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Les derniers Iroquois

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CHAPITRE XIV

ASSEMBLÉE A SAINT CHARLES

Le 23 octobre 1837, une animation inusitée régnait dès le matin à Saint-Charles, petit village dans le comté de Richelieu, et sur la rivière de ce nom.

De tous côtés arrivaient pêle-mêle, à pied, à cheval, en voiture, des nuées d'hommes, de femmes, d'enfants.

Comme une marée montante, ils affluaient dans une vaste prairie devant le village et battaient, de leurs flots tumultueux, le pied d'une colonne surmontée par le bonnet phrygien.

Sur cette colonne, on lisait l'inscription suivante:

A PAPINEAU, PAR SES FRÈRES PATRIOTES RECONNAISSANTS

1837.

Une estrade ornée de tapisseries tricolores et de fleurs s'élevait auprès.

Des drapeaux, des pavillons, des banderoles flottaient à l'entour.

C'étaient les couleurs de la France, des Etats-Unis, de l'Irlande, de l'Écosse; mais l'étandard britannique manquait.

Des devises chargeaient ces bannières:

Vive Papineau et le système électif;
Honneur à ceux qui ont renvoyé leurs commissions Ou ont été
destitués;
Honte à leurs successeurs;
Nos amis du Haut-Canada;
Honneur aux braves Canadiens de 1813; le pays attend
encore leur secours.
Indépendance.

Sur une flamme noire, le conseil législatif était représenté par une tête de mort et des os en croix.

Dans la foule, qui se pressait avidement autour de ces symboles du soulèvement populaire, on remarquait un grand nombre d'Indiens en costume national et une centaine de miliciens armés, revêtus de leur uniforme.

Commandés par des officiers démis de leurs grades, ces derniers avaient intrépidement bravé la loi martiale pour se rendre au meeting.

Une troupe de chasseurs nord-ouestiers s'y montrait aussi.

Reconnaissables à leurs proportions herculéennes, à leurs visages tannés, aux pelleteries dont ils étaient couverts, les nord-ouestiers parcouraient la multitude en tous sens. Ils la talonnaient, l'aiguillonnaient, enflammaient ses plus sauvages passions.

De temps en temps, l'un d'eux levait la tête vers un petit groupe, debout sur une éminence, qui dominait la plaine, recevait un signe et poursuivait son oeuvre incendiaire vers un point de la réunion ou vers un autre.

Quatre individus composaient le groupe: Poignet-d'Acier ou Villefranche, comme on l'appelait à Montréal; Nar-go-tou-ké, Xavier Cherrier, et un jeune homme imberbe, à la figure rosée, élégamment vêtu, qui lui donnait le bras.

L'air timide, quelque peu craintif, de ce jeune homme contrastait singulièrement avec les mines hardies, rébarbatives de la plupart des assistants.

—Pour Dieu! ne tremblez pas comme cela, mon cher Léon; il n'y a rien à redouter, et vous allez vous trahir, lui disait Xavier à mi-voix.

—Oh! mais c'est que tout ce monde-là semble terrible! répondit l'adolescent, en frémissant.

—Il fallait bien vous attendre à ne point trouver la société gracieuse et polie de votre salon.

—Dites donc, mon cousin; mais si on se battait!

—Ah! dame, je n'en répondrais pas, dit Cherrier en souriant. Quelle idée aussi d'avoir voulu venir à la réunion?

—Est-ce un reproche, mon cousin? fut-il reparti d'un ton piqué.

—Un reproche! j'en serais desolé!

—Si maman connaissait mon escapade?

—Elle ne la connaîtra pas. D'ailleurs, après tout, est-il surprenant que vous ayez désiré assister.....

—Sans doute, sans doute, mais ce déguisement!

—Il vous sied à merveille. Et si j'étais femme, je tomberais amoureux fou d'un aussi parfait cavalier.

—Flatteur, va! dit gaiement l'autre, en pinçant le bras de Cherrier.

—Non, non, non; je ne suis pas un flatteur. La plus jolie moitié de l'assemblée n'a des yeux que pour vous!

—Les femmes?

—Assurément.

—Vous les trouvez jolies, mon cousin?

—Oh! tout est relatif, entendons-nous.

Les deux interlocuteurs partirent d'un éclat de rire.

—N'importe, reprit Cherrier, au bout d'un instant, pour ma première sortie, après cette maudite blessure, j'ai du bonheur.

—Ah! oui, cette blessure mystérieuse, vilain batailleur! A la place de ma cousine, je vous en voudrais toute ma vie, car c'est en duel que vous avez été blessé... Oh! ne le niez pas. Si je cherchais bien, je vous dirais peut-être le nom de votre adversaire...

—Enfin! les voici qui arrivent! s'écria tout à coup Poignet-d'Acier, en étendant son bras dans la direction de la rivière Richelieu.

—Oui, mon frère a l'oeil sûr, ce sont eux, ajouta Nar-go-tou-ké qui, jusque-là, avait causé, sur un ton animé, avec le chef des trappeurs.

Interrompant leur conversation, les deux jeunes gens se tournèrent du côté indiqué et découvrirent une longue file d'hommes qui ondulaient vers la prairie.

—Qu'est-re que cette nouvelle bande? demanda Cherrier à Poignet d'Acier.

—Les sauvages de Lorette, répondit celui-ci.

—Quoi! les sauvages de Lorette, ici!

—Pas tous, mais une bonne partie.

—Qui donc a pu les décider, car on assure que les Québecquois ont viré leur capot50?

Note 50: (retour)

Locution canadienne. Elle signifie Changer de parti.

—Pas tous non plus, jeune homme, pas tous; quelques trembleurs, quelques ambitieux au petit pied. Il y en a sous tous les drapeaux.

—Mais vous avez donc envoyé un agent aux Hurons?

—Oui; un vaillant Iroquois, le fils de ce sagamo.

Et son doigt se posa sur l'épaule de Nar-go-tou-ké.

—Co-lo-mo-o est brave; il est habile; il sera digne de ses glorieux ancêtres, dit majestueusement le sachem.

—Mon frère ne pouvait donner le jour à un lièvre, fit Poignet-d'Acier, pour flatter la vanité de Nar-go-tou-ké.

—Qu'avez-vous donc? interrogea Cherrier sentant frissonner le bras qu'il avait sous le sien.

—Moi, dit l'adolescent, mais rien... rien, je vous assure!

—Vous pâlissez!

—Oh! la bonne plaisanterie!

—Je vous jure que je ne plaisante pas. Et je voudrais avoir un miroir pour vous le prouver.

—Si nous marchions un peu!

—Il vaut mieux rester à cette place. Non-seulement nous serons aux premières loges pour voir et pour entendre, mais la présence de M. Villefranche et du chef indien vous assure une protection que nous ne trouverions certainement pas ailleurs. Regardez, je vous prie, ce beau jeune homme qui s'avance à la tête des Hurons de Lorette. Est-il possible d'avoir des dehors plus nobles, et plus mâles tout à la fois? Dirait-on que c'est le fils d'au sauvage!

En prononçant ces mots, Xavier désignait Co-lo-mo-o qui, débouchant avec une cinquantaine d'Indiens d'un bouquet de peupliers, marchait vers l'estrade.

Le Petit-Aigle, en tenue de guerre, était vraiment superbe à contempler, avec sa chevelure ornée de plumes, sa couverte bleue, négligemment jetée sur ses épaules, les armes qui resplendissaient à sa ceinture rouge, ses mitas aux longues franges bigarrées, ses mocassins brodés, la fierté de son maintien et la haute distinction de sa physionomie.

Apercevant le sagamo sur l'éminence, il commanda aux Hurons de s'arrêter, et il s'approcha de Nar-go-tou-ké.

—Ton père, lui dit le sachem, est heureux de te rencontrer ici. Il s'enorgueillit d'avoir engendré un fils tel que toi.

Un éclair de satisfaction brilla sur le visage de Co-lo-mo-o.

—Si mon père est content de son fils, dit-il, ce que son fils a fait est bien fait et celui-ci en est réjoui.

Puis s'adressant à Poignet-d'Acier:

—Capitaine, lui dit-il, j'ai rempli ma mission. Je vous amène cinquante hommes de ma race; j'attends de nouveaux ordres.

—Pour récompenser le jeune Aigle, je lui confie le commandement de ces cinquante hommes, répondit Villefranche en offrant cordialement sa main à Co-lo-mo-o.

Mais, au lieu de remercier avec la franchise qui lui était familière, celui-ci baissa les yeux et balbutia quelques paroles inintelligibles.

C'est qu'en pressant la main du capitaine, son regard avait croisé celui de l'adolescent qui accompagnait Cherrier, et qu'il avait aussitôt reconnu Léonie de Repentigny, aussi rouge qu'une pivoine, aussi tremblante que la feuille du bouleau.

Pour rapides qu'ils fussent, ces signes d'intelligence n'échapperont pas à la pénétration de Poignet-d'Acier: il sourit amèrement.

—Ah! s'écria Cherrier, Papineau monte sur le Hustings51. Écoutons.

Note 51: (retour)

C'est le nom donné, en Angleterre et en Amérique, à l'estrade qui sert, dans les meetings, aux orateurs politiques.

—Je vous reverrai après l'assemblée, dit le capitaine à Co-lo-mo-o.

Le jeune Iroquois rejoignit ses Hurons, et l'attention générale se porta vers l'estrade, où arrivaient, deux à deux, les chefs du parti libéral, habillés, comme la majorité des spectateurs, en étoffe grise, fabriquée dans la colonie (car il avait été décidé qu'on ne ferait plus usage des importations anglaises), et la feuille d'érable, emblème des Canadiens, passée à la boutonnière.

Des salves d'applaudissements passionnés retentirent dans tous les rangs.

Puis le docteur Neilson fut appelé à la présidence et M. Papineau prit la parole, au milieu d'un silence devenu tout à coup solennel.

«Orateur énergique et persévérant, dit l'historien du Canada, M. Papineau n'avait jamais dévié dans sa longue carrière politique. Il était doué d'un physique imposant et robuste, d'une voix forte et pénétrante, et de cette éloquence peu châtiée, mais mâle et animée qui agite les masses. A l'époque où nous sommes arrivés, il était au plus haut point de sa puissance. Tout le monde avait les yeux tournés vers lui; et c'était notre personnification chez l'étranger52

Note 52: (retour)

Ce portrait de M. Papineau était encore vrai en 1833, quand nous avons eu l'avantage de le voir et de l'entendre.

Il prononça contre l'Angleterre un long et énergique réquisitoire. Mais sa véhémence n'égalait pas la fièvre qui dévorait l'assistance; et, comme il recommandait de procéder constitutionnellement pour obtenir le redressement des griefs, comme il conseillait d'éviter une levée de boucliers, le docteur Neilson, quittant son fauteuil, déclare, dans un langage brûlant, que le moment d'agir est venu, qu'il faut à l'instant même prendre les armes.

Des hourrahs assourdissants et des décharges de mousqueterie accueillent sa harangue.

Aux chants de la Marseillaise et de la Parisienne, on passe aussitôt des résolutions insurrectionnelles.

Une procession se forme. Papineau, Neilson et plusieurs membres de la chambre législative qui prenaient part aux délibérations, sont enlevés de l'estrade, portés en triomphe autour de la colonne, et mille voix jurent, dans un enthousiasme délirant, de chasser les Anglais du Canada ou de verser jusqu'à la dernière goutte de leur sang sur l'autel de la patrie.

Altérée par le spectacle de cette scène, si grandement émouvante, Léonie de Repentigny avait, sans y songer, quitté le bras de Cherrier; et celui-ci, enflammé par le réveil de ses compatriotes, oubliait ce qui l'entourait pour battre des mains et crier bravo de toute la force de ses poumons.

—Viens, jeune homme, viens! lui dit Poignet-d'Acier d'un ton de Stentor qui couvrit un instant les clameurs de la foule, comme la voix du tonnerre couvre le rugissement des éléments déchaînés; viens aussi jurer de venger les outrages faits à ta race ou de mourir en combattant!

Et il l'entraîna, sans que Cherrier, ivre d'excitation, se rendit compte de ce qu'il faisait.

Le voyant partir, mademoiselle de Repentigny sortit de sa torpeur. Elle voulut l'appeler, le retenir.

Le son expira sur ses lèvres: une main rude et tannée l'avait bâillonnée.

Éperdue, la jeune fille essaya de se retourner.

Tentative inutile. Elle se trouvait déjà encastrée dans une cohue d'individus qui déferlaient, bruyamment vers la colonne; mais une voix étrange lui sifflait à l'oreille:

—Tu m'as enlevé mon amant, mon bel officier, à moi aussi les représailles!

Et Léonie poussa un gémissement sourd; on l'avait cruellement mordue à l'épaule.

—Pourquoi maltraites-tu cet enfant, ma soeur! demanda-t-on derrière elle.

—C'est une femme, un espion, déguisée en homme, répondit la voix aiguë qui l'avait apostrophée.

—Un espion! Un espion! Un espion!

Ce cri eut cent échos.

—Et maintenant tu te souviendras de la fille de Mu-us-lu-lu, la maîtresse de ton fiancé, sir William King, dit, en lâchant mademoiselle de Repentigny et en se montrant à elle, une jeune Indienne, aux robustes appas, qui s'enfonça aussitôt dans la foule tourbillonnante.

—Un espion! un espion! où est-il? Il faut faire un exemple! il faut le lyncher53, le pendre! répétait-on avec des accents terribles autour de l'infortunée Léonie.

Note 53: (retour)

On sait que ce terme, purement américain, signifier exécuter sans forme de procès.

Un homme la saisit au collet:

—Qui es-tu, que fais-tu? lui dit-il brusquement.

Elle se mit à pleurer. Ses larmes furent interprétées comme un témoignage de culpabilité.

—Allons, dit l'homme, ton nom, et vite!

Folle de terreur, de confusion, elle se taisait.

—C'est un traître! Qu'on l'accroche à un arbre! vociféraient les patriotes.

—C'est une femme déguisée! glapit l'Indienne A quelque distance.

—Une femme! nous allons voir ça!

Avec ces mots, salués par les ricanements et les quolibets de la populace, l'individu qui s'était emparé de la jeune fille fit sauter les boutons du frac qui lui emprisonnait la taille.

—Oh! pitié! grâce! monsieur; grâce! supplia-t-elle en tombant à genoux.

—Déshabillez-le! déshabillez-le! et qu'on lui donne le fouet! oui, qu'on le fouette! nous allons rire! beuglaient quelques ivrognes.

—Oh! monsieur! monsieur! épargnez-moi cette honte! Je vous dirai tout! Je suis une pauvre fille, bégayait Léonie à travers ses sanglots.

—Une fille! tu es fille! Qu'est-ce que ça veut dire?

—J'avais envie d'assister à l'assemblée.

—Pour nous trahir!

—Je vous fait le serment que non. Je suis venue avec mon cousin, un patriote, un des Fils de la liberté!....

—Quel est ton nom?

Léonie hésita.

Sachant combien son père avait d'ennemis, combien il était odieux au parti libéral, elle pressentait la fureur de cette plèbe exaltée, en apprenant qu'elle était la fille de M. de Repentigny.

Elle recueillit, pour un élan suprême, tout ce qui lui restait de vigueur, se releva d'un bond, tendit ses mains en l'air et s'exclama:

—A moi! à moi! à moi!

Ce cri fut entendu, car la foule, haletante, grondeuse, s'écarta presque aussitôt pour livrer passage à trois hommes qui, comme un torrent, accouraient, renversant tout ce qui voulait s'opposer à leur fougue.

Le premier, Co-lo-mo-o, arriva près de Léonie.

—Retire-toi on je t'assomme! proféra-t-il, en repoussant le brutal qui avait questionné la jeune fille.

Dix poings fermés menacèrent à l'instant le Petit-Aigle; quelques canons de pistolets furent même dirigés contre lui, des imprécations l'assaillirent.

—A bas le sauvage! mort au sauvage!

Mais alors Poignet-d'Acier suivi de Cherrier. Derrière eux venait un bataillon de chasseurs nord-ouestiers.

—Arrière! ordonna-t-il. Cet enfant m'appartient. Malheur à qui le touche!

Son accent, son geste, étaient irrésistibles.

Les plus audacieux reculèrent intimidés.




CHAPITRE XV

LES SUITES D'UN DÉGUISEMENT

Saint-Charles, coquettement assis au penchant d'une colline, à une douzaine de lieues de Montréal, est une des plus florissantes paroisses54 du Canada. Le site en est gracieux, les horizons variés à l'infini, les alentours pleins de poésie. Il y fait bon respirer les fraîches et fortifiantes senteurs de la campagne; il y fait bon rêver, aimer doucement dans la paix et la solitude.

