Les Deux Rives: Roman
—Ja! gewiss... Ich glaube dass die Red Diamond...
La Red-Diamond-Fontein!... La mine préférée du marquis, sa valeur de prédilection, «sa petite Red-Diamond», comme il l'appelait victorieusement! Pour le coup, M. de Meuze ne put plus se contenir. D'une volte brutale, son buste avait pivoté vers les financiers et il interrogea:
—Pardon, monsieur Pums, vous venez de nommer, je crois, la Red-Diamond?... Serait-il indiscret de savoir ce que vous en disiez?
—Du tout, marquis, fit Pums, qui s'honorait toujours que M. de Meuze le consultât.
Et, par égard pour le vieux gentilhomme, le procès des valeurs minières se poursuivit sur-le-champ en français.
Mais M. Raindal n'avait pas remarqué cette défection. Depuis quelques instants, déjà, il ne parlait plus que pour Zozé, et, graduellement, il lui semblait qu'un brouillard de sympathie les isolait ensemble du restant des convives.
«Je disais bien, songeait-il, charmé et aguerri aussi par le mélange des vins qu'il avait bus... Une suivante de Cléopâtre!... Une petite Grecque!... Une vraie petite Grecque!...»
—Un jour que les fellahs refusaient de porter à bord nos bagages, Mariette-Bey se précipite sur eux, le revolver au poing...
Et Zozé, en se récriant, s'émerveillait de ces récits. Elle ne manquait, au surplus, ni de bon vouloir, ni de respect devant les maximes de philosophie ou les développements historiques, quitte à relâcher son zèle quand elle ne comprenait plus. Alors son regard se dérobait, allait tour à tour s'appuyer innocemment sur chacun des convives, par un besoin de tendresse impersonnel et quasi mécanique qu'elle conservait encore de ses recherches d'antan.
Le petit Pums s'élançait au-devant, les paupières battantes, comme un gymnasiarque qui vise son trapèze. Il était si amoureux, le brave garçon! Gérald, lui, ripostait par une grimace cordiale du nez, de la bouche ou des joues, et Zozé devinait: «Oui, oui, c'est entendu, nous sommes amants nous deux!» Mais Mlle Raindal, hélas! paraissait moins contente. La pauvre demoiselle! Gérald et Mazuccio la lâchaient-ils assez,—l'un, la tête inclinée, à la toucher presque, sur la poitrine plane de Germaine de Marquesse; l'autre, le visage en feu, le buste poussé tout de travers contre cette petite poulette lascive de Mme Silberschmidt! Quel vide il y avait de chaque côté de la malheureuse fille! Non, véritablement ce n'était pas bien, ce n'était pas gentil de la traiter ainsi, comme une institutrice.
Après quoi, Mme Chambannes revenait plonger dans le regard de M. Raindal. Cela lui coulait intérieurement une chaleur dont il devenait rouge. Ses yeux clignaient de plaisir. Il toussait pour se ressaisir et le front relevé, il attendait inconsciemment le plongeon d'une œillade nouvelle. Ou bien il admirait le profil de Zozé, si net, si délicat sous le ramassé de sa coiffure que serrait à la nuque une minuscule bouclette de perles. Et il se disait tout en continuant ses anecdotes:
«Une vraie petite Grecque!... Une petite Grecque des Iles!...»
Cependant la vraie petite Grecque s'agitait sur sa chaise, la figure méfiante, l'œil en arrêt vers Mlle Raindal que lui cachait à demi le buisson d'orchidées mauves dressé au centre de la table.
Ah ça! de quoi s'amusait-elle donc tant, la jeune fille? Qu'est-ce qui lui creusait donc au coin des lèvres ce sourire immobile et vieillot comme une ride? Et ces regards méprisants, ces airs de pitié qu'elle avait pour vous dévisager les gens, tous les convives l'un après l'autre!
«Ma parole, songeait Mme Chambannes, on dirait qu'elle regarde des sauvages, des nègres!»
Puis aussitôt elle pensa:
«Bah! elle est vexée, la pauvre petite!... Cela se comprend aussi!...»
Et elle appelait Gérald, d'une toux amicale afin de le ramener à ses devoirs. Mais on apportait les bols. Tant pis! Trop tard! Ce serait pour une autre fois! Elle enfonça ses ongles dans la rondelle translucide qui remuait à la surface de l'eau. Et comme elle écartait sa chaise avec une discrète lenteur, tout le monde se leva.
—Mademoiselle! fit Gérald, qui tendait le bras à Thérèse.
La jeune fille y posa la main en évitant son regard d'un dédaigneux détour de tête; et ils s'avancèrent, sans un mot, du côté du salon. Gérald multipliait les mines courtoises, les attitudes déférentes, les effacements du buste, toutes les marques d'une politesse qui se sent en défaut et s'exonère à la muette. Arrivé dans le salon, jusqu'auprès de Mme Raindal, il dégagea moelleusement son bras:
—Mademoiselle!...
Il avait salué d'une courbette cérémonieuse et s'acheminait vers le fumoir. Thérèse ne put s'empêcher de le suivre des yeux.
Avec le dandinement de son grand corps sur ses jarrets pliants, il avait l'allure soulagée et lasse d'un homme qui descend de cheval ou qui revient d'une corvée. A l'entrée du fumoir, il empoigna familièrement Mazuccio par les épaules pour le faire passer avant lui; et derrière la portière en vieille tapisserie, on les entendait encore rire, d'un mystérieux rire du gosier, qui, à distance même, avait un son obscène.
—Eh bien? fillette, murmura M. Raindal en s'approchant à petits pas un peu lourds... Eh bien, ce dîner?
—Excellent! fit froidement Thérèse qui s'asseyait à la droite de sa mère. Je suis enchantée d'être venue...
—N'est-ce pas? continuait à mi-voix M. Raindal, se méprenant au ton de sa fille. Cette Mme Chambannes reçoit d'une façon parfaite... Voyons... avoue que j'ai eu raison de ne pas m'arrêter à certaines préventions, à certaines idées préconçues?...
Mme Raindal, devant l'allusion, avait soudainement rougi. Thérèse, la lèvre gouailleuse, chuchota:
—Mais, certainement père, je te le répète... Ces gens-là gagnent beaucoup à être vus de près...
M. Raindal se retourna à l'appel de Mme Chambannes qui lui offrait une tasse de café.
Au fond du salon, la petite Mme Pums et la grande Mme de Marquesse se tenaient enlacées par la taille, en se communiquant des secrets joyeux sur l'emploi de l'après-midi. Mais justement leurs dissemblances les faisaient valoir l'une l'autre, et on leur devinait les mêmes goûts, les mêmes aptitudes, tout ce qu'il fallait pour s'accorder dans des parties carrées avec deux bons garçons de tailles équivalentes.
Elles traversaient le salon toujours enlacées. Mme de Marquesse souleva la portière du fumoir. Une vive clameur salua le gracieux couple. Elles entrèrent tout à fait et la clameur redoubla. Ces messieurs n'étaient point ingrats.
Jusqu'à leur retour, la conversation dans le salon se traîna péniblement. Mme Chambannes essayait de causer avec Thérèse et Mme Raindal, tandis que Mme Herschstein complimentait, à part, le maître. Peu à peu, les sujets se faisaient rares. Après quelques remarques sur l'heure tardive des dîners modernes et quelques pronostics sur l'hiver qui venait, Zozé perdit de son aisance. De quoi leur parler, grand Dieu? Toilette? Il n'y avait pas à y songer! Les pauvres dames, vrai, elles étaient plutôt «fagotées»! Théâtres? Elles confessaient n'y être pas allées depuis près de deux ans. Alors? Zozé cherchait, s'évertuait, et les yeux gris de Thérèse, fixés durement sur elle, l'intimidaient encore davantage. Très intelligente peut-être, cette Mlle Raindal, mais pas commode, pas allante du tout, aurait déclaré Gérald. Et Zozé en arrivait presque à lui pardonner son brutal silence du dîner.
Enfin les messieurs revinrent, sauf le marquis, que Chambannes excusa auprès de M. Raindal. De coutume c'était l'instant des gaillardises. On se séparait deux par deux pour chuchoter dans les coins sombres; et en vue, dans le centre du salon, il ne restait que les personnes âgées, qui s'entretenaient paisiblement à haute voix de leurs affaires d'argent ou de leurs infirmités.
La présence des Raindal gênait sans doute l'assistance, car la manœuvre accoutumée n'eut pas lieu. Seuls Givonne, le peintre de tambours, et la petite Mme Pums, sortis les derniers du fumoir, osèrent maintenir la tradition. Ils s'étaient installés dans l'encoignure d'une fenêtre. Et, avec sa face correcte de calicot anglais, Givonne semblait de loin vanter à Mme Pums un article dont il lui promettait entière satisfaction.
M. Raindal les examina un moment avec une machinale bienveillance. Mais il sentait de l'engourdissement s'appesantir sur ses paupières. L'abondance du repas ou ses efforts de mémoire pendant le dîner lui avaient laissé une lourde fatigue. Et il abusait des sourires affables pour se dispenser de parler.
L'entrée de Jean Bunel, que Mme Chambannes amenait dans sa direction, lui fut un prétexte à se lever.
—M. Jean Bunel, dont vous avez lu, j'en suis sûre, les beaux romans! présentait Zozé.
—Mais certes, certes... Ravi, mon cher confrère! fit chaleureusement M. Raindal, en serrant la main de Bunel dont il ignorait pourtant jusqu'au nom.
L'autre, un jeune homme à fine barbe brune, avait vivement tourné une phrase d'admiration, effilée et jolie comme un cornet de bonbons.
M. Raindal remercia d'un salut. Mme Raindal et Thérèse, sur un regard du maître, s'étaient également levées.
—Vous partez! fit Mme Chambannes d'un ton de regret qu'elle exagérait.
M. Raindal balbutia des excuses, et l'on se dirigea en troupe vers l'antichambre.
Un frisson de délivrance courut dans l'assemblée. Ce n'était pas une jeune fille, c'en étaient trois qui disparaissaient par cette porte! Et il y avait de la blague dans l'air, un besoin de lâcher des folies, de reprendre ses habitudes. Mais on se retenait encore, par cette espèce de respect que la notoriété impose aux personnes incultes.
Le retour de Mme Chambannes s'accomplit dans un profond silence.
—Ah! vous êtes gais, par ici! s'écria-t-elle.
—Eh bien! comment le trouvez-vous?
—Oh! il est très gentil votre petit ami! fit Gérald au milieu d'une explosion de rires.
Et déjà Pums, encouragé par ce succès, cherchait à dire, lui aussi, quelque chose de très comique, quand Jean Bunel, d'un ton impératif, déclara:
—C'est tout bonnement une des plus remarquables intelligences d'aujourd'hui!
—N'est-ce pas? murmura Zozé.
—Oui, poursuivait Bunel, autant par un noble élan de solidarité que pour le malin plaisir d'accabler un clubman... Oui, sans le comparer à Taine ni à Renan, je ne crois pas que l'histoire ait, dans ces dernières années, produit de cerveau plus vigoureux ni d'écrivain plus pur...
—En vérité? s'exclama Pums subitement retourné.
Du reste, il ne reprochait à M. Raindal que de parler un peu trop bas. Silberschmidt se rallia à ces considérants. Mme Herschstein, que le maître avait écoutée, affirma que M. Raindal était un homme des plus intéressants. Mme Pums lui trouvait une figure très expressive. Givonne se fit conspuer pour avoir formulé des réserves sur la toilette de Mme Raindal. Est-ce que ces choses-là comptaient?
Et le revirement était si décisif, si général, que Zozé en eut de la peine pour son petit Raldo. Pauvre chéri! Quel four!
Elle marchait vers la cheminée devant laquelle il se tenait accoté debout, les coudes contre le marbre. Puis quand elle fut tout près, elle murmura, dans un chuchotement passionné, la question qui, depuis trois grandes heures, lui desséchait la gorge:
—Tu m'aimes?
D'un clin d'œil, sans rancune, le comte affirma que oui.
VIII
Comme trois heures sonnaient d'un timbre énergique à l'horloge du Collège de France, la petite porte dissimulée dans les grisailles du mur s'entr'ouvrit, et M. Raindal fit son entrée.
Il s'était assis à sa vaste table de bois blanc, ayant en face de lui ses huit auditeurs familiers qui attendaient, la plume dressée, prêts à écrire.
Il tira de sa serviette quelques feuilles manuscrites et commença d'une voix simple:
«Nous avons terminé, dans notre leçon d'avant le Jour de l'An, l'étude des peintures oblatoires qu'on a retrouvées dans les mastabas d'Abou-Roash. Nous aborderons aujourd'hui, au même point de vue, l'étude des mastabas de Dahshour. Les peintures que renferme cette nécropole sont peut-être pour l'historien des mœurs d'un plus grand intérêt que celles d'Abou-Roash. Nous y trouvons sur la vie privée et la vie industrielle des Égyptiens des renseignements qu'on peut considérer à bon droit comme uniques. J'attire donc particulièrement votre attention sur cette leçon et les leçons qui vont suivre...»
M. Raindal prit un temps, et, consultant ses notes:
«La principale peinture des mastabas de Dahshour est celle conservée dans la tombe d'un riche négociant de l'époque, un de ces gros armateurs dont les caravanes exerçaient le trafic avec la Libye et la côte syrienne. Signalée en premier par Brugsch, elle a fait l'objet de deux notices fort détaillées de mon éminent et jeune confrère M. Maspero, parues dans les Annales du Musée de Boulaq et dans la Revue d'Égyptologie. Ledit armateur s'appelait Rhanofirnotpou...»
M. Raindal s'était levé et essuyait à puissants coups de torchon le tableau noir placé derrière sa chaise. Un petit nuage de craie, léger comme une fumée, voleta autour de sa manche.
—Rha-no-fir-not-pou!... épelait-il à mesure que s'inscrivaient sur le tableau les hiéroglyphes du nom.
Mais il n'avait pas achevé que le tambour de la porte se rabattit en gémissant. De suaves émanations de violette à l'iris traversèrent brusquement la salle. Une dame entrait et s'asseyait avec un bruissement de soies, en arrière des élèves. M. Raindal, malgré lui, comme forcé par l'odeur, se retourna anxieusement. Oui, c'était elle, c'était la jolie petite Mme Chambannes!
Il fut si bouleversé qu'en revenant à sa place il ne put que répéter sa première phrase sur le défunt Rhanofirnotpou:
«... Un de ces riches négociants, vous disais-je, un de ces gros armateurs, dont les caravanes...»
Mme Chambannes! Mme Chambannes au cours, en jupe de drap bleu, avec une voilette blanche et un veston de loutre! Avait-on idée d'une pareille folie, d'un aussi puéril caprice! Et voilà maintenant qu'elle lui adressait de petits signes de tête, comme on fait au théâtre entre amis, de loge à loge. «Bonjour, monsieur Raindal, bonjour, bonjour, ça va bien?» continuait la tête de Mme Chambannes.
Elle s'arrêta pourtant en remarquant que le visage du maître demeurait impassible devant ces politesses.
Du reste la froideur de M. Raindal n'était pas sa seule déception. D'abord, elle ne comprenait rien à cette histoire des peintures de feu Rhanofirnotpou. Quoi! Des peintures dans une tombe! Un rude original que ce gros armateur! Et puis, le décor l'étonnait.
Elle pensait pénétrer dans un grandiose amphithéâtre, où la foule s'entassait sur des gradins de chêne vernis par l'âge. En bas, elle se figurait une chaire énorme, haute comme un tribunal, que flanquaient deux appariteurs à chaînes argentées. Et dans la chaire, M. Raindal, en robe ponceau bordée d'hermine, M. Raindal pérorant, jouant avec sa toque galonnée, buvant de l'eau sucrée et interrompu à chaque mot par l'enthousiasme de l'assistance...
Quelle désillusion! Quel contraste avec la réalité! Qui eût imaginé cette étroite pièce aux murailles d'un gris sale, ces deux bustes en simili-bronze,—Platon et Epictète,—juchés, tels que deux potiches, sur des socles en carton-pierre, cette grossière table de bois blanc pareille à une table de cuisine, et les chaises de paille empilées, dans un coin, près du Platon déteint, comme dans un vieux grenier à meubles?
Zozé éprouvait presque cette imperceptible mélancolie qu'inspire aux personnes riches le spectacle de la misère. Elle tenta de se distraire en inspectant successivement le dos et la nuque des huit élèves. Deux étaient chauves déjà. Trois portaient entre les épaules cette barre brillante qu'impriment dans les étoffes les durs dossiers des omnibus. Le veston d'un autre était passé de couleur. Et vers le bout de la table, à gauche, il y en avait un avec une tignasse brune—oh! cette tête de loup!—qui ne devait pas souvent se ruiner chez le coiffeur!...
Elle les prenait en pitié, ces braves jeunes hommes. Elle aurait voulu leur donner des avis de toilette et, s'il l'avait fallu, les aider de sa bourse.
Un bruit de chaises la tira de ces rêveries charitables. Le cours était fini. M. Raindal avait disparu. Par où? Dans le mur, sans doute. Et pas même un applaudissement! Zozé en restait confondue.
Elle se leva tout engourdie par l'immobilité et suivit les élèves qui sortaient. Quelques-uns s'effacèrent afin de lui livrer passage. Aucun ne la dévisagea, et ceux qui marchaient en avant ne se retournaient pas pour la regarder. Elle les trouva discrets, bien élevés, quoique un peu timides.
Puis elle se mit à flâner dans l'immense vestibule, en faisant sonner ses talons contre les dalles, pour le plaisir d'entendre l'écho. Dix minutes s'écoulèrent. Zozé frissonnait de froid. Elle allait s'informer auprès de Pageot, quand M. Raindal surgit dans l'ombre du fond, sa serviette sous le bras.
A la vue de Mme Chambannes, il réprima un mouvement de contrariété et s'avança vers elle avec une mine souriante:
—Vous ici, chère madame! s'écriait-il hypocritement.
—Vous ne m'avez donc pas reconnue? J'étais à votre cours... Je n'ai pas tout compris, mais comme c'était intéressant!
M. Raindal s'excusa sur sa presbytie, et, d'un ton plus inquiet:
—Eh bien! chère madame, en quoi puis-je vous être utile?... Que désirez-vous de moi?... A quel heureux hasard dois-je votre présence?
A quel heureux hasard? Pas si heureux que cela! Elle ne pouvait cependant pas lui répondre: «Gérald m'a encore joué un de ses vilains tours, s'est encore dérobé de deux heures à mes tendresses... Alors, par désœuvrement, par ennui, je suis venue voir un peu comment c'était, un de vos cours, et peut-être aussi, à l'occasion, combiner un dîner!...»
Et elle riposta avec un petit rire candide:
—Mais pas le moindre hasard, cher maître!... Je voulais vous entendre, simplement... Après, je vous ai attendu pour vous serrer la main...
—Vous êtes trop bonne, mille fois bonne, en vérité! murmurait distraitement M. Raindal.
Et, tout en marchant, il ne cessait de jeter à droite, à gauche, des regards apeurés. Mais, arrivé dehors, devant le coupé de Mme Chambannes, il ne put dominer l'envie de fuir qui le tourmentait, et, retirant son chapeau:
—Au revoir, chère madame... A bientôt, j'espère... Mes compliments à M. Chambannes, je vous prie...
Zozé s'écria:
—Comment, maître! Vous ne voulez pas que je vous reconduise?... Par ce temps?...
Et d'une moue elle lui désignait la chaussée que le dégel semblait avoir enduite d'une couche sirupeuse de café glacé. Le maître se défendait. Zozé, dans le coupé, insistait, et elle frappait de la main le cuir des coussins, comme pour appeler un petit chien. M. Raindal perdait tout sang-froid. Si des élèves, des collègues le voyaient en cette posture ridicule! La crainte l'emporta. Il s'assit à côté de Mme Chambannes.
—A la bonne heure! Ç'aurait été fou de refuser! fit Zozé en baissant la glace de devant, afin de donner l'adresse au cocher.
Quand elle la releva, M. Raindal observa avec soulagement que la large vitre, comme celle des portières, était couverte d'un voile de buée. A l'abri de ces carreaux opaques, il se ressaisissait peu à peu. Il sourit à Mme Chambannes qui lui sourit aussi.
La voiture courait lestement sur le tapis de neige jaune. Dans la douce tiédeur qui montait de la boule, un moelleux parfum de maroquin se mêlait à des senteurs de violette irisée. M. Raindal soupira avec une impression de bien-être, et comme se réveillant:
—Ainsi,—fit-il paternellement, pour essayer de racheter la rudesse de ses adieux,—ainsi le cours ne vous a pas trop ennuyée, madame?
—Au contraire! D'ailleurs, je compte bien que la prochaine fois...
—Quelle prochaine fois?
—Je veux dire le prochain cours où je viendrai, corrigea Zozé, et les cours suivants...
M. Raindal se rembrunissait:
—Vous songez donc à revenir?
—Peut-être! Pourquoi pas?... Cela vous fâche?..
—Nullement, chère madame, nullement!...
