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Les Deux Rives: Roman

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The Project Gutenberg eBook of Les Deux Rives: Roman

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Title: Les Deux Rives: Roman

Author: Fernand Vandérem

Release date: November 23, 2013 [eBook #44260]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online
Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
file was produced from images generously made available
by The Internet Archive/Canadian Libraries)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES DEUX RIVES: ROMAN ***

Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris.

I

LES
DEUX RIVES

II

DU MÊME AUTEUR


La Cendre, roman 1 vol.
Charlie, roman 1 vol.
Le Chemin de velours, nouvelles 1 vol.
La Patronne, roman. (Collection Ollendorff illustrée.) 1 vol.

Tous droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les
pays, y compris la Suède et la Norvège.

S'adresser, pour traiter, à M. Paul Ollendorff, éditeur,
rue de Richelieu, 28 bis, Paris.

III

FERNAND VANDÉREM

Les
Deux Rives

ROMAN

PARIS
PAUL OLLENDORFF, ÉDITEUR
28 bis, RUE DE RICHELIEU, 28 bis


1897
Tous droits réservés.

IV

IL A ÉTÉ TIRÉ A PART DE CET OUVRAGE
TRENTE EXEMPLAIRES DE LUXE

SAVOIR

10 exemplaires sur papier du Japon numérotés à la presse (1 à 10)
20de Hollande(11 à 30)

V

A
LOUIS GANDERAX
A L'ÉCRIVAIN ET A L'AMI

En témoignage d'affectueuse
et profonde gratitude.

F. V.

VI

LES DEUX RIVES

I

Comme la voiture s'arrêtait devant la grille du Collège de France, Mme Chambannes sauta vivement à terre; et sans prendre la peine de refermer la portière, elle s'achemina d'un pas hâtif, balançant du bras son manchon, à travers la cour solennelle où trois pigeons déambulaient dans une sécurité de désert et de silence.

Par les carreaux de la porte vitrée du fond, M. Pageot, premier appariteur du Collège, la regardait s'avancer, sa grosse moustache retroussée un peu par un sourire de sympathie.

«Encore une!» songeait-il en se remémorant toutes les dames élégantes que, depuis une heure, il voyait défiler. Et gentille qui plus est! Avec sa petite figure fine et hardie, son veston d'astrakan, son toquet de velours pourpre, à bordure d'astrakan pareil s'emmêlant à ses frisons bruns, et piqué sur le côté d'une petite aigrette de plumes blanches, elle lui rappelait, révérence parler, et moins les favoris, une vieille lithographie placée au-dessus de son lit: Murat, futur roi de Naples, à la bataille d'Eylau.

Aussi, fut-ce d'une main empressée qu'il ouvrit devant elle la porte.

—Vous désirez, madame?

—Le cours d'Égyptologie, s'il vous plaît.

—Le cours de M. Raindal? C'est ici, juste en face de nous.

Elle s'élançait. D'un geste d'apaisement M. Pageot la retint.

—Oh! inutile, madame, la salle est comble, archibondée... Du reste, vous ne perdez pas grand'chose... Dans cinq minutes ce sera fini!...

—Je vous remercie! fit Mme Chambannes d'un ton de regret.

Puis après une pause:

—Vous n'auriez pas vu une grande dame en costume bleu... une grande dame blonde, avec une veste à brandebourgs?...

Pageot se recueillait:

—Vue? vue?... Sûrement que je l'ai vue; mais il y en a tellement, madame!... Ma parole, depuis quinze ans que je suis huissier au Collège, je ne me souviens pas d'avoir compté tant de monde à une leçon d'ouverture...

Et, redressant négligemment sa légère chaîne de nickel, il ajouta d'un air compétent:

—C'est rapport, je suppose, à son livre sur Cléopâtre qu'on vient...

Mme Chambannes baissa la tête en signe d'assentiment. Mais en même temps une poussée de gens rabattait la porte du cours, et l'immense vestibule retentit du choc avec une sonorité d'église.

—Tenez, la voilà peut-être, votre amie en bleu! fit Pageot, désignant une dame qui sortait parmi les premières.

Mme Chambannes se précipita pour saisir Mme de Marquesse au passage.

—Vous! se récriait l'autre... Par exemple, vous pouvez vous vanter d'être une fière lâcheuse! Moi qui n'étais venue que pour vous être agréable!

La jeune femme s'excusa:

—Une lettre de Gérald que j'attendais... Je vous raconterai cela... J'en ai assez ragé, je vous jure!... Enfin, était-ce bien là-dedans, au moins? Ça valait-il le dérangement?... A-t-il parlé de Cléopâtre? A-t-il dit des horreurs?

Mme de Marquesse prit un accent gamin:

I don't know... Vous m'en demandez trop... Je suis comme la petite fille de l'Ambigu... Je n'ai rien vu, rien entendu... Debout, des tas de bonshommes devant moi, et une odeur de respirations!... Oh! on ne m'y repincera pas de sitôt... ou j'enverrai mon valet de chambre retenir mes places d'avance...

—C'est gai!...

—Bah, ce n'est pas la catastrophe!... fit d'un air protecteur Mme de Marquesse... Grand Dieu! Êtes-vous enfant, ma petite Zozé!... Vous le reverrez ici ou autre part, votre M. Raindal... Il n'y a rien de perdu!... Et tout cela parce que M. de Meuze vous a monté la tête avec ses boniments!...

—Il ne s'agit pas de M. de Meuze!...

—Et de qui alors?... De Gérald, peut-être?... S'il ne s'agit du père, il s'agit du fils... Non, mais sincèrement, vous croyez que ça mord sur lui les notoriétés?... Ah! vous avez votre dose de candeur!...

—Comment donc! approuva Mme Chambannes dune voix gouailleuse... Avec ces idées-là, en trois mois je finirais par avoir une maison comme celle des Pums ou des Silberschmidt... Merci!... Allez, mon système n'est pas tellement bête... Je sais ce que je fais!...

Puis d'un ton plus cordial:

—Nous regardons la sortie?...

—Je veux bien! fit Mme de Marquesse.

Elles se rangèrent auprès de l'étroite issue par où s'écoulait l'auditoire.

C'était évidemment un public de parade, une délégation de cette brillante garde citoyenne que Paris entretient autour des gloires à succès, tout le monde des salons littéraires, des revues à fort tirage, des gazettes modérées, illustrations authentiques en tête, académiciens célèbres ou obscurs, penseurs, songeurs, réfléchisseurs, remueurs d'idées, souleveurs de questions et agitateurs de problèmes, maîtresses attitrées des grandes tables à parler,—plus leur sémillante cohorte, petites femmes, petits hommes, petits jeunes, petits vieux, la volée entière de celles et de ceux qui jasent, pépient, caquettent sur les cimes de l'art comme les moineaux sur les hautes branches; de gracieux minois mats de poudre dans le mol évasement des collets de zibeline, des silhouettes fureteuses aux moustaches quasi militaires, des voix disciplinées à la pratique du bien dire, des fronts rayés de plis par les années d'étude ou la recherche constante du mot spirituel, des sourires, des fourrures, des bouffées de bons parfums. Et l'on s'appelait, on se saluait, on se communiquait l'opinion qu'on avait ou que l'on allait avoir, sous les yeux ébahis de quelques profanes qui se citaient à voix basse des noms avec respect.

Mme Chambannes, surtout, paraissait ravie du spectacle. Faire partie de ce clan d'élite ne l'avait jamais bien tentée. Par un hasard de destinée, elle visait ailleurs, vers un objet plus simple, plus humain, plus tendre, où malgré même l'apparence contraire, s'acheminaient toutes ses actions. Mais assister aux papotages, aux coquetteries, aux rassemblements amicaux de ces personnes connues dont si souvent parlaient les feuilles, cela lui constituait un naïf régal, une joie de l'œil et de la pensée qui rendait sa petite figure toute grave d'attention.

Et soudain, dans un involontaire mouvement de surprise, elle poussa du coude Mme de Marquesse:

—Oh! voyez donc celle-là!

Elle indiquait du regard une jeune fille pauvrement nippée qui venait dans leur direction.

Son paletot en drap vert à parements de vison semblait plus défraîchi encore que la capote de tulle poussiéreuse épinglée de travers dans sa chevelure. Et elle avait cette démarche hautaine, cette physionomie agressive et revêche que font souvent aux femmes de science la fatigue, l'orgueil ou des soucis d'homme. Elle passa auprès des deux dames en les dévisageant d'un coup d'œil presque hostile; puis, s'approchant de l'huissier:

—Pageot! demanda-t-elle d'un ton d'autorité... Est-ce que mon père est sorti?

L'appariteur, prestement, avait retiré sa calotte:

—Non, mademoiselle... Faut-il le prévenir que mademoiselle...

—Merci, Pageot... Vous lui direz que je l'attends là-bas, devant la grille...

—Bien, mademoiselle!... fit l'huissier qui courait lui ouvrir la porte.

Et, retournant aussitôt vers Mme Chambannes:

—Vous ne savez pas qui c'est? questionna-t-il d'une voix mystérieuse... Non?... C'est mademoiselle Thérèse Raindal, la demoiselle de M. Raindal!...


Dehors, devant la grille dévernie, Mlle Raindal s'était mise à marcher activement, allant, revenant, le cou blotti entre les épaules, le buste courbé en avant, comme une sentinelle qui lutte contre le froid.

Parfois elle s'arrêtait et lançait un regard vers le perron du fond. On apercevait, contre une vitre, la figure méditative de Pageot: et l'air épais, comme peint en ocre, de cette obscure après-midi de novembre lui donnait, à distance, un teint jaune d'hôpital. Mais M. Raindal n'arrivait pas.

Alors Thérèse reprenait sa faction, les coudes appuyés aux hanches, les mains croisées dans son manchon de peluche; et peu à peu la ligne de ses lèvres, minces à peine comme des lisières de soie rose, blanchissait, s'effaçait dans une expression de maussaderie.

Elle songeait, tout en marchant, à la corvée du soir, à cette présentation forcée chez les Lemeunier de Saulvard, de la section des Sciences morales,—à cet inconnu qu'on lui présenterait dans un bal, afin d'en faire son mari, au besoin, l'être qui aurait droit à ses baisers, à son corps, et passerait ensuite toutes les nuits auprès d'elle. Un de plus à refuser! Le neuvième depuis dix ans! «Un jeune savant du plus réel mérite, avait écrit Saulvard, un des espoirs de l'assyriologie française, M. Pierre Bœrzell. Catholique, mais libre-penseur. Pas de fortune, mais honorabilité parfaite et brillant avenir...»

M. Bœrzell! M. Bœrzell! Elle répétait à mi-voix ce nom rude et barbare. Allons, il devait être encore bien campé, bien avenant, cet espoir-là! A peu près comme le petit monsieur bedonnant à serviette d'avocat, qui remontait, en face, l'autre trottoir.

Elle avait stoppé machinalement pour détailler de loin le passant, la bouche pincée de méchanceté, l'œil aguiché comme par une proie.

Puis, faisant demi-tour, les lèvres relâchées d'un sourire de dédain:

—Oui, un gaillard dans ce genre-là, probablement! murmura-t-elle avec un haussement d'épaules.

Elle souffrait. Quelque chose de froid lui harponnait la chair du cœur, comme la bise qui mordait son visage.

Elle se rappelait l'autre—celui qu'elle avait manqué naguère—le fiancé fuyard et félon, cet Albert Dastarac, dont après dix années, certaines nuits, dans ses rêves de vierge, elle croyait encore ressentir les affolantes étreintes ou les baisers à goût de fraise.

Ah! qui aurait prévu qu'il serait aussi perfide, ce jeune agrégé d'histoire, ce Méridional enjôleur, ce séduisant Albârt,—ainsi qu'il prononçait de sa voix grave comme un bourdon? Lui si câlin, si passionné, et dont le directeur de l'Ecole normale avait tellement fait l'éloge! Non, à présent encore, devant la grille, dans le brouillard glacé, Mlle Raindal ne pouvait y croire, à cette antique trahison, se l'expliquer, y rien comprendre.

Il lui semblait,—tant restaient familières, récentes, ces images chaque jour évoquées,—être auprès d'Albârt, dans le petit salon paternel, rue Notre-Dame-des-Champs. Elle revoyait son insolente silhouette de spadassin classique, sa stature élancée et ses jarrets pliants, ses prunelles brunes, énormes, sans nul blanc alentour, pareilles à des yeux de cheval, et la fine moustache noire qu'il épointait de ses doigts aigus, cuivrés par le tabac. Comme il l'avait aimée, durant ces huit jours de fiançailles!

Elle avait la taille plate, la bouche exsangue, menue, rétrécie comme par un lacet, et le visage terni de ce hâle verdâtre qu'on gagne loin du soleil, dans la poussière des livres, la tiédeur des bibliothèques ou l'air fiévreux des salles de cours. Mais de tous ces défauts qu'elle connaissait mieux que personne et dont, plus d'une fois, en secret, elle s'était affligée, Albârt paraissait n'en remarquer aucun. Il n'était frappé que de ses charmes. Il s'extasiait, à tout moment, sur son nez pâle et droit, modelé à l'antique, sur ses terribles yeux gris surmontés de velours noir comme ceux de Minerve, disait-il, ou sur les enroulements massifs de sa chevelure brune qu'il eût voulu défaire pour s'y plonger la face. Et la tendresse de ses propos égalait son talent à flatter.

Sans cesse, sans motif, ardemment, il appelait Thérèse d'un ton d'invocation, de prière: «O ma Thérézoun! O ma chato!» Il lui chantait de lentes romances provençales, plaintives comme des airs de chasse au loin, et que Mme Raindal,—du Midi, elle aussi,—accompagnait tant bien que mal au piano en chevrotant le refrain. Ou, s'il demeurait seul avec la jeune fille, il se postait à ses pieds, sur un tabouret de satin bleu, tandis qu'elle lui confiait des projets d'avenir, comment elle désirait régler le temps de son travail, l'aider dans sa carrière, le pousser aux plus hauts emplois. Et soudain, sauvagement, il vous sautait sur elle, vous l'empoignait entre ses bras en balbutiant: «Ma Thérézoun!» Elle sentait les fermes biceps rouler contre son buste comme des pierres rondes, une moustache fleurant l'œillet s'approcher de sa bouche, des lèvres savoureuses se poser à ses lèvres; et elle renversait la tête, les paupières closes, avec des envies de succomber, laissant couler en tout son être le baume bienfaisant des baisers.

Puis, un matin, on avait reçu une lettre embarrassée d'Albârt. Des affaires de famille l'obligeaient à repartir immédiatement pour Saint-Gaudens, son pays natal, et à ajourner le mariage. Il s'excusait, l'honnête jeune homme, pleurnichait, protestait de son chagrin. Et trois semaines plus tard, au Luxembourg, où M. Raindal l'avait menée, comme une convalescente, prendre un peu de repos, dans l'air printanier du jardin, Thérèse rencontrait son fiancé, un Dastarac pimpant, guilleret, avec une jeune fille au bras, une petite créature malingre et osseuse: la troisième fille de M. Gaussine, le professeur de langue sumérienne à la Sorbonne. En arrière, le père les suivait.

—Viens donc! mon enfant, murmurait M. Raindal pour entraîner Thérèse. Eh oui, ils vont se marier... Je ne le sais que d'hier!... Maître Gaussine a la réputation de bien placer ses gendres... C'est ce qui aura attiré notre mauvais drôle... Viens, je t'expliquerai...

Elle n'avançait plus.

Elle avait failli crier de douleur, tomber là, en public, dans une attaque de nerfs. Quel outrageant souvenir! Et après, les affreuses journées, dans sa chambre tout imprégnée encore des parfums du gredin—ces longues heures de songeries où elle avait, devant elle-même, prononcé ses vœux de renoncement, se vouant désormais à une vie d'études, comme d'autres, par désespoir, entrent en religion!

Mais, malgré l'éloignement—car on le disait enfoui à des lieues de Paris, bloqué dans un obscur lycée de Provence, en dépit des intrigues de Gaussine,—malgré le labeur, malgré les années, malgré tout, elle n'avait pu chasser de son cerveau, si peuplé pourtant de savoir, l'image tenace du charmant Albârt.

Elle gardait de ses caresses une sorte d'éblouissement, comme ces mortelles de jadis qu'un dieu avait aimées. Il demeurait son époux regretté, son seigneur impérieux, occulte. Et lorsqu'on voulait la marier, la livrer à un autre, c'était lui qui s'interposait, la reprenait, ressuscitait en ce corps austère sa folle Thérézoun, sa Thérézoun captivée.

Elle croyait le voir surgir, invisible à tous quoique présent, poing sur la hanche, jarret pliant, dans sa bravache posture de reître, et ses lèvres narquoises murmuraient: «Voyons, ma chato, non, mais regarde, compare!... Est-ce que c'est possible après moi?» Oui, comment déroger? Comment le trahir? Et brusquement, en quelques mots, le prétendant était éconduit.

—Ainsi tu n'en veux pas, mon enfant? demandait d'un ton piteux M. Raindal.

Oh! le refus qui l'accueillait! Un refus sec, rageur, violent comme une bourrade, et dont il chancelait presque, étourdi, réduit au silence, incapable de discuter.


—Hé! fillette, nous sommes prêts?... J'ai été retardé par un journaliste, un reporter, qui m'interviewait sur Cléopâtre, les Anglais en Egypte... est-ce que je sais?... Tu ne t'es pas trop impatientée, dis-moi?

Thérèse, à la voix joviale de son père, avait sursauté:

—Mais non, je réfléchissais, je travaillais, en marchant.

—Bon! bon! tant mieux!...

Puis la prenant sous le bras comme un ami, un collègue, il se dirigea d'une allure rapide vers le boulevard Saint-Michel.

On se retournait à leur passage, intrigué par ce couple étrange, ce vieil officier de la Légion d'honneur, ce vieux monsieur à barbe blanche et cette jeune fille à mine d'institutrice, s'en allant bras dessus, bras dessous, tendrement. On faisait des conjectures, on souriait instinctivement à des idées vagues, sympathiques, et quelquefois des étudiants, qui connaissaient de vue le maître, le fixaient à dessein pour attirer son regard ou le saluaient même comme par élan de respect.

Mais M. Raindal n'apercevait que confusément ces hommages. Maintenant il était tout entier à questionner Thérèse, à savoir sur la leçon d'ouverture son opinion exacte. Était-elle satisfaite? Cela avait-il bien été? Pas trop de longueurs, non? Et la péroraison, qu'en pensait-elle? Leur avait-il convenablement signifié leur congé aux badaudes et aux badauds qui se permettaient d'envahir son cours, sa petite chapelle tranquille?

—Oui, certes, fit Thérèse... Tout ce que je te reprocherais, c'est de t'être montré dans le ton un peu sévère, un peu mordant!...

—Jamais assez... C'est bon pour la Sorbonne tous ces godelureaux, toutes ces belles dames... Chez nous, il ne faut que des travailleurs, de vrais apprentis...

Puis il partit en des commentaires diffus sur les devoirs, la dignité, la destination du Collège de France. La Science! Le Collège de France! Sa foi, son église à lui, qui n'en avait point d'autres! Et Thérèse, qui savait par le menu la marche et les versets de ces fougueuses litanies, le laissait aller sans interrompre.

—N'importe, mon enfant, conclut-il d'une voix essoufflée... Ils sont avertis... On ne les reverra plus, j'imagine... Du reste, cette affluence a ses raisons... C'est encore un miracle de notre Cléopâtre.

—Oh! «notre»! protesta Thérèse.

—Si, si, «notre»! Je maintiens le mot...

Et d'abord, par la pente naturelle qui mène à parler de soi, il se mit à retracer les phases de son déconcertant triomphe: la célébrité venue de la veille au lendemain, la presse entière, les revues, les salons, s'employant ensemble à le rendre illustre, cinq mille exemplaires écoulés en trois semaines, des articles chaque soir, chaque matin, partout,—les retardataires plus chauds que les premiers, cherchant dans la ferveur de l'adhésion une excuse à la honte du retard,—des lettres, des interviews, des demandes de copie, d'autographes, de portraits. Le succès, en un mot, l'investiture impériale que Paris donne parfois à certains de ses élus, avec les théories d'offrandes sans fin, les prétoriens en délire, et même cet enthousiasme intolérant qui force les envieux d'attendre.

Or, à qui M. Raindal devait-il tout cela, hein? Qui donc, trois ans avant, lui avait suggéré le sujet du livre? Qui avait eu l'idée d'une Vie de Cléopâtre, rédigée au point de vue national, égyptien et s'inspirant des documents indigènes, des sentiments populaires de l'époque? Qui l'avait ensuite, jusqu'au bout, secondé fidèlement dans cette lourde besogne? Qui avait classé les matériaux, recopié les papyrus, transcrit les inscriptions, lu et relu les épreuves une à une, sauf les notes en latin? Qui avait...

—Ah çà! mais où me conduis-tu donc? s'écria-t-il en quittant le ton de réquisitoire amical qu'il avait pris pour prononcer ce panégyrique.

Thérèse eut un sourire attendri:

—Voilà ce que c'est, père, que d'exagérer... On oublie le reste, on ne se connaît plus... Je te conduis au Bon Marché, où je vais acheter des gants pour ce soir...

—Ah, oui! ce bal! fit M. Raindal en soupirant, comme s'il venait déjà de recevoir l'estocade du refus coutumier.

Puis il reprit:

—Eh bien! non, je te laisse... Il faut que je monte chez ton oncle Cyprien chercher des nouvelles de son rhumatisme et m'informer s'il dînera tantôt...

Ils parvenaient devant l'église Saint-Germain-des-Prés. Ils s'arrêtèrent au milieu de la foule mélancolique qui piétinait auprès du bureau des tramways,—et, se serrant la main vigoureusement, comme deux camarades:

—Au revoir, ma fille... A tout à l'heure!

—Au revoir, père!

Thérèse traversait. M. Raindal assujettit sous son bras sa serviette de cuir qui glissait et, d'un pas flâneur, comme alourdi par les pensées, il s'engagea lentement dans la rue Bonaparte.

II

M. Cyprien Raindal habitait dans une vieille maison formant le coin de la rue Vavin et de la rue d'Assas. Il y occupait, au sixième étage, un petit logement dont les deux pièces spacieuses dominaient, à perte de vue, les charmilles du Luxembourg.

C'était un homme d'environ cinquante-cinq ans, trapu, sanguin, la moustache grisonnante et la tête rasée de près, comme un soldat d'Afrique.

D'un tempérament irascible, indiscipliné, il avait eu grand'peine à se maintenir dans les bureaux du Ministère de l'Industrie, où, dès 1860, son aîné l'avait placé. Plus d'une fois il eût été révoqué pour insubordination ou propos factieux, sans l'intervention puissante de son frère Eusèbe. Il était né au temps de misère où M. Raindal, le père, chassé de l'Université comme complice de Barbès, courait les leçons à deux francs le cachet; et l'on eût dit qu'il avait hérité de lui le goût de l'opposition.

L'Empire, M. Thiers, le Seize-Mai, l'opportunisme, il avait tour à tour détesté tous les gouvernements que ses fonctions l'obligeaient à servir. Et finalement, en 1889, on saisissait dans la cantine du général Boulanger une carte à son nom, complétée par ces lignes d'exhortation cordiale: «Bravo, général! En avant! Tout le pays est avec vous.»

Il allait, à cette époque, être nommé sous-chef de bureau. Convoqué aussitôt dans le cabinet du ministre, il arrivait souriant, la bouche mâchonnant déjà les paroles de gratitude; et l'annonce de sa révocation l'avait frappé en plein esprit de paix, comme l'insulte imprévue, la gifle sur la joue qui se tend au baiser.

Il était rentré dans son bureau en vociférant des hurlements de rage et de menace. Puis, tout de suite, il avait couru se commander des cartes nouvelles où, au-dessous de son nom, on lisait: «Ancien sous-chef de bureau au Ministère de l'Industrie»,—et il avait même cloué l'une d'elles à la porte de son logement.