Note 54: (retour)

Les Canadiens ne se servent jamais du mot village.

Dans ce plaisant village, M. de Repentigny possédait un cottage, au sein d'un parc délicieux que festonnaient des eaux vives, folâtrant avec un murmure argentin, soit dans les méandres d'un vaste jardin anglais, soit à travers des pelouses aussi unies qu'un drap de velours, soit sous des bosquets ombreux, animés par les concerts des gentils musiciens ailés.

Le Cottage, ainsi le désignait-on, à contre-sens toutefois, n'était rien moins qu'une chaumière, mais bel et bien un beau manoir, miniature d'un château-fort, comme on en voit tant dans la Grande-Bretagne et même aux environs des grandes villes américaines.

Il avait ses tourelles, son donjon, ses créneaux, ses mâchicoulis, ses petites fenêtres à ogives.

C'était une confusion du moyen âge avec la Renaissance, de l'art moderne avec l'art ancien.

Intérieurement, tout était disposé à l'anglaise: cuisine dans le sous-sol ou basement; parloir et salle à manger à ce que nous appellerions le rez-de-chaussée, mais que les Anglais appellent le premier; chambres à coucher et cabinets de toilette aux étages supérieurs.

En revenant de Trois-Rivières, où elle avait passé un mois avec sa fille, madame de Repentigny s'était arrêtée à sa campagne de Saint-Charles.

Elle avait l'intention d'y séjourner pendant l'été. Son mari avait approuvé ce projet, parce que les troubles qui éclataient continuellement à Montréal rendaient la ville dangereuse pour la femme d'un fonctionnaire aussi dévoué au gouvernement que l'était M. de Repentigny.

Mais, peu après son arrivée au village, madame de Repentigny tomba malade. Depuis longtemps elle était atteinte d'une hypertrophie du coeur, causée par ses chagrins domestiques. L'affection fit tout à coup des progrès si rapides, que la vie de la pauvre femme fut en danger. On manda M. de Repentigny. Il répondit que les affaires de la colonie le retenaient à son poste.

Léonie soignait sa mère avec une tendresse et une sollicitude sans bornes. Nuit et jour à son chevet, elle n'avait plus de pensées, plus de voeux que pour son rétablissement Est-il nécessaire de dire qu'elle lui cacha cette réponse laconique et dure?

Vers la fin de septembre, la santé de madame de Repentigny parut s'améliorer.

Au commencement d'octobre, elle alla positivement mieux, et, pour fêter sa résurrection, comme disait Léonie, on convia plusieurs amis de Montréal et de la campagne à un grand dîner. Cherrier, sa femme et sir William étaient naturellement au nombre des invités. Ce dernier, occupé par son service, envoya une lettre d'excuses, en ajoutant que, dès qu'il aurait un moment de liberté, il volerait «certainement, très-certainement, présenter ses respects à ces dames.»

Le 15 avait été choisi pour la partie.

Mais, dans l'intervalle, on apprit qu'une grande assemblée publique aurait lieu A Saint-Charles, le 23, et le dîner fut remis au 22, afin que les hôtes étrangers profitassent de cette occasion pour jouir du spectacle.

Telle était cependant l'anxiété générale, que les Canadiens, si passionnés pour les distractions, négligeaient leurs plaisirs.

Tout le monde avait promis de venir; à l'exception des époux Cherrier, personne ne vint de Montréal.

Pour avoir lieu tout à fait un famille, le dîner n'en fut pas moins gai.

Enchantée de voir sa mère souriante, et, en apparence bien portante, Léonie témoigna sa joie par cent folies aimables.

Entre autres, elle se déguisa secrètement avec un costume d'homme que sa cousine Louise s'était fait faire pour accompagner Xavier dans ses excursions, et elle parut ainsi au dîner. Ce déguisement ne contribua pas peu à réjouir les assistants.

—Ma foi, chère espiègle, vous devriez prendre ce costume pour aller demain à l'assemblée, lui dit Guerrier en se promenant avec elle dans le parc, après le repas.

—Tiens, mais ce serait original!

—Est-ce convenu?

—Oh! maman ne le permettrait pas.

—Qui le lui dira?

—Vous êtes charmant, mon cousin, vous avez réponse à tout.

—Et vous, vous faites le plus ravissant cavalier que je sache!

—Oh! un superlatif à la sir William! s'écria la jeune fille en riant aux éclats.

Le front de Cherrier se rembrunit.

Léonie s'en aperçut aussitôt.

—Pardon, dit-elle, j'avais oublié.

—Quoi donc? fit Cherrier reprenant à l'instant sa bonne humeur.

—Rien, mon cousin, rien.... je sais ce que je sais... Mais Louise?

—Louise ne veut pas venir à l'assemblée. Elle restera près de votre bonne mère.

—Alors voilà qui est dit. Nous irons flâner à cette assemblée, le stick à la main, le lorgnon à l'arcade sourcilière...

—Bravo!

—A une condition pourtant!

—Et laquelle?

—C'est que le cigare et le grog nous sont interdits.

—Approuvé de grand coeur, dit Cherrier eu souriant.

Voila comment, le jour suivant, mademoiselle Léonie de Repentigny se trouvait, en élégant dandy, avec Xavier Cherrier au meeting des patriotes canadiens.

Composé des habitants des comtés de Richelieu, Saint-Hyacinthe, Rouville, Chambly et Verchères, ce meeting, qui devait secouer si violemment les bases du gouvernement anglais, sur les bords du Saint-Laurent, prenait le nom de Confédération des six comtés, au moment même où la jalousie de la fille de Mu-us-lu-lu menaçait de devenir fatale à Léonie de Repentigny.

—Allons, mon enfant, donnez-moi le bras, lui dit Poignet-d'Acier en faisant signe à ses trappeurs de former une haie pour leur permettre de passer.

En un clin d'oeil le mouvement fut opéré.

La jeune fille et ses trois cavaliers sortirent de la foule, qui s'élança vers de nouvelles scènes de tumulte.

La maison de sa mère n'était pas fort éloignée du théâtre de cette réunion.

Bientôt remise de son trouble, Léonie dit, en arrivant à la porte, à ses compagnons:

—J'espère, messieurs mes libérateurs, que vous daignerez entrer; et je vous prie de ne point parler de ma mésaventure devant maman. Elle est malade et si elle apprenait...

—Je vous remercie votre invitation, mon enfant, dit Poignet-d'Acier. Mais ma présence est encore nécessaire sur la prairie.

La jeune fille se tourna en rougissant vers Co-lo-mo-o.

—Ce jeune homme accepte! intervint le capitaine, remarquant qu'elle ne pouvait articuler une parole.

—Je vous demande pardon, monsieur, répondit Co-lo-mo-o, je ne puis accepter.

—Vous me refuseriez! balbutia Léonie.

—Non, non, vous dînerez avec nous, messieurs, dit Cherrier.

—Cela m'est impossible, mon ami. Mais je vous enverrai le jeune Aigle.

Co-lo-mo-o voulut protester.

—Allons, venez, lui dit Poignet-d'Acier; j'ai à vous parler.

—Cependant, monsieur, je vous déclare.....

—Et moi, je vous déclare que vous acceptez l'invitation de mademoiselle, reprit gaiement le capitaine.—Parbleu, ajouta-t-il, nous savons, monsieur le sagamo, que vous avez reçu une instruction aussi brillante que la plupart de nos jeunes gens de bonne famille; nous savons que vous pouvez prendre, quand il vous plait, des manières aussi courtoises que pas un de nous, et nous certifions enfin que vous pouvez être un guerrier illustre chez les Iroquois, un général habile chez les blancs, et, partout un homme agréable en société.

Ayant dit, Poignet-d'Acier salua et entraîna le Petit-Aigle, moins touché peut-être par la flatterie adressée à sa vanité indienne que par les éloges donnés à ses moeurs policées.

—A présent, mon brave jeune homme, lui dit le capitaine, faites-moi votre rapport. Soyez bref, mais précis. Quel est l'esprit de la population A Québec?

—Sur Québec, monsieur, répondit Co-lo-mo-o, il ne vous faudra pas trop compter. Corrompus par l'or de l'Angleterre ou éblouis par le faste de la cour vice-royale, les habitants n'ont ni l'idée de l'indépendance, ni la fermeté nécessaire pour agir. Quelques fleurs empoisonnées sur les chaînes don ils sont charges leur en cachent les meurtrissures.

Mais les paroisses? reprit impatiemment Poignet-d'Acier.

—Dans les paroisses, c'est différent. Touchez la corde de l'émancipation, elle vibrera dans tous les coeurs. J'ai j'ai parcouru le pays jusqu'à Gaspé. Partout j'ai trouvé un peuple soupirant pour l'heure de la délivrance. Les Indiens du Saguenay, du Lac Saint-Jean; les Montagnais, les Abénaquis, vous prêteront leur concours, comme les Hurons de Lorette, les Iroquois de Caughnawagha, si l'on nous garantit que les territoires de chasse qui s'étendent à l'ouest des Grands-Lacs nous seront rendus, et que nous y pourrons vivre et mourir sans être désormais inquiétés par les blancs.

—Vous avez ma parole et j'ai celle des chefs du mouvement populaire.

—Nous vous la rappellerons, monsieur.

—Ainsi, à l'exception de la capitale, tout est préparé, dit Poignet-d'Acier, en s'arrêtant pour réfléchir.

—Je le crois, il ne manque que des armes.

—Des armes! oui, nous en manquons.... Ah! si j'avais les trésors que j'ai perdus..... Bah! à quoi bon ces regrets! Le plus fort est fait. Grâce à moi, les masses sont soulevées. J'ai rompu le pont derrière ces meneurs timides. Ils marcheront! et, au défunt de fusils ou de sabres, ils prendront des fourches ou des fléaux! Quand un peuple veut sa liberté, il trouve dans son coeur ses meilleures armes! N'est-ce point votre avis?

Et comme Co-lo-mo-o demeurait silencieux:

—Allons, allons, continua-t-il, tout est pour le mieux. Il ne nous reste qu'à profiter de l'enthousiasme pour marcher immédiatement sur Montréal. Une fois cette métropole à nous, le Canada nous appartient. Maîtres du Canada! Quel rêve! et comme voluptueusement, j'assouvirai ces vengeances qui fermentent là, depuis tant d'années..... des siècles de torture! poursuivit-il, d'un ton creux, en se frappant le front de son poing crispé. C'est que, moi aussi, j'ai souffert, s'écria-t-il, comme s'il cédait à un invincible besoin d'expansion, souffert, le martyre, pour ces Anglais qui m'ont séduit ma femme, violé ma fille, mon unique enfant, mon Adèle chérie55; ces Anglais qui ont armé mon bras pour le meurtre et le parricide..... Horreur!

Note 55: (retour)

Voir la Huronne.

—Mon frère trouvera un bras, un bras infatigable pour frapper à côté de lui, dit tout à coup Nar-go-tou-ké en paraissant au bout du mur du parc, près duquel Poignet-d'Acier se tenait avec Co-lo-mo-o.

—Que faisais-tu là, mon frère? demanda le capitaine.

—Nar-go-tou-ké a vu le fils de son ennemi. Il l'épiait, répondu le sagamo.

Poignet-d'Acier n'accorda aucune attention à cette réponse. Une soudaine évolution de la foule sur la prairie l'occupait à ce moment tout entier.

—Je vous laisse, dit-il aux Iroquois. Je vais engager Neilson à profiter de l'ardeur de cette multitude pour la pousser, sans retard, sur Montréal. Demain, elle serait refroidie, nous n'en pourrions rien tirer.

Et il marcha, à grands pas, vers l'estrade qu'on apercevait à une faible distance.

—Mon fils, dit Nar-go-tou-ké à Co-lo-mo-o, dès qu'ils furent seuls, le rejeton de l'Anglais qui a voulu outrager ta mère, de celui qui l'a livrée aux lâches tribus de la Nouvelle-Calédonie, est là, dans cette maison. Puisque l'heure de la vengeance a sonné, commençons par nous venger de celui-là. Nous allons le guetter, et, quand il sortira.....

L'Indien fit résonner, d'un air significatif, une carabine qu'il avait à la main.

—Dans un instant Co-lo-mo-o rejoindra son père, répondit le Petit-Aigle; mais il faut, auparavant, qu'il aille délibérer avec les chefs des tribus qu'il a amenées.

—Va, Nar-go-tou-ké t'attendra, reprit le sachem.

Le Petit-Aigle partit, en feignant de se diriger vers la foule qu'un orateur haranguait de nouveau. Mais, bientôt, il se jeta à gauche dans une saulaie et s'assit au pied d'un arbre.

Là, il médita, durant quelques minutes. Son esprit paraissait flotter entre diverses resolutions, car tantôt il tournait les yeux vers le cottage de madame de Repentigny, et tantôt sur le meeting.

S'arrêtant enfin à une détermination, il prit, dans la bourse de vison qui pendait sur sa poitrine, suivant l'usage indien, un crayon, une feuille de papier, et il écrivit sur son genou.

Ce travail terminé, il le relut avec soin, plia le papier en forme de lettre, le cacheta et y mit la suscription:

Mademoiselle,

Mademoiselle Léonie de Repentigny,

à

Saint-Charles.

Pour une petite piece de monnaie, il fit ensuite porter le billet à son adresse.

Léonie venait de changer de costume, quand on le lui remit, en annonçant que sir William, arrivé depuis une demi-heure, était allé rendre ses devoirs à sa mère.

Surprise à la réception de ce billet, dont l'écriture ne lui semblait pas étrangère, la jeune fille le décacheta avec une certaine émotion.

Ses yeux volèrent aussitôt à la signature.

PAUL, disait cette signature.

—Paul! Paul! je ne connais point de Paul, murmura Léonie, en parcourant la missive.

Elle était ainsi conçue:

«Mademoiselle,

«J'aime à vous remercier pour les lignes que vous m'avez remises à bord du Charlevoix; ces ligne m'avertissaient qu'on m'avait découvert sous mon déguisement de planteur; par conséquent je vous doit d'être libre, car aussitôt je sautai dans le fleuve et gagnai la rive à la nage. J'aurais voulu pouvoir vous témoigner plus tôt ma reconnaissance. Des causes majeures s'y sont opposées. Obligé aujourd'hui de vous écrire pour vous déclarer que je ne puis accepter votre invitation, je mets à profit cette circonstance et vous exprime la gratitude de votre tout dévoué,

«PAUL.»

«P. S. Vous avez chez vous un jeune officier anglais; qu'il ne sorte pas de la journée. Il y va de sa vie.»

Cette singulière épître troubla si fort Léonie, qu'elle n'entendit pas la cloche qui sonnait le dîner.

Madame de Repentigny l'envoya chercher par une domestique.

—Mon ange, lui dit-elle, en la baisant au front, tu feras les honneurs, car je suis un peu souffrante.

La jeune fille avait repris son assurance, remettant au soir le soin de relire et de commenter la lettre de l'Indien.

Sir William King, Xavier Cherrier, sa femme et un vieux parent de M. de Repentigny attendaient déjà, sans cérémonie, dans la salle à manger.

—Eh bien, notre Antinoüs sauvage ne vient donc pas? questionna Cherrier.

—Je ne sais, mais ce n'est pas probable, répondit Léonie d'un ton quelque peu hypocrite.

Le repas fut assez triste, sir William et Cherrier n'ouvraient la bouche que pour s'adresser des épigrammes trop peu voilées.

Comme on causait politique au dessert, le parent de M. de Repentigny dit, en branlant la tête:

—Ça ne fait rien, le parti anglais a reçu aujourd'hui une fière blessure!

—Ah! riposta, sir William, en décochant un regard ironique à Cherrier, si nous devions compter toutes celles que nous avons faites aux Canadiens-Français, nous ne trouverions pas assez de chiffres dans la table de multiplication. Demandez plutôt à monsieur!

Xavier se mordit les lèvres pour ne pas éclater. Mais il sut se contenir, se leva de table et remonta avec sa femme dans leur appartement.

Le vieux monsieur sortit aussi pour aller faire un tour de promenade.

L'officier, s'approchant alors de Léonie, lui prit la main comme s'il voulait la porter à ses lèvres.

La jeune fille recula d'un pas, en retirant sa main.

