux partis: les uns l'entraînèrent vers le bois, les autres s'en furent chercher dans leur hutte, qui une chaudière, qui du goudron ou de la résine, qui une tonne vide, qui des poches40 pleines de ce duvet de canard sauvage dont les Iroquois faisaient alors commerce avec les matelassiers de Montréal.
Tous ces objets furent portés dans clairière à deux ou trois cents pas à l'intérieur du bois.
La foule dressa un bûcher, en chantant et en dansant, comme aux plus belles époques de l'histoire de la tribu. Cependant on s'abstenait de vociférations de peur d'attirer les policemen.
Le bûcher prêt et allumé, la chaudière fut placée dessus; on la remplit de goudron et de résine, et les sacs de duvet furent ouverts, pendant que les femmes dépouillaient lestement le pauvre sir William King de ses vêtements, sans même,—pro pudor!—faire grâce pour celui que les dames anglaises défendent de nommer en leur compagnie.
L'infortuné jeune home se fatiguait en efforts inouïs, mais infructueux, pour parler. Ne prévoyant que trop le supplice honteux auquel il était réservé, il eût payé son pardon d'une partie de tout ce qu'il possédait. Mais les sauvages ne le voulaient écouter. Ils riaient de son visage boursouflé, de ses yeux écarquillés par la tension des muscles, de la sueur qui coulait à grosses gouttes de son front. Ils se moquaient des larmes de rage dont ses paupières étaient garnies, ils se livraient à d'ignobles plaisanteries sur les formes grêles du malheureux Anglais, et les squaws rivalisaient de méchanceté avec les hommes.
Dès qu'il eut été remis à l'état primitif, coupant des ronces on arrachant des orties, elles le fustigèrent à qui mieux mieux.
Sous les coups de cette cruelle flagellation, l'officier sautait, tombait à terre, s'y roulait, se démenait dans tous les sens, et se consumait en vaines tentatives pour briser ses entraves.
Mais ni l'horreur de ce spectacle, ni les battements précipités de son coeur qui résonnait comme un marteau sur une enclume, ni les sons sourds et caverneux échappés de sa poitrine à travers le bâillon, n'étaient faits pour toucher les Iroquois. Bien au contraire, ils excitaient leur férocité à ce point que quelques-uns, en souvenir des glorieux exploits de leurs ancêtres, proposèrent de le brûler à petit feu.
Les sauvagesses appuyèrent à l'envi cette terrible proposition.
—Sacrifions-le à Athaënsie, dit l'une.
—Oui, dit une autre, ainsi nous nous vengerons des injures que nous ont faites les Visages-Pâles.
—Il faut faire rougir des bâtons pointus au feu et les lui enfoncer dans les chairs, ajouta une troisième.
—Je commence, s'écria une vieille sorcière édentée arrachant au brasier un tison enflammé et l'appliquant froidement sur le, dos du misérable sir William, qui fit un bond et alla rouler un peu plus loin, à la grande hilarité de ses tourmenteurs.
L'exemple de la squaw ne pouvait manquer de trouver des imitateurs, et l'officier courait déjà risque de périr dans des souffrances affreuses; mais un des chefs du complot les arrêta.
—Prenons garde, mes frères, dit-il; les Habits-Rouges sont maintenant les plus forts. Si nous tuions ce chien, comme il le mérite, ses complices nous pendraient. Il vaut mieux attendre et nous contenter aujourd'hui de l'emplumer.
Comme une goutte d'eau sur un vase en ébullition, les paroles de ce chef calmèrent l'effervescence des Indiens.
Ils cessèrent un instant de torturer sir William pour s'occuper aux préparatifs de son emplumement.
Le goudron et la résine étant fondus, mêlés ensemble, on versa le contenu de la chaudière dans la tonne vide, dont un des fonds avait été enlevé.
Ensuite, sur le gazon de la clairière, les sauvagesses firent un lit de duvet.
Quand cela fut terminé et que le liquide se fut un peu refroidi de manière à être presque supportable à la main. Les Iroquois saisirent par le corps l'Anglais épuisé et le plongèrent dans la cuve de goudron.
Il avait les membres en sang, la chaleur dévorante de ce bain lui rendit pour un moment toute son énergie, elle la tripla; contractant les poings par un mouvement désespéré, il brisa ses liens, arracha son bâillon, et proféra un cri qui n'avait plus rien d'humain.
En même temps il essaya de sortir de la tonne. Mais aussitôt les sauvages la poussèrent par derrière et il fut renversé avec elle.
La matière fluide l'inonda de toutes parts.
Empêtré dans cette glu, meurtri, brûlé, les chevilles maintenues par une corde, le pauvre sir William était toujours à la merci de ses persécuteurs, qui, échauffés par les excès de leur barbarie, ne songeaient plus que ses déchirants appels pouvaient être entendus des gens du grand connétable.
L'ayant traîné sur le lit de duvet et roulé jusqu'à ce qu'il fût tout couvert de plumes, ils le relevèrent, coupèrent la corde qu'il avait aux jambes, et le chassèrent devant eux, hors du bois, vers le village.
Sauf l'incident des charbons, cette pratique révoltante est généralement en usage à quelques variantes près, parmi les paysans du l'Amérique septentrionale qui l'ont apprise aux Indiens 41.
Pendant qu'elle s'accomplissait, madame de Repentigny et sa fille entrèrent, comme il a été dit, dans le wigwam de Nar-go-tou-ké.
A la vue de Co-lo-mo-o, la mère avait demandé par un regard rapide à Léonie.
—Est-ce là ton sauveur!
—Oui, murmura la jeune fille en baissant douloureusement les yeux vers le sol.
Elle avait l'âme navrée. Des pleurs silencieux s'amassaient déjà sous ses paupières et commençaient à glisser sur ses joues.
En l'apercevant, Co-lo-mo-o tressaillit. Mais ce tressaillement fut léger, rapide. L'éclair n'est pas plus prompt, ne laisse pas plus de trace. Un calme impénétrable lui succéda.
La scène avait duré quelques secondes seulement.
—Daignez vous asseoir, mesdames, disait le grand connétable en approchant un banc de bois; les sièges, ajouta-t-il gaiement, sont rares et peu confortables ici, mais à la guerre comme à la guerre.
—Merci, monsieur, dit madame de Repentigny.
—Si, reprit le magistrat, vous désirez me parler en particulier.....
—Du tout, monsieur; nous sommes venues pour remercier ce jeune homme qui, hier, a sauvé la vie à ma fille.....
—Ce sauvage! fit le grand connétable, en désignant du doigt Co-lo-mo-o.
—Lui-même, monsieur.
—C'est bien heureux pour lui, car son père est un rebelle de la pire espèce. Nous avons un mandat d'amener contre lui. Il s'est caché quelque part dans les environs, son fils le sait; il connaît sa retraite, mais il ne veut pas le révéler. J'ai beau l'interroger, le gaillard fait la sourde oreille. Oh! mais nous en viendrons à bout!
—Il est donc coupable? demanda madame de Repentigny.
—Coupable de dissimulation, répondit sévèrement le magistrat.
—Mais, monsieur, cacher son père, ce n'est pas un crime, après tout, c'est plutôt une bonne action, observa Léonie en rougissant.
—Ce n'est pas ainsi que la loi l'entend, mademoiselle; pas ainsi, répéta-t-il en se caressant le menton.
—Cependant, reprit madame de Repentigny, vous ne l'emmènerez pas en prison?
—S'il refuse de parler, j'y serai forcé, bien malgré moi, voyant l'intérêt que vous lui témoignez.
Et, interpellant Co-lo-mo-o d'un ton paternel:
—Allons, mon ami, lui dit-il, soyez raisonnable. Répondez à nos questions. Que diable, nous ne lui voulons pas plus de mal qu'à vous à votre père! C'est simplement pour un examen que nous le cherchons. Dites-moi où il est, et on vous lâche, vous et votre mère, quoiqu'elle ait, m'a-t-on dit, malmené mes gens.
L'Indien ne prononça aucune parole; mais à cette allusion touchant Ni-a-pa-ah, il abaissa ses regards sur elle et un nuage couvrit son front.
—Vous le voyez, mesdames, j'y mets toute la douceur, mais je n'en puis rien faire, malgré ma bonne volonté. Il brave la justice, l'insensé! Oh! mais, mon drôle, nous avons à la prison une petite collection d'instruments qui desserraient les dents à un mort!
—Voulez-vous me permettre de lui parler? dit madame de Repentigny.
—Enchanté de vous être agréable, madame, répondit galamment le grand connétable.
Et, après un moment île réflexion:
—Si vous désirez l'entretenir en tête-à-tête? reprit-il.
—Non, c'est inutile, je vous remercie, monsieur. Tout le monde peut entendre ce que j'ai à dire à ce brave garçon. Il a arraché ma fille A la mort qui la menaçait sur le Montréalais, et nous sommes heureuses, elle et moi, de lui exprimer en public notre reconnaissance.
—Oh! oui, s'écria vivement Léonie, et, pour ma part, cette reconnaissance sera éternelle.
S'animant, elle fit un pas vers Co-lo-mo-o et lui dit:
—Croyez bien, monsieur, que vous n'aurez pas obligé une ingrate. S'il est quelque chose que nous puissions faire pour vous, dites. Mon père a du crédit, il ne refusera pas de l'employer pour le sauveur de sa fille.
Le nuage qui assombrissait le front du Petit-Aigle se dissipa. Une lueur brillante resplendit sur son visage, mais il resta muet.
—Voulez-vous, continua la jeune fille, que nous priions le grand connétable de vous enlever ces liens qui blessent vos bras?
L'Indien ne sembla pas avoir entendu cette offre.
—Et votre pauvre mère, poursuivit Léonie, voulez-vous que nous lui fassions rendre la liberté?
—Je vous remercie et pour elle et pour moi, mademoiselle répondit Co-lo-mo-o, en très bon français, mais avec cet accent unique, fascinateur, qu'ont la plupart des Peaux-Rouges de l'Amérique septentrionale qui parviennent à parler notre langue.
Léonie ne s'attendait pas à la réponse; elle devint rouge comme une cerise.
—Si vous en avez le pouvoir, ajouta le Petit-Aigle, soyez assez bonne pour faire ôter les cordes qui meurtrissent les poignets de ma mère. Quant à moi, je vous sais gré de votre attention, mais cela est inutile. Fils d'un chef illustre, je serai digue de lui!
—Toujours vantards, ces sauvages! fit le grand connétable, en haussant les épaules.
—Monsieur, lui dit madame de Repentigny, je joins mes instances à celles de ma fille pour vous supplier.....