Il ne put en exprimer plus. La stupeur le paralysait. Alors elle voulait revenir tous les lundis, à tous les cours, le compromettre publiquement, faire de lui la risée du Collège, du monde savant, de la presse peut-être! Et il croyait entendre l'oncle Cyprien: «Ah! ah!... Il paraît que Mme Rhâm-Bâhan—M. Raindal cadet n'appelait plus autrement Mme Chambannes—il paraît que Mme Rhâm-Bâhan mord à d'égyptologie... Bravo! Charmant! Délicieux!» Puis c'étaient les ironies sournoises des collègues, les gouailleries jalouses, les allusions, le scandale! Non, non, pour la fantaisie d'une personne gracieuse, avenante, sympathique, il n'en disconvenait point, mais frivole et sans réflexion, M. Raindal ne risquerait pas la mésaventure où avait sombré le crédit de tant de ses illustres confrères. Et d'une voix ferme il déclara:
—Ecoutez, chère madame... Je vous estime assez pour vous devoir la franchise... Eh bien! il ne me semble pas que vous soyez dans des conditions à profiter de mon enseignement... Le Collège de France est une espèce de séminaire, de pépinière destinée à former de jeunes érudits, vous me saisissez bien?... Le Collège de France a comme but essentiel...
—Oui, oui, interrompit Zozé d'un ton attristé... Oui, cher maître, je vois que ma présence vous déplaît... Mais comment apprendre pour mon voyage en Egypte, l'hiver prochain? Comment faire?... Comment faire?...
Elle s'accrochait maintenant à cet ancien projet de «préparer son voyage», elle s'y butait avec une obstination câline dont M. Raindal, à la longue, se sentit agacé. Bah! qu'elle le préparât comme elle pourrait, après tout! Et dans un recul d'impatience, il laissa glisser sa serviette.
Mme Chambannes l'avait prestement rattrapée:
—Pauvre monsieur Raindal! fit-elle en lui lançant une de ces tendres œillades qui étaient sa façon naturelle de regarder... Je vous assomme, n'est-ce pas?...
Il rougit de sa brusquerie:
—Du tout, chère madame... Seulement, je cherche un moyen de vous aider dans vos études, dans vos lectures préalables...
Les sourcils de Zozé se fronçaient d'attention. Mais soudain un éclair de joie fila dans ses caressantes prunelles:
—Moi, j'aurais bien une idée, insinua-t-elle, une idée qui vient de me venir à l'instant, tenez!...
—C'est que c'est tellement indiscret!...
—Qu'importe?... Dites-la! fit M. Raindal, qui reperdait un peu de son ton d'indulgence.
—Non, je n'aurai jamais le courage!...
Elle hésitait encore, les yeux dans les yeux du maître. Enfin elle se décida à parler, car la voiture stoppait à la porte de M. Raindal.
Voici: elle aurait souhaité, si elle ne le dérangeait pas trop, que le maître consentît à venir rue de Prony une fois par semaine, le jeudi, ou même deux fois par mois, non pas lui donner des leçons, non, Zozé ne se serait pas permis une demande aussi impudente, mais causer avec elle, comme cela, en ami, la diriger dans ses études, lui indiquer ce qu'il fallait lire...
—Vous comprenez... Je sais bien que c'est très indiscret... Pourtant, si vous vouliez, vous me feriez tant plaisir!... Vous ne voulez pas, cher maître?
Elle avait posé légèrement sa main gantée de blanc sur le genou du maître dans un geste familier, sans calcul de coquetterie, comme sur le genou d'un bon grand-père,—de l'oncle Panhias, par exemple, quand elle en implorait quelque chose. M. Raindal intimidé n'osait retirer son genou. Et, à voir ce petit être élégant courbé devant lui dans une attitude si ingénue et si humblement quémandeuse, il ressentait une sorte de trouble agréable qu'il prenait pour du regret, pour de l'attendrissement.
—Hum! Madame! murmura-t-il d'une voix redevenue affable... Hum!... Je serais désolé de vous mécontenter... Néanmoins, vous devez vous rendre compte que mes obligations, mes travaux...
—Oh! je sais, je sais! fit Zozé avec une feinte résignation.
Il y eut un temps. M. Raindal considérait à travers la buée les silhouettes molles des passants, sans se résoudre aux paroles d'adieu.
Mais subitement il tressaillit comme sous le coup d'un élancement.
—Qu'avez-vous, cher maître? fit Zozé d'un ton de sollicitude.
—Rien, rien, chère madame!...
Oh! presque rien—rien que d'avoir distingué à l'extrémité de la rue un certain balancement d'épaules, de certaines enjambées martiales, l'oncle Cyprien tout simplement qui marchait droit sur la voiture avec des moulinets de sa grosse canne en bois de cornouiller rougeâtre.
M. Raindal, à ce moment, envia la demeure reculée de feu Rhanofirnotpou. Que n'était-il au plus profond de l'hypogée, dans le serdab obscur, dans la cellule murée de ciment, au lieu de se trouver dans cette case à vitres, avec cette jeune jolie dame qui le harcelait de prières!
—Vous ne voulez pas vraiment, mon cher maître?... Je vous assure, ce ne serait pas régulier... Vous fixeriez les heures, les jours!...
—Je cherche, je cherche! répétait-il machinalement, tandis que ses regards suivaient attentifs la marche rapide de l'ennemi.
L'oncle approchait cependant. Ses traits se précisaient. Il atteignait à la voiture. Il examina le coupé, au passage, d'un œil en même temps dédaigneux et méfiant; puis, sans s'arrêter plus, il entra dans l'allée. M. Raindal, inconsciemment, poussa un soupir de délivrance; et la main tendue vers Mme Chambannes:
—Au revoir, chère madame... Je réfléchirai, je vous écrirai...
Zozé eut une moue de désappointement:
—Et moi qui espérais votre réponse tout de suite!
M. Raindal passa la main sur ses yeux comme pour en effacer une vision pénible: l'oncle Cyprien, qui redescendait, le rencontrait au sortir de la voiture, acquérait un prétexte à d'interminables sarcasmes... Et il balbutia d'une voix hâtive:
—Eh bien, soit, madame, soit... Je viendrai cette semaine...
—Oh! que vous êtes gentil!... Jeudi vous convient-il, jeudi à cinq heures?...
—Oui, jeudi à cinq heures...
—Vous ne savez pas comme vous êtes gentil!
Elle saisit sa main en le contemplant avec une radieuse expression de gratitude. Mais les doigts de M. Raindal s'échappaient de son étreinte.
—Oh! pardon! fit-elle... Vous êtes pressé... A jeudi, cinq heures... Je compte sur vous, cher maître...
En refermant la portière, M. Raindal salua gauchement. La voiture s'ébranlait. Un «Bonjour, adieu!» le fit encore se retourner. C'était Zozé qui, à la fenêtre du coupé, lui adressait de son petit gant blanc un dernier signal d'amitié.
De jour en jour, jusqu'au jeudi, M. Raindal retarda de confier à Thérèse le récit de cette entrevue, comme s'il eût redouté à l'avance ses critiques. Peuh! ne savait-il pas déjà ce qu'elle lui objecterait: son rang dans la science européenne, sa position académique, le ridicule qu'il encourrait dans une aussi vague besogne de vulgarisation. Et il tenait d'autant moins à entendre ces justes remarques, que, sans se l'avouer nettement, l'idée de retourner chez Mme Chambannes ne lui répugnait pas. Une fois hors de la sainte atmosphère du Collège, puis sauvé de l'oncle Cyprien, il s'était reproché d'avoir si durement rebuté sa séduisante admiratrice. La pauvre enfant! N'était-il pas touchant, au contraire, le cas de cette jeune personne futile s'éprenant soudainement d'une passion de savoir? N'y avait-il pas là un sujet d'observations captivant au plus haut degré pour un homme de pensée, toute une étude de cérébralité à faire! Et il la revoyait en sa pittoresque attitude de petite suppliante, le buste de profil, la main contre son genou: «Vous ne voulez pas, cherr maîtrre?» Mais certes que si, il voulait! Certes qu'il irait! Ne fût-ce que par égoïsme, par curiosité de savant. Quant à Mlle Thérèse—songeait-il presque hargneusement—quant à Mlle Thérèse, il serait toujours temps de l'avertir lorsque les leçons se trouveraient commencées!
Et le jeudi matin survint, que M. Raindal n'avait pas trahi le mystère de son rendez-vous.
Il éprouva donc un certain malaise, en voyant, vers neuf heures, Thérèse qui pénétrait dans le cabinet de travail. Quelle malchance! Juste au moment où il était occupé à empaqueter des livres pour Mme Chambannes! Il fit cependant bonne figure:
—Tiens, te voilà fillette! s'écriait-il gaiement.
Elle se laissa embrasser, puis amenant deux des gros volumes entassés sur la table:
—Qu'est-ce que cela, père?... Maspero!... Ebers!... Ah ça! tu te mets à prêter des livres, à présent?...
—Non! déclara M. Raindal, qui se raidissait contre l'inquiétude. Ce sont des ouvrages que je vais envoyer tantôt chez Mme Chambannes.
—Chez Mme Chambannes! répéta Thérèse d'un ton stupéfait.
—Mon Dieu, oui...
Et il raconta, trait pour trait, les épisodes du lundi, hormis toutefois la décisive apparition de l'oncle Cyprien.
Thérèse l'écoutait en silence. Lorsqu'il eut achevé, elle redressa la tête. Ses lèvres minces rentraient en une plissure railleuse. De la colère semblait s'amonceler sous l'épais froncement de ses sourcils.
—Et tu vas y aller? questionna-t-elle.
—Dame, puisque j'ai promis!... J'irai deux ou trois jeudis... La politesse élémentaire le commande... Après, j'aviserai si je dois continuer ou non...
—Bien, bien, père! répliquait-elle d'une voix dont elle déguisait mal le tremblement. A ton gré... Je me garderai, tu penses, de te donner des conseils...
—Et si je t'en demandais? fit hardiment M. Raindal.
Elle éclata:
—Si tu m'en demandais, je te dirais que cette Mme Chambannes est une petite sotte, que son entourage est de la dernière trivialité, que tu te jettes là dans une fréquentation qui ne te procurera qu'avanies, que désagréments... Je te dirais... Mais non, tiens, père, par respect il vaut mieux que je me taise...
Et sur ses bras croisés, on voyait le bout de ses mains s'abattre et se relever comme de petites ailes palpitantes.
—Oh! oh! Nous nous emportons! riposta M. Raindal, affectant de badiner... Bah!... Si je me rappelle bien, le soir du dîner, nous n'étions pas tellement sévère, fillette... Tu te souviens, après dîner...
Thérèse ne put retenir un haussement d'épaules;
—Comment, père!... Tu n'as pas deviné que je me moquais, que ces gens m'étaient odieux, me révoltaient?... Tu ne les as donc pas jugés toi-même?... Mais tout ce que nous en dira l'oncle Cyprien n'est qu'enfantillage auprès de la vérité... La race, le sang, la religion, la nationalité, il s'agit bien de tout cela! Ce sont des gens d'une autre espèce que nous, entends-tu, père? Oui, tous, Allemands, Prussiens, Français, Anglais, Italiens, que sais-je, des gens d'une même bande, d'une même tribu et qui ne sera jamais la nôtre... Ah! quand je réfléchis que toi, dans ta situation, parce que cette petite nigaude t'a flatté, t'a enjôlé...
M. Raindal, à l'énoncé de ces mots, eut une violente contraction de la mâchoire.
—Ah! permets! fit-il... Non, mais, permets, mon enfant... Tu t'égares... Tu oublies un peu à qui tu parles... Et tu me reconnaîtras le droit de te dire, avec ma vieille expérience, qu'en fait de gens je suis peut-être aussi bon connaisseur que toi... Tu m'accorderas peut-être également que jusqu'ici j'ai mené ma vie d'une manière dont ni toi ni moi, nous n'avons à rougir, n'est-ce pas?
Thérèse, sans répliquer, feignait de feuilleter un livre. Il reprit d'un ton adouci:
—Va, crois-moi, fillette!... Laisse ces théories et les autres à ton excellent oncle Cyprien... Dis-moi que Mme Chambannes te déplaît, dis-moi que sa société t'inspire de la répulsion, de la défiance... N'aie pas peur! Si tes impressions sont justifiées, je serai le premier à m'en apercevoir et à régler là-dessus ma conduite... Mais au moins ne cherche pas à te faire ni à me faire illusion, à transformer en vues sociales tes animosités personnelles... Ce sont là des procédés indignes de toi, indignes de ta culture, de ta valeur intellectuelle... Tu le sais bien, au fond...
Il lui souriait, avec un regard d'appel:
—Allons, viens m'embrasser!...
La jeune fille s'approcha en tendant son front. M. Raindal y déposa un long baiser, tandis qu'il la serrait fortement dans ses bras.
—Hé là, rions donc! exhortait le maître, car le visage de Thérèse, quoique apaisé maintenant, demeurait inerte et songeur.
Un sourire oblique desserra ses lèvres.
—C'est cela! Parfait! fit M. Raindal, en exagérant la satisfaction que lui causait cette grimace incomplète.
Le déjeuner fut silencieux. M. Raindal évitait les yeux de Thérèse. Il éprouva un secret petit contentement, quand il sut qu'elle sortait après le repas, pour se rendre à la Bibliothèque. Sans s'expliquer pourquoi, il préférait qu'elle fût absente au moment de son départ.
Vers quatre heures, il passa une redingote de cérémonie en drap lisse, puis une paire de gants neufs dont le cuir gris collait à ses doigts. Il se hâtait, par crainte de manquer l'omnibus. Mais en bas les trottoirs étaient salis de boue. Il appela un fiacre.
IX
Mme Chambannes l'attendait dans le fumoir aménagé en salle de travail.
Au centre, on avait disposé une grande table avec un tapis grenat, un encrier de cristal anglais acheté tout exprès, des cigarettes d'Orient dans une coupe et un cahier de maroquin à tranche dorée. Deux fauteuils Empire se faisaient face. Et au parfum d'iris qu'exhalait autour d'elle Zozé s'ajoutait harmonieusement cet arome d'encens qu'à travers tout l'hôtel on sentait dès le vestibule.
Mme Chambannes débarrassa M. Raindal de ses gants et de son chapeau qu'il hésitait à poser sur la table.
Ils s'assirent vis-à-vis l'un de l'autre et la leçon commença.
M. Raindal, d'abord, dicta une liste d'ouvrages que Zozé devait se procurer.
Mme Chambannes écrivait rapidement, avec de petits mouvements des lèvres. L'abat-jour rosé de la lampe électrique laissait dans l'ombre le haut de ses cheveux; mais le net ovale de sa figure restait en pleine lumière. La poudre, semée d'une touche légère, avait si bien imprégné les chairs, qu'elle semblait un velouté naturel. Les rayons y glissaient sans être reflétés comme sur la soie molle et ténue de son ample robe d'intérieur. Les teintes en étaient pâles, les dessins indistincts, cachés par des amas de dentelle crème. Et, à la blancheur de ces tons, son visage s'avivait encore d'un éclat de pureté matinale. On l'eût dite à peine vêtue, sous les larges plis de l'étoffe, et fraîche comme au sortir du bain.
A chaque arrêt de M. Raindal, elle redressait la tête. Puis ses yeux aux aguets épandaient vers le maître leurs débordants effluves de tendresse. M. Raindal toussait de gêne, et, ramenant plus étroitement contre son buste ses avant-bras aux mains pendantes, il paraissait vouloir reculer.
Lorsqu'il eut terminé la dictée, Zozé demanda:
—Et à présent?
—A présent il va falloir travailler, chère madame, et vous habituer à travailler seule! Malgré tout mon désir de vous aider, vous imaginez bien qu'il y aura des semaines...
Zozé l'interrompit:
—Nous savons, mon cher maître.... Ce ne seront pas des leçons.... Ce seront des causeries, de petits conseils d'ami, quand vous pourrez, quand vous serez libre...
M. Raindal, approuvant du regard, attirait à lui un des vastes in-folio du livre d'Ebers sur l'Égypte. Il se mit à le feuilleter, et il retournait le volume pour montrer les gravures ou donner à Zozé des explications. Elle se penchait par-dessus la table. Alors les souples frisons de sa chevelure chatouillaient parfois d'un frôlement le front de M. Raindal. Il se rejetait vite en arrière; et elle s'amusait de cet effroi. Mais elle eut honte de le taquiner.
—Oh! nous sommes très mal! fit-elle soudain... Vous permettez, cher maître, que je m'asseye à côté de vous?
—Bien volontiers chère madame!
Pourtant ils n'avaient pas repris l'examen des gravures, que déjà M. Raindal déplorait son empressement à accepter.
Le parfum de Zozé, maintenant à si proche distance, l'étourdissait de ses émanations. Chaque fois qu'elle s'inclinait, le tissu léger de sa robe flottante en laissait s'évader une bouffée plus forte. Seulement ce n'était plus de la violette, de l'iris: c'était une odeur savoureuse et chaude comme une senteur de fruit, le parfum vivant de la chair qui se marie à celui de l'essence; et les commentaires de M. Raindal s'embrouillaient à mesure.
Sans contredit, il connaissait le don que possèdent certains élus de répandre par l'épiderme une fragrance délicieuse. Nombre de personnages antiques en furent gratifiés: notamment Cléopâtre, d'après un papyrus de Boulaq, cité par M. Raindal dans son livre;—et Plutarque n'est pas moins précis en ce qui concerne la peau d'Alexandre.
Mais à se remémorer ces faits ou d'autres analogues, le maître ne faisait qu'augmenter la confusion de ses idées. Les mots en venaient à lui manquer. A toutes les montées du parfum, timidement, il pinçait les narines, comme s'il eût aspiré quelque gaz délétère. Souvent devant une image, il restait interdit, sans pouvoir en achever l'interprétation. Il songeait distraitement à la peau d'Alexandre, à la chair de Cléopâtre; et il aurait souhaité que Zozé écartât un peu de lui son petit fauteuil à griffes dorées.
—Un mot, un seul mot de rien, si cela ne vous dérange pas!...
Pour proférer cet appel, Mme de Marquesse n'avait glissé, dans l'entre-bâillement de la portière, que son profil aux puissantes mâchoires, et sa main gantée de blanc qui retenait au-dessous le rideau.
—Entrez donc, ma chérie! fit Mme Chambannes.
Les deux femmes s'embrassèrent. M. Raindal saluait Mme de Marquesse, en observant machinalement son costume bleu soutaché de noir qui la sanglait aux hanches comme un habit de cheval. Puis, sur l'autorisation du maître, ces dames passèrent dans le salon voisin. M. Raindal soupira avec force. A présent, dans le calme de la solitude, toutes ses anxiétés s'effaçaient subitement. Il ne lui en restait plus qu'une vague sensation de plaisir caché, de péril surmonté, de mystère flatteur. Et il ne lui eût même pas déplu que ses collègues de l'Académie le vissent dans cette pièce luxueuse, à proximité de ces deux personnes si charmantes qui le traitaient avec tant d'égards. Il était devant la glace, à se lisser la barbe, en avançant les maxillaires, quand ces dames reparurent.
Mme de Marquesse voulait partir. Zozé lui barra gracieusement la route, les bras en croix sur la portière, dans une pose de Sarah Bernhardt.
—Non, pas encore.... N'est-ce pas, cher maître?... Il ne faut pas que Mme de Marquesse s'en aille déjà!
M. Raindal acquiesça d'un salut. Zozé avait sonné. On servit sur un plateau d'argent du vin de Porto avec des biscuits. Ils avaient un goût de vanille auquel M. Raindal se montra très sensible. Mme Chambannes lui inscrivit l'adresse du confiseur où on les achetait. Mme de Marquesse prétendait en savoir de beaucoup meilleurs. Chacune vantait son fournisseur. Le porto les avait animées—et, en riant, la main brandie, elles se reprochaient l'une à l'autre des traits odieux de gourmandise. Le maître, pris pour arbitre, refusa galamment de prononcer. Il riait du débat, mais aussi du porto dont deux verres, absorbés coup sur coup, commençaient à lui échauffer les tempes.
—Eh bien! Et notre travail que nous oublions! fit subitement Zozé.
M. Raindal allait répliquer, quand la portière se souleva de nouveau, et un ecclésiastique, d'une cinquantaine d'années, replet, chauve et tout souriant sous ses grosses besicles, pénétra lentement dans le fumoir.
—Ah! c'est vous, mon cher abbé! s'écria Zozé d'un ton de surprise tellement sincère qu'on ne pouvait deviner si la visite avait été combinée d'avance ou si le hasard l'amenait.
Puis elle présenta:
—Monsieur l'abbé Touronde, directeur de l'orphelinat de Villedouillet, notre voisin de campagne, un de nos meilleurs amis.... Monsieur Raindal...
Le maître s'inclinait de cet air cérémonieux, dont il dissimulait toujours son aversion contre les gens d'église.
L'abbé interrogea respectueusement avec un léger accent du Midi:
—M. Raindal, l'auteur de la Vie de Cléopâtre?...
—Parfaitement! confirma Zozé.
L'abbé Touronde se confondit en politesses. Sans connaître l'ouvrage, il en avait lu assez de comptes rendus dans les journaux pour en parler abondamment. Il complimenta le maître au sujet de divers chapitres; et M. Raindal remerciait avec des revers de mains modestes qui semblaient repousser les éloges.
Mais l'abbé continuait de sa voix un peu chantante. Le livre le captivait d'autant plus que la matière ne lui était point complètement étrangère. Il avait dû, jadis, étudier à fond l'histoire de l'Égypte en vue d'une brochure sur la secte des Coptes-Unis; d'autre part, il avait publié, dans les Annales d'archéologie chrétienne, deux articles traitant des hagiographes de la Thébaïde. Et, M. Raindal confessant ne point les avoir lus, l'abbé offrit, si ce n'était pas trop indiscret, de lui envoyer à domicile les numéros de la revue.