—Sir William, dit-elle gravement; vous vous êtes battu avec mon cousin; ne niez pas....; j'en suis sûre; je ne saurais aimer l'homme qui a versé le sang de l'un des miens. Ainsi donc tout est rompu entre nous. N'essayez point de me fléchir, vous perdriez votre temps. Mais je ne manquerai point pour cela aux devoirs de l'hospitalité; vous pouvez rester ici tant qu'il vous plaira; je vous engage même à ne pas quitter la maison aujourd'hui. On m'a prévenue que vos jours seraient en danger, si vous mettiez le pied dehors.

Laissant le jeune homme bouleversé par ces paroles, Léonie de Repentigny regagna sa chambre à coucher.




CHAPITRE XVI

L'INSURRECTION

Filles de l'enthousiasme, les révolutions populaires ont la même durée que cette fièvre de l'esprit.

Si, après l'assemblée de Saint-Charles, les patriotes canadiens se fussent instantanément portés sur Montréal, il est vraisemblable que la métropole serait tombée en leur pouvoir, et qui peut dire qu'alors ils n'auraient pas été maîtres de la province!

Mais si Neilson et plusieurs autres étaient décidés à profiter de l'ardeur de leurs partisans, Papineau, chef réel du mouvement, balançait. Il paralysa par sa tiédeur tous ces braves qui ne demandaient qu'à voler au combat. Ne se croyait-il pas assez bien préparé, n'osait-il encore assumer la haute responsabilité qui incombe aux meneurs d'une insurrection? ce n'est pas à nous de répondre. Nous sommes trop près encore de ces tristes événements. Leur appréciation appartient à la postérité56.

Note 56: (retour)

Dan» la deuxième édition de l'Histoire de M. Garneau, ou trouve la note suivante:

«Le docteur O'Callaghan m'écrivait d'Albany, le 19 juillet 1832: Si vous devez blâmer le mouvement, blâmez ceux qui l'ont provoqué et qui doivent en répondre devant l'histoire. Quant à nous, mon ami, nous fûmes les victimes, non les conspirateurs; et, fussé-je sur mon lit du mort, je ne pourrais que déclarer, en présence du ciel, que je n'avais pas plus l'idée d'un mouvement de résistance quand je quittai Montréal et me rendis à la rivière Richelieu avec M. Papineau, que je ne songe maintenant à être évêque de Québec. Je vous dirai aussi que M. Papineau et moi, nous nous cachâmes dans une ferme de la paroisse Saint-Marc, de peur que notre présence n'alarmât le pays, et ne servit de prétexte à la témérité!... Je voyais bien aussi que le pays n'était pas prêt.»

M. Garneau a publié cette note en anglais.

Cependant, le lien entre l'exécutif et les Canadiens était brisé. Le renouer par des moyens pacifiques n'était plus au pouvoir de personne.

A Montréal, et dans les comtés limitrophes, on arma ouvertement.

Des bandes hostiles sillonnèrent, le pays.

Les occupations ordinaires de la ville et des champs furent abandonnées. Chacun prit fait et cause pour un parti ou pour un autre. La guerre civile alluma ses torches.

«Le 7 novembre, les Fils de la liberté et les Constitutionnels ou les membres du Club Doric, comme te nommèrent les Anglais, en vinrent aux mains, avec des succès divers. La maison de M. Papineau et celle du docteur Roberston et autres furent attaquées et les presses du Vindicator saccagées. On appela les troupes sous les armes: elles paradèrent dans les rues avec de l'artillerie.»

L'autorité mit sur pied toutes les forces militaires, et inonda la campagne détachements chargés de faire exécuter les nombreux mandats d'arrestation lancés contre les fauteurs de la Confédération des six comtés.

Depuis l'assemblée, Papineau, Neilson et leurs principaux partisans étaient restés dans le comté de Richelieu.

Entourés d'une foule d'hommes dévoués, ils s'y disposaient à la résistance, commettant cette grande faute,—faute irréparable—c'est d'attendre, c'est-à-dire de laisser se dissiper l'ivresse de leurs gens, au lieu de marcher droit à l'ennemi.

Leur quartier général avait été établi entre Saint-Denis et Saint-Charles, villages éloignés de sept milles l'un de l'autre, sur le Richelieu.

Le premier est à seize milles de Sorel, le second à dix-huit de Chambly, localités où le gouvernement anglais avait caserné plusieurs régiments.

Ces régiments reçurent, en même temps, l'ordre d'aller attaquer les rebelles, et de les prendre ainsi en avant et en arrière,—Saint-Denis et Saint-Charles se trouvent entre Chambly et Sorel.

Comme ils avaient à peu près la même distance à parcourir, ils devaient vraisemblablement se joindre à peu près à la même heure sur le théâtre des opérations.

Le 21 novembre au soir, le colonel Gore partit de Sorel avec cinq compagnies d'infanterie, une pièce d'artillerie de six et un piquet de police à cheval.

Le temps était mauvais; il faisait froid et pleuvait à torrents. Tous les chemins avaient été défoncés et les ponts rompus par les paysans.

Néanmoins, le lendemain, le colonel Gore et ses troupes arrivèrent devant Saint-Denis, après une rude marche d'environ douze heures.

Il pouvait être dix heures du matin.

Aussitôt le tocsin laissa tomber dans l'espace ses notes funèbres.

Des barricades défendaient toutes les avenues du village, et un puissant rempart, construit avec des troncs d'arbres, interceptait la route.

Retiré dans une grosse maison de pierre qu'il avait fait fortifier et créneler, le docteur Neilson avait résolu de vaincre ou de mourir. M. Papineau, le docteur O'Callaghan et quelques officiers de milice s'y trouvaient avec lui.

Huit cents hommes, dont un quart à peine munis de fusils, le reste portant qui une lance, qui un épieu, qui une fourche, qui une faux, ou de vieux sabres rouillés, faisaient retentir le village des chants de la Marseillaise et de la Parisienne.

Malgré leur nombre et leur détermination, Neilson doutait de la victoire.

—Monsieur, dit-il à Papineau, vous devriez vous retirer à Saint-Charles; ce n'est pas ici que vous serez le plus utile; nous aurons besoin de vous plus tard.

—Que penserait-on de moi, si je m'éloignais à cette heure? répliqua celui-ci.

—Vous êtes notre chef à tous; à tous, vous devez compte de votre vie, reprit Neilson57.

A ce moment le canon gronda.

—A nos postes, messieurs! s'écria Neilson et souvenez-vous que la patrie a les yeux sur vous!

Le feu des Canadiens répondit aussitôt à l'artillerie des troupes royales.

Mais que pouvait un seul canon contre des amas de pins hauts comme des maisons?

Les insurgés se montraient à peine, lâchaient leurs coups de fusil et disparaissaient derrière les barricades.

La mousqueterie des Anglais ne leur faisait pas plus de mal que leur canonnade.

Cependant un boulet, passant à travers les souches, tua un membre de la Chambre législative, M. Ovide Perrault, blessa plus ou moins grièvement cinq hommes, et jeta quelque confusion dans les rangs des Canadiens.

Mais, vers deux heures, et après que le colonel Gore eut fait de vaines tentatives pour emporter les retranchements à l'assaut, les patriotes reçurent du renfort, et Neilson commanda une sortie.

Elle réussit complètement. Les royalistes, épuisés de fatigue, à court de munitions, lâchèrent pied et s'enfuirent vers les bois, en abandonnant leur canon, leurs fourgons et leurs blessés.

Fiers de ce triomphe, les Canadiens rentrèrent chez eux en chantant des hymnes d'allégresse. Mais ce n'était pas l'heure de s'endormir sur les premiers lauriers; car, s'étant emparés d'un officier anglais, ils avaient appris que le colonel Wetherell s'avançait de Chambly sur Saint-Charles, à la tête de cinq compagnies, d'une troupe de police à cheval et de deux pièces de canon.

Après avoir réparé leurs fortifications, ils coururent prêter assistance à leurs amis de Saint-Charles.

Bon nombre d'habitants avaient quitté le village avec les femmes et les enfants. Mais madame de Repentigny et sa fille y résidaient encore; la première ayant fait une rechute, et les médecins ayant déclaré qu'il était impossible de la transférer à la ville sans compromettre son existence.

Le 25 novembre, au matin, la pauvre femme sommeillait dans son lit, et Léonie, assise à son chevet, parcourait des yeux plutôt qu'elle ne suivait avec l'esprit un livre de piété.

C'était un touchant tableau!

La mère, immobile, les joues amaigries, le teint jaune comme l'ivoire du crucifix qui pendait dans la ruelle, déjà marquée au sceau de la mort, était l'image de la douleur profonde, mais résignée.

Pâle, les yeux cernés par l'insomnie et les angoisses, sa fille offrait une navrante personnification de l'Inquiétude.

Tout à coup les roulements du tambour résonnent, déchirés par les notes perçantes du clairon.

Madame de Repentigny s'agite sur sa couche, Léonie tressaille.

—Qu'y a-t-il, mon enfant? demande la première d'une voix affaiblie.

—Ah! maman, maman! ils vont se battre! ils vont se battre! répond la jeune fille en se levant et se jetant sur l'oreiller qu'elle baigne de ses larmes.

—Heureusement que ni ton père, ni sir William, ne sont là, dit la tendre mère en faisant un effort pour baiser sa fille. Ton père est à Québec, sir William à Montréal, prions Dieu pour eux!

—Et pour mon cousin, dit Léonie en tombant à genoux.

—Ah! oui, il est à Saint-Eustache. Mais il ne court aucun danger, n'est-ce pas?

—Je l'espère, maman.

Après ces mots, toutes deux joignirent les mains, et confondirent leurs coeurs dans un élan vers l'Éternel.

Le canon détona, accompagné d'une fusillade nourrie, alors qu'elles achevaient cotte ardente oraison.

—Sonne donc pour savoir ce qui se passe au dehors, mon enfant, dit madame de Repentigny.

A cet appel, un domestique arriva; mais il ne put rien dire, sinon que les troupes du roi étaient aux prises avec les rebelles.

Léonie se précipita vers la fenêtre.

—Prends garde! ah! prends garde, ma fille! lui cria madame de Repentigny avec terreur.

—Il n'y a rien à craindre, bonne maman; je vois parfaitement, mais on ne peut m'apercevoir; et, d'ailleurs, on ne tire pas de ce côté, répondit Léonie en collant son visage contre les carreaux de la croisée. Ah! voici les militaires qui chargent; les insurgés plient; le ciel est tout noir de fumée.

Le colonel Wetherell venait en effet de fondre sur les Canadiens avec une impétuosité irrésistible.

Quoique sorti de Chambly dans la nuit même où le colonel Gore sortait de Sorel, il n'avait pu arriver avant le 25 en vue de Saint-Charles, tant les habitants avaient semé d'obstacles sur sa route.

A midi, il prit position sur une colline qui domine la rivière, et braqua son artillerie contre le camp des patriotes.

Ce camp, fortifié par des ouvrages en terre et en bois, formait un parallélogramme, appuyé d'un côté sur la rivière, et l'autre sur maison de M. Debartzeh, l'un des instigateurs de l'insurrection.

Trouée par par une centaine de meurtrières, cette maison renfermait une foule de tirailleurs.

Deux petites pièces de campagne ajoutaient encore à la force des Canadiens.

Leurs dispositions, leur bravoure, leur permettaient d'espérer la victoire.

Malheureusement, ils étaient commandés par un Anglais mécontent, un certain T. Brown,—un lâche,—qui déserta son poste à l'heure même du combat.

Le signal de l'attaque donné, le colonel Wetherell canonne les retranchements, et lance ses troupes autour du camp pour l'envelopper.

Les Canadiens se défendent avec une incroyable énergie; ils se montrent digne de cette poignée de héros leurs pères qui, semblables aux trois cents Spartiates, culbutèrent sept mille Américains, le 26 octobre 1813, sur les bords de la rivière Châteauguay.

Ah! si un Salaberry était à leur tête!

Mais, ils n'ont point de chef; ils ne savent à qui obéir; la confusion se met dans leurs rangs. Leurs faibles barrières sont enfoncées.

Les ennemis se précipitent sur eux, la baïonnette en avant... ils les cernent; ils les acculent; ils frappent impitoyablement ces malheureux, qui, manquant d'armes, pour la plupart, se défendent avec leurs mains, avec leurs pieds, avec leurs dents.

C'est une atroce boucherie!

De sa fenêtre, Léonie voit tout. Elle tremble, elle palpite; elle sent son coeur défaillir; elle ne respire plus, et elle ne peut, la pauvre enfant, s'arracher au plus effroyable des spectacles.

C'est que, dans la foule des combattants, elle a distingué le Petit-Aigle qui, brandissant un sabre de cavalerie, enlevé à un officier de police, l'assène, à droite, à gauche, en avant, partout, et, aidé de son père, tient encore bon, alors que tout fuit autour d'eux.

Mais il tombe, accablé par le nombre. Les yeux de Léonie se ferment; elle chancelle et tâche de se cramponner à l'espagnolette pour ne pas tomber aussi.

—Ma fille! mon enfant! au secours! s'écrie madame de Repentigny, oubliant sa faiblesse, thésaurisant un reste de force, et se jetant à bas du lit pour recevoir Léonie dans ses bras.

Et elle s'affaisse à côté d'elle.

On les relève.

—Ah! j'ai eu bien peur! merci, ô mon Dieu! murmure la tendre mère, en embrassant Léonie, qui, un peu remise de son émotion, s'occupe à border le lit.

Le crépuscule se faisait. Un éclair illumina soudain l'appartement.

—Le feu! exclama la jeune fille en retournant, malgré elle, à la croisée.

Une scène nouvelle l'attendait.

Incendiant le village, les Anglais dansaient et proféraient des hurlements forcenés.

Et, à la lueur des flammes, Léonie vit une troupe de soldats qui se dirigeaient vers leur maison, en chassant à coups de plat du sabre et du crosses de fusil une longue, file de prisonniers, parmi lesquels, à son costume pittoresque, quoique noirci par la poudre, maculé de sang et réduit en lambeaux, on remarquait Co-lo-mo-o.

Le jeune homme marchait d'un pas ferme, sa contenance était digne.

En l'apercevant, Léonie, qui l'avait cru mort, ne put retenir un cri de joie.

—Ma fille, lui dit madame de Repentigny en essayant de sourire, je voudrais être seule quelques instants. Va te reposer!

Après un long baiser, Léonie sortit.

—Marthe, dit alors la malade, à sa femme de chambre, je sens que je me meurs; cours chercher M. le curé, mais que l'enfant l'ignore.

Pendant ce temps, un domestique annonçait à mademoiselle de Repentigny qu'un officier anglais désirait l'entretenir dans le parloir.

Elle y descendit.

—Je vous demande mille pardons de vous déranger, mademoiselle, lui dit cet officier; j'ai appris le triste état de madame votre mère et je voudrais pour tout au monde ne vous causer aucun trouble. Mais les lois de la guerre sont inflexibles. On m'a commande de renfermer, pour jusqu'à demain, dans votre maison, plusieurs prisonniers, et quoi qu'il m'en coûte, j'obéis à ma consigne. Veuillez être assurée, du reste, qu'on ne fera aucun bruit.

—Je crains, dit Léonie, que nous n'ayons pas de chambres assez vastes.

—Qu'à cela ne tienne, mademoiselle. Il y a près de votre parc une basse-cour dont les murs sont élevés; c'est assez bon pour des misérables dont le bourreau fera bientôt justice.....

Un frisson glacial figea le sang de la jeune fille dans ses veines.

—Disposez-en comme il vous plaira, monsieur, balbutia-t-elle; mais excusez-moi..... la maladie de ma mère.....

Des larmes lui coupèrent la parole.

Elle sortit du parloir. Cependant, au lieu de remonter à sa chambre, elle entra dans une petite serre attenant à la salle à manger, et appela:

—Antoine!

Un jeune homme parut:

—Écoute, lui dit-elle d'une voix brève et palpitante, tu es mon frère de lait; j'ai confiance en toi. Tu ne me tromperas pas, n'est-ce pas vrai, car tu m'aimes? Un Indien m'a sauvé la vie, dans la catastrophe du Montréalais, tu le sais. Cet indien est prisonnier parmi ceux qu'on nous amène. Il faut le délivrer. Tu le délivreras, n'est-ce pas?

—Je ferai tout ce que vous voudrez, ma chère soeur, mais le moyen?