Mais sa vengeance s'était arrêtée là. Le fonctionnaire qui subsistait en lui n'avait osé pousser plus loin cette quasi usurpation de titre. Il s'était décidé à brûler le restant des cartes fallacieuses. En outre son frère intriguait pour lui garder, quand même, le bénéfice de la retraite, trois mille francs sans lesquels il fût tombé dans la pire des gênes. Il attendit, se tint coi pendant quelques semaines, et ne recommença de s'exprimer en liberté que lorsqu'on eut officiellement liquidé sa pension.

Seulement, alors, la fougue de ses opinions et la violence de son langage éclatèrent terriblement, comme des explosifs trop longtemps comprimés. Trente années d'exaspérations retenues, dans le besoin de vivre et la crainte des supérieurs, firent irruption par sa bouche en avalanches qu'on pouvait croire intarissables.

Au début, il voulait donner une formule à ses animosités, étayer de certains principes son mécontentement; et il inclina vers le socialisme. Par malheur, il se perdait dans les questions de capital et de salaire. Les statistiques l'ennuyaient et l'économie politique le dérouta par ses systèmes instables ou que d'autres démentent.

Bourgeois de goûts sinon d'opinions, irréligieux comme son frère par éducation, rond-de-cuir par accoutumance, il lui fallait une doctrine plus humaine et moins subversive, des théories faciles à embrasser, de la morale plutôt que des chiffres, du sentiment plutôt que de la déduction.

Et peu à peu, de lui-même, inconsciemment, il se fabriqua un credo social où il se trouvait à l'aise, comme dans un habit sur mesure. Persuadé qu'il avait pâti de l'injustice, c'était la justice qu'il désirait voir établir. Le châtiment des méchants, la mort ou l'exil des voleurs, le retour des mœurs probes, l'écrasement de l'iniquité, voilà, en premier lieu, ce qu'on devait poursuivre. Après? Bah! on aviserait. Que l'on obtînt d'abord ces purifications; puis on s'occuperait du reste pour le mieux. M. Raindal cadet n'était pas de ces rêveurs fanfarons qui promettent de détruire et de rebâtir la société comme s'il s'agissait de la hutte d'un cantonnier. Il savait la force de la tradition, la nécessité de la famille, le charme indispensable de la liberté. Avant de supprimer tout cela, qu'on songeât donc à nettoyer le pays de la vermine qui l'infectait. A l'occasion, l'oncle Cyprien ne refuserait pas son coup de main.

Il se déclarait prêt à marcher le jour où les camarades iraient en masse appréhender, jusque dans leurs palais, les prévaricateurs, les juifs et les calotins dont la coalition clouait la France au sol comme une fourche à trois branches. La comparaison était de son cru et il la répétait volontiers, en parlant de se faire casser la tête ou de casser celle de beaucoup d'autres.

La lecture des journaux opposants l'avait d'ailleurs préparé à merveille pour figurer dans cette armée de justiciers sincères que la mort du général rebelle a laissée sans chef, mais non sans espoir.

D'instinct, l'oncle Cyprien était allé aux pamphlétaires qui dénoncent les ennemis des faibles ou soutiennent les victimes contre leurs oppresseurs. Et même, successivement, par une anomalie curieuse, il s'était découvert toutes les haines, souvent disparates, dont ces maîtres attisent la flamme. Avec Rochefort, il avait discerné en son cœur la haine des politiciens; avec Paul Bert ou ses disciples, la haine du prêtre et des dévots; avec Drumont, la haine du juif et de l'exotique. Il relisait sans cesse leurs articles, leurs livres, et en citait de mémoire des passages entiers. Sa conversation s'en ressentait. Les fanfares des injures les plus diverses y croisaient leurs notes discordantes. Les mots de chéquard, de repu, de panamiste, les mots de calotin, de cafard, de ratichon, joints à ceux de youtre, youpin ou rasta, vibraient pêle-mêle comme la basse continue de ses indignations. Et il navrait les siens par sa virulence quand, devant des étrangers, il discutait sociologie.


Au coup de sonnette de la porte d'entrée, il s'élança du petit canapé de reps vert où il somnolait, et, la main appuyée aux reins, il alla ouvrir en boitant un peu.

Un sourire de joie dilata sa physionomie à la vue de M. Raindal. Les deux frères s'embrassèrent selon leur coutume.

Puis Cyprien s'écria:

—Ah! je suis bien content de te voir! Viens par ici... J'avais justement des tas de choses à te lire...

—Et la santé? Comment cela va-t-il? T'aurons-nous à dîner ce soir? questionnait M. Raindal tout en suivant son frère.

—Mais oui, mais certainement!...

Et, comme ils pénétraient dans la pièce qui servait de salon:

—Là, assieds-toi, et écoute, fit-il en appuyant affectueusement sur les épaules de M. Raindal.

Après quoi, il se mit à fouiller d'une main hâtive parmi les journaux qui jonchaient le canapé, dépliés, froissés et s'amputant les uns aux autres leurs vastes titres en lettres grasses. Une gâterie, une débauche de malade, tous ces journaux brouillés,—un luxe qu'il s'offrait quand des rhumatismes le retenaient à la chambre. Mais autrement, il ne lisait les feuilles qu'au café, à la brasserie, et en petit nombre,—deux ou trois gazettes de combat qui lui chauffaient délicieusement le cerveau après déjeuner comme le petit verre de fine dont il se brûlait la gorge. Enfin il eut achevé son triage, trouvé les trois journaux qu'il cherchait, et les brandissant dans un crépitement de papier chiffonné:

—Voilà du nanan! fit-il... Du bon, du meilleur!... De quoi m'amuser et de quoi te faire claquer d'orgueil... Primo, bien entendu, ce qui m'amuse...

Puis il entama d'une voix victorieuse la lecture du premier journal. En termes discrets, quoique impitoyables, on y annonçait à bref délai l'arrestation d'un sénateur, ancien ministre, ancien député, bien connu pour ses tripotages, ses complaisances envers la haute banque, ses tendances cléricales, et l'on félicitait le gouvernement de ce prochain acte d'énergie.

—Tiens, tu vois, s'écria l'oncle Cyprien en terminant... Je ne sais pas qui c'est... J'ai réfléchi pendant des heures sans trouver... Et pourtant, je te l'avouerai, cette nouvelle m'a fait passer une excellente journée... Il n'est que temps qu'on nous balaie toutes ces fripouilles... Un de plus à Mazas! Je le marque!...

Il sourit de cette plaisanterie et ajouta, les deux mains posées sur ses genoux:

—Hein! qu'est-ce que tu en penses? Ça se corse!... Ça crève, tous ces abcès!

M. Raindal hésitait. Il voulait s'épargner une controverse ou tout au moins l'ajourner en bloc jusqu'après la lecture imminente des deux autres journaux. Habitué par profession, par tournure d'esprit, à ne considérer les choses qu'à travers l'immensité du temps, l'infini des siècles passés et futurs, il avait du présent plutôt le dédain que l'insouciance. Et chaque fois que son frère le provoquait à causer politique, il se sentait plus gêné que s'il eût fallu débattre en langue indigène sur une question de tabou avec un chef sauvage de la Polynésie.

Alors il procéda comme il faisait en pareil cas, et déchaînant hypocritement entre eux le flux tiède des généralités:

—Évidemment! Certes!... déclara-t-il. Nous vivons dans une époque fort troublée... Il y a eu beaucoup d'abus... Que veux-tu?... La concussion est la plaie des démocraties... Polybe l'a dit...

—Laisse-moi donc tranquille avec ton Polybe! interrompit l'oncle Cyprien en secouant la tête comme pour se désengluer de ces aphorismes. Dis-moi donc simplement que nous sommes gouvernés par des crapules... Ce sera plus juste et plus vite fait...

Puis un peu honteux d'avoir ainsi gourmandé cet illustre aîné, qu'il vénérait au fond de son âme tumultueuse:

—Bah! ne nous fâchons pas... C'est de ta faute... Tu m'agaces avec tes grandes phrases vagues... Tiens, voici pour gagner mon pardon... Demandez le portrait de M. Eusèbe Raindal, l'homme du jour, le drapeau de la famille, la gloire de l'égyptologie française, avec l'histoire de sa vie depuis les temps les plus reculés jusqu'à nos jours!... Tara ta ta ta ta ta ta!...

Il avait tendu le second journal à son frère et il fit le tour de la pièce en sonnant, dans sa main roulée en cornet, une marche triomphale, comme jadis au bureau, lorsqu'on célébrait le succès d'un collègue.

M. Raindal demeurait les yeux attachés sur le journal qu'il tenait à bouts de bras, éloigné du buste, en raison de sa presbytie.

Oui, cette grossière gravure, à hachures charbonneuses, c'était bien lui, son nez charnu, sa barbe blanche, sa paterne figure,—une vraie figure de sénateur, assurait l'oncle Cyprien.

Et au-dessous s'étageait sa biographie,—des dates, des dates encore ou les titres de ses livres, à la suite, qui n'en disaient pas plus sur son existence, ses idées, ses joies et ses douleurs d'homme, que les bornes de la route ou les poteaux des carrefours sur les pays que l'on traverse. Mais pour lui ces chiffres et ces mots secs vivaient comme de la chair. Un sourire nerveux remua ses lèvres. Des rafales de vanité montaient de son cœur à sa bouche,—et une honte le faisait rougir comme s'il eût vu fixés sur lui les regards de toute la foule qui, ce jour même, contemplait ses traits. Il se maîtrisa pourtant, par pudeur, puis avec calme:

—C'est très exact! fit-il. Je te remercie... J'emporterai cela à la maison...

Il se levait pour partir. D'un geste, l'oncle Cyprien lui commanda de se rasseoir.

—Attends! Attends!... Ce n'est pas tout... Voilà le déplaisir, maintenant! On t'injurie dans le Fléau un sale journal rédigé par des calotins et lu par toute la haute juiverie... Tiens, écoute le morceau... C'est du propre!

Et l'oncle Cyprien commença d'une voix railleuse où tremblait un peu de colère:

INDISCRÉTIONS ACADÉMIQUES

«C'est prochainement que se réunit à l'Académie française la commission chargée de décerner le prix Vital-Gerbert (15 000 francs) au meilleur livre d'histoire paru dans l'année. Si nous en croyons les on-dit, la lutte sera chaude, plusieurs candidats étant en présence. L'un d'eux serait M. Eusèbe Raindal, de l'Institut, l'auteur de cette Vie de Cléopâtre autour de laquelle une certaine presse a mené quelque bruit depuis un mois. Mais la candidature de M. Raindal compte dans les milieux académiques de sérieux adversaires. Plusieurs estiment que le succès de son livre est dû en grande partie aux détails pornographiques qui y fourmillent et qui ont captivé une clientèle spéciale. Or, sans vouloir nous prononcer dans ce délicat débat, force pourtant nous est de convenir que ce livre est un des plus immoraux qui soient sortis, depuis longtemps, de la Coupole. Les notes principalement, quoique rédigées en latin, y sont d'une révoltante obscénité. L'auteur aura beau alléguer, pour sa défense, qu'il n'a fait que traduire des pamphlets égyptiens de l'époque, et même qu'il a eu soin de les traduire en latin, il n'en demeure pas moins acquis que, volontairement ou non, il a publié là un recueil d'authentiques ordures. Nous savons que l'histoire a ses droits et que l'historien a ses devoirs. Mais M. Raindal nous prouvera difficilement qu'il était du devoir de l'historien de nous montrer Cléopâtre râlant des mots de portefaix dans les plus abjects abandons de l'amour ou raffinant en termes immondes sur la débauche comme une Néron femelle. C'est à d'autres œuvres, traitant de plus vastes questions et à un point de vue social et élevé qu'à notre avis sont réservées les récompenses académiques. A MM. les Immortels de décider si nous avons tort. Pour nous donner raison, ils n'auraient cette année, que l'embarras du choix.»

—Eh bien! conclut l'oncle Cyprien, en jetant à terre le papier qu'il avait pétri en boule... Comme éreintement, c'est coquet!... Cela n'a aucune importance, étant donné, je te l'ai dit, que cette feuille n'est lue que par des youpins... Mais, tout de même, si tu m'y autorisais, j'irais de bon cœur tirer les oreilles au cafard dont la plume s'est permis...

M. Raindal, qui avait blêmi de souffrance à mesure qu'avançait la lecture, dressa la main en un geste philosophique et, d'une voix encore mal assurée:

—Inutile, murmura-t-il... Ce sont les petits revenants-bons de la célébrité... Et puis, je sais de qui c'est!...

—De qui donc?

—Je parierais que c'est inspiré, sinon écrit, par mon collègue et concurrent Saulvard, Le meunier de Saulvard, des Sciences morales... Je reconnais sa manière... Il voudrait obtenir le prix, avec son Histoire des affranchis sous l'Empire romain... Je le gêne... Il me fait diffamer... Le coup est classique... Il n'y a qu'à plaindre ce malheureux et à sourire.

M. Raindal effectivement grimaça un sourire avec peine. Mais cette rage qu'on ressent devant l'injustice lui obstruait la gorge comme un caillot amer; et il cracha plutôt qu'il ne proféra:

—Pornographe!

Il avait pris un temps de répit; puis, d'une voix soulagée, il répéta:

—Pornographe!... Non, on ne m'avait rien dit de plus fort dans le métier, où j'en ai vu cependant, des jalousies, et des petitesses, et des calomnies... Oh! si l'on savait quels égouts il y a au-dessous de ce qu'on appelle les pures régions de la science!... et les saletés qui s'y dégorgent! Pornographe!... Après une carrière comme la mienne!... Les misérables!

Il exhala un petit rire méprisant:

—Ha! ha!... Traiter de pornographe un homme qui s'est marié presque vierge!... Un homme qui depuis quarante ans travaille douze heures par jour... C'est tout ce qu'ils ont trouvé... Tiens! j'en ris!... C'est trop drôle! C'est plus comique qu'autre chose.

L'oncle Cyprien se taisait pour laisser libre élan à cette crise de révolte dont la véhémence ravissait ses instincts.

—Voilà qui est parler! approuva-t-il en venant serrer la main de son frère... Allons, tu as encore du sang de Raindal dans les veines... Tu n'aimes pas qu'on te taquine... Tu te rebiffes... A la bonne heure! Et j'espère bien que quand tu reverras ce monsieur...

—Je le verrai ce soir! fit M. Raindal, éteignant soudain son ardeur.

—Ce soir? balbutia avec stupeur l'ancien fonctionnaire. Comment?... Où cela?...

—Chez lui... A un bal qu'il donne...

—Et tu iras?

—Dame! oui... un mariage pour Thérèse... On doit nous y présenter un jeune homme, un jeune savant...

L'oncle Cyprien empoigna de sa main droite la sphère lisse de son crâne, et, le regard songeur:

—Ah! ah! un mariage pour mon neveu!—il appelait ainsi Thérèse, en raison de ses allures masculines—Bon! bon! C'est un motif cela... Moi, j'ai comme une idée que mon neveu n'en voudra pas, de ce jeune savant... Enfin, tu fais bien, il faut voir... Mais de la prudence! Ton Saulvard m'a tout l'air d'un jean-f... et je n'aurais guère confiance en ce qui me viendrait de lui...

M. Raindal se leva:

—Sois tranquille... Je veillerai... D'ailleurs, tu te trompes... En dehors de ses ambitions, Saulvard n'est pas un méchant homme...

L'oncle Cyprien poussa un sifflement d'incrédulité:

—Phui!... C'est possible!... Allons, à tantôt, sept heures!...

Et il accompagna son frère jusque sur le palier.


On allumait dehors les réverbères, quand M. Raindal arriva chez lui, rue Notre-Dame-des-Champs.

Vivement, il avait passé un coin-de-feu en molleton marron, des pantoufles à semelles de feutre, et, dans le noir, à pas veloutés, il se dirigea vers son cabinet de travail.

Deux bureaux de chêne accolés, face à face, comme dans une salle de banque, emplissaient presque la pièce de leurs lourdes masses rectangulaires. Assise à l'un d'eux, Thérèse écrivait auprès d'une lampe à pétrole, et l'abat-jour de carton vert rabattait durement sur elle la lumière que son front incliné reflétait par endroits.

—Déjà à l'œuvre! s'écria M. Raindal.

Il lui avait saisi la tête entre ses deux mains, comme à une fillette, et il l'embrassait avec ce redoublement de tendresse égoïste, ce besoin de rapprochement que vous inspirent les êtres chers, après qu'on a subi la méchanceté d'autrui.

Elle se dégagea en souriant, et doucement:

—Laisse-moi, père!... Je corrige les épreuves de ton article pour la Revue. On vient les chercher à cinq heures et demie. Tu vois que c'est pressé.

—Parfait! J'obéis, fit M. Raindal.

Et, s'asseyant à l'autre table, en face d'elle, il amena des papiers qu'il se mit à annoter. Alentour, la pièce était sombre, sauf quelques fils d'or qui luisaient dans l'algérienne des rideaux fermés, et un mince rond jaunâtre que la lampe faisait frémir au plafond. On n'entendait que la respiration un peu embarrassée de M. Raindal, le craquement du coke dans la grille ou parfois une cloche qui, dans le voisinage, lançait, à longs intervalles, quelques sons isolés et tristes.

—Dis donc! s'écria tout à coup le maître... Et ta mère?... Elle n'est pas rentrée?

—Non, mais elle ne tardera pas, fit Thérèse, elle ne peut pas tarder...

Puis, sans cesser d'écrire, elle ajouta, d'une voix plutôt goguenarde:

—Il me semble bien... Non je ne devrais pas te le dire... Enfin, j'ai commencé, tant pis!... Oui, il me semble bien avoir vu tout à l'heure maman qui entrait à Saint-Germain-des-Prés!...

—Encore! murmura M. Raindal, avec un hochement de pitié... Cela fait au moins deux fois depuis ce matin... C'est déplorable!..

Thérèse fixait son père en souriant:

—Qu'est-ce que tu veux?... Puisque c'est son bonheur, sa tranquillité!

M. Raindal eut une grimace de mélancolie.

Lui, qui dans son athéisme philosophique et rogue, ne croyait à rien qu'à la science; lui que, même chez ses amis, la foi religieuse irritait comme une marque d'incompréhension, n'avait-il pas tout fait jadis pour les procurer à sa femme, ce bonheur, cette tranquillité, ou du moins ce qu'il jugeait tel? Et avec quelle patience, quelle abnégation, madame Raindal, mieux que quiconque, pouvait en témoigner, si encore elle se rappelait!...

La surprise, pourtant, avait été cruelle. A voir mademoiselle Desjannières, si gaie, si rieuse, si enfant malgré ses vingt ans, ou bien à voir son père, un avocat de Marseille venu par aventure tenter la fortune en Égypte, beau parleur, bon garçon, chanteur de chansonnettes, personne n'aurait soupçonné les secrètes ferveurs qui travaillaient la jeune fille. Bah! qu'importait à M. Raindal, puisqu'il aimait sa fiancée! Il la soignerait, la guérirait! Et dès le lendemain des noces à Alexandrie, puis à Paris où le ménage rentrait, la cure commençait, se poursuivait méthodiquement. Chaque jour, des heures durant, il discutait avec sa femme, la sermonnait, la raisonnait. Et elle, de son côté, se prêtait au régime, essayait par tendresse de vaincre ses terreurs. Mais, au bout de trois mois, un matin, elle se jetait aux genoux de son mari, en pleurant, en demandant grâce. Elle le suppliait d'interrompre le martyre, de la laisser retourner au confessionnal; et, devant tant d'affliction, il avait dû y consentir.

C'était une force surhumaine qui la poussait, une peur invincible, la crainte des châtiments que le péché entraîne. Une vieille bonne provençale, sorte de Dante domestique, lui avait, toute petite, infusé le germe du mal. Le soir elle lui décrivait, comme si elle en revenait, les sites rouges, les brûlantes horreurs, les affres éternelles où se débattent les pécheurs dans le pays d'enfer, la peine du dam, la peine du sens, les hurlements, les plaintes, les contorsions diaboliques. Et, à mesure que l'enfant devenait jeune fille, à la flamme de ces récits, son âme graduellement se faisait plus étroite, plus sensible, plus douillette au péché. Le moins grave d'entre eux lui pesait comme une faute irrémissible. Sous cet épineux fardeau, elle sentait son cœur étouffer. Il lui fallait alors courir auprès d'un prêtre, se décharger dans son indulgence de ce poids d'angoisse plus dur qu'un poids de fer. Souvent même, à la porte du sanctuaire, un scrupule l'arrêtait, un semblant d'oubli, qui la ramenait en hâte sur ses pas, pour implorer encore l'assistance de celui qui quittait la clôture sacrée. Et, depuis son mariage, depuis trente-deux ans, elle continuait ainsi, chassée sans cesse vers les églises par des tourments de conscience nouveaux, cachant chez elle ses épouvantes, incapable dehors de les dominer, craignant les railleries des siens et pleurant sur leur damnation.

—Son bonheur! Sa tranquillité! grommelait M. Raindal en écrivant... Ah! si seulement elle avait eu l'énergie de m'en charger!...


Mais deux coups vifs retentissaient au timbre de l'entrée.

—Attention! fit le maître, voici ta mère... Je suis curieux de ce qu'elle va nous dire...

Mme Raindal apparut sur le seuil, enserrée dans une longue douillette noire doublée de petit-gris et dont le drap usé brillait un peu aux épaules. Elle susurra d'une voix essoufflée:

—Attendez!...

Sous le manteau elle avait porté la main à son cœur pour en écraser les battements, et elle expliqua:

—Je suis montée trop vite...

—Assieds-toi, repose-toi, fit avec flegme M. Raindal.

—Mais non, c'est fini, cela va mieux!

Elle décrocha l'agrafe de la pèlerine, et alla embrasser son mari, puis sa fille. Elle avait les joues glacées par le vent du soir, froides comme une vitre, et sa poitrine haletait encore en se penchant sur eux.

—D'où arrives-tu donc si tard? demanda M. Raindal sans relever la tête de dessus son papier.

Elle se récria:

—Si tard!... Mais il n'est pas si tard... Il est cinq heures un quart tout au plus... Je viens de chez Guerbois commander un vol-au-vent pour dîner... Cyprien dîne, n'est-ce pas?

—Cyprien dîne!

Elle n'insista pas. Un commencement de frayeur l'étranglait, car elle venait de commettre quasiment le péché de mensonge. Alors elle tisonna le coke rougeoyant de la cheminée, abaissa la mèche de la lampe qui filait, et n'y tenant plus sous ce silence imprégné d'ironie, et de soupçons peut-être, elle sortit, les joues en feu maintenant, la poitrine gonflée de soupirs.

Thérèse et M. Raindal avaient simultanément redressé le front et échangeaient un sourire d'entente.

—Hein! as-tu vu... son vol-au-vent?...

Il haussait les épaules d'un air découragé. La jeune fille murmura avec compassion:

—Cette pauvre maman!... Elle est si bonne!...

34

III

Vers six heures moins le quart, l'oncle Cyprien passa dans son étroite cuisine obscure où il avait coutume de se cirer les bottes avant de sortir.

Il formait le projet d'aller rejoindre à la petite brasserie Klapproth, rue Vavin, son vieil ami, Johann Schleifmann, et de causer une bonne heure avec lui en sirotant l'apéritif.

Les personnes qui connaissaient l'antisémitisme de M. Raindal cadet s'étonnaient de son intimité avec ce juif de Galicie.

Mais lorsqu'on le questionnait à ce sujet, l'oncle Cyprien ne manifestait aucun embarras. Loin de là, il toisait dédaigneusement l'interrogateur, haussait les épaules, puis il vous apprenait—si vous teniez à le savoir—que ce Schleifmann était la plus brave pâte d'homme qui fût. Depuis huit ans qu'il le fréquentait, pas une seule fois il n'avait eu à s'en plaindre; et au reste, ces questions lui semblaient oiseuses, car, assurait-il, Schleifmann, quoique juif, était «aussi antisémite que vous et moi.»

En proférant cette assertion, l'oncle Cyprien exagérait, ou du moins il se méprenait sur les sentiments de son ami.

Schleifmann ne pouvait être rangé parmi ces juifs prudents qui renient leur juiverie par crainte des préjugés, platitude devant la majorité, intérêt professionnel ou mondain.