Il avait une tête à la fois oblongue et joufflue, presque toute en chair, sauf une corde de cheveux bruns autour de sa calvitie; et M. Raindal lui trouvait un sourire de brave homme. Peu à peu il se départait de sa froideur première. Il communiqua à l'abbé des particularités pittoresques sur la Thébaïde dont il avait exploré, par métier, les parages. L'abbé écoutait d'une figure studieuse, avec des marques de déférence, de solennels hochements de la nuque. Zozé profita d'une pause pour demander:
—Vous dînez avec nous, monsieur l'abbé?
—Hé! Hé! oui, madame, fit sans hésitation l'abbé en dilatant d'un rire cordial ses joues sphériques. Hé! oui, certes, si vous voulez de moi...
—Et vous, cher maître, poursuivit Zozé, acceptez-vous d'être des nôtres?...
—Oh! impossible, chère madame, soupira M. Raindal. On m'attend... Croyez que je suis désolé...
Il se tut, car Chambannes entrait, caressant d'un geste fatigué son épaisse moustache blonde à charnière. Tout le monde s'était levé. Il serra la main de M. Raindal, puis, tapotant le cou de Zozé comme on fait à une écolière:
—Et cette leçon, cher monsieur, comment a-t-elle marché?... Vous êtes content de votre élève?...
—Fort satisfait, monsieur, excellent début...
—Oh! pour ce que nous avons travaillé! dit Zozé. Mais vous reviendrez jeudi!... Jeudi je fermerai ma maison... Je n'y serai pour personne... Vous promettez de revenir, cher maître?...
M. Raindal promit. Zozé l'accompagna ainsi que Germaine jusqu'à la porte du salon.
Ils descendirent ensemble, et dehors ils se séparèrent après une poignée de main. Mme de Marquesse lui avait secoué le bras si fort qu'il en ressentait une sorte de crampe à l'épaule. Il consulta sa montre près d'un bec de gaz. L'aiguille marquait sept heures moins le quart.
—Sapristi! murmura-t-il effaré.
Et il appela encore un fiacre.
A dîner, par bravade de peur, pour devancer les ironies ou les questions, il affecta une joviale loquacité.
Il narrait sa visite sur un ton de désinvolture, comme une séance de l'Institut, une leçon au Collège de France. Il multipliait les détails, décrivait la toilette des dames, et il imita même l'accent méridional de l'abbé.
Thérèse, de son côté, feignait de s'intéresser, donnait avec bonne grâce la réplique et semblait avoir oublié la querelle du matin.
Quant à Mme Raindal, elle se taisait. Pourquoi protester, pourquoi vouloir détourner son mari de ce commerce funeste avec des personnes sans foi? Ne le savait-elle pas irréparablement damné, déjà voué pour son athéisme aux tortures éternelles? En plus, le souvenir de la colère du maître, un peu avant le dîner Chambannes, demeurait vivace dans son esprit, et la bâillonnait de sagesse.
Elle ne se permit un froncement de sourcils que lorsque M. Raindal parodia l'abbé, et sa mine affligée fit tellement rire Mlle Raindal que le maître en conçut des soupçons sur la bonhomie de sa fille.
Cette gaieté, cette douceur, étaient-elles bien franches? Thérèse ne se moquait-elle pas de lui? M. Raindal l'examina d'un coup d'œil furtif; puis brusquement, mis en éveil, il cessa ses récits.
Le jeudi suivant, plus réservé, il mentionna tout juste sa visite rue de Prony pour transmettre à ces dames les compliments de Zozé; et le jeudi d'après, il n'en parla point.
Enfin le quatrième jeudi, vers six heures et demie, on reçut, rue Notre-Dame-des-Champs, une carte-télégramme de M. Raindal. Il priait qu'on ne l'attendît pas, étant retenu par les gracieuses instances de Mme Chambannes; et au-dessous, Zozé avait tracé de sa haute écriture: Approuvé.
A vrai dire, M. Raindal, en partant de chez lui, se doutait bien au fond qu'il n'y rentrerait point dîner, puisque la semaine précédente, il avait quasiment promis d'être, ce jeudi-là, le convive de son élève. Mais il s'était ingénié à présenter de loin cette escapade sous les aspects d'un impromptu que rien ne lui faisait prévoir.
Ce fut Mlle Raindal qui ouvrit la dépêche. Une fois lue, elle la jeta au feu en haussant les épaules.
—Qu'est-ce que c'est? demanda Mme Raindal qui entrait.
Thérèse répliqua d'un ton railleur:
—Un télégramme de père qui reste dîner là-bas!
Là-bas! Les deux femmes, à ce mot, avaient instinctivement croisé le regard. Puis, du coup, devant la figure alarmée de sa mère, Thérèse rebaissa les yeux vers son papier. A quoi bon en ajouter plus? Jamais entre elles il n'y aurait communion d'esprit possible, jamais contre M. Raindal une de ces petites alliances gouailleuses du genre de celles où s'amusaient jadis le maître et sa fille aux dépens de Mme Raindal! Bah! il fallait se résigner à goûter seule,—seule comme toujours, seule comme partout,—le comique de l'aventure!
—Alors, il dîne là-bas? répéta d'une voix navrée la vieille dame.
—Mais oui, mère, puisque je te le dis! fit Thérèse avec impatience.
—Et tu penses qu'il va continuer à y retourner chaque jeudi?
—Je l'ignore!
Mme Raindal reprit de la même voix mortifiée:
—Mon Dieu! mon Dieu! Pourvu que ces Chambannes ne lui nuisent pas!... Voyons, toi, tu ne pourrais pas lui dire...
—Lui dire quoi?...
—Lui dire, lui dire... de prendre garde, par exemple, de ne pas trop se lier... Tu t'y entends mieux que moi, à lui parler, ma fille... Et puis vous êtes plus amis ensemble!...
A ce reproche déguisé par lequel la vieille dame se plaignait, sans le vouloir, de son isolement, de son antique relégation avec Dieu et avec ses craintes, Thérèse eut un petit serrement de cœur.
—Écoute! fit-elle d'un ton plus affectueux... Écoute, mère!... Je t'assure qu'actuellement il n'y a pas de danger... Donc, ne t'inquiète pas en vain à l'avance... Et, si tu m'en crois, pour le moment, faisons bonne mine à père, ne le taquinons pas... Je le connais, nous n'aboutirions qu'à le pousser plus encore dans l'intimité de ces gens...
—Et plus tard?...
—Plus tard, nous verrons, nous discuterons à nous deux ce qu'il conviendra de faire selon les circonstances.
—Ainsi, tu veux bien que de temps en temps je cause avec toi de...
Elle hésitait:
—De cela... de cette affaire, enfin?
Thérèse se leva pour l'embrasser, et, la berçant entre ses bras:
—Mais oui, vieille mère... Es-tu drôle! Pourquoi non?...
Une larme coulait le long de la joue de Mme Raindal:
—Je ne sais pas... Vous aviez quelquefois l'air si méchants, ton père et toi, chacun à son bureau, sans un mot, quand j'entrais... J'avais peur de vous, ma parole!...
Et elle sortit à petits pas accablés, afin de prévenir en hâte Brigitte.
Pendant ce temps, Mme Chambannes, pour complaire à M. Raindal, énonçait la liste des convives:
—Je vous jure, cher maître, absolument entre nous... Mon oncle et ma tante Panhias, notre ami le jeune M. de Meuze, et peut-être l'abbé Touronde...
Elle ne finissait pas de le nommer, qu'il fit son entrée dans le fumoir.
Il manifesta un grand contentement à se rencontrer avec M. Raindal. Ses prunelles derrière les besicles étincelaient de plaisir; et Zozé, les voyant tous deux en causerie, s'enfuit à sa toilette.
—Oui, déclarait poliment M. Raindal, vos études m'ont paru excellentes, bien déduites, nourries de savoir... Et je m'étonne, dois-je vous l'avouer? qu'ainsi doué pour la science, vous n'ayez pas un bagage littéraire, comment dirais-je? plus volumineux, plus considérable...
—Oh! cher maître, vous êtes trop indulgent, trop... trop bienveillant!... bredouillait l'abbé d'une voix qui chevrotait de satisfaction.
Et il se justifia avec éloquence de n'avoir pas davantage produit. En droit, on ne pouvait point l'incriminer de paresse. Non, c'était d'autres causes que provenait sa stérilité. D'abord l'orphelinat qui exigeait de lui des soins assidus, quotidiens, et de toute sorte, financiers aussi bien que moraux, littéraires autant qu'administratifs. Puis, ses ennemis, ses innombrables ennemis qui, s'il avait publié plus, n'eussent pas manqué de trouver là un sujet de calomnie nouvelle comme ils en découvraient à toutes ses actions, même aux plus vertueuses, même aux plus innocentes.
Car l'abbé Touronde était, hélas! à n'en point douter, le prêtre le plus calomnié de Seine-et-Oise. Tous les partis le haïssaient, tous s'évertuaient à le messervir, à le déconsidérer. Sous prétexte qu'il était recherché dans les châteaux des alentours,—comme chez Mme Chambannes, au château des Frettes, entre autres,—les radicaux du cru l'accusaient auprès du préfet de faire à Villedouillet de la propagande réactionnaire. Par contre, à l'évêché, les dénonciations anonymes pleuvaient, où se reconnaissait aisément la facture cléricale. On y affirmait que l'abbé Touronde compromettait chaque jour—et ici la voix de l'abbé fléchit, devint confidentielle—compromettait chaque jour la dignité superéminente de sa soutane dans les frivolités mondaines et la fréquentation des hérétiques.
—Les hérétiques! répétait avec indignation le prêtre... Hé! puis-je choisir et réclamer aux donateurs un acte de baptême en règle? Devais-je refuser les Israélites qui m'aident à élever mes enfants?... Ah! les pauvres petits, sans eux, Dieu sait que le monde, les frivolités mondaines, on ne m'y verrait plus guère...
Puis, subitement, il s'arrêta, comme s'il eût entendu la voix de sa conscience:
«Si, si, Bastien Touronde, on t'y verrait encore, parce que tu aimes la bonne chère, la vue des jolies femmes, le luxe, le confortable et aussi parce que, dans cette société peu au courant des dogmes, tu sais que ta présence parmi les tentations scandalise beaucoup moins qu'elle ne ferait ailleurs...»
A quoi les lèvres de l'abbé susurraient, en réponse, comme les jours de visite à l'évêché, quand Monseigneur le blâmait pour ses écarts mondains:
«Non culpabiliter! Non culpabiliter!»
—Plaît-il? fit M. Raindal qui n'avait écouté que distraitement ces longues doléances.
L'abbé Touronde sursauta:
—Je songeais à ces mauvais gars, cher maître, je leur disais en moi-même des injures... Vous savez, nous autres du Midi, nous avons le sang vif et la langue souvent pas tout à fait assez chrétienne!...
L'entrée de Mme Chambannes, que suivaient l'oncle et la tante Panhias, mit un terme au dialogue. On opéra les présentations. L'oncle Panhias était en frac et cravate noire. Il portait bas, comme une tête de penseur, sa tête de comptable grisonnant, et il avait dans la démarche, dans l'allure, dans les replis de sa physionomie barbue, cet air de lassitude des hommes de bureau à qui la fortune est venue trop tard. Mme Panhias semblait, au contraire, optimiste et gaillarde, sous la robe de soie brune que tendaient ses grosses formes. Elle roulait les r plus fort que Mme Chambannes, et il fallait un connaisseur pour distinguer l'Orientale à cet accent quasi d'Espagne ou d'Amérique du Sud.
Quelques minutes après, Gérald, puis Georges Chambannes pénétrèrent dans le fumoir. Ils étaient l'un et l'autre en habit. M. Raindal, instinctivement, abaissa les yeux vers sa redingote. Mais le domestique annonçait que madame était servie, et l'on se rendit en cortège dans la salle à manger.
Le dîner fut cordial et gai. M. Raindal n'avait plus maintenant ces timidités ou ces malaises d'intrus qui, au début, le guindaient si fort. A tant frayer chez les Chambannes, il s'était familiarisé avec les noms de leurs relations, les usages de la maison, les goûts de l'entourage; et il n'y avait guère d'entretien auquel il hésitât à se mêler par discrétion, crainte d'erreur ou ignorance du sujet. Rien ne paraissait le troubler. Les œillades comme le parfum de la petite Mme Chambannes n'étaient plus à présent que des stimulants à sa faconde. Tous deux se parlaient en camarades, avec un je ne sais quoi de paternellement supérieur dans le ton de M. Raindal et de volontairement soumis dans celui de la jeune femme. Chambannes même, pour s'adresser au maître, avait de ces tours de phrase qu'on n'emploie d'habitude qu'envers un ami de vieille date. Quelle différence avec le premier dîner, où M. Raindal s'était senti si gauche, si lent à recouvrer l'entrain! Et l'oncle Panhias ayant, par mégarde ou sous l'influence des vins, avoué qu'il avait Smyrne pour patrie d'origine, le maître fut sur le point de l'en féliciter. Une ville exquise que Smyrne, la perle de l'Ionie, dont le nom en grec signifiait myrrhe, encens, odeur aimée des dieux. Et jusqu'au dessert il ne tarit pas d'éloges, d'anecdotes à l'appui, de souvenirs historiques, tandis que la tante Panhias le remerciait en répliques enthousiastes, qui soulignaient comme des roulements de tambour chacune de ses périodes.
Au fumoir, Zozé demanda à M. Raindal l'autorisation d'allumer une cigarette. Puis insensiblement elle se dirigea vers Gérald. Il s'était affalé sur le divan et lançait, d'une lèvre boudeuse, des bouffées en spirale. Elle s'assit à côté de lui et la voix câline:
—Pourquoi faites-vous la tête?
Il ne répondit pas, d'abord, mais, au bout d'un instant, il grommela:
—Est-ce qu'il va venir comme cela souvent, le kangourou?
—Je ne sais pas! murmura Zozé en réprimant un sourire... Vous n'êtes pas jaloux, au moins?...
Gérald eut un ricanement dédaigneux.
—Jaloux!... Ah! bien!... Non... Seulement il me rase un peu! Il est par trop bavard, votre petit ami!...
Et, se levant, il alla rejoindre Chambannes qui se versait de l'eau-de-vie devant la caisse à liqueurs.
M. Raindal eut un inconscient plaisir à voir la fin de ce colloque. Il examinait avec attention le jeune M. de Meuze, comme avait dit Zozé, le jeune Gérald, éclairé de près, en ce moment, par une lampe au-dessus de laquelle il se penchait pour y rallumer son cigare. Pas si jeune que cela, en dépit de l'apparence! Au coin des yeux, au coin des lèvres, au coin des narines, la lumière montrait à travers sa figure encore juvénile et ferme ces linéaments vagues, ébauches incolores des rides futures; et sur le plat de ses tempes des veines commençaient à saillir.
M. Raindal en ressentit une espèce de bonne humeur, qui le rendit confus, car il avait des prétentions à la générosité, à la grandeur de caractère. Parce que M. de Meuze manquait d'égards admiratifs, parce qu'il avait pris durant tout le dîner des mines ennuyées et maussades, était-ce une raison pour se réjouir des fatales petites décrépitudes de l'âge...
—Dites-moi, cher maître! fit Mme Chambannes, l'interrompant dans ce revirement d'équité... Si nous causions de notre fameuse visite au Louvre?...
Hélas! cette semaine, comme les précédentes, on devait y renoncer, à cette «fameuse» visite, depuis plus d'un mois chaque semaine rejetée à la semaine suivante. Tous les jours de Zozé étaient retenus. On se promit de fixer une date, à la leçon prochaine. La causerie déviait vers des sujets moins graves. La tante Panhias, comme délivrée d'un secret professionnel, s'en donnait de discourir sur Smyrne. A onze heures, M. Raindal, par peur de céder au sommeil, se retira. En bas, Mme Chambannes le pria d'inviter ces dames à dîner chez elle pour le jeudi qui venait. Il remercia chaleureusement, mais dehors il ne put maîtriser la contrariété que lui causait cette mission difficile.
—En voilà, une idée! se disait-il... Ah! oui, ce sera commode!...
Il resta trois jours reculant à risquer l'attaque, et sitôt qu'il s'y hasarda, deux refus résolus lui coupèrent la parole. Son front se teinta d'un afflux de sang. Pardieu! elles s'accordaient, et leur double refus n'était qu'une manœuvre concertée, une sournoise manifestation de blâme.
Il riposta avec hauteur:
—C'est bon! A votre guise!... Cependant, je n'entends pas être solidaire de vos fantaisies!... Et je vous avertis: j'irai seul...
Cette menace ne fut pas relevée. Il la renouvela le jeudi matin sans davantage obtenir réponse. De colère, il partit à trois heures, une heure plus tôt que de coutume. Il avait endossé l'habit noir, et, comme sa cravate de soirée apparaissait dans l'échancrure du paletot, quelques badauds se retournaient sur son passage. Cela accrut son mécontentement. Il pressa le pas et arriva d'une demi-heure en avance. Mme Chambannes, par extraordinaire, fut, inversement, d'une demi-heure en retard. Il attendit donc une grande heure dans le fumoir, où le jour tombait graduellement. Les domestiques avaient oublié de faire la lumière, et M. Raindal, n'osant ni sonner ni toucher au bouton des lampes électriques, demeura dans l'obscurité. Des pensées amères l'assaillaient. Pourquoi cet acharnement de Thérèse et de Mme Raindal contre les Chambannes? Que pouvaient-elles imaginer sur leur compte? Que disaient-elles de lui, quand il était absent? Et sa fureur s'exacerbait aux piqûres venimeuses de ces questions.
—Vous ici, cher maître, dans le noir!... Est-ce possible?... Je suis en retard, n'est-ce pas?... Vous me pardonnez?...
En même temps que cette voix affectueuse, la lumière jaillissait dans la pièce; et Mme Chambannes parut, un manchon à la main, la voilette repliée au-dessus des sourcils. Son délicat petit nez était rosé du bout par le froid du dehors—ou peut-être par les caresses récentes. Elle réitéra ses excuses, et jetant sur un fauteuil son collet de zibeline et sa capote de fleurs où deux épingles vibrèrent un instant du choc, elle déclara:
—Vous savez, maître... J'ai un projet une nouvelle combinaison... Vite, que je vous la dise!... A cinq heures, nous sommes dérangés sans cesse... C'est l'un, c'est l'autre qui vient, et, soit dit entre nous, nous ne faisons rien qui vaille...
M. Raindal, la figure rassérénée, approuvait d'un sourire bénévole.
—Alors, voici ma combinaison... Nous mettrions la leçon à six heures... Nous travaillerions de six à sept... Et vous dîneriez à la maison tous les jeudis... Cela vous va-t-il?...
M. Raindal, comme en une hallucination, croyait apercevoir Thérèse, son sourire narquois, ses minces lèvres pincées de dédain, quand il lui ferait part de cet arrangement nouveau; et une envie le prit de la défier, de se venger d'elle, de réduire par un coup d'audace ses tacites ironies. Il toussotait, semblait réfléchir, et enfin d'une voix nette:
—Ma foi, oui, cela me va... C'est convenu, chère madame...
Mais il ajouta par un restant de prudence:
—Bien entendu, sauf contretemps, sauf empêchement majeur!...
Mme Chambannes eut une moue de reproche:
—Oh! cher maître, c'est très mal ces conditions!... N'êtes-vous pas libre, complètement libre?... Pensez-vous que votre petite élève voudrait empiéter sur vos occupations?...
«Votre petite élève!...» De quel ton de gentillesse elle avait proféré cela! M. Raindal, attendri, s'excusa à son tour, puis excusa pareillement ces dames. Zozé ne parut pas offensée de leur défection. N'avait-elle pas de quoi se consoler? Une heure de gagnée sur la leçon pour les couturières, les visites, Gérald, et sans perdre l'amitié du maître! Elle songeait seulement, avec simplicité:
—Oh! à la fin elle nous embête, cette Mlle Raindal!
Chaque jeudi désormais, M. Raindal fut le convive des Chambannes.
Vers cinq heures il passait son frac ou une redingote, selon son gré, Zozé lui ayant laissé toute licence de toilette. Puis il hélait un fiacre, et à six heures il parvenait rue de Prony. Le plus souvent il stoppait en route chez un fleuriste pour acheter deux ou trois roses de serre, une branche d'orchidées, des violettes énormes ou du lilas hâtif, et il les offrait à Mme Chambannes qu'il savait très friande de fleurs rares. Elle le grondait en remerciant, plaçait la gerbe dans un vase ou, si les fleurs étaient menues, les gardait à la main. Et la leçon s'engageait.
Elle se réglait généralement sur des questions que Mme Chambannes posait au hasard. Le maître répondait avec ingéniosité, rapprochant le passé des choses contemporaines, le rabotant, l'amenuisant aux dimensions exactes du cerveau de sa petite élève. Zozé humait les fleurs en écoutant ou dressait les sourcils afin de mieux marquer son zèle.
Mais peu à peu l'enseignement dégénérait en causerie. L'Égypte, sa chronologie, ses mystères et ses hiéroglyphes étaient relégués de côté. Mme Chambannes confiait au maître des racontars mondains, ses amusements de la semaine, ou dépeignait le caractère de ses principales amies. M. Raindal, faute de détails curieux sur sa vie coutumière, remontait aux pénibles années de sa jeunesse. Zozé le plaignait beaucoup d'avoir tant pâti de la misère; et elle écarquillait ses tendres yeux au récit de certaines privations.
Parfois aussi,—et avec une insistance qui ne se lassait un jour que pour renaître l'autre,—elle réclamait de M. Raindal qu'il consentît à lui traduire les notes de la Vie de Cléopâtre. Le maître immanquablement s'y refusait, alléguant que s'il accédait, Mme Chambannes serait la première à regretter sa complaisance. Au surplus, la plupart des mots, appartenant à ce qu'on nomme la basse latinité, étaient intraduisibles.