—Le moyen? Il y en a un. On enfermera les captifs dans la basse-cour. Ils n'y sont pas encore. Glisse-toi parmi eux. Dis un mot à l'Indien. Passe-lui un couteau. Il fait presque nuit. La chose n'est pas impossible. Tu porteras la clef de la basse-cour au commandant de détachement qui conduit ces pauvres gens. On ne se défiera pas de toi. Puis tu offriras du vin aux soldats, et, dans la nuit, quand ils seront ivres, tu ouvriras la porte de la basse-cour, qui donne sur le parc; m'as-tu comprise?

—Oui, oui, oui, soyez tranquille, votre protégé s'évadera ou je perds mon nom.

—Dépêche-toi, j'attendrai le résultat dans ma chambre.

Antoine partit.

Nous renonçons à peindre l'anxiété dont Léonie fut dévorée pendant les cinq heures qui s'écoulèrent jusqu'à son retour.

—C'est fait, dit-il; il est échappé.

La jeune fille se prosterna pour rendre grâces à Dieu; puis, se relevant, elle alla, sur la pointe du pied, souhaiter le bonsoir à sa mère, avant de se coucher.

Le silence général régnait dans la chambre, faiblement éclairée par une veilleuse.

Léonie crut que madame de Repentigny dormait.

Elle se pencha sur le lit pour effleurer son front.

Ce front était froid comme un marbre.

—Ah! je suis maudite! s'écria la jeune fille en se redressant tout d'un coup, comme si elle eût été mue par un ressort; je suis maudite; j'ai un instant oublié ma mère, et ma mère est morte sans me donner sa bénédiction!

Et elle tomba à la renverse.




CHAPITRE XVII

DRAME

Dans une salle basse, voûtée, aux fenêtres ogivales, aux murs blanchis à la chaux, plusieurs personnages assis entourent une table.

Ils sont diversement vêtus de costumes mi-partis civils, mi-partis militaires.

Des sabres pendent à leur côté, des pistolets à leur ceinture; quelques-uns portent l'uniforme en drap foncé de la milice canadienne.

Il y a la Poignet-d'Acier, qui domine par sa taille, Xavier Cherrier et sa femme habillée en homme, le docteur Chénier, Armury Girod, Suisse d'origine, et quelques autres.

On est au 13 décembre. Il fait nuit, un grand feu pétille dans l'âtre de la salle et efface, par ses clartés brillantes, la lueur terne d'une lampe qui brûle tristement sur la table.

Au dehors, le vent pousse des gémissements lamentables ébranle les croisées, et, s'introduisant par rafales dans la cheminée, chasse jusqu'au milieu de la pièce des tourbillons de flamme et de fumée.

Sombre nuit que celle-là; plus sombres sont les figures des gens qui discutent, à cette heure, dans le couvent de Saint-Eustache.

Car c'est à Saint-Eustache que nous sommes, à sept lieues environ de Montréal, de l'autre côté du Saint-Laurent, sur la rive septentrionale de l'Outaouais, vis à vis de l'île Jésu.

Un homme entre dans la salle. A sa soutane, à son air grave, recueilli, vous reconnaîtriez un ecclésiastique. Il est prêtre, en effet, curé de Saint-Eustache; on le nomme messire Paquin.

A sa vue Poignet-d'Acier fronce le sourcil.

—Que venez-vous faire ici, monsieur? dit-il durement.

—Je viens, répondit messire Paquin, d'une voix douce et ferme, engager des hommes égarés à cesser une lutte dangereuse qui est pour le pays une source de deuil, de désolation.....

—C'est assez, monsieur, reprit Poignet-d'Acier; vos conseils sont superflus.

—Mais, monsieur, vous ne songez donc pas aux veuves, aux orphelins, à tous ces malheureux que votre folle témérité a plongé dans les larmes et l'affliction? Vous ne pensez donc pas à Dieu qui vous voit, qui vous juge.....

Le capitaine poussa un éclat de rire démoniaque.

—Oui, qui vous juge et qui vous condamne! poursuivit le prêtre avec une énergie croissante. Il vous condamne, ce Dieu tout-puissant! Il frappe les insensés qui ont allumé le brandon de la guerre civile; car ils viennent d'essuyer une sanglante défaite!

—Vous mentez! s'écria Poignet-d'Acier d'un ton cassant.

Et il se leva, marcha sur le curé.

—Arrêtez! arrêtez! dirent les assistants en se levant à leur tour.

—Laissez cet homme! laissez-le! dit l'ecclésiastique, sans s'émouvoir. La fureur l'aveugle. Mais il ouvrira les yeux. Qu'importe qu'il me batte, pourvu qu'ensuite il rentre en lui-même, qu'il cesse de vous conduire à l'abîme!

—Mais qu'y a-t-il? demanda le docteur Chénier.

—Il y a, mon fils, une nouvelle affreuse. Les royalistes ont écrasé votre parti à Saint-Charles, le 25 novembre!

—Cela n'est pas; cela n'est pas! intervint Poignet-d'Acier; Cela n'est pas; fausseté que votre langage, prêtre! fausseté, puisque, le 22, le brave Neilson déroutait les Anglais devant Saint-Denis!

—Votre violence ne m'intimidera point, répondit avec calme messire Paquin. Ce que je vous dis est vrai. Le colonel Wetherell a défait les Canadiens à Saint-Denis. Il leur a tué plus de cent hommes, cent pères de famille, monsieur, et le village ne présente plus aujourd'hui qu'un monceau de décombres fumants! Puisse le ciel vous pardonner! Mais tous ces pauvres gens privés de leurs foyers; toutes ces femmes privées de leurs maris, de leurs enfants; tous ces infortunés privés de leur soutien vous pardonneront-ils?

Ces paroles répandirent la consternation parmi les auditeurs. Des larmes coulèrent sur les joues du docteur Chénier; cependant il répliqua avec la fermeté d'une conviction inébranlable:

—Les rapports que nous avons reçus du comté de Richelieu ne s'accordent pas avec les vôtres, monsieur le curé. Y fussent-ils conformes, que ma résolution ne changerait pas. Investi du commandement de ce village, j'y vaincrai ou je m'ensevelirai sous ses ruines.

—Bien parlé, mon ami; bien parlé! dit Poignet-d'Acier un serrant chaleureusement la main du docteur.

—Oui, bien dit, votre réponse est d'un grand coeur! ajouta la femme de Cherrier, qui, depuis le commencement des troubles, avait senti renaître en elle l'ardeur martiale qu'elle avait puisée au milieu des tribus indiennes du désert américain, alors que, sous le nom de Mérellum, la Petite-Hirondelle58, elle exerçait une autorité souveraine sur les Clallomes.

Note 58: (retour)

Voir la Tête-Plate, les Nez-Percés.

Xavier approuva par un regard l'exclamation de Louise.

Et aussitôt les assistants, magnétisés par cet accès d'enthousiasme, se jetèrent dans les bras les uns des autres en prononçant ce noble serment:

—Oui, nous jurons ici de triompher de nos oppresseurs ou de mourir en combattant!

—Oh! les aveugles! les misérables aveugles! proféra l'ecclésiastique, élevant les mains et les joignant avec une expression désespérée.

Puis il se retira, au moment même où deux Indiens pénétraient dans la salle.

C'était Co-lo-mo-o et Nar-go-tou-ké.

—Ah! enfin, nous allons être édifiés sur la valeur de ces bruits absurdes, dit Poignet-d'Acier, courant à la rencontre des Iroquois.

—Que s'est-il passé à Saint-Charles, mon jeune Aigle?

—Les Habits-Rouges ont eu le dessus.

—Vous y étiez, n'est-ce pas?

—J'y étais.

—Et ils ont vaincu?

—Oui, parce que le chef nous a abandonnés.

—Ah! ce Brown, je m'en doutais! répliqua amèrement Poignet-d'Acier. Pourquoi aussi tous les postes importants n'ont-ils pas été confiés à des Canadiens-Français?

—Hélas! notre trop grande confiance nous a toujours perdus! murmura Chénier.

—Donnez-nous des détails, reprit le capitaine.

Co-lo-mo-o raconta ce qui avait eu lieu, le 25 novembre à Saint-Charles, mais sans dire qu'il était tombé au pouvoir des vainqueurs.

—Où pensez-vous que soient maintenant MM. Papineau et Neilson? s'enquit Chénier.

—Le premier, répondit le Petit-Aigle, doit être réfugié aux États-Unis; quant au second, je crois qu'il a été pris sur la frontière et ramené à Montréal.

—Alors, c'en est fait de nous! s'écria Chénier, se laissant tomber sur son siège et enfouissant sa tête dans ses mains.

—Non, non, ce n'est pas fini! dit Poignet-d'Acier, Neilson, malgré son courage, malgré son dévouement, est encore de la race maudite. Pour moi, son arrestation ne m'inquiète guère. Mais je suis heureux d'apprendre que Papineau est aux États-Unis. Plus que jamais nous devons résister, car il ne tardera guère à reparaître sur les bords du Saint-Laurent avec une puissante armée américaine. Soyez assurés, mes amis, que si nous pouvons tenir encore huit jours, il nous arrivera de la République fédérale des secours effectifs, avec lesquels nous réparerons promptement le petit échec de Saint-Charles. Ne vous découragez donc pas. Plus nos infâmes ennemis massacreront, saccageront, brûleront nos campagnes, plus ils feront de victimes, plus ils se rendront odieux, plus ils soulèveront contre eux les autres nations du monde!

Ce discours fait d'une voix mâle et persuasive, produisit l'effet qu'en attendait le capitaine.

Il ranima l'espérance dans le coeur des insurgés, qui le saluèrent par des bravos enthousiastes.

Quand lu silence se fut rétabli, Poignet-d'Acier dit à Co-lo-mo-o:

—Vous amenez sans doute vos Hurons?

—Non, reprit le jeune homme en secouant la tête. Mécontents des délibérations prises à l'assemblée de Saint-Charles, ils sont partis pour la plupart et retournés à Lorette.

—Alors vous êtes seul!

—Seul avec mon père.

Nar-go-tou-ké prit la parole.

—J'ai travaillé, pour mes frères, dit-il. Les Indiens de l'Outaouais m'ont donné vingt-cinq guerriers, autant de fusils et un canon. Les guerriers et les armes sont là dans la cour.

—Merci, mon frère, lui dit Chénier, nous récompenserons tes services.

Nar-go-tou-ké n'a bas besoin de récompense, répliqua sèchement l'Iroquois.

—Que signifie ce bruit? interrogea Louise en dirigeant ses regards vers la porte qui s'ouvrit brusquement.

Une dizaine de paysans armées entrèrent.

Au milieu d'eux trottinait un homme rabougri, bancal.

—Voici un espion, docteur, dit un des paysans, en s'adressant à Chénier.

Co-lo-mo-o sourit imperceptiblement.

—Un brigand d'espion, baptême! poursuivit le paysan. Mais impossible de lui faire desserrer les dents. Nous l'avons roué de coups, sans y parvenir.

—Et vous avez tort, Pierre, dit Chénier, car ce nain est sourd-muet.

—Ah! exclamèrent en choeur les gardiens de Jean-Baptiste, qui s'était mis à échanger des signes avec Co-lo-mo-o et Nar-go-tou-ké.

—Ordonnez à ces gens de sortir, monsieur, dit le Petit-Aigle à Chénier.

—C'est bien, mes amis, allez! fit le docteur aux paysans qui évacuèrent la salle, en y laissant le nain.

—Mon père et moi, dit alors Co-lo-mo-o, nous répondons de cet homme. Il arrive de Montréal, et nous annonce qu'une troupe nombreuse d'Anglais est en marche vers ce village.

A Cet instant un rire singulier glissa sur le visage de Nar-go-tou-ké, qui continuait avec Jean-Baptiste une conversation mimique.

—Pourquoi ce sauvage rit-il? interrogea sévèrement Chénier.

—Mon père rit, parce que le nain lui apprend qu'un officier anglais, son ennemi personnel, fait partie du corps d'expédition.

—Ah! dit Poignet-d'Acier, si l'ennemi personnel de Nar-go-tou-ké se trouve dans le détachement qu'on lance contre nous, malheur à ce détachement!...... le vaillant chef iroquois,—le dernier avec son fils de cette noble tribu, messieurs,—fera un terrible..... des Kingsors, comme il appelle les sujets de la Grande-Bretagne.

—Ainsi, dit Chénier, nous pouvons compter sur ce que rapporte cet individu?

—Oui, répondit Co-lo-mo-o.

—Alors, messieurs, il faut prendre nos mesures, faire battre la générale. Il est minuit. Les royalistes paraîtront de bonne heure dans la matinée! Prouvons leur que nous sommes encore les dignes enfants de la France!

Pendant que le docteur Chénier et ses compagnons quittaient la salle et allaient donner ordres, Co-lo-mo-o continua de questionner Jean-Baptiste.

Bientôt il sut que sir William Colborne, commandant en chef des troupes anglaises et surnommé plus tard le Vieux-brûlot à cause des incendies dont il couvrit le Bas-Canada, était parti, le matin même, de Montréal avec deux mille hommes, huit pièces de canon et un obusier, pour envahir le comté des Deux-Montagnes.

Cette force était composées soldats de la ligne, d'un corps de volontaires, Canadiens dégénérés qui trahirent le drapeau de leur pays pour celui d'Albion, et d'une centaine de cavaliers.

Le 32e régiment, où sir William King servait comme lieutenant, figurait dans l'effectif de cette armée.

Dans la soirée, elle campa sur le bord méridional de l'Outaouais.

Le 14, dès l'aurore, elle traversa la rivière.

Il avait neigé une partie de la nuit. Mais alors le temps était froid, clair et sec.

Le passage de l'Outaouais se fit au moyeu de bateaux.

Aussitôt que les insurgés, réunis au nombre de cinq ou six cents devant le couvent, le presbytère et l'église de Saint-Eustache, aperçurent cette longue «colonne, d'autant plus imposante qu'elle couvrait avec ses bagages plus de deux milles d'espace,» ils furent saisis d'une panique invincible, et se débandèrent.

Epouvanté, Girod se sauva avec un grand nombre.

Poignet-d'Acier se tenait devant la rivière avec cent hommes déterminés, parfaitement armés, tireurs des plus habiles, et qui pouvaient opposer au débarquement des Anglais une barrière inexpugnable. Mais ces hommes, tous trappeurs, qui avaient vieilli avec leur capitaine dans le désert américain, ne reconnaissaient d'autre chef que lui, ne voulaient recevoir des ordres de personne autre.

L'oeil sanglant, le visage coloré, souriant, Poignet-d'Acier, l'ex-notaire de Montréal, savourait déjà par anticipation cette vengeance qu'il avait attendue, cultivée et mûrie pendant de si longues années; ses regards étaient rivés aux embarcations qui approchaient lentement de la grève; sa main droite frémissait d'impatience en tourmentant la poignée d'un sabre qu'il se disposait à dresser en l'air comme signal du combat, lorsqu'un éclair brilla dans les rangs anglais, la détonation d'une arme à feu se fit entendre, et Poignet-d'Acier tomba le cou percé d'une balle.

Aussitôt ses hommes l'entourèrent. Il voulut parler, ne le put; commander de rester, de lutter; effort inutile! I s'évanouit.

Et les trappeurs nord-ouestiers, tournant le dos à l'ennemi, se retirèrent froidement en emportant leur capitaine avec eux.

A peine restait-il deux cent cinquante hommes auprès de Chénier.

—Fuyons, dirent quelques-uns.

—Quoi! vous aussi m'abandonneriez!

—Mais nous n'avons pas d'armes.

—Soyez tranquilles, répondit flegmatiquement l'intrépide docteur; il y aura du monde de tué aujourd'hui. Vous ramasserez les fusils des morts59.

Cette réponse électrisa Cherrier.

—Ah! Chénier, lui dit-il, vous étiez né pour manier l'épée plutôt que la lancette.

—Mon ami, repartit l'autre, je ne comprendrais pas qu'on manquât de courage, quand on voit une femme jeune et belle comme la vôtre affronter en souriant les balles de l'ennemi. Mais, attention, voilà le branle-bas qui commence!

—Un baiser encore, avant de courir au feu, ma Louise chérie, dit Xavier.

Et, au bruit du l'artillerie, à travers la mitraille qui déjà impitoyablement fauchait autour d'eux, Xavier embrassa sa femme avec une tendresse idolâtre.

—En avant! citoyens, en avant! tonna la voix de Chénier. Les patriotes se ruèrent sur les batteries anglaises en chantant l'hymne de Charles VI:

Guerre aux tyrans!

Jamais, jamais en France!

Jamais l'Anglais...