—Je vous entends, madame, je vous entends; mais si nous laissons à cette squaw l'usage de ses membres, elle se jettera sur nous comme une enragée qu'elle est.
—Je promets qu'elle se tiendra tranquille, dit froidement Co-lo-mo-o.
Et il adressa, en idiome iroquois, quelques paroles à sa mère.
—Si elle consent à être sage, je consens aussi à ce qu'elle soit mise en liberté, dit le magistrat.
—J'en réponds, dit le Petit-Aigle.
—Et vous vous laisserez interroger?
Co-lo-mo-o retomba dans son mutisme.
—Ainsi donc, dit madame de Repentigny au grand connétable, vous serez assez bienveillant, monsieur...
—Sur-le-champ, madame, sur-le-champ. Il n'est rien que je ne sois disposé à faire pour l'épouse d'un de nos plus habiles fonctionnaires.
Il appela: un homme de police parut.
—John, lui dit-il, vous pouvez détacher la vieille.
Alors retentit dans le wigwam ce cri déchirant que sir William avait lancé, en parvenant à se délivrer de son bâillon.
—Qu'est-ce que cela? dit le magistrat surpris; voilà deux fois que j'entends crier. Il se passe ici quelque chose d'extraordinaire, John, allez voir ce que ça signifie.
Tandis que l'agent de police exécutait cet ordre, madame de Repentigny s'approcha du grand connétable et lui parla à voix basse en faveur dr Co-lo-mo-o.
Des rires bruyant, des clameurs, le vacarme d'une population en émoi, troublèrent tout à coup leur entretien.
Le rideau qui tenait lieu de porte au wigwam fut arraché, et une forme humaine, hérissée de plumes des pieds à la tête, comme un monstrueux volatile, se précipita dans la salle, poursuivie par une centaine de sauvages vociférant comme des énergumènes!
—Des armes! qu'on me donne des armes! hurla l'étrange figure.
A la vue de cette grotesque apparition, madame de Repentigny ne put retenir un sourire; Léonie se réfugia derrière sa mère.
Le grand connétable avait repris sa magistrale dignité.
—Passez dans cette pièce, je vous en prie, dit-il aux deux dames, en leur montrant la porte d'un des cabinets qui servaient de chambre à coucher.
En se retrouvant devant madame et mademoiselle de Repentigny, sir William King, on l'a reconnu, recula en proie à la plus profonde confusion qui ait jamais frappé un homme.
Il eût voulu être à cent pieds sous terre. La mort lui aurait semblé préférable à cette odieuse humiliation.
Il tenta de fuir, de se sauver.
Une foule curieuse, avide, insultante, impitoyable, lui barrait le passage.
CHAPITRE X
ÉVASION ET DUEL
En entrant dans le cabinet où, par considération pour leur sexe et pour leur rang, le grand connétable avait invité les dames de Repentigny à se retirer, Léonie ne put retenir un petit cri de surprise.
La propreté élégante, si je puis m'exprimer ainsi, et l'ordre merveilleux qui régnaient dans ce cabinet le lui avaient arraché. Il était étroit, resserré, d'une simplicité primitive, et, cependant, les ustensiles, les outils necessaires à plusieurs métiers, y étaient renfermés; et cependant tout y était à sa place propre, rien n'y détonnait, chaque chose, chaque disposition semblait avoir été faite expressément pour cette pièce, qui, de plus, servait de chambre à coucher.
Pour large ou luxueuse, de vrai, la couche ne l'était guère: des planches de pin, très-minces, pliantes, avec une natte de jonc recouverte de peaux d'ours. Des montures délicates, en noyer tendre, n'en ornaient pas moins le devant du châlit, posé sur des pieds crochus, habilement sculptés.
Il remplissait, tout un côté de la chambre.
Dans l'embrasure de l'unique fenêtre, garnie d'un rideau tricoté avec une sorte de laine en poil de martre, on voyait un tour et ses accessoires. Auprès, une petite forge, son enclume, ses étaux, et, en face du lit, un établi de menuisier.
Entre la porte et l'établi, une table à écrire, surmontée d'une bibliothèque exiguë, mais composée avec un certain art. Les oeuvres de Shakespeare, Byron, Thomas, Corneille, Molière, La Bruyère, les premiers romans de Cooper et de Walter Scott s'y faisaient remarquer, parmi des ouvrages de théologie.
Quelques aquarelles et dessins, bien réussis, signées Paul (on se souvient que c'était le nom chrétien de Co-lo-mo-o), comblaient avec des trophées d'armes sauvages et civilisées les intervalles inoccupés.
Quatre chaises, à fonds de bois brun bordés en jaune, étaient rangées dans les angles.
Le plancher, lavé avec le soin scrupuleux d'une ménagère hollandaise, brillait d'une blancheur aussi éclatante que l'ivoire.
Mais ce qui étonnait et charmait tout à la fois, c'était l'heureux accord, l'harmonie de tant d'objets disparates, réunis dans un si court espace.
—Oh! mais, dis donc, maman, comme c'est gentil ici! exclama Léonie.
—C'est sans doute la chambre de ce pauvre et bon jeune homme.
—Assurément. Mais vois un peu comme il a du goût pour un sauvage!
Et la jeune fille désigna la bibliothèque dont le cadre avait été tourné avec beaucoup de mignardise.
—Le fait est qu'on ne se croirait jamais chez un Indien, murmura madame de Repentigny.
—N'est-ce pas? appuya Léonie.
—Avec quel enthousiasme tu dis cela! fit sa mère en appuyant doucement la main sur son épaule.
Léonie sentit que ses joues devenaient brûlantes. Elle baissa les yeux.
—Il lit nos grands poètes, dit madame de Repentigny.
—Et il écrit aussi, repartit la jeune fille, en jetant les yeux sur la table. Tiens, regarde, maman; voilà un manuscrit: Histoire des grands chefs.
—En effet, car.....
—Écoute donc, maman, s'écria tout à coup Léonie, en posant un doigt sur ses lèvres.
Par un sentiment bien facile à comprendre, madame de Repentigny tâchait de détourner de sir William les pensées de sa tille. L'apparition aussi ridicule que peu séante de l'officier était pour elle un motif de grave contrariété. La cause son emplumement, elle la devinait. Mais c'était un sujet délicat à traiter avec une jeune personne. Elle appréhendait le moment où Léonie allait faire ses réflexions à cet égard. Méditant les réponses les plus convenables qu'elle pourrait opposer à ses commentaires, elle était enchantée de voir son esprit occupé ailleurs.
Malheureusement, la chambre de Co-lo-mo-o n'était séparée de la salle que par une légère cloison, à travers laquelle on percevait tout ce qui se disait, à voix haute, dans l'une ou l'autre pièce, et Léonie, qui avait reconnu sir William aussi bien que sa mère, avait entendu ces mots:
—Les misérables! ils voulaient me brûler à petit feu!
—Regarde la jolie coupe, comme elle est coquettement tournée, dit madame de Repentigny.
—A propos, dit Léonie, que peut-il être arrivé à sir William?
—Mais, je ne sais trop, balbutia madame de Repentigny; les sauvages n'aiment pas les Anglais.
—Ah! mon Dieu! l'ont-ils arrangé? dit Léonie en détournant la tête pour cacher un sourire.
La voix du grand connétable répondit:
—Croyez, sir William, que justice vous sera faite. Nous ne souffrirons pas qu'un brave officier de l'armée britannique soit indignement maltraité par une populace...
—Indignement, très-indignement, interrompit le lieutenant.
—Mais, reprit le magistrat, avant toute chose, il faudrait vous changer, sir William.
A ces mots, Léonie ne put maîtriser un éclat de rire; madame de Repentigny elle-même eut bien de la peine à garder son sérieux.
Le grand connétable poursuivit:
—Il y a encore une pièce de libre ici; passez-y, sir William. Avec de l'eau chaude et de la potasse, vous enlèverez le plus gros des plumes. Deux de mes hommes vous aideront. On est allé chercher vos vêtements. Quand vous serez habillé, je me tiendrai à votre disposition pour procéder à l'enquête.
—Non, non, repartit vivement l'officier, pas d'enquête sur cette affaire, je vous prie, monsieur, elle me rendrait la fable de la garnison. Étouffons-la plutôt.
—Comme il vous plaira, sir William.
—Monsieur le grand connétable, reprit le lieutenant, d'un ton plus bas, voulez-vous avoir la bonté de faire mes excuses aux dames de Repentigny; je ne puis me présenter à elles, vous comprenez!
—Parfaitement, parfaitement, sir William. Si elles y consentent, je les reconduirai même à Lachine, en emmenant mon prisonnier.
—Je vous demanderai encore le secret...
—Sur votre aventure?
—Oui, monsieur, sur cette vilaine, très-vilaine aventure.
—Vous avez ma parole, sir William. En donnant une légère gratification à nos hommes, eux aussi seront muets comme la tombe.
—Je n'y manquerai pas, dit l'officier, en s'avançant vers la porte d'une des chambres à coucher.
—Non, pas celle-là, pas celle-là! que faites-vous, sir William? C'est là que sont les dames de Repentigny; la porte de gauche! Bien, vous y êtes! dit le magistrat, en remarquant que le lieutenant marchait vers le cabinet de Co-lo-mo-o.
—Pauvre sir William, je le plains de tout mon coeur, dit ironiquement Léonie; mais c'est égal, j'aurais maintenant bien de la peine à épouser un homme que j'ai vu dans une situation aussi burlesque.
—Tiens, un portrait qui te ressemble! s'écria madame de Repentigny, feignant de n'avoir point prêté l'oreille à cette observation.
La jeune fille se rapprocha de sa mère, qui examinait une ébauche aux deux crayons, fixée par quatre épingles à la cloison.
—Ah! mon Dieu, mais c'est vrai; on jurerait que c'est moi! exclama-t-elle, après avoir jeté un coup d'oeil sur le dessin.
A ce moment on frappa doucement à la porte.
—Mesdames, dit le grand-connétable, en se montrant, sir William...
—Bien, bien! nous savons, monsieur, répondit madame de Repentigny.
Et, s'adressant à sa fille:
—Viens, Léonie.
La jeune demoiselle sortit à regret de la chambre. En rentrant dans la salle, elle tenait ses yeux attachés vers le sol. Cependant elle sentit le regard courroucé que lui lança Co-lo-mo-o, car il était furieux que le secret du sa chambre eût été violé par des étrangers.
Madame de Repentigny dit aussitôt à l'indien:
—Ma fille et moi ne voulons pas savoir de quoi on vous accuse, mais soyez sûr, monsieur, que tout ce qu'il faudra faire pour vous rendre la liberté, nous le ferons, et nous nous jugerons encore vos obligées. Quant à votre mère, dites ce que nous pouvons faire pour elle.