Il éprouva une oppression quand un soir, après le dîner, l'abbé Touronde l'entraînant à part, lui apprit que Mme Chambannes avait failli connaître le sens des notes défendues.
—Figurez-vous qu'elle me demande avant-hier s'il existe un lexique de la basse latinité. Je réponds: «Oui, madame, le Dictionnaire de Du Cange...—Eh bien, mon cher abbé! soyez donc assez aimable pour me l'acheter...» Je flaire une tentation mauvaise, et je réplique, avec quelque présence d'esprit, je puis le dire: «Hélas! madame, il n'est plus en vente... Depuis quarante ans il est épuisé...» Ensuite elle m'a avoué que c'était pour traduire vos notes... Mais convenez que sans moi...
M. Raindal serra énergiquement la main du prévoyant ecclésiastique.
Outre l'abbé Touronde, sur la recommandation expresse du maître, Mme Chambannes n'invitait, le jeudi, que des proches, tels que l'oncle et la tante Panhias ou le marquis de Meuze, qui avait sollicité d'être admis à ces dîners de choix.
Gérald, lui, craignant de s'ennuyer, n'y paraissait presque plus, et Zozé se glorifiait de cette abstention constante comme du symptôme d'une jalousie qu'elle n'avait jamais espérée.
Qui eût dit que ces entretiens organisés par un caprice d'oisiveté, une inspiration fortuite, serviraient un jour de représailles contre les perpétuelles coquetteries du jeune comte! Et des représailles sans danger, encore, qui tout au plus autorisaient Gérald à prendre des leçons avec une vieille dame!... En amour n'est-on pas égaux, et les droits de l'un ne sont-ils pas calqués sur les droits de l'autre? Zozé, du moins, y croyait fermement.
Elle s'en attachait davantage à M. Raindal. C'était comme un allié, un complice de parade, et, lorsque des amies s'informaient devant Gérald si le flirt avec «son vieux savant» durait toujours, elle avait pour se défendre des sourires malicieux, des «Vous êtes bête!», ou «Laissez-moi donc tranquille!» qui révélaient sa joie de la coïncidence. Comme il devait enrager, M. Raldo, comme il devait l'en aimer plus!... Si la prudence ne l'eût empêchée, elle l'aurait à ces instants-là, embrassé de reconnaissance.
Puis l'exclusive intimité dont l'honorait M. Raindal lui attirait chaque jour des remarques flatteuses. Le bruit s'en répandait parmi les amis de la maison. On en jasait. On questionnait Mme Chambannes sur les façons du maître comme sur les mœurs d'un sauvage qu'elle aurait apprivoisé par miracle. Beaucoup de dames jugeaient cette amitié suspecte, cette lubie d'étudier incompréhensible, cette préférence du maître inexplicable, et elle protestaient que sûrement il y avait là-dessous quelque chose. D'autres disaient de Zozé: «Elle est folle!» et dénigraient le physique de M. Raindal. Les plus fidèles plaidaient en invoquant l'irréprochable tendresse de la jeune femme pour Gérald. Mais devant ces arguments Marquesse haussait les épaules et Herschstein fredonnait une fanfare de chasse, avec d'autant plus de scepticisme que, par deux fois déjà, le maître avait décliné le plaisir de figurer à leurs dîners. Bonnes aux femmes, ces histoires! Les faits demeuraient les faits. Que les Chambannes fussent contents d'avoir accaparé le père Raindal, rien de plus naturel. Seulement, quant à leur raconter que le vieux venait là pour la science, pour l'amour de l'art, oh! non, pas à eux, Herschstein et Marquesse! Tout ce qu'ils concédaient à la défense, c'était de ne point spécifier la nature ou les bornes du flirt... Et encore dans la vie, on en voit quelquefois de si étranges! Le mieux paraissait donc à ces hommes équitables de s'en tenir aux hypothèses et de ne pas préciser.
Mise au courant des médisances par l'intermédiaire de Mme Pums, Zozé répliqua fièrement «qu'elle était au-dessus de ces horreurs». Elle négligeait maintenant l'abbé Touronde, l'otage pourtant chéri de cette société où chacun à l'envi le choyait, comme si sa noire soutane eût été un drapeau de garantie et de sauvegarde. Elle reportait sur M. Raindal tous les soins délicats, toutes les prévenances qu'elle prodiguait jadis au conciliant ecclésiastique. Le jour anniversaire de sa naissance, elle donna au maître une somptueuse épingle formée d'un scarabée de turquoise avec une sertissure d'or mat. Elle avait inventé ce cadeau autant pour contenter M. Raindal que dans l'espoir de lui voir quitter les minces cordonnets de soie noire qui d'habitude nouaient son col. La tentative réussit. Le jeudi suivant, M. Raindal avait arboré un large plastron de satin bleu sombre, que rehaussait au centre le bleu pâle de la turquoise.
—Vous avez une bien jolie cravate! remarqua Zozé pendant le dîner.
Les traits de M. Raindal se parèrent d'une expression modeste:
—Vraiment?... fit-il.
D'ailleurs il ne se souciait pas d'élégance. Il s'habillait selon les idées de son tailleur—un petit tailleur de la rue de Vaugirard dont il était le client depuis une trentaine d'années.
—Vous avez tort! fit Zozé... Les bons faiseurs ne reviennent pas plus cher que les mauvais... Pourquoi n'allez-vous pas chez Blacks, le tailleur de Georges?...
Chambannes était de la même opinion. M. Panhias se joignit à eux; et le maître vaincu fixa rendez-vous avec Georges, afin de se commander un vêtement chez Blacks.
Le tailleur, d'abord obséquieux, quand Chambannes lui nomma M. Raindal, de l'Institut, se fit tranchant et sec dès qu'il s'agit de choisir l'étoffe. Le maître déconcerté n'osa le contrecarrer. A l'essayage, ce fut bien pis. M. Raindal ne voulait pas de revers en soie à sa redingote. Blacks prétendait l'y contraindre. M. Raindal, perdant patience, se révolta. Il ne voulait pas de revers et il n'en aurait pas. Blacks s'inclina avec une grimace hypocrite, reconnaissant que tous les clients ont leur goût. Seulement, lorsqu'il livra le costume et que M. Raindal ouvrit la redingote, les revers de soie y étalaient leurs scintillants triangles.
Le maître se plaignit doucement de cette impudence auprès de ses amis Chambannes. Tous deux, en riant très fort, donnèrent raison à Blacks; et M. Raindal apaisé par ces rires se rallia à leur avis. Zozé, dès lors, ne se gêna plus pour conseiller le maître dans les questions de toilette. Il obéissait de bon cœur à la fois dans le désir de lui plaire et par un besoin de raffinement qui le tourmentait en secret.
Pourtant ces frais accumulés avaient obéré son budget. Chaque semaine, en fiacres, en fleurs, en gants, sans compter les dépenses plus grosses, telles que la commande chez Blacks, il augmentait le déficit. Le prix Vital-Gerbert, que l'Académie lui avait finalement décerné, le tira d'affaire à point. Sur les dix mille francs qu'il avait touchés, il n'en plaça que huit mille, réservant les deux mille de reste pour l'imprévu, pour l'argent de poche.
A toute autre époque de sa vie, il aurait rougi de frustrer ainsi sa famille. Mais le devoir est un fardeau qu'on ne porte volontiers qu'à plusieurs. Et M. Raindal trouvait précisément dans la conduite des siens un prétexte à son égoïsme.
Non pas que la guerre fût entamée. Loin de là, fidèles à leur complot, les deux dames Raindal multipliaient les concessions pour maintenir l'harmonie comme naguère. Jamais, grâce à leurs efforts, le ménage n'avait semblé plus exempt de discordes. C'était à qui d'entre elles éviterait les allusions, les contradictions, les motifs de désaccord. Le maître, de son côté, dans l'appréhension des railleries, observait le silence sur ses dîners hebdomadaires. On en venait à ne plus prononcer le nom des Chambannes que par nécessité, et ces dames en enveloppaient même les syllabes d'une intonation légère, sympathique, comme on entoure de ouate les objets explosifs. Lorsque M. Raindal formulait des théories inaccoutumées sur l'utilité publique du luxe, les dangers du puritanisme, les avantages sociaux du plaisir, Thérèse en dissertait avec lui sans nulle acrimonie, comme sur un sujet de science économique qu'aucun lien n'eût relié à leur vie actuelle. Par un surcroît de précautions elle avait obtenu de l'oncle Cyprien qu'il renonçât aux plaisanteries d'usage concernant Mme Rhâm-Bâhan; et M. Raindal cadet ne déversait plus sa verve que dans l'oreille de son auditeur ordinaire Schleifmann.
Mais, malgré cette façade de calme et de bonne entente, le maître ne se sentait plus chez lui en paix, en confiance. Il se devinait épié, persiflé, censuré tout bas ou tout haut à chacun de ses actes, à chacune de ses paroles; et il avait peine à contenir sa colère contre cette hostilité muette, insaisissable, quoique toujours en éveil, qui rôdait continuellement autour de sa personne.
Tout en la redoutant, il aurait, certains jours, souhaité une dispute ouverte, un éclat sans détours, quelque solide et claire altercation de famille où chacun eût crié ses griefs, défendu sa cause.
Qu'on l'attaquât un peu, qu'on le questionnât seulement, et il saurait bien se disculper! Quel mal faisait-il, après tout? Courait-il les salons comme beaucoup de ses collègues? Avait-il profité de l'élan de son triomphe pour forcer l'accès de ces petites bastilles littéraires, but final de tant d'ambitions mesquines? N'avait-il pas, au contraire, repoussé toutes les invitations, celles de Mme Pums, de Mme Herschstein, de Mme de Marquesse, voire celles de dames plus en renom qu'au besoin il citerait? N'avait-il pas vingt fois exhorté discrètement sa fille et sa femme à rendre chez les Chambannes la visite qu'elles devaient? N'était-il pas prêt à les emmener rue de Prony aussi souvent qu'elles le désireraient? Tenait-il rigueur à Mme Raindal, comme eussent fait tant d'autres, de toutes les déceptions et de toutes les amertumes que sa foi inquiète avait jetées entre eux? Jouait-il le rôle d'un mauvais mari, d'un mauvais père, d'un homme frivole et dissipé?... Donc, que lui reprochait-on? Pourquoi était-il obligé de se méfier à présent des siens comme d'ennemis déclarés,—comme de ce méprisable Saulvard, par exemple, qui poussait la rancune de sa défaite au point d'avoir refusé coup sur coup trois invitations de Mme Chambannes?... Et l'emmêlement de ces soucis, joint au silence qu'il s'imposait, achevait de lui donner en dégoût sa maison, son intérieur, tout ce qui avait été pour lui jusque-là le bonheur et la quiétude.
A force de se démontrer son innocence, des doutes, par instants, le gagnaient. Il se demandait si réellement peut-être son amitié avec la jeune Mme Chambannes n'était point de nature à lui causer du préjudice dans les milieux savants, si peut-être il n'eût pas été plus convenable d'espacer ses visites, si tant de régularité ne prêterait pas à la malveillance. Mais sur-le-champ une rébellion, qu'il attribuait à l'orgueil, le faisait sourire de tels scrupules. Il puisait dans ces réflexions une énergie nouvelle à suivre son penchant. Toute la semaine durant, il ne manquait aucune occasion de flétrir, à table ou ailleurs, les ridicules de la pédanterie, l'hypocrisie des gens austères, une foule de travers et de personnages anonymes auxquels Mme Raindal, Thérèse, l'oncle Cyprien eussent pu, sans invraisemblance, surajouter leur nom. Puis le jeudi d'après, c'était avec un fracas de provocation, une allure quasi-belliqueuse qu'il accomplissait son départ, en tapant une à une toutes les portes.
Il arrivait chez Mme Chambannes; et, dès le vestibule, dans le tiède parfum d'encens qui le caressait comme un premier salut de bienvenue, son ressentiment tombait. Ici tout le monde lui souriait, s'empressait à le satisfaire, depuis Firmin, le domestique qui le débarrassait de son paletot en l'interrogeant affectueusement sur sa santé du jour jusqu'à l'abbé Touronde, jusqu'à la tante Panhias, jusqu'à ce nonchalant Chambannes lui-même! En haut, Zozé marchait à sa rencontre, lui tendant une main à baiser. Et pendant quatre bonnes heures, M. Raindal oubliait ses contrariétés, ses déboires familiaux, les petites appréhensions de la semaine. Il ne s'en souvenait qu'au moment de partir. Alors, quand onze heures sonnaient, il avait une impression de mélancolie, de plaisir terminé, comme un collégien que la rentrée appelle.
Zozé l'accompagnait dans le vestibule, veillait à ce qu'il se couvrît bien, lui recommandait de ne pas se refroidir, et, comme on atteignait la fin de l'hiver, elle murmurait à son mari, la porte une fois close:
—Pauvre vieux!... C'est tout de même une fière trotte à son âge... Je ne suis pas fâchée que le printemps recommence!
Si le temps était favorable, M. Raindal revenait à pied, par exercice d'hygiène.
La route lui semblait longue, mais, à mesure qu'il approchait de la rue Notre-Dame-des-Champs il ralentissait le pas, sa démarche se faisait plus irrégulière. On eût dit qu'il voulait retarder l'instant de rentrer chez lui.
Enfin, il gravissait son escalier, dont les marches cirées se dérobaient sous ses semelles. Un froid de cave s'élevait des murailles à marbrures peintes où la bougie projetait une ombre gigantesque. M. Raindal ouvrait sa porte. Une odeur de cuisine et d'encaustique le saisissait à la gorge. Il traversait sur la pointe des pieds le petit appartement, et la doublure soyeuse de sa redingote bruissait le long de ses jambes comme un dernier écho des élégances qu'il venait de quitter. La médiocrité du logis ne lui en était que plus sensible. Quelle pauvreté de meubles, quel manque de confortable après les luxes, les aises et les délicatesses de toute sorte qui abondaient rue de Prony! M. Raindal exhalait un soupir de tristesse, puis se glissait dans son lit auprès de Mme Raindal qui ronflait imperturbablement dans un lit parallèle... Souvent il restait sans éteindre à rêvasser, à se remémorer la soirée: et sa nostalgie se dissipait en revivant ces souvenirs.
Elle ressuscitait le lendemain à la vue de Thérèse, dans son grossier accoutrement du matin, avec cette vulgaire robe de chambre en bure, si différente des chatoyants peignoirs de Mme Chambannes.
Ah! M. Raindal s'expliquait la sévérité de la jeune fille envers sa petite élève. L'envie, hélas! évidemment, l'envie! La jalousie incapable de discerner autre chose dans Mme Chambannes que ses lacunes de savoir, ses défauts intellectuels, comme si l'érudition était tout en une femme, comme si la beauté, l'élégance, l'art de séduire, ne comptaient pas aussi parmi les dons précieux, les facultés puissantes! Et dans l'exaltation de sa découverte, au lieu d'en vouloir à sa fille de cette disgrâce physique qui depuis quelque temps, malgré lui, l'indisposait contre elle, il se sentait pris soudain d'un élan de compassion. Il courait à Thérèse, il l'embrassait fougueusement au front. Elle lui rendait le baiser sur la joue avec un effort de tendresse. Mais son corps cambré en arrière démentait aussitôt la simagrée de sa bouche. Entre eux un immatériel sortilège passait qui s'opposait aux épanchements de jadis, aux confidences, à cette solidarité de confrères qui durant tant d'années les avaient unis...
Ils retournaient au travail, déçus de leur impuissance à se joindre de nouveau, aigris mutuellement par leur tentative avortée, se maudissant pour les torts dont chacun croyait l'autre coupable. Et la semaine reprenait dans cette paix chargée de brouille.
Par une précoce soirée de mars, aussi douce qu'une nuit d'été, M. Raindal, en revenant de chez les Chambannes, aperçut une lumière dans la chambre de sa fille.
Inquiet, car l'heure était avancée, il frappa et entra presque simultanément.
A demi étendue sur les draps défaits de son lit, Thérèse, tout habillée, sanglotait, la tête contre l'oreiller.
M. Raindal se précipita pour la relever. Mais d'elle-même elle s'était redressée et vivement elle essuyait ses yeux. Il demanda, sans cesser de la tenir dans ses bras:
—Qu'est-ce que tu as, fillette?... Tu pleures?... Tu as du chagrin?...
Elle se dégagea d'un brusque mouvement d'épaules:
—Non, père! Merci... Ce n'est rien... Laisse-moi... je t'en prie...
—Alors, tu n'as pas besoin de moi? murmurait M. Raindal interloqué.
—Non, non, je t'assure... Va-t'en... Je te dis que ce n'est rien... Ce sont les nerfs!...
Il n'osa insister, par peur de l'exaspérer, et il se retira en refermant la porte avec un soin méticuleux, comme s'il eût quitté la chambre d'un malade.
Les nerfs!... Hum!... Excuse de femme, voile de maladie dont toutes elles recouvrent le secret de leurs colères. Qu'est-ce que Thérèse pouvait avoir? Qui lui causait une peine aussi violente? Un remords insinuait: «Si c'était toi, pourtant, tes sorties du jeudi, ton obstination!» Et M. Raindal se promit d'en savoir le fin mot, d'interroger Thérèse dès le lendemain matin.
Mais le lendemain s'écoula sans qu'il eût donné suite à son hardi projet. Elle n'y pensait plus. Pourquoi la tourmenter de questions, la pauvre enfant? Et puis, au fait, peut-être elle n'avait pas menti. C'étaient peut-être bien les nerfs, en somme!
X
Les nerfs, cette sorte de «nerfs», elle en souffrait déjà depuis une semaine, Mlle Raindal, ainsi que chaque année à l'approche de la saison nouvelle.
Le soir, quand une tiède bouffée traversait l'air glacé comme l'haleine du printemps en marche, sa gravité coutumière tournait à la mélancolie; et elle attendait l'inévitable épreuve, dont ce souffle pervers lui annonçait le retour.
L'universelle magie qui bouleverse alors tous les êtres la frappait avec une particulière rigueur. Rien ne pouvait la garantir, ni son savoir, ni sa raison, ni sa virile volonté. Elle succombait sous un alanguissement de désirs sans but, qui par leur confusion même laissaient un champ immense aux rêves de sa chasteté subitement insurgée. Elle passait tour à tour des élans de tendresse les plus puérils aux imaginations les plus chimériques. Des larmes d'émotion humectaient ses paupières, ou tout à coup elle fondait en sanglots; et pour le parfum d'une fleur, un orgue qui jouait en bas, un mendiant qui chantait dans la rue une romance surannée, elle sentait son cœur se gonfler de tristesse, avec des envies machinales d'appuyer sa tête sur l'épaule robuste de quelqu'un.
C'était dans ces instants de faiblesse qu'elle éprouvait le plus de haine contre Mme Chambannes, et contre son père le plus d'intolérance. Leur conduite à tous deux lui semblait plus révoltante, plus absurde, plus dérisoire que de coutume, et elle se consolait à prendre pour du mépris l'envie que lui inspirait leur bonheur d'être ensemble.
Puis, le sentiment aigu de sa laideur et de son isolement l'entraînait à des souhaits tous irréalisables.
Ah! être belle, ou plutôt simplement être une de ces créatures séduisantes que quelques hommes se disputent et qui peuvent choisir! Être femme, en un mot, surexciter des convoitises, repousser des assauts, mener la vie guerrière de son sexe au lieu de s'étioler dans une existence factice, parmi des besognes neutres et des amusements d'érudit!
Mais comment changer, sans le charme nécessaire? Comment essayer de plaire avec ces mains osseuses, ces yeux décolorés, cette bouche amincie, qui n'avaient plu qu'une fois et pas au delà de huit jours?
Elle en arrivait dans son découragement à jalouser les filles qu'elle voyait passer sur le boulevard Saint-Michel, les grisettes. A certains moments, pour partager leurs joies, elle eût de bon gré tout donné, sa science, son honneur et l'honneur des siens. Elle se rappelait aussi des femmes illustres par leur esprit mais qui, trop laides pour qu'on les aimât, n'avaient pas reculé devant les débauches clandestines; et elle relisait en cachette, avec des frissons sensuels, les historiens de scandales où ces faits étaient relatés. Parfois en revenant chez elle au crépuscule, elle entendait un pas d'homme qui la suivait. Qu'allait-il faire? L'accosterait-il? Elle en avait presque l'espoir, quoique sûre de se bien défendre... Un soir, rue de Rennes, elle osa se retourner: elle aperçut un vieux monsieur de l'âge de M. Raindal qui lui souriait avec des grimaces de connivence.
Elle s'enfuit d'un pas trébuchant, chassée par la rage, la déception, le dégoût d'elle-même.
Elle ne retrouvait de quiétude que, la journée achevée, quand, la bougie éteinte, elle se glissait entre les draps. Il n'y avait pas pour elle d'instant plus savoureux. Étendue sur le dos, elle laissait monter doucement la marée du sommeil. Ses membres se paralysaient, ses pensées s'emmêlaient, elle avait la sensation que son corps l'abandonnait; et la nuit sans reflets favorisait ce rassurant mirage. A ne plus se voir laide, Mlle Raindal gagnait de l'audace. Son âme enfin libérée et, comme nue, s'élançait bravement en oraisons d'amour. Qui invoquait-elle donc par ces adorations? Albârt? Un autre?... Le sommeil l'emportait avant qu'elle précisât, et durant des heures ensuite, elle s'étirait haletante parmi des songes bizarres qu'elle avait oubliés le lendemain au réveil.