Repoussés, avec des pertes considérables, par deux décharges successives, ils revinrent une troisième fois à l'attaque, et forcèrent les artilleurs à reculer.

Mais alors, sir John Colborne donna l'ordre au 32e régiment d'appuyer ses batteries.

Cet ordre fut aussitôt exécuté.

Sir William King, l'épée nue, le front haut, se jeta bravement A la tête de sa compagnie en murmurant:

—Tiens, ce Cherrier ici.... Charmant, très-charmant, en vérité! Je vais lui donner sa revanche.... Mais, by Jove, ne me trompé-je pas? C'est sa femme que j'aperçois près de lui.... un joli, très-joli militaire, sur ma foi! Ah! la fête sera ravissante, extrêmement ravissante! Mais, comme elle joue du sabre, la petite dame! Parole d'honneur, j'en suis émerveillé.... Ah!

Un coup de couteau en pleine poitrine arracha ce cri au sous-lieutenant.

Il l'avait à peine exhale, qu'un bras vigoureux le renversait à terre; un homme, un démon à forme humaine, lui plantait son genou sur le ventre, lui tranchait la tête en un clin d'oeil, et le houp de guerre indien retentissait par-dessus le fracas de la bataille.

Si rapides furent ces divers mouvements, que, dans l'ivresse du combat, les soldats de sir William ne le remarquèrent point.

Le meurtrier se releva, la tête de sa victime à la main, et se tourna vers Co-lo-mo-o, qui, tenant un fusil par le bout du canon, s'en servait comme d'une massue, et faisait de larges trouées dans les bataillons anglais.

—Que le Petit-Aigle, s'écria-t-il, apprenne, par l'exemple de Nar-go-tou-ké, à venger les injures infligées à sa race! Le père de ce chien a fait mutiler Ni-a-pa-ah, ma femme, et moi, voilà ce que je fais de l'un des siens!

Il cracha à la face de la tête sanglante qu'il agitait en l'air, et la lança au front d'une compagnie de Volontaires, qui fondit sur lui, le larda sur-le-champ avec ses sabres, le cribla de balles, et le foula aux pieds de ses chevaux, en chargeant les insurgés.

Car ceux-ci pliaient sous le nombre.

Ni les prodiges de valeur accomplis par le docteur Chénier, Cherrier et sa femme; ni les efforts inouïs de Co-lo-mo-o; ni la bravoure des assaillis ne pouvaient longtemps résister à deux mille hommes disciplinés, pourvus d'armes en excellent état et de munitions abondantes, tandis qu'eux étaient mal équipés pour la plupart et obligés de faire usage de cailloux arrondis en guise de plomb.

Pressés par l'ennemi, ils se réfugièrent dans l'église et continuèrent désespérément la défense.

Les troupes y mirent le feu.

Bientôt des torrents de flammes et de fumée envahirent l'enceinte du temple.

Les assiégés n'ont plus de poudre; mais le courage leur reste; ils montent au clocher; une grêle de pierres tombe sur les assiégeants.

—Il faut les enfumer comme des renards! hurle sir John Colborne, aux portes du lieu saint.

L'incendie gagne du terrain. Le clocher est enveloppé par ses langues ardentes.

—La charpente s'écroule! crie une voix.

C'est un sauve-qui-peut général.

On s'élance aux fenêtres; on se foule; on se précipite dans le cimetière.

Chénier, Cherrier, Louise, Co-lo-mo-o y parviennent avec une cinquantaine d'autres.

Mais là, devant eux, se dresse un rempart de baïonnettes.

Cent coups de fusil les reçoivent.

Le docteur Chénier est frappé à mort.




CHAPITRE XVIII

AMOUR

«Ha! ha!» ce Cri d'étonnement ne manque guère d'échapper au voyageur, après avoir longé, pendant une vingtaine de lieues, le bord méridional du Saguenay; et telle fut, sans doute, l'exclamation poussée par les premiers navigateurs européens qui remontèrent le cours d'eau jusqu'à ce point, car elle est restée comme dénomination de la plus étrange des haies.

La baie de Ha-ha, donc, a deux lieues de profondeur sur une de large. Mais le grandiose de ses dimensions en est le moindre sujet de surprise.

Ce qui frappe l'imagination, ce qui confond tout d'abord le jugement, si l'on y arrive, comme je viens de le dire, par la rive sud du Saguenay, c'est que la baie de Ha-ha se déploie tout à coup devant vous en hémicycle immense, et qu'elle semble le bout, la source d'un fleuve géant, qui roule, sur un espace de soixante milles environ, une masse liquide effroyable, dont l'épaisseur est évaluée à trois cents brasses, la largeur a un et deux milles.

Quel volume! N'y a-t-il pas dans ce tableau, dans ce fait, de quoi dérouter tous les calculs de l'esprit, épouvanter la raison?

Que si vous prenez la côte opposée du Saguenay, pour trouver en partie son explication, le phénomène n'en restera pas moins curieux, saisissant, un des plus singuliers jeux de la nature. Cette côte conduit en effet à un lac considérable, récipient d'une foule de rivières, le lac Saint-Jean, dont les eaux bruyamment descendent de leur réservoir et se déchargent à quelques lieues au-dessous de la baie de Ha-ha, après un parcours de plus de soixante milles, dans un lit comparativement étroit.

En conséquence, cette baie se trouve isolée, sans affluents directs. Mais elle est probablement alimentée par un canal souterrain, parti soit du lac Saint-Jean, soit du lac Kénocami.

Quoi qu'il en soit, elle couronne admirablement la galerie de merveilles que le Créateur a disposées sur toute l'étendue du Saguenay.

Confluant avec le Saint-Laurent, à soixante lieues en bas de Québec, ce fleuve semble, comme je le disais dernièrement dans le feuilleton du Pays de Paris, avoir été déchiré, à travers une chaîne de montagnes, par la main de quelque divinité malfaisante en fureur.

Si les anciens l'eussent connu, ils y auraient assurément place leur Ténare.

L'estuaire, presque toujours noyé dans les brouillards, est bastionné par des falaises sourcilleuses, et, à peine a-t-on quitté le Saint-Laurent, dont les flots vert de mer réjouissent le coeur, qu'on rencontre des eaux hideuses, noires comme l'encre.

Aussitôt vous êtes encaissés entre des rochers qui percent la nue et au milieu desquels vainement l'oeil chercherait un chemin, une sente. Granit fonce et nu, maigrement semé, à ses cimes pelées, de cyprès rabougris dont le feuillage mélancolique ajoute encore à l'horreur de ces lieux. Point d'arête, point de ravine, point d'anfractuosité pour reposer le regard attristé. Sur votre tête le ciel généralement d'un gris de plomb, à vos pieds l'abîme sombre, implacable, l'abîme qui vous fascine, vous abuse, car ces eaux noires, elles paraissent calmes, les perfides, arrêtées dans leur cours, alors qu'elles glissent avec une rapidité si grande, que le plus puissant vapeur se fatigue à les refouler; et près de vous, là, sur le côte, l'illusion, la déception, le mensonge encore!

Si élevés sont les caps, que du pont du navire qui vous emporte, il semble qu'on les puisse toucher avec le bras allongé; mais prenez une pierre, non, prenez une fronde, placez-y un caillou, et de toutes vos forces lancez le projectile! Quoi! il n'a pas atteint la roche! il est tombé à plus de cent mètres de distance!

Oui, tel est l'effet du mirage.

Mais voilà barrée toute issue. Sentinelle cyclopéenne, droit devant nous se dresse une montagne: c'est la Tête-de-Boule, blanche, chenue à son faîte, comme le crâne du vieux Saturne. Est-ce lui qui se serait couché en travers du fleuve pour en interdire l'accès? Ne pourrons-nous aller jusqu'à la baie de Ha-ha! Examinons; qu'on nous donne un télescope. Vivat! j'aperçois un goulot, par lequel le Saguenay s'infiltre timidement, j'allais dire craintivement, comme s'il avait peur de réveiller le colosse qui sommeille dans son lit.

Tout au plus un batelet, monté par des pygmées, réussirait à se faufiler dans cet étroit ruisseau. Jamais une embarcation, conduite par des hommes, ne le traversera. Approchons, néanmoins, pour contempler la Tête-de-Boule. Notre vaisseau avance, et le ruisseau s'élargit, il se fait rivière, il se fait fleuve, il a deux milles de large!

Dupes encore d'une erreur de nos sens.

Maintenant, nous voguons entre des collines échancrées, de formes diverses, tantôt taillées en dentelle dans le vif, tantôt brusquement lacérées, tantôt lourdes, déprimées, puis tout à coup protubérantes, aiguës comme des campaniles, arrondies en coupoles, tantôt stériles, tantôt chargées des trésors de la végétation, et toujours variées à l'infini, comme la main qui les a faites.

Le fleuve resserre sa ceinture. On distingue parfaitement ses rives. Il reprend sa physionomie austère, ses lignes rigides, ses proportions écrasantes.

Plus de paysage animé par une frondaison souriante; plus de daims broutant sur l'échine des monts, ou perchés à la pointe d'une roche pour nous regarder monter; mais, à droite, à gauche, un escarpement d'une hauteur démesurée, grisâtre, aride, dépourvu de plantes, même des plus simples graminées!

Ce spectacle est horrible. Il fait mal60.

Note 60: (retour)

Une dame anglaise, avec qui j'eus le plaisir de faire une excursion au Saguenay, en 1853, s'écrie, en racontant ses impressions: «A chaque minute de nouvelles sublimités nous saluaient, les rives devenaient plus élevées, plus hardies, au point que l'émotion comprimée inondait l'âme et la rendait malade; les paroles ne pouvaient la soulager, les paroles ne pourraient décrire ce qu'elle éprouvait.»

On fermerait les yeux, si bientôt un objet unique ne les attirait, en les fixant invinciblement sur lui. C'est, à cent cinquante mètres au-dessus de l'eau, un médaillon gigantesque sur lequel le Grand Artiste a ciselé le profil d'une figure grecque. Mais l'extraordinaire, l'inexplicable, ce médaillon paraît avoir été dédoublé, la figure partagée par une section verticale passant entre les deux yeux, et chacune des deux faces est gravée sur chacune des deux rives; comme si la tête, encastrée dans le rocher, eût été tranchée avec elle lors de la révolution terrestre qui bouleversa cette région.

Les Canadiens-Français l'appellent judicieusement le Tableau.

Au-delà, de nouvelles stupéfactions vous attendent. D'abord, ce formidable boulevard qu'on nomme le Point de l'Éternité, à deux mille pieds du niveau du Saguenay; puis, cette série de masses porphyritiques dont les nuances éclatantes brillent de mille reflets aux rayons du soleil; puis encore, le cap de la Trinité, avec ses trois têtes impériales dominant, par leur altitude, même le Point de l'Éternité.

Au-delà, enfin, la baie de Ha-ha se déroule, bordée par des campagnes d'une fécondité ravissante, et abritée contre les souffles du nord par un gracieux écran de coteaux boisés.

Un charmant village s'étage maintenant au flanc de ces coteaux et regarde la baie, au milieu de laquelle émerge une ile avec de jolies habitations.

Ce séjour est plein d'attraits. Culture, commerce, chasse, pèche, perspectives enchanteresses, il offre tout ce qui plaît à l'homme, lui rend la vie douce et facile.

Mais, on 1837, la baie de Ha-ha était en partie déserte. Elle ne se faisait remarquer que par ses beautés sauvages. Deux ou trois familles seulement, dont les chefs s'occupaient à la traite des pelleteries, y avaient fixé leur résidence.

De ce nombre était M. de Vaudreuil, descendant de l'ancien gouverneur du même nom. Il avait épousé la soeur de madame de Repentigny, excellente femme, qui se serait estimée la plus heureuse créature du monde si elle avait eu un enfant. Mais le ciel lui avait refusé cette faveur. Aussi la bonne dame s'était-elle prise d'une tendresse idolâtre pour sa nièce, Léonie de Repentigny.

Elle aurait voulu que la jeune fille restât constamment avec elle.

Léonie n'était pas insensible à cette affection. Chaque année, elle passait ordinairement un mois de la belle saison chez madame de Vaudreuil. La maladie de sa mère l'avait empêchée de se procurer ce plaisir pendant l'été de 1837. Et elle se promettait bien de ne pas le laisser échapper au printemps suivant, si madame de Repentigny était rétablie. Celle-ci espérait aussi profiter du projet de sa fille pour aller prendre les eaux du Saguenay, qui sont très-efficaces contre certaines affections du coeur.

On sait comment la mort brisa ce projet, en frappant la pauvre femme dans la soirée du 25 novembre.

Folle de douleur, Léonie fut conduite par son père à Québec.

Pendant tout le reste de l'hiver, elle ne sortit point, ne voulut recevoir aucune visite.

A la réouverture de la navigation, au commencement de mai, sa tante vint la voir.

Physiquement et moralement, Léonie était bien changée. La blancheur des lis avait remplacé les roses qui naguère s'épanouissaient sur ses joues. Son sourire s'était éteint; plus de gaieté maligne dans ses yeux, plus de fines, plaisanteries sur ses lèvres. Triste, songeuse, indifférente à ce qui faisait autrefois son bonheur, elle s'abandonnait à un désespoir profond.

Madame de Vaudreuil fut effrayée de l'altération de ses traits. Kilt demanda à M. de Repentigny la permission de l'emmener avec elle. Le haut fonctionnaire accepta volontiers cette proposition. Mais, contrairement à ses habitudes, Léonie voulut huit jours pour réfléchir.

Durant ces huit jours, elle écrivit plusieurs fois à Caughnawagha, elle y envoya même secrètement son frère de lait. Quand il revint, les yeux de la jeune fille l'interrogèrent:

—Rien, répondit Antoine, en secouant la tête. On sait seulement qu'il a échappé au désastre de Saint-Eustache; mais si sa mère connaît sa retraite, elle ne veut pas la découvrir.

Le lendemain, Léonie partit avec sa tante pour la baie de Ha-ha. Elle était plus sombre encore qu'à l'ordinaire, et ni les distractions d'un voyage de quatre-vingts lieues en goélette, ni le pittoresque et la variété des sites ne triomphèrent de sa mélancolie.

Elles arrivèrent à la fin de juin, dans le moment où une nature prodigue étale toutes ses magnificences sur le continent américain; et y dispose tous les êtres à l'expansion, à l'amour.

M. de Vaudreuil était allé vaquer aux affaires de son négoce dans le Nord-ouest. Par conséquent, Léonie se trouva seule avec sa tante et quelques domestiques, au milieu d'un pays presque désert.

Rien n'invite plus aux confidences que le tête-à-tête: madame de Vaudreuil pensait, avec raison, que la mort de sa mère n'était pas la cause unique du noir chagrin qui dévorait Léonie. Sans laisser percer ses soupçons, sans prétendre non plus s'imposer comme confidente, elle l'invita doucement, dans leurs longues promenades sur le bord du Saguenay, à lui faire des aveux.

Un premier épanchement en entraîna un autre, puis un autre, puis Léonie ouvrit tout à fait son coeur. Il est si bon de parler de ce que l'on aime!

Madame de Vaudreuil n'avait point de préjugés. Cependant la passion de sa nièce pour un Indien, pour un sauvage, lui fit peur. Elle craignit que celui qui l'avait inspirée n'en fût indigne, ou qu'il n'y répondît pas.

—Oh! s'écria Léonie, il est beau, il est brave, il est juste! il m'aimera, j'en sais sûre!

—Mais ton père ne consentira jamais à une mésalliance!

—Que Paul m'aime, répondit résolument la jeune fille, et si mon père ne veut pas nous accorder son consentement, nous irons nous marier aux Etats-Unis.

Mais Paul ou Co-lo-mo-o, si on le préfère, l'aimait-il? telle était la question. Où était-il d'ailleurs? Quand, comment le retrouver?

Malgré la sollicitude de sa tante, malgré les encouragements dont elle soutenait ses défaillances, Léonie dépérissait. Elle redevint taciturne, sédentaire, et, dès le commencement d'août, l'appétit lui manqua; elle fut forcée de garder le lit.

Madame de Vaudreuil ne se faisait pas d'illusion sur son état. Un seul remède la pouvait sauver, et ce remède, seul l'auteur de son mal pouvait le lui procurer. Alors la bonne tante, après bien des tergiversations, prit un parti, auquel elle avait souvent songé, mais contre lequel aussi protestait sa dignité: elle écrivit à Co-lo-mo-o, sans en parler à Léonie.

La lettre faite, très-mûrie, très-alambiquée, mais très-pressante, il s'agissait de la faire par venir au destinataire. Ce n'était pas facile, puisqu'il était caché et qu'on ignorait son asile.