—La femme du sagamo est libre; elle n'a plus besoin de rien. Son fils ne demande et ne veut rien, répondit sèchement le jeune homme, en tournant le dos aux deux dames.
—Vous le voyez, c'est une tête de mule, une vraie tête de mule, je l'ai dit; mais nous lui mettrons les pincettes, s'écria le grand connétable, en se frottant les mains,—Mesdames, voulez-vous accepter mon canot pour retourner à Lachine?
—Merci, monsieur, nous avons le notre.
—Désolé, mesdames, désolé de ne pouvoir vous être utile, dit l'obséquieux magistrat.
Léonie et sa mère sortirent du wigwam au milieu d'un attroupement considérable.
Le grand-connétable les suivit de près avec son captif et quelques agents de police. Mais, arrivées à l'endroit où on les avait débarquées, madame de Repentigny ne trouva plus les bateliers. Ils n'avaient garde de se montrer après l'attentat dont ils étaient les principaux auteurs. En vain madame de Repentigny offrit-elle de l'argent à d'autres Indiens pour les traverser. La crainte des policemen l'emportait sur la cupidité. Heureusement que le grand-connétable renouvela sa proposition, qui, cette fois, fut acceptée.
Les dames de Repentigny, son greffier et lui montèrent dans un canot, avec deux rameurs; on embarqua dans un autre Co-lo-mo-o entre quatre agents de police, et le magistrat donna l'ordre du départ.
A cet instant, un homme chétif fendit la foule curieusement assemblée sur le rivage, s'avança vers le canot qui contenait le Petit-Aigle et fit un signe aux agents de police.
—Qu'est-ce que veut ce nabot? dit rudement l'un en le repoussant.
—Laisse-le, dit un autre, c'est Jean-Baptiste le quêteux. Il veut traverser, faisons-lui la charité, ça nous portera bonheur.
Le bancal était déjà dans l'embarcation.
Les deux bateaux quittèrent le quai en même temps.
Léonie, songeuse, le coeur oppressé, hasardait, de moment en moment, sur Co-lo-mo-o, des regards timides et sympathiques; le Petit-Aigle, les mains liées sur le dos, semblait indifférent à ce qui l'entourait. Assis derrière lui, Jean échangeait des signes avec les hommes de police, sans avoir l'air de le connaître.
On atteignit ainsi le milieu du Saint-Laurent; les deux canots marchant de conserve.
Tout à coup le bancal, qui s'était dressé comme pour examiner un objet à distance, perdit son équilibre et tomba sur le Petit-Aigle.
Les policemen partirent d'un éclat de rire..
Le muet se releva lentement, et, comme s'il eut entendu les rieurs, se tourna vers eux avec colère. L'hilarité des agents de la force publique redoubla. Mais alors Co-lo-mo-o et le nain sautèrent dans le fleuve, chacun d'un côté.
—Tirez dessus! tirez dessus! commanda le grand-connétable, qui avait vu ce mouvement.
—Oh! monsieur! dit Léonie, en lui arrêtant le bras car le magistrat avait déjà armé un pistolet.
C'était inutile; Jean-Baptiste et l'Indien, dont le premier avait coupé les entraves, dans sa chute prétendue, s'étaient enfoncés sous l'eau.
—Il faut les poursuivre! Nous les attraperons! nous les attraperons! Dix piastres A celui qui prendra le sauvage! cria le grand-connétable.
L'autre canot se mit aussitôt à donner la chasse au fugitif, dans la direction des rapides. Celui de l'officier de police allait suivre la même route, quand madame de Repentigny dit à ce dernier:
—Mais, monsieur, on nous attend à Lachine; vous ne voulez pas, j'espère que nous participions à vos recherches!
—C'est juste, madame; pardon de mon oubli, je vais vous faire conduire à terre.
Cette réponse soulagea Léonie d'un grand poids. Dans le fond de son âme, elle priait Dieu pour que le Petit-Aigle échappât aux agents de police, et ses yeux demeuraient rivés sur le fleuve.
Elle désirait et tremblait, en même temps, de voir reparaître son sauveur.
Mais le canot du grand-connétable arriva à Lachine sans que Léonie eût, de nouveau, aperçu Co-lo-mo-o ou le nain.
Le lunch, chez Xavier Cherrier, fut assez triste, malgré les efforts du jeune homme et de sa femme pour l'égayer. Léonie était soucieuse; sa mère partageait son anxiété, et les plaisanteries de leur hôte sur l'échauffourée de sir William ne parvinrent pas à leur dérider le front.
Tous quatre revinrent à Montréal.
A la sollicitation de sa fille, madame de Repentigny envoya un domestique pour savoir si le Petit-Aigle avait ou non été repris.
On lui rapporta qu'on ne savait ce qu'il était devenu et que, désespérant de s'en emparer, la police avait abandonné la poursuite.
Cette réponse rassénéra Léonie; car elle avait l'intime assurance que Co-lo-mo-o ne s'était pas noyé.
Dans la soirée, sir William se fit annoncer. La jeune fille se sentait de bonne humeur. Au lieu de plaisanter sur sa mésaventure, elle ne lui en parla que pour le plaindre, et avec une commisération qui enchanta l'officier, peu habitué à de semblables témoignages d'affection.
Outre sir William et Cherrier, plusieurs personnes de la ville avaient été retenues à dîner par madame de Repentigny.
Le repas fut animé, joyeux, la maîtresse de la maison ayant préalablement interdit toute conversation politique.
Mais, après le dessert, les dames quittèrent la table, suivant la mode anglaise; on enleva la nappe, et les domestiques apportèrent des carafes de vin, des noix, des noisettes et différentes espèces de fruits secs.
Les messieurs, délivrés de leur consigne, commencèrent alors à parler des événements du jour. Sir William King, qui avait bu en véritable enfant du nord, fit une sortie furibonde contre les Canadiens-Français. Quoique plusieurs des assistants appartinssent à cette nationalité, la plupart étant fonctionnaires publics, et, comme tels, plus jaloux de leurs emplois que de leur dignité personnelle, n'osaient lui répondre. Quelques-uns même applaudissaient chaudement.
—Nous tondrons, s'il le faut, jusqu'à la peau, ces moutons entêtés, très-entêtés, s'écria sir William en manière de conclusion.
—Ce sera probablement pour vous remplumer, répondit Cherrier, en grugeant une amande.
A cette allusion, le visage de l'officier passa du pourpre au cramoisi.
—Est-ce une insulte? tonna-t-il.
—Mais, à votre choix, répliqua tranquillement Cherrier.
—Monsieur!... reprit l'Anglais, haussant encore le ton.
—Ah! messieurs, du calme, je vous prie; n'oublions pas que nous sommes chez des dames, intervint un des convives.
La provocation en resta là, et l'entretien redevint général. Chacun pensait, sauf les intéressés, que cette dispute n'aurait pas plus de suites que les fumées du vin, auxquelles on l'attribuait généralement.
Mais, le lendemain, Cherrier reçut, dans la matinée, deux officiers anglais, porteurs d'un cartel de la part de sir William King. On lui laissait le choix des armes.
—C'est bien, messieurs, leur dit le jeune homme; entre quatre et cinq heures, j'aurai l'honneur de vous envoyer mes témoins.
Xavier était très-brave. Le duel ne l'effrayait pas. Il détestait depuis longtemps sir William King, dont l'impertinente fatuité lui agaçait les oreilles, suivant son expression; depuis longtemps aussi il ne négligeait aucune occasion de rabaisser sa morgue aristocratique.
Mais Xavier aimait sa femme; il l'aimait passionnément. Et l'idée d'une rencontre, qui pouvait être mortelle, l'attrista un moment.
Il réfléchit durant une heure en se promenant dans son cabinet, puis il écrivit quelques lettres, traça nu crayon cinq ou six lignes sur un carré de papier, le roula entre ses doigts, et monta à une volière qu'il entretenait sous les combles de sa maison.
Dans cette volière, une demi-douzaine de pigeons roucoulaient amoureusement. Xavier en saisit un, lui attacha le rouleau de papier au cou, ouvrit une lucarne, et lâcha l'oiseau, qui prit aussitôt son essor vers le Saint-Laurent.
Trois heures après, un homme de haute stature était introduit dans le cabinet de Cherrier.
—Comment, mon ami, dit-il, après lui avoir serré la main, vous voulez vous battre au moment où nous avons besoin de tous nos bras, de toutes nos intelligences! C'est une sottise, pardonnez-moi ma rude franchise.
—Il m'était impossible de refuser, monsieur!
—Quel est votre adversaire?
—Sir William King, un officier anglais.
—Un officier anglais! dit l'inconnu en tressaillant. Ah! c'est différent. Je prends votre parti, le voulez-vous?
—Merci, monsieur, soyez mon témoin, cela suffira.
—Vous avez raison. Je ne savais ce que je disais. Quelles armes?
—Le pistolet. Mon autre témoin sera M. Décoigne. Souhaitez-vous vous entendre avec lui?
—Assurément. Où aura lieu la rencontre?
—Il vaudrait peut-être mieux aller sur la frontière, car les lois.....
—Non, non, dit l'étranger. C'est trop loin, et nous n'avons pas de temps à perdre. Je connais un endroit charmant. Si vous voulez vous en rapporter à moi.....
Cherrier s'inclina en signe d'assentiment. Après quelques nouveaux pourparlers les deux hommes se quittèrent.
Xavier était si tranquille que sa femme ne soupçonna pas le danger auquel il allait s'exposer.
Le lendemain, deux canots déposèrent six hommes sur un des îlots de Boucherville, à six lieues environ de Montréal.
Parmi ces hommes se trouvaient Xavier Cherrier et sir William King.
Ils se présentèrent mutuellement leurs témoins: MM. Villefranche42 et Décoigne pour Cherrier, Steven et Johnson pour King.
En abordant, Villefranche avait les traits contractés. A en juger par sa physionomie, une tempête terrible grondait dans son sein. Malgré l'air de force et d'énergie que respirait toute sa personne, il chancelait presque.
Le terrain fut choisi dans une éclaircie gazonnée, au milieu de laquelle s'élevait un petit tertre.
—Il y a vingt et un ans... déjà43! murmura le principal témoin de Cherrier, en embrassant ce tertre dans un regard sombre et douloureux.
—Êtes-vous prêts, messieurs? demanda M. Steven.
—Oui, dirent les deux adversaires.
Ils devaient tirer à vingt-cinq pas, et rester en place ou marcher facultativement l'un sur l'autre.
On leur remit à chacun un pistolet chargé.
Ils se postèrent.