Mais à la plénitude enfiévrée de ses nuits elle mesurait le néant de ses jours. Toute la matinée, des anxiétés de valétudinaire la torturaient. Quand cela finirait-il? En était-ce fait pour toujours de la vaillance de son cœur, de sa raison, de son esprit? Ou le chagrin, comme tant de fois, s'userait-il peu à peu de lui-même, faute de remèdes et de soulagement?... Ces questions l'affolaient d'angoisse. Elle étreignait entre ses bras son oreiller, et ses lèvres s'écrasaient contre, pour qu'à travers la porte on ne l'entendit pas gémir...
Une après-midi, à la Bibliothèque nationale, elle feuilletait debout devant un pupitre de chêne les énormes in-folio du Corpus inscriptionum ægyptiacarum, quand tout à coup une ombre passa sur les pages du livre. Elle redressa la tête et reconnut Bœrzell, le prétendant évincé, le jeune assyriologue de la soirée Saulvard. Accoudé en face d'elle à l'autre pente du pupitre, il la saluait en souriant:
—Bonjour, mademoiselle! fit-il avec un clignement de ses yeux affectueux derrière le cristal du binocle. Heu! heu! Il me semble que vous avez des lectures bien frivoles!...
—N'est-ce pas? fit Thérèse, lui rendant son sourire... Mais ce n'est rien encore après de ce que j'ai demandé...
—Quoi donc?
Elle énuméra les titres des livres qu'elle attendait. Bœrzell feignait de s'indigner, criait au vol, à l'usurpation. Si les femmes maintenant s'ingéraient dans de pareilles études! Et ils demeurèrent quelques minutes à causer dans cette pose d'idylle, par-dessus le pupitre qui leur tenait lieu de barrière fleurie.
Enfin Thérèse s'écria:
—Allons, monsieur, au revoir... Voilà qu'on m'apporte mes volumes... Ce n'est plus le moment de bavarder... Je retourne à ma place...
Bœrzell s'inclinait, un gros in-octavo sous le bras:
—A bientôt, mademoiselle, j'espère...
—A bientôt, monsieur...
Instinctivement, elle le regarda s'éloigner, entre les rangées de liseurs courbés à leur tâche.
Sans savoir comment, elle le trouvait moins gauche qu'au bal, moins déplaisant, transfiguré.
Il s'avançait d'un air placide, décochant de-ci de-là un bonjour, s'arrêtant pour une poignée de main, s'attardant à un bref colloque, et dans cette atmosphère propice, sa chevelure en broussaille, sa barbe mal taillée, sa redingote luisante, sa silhouette négligée de combattant de l'idée, tous ses désavantages mêmes le servaient. Il bénéficiait de cette beauté passagère que donnent l'aisance et l'autorité dans un milieu approprié. Il était beau comme un chef de bureau dans son cabinet de ministère, beau comme un adjudant à la porte d'une caserne.
—Peuh! le pauvre diable n'est pas si mal, murmura Thérèse en regagnant sa place.
Puis elle se mit à la besogne et l'oublia complètement. Mais comme, à la sortie, elle s'approchait du vestiaire, la voix de Bœrzell retentit encore au-dessus de son épaule.
—Oui, c'est moi, mademoiselle!...Me permettez-vous de vous accompagner?... Je crois que nous sommes voisins... Moi, j'habite le haut de la rue de Rennes...
Mlle Raindal hésitait. Non pas que la convenance de l'offre l'inquiétât. Elle dédaignait depuis longtemps les petits préjugés sur les cas de ce genre; car les vieilles filles sont comme des souveraines déchues qui, le pouvoir une fois perdu, s'affranchissent de l'étiquette. Par contre, elle supputait si jusqu'à la rue de Rennes la société de Bœrzell l'ennuierait.
Enfin elle prononça:
—Eh bien! soit!... Je ne demande pas mieux... Faisons route ensemble...
Dehors il bruinait. La chaussée était grasse, et dans l'étroite rue Richelieu les chevaux glissaient, trottant de biais comme si un grand vent leur eût cintré la croupe. Quelques passants ouvraient leur parapluie. Bœrzell les imita pour abriter Thérèse. A chaque pas, il recevait des chocs et la pointe des baleines burinait à rebrousse-poil des raies dans la soie de son chapeau. Ou bien une poussée de gens les séparait. Thérèse se retournait, l'œil à la recherche du jeune savant, et elle distinguait Bœrzell qui lui souriait par-dessus les têtes, agitant en signal son parapluie dressé à bout de bras.
Ils ne commencèrent à causer avec suite qu'après qu'ils eurent franchi le guichet du Carrousel.
Et, comme le premier soir, au bal, la causerie aussitôt prit le tour professionnel. Seulement, c'était Bœrzell qui menait le jeu. Il avait orienté l'entretien vers les notoriétés de la science; et au sujet de chacune, insidieusement, il formulait son opinion. Elle se trouvait être le plus souvent narquoise et irrespectueuse. Il retirait d'un mot l'éloge qu'il avait donné de l'autre, mêlait les réserves aux louanges, les piqûres aux caresses; et sa voix même, pateline autant qu'habile, les sourires des lèvres ou des cils dont il corrigeait chaque parole trop acerbe, ses expressions, ses modèles de phrases, tout en lui paraissait d'un vieux maître orgueilleux, avec la verve de la jeunesse en plus.
Thérèse, de temps en temps, ne pouvait se retenir de l'examiner. Ah ça! le soir du bal, avait-il, par calcul, dissimulé sa force, feint la timidité pour séduire sans effaroucher? Avait-il voulu la flatter dans son amour-propre de savante en se laissant battre et dominer par elle? Ou avait-il été troublé par l'entourage?
Quoi qu'il en fût, elle s'amusait. Il n'était pas sot ce garçon, ni médiocre, ni servile. Et elle ne s'aperçut pas, tellement elle écoutait, qu'ils avaient traversé la Seine.
Ils montaient la rue des Saints-Pères, où, dans l'enchevêtrement des voitures, les cochers s'entr'invectivaient. Par moments un omnibus vacillait avec fracas contre le grès du trottoir que les roues éraflaient en tremblant. Mlle Raindal et Bœrzell se serraient contre une boutique proche. Puis la terrible machine passée, ils reprenaient leur marche. A présent Bœrzell interrogeait, s'informait des travaux de la jeune fille, et Mlle Raindal le renseignait avec complaisance, retraçait l'emploi de ses heures, le règlement de ses études.
Mais, comme ils tournaient l'angle du boulevard Saint-Germain, Bœrzell soudain eut un soupir:
—C'est dommage!... murmura-t-il.
—Quoi donc? fit Thérèse.
Il refermait son parapluie, la bruine ayant cessé.
—Rien, mademoiselle... Ou plutôt, si... C'est dommage que je ne vous plaise pas plus... Oh! même sans votre silence d'après, je m'en étais bien douté à la soirée Saulvard... J'ai bien vu cela à vos yeux quand vous êtes partie... Et cependant, vous me croirez si voulez, plus je cause avec vous, mademoiselle, plus je me convaincs que nous aurions fait un excellent ménage...
Thérèse, à l'imprévu de cette déclaration, ne put réprimer un petit éclat de rire:
—Nous? dit-elle.
—Oui, nous, parfaitement, nous!... poursuivait Bœrzell, avec un avancement bougon des lèvres qui ajoutait quelque chose de puéril à sa figure d'enfant barbu... Inutile, n'est-ce pas? entre gens de notre espèce, de jouer la comédie... On nous présentait l'un à l'autre afin de nous marier. Or supposez, mademoiselle, que je vous aie plu, à ce bal...
Il s'arrêta pour la regarder:
—Et vous comprenez bien ce que signifie ce mot «plaire». Pardieu, je n'espérais pas que vous alliez du coup tomber amoureuse de moi... Non... Ainsi, vous, vous me plaisiez: c'est-à-dire que vous m'inspiriez une profonde sympathie... Je pensais: «Voici une personne de valeur, une forte intelligence, une femme comme il m'en faudrait une, la compagne et l'amie à qui je pourrais me confier, demander conseil, sans craindre de me heurter à de la niaiserie ou à de l'indifférence...» Eh bien! supposez que vous eussiez pensé de même sur mon compte, cela suffisait... Nous nous épousions et j'étais heureux!
Thérèse demeurait muette.
—Mais voilà! reprit Bœrzell d'un ton grognard... Vous ne l'avez pas pensé... Je ne vous plais pas assez... Ou, pour être plus exact, je vous déplais trop... Seulement, toute fatuité mise à part, permettez-moi de vous dire que cela m'étonne... Intellectuellement, si j'en juge par nos deux entretiens, nous nous entendrions à merveille... Nous avons sur les gens, sur les choses, à peu près les mêmes opinions... Notre vie à chacun est dirigée dans le même sens, occupée par des travaux analogues... Nos goûts et nos aptitudes sont d'accord... Reste le physique! Évidemment, c'est par là que je vous déplais, et c'est justement cette faiblesse de jugement qui me surprend chez vous... Ah! si vous étiez une de ces petites coquettes, une de ces petites écervelées, une de ces petites poupées mondaines...
—Pourtant, monsieur!... protestait Thérèse avec un sourire.
Bœrzell lui coupa la parole, et, s'excitant graduellement:
—Je vous en prie, mademoiselle, laissez-moi finir... Si, dis-je, vous étiez une de ces petites mondaines sans culture, sans élévation de caractère, et bourrée de préjugés, comme une oie de marrons, je ne m'étonnerais pas... Je me connais, allez!... Je sais bien mes défauts et tout ce qui me manque pour plaire à une petite femme de cette catégorie... Mais que vous, une personne de votre qualité, vous envisagiez le mariage comme ces demoiselles-là, que le mariage pour vous ce soit le coup de foudre, le cœur bouleversé, la passion irrésistible, le beau monsieur à moustaches et tout le tralala des romances, je vous assure, je n'en reviens pas! Et, quand je songe que très probablement nous sommes créés l'un pour l'autre, quand je songe que par extraordinaire nous nous sommes rencontrés, que nous pourrions faire ensemble un mariage intelligent, sensé, clairvoyant, et que nous ne le faisons pas, tenez, cela me mettrait presque en colère!...
Il tapait le bitume du bout de son parapluie.
—Vous avez fini? questionna Thérèse d'un ton de sollicitude.
—Oui, mademoiselle! fit-il distraitement.
Et sur-le-champ, se dédisant:
—Il n'y aurait qu'un cas, toutefois, où votre répugnance me paraîtrait logique, justifiée, digne de vous, quoi!... Ce serait si, par hasard, vous en aimiez un autre...
Mlle Raindal subitement s'était assombrie. Le seigneur de sa vie resurgissait: Albârt, avec son insolente prestance, ses grands yeux de cheval, ses lèvres ironiques. Thérèse inspecta le jeune savant d'un regard dédaigneux, puis, la voix assourdie de tristesse:
—Je n'aime personne, monsieur!... Ou, si vous préférez, j'aime un souvenir...
—Un souvenir! bredouillait Bœrzell décontenancé... Ah! bon, bon... C'est différent... je vous demande pardon, mademoiselle...
Mais avec son chapeau rebroussé et ses grosses lèvres de triton, ramenées en boule, il avait un air si déçu, si contrarié, si enfantin, que, malgré la gravité de l'instant, Thérèse dut se contraindre pour ne pas sourire.
—Vous voyez, cher monsieur! reprit-elle cordialement... Vous vous mépreniez, sinon sur mes intentions, du moins sur le fond de mes sentiments... Et la preuve que j'ai du plaisir dans votre société, c'est que, si vous voulez bien, de temps à autre, venir nous rendre visite, le dimanche, en confrère, en ami, n'est-ce pas? j'en serai tout à fait ravie...
—Je vous remercie, mademoiselle, fit Bœrzell sans élan... Certainement, je viendrai le dimanche... Ah! comme il est fâcheux, tout de même, que vous ayez sur le mariage des idées tellement... ne vous offensez pas... les idées reçues, les idées de tout le monde!... Le cœur, l'amour, c'est beaucoup, je ne dis pas... Mais il n'y a pas que cela dans l'existence!... Outre l'amour, il existe des sentiments d'affinité, de sympathie, de considération réciproque, qui peuvent établir des liens très solides entre deux êtres un peu indépendants et supérieurs...
Puis, comme Thérèse se rembrunissait:
—Enfin, je ne veux pas vous importuner davantage, mademoiselle... Ce serait mal reconnaître votre aimable invitation... Alors, si vous m'y autorisez, à dimanche!...
—A dimanche!...
Thérèse s'engageait dans la rue Notre-Dame-des-Champs. Une voix essoufflée la rappela:
—Encore moi, mademoiselle! fit Bœrzell qui la rattrapait... Un dernier mot que j'oubliais... Il se pourrait que dans mes paroles vous eussiez soupçonné une arrière-pensée d'intérêt...
Thérèse faisait de la main un geste de dénégation.
—N'importe! riposta Bœrzell... Pour rien au monde je ne voudrais être confondu avec ces jeunes messieurs qui courent le beau mariage, le mariage utile... Et, du reste, consultez M. Raindal... Il vous apprendra lui-même que dès à présent ma vie scientifique est, selon l'expression d'usage, tracée au cordeau... Mes maîtres m'aiment et me soutiennent... Mes concurrents sont peu nombreux et n'ont pour la plupart qu'un mérite de second ordre... Des Hautes Etudes je passerai donc fatalement à la Sorbonne ou au Collège de France, et de là j'entrerai, j'espère, à l'Institut... Calculez d'après ces données, mademoiselle... Un mariage avec vous n'aurait certes pas été de nature à me nuire... Cependant, sans ce mariage, au bonheur près, ma carrière sera pareille... Voilà ce que je désirais vous dire... Convenez que pour notre amitié future ces détails avaient bien leur petite importance!
—Ils en auraient eu peut-être si j'avais douté de vous...
—Heu! fit sceptiquement le jeune savant... Vous dites cela... Vous êtes polie... N'empêche que dans ces matières on n'est jamais trop circonspect... Mais, je vous retarde, excusez-moi... A dimanche, mademoiselle...
—Entendu! fit Thérèse sur un ton déjà camarade.
Lorsqu'elle pénétra dans le cabinet de travail, où M. Raindal causait avec l'oncle Cyprien, celui-ci l'accueillit d'une bordée de compliments:
—Pristi! Mon neveu!... Comme nous avons une belle mine! Et des yeux brillants!... De la gaieté plein la figure! Je jurerais que tu ne viens pas précisément de t'ennuyer!
—Effectivement! approuva M. Raindal avec timidité.
—Bah! C'est possible, répliqua Thérèse... Devinez qui j'ai rencontré? Le petit Bœrzell, tu te souviens, père? l'aspirant fiancé de chez les Saulvard... Un garçon bien étrange, avec toute une série de théories, de systèmes dont je ris encore... Bref, je l'ai invité à nous rendre visite... Et il viendra sans doute dimanche!...
—Tu as fort bien fait, fillette! affirma M. Raindal autant pour se concilier Thérèse que par une manie qu'il avait de louanger ses inférieurs... M. Bœrzell est un jeune homme d'un rare avenir... Tout le monde, à l'Académie, le tient en haute estime... Et pas plus tard qu'hier, qui donc me disait à son sujet...?
—Mais toi-même, mon oncle, interrompit Thérèse, à mon tour de t'interroger! Peux-tu me dire un peu ce que tu fais ici, en semaine, un mercredi, à l'heure sacrée de l'apéritif?...
—D'abord, objecta M. Raindal cadet, il n'est que cinq heures et demie... L'apéritif dure normalement jusqu'à sept heures et demie... Il me reste donc devant moi, mademoiselle, deux bonnes grandes heures, s'il vous plaît... Maintenant, pourquoi je suis ici? Hé! cela t'intrigue, mon neveu!... Pour demander à ton père de me mener chez Mme Chambannes...
Thérèse se mordit les lèvres, où montait un sourire.
—Oui, reprit l'oncle Cyprien, en frottant son crâne ras. Une idée que j'ai eue comme ça, une curiosité....
—Et je disais à ton oncle, continua vivement M. Raindal, sans regarder Thérèse, que j'étais tout disposé à l'y mener le jour où il voudrait...
—Pourquoi pas demain jeudi? fit l'oncle Cyprien.
M. Raindal poussait un soupir qu'il déguisa en ricanement:
—Hé! hé! demain, c'est un peu tôt... Il faut bien que j'aie le temps de prévenir Mme Chambannes... D'autant plus qu'hier soir son mari est parti en voyage...
—Ah!... En voyage!... Et où cela? fit l'oncle Cyprien.
—En Bosnie, je crois.
—En Bosnie!... Ah! vraiment, en Bosnie! répétait M. Raindal cadet pour noter en sa tête cette particularité ou pour y découvrir un indice à charge.
Et d'un ton résolu:
—Eh bien, écris-lui tout de suite, à Mme Chambannes... Deux lignes, deux simples lignes... Je jetterai ta lettre à la boite en m'en allant... Elle l'aura demain matin, au réveil, et, si elle ne veut pas de moi...
—Soit! soit! fit froidement M. Raindal qui saisissait son porte-plume.
Mais avant de tracer le premier mot, il ajouta:
—Par exemple, je t'avertis loyalement... Tu verras peut-être chez Mme Chambannes des personnes qui ne seront pas de ton goût...
—Et qui donc?
—Je ne sais pas au juste... Voyons, il y aura peut-être un abbé, l'abbé Touronde, un des amis de la maison...
A cette révélation, l'oncle Cyprien s'oublia. Comment! Mme Rhâm-Bâhan avait un abbé, un curé, un ensoutané! Non, celle-là était par trop bonne! Quelles mœurs! Quel siècle! Quel gâchis! Et l'oncle Cyprien s'en tenait les côtes.
Il ne se calma que sur un regard sévère de Thérèse qui le rappelait à ses engagements.
—Je ris, déclara-t-il, je ris parce que... tu comprends...
Puis, renonçant à s'expliquer:
—Je ris sans méchanceté... Et tu peux compter que si je me rencontre avec l'abbé Tour... Tour quoi?—baste! peu importe!—je serai très convenable... des plus convenables... Va, écris, mon ami!...
Thérèse était à bout de forces. Le fou rire la gagnait. Elle sortit sous prétexte de chercher une brochure, et, arrivée à sa chambrette, elle se laissa choir dans son fauteuil en s'esclaffant.
—Ce malheureux papa!... Quelle tête piteuse! Et l'oncle, qui veut en être aussi maintenant!... Ah! la vie est bien drôle!
Elle se sentait d'humeur à plaisanter, à trouver tout cocasse, grotesque, et au fond elle avait l'impression d'être enfin guérie, délivrée de sa crise. Spontanément elle éprouva un élan de gratitude pour Bœrzell. Le brave garçon, n'était-ce pas à lui qu'elle devait un peu ce miracle? Ne l'avait-il pas consolée, distraite, comme un enfant qui pleure, avec le miroitement de sa thèse conjugale, la bizarrerie de ses discours, la chaleur tenace de sa voix? Sans lui, sans ce comique raisonnable qui émanait de sa personne, et survivait à leur causerie, ne serait-elle pas encore à se débattre sérieusement contre la fièvre du mal, à s'épuiser dans le grave cauchemar de ses désirs inassouvis? Aurait-elle même pu s'amuser des ambitions mondaines de l'oncle, ou de sa malice sournoise, ou de quoi que ce fût? Pauvre Bœrzell! Jamais elle ne parviendrait à l'exaucer, à surmonter la répulsion que lui suggérait cette figure de vieux collégien à barbe. Mais qui sait s'il ne l'aiderait pas aux moments de détresse, s'il ne deviendrait pas un ami, un camarade fidèle qui ferait sa solitude moins morne, moins abandonnée?
Elle marchait à travers la pièce, en s'exaltant à ces espoirs, et Brigitte dut frapper deux fois pour lui annoncer que l'on servait.
XI
—Son frère... le frère de M. Raindal!... murmurait songeusement Mme Chambannes, accoudée au bord de son lit devant le cadre moelleux que formaient autour de ses boucles éparses les dentelles de l'oreiller.
Elle amena d'une main distraite le restant du courrier. Il y avait un prospectus de parfumerie, une note de modiste qu'elle rejeta avec dégoût, deux journaux et au-dessus une carte postale fermée: une drôle de carte, l'adresse écrite en gauches capitales qui titubaient l'une sur l'autre, un louche aspect de lettre anonyme! Zozé la déchira lentement. Des faiblesses vibraient le long de ses bras, et elle lut, tracées dans le même caractère, ces lignes qui emplissaient l'espace du carton gris:
SI VOUS N'AVEZ RIEN DE MIEUX A FAIRE, PASSEZ UN MATIN, VERS ONZE HEURES, RUE GODOT-DE-MAUROI, AUX ENVIRONS DU DOUZE BIS. VOUS Y CONSTATEREZ UNE FOIS DE PLUS QUE LES AMIS DE NOS AMIES SONT NOS AMIS.
Elle se renversa en arrière, sans un doute, sans un espoir, la main à la poitrine, avec un geste de blessée. Elle demeurait d'abord immobile, les paupières closes, puis, indistinctement elle se mit à balbutier:
—Oh!... oh!... oh! mon Dieu!... Les méchants!... L'atroce méchanceté!...
Elle éprouvait au cœur une sensation cuisante; et c'était à chaque question qu'elle inventait, à chaque hypothèse, comme une nouvelle brûlure qui aurait agrandi la plaie.