Madame de Vaudreuil s'adressa à un Indien Montagnais, qu'elle avait obligé plusieurs fois.

L'Indien promit de faire tout en son pouvoir pour découvrir Co-lo-mo-o, et il se mit en route.

Un mois s'écoula. On entrait en septembre. Déjà le feuillage pâlissait et les cimes des arbres se mordoraient. Léonie s'affaiblissait de jour en jour.

Madame de Vaudreuil souffrait cruellement de ces souffrances qu'elle ne pouvait alléger, car elle n'avait pas encore reçu de nouvelles du Montagnais. Cependant, dans son coeur, elle réchauffait un rayon d'espérance qu'elle n'osait faire luire aux yeux de la malheureuse Léonie.

Un soir, le soleil à son déclin teignait d'un rouge pourpre les eaux de la baie. Couchée dans son lit, contre une fenêtre donnant sur le fleuve, la jeune fille suivait, d'un air rêveur, les grandes traînées d'ombres qui descendaient rapidement des montagnes et remplaçaient la lumière diurne.

Sa tante travaillait près d'elle à un ouvrage d'aiguille.

—Voila une bien belle soirée! c'est comme cela que les adorait ma pauvre cousine! murmura Léonie.

—Quelle cousine? demanda madame de Vaudreuil, qui pensait à autre chose.

—Louise Cherrier.

—Ah! celle qui a été tuée avec son mari à la bataille de Saint-Eustache?

—Oui, elle était bonne, elle aussi! et Xavier, quel noble caractère! Comme ils s'aimaient! Ah! je suis bien certaine qu'ils sont heureux là-haut! Je voudrais y être... près d'eux... et près de ma mère.....

Ces réflexions faites d'un ton doux, mais désolé, navrèrent madame de Vaudreuil. Néanmoins, elle refoula ses angoisses, et, pour détourner les idées de Léonie d'un sujet aussi affligeant, elle lui dit, en indiquant un canot qu'on apercevait dans le lointain:

—Vois donc, mon enfant; quel joli tableau cela ferait avec cette île au premier plan, au second cet esquif qui vole à la crête des flots, ce troupeau de daims qui pait sur la grève, et à l'horizon ces pics altiers.

—Oui, répondit négligemment Léonie.

—Me le composeras-tu, quand tu seras rétablie?

—Le composer... quand je serai rétablie.... répéta la jeune fille avec un pâle sourire.

Madame de Vaudreuil regardait toujours le canot, qui s'avançait vers la baie; et le visage de la bonne dame changeait de couleur. Elle tremblait sur son siège.

—Mon Dieu! se disait-elle intérieurement, si c'était lui!

L'embarcation était montée par deux hommes, mais leurs costumes n'étaient pas encore distincts.

—Je vais fermer la croisée, ma fille, car il commence à faire froid, dit madame de Vaudreuil.

Sans répondre, Léonie rejeta la tête sur son oreiller et ferma les yeux comme pour dormir.

Sa tante, ayant fermé la fenêtre, sortit de la chambre sur la pointe du pied, puis elle se munit d'une longue-vue, descendit vers le rivage, et se prit à examiner le canot.

—Le Montagnais! s'écria-t-elle aussitôt. Il est accompagné d'un Indien. Ce doit être... lui! Léonie est sauvée! O ma patronne, ma divine patronne, vous avez entendu mes prières, soyez bénie!... Mais il ne faut pas que Léonie apprenne subitement... la joie la tuerait...

Le canot aborda. Il portait effectivement le messager de madame de Vaudreuil, avec Co-lo-mo-o.

Le Montagnais s'approcha de la tante de Léonie.

—Voilà, dit-il simplement en désignant le Petit-Aigle, l'homme que la bonne face blanche a commandé à son frère d'aller quérir.

Co-lo-mo-o salua madame de Vaudreuil avec l'aisance d'un gentleman.

—Madame, lui-dit-il de ce ton musical qui lui était propre, si j'avais appris plus tôt que ma présence fût nécessaire à la santé de mademoiselle de Repentigny, vous ne m'eussiez pas attendu aussi longtemps. Mais, contraint de me cacher, j'ai reçu votre lettre il n'y a que huit jours. Immédiatement je suis venu. Que me reste-t-il à faire? Je dois ma liberté à mademoiselle de Repentigny. Si mes services peuvent lui être de quelque utilité, ils lui sont acquis.

Il n'était jamais entré dans l'esprit de madame de Vaudreuil qu'un sauvage fût capable de se présenter et de s'exprimer en français avec cette distinction. Quoique Léonie lui eût répété cent fois que son Paul n'était pas un Indien ordinaire, elle avait mis jusque-là sur le compte de l'enthousiasme les brillantes couleurs dont la jeune fille ornait son portrait.

Mais ce début était concluant. La vénérable tante fut ravie. Elle offrit une chambre à Co-lo-mo-o. Il refusa, et il fut impossible de le gagner. Alors on convint que le lendemain il aurait une entrevue avec Léonie. Durant l'intervalle, madame de Vaudreuil la préparerait à cette agréable nouvelle.

La félicité de la jeune fille ne saurait se peindre. Elle faillit se trouver mal. La nuit lui parut d'une longueur mortelle.

Quand le Petit-Aigle parut, elle était levée, vêtue d'une robe blanche qui faisait ressortir davantage encore la pâleur diaphane de son teint.

Il remercia affectueusement Léonie, promit de rester quelque temps à la baie de Ha-ha, mais aucune parole émue ne tomba de ses lèvres.

—Il m'aime! n'est-ce pas qu'il m'aime? dites-moi qu'il m'aime, ma tante! s'écria Léonie quand il fut parti.

—Je le crois, mon enfant, répondit madame de Vaudreuil en détournant les yeux pour essuyer une larme.

Co-lo-mo-o s'était établi dans une famille indienne.

Fidèle à sa parole, il revint le jour suivant et les autres. Il se montrait amical, sans empressement, obligeant, mais non prévenant. Léonie exprimait-elle un souhait, il la satisfaisait s'il le pouvait. Mais il ne courait point au-devant de ses désirs. Attentif à les réaliser, il ne les devinait pas ou ne les voulait pas deviner, si elle ne les formulait. L'eût-elle demandé, il fût allé lui chercher un bouquet au sommet du Point-de-l'Eternité ou de la Tête-de-Boule, mais il n'eût pas cueilli une fleur préférée dans l'intention de lui causer une surprise.

Madame de Vaudreuil l'invita maintes fois à dîner, sans pouvoir lui faire accepter ses invitations. Instances, prières, menaces familières, tout fut inutile.

Léonie s'aveuglait-elle sur la nature des sentiments du chef iroquois pour elle, ou pénétrait-elle jusqu'au fond de son coeur, et y démêlait-elle une passion puissante qui se débattait contre une volonté plus puissante encore: qui le pourrait dire?

Toutefois la santé de mademoiselle de Repentigny s'améliora rapidement. Elle reprit des couleurs, des forces.

Bientôt elle put sortir, faire avec Paul des excursions dans le voisinage, et boire à longs traits cette coupe d'amour que lui versait libéralement sa brûlante imagination de jeune fille.

Pourtant l'Indien s'obstinait dans sa réserve. Jamais un serrement de main, jamais un regard humide, jamais un mot de tendresse. Une fois, comme il l'aidait à franchir un fossé, Léonie, dans les bras du jeune homme, avait cru sentir qu'il frémissait. C'était tout. Il lui obéissait comme un esclave, la servait comme un ami, et s'en tenait là.

Informée de toutes les impressions de sa nièce, madame de Vaudreuil était en proie à un étonnement douloureux qu'elle se gardait bien de manifester.

—Cela ne peut cependant pas durer indéfiniment, il faut qu'il se déclare, dit-elle à Léonie. Veux-tu que je lui parle?

—Oh! non, non, ma petite tante chérie, ne le faites pas, je vous en conjure!

—Mais voici la saison qui avance, et ton père va te rappeler...

—Attendons encore un peu.

De la sorte, on atteignit octobre.

—Ma pauvre enfant, dit un matin madame de Vaudreuil à sa nièce, j'ai reçu une lettre de M. de Repentigny Il arrivera d'un moment à l'autre pour te chercher. Qu'allons-nous faire?

Ce fut un coup de foudre qui arracha Léonie à son beau rêve.

Elle resta anéantie.

—Eh bien! dit-elle ensuite d'un ton décidé, aujourd'hui je m'expliquerai avec Paul.

Après le déjeuner il vint, à son habitude, la prendre pour faire leur promenade accoutumée sur le bord du fleuve.

Le temps était triste, brumeux; un tapis de feuilles sèches, criant aigrement sous les pieds, brunissait la terre. Comme des spectres, les arbres dressaient partout leurs rameaux décharnés. Au joyeux ramage des chantres de la forêt, succédaient les cris discords des oiseaux aquatiques. L'automne en deuil menait déjà les funérailles de l'été.

Durant une heure, Léonie marcha silencieusement à côté de Co-lo-mo-o.

Elle aurait voulu qu'il engageât l'entretien; il n'en fit rien. Au surplus, rarement il causait avant qu'elle l'eût interrogé.

A la fin elle s'arma de courage.

—Monsieur Paul, lui dit-elle en baissant les yeux...

Elle s'arrêta, car son coeur battait à rompre sa poitrine.

—Mademoiselle? répondit le Petit-Aigle, sans paraître remarquer le trouble de sa compagne.

—Monsieur Paul, reprit Léonie, d'une voix haletante, mon père est attendu ici.

—Il vient sans doute vous chercher? dit tranquillement Co-lo-mo-o.

—Oui, murmura Léonie.

Il y eut une pause.

—Nous suivrez-vous à Québec balbutia la jeune fille.

—Peut-être, mademoiselle.

—Pourquoi non, monsieur Paul?

—Je ne promets pas ce que je ne suis pas sûr de tenir, répliqua Co-lo-mo-o, éludant à demi la question.

—Qui vous en empêcherait? insista-t-elle.

—Mon père a été tué par les Habits-Rouges, ses mânes crient vengeance!

Le ton de ces paroles fit frémir mademoiselle de Repentigny.

—Ah! dit-elle, vous allez encore exposer votre vie, sans souci de ceux qui vous aiment.

—Une seule personne m'aime, fit-il, c'est ma mère, et ma mère pleure Nar-go-tou-ké!

—Mais moi! s'écria Léonie, avec un accent intraduisible, et en levant sur le Petit-Aigle ses beaux yeux gonflés par les larmes; moi! est-ce que je ne vous aime pas! ne le savez-vous pas, Paul? Dois-je vous le dire? Est-il un moyen de vous le prouver? dites; parlez! je vous suis où vous voudrez; je serai votre femme, votre servante, ce qu'il vous plaira... je vous aime...

Suffoquée par l'émotion, Léonie jeta ses bras à l'Iroquois, avec un geste passionné.

Co-lo-mo-o hésita. Une lueur, fugitive comme l'éclair, colora son visage bronzé; telles qu'un diamant frappé par un rayon de lumière, ses prunelles étincelèrent aux regards brûlants de la jeune fille; elle crut qu'ivre d'amour, il allait l'attirer, la presser sur son sein, l'inonder de caresses; un frisson voluptueux agita son corps; et, confuse, palpitante, elle ferma les paupières.

Quand elle les releva, une seconde après, le Petit-Aigle n'avait pas fait un mouvement.

Mais sa figure était sereine, impassible.

—Peau-Blanche et Peau-Rouge n'ont point été créés l'un pour l'autre, dit-il avec calme, en revenant à sa phraséologie indienne; si ma soeur l'oublie, Co-lo-mo-o ne l'oublie point. Leurs sangs ne peuvent s'allier. Jamais celui du dernier des Iroquois ne se souillera à celui des Visages-Pâles. Adieu!

Et il partit en se dirigeant vers le Sud.

Léonie poussa un cri, tendit les mains vers lui pour le rappeler.

Il était déjà loin.




CHAPITRE XIX

LE SOURD-MUET

La rue Sainte-Thérèse, au centre de Montréal, est parallèle aux rues Notre-Dame et Saint-Paul. Elle n'a pas deux cents mètres de long. On y arrive par les rues Saint-Vincent et Saint-Gabriel, aboutissant toutes deux, d'un côté à la rue Notre-Dame, de l'autre à la rue des Commissaires, ou le quai. Une troisième rue innommée tombe en outre perpendiculairement de la rue Saint-Paul à son milieu.

Le 2 novembre 1838, au soir, un observateur attentif eût remarqué qu'une foule de gens, venus des différents quartiers de la ville, se dirigeaient vers la rue Sainte-Thérèse.

Ces gens marchaient seul à seul; ils avaient l'air de ne se point connaître. Ceux-ci se coulaient sournoisement le long des maisons et évitaient avec le plus grand soin les patrouilles qui sillonnaient la ville; ceux-là suivaient bravement leur chemin, en se donnant une apparence aussi dégagée que possible.

La nuit était fort noire; il tombait une pluie fine, serrée, qui glaçait les membres.

A tout instant, on entendait le cliquetis des armes et retentir le «Qui vive?» des miliciens canadiens fidèles au gouvernement, ou le «challenge!» des troupes royales.

Sur le carré61 Chaboillez, dans la rue Saint-Joseph, une de ces patrouilles rencontra un individu qui trottait lestement en s'appuyant à un bâton.

Note 61: (retour)

Plus logiques que nous, les Canadiens ont traduit les mots anglais square par carré, wagon par char, rail par lisse, etc.

Il était si petit que, dans l'obscurité, on l'eût pris pour un enfant de huit A dix ans.

—Où diable va ce gamin? s'écria un des soldats en l'apercevant.

—Quelque gueux d'Irlandais qui quête!

—Qui quête à pareille heure?

—Pourquoi pas?

—Eh! toutes les maisons sont fermées.

—Holà! morveux, arrête un peu, mon ami!

Mais le personnage continua sa route sans répondre à cette invitation.

—Veux-tu bien faire halte! répéta la même voix.

—Il feint de ne pas entendre, le polisson, dit un autre, Jack, mon brave, apprends-lui ce que parler veut dire.

—Tu vas voir, répliqua Jack, en tirant la baguette de son fusil dont il cingla les épaules du récalcitrant, tandis que ses compagnons criaient:

—Il faut déculotter ce babouin et le fouailler d'importance.

Mais Jean, c'était lui, pirouetta subitement en faisant tourner son gourdin comme une fronde, et il en asséna au visage de maître Jack un coup si violent que le troupier alla rouler à quelques pas en poussant des hurlements de rage.

Ses camarades partirent d'un éclat de rire dont le sourd-muet profita pour détaler à toutes jambes.

Par malheur, en frappant l'Anglais, Jean avait laissé tomber un petit papier que, pour plus de sûreté, il tenait roulé dans sa main, autour de la poignée de son bâton.

Découvrant bientôt la perte qu'il avait faite, il revint avec précaution sur ses pas; la patrouille était éloignée; il fouilla le carré Chaboillez eu tous sens, mais il lui fut impossible de trouver ce qu'il cherchait.

Jean se jeta comme un fou dans la rue Saint-Maurice, et, traversant la rue Mac-Gill, arriva à la place de la Douane par les rues Lemoine, Saint-Pierre et Saint-Paul.

Un canot abordait, à ce moment, dans le bassin du Roi.

Craignant que ce canot ne fût monté par des Anglais, le sourd-muet se cacha à l'angle de la place et de la rue Capitale.

Un homme s'élança de l'embarcation sur le quai et traversa la place de la Douane.

Jean, qui la surveillait du regard, reconnut Co-lo-mo-o.

Il courut à lui.

La conversation suivante s'établit aussitôt entre eux par dactylologie.

CO-LO-MO-O.—Que faites-vous ici?

JEAN.—Je vais sans doute où vous allez!

CO-LO-MO-O.—Comment?

JEAN.—Vous allez à l'assemblée des Fils de la Liberté, j'y vais aussi.

CO-LO-MO-O.—Vous?

JEAN.—Oui, moi! vous en êtes surpris?

CO-LO-MO-O.—Qu'y allez-vous faire? vous n'entendez pas, vous ne pouvez pas vous faire comprendre.

JEAN.—Je lis sur le visage les pensées des hommes.

CO-LO-MO-O.—Mais quel intérêt y avez-vous?

JEAN.—Mon père était patriote, un jour les Anglais pénétrèrent chez nous, en l'absence de ma mère; ils venaient pour arrêter mon père; il se défendit, il tua deux de ses ennemis; enfin, terrassé par le nombre, il fut mortellement blessé, puis crucifié, avec des clous, dans la ruelle de son lit62. Alors ma mère me portait dans son sein; elle était enceinte de huit mois. En rentrant, elle s'évanouit... Elle me mit au monde avant terme.

Note 62: (retour)

Les exemples de cette horrible barbarie ne sont pas rares dans l'histoire du Canada. En 1832, un patriote canadien, Nadeau, fut pris par les Anglais et accroché, au moyen d'un clou planté dans la mâchoire inférieure, à l'aile d'un moulin à vent. Il mit trois jours à mourir!

CO-LO-MO-O (prenant la main du sourd-muet et la serrant avec force)—Je comprends.

Jean-Baptiste alors lui apprit qu'il venait de Beauharnais où tout était préparé pour un mouvement, mais que, sur le carré Chaboillez, il avait égaré un billet important, dont on l'avait chargé pour les patriotes de Montréal.

En causant, ils atteignirent la rue Sainte-Thérèse, qui recevait alors des gens mystérieux par ses cinq avenues. Ces gens s'observaient avec une attention soupçonneuse, échangeaient quelques paroles avec des sentinelles postées à chaque coin de la rue, puis couraient tour à tour à une porte qui s'ouvrait dès qu'on l'avait poussée d'une certaine manière, et se refermait aussitôt sur chaque arrivant.

Entrés par cette porte, Co-lo-mo-o et Jean se trouvèrent dans les ténèbres.

Une main invisible les saisit l'un après l'autre par la main, leur fit avec les doigts des signes auxquels ils répondirent, et les guida à quelque distance. Ils s'arrêtèrent. On leur banda les yeux. Un nouveau conducteur s'empara d'eux et les mena dans une sorte de cave brillamment éclairée, où il enleva le bandeau qui leur couvrait les yeux.

La cave était remplie de monde.

A une table longue se tenaient cinq hommes masqués.

Derrière eux on lisait ces inscriptions en gros caractères:

ASSOCIATION DES FILS DE LA LIBERTÉ63.

QUI PARJURE SON SERMENT MÉRITE LA MORT.

Note 63: (retour)

Voir la Huronne.

La plupart des assistants portaient des armes.

Les hommes masqués avaient devant eux, sur la table, des épées en croix et une Bible.

C'étaient le président ou grand-maître de la société, le vice-président, le premier député grand-maître, le trésorier, le secrétaire et le maître des cérémonies.

Le grand-maître était inconnu, même à la plupart des initiés; mais le bruit courait qu'il se nommait Villefranche, avait été jadis notaire à Montréal, qu'à la suite de chagrins domestiques il avait voyagé dans le désert américain, d'où il était revenu secrètement pour diriger l'insurrection canadienne.

Co-lo-mo-o alla droit à lui et l'entretint pendant quelques minutes, en tournant fréquemment les yeux sur le sourd-muet, resté près de la porte.

—Si cela est, répondit à voix basse le grand-maître, il faut taire cette fâcheuse nouvelle et précipiter le soulèvement. Vous irez cette nuit à Beauharnais et profiterez de l'exaspération causée par les dernières arrestations pour entraîner les habitants à Montréal.

—J'irai, dit le Petit-Aigle.

—Vous tâcherez d'arriver dans la matinée de dimanche, au moment de la messe. Les troupes seront à leurs temples; nous nous jetterons sur les casernes pour y prendre les armes qui nous manquent.

—Bien.

—Et si vous rencontrez Robert Neilson64, qui doit s'approcher par Napierville, avec une bande d'Américains, vous l'engagerez, de tout votre pouvoir, à vous suivre à Montréal. Nous jouons notre dernier coup, mais avec grande chance de gagner. Les atrocités de Colborne et de ses séides ont tourné de notre côté les partisans du gouvernement eux-mêmes. Allez donc, jeune Aigle, et recommandez à Jean-Baptiste de ne point faire mention du billet qu'il a perdu. Dimanche, à dix heures, nous vous attendrons à Montréal.

Note 64: (retour)

Il s'agit ici du frère de celui qui combattit à Saint-Denis.

Co-lo-mo-o sortit en emmenant avec lui le sourd-muet.

—Citoyens, dit alors le grand-maître à la foule des conspirateurs, je vous avais prévenu que l'Angleterre nous leurrerait encore de ses promesses mensongères. La réalité a confirmé mes prophéties. A la suite de notre glorieuse tentative de l'année dernière, le ministère britannique a délégué ici sous prétexte d'apaiser les justes murmures de la population, un lord Durham qui, après avoir paradé à Québec et à Montréal, après nous avoir bercés par ses fausses protestations d'amour et de respect pour nos personnes, vient de retourner dans son pays, nous livrant, nous, nos biens, nos femmes, nos enfants, à la brutalité des hordes barbares que sir John Colborne traîne à sa suite. Lord Durham s'est embarqué hier, et depuis lors, c'est-à-dire depuis vingt-quatre heures, plus du cinq cents personnes ont été entassées dans les cachots. Demain, il y en aura mille; après-demain, cinquante poteaux seront dressés à Montréal et à Québec! N'ayant pu vous faire abjurer votre nationalité, l'Angleterre la veut noyer dans votre sang!

—Nous résisterons jusqu'à la mort! clamèrent plusieurs voix.

—Eh! qui parle de résistance! reprit l'orateur avec force. Où nous a-t-elle menés, la résistance? Demandez-le aux ruines fumantes de Saint-Charles, de Saint-Eustache, de Saint-Benoît. Non, plus de cette tactique insensée; plus de résistance passive! mais l'attaque, mais l'agression, mais prenons l'initiative d'une rencontre avec nos ennemis.

Une violente rumeur, accompagnée d'un grand désordre, s'éleva en ce moment vers la porte de la cave.

—Les troupes! nous sommes cernés! s'écria un homme qui venait d'entrer brusquement.

—Ah! murmura le président avec amertume, il y a un traître parmi nous; et il ajouta d'un ton élevé: citoyens, soyez sans crainte, nous nous échapperons par un passage secret qui traverse la rue Saint-Paul jusqu'au quai; mais rappelez-vous de descendre en armes, dimanche, à neuf heures du matin. Encore une fois, citoyens, mes amis, je vous prédis la victoire, car le frère du vainqueur de Saint-Denis, Robert Neilson, débarquera à dix heures dans la rue des Commissaires, avec vingt mille hommes. Maintenant, filez sans bruit, la porte est ouverte!

Et, donnant l'exemple à tous, il s'élança par une trappe placée sous la table, dans un sombre couloir qui s'enfonçait profondément sous la terre.

Pendant qu'une compagnie du 32e régiment envahissait la cave, et pendant qu'une partie des conjurés réussissait à s'évader, Co-lo-mo-o remontait, en courant suivant la coutume indienne, le chemin de Lachine.

La pluie avait, cessé pour faire place à un vent furieux qui tordait, brisait, déracinait les arbres et remplissait l'atmosphère de plaintes déchirantes.

Quand le Petit-Aigle arriva à Lachine, la tempête sévissait dans toute sa rage.

C'eût été folie que de songer à traverser le Saint-Laurent pour se rendre à Beauharnais, éloigné de trois lieues, environ. Nul batelier, si habile qu'il fût, n'aurait pu gouverner un canot, sur le fleuve par un temps semblable.

L'ouragan dura toute la nuit. Bon gré, mal gré, Co-lo-mo-o dut attendre au lendemain pour remplir sa mission. Parti de Lachine à huit heures il n'aborda vis à vis de Beauharnais que vers deux heures, si redoutable était encore la colère des eaux.

Environné aussitôt par une multitude de patriotes armés, avides d'avoir des nouvelles, le Petit-Aigle s'acquitta de son message.

Il déclara qu'il fallait envoyer un courrier à Neilson et descendre immédiatement à Montréal pour y joindre les Fils de la liberté dans la matinée du dimanche.

On se conforma à son avis; mais, avant de quitter le village, les insurgés assaillirent la maison d'un certain Ellice, chef du parti anglais à Beauharnais et un des hommes influents du la colonie, grâce à son mariage avec la fille de lord Grey, whig très-puissant dans la Grande-Bretagne.

Le siège de cette maison prit du temps, et les patriotes, après l'avoir mise à sac et s'être emparés d'Ellice, qui fut donna en garde au curé de la paroisse, s'acheminèrent vers Montréal par la rive méridionale du Saint-Laurent.

Leur dessein était de passer à Caughnawagha, où Co-lo-mo-o pensait recruter une centaine d'Indiens autrefois dévoués à sa famille. Malheureusement, depuis la mort de Nar-go-tou-ké et le, départ du Petit-Aigle, le pouvoir de Mu-us-lu-lu avait grandi. Par la séduction ou la terreur il s'était gagné tous les Iroquois et avait rallié les dissidents à la couronne d'Angleterre.

Ce changement s'était surtout opéré pendant le séjour de Co-lo-mo-o à la baie de Ha-ha, et le jeune sagamo, revenu, il y avait une semaine au plus, et contraint de se cacher pour se soustraire au mandat d'amener qui le poursuivait, n'avait encore osé paraître à Caughnawagha.

Mu-us-lu-lu le savait dans les environs. Il mettait tout en oeuvre pour le surprendre et le livrer aux Anglais.

Averti, par des espions, que le Petit-Aigle s'avançait vers Caughnawagha avec un gros bataillon de Canadiens. Mu-us-lu-lu, qui assistait alors au service divin, sortit de l'église et engagea les Iroquois à se porter au devant d'eux, comme s'ils étaient tout disposés à épouser leur cause.

—Vous les inviterez à boire et à se reposer, leur dit-il, et, quand ces damnés rebelles ne seront plus sur leurs gardes, nous les entourerons et les enchaînerons pour les mener au grand Ononthio65, qui nous récompensera par des dons de poudre, de balles, de couvertes et d'eau de feu.

Note 65: (retour)

C'est le nom donné par les Indiens au gouverneur du Canada.

Personne ne se hasarda à combattre cette insigne perfidie.

Les insurgés, sans défiance, furent pris au piège.

Tandis qu'ils trinquaient fraternellement avec les Iroquois, ceux-ci se précipitèrent sur les armes qu'ils avaient disposées en faisceaux autour d'eux et massacrèrent les Canadiens.

Mu-us-lu-lu ne se montra qu'au moment de l'attaque. Il se jeta sur Co-lo-mo-o, le saisit par derrière, et, aidé de deux robustes sauvages, lui garrotta les mains et les pieds.

—Ouah66! mon frère a fait la grimace sur ma fille, dit-il avec un rire diabolique, nous verrons quelle grimace nouvelle il fera au bout d'une corde!

Note 66: (retour)

Une des exclamations ordinaires des Indiens; les Anglais l'écrivent waught.

Le jour même, Mu-us-lu-lu traîna le Petit-Aigle, avec soixante-dix autres prisonniers, à Montréal, devant sir John Colborne, qui lui adressa des compliments chaleureux.

Le chef indien en conçut un tel orgueil, qu'il s'écria avec toute l'emphase de la présomption exaltée à son dernier degré:

—Les Visages-Pâles ne savent pas faire la guerre; que le grand Ononthio le permette à Mu-us-lu-lu, et avant que le soleil se soit couché deux fois Mu-us-lu-lu lui rapportera le scalp de tous les chiens de Français qui sont dans ce pays67.

Note 67: (retour)

Historique.—(English Reporter, années 1838-39.)

Mais à peine avait-il parlé, qu'il pâlit, chancela et s'affaissa dans une mare de sang, sur la place Jacques Cartier où se passait cette scène.

Il avait été frappé mortellement dans le dos par un couteau poignard.

Une foule compacte de curieux se pressait autour de sir John Colborne et des prisonniers.

Vainement chercha-t-on l'assassin: il fut introuvable.

Néanmoins, de graves soupçons planèrent sur Jean, le sourd-muet de Lachine, qu'on avait vu se faufiler entre les spectateurs et rôder près du Mu-us-lu-lu.

Que ce fût lui ou non, il s'était éclipsé.




CHAPITRE XX

DÉNOUEMENT

La sombre épopée touchait à sa péripétie. Les patriotes canadiens étaient anéantis; l'odieux sir John Colborne achevait de les étouffer sous les ruines de leurs habitations, de les noyer dans les flots de leur propre sang.

Le lendemain des événements que nous n'avons fait qu'esquisser, le Herald de Montréal publiait ces incroyables blasphèmes:

«Pour avoir la paix, il faut que nous fassions une solitude; il faut balayer les Canadiens de la face de la terre... Dimanche soir, tout le pays en arrière de Laprairie présentait l'affreux spectacle d'une vaste nappe de flammes livides, et l'on rapporte que pas une maison rebelle n'a été laissée debout. Dieu sait ce que vont devenir les Canadiens qui n'ont pas péri, leurs femmes et leurs familles, pendant l'hiver qui approche, puisqu'ils n'ont devant les yeux que les horreurs de la faim et du froid.....

«Néanmoins il faut que la suprématie soit maintenue, qu'elle demeure inviolable, que l'intégrité de l'empire soit respectée, et que la paix et la prospérité soient assurées aux Anglais, même aux dépens de la nation canadienne entière.»

«Sir John Colborne n'eut qu'à promener la torche de l'incendie, écrit M. Garneau, sans plus d'égards pour l'innocent que pour le coupable; il brûla tout et ne laissa que des ruines et des cendres sur son passage.»

On convertit plusieurs maisons particulières en geôles, les prisons ordinaires étant combles depuis les culs de basse-fosse jusque sous le toit; celle de Montréal ne renfermait pas moins sept cent cinquante-trois inculpés.

La loi martiale fut proclamée. Sous l'empire de la terreur organisée par ce sir Colborne à qui l'Angleterre conféra le titre du lord Seaton pour le récompenser de ses monstrueux services, et dont les paysans canadiens changèrent le nom en celui de lord Satan, sous l'empire de cette terreur, les cours condamnèrent quatre-vingt-neuf prévenus à mort, quarante-sept à la déportation à Botany-Bay, une foule d'autres à la Bermude, et confisquèrent tous leurs biens.

De retour à Québec avec son père, qui l'avait ramenée, peu après le brusque départ de Co-lo-mo-o, Léonie de Repentigny, la triste Léonie dévorait avidement les journaux. Elle espérait en tremblant y apprendre ce qu'il était devenu. Mais, quoiqu'il eut été arrêté le 4 novembre, le 20 elle ignorait encore son sort.

Ce jour-là, M. de Repentigny entra dans sa chambre en tenant une gazette à la main.

—Ah! ah! dit-il en souriant avec la satisfaction d'un homme qui apporte une excellente nouvelle, nous allons donc enfin apprendre la sagesse à messieurs les rebelles. J'ai le plaisir de t'annoncer, ma fille, que je suis sur le point d'être nommé juge en chef. Embrasse-moi, car ce n'est plus avec un simple baronnet, mais avec un lord, que nous te marierons: seras-tu heureuse de t'entendre appeler Your ladyship68, hein? J'ai déjà jeté les yeux sur un secrétaire d'ambassade... Mais nous en causerons plus tard, quand ton deuil sera fini. Voici le Herald du 19; il y a un article superbe; tiens, lis.

Note 68: (retour)

Titre donné aux femmes des lords anglais; il est intraduisible en français.

Et le digne serviteur de la couronne britannique tendit la journal à sa fille, en marquant avec l'ongle un entre-filet ainsi conçu:

«Nous avons vu la nouvelle potence construite par M. Bronson, et nous croyons qu'elle sera dressée aujourd'hui devant la nouvelle prison, de sorte que les rebelles pourront jouir d'une, perspective qui ne manquera pas sans doute d'avoir l'effet de leur procurer un sommeil profond et des songes agréables. Six ou sept s'y trouveront à l'aise; mais on y en pourra mettre davantage dans un cas pressé69

Note 69: (retour)

Historique.—Hélas!

—N'est-ce pas que c'est bien touché? demanda M. de Repentigny, pirouettant sur les talons et sortant sans attendre la réponse de Léonie.

Glacée par cet exécrable cynisme, elle laissa glisser la feuille sur le lapis.

Après quelques moments, elle se pencha, ramassa le hideux papier, et le parcourut vaguement en détournant toutefois ses yeux des lignes sanglantes que son père lui avait fait lire.

Sur la page suivante, elle fut frappée par ces mots:

«Plusieurs prisonniers importants, parmi lesquels se trouvent quelques Indiens, vont être transférés à Québec, pour y être interrogés par une commission spéciale. On dit, qu'ils seront embarqués ce soir sur un navire du Gouvernement.»

—Ah! mon Dieu! Paul est avec eux; j'en suis sûre, j'en ferais le serment! Il faut que je le voie! s'écria Léonie, éclairée par un de ces pressentiments qui sont familiers aux natures ardentes.

Elle se leva transfigurée et courut au cabinet de M. de Repentigny.

—Mon père, lui dit-elle vivement, on amène aujourd'hui des prisonniers à Québec!

—De quel ton tu me dis cela!

—Je voudrais...

—Assister à leur débarquement? Rien de plus facile. Je t'y conduirai moi-même. J'ai envie de voir la figure de ces imbéciles. Quelle heure est-il?

—Dix heures.

—Ils ne seront pas ici avant onze. Va t'habiller; tu as tout le temps.

Inquiète, mais presque joyeuse, la jeune fille eut bientôt fait sa toilette; elle se transporta avec son père dans la Basse-Ville, sur le quai de la Reine.

Un navire à vapeur descendait le Saint-Laurent, eu bas du cap Diamant.

Le coeur de la jeune fille battit avec force.

—C'est là qu'il est... chargé du fers... se disait-elle déjà.

Des pleurs montèrent à ses yeux, et il lui fallut se faire violence pour les comprimer sous ses paupières brûlantes.

—Ah! ah! disait M. de Repentigny, en frappant du pied, sais-tu qu'il fait froid, aujourd'hui? Nos gaillards ne doivent pas avoir chaud dans la cale du bâtiment. Pour ma part, je ne voudrais, ma foi, pas être à leur place. C'est, qu'il gèle à pierre fendre! Comme l'hiver arrive de bonne heure, cette année! Si cela continue, dans huit jours le fleuve sera pris et la navigation fermée. Singulier caprice que tu as eu de sortir par un temps... Ah! voici le vapeur qui touche à son wharf... Mais, qu'as-tu donc? Comme tu frissonnes? Veux-tu rentrer?

—Oh! non, non, mon père, restons encore, je vous en supplie!

—Ah! les femmes! les femmes! marmotta M. de Repentigny, en haussant complaisamment les épaules; les femmes, elles ne sont que fantaisie!

Cependant le bateau avait été amarré.

Attachés deux à deux, les patriotes sortaient entre une double rangée de soldats qui les accablaient de mauvais traitements.

Une foule sombre, silencieuse, encombrait le quai.

—Approchons, dit M. de Repentigny. Je n'ai qu'un mot à dire pour faire disperser toute cette canaille.

—Non, non, je suis très-bien ici, répondit Léonie... Oh! Paul! mon Dieu! ajouta-t-elle à mi-voix.

Co-lo-mo-o paraissait effectivement sur le pont du vapeur. Lié à un autre Indien, il n'avait rien perdu de son stoïcisme méprisant.

Au moment où il passa du vaisseau sur le quai, une femme, une sauvagesse, enfonça la haie de militaires et se précipita vers le Petit-Aigle, en criant:

—Le fils de Nar-go-tou-ké! Rendez-moi le fils de Nar-go-tou-ké!

Et elle l'entoura de ses bras, mordit avec rage la chaîne qu'il avait au poignet, essaya de la briser avec ses dents.

Co-lo-mo-o tressaillit. Son visage se contracta; tout son sang parut s'allumer dans ses veines; il se pencha vers sa mère comme pour la baiser au front.

Mais déjà un sergent brutal, arrachant Ni-a-pa-ah à son étreinte, la repoussait dans la multitude avec la crosse de son fusil.

Co-lo-mo-o dompta magiquement son émotion, se contentant d'abaisser sur le sergent un regard dédaigneux.

Et il suivit froidement ses compagnons d'infortune.

—Un bel homme! un bel homme! en vérité; c'est dommage qu'il soit destiné au gibet, fit M. de Repentigny, examinant l'Indien à travers une face à main.

—Ah! mon père, sanglota Léonie.

—Eh bien, tu pleures! qu'y a-t-il donc?

—Cet homme, c'est le pilote qui, à bord du Montréalais, m'a sauvé la vie.

—Vraiment?

—Oh! faites-lui rendre la liberté!

—La liberté! moi, m'employer pour un rebelle, au moment d'être élevé à la charge de juge en chef; moi, un magistrat! Vous êtes folle, Léonie!

—Sans lui, pourtant... murmura-t-elle.

—Sois tranquille, je lui enverrai quelque argent pour adoucir la rigueur de sa captivité... Mais partons. Vos larmes m'impatientent... On nous remarque... C'était peut-être pour voir ce sauvage... Ah! si je soupçonnais...

M. de Repentigny entraîna la jeune fille, en accentuant ses paroles d'un geste qui eût banni toute espérance du coeur de Léonie, si elle se fût jamais abusée sur les dispositions de son père.

Rentrée à leur maison, sur la place du Marché, vis à vis de la caserne, Léonie appela aussitôt son frère de lait dans sa chambre. La vue de son amant avait chassé son apathie. Ses forces, son activité lui étaient revenues comme par enchantement. Ayant reconnu Ni-a-pa-ah, dont la physionomie expressive avait fait une impression profonde sur sa mémoire lors de la scène du wigwam, elle voulut s'aboucher aussitôt avec elle, pour l'exécution d'un plan qui déjà germait dans son cerveau.

—Antoine, dit-elle au jeune homme, plus que jamais j'ai besoin de tes services. Tout à l'heure, au débarquement des prisonniers, la mère de l'Indien qui m'a arrachée aux flammes a été blessée par un soldat. Va à la Basse-Ville et hâte-toi de savoir où elle demeure.

Antoine n'eut pas de peine à trouver Ni-a-pa-ah, qu'un pauvre pécheur—la misère est plus compatissante que la richesse—avait transférée à sa cabane, rue Champlain, sur le bord du fleuve.

Léonie y vola.

Atteinte à la tête par la crosse du sergent, Ni-a-pa-ah avait perdu une quantité de sang considérable. La fièvre s'était emparée d'elle. Elle délirait.

Mademoiselle de Repentigny manda un médecin.

—Si elle s'en tire, elle sera folle, répondit le praticien, après avoir examiné la malade.

Léonie jouissait de toute la liberté d'action des jeunes Anglaises. Elle s'établit au chevet de la moribonde, passa la plus grande partie de ses journées près d'elle, et, pendant trois semaines, la soigna avec la sollicitude de la plus affectueuse des filles. Mais ses soins étaient infructueux. Le mal empirait. Ni-a-pa-ah délirait toujours, annonçant dans ses hallucinations que l'heure suprême des Iroquois était venue, et que le dernier d'entre eux mourrait bientôt sans postérité, parce que elle, Ni-a-pa-ah, avait désobéi aux Manitous, en méprisant les prédictions de sa mère, la Vipère-Grise, poursuivre Nar-go-tou-ké à la Nouvelle-Calédonie.

Cependant Léonie cherchait un moyen de faire évader Co-lo-mo-o, qu'on avait enfermé à la citadelle de Québec. Grande était la difficulté. Cette citadelle, le Gibraltar du Nouveau-Monde, est perchée, comme un nid d'aigle, sur des rochers escarpés à plus de cent mètres au-dessus du Saint-Laurent. Une triple enceinte la défend du côté de la ville, et du côté du fleuve, où elle est presque inaccessible, ses murs ont cinquante pieds de haut.

Avec le consentement de M. de Repentigny, il eût été facile à Léonie de pénétrer dans la formidable bastille.

Mais à ce consentement, il ne fallait pas songer. Pourtant le rigide magistrat permit à sa fille de faire passer quelques provisions de bouche à son protégé. Elle profita de la permission pour coller sous une assiette un papier à l'adresse dr Co-lo-mo-o. Elle lui disait entre autres choses qu'elle lui ferait parvenir un livre et que, s'il voulait se mettre en communication avec elle, il n'avait qu'à piquer avec une épingle les lettres nécessaires à l'expression de ses pensées, à marquer les pages du livre et à le lui renvoyer. Elle-même en ferait autant.

Apporté quelque temps après au guichet de la citadelle, le livre y fut l'objet d'une inspection minutieuse.

Le commandant ne savait trop s'il devait le recevoir.

Léonie n'avait point l'autorisation de M. de Repentigny; mais, heureusement pour elle, on supposa qu'il s'intéressait directement à Co-lo-mo-o, puisqu'il souffrait que sa fille lui lit porter des aliments, et le volume fut remis.

C'était le Télémaque. Il contenait une longue lettre, tracée sur une partie du Livre Ier. Léonie donnait à Paul des nouvelles de sa mère, le priait de lui écrire, et renouvelait ses offres instantes de service.

Le Petit-Aigle renvoya l'ouvrage au bout d'une semaine.

Après s'être enfermée chez elle, mademoiselle de Repentigny l'ouvrit, avec une trépidation d'anxiété indicible.

Il y avait un signet au Livre XXI.

Ce livre commence ainsi:

«A peine Adraste fut mort que tous les Dauniens, loin de déplorer leur défaite et la perte de leur chef, se réjouirent de leur délivrance; ils tendirent les mains aux alliés en signe de paix et de réconciliation. Métrodore, fils d'Adraste, que son père ayait nourri dans des maximes de dissimulation, d'injustice et d'inhumanité, s'enfuit lâchement. Mais un esclave, complice de ses infamies et de ses cruautés, qu'il avait affranchi et comblé de biens, et auquel il se confia dans sa fuite, ne songea qu'à le trahir pour son propre intérêt.»

Des petits trous, imperceptibles à moins d'être prévenu et de tenir le feuillet devant une lumière vive, avaient été faits sur différentes lettres.

Numériquement, elles représentaient, en comptant depuis la première de la première ligne, les lettres 17, 23, 50, 79, 89, 114, 168, 218, 225, 227, 245, 258, 272, 361, 388, 389, 395, 402.

Réunies ensemble et agencées de façon à former des mots, ces lettres signifient «merci, vous êtes bonne

Ce n'était guère, pour un coeur passionné comme celui de Léonie; et pourtant elle se sentit transportée de joie.

L'amour se contente de si peu, quand longtemps on lui a refusé tout! Un reste ce sentiment étrange vit de famine et meurt d'abondance.

Près du lit de Ni-a-pa-ah, mademoiselle de Repentigny avait fait connaissance de Jean-Baptiste le sourd-muet qu'elle avait trouvé, un matin, familièrement installé dans la chambre de la malade. En quelques heures ils se comprirent. Le nain se prit d'affection pour la jeune fille.

Heureuse que son stratagème eût réussi, elle courut en informer Jean-Baptiste.

Il pleurait silencieusement, debout, appuyé sur son bâton, près de Ni-a-pa-ah agonisante.

Tout à coup la squaw se plaça sur son séant, promena autour d'elle un regard effaré qui n'avait plus rien d'humain, et elle psalmodia un chant bizarre, cadencé; puis sa tête retomba sur le traversin.

Elle était morte.

Léonie se mit pieusement à genoux et pria devant le cadavre.

Quand elle eut fini, Jean-Baptiste l'entraîna dans une pièce voisine et lui dit par une pantomime éloquente:

—Je vais me faire mettre en prison; puisque la femme de celui qui fut mon ami n'est plus, je veux travailler à délivrer leur fils.

Et, comme Léonie paraissait douter du succès, il dévissa la poignée de son bâton et montra à l'intérieur une cavité contenant plusieurs petites limes très-fines; ensuite il referma cette cavité et indiqua ses jambes tortues dont il ne pouvait faire un sans un appui, ce qui voulait dire que, si on l'incarcérait, on lui laisserait sa béquille.

—Mais comment obtenir l'incarcération à la citadelle? demanda la jeune fille.

Jean sourit.

—Dans deux heures j'y serai, fit-il.

Il sortit, monta à la Ville-Haute, sur la place du Marché, s'approcha de la caserne, saisit le drapeau fixé à la porte, le déchira et le traîna dans la boue.

Il n'en fallait pas tant alors pour se faire arrêter.

Le soir même, Jean-Baptiste couchait à la citadelle, et il y couchait avec son bâton. On n'avait pas même eu l'idée de le lui enlever.

Mais il n'avait pas été placé dans le même cachot que Co-lo-mo-o.

Léonie avertit ce dernier de la généreuse tentative du nain, puis elle attendit. Un mois s'écoula. Seule, la fièvre soutenait mademoiselle de Repentigny; elle mangeait à peine, ne dormait pas, se consumait dans une impatience dévorante.

Chaque semaine elle envoyait un livre nouveau, chargé de souhaitas ardents pour son bien-aimé; mais il y répondait peu, quelques mots affectueux seulement.

Cela suffisait à Léonie; elle baisait cent fois les caractères pointés à l'aiguille.

La Cour martiale poursuivait opiniâtrement sa tâche homicide. Treize70 condamnés avaient déjà péri sur l'échafaud.

Note 70: (retour)

Et non dix, comme je l'ai dit par erreur dans la Huronne.

On parlait d'une nouvelle fournée!

Il n'était pas douteux que Paul y serait compris. Léonie ne vivait plus; sa raison s'égarait, quand elle reçut l'avis suivant, dans une Imitation de Jésus-Christ:

«Vu l'homme; nuit prochaine.»

Quelques jours auparavant, Jean-Baptiste avait réussi à voir Co-lo-mo-o, enfermé dans la tour du Télégraphe, au-dessus du cap Diamant. Il lui avait donné les limes cachées dans sa béquille, et l'Indien, ayant scié ses fers, s'était fabriqué une corde avec la paille de son lit.

De la mie de pain, frottée de rouille, lui servait à dissimuler l'effraction de la chaîne qu'il avait aux pieds; un trou creusé dans son cachot recelait, pendant le jour, la corde de paille, jusqu'à ce qu'elle fût terminée.

Ensuite, avec les limes, avec les débris de ses fers, avec ses ongles, il pratiqua une ouverture sous la porte, et le 23 janvier 1839, à minuit, Co-lo-mo-o quittait furtivement la prison où il languissait depuis près de trois mois.

Au bas du cap Diamant, Léonie, accompagnée de son fidèle Antoine, tenait ses regards attachés sur la tour du Télégraphe, avec une tension telle qu'elle on avait le vertige, et que des fantômes sanglants tourbillonnaient devant eux.

Les minutes, pour elle, étaient effroyablement longues. Mais elle ne les pouvait compter. Elle avait perdu la mesure du temps; elle n'en savait plus apprécier la durée.

Il faisait noir, bien noir, le vent soufflait en tempête, et le Saint-Laurent poussait sur ses grèves des hurlements de bête fauve.

Voici qu'une ombre se profile au faîte de cette tour si avidement scrutée; mais cette ombre est haute, mais elle se détache si peu des ténèbres environnantes, qu'il faut les yeux d'une amante pour la discerner à pareille distance. Le coeur de la jeune fille cesse de palpiter, ses paupières se ferment, des bourdonnements remplissent ses oreilles.

Soudain, répété par mille échos, un coup de feu retentit au sommet de la citadelle.

Et, à la lueur de l'éclair qui a déchiré l'obscurité, Antoine a vu un homme suspendu dans l'espace à une corde attachée à la tour.

Le bruit sourd et mat, sinistre, d'un corps s'écrasant sur le sol, résonne.

—Ah! exclame Antoine, le malheureux a été découvert; une sentinelle l'a tué!

Léonie n'est plus là! A peine a-t-elle entendu la détonation qu'elle s'est élancée vers la cime du cap. Une ardeur incroyable, surnaturelle, l'anime, lui prête des ailes. Avec l'agilité d'une panthère, elle escalade ces rochers dont l'aspect seul fait frémir, elle arrive au pied de la tour, se penche sur le corps pantelant, brisé, de Co-lo-mo-o, le baigne de ses larmes et de ses baisers.

On crie sur les remparts, on ouvre avec fracas les lourdes portes de la citadelle; des torches circulent ça et là. Léonie est menacée. Si on l'aperçoit on tirera sur elle. Mais est-ce qu'elle voit, est-ce qu'elle entend, est-ce qu'au-delà de ce corps il y a un monde pour elle?

L'Indien n'a point rendu l'âme encore. Il pousse un gémissement. Il cherche de sa main affaiblie la main de la jeune fille, la pose sur son coeur et laisse tomber ces paroles dans un dernier soupir:

—Je l'aimais pourtant!

Un an après, aux Ursulines de Québec entrait mademoiselle Léonie de Repentigny, en religion soeur Paul.

Jean-Baptiste, le sourd-muet, avait été déporté à Sydney.

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