—Allez, dit M. Steven, d'une voix brève.
Les deux antagonistes étaient également altérés de vengeance. Ils ne bougèrent pas de place.
Une double explosion retentit. Xavier tomba à la renverse, baigné dans son sang.
—Ah! grommela Villefranche, entre ses dents; ce misérable Anglais nous échappe; j'espérais pourtant bien l'enterrer ici! Mais, patience, patience, je le retrouverai!
CHAPITRE XI
LES GARNISAIRES DE L'ILE AU DIABLE.
Après le départ des deux canots qui emmenaient Co-lo-mo-o et la police, les iroquois attroupés sur le rivage du Saint-Laurent, à Caughnawagha, s'étaient lentement retirés dans leurs loges.
Seules deux personnes, deux femmes, ne quittèrent point le bord du fleuve.
L'une, debout à la pointe d'un rocher, drapée dans sa couverte, muette, immobile comme un marbre, mais le front plissé, les yeux sombres, profondément rentrés sous leurs orbites, les traits contractés, la lèvre frissonnante, semblait quelque manitou indien descendu sur la terre pour y venger les insultes faites à son peuple.
L'autre, accroupie, la tête penchée, le visage plongé dans ses mains, les cheveux flottant au vent, pleurait à chaudes larmes. Puissante aussi, sa douleur s'exhalait en sanglots déchirants. Mais que loin elle était de celle qui gonflait le sein de sa compagne, sans pouvoir s'épancher! Cependant, si l'attitude austère de celle-ci effrayait presque, la posture humble, désespérée de celle-là, navrait le coeur.
La première était Ni-a-pa-ah, mère de Co-lo-mo-o; la seconde était Hi-ou-ti-ou-li, la Fauvette-Légère, fille de Mu-us-lu-lu, soeur de la maîtresse de sir William King.
Hi-ou-ti-ou-li aimait Co-lo-mo-o. Après la famille de Nar-go-tou-ké, la sienne était celle des Iroquois de Caughnawagha dont le sang s'était conservé le plus pur.
On avait même espéré qu'un mariage entre leurs enfants éteindrait la haine qui divisait les deux chefs. Par malheur, aucun d'eux n'était disposé à faire une concession à l'autre.
Co-lo-mo-o avait accueilli avec une indifférence complète l'amour d'Hi-ou-ti-ou-li. Et la jeune fille, malgré sa jeunesse rayonnante de beauté, se consumait dans le chagrin et les pleurs; car, dédaignée par l'objet de son culte, elle était encore en butte aux mauvais traitements de ses parents qui ne lui pardonnaient pas sa tendresse pour le fils de leur ennemi.
Tout d'un coup Hi-ou-ti-ou-li releva la tête, puis elle s'élança vers Ni-a-pa-ah:
—Ma mère, dit-elle, je vais suivre le Petit-Aigle; venez avec moi; partons; je connais, parmi les Fransé44 de Montréal, des chefs influents. Nous irons chez eux; nous leur parlerons; ils rendront la liberté...
Elle s'arrêta court, la pauvre enfant, et baissa les yeux.
Aux premiers mots, Ni-a-pa-ah avait haussé les épaules, ensuite elle s'était retournée lentement et avait repris le chemin de sa cabane, sans accorder un regard à la belle éplorée.
L'affliction chez nous efface les rangs, elle fait taire les inimitiés. Il n'en est pas de même chez les Peaux-Rouges. L'aversion subsiste à travers toutes les vicissitudes de la vie. Elle en dépasse les limites pour se transmettre, plante vénéneuse, vivace, indéracinable, de générations en générations.
La femme de Nar-go-tou-ké éloignée, Hi-ou-ti-ou-li reporta sur le fleuve ses yeux humides.
Le temps était fort clair et la vue embrassait les deux rives.
A ce moment, la Fauvette-Légère aperçut le bancal, qui se levait dans le canot et tombait sur Co-lo-mo-o.
Elle pressentit l'intention de Jean-Baptiste. Son coeur battit violemment. Les pleurs séchèrent sous sa paupière. Son regard doubla d'intensité.
Le Petit-Aigle se jette à l'eau, aussitôt Hi-ou-ti-ou-li saute dans un canot et s'avance vers le milieu du Saint-Laurent.
Cependant, Jean-Baptiste avait, pour couper les liens du jeune chef, profité du passage d'un de ces longs trains, de bois que les Canadiens-Français appellent cages.
Co-lo-mo-o comprit bien que la cage pouvait lui être d'une grande utilité.
Lorsqu'il plongea, une distance de cinquante à soixante brasses environ le séparait des canots de la police.
Mais au lieu de nager tout d'abord vers la cage, le jeune homme prit une direction opposée, et, après quatre ou cinq minutes, se montra à fleur d'eau derrière une petite île.
Du bateau lancé à sa poursuite, on le distingua.
L'Indien n'en demandait pas davantage. Se renfonçant immédiatement sous les flots, il pointe alors sur la cage, pendant que les gens de police, trompés par son stratagème, le chassent vainement autour de l'île.
Le train de bois marche avec lenteur.
Co-lo-mo-o ne tarde guère à ile rejoindre. Quand il juge c«i cire tout près, il remonte, et une grosse botte d'herbes aquatiques paraît à la surface du fleuve.
Ces herbages, c'est Co-lo-mo-o qui les a cueillis près de l'Ile. On dirait qu'arrachés de quelque crique par la force du courant, ils s'en vont bien innocemment à la dérive. Mais, dans leur touffe épaisse, se cache la tête du Petit-Aigle. Il respire, tout en observant ses ennemis, à présent descendus sur l'île pour l'y chercher.
Cependant Co-lo-mo-o est fatigué. Longue est la course qu'il a fournie sans pouvoir reprendre haleine. Il s'accroche à un des arbres qui composent la cage et examine les hommes chargés de la diriger.
C'est que déjà se font entendre les voix mugissantes des rapides; c'est que déjà aussi les vagues sont devenues trop impétueuses pour qu'il soit possible de regagner la rive à la nage, et que Co-lo-mo-o sait qu'à moins de monter sur le train, il court risque d'être déchiré par les rochers qui hérissent le Saint-Laurent au sault Saint-Louis.
Que les cageux soient des Canadiens-Français ou des Irlandais, et le Petit-Aigle leur demandera assistance, car les uns et les autres détestent les Anglais.
Mais à leurs grosses figures sanguinolentes, à leurs yeux bleus, à leurs favoris roux comme leurs cheveux, Co-lo-mo-o reconnaît des Écossais, ces fidèles serviteurs de la couronne d'Angleterre, que le temps a rendus plus royalistes que le roi lui-même.
Impossible de s'adresser à ces hommes. Malgré le respect,—un peu exagéré,—qu'on leur prête pour les lois de l'hospitalité, ils s'empareraient assurément du jeune sagamo et le livreraient à la police, en arrivant à Montréal.
Pourtant l'on n'aperçoit plus dans l'espace les policemen.
A peine la cime des arbres de l'île où ils ont débarqué est-elle encore visible.
Co-lo-mo-o réfléchit.
Il faut se décider, et promptement: de plus en plus on approche des rapides et voilà que les cageux se hâtent de diviser leur train en plusieurs parties, suivant l'habitude, afin qu'il ne soit pas rompu par les écueils, en descendant la cataracte.
Que faire? se confier à eux. C'est la dernière chance de salut. Il n'y a plus à hésiter.
Co-lo-mo-o en prend la résolution. La perspective de la prison est encore préférable à une mort imminente.
Il dresse la tête; il fait un mouvement pour se hisser sur la cage: le bruit d'un canot frappe son oreille.
Suspendu à l'un des bois flottants, Co-lo-mo-o se retourne, plein de rage, prêt à replonger dans l'abîme et à périr dans son sein, plutôt qu'à se livrer aux ennemis de sa race.
Mais non, le brave Iroquois ne succombera pas ainsi; pas ainsi, non, il ne languira pas cette fois dans un noir cachot.
—Vile! vite! mon frère! lui crie une voix inquiète.
Un des cageux répond:
—Eh! ou diable va-t-on comme cela, la belle? As-tu envie de sauter les rapides avec nous? Au moins, viens ici, près de moi, tu seras plus on sûreté que dans ta coquille de noix.
—Pardieu! c'est qu'elle est jolie, cette coquine! ajouta un second. Ah! mais qu'est-ce que cela veut dire!
Cette exclamation fut arrachée au marinier par la soudaine apparition de Co-lo-mo-o.
Reconnaissant la personne et la voix qui l'avaient appelé l'Indien prit son élan, monta sur la cage, et d'un bond, fut dans le canot, à côté d'Hi-ou-ti-ou-li.
—Ces sauvages, ça vous a de drôles d'inventions! dit le premier des Écossais qui avait parlé.
—A quel jeu jouent-ils? dit lautre.
—Au jeu de l'évasion, intervint un troisième. L'homme est un prisonnier, je l'ai remarqué, tout à l'heure, dans le bateau de la police. Il s'est échappé. Mais il y a sans doute une prime pour sa peau; je m'en vas tâcher de l'avoir.
En disant ces mots, le cageux prit, sur un fagot, un long fusil simple, l'épaula tranquillement et fit feu.
—Un cri perçant retentit.
—Touché! touché! je l'ai touché! s'exclama l'Écossais, en brandissant triomphalement son fusil en l'air.
L'on n'entendit plus rien, car les tronçons de la cage s'étaient tour à tour engagé dans la passe des rapides.
—Mon frère est blessé! répétait avec angoisses Hi-ou-ti-ou-li, en voyant quelques gouttes de sang qui roulaient sur la joue de Co-lo-mo-o.
—Non, ma soeur, répondit le jeune homme.
—Mais tu as été atteint!
—Légèrement. Ramons, ramons; à droite! ferme! repartit le Petit-Aigle qui, aussitôt dans le canot, avait saisi une pagaie et faisait des efforts surhumains pour résister à la violence des eaux.
Ce n'était point une entreprise aisée. Des lames courtes, furieuses, irritées, déferlaient avec fracas autour de l'esquif, menaçant de l'engloutir ou de le précipiter avec elles à travers les écueils. Pour braver leur colère, pour la vaincre, il fallait joindre l'énergie A la prudence, l'habileté au sang-froid.
Ces qualités, Co-lo-mo-o les possédait heureusement à un haut degré.
Secondé avec autant d'intelligence que de courage par Mi-ou-li-ou-li, il parvint, après une lutte acharnée avec le terrible élément, à placer un certain intervalle entre les rapides et son embarcation.