Sûrement on dénonçait Gérald. Mais la femme, la gredine, la traîtresse inconnue, qui cela pouvait-il être?
Une à une, Zozé évoquait ses amies sans y discerner la coupable. Toutes lui paraissaient également suspectes. Avec toutes, tour à tour, Gérald avait eu des flirts équivoques, des façons familières; et dans chacune successivement, au gré des souvenirs, elle croyait tenir la complice. Une autre ensuite l'emportait, lui semblait plus fautive, Flora Pums après Germaine de Marquesse, Rose Silberschmidt après Flora Pums; et à la fin, elle s'embrouillait dans cet amas de preuves équivalentes et de présomptions contradictoires. Elle essaya de s'orienter en cherchant à deviner l'auteur du télégramme. Des noms lui venaient à l'esprit, les noms d'hommes qui la désiraient et eussent été capables de vouloir détruire son bonheur: Pums, Burzig, Mazuccio. D'aucun des trois cet acte infâme ne l'étonnait. Alors en s'apercevant de l'aisance avec laquelle elle les soupçonnait toutes et tous, un rictus contracta ses lèvres. Pouah! Dans quelle bande de coquines et de goujats vivait-elle donc pour que nul d'entre eux ne trouvât grâce devant sa méfiance, pour que pas une fois elle n'eût craint de les accuser à tort? Mais ce ne fut qu'un éclair de clairvoyance aussitôt éteint sous les bouillonnements de sa colère. Elle avait bien le temps de philosopher, la petite Mouzarkhi! Et elle exagérait le ton des injures, comme on fait dans le délire de la désillusion, ne gardant d'amour, de tendresse, d'indulgence que pour Gérald, son Gérald chéri qu'elle allait peut-être perdre à jamais! Des larmes obscurcirent ses yeux. A travers leur eau trouble elle contemplait avec angoisse l'inconcevable scène de la séparation! Elle se figurait être rue d'Aguesseau, sur le seuil de la porte, après l'explication finale. Elle tournait la tête pour un dernier regard. Elle revenait encore l'embrasser... Oh! non, non, elle ne voulait plus voir, et dans un élan de terreur, elle ramena au-dessus de son front la toile légère des draps. Des convulsions de sanglots agitaient par instants les formes onduleuses que modelait son corps sous ce suaire. Puis, comme dix heures sonnaient à la pendule de la cheminée, dans un soubresaut plus violent, Zozé rejeta les couvertures, et, glissant d'un bond à terre, elle sonna nerveusement:
—Vite, de l'eau chaude dans le cabinet de toilette... Mon costume de drap beige... Ma capote noire!... dit-elle à la femme de chambre qui entrait.
—Quel corset?
—Je ne sais pas, celui que vous voudrez!... Vite, seulement, vite, vite...
—Madame désire-t-elle une voiture?
—Oui, c'est cela, une voiture fermée... ou plutôt, non!... Pas de voiture!... Dépêchez-vous...
Une hâte belliqueuse l'activait. Il fallait être prête à l'heure; et elle courait à cette suprême torture de surprendre les coupables comme à un plaisir sans pareil, les narines palpitantes, un petit sourire sauvage aux lèvres, et les yeux brillants de convoitise.
A onze heures moins le quart, elle fut dehors. Elle suivit à pied la rue de Prony et traversa le parc Monceau. Un jardinier enlevait aux arbres rares de l'entrée leur étroite pelisse de paille. Les feuillages débutants espaçaient leurs masses ajourées, d'un vert encore tout pâle; et des parfums nouveaux roulaient avec douceur dans la brise. Cette allégresse des éléments attrista Zozé par contraste. Elle avait ouvert son ombrelle, car le soleil était déjà chaud; et en marchant elle exhalait de longs murmures de regret comme si elle n'eût plus dû revoir jamais ces gracieuses pelouses ni aspirer cet air embaumé.
Mais elle se raidit d'un effort contre l'amollissement de la rêverie; et, hélant un fiacre fermé qui passait:
—Faites attention! commanda-t-elle au cocher... Nous allons rue Godot-de-Mauroi... Quand je frapperai à la vitre, vous arrêterez... Vous ne bougerez plus... Vous resterez sur votre siège et vous attendrez... Si je frappe deux fois, vous repartirez au pas... Si je frappe trois fois, au trot... Est-ce compris?
—Oui, madame! fit paternellement le cocher, un gros moustachu qu'amusaient ce mystère et ce ton de jeune capitaine.
—Alors, allez! Bon pourboire!...
La voiture s'engagea dans la descente de l'avenue de Messine.
A l'approche de l'attaque, l'ardeur de Zozé faiblissait. Elle avait l'impression de recevoir dans la poitrine des coups de poing étouffants, ou bien que son cœur était un petit oiseau chétif qu'une main brutale étreignait. Et elle tenait ses paupières jointes pour ne pas compter les maisons qui filaient trop vite.
Elle rouvrit cependant les yeux à un choc. Le fiacre tournait dans la rue Godot-de-Mauroi. Zozé eut juste le temps de frapper à la vitre. Le cocher se rangea à la hauteur du numéro 9. De là, en biais, on apercevait le 12 bis, une vieille maison dont la façade grisâtre se confondait avec d'autres façades analogues. Au-dessus de la porte pourtant, deux écriteaux jaunes annonçaient de petits appartements meublés à louer.
«C'est bien ici!» songea Zozé avec un soupir de détresse. Puis elle consulta sa montre qui marquait onze heures cinq. Elle releva les carreaux afin de se masquer le visage de leur trompeuse transparence. Et s'arc-boutant dans l'angle gauche, le buste en bataille vis-à-vis du 12 bis, elle commença à regarder.
Un quart d'heure s'écoula. Dans le silence de la rue à demi déserte, des marchands des quatre saisons glapissaient en poussant leurs lourdes charrettes. Parfois le cheval du fiacre s'ébrouait avec un gros frisson d'ennui qui secouait les brancards, ou bien le cocher, dans un mouvement, faisait grincer les cuirs et les bois de la voiture. Mais Zozé ne percevait pas plus nettement ces bruits, qu'elle ne voyait les boutiques voisines, les piétons qui se penchaient pour la dévisager, ou le sellier d'en face courbé sur son ouvrage derrière la vitrine. D'immatérielles œillères maintenaient ses regards en arrêt, comme l'avide attention qui figeait tout son corps, vers le petit quadrillage de pavés où les amants allaient surgir.
Que se disaient-ils à présent, dans quelles abjectes caresses pâmaient-ils, à quel étage, à quelle fenêtre? Pour Gérald, à l'aide des souvenirs, Zozé s'imaginait bien à peu près. Mais la femme lui échappait. Elle devinait tout de la perfide, sa taille, sa nudité, sa poitrine et ses bras, tout sauf la tête, sauf le visage. Et il lui semblait se démener dans un de ces écrasants cauchemars où les traits d'un des personnages se liquéfient, s'effacent dès qu'on tente de les distinguer.
La demie sonna à une horloge des environs. La lenteur des complices exaspérait Zozé plus encore que leur forfaiture. Elle les appelait inconsciemment dans une véhémente et muette prière: «Venez donc! Arrivez!»—comme des amis en retard à un rendez-vous qui pressait.
Et soudain une idée lui bouleversa le cœur. Si la lettre mentait, si on l'avait mystifiée! Elle n'en ressentit aucune joie. Elle ne pouvait l'admettre. Ses soupçons, tant de fois dépistés, refusaient de rétrograder. On eût dit qu'ils flairaient la proie, qu'ils sentaient l'hallali prochain.
Elle consulta de nouveau sa montre. «Midi moins le quart... Tant pis... A midi, j'entre chez la concierge!...» Puis, comme elle relevait les yeux, elle eut un tragique recul de la tête.
Là-bas, devant la voûte du 12 bis, une dame en costume de serge grise faisait signe à un cocher; et, malgré la voilette blanche, malgré l'épaisse floraison des broderies, Zozé avait reconnu un profil familier, une mâchoire en forme de rabot, son amie, sa meilleure amie, Germaine de Marquesse, elle-même!
Mais déjà la voiture d'en face repartait. Elle rasa au passage le fiacre de Mme Chambannes. Sous la capote baissée, Germaine se cambrait dans une pose résolue, les deux mains écartées aux deux bouts de son ombrelle placée en travers de ses genoux. La misérable! C'était bien elle! Et elle ne voyait rien, cette Germaine, tant le contentement l'aveuglait!... Oh! la petite Mouzarkhi n'aurait certes pas cru que le plaisir de les surprendre fût à ce point douloureux! Elle défaillait, saisie d'une lâcheté comme une femme qu'on opère, après le premier contact de l'acier. Qu'allait être la seconde blessure, quand la première lui laissait un déchirement aussi affreux?
Elle n'eut pas le loisir de se reprendre. Gérald apparaissait devant la maison maudite.
Il était en tenue du matin, cape noire, complet bleu, avec une touffe d'œillets couleur chair, que l'autre, sans doute, venait de piquer au revers de son veston. Et Zozé le considérait, les yeux dilatés d'horreur et d'amour.
Il jeta un regard à droite, un regard à gauche. Il semblait hésiter. Enfin il s'achemina, de son pas dandinant vers la rue des Mathurins, la canne sous le bras, les épaules voûtées, les mains réunies en coquille pour allumer sa cigarette.
Zozé, affolée, avait oublié les signaux convenus. Elle tira la glace et cria au cocher:
—Allez!
Le fiacre démarrait au petit trot. Mme Chambannes frappa frénétiquement à la vitre, et, la voiture encore en marche, elle bondit sur le trottoir.
Au fracas de cet arrêt, Gérald avait fait volte-face. En apercevant la jeune femme, il blêmit de malaise. Et, se contraignant:
—Tiens!... C'est vous! dit-il avec un pesant sourire.
Zozé désignait de la main le fiacre, dont la portière restait ouverte.
—Monte! commanda-t-elle d'une voix sourde.
—Que je monte? Oh! quel drôle de ton vous avez!... bredouillait Gérald, en essayant derechef un sourire.
—Je te dis de monter! réitéra Zozé, stupéfaite elle-même de son accent d'audace... Allons, monte!... Je ne crains rien, ni le monde, ni le scandale... Je veux que tu montes...
Une bande de petites ouvrières qui se rendaient à leur déjeuner, les regardaient en se poussant du coude.
—Soit! fit Gérald gêné... C'est égal! vous avouerez que vous avez une bizarre manière...
—Assez! Nous causerons tout à l'heure!
Et tandis que le jeune comte s'installait dans le fiacre, elle dit au cocher:
—Où vous voudrez... Au Bois... du côté du Bois...
La voiture s'ébranla. Tous deux, en vieux nautonniers de Paris, experts à la manœuvre du fiacre, ils tiraient la voilure des stores. Puis Zozé s'écria:
—Eh bien?
Et, à bout d'énergie, elle fondit en larmes.
—Qu'est-ce qu'il y a?... Qu'est-ce que c'est?... Je t'assure que je ne comprends pas! murmura hypocritement Gérald qui allongeait son bras pour l'enlacer.
Elle se déroba d'un brutal détour du buste:
—Ne me touche pas... Tu me dégoûtes... Finis-en avec tes mensonges stupides... J'ai vu Germaine... Comprends-tu, maintenant?...
Devant le silence de Gérald, sa fureur redoubla:
—Quelle honte! Quelle ignominie!... Avec une de mes amies, avec celle que j'aimais le mieux! Bah! vous vous valez l'un l'autre... Vous êtes des bandits, des canailles!... Vous deviez naturellement vous entendre...
Gérald tenta de se rapprocher:
—Voyons, ma petite Zozé, mon petit Zozo... Ne pleure pas... Cela n'a aucune importance... Oui, c'est vrai, ce n'est pas propre... Mais c'est plus bête encore que vilain... Tiens, si la galanterie me permettait de parler avec franchise...
—Eh bien, quoi? fit Zozé sans le repousser.
—Non! fit Gérald... Ce serait répugnant... Tu ne le voudrais pas toi-même... Sache pourtant qu'aujourd'hui c'était la première fois et qu'à l'instant, en m'en allant... sais-tu ce que je me disais là, à l'instant, quand tu m'as sauté dessus?... Je me disais que c'était la première fois et aussi la dernière...
—Tu me le jures? questionna Zozé avec un regard passionné qui faisait plus étrange sa figure convulsée de haine.
—Je te le jure! riposta Gérald.
Elle l'examinait tendrement, en lui appuyant ses mains aux épaules, puis le rejetant loin d'elle d'une rageuse bourrade:
—Je ne te crois pas... Tu mens... Tu as des yeux de femme!...
Elle recommençait à sangloter; et, dans la demi-lueur de répétition qui perçait par l'étoffe des stores, auprès de cette maîtresse qui gémissait comme à une fin de mélodrame, Gérald éprouvait peu à peu une sorte de lassitude à se justifier plus.
—Voyons, ma petite Zozé, mon petit Zozo! prononçait-il encore, de temps en temps, machinalement, par contenance.
Cependant cette scène durait trop. L'agacement le gagnait. Sous l'amant se révoltait confusément l'orgueilleux gentilhomme. Les brusqueries de Zozé l'avaient au fond vexé. Lui, Gérald de Meuze se laisser bousculer par une simple Mme Chambannes! Et si docile, si charmante amie que fût Zozé, il en venait à regretter presque les femmes de sa caste. Oui, parmi celles-là, il y avait bien quelques amoureuses, quelques sentimentales, des crampons avérés et que l'on connaissait pour telles. Mais on était prévenu, on ne s'y risquait qu'à bon escient. Et les autres, par contre, quelles agréables natures, faciles, enjouées, et qui vous comprenaient la vie! Ah! ni la jeune Chitré, par exemple, ni Mme de Baugy, ni même ce gros chérubin de Mme Torcieux, n'auraient fait tant de tapage jour une aussi banale petite crasse! On se serait boudés un peu, on se serait quittés peut-être. Seulement ni scandales, ni sanglots. Deux ou trois mots secs, d'abord,—après, un solide shake-hand pour se remettre ou se séparer, et voilà tout. Car elles savaient ce que c'est qu'un homme, un flirt, une aventure. Elles étaient du monde, elles!...
Et subitement, entre deux cahots, la voix de Zozé proféra, sur un ton de stupeur:
—Oh! Raldo... Comment as-tu pu?... Comment?... Comment?...
Comment il avait pu! Elle en avait d'exquises, la pauvre petite! Il retint un sourire, et, attendri du coup par la candeur de cette question:
—Je te dirai cela plus tard... un jour, lorsque je serai absolument sûr de ne plus te faire du mal...
—Un jour?... Quel jour? s'écria Zozé avec une mine hautaine... Tu supposes donc que je te reverrai?... Tu ne sens donc pas que c'est fini?
Il l'attirait contre sa poitrine:
—Alors tu ne m'aimes plus?...
Zozé haletante ne répliquait pas. Des larmes jaillirent sur ses joues que crispait un spasme de souffrance.
—Mais si, tu m'aimes, puisque tu pleures! reprit Gérald en la câlinant.
Et, avec assurance:
—Écoute, ma petite Zozé... Evidemment, de nous revoir maintenant, tout de suite, demain ou après-demain, cela ne pourrait qu'amener des scènes, des chagrins, des entrevues pénibles... Tu as besoin de repos, de réflexion... Il te faut du temps, pour me pardonner... Oh! je ne suis pas une brute, va... Je devine bien ce que tu ressens... Et voici ce que je te propose... Je devais partir la semaine prochaine pour le Poitou, chez ma tante de Cambres... Eh bien, j'avancerai mon départ.. Je partirai ce soir même... Je resterai à Cambres jusqu'à la fin du mois, en t'écrivant autant que tu voudras... Et lorsque je reviendrai, tout sera oublié, je t'en donne ma parole... Dis-moi, cela te va-t-il?...
Mme Chambannes laissait sa tête rouler rêveusement au gré des cahots sur l'épaule de Gérald. Le jeune homme répéta:
—Réponds, ma petite Zozé... Cela te convient-il?
—Oui, oui! fit Mme Chambannes d'un air méditatif... Mais, moi aussi, j'ai une idée...
—Dis-la, mon pauvre Zozo!...
—Je m'ennuierais à Paris... Je serais trop triste sans toi... Alors, je vais aller me refaire aux Frettes, jusqu'à ton retour... En rentrant, je boucle mes malles, et je décampe par l'express de cinq heures.
—Seule?
—Non, je mobiliserai la tante Panhias!
—C'est cela, excellente idée...
Il y eut une pause. Elle éprouvait par tout son être un soulèvement de béatitude, une sensation de salut qui l'empêchait de parler. Et, se collant à Gérald, dans une effusion d'aveu plus forte que sa volonté, elle soupira langoureusement:
—Oh! mon petit Raldo!... Comme c'est bon de t'avoir gardé!...
Elle ne rentra chez elle qu'à deux heures.
XII
Mme Chambannes n'était pas partie depuis une heure qu'un fiacre stoppa devant l'hôtel.
Les deux MM. Raindal en descendirent. Le maître, pour éviter les remarques insidieuses de son cadet, avait endossé une vieille redingote. L'oncle Cyprien, au contraire, portait ses vêtements de gala, une jaquette qui gardait encore aux basques les plis contractés dans l'armoire, un pantalon à damier gris, et des gants de peau de chien rougeâtre. Il était rasé de frais, et sa massue de cornouiller avait fait place à une mince badine de jonc, avec une pomme dorée et deux glands de soie brune, héritage de M. Raindal, le père.
Firmin, le domestique, en ouvrant recula d'étonnement. Il était, du reste, en complet de drap anglais à carreaux et melon de feutre sur la tête.
—Comment, monsieur Raindal! s'écria-t-il en retirant hâtivement son chapeau. Mais madame n'y est pas... Elle est partie, il y a une heure, pour les Frettes... Et je dois la rejoindre demain matin... Madame n'a pas prévenu monsieur?...
L'oncle Cyprien se mordait la moustache pour étouffer son envie de rire.
—Non, madame ne m'a pas prévenu!... répéta M. Raindal d'un ton saccadé... C'est extraordinaire... Au moins, j'espère qu'il n'y a rien de grave!...
—Je ne pense pas, monsieur, fit le domestique. Madame a décidé cela, tout d'un coup vers deux heures... J'ai couru chez Mme Panhias qui est venue aider madame à faire les malles... Et elles sont parties avec Anna, la femme de chambre; je vous dis, il n'y a pas une heure. Si monsieur désirait écrire un mot, j'apporterais la lettre à madame demain matin...
M. Raindal réfléchit. Une telle désinvolture le confondait; puis, il avait au dedans de lui comme une impression d'angoisse mal définie, de chagrin bizarre.
—Non, merci! prononça-t-il enfin... J'écrirai de chez moi... Et où dites-vous que madame est?...
—Aux Frettes, au château des Frettes, à Villedouillet, Seine-et-Oise... Monsieur se rappellera?...
—Parfaitement, mon garçon... je vous remercie.
La porte se refermait. Le maître lança un coup d'œil à son frère, et, d'une voix qu'il essayait de rendre goguenarde:
—Eh bien! mon pauvre ami... Pour ta première visite, tu n'as guère de chance!...
L'oncle Cyprien s'inclinait, en écartant les bras dans un geste d'acquiescement, et, se redressant soudain:
—Dis donc, elle ne m'a pas l'air plus poli que ça, ta Mme Chambannes!...
Le maître allait répliquer, quand deux voitures, qui arrivaient en sens inverse, s'arrêtèrent ensemble devant l'hôtel. L'abbé Touronde sortit de la première: et de la seconde, le marquis de Meuze. Ces messieurs, informés par M. Raindal, manifestèrent une grande surprise. Ni l'un ni l'autre n'avaient été avertis, et le groupe se perdait en conjectures sur les raisons de cette étrange impolitesse. Le marquis de Meuze surtout se montrait choqué. Il dut se retenir pour ne pas pester contre Gérald. Comment! un gaillard qu'il avait vu le matin encore, qui savait tout sans doute et qui ne lui en soufflait pas un mot! Cela passait, en vérité, les bornes de la cachotterie!
—Que voulez-vous! déclara-t-il, nous n'avons plus qu'une chose à faire, c'est de rentrer chacun chez nous... Vous descendez dans Paris, monsieur Raindal?
—Oui, certainement! fit le maître. Mais, pardon, j'oubliais... Il faut que je vous présente mon frère, que j'amenais justement chez Mme Chambannes.
Ces messieurs retirèrent leurs chapeaux. L'oncle Cyprien accentua exprès son salut à l'abbé Touronde. Et l'on se mit en marche vers le centre, le maître devant avec l'abbé, M. de Meuze en arrière avec l'oncle Cyprien.
Pourtant M. Raindal ne suivait qu'imparfaitement les propos de l'abbé qui l'avait entrepris sur sa question favorite, l'origine et les dogmes de la secte des Coptes-Unis. Le brutal départ de Mme Chambannes lui causait un énervement dont il ne se sentait plus maître. Manque de courtoisie envers les autres convives, ce trait lui semblait à son égard un réel manque d'amitié. Puis l'aventure dissimulait un mystère qu'il eût souhaité pouvoir percer. Que signifiait cette fuite précipitée, cet oubli de toutes les convenances? Quel drame ou quel caprice avait ainsi, à l'improviste, chassé de Paris Mme Chambannes?... Une sorte d'irritation l'oppressait peu à peu, qui, pardieu, n'était pas de la jalousie—et M. Raindal rien qu'à cette idée eut un petit ricanement sardonique—mais qui ressemblait à de la déception, oui, à de la désillusion, à quelque chose enfin comme un mécompte de cœur. Et il souleva son chapeau pour s'essuyer le front, où perlaient de légères gouttelettes.