Son antisémitisme n'était fait au contraire que d'amour pour sa race et d'orgueil atavique. S'il paraissait antisémite, ce devait être à la façon d'un Jérémie, d'un Isaïe ou d'un Amos. En vérité, l'âpre esprit des vieux prophètes soufflait dans son cœur; et il ne maudissait ceux de sa religion que parce qu'ils se dérobaient aux destinées d'Israël et se corrompaient dans les frivoles vanités au lieu de régir le monde par l'influence de la pensée.

Cet orgueil sémitique avait même causé toutes les difficultés de sa vie aventureuse.

Docteur ès-sciences philosophiques de l'Université de Lemberg, il n'avait pas tardé à négliger l'ancienne loi mosaïque pour adopter la foi récente qui s'épandait dans l'univers: le socialisme. De cette loi, selon lui, les juifs avaient été les initiateurs comme de l'autre. Karl Marx et Lassalle lui apparaissaient les modernes délégués de Iaveh sur la terre pour apporter l'évangile nouveau et la religion économique de l'avenir. Il considérait leurs ouvrages comme des livres presque saints, et se réjouissait de voir une fois de plus la divine prépondérance juive s'affirmer par leurs écrits. Il s'était affilié aux principaux groupes socialistes de la ville et faisait, dans les faubourgs, une propagande active. Trois mois de forteresse, dix ans d'interdiction de séjour, l'arrêtèrent soudain dans son zèle sinon dans ses croyances.

En prison, il avait longuement réfléchi sur l'endroit où il se réfugierait après sa libération. En Autriche, en Allemagne, surveillé par la police et exposé aux attaques des antisémites, l'existence, pour lui, s'annonçait très pénible. Il résolut provisoirement de se retirer quelque temps en France et vint s'y installer vers la fin de 1882.

Il comptait subsister en donnant des leçons d'allemand, de philosophie ou d'histoire naturelle. Il arrivait muni de chaleureuses recommandations que lui avaient fournies des israélites de Vienne pour leurs parents et coreligionnaires établis à Paris. Et rapidement ainsi, il eut une petite clientèle d'élèves qui le mit hors du besoin, voire dans une certaine aisance.

Mais aussitôt il allait perdre volontairement ce bien-être par ambition idéaliste, manie de réaliser ses théories tout en ramenant les juifs aux devoirs héréditaires.

Il avait remarqué, dans les pays de l'Est, les contagieux progrès de l'antisémitisme, et il était imbu de cette conviction que le microbe antisémitique continuerait sa marche inflexible vers l'Occident, gagnant successivement la France, l'Angleterre, puis le nouveau monde, toute la chrétienté enfin.

Comment y résister, le combattre, lutter contre? Schleifmann avait là-dessus une doctrine fort nette qu'il déclarait puisée aux sources du plus pur judaïsme. Il fallait simplement, pour les israélites riches, revenir aux traditions de leur race dont la mission providentielle est de fournir aux peuples des exemples moraux, aux cerveaux des idées, aux cœurs une religion.

Dans ce sens, rompre avec les errements passés, quitter la société mondaine et cléricale où ils s'amollissaient au détriment de leur dignité, rentrer dans la démocratie d'où ils étaient issus, employer leurs rares facultés à la défense des humbles, à la victoire du droit, aux conquêtes sur l'injustice, et, finalement, sauf une rente individuelle qui ne dépasserait en aucun cas le chiffre de dix mille francs, opérer l'abandon des richesses acquises dont l'ensemble servirait à des fondations nationales, populaires ou colonisatrices,—tels se formulaient en bref les principaux moyens pratiques par lesquels Schleifmann prétendait assurer le salut et la gloire du peuple élu de Dieu.

Puis, au bout de quelques mois de séjour à Paris, il crut le moment propice pour soumettre aux parents de ses élèves, au clergé et aux notabilités de la juiverie, son audacieux plan de régénération. Mais il ne garda pas longtemps d'illusions sur le succès de l'entreprise.

Les juifs de finance venaient de se heurter contre la catholicité dans la première grande bataille. Une version disait: avec l'appui du ministère. Une autre: avec l'approbation ouverte d'un gouvernement gagné, de longue date, à la cause juive. Une troisième, plus modérée: avec la sympathie officieuse de l'Administration qu'inquiétait la révolte des fortunes catholiques. Finalement, soutenus ou seuls, ils avaient triomphé; et l'enthousiasme de la victoire les aveuglait. Jamais leur arrogance n'avait été plus folle, ni leur confiance dans la loi plus obtuse.

Partout Schleifmann fut éconduit. Les rabbins, effarés à la pensée des ennuis qu'il pourrait leur susciter avec la haute finance, toute-puissante dans le consistoire, le supplièrent de ne pas donner suite à ses dangereuses utopies. Les riches et les demi-riches le congédièrent par des paroles sèches, ou des plaisanteries méprisantes.

Fort peu daignèrent discuter. Ils tapaient d'un air paternel sur l'épaule du têtu Galicien et lui demandaient si c'était sérieusement, voyons, que lui, M. Schleifmann, un homme érudit et sensé, parlait de toutes ces sornettes. L'antisémitisme? Bon pour les pays germaniques, les pays slaves où, soit dit sans vouloir l'offenser, les juifs étaient ce qu'il savait bien! Mais, en France, dans le pays de toutes les libertés, sur la belle terre de France, mère de la Révolution et de la sublime Déclaration des droits de l'homme, jamais, jamais, au grand jamais, il entendait, l'antisémitisme ne fleurirait. Et on éclatait de rire en lui offrant un cigare.

A ces échecs d'amour-propre ne se borna pas la mésaventure du coupable Schleifmann. Beaucoup de parents, effrayés par ses théories, lui retirèrent leurs enfants. Il resta, ayant juste de quoi vivre ou de ne pas mourir de faim, avec le tiers à peine de sa jeune clientèle.

La catastrophe était complète. Il la supporta vaillamment.

Afin de parer aux éventualités, aux maladies possibles, il vendit tous ses meubles, tous ses livres sauf une centaine de volumes indispensables,—la Bible, l'Imitation, Gœthe, Spinosa, Shakespeare, Mendelssohn, Renan, Taine, les poésies de Victor Hugo et les écrivains socialistes.

Puis il loua, au sixième étage d'une maison de la rue de Fleurus, une vaste chambre bien éclairée, où il attendit en lisant que la fortune et l'humanité lui devinssent moins mauvaises.

Trois ans s'écoulèrent ensuite, et il doutait, à la fin, de sa perspicacité prophétique, quand les faits brusquement lui rendirent la foi.

Tout de même, sous le fumier de l'envie et des ressentiments, sous l'engrais des maladresses et des exactions, l'antisémitisme commençait à germer, à fleurir sur la belle terre de France. Et chaque jour, en dépit des grillages et des règlements, des lois écrites et des droits de l'homme promulgués, sa floraison ardente s'épanouissait davantage.

Johann Schleifmann en eut d'abord une joie vaniteuse, puis un vif chagrin. Et il suivit l'affaire, partagé toujours entre ces impressions adverses.

Il s'affligeait des attaques cruelles, partiales, qu'on prodiguait à ses coreligionnaires, mais il ne pouvait se défendre d'un certain orgueil, en songeant qu'il les avait prédites. Plus on les dénigrait injustement, plus sa fureur croissait contre eux. Ah! les imbéciles, les pauvres êtres! S'ils avaient voulu, pourtant! Et, lorsque les journaux mondains racontaient les magnificences de leurs garden-parties, de leurs raouts ou de leurs chasses à courre, il avait des ricanements méchants et navrés, il répétait tout haut d'un ton sardonique comme des mots de malédiction: «Garden-parties, raout, chasse à courre!...» Oui, oui, ils n'avaient qu'à «gardener», à danser, à chevaucher. Ils jouissaient de leur reste, les gaillards! Et l'indignation l'emportait, au calcul de tant d'argent gaspillé par sottise, dont une part seulement donnée de bon cœur au peuple, eût tout refait, tout arrangé, en servant une cause généreuse.

C'était vers cette époque qu'il avait lié connaissance avec M. Cyprien Raindal, à la brasserie Klapproth où ils prenaient tous deux pension.

Dès les premiers mots, ils s'étaient plu, ils s'étaient sentis mutuellement attirés. De nationalités différentes, de religions antagonistes, de tempéraments divergents, ils se trouvaient, sans avoir les mêmes rancunes, détester les mêmes castes. La curiosité, de plus, les avait associés, l'oncle Cyprien découvrant dans Schleifmann pour ses haines une mine de documents exceptionnels, et Schleifmann dans l'oncle Cyprien un spécimen inappréciable des ennemis de sa race. Puis, ils mûrissaient, en cachette, des projets l'un sur l'autre. Le Galicien voulait convertir son ami aux doctrines de Karl Marx, tandis que M. Raindal cadet s'était juré d'arracher l'exilé à ses opinions internationalistes. Et enfin, par surcroît, la Pauvreté les unissait, la Pauvreté qui de ses mains rugueuses malaxe tous les humbles en une pâte identique, les coagule en une famille pareille, les transforme en frères et alliés, malgré l'âge, l'origine et tout ce qui s'y oppose. De sorte que, depuis huit ans, ils n'avaient presque pas passé un jour sans se rencontrer dehors ou s'aller visiter dans leurs mansardes respectives.


L'oncle Cyprien, ayant achevé sa toilette, ouvrait la porte pour sortir. Il recula de stupeur en apercevant, sur le seuil, la main au cordon de la sonnette, Schleifmann, Johann Schleifmann lui-même.

—Comment, c'est vous?

—Oui, c'est moi! fit Schleifmann de sa voix que la pratique de l'hébreu avait rendue un peu nasillarde et traînante... Je ne vous ai pas vu hier et je venais savoir si vous étiez malade...

—Oh! rien, un brin de rhumatisme, mon sacré rhumatisme... Mais, entrez donc, mon cher,—fit M. Raindal cadet qui enlevait son chapeau.—Il me semble qu'il y a des siècles que nous n'avons causé!...

Il referma la porte, en tirant par la manche son vieil ami Johann.

—Soit! Causons... Je vous apporte, du reste, une surprise, que je vous avais annoncée l'autre jour! répliqua Schleifmann avec un sourire... Tenez, savourez!...

Et il jeta sur la table une sorte de dictionnaire à couverture de toile rousse au dos duquel se lisait en lettres noires: Annuaire de la Finance française.

Pendant que l'oncle Cyprien examinait, palpait le volume, Schleifmann s'était à moitié étendu sur le petit canapé de reps et semblait suivre des pensées narquoises. Il avait le type des juifs asiatiques, une figure de kalmouk au teint cireux, le nez camard, retroussé du bout, largement ouvert, des yeux jaunâtres, petits et scintillants de malice. Sa barbe et sa chevelure grises étaient crépues, floconneuses comme une toison de mouton, et, pour atténuer sa myopie, il portait de larges lunettes d'or, suprême élégance des universitaires teutons.

—Hô, mon garçon! s'écria-t-il tout à coup de sa voix traînarde... Il y en a là-dedans, des noms!... Et des juifs, et des musulmans, et des chrétiens, des goys aussi... Des noms de tous les pays et de toutes les religions... Oui, c'est à tous ces noms-là qu'appartient la richesse du pays... C'est tous ces noms-là qui signent ce qui nous tond et nous gruge, vous comprenez, mon bon Raindal?... Un de ces noms-là au bas d'un papier, c'est plus qu'une cartouche de dynamite au bas d'une maison... Ça vous fait sauter, danser les millions comme des oranges aux mains d'un jongleur... Mais, le Seigneur soit loué, cela ne durera pas toujours, mon ami!...

—Ouais! vous êtes un malin, Schleifmann! murmura M. Raindal cadet en décochant au Galicien un regard scrutateur par-dessus le livre qu'il tenait entr'ouvert... Nous savons votre jeu... Vous voulez de nouveau m'allumer sur votre socialisme... Eh bien, non! bernique! Cela ne prendra pas encore ce soir... Je suis pour la liberté, moi, et pour la propriété, et pour tout le tremblement de notre sale société, à condition qu'on soit honnête, par exemple... Ah! mais oui... Sans ça, pan, pan! Au mur, messieurs les chéquards!...

Schleifmann protesta avec mollesse du désintéressement de ses remarques; puis, approchant de l'oncle Cyprien qui s'était attablé pour mieux consulter l'annuaire, il s'assit à côté de lui et se mit à le guider dans ses fouilles parmi le réseau terrible des banques, conseils d'administration, comités, sous-comités et autres mystérieux groupements de combat.

M. Raindal cadet, progressivement, se surexcitait à cette lecture. Quand un même nom se répétait en deux, trois, quatre conseils, il poussait des cris de détresse comme un homme qu'on égorge ou qu'on pille. Mais surtout les noms à désinences hébraïques l'exaltaient d'une joviale colère.

—Encore un! lançait-il à Schleifmann.

—Il me semble! ripostait mélancoliquement le Galicien... Est-ce de ma faute?

Ils reprenaient leur lecture et, à les voir de dos, ainsi penchés sur le gros volume, les têtes proches, les coudes entreserrés, on eût dit deux sages petits garçons parcourant avidement ensemble quelque livre d'images ou un passionnant recueil d'aventures.

Mais, soudain, l'oncle Cyprien redressa le buste et frappant son front bombé aux angles:

—A propos, Schleifmann, vous qui connaissez tout Paris, connaissez-vous un nommé Lemeunier de Saulvard?...

—De l'Institut?

—Oui, parfaitement.

Si Schleifmann connaissait Saulvard? Mais il ne connaissait que cela. Justement, Saulvard déposait ses fonds à la banque Stummerwitz; et, plus d'une fois, le Galicien en avait entendu parler chez les Stummerwitz, car il enseignait l'allemand aux petits de la maison, ou plutôt il les affermissait dans la science de cette langue, dont, dès le berceau, ils avaient reçu les rudiments de leur grand-père maternel, né à Stuttgart, ainsi que de leur aïeul paternel, originaire de Cologne. Et, vivement, en une centaine de mots acerbes, le compte de Saulvard fut réglé.

Un monsieur, soit dit sans reproche, peu catholique, ce Saulvard!... Savant de troisième ordre, esprit des plus médiocres, écrivain anémique, flagorneur en outre, intrigant et rapace, il s'était servi de ses relations avec la haute finance pour parvenir à l'Institut, puis de son titre d'académicien pour pénétrer dans les conseils d'administration. On n'avait, d'ailleurs, qu'à se reporter à la table de l'Annuaire. (L'oncle Cyprien, fébrilement s'y reporta.) Il y figurait trois fois, comme membre de trois conseils lucratifs, quoique discrédités. Quant à sa femme...

—Une cafarde, probablement? interrogea M. Raindal cadet.

Non, pas une cafarde:—une dévergondée. Schleifmann, mieux informé d'habitude, ignorait le nom de ses amants divers: mais il en citait deux, tout au moins, au sens symbolique et sommaire, affirmant qu'elle avait forniqué avec Dieu et avec le diable. Vaniteuse, d'autre part, menée par le snobisme, peinte et poudrée jusqu'aux reins, médisante, aigrie par une maladie d'estom...

M. Raindal cadet n'en put écouter plus, il étouffait, débordait.

—Pardonnez-moi, Schleifmann, fit-il, en posant amicalement sa main sur l'épaule du Galicien... J'oublie l'heure... Je dîne avec mon frère, qui, précisément, va ce soir au bal chez ce coquin... Je suis bien aise d'être si complètement renseigné; non, je vous jure... bien satisfait... Vous ne m'en voulez point, n'est-ce pas? Je n'ai que le temps! Je file... Vous venez!...

Et au bas de l'escalier il précipita les adieux, tant la hâte le talonnait d'être arrivé rue Notre-Dame-des-Champs et de déverser là, sur l'indolence fraternelle, la masse d'immondices dont libéralement Schleifmann l'avait empli.


M. Raindal ne vit pas entrer son frère sans une certaine appréhension.

Il le savait en un de ses jours de crise discoureuse et pressentait pour la soirée une reprise d'hostilités, de controverses, qui d'avance l'indisposait. Il l'accueillit donc d'un air froid, comme afin de prévenir toute nouvelle tentative d'attaque; et, lui tendant distraitement la main:

—Je suis à toi, je finis un travail urgent... Si tu veux m'attendre au salon, ces dames y sont...

Puis, l'oncle Cyprien sorti, il se loua de son énergie. De tout temps, au demeurant, sur quelque sujet que ce fût, il avait horreur de discuter avec son frère. Comme dans le tournoi d'antan interdit aux vilains, il lui fallait comme antagonistes des pairs, des preux de sa caste, du même rang intellectuel et pratiquant sans défaillance la noble escrime des idées. Autrement, il fuyait pour décliner la lutte, se défilait par des acquiescements courtois, ou feignait, au besoin, une surdité subite.

Mais à table, son contentement redoubla. Jamais l'oncle Cyprien ne s'était montré aussi gai, aussi affable et peu enclin aux querelles. Il plaisantait Thérèse sur son mariage prochain, l'appelait à tout propos «Madame mon neveu», ou annonçait à Brigitte, la servante, une jeune Bretonne rougeaude, que, sapristi! bientôt ç'allait être son tour.

Thérèse acceptait de bonne grâce ces facéties un peu vulgaires. Elle permettait beaucoup à son oncle, ayant deviné tout ce qui se dissimulait de tendresse réelle dans ce cœur intolérant et sous ces imprécations furibondes.

Quant à Mme Raindal, secrètement elle admirait son beau-frère. Elle lui était reconnaissante de détester les juifs, en qui elle exécrait les bourreaux du Sauveur, et elle excusait ses blasphèmes concernant les ecclésiastiques, en faveur de son aversion contre la race déicide.

Sa petite figure ronde, aux joues molles et blêmes, s'empourpra d'un afflux de vanité, quand il la complimenta sur l'excellence du vol-au-vent; et jusqu'à la fin du dîner elle ne cessa de s'esclaffer à toutes ses saillies, bien que le comique véritable souvent lui en échappât.

M. Raindal, par politesse, l'imitait d'un sourire; et le café pris, il regagna, avec son frère, le cabinet de travail, tandis que ces dames se rendaient à leur toilette. Ils restèrent quelque temps à méditer isolément, sans rien dire. Le maître somnolait, les yeux mi-clos, les pieds vers la grille rutilante de la cheminée, dans cette parfaite quiétude qu'on éprouve près d'un ami sûr. L'oncle Cyprien, lui, avait allumé sa lourde pipe de merisier des Vosges et marchait par la pièce en poussant de puissantes bouffées. Il se préparait à lancer sa mitraille exterminatrice, toutes ces révélations meurtrières, que depuis deux heures il retenait par raffinement de plaisir intime.

Et, brutalement, il lâcha la première bordée:

—Ah! au fait, il est frais, ton bonhomme de ce soir!

Ce fut comme le canon d'alarme réveillant le soldat endormi au bivouac. M. Raindal tressaillit d'émoi, et, avec humeur:

—Quoi? fit-il. Quel bonhomme?

—Ton Saulvard, pardi!... Oh! j'ai sur lui de gentils renseignements... Il peut s'en féliciter, le monsieur!

Et, coup sur coup, toutes les munitions amoncelées par Schleifmann y passèrent.

—Tu m'étonnes infiniment! balbutiait M. Raindal... Je connais peu Saulvard, j'en conviens... Je n'ai guère eu avec lui que des relations professionnelles.. Cependant jamais je n'avais entendu dire... Ton ami Schleifmann doit exagérer...

A ces défaites, l'oncle Cyprien souriait en dessous, sans répondre, tout au soin de vider dans un cendrier le culot éteint de sa pipe.

—Mais, dis-moi, reprit-il après un moment de silence... Où habite-t-il, ce Saulvard?...

M. Raindal s'agita sur sa chaise. Il prévoyait la gravité de la réponse à faire, et, essayant d'équivoquer:

—Je ne sais, mon Dieu plus... C'est la première fois que nous y allons... Thérèse a la carte d'invitation et te le dira...

—Tu ne sais pas? fit d'un ton sceptique et agressif l'oncle Cyprien... Allons donc!... J'admets que tu ne saches pas le numéro... Mais la rue, le quartier, tu le sais bien?

—Il me semble, répliqua M. Raindal en cachant son malaise et simulant des recherches lointaines... Il me semble qu'il habite avenue Kléber... oui, c'est cela, avenue Kléber...

—Evidemment! s'écria d'un ton vainqueur l'oncle Cyprien... Je l'aurais parié...

Et alors, dans un tumulte de vociférations et de phrases comminatoires éclata sur le maître la tempête redoutée.

L'oncle Cyprien venait en effet de trouver une occasion pour replacer sa théorie des Deux Rives, et il la retonitruait avec fracas.

A vrai dire, il n'en était pas l'unique auteur. Schleifmann et lui devaient s'en partager la gloire. Le Galicien avait fourni l'idée, l'oncle Cyprien les développements d'éloquence et la vigueur de son organe. Mais, à force de se la réciter réciproquement, de la ciseler ensemble et de l'accroître en commun, ils avaient fini par n'y plus discerner leur lot personnel de collaboration, et par s'en attribuer chacun la paternité, quand l'autre était absent.

Selon eux, Paris se composait de deux villes absolument distinctes par la population, les mœurs, les coutumes. La Seine séparait ces deux cités ennemies; et, sur ses rives, Sion la vénérable s'étendait en face de Gomorrhe.

Sion, la rive gauche, figurait la contrée de vertu, de science et de foi. Son peuple, chaste, modeste et laborieux, avait conservé, dans la pauvreté et le labeur, les traditions nationales, honnêtes et décentes. Les hommes y étaient purs, les femmes irréprochables. Tout l'héritage des ancêtres, loyauté, dévouement, grandeur d'âme, s'y transmettait de père en fils, à l'abri des corruptions de l'argent et des honteux exemples de l'étranger. C'était en réalité la ville sainte.

Gomorrhe, la rive droite, représentait la région du vice, de la licence et de l'improbité. Elle servait de repaire à toute cette racaille cosmopolite, à toutes ces hordes sournoises d'exotiques, qui, peu à peu, après la guerre, s'étaient silencieusement glissées, agglomérées en France. Multitude nomade, scélérate et pillarde sans principes, sans patrie, sans morale, et que seule unifiait la soif de l'or ou des plaisirs grossiers. L'agio avait rempli ses coffres et les manœuvres criminelles payé ses fastueuses demeures. Les femmes y valaient les hommes, faisant fleurir l'adultère auprès de l'escroquerie. Des quartiers entiers, et des plus beaux, étaient devenus son domaine. Chaillot, Monceau, Malesherbes, le Roule courbaient devant ses ordres et devant son argent. On voyait là de longues rangées d'hôtels tous peuplés de rastaquouères, et des maisons que du haut en bas, à chaque étage, les juifs avaient conquises. Le Sémite de Francfort y fraternisait avec l'aventurier du Nouveau-Monde, l'Américain suspect avec l'Oriental douteux. Et tout le pays s'épuisait à servir cette tourbe impudente, qui commandait en baragouin. La rive droite, c'était la ville maudite.

De ces descriptions et de ces parallèles, l'oncle Cyprien tirait toujours de gros effets, d'interminables discours et comme une marque locale pour apprécier les gens. Qu'on habitât sur la rive gauche, tout de suite on acquérait ses sympathies. Qu'on logeât sur la rive droite, en un quartier riche, du coup il vous décernait sa méfiance, quitte à vous rendre justice, après, si vous méritiez son estime.

Et quoique M. Raindal se fût souvent évertué à combattre tout ce que cette théorie pouvait avoir d'incertain psychologiquement ou topographiquement d'inexact, l'oncle Cyprien y persistait parce qu'elle était simple, violente et corroborait ses passions.

Mais ce soir surtout, reposé par le silence des deux journées d'avant et fouetté par la visite de Schleifmann, il chevauchait sa doctrine autour de M. Raindal avec une recrudescence d'audace provocatrice et caracoleuse.

—Oui! criait-il à son frère, en piétinant dans la pièce... Tu ne sais rien... Tu ne connais rien... Tu vis dans ton coin, enfoui au milieu de tes momies, dans ton carphanaüm de livres... Tu n'as jamais été plus loin que le pont des Saints-Pères... Tu es une dupe, un exploité, un enfant... un goy, comme dit Schleifmann. Mais va donc te promener un jour où je t'indique... Cause, informe-toi, questionne... Et tu verras... Il se passe, dans ce monde-là, dans ces maisons-là, des saletés de premier choix, des choses abominables!...