Hors du danger le plus pressant, il se demanda ce qu'il devait faire. Retourner au village eut été une maladresse. Aussi le Petit-Aigle n'y songea-t-il point. Le meilleur parti qu'il put adopter, c'était de joindre son père sur l'île au Diable.
Mais une difficulté se présentait. Hi-ou-ti-ou-li était fille de Mu-us-lu-lu; ne le trahirait-elle pas? D'ailleurs, l'île au Diable servait de retraite à une foule de gens, Canadiens et Indiens, en hostilité ouverte avec le gouvernement anglais. Tous s'étaient liés par un serment solennel à ne jamais révéler cet asile.
Co-lo-mo-o résolut de sonder la Fauvette-Légère.
—Je remercie, dit-il, ma soeur du service qu'elle m'a rendu. En revenant à Caughnawagha, je lui ferai des présents qui lui prouveront que mon coeur n'est point ingrat.
—Hi-ou-ti-ou-li, répondit-elle, ne demande rien. Si son frère Co-lo-mo-o est heureux, elle aussi est heureuse; s'il souffre, elle aussi souffre.
—Ma soeur est bonne, reprit le sagamo. Pourquoi l'esprit du père de ma soeur n'est-il pas semblable au sien?
L'Indienne soupira, et le Petit-Aigle poursuivit:
—L'esprit du père de ma soeur lui parle pour les ennemis du notre race.
—Mais, s'écria vivement la jeune fille, l'esprit d'Hi-ou-ti-ou-li lui parle pour les amis de Co-lo-mo-o. En le voyant pris par les Habits-Rouge elle a pleuré; en le voyant se jeter dans la Grande-Rivière, elle a été réjouie et elle est venue à lui pour l'aider s'il avait besoin de son secours.
Le sachem, se tournant vers elle, lui envoya un regard de gratitude, et il dit:
—Ma soeur veut donc du bien à Co-lo-mo-o?
—Hi-ou-ti-ou-li veut pour Co-lo-mo-o ce qui lui est agréable.
—Et elle serait fidèle à ceux qu'il aime?
—Oh! oui, répliqua-t-elle avec ardeur.
—Alors, dit lu Petit-Aigle; si je lui découvrais un secret elle le garderait comme la Grande-Rivière garde les cailloux qu'on laisse tomber dans son lit?
—Si mon frère confiait un secret à Hi-ou-ti-ou-li, dit-elle chaleureusement, c'est qu'il l'aimerait; et s'il l'aimait, Hi-ou-ti-ou-li mourrait avec joie pour lui faire un plaisir.
—Ma soeur n'aperçoit-elle rien là-bas, sur la rive? interrogea Co-lo-mo-o, changeant brusquement le sujet de la conversation.
Fauvette-Légère regarda un instant dans la direction qu'il indiquait.
Elle, lui répondit:
—Je vois les Habits-Rouges. Que mon frère n'aille pas de ce côté!
—Non, Co-lo-mo-o n'ira point. Il se rendra dans un autre lieu où il pourra échapper aux griffes de ses lâches anglais, si Hi-ou-ti-ou-li veut lui promettre de ne point le trahir.
—Hi-ou-ti-ou-li le jure sur la croix qu'adorent les chrétiens! répondit gravement la jeune Iroquoise en étendant son bras vers le petit clocher de la chapelle de Caughnawagha, qui se profilait dans le lointain.
Satisfait de ce serment, le fils de Nar-go-tou-ké oublia qu'il était défendu aux non-initiés de pénétrer dans l'île au Diable et manoeuvra hardiment vers ce point.
Sa compagne le laissa faire sans prononcer une parole, quoiqu'elle ignorât l'existence du cordage qui facilitait l'accès de l'îlot; et quoique, par conséquent, elle dût d'abord juger le dessein de Co-lo-mo-o follement téméraire.
Mais n'avait-elle pas dit, ne pensait-elle pas que ce serait un bonheur pour elle de mourir, s'il était nécessaire, en le servant?
Surprise à la vue du câble dont Co-lo-mo-o se saisit, afin de haler le canot jusqu'à la seule place abordable, elle le fut bien davantage quand une foule de gens, à l'extérieur farouche, les entourèrent au moment de leur débarquement.
Parmi eux, il y avait des Canadiens, des Indiens, des Irlandais, et quelques Anglais.
Tous étaient armés.
Il remplissaient l'étroite crique où Co-lo-mo-o amarrait son canot. Plus encore que la jeune fille, ils paraissaient étonnés. La plupart lui lancèrent des regards menaçants.
Nar-go-tou-ké, son fusil à la main, marcha vers Co-lo-mo-o, et, lui frappant sur l'épaule:
—Pourquoi, dit-il d'un ton rude, mon fils amène-t-il ici cette fille de loup?
—Elle m'a sauvé la vie, balbutia le jeune homme, tremblant d'avoir offensé son père.
—Et c'est pour la récompenser de lui avoir sauvé la vie que mon fils la conduit à sa perte? reprit la Poudre en portant le pouce sur le chien de son fusil.
—Les Habits-Rouges me poursuivaient.....
Nar-go-tou-ké ne lui donna pas le loisir d'achever.
—Qu'importe! s'écria-t-il. Mon fils nous a vendus en montrant, notre refuge à cette squaw de malheur. Il périra avec elle.
—Il est vrai que les règlements de noire association décrètent la mort contre les délateurs et les profanes, dit un Canadien-Français; mais avant de condamner ce jeune homme, on devrait l'entendre.
—Mes règlements à moi, riposta impétueusement la Poudre, sont qu'il est mon fils, qu'il a manqué au respect qu'il me devait, en amenant ici cette fille, et que, pour le punir, je vais le tuer comme il le mérite.
—Si je vous ai manqué de respect, je suis prêt à subir mon châtiment; mais épargnez Hi-ou-ti-ou-li, dit bravement Co-lo-mo-o.
—Épargner le vil rejeton de Mu-us-lu-lu! Non! non! dit aigrement Nar-go-tou-ké.
Et deux petits coups secs résonnèrent.
L'irascible sagamo venait d'armer son fusil.
—Grâce pour Co-lo-mo-o! grâce pour votre fils! supplia Hi-ou-ti-ou-li en se jetant à ses genoux; grâce pour lui, je vous en conjure! Moi, je ne découvrirai pas votre secret, je l'ai juré..... Si vous doutez de la parole d'Hi-ou-ti-ou-li, sacrifiez-la, et ne faites pas de mal à Co-lo-mo-o.
—Il faut délibérer, dirent plusieurs voix.
Nar-go-tou-ké ne les entendit pas. Il ajusta le Petit-Aigle, toujours calme, impassible, et pressa la détente. Le coup partit. Mais une main vigoureuse avait subitement rabaissé le canon du fusil, et le plomb meurtrier s'était logé en terre.
—Poignet-d'Acier! Poignet-d'Acier! murmurèrent les spectateurs.
Exaspéré par cette opposition soudaine à l'horrible forfait que, dans son emportement aveugle, il eut accompli, la Poudre avait tourné sur ses talons comme sur un pivot, et, la prunelle enflammée, la provocation à la bouche, il défiait le nouveau venu.
CHAPITRE XII
LE CHARLEVOIX
Haute taille, belle prestance, charpente musculeuse, visage rude, bronzé, cheveux noirs, grisonnants, barbe longue, de même nuance que les cheveux, l'air d'un héros de légende, tel était ce dernier.
Son âge eût été difficile à préciser; il pouvait tout aussi bien avoir quarante-cinq ans que soixante. Mais la force et la santé rayonnaient sur sa personne. On devinait qu'il avait été créé pour le commandement, destiné aux choses grandes, bonnes ou mauvaises. Un costume mi-parti de voyage, mi-parti de ville, faisait ressortir les admirables proportions de ses membres.
C'était un chapeau de feutre brun foncé, une tunique en velours sombre, boutonnée jusqu'en haut, un pantalon de même étoffe, à demi enfoui dans une paire de grandes bottes de chasse, mais qu'on pouvait, en un tour de main, ramener et rabattre par-dessus les tiges.
Il avait débouché par une étroite issue, pratiquée entre les buissons qui bordent l'île au Diable, et se tenait appuyé à une carabine.
—Mon frère a-t-il perdu la raison? dit-il d'une voix brève à Nar-go-tou-ké. L'heure est-elle propice pour avoir des querelles? Est-ce au moment d'attaquer nos ennemis qu'il faut nous diviser? Ce jeune homme n'est-il pas le fils de mon frère? le dernier des descendants d'une famille qui compte tant de braves? Que mon frère réfléchisse, et mon frère me remerciera d'avoir arrêté son bras; car si mon frère est prompt comme la poudre, dont on lui a donné le nom, il a la sagesse d'un vieillard, la bonté du père des hommes.
Ce discours était bien propre à apaiser l'irritation du sagamo. Il flattait sa vanité, le sentiment par excellence des Indiens, et lui donnait le temps d'envisager l'étendue du crime qu'il avait été sur le point de perpétrer.
—C'est juste, c'est juste, appuyèrent les assistants.
—Mais, demanda l'un, que ferons-nous de cette squaw? car puisqu'elle est fille de Mu-us-lu-lu, un loyaliste enragé, elle nous vendra assurément.
—Je réponds d'elle, s'écria Co-lo-mo-o.
Nar-go-tou-ké fronça les sourcils.
—Est-ce que, dit-il, d'un ton ironique, le descendant de la Chaudière-Noire voudrait prendre sous sa protection les enfants du Loup? Oublie-t-il que c'est le père de cette fille qui m'a dénoncé aux Habits-Rouges? S'il en était ainsi, j'étranglerais plutôt Co-lo-mo-o de mes propres mains, que de le laisser déshonorer le sang qui coule dans ses veines.
—Co-lo-mo-o demande pardon à son père, il est prêt à le vénérer et à lui obéir en tout, dit doucement le jeune homme; mais Hi-ou-ti-ou-li l'a aidé à échapper aux Kingsors, et il ne la paiera point par un acte de la plus noire ingratitude.
—Le jeune Aigle parle bien; il est digne de figurer au conseil des anciens. Qu'il nous conte ce qui lui est arrivé; et toi, vaillant Nar-go-tou-ké, écoute-le avec le calme des hommes forts, dit alors Poignet-d'Acier.
Co-lo-mo-o, encouragé par l'approbation générale, fit simplement et correctement le récit de ce qui s'était passé à Caughnawagha depuis la fuite de Nar-go-tou-ké.
—En apprenant les outrages dont sa femme et son fils avaient été victimes, celui-ci se sentit pris d'une fureur nouvelle qui s'exhala en cris frénétiques, auxquels la plupart des auditeurs joignirent des paroles de vengeance.
—Puisque cette squaw a sauvé tes jours et puisqu'elle promet de se taire, qu'elle parte! dit brusquement le sagamo, quand Co-lo-mo-o cessa de parler. Mais qu'elle se souvienne que si sa langue tourne une fois de trop dans sa bouche, je la lui arracherai pour la donnera manger à mes chiens!
—Tu as entendu, jeune fille, fit gravement Poignet-d'Acier. Va, et rappelle-toi ton serment.
—Ce que Hi-ou-ti-ou-li a promis à Co-lo-mo-o, elle l'observera avec autant de régularité que le soleil observe son cours, répondit l'Indienne en embrassant le Petit-Aigle dans un long regard, comme si elle prévoyait, hélas! que ce regard était le dernier, qu'elle ne reverrait plus le fils de Nar-go-tou-ké.
Pendant que, un à un, les acteurs de cette scène se baissaient et s'introduisaient sous les halliers pour rentrer à l'intérieur de l'ilot, la Fauvette-Légère monta dans son canot et quitta lentement le rivage, en se laissant glisser le long de la corde qui leur avait servi pour attérir.
Elle espérait que Co-lo-mo-o lui adresserait un mot, un signe, un coup d'oeil. Mais soit qu'il craignit d'offenser son père, soit qu'il ne pensât plus à elle, Co-lo-mo-o se plongea sous les broussailles, sans se tourner vers la pauvre Indienne.
Fatal oubli, il fut la perte de la Fauvette-Légère.
Le sang s'arrêta dans ses veines; son coeur se glaça; un tourbillon passa sur ses yeux; ses doigts détendus lâchèrent le câble protecteur, et la malheureuse Iroquoise, entraînée avec la rapidité de la foudre, sur la cataracte qui rugissait à cent brasses de là, fut mise en pièces avec sa frêle embarcation.
Elle n'avait pas proféré un cri, pas fait une tentative pour disputer sa vie à la mort.
Le lendemain on trouva, échoués dans la baie de Laprairie, ses restes sanglants, que se disputait une bande de vautours.
Cependant Co-lo-mo-o avait suivi les compagnons de son père dans l'éclaircie ouverte au milieu de l'île. Il était content de savoir sa libératrice en sûreté; mais ne se préoccupait plus guère d'elle, croyant qu'elle retournerait, sans encombre, à Caughnawagha.
Une fois dans la clairière, il remarqua que le nombre des insulaires augmentait.
Ils arrivaient de toutes les parties de l'ilot et semblaient, pour ainsi dire, sortir de dessous terre.
Bientôt on en put compter plus de deux cents.
Gens robustes, à la mine énergique, ils appartenaient aux classes ouvrières de la société.
Les trappeurs, les bateliers, les cageux, dominaient néanmoins dans la masse.
La clairière était couverte de monde. Poignet-d'Acier grimpa sur la gigantesque statue dont il a été question déjà, et, s'adressant à la multitude:
—Mes amis, dit-il, le but qui nous rassemble vous est connu. Quels que soient nos motifs, nous voulons tous briser le joug que l'Angleterre fait peser sur ce pays. Pour moi, ce n'est pas le désir d'une heure; il y a plus de vingt ans qu'il me brûle, que j'en poursuis la réalisation.
Ils le savent, ceux qui m'ont accompagné des déserts de la Colombie jusqu'ici. Deux fois, j'ai possédé des richesses si grandes que j'aurais pu acheter tout le Canada aux tyrans qui l'oppriment et qui le vendraient s'ils en trouvaient un prix capable de satisfaire leur cupidité; mais, deux fois, mes trésors m'ont été enlevés au moment où je les rapportais pour vous délivrer de l'infâme tyrannie sous laquelle Canadiens et Indiens, Irlandais et même Anglais, voue gémissez. Cependant, quoique ruiné, je n'ai jamais perdu l'espoir. N'avais-je pas avec moi des hommes intrépides, dévoués jusqu'à la mort?
—Oui, oui! s'écrièrent divers individus dans la foule.
L'orateur poursuivit, en s'animant par degrés:
—Nous sommes entrés au Canada: on nous a proscrits! Nous avons demandé justice: on a mis nos têtes à prix! Nous avons protesté: on a tiré sur nous! Eh bien, mes amis, que fallait-il faire? Profiter de l'exaspération publique, nous unir aux membres du parti libéral; nous entendre avec les chefs de ce parti, les Papineau, les Neilson, les O'Callaghan, les Bédard, les Morin, les Viger, et prendre une heure pour déployer partout, dans le Haut comme dans le Bas-Canada, l'étendard de l'indépendance!
—Hourrah! hourrah! hip, hip, bip, hourrah! vociféra l'auditoire enthousiasmé.
—Cette heure, reprit le tribun, elle va sonner. Approuvez-vous mon alliance avec les patriotes de la province?
—Oui, oui, oui!
—Consentez-vous à leur obéir sous mes ordres?
—Oui, oui, oui!
—Eh! bien, je vous le dis, mes amis, le temps de se lever en masse est venu. Les correspondances que j'entretiens, comme vous le savez, au moyen de pigeons dressés à cet effet et qui partent à tout instant d'ici, mon quartier général, ces correspondances m'apprennent que le signal sera prochainement donné dans toute la colonie, depuis le golfe Saint-Laurent jusqu'aux Grands-Lacs; tenez-vous donc pour avertis! Nous, nous ne sommes que des aventuriers qui avons des injures à venger. Nous nous réunissons aux partisans de l'émancipation; mais que cette union ne nous fasse pas oublier notre devise: Dent pour dent, oeil pour oeil, sang pour sang! Pour l'Angleterre, nous devons être les vengeurs, les fléaux de Dieu! Amis, encore un mot: Il faut nous disperser jusqu'au jour où je vous appellerai à moi, et jusqu'à ce jour, il faut courir les campagnes, raviver les blessures faites à l'orgueil national, remettre en mémoire les vieux griefs, distribuer des armes, des munitions, et partout souffler la haine contre l'administration anglaise, partout allumer l'incendie qui doit consumer jusqu'aux derniers vestiges de ce pouvoir exécrable!
Des bravos formidables accueillirent la péroraison de Poignet-d'Acier.
Il descendit de sa tribune improvisée, où plusieurs orateurs lui succédèrent et parlèrent, tour à tour ce langage métaphorique, imagé, si propre à remuer les passions des masses.
Le crépuscule tombait lorsque le dernier discours fut fini.
—Maintenant, mes amis, reprit Poignet-d'Acier, que chacun de vous aille là où il a le plus d'influence, et qu'il y attende avec patience le mot d'ordre que je ne tarderai pas d'envoyer à tous.
S'adressant ensuite à Nar-go-tou-ké:
—Mon frère, lui dit-il, tu resteras ici avec moi et vingt de nos trappeurs. Notre devoir est de surveiller Montréal et d'y frapper le premier coup. Quant à ton fils Co-lo-mo-o, il est valeureux, il est rusé; il partira demain pour soulever les Hurons de Lorette et les Indiens du Saguenay.
—Je vous remercie, monsieur, d'avoir pensé à moi, dit le jeune homme, en saluant avec déférence Poignet-d'Acier.
—C'est bien; nous vous déguiserons, jeune homme, afin que vous ne soyez pas reconnu. Il y a ici, dans, ma tente, tout ce qui est nécessaire pour cela. Vous parlez sans accent le français et l'anglais. Avec une fausse barbe et un habillement de fin drap noir, vous pourrez facilement vous donner pour un planteur de la Louisiane.
—Mais, objecta Nar-go-tou-ké, mon fils restera ce qu'il est: l'ours n'a pas besoin de la peau du renard.
—Mon frère, répliqua sévèrement Poignet-d'Acier, qui veut la fin veut aussi les moyens.
—Le chef blanc dit vrai, mon père, ajouta Co-lo-mo-o. Sous mon costume je serais reconnu soit à Montréal, soit à Québec. Il vaut mieux en mettre un autre.
—D'ailleurs, dit le premier, ce ne sera que pour un temps. Aussitôt sa mission remplie, le jeune aigle reprendra sa couverte nationale.
—Qu'il fasse donc comme il lui plaira, pourvu que son bras ne soit jamais fatigué quand la hache de guerre sera une fois déterrée, fit Nar-go-tou-ké d'une voix vibrante.
—Je me porte garant pour sa valeur! dit Poignet-d'Acier, en posant familièrement sa main sur l'épaule du jeune iroquois.
Moins d'une heure après, une vingtaine d'hommes seulement demeuraient encore sur l'île au Diable.
Les autres, après avoir regagné le bord méridional du Saint-Laurent, s'étaient disséminés eu petits groupes, par différents chemins, dans les campagnes environnantes.
Co-lo-mo-o, vêtu en colon des États de l'Amérique du Sud, coucha dans les bois de Saint-Lambert, hameau situé au bas de Laprairie, tout à fait vis à vis de Montréal.
Le lendemain, il déjeuna dans une ferme et traversa le fleuve sur le bateau à roues mues par des chevaux, qui faisait alors le service entre les deux rives.
Ce jour-là était un dimanche, il n'y avait point de départ pour Québec, Co-lo-mo-o resta enfermé dans une chambre de l'hôtel Rasco, où il était descendu.
Le lundi, à quatre heures de l'après-midi, il prit passage pour Québec, à bord du vapeur Charlevoix.
Nombreux étaient les voyageurs sur ce steamboat.
Co-lo-mo-o aperçut plusieurs personnes qu'il avait l'habitude de voir à Montréal; mais aucune d'elles ne le reconnut. Partout autour de lui il entendait dire:
—C'est un homme du Sud, ou he is a Southman.
Le Petit-Aigle se félicitait intérieurement d'en imposer aux passagers, lorsque ses yeux, errant sur le pont, rencontrèrent les regards scrutateurs de Léonie de Repentigny.
La jeune fille était accompagnée de sa mère et de sir William King, qui, lui aussi, examinait curieusement le faux planteur.
Co-lo-mo-o se sentit troublé; mais il surmonta son émotion avec cette volonté puissante qui caractérise les Indiens, alluma nonchalamment un cigare, et, faisant un demi-tour sur lui-même, alla se cacher dans la foule, à l'autre extrémité du vapeur.
—Ah! ravissant, très-ravissant, sur ma parole, disait alors sir William à Léonie; un sauvage affublé en yankee! spectacle merveilleux, très-merveilleux!
L'Anglais était aussi calme, aussi humoristique que si, deux heures auparavant, il ne se fût pas battu en duel avec Xavier Cherrier.
Madame et mademoiselle de Repentigny ignoraient entièrement cet incident. Désirant faire une visite à l'une de leurs amies, madame Mougenot45, qui habitait Trois-Rivières, jolie petite ville, placée entre Montréal et Québec, elles avaient prié l'officier de leur servir de cavalier, et sir William avait trouvé «original, très-original,» de blesser, à dix heures du matin, un cousin qu'elles affectionnaient beaucoup, et de leur faire sa cour à quatre de l'après-midi.
—Que dites-vous donc? répliqua Léonie à l'exclamation du sous-lieutenant.
—Mais que voilà une aventure romanesque, très-romanesque, my dear.
—Je ne comprends pas, balbutia-t-elle pour se donner une contenance, car elle éprouvait un grand malaise.
Sir William partit d'un éclat de rire.
—Je gagerais, dit-il, cent guinées contre une que le personnage que vous voyez se faufiler là-bas parmi les passagers n'est pas ce qu'un vain peuple pense, comme dit je ne sais plus quel poète français.
—Et qu'est-ce alors, je vous prie, sir William? demanda madame de Repentigny.
—Peut-être un prince qui voyage incognito, répondit Léonie, en ébauchant un sourire pour dissimuler son inquiétude.
—Hé! bien dit, très-bien dit! excessivement bien dit! s'écria l'officier frottant bruyamment ses mains l'une contre l'autre.
—Je ne suis pas du tout à la conversation, dit madame de Repentigny.
—Oh! sir William plaisante toujours, et tu sais comme il est amusant, quand il s'avise de plaisanter, repartit aigrement la jeune fille.
La cloche du bateau suspendit leur entretien.
On sonnait pour le thé.
Les voyageurs se réunirent dans l'entrepont, où la collation du soir était servie.
Elle se composait de l'invariable tea or coffee, saucisses, oeufs frits, cornbeef (boeuf fumé) et pommes de terre cuites à l'eau.
Le faux colon lie parut pas à ce repas.
Léonie le vit se diriger vers un des cadres disposés de chaque côté de la salle, et qui se fermaient au moyen de rideaux.
Après le thé, la jeune fille remonta avec sa mère et sir William sur le pont pour jouir de la brise du soir. Mais prétextant bientôt d'une migraine, elle redescendit dans l'entrepont.
Les rideaux du cadre de Co-lo-mo-o étaient tirés.
Une lampe vacillante éclairait à peine la vaste cabine.
Léonie s'approcha de cette lampe, déchira une page de son agenda, y écrivit deux ligues au crayon; puis s'armant de courage, elle alla droit au cadre de Co-lo-mo-o.
D'un coup d'oeil elle s'assura que personne ne l'observait.
—Monsieur! dit-elle d'une voix basse et pénétrante.
L'Indien écarta le rideau et tendit la tête.
Mademoiselle de Repentigny lui jeta son papier et remonta tout affolée sur le pont.
Elle ne trouva que sa mère qui prenait le frais.
—Tiens, sir William t'a quittée, bonne maman? dit-elle.
—Oui, il n'y a qu'un instant. Mais nous allons nous coucher, n'est-ce pas, car il fait nuit et le froid me gagne? Tu vas mieux, mon enfant?
-Oh! bien mieux. Ce mal de tête est passé. Promenons-nous encore un peu. Le veux-tu?
—Volontiers, si cela te fait plaisir.
—Comme tu es bonne, maman! dit Léonie en serrant tendrement la main de sa mère.
—Et comme tu as chaud! dit celle-ci. On dirait que tu as la fièvre.
—Moi! répliqua la jeune fille, pas le moins du monde; je me porte à ravir.
Elles causèrent ainsi durant une demi-heure, et elles allaient quitter le pont, l'air devenant glacial, lorsque sir William parut.
—Étrange! très-étrange, s'écria-t-il, en offrant son bras à Léonie, votre homme du Sud a disparu, ma chère!
—Ah! riposta la jeune fille, il vous intéresse fort, mon homme du Sud. Eh bien, sir William, je ne me serais jamais imaginé que vous remplissiez le rôle de mouchard du gouvernement britannique.
—Mouchard! Qu'est-ce que cela veut dire, my dear? grasseya l'officier.
—C'est un mot français; un autre jour, je vous apprendrai sa signification. Bonsoir!
—Est-elle mauvaise! fit gaiement madame de Repentigny, en saluant sir William qui les avait accompagnées jusqu'à l'escalier de l'entrepont.
CHAPITRE XIII
UNE PAGE D'HISTOIRE
Plusieurs mois se sont écoulés depuis les événements qui ouvrent ce récit.
La crise politique à laquelle le Canada était en proie a fait des progrès effroyables: elle touche à son paroxysme.
Quelques lignes d'explication sont nécessaires à l'intelligence des faits qui vont se dérouler.
On a vu que, lors de la cession du Canada à l'Angleterre par la paix honteuse de 1763, la colonie était presque entièrement française.
Une fois en possession du pays, la Grande-Bretagne remplaça tous les fonctionnaires civils et militaires; puis elle poussa l'immigration de ses sujets vers les rives du Saint-Laurent.
Ces derniers étaient encore en très-faible minorité dans le pays, que, déjà, ils tyrannisaient les vaincus, grâce à l'appui de la force armée, dont ils disposaient arbitrairement.
Conformément au système gouvernemental anglais qui fut en partie adopté, les juges devinrent tout-puissants; et, dès 1803, un de ces magistrats, M. Sewell, demanda la suppression de la langue française, l'abolition de la religion catholique, et l'exclusion des Canadiens-Français de toutes les charges publiques.
Si cette demande ne fut pas sanctionnée par un acte officiel de la mère-patrie, elle n'eut que trop d'admirateurs parmi les Anglais de la colonie, qui s'en autorisèrent pour redoubler leurs vexations.
Vainement nos malheureux compatriotes firent-ils preuve d'un dévouement sans bornes à leurs maîtres, soit lors de la révolution américaine de 1775, soit lors de la guerre de 1812, ils furent constamment traités comme des factieux, écrasés d'impôts et soumis aux plus atroces persécutions.
La prolongation d'un état de choses aussi anormal, aussi odieux, disons le mot, fut la source d'un fléau que la Grande-Bretagne n'avait pas prévu, mais qui devait inévitablement arriver:—Ses agents, investis de pouvoirs illimités, employèrent ces pouvoirs à la satisfaction de leurs passions personnelles, et bientôt ils frappèrent sur les colons anglo-saxons aussi bien que français.
Le trésor de la province fut livré à un gaspillage monstrueux. Les exactions et les concussions les plus éhontées devinrent à l'ordre du jour: tous les fonctionnaires s'en mêlèrent, à l'envi, tous, depuis le plus haut jusqu'au plus bas, depuis le gouverneur-général jusqu'aux simples schérifs.
Les noblemen d'Angleterre, sans fortune ou ruinés, sollicitaient le siège gubernatorial du Canada, pour y faire ou refaire leur fortune, et les négociants banqueroutiers s'acheminaient vers le Saint-Laurent dans le même but.
Des germes d'hostilités ne tardèrent pas à se montrer, même entre les oppresseurs.
Aurait-il pu en être autrement au milieu des injustices criantes dont se souillaient chaque jour les chefs de l'exécutif.
En 1816 la mesure était presque comble.
Pour qu'on ne suppose pas que j'exagère, je citerai un paragraphe de M. Garneau, historien très-impartial et très-précis dans ses renseignements.
«Le général Drummond, qui vint remplacer temporairement sir George Prévôt (comme gouverneur général), s'occupa des récompenses à donner aux soldats et aux miliciens qui s'étaient distingués (dans la guerre précédente). On songea à les payer en terres; et pour cela il fallut recourir à un département où l'on ne pouvait jeter les yeux sans découvrir les énormes abus qui ne cessaient de s'y commettre. Les instructions qu'avait envoyées l'Angleterre sur les représentations du général Prescott, à la fin du siècle dernier, loin de les avoir fait cesser, semblaient les avoir accrus. Malgré les murmures de tout le monde, on continuait toujours à gorger les favoris de terres. On leur en avait tant donné, que Drummond manda aux ministres que tous ces octrois empêchaient d'établir les soldats licenciés et les émigrants sur la rivière Saint-François. Chacun s'était jeté sur cette grande pâture, et pour la dépecer on s'était réuni en bande. Un M. Young en avait reçu 12,000 acres; un M. Felton en avait eu 14,000 acres pour lui-même et 10,000 pour ses enfants. De 1793 à 1811, plus de trois millions d'acres avaient été ainsi donnés à une couple de cents favoris, dont quelques-uns en eurent jusqu'à 60 et 80,000, comme le gouverneur R. Shove Milnes, qui en prit près de 70,000 pour sa part. Ces monopoleurs n'avaient aucune intention de mettre eux-mêmes ces terres en valeur. Comme elles ne coûtaient rien ou presque rien, ils se proposaient de les laisser dans l'état où elles étaient jusqu'à ce que l'établissement du voisinage en eût fait hausser le prix. Un semblant de politique paraissait voiler ces abus. On bordait, disait-on, les frontières de loyaux sujets pour empêcher les Canadiens de fraterniser avec les Américains. «Folle et imbécile politique, s'écriait un membre de la Chambre, M. Andrew Stuart, en 1823; on craint le contact de deux populations qui ne s'entendent pas, et on met pour barrière des hommes d'un même sang, d'une même langue et de mêmes moeurs et religion que l'ennemi.»
Ces réflexions étaient tellement sensées, qu'à la révolution de 1837-38 les Américains, comme on désigne les citoyens de la république fédérale, se joignirent aux insurgés du Haut-Canada, tout anglais, et parurent à peine dans le Bas-Canada, alors presque exclusivement français.
Mais ces abus que nous venons de signaler, était-ce tout? Non, hélas! ce n'était encore que la plus minime partie.
L'Assemblée législative faisant des difficultés pour voter les subsides, le bureau colonial, qui siège à Londres, dans Downing street, donna au gouverneur instruction de partager le droit de vote entre l'Assemblée et le Conseil législatif, nommé par la Couronne, conséquemment sa créature.
Cependant la Grande-Bretagne, toujours inquiète, tremblait que les Canadiens ne se révoltassent. Quoi qu'elle en eût, il lui en coûtait, comme il lui en coûterait considérablement de perdre cette colonie, un des plus beaux joyaux de son diadème.
Pour s'attacher les familles françaises, nobles, dispersées sur le territoire, elle avait laissé subsister les droits seigneuriaux,—les lods et ventes,—autre sujet de grief dont on se plaignait amèrement46.
Elle alla plus loin, et elle, la rigoureuse protestante, caressa l'Eglise catholique: elle consentit à l'érection d'un archevêché à Québec. M. Plessis fut appelé à cette dignité en 1819. On le cajola pour avoir son appui; et on l'obtint, tacitement au moins.
«Le prélat canadien ne fit aucune promesse à lord Bathurst de soutenir de l'influence cléricale les mesures politiques que l'Angleterre pourrait adopter à l'égard du Canada; quelque préjudiciables qu'elles pussent être aux intérêts de ses compatriotes; mais on peut présumer que le ministre en vit assez, à travers son langage, pour se convaincre qu'en mettant la religion catholique, les biens religieux et les dîmes à l'abri, on pouvait compter sur son zèle pour le maintien de la suprématie anglaise, quelque chose qui pût arriver, soit que l'on voulût changer les lois et la constitution, ou réunir le Bas-Canada au Haut47.»
Les dîmes, le projet de réunion des Canadas sous une même législature, deux causes nouvelles d'irritation: la dîme obérait les habitants de la campagne, la réunion des Canadas devait être l'engloutissement de la race française dans l'élément anglais.
Pour y arriver, et pour favoriser davantage les sujets de la Grande-Bretagne établis dans le Haut-Canada, on exigeait du Bas le partage du revenu des douanes avec la province supérieure! Iniquité révoltante s'il en fut, entre tant d'iniquités!
Nous ne sommes point au bout, car voilà que bientôt le bureau colonial propose un bill attentatoire à toutes les libertés. Ce bill restreint la représentation du Bas-Canada; il confère à des conseiller, non élus par le peuple, le droit de prendre part aux débats de l'Assemblée. I; abolit l'usage de la langue française et atteint les prérogatives de l'Église catholique.
«Il réduisait, s'écrie M. Garneau, le Canadien-Français presque à l'état de l'Irlandais catholique. Le peuple libre qui se met à tyranniser est cent fois plus injuste, plus cruel que le despote absolu; car sa violence se porte, pour ainsi dire, par chaque individu du peuple opprimant sur chaque individu du peuple opprimé, toujours face à face avec lui.»
Ce fut le signal d'une agitation immense. Dans tous les comtés du Bas-Canada on fit des assemblées pour protester contre cette proposition détestable. Elles donnèrent naissance à des pétitions appuyées par plus de soixante mille signatures.
Portées à Londres par les chefs du parti populaire, MM. Papineau et Neilson, ces pétitions furent éloquemment secondées dans le parlement.
On obtint l'ajournement du bill plutôt que sa suppression.
Le mécontentement croissait de plus en plus, alimenté par les fautes du cabinet anglais, aussi bien que par le désordre de l'administration coloniale.
En 1825, on découvre dans la caisse du receveur-général, M. Caldwell, un déficit de quatre-vingt-seize mille livres sterling, somme égale à deux années du revenu public.
Ce fonctionnaire était insolvable et n'avait pas fourni de caution.
A la même époque, le percepteur des douanes à Québec est reconnu défalcataire: on demande son changement; l'Angleterre le refuse.
Voyez s'amasser l'orage.
Cependant l'assemblée veut la paix. Elle est honnête, elle craint les troubles. Elles vote les subsides.
Mais l'année suivante, on lui propose un budget tellement onéreux, avec si peu de détail sur les estimés, qu'elle se déclare forcée de les rejeter.
Lord Dalhousie, alors gouverneur, fait un coup d'État. Singeant Louis XIV, il monte à la chambre, «éperonné, l'épée au côté et accompagné d'une nombreuse suite couverte d'écarlate et d'or.»
Il insulte les représentants du peuple, dissout le parlement.
Ces outrages insensés blessent profondément les Canadiens. Ils se regardent, ils s'étonnent; ils se comptent. J'entends fourbir des armes.
L'Ami du peuple, journal rédigé en français, à Plattsburg, sur la frontière des États-Unis, lance un appel:
«Canadiens, s'écrie-t-il, on travaille à vous forger des chaînes. Il semble que l'on veuille vous anéantir ou vous gouverner avec un sceptre de fer. Vos libertés sont envahies, vos droits violés, vos privilèges abolis, vos réclamations méprisées, votre existence politique menacée d'une ruine totale!
«Voici que le temps est arrivé de déployer vos ressources, de montrer votre énergie et de convaincre la mère-patrie et la horde qui, depuis un demi-siècle, vous tyrannise dans vos propres foyers, que si vous êtes sujets vous n'êtes pas esclaves.»
Elles avaient de l'écho dans la colonie, ces nobles paroles, car, en les reproduisant, le Spectateur de Montréal ne craignait pas d'ajouter:
«La patrie trouve partout des défenseurs, et nous ne devons pas encore désespérer de son salut.»
Son salut! A quel degré de misère la Grande-Bretagne l'avait-elle donc réduite, cette riche contrée, pour que les Canadiens en fussent arrivés à douter de leur salut?
Ah! que de larmes, que de larmes de sang ils ont versées ces malheureux frères que la catinerie de Louis XV a lâchement vendus à l'étranger!
Mais l'insurrection commence. Elle est sourde, timide, incertaine à son éclosion. Elle se manifeste par des troubles partiels aux élections, par des meeting tumultueux, par l'adoption de résolutions qui condamnent violemment les mesures administratives.
L'exécutif répondit en faisant arrêter la plupart des moteurs de ces résolutions.
L'Angleterre s'émut; mais, suivant l'habitude, son émotion se dissipa en speeches plus ou moins parlementaires. Whigs et tories firent provision de capital politique, pour se grandir dans l'esprit de leurs commettants.
On n'essayait toujours aucune réforme propre à mettre un terme aux dissensions du Canada; mais on hasardait tout pour les aggraver.
Des élections législatives eurent lieu. Elles amenèrent à la chambre un grand nombre de jeunes gens animés par des idées libérales.
«MM. de Bleury, La Fontaine, Morin, Rodier, et autres nouvellement élus, voulaient déjà que l'on allât beaucoup plus loin que l'on ne l'avait encore osé. Il fallait que le peuple entrât enfin en possession de tous les privilèges et de tous les droits qui sont son partage indubitable dans le Nouveau-Monde; et il n'avait rien à craindre, en insistant pour les avoir, car les Etats-Unis étaient à côté de nous pour le recueillir dans ses bras, s'il était blessé dons une lutte aussi sainte.
Ils s'opposèrent donc à toute transaction qui parût comporter la moindre fraction des droits populaires. Ils se rangèrent autour de M. Papineau, l'excitèrent et lui promirent un appui inébranlable. Il ne fallait faire aucune concession. Pleins d'ardeur, mais sans expérience, ne voyant les obstacles qu'à travers un prisme trompeur, ils croyaient pouvoir amener l'Angleterre là où ils voudraient, et que la cause qu'ils défendaient était trop juste pour succomber. Hélas! plusieurs d'entre eux ne prévoyaient pas alors que la Providence se servirait d'eux plus tard, en les enveloppant d'un nuage d'honneur et d'or, pour faire marcher un gouvernement dont la fin première serait d'établir, suivant son auteur48, dans cette province une population anglaise, avec les lois et la langue anglaises, et de n'en confier la direction qu'à un législateur décidément anglais,» qui ne laisserait plus exister que comme le phare trompeur du pirate, cet adage inscrit sur la faulx du temps: «Nos institutions, notre langue et nos lois.»
Montréal était le foyer du libéralisme.
L'élection d'un député, en mai 1832, y fut signalée par une lutte affreuse entre les troupes et le peuple.
Plusieurs individus restèrent sur le théâtre du combat.
Les assemblées et les pétitions recommencèrent de plus belle. L'exécutif ne tint compte ni des unes, ni des autres.
Les Bas-Canadiens n'étaient que courroucés, on les exaspéra.
Le 7 janvier 1834, le gouverneur informa les chambres que le roi avait nommé un sur-arbitre pour faire le partage des droits de douane entre les deux Canadas, et que le rapport accordait une plus grande part que de coutume au Haut.
Aussitôt les hommes avancés du corps législatif parlèrent de se séparer de l'exécutif.
La motion ne prévalut pas, et Papineau énuméra dans un acte devenu célèbre sous le titre de: Les quatre-vingt-douze résolutions, les griefs de la colonie contre l'Angleterre.
Mais, je l'ai dit déjà, malgré le tapage que firent ses orateurs autour des quatre-vingt-douze résolutions, l'Angleterre les considéra à peu près comme non avenues.
Les Canadiens se préparèrent à une guerre civile. Des clubs, des associations secrètes furent formées par les Patriotes et par les Loyalistes. Si les premiers enfantèrent les Fils de la Liberté, les seconds donnèrent le jour à un corps de carabiniers au nom de God save the King (Dieu sauve le roi).
Dans le même temps les journaux des deux partis se livraient continuellement à des sorties furibondes. Un des plus prudents, le Canadien, allait jusqu'à dire:
«Ce n'est qu'avec des idées et des principes d'égalité que l'on peut gouverner maintenant en Amérique. Si les hommes d'État de l'Angleterre ne veulent pas l'apprendre par la voie des remontrances respectueuses, ils l'apprendront, avant longtemps, d'une façon moins courtoise; car les choses vont vite dans le Nouveau-Monde.»
La chambre refuse de voter la liste civile: elle est prorogée.
Plus un coin de ciel bleu à l'horizon. Des grondements sinistres s'élèvent de toutes parts; la tempête est à la veille d'éclater.
La Minerve et le Vindicator embouchent la trompette de révolte:
«Des protestations nouvelles, énergiques et telles qu'on ne puisse les méprendre, nous semblent nécessaires.»
Papineau et ses amis parcourent le pays; ils soulèvent les masses par leurs discours incendiaires.
Papineau occupait un poste élevé dans la milice provinciale. Le gouverneur, furieux de ce qu'à une assemblée publique, à Saint-Laurent, on avait voté des résolutions blâmant sa conduite, lui fait écrire par son secrétaire d'État pour le sommer d'avoir à se justifier.
Papineau répond:
«Monsieur,
«La prétention du gouverneur à m'interroger touchant ma conduite à Saint-Laurent est une impertinence que je repousse avec mépris et silence.
«Toutefois, je prends ma plume pour dire au gouverneur simplement qu'il est faux qu'aucune des résolutions adoptées à la dernière assemblée du comté de Montréal recommande une violation des lois, comme dans son ignorance il peut le croire ou du moins il l'affirme.
«Votre obéissant serviteur,
«LOUIS-JOSEPH PAPINEAU49.»
L'épée était tirée. Hélas! elle ne devait rentrer au fourreau que teinte du sang français le plus pur.
A quelque origine qu'il appartienne, tout juge impartial condamnera la conduite de l'Angleterre dans cette sombre tragédie,—une des pages les plus ignominieuses de son histoire, malheureusement pour elle si grosse, si noire de forfaits politiques.