—Excusez! s'écria l'oncle Cyprien qui venait sans succès de décocher un brocard contre l'abbé Touronde. Je préfère être franc... C'est plus fort que moi... Je n'aime pas les curés!...
Et comme le marquis, resté glacial, abaissait tout à fait sa paupière grisâtre:
—Mais par contre, fit-il prestement, je vous avouerai que je n'aime pas davantage les juifs.
Là-dessus, ils s'entendirent très vite. M. de Meuze contait sommairement ses déboires du krach. L'oncle Cyprien riposta par l'histoire de sa destitution et par un résumé de sa théorie des Deux Rives. Le marquis approuvait avec des sourires, et ils conclurent d'accord que c'était, somme toute, une bien déplorable engeance.
Des seigneurs à ménager, cependant, ajouta le marquis, et qui demeuraient, quoi qu'on fît, les princes du marché financier... Ah! en 82, au moment de la Timbale, on avait été bien nigaud. On s'était attaqué à eux sans avoir appris leur tactique, sans soupçonner leurs munitions, sans se méfier de leurs ruses de guerre; et on s'était fait battre, rosser à plates coutures. Or, comment lutte-t-on contre des adversaires plus habiles? En pénétrant leurs plans, en connaissant toutes leurs batteries, en réglant son tir sur le leur, en rectifiant la parabole selon les résistances ambiantes que figuraient ici: les renseignements perfides, les charges en ligne des syndicats, les manœuvres de liquidation, les fausses nouvelles ou autres duplicités stratégiques. Et telle était maintenant la seule façon savante dont opéraient en Bourse les personnes du monde.
—Ainsi, moi!—continuait le marquis, cessant ses comparaisons militaires,—moi je suis actuellement à fond dans les mines d'or... Eh bien, vous pensez peut-être que je me suis fourré là dedans à l'aveuglette?... Pas du tout!... Le hasard des relations m'avait mis en rapport avec quelques-uns de ces messieurs, précisément chez les Chambannes, et je vous prie de croire que je n'ai pas boudé sur leurs renseignements... Ah, mais non!... Des renseignements dont, soit dit en passant, je suis loin de me trouver mal...
—Tiens! Tiens! vous avez confiance dans ces gens-là? questionna avec déception M. Raindal cadet... On m'avait pourtant assuré qu'il y en a beaucoup parmi eux qui ne sont pas la fleur des pois...
—Et qui vous a dit cela?...
—Un de mes amis, mon ami Johann Schleifmann, un de leurs coreligionnaires, et, entre parenthèse, un brave homme, celui-là!...
—Votre ami force la note, monsieur, fit doucement le marquis... Évidemment, je ne me fierais pas à tous... Il en est même que je ne vous nommerai point et dont je me méfie comme de la peste... Seulement, tenez, par exemple, pour ne vous en citer qu'un, M. Pums, le sous-directeur de la Banque de Galicie, en voilà un dont je n'ai qu'à me louer depuis six mois qu'il me conseille... Je ne vous jurerais pas que, par-ci par-là, je ne bois pas un petit bouillon... Mais, tout compte fait, mes opérations se soldent par des bénéfices, d'importants bénéfices... Et remarquez qu'il ne m'en coûte ni un dérangement, ni une flagornerie... Pums ne rêve que de m'obliger... Ce n'est pas un de ces vizirs de la haute finance qui vous font payer leurs avis à soixante humiliations pour cent... Il débute, mon Pums! On l'a pour une poignée de main...
Le marquis s'esclaffait de cette ingénieuse tournure. Puis il poursuivit:
—Et bien entendu, vous, monsieur, vous ne touchez pas à ces diableries?
—Pas de danger! s'écria l'oncle Cyprien... Les vingt malheureux mille francs que j'ai grattés sou à sou sur mes maigres appointements, je les ai placés en chemins de fer... Cela me donne dans les trois pour cent... Une misère, je vous l'accorde, mais une misère sûre et qui, avec ma retraite, me permet de joindre les deux bouts... Spéculer, moi?... Non, jamais de la vie!... Et puis, à quoi bon?... Je n'en ai pas besoin!
Le marquis était devenu songeur. Il éprouvait un élan de sympathie démocratique envers ce fougueux petit employé, trop pauvre pour que sa morgue de gentilhomme eût à en redouter des familiarités blessantes. Leur distance même les rapprochait; et soudain, d'une voix sentencieuse:
—Qui sait si vous n'avez pas tort! fit-il... Il y a en ce moment des fortunes à faire sur les mines... Et quand je vois des gredins ou des imbéciles qui s'enrichissent du jour au lendemain et qu'après je rencontre un honnête homme comme vous qui ne profite pas de l'aubaine, j'ai des tentations de lui crier: «Mais allez donc, marchez donc!... Ne laissez pas filer l'occasion!... Une occasion qui ne se produit que deux ou trois fois par siècle, ça vaut la peine, que diable!...»
—Vous croyez?... Vous croyez? répétait l'oncle Cyprien, d'un ton sceptique encore quoique déjà ébranlé.
—Et au fond, de quoi s'agit-il pour vous?—poursuivit le marquis, avec cette manie de charité sermonneuse où se complaît parfois envers autrui le joueur heureux.—Il ne s'agit pas en réalité de faire fortune!... Tout au plus, comme on dit à la caserne, d'améliorer votre ordinaire, de gagner les moyens de vous offrir un peu de luxe, un peu de bien-être... Ah! si j'étais vous... Mais c'en est assez... Je ne veux pas vous influencer... Le jour où cela vous dira, venez me voir, monsieur Raindal... J'habite 2, rue de Bourgogne, au coin de la place du Palais-Bourbon...
Ils rattrapaient le maître et l'abbé, qui s'étaient arrêtés à l'angle du pont de la Concorde. On procéda aux saluts d'adieu; puis, les deux frères restés seuls:
—Viens-tu dîner chez nous? interrogea M. Raindal.
L'oncle Cyprien, sans entendre, contemplait rêveusement les striures de velours pêche que le soleil couchant traçait au loin sur l'horizon décoloré.
—Je te demande si tu viens dîner? réitéra M. Raindal.
—Hein!... Plaît-il? fit en tressaillant l'oncle Cyprien. Si je viens dîner?... Non, merci... Schleifmann m'attend à la brasserie... Je ne peux pas le lâcher...
Et, comme la petite voiture verte de Panthéon-Courcelles gravissait au pas la chaussée, il serra vivement la main de son frère.
—A bientôt... A un de ces soirs!...
Il avait grimpé sur l'impériale, et au tournant du boulevard Saint-Germain, M. Raindal l'aperçut qui brandissait en signe d'amitié sa souple badine à pomme d'or.
—Hô! bonsoir, mon ami! fit Schleifmann, tandis que l'oncle Cyprien s'installait à la table voisine de la sienne... Vous avez vu votre jeune dame?
—Non, mon cher... Mais j'ai vu un de vos ennemis...
Il se mettait à narrer l'inexplicable fugue de Mme Chambannes, le retour avec le marquis, la causerie sur les mines d'or; et, son récit achevé:
—Eh bien, questionna-t-il... Qu'en dites-vous, mon cher Schleifmann?
—De quoi?...
—De cette histoire de mines, parbleu!...
Les petits yeux de Schleifmann scintillèrent d'un éclat farouche, et il passait la main dans sa tignasse crépue.
—J'en dis que c'est encore une sale affaire où les juifs de Bourse vont encore gagner beaucoup d'argent pour eux et créer beaucoup de haine contre ceux de leur race... Voilà ce que j'en dis, de vos mines!...
M. Raindal cadet réprimait un geste d'impatience:
—Sapristi, Schleifmann, tâchez donc de me comprendre... Je ne vous parle pas des juifs, je vous parle de moi... Oui ou non, estimez-vous que je doive me risquer?
Le visage du Galicien avait pris une expression de pitié:
—Vous, mon cher Raindal?... Vous n'y songez pas!... Vous, un goy, et qui plus est un honnête garçon, vous voudriez vous mêler de tripoter avec ces gros loups... Mais ils vous dévoreront, mon ami, ils vous croqueront comme une côtelette!...
—Bref! fit l'oncle Cyprien piqué, vous êtes opposé à ce projet!...
Schleifmann eut un haussement d'épaules goguenard:
—C'est-à-dire qu'il n'existe pas, votre projet, que c'est une folie pure... Agissez à votre guise... Seulement, diable, je vous en prie, ne me racontez jamais une syllabe de cette risible démence-là!...
L'oncle Cyprien se tut, la gorge barrée de mécontentement. Il en voulait au Galicien autant de son ton dédaigneux que de sa ténacité à éteindre les chatoyants espoirs de richesse qu'avait fait luire le marquis. Pour la première fois depuis huit ans, ses convictions antisémites sévissaient contre Schleifmann; et dans l'entêtement de son vieux camarade il retrouvait bien moins une marque d'amitié qu'un trait de cet orgueil juif, dont ses plus chers auteurs citaient de monstrueux exemples!... L'oncle Cyprien, taciturne, se les remémorait un à un. L'entretien, dans ces conditions, ne tarda pas à languir; et les deux amis se quittèrent froidement une heure plus tôt que de coutume.
Le lendemain, M. Raindal cadet ne résista pas au désir qui le taquinait de connaître les cours de la Bourse. Il acheta un journal du soir et se réfugia dans le Luxembourg pour y lire en tranquillité la cote. Mais, faute d'habitude, il s'embrouillait parmi les lignes transversales, les colonnes perpendiculaires, les clôtures du jour et les clôtures précédentes. Ce ne fut qu'au bout de dix minutes d'efforts qu'il découvrit l'endroit où se marquait la hausse. Elle était sur les mines d'or partout considérable et presque universelle, se chiffrant par des quinze, des vingt, des trente, des cinquante francs de différence.
Elle continua aussi rapide le surlendemain et le jour suivant. L'oncle Cyprien mentalement établissait le calcul des sommes que, sans ce mulet de Schleifmann, il aurait déjà empochées; et les dîners à la brasserie se ressentaient chaque soir davantage de ces additions rancunières.
Enfin le cinquième jour, M. Raindal cadet n'y tint plus. A midi et demi, il rentrait s'habiller, et, une demi-heure après, un fiacre le déposait rue de Bourgogne, devant la porte de M. de Meuze.
Le marquis, en vareuse beige et la pipe à la bouche, était encore à table quand on introduisit l'oncle Cyprien.
—Bonjour, mon cher monsieur Raindal! s'écria-t-il en reculant sa chaise... Enchanté de vous voir... Je vous reçois sans façons... Vous allez prendre le café avec moi, hé?
Et tendant à son hôte une boîte de havanes ventrus:
—Un cigare?
—Volontiers! fit l'ex-employé.
Il y eut un silence. M. Raindal cadet amorçait gravement son cigare, dont il n'avait pas osé rompre la bague en papier rouge et or. Il se sentait au surplus ému par le majestueux aspect de la salle à manger. Les plafonds en étaient surélevés comme dans une galerie de musée, les fenêtres immenses. Sur tous les murs, de vieilles tapisseries étendaient leurs peintures mourantes que rehaussaient, par intervalles, d'antiques appliques en cuivre ciselé. Et M. de Meuze lui-même, malgré son veston beige et sa grosse pipe d'écume, participait de cette atmosphère d'élégance grandiose qu'épandaient dans la pièce les objets d'alentour.
—Eh bien, monsieur Raindal! fit-il en poussant une bouffée... Quoi de neuf?
—Peuh! monsieur le marquis! répliquait l'oncle Cyprien embarrassé... Pas grand'chose!...
M. de Meuze le fixa de son perçant petit œil vert.
—Je parierais que vous venez me parler affaires...
L'oncle Cyprien eut une moue qui ne niait point.
—Ha! ha! s'écria victorieusement le marquis... Qu'est-ce que je vous disais?... Je sens ça tout de suite, moi... Je n'ai qu'un œil, mais qui voit pour deux...
Il lissait d'une coquette caresse les panaches blancs de ses favoris et, s'avançant vers la fenêtre, il souleva le rideau.
—Tenez! avouez que pour un entresol, j'ai une jolie vue... En plein sur la maison de nos maîtres...
Par les carreaux à treillages blancs, on apercevait la place du Palais-Bourbon, et, devant la porte séculaire, un petit lignard qui, l'arme au pied, rêvait auprès de sa guérite.
—Ah! c'est là que logent nos princes du chèque! fit l'oncle Cyprien d'une voix sarcastique.
—Oui, monsieur Raindal, c'est là, la porte en face!... Une fenêtre qui vaudra cher au premier jour d'émeute... Mais nous bavardons... je vous oublie... De quoi est-il question?... Vous venez pour les mines, n'est-ce pas?...
L'oncle Cyprien en convint. Sous le sceau du secret,—car il désirait que personne, pas même son frère, ne fût informé de la tentative,—et après mûre méditation...
—Parfait! interrompit le marquis. Je m'en doutais... Donnez-vous la peine de passer par ici... Nous serons plus à l'aise pour causer...
Et, une fois dans l'autre pièce—un vaste cabinet meublé à l'orientale, avec des panoplies de cimeterres et de carabines nacrées:
—Donc, vous voulez entrer dans la danse?... fit le marquis. Rien de plus simple... J'écris à M. Pums immédiatement, et sauf contre-avis, vous irez le voir demain, vers trois heures, à la Banque de Galicie, 72, rue Vivienne... Cela vous va?...
Il s'attablait à son large bureau et tout en écrivant:
—Seulement, pas de bêtises! De la prudence!... Le moment est excellent... Mais il faut prévoir la débâcle, l'inévitable, la fâcheuse débâcle qui se produit toujours sur les fonds de spéculation... Oh! nous n'en sommes pas encore là... Pourtant, ayez l'œil... Ne vous emballez pas!... Embêtez Pums plutôt dix fois qu'une, avant de lâcher un ordre... Et à la moindre baisse, vendez au galop, vendez comme un sourd! Vous m'entendez?...
L'oncle Cyprien se confondit en promesses et en remerciements.
Puis dehors, il s'achemina d'un pas alerte vers les Champs-Elysées. Une radieuse gaieté de printemps frémissait dans le ciel renouvelé. Les figures des femmes semblaient plus belles; et l'oncle Cyprien, au passage, leur dardait de galantes œillades.
Il s'assit sur une chaise, face aux voitures qui dévalaient parmi la splendeur de l'avenue. Une joie d'espérance dilatait tout son être. Quelle douceur c'eût été de s'en ouvrir à quelqu'un! Quel dommage que ce Schleifmann fût un caractère aussi intraitable! Et de nouveau M. Raindal cadet se laissa emporter contre lui aux réflexions les plus amères...
Le lendemain, à la banque de Galicie, sitôt sa carte remise, il fut reçu, sans attente.
M. Pums, dès les premiers mots, protesta de sa sympathie. Le titre d'ami de M. de Meuze et de frère de M. Raindal était à ses yeux une double et trop puissante recommandation pour qu'il ne se sentît pas tout disposé...
—A propos, monsieur, s'écria l'oncle Cyprien, je vous serais obligé de ne pas parler à mon frère de ma visite... Il pourrait peut-être s'en alarmer, s'imaginer que je suis pris par la passion du jeu et autres balivernes... Je préfère donc...
—Inutile d'insister, monsieur, déclara Pums... La discrétion est de règle en affaires... De plus, il suffit que vous m'en priiez...
Il expliqua à l'oncle Cyprien le mécanisme de l'agio. Il l'aboucherait avec un agent de change, M. Talloire, l'agent de la banque, du marquis, d'une foule d'autres personnes ou établissements respectables. M. Talloire ouvrirait un compte à M. Raindal cadet et il ne resterait plus qu'à indiquer les ordres.
—Ouais! ouais! ripostait l'oncle Cyprien, en clignant les paupières... Et il faudra que j'aille chez ce M. Talloire moi-même?... C'est bien désagréable!...
M. Pums esquissa un cordial sourire:
—Oh! ce n'est pas indispensable... Nous pouvons, si vous le souhaitez, nous charger de transmettre vos ordres à M. Talloire par le moyen que voici...
Tandis qu'il analysait le procédé, l'ex-employé se livrait à un colloque intime. Ce petit M. Pums lui plaisait. Impossible vraiment de rencontrer un homme plus courtois, plus serviable et, quant à cet air juif que d'abord il lui supposait, force devenait bien à l'oncle Cyprien de reconnaître que Pums s'en trouvait dénué. Avec ses gros yeux chocolat, ses joues jaunâtres, sa moustache noire, il avait aussi bien la tête d'un créole, d'un Andalous, d'un Turc ou d'un Kirghiz cossu. Et il n'était pas jusqu'à l'imperceptible accent qui ne parût à l'oncle tout différent de ce qu'il attendait d'un «Prussien» naturalisé.
—Je vous remercie! fit-il quand l'autre eut terminé... Maintenant, un détail!... Combien faut-il que je mette? Cinq mille francs, est-ce assez?...
—Mais ce que vous voudrez, monsieur... Vingt mille francs ou dix sous à votre volonté... Vous concevez bien que je vous traite en ami et non pas en client... Je ne déplore qu'une chose, c'est que vous ne soyez pas venu quinze jours plus tôt... Avec cinq mille francs que je vous aurais placés, c'était, il y a huit jours, à la liquidation du 15, trois mille francs de bénéfice net qui tombaient dans votre poche...
—Trois mille francs! répétait mélancoliquement l'oncle Cyprien... Enfin, il est trop tard!... N'y songeons plus!... Et puisque cinq mille francs vous semblent suffisants, ayez la bonté de m'acheter pour cinq mille francs de mines...
—Desquelles, monsieur? fit Pums avec gravité... Il y en a des centaines!...
—Je ne sais pas! murmurait l'oncle Cyprien... Dame, conseillez-moi!... Faites pour moi comme pour le marquis!...
Pums désigna une série de valeurs minières que soutenaient en Bourse la Banque de Galicie et ses affiliés. L'oncle Cyprien, troublé par cette nomenclature, se décida d'après la joliesse ou l'étrangeté des noms. Il choisit l'Etoile rose de l'Afrique du Sud, la Fontaine du Diamant rouge, la Source des Escarboucles, la Pummigan and Kraft, la Deemerhuis and Haarblinck, dont Pums, complaisamment, lui traduisait les titres.
Puis il se leva en s'excusant d'avoir tellement abusé d'un temps aussi précieux. Le banquier se récria qu'il était trop heureux, et il reconduisit son visiteur jusque sur le palier. Il comptait bien d'ailleurs le revoir dans une huitaine, au moment de la liquidation, car ils auraient à recauser.
«Quel charmant homme!» pensa l'oncle Cyprien quand la porte se fut refermée.
Il passa les huit jours qui suivirent dans une fièvre de béate anxiété. La hausse grandissait. Mais il craignait de s'être mépris, d'exagérer le bénéfice, qui, selon ses calculs, se montait déjà à près de deux mille francs. Et cela gâtait, chaque soir, son bonheur.
Il eut donc un sursaut d'émoi, quand, le 29 au matin, comme il partait pour la brasserie, la concierge lui remit une enveloppe jaune, avec l'en-tête de la maison Talloire.
Que contenait-elle, cette grande lettre? Et s'il avait mal calculé? Si, au lieu des gains attendus, c'était une perte qu'elle annonçait?
Il revint sur ses pas, et, à l'abri de la porte cochère, il décacheta l'enveloppe. Elle renfermait une feuille de papier zébrée de colonnes, de chiffres, de mots abrégés, dont le tremblement de sa main augmentait encore le chaos. Deux termes de commerce y émergeaient du reste: à gauche, Doit, à droite, Avoir. Et au-dessus on lisait: M. Cyprien Raindal. Son compte en liquidation du 30 avril chez M. Talloire, agent de change, 96, rue de Choiseul.
—Hum! Du sang-froid! Est-ce que je gagne ou est-ce que je perds? murmura l'oncle pendant que son regard voletait à travers la feuille.
Enfin il remarqua dans un coin du papier un petit amas de chiffres, avec au total cette mention: Créditeur: 2700 francs.
—Deux mille sept cents francs! proféra-t-il, le cœur cognant contre ses côtes... Deux mille sept cents francs de bénéfice!... Il y a sûrement erreur... Et pourtant je ne me trompe pas: qui reçoit, doit; qui doit, reçoit... Je suis créditeur... Je gagne!...
Mais, en dépit de cette certitude, un doute grouillait dans sa poitrine. Il eût voulu sur-le-champ s'en délivrer, savoir, et la peur d'importuner l'agent était seule à le retenir de s'élancer rue de Choiseul. Le conseil du marquis surgit à point dans sa détresse: «Embêtez Pums plutôt dix fois qu'une!» La solution s'imposait, d'autant que Pums lui-même s'y était par avance offert. L'oncle Cyprien sauta dans un fiacre.
Tout le long du trajet, afin de raffermir sa foi, il se redisait en cadence:
—Qui reçoit doit!... Qui doit reçoit!...
Cet axiome, néanmoins, ne le rassurait qu'à demi; et il fallut l'accueil jovial de Pums pour lui rendre la sérénité.
—Eh bien! criait le banquier à la vue de son protégé... Nous n'avons pas à nous plaindre, il me semble... Si mes calculs sont justes, vous gagnez dans les quinze cents francs, monsieur Raindal!
L'oncle Cyprien, silencieusement, allongea son papier:
—Voici.