M. Raindal, à bout de patience muette, risqua une des parades usitées par lui dans cette polémique où les ripostes à la longue étaient devenues régulières, machinales, comme dans un duel de théâtre.

—Pourtant tu ne prétendras pas que toute la vertu de Paris s'est réfugiée dans notre quartier!... Et je te le répéterai sans me lasser: il y a de l'autre côté de l'eau beaucoup de personnes de la bonne société, de l'aristocratie même, qui ont quitté le Faubourg pour s'installer dans les quartiers neufs, aux Champs-Elysées, par exemple... Eh bien! ceux-là, tu ne me diras pas que ceux-là...

L'oncle Cyprien releva le défi, d'un ricanement apitoyé:

—Ha! ha!... je ne te dirai pas?... Mais si, mon ami, je te dirai!...

Et il se mit à dire, bondissant de digressions en digressions, sabrant à gauche, à droite, en avant, en arrière, faisant le moulinet des idées et abattant partout des têtes, dans une furie de charge universelle. Tour à tour l'aristocratie dégénérée, la juiverie, la chéquardise et la prêtraille subissaient le choc de ses coups, et il les renforçait par des citations de ses maîtres favoris, qui l'excitaient comme des cris de guerre.

M. Raindal se tut, un moment. Mais, sentant que le silence exaspérait peut-être plus l'adversaire que des répliques anodines, il rouvrit le robinet aux généralités conciliantes. Cela suintait de ses lèvres par phrases amorphes, inachevées, par petits jets intermittents, comme la bave incolore et limpide qu'on voit couler au menton des poupards, ou cela séchait soudain au vent des invectives:

«... La plaie des démocraties... mal nécessaire... Ce M. Rochefort a bien de l'esprit... L'expérience nous enseigne... Ce M. Drumont ne manque pas de verve... Une des fautes du régime ploutocratique... Ça n'est pas d'aujourd'hui que les traitants ou les financiers... Je ne nie pas que M. Schleifmann soit un cerveau fort distingué... Nous atteignons à un tournant de l'histoire...»

Il fallut l'entrée de Thérèse pour le délivrer. En la voyant, l'oncle Cyprien avait instinctivement baissé la voix. Car, autant les détours timides de M. Raindal lui inspiraient d'assurance, autant il craignait les gouailleries ou les nettes reparties de mademoiselle son neveu.

—Eh bien! qu'arrive-t-il donc? questionna doucereusement Thérèse... Je gagerais, mon oncle, que tu es encore à taquiner ce pauvre père?

—Hum!... Non, non! fit d'un ton contraint l'oncle Cyprien... Pas du tout, nous causions... Et tu comprends, on se monte, on s'échauffe...

Thérèse le considéra, avec une moue railleuse:

—Oui, oui, mon oncle, tu te montes, tu t'échauffes... Je l'ai bien entendu de ma chambre...

Et, se tournant vers M. Raindal:

—Allons, père, il est onze heures... Maman est prête... Va passer ton habit...

Demeurée seule avec l'oncle, elle se rapprocha de la cheminée, pour rétablir, devant la glace, sa coiffure que les fleurs avaient écrasée par endroits. C'étaient des œillets blancs, qu'elle portait en mémoire d'Albârt. Leur blancheur touffue égayait sa physionomie; et dans l'encadrement de mousseline rose que lui faisait le corsage, sa poitrine, par reflet, semblait d'un grain moins jaune, plus délicat.

Elle se sourit ingénument. Elle était surprise de se trouver ainsi, gracieuse, séduisante, presque jolie. Et de fait, elle avait cet immatériel chatoiement de beauté que projette d'abord sur les femmes la splendeur insolite des toilettes de gala. Charme éphémère, léger comme une teinte de pastel, qui s'efface, s'évapore dans la chaleur et les rivalités du bal. Mais, au logis, il rassure les plus laides. Un instant, dans la solitude du chez soi, devant son miroir, on se trouve belle, assez belle, trop belle—et l'on ose partir, on part.

—Alors, mon neveu? interrogea l'oncle Cyprien qui observait d'un regard amical ces petits manèges de coquetterie... Alors, comme cela, nous allons nous amuser dans le monde où l'on s'amuse?...

—Prodigieusement, mon oncle! fit Thérèse avec un soupir. Et il faut s'amuser ici-bas... Il y aura toujours des gens qui s'amuseront. Il y aura toujours une société dépravée, frivole... S'ils ne s'amusaient pas de l'autre côté de l'eau, ils s'amuseraient par ici, voilà tout... C'est la loi. Tu n'y peux rien...

L'oncle Cyprien rebroussa de la main les crins de sa tête rase, qui crépitaient un à un sous ses doigts.

—Philosophie! Philosophie! murmurait-il dédaigneusement... Et puis, tu sais, mon neveu, nous ne discutons pas, nous deux... Tu es trop forte, trop sûre de toi. Là! je l'avoue, tu me gênes!...

M. Raindal rentrait suivi de Mme Raindal, emmitouflée dans sa longue pèlerine, les cheveux piqués d'une vieille aigrette mauve, aux poils épars et fléchissants comme un pinceau usé.

—Eh bien! nous descendons tous? demanda le maître à son frère.

—Mais oui, en route, mauvaise troupe!

Devant la porte un fiacre attendait, dont Brigitte remit le numéro à M. Raindal.

La famille s'entassa dans le fond. L'oncle Cyprien referma la portière; et, comme la voiture s'ébranlait:

—Bonne chance! cria-t-il. Bonne soirée, mon neveu!

Après quoi, il pinça cordialement le menton de Brigitte, qui souriait d'un air nigaud.

—Dormez bien, ma fille... Rêvez d'un promis!

Puis, le collet relevé, il tourna dans la rue Vavin: et, tout enfiévré de son triomphe, il faisait tournoyer à chaque pas, comme une sanguinaire masse d'armes, sa grosse canne en bois de cornouiller.

IV

Le bal qu'offraient M. et Mme Lemeunier de Saulvard (de l'institut) «en leur appartement» de l'avenue Kléber à l'occasion des fiançailles de Mlle Geneviève de Saulvard, leur nièce, avec M. Brisset de Saffry de Lamorneraie, lieutenant au 21e hussards, avait attiré une grande affluence.

Armée, beaux-arts, littérature, science, haute bourgeoisie, gens de savoir, gens de club, gens de banque et gens de salon, le contingent complet de leurs relations emplissait dès onze heures ledit appartement; et tout le monde, à défaut d'autre sujet d'entente, s'accordait pour déclarer la fête très réussie.

Les Saulvard, au reste, méritaient cet éloge, n'ayant pas ménagé les frais. Le buffet était somptueux, surchargé d'argenteries, de viandes, de sandwiches en pile, de glaces, de boissons odorantes, et les assiettes de fruits frappés y étalaient de loin en loin leurs larges rondelles roses ou vert pâle, comme des plaques de soie terne. Partout on avait prodigué les fleurs, en massifs, en corbeilles, en guirlandes. Des digues de chrysanthèmes blancs masquaient de leurs enchevêtrements crochus les croisées jusqu'à la moitié; et des chaînons de roses d'hiver frêles grimpaient le long des lustres, où, par les facettes du cristal, fulgurait avec calme l'intense lumière des lampes électriques.

L'orchestre était composé de Tziganes, en vestes rouges soutachées d'or. Ils formaient devant le piano une sorte de garde d'honneur barbare; et, dans l'intervalle des danses, on s'arrêtait pour les voir fourbir leurs instruments étranges, comme des sauvages au camp.

Puis ils commençaient à jouer leurs airs sensuels. Un couple, deux couples, trois couples se levaient; et aussitôt les lueurs du parquet vide qui reflétait les lustres, disparaissaient sous la foule emmêlée des danseurs. Des mères souriaient. De vieux savants, rêveusement, rythmaient du pied la mesure, et des têtes de jeunes femmes se penchaient en arrière avec des regards enamourés. Sous la béatitude de cette musique énervante, tous frémissaient un instant, malgré eux, d'une jouissance pareille qui les rapprochait; et on pouvait se croire alors à une de ces réunions où des gens du même monde fusionnent dans une intimité joyeuse, avec la sécurité de l'entre-soi.

Mais à l'accord final, l'illusion tombait. C'était comme ces liquides, réfractaires au mélange, qui, dès qu'on cesse de les agiter, se séparent et mécaniquement reprennent leur couleur et leur place. Le tourbillon des danseurs se désagrégeait, les enlacements se dégrafaient, les regards affiliés rompaient leurs attaches. Chacun, d'instinct, retournait à son rang, vers les siens. Et de nouveau, dans l'interstice des groupes hostiles ou au milieu de la salle, le parquet étendait sa steppe intimidante qui luisait sous les lustres.

Pour s'y aventurer, il ne se trouvait guère que quelques hardis jeunes gens des grands clubs: Gérald de Meuze, Tommy Barbier, Patrice de Vernaise, Saint-Pons, le petit prince de Tavarande, qui s'étaient commis là sur les suppliantes instances de Mme de Saulvard; et aussi des camarades du fiancé, en dolman bleu ciel et pantalon garance à bande claire, titrés pour la plupart ou portant de ces noms bourgeois qui, à défaut de la noblesse, sonnent la vieille fortune, la famille dûment établie.

Ils se promenaient autour des salons, seuls ou bien deux par deux, l'air méditatif, soutenant d'une main leur coude replié et frisant de l'autre leur moustache. Ils examinaient les femmes une à une, studieusement, comme des bêtes à la foire; et ils avaient tous la paupière si lourde, si dégoûtée, qu'on ne savait au juste s'ils rapetissaient exprès leurs yeux aux dimensions de ce petit monde, ou s'ils n'étaient point tourmentés peut-être par une permanente et rebelle envie d'éternuer.

Quant aux autres éléments de l'assemblée, Saulvard avait vainement tenté de les fondre ensemble, au début du bal, puis, devant les résistances, il avait renoncé.

La haute banque avec la grande industrie et leurs tenants à toutes deux formaient ainsi un clan compact dans l'angle de droite du premier salon. Rieur, papoteur, caquetant et se suffisant à soi-même, ce groupe s'assombrissait si un intrus osait y quémander une chaise, un peu de terrain, le moindre accès. Il ne se montrait accueillant que pour les représentants de l'aristocratie. Mais ceux-ci, massés à coté, en une petite élite, se serraient étroitement après les saluts de rigueur; et affectant, dès lors, d'ignorer leurs joviaux voisins, ils se réservaient entre eux les cordialités et les sourires. Sauf quelques gentilshommes que le goût de la chair fraîche ou le besoin de conseils financiers aguichait vers l'autre clan, le groupe de la noblesse demeurait donc fidèle à ses principes de séparatisme et à ses virtuosités de morgue.

Les Académies également conservaient leurs distances. Les cinq sections de l'institut siégeaient à la ronde sans fraterniser. A peine y échangeait-on de brèves aménités ou se passait-on des chaises pour éviter la promiscuité avec l'Académie de Médecine, cette intruse, que signalait à tous une odeur volatile d'iodoforme ou de phénol apportée dans l'étoffe des habits.

Les ménages de littérateurs s'étaient constitués en cercle fermé avec les ménages des peintres et des musiciens. Mais la gêne y régnait ou l'animosité réciproque.

Si bien que peu à peu, Saulvard, en faction à la porte, prenait l'aspect d'un surveillant de bal public, d'un contrôleur de casino qui marque l'entrée des abonnés, en cajolant de même ses clientèles diverses.

Petit, chauve, les yeux obliques, la face jaune bandée de courts favoris blancs—une tête de Japonais devenu maître d'hôtel—il souriait sans cesse, s'inclinant, se redressant, sautillant sur ses hauts talons pointus, comme dans l'attente ou le remerciement d'un pourboire. A chaque invité, dès le seuil, il murmurait, pendant quatre ou cinq pas, des flatteries appropriées. Ses regards roulaient alentour, discrets, confidentiels, et, de loin, on eût dit qu'il désignait aux arrivants le chemin du vestiaire ou de quelque autre endroit.

Lorsque les Raindal parurent, d'une alerte glissade il s'élança à leur rencontre.

—Ah! mon cher collègue!... Quelle joie!... Je commençais à désespérer...

Il avait happé entre ses deux mains la main de M. Raindal, et il continua:

—Je ne vous ai pas revu depuis votre succès!... Quel triomphe!... Quel beau livre!... Madame... Mademoiselle...

Il saluait, puis, se haussant jusqu'à l'oreille de M. Raindal, il chuchota:

—Vous savez, notre jeune homme est là... Un charmant garçon... Il plaira tout à fait à mademoiselle votre fille... C'est forcé.. Fata volunt!... Venez par ici, venez, mon cher collègue, et je vous amène le phénix...

D'une instinctive pression sur l'épaule, il aiguillait M. Raindal vers le coin du salon où la section des Inscriptions avait disposé ses retranchements. Quelques chaises y demeuraient libres au premier et au second rang. M. et Mme Raindal s'installèrent en arrière, Thérèse devant, entre les deux filles d'un collègue de son père. Elles étaient maigres, menues, comme un attelage étique de fiacre à galerie, et, en causant, à la dérobée, elles inspectaient sa toilette. A la voix de Saulvard qui reparaissait suivi d'un jeune homme de petite taille, Thérèse dressa la tête.

—Mon cher ami, mon cher maître, héla-t-il par-dessus les demoiselles, permettez-moi de vous présenter un de nos jeunes confrères que vous connaissez assurément de nom: M. Pierre Bœrzell...

Les deux savants balbutiaient des paroles de courtoisie que ni l'un ni l'autre n'entendit. Saulvard ajouta:

—M. Pierre Bœrzell... Mlle Raindal...

Le jeune homme esquissait un salut gauche, et, comme le prélude d'une valse déroulait ses lentes harmonies, il murmura:

—Mademoiselle, voulez-vous m'accorder cette valse?

Thérèse refusa d'un ton de sympathie:

—Non, monsieur, je vous remercie... Je ne danse pas... Mais, si vous le désirez, nous pouvons la causer, comme on dit, je crois...

Bœrzell bredouilla une acceptation reconnaissante. Justement les petits chevaux de fiacre venaient de partir en course pour la valse. Il s'empara d'une des chaises restées vides à côté de Thérèse; et, tout de suite, la conversation, habilement engagée par elle sur le terrain scientifique, devint cordiale, presque familière.

Il n'était pas beau, ayant la poitrine étroite, le nez un peu court, des joues boursouflées, qui débordaient comme des cloques hors d'une barbe enfantine, et les paupières rougies par le travail du soir. Mais ses yeux, derrière les verres épais du pince-nez, brillaient d'un éclat tendre et bon. Il avait dans la causerie ces inflexions caressantes, minutieuses, des gens d'intellect qui aiment à faire tinter leurs mots comme des pièces de solide aloi; et, tandis qu'il parlait, ses gestes se démenaient plus allègres, plus vivaces, ses bras se déglaçaient, rejetant graduellement leur carapace de malaise.

Bientôt, M. Raindal, par curiosité, avança sa chaise et se mêla au marivaudage des deux jeunes gens. Ils flirtaient sur le sens d'une inscription trilingue récemment découverte en Mésopotamie, et Thérèse défendait son interprétation, avec cette assurance de professionnelle, cette voix d'homme qu'elle prenait toujours dans les discussions de science.

—Ah! monsieur! s'écria Bœrzell, découragé... Mademoiselle est très forte, beaucoup plus forte que moi!... Elle m'a battu...

M. Raindal acquiesça d'un sourire:

—Et vous n'êtes pas le premier, monsieur!... Tenez, moi-même, souvent...

Mais la valse finissait, et les petites haridelles, rentrant à la station, délogeaient le jeune savant. Il proposa à Thérèse:

—Accepterez-vous, mademoiselle, que je vous conduise au buffet, ainsi que madame votre mère?...

—Avec plaisir, monsieur!... Viens-tu, maman?

Et, tous trois, Mme Raindal au bras de Bœrzell, Thérèse les suivant, ils se dirigèrent vers le buffet, parmi la presse des danseurs qui regagnaient leurs chaises.

M. Raindal les contemplait s'éloigner, figé dans sa posture favorite: les coudes serrés au buste, les avant-bras relevés, les mains pendant au bout du poignet, toutes molles, comme les pattes d'un chien qui fait le beau. De sa place, par la baie de la porte ouverte à deux battants, il pouvait apercevoir, sans se pencher, la salle du buffet. Il voyait le dos de sa femme courbée sur la table d'apparat, où elle picorait hâtivement. Puis, contre la haute cheminée, bourrée jusqu'au marbre de floraisons blanches, Thérèse avec Bœrzell, dégustant à petits coups de cuiller des glaces roses qui semblaient des fruits, ou s'arrêtant par moments pour rire en se regardant, se parlant de près comme des amis de vieille date.

Oh! si elle se décidait, si elle agréait le jeune homme! Non, ce serait trop beau!... Et qui sait, pourtant!... Tour à tour, aux remous des réflexions contraires, les lèvres de M. Raindal s'étiraient en sourires attendris ou se plissaient d'une grimace d'amertume.

Mais des collègues s'approchaient, le félicitaient de son livre. D'autres accoururent. Un petit rassemblement d'ovation s'amassa autour de M. Raindal, lui cachant sa fille. Les derniers survenants inclinaient la tête de profil, tendaient l'oreille pour saisir les réponses du maître. On percevait des «Vous êtes infiniment bon...», des «Je suis confus, en vérité...», des «Croyez bien que, de mon côté...»; et les complimenteurs s'excitant l'un l'autre à renchérir, protestaient de leur sincérité par un redoublement d'éloges.

Pourtant l'enthousiasme s'épuisa. On se taisait afin d'écouter M. Raindal qui retraçait ses souvenirs de jeunesse, la misère des débuts.

Et, au milieu, la voix câline de Saulvard fit s'entr'ouvrir les rangs de l'auditoire.

—Pardon, messieurs!... Pardon..

La main en proue de navire, il frayait le chemin devant une jeune femme brune qu'il avait à son bras, et, stoppant près de M. Raindal:

—Mon cher ami... Voulez-vous m'aider à exaucer les vœux d'une de vos admiratrices qui brûle de vous connaître?... M. Eusèbe Raindal... Mme Georges Chambannes...

M. Raindal s'était levé et saluait, la main au dossier d'une chaise.

—Madame, trop heureux...

Mme Chambannes se récria:

—Mais c'est moi, monsieur...

Puis ils restèrent un instant en détresse, comme ne sachant plus que se dire, malgré leur bon vouloir mutuel.

M. Raindal examina timidement la jeune femme. Sa petite figure d'aiglonne était adoucie par des yeux marrons à reflets langoureux; et les ondulations de sa chevelure noire, tirée sur la nuque à l'antique, avaient en leurs riches replis quelque chose de sauvage et de volontaire. Enfin, elle poursuivit par phrases hésitantes où les mots déviaient souvent de la précision qu'elle leur eût souhaitée:

—Oui, monsieur, j'admire beaucoup votre livre... C'est un livre charmant, une très grande œuvre... Je ne peux pas vous dire combien elle m'a charmée, combien elle m'a amusée... Ah! ce doit être si intéressant d'écrire des ouvrages comme cela... Et le style est si joli, si agréable à lire!

—Je vous abandonne! interrompit Saulvard en clignant ses yeux obliques... Mes invités... Vous m'excusez!...

Il disparaissait, les laissant seuls, car peu à peu, par discrétion, les gens de l'attroupement s'étaient écartés.

D'un coup d'œil d'entente, M. Raindal et la jeune femme convinrent de s'asseoir pour continuer la causerie. Mais il vit si près du drap noir de son pantalon la jupe en satin bleu pâle de Mme Chambannes que, machinalement, il se retira un peu. Elle accumulait en souriant les éloges, les offrant un à un, la poitrine tendue vers M. Raindal, comme si elle les eût détachés de son corsage. Alors l'embarras qu'éprouvait d'habitude le maître à causer avec les personnes de culture inférieure—telles que les ignorants, les femmes ou les mondains—s'accrut encore d'un trouble pudique devant le décolletage de son admiratrice. Malgré lui, ses regards s'y appesantissaient, en suivaient les courbes pleines et tranquilles. Il lui semblait qu'une invisible force les attirât vers cette peau mate et diaphane comme une porcelaine fine, vers ces seins parfumés qui, dans la quiétude de leur jeune fermeté, haletaient contre le ruché de l'échancrure sans daigner même y prendre appui. Il répondait incomplètement, de travers, avec des fuites soudaines de pensée, aux exclamations, aux questions multiples de Mme Chambannes. Et tout en essayant de l'écouter, intérieurement il la comparait à une suivante de Cléopâtre, oui, à une de ces gentilles esclaves grecques dont les beautés espiègles sertissaient la Reine des Égyptes, comme des nymphes autour d'une déesse.

Cependant la verve louangeuse de la jeune femme se ralentissait. Maintenant son petit front uni se fronçait d'un pli de recherche dans l'encadrement des deux boucles plates qui le limitaient. Elle ne trouvait plus de chapitres, de passages, où piquer ses «si joli» et ses «si charmant», comme des bons points égaux de couleur alternante. Mais tout à coup sa gracieuse figure se rasséréna, ses narines retroussées palpitèrent de malice; et elle donna en mille à M. Raindal une autre raison, une dernière raison, pour laquelle elle aimait tant son livre.

Le maître feignait de s'ingénier. Enfin, il déclara avec modestie:

—Je ne sais pas!

—Eh! cherchez donc! ordonna familièrement Mme Chambannes en roulant les «r».

M. Raindal, sans chercher, songeait:

«Elle est fort plaisante, mais un peu sotte!»

Et il répéta du même ton:

—Non, décidément, je ne sais pas!

Elle se résigna à lâcher son mystère, sa surprise finale et, en réalité, son prétexte à relations, son amorce suprême... Eh bien! précisément l'hiver suivant, elle projetait d'accomplir avec son mari un voyage au Caire, à Alexandrie, au Nil. Le livre de M. Raindal était donc venu à propos, au moment où elle commençait à étudier les antiquités égyptiennes en vue de ce voyage; et naturellement...

—Chère madame, interrompit une voix à l'accent guttural. Pardonnez-moi... Voudriez-vous me faire le plaisir de me présenter à monsieur...

—Mais certainement!

Et elle présenta:

—M. le marquis de Meuze... un de nos meilleurs amis... et qui adore votre livre.

C'était un puissant vieillard à l'abdomen majestueux et à la prestance aristocratique. Avec ses favoris blancs et sa blanche moustache en croc il avait un type de général autrichien, une de ces têtes que volontiers on s'imagine coiffées d'un bicorne doré, à flottant panache de plumes vertes. Dans une attaque de paralysie faciale, causée par le krach de 1882, il avait perdu l'usage de sa paupière gauche qui retombait inerte, grisâtre, voilant l'œil aux trois quarts—et cette infirmité complétait, comme une glorieuse blessure, son air de vieux combattant de Custozza.

Il s'empressa en protestations admiratives. Puis, selon l'immuable règle qui veut que la plupart des gens achèvent leurs compliments par une apologie d'eux-mêmes, il aborda le vrai sujet qui l'amenait vers le maître. Autrefois, il avait possédé une collection de camées, une collection tout à fait remarquable, exceptionnelle. (Et sur la qualité des objets qui la composaient, M. Raindal pouvait consulter plusieurs de ses collègues: le comte de Lastreins, de l'Académie des Inscriptions; le baron Grollet, membre libre de l'Académie des Beaux-Arts; le vicomte de Sernhac, de l'Académie française, tous bons amis ou vieux camarades du marquis.) Or, un des joyaux de cette collection était un camée de Cléopâtre. Hélas! M. de Meuze avait dû s'en défaire, à la suite de revers financiers. Mais il en connaissait l'acquéreur, un boursier juif, un M. Strahlhaus, et, si M. Raindal désirait, le marquis se targuait d'obtenir communication de la pierre.

Le maître, sans accepter, ne refusa point. L'entretien se circonscrivit à l'art des camées, plus quelques commentaires adjacents sur la numismatique, dont le marquis avait des notions. Mme Chambannes, déroutée, pépiait de temps à autre, en sourdine, ses «si joli» et ses «charmant». M. Chambannes, un long garçon blond, au teint fripé, à l'œil veule, au cheveu fin et rare, l'avait rejointe. Sa grosse moustache cylindrique semblait un couvercle à charnière, tant elle recouvrait hermétiquement ses lèvres; et l'ensemble de sa personne lasse paraissait aussi bien celui d'une fripouille avachie que celui d'un brave jeune homme épuisé par la fête.

Tous trois, ils cernaient M. Raindal qui répondait à leurs babillages par des sourires approbatifs et fatigués. Il se fût reproché la plus légère rebuffade envers des étrangers si courtois malgré leur niaiserie. Seulement, tout de même, à la longue, cela l'impatientait, ces civilités forcées dont il n'apercevait pas le terme; et il ne l'ennuyait pas moins, ce vieux marquis, avec ses verbeux propos de brocanteur, ses histoires de camées, de ventes d'occasions, ou ses nomenclatures de catalogue.

Enfin, du renfort lui arriva, du sauvetage. Mme Raindal revenait, accompagnée de Thérèse et de Bœrzell. Ce furent de nouvelles présentations. Mme Chambannes, aussitôt, réitéra en bref ses louanges. Mme Raindal bégayait, toute rougissante, comme des paroles d'excuse. Thérèse observait en silence, d'un regard viril qui jugeait. Puis, Mme Chambannes demanda le jour de ces dames, l'autorisation de leur rendre visite. Il y eut une accalmie. On parlait pour parler, du bal, des tziganes, des danseurs. Et, soudain, Mme Chambannes interpella le marquis:

—Monsieur de Meuze... Un petit secret à vous dire... Vous permettez, mesdames?...

—Je vous écoute! fit M. de Meuze, le buste infléchi, les sourcils arqués d'attention.

Mme Chambannes déploya son éventail, et à mi-voix:

—Si vous disiez à Gérald d'inviter Mlle Raindal... Ce serait poli!

—Croyez-vous qu'il voudra?... Baste! je vais courir la chance!

Il s'acheminait à pas indécis vers la salle voisine, portant haut sa fière tête de feld-maréchal, et fouillant l'assistance de son unique petit œil vert, quand, à la porte du buffet, il bifurqua promptement, la main brandie comme un crochet pour happer quelqu'un qui fuyait.

Du grand jeune homme que le marquis avait empoigné, Thérèse ne distinguait que les épaules carrées et la nuque brune au-dessus d'un reluisant col blanc. Sans doute, M. de Meuze devait exiger des choses absurdes, impraticables, car la nuque brune se secouait en dénis indignés, semblant affirmer que l'on était fou, qu'on se moquait du monde... Et brusquement, la nuque obéit, le grand monsieur fit volte-face en haussant les épaules. Thérèse sentit son cœur se tordre comme un serpent blessé.

C'était presque Albârt. Un Albârt plus marqué par l'âge, plus affiné, plus à la mode, d'une classe supérieure. Mais c'était lui: les mêmes yeux aux larges prunelles couleur d'agate foncée, la même moustache noire aux pointes impertinentes, le même dandinement sur des jarrets pliants. Et il marchait vers elle, précédé par le marquis, le regard en éveil comme pour reconnaître à distance contre quel ennemi on le menait.

Thérèse baissa la tête, le dos arcbouté à sa chaise, dans un ramassement d'effroi. Elle ne voyait plus ni ses parents, ni les Chambannes, ni Bœrzell, ni les couples qui commençaient à valser, ni les gens auprès ou au delà. Elle ne voyait que les longues bottines vernies, les pieds étroits et souples du jeune homme, qui se rapprochaient, se rapprochaient toujours.

Quand ils furent tout près, le marquis s'effaça, et, saluant:

—Mademoiselle, je vous présente mon fils, M. Gérald de Meuze.

Le jeune comte se balançait un peu sur ses jarrets:

—Mademoiselle, voulez-vous m'accorder la fin de cette valse?...

Thérèse proféra inconsciemment, d'un ton de petite fille:

—Mais, monsieur, je ne sais pas danser...

—Qu'importe? Tout dépend du danseur...

Il décochait à Mme Chambannes une preste œillade d'amitié ou d'ironie, et, comme tenant une gageure:

—Pas de danger, mademoiselle, je vous garantis la valse...

Thérèse le fixa vivement dans un besoin de bien le voir, de s'abreuver à fond de ses traits. Elle ne put résister. Une raie de sueur lui mouillait le dos. Le désir d'être dans ces bras, comme jadis dans d'autres si pareils, la dominait. Elle se leva, puis d'une voix brève, presque bourrue malgré le sourire dont elle tentait de la corriger:

—Soit, monsieur... Essayons!...

Gérald l'enlaça et ils partirent en tournant. Aux premiers pas elle trébuchait, par ignorance, crainte de manquer de rythme. Alors, la soulevant comme une enfant, il l'emporta délicatement parmi les danseurs. Ses pieds ne touchaient plus le sol. Les couples la frôlaient sans heurts. Elle avait l'impression de glisser avec un amant robuste sur des nuages, en cadence. Elle ferma les yeux. Des sanglots lui barraient la gorge. Il la crut essoufflée, et, s'arrêtant:

—Eh bien! mademoiselle... Qu'est-ce que je vous disais?... Cela va à merveille...

Thérèse approuva d'une inclination de tête, ses minces lèvres pâlies de plaisir.

—La danse, c'est comme la nage! poursuivait le comte d'un ton paternel... Il faut s'y jeter à l'aveuglette... La musique vous pousse comme les vagues... Ensuite on n'a plus qu'à se laisser aller...

Et il continua sa théorie, ses comparaisons, pour éviter un silence impoli. Thérèse répondait à demi, par monosyllabes indistincts. Elle se reprenait maintenant, comme au réveil de ces songes coupables où Albârt, la nuit, parfois la pressait si doucement. Quoi! elle, Thérèse Raindal, faiblir ainsi qu'une pensionnaire, une gamine perverse, sous l'étreinte de ce bellâtre, parce qu'il ressemblait à l'autre! Un dégoût d'elle-même l'envahit. Pour dissimuler sa tristesse, elle s'appliquait à regarder le chef des tziganes, un gros homme olivâtre qui jouait avec gravité. Ses lents coups d'archet arrachaient du violon les mélodies pantelantes comme de longues lanières d'épiderme, et il faisait tanguer, dans l'effort, son buste dodu à veste cramoisie, l'œil écouteur, les paupières battantes. Elle enviait sa bestialité, la joie irréfléchie dont frissonnait son sombre visage. Ah! que n'était-elle comme lui, une brute sans pensée, sans subtilité et ne vivant que par les sens qui le soutenaient jusqu'en son art!... Un mouvement de Gérald la tira de sa rêverie. Il se tenait devant elle, le bras prêt à l'enlacer.

—Nous repartons, mademoiselle?...

Elle espérait encore refuser et, se contraignant, elle murmura:

—Mais, monsieur, la valse va finir!

—Profitons-en... Un dernier tour!

Il avait dit cela sans entrain, et, déjà ses yeux viraient vers la place où il allait la reconduire. Elle eut peur. Elle se vit remerciée, rassise, sevrée pour la soirée de ces délices retrouvées; et, dans un élan de concupiscence plus forte, résolument elle prononça:

—Eh bien! oui, un dernier tour.

Il rentra avec elle dans la cohue des couples. D'un imperceptible palpitement son bras étendu scandait la mesure, et, à chacune de leurs moelleuses passes, il semblait à Thérèse que le parquet ployait sous eux. Involontairement elle se colla à Gérald, s'incrusta à son enlacement. Tout le passé rejaillissait en elle au prestige de ce contact, par saccades brutales qui l'affolaient.

Elle voulut dompter l'illusion, faire un dernier appel à sa puissance d'esprit, à sa dignité, à cette Mlle Raindal qu'elle était.

—Arrêtons-nous! supplia-t-elle, les paupières de nouveau closes.

—Plaît-il, mademoiselle? fit distraitement le jeune comte.

Elle se taisait, faute de voix. Il n'insista pas. Sans rien deviner de son angoisse, il souriait aux camarades, et d'un coup d'œil goguenard, il les prenait tous à témoin de la tapisserie, du paquet, du coffre à bois qu'il lui fallait manœuvrer. Encore une heureuse idée qu'ils avaient eue là, son père et Zozé!... Sans compter qu'elle lui dépiautait l'épaule, la jeune enfant, avec ses doigts osseux, dont elle se cramponnait afin de ne pas tomber. Ah! par exemple, cela, c'était trop violent! Un pinçon fiévreux lui tenaillait l'épaule, et, comme il inclinait la tête pour voir si la petite, par hasard, ne perdait pas la boule, il dut retenir Thérèse des deux bras, car elle pâmait, toute blême et raide comme une morte.

—Allons bon! Il ne manquait plus que cela!... Voilà bien ma guigne!...

Rapidement, il l'entraînait vers l'antichambre, bousculant un peu les gens qui encombraient le chemin, et, l'ayant accotée sur une banquette, contre le mur, il courut prévenir la famille.

En un moment, les Raindal, les Chambannes, Bœrzell, le marquis, furent debout, se précipitèrent avec Gérald auprès de Thérèse.

Mme Chambannes avait tiré de sa poche un flacon de sels en or où luisait un rubis cabochon, et, s'agenouillant presque, elle le fit respirer à la jeune fille. Thérèse ne remuait pas. Un faible gémissement de chagrin fusait seulement de ses lèvres disjointes qui découvraient ses dents inégales. On lui bassina les tempes d'eau fraîche, sans plus de résultat. Saulvard, comme on va réquisitionner les pompiers à leur poste, avait pointé droit vers le campement de l'Académie de médecine afin d'y chercher un docteur. Le praticien appuya son oreille à la poitrine moite de Thérèse et diagnostiqua:

—Elle étouffe... Il faut la délacer, cette petite!

Enfin, dans la chambre de Mme Saulvard, où sa mère et Mme Chambannes l'avaient conduite, elle rouvrit les yeux.

Tout de suite, ses regards étaient allés avec stupeur à son corsage défait. Puis elle reconnut Mme Chambannes penchée sur elle, dans une pose d'ange gardien, et sa mère qui priait à côté, comme au chevet d'une agonisante.

Elle détourna la tête. Elle revoyait tous les détails de l'accident, l'ivresse inavouable qui l'avait étourdie et cette chute ridicule en plein bal. Quel double affront pour son orgueil! Elle aurait voulu replonger au néant, détruire avec son corps le souvenir. Elle suffoquait de révolte, et subitement elle fondit en sanglots.

—C'est cela, pleurez, calmez-vous les nerfs! exhortait Mme Chambannes.

Mais cette sollicitude vulgaire exaspéra Thérèse. D'un coup, se maîtrisant, elle s'était redressée, et, devant l'armoire à glace, elle commença rageusement à refaire sa toilette.

Elle esquivait dans le miroir les yeux de sa mère, de Mme Chambannes, et une colère croissante lui activait les doigts. Oh! oui, on pouvait la regarder! Elle avait bien l'allure, la mine d'une femme qui vient de défaillir! Un homme l'eût ainsi dévêtue, froissée, qu'elle ne se fût pas relevée plus en désordre et plus égarée. Ses prunelles étaient agrandies d'éclat, ses paupières meurtries d'une ombre brune comme après une nuit d'insomnie. La sueur avait posé des teintes huileuses sur les ailes de son nez et tracé des raies grasses à travers la poudre de ses joues. La touffe d'œillets était tombée, formant dans ses cheveux, au-dessus du front, une alvéole profonde, une sorte de blessure aux bords noirs. Et les agrafes du corsage mal ajustées, dans sa hâte, faisaient bâiller la gaze autour de ses seins comme une corde transparente et lâche.

—Pauvre mademoiselle! se risqua à murmurer Mme Chambannes... Vous sentez-vous mieux?

Thérèse riposta froidement.

—Beaucoup mieux, madame, je vous remercie.

Puis s'adressant à sa mère, elle interrogea d'une voix qui commandait:

—Nous partons, maman?

—Comme tu voudras, ma fille! répliqua Mme Raindal.

Elles gagnèrent l'antichambre où ces messieurs les attendaient.

A leur vue, Gérald s'élança pour les questionner et Bœrzell l'imitait. Mais, comme par mégarde, Thérèse s'échappa dans la direction du vestiaire. Ils n'étaient plus là quand elle revint au bras de son père. M. Raindal ahuri, son claque de satin à demi replié, la soutenait, en traînant la jambe. Mme Raindal fermait la marche, le dos voûté dans sa pèlerine comme une vieille bonne. Saulvard leur fit escorte jusqu'au palier.

—C'est la chaleur, cette damnée chaleur! répétait-il d'un ton compétent.

Et, courbant en deux son petit corps sur l'ébène de la rampe, il cria:

—J'enverrai chercher des nouvelles demain... Ce ne sera rien, j'espère, mon cher collègue!


Dans le fiacre qui les ramenait, M. Raindal, sur le strapontin, avait laissé le fond aux dames. Tous trois restèrent longtemps silencieux. Ils contemplaient songeusement, à travers les carreaux dépolis par la buée, les rues noires et les becs de gaz dont les flammes jaunes dans la brume s'aplatissaient en éventail. Le maître, assis de côté, à chaque cahot perdait l'équilibre. Il devait se rattraper à la courroie de la vitre dont le cuir dur lui tranchait les mains, et le bois de la portière macérait sans répit ses rotules. A un choc plus rude qui l'avait projeté sur elle, Thérèse agacée s'écria:

—Voyons, père, tu es très mal, viens donc ici entre nous deux.

—Mais non! fit M. Raindal. Pas du tout... Ne bougez pas... Et toi, fillette, cela va-t-il?

—Très bien, père, merci...

La causerie tomba court. Thérèse s'était immobilisée derechef. Dans la pénombre, M. Raindal contemplait son profil maussade en arrêt vers des pensées sûrement douloureuses. Il ramassa toute son énergie et, avec bonhomie:

—Eh bien, fillette? demanda-t-il.

—Eh bien, quoi, père? répéta Thérèse.

Il y eut un temps, puis M. Raindal articula:

—Eh bien, ce jeune homme du bal!...

Thérèse tressauta et, dardant des regards farouches, elle repartit d'un ton de bravade:

—Quel jeune homme?

—Ce M. Bœrzell!

Elle exhala un soupir de soulagement. Ah! il ne s'agissait que de celui-là!... Elle l'avait tellement oublié, le pauvre garçon! Et, en souriant, d'une voix ferme, elle prononça:

—Non, jamais, père!

M. Raindal insista:

—Pourquoi? Il avait l'air de te plaire...

—Oui, pour causer, peut-être... Mais c'est tout...

—Alors tu n'en veux pas?... Tu as bien réfléchi?... Que je sache, au moins...

—Tu sais... je t'ai dit... je n'en veux pas.

Elle avait saisi la main de son père et lui offrait tendrement sa joue à baiser. M. Raindal l'embrassa en grommelant:

—Bon, à ton aise!... Je n'ai pas le droit de te forcer...

Et par matoiserie, besoin de se rendre compte, il ajouta, sans quitter la main de la jeune fille:

—Évidemment, il n'est pas aussi beau gars que l'autre.

Il prit une pause, en sentant la main de Thérèse qui se rétractait.

—Oui, l'autre... ton danseur... comment l'appelles-tu?... ce M. de Meuze...

Thérèse, d'un coup, retirait sa main, et avec dépit:

—Oh! pas de parallèle, père, je t'en prie... M. Bœrzell ne me plaît pas... je le refuse... cela suffit... Je crois que j'ai l'âge, n'est-ce pas?

Le maître ne répliqua point. Plus de doute, maintenant. C'était ce grand monsieur, cette espèce de Dastarac mondain, qui avait gâté tout, écrasé le petit Bœrzell par son avantageuse stature. Une partie perdue, quoi!

Et M. Raindal s'absorba dans des récriminations intérieures.

On n'entendait plus que le ferraillement des roues contre le pavé ou les stridentes vibrations des vitres dans leur cadre.

Thérèse, la tête renversée, semblait assoupie, et Mme Raindal, en son coin, paraissait aussi sommeiller. Mais elle ne dormait pas. Une torture de remords, plus atroce qu'un cauchemar, tenait sous les paupières ses regards éveillés. Elle supputait avec angoisse combien d'heures s'étendaient jusqu'au lendemain matin, jusqu'à l'instant béni où elle pourrait, dans la sérénité de l'église, confesser ses récents péchés. Car, poussée par la soif ou cédant à la tentation, elle avait repris par trois fois du café glacé et, par deux fois, de la marquise au champagne, sans compter nombre de petits fours et autres menues friandises.

V

Comme, vers onze heures un quart, Mme Chambannes achevait sa toilette, on frappa à la porte, et, par l'huis entrouvert, un bras à manche de lustrine tendit un petit bleu.

—Une dépêche pour madame! annonçait une voix.

—Donnez vite! fit Mme Chambannes.

La femme de chambre, quittant la jupe de sa maîtresse, qu'elle était en train d'agrafer, courut prendre la dépêche.

Mme Chambannes avait déchiré le pointillé d'une main déjà tremblante, et elle lut avidement, les regards galopant le long des lignes:

«Mardi matin, 10 heures.

«Ma bonne petite Zozé, je ne sais où j'avais la tête en te disant hier soir à ce bal que nous déjeunerions aujourd'hui ensemble chez nous. Je suis engagé depuis huit jours chez les Mathay. Heureusement que je m'en suis souvenu à temps. Nous rattraperons cela. Pardonne-moi mon étourderie, et à tantôt quatre heures. En hâte tous les baisers de ton old.

«G.»

Elle déposa avec flegme, sur le lavabo, la dépêche repliée. Puis dans une pelote de velours carmin, elle choisit deux petites épingles de perle dont elle piqua soigneusement sa cravate à larges pans de dentelles. Mais elle ne se contenait plus, et, d'une voix un peu rauque:

—Lâchez tout cela, Anna, murmura-t-elle... Cherchez-moi ma robe de chambre rose...

—Mais, madame ne sort donc plus? se récria la camériste en simulant la surprise.

Mme Chambannes avait jeté son corsage sur une chaise et dégrafait fiévreusement sa jupe.

—Non, je ne sors plus...

—Madame déjeunera ici? Dois-je appeler la cuisinière?...

—Oui... non..., balbutia Zozé. Dites-lui de me faire à déjeuner... ce qu'elle voudra...

—Bien, madame!

Elle rentrait, portant sur le bras un long peignoir soyeux, enrubanné de satin rose. Mme Chambannes l'endossa, et, tout en nouant les rubans, sèchement, elle commanda:

—Maintenant, allez-vous-en!...

Anna disparut. Mme Chambannes s'affala dans un fauteuil de cretonne.


Ainsi, ils ne déjeuneraient pas ensemble, c'était sûr, définitif, irrévocable. Gérald n'avait pas hésité entre elle et cette Mathay! Il prévoyait bien pourtant quelle poignante déception il lui causerait en rompant, au dernier moment, sa promesse.

Le misérable! Elle se l'imaginait d'avance chez les Mathay, à table, assis à côté de la comtesse, une petite blonde au nez retroussé, à la figure puérile, impudique et gouailleuse. Il faisait l'aimable, le joli parleur, appuyant ses regards à ceux de la dame, se livrant de ses grands yeux en gentils abandons. Et le déjeuner finissait. On se rendait dans le hall. On buvait le café. Qui sait? Mathay sortait peut-être, les laissait seuls en vrai nigaud de mari qu'il était. Alors que se passerait-il? Car on la connaissait la jeune gaillarde de comtesse. Elle ne passait pas pour une citadelle, pour le Capitole!... Oh! l'infamie et l'abjection!

Mme Chambannes aurait voulu saisir son cœur à deux mains et le lancer loin d'elle, dehors, par la fenêtre. Ses ongles griffèrent la place où il palpitait, à travers la soie du peignoir, la cuirasse du corset, et elle songea à des représailles, comme chaque fois que la trahison de Gérald lui semblait un fait accompli.

C'est cela, elle se vengerait, elle le tromperait, elle irait se donner à un autre, à n'importe lequel de tous ceux qui la courtisaient. Des noms d'hommes, avec des décors, surgissaient dans son esprit: l'atelier de Mazuccio, le petit sculpteur, les garçonnières de Burzig ou de Pums, le mari de son amie Flora. Partout on l'attendait, partout on l'accueillerait comme une souveraine qui daigne s'offrir. Elle leur crierait dès le seuil: «Me voici, prenez-moi!» Et ils choiraient à genoux, en bégayant: «Merci!» avec des sanglots de bonheur.

Ces visions flatteuses la calmèrent. Elle marchait dans le cabinet de toilette, essayant de fixer son choix. Auquel s'adresserait-elle? Ils lui répugnaient pareillement. En se figurant aux bras de chacun d'eux, un frisson de répulsion lui faisait secouer la tête. Pouah! Quel courage de rancune il lui faudrait pour s'abaisser là! De plus, aucun peut-être ne se trouvait libre. Elle risquait des refus polis, un camouflet. Non, tout s'y opposait. Puis elle s'avoua mélancoliquement: «D'ailleurs, jamais je ne pourrai!»

Elle était retombée dans le fauteuil, les muscles mous et meurtris de tiraillements, comme si elle eût marché des journées durant.

Elle ramassa sur le marbre le petit bleu pour le relire. Chaque mot lui paraissait insulte ou mensonge. Des larmes lui montèrent aux yeux. A la rage le chagrin succédait. Comme il était méchant, glacial, impitoyable parfois, ce Gérald! Elle eût aimé avoir auprès d'elle une amie maternelle, capable de comprendre et de plaindre, à qui elle se fût confiée en pleurant. Mais qui? Hélas! pour recevoir de telles confidences, ni Flora Pums, ni Rose Silberschmidt, ni Germaine de Marquesse, ses anciennes compagnes du cours Levannier, ni la bonne tante Panhias n'avaient l'âme assez haute et assez charitable! Rien qu'à la pensée de leur joie dissimulée ou de leurs consolations grossières, l'orgueil de Zozé s'insurgeait.

Elle recommença à sangloter.

Elle avait l'impression d'être échouée sur une île déserte, et volontiers elle eût appelé la mort. Elle se sentait à ces instants de drame, si délaissée de tous, si petite Mouzarkhi, si seule et si étrangère, l'infortunée Mme Chambannes, malgré son nom français et son éducation de Parisienne! Pauvre fleur exotique plantée à ras de terre sur un sol ennemi où ses brèves racines craquaient comme des fils aux plus faibles bourrasques! Nulle aide ne la soutenait dans la détresse. Elle ne possédait pas même le recours d'invoquer le ciel, de se réfugier en Dieu, puisqu'on l'avait élevée hors de toute foi religieuse. Et quand elle voulait prier, il ne lui revenait qu'une courte et bizarre oraison, celle que chaque soir, à l'époque de son enfance, la bonne tante Panhias lui faisait réciter en chemise, avant de se mettre au lit. Inconsciemment elle la répéta:

«Mon Dieu, soyez béni!

«Faites que je sois sage, faites que je travaille bien, faites que je contente papa, ma tante, mon oncle, et faites que papa ne saute pas demain à la Bourse. Amen!»

Elle sourit à cette dernière phrase. Elle se remémorait son père, mort depuis bientôt sept ans, son brave homme de père, si étrangement tendre et improbe à la fois.

Un type, ce Mouzarkhi dont les origines, pour les intimes, les compatriotes, comme pour les autres, étaient demeurées obscures, inexplicables.

Débarqué un jour d'Alep à Paris, sans relations, sans truchements, sans patrons d'aucune sorte, au bout de six mois il acquérait à la Bourse une des plus puissantes situations de remisier qui fussent sur la place. On disait bien qu'il jouait, gagnait plus par l'agio que par les courtages. Mais il bénéficiait de l'indulgence mêlée de respect qu'on accorde aisément dans ce monde-là aux joueurs heureux. Il ne se cachait pas, par contre, de ses spéculations. Il avait juré de s'arrêter, de cesser tout labeur, sitôt qu'il aurait le million. Il allait y atteindre quand, pour la première fois, il sauta. Son passif était du double. Pendant quelques semaines, discrètement, il se retira. Puis il revint. Actif, cordial, ingénieux, il se refit rapidement des clients, du crédit. Son négoce maintenant avait un but plus noble; acquitter les créances. Durant deux ans, il solda régulièrement des arrérages. Il ne lui manquait que trois cent mille francs pour épuiser le reliquat de ses dettes. Il ne sut pas patienter, rejoua afin de les gagner plus vite, et pour la seconde fois, il sauta. La malchance ne l'abattait point. Il reprit son trafic, menant l'existence large et gaie, travaillant, payant, spéculant, resautant, rebondissant comme un ballon léger et solide. A son sixième saut, il ne survécut pas. Il était tombé de trop haut, d'une fortune fictive de deux millions au néant et moins. Il mourut d'apoplexie en pleine Bourse, insolvable, mais laissant la réputation d'un camarade fort sympathique et d'un financier merveilleusement doué.

Pourtant, auparavant, il avait assuré le sort des siens en bon père de famille.

D'abord, à la mort de Mme Mouzarkhi, décédée peu d'années après l'arrivée à Paris, il avait appelé en France son beau-frère, M. Panhias, avec sa femme, pour les charger de l'éducation de la petite Zozé. D'où venaient-ils, ceux-là? D'Alep, de Ghazir ou de Stamboul? Étaient-ils Grecs, Juifs, Turcs ou Maronites? Personne n'avait pu l'apprendre, les Panhias se montrant aussi réservés que M. Mouzarkhi sur le problème de leur extraction. Ils avaient tous deux un accent indéfinissable qui tenait simultanément de l'espagnol, du hongrois et du moldo-valaque. Panhias, un homme modeste et taciturne, faisait fonctions de fondé de pouvoirs dans la maison de son beau-frère. Mme Panhias veillait fidèlement à l'instruction de la petite, l'accompagnant le jour au cours Levannier, demeurant avec elle le soir, quand le père allait au théâtre ou ailleurs. Elle était corpulente, enjouée, et, par accès, communicative. Grâce à elle, on savait que les Panhias n'avaient point gravement pâti dans les déconfitures de leur parent, et conservaient, malgré les déboires, une quinzaine de bonnes mille livres de rente. Mais sur le reste elle gardait le silence, vertu traditionnelle de la famille.

Puis M. Mouzarkhi, un an avant le saut suprême, avait prudemment muni sa fille d'un mari. L'affaire, proposée par un collègue de la Bourse, ne s'était pas amorcée sans mal. Des deux côtés on se méfiait. Les agences consultées avaient fourni des renseignements à faire peur. Elles représentaient M. Mouzarkhi comme un homme très choyé parmi les gens de son métier, mais d'un crédit suspect et souvent entamé. Georges Chambannes, fils d'un petit médecin du Berri, ex-élève de l'École centrale, était, selon elles, un ingénieur d'avenir, industrieux, hardi, mais ayant jusqu'ici végété, cherché vainement sa voie dans des entreprises louches. Enfin, après réflexion, on sentit de part et d'autre que trop d'exigences seraient messéantes. On transigea sur le terrain de l'espoir, de la confiance respective en des époques meilleures. Et les pourparlers aboutirent.

Zozé qui ne souhaitait que mariage, délivrance de la tutelle Panhias, liberté, agréa, dès la première entrevue le jeune Chambannes. Il était, au surplus, joli homme, élégant et d'allures caressantes. Il n'insista pas pour la cérémonie religieuse que M. Mouzarkhi, désireux d'observer la neutralité ou l'incognito en matière de foi, déclarait contraire à ses principes de vieux républicain et de positiviste. Au vrai, on eût réclamé à Zozé un acte de baptême dont M. Mouzarkhi s'était abstenu de la pourvoir et l'obtention de ce diplôme eût encore retardé l'union. Le mariage fut donc célébré civilement. La moyenne Bourse tout entière y assista, voire même quelques personnalités de la Haute Banque, où M. Mouzarkhi comptait des admirateurs, sinon des amis. Et, le soir de la célébration, le jeune ménage s'installait dans un coquet hôtel de la rue de Prony, cadeau de noces du financier. Il joignait à l'immeuble un capital de cent mille francs pour aider l'ingénieur à trouver cette voie qu'il cherchait.

En deux ans, sans rien découvrir, Georges Chambannes eut mangé toute la somme et lourdement hypothéqué l'hôtel.

Il ne restreignait pas son budget. Au contraire. Il le soutint et l'étendit par le jeu, des expédients cachés, de sombres tripotages. On affirmait aussi qu'il touchait des secours chez de vieilles dames généreuses dont on citait les noms; et ces bruits ne rencontraient que peu d'incrédules, car il était beau garçon, dépensier, sans profession ni ressources avérées, et puis le discrédit, comme la gloire, a ses légendes auxquelles tout le monde veut ajouter foi par malice ou niaiserie.

Mais qu'il passât la nuit au tripot, découchât ou parût maussade, Zozé ne s'alarmait pas. Même aux périodes de malheur, ayant toujours ignoré la gêne, empocher des sommes d'argent et, celles-là gaspillées, en redemander et recevoir d'autres, lui semblait la fonction naturelle de la femme. Un refus, une remontrance, une diminution de son luxe seuls auraient pu l'inquiéter, et Georges jamais ne lésinait.

Elle ne modifia donc son existence que du jour où, par une amie, elle apprit que Georges courait les filles. Le changement fut imperceptible, se fit sans scènes et sans fracas. Elle prit un amant.

C'était un de ses parents qu'elle avait lieu de tenir pour son cousin, Démètre Vassipoulo. Établi à Paris depuis dix-huit mois à peine, tout jeune,—il avait vingt-trois ans,—une mince moustache brune comme tracée au charbon, Démètre courait déjà sur les traces de l'oncle Mouzarkhi. A la Bourse on escomptait son avenir comme une valeur d'État, sûr qu'il ferait une colossale fortune ou une banqueroute retentissante.

Il sillonnait tout le jour Paris, à demi affalé en sa voiture au mois, le bras languissamment posé le long de la capote, ainsi qu'un riche capitaliste qui s'étire, et le cuivre de ses harnais ou le grelot signalant son approche scintillaient au soleil comme des insignes triomphaux.

Zozé l'aima pendant trois mois. Il avait des ardeurs de bête et des ingénuités de sauvage. Elle s'en amusait, puis elle les contait à deux ou trois de ses amies intimes qui comparaient avec leurs amants. Ou bien elle lui révélait l'attrait du savoir-vivre, enroulant sa candeur dans la trame des usages, comme son tailleur lui faisait des vêtements à la mode.

Mais au bout de trois mois, Démètre la fatiguait. Elle le garda deux mois encore, par charité, pensait-elle, quoique ce fût par prudence et, à son insu peut-être, en attendant mieux.

Sitôt qu'elle crut avoir trouvé l'amant irréprochable, elle quitta bien vite le jeune boursier. Comme prétexte, elle alléguait des dénonciations, sa sécurité, son honneur à sauver. Démètre pleura beaucoup et rugit sa douleur en un dialecte si rauque que l'on eût dit les cris d'un lionceau malade. Elle eut des remords pendant huit jours. La nuit, elle s'imaginait entendre ses clameurs inintelligibles. Elle rêvait de fauves qui la menaçaient. Et son nouvel amant lui reprochait d'être morose, de soupirer sans raison valable.

Elle ne se consola vraiment qu'un soir au Nouveau-Cirque. Elle y avait vu Démètre en frac, cravate blanche, bouquet d'œillet au revers, occupant le bord d'une loge avec une grosse fille blonde, et pouffant aux farces des clowns.

Dès lors, ses regrets finirent, et son nouvel amant, Lastours, n'eut plus qu'à se louer d'elle.

Il tenait commerce de peinture dans un petit hôtel de la rue d'Offémont. Brun, chauve, une barbe de mignon, une bouche brutale, des mains de portefaix, il figurait avec avantage parmi ce syndicat de certains peintres négociants dont le Paris parvenu assure fraternellement le vivre en même temps que la notoriété. Familier assidu des hauts salons mondains, frayant avec l'élite des clubs et de l'art, vêtu comme un sportsman, drôle comme un cabotin, un suave parfum d'au delà, une vapeur aristocratique semblait flotter autour de ses épaules carrées. Zozé, en l'écoutant, se sentait plus près du monde. Il était pour elle l'échelon supérieur où l'on se croit déjà rien qu'à l'apercevoir, et elle s'y cramponnait avec ferveur. Elle admirait comme de l'esprit le plus fin son bagout d'atelier, ses gamines scies d'école, l'obscénité de ses propos. Il n'avait qu'à parler pour qu'elle pâmât de rire, à formuler un souhait pour qu'elle se précipitât; et en quatre mois, Chambannes lui acheta trois toiles. Néanmoins bientôt Lastours abusa. Il traitait en servante celle qui ne rêvait que de le servir, la malmenait au gré de sa mauvaise humeur et parfois, après l'entrevue, enjoignait à la douce Zozé de lui reboutonner ses bottines.

Ces insolences, chaque jour renouvelées, exaspéraient la malheureuse, tombaient sur son amour comme des crachats sur une flamme.

Fraîche, jolie, aimante et d'humeur gaie, pourquoi n'obtenait-elle pas ces béatitudes du cœur qui sont le lot de tant d'autres moins belles? Et dans une intuition fugace, mélancoliquement Zozé se répondait: Oui, moins belles souvent, mais Parisiennes, mais informées et résolues, mais opérant sur le sol natal, au lieu d'être comme elle une petite Mouzarkhi, vaguant aveuglément au souffle de ses instincts, plus hésitante et malhabile qu'une fillette égarée en pays inconnu!... Puis, le lendemain, dans un regain d'espoir, elle retournait chez Lastours!

Quand elle cessa de l'aimer, elle voulut se venger des outrages endurés; et, par une tactique instinctive et banale, elle se donna à un de ses amis, un peintre aussi,—un concurrent,—du nom de Moutiers, qui logeait deux portes plus loin.

Celui-là, un petit monsieur ventru et roux, déguisa encore moins que l'autre. Plus ambitieux et plus âpre au gain que Lastours, Moutiers n'entendait nullement perdre son temps avec les dames. Les affaires avant tout, et, pour une vente projetée, un rendez-vous d'acheteur, une visite de cliente, il renvoyait Zozé ou la décommandait sans ambages. Une fois, elle dut ainsi rester une heure enfermée dans l'arrière-soupente où se dévêtaient les modèles, affolée et transie, parce qu'un riche Américain était venu, pendant la séance, faire emplette chez le peintre.

Moutiers, après le départ de son Yankee, tout à l'allégresse du marché conclu, se promenait dans l'atelier, oubliait de délivrer la captive; et à ses cris seulement, il lui avait ouvert, souriant, la trouvant bien bonne, quoique Zozé pleurât de dépit.

Six semaines de ce régime la dégoûtèrent d'abord de Moutiers, puis à jamais des peintres mondains et, croyait-elle, des aventures.

Qui eût pensé que ces hommes, si galants au dehors, fêtés et cajolés par les plus belles, fussent dans l'intimité à ce point malotrus? Et pourquoi même s'astreindre à ces liaisons fortuites, s'exposer aux insultes sans l'excuse de la tendresse, chercher le bonheur d'amour au lieu d'attendre qu'il vînt?

Que lui manquait-il, d'ailleurs, pour être la plus enviée des jeunes femmes?

Georges sortait moins la nuit, se montrait plus affable, la menait plus souvent au bal et au théâtre. Il lui avait, pour le jour de sa naissance, fait présent d'une voiture au mois. Ses affaires enfin prospéraient. Il payait une à une les vieilles notes de fournisseurs, les dettes criardes, les intérêts de l'hypothèque en retard; et Zozé, vaguement, savait qu'il dirigeait de loin, comme ingénieur-conseil, une vaste exploitation de mines en Bosnie.

Un renouveau d'affection la rapprocha alors soudain de son mari. Elle s'en vantait à ses amies, déclarait l'époque des folies passée! Et pour remplacer ses amants, elle se jeta avec fougue dans les plaisirs de l'intelligence.

Elle se mit à lire sans merci, sans choix et sans trêve tous les ouvrages du jour que son libraire lui désignait. Mémoires, romans, poèmes, voyages, rien ne lassait son appétit. «Je dévore!» disait-elle. Et, de fait, elle avalait, elle engouffrait sans digérer ni retenir.

Elle s'abonna aux conférences, savoura l'ancienne chanson et s'enthousiasma de la nouvelle. Le dimanche, elle fréquentait les concerts et rêvait en musique à ses liaisons d'antan. Elle ne négligeait que les Salons, par rancune contre les peintres. Mais nulle lueur de raison ne perçait ce tumulte d'études contraires. Mme Chambannes s'étonnait, qu'ayant tant appris, elle n'acquît pas plus d'assurance. Ses opinions fuyaient à l'appel comme des mouches. Elle balbutiait chaque fois qu'il s'agissait d'exprimer son avis. Et finalement les joies d'intellect l'ennuyèrent...

A partir de ce moment, pour le laps de deux ans, ses souvenirs s'embrumaient...

Qu'avait-elle fait ensuite, durant ces deux années? Elle se rappelait bien qu'au 14 juillet, Georges avait obtenu la croix. Mais le reste, cette chasse forcenée à l'amant parfait que, malgré elle, invoquaient son cœur et ses sens,—que demeurait-il de tout cela, séché, tassé au fond de son cerveau par des amours brûlantes et plus lourdes? Deux ombres anémiées dans une lumière grisâtre reparaissaient devant ses yeux: toujours elle et auprès un homme, celui-ci, celui-là, noms et traits oubliés, emmêlés, confondus par l'estompe du temps: flirts dans des bals, promenades blanches en fiacre de cercle, baisers inachevés, ébauches d'abandons, vaines tentatives, espoirs et illusions déçues! Comment eût-elle chéri ces êtres, ces commis de Bourse allemands, ces courtauds exotiques mieux nippés que des seigneurs et plus goujats que des rustres? Leur avait-elle cédé? Peut-être. A un, à deux, ou pas du tout. D'honneur, elle n'eût pu préciser, et plus tard, quand gravement elle jurait à Gérald qu'elle n'avait jadis connu qu'un amant, elle ne mentait sciemment que de deux, la brouillonne petite Mouzarkhi!

Pourtant, dans ces recherches, le dévergondage ne la guidait pas uniquement.

Elle désirait en secret un amant idéal dont traits par traits l'effigie exquise s'accentuait dans ses songeries. Mais l'imagination de beaucoup de femmes est comme leur corps. Elle ne sait que reproduire et non pas créer. Celle de Mme Chambannes, fécondée par la lecture de certains romans en vogue, agissait selon leurs formules.

Elle se figurait donc le héros espéré avec une grande barbe blonde, un regard mélancolieux où flottait l'ombre humide de la douleur passée, trente ou quarante mille francs de rente et un nom qui, pour n'être pas noble, restait dans la roture élégant et cossu.

Il aurait naguère cruellement pâti par les femmes, par une surtout, actrice traîtresse, éprise de tromperie, de réclame et d'argent. Mme Chambannes, involontairement, se complaisait à ce détail. Un pli amer soulevait parfois la lèvre de l'amant désabusé. Par cette fissure, des blasphèmes jaillissaient contre le sexe perfide et ennemi de l'homme. Mme Chambannes, de ses baisers, arrêtait tendrement la fuite des anathèmes, posait sur sa poitrine cette tête pleine de chagrin, ramenait sur cette bouche défiante le sourire. Au besoin, s'il l'eût exigé, elle partait avec lui. Ils s'exilaient alors dans une petite île anglaise, loin du monde mauvais, et demeuraient des heures seuls côte à côte sur la grève, leurs deux mains jointes, à contempler indéfiniment les jeux changeants des lames ou les navires rentrant du large.

Que n'arrivait-il pas? Tout était prêt pour le recevoir, pour le suivre, jusqu'à la liste imaginaire des objets, des toilettes de voyage que fébrilement on empilerait dans une malle d'osier sanglée de courroies jaunes et recouverte de luisante vache noire!

Il tarda, mais il arriva.

Il était sédentaire, égoïste, titré, libertin, sans barbe, sans langueur, sans rancœur. Dès le début, Mme Chambannes l'adora tout de même.

Il se nommait Gérald de Meuze, fils du marquis de Meuze, de la branche des Meuze du Poitou. Georges l'avait connu en classe au lycée Chamfort, puis, leurs études terminées, l'avait perdu de vue.

La présentation se fit aux courses d'Auteuil, un jeudi tranquille, dans une intime réunion de printemps. Elle fut décisive.

Tandis que Georges, par orgueil ou par passion de joueur, les laissait ensemble, s'éloignait pour vaquer à l'œuvre de ses paris, Gérald partout accompagnait Mme Chambannes, ne quittait point ses pas.

Il la promena devant les tribunes, l'escorta au paddock, s'égara avec elle derrière les bâtiments, sur les pelouses que le public désertait à l'instant des épreuves.

De larges odeurs de gazon coupé, moites et âpres comme la brise de mer, pénétraient leur poitrine. Mme Chambannes balbutiait de bonheur. Une extase nouvelle faisait palpiter ses seins sous le foulard léger de son corsage. Elle allait la tête basse, suivant des yeux la pointe de ses souliers vernis qui luisaient en glissant dans l'herbe. Enfin, il était venu, l'amant tant souhaité! Elle le tenait enfin! Nul n'aurait pu l'en dissuader. Elle riait d'un rire nerveux à toutes les remarques de Gérald, pensant lui répliquer quand elle le regardait, se sentant devenir comme folle; et le manche de son ombrelle safran tremblait au creux de son épaule.

Ah! quelle n'eût pas été l'ivresse de la petite Mouzarkhi, si elle avait perçu ce qui se disait d'elle parmi les amis du jeune comte, dans la sévère tribune du club!

On s'y demandait avec des clins d'œil égrillards ce que c'était que cette jolie petite femme à laquelle s'acharnait Gérald. Personne ne pouvait répondre. Une fille? Non. Une petite pays-chaud sans doute, que cette canaille de Meuze se payait de chauffer davantage, histoire de taquiner un peu la baronne... parfaitement... la baronne Mussan, avec qui on avait rompu, vous ne saviez pas? il y a bien de ça quinze jours tout au plus... C'est égal, une crânement jolie petite créature!

Et dans la tribune des dames, le succès de Zozé n'était pas moindre.

Certes ces dames ne lui épargnaient pas ce ton de mépris paisible qu'elles emploient indifféremment pour juger toutes les femmes étrangères à leur caste: filles, actrices, ou simples bourgeoises. Pourtant, au dédain près, leur verdict était favorable. Elles trouvaient l'inconnue gentille, sa toilette d'une coupe seyante et ce Gérald, un garçon de goût. Plusieurs, malicieusement, s'enquirent du nom de Zozé auprès de la baronne qui, par contenance, joignit ses éloges aux leurs.

Mais de ce triomphe exceptionnel, Mme Chambannes ne distinguait rien. Puis, comment l'eût-elle discerné? Voyait-elle dans cette foule autre chose que Gérald, son époux, son amant prochain? Et elle s'avançait le regard insaisissable, comme une heureuse fiancée qui marche vers l'autel.

Elle y atteignait presque quand les courses finirent. Gérald la suppliait, la pressait en maître déjà! Il eût désiré la revoir, l'avoir, le lendemain même. Elle se remémorait la voix ardente, dont au départ, dans la cohue, à portée de Georges, il osait murmurer:

—Ainsi, vous ne voulez pas demain?... Oh! je vous en prie, ne refusez pas!

Si! Elle avait refusé d'un lent mouvement de tête, pendant que ses prunelles exprès se renversaient en arrière, comme plongeant dans le désespoir.

Il fallait encore résister, opposer à celui-là autant de froideur et de scrupules qu'il méritait d'amour, se faire gagner par lui au lieu de se livrer. Une voix intérieure dictait à Mme Chambannes cette réserve insolite—et elle l'écouta comme la voix du devoir, persuadée que par ces retards, c'était l'avenir qu'elle préservait.

Elle ne s'abandonna qu'après trois semaines de siège, au moment où, rebuté, il allait renoncer.

Mais pendant ce temps elle avait réfléchi, agi, questionné, avec cette surhumaine habileté que déploient souvent les femmes pour armer et défendre leur passion menacée.

Maintenant elle savait tout de Gérald: son existence oisive et mécontente depuis l'époque où, par un coup de rancune juvénile, il avait, après le krach de 1882, donné sa démission de sous-lieutenant au 30e cuirassiers, puis les quarante mille francs de rente sauvés du désastre par son père, les amitiés mondaines du jeune homme, beaucoup de ses liaisons, sans les noms, la dernière avec la baronne, et son antipathie pour un monde où la petitesse de sa fortune ne lui permettait plus de représenter assez.

Sur ces données morales, elle eut tôt fait de dresser son plan. Deux méthodes s'offraient pour garder Gérald, le retenir prisonnier.

Ou bien se hisser par son aide jusqu'aux salons hautains de ses pairs où il n'aurait pas de peine à l'introduire, à l'imposer. Ainsi elle pourrait connaître tous ses actes, le surveiller aisément et parer aux dangers possibles.

Ou bien profiter de son dégoût, l'arracher doucement à ce monde dont il se prétendait las, lui former chez elle un foyer plus gai, plus facile et nouveau.

Mais dans le premier cas, mille obstacles l'arrêtaient, mille bassesses à accomplir parmi l'incertitude, la lenteur et les humiliations. Georges, peu de temps auparavant, venait d'être ajourné à deux cercles de plein air. Les comités de ces clubs, plus rigoureux en leurs verdicts qu'un conseil de ministres, avaient, l'un après l'autre, refusé les boules blanches à celui que le gouvernement garantissait de sa croix d'honneur. Par là, en terrain hostile, en état d'infériorité, on s'exposait à un échec. Mme Chambannes adopta la seconde méthode.

Quelques mois lui avaient suffi pour transformer son train de vie, organiser des réceptions, prendre des jours réguliers. Elle y conviait ses plus avenantes amies, des camarades de Gérald, des gens de lettres, des musiciens ou, vainquant même sa répugnance, des peintres. Et peu à peu, de cette manière, elle s'était constitué, pour le soir, une sorte de brillante annexe à l'entresol des rendez-vous, un salon composite, mais d'accès sympathique, lieu de plaisirs bourgeois où les hommes allaient comme les femmes, sans calcul, sans morgue, dans le seul projet de se rencontrer et le ferme espoir de se divertir.

Mme Chambannes touchait au but. Gérald captivé, séduit, ligoté, se rendit à sa dame, lui jura attachement, fidélité, amour durable—et fit de la maison de Zozé la sienne. Il y régnait en tout-puissant despote, cajolé par le mari, flatté par l'entourage, servilement obéi par Mme Chambannes, qui se réjouissait et lui savait gré de l'amour acquis enfin et conquis, à jamais unique, et plus que légitime: romanesque, glorieux!... Puis, un soir, le jeune comte avait amené son père. Et le marquis de Meuze, charmé par sa bru,—comme en lui-même il surnommait Zozé,—était revenu spontanément, ayant trouvé l'endroit plaisant, les femmes jolies, la table excellente...

Mais que de luttes, que d'efforts avant de remporter cette victoire! Que de ruses encore chaque jour, que de stratagèmes pour conserver son grand seigneur, écarter les voleuses et se garer de la concurrence!...


Mme Chambannes en exhala un gros soupir. Machinalement elle contemplait la mousse irisée que du fond de son café le sucre soufflait à la surface. La voix sournoise d'Anna la tira brusquement de ses réflexions.

—Madame sort-elle?... Puis-je préparer les affaires de madame?...

Mme Chambannes s'écria avec stupéfaction:

—Quelle heure est-il donc?

—Près de deux heures, madame!...

Deux heures! Et elle était venue de sa chambre ici, avait déjeuné, mangé, bu, demeuré, sans conscience de ce qu'elle faisait, l'esprit cheminant ailleurs, sur les routes obscures du passé!

Elle répliqua d'une voix ensommeillée:

—Oui, je sors... Ma robe de drap bleu... Ma veste d'astrakan...

Puis, d'un pas fatigué, elle se dirigea vers la croisée, et elle souleva le rideau. Dehors, une brume épaisse et blanche stagnait entre les masses des maisons. Tout paraissait fumer, les arbres du parc au bout de la rue, les pavés de la chaussée, le bitume du trottoir, même les chevaux ou les passants qui projetaient par leurs narines des bouffées parallèles. Et démesurément loin, le soleil, en haut, pâlissait comme une lampe dans une tabagie.

Une journée si froide, si funèbre, si bonne pour s'aimer, n'est-ce pas? songeait Mme Chambannes. Car pour l'amour avec Gérald, tous les temps lui semblaient propices, comme aux humbles pour la ripaille.

Où était-il maintenant, M. Raldo, avec ses grands yeux adorés, ses indignes regards?—Oh! qu'elle le détestait!—Et que se murmurait-on là-bas chez les Mathay, dans le salon assombri, sous le crépuscule du brouillard? Elle laissa naïvement retomber le rideau, comme par crainte de voir. Les larmes lui gonflaient de nouveau la gorge. Elle se cambra en une posture d'énergie. Allons! il fallait oublier, se distraire, se promener jusqu'à quatre heures. Mais où?

Elle s'ingéniait, s'énumérait des noms de dames à visiter, des adresses de couturières ou de modistes. Et tout à coup, d'une gambade enfantine, elle sauta en tapant dans ses mains.

Parfait! Bravo! Puisque la veille elle avait décidé d'inviter M. Raindal, d'en faire un figurant et, si possible, une vedette, un doyen notoire de son salon, pourquoi temporiser, ne pas profiter de l'occasion? Mardi, c'était le jour de Mme Raindal. Puis, l'indisposition de la petite, des nouvelles à chercher, prétextes insoupçonnables. Pas une seconde à perdre!

Elle s'était élancée vers sa chambre; et dix minutes plus tard, son manchon sous le bras, elle achevait de se ganter dans la rue, devant l'hôtel, en attendant le fiacre qu'elle avait fait appeler.

VI

La voiture franchit au pas le parc Monceau, puis, prenant le trot, gagna, par les Champs-Élysées, le boulevard Saint-Germain.

Mme Chambannes, blottie dans l'angle de gauche, les pieds collés à la chaufferette dont le métal blanc lui brûlait les semelles, se laissait bercer par les cahots, fermant à demi les paupières.

Elle ne les rouvrit un peu qu'à l'entrée du boulevard Saint-Germain, pour saluer d'un regard, au passage, la rue de Bourgogne où Gérald habitait avec le marquis; et, après, elle retomba dans sa torpeur.

Elle préférait ne pas penser, tenter de s'engourdir dans la somnolence. Mais, comme le fiacre tournait rue Notre-Dame-des-Champs, au sortir de la rue de Rennes, instinctivement Mme Chambannes se redressa, ainsi qu'un voyageur, quand soudain le paysage change.

La rue était déserte, bordée de longs bâtiments austères. Des collèges, des séminaires, des couvents? Mme Chambannes ne savait. Partout aux fenêtres du bas on apercevait des barres de fer noires serrant contre le jour, contre les bruits de l'extérieur, leurs sombres tiges. De place en place une maison moins haute avait une façade claire. Par-dessus, des faîtes d'arbres dénudés écartaient leur branchages sans feuilles. On devinait au delà des préaux, des jardins immenses, avec des allées discrètes pour y marcher en méditant.

D'autres rues, dans son quartier, dans son district de la plaine Monceau, avaient déjà paru à Mme Chambannes aussi mornes. On eût dit, par certains après-midi de semaine, le calme dominical, et les maisons semblaient dénuées d'habitants, tout le monde parti vers le centre, vers la fête des promenades. Mais ici l'aspect était différent, la quiétude moins oisive et comme vibrante de pensée. Derrière ces fortes murailles, on sentait une foule occupée à des besognes chéries ou pieuses, une muette activité, du zèle, de l'ambition et de la foi, des passions dans la discipline. Par moments, une cloche cachée lançait à travers l'espace ses notes graves.

Mme Chambannes, sans bien comprendre, eut un petit frisson de surprise. Elle se figurait dans ces édifices une multitude de prêtres ou de nonnes. Ils priaient, agenouillés, en files noires ou grises. L'ombre du sanctuaire mollifiait leurs silhouettes, et la fumée de l'encens tordait au-dessus de leurs fronts ses volutes. Dans un élan de curiosité, elle eût souhaité être parmi eux, apprendre leurs prières, partager leurs extases. Elle eût voulu surtout entrer et voir.

Le cocher dut frapper à la vitre pour l'avertir qu'elle était arrivée. La concierge, une vieille femme catarrheuse, lui indiqua l'appartement de M. Raindal: au bout de l'allée, au cinquième à droite.

Elle stoppa avant de sonner, pour inspecter les alentours. En face c'était le mur de la maison voisine qui longeait l'allée. Mais, à droite, on distinguait des jardins, des maisons inégales, tout un panorama de toitures inconnues, séparées par des rues ou la broussaille violette des arbres. De la porte de M. Raindal un parfum de pot-au-feu s'échappait.

Enfin elle sonna, et Brigitte l'introduisit dans le salon.

Mme Raindal, en robe de soie noire, causait avec deux dames mûres, à mise démodée. Elle hésita, à la vue de Zozé, puis, la reconnaissant, s'avança au-devant d'elle.

—Je viens avoir des nouvelles de la jeune malade, fit Mme Chambannes, en s'asseyant sur le fauteuil de velours grenat que lui désignait Mme Raindal.

—Thérèse! oh! elle est tout à fait rétablie... Elle travaille avec son père... Vous la verrez dans un instant... Mais comme c'est aimable à vous...

Mme Chambannes remerciait d'un sourire.

Mme Boudois, une des deux dames, femme d'un professeur à la Sorbonne, s'écria:

—La pauvre enfant!... Elle a été souffrante?

—Grâce au ciel, pas grand'chose! fit Mme Raindal... Un simple malaise au bal, hier soir, chez les Saulvard, en dansant...

Mme Lebercq, l'autre dame, femme de M. Lebercq, le célèbre mathématicien, questionna:

—Un étourdissement, sans doute?...

—Je suppose, fit Mme Raindal.

Mme Boudois confirma ces présomptions. Son mari, par exemple, qui, Dieu sait! avait le pied marin et, l'été, chaque jour, à Langrune, sillonnait la mer en bachot de pêcheur, eh bien! son mari n'avait jamais pu valser. La tête lui tournait aussitôt.

Mme Lebercq, elle, par contre, avait peu navigué, mais, au temps de sa jeunesse, supportait sans inconvénient la valse.

Il y eut un silence, et Mme Chambannes reprit:

—Elle était très jolie, cette soirée, n'est-ce pas?...

—Admirable! approuva Mme Raindal.

Mme Boudois et Mme Lebercq réclamaient des détails; on leur en fournit. Mais subitement, à un détour de phrase, l'entretien dévia. Mme Boudois parlait des fêtes de l'Avent dont l'époque approchait. Elle engageait Mme Raindal à suivre quelques-uns des saluts de Saint-Jacques-du-Haut-Pas, où «les O de Noël» promettaient d'être chantés avec un rare éclat. Mme Raindal tenait plutôt pour ceux de Saint-Etienne-du-Mont. La discussion s'échauffa. Mme Lebercq, qui n'était point dévote, se taisait. Mme Chambannes, gênée par les mystères de cette causerie, considérait les arabesques noires de la carpette à fond rouge qu'entouraient les fauteuils du salon.

Enfin, saisissant une pause de répit, elle questionna:

—Serait-il indiscret de déranger le maître et mademoiselle votre fille?... J'aurais tant de plaisir à leur dire bonjour!

—Mais du tout, du tout! Au contraire... Ils seront ravis...

Elle frappait à une porte latérale.

—Qui est là? grommela la voix de M. Raindal.

—Une visite.

Elle s'était effacée devant la jeune femme. Au bruit, Thérèse se leva de son bureau en même temps que le maître.

—C'est Mme Chambannes qui vient prendre de tes nouvelles, mon enfant, expliqua Mme Raindal.

Thérèse, dont les lèvres se pinçaient déjà de mécontentement, essaya de sourire:

—Oh! vous êtes trop gracieuse, chère madame... Cela ne valait pas la peine!

M. Raindal mêlait ses protestations de gratitude à celles de sa fille. Mme Raindal, en s'excusant, retourna auprès de ses visiteuses. Le maître, ainsi que la veille, au bal, lors de la présentation, demeurait interdit. Puis il proféra:

—Asseyez-vous donc, madame!

Zozé s'assit et déclara:

—Comme c'est gai, votre cabinet!... Comme vous avez de la lumière!...

—Oui, nous n'en manquons point! dit M. Raindal... La pièce est fort bien éclairée!...

Mme Chambannes continua:

—Vous travailliez?... Je vous ai interrompus...

—Par la plus agréable des surprises, riposta M. Raindal avec un salut de la main.

La causerie languissait. Thérèse, le visage renfrogné, ne l'activait guère, s'absorbant à tracer des hachures sur une feuille de papier. La venue de Mme Chambannes l'indignait. Pourquoi était-elle là, cette femme? Que voulait-elle encore? De quel droit osait-elle les troubler de ses babillages, de ses questions puériles, de sa présence même qui évoquait les souvenirs de la veille, les hontes de cette soirée maudite?

—Vos fenêtres donnent sur des jardins, n'est-ce pas? demanda Mme Chambannes.

—Sur des jardins et sur tout notre Paris! Nous avons une vue merveilleuse! fit M. Raindal.

Elle s'approcha avec lui de la croisée. Le soleil enfin avait dissipé la brume. Et, au-dessous d'eux, tout le Paris de M. Raindal, tout le Paris croyant, studieux et candide, étendait à l'infini, dans une clarté laiteuse, ses raides vallonnements de pierre. Les sommets de certains édifices dominaient le niveau du reste. A droite, la tour carrée de Saint-Jacques-du-Haut-Pas, puis le dôme monstrueux du Panthéon, une fine petite pointe après,—la flèche de la Sorbonne;—plus à gauche, la sphère luisante de la coupole des Missions, et, à l'extrémité, une pyramide tronquée où flottait un minuscule drapeau sans couleur, le palais du Louvre. Dans l'intervalle, les maisons marquaient sur le ciel la ligne irrégulière de leurs toits. Les cheminées amincies, avec le bec de leurs capuchons, se hérissaient en rangs compacts, comme des baïonnettes renversées. Et dans le fond, une large trouée signalait des avenues, un parc, le Luxembourg qu'on ne voyait pas.

M. Raindal, complaisamment, commentait le panorama. Mme Chambannes s'extasiait à tout, trouvait tout charmant ou joli. Et quand il eut fini, il montra du doigt le jardin qui flanquait la maison:

—C'est le jardin des sœurs visitandines de Notre-Dame-du-Saint-Rosaire... Tenez, voilà deux de nos voisines qui se promènent!

Mme Chambannes se pencha pour les regarder. Elles marchaient l'une derrière l'autre autour des pelouses de terre brune. Dans leurs mains rougies par le froid, elles tenaient un chapelet dont elles faisaient graduellement glisser les grains. Leurs coiffes, inclinées vers le sol, cachaient entièrement leurs figures. L'une, maigre et légère, paraissait jeune. L'autre, plus grosse, semblait être âgée. Toutes deux avaient cette taille carrée et boursouflée que dessine dans la chair sans corset des béguines la sangle du tablier. Mme Chambannes les examina quelques secondes en silence, mais elle jugea plus adroit de ne pas s'enquérir du genre d'exercice auquel se livraient les saintes filles avec leurs rosaires. Et avisant une vitrine appuyée au mur, près de la fenêtre, elle s'écria:

—Oh! les jolis objets, les gentilles petites momies!... On dirait qu'elles dorment debout...

Elle désignait la planche centrale où s'alignaient des figurines en émail bleu-paon, vert pâle ou blanc de porcelaine. Toutes avaient la coiffure égyptienne, retombant aux épaules en forme de crinière. Leurs yeux étaient faits de traits noirs au-dessus d'un nez camard et souvent éraillé du bout. Le long de leurs corps jusqu'aux pieds, enflés comme des pieds de podagres, des inscriptions s'étageaient. Certaines avaient les bras entre-croisés sur la poitrine. A d'autres, on ne distinguait que les mains sortant comme d'un étroit peignoir. Et sur beaucoup, le sable du désert avait adhéré, laissant aux jambes, au buste, au visage, la marque de ses atomes séculaires.

M. Raindal expliqua l'usage de ces statuettes, qu'on plaçait dans les tombes pour aider le défunt aux travaux de l'autre vie. Puis il nomma à Mme Chambannes les divinités qui occupaient la planche supérieure: Hathor à tête de vache, Anubis, à tête de chacal, Horus, à tête d'épervier, Osiris, le dieu des enfers, avec sa vaste tiare, Thouéris, une terrible idole à tête d'hippopotame et à mamelles de femme, que l'on croyait consacrée à la maternité ou à sauver du mauvais sort. Le maître parlait de toutes avec tendresse, volubilité, comme s'il les eût imaginées, pétries lui-même de ses mains. Et de fait, ne les avait-il pas créées, mises au monde, en les arrachant une à une au néant des sables ou aux profondeurs des sépulcres? Les scarabées en pierres de couleur étaient aussi chacun de ses trouvailles. Le corps traversé d'une épingle, on les avait piqués côte à côte, sur des rainures blanches, comme une collection d'insectes authentiques. Et auprès d eux, dans un écrin, gisaient, pêle-mêle, deux ou trois lourdes bagues d'or à chaton gravé d'hiéroglyphes, qui avaient dû orner de longs doigts jaunes et autoritaires, la main sèche d'un Pharaon.

—Et c'est extraordinairement vieux, tout ça, n'est-ce pas? interrogea Mme Chambannes.

—Cela varie, fit M. Raindal... En moyenne ces objets datent de trois mille, quatre mille, cinq mille ans!...

—Pas possible!... Et si j'allais en Egypte, l'an prochain, je pourrais en découvrir de pareilles?

—Il y a des chances... en fouillant bien... Le désert en est farci!...

—Comme c'est intéressant! murmura rêveusement la jeune femme.

Thérèse, derrière elle, battait le parquet du pied avec impatience. Mais elle tressaillit en entendant Mme Chambannes qui disait:

—Maintenant, mon cher maître, il me reste une petite faveur à solliciter à vous... Êtes-vous libre dans une quinzaine, le 12 décembre?

—Mon Dieu, madame!... bredouilla M. Raindal, s'efforçant de deviner, malgré sa faible vue, le sens des grimaces que Thérèse lui adressait.

—Parce que, si vous étiez libre, vous me feriez un grand honneur et un grand plaisir en venant dîner chez moi!...

M. Raindal s'inclinait:

—Heu!... Hum!... Certainement, madame... Je puis demander à Mme Raindal... Toutefois je ne suppose pas qu'elle se soit engagée pour ce soir-là...

Et se tournant vers sa fille:

—N'est-ce pas, mon enfant, ta mère ne nous a pas, que je sache...

Thérèse, brutalement, lui coupa la parole:

—Non, père, nous sommes libres...

Elle sentait sa main frémir de rage au montant de la vitrine. Oh! tout pour se débarrasser de cette femme! Tout pour qu'elle disparût, s'en allât rejoindre son grand godelureau, ce Gérald dont sûrement elle était la maîtresse! Plus tard, on s'en tirerait toujours. Seulement qu'elle partît! Ne plus la voir, ne plus l'entendre, ne plus respirer son parfum qui fleurait fort comme celui de l'autre!

On était revenu dans le salon. Mme Raindal, surprise, accepta d'emblée, puis toute la famille accompagna Zozé à la porte. Thérèse même suivait, et, dans l'escalier, en relevant la tête pour un dernier adieu, ce fut son regard braqué que rencontra Mme Chambannes.


Un drôle de regard!—réfléchissait Zozé dans le fiacre qui la remportait. Oui, un regard presque d'admiration et presque aussi d'envie, comme les pauvres en ont, à l'entrée des théâtres, devant les belles dames qui passent. Quelle singulière fille que cette petite Raindal!

Mais la voiture franchissait le pont de la Concorde et pénétrait dans les Champs-Élysées.

Au premier jeune homme élégant que croisa le fiacre, Zozé ne put se retenir de décocher un coup d'œil sympathique. Enfin elle rentrait dans son climat, dans son pays, dans son quartier.

Déjà elle avait eu une impression semblable au retour de l'étranger, en voyant, après la frontière, l'uniforme du premier douanier. Ici tout se modifiait, les vêtements, les visages, les allures. Le froid semblait moins rude, moins cruel aux joues. Des messieurs descendaient l'avenue, d'un pas tranquille, la démarche dodue, sous leurs molles pelisses. Des femmes filaient dans des victorias, la tête souriante, au milieu des fourrures, et des enfants se poursuivaient en jouant à travers les arbres. Partout les joies de l'été continuaient malgré l'hiver hostile. On se retrouvait entre gens riches, bien mis, au courant, entre connaisseurs, entre soi. Et Zozé serrait fort les paupières pour tâcher de revoir la rue Notre-Dame-des-Champs, si loin, si loin, si loin, en province, grise et morte comme une vue dans un stéréoscope...

Le premier coup de quatre heures, qui tintait à l'horloge de l'Élysée, arrêta net ces comparaisons. Quatre heures, déjà! Elle allait être en retard. Et Gérald, que dirait-il? Heureusement on arrivait. Pas assez vite cependant, car Zozé, arc-boutée au fond de la voiture, poussait des deux pieds la chaufferette, comme pour seconder le cheval.

Enfin la voiture stoppa rue d'Aguesseau, devant une maison bourgeoise.

Zozé, à l'aveuglette, payait le cocher. Elle gravit d'une course folle un étage et entra en haletant.

Il était là.

Il sommeillait sur le divan du cabinet de toilette, les bras repliés autour du front, en une auréole noire; et l'ombre de l'encoignure, où reposait sa tête, ajoutait encore de la douceur à la paix de son visage.

Mme Chambannes le contempla avec attendrissement. Pauvre petit Raldo! Etait-il joli, quand il dormait!

Et s'enhardissant, à mi-voix, elle murmura:

—Tu dors?... Tu dors, mon chéri?

Gérald, sans ouvrir les yeux, riposta:

—Non, je ne dors pas, mais j'affecte un profond sommeil!...

—Pourquoi? demanda Zozé en souriant.

—Parce que, fit de même Gérald, parce que vous êtes en retard, madame, et que j'ai horreur de ces plaisanteries!...

Il se levait pour l'embrasser. Elle lui rendit son baiser avec effusion, et, d'un ton gamin:

—Devine d'où je viens?

—Je ne reçois d'ordre de personne! fit Gérald.

—Eh bien! je viens de chez le père Raindal.

—De chez le Kangourou!

Zozé ouvrit des yeux étonnés:

—Le Kangourou?

—Mais oui, fit Gérald. Tu n'as pas remarqué la façon dont il tenait ses bras, ses mains? Un vrai kangourou! Il ne lui manque que la poche, devant, et des petits dedans!

Zozé se mit à rire. Puis elle conta en détail sa visite, blaguant le mobilier, le tapis, les étoffes, l'odeur de pot-au-feu, ou imitant Mme Raindal, Mme Boudois, Mme Lebercq, dans le désir d'amuser Gérald.

Le jeune homme, sans avoir paradé dans les cirques mondains, possédait un certain talent d'acrobate; et pour se dégourdir, tout en l'écoutant, il faisait sur ses mains le tour du cabinet, les pieds pendant au-dessus de la nuque.

Quand elle eut terminé, il se redressa d'un saut périlleux, et gouailleusement:

—Alors, tu vas embaucher ce marchand de momies?

—Pourquoi pas? fit Zozé d'une voix un peu inquiète... Cela te déplaît?

—Moi? fit Gérald... Pas le moins du monde... Tous les goûts sont dans la nature... Tu as déjà un romancier, trois peintres, deux musiciens, un sculpteur, un abbé... Le Kangourou complétera ta collection... Mes compliments...

Et, dans un salut cérémonieux, indiquant la chambre voisine, il déclara:

—Vous êtes ici chez vous, chère madame!...

Zozé obéit en lui jetant une œillade passionnée. Gérald, un instant après, la rejoignait. Et tandis qu'il allumait les candélabres de la cheminée, Mme Chambannes, les yeux au plafond, s'était tue, la physionomie devenue subitement grave.

Une vision rapide repassait sous ses regards: les sœurs, les deux sœurs marchant dans le froid, autour des pelouses sans herbe, leurs chapelets à la main.

Elle en éprouva une sorte de honte. Confusément, dans son cerveau, l'idée s'esquissait d'une vie aussi bonne, meilleure peut-être que la sienne, vouée à un autre but que de s'aliter, chaque après-midi, les bougies allumées.

Mais Gérald s'approchait et la voix impérieuse:

—A quoi pense-t-on donc?

D'un trait, comme prise en faute, Zozé avait retrouvé son bienheureux sourire d'amante:

—On pense... on pense qu'on vous adore, méchant Raldo, qui m'avez fait tant souffrir ce matin...

Elle lui tendait les bras, dans un geste d'abandon et d'appel.

Il s'y laissa glisser en murmurant des gentillesses grossières.

VII

Jamais Thérèse ne travailla avec autant d'ardeur que durant les jours qui suivirent.

C'était sa façon de se soigner à elle, sa médication infaillible, quand la retroublaient ce qu'elle nommait ses «crises de souvenir».

Alors elle macérait son cerveau par l'étude comme les dévots leur chair rebelle dans les exercices de piété.

Pendant des semaines, elle ne quittait plus son bureau que pour se rendre aux bibliothèques. Sitôt rentrée elle s'attablait à la besogne. Puis, le dîner à peine fini, elle se remettait fiévreusement au travail jusqu'à ce que le sommeil la gagnât; et le lendemain elle recommençait.

Rarement la guérison tardait. Sous cet afflux glacial de savoir, toute son effervescence peu à peu s'éteignait. La fatigue pliait ses désirs et l'immense drame de l'histoire lui faisait prendre en dérision ses petits chagrins de sentiment. Un dernier souffle d'orgueil, à ces pensées hautaines, achevait de sécher les larmes intérieures que distillait encore son cœur. La discipline l'avait ressaisie et, comme un cheval rétif qui revient enfin au brancard, elle reprenait sa vie coutumière, d'une âme tranquille et sans joie, mais trop lasse pour se révolter.

Cette fois même, en plus, par un excès de scrupule, elle s'était promis de ne rien tenter pour esquiver le dîner Chambannes. La rechute avait été si grave, si subite, si puérile qu'il lui fallait un châtiment. Elle voulait revoir en face ce beau M. de Meuze, se convaincre de sa sottise en affrontant de nouveau le danger.

Mais au fond sa bravoure ressemblait à cette confiance qu'inspire le dédain de l'adversaire. Elle ne redoutait plus Gérald parce que, le supposant l'amant de Mme Chambannes, elle reportait sur lui le mépris qu'elle éprouvait pour la jeune femme.

Etait-ce bien uniquement du mépris? Dans sa fierté, Thérèse ne pouvait croire qu'elle enviait cette petite créature dénuée d'intellect. Non, tout au plus en avait-elle pitié!

Elle aimait à se rappeler les maladresses d'expression, les fautes d'ignorance ou contre le langage commises presque à chaque phrase par la gentille Mme Chambannes. Et la niaiserie des propos de Gérald! Et sa voix, une voix de viveur, traînante et grasse, avec ces accents impérieux mais sans autorité qui semblent n'avoir jamais commandé qu'à des filles ou des maîtres d'hôtel! Un joli couple qu'ils formaient tous deux! Un ménage assorti!

Et elle trouvait le dîner lent à venir, tant elle eût voulu à présent les braver l'un et l'autre, les tenir sous la froideur hostile de ses yeux gris...

Le soir, à plusieurs reprises, M. Raindal dut l'arracher à son travail. Elle ne se levait qu'en rechignant, après des prières répétées. Il la grondait doucement et, par plaisanterie, il lui offrait son bras pour la reconduire à sa chambre. Ils s'en allaient ainsi le long du corridor obscur. Tout reposait dans la maison. Parfois les puissants ronflements de Mme Raindal atteignaient jusqu'à eux, malgré les portes closes. Ils s'arrêtaient à l'écouter en souriant. Puis, sur le seuil, ils s'embrassaient et M. Raindal repartait à tâtons.

«Pauvre fille!» songeait-il dans un attendrissement mêlé d'admiration.

Ah! s'il avait su! S'il avait deviné les luttes, les angoisses de cette âme masculine! S'il avait entendu le «Pauvre père!» dont Mlle Raindal, tout bas, plaignait son manque de clairvoyance!

Mais les semaines, à ce régime, s'écoulaient rapidement, et enfin le jour du dîner Chambannes arriva.

Vers sept heures un quart, Thérèse était occupée à ajuster devant la glace la lourde pelisse de bure qui lui servait de sortie de bal, quand un grand bruit de dispute retentit dans le couloir et aussitôt quelqu'un frappa.

—Entrez! fit la jeune fille.

M. Raindal parut, en gilet et manches de chemise. Sa cravate blanche dénouée pendait à travers son plastron.

—Tu ne sais pas ce qui se passe? s'écria-t-il... Ta mère qui trouve que nous avons accepté trop vite l'invitation de Mme Chambannes, que nous aurions dû nous renseigner... Nous renseigner! Sur quoi, auprès de qui, je te le demande, pour un dîner sans importance!... Et elle voulait que nous nous excusions maintenant, au dernier moment, cinq minutes avant départir! Non, je t'en prends à témoin, toi qui, à ce que j'ai cru voir, n'aimes pas beaucoup cette dame, que dis-tu de celle-là?

—Peuh! fit Thérèse déroutée.

—Tu t'imagines, n'est-ce pas, d'où cette idée lui vient? poursuivit M. Raindal en tournant autour de la chambre... De ces messieurs, naturellement!... De la sacristie!... Oh! elle n'a pas été longue à avouer... Aussi je l'ai prévenue que si, à l'avenir, ces gaillards s'avisaient encore...

Il n'acheva pas. Mme Raindal venait d'entrer le corsage à demi agrafé.

—Chut!... murmura-t-elle... On a sonné!... Thérèse, il faut que tu ailles ouvrir, mon enfant!... Brigitte est descendue pour chercher une voiture.

—Bien, mère!

Thérèse courait tirer la porte et elle retint un petit cri de surprise en reconnaissant, dans la pénombre, l'oncle Cyprien qui s'essuyait les bottes sur la carpette jaune du palier.

—Bonsoir, mon neveu! fit-il joyeusement.

Mais, apercevant la pelisse et les gants blancs de Thérèse:

—Tiens! vous sortez?... Et moi qui venais manger la soupe... En voilà une déveine!...

L'oncle Cyprien était entré. Thérèse répliqua d'un ton contraint, car, de peur des critiques, on avait caché à M. Raindal cadet le dîner chez les Chambannes:

—Oui, mon oncle, nous dînons en ville!

Le maître, au bruit de la voix fraternelle, était accouru. Il échangea avec son frère l'accolade coutumière. Et, prévenant les questions:

—Tu n'as pas de chance... Nous ne dînons pas ici... Voyons, veux-tu venir demain?...

—Parfaitement! fit l'oncle Cyprien.

Et, après une pause:

—Hum! Y aurait-il indiscrétion à vous demander où vous dînez?

Thérèse n'osa plus nier:

—Nous dînons rue de Prony, chez Mme Chambannes, une dame dont nous avons fait connaissance au bal Saulvard...

—Chambannes! fit l'oncle Cyprien avec une grimace de défiance... Comment écris-tu cela?

Thérèse épela lettre par lettre. M. Raindal cadet fronçait le sourcil:

—Chambannes! Chambannes!... répétait-il, comme pour essayer à son oreille le son de ce nom inconnu.

Enfin se résignant:

—Eh bien! au revoir! déclara-t-il... A demain!...

Il serrait la main de son frère, de sa nièce. Et il descendit l'escalier en grommelant: «Chambannes! Chambannes!»

Ce nom, malgré son ensemble, avait une espèce de résonnance juive qui lui déplaisait. Puis, tout le monde sait la malice des Juifs à déguiser leurs noms d'origine, à les changer en noms français. Tel qui s'appelle Duval, Durand, Dubourg dissimule, sous ces syllabes gallo-romaines ou franques, un nom reçu au Sinaï; et l'oncle Cyprien se glorifiait d'un flair exceptionnel pour déceler ces supercheries. Il n'avait même admis la pureté de son nom familial qu'après de minutieuses recherches dans les bibliothèques. Aussi, dehors, s'élança-t-il vivement vers la brasserie Klapproth où Schleifmann ne manquerait pas d'éclairer ses soupçons.


—Comme vous arrivez tard! s'écria le Galicien qui entamait une plantureuse portion de rôti de veau aux confitures.

L'oncle Cyprien s'assit à côté de lui, et tout en étudiant la carte:

—Oui, je voulais dîner chez mon frère... Mais ils dînent dehors, chez une Mme Chambannes...

—Rue de Prony? fit Schleifmann.

—Vous connaissez donc cette dame? demanda l'oncle Cyprien.

—Oh! très peu... C'est une fort charmante personne... Je la rencontre quelquefois chez les parents d'un de mes élèves, le jeune Pums, le fils de M. Pums, le sous-directeur de la Banque de Galicie.

—Ah bah! fit l'oncle Cyprien.

—Et même je savais que votre frère devait dîner chez elle... Mme Chambannes a invité Mme Pums, devant moi, en lui donnant la liste des convives... Elle paraît, du reste, faire grand cas de votre frère...

—Vous le saviez et vous ne me l'avez pas dit? s'écria M. Raindal cadet avec un regard de reproche.

Schleifmann retint un sourire.

—Mon Dieu, non!... Vous ne m'en disiez mot... J'en ai conclu que votre frère ne vous avait pas informé... Alors, la discrétion, vous comprenez?...

L'oncle Cyprien devint soucieux:

—Ecoutez-moi, Schleifmann... Répondez franchement!... Qu'est-ce c'est que ces Chambannes?... Sont-ce des gens bien?...

Schleifmann feignit d'avaler de travers une bouchée, pour gagner le temps de réfléchir. Il ne voulait certes point mentir à son ami. Mais, d'autre part, pourquoi aiguillonner encore cette fougueuse malveillance, toujours prête à bondir, pourquoi susciter peut-être ensuite des querelles de famille? Il choisit un demi-mensonge, et, d'une voix indifférente:

—Peuh!... Je ne saurais trop vous dire... Le mari m'a semblé un assez pâle personnage... Il est ingénieur et s'occupe d'affaires de mines, je crois... La femme est jolie, élégante, avenante... D'ailleurs, je vous le répète, je les connais à peine...

L'oncle Cyprien avait cessé de manger et se mordillait la moustache. Puis, brusquement, comme lâchant un déclic:

—Ils sont juifs, n'est-ce pas?

—Je n'en suis pas sûr! fit Schleifmann. Le mari est originaire du Berri où les juifs ont, en général, peu colonisé... Quant à la femme, elle aurait plutôt le type sémitique... mais si affiné, si mélangé, que je n'ose pas affirmer...

—Pourtant leur nom! insista l'oncle Cyprien.

—Leur nom? répliqua le Galicien, provoqué dans son amour-propre de philologue. Effectivement, il n'y aurait rien d'impossible à ce que ce fût un nom juif francisé... Chambannes pourrait très bien être un arrangement de Rhâm-Bâhal, ou, par corruption, Rhâm-Bâhan, c'est-à-dire, si mes souvenirs sont fidèles, quelque chose comme haute-idole, idole-élevée...

—Rhâm-Bâhan! répétait avec satisfaction l'oncle Cyprien... Rhâm-Bâhan!... Évidemment c'est cela... Je me disais aussi...

Mais les aveux de Schleifmann le mettaient en appétit, et, d'une intonation négligente, la bouche à dessein remplie de nourriture, il insinua:

—Vous parliez tout à l'heure d'une liste, il me semble, des convives qui seraient chez cette dame...

—Ouais! Ouais! fit évasivement Schleifmann.

—Eh bien, qui était-ce? interrogea de même l'oncle Cyprien.

Le Galicien équivoqua:

—Je ne me rappelle plus au juste!... Non, je vous assure... J'ai oublié!

—Allons donc, Schleifmann! Cherchez, tâchez de retrouver... Qu'est-ce qui nous presse?

La tentation était trop forte. Manquer cette occasion de contenter ses rancunes, renoncer à flageller toute cette clique incrédule qui l'avait méconnu jadis, non, Schleifmann, à la fin, ne s'en sentait plus le pouvoir. Et doucement, par gouttelettes légères, il commença d'abord à lancer son venin contre les moins haïs:

—Eh bien, soit! disait-il... Cherchons!... Il y aura là-bas M. Givonne, un peintre qui peint des éventails ou des tambours de basque pour les bals de la haute société et qui vend tout ce qu'il veut sur le marché américain... Hum!... M. Mazuccio, un petit sculpteur italien qui passe son temps à raconter comment sont faites, en dessous, les femmes dont il a sculpté le buste...

—Joli monde! encouragea l'oncle Cyprien.

—M. Herschstein, poursuivit Schleifmann, qui s'animait, cet excellent homme d'Herschstein.. Ho! Ho! Un que je vous recommande!... Une barbe grise de patriarche, de grosses joues, une tête de bon papa, la pâte du bon Dieu... Ce qui ne l'empêche pas d'être un des grands chefs de la bande noire... Vous savez, ce clan de boursiers allemands qui spécule chaque jour contre les fonds français... Ah! on propage bien des légendes, bien des faussetés sur les juifs... Mais, hélas! elle est vraie, celle-là, elle existe, cette sale bande! Et, le premier jour d'émeute où le peuple s'avisera d'aller regarder un peu sous leur nez ce qu'ils tripotent dans ce coin-là, rien ne dit que votre camarade Schleifmann ne sera pas de la partie, mon cher Cyprien!...

—Brave ami! fit M. Raindal cadet avec émotion.

—M. Herschstein donc et madame, une grande bringue à l'esprit étroit, routinier, qui s'imagine tout effacer en faisant des largesses à tous les pauvres, à toutes les œuvres de charité...

Schleifmann tapa du poing sur le marbre de la table:

—La charité! Diable de bête! Oui, on t'en donnera de la charité, le jour où ta canaille de mari nous aura tous fait expulser...

—Chut! Chut! Du calme, Schleifmann!—murmura l'oncle Cyprien, sûr maintenant du Galicien comme d'un feu qui ronfle et qui flambe—... Du calme, mon ami!... Et puis?...

—Et puis M. de Marquesse! continua Schleifmann... Un propre coco, encore... Un ingénieur conseil... Conseil! Ha! Ha!... Conseil judiciaire probablement... Déjà deux sociétés où il conseillait et qui ont fini devant le juge... Mais il s'en tire tout de même, le garçon!... On dit que sa femme l'aide... Elle n'est pas belle pourtant, une vraie tête de cheval... Seulement les hommes sont si stupides dans ce monde-là... Pour une particule, ils vous entretiendraient une jument, mon cher!

—Adorable! fit M. Raindal cadet en se tordant les lèvres d'une plissure de dégoût.

—Ensuite, mon compatriote Pums, un petit brun à moustache noire, une figure de tzigane, et sa femme une petite rousse... Oh! par exemple, jolie, elle, grassouillette, le nez retroussé, une vraie chair à peintre, quoi!

—Vous dites? questionna l'oncle Cyprien.

—Oui, je les appelle ainsi, ces dames, à cause de leur goût pour les peintres... Quand on est peintre, on n'a qu'à se baisser pour les prendre, comme un chiffonnier dans un tas...

—Alors, Mme Chambannes, vous pensez que...

Schleifmann, prestement, l'interrompit:

—Non, non, oh! non!... Au contraire!

Puis, d'un ton malicieux:

—Mme Chambannes a une vie régulière, tout à fait régulière...

Et, suivant l'association normale des idées:

—Je retourne à mes gens... Le marquis de Meuze et son fils, le comte de Meuze...

—Tiens, tiens! fit ironiquement M. Raindal cadet... De faux nobles, je suppose?

—Non, de véritables... Ils sont très liés avec les Chambannes... Et tenez, le vieux marquis vous plairait extrêmement... Il a, comme vous, m'a-t-on assuré, horreur des juifs, qui l'ont presque ruiné à l'époque du krach...

Mais la flamme satirique du Galicien tombait. Il cita encore quelques noms sans commentaires: Jean Bunel, le romancier, M. Burzig, un jeune remisier, M. Silberschmidt avec sa femme.

Et, comme il se taisait:

—C'est tout? demanda l'oncle Cyprien.

—Absolument tout! déclara Schleifmann en frottant ses lunettes d'or dont la transpiration avait terni les verres.

M. Raindal cadet prit une mine goguenarde:

—Un dernier détail, s'il vous plaît?

—Je vous écoute, fit Schleifmann.

L'oncle Cyprien se rapprocha, et, la voix engageante:

—Tous Prussiens, naturellement?

—Non, mon cher Raindal! riposta le Galicien... Tous Français ou, ce qui est pareil, naturalisés... Naturalisés depuis la guerre... Le petit Pums est leur vétéran... Français de 78, le petit Pums... Ah! je me souviens très bien comme il était fier, après, quand il est revenu à Lemberg, lors de sa visite annuelle... Il courait de maison en maison, chez les amis, chez les parents, déployant partout son décret de naturalisation... On aurait dit qu'il montrait le diplôme d'un grade...

—C'en est un! observa l'oncle Cyprien.

—Oui, oui, poursuivait Schleifmann, tous naturalisés Français, sauf le jeune Burzig que j'oubliais... Mais ce n'est pas sa faute... C'est la faute à monsieur son père... Une manie de changement qu'ils ont dans cette famille... Le grand-père naît à Mayence et se fait Américain. Bon! Le père vient à Paris et se transforme en Français... Puf! Ce n'est pas assez!... Voilà qu'il fait son fils Anglais pour lui éviter le service militaire... Je vous dis jamais, jamais contents, ces damnés Burzig!...

Il ricanait, la bouche méprisante.

—Ah! si les juifs de France avaient un peu de sang aux veines, je vous garantis que depuis beau jour ils auraient mis dehors tous ces touristes-là... Il fallait vous leur faire la vie si dure, si terrible...

—Mais vous-même, Schleifmann, demanda M. Raindal cadet, est-ce que vous n'allez pas bientôt vous naturaliser?...

Le Galicien eut un sourire mélancolique:

—Moi, mon ami?... A mon âge!... A quoi bon?... Le destin m'a créé sans patrie et sans patrie je reste... Je suis M. Schleifmann, citoyen de l'humanité, comme disait l'autre...

—C'est très gentil tout cela, objecta l'oncle Cyprien... Cependant, en cas de guerre...

—La guerre? murmura rêveusement Schleifmann... La verrai-je, d'abord?... Puis, je suis bien vieux, mon cher Raindal, je serais un bien pauvre soldat... Je le regrette... Quoique je déteste la guerre, les imbéciles raisons pour lesquelles les nations se massacrent, j'aurais tout de même aimé servir la France, le pays le moins bête, en somme, le plus généreux que j'aie connu...

—Baste! fit M. Raindal cadet... Vous pourriez vous rendre utile autrement...

—Oui, c'est vrai! murmura à mi-voix Schleifmann comme se parlant à lui-même... En 1871, il y a eu la Commune!...

Mais l'oncle Cyprien n'avait pas entendu cette tragique réponse. Déjà il était tout aux farces du lendemain. Il se figurait avec délices l'ébahissement de son frère quand il l'interpellerait: «Eh bien!... Et notre vieux Herschstein, comment va-t-il? Et cette charmante Mme Pums?... Et l'honorable M. Burzig?...» Il en riait si fort qu'il s'excusa auprès de Schleifmann.

—Pardonnez-moi, je pense à quelque chose... quelque chose de tellement drôle... Ha! ha! c'est impayable!...

Et, dans un mouvement de reconnaissance:

—Voyons, Schleifmann, vous accepterez bien un petit verre de kirschenwasser?... Garçon, du kirschenwasser et deux verres, deux grands, des verres de clients, vous savez, mon petit!...

Le garçon reparaissait avec une fiole enveloppée de paille. L'oncle Cyprien versa deux hautes rasades et, soulevant son verre pour trinquer:

—A l'humanité, Schleifmann! fit-il courtoisement.

—A la France! riposta le Galicien en choquant les verres.


Au même instant, la famille Raindal faisait son entrée dans le salon des Chambannes.

Zozé marcha vivement à la rencontre du maître. Elle portait une ample robe de soie rose à ramages effacés qui lui donnait une silhouette d'infante. Chambannes la suivit, en souriant peut-être sous le mystère de son énorme moustache blonde. Et le défilé des présentations commença.

Les dames, les premières: la petite Mme Pums, dans une gaine noire pailletée d'or d'où jaillissait plus fraîche, plus blanche, par contraste, sa chair potelée de rousse rieuse; Mme de Marquesse, une grande blonde aux mâchoires chevalines et dont la jupe de crêpe mauve dessinait vers les hanches une ossature massive de République ou de Liberté; Mme Silberschmidt, une maigre brunette à figure de poule malade; Mme Herschstein, plus anguleuse et hautaine en son corsage de satin blanc qu'une lady de vieille race. Puis les messieurs un à un, au hasard de la proximité. Ils s'inclinaient profondément, et ils avaient tous des regards déférents en même temps que curieux, des serrements de main empressés et timides, des phrases respectueuses et inachevées, comme devant un souverain étranger dont on ne sait pas bien l'étiquette ni la langue.

Pums, le petit doyen des naturalisés, fut présenté le dernier. Menu, propret, de teint jaunâtre, vêtu avec la plus sobre correction, ce qui frappait d'abord dans sa physionomie, ce n'était pas son type de boursier viennois ni sa forte moustache noire, ni le grisonnement de ses tempes, c'était la saillie de ses deux grosses prunelles couleur chocolat clair, et si avides de voir, si ingénues, si langoureuses que, sans une flamme de malice qui vacillait parfois au fond, on eût dit des yeux de bon petit garçon étonnés par le vaste monde. Il s'exprimait en un français convenable, juste à la lisière de l'accent tudesque, un français naturalisé comme lui, et seul il vint à bout de son compliment de présentation.

M. Raindal n'eut pas le temps de le remercier. On passait dans la salle à manger.

Mme Chambannes s'assit entre le maître et le marquis de Meuze. Son mari en face d'elle avec Mme Raindal à sa droite et, à sa gauche, Mme de Marquesse. Un peu plus loin, Thérèse avait pour voisins Gérald et Mazuccio, un remuant petit faune brun, qui zézayait avec une furia de moustique vénitien. Les autres s'installèrent à la ronde, selon les cartes de bristol qui marquaient leurs places; et l'on servit le potage parmi un silence d'attention.

Visiblement, on guettait le maître. On attendait ce qu'il allait dire d'important, d'extraordinaire; et les dames surtout prêtaient l'oreille, se représentant M. Raindal, d'après la Vie de Cléopâtre, comme une espèce de roquentin célèbre qui, à table, devait sûrement en débiter de «raides».

La déception ne tarda point. Décidément, il n'était pas bien amusant, ce M. Raindal, ni bien original, avec son gros nez mou, ses mains pendantes, ses manières de vieux préfet gêné—et sa voix qu'on n'entendait guère. Sans compter qu'on y perdait peu. Des renseignements sur le climat de l'Egypte, les moyens de transport, les époques de voyage favorables, je vous demande un peu si le Bædeker, le Joanne ne vous en auraient pas dit autant!

Et bientôt M. Raindal n'eut plus pour auditeurs que le marquis et Mme Chambannes, qui ne se lassait pas de le questionner.

Au fond, il ne se sentait point en verve. Non pas que Mme Chambannes l'intimidât par ses fervents regards ou ce caressant roulement des r qui rendait sa voix si doucement impérieuse. Il lui savait gré, au contraire, de n'être pas décolletée plus; et il la trouvait pleine de grâce dans ce corsage pudiquement échancré pour découvrir à peine, avec un petit carré de peau mate, son cou svelte sans bijoux. Mais, bien plus que les tendres œillades de la jeune femme, le luxe environnant l'incommodait. Lui qui avait consacré un chapitre entier au Faste de Cléopâtre, lui qui n'avait pas bronché devant les gemmes, les ors, les encens et toutes les somptuosités de la Vie inimitable, il demeurait comme ébloui devant la réalité d'une magnificence de beaucoup inférieure. La profusion des fleurs qui serpentaient en guirlandes autour de la table, le scintillement des cristaux taillés, les menus objets du service, l'élégance lustrée des convives formaient autant d'aspérités brillantes où son œil s'accrochait avec ses pensées. Puis, ce qui augmentait encore ses distractions, c'était le ronronnement de locomotives à l'arrêt, les schh, les harrh, les horrh, les pff qui fusaient maintenant du groupe Silberschmidt, Herschstein et Pums, massés à l'extrémité de la table.

Car on se mettait à l'aise là-bas, on se déliait la langue dans un petit gargarisme de parler du pays. Le français? Un dialecte de cérémonie, bon pour les politesses, pour les rapports mondains. Mais entre soi, en causant affaires, choses sérieuses ou intimes, pourquoi se retenir? D'ailleurs, comment l'auraient-ils pu? N'était-il pas plus fort que tout, plus fort que les décrets, plus fort que les serments, ce langage natal qui leur remontait aux lèvres avec la naïve vigueur de l'instinct? Et il fallait voir le clin-d'œil goguenard dont Pums corsait ses demandes sur la Krankheit (la maladie) du sultan, ou l'autre clin-d'œil narquois dont Herschstein accompagnait ses réponses. Un coup diablement réussi que cette indisposition du sultan, une idée de Herschstein, lancée de Paris à Vienne, relancée de Vienne à Paris et qui, l'après-midi durant, avait bouleversé la Bourse. Des trois francs, des six francs, des dix francs de baisse sur les valeurs turques, la masse des fonds d'Etat saisie dans la débâcle! Ci une centaine de mille francs pour chacun des membres actifs de la bande noire, et vingt-cinq mille francs seulement pour Pums, simple allié, sorte de complice honoraire. N'importe! Il n'avait pas à se plaindre et, comme voulant payer Herschstein de retour, il lui expliquait le plan nouveau de la Banque de Galicie concernant les mines d'or: un immense syndicat qui, sous le nom de Société d'études, raflerait dans le marché les valeurs minières les moins suspectes. Manœuvre aisée, au demeurant, qui consistait à les déprécier d'abord par des nouvelles alarmantes pour les hausser ensuite aux cours les plus élevés par des nouvelles optimistes. L'enfance de l'art, quoi! le procédé infaillible. Et le jeune Burzig, qui, à titre de citoyen britannique, n'avait cessé de flirter en anglais avec la jolie Mme Pums, revint brusquement à l'allemand familial pour se joindre aux projets du groupe. On discutait avec Marquesse sur les valeurs à choisir, les mines qu'on drainerait dans l'opération. On citait des noms anglais ou bataves, plus fulgurants que des diadèmes: l'Etoile rose de l'Afrique du Sud, le Soleil du Transvaal, la Source des Escarboucles...

Et soudain la petite pupille verte du marquis de Meuze donna des signes d'inattention. Elle fuyait, virait, vacillait dans l'orbite comme un bouchon de ligne à fleur d'eau. Elle semblait essayer d'entendre. Hein! il ne se trompait pas? On parlait bien de mines d'or, au bout de la table? Parfaitement... De mines d'or? Nom d'un bonhomme! Nom d'un chien! Comment écouter ces seigneurs, sans désobliger l'autre, ce M. Raindal, avec ses satanées histoires de momies et de Mariette-Bey?... Le marquis s'empourprait en vain à tenter de suivre les deux conversations. Des bribes seulement lui parvenaient de la plus éloignée: fontein... rand... Chartered... Cecil Rhodes... de Beers... claim..., dont les syllabes techniques aiguillonnaient encore sa curiosité. C'est qu'il ne s'agissait pas non plus d'une bagatelle! Cent vingt mille francs d'engagés sur le marché des mines. «Cent vingt mille!» se répétait le marquis, cela ne vous conférait-il pas les droits à un peu d'anxiété? Et, comme lui répondant, dans un demi-silence, la voix de Pums proféra:

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