—Fichtre! s'écria Pums en consultant la feuille... Deux mille sept cents francs de bénéfice!... Vous marchez bien, pour un commençant!... Bravo!... Mes compliments... Et il va de soi que vous gardez votre position?...
—S'il vous plaît? fit M. Raindal cadet, avec une moue inquiète.
—J'entends que vous laissez votre bénéfice sur les mêmes valeurs?
L'oncle Cyprien se recueillit, puis du ton le plus docile:
—Est-ce que je ne pourrais pas en retirer un peu?
—Oh! ce que vous voudrez! Cet argent est à vous... Vous en êtes le seigneur et maître... Ne vous gênez pas.. Dites votre chiffre!...
—Sept cents francs! fit résolument l'oncle Cyprien... Je retire sept cents francs, je laisse sept mille... Cela fait un compte rond, n'est-ce pas?
Et il ajouta d'une voix moins hardie:
—Puis-je toucher ici?...
—Heu! riposta Pums... Ce n'est guère régulier... Enfin, pour vous, pour un ami!... Là, signez-moi une procuration pour toucher chez Talloire... Je vais vous donner un bon que vous n'aurez qu'à présenter à notre caisse...
L'oncle Cyprien avait signé.
—Et vous me continuez votre confiance? demanda Pums qui s'était levé... Vous me chargez toujours de diriger vos ordres?...
—Comment donc! riposta M. Raindal cadet... Vous riez, monsieur Pums!... Ma confiance!... Vous devriez dire ma reconnaissance... ma vive gratitude!... Achetez-moi, je vous prie des mêmes, ou achetez-en d'autres, si c'est votre avis... Je suis convaincu que vous opérerez au mieux de mes intérêts... A bientôt, monsieur, et merci encore!...
Parvenu dans la rue, il bifurqua instinctivement du côté de la Bourse. Les sept billets de cent francs qu'on lui avait soldés bossuaient sa poche intérieure d'une dure petite protubérance qu'il palpait à chaque pas. Des idées de largesses l'exaltaient. Il stoppa un instant pour contempler le tumulte de la Bourse, cette mêlée vociférante qui tout à l'heure peut-être allait l'enrichir davantage. Et, pénétrant dans un bureau de tabac proche, il réclama des cigares à bague. On lui en apporta de plusieurs espèces. Il les flairait d'une narine experte ou les faisait craquer à son oreille en les pinçant par le milieu. Il se détermina pour une boîte à un franc la pièce et y joignit deux paquets de cigarettes américaines.
Mais en sortant, auprès du bureau, sur la place, il avisa la vitrine d'un marchand de pipes. Soutenues par d'invisibles supports, ou couchées dans de riches étuis, le tuyau brutalement droit ou se repliant en courbe serpentine, l'écume et la bruyère y mêlaient leurs tons blancs et bruns. Des ronds d'or ou d'argent cerclaient des porte-cigares en ambre, et dans leurs écrins de velours, ces objets avaient tous un air de fins joyaux destinés à des bouches princières. L'oncle Cyprien les considérait en hochant la tête. Puis soudain ses prunelles brillèrent d'une lueur de contentement. Hé! s'il achetait une de ces pipes, une belle grosse pipe en écume, comme celle du marquis, pour son vieux camarade Schleifmann, que malgré les disputes, il aimait bien pourtant! Et il entra dans la boutique.
Le choix fut si long, si minutieux, que l'horloge de la brasserie Klapproth marquait plus de midi trois quarts, lorsque M. Raindal cadet arriva.
—Un petit cadeau pour vous, mon cher Schleifmann! fit-il en s'asseyant à la gauche du Galicien... Un cadeau que je ruminais depuis longtemps... Prenez, oui, ouvrez, c'est pour vous!...
Schleifmann défaisait lentement le paquet.
—Une pipe! s'écria-t-il en maniant l'étui.
—Parfaitement, et une pipe de luxe!... Le fruit de mes économies de six mois sur les cigarettes, mon cher!...
La pipe représentait une sirène dont la double queue torse s'enroulait autour du tuyau jusqu'à l'ambre et dont la tête lascive et creuse servait de fourneau au tabac. Schleifmann ne cacha pas son admiration.
—Elle est merveilleuse... colossale, colossale! répétait-il d'un mot germanique qui, pour lui, exprimait le suprême de l'enthousiasme... Je vais la fumer tout de suite... Garçon, des allumettes!...
L'oncle Cyprien observait d'un œil glorieux et attendri les apprêts de l'inauguration.
—Exquise! déclara Schleifmann au bout de deux bouffées... Un enfant la fumerait... Vous êtes bien gentil, mon cher Cyprien!...
Il avait saisi l'écrin et il en examinait la doublure, un revêtement de peluche cramoisie avec l'adresse du fabricant frappée en lettres d'or. Puis, brusquement, tapant du poing sur la table:
—Raindal! s'écria-t-il... Regardez-moi donc un peu!
—Présent! fit l'ex-employé qui offrait de biais deux prunelles fugaces.
—Vous jouez à la Bourse, mon ami!
—Moi! fit d'un ton de révolte l'oncle Cyprien.
—Oui, vous! Cette adresse me révèle tout: place de la Bourse... Vous jouez sur les mines!... Prenez garde, Raindal!... C'est une aventure qui peut vous coûter beaucoup plus cher que vous n'imaginez!
Et il replaçait la pipe près de l'écrin avec un geste de renoncement.
—Vous m'ennuyez, Schleifmann! bougonna l'oncle Cyprien... Vous me chagrinez énormément... Comment! je m'éreinte à vous acheter une pipe, à vous la choisir comme pour moi!... Et voilà tout ce que je récolte: des paroles de mauvais augure!... Eh bien, oui, là, j'ai joué... J'ai même gagné... J'ai gagné sept cents francs... Seulement, ni-i-ni c'est fini. Aujourd'hui, j'ai tout arrêté... Êtes-vous content, vilain oiseau?...
—Fini! ricana le Galicien... Je n'en crois pas le premier mot, mon ami... Commencé, oui... Mais fini, après un pareil bénéfice!... Vous me tenez comme bêta, Raindal!
L'oncle Cyprien eut une grimace hautaine:
—Soit... Ne me croyez pas... Je ne puis pas vous obliger à me croire... Entendu!... Je joue encore... Je joue à en perdre haleine... Certainement... Et alors vous me laissez ma pipe pour compte?... On n'est pas plus gracieux!
Schleifmann, involontairement, jetait une œillade de regret vers la sirène dodue qui semblait dormir sur le flanc.
—Baste! je ne voudrais pas vous contrarier, mon cher Cyprien... Et, tout de même, j'ai honte d'accepter votre pipe... Je ne devrais pas... Ce n'est pas bien!...
—Pas tant de manières! fit affectueusement M. Raindal cadet... Reprenez-la vite... Puisque je vous jure que je ne joue plus!...
—Le Seigneur soit loué, si vous dites vrai! murmura Schleifmann en rallumant sa pipe.
La causerie redevint amicale. De temps à autre, Schleifmann, dans une bouffée, exhalait: «Délicieuse!... Colossale!...» L'oncle Cyprien, le jugeant conquis, proféra d'une voix négligente:
—Ah! au fait, pendant que j'y songe... Vous vous doutez qu'à cause de cette petite affaire, je dois une politesse au marquis de Meuze... Cela vous déplairait-il de déjeuner au restaurant avec lui?...
—Entre nous, je n'y tiens pas! grommela le Galicien après une pause.
—Pourquoi?... Oh! je devine... Les opinions du marquis!... S'il n'y a que ça pour vous déplaire!... D'abord, soyez tranquille... Je l'ai déjà prévenu que vous étiez un bon juif...
—N'employez donc pas cette expression, mon ami! fit Schleifmann d'un ton énervé... Ne vous ai-je pas appris qu'il n'y a pas de mauvais juifs?... A peine pourrait-on dire qu'il y a des juifs dégénérés...
—Et puis, poursuivait l'oncle Cyprien, de ce côté-là, il m'a paru joliment calmé, le marquis!... Si vous saviez tout le bien qu'il m'a conté de certains de vos coreligionnaires!...
—De deux choses l'une, fit sèchement Schleifmann, ou il se moquait de vous, ou c'est un mauvais catholique...
—Lui! Il adore les curés!...
—Il peut adorer les curés, riposta du même ton le Galicien... Mais, en bon catholique, il ne peut pas aimer les juifs... Religion catholique signifie religion universelle... Tant qu'il demeurera un hérétique sur la terre, la croisade reste ouverte... Tirez-vous de là si vous pouvez!... Et n'est-ce pas naturel?... Les religions ne vivent que par le fanatisme et ne périssent que par la tolérance.
—Ainsi, vous approuvez la Saint-Barthélemy, l'Inquisition, les Dragonnades? s'écriait l'oncle Cyprien froissé dans son arrière-fond bourgeois par la rudesse de ces aphorismes.
—Comme la Terreur! fit Schleifmann. Ou plutôt je ne les approuve pas... Je me les explique. Ce sont mesures politiques utiles à leur parti... On ne plante pas les croyances à sec, avec des raisonnements... Elles ne germent que dans le sang et ne fleurissent que sous la crainte...
—Et par conséquent, si la Révolution revenait, au besoin, vous me feriez tout bonnement couper la tête?...
—Est-ce qu'on sait!... répliqua Schleifmann avec un demi-sourire railleur... Si vous étiez devenu par trop riche!...
M. Raindal cadet, quoique peu égayé par cette plaisanterie, affecta de s'en amuser:
—Bien, bien, Schleifmann, en attendant de me couper ma tête, vous vous la payez, mon vieux... Je vous dis et je vous répète que le marquis n'est plus intolérant pour un sou!... Une fois, deux fois, trois fois, vous ne voulez pas déjeuner avec lui?
—Oui, je veux bien, riposta narquoisement le Galicien... Mais plus tard, dans un an... Soyons précis. Je vais vous fixer le jour: le lendemain du krach des mines... Ah! oui, ce jour-là, je serai bien aise de causer des juifs et de la tolérance avec votre ami le marquis!...
L'oncle Cyprien haussa les épaules:
—Il n'y a pas moyen d'être une minute sérieux avec vous... Bah! tant pis!... Vous refusez: on se passera de vous!...
Schleifmann, sans répliquer, s'occupait à rebourrer le crâne de sa sirène.
—Et votre frère? demanda-t-il subitement... Qu'est-ce qu'il pense de tout cela, votre frère?...
—Mon frère? Ne m'en parlez pas! Il est peut-être encore plus rasant que vous, mon cher... J'ignore ce qu'il a depuis quinze jours... Mais on me dirait que c'est le départ de sa Mme Rhâm-Bâhan qui le tracasse, que je n'en serais pas plus surpris que cela... Une humeur!... Une tête!... Inabordable, enfin...
Puis, confidentiellement:
—Et pas un mot, n'est-ce pas, de cette affaire de mines, si vous le rencontrez!... Ce serait des discours, des remontrances à n'en plus finir!
Schleifmann s'engageait au secret. L'oncle Cyprien dressa la main, dans une pantomime de dégoût:
—Mon frère! Ah! la! la! un crin, un véritable crin, en ce moment!
XIII
Par exception, cette fois, l'oncle Cyprien n'avait pas amplifié. Depuis le jour de leur déconvenue, rue de Prony, M. Raindal, en apercevant son frère, ne pouvait se défendre d'un sentiment de malaise hostile; et, soit que la vue de l'oncle Cyprien évoquât un fâcheux souvenir, soit que le maître appréhendât ses questions, il lui marquait à chaque visite une froideur plus acrimonieuse.
Puis le départ de Mme Chambannes avait porté à M. Raindal un coup dont son vieux cœur pantelait encore. Une semaine après, il recevait bien de Zozé quelques lignes où elle s'excusait de cette fuite discourtoise: elle avait eu «de petits ennuis qu'elle lui expliquerait sans doute de vive voix». Mais le vague même de cet ajournement impatientait autant le maître que si la jeune femme se fût abstenue de tout détail concernant sa fugue. De petits ennuis! Sûrement ils ne provenaient pas de Chambannes, toujours absent, loin de Paris. De qui alors et de quelle sorte? Des ennuis d'argent? Hypothèse peu vraisemblable. Des ennuis de famille? Non plus, puisque la seule parente de Mme Chambannes l'avait accompagnée aux Frettes. Des ennuis d'amour? M. Raindal repoussait avec véhémence cette dernière solution qui, au fond, excitait plus sa colère que son incrédulité. Et quand l'idée s'en dessinait à l'horizon de ses rêveries, il s'acharnait à l'effacer, à la détruire comme un cauchemar absurde.
Des chagrins d'amour, Mme Chambannes! L'amitié du maître se révoltait à cette sotte calomnie. Coquette, frivole, enfant, si l'on voulait; mais amoureuse, sa petite élève, fi donc! Ce n'était pas à lui qu'il fallait conter de semblables inventions, à lui qui la connaissait, qui l'étudiait, qui la jugeait depuis bientôt plus de quatre mois. L'unique jeune homme en situation de la courtiser, ce grand Gérald de Meuze, ne semblait guère, avec ses façons lasses et ses traits fatigués, le héros propre à captiver une nature aussi vivace, aussi primesautière. A peine un robuste officier, un jeune poète ardent, un musicien illustre, auraient-ils eu quelque faible chance, sinon de la séduire, du moins de la troubler. Et M. Raindal, non sans un secret soulagement, constatait auprès de Mme Chambannes l'absence de tels favorisés.
Pourtant, au faîte de ses inductions, un vertige de tristesse le faisait retomber soudain. Il se remémorait l'arrivée rue de Prony, la maison vide et l'outrage qu'il avait subi. Comme elle l'aimait peu, pour l'avoir ainsi oublié! Comme, dans ses affections, dans ses pensées, il devait figurer à un rang infime et précaire! Comme il s'était exagéré l'influence et l'attraction qu'il exerçait sur elle!
Par dignité il avait résolu de ne pas répondre à sa lettre, et chaque jour qui passait sans nouvelles ébranlait davantage ce fier vœu. Où était-elle? A quoi occupait-elle ses journées, ses soirées? Pourquoi ne l'appelait-elle pas là-bas?
Parfois, dans une brusque envolée d'orgueil, il se soulevait hors de ces soucis. Il jurait de ne plus condescendre à des enquêtes si mesquines, si ravalantes pour un esprit supérieur. Il atteignait aux abruptes régions où souffle la pure brise d'éternité. Mais il ne planait pas longtemps seul dans ces hauteurs pacifiées. Au bout d'un instant l'image légère de Zozé avait monté l'y rejoindre. Il soupirait en la revoyant. Un accès de lucidité lui dévoilait la forte attache qui le liait à sa petite élève. Il haussait les épaules, revisait ses griefs contre Mme Chambannes, essayait de la dédaigner. Vain effort. Il aurait voulu éprouver du mépris, de la rancune. Elle ne lui inspirait que du regret.
Au milieu de cette inquiétude, il ne trouvait de répit que dans le travail, dans le livre nouveau qu'il préparait.
—Un livre, déclarait-il à Thérèse qui pourrait bien avoir le succès du précédent... Je ne t'en dis pas plus maintenant... J'attends que ça ait mûri... Tu verras... ce n'est pas mal...
Et il se remettait à marcher dans son cabinet, les mains derrière le dos, la tête basse, comme pointant contre le troupeau fugitif des idées.
Le livre avait pour titre provisoire: les Oisifs dans l'Egypte ancienne, et serait moins un ouvrage d'érudition qu'une étude morale, appuyée de documents historiques.
M. Raindal se proposait d'y démontrer, par des exemples, que le grand moteur social est la recherche des plaisirs et particulièrement des plaisirs dits galants: vers la femme et à sa conquête s'achemine toute l'œuvre du labeur humain—les raffinements surtout et les arts lui sont redevables souvent de leur naissance et toujours de leur prospérité—c'est pour elle que se sertissent les gemmes, que se brodent les soies, que résonnent les mélodies... A méditer ces développements, M. Raindal plus d'une fois avait gagné la fièvre ou la migraine. Les faits, à son appel, bondissaient hors de leurs cellules, accouraient se ranger en bataille comme de dociles petits soldats. Et il y avait notamment un chapitre,—le chapitre VI,—sur l'Amour et la Galanterie dans l'Egypte ancienne d'après les légendes religieuses, les objets de toilette et les contes populaires, dont le maître possédait déjà la ligne et presque tous les paragraphes.
A de certains jours, cependant, il avait des scrupules sur le mérite de sa conception. Ne l'accuserait-on pas de poursuivre l'entreprise de scandale inaugurée par son dernier livre? Ne lui reprocherait-on pas de s'attarder exprès aux épisodes licencieux? Etait-il même doué de la compétence nécessaire pour approfondir les prestigieux problèmes du sentiment?
M. Raindal rejetait en bloc les deux premières questions, au nom de ce dédain que doit une âme élevée aux insinuations de l'envie.
La troisième lui paraissait plus délicate, plus sujette à des controverses. Il se plaisait à en causer au salon, avec Bœrzell qui, pas un dimanche, n'avait manqué de rendre, rue Notre-Dame-des-Champs, la visite permise.
—Sincèrement, monsieur Bœrzell, interrogeait-il, pensez-vous qu'il faille avoir été un libertin pour bien apprécier les finesses du sentiment?... Croyez-vous, en un mot, que pour parler convenablement de l'amour, il soit obligatoire d'en être un spécialiste, un professionnel, un pratiquant?...
—Heu! maître! répliquait avec réserve Bœrzell... La question est complexe... J'avoue que je n'y ai point encore réfléchi...
—Et ne croyez-vous pas, continuait M. Raindal, qu'il existe une multitude de sentiments que l'on apprécie d'autant mieux qu'on ne les a pas éprouvés soi-même?...
—Incontestablement! ripostait Bœrzell.
—Remarquez qu'en ce cas, on garde une fraîcheur d'impressions, une netteté de vues qui sont du plus haut prix pour l'analyse scientifique... On n'est dès lors aveuglé ni par la vanité, ni par l'intervention des souvenirs personnels... L'esprit conserve intacts son impartialité, sa pénétration, le calme indispensable aux observations régulières...
—Assurément, maître!... répondait Bœrzell. Toutefois ne craignez-vous pas que de cette procédure il ne résulte dans les écrits quelque peu de froideur?
—Du tout, cher monsieur! protestait M. Raindal. L'essentiel est d'aimer l'idée du sujet qu'on traite, d'aimer l'amour si c'est d'amour qu'on parle... La chaleur de la sympathie réchauffe tout... Les œuvres sont comme nos enfants. Il n'y a de froides, de mal venues que celles qu'en les faisant nous n'avons pas aimées...
Et il regagnait lentement le cabinet de travail, tandis que Bœrzell souriait à Thérèse. Car, dans leurs fréquentes causeries, le jeune savant avait obtenu des semblants de confidences qui ne lui laissaient guère de doutes sur les écarts mondains du maître.
Le quatrième dimanche, M. Raindal ne parut pas au salon. Il était sorti censément pour faire visite au directeur du Collège, mais en réalité pour aller s'assurer si sa petite élève n'avait point, sans le prévenir, réintégré peut-être l'hôtel. La vue des volets clos lui ôta ses espoirs. Il sonna pourtant, recarillonna. Personne ne répondit. Et l'on avait atteint aux premiers jours de mai! Elle était partie depuis quatre semaines! Quand reviendrait-elle donc?
Il s'en alla à pied par les rues à demi solitaires. Tout y était pour lui ressouvenir pénible. Que de fois il avait accompli ce trajet, l'âme et les yeux encore lénifiés par la gentillesse de Mme Chambannes! Quel changement à présent! Quel abandon! Et, le long de la route, comme pour se détourner de ces pensées chagrines, ou y opposer des lèvres un démenti physique, il souriait aux petites filles, aux petits garçons endimanchés que traînaient leurs parents d'une main indolente.
Bœrzell, quand le maître rentra, n'avait pas pris congé. Il était dans le salon à babiller avec Thérèse. Mme Raindal, auprès d'eux, lisait un ouvrage de piété. Le maître s'évertua à montrer une humeur joyeuse. La récente mésaventure d'un de ses collègues, que des faussaires avaient abusé, lui servit de prétexte à plaisanter les érudits. Que vaut au fond la science brute, si l'esprit ne l'anime point? Que serait, entre autres, son prochain ouvrage, à lui M. Raindal, s'il ne s'étayait pas de considérations générales et humaines? Bœrzell l'approuvait complètement; et, d'une ingénieuse digression, il ramena peu à peu la causerie sur le rôle social de l'amour. Le maître mordit à l'appât avec fougue. Ses nerfs se détendaient voluptueusement dans cet agréable assaut de dialectique contre un adversaire si subtil. La nuit tomba qu'il n'avait pas cessé de discourir.
—Vous dînez avec nous, n'est-ce pas, M. Bœrzell? fit-il, comme Brigitte allumait les lampes.
Et il ne le lâcha qu'à onze heures, étourdi par la lutte, et balbutiant de lassitude. Mais, sitôt seul devant sa fille, la mélancolie l'avait ressaisi. Il se sauva vers son lit, sans presque souhaiter le bonsoir, comme vers une distraction, vers un refuge d'oubli.
Le lendemain matin il se leva tard, à huit heures et demie. Le courrier ne lui avait rien apporté de Mme Chambannes; et, la tête dans l'eau, il s'ébrouait maussadement lorsque Brigitte entra.
—Une dépêche pour monsieur...
—Mon pince-nez!... Donnez-moi mon pince-nez, vous dis-je!
Il éprouva une commotion, en déchiffrant sur le papier bleu, l'écriture de Mme Chambannes. Il ouvrait le télégramme et lut: