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Les Deux Rives: Roman

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Dimanche soir.

«Mon cher maître,

«Me voici enfin de retour. J'ai hâte de vous revoir. Si nous profitions de ce que les fournisseurs et les amis me laissent encore la paix pour faire demain matin notre fameuse visite au Louvre? Alors, sauf contre-ordre, à demain matin, neuf heures et demie, rendez-vous place du Carrousel, devant le pavillon de Sully. Comme ce sera charmant de nous revoir!

«Votre petite élève,

«Z. Chambannes

D'instinct, M. Raindal avait consulté la pendule qui marquait neuf heures, et se précipitant vers la porte:

—Brigitte! clama-t-il dans le couloir... Brigitte! Ma redingote... la neuve... Mes bottines vernies... Mon chapeau... Vite, ma fille...

—Qu'y a-t-il, père? fit Thérèse qui survenait à ce tapage.

M. Raindal déplora d'avoir crié si fort. Il se trouvait acculé à dire la vérité.

—Peuh! c'est Mme Chambannes! répliqua-t-il en se grattant le dessous de la barbe... Elle me donne rendez-vous à neuf heures et demie pour la mener au Louvre... Je n'ai pas à flâner, tu vois...

Et, sur un sourire de la jeune fille:

—Pourquoi ris-tu?

—Je ne ris pas! riposta Thérèse qui avait recouvré son sérieux.

M. Raindal s'énervait:

—Si, tu ris! Il n'y a pas à nier... Va, parle... Pourquoi riais-tu?

—Tu veux absolument le savoir, père?... Eh bien! c'est parce qu'aujourd'hui, lundi, le musée est fermé...

—Je n'y songeais plus... C'est ma foi vrai!... Je ne puis cependant pas la laisser poser...

Et brusquement, devinant qu'on le soupçonnait de mensonge:

—Du reste, regarde! fit-il en tendant le télégramme... Le jour et l'heure y sont... Demain matin, neuf heures et demie.

Thérèse, hautainement, écartait le papier:

—Oh! inutile, père!...

—Si! si! j'exige que tu regardes...

Elle jeta sur la feuille un coup d'œil sommaire, et, la rendant à M. Raindal:

—Tu as raison!... Dépêche-toi!...

—Bon! bon!... Je te remercie toujours! fit-il d'un ton bourru.

Il ne reprit ses sens qu'en parvenant au Pavillon de Sully. La demie sonnait à la grande horloge qui surplombe les pilastres rosés de la porte. M. Raindal poussa un murmure rassuré. Déjà, d'être arrivé à temps, il en oubliait sa colère contre Thérèse.

Devant lui la vaste place s'étendait ombreuse et déserte dans le noble encadrement de ses palais illustres. Au loin la trouée des Tuileries semblait une région de lumière sans bornes, dont la réfraction blanche pâlissait jusqu'au ciel. Des rafales tièdes s'en échappaient qui courbèrent un instant les verdures des deux jardinets proches. Le maître respira fortement. Au printemps, il aimait cet arome lacté et savoureux que charrie l'air des matinées. Puis son âme s'harmonisait peu à peu avec la quiétude auguste du décor.

Il se mit à marcher devant le péristyle, la tête baissée vers ses gants de Suède clair qu'il achevait de boutonner. Quand, au bruit d'une voiture, il relevait les yeux, à l'une des hautes fenêtres du pavillon Colbert, il distinguait deux scribes du ministère des finances qui l'épiaient en souriant. Cette surveillance ne l'offusquait point. Il se figurait l'ébahissement admiratif des jeunes gens lorsque Mme Chambannes paraîtrait. Eh! oui, c'était une dame qu'il attendait! Et quelle dame! De leur vie, probablement, ces messieurs n'en avaient jamais aperçu de si élégante ni de si spéciale!

Mais par l'avenue de gauche, un fiacre découvert s'acheminait dans la direction du Pavillon de Sully. Le maître s'élança juste pour aider Mme Chambannes à descendre. Elle était en costume bleu sombre avec une blouse dont la soie changeante miroitait dans l'entre-bâillement de sa courte jaquette, et elle appuya à la main de M. Raindal sa main gantée de blanc, en exhalant un petit rire candide de bonjour ou de merci.

—Eh bien! cher maître, dit-elle, quand elle eut payé le cocher, vous ne m'en voulez pas trop? Vous n'êtes pas trop fâché contre votre méchante élève?...

M. Raindal cligna des paupières sous le tendre regard dont elle le pénétrait. Il avait perdu l'habitude.

—Mais non! chère madame! bredouillait-il... Je suis, avant tout, charmé de vous revoir... M. Chambannes se porte bien?...

—A merveille... Revenu d'hier... A propos, il m'a prié de vous inviter à l'Opéra ce soir... On donne Samson et Dalila et la Korrigane. Nous avons une seconde loge... Vous viendrez, n'est-ce pas?...

—Peuh! madame...

—Si, si, vous viendrez... Je le veux!...

Elle inspectait les alentours d'un coup d'œil scrutateur; et, avisant le cartouche à lettres dorées qui surmontait le péristyle:

—C'est là, n'est-ce pas?

—Hélas! impossible aujourd'hui, chère madame!...

Aux explications du maître, Zozé eut une moue bougonne:

—Pour une fois que je suis libre, comme c'est contrariant!... Alors où irons-nous?...

—Je ne sais pas, madame!... Où vous voudrez!

Il considérait distraitement les petits squares circulaires dont les feuilles bruissaient sous un courant de brise. L'intérieur ne s'en voyait pas; et, dans l'emmêlement de leurs branchages serrés contre la grille, l'accès même en paraissait clos. On eût dit deux galantes charmilles de théâtre, posées là, par mégarde, ou provisoirement. Le maître songea: «Mais ce serait parfait!» et tout haut, désignant d'un geste le jardinet le plus voisin:

—Si nous entrions ici pour causer un instant, avant de nous séparer?

—C'est une idée!... fit Mme Chambannes... Ils sont délicieux, ces amours de squares...

Le jardin se composait, au dedans, d'une minuscule pelouse qu'entouraient quatre bancs verts, ouvragés à l'antique. Ils s'assirent sur l'un d'eux, en face du pavillon Denon. Au fronton s'alignaient, à intervalles égaux, une rangée de statues, isolées et pareilles sous leur égalitaire costume de marbre. Seuls ces regards sans vie plongeaient dans le petit square.

—Il n'y a pas foule! remarqua Mme Chambannes.

Puis, visant de son ombrelle les statues du fronton:

—Dire que vous serez un jour comme cela, cher maître!

—Rien n'est moins certain, madame, fit modestement M. Raindal.

—Et moi, où serai-je à cette époque? poursuivit Zozé d'une voix grave.

—Oh! les vilaines pensées!... Est-ce votre séjour aux Frettes qui vous a rendue si morose?

Non, à parler franchement, Zozé s'y était au fond divertie. Les promenades, la nature, la solitude l'avaient ragaillardie, remise de Paris! Car quelle est la femme, en vérité, qu'à un moment donné, Paris ne dégoûte pas? Quelle est la femme qui ne finit pas par en être excédée, des visites, des potins, des théâtres, des couturières, de tout le surmenage mondain?... La campagne avec un ou deux bons amis, comme M. Raindal, par exemple, le repos, une cure de grand air, tel semblait présentement à Mme Chambannes «l'idéal», «le rêve». Et si elle était revenue...

—Mais pardon, interrompit le maître... Pourquoi êtes-vous partie?... Je suis peut-être indiscret en vous rappelant votre promesse...

—Non, pas du tout...

Elle fouillait âprement le sol du bout de son ombrelle, les deux coudes aux genoux, en une pose de méditation.

—Je suis partie parce que j'ai eu des ennuis... Une amie en qui j'avais confiance et qui m'a indignement trompée...

—Ah!... Je vous plains bien! fit-il.

Elle levait les yeux au ciel dans une extase mélancolique. Des langueurs humides glissèrent entre ses cils. La tristesse la transfigurait. Avec son petit col-carcan, si moderne, si masculin, ses traits prenaient dans l'affliction un reflet de sainteté perverse.

—Ainsi vous avez eu beaucoup de peine? fit derechef M. Raindal qui ne la quittait pas du regard.

—Oh! oui, beaucoup!...

—Ma pauvre amie! murmura le maître dont la voix s'altérait... Vous me permettez de vous appeler de ce nom?

Mme Chambannes hochait la tête.

—Je ne vous en demanderai pas plus au sujet de votre départ! continua-t-il... Sans le vouloir, je vous ai fait mal... Et je serais inexcusable d'insister... Mais à l'avenir, si jamais vous êtes malheureuse, je vous en prie, traitez-moi en ami, confiez-vous à moi... Sans me donner de détails, dites-moi que vous souffrez, et je m'emploierai de tout mon cœur à vous soulager, à vous distraire... J'ai pour vous tant d'affection!...

—Merci! fit-elle un peu surprise du ton pressant dont il parlait... Je vous remercie... Comme vous êtes bon, cher maître!

Elle s'était à demi retournée vers lui et le fixait, en souriant, d'un de ses plus fervents regards. Des profondeurs béantes s'ouvraient dans ses prunelles. Tout son visage frémissait de malice coquette. M. Raindal crut sentir une flamme qui lui perçait les tempes. Le délire l'emportait. Il saisit avec une craintive brusquerie la main de Mme Chambannes; et, dans un frénétique baiser, ses lèvres y écrasèrent l'aveu d'amour qu'elles n'avaient osé prononcer.

—Oh! prenez garde! fit Mme Chambannes en se reculant.

—A quoi donc? riposta gauchement le maître.

Une sueur d'angoisse lui humectait le front. Il essaya de ricaner par contenance. Il s'arrêta, perplexe. La physionomie de la jeune femme le déconcertait. Elle avait une expression sévère, mais sans rigueur, où, plutôt que la rancune, dominait l'alarme décente. Ses yeux demeuraient sombres malgré le palpitement narquois qui plissait l'angle de leurs paupières. Qu'allait-elle faire? S'indigner, pardonner ou sourire?

Elle se leva, et, d'une voix paisible où tremblait à peine un écho d'ironie:

—Cher maître, au revoir. Il faut que je rentre... Me conduisez-vous jusqu'à un fiacre?...

M. Raindal lui serrait la main d'une imperceptible pression.

—Volontiers, chère madame! fit-il tandis que ses regards s'évadaient vers les statues de la colonnade.

Elle passa la première par l'étroite porte de la grille. M. Raindal la suivait en tirant machinalement sur le poignet de ses gants de Suède.

Lorsqu'elle fut en voiture, et que les roues déjà s'ébranlaient, il recouvra l'audace de la contempler. Elle avait de nouveau sa figure coutumière, ses yeux tendres et hardis.

—A ce soir, au fait! cria-t-elle... N'oubliez pas, cher maître, loge 40...

Le guichet du Carrousel franchi, elle ne put garder son sérieux. Elle souriait d'un sourire si franc, si intense, qu'un gavroche à pied la singea, s'écriant:

—Bon Dieu, que c'est drôle!...

Certes oui, c'était drôle. Le père Raindal amoureux! Qui s'en fût douté? Et ce baiser qu'il lui avait appliqué, ce baiser en coup de massue, tellement brutal et timide à la fois! Le pauvre homme!... Quel dommage qu'on fût brouillé avec l'ignoble Germaine! Comme on se serait amusées ensemble de cette petite histoire!

Au souvenir de l'amie perfide, Mme Chambannes s'était rembrunie. Elle ne retrouva sa bonne humeur qu'après déjeuner, quand elle eut narré l'entrevue à sa tante Panhias.

—Fais attention, mon enfant! recommanda la grosse dame... A cet âge-là, c'est quelquefois très dangereux!...

—Pour qui? interrogea Zozé.

—Pas pour toi, naturellement!

Mme Chambannes fit tournoyer dans l'air une bouffée de sa cigarette:

—N'aie pas peur... Je serai prudente... Et qui sait? je me suis peut-être trompée!...

—Peut-être! répéta d'un ton sceptique la tante Panhias.

Zozé ne répliqua pas. Elle revoyait le jardin du Louvre, les mines ardentes et timorées de M. Raindal. Oh! si Gérald avait été là, caché derrière, dans un massif! Cette idée de quasi représailles la ravissait. Elle fuma encore deux cigarettes à s'en imaginer successivement les scènes burlesques ou pathétiques.


Le soir, à l'Opéra, c'était une de ces salles de printemps où renaît dans un resplendissement de lumière, de pierreries et de chairs offertes, tout cet éclat public de luxes et de beautés, de richesse et d'aristocratie qui a semblé s'éteindre, se dissiper avec les derniers poudroiements du jour.

Dès que Zozé parut, plusieurs jumelles des clubs et des premières loges se braquèrent de son côté.

Car elle avait avancé en grade, la petite Mouzarkhi! A présent, on lui tenait compte de ses deux années de liaison. Cela lui créait, sinon un lien de parenté avec cette élite mondaine d'alentour, du moins comme un fait de guerre à son actif, une campagne heureuse qui diminuait les distances. Elle n'était plus la petite exotique inconnue dont on s'enquérait sur un ton de semi-mépris. Elle était presque une des leurs: la petite Chambannes, celle qui durant deux ans avait capté, «chambré» le jeune Meuze; et, sous le masque des lorgnettes, les lèvres esquissaient vers elle des sourires de bon vouloir.

Puis la présence du vieux monsieur assis auprès de Zozé, au premier rang de la loge, intriguait les curiosités. On dut attendre l'entr'acte pour être renseigné.

Cependant, au fond du théâtre, apparaissait la théorie des jeunes Philistines. Dalila marchait à leur tête, sa noire chevelure surchargée de fleurs et de joyaux versicolores. Elles chantaient, la voix pâmante, une sensuelle mélopée:

Beau-té, don du ciel, prin-temps de nos jours,

Doux char-me des yeux, es-poir des amours,

Pé-nè-tre les cœurs, ver-se dans les â-mes,

Tes dou-ces flam-mes!

Aimons, mes sœurs, ai-aimons tou-jours!

M. Raindal se raidit contre un piquant frisson qui lui courait des reins à l'occiput. Instinctivement, il considéra la salle. Le silence s'y faisait plus grave et plus vibrant. Une marée de volupté montait de l'orchestre aux loges avec les langueurs de la musique. Les prunelles de quelques femmes étincelaient de lueurs sauvages. Des seins haletaient. Les lourds obusiers des jumelles tiraient à pleins regards. Tous et toutes presque, après cette longue journée d'hypocrisie, s'avouaient enfin amants sous l'entraînant cynisme de la mélopée.

Le maître s'absorba dans des comparaisons. Il se rappelait d'autres soirées passées à l'Opéra, avec Thérèse et Mme Raindal, dans des loges données par le ministère, en été, ou à l'occasion des séances des Sociétés savantes. Quelle transformation—pour ne pas dire quel progrès—s'était depuis opérée dans son esprit! Que de phénomènes sociaux lui restaient à cette époque inaccessibles, indifférents et comme nuls! Il s'expliquait par là ses bâillements de jadis, l'ennui et l'espèce de gêne qu'il ressentait à ces spectacles. Tant de notions lui manquaient pour en goûter les agréments! Au lieu qu'aujourd'hui...

Il reporta ses regards vers la salle. Toutes les places en étaient garnies. Le ballet des prêtresses de Dagon allait commencer et une gaieté libertine relâchait maintenant les visages, d'accord avec la grâce enjouée des danseuses.

M. Raindal, à part lui, nota ce changement. Combien de nuances dans la dépravation aristocratique de l'assemblée! Combien de degrés ténus entre la gravité de l'instant d'auparavant et la jovialité d'après!

Puis, tout en battant la mesure du preste rythme oriental qui réglait les passes des ballerines, il examinait de temps à autre Mme Chambannes, sa chère amie, comme il n'osait pas encore ouvertement l'appeler.

L'effleurement d'un sourire indécis ondulait à travers sa fine petite figure qu'immobilisait la rêverie. Parfois elle saisissait sa jumelle, visait une loge, un rang de fauteuils, et, l'inspection achevée, elle décochait à M. Raindal comme un regard de compensation. Lorsque le rideau s'abaissa, elle se réfugia avec le maître dans le salon exigu qui formait, en arrière, une sorte de boudoir rutilant. Chambannes se tenait debout devant eux. Il ne prêta que peu d'attention aux propos de M. Raindal qui décrivait selon les plus récentes données de l'exégèse, les rites et les vicissitudes du culte de Dagon. Le rideau d'ailleurs se releva avant que le maître eût terminé.

Le décor représentait un jardin avec un banc vert au premier plan, et, à droite, la villa de délices où le crime devait s'accomplir.

Quand Dalila s'assit sur le banc enserré d'arbustes et que Samson, chancelant d'amour, s'y laissa tomber auprès d'elle, M. Raindal ne put se retenir de lancer du côté de Zozé un sournois coup d'œil allusion. Sans feindre de le remarquer, Mme Chambannes accentua complaisamment d'un sourire la rêverie de son profil. Le maître la remercia d'une petite toux amicale.

Eh! somme toute, le matin, avait-il été si coupable? De sang-froid même et à distance, il ne regrettait pas ce baiser de folie, cette caresse incorrecte, dont la franchise au moins méritait le respect. Et pourquoi s'ingénier à cacher plus longtemps des sentiments sincères? Pourquoi jouer l'indifférence, quand c'était le contraire que Mme Chambannes lui suggérait?... De l'amour? Non pas. Mais une certaine tendresse, une espèce d'affection, qui, pour n'être pas exclusivement paternelle, ne dépassait point cependant ce que l'âge autorise entre une toute jeune femme et un homme sur le retour. A quoi bon se dissimuler par des subterfuges intimes, par des mensonges illusoires, la vivacité de ce penchant? Les exemples n'en pullulaient-ils pas dans l'histoire? Sans parler de Ruth et Booz dont il semble que le roman ait eu une fin bourgeoise, ne citait-on pas une foule de maîtres qui s'étaient très purement épris de leurs disciples, hommes ou femmes, malgré la dissemblance des intellects ou des années? Ainsi, quoi de commun entre le cerveau d'un Socrate et le cerveau d'un Alcibiade?...

La suave cantilène que murmurait Dalila à Samson détourna fort à point le maître de ces scabreux rapprochements. La pièce se dramatisait. Au tomber du rideau les milices philistines cernaient silencieusement la maisonnette où sommeillait le héros trahi. M. Raindal, à mi-voix, récita les strophes inoubliables:

Une lutte éternelle, en tout temps, en tout lieu,

Se livre sur la terre, en présence de Dieu,

Entre la bonté d'Homme et la ruse de Femme...

Il continuait. Mme Chambannes déclara ces vers très jolis. Elle voulait connaître le nom de l'auteur.

—C'est de Vigny, madame! fit M. Raindal en la rejoignant dans l'arrière-salon de la loge.

Chambannes était sorti. Ils demeuraient en tête à tête. M. Raindal se demandait s'il ne conviendrait pas de réitérer le baiser du matin, ne fût-ce que pour signifier à Mme Chambannes la persistance de ses velléités nouvelles. Par un reste d'irrésolution, il préféra s'en tenir à la causerie littéraire.

Mais comme il se mettait à raconter les poignantes amours de Vigny et de Mme Dorval, brusquement la porte s'ouvrit. Sur le seuil de la loge, se dressait un grand jeune homme brun dont M. Raindal ne vit d'abord que la moustache noire et les larges prunelles railleuses.

—Tiens, monsieur de Meuze!... Entrez donc! s'écria avec aisance Mme Chambannes.

Pourtant elle avait rougi; et, d'entre ses paupières, il partait vers Gérald des œillades si caressantes, si réjouies et si humbles, que M. Raindal du coup se sentit mortifié. Il voulut se mêler à la conversation, critiquer les interprètes, louer la musique. Les mots se dérobaient. Une crue soudaine de méchante humeur avait noyé sa verve. Il se leva.

—Vous sortez, cher maître? interrogea Zozé.

—Oh! une minute, pour me dégourdir, prendre l'air...

Involontairement il avait claqué la porte. Il erra au hasard par les couloirs jusqu'au loggia de l'escalier.

—Vous! s'écria Chambannes en venant à sa rencontre.

M. Raindal riposta sans entrain:

—Oui, il faisait trop chaud dans ce petit salon... J'ai laissé votre femme avec M. de Meuze, le jeune, ou enfin, le fils, si vous aimez mieux...

Chambannes ne semblait pas frappé par cette révélation. M. Raindal le jugea un peu benêt. Ils rentrèrent ensemble au premier tintement de la sonnerie d'entr'acte.

Zozé était seule dans la loge. Elle accueillit le maître d'un rayonnant sourire de bienvenue.

—Bonne promenade?

—Pas mauvaise! fit M. Raindal que tant de charme désarmait.

Néanmoins, il garda une figure revêche durant tout le troisième acte. Il ne cessait de songer à Gérald. Ce jeune homme, au surplus, ne lui avait jamais été que médiocrement sympathique. Fat, bellâtre, des mines impertinentes que ne justifiaient guère une intelligence fort pauvre, des opinions banales, un rare manque de lettres, rien en lui n'était de nature à conquérir M. Raindal. Et puis—le maître s'accrocha à ce souvenir avec ténacité—et puis n'évoquait-il pas au physique Dastarac, ce gredin de Dastarac? N'avait-il pas, à la soirée Saulvard, fait échouer l'excellent Bœrzell? C'était de là, à n'en point douter, que provenait l'antipathie première. Sottise de chercher plus loin! M. Raindal ne chercha donc pas.

A peine essayait-il de suivre les regards de Zozé à travers l'immense nef, d'en découvrir l'aboutissement. Difficile poursuite. Ils étaient si incertains, si fuyants, ces regards, ils embrassaient de leur tendresse tellement de personnes et d'espace! Après quelques tentatives infructueuses, le maître renonça.

—Et où est placé M. de Meuze? interrogea-t-il seulement, d'un ton d'insouciance.

—M. de Meuze?... A l'orchestre, je crois... Mais il ne doit plus y être... Il allait finir la soirée chez des amis...

—Ah! bon! fit négligemment M. Raindal. Je vous demandais cela, vous savez...

Effectivement, Zozé savait! Elle se mordit les lèvres pour ne pas sourire. Hé! hé! la tante Panhias n'avait pas si mal dit. Il faudrait faire attention.


La soirée s'acheva sans nulle autre algarade. M. Raindal s'était beaucoup plu au ballet final; et le pas de la Sabotière l'avait transporté.

En rentrant, il se rendit dans son cabinet de travail. Il tenait à consigner, avant de se mettre au lit, un petit nombre d'observations morales qu'il avait ébauchées au cours de la soirée. Elles se rapportaient toutes au rôle de la femme en tant que moteur social et trouveraient leur emploi dans le chapitre VI.

Quand il eut tracé la dernière, M. Raindal rassembla les feuilles. Il n'y avait pas moins de six grandes pages écrites sans ratures et d'un caractère serré.

XIV

Les leçons du jeudi avaient recommencé. Sans en être bannie, l'Égypte y pâtissait d'une graduelle disgrâce. Le plus souvent, Mme Chambannes n'avait pas fait les lectures prescrites. Ou bien un saut de phrase les projetait tous deux dans un entretien familier sur de petits événements du jour: une robe nouvelle de Zozé, que le maître déclarait à son goût, le récit d'un bal, d'une pièce de théâtre, des sujets plus futiles encore. Une fois évadés, ni l'un ni l'autre n'avait le courage de reculer vers les arides régions de la science. D'un commun accord, ils évitaient les sentiers de causerie qui eussent pu les y ramener. C'était seulement vers la fin que Mme Chambannes s'écriait:

—Eh bien!... Encore une jolie leçon!... Si cela continue, j'en saurai long au bout de l'année!... Ah! quel déplorable professeur vous êtes!...

M. Raindal souriait. Puis, s'il n'avait pas auparavant abusé de cette licence, il saisissait la main de Zozé et il y pressait fortement ses lèvres. Par sagesse, elle ne lui permettait, à chaque leçon, que deux ou trois de ces élans tendres. Mais elle en était au fond flattée. Cela l'amusait de voir inclinée devant elle, par l'amour, cette tête illustre et chenue. L'épiderme en semblait plus rose par le contraste des cheveux blancs et elle trouvait propre, plaisant à l'œil, ce jeu de nuances rapprochées.

Dès la troisième leçon, elle s'enquit de l'oncle Cyprien. Pourquoi M. Raindal ne présentait-il pas son frère? Elle ne demandait qu'à le connaître. Le maître répondit évasivement:

—Peuh, chère amie!—il l'appelait ainsi seul à seule avec elle, dans l'intimité des leçons—mon frère est un brave homme... Pourtant je doute que vous vous entendiez... Il a un caractère brusque, entier, saugrenu... Et, d'un autre côté, d'après certains indices, j'imagine que votre absence d'il y a un mois a dû le mécontenter... Je préfère donc ne pas me risquer dans des explications auxquelles je n'augure guère une issue favorable...

—Comme vous voudrez! fit Zozé qui n'insistait que par un égard de politesse.

M. Raindal cependant avait dit presque vrai. Depuis quelques semaines, l'oncle Cyprien n'omettait aucune occasion de flétrir, au passage, les discourtoises façons de Mme Rhâm-Bâhan!

Il s'y acharnait systématiquement, résolu, vaille que vaille, à dégoûter son frère de toute idée de présentation. Fréquenter les Chambannes, il ne lui eût plus manqué que cela! Pour y rencontrer Pums, le marquis, Talloire peut-être, qui viendraient bêtement lui taper sur l'épaule, le compromettre, le dénoncer par leurs cordialités complices! Pour que M. Raindal apprît ses histoires de Bourse, de spéculation, de mines d'or! Merci! Plutôt mentir, plutôt avoir recours aux pires stratagèmes, aux rancunes simulées, aux ricanements feints, aux colères factices, que de glisser dans ce guêpier-là! Et, s'emparant du moindre prétexte, il lâchait ses imprécations!

Une femme du monde, Mme Rhâm-Bâhan? Une femme du monde, cette dame qui vous plantait là les gens sans les prévenir, sans un mot d'excuse? Une femme du monde, cette dame qui filait à l'anglaise, ni vu ni connu, je t'embrouille! Une femme du monde, cette dame qui...

—Oh! je t'en prie! interrompait M. Raindal d'un ton excédé... Laisse-moi en paix... Je ne te propose point de t'y conduire, n'est-ce pas?

—Et ajoute que tu as bigrement raison! ripostait l'oncle Cyprien, ravi du succès de sa tactique.

Au reste, sauf les petites ruses auxquelles le contraignaient la crainte des censures, la peur de son frère et la peur de Schleifmann, jamais il n'avait été plus heureux.

S'il ne se montrait en Bourse qu'à de rares intervalles, par contre, maintenant il opérait sans aide, directement avec Talloire. Il avait la fiévreuse jouissance de donner lui-même ses ordres, d'en suivre les vicissitudes, d'en reporter ailleurs les gains. Diverses inspirations le menaient: les conseils de son ami Pums, des intuitions secrètes, les avis d'une feuille spéciale, le Lingot, à laquelle il s'était pour trois mois abonné. Et, la chance s'y mêlant, le total de ses profits atteignait présentement le chiffre net de trente-cinq mille francs.

Plus que soixante-cinq mille francs à gagner, c'est-à-dire, d'après les calculs les moins optimistes, plus que quatre mois à spéculer!

Ah! alors, les cent mille francs au complet en poche, l'oncle Cyprien, jetant le masque, romprait avec Talloire, arrêterait la partie et avouerait ses bénéfices. Mais jusque-là, motus, silence, mystère, toutes les hypocrisies qu'on voudrait!

Ainsi les cigares de choix que fumait à la brasserie M. Raindal cadet étaient, selon ses dires, un cadeau du marquis.

—Oui, mon cher Schleifmann! avait-il affirmé... J'ai trouvé la boîte chez moi en rentrant!

Une boîte immense, une caisse, une malle, à en juger par le nombre de havanes qu'elle fournissait sans s'épuiser.

De même pour le tricycle que l'ancien employé n'avait pu s'interdire d'acheter: le fruit de nouvelles opérations, croyait peut-être Schleifmann? Erreur, profonde erreur! Payé avec le reliquat des sept cents francs de gain, notre tricycle... Hé! voilà qui lui clouait le bec, à monsieur le moraliste!... Ou bien aux questions de son frère, de sa nièce, de sa belle-sœur, l'oncle Cyprien opposait une stoïque réponse:

—Avec quoi je me suis offert ma machine?... Avec mes économies sur les cigarettes, mes amis!... Que voulez-vous! Quand on désire ceci, on n'a qu'à se priver sur cela. C'est on ne peut plus simple!

Il avait corsé cette dépense par l'acquisition d'un chapeau marron en feutre mou, dont les bords, largement cambrés, donnaient à sa tête rase un certain je ne sais quoi de Cromwell. Et toute la semaine, sombrero en cap, pinces au pantalon, on le voyait chevaucher son tricycle par la ville, fût-ce même pour ne se rendre que rue de Fleurus chez Schleifmann, rue Vavin chez Klapproth, rue Notre-Dame-des-Champs chez M. Raindal.

Mais à ces courses trop proches il préférait le Bois, principalement le dimanche, où le souci de la cote ne le tourmentait pas.

Il s'y dirigeait vers dix heures, en suivant le boulevard Saint-Germain, la place de la Concorde, l'avenue des Champs-Élysées. Ganté de rouge, cigare aux dents, il pédalait avec délices, courbé sur le guidon, se baignant la figure dans les bons flots de brise matinale qui déferlaient contre ses joues. Puis, près de l'Arc de Triomphe, il relevait le buste, ralentissait l'allure, rectifiait sa position. Devant lui l'avenue du Bois déroulait au loin l'ample magnificence de ses bandes de terre jaune ou grise. La chaleur déjà fervente et mûre jetait dans l'atmosphère comme des relents d'été. Sous les marronniers de l'entrée, une foule de jolies dames en toilettes pâles causaient assises ou debout, avec des messieurs élégants. Du fond de l'allée cavalière, des jeunes gens, des officiers, arrivaient dans un galop souple et, d'un coup, ils passaient au pas. Leurs montures s'ébrouaient, allongeant l'encolure, et, si on les retenait, elles grattaient à plein fer le sol durci de la chaussée. Ou bien un mail de nuance vive débouchait dans l'avenue, au trot majestueux de ses quatre chevaux. On apercevait, au sommet, des robes claires, des chapeaux fleuris, des femmes gracieuses qui souriaient, des hommes à face libertine. Derrière, en une crâne posture de héraut, le laquais annonciateur, coude levé, torse renversé, tirait d'un long buccin de cuivre des appels rauques et triomphants. On eût dit le char fastueux des Voluptés et de la Jeunesse.

Ce spectacle et ce vacarme achevaient d'enflammer l'oncle Cyprien. Ses yeux, ses poumons, ses oreilles, enivrés par la fête des couleurs, des parfums et des sons, subissaient, malgré lui, un enchantement suprême. Il se ruait à la poursuite du mail fascinateur, le rattrapait, le côtoyait, le précédait, la poitrine dilatée d'orgueil et le souffle coupé par la vitesse.

Il franchissait la grille, errait sous les ombrages, stoppait à un café pour boire l'apéritif, et ne reprenait la route du retour—l'avenue du Bois encore—qu'à l'approche du déjeuner.

Quelquefois, en revenant, il distinguait parmi les piétons, un vieux monsieur à barbe blanche, qu'une jeune dame accompagnait.

«Sapristi! songeait-il... Mon frère et Mme Rhâm-Bâhan, probablement... Pas de bêtises!... Pédalons sec, pédalons dru!...»

Il affectait de fermer les yeux, comme aveuglé par la poussière, filait à travers les voitures en une fuite de possédé.

Précaution superflue, péril imaginaire! M. Raindal, pareillement, avait eu soin de tourner la tête.

Ces sorties du dimanche matin étaient l'œuvre de Mme Chambannes. Elle y avait découvert un cauteleux moyen d'afficher en public son amitié avec le maître. Et, bien que l'exhibition n'eût guère lieu qu'un dimanche par mois ou deux, Zozé en récoltait mainte satisfaction vaniteuse.

Les sourires, les œillades goguenardes, les grimaces d'entente qui la visaient, le long du chemin, ne faisaient qu'augmenter son aise.

«Riez, mes enfants, pensait-elle, blaguez, n'empêche que vous m'enviez rudement!»

La plupart du temps, Chambannes ou l'oncle Panhias se joignait, par décence, au couple. D'autres jours, Gérald, soit à pied, soit à bicyclette, s'arrêtait un instant pour causer avec eux.

Hormis le désagrément d'une telle rencontre. M. Raindal ne répugnait pas à ces promenades dominicales. Elles tranchaient la semaine, semblaient illuminer du reflet de leur éclat l'obscure stagnation des jours jusqu'au jeudi. Cela lui procurait comme un supplément de congé, de réjouissance bimensuelle, et sans la crainte des siens, il fût venu chaque dimanche.

Puis, que de documents, que d'observations précieuses il accumulait là, en vue de son ouvrage! Ces jeunes hommes raffinés et ces dames avenantes n'étaient-ils pas les représentants actuels de l'élite voluptueuse qui se perpétue à travers les siècles? Ne formaient-ils pas ce bataillon sacré du plaisir, qui, à toute époque de l'histoire, mène le chœur des élégances, promulgue les lois de la mode, domine la société par le charme, la grâce, la beauté? De discerner en eux les coquettes et les godelureaux contemporains de Ramsès ou du roi Touthmosis, simple effort de transposition!

Aussi M. Raindal n'avait garde d'oublier durant la promenade ses sévères devoirs d'historien. Dès qu'il cessait de regarder Mme Chambannes, il transposait, gravait, piquait dans sa mémoire mille détails significatifs. Les dames plus que les hommes bénéficiaient de son attention. Dans leurs gestes câlins, dans leurs yeux alliciants, il cherchait l'éternel, et à défaut de l'y trouver, il en retirait du contentement. Plusieurs, à force de le croiser, avaient frappé son souvenir; et quand il reconnaissait, à distance, leur silhouette, il s'apprêtait à les fixer. Ses gants neufs, tenus à la main contre le pommeau de sa canne, écartaient leurs doigtures comme les raides pétales d'un lotus; et, avec son veston de cheviotte bleu, son pantalon grisâtre, son chapeau melon de feutre noir, sa rosette d'officier, sa barbe aux poils d'argent soigneusement lustrés, il avait un aspect cossu et bien pensant, un air d'industriel vieilli dans la fortune, de riche conservateur fidèle aux bons principes.

Sur le coup de midi, on rentrait vers la rue de Prony. Le déjeuner se prolongeait tard. Les stores ne laissaient pénétrer qu'une lumière jaunâtre. Des fleurs, au milieu de la table, exhalaient, en concert, l'harmonie de leurs haleines. Et, quand, de plus, Chambannes allumait son cigare, puis Zozé son tabac d'Orient, cela parachevait l'écrasant besoin de sieste que ressentait le maître dans ce demi-jour. Les yeux brûlés par le soleil, les jambes lasses de la promenade, il luttait entre le désir de voir encore sa petite élève et le poids de sommeil qui tirait ses paupières. Enfin, au moment de succomber, il se levait et prenait congé.

Par contre, à peine dehors, un regret lui tenaillait le cœur. Il se reprochait gravement sa sotte somnolence, ces instants de douceur gaspillés par veulerie. Pour un peu, il serait retourné sur ses pas, feignant d'avoir oublié un objet, un renseignement à réclamer. Mais lesquels? La honte l'empêchait. Il poursuivait le chemin, avec une maussaderie croissante; et, sitôt parvenu rue Notre-Dame-des-Champs, son spleen exacerbé dégénérait en haine. L'odieux quartier, les sépulcrales bâtisses! Ah bien! son bail fini, on verrait s'il le renouvelait!

Du palier, à travers la porte, il entendait chez lui un bruit de rires et de causerie. C'était, dans le salon, Thérèse avec Bœrzell, toujours assidu des dimanches.

Une fois, en entrant, M. Raindal perçut le nom de Dastarac.

—Tiens! fit-il stupéfié... Vous parlez de ce méchant garnement?...

Thérèse répliqua:

—Eh! oui, de Dastarac... J'ai tout dit à M. Bœrzell... Il n'y a pas à s'en cacher...

—Certes non! répliqua le maître.

—Et sais-tu ce que monsieur me contait?... Qu'il a très mal tourné, notre Dastarac... Une histoire de dettes assez véreuses, d'abus de confiance et de fausses garanties. Bref, chassé de l'Université, obligé de gagner la Belgique... M. Bœrzell t'expliquera ça mieux que moi...

Le jeune savant répéta les faits en détail.

—Hein!... Un joli monsieur!... s'écria la jeune fille sur un ton de mépris rageur, quand Bœrzell eut achevé.

—Rien ne m'étonne de ce gaillard! déclara M. Raindal... C'est égal!... Nous devons à son beau-père maître Gaussine une fameuse gratitude!

Ce jour-là, il ne maugréa point contre la lenteur du dimanche. Des pensées consolantes l'occupèrent jusqu'au dîner. Jusqu'ici, en aucune occasion, il ne s'était enhardi à questionner Thérèse sur les visites de Bœrzell. Il redoutait des représailles, des questions reconventionnelles sur la maison Chambannes. Mais, maintenant que Dastarac semblait anéanti, écroulé sous le dégoût même de Thérèse, pourquoi cette sympathie entre les jeunes gens ne suivrait-elle pas la marche normale? Pourquoi, de camarades, ne deviendraient-ils pas époux? Et alors, outre la joie de marier sa fille, quelle aubaine pour le maître, quelle libération! Comme témoin de ses sorties, il ne demeurerait que Mme Raindal, toute aux soins de sa piété, femme facile et sans rigueur, pourvu qu'on ne gênât point sa foi. Plus de contrôle, plus de guet, plus de mensonges à forger ou de silence à tenir! M. Raindal se promit de surveiller l'affaire finement, politiquement, par peur de la gâter.

Après le dîner, cependant, un souci coutumier le ressaisit. Il songeait à l'été, aux vacances imminentes, aux trois mois que sans doute il lui faudrait passer loin de Mme Chambannes; et, en se remémorant ses impatiences, ses alarmes récentes durant un seul mois de privation, il éprouvait à l'épigastre une sorte d'étouffement d'angoisse.

Où irait-elle? Sur quelles plages? Dans quelles montagnes? A combien de lieues? Et avec qui?

Autant de questions qu'en maintes leçons il avait discrètement posées à sa petite élève. Elle répliquait sans précision. Elle prétendait n'être pas résolue encore, hésiter entre les Frettes, la mer, la Suisse ou une ville d'eaux. Son choix se déciderait selon l'époque du voyage que Georges devait sous peu accomplir en Bosnie. Et aussitôt elle soupirait. Une ombre de mélancolie voilait la tendresse de ses regards. Elle détournait l'entretien.

La chère amie!... Qui sait si quelque tourment analogue n'oppressait pas sa gentille petite âme? Qui sait si elle aussi ne s'affligeait pas à l'idée de la séparation?... M. Raindal ne poussait point l'immodestie jusqu'à s'attribuer la totalité de ces regrets. Seulement, il ne lui déplaisait pas de penser qu'une part peut-être lui en revenait. Sur quoi il ne se trompait que du tout.

Assurément, aux questions du maître, Mme Chambannes se rembrunissait. Mais l'unique raison de son chagrin était la méchanceté de Raldo. Depuis plus de trois semaines il se débattait entre eux à chacun de leurs rendez-vous, ce problème de la villégiature. Gérald, dont la trahison n'avait fait que renforcer le despotisme, s'obstinait au projet de s'installer à Deauville, en compagnie de son père, pendant la durée du mois d'août. Des invitations, «de la jolie femme», le tir aux pigeons, le polo, les courses, tout l'appelait là-bas, et contre l'attrait de tant de plaisirs les larmes muettes de Mme Chambannes glissaient comme des gouttes de pluie contre une vitre.

—Viens-y! objectait-il... Je ne t'empêche pas d'y venir!...

Elle haussait les épaules. Ne présageait-elle pas les souffrances qu'elle endurerait à Deauville, sans amis, sans relations et éloignée de son amant!... Ne se voyait-elle pas déjà écartée de Raldo et du monde où il fréquenterait, par cette barrière plus dure qu'une grille de fer qui, partout, environne de ses immatérielles clôtures le troupeau de la bonne société? S'exposer aux regards fermés de ces dames, aux échos insultants de leurs joies, au spectacle de leurs flirts, à cette diminution sociale qui ne se mesure bien que de près?... Non, pour son amour même, pour la sauvegarde de sa passion, Zozé, mille fois, préférait la retraite, l'abandon provisoire. Puis comme ces sacrifices, d'avance, lui poignardaient le cœur, elle se mettait à pleurer silencieusement des larmes intermittentes, trop longtemps refoulées et qui, entre deux baisers, au milieu d'une étreinte, mouillaient à l'improviste les joues de M. Raldo.

Comment se venger de lui? Comment répondre à cet égoïsme impitoyable? Ah! Zozé commençait enfin à le comprendre: en amour, on n'est pas égaux. Sinon, n'eût-elle pas naguère châtié la forfaiture de Gérald par une trahison immédiate? Et à présent de même, ne riposterait-elle pas par quelque invention barbare, par le choix d'une villégiature où de ses amoureux se trouveraient: à Dieppe, par exemple, où séjournerait Mazuccio; à Bagnères, où Pums ferait une saison, à Dinard, où Burzig, en Anglais authentique, avait loué une petite villa? Aucune de ces représailles ne la satisfaisait. Rapidement, elle se convainquait que Gérald ne prendrait ombrage d'aucune. Alors, à quoi bon ces déplacements dans des stations mondaines qui, par similitude et par évocation, emporteraient sans trêve ses songeries vers Deauville? Ne valait-il pas mieux aller se terrer aux Frettes, chercher dans cet endroit paisible l'hébétude et l'oubli, se plonger dans le néant de la vie campagnarde, jusqu'au retour du méchant Raldo?

Dès les premiers jours de juillet, elle opta pour cette solution. Gérald promit de venir la rejoindre au début de septembre, moment auquel Chambannes rentrerait de Bosnie. Zozé partirait vers le 20, avec la tante et l'oncle Panhias. Du reste, dans le voisinage de l'abbé Touronde, des Herschstein et des Silberschmidt, elle ne manquerait pas de visiteurs.

—Et, somme toute, observait Gérald, un mois ce n'est que quatre semaines... Et quatre semaines, c'est bien vite passé!...

Mme Chambannes en tomba d'accord. Une grimace de dédain lui convulsait les lèvres devant cette inconscience. Par orgueil, elle feignit de sourire.

Puis le jeudi d'après, elle informa M. Raindal de ses dispositifs de départ, sauf ce qui concernait Gérald.

—Ah bah! bredouilla-t-il avec un clignement des yeux si douloureux, si suppliant, que Zozé, sur-le-champ, se sentit émue... Ah! vous allez aux Frettes?... C'est très bien... très bien!

—Et vous, cher maître? fit-elle... Que ferez-vous de votre été?

—Moi?...

Il cherchait, ahuri, l'esprit en déroute, ne se souvenait plus. A la fin il se rappela:

—Moi?... Nous?... Nous allons à Langrune, comme chaque année... Et vous resterez aux Frettes combien de temps?...

—Un mois, deux mois, trois mois... Tout dépend des affaires de Georges...

—Trois mois! répétait M. Raindal, s'arrêtant au plus cruel des chiffres.

Et il ajouta, d'un accent sincère:

—Cela me chagrine beaucoup, mon amie!...

En même temps, il avait saisi la main de Mme Chambannes et il y appuyait ses lèvres avidement. Elle exhala un soupir de pitié. Pauvre père Raindal! Comme il avait le cœur gros!

Elle songeait: «Suis-je méchante!... Oui, je suis son Gérald, voilà!» Mais brusquement, à ce nom, une idée neuve raya sa pensée. Pourquoi pas, au fait?... Une revanche fort innocente, une société, une distraction qui en valaient bien d'autres! Et à demi souriante, retirant doucement la main qu'elle avait oubliée sous les lèvres de M. Raindal:

—Voyons, cher maître, questionna-t-elle, que diriez-vous de venir passer quelques semaines aux Frettes?... Cela ne dérangerait-il pas trop vos habitudes?...

M. Raindal avait redressé son front congestionné:

—Moi?... Non! Pas du tout! fit-il avec la sensation d'une onde réconfortante qui lui baignait le cœur... Seulement, il y a ma femme, ma fille...

—Elles viendraient aussi!...

—Croyez-vous? fit le maître d'un ton dubitatif.

—Certainement, à moins qu'elles ne refusent, qu'elles n'aient des raisons pour cela!

M. Raindal se taisait, le visage déconfit, et, se cabrant contre un besoin de dénoncer ses bourreaux domestiques:

—Des raisons! s'écria-t-il enfin... Pardieu, elles n'en ont aucune... pas la moindre!... Pourtant vous les connaissez vaguement... Ma fille, une sauvage; ma femme une dévote... En présence de tels caractères, on est toujours sur le qui-vive... De toutes façons j'essaierai, ma chère amie, et vous devinez avec quel zèle, avec quelle vigueur d'affection...

Il s'autorisa de cette période éloquente pour rembrasser la main de Zozé. La véhémence de son engagement soutint, la soirée durant, ses espoirs. Au surplus, jamais encore il n'avait affronté la lutte. Il l'avait plutôt esquivée, ajournée par la patience et par la ruse. Savait-on ce que donnerait, dans une rencontre ouverte, l'élan de ses griefs et de ses désirs retenus pendant tant de mois!

XV

Le lendemain, néanmoins, il attendit la fin du déjeuner pour tenter le premier assaut; et, comme Brigitte servait le café:

—Mes enfants! dit-il... Je suis chargé de vous transmettre une invitation... Si elle ne vous agrée pas, vous serez libres de la décliner!... Mais je vous en conjure, d'abord, veuillez m'écouter jusqu'au bout...

Tandis qu'il parlait, la tête basse, griffant machinalement de l'ongle la toile cirée de la table, Mme Raindal décochait à sa fille des œillades épouvantées. Thérèse y répliquait par une mimique rassurante des lèvres ou des paupières. Et, au dernier mot de M. Raindal, elle proféra d'une voix paisible, sans nulle altération ni de colère, ni de peur:

—Mme Chambannes est très aimable, père... Seulement, pour ma part, je juge son invitation inacceptable. Et je serais étonnée que maman ne fût pas de mon avis!

—Oh! tout à fait! approuva Mme Raindal avec un hochement de la tête.

—Et puis-je vous demander vos raisons? interrogea le maître d'un ton qu'il s'appliquait à rendre onctueux.

—Ma raison, et je ne donne que la mienne, fit Thérèse d'un ton similaire, ma raison c'est que, soit dit sans t'offenser, Mme Chambannes n'est pas une société pour nous...

Le maître se contenait encore:

—Qu'entends-tu par là?...

Thérèse repartit:

—Il me semble que c'est assez clair...

M. Raindal s'était levé et tournait autour de la table, en écrasant un cure-dents dont la pointe craquait sous ses doigts:

—Bon! bon!... Je vous ai promis que vous seriez libres... Vous êtes libres... Je ne m'en dédis pas...

Puis, d'une voix plus forte;

—Mais, sapristi cependant, il m'est impossible de m'en tenir à ces insinuations... Mme Chambannes est une personne pour laquelle je professe la plus grande sympathie, et, je ne crains pas de l'avouer, la plus vive estime... Je ne peux pas laisser passer des accusations aussi abominables et aussi indécises...

D'un suprême effort il se maîtrisait, et il ajouta sur un ton moins rude:

—Je vous en prie, toi ou ta mère, parlez franchement... Qu'avez-vous à reprocher à Mme Chambannes?...

Il y eut un silence. Brigitte, effarée dans cette atmosphère lourde de querelle, avait prestement regagné sa cuisine. Des deux côtés on serrait la bride aux fureurs et aux invectives qui se rebellaient, prêtes à bondir.

—Allons! réitéra le maître... J'attends vos explications... Je t'attends, Thérèse, puisque ta mère ne répond pas...

Mlle Raindal riposta avec gravité:

—Père, qu'il soit bien établi, n'est-ce pas? que nous n'avons pas l'intention de te froisser dans tes amitiés, que nous ne parlons que pour ton bien, que pour le nôtre...

Le maître s'impatientait:

—Oui, oui, va...

—Eh bien! je t'assure que Mme Chambannes n'est pas pour nous une personne à fréquenter, ni surtout une personne dont nous puissions accepter l'hospitalité... Faut-il mettre les points sur les i?

—Mets-les! ne te gêne pas...

—Nous ne pouvons aller habiter chez une femme qui, presque publiquement, a un amant...

M. Raindal faillit étouffer et, ayant aspiré une large bouffée d'air:

—Un amant! clama-t-il... Qui cela?... Qui te l'a dit?...

—Personne! mes yeux... Il n'y avait qu'à regarder et à voir... D'ailleurs ses amies m'ont paru de la même trempe... A aucun prix, je ne fréquenterai ces femmes-là!...

—Tes yeux! fit M. Raindal qui suivait son idée... Et comment s'appellerait, selon tes yeux, le jeune homme en question?...

Thérèse répliqua:

—Ce que j'ai dit suffit... Je n'ajouterai pas un mot...

Le maître jetait à sa fille un regard de défi et de haine; puis, haussant les épaules:

—Oh! tu me fais pitié... Tes indignes calomnies n'ont pas même l'excuse de la bonne foi, de l'erreur... C'est la rancune qui te pousse... Tu en veux à Mme Chambannes de sa beauté, de sa grâce... Tu es une envieuse et une sotte!... Oui, je le répète, une sotte!...

—Mon ami! supplia Mme Raindal.

—Laisse, mère! fit Thérèse, dont les doigts frémissaient contre le rebord de son assiette... Papa ne sait plus ce qu'il dit... Tout ce que je souhaiterais, c'est qu'avec les autres, il fût plus clairvoyant, qu'il aperçût l'abîme de ridicule où il court et où il nous entraîne...

M. Raindal asséna sur la table un coup de poing exaspéré et, prenant sa femme à témoin:

—Tu entends comme elle ose me traiter!... Elle perd la raison... Elle est folle...

—Je suis folle? cria Thérèse.

Elle courait vers sa chambre. Elle rentra un instant après, et, lançant à travers la table, trois journaux dépliés:

—Si je suis folle, je ne suis pas la seule... Lis un peu! Ils ne sont pas fous, je suppose, tous ceux qui écrivent là-dedans!...

Elle signalait de sa main tremblante, sur les feuilles, des passages marqués au crayon.

M. Raindal, d'un geste méprisant, rafla, au hasard, l'une des trois et parmi les échos, il lut:

«Qui racontait donc que les femmes ne s'intéressent plus à l'histoire? Ce n'est certes pas mon vieux camarade La Croix-Charmerilles, qui me narrait hier l'anecdote que voici:

«Depuis six mois, une de nos plus jolies exotiques s'est éprise d'histoire ancienne. Et, chaque semaine, un de nos savants les plus en vue vient à domicile lui donner des leçons.

«Quant à la période de l'histoire enseignée et au nom de l'illustre professeur, cherchez dans les environs de l'Institut et rappelez-vous aussi un des plus gros succès littéraires de l'automne dernier.

«Histoire ancienne, ancienne histoire!»

M. Raindal, d'une poussée, avait projeté à terre les deux autres gazettes:

—Et tu prétends me salir avec ces infamies?

Il piétinait à coups de talon les feuilles:

—Tiens, voilà le cas que j'en fais de tes immondes journaux!... Pouah! Dire que c'est ma fille, ma propre fille, qui collectionne ces ordures et qui s'institue chez moi l'auxiliaire de mes ennemis!

Il s'affaissait sur une chaise. Thérèse accourut auprès de lui:

—Père, père! implorait-elle en s'agenouillant, pardonne-moi... Tu m'as mal comprise... J'ai manqué d'égards, de ménagements... Mais tu sais bien que je t'aime, que je suis incapable de vouloir te peiner...

M. Raindal la contemplait d'un air attendri. Elle insista:

—Embrasse-moi... Pardonne-moi ma vivacité... Je te jure...

Il la relevait doucement, et, l'asseyant sur ses genoux comme un petit enfant qu'on dorlote:

—Tout est oublié... Je te pardonne... Là, ne pleure pas, c'est fini... Cela n'a pas d'importance.

Elle reprit, d'une voix entrecoupée de sanglots:

—Je te jure, père... c'était dans ton intérêt...

—Quel intérêt? fit M. Raindal, en relâchant soudain l'étreinte.

—L'intérêt de ta réputation, murmura Thérèse timidement, l'intérêt de ton nom... Tu ne t'en rends pas compte, père. L'amitié t'aveugle... Mais tu es en train de compromettre l'une et l'autre...

M. Raindal, d'un brusque élan, s'était relevé:

—Ainsi, je vous compromets! fit-il avec une intonation sardonique... Je vous déshonore?... Je déshonore votre nom? C'est exact... En effet, depuis bientôt trente-cinq ans, je ne travaille guère qu'à cela... Ha! ha!... C'est la pure vérité!...

Il s'exaltait, recommençait, autour de la table, sa promenade:

—Oui, vous êtes bien à plaindre, d'avoir un mari, un père aussi compromettant, comme vous dites!... Un homme qui amasse turpitudes sur turpitudes, dont la vie n'est qu'un tissu de folies et de débauches... un homme...

Thérèse l'interrompit:

—Tu te fâches encore, père... Tu te moques de nous... Tu travestis exprès mes paroles... J'ai dit, et je le maintiens, que tu ne peux que te nuire en conservant cette intimité avec Mme Chambannes... Je l'ai dit parce que c'était mon devoir, parce que le moment en était venu... Et rien ne m'empêchera de te le redire...

M. Raindal s'était arrêté et croisait les bras sur sa poitrine:

—Alors, quoi? fit-il en provoquant du regard tour à tour sa femme et Thérèse... Qu'est-ce que vous voulez?... Il s'agirait de vous expliquer, pourtant!... Vous voulez que je n'aille pas aux Frettes?...

—D'abord! répliqua fermement Mlle Raindal.

—«D'abord!»... Le mot est plaisant en soi... Mais je suis accommodant!... Va pour «d'abord»... Et ensuite?...

—Ensuite, dit la jeune fille, nous voudrions que, sans rompre avec Mme Chambannes, tu diminues le nombre de ces visites régulières, de ces dîners à jour fixe, parce qu'à tort ou à raison, on en rit, on en jase...

—Et où en jase-t-on, s'il te plaît?

—Partout!... Au Collège, à l'Institut, chez tes confrères, dans les journaux...

Le maître eut un sourire amer:

—Ah! vous êtes bien renseignées!... C'est probablement M. Bœrzell qui...

—Lui et tout le monde, père... Lui et les allusions, les paroles méchantes dont on s'amuse à nous blesser, parmi nos relations, dans les visites que nous faisons ou qu'on nous fait...

M. Raindal riposta par une bordée de bruyants sarcasmes:

—Évidemment, le danger est plus grave que je ne pensais... Il ne faut pas négliger les avertissements de tous ces honnêtes gens. Il faut se méfier, enrayer... Et, dès maintenant, je me remets entre vos mains... C'est vous qui réglerez les jours et les heures de mes visites rue de Prony... Au besoin, Brigitte pourra m'y conduire et m'en ramener. Je suis si faible, si inexpérimenté, si enfant!...

Il continua sur ce ton pendant quelques minutes; et, par un phénomène de suggestion, toute sa virilité tardive s'affolait, s'insurgeait à mesure contre cette servitude dont il créait lui-même le détail et les épisodes. Chaque trait l'aiguillonnait d'une piqûre nouvelle, lui infusait aux veines un poison chaleureux qui surexcitait sa souffrance avec son énergie. Il se voyait dans l'avenir privé à tout jamais de Mme Chambannes, interné pour toujours loin d'elle, en proie aux pires tortures de la séparation et de la jalousie peut-être. Car, si Thérèse avait dit vrai!... Une angoisse lui cingla le cœur. Ses regrets imaginaires touchaient au paroxysme. Il changea soudainement d'accent; et, d'une voix sourde, précipitée, qui sonnait la révolte:

—Assez plaisanté! fit-il... C'en est assez... Oh! depuis longtemps je me doutais de toutes les pensées mauvaises, de tous les honteux soupçons que vous accumuliez contre moi!... Vos complots, vos risées, vos conciliabules et jusqu'à vos silences plus insidieux que le reste, rien ne m'a échappé!... Si tout à l'heure, quand vous m'avez montré le fond de vos âmes, j'ai éprouvé de la surprise, je la dois moins à l'imprévu qu'au dégoût!... Oui, véritablement, je ne croyais pas y trouver tant de vase et de vilenie... Bah, passons!... Je ne sais qui vous inspire, qui vous guide et je ne tiens pas à le savoir... Mais ce que je veux et ce que j'exige dorénavant, c'est d'être maître chez moi, libre au dehors. Ce que je veux et ce que j'exige, c'est la fin de ces mines hypocrites, de ces mutismes agressifs, de toutes ces manœuvres sournoises qui ne sont que la comédie de la docilité et qui m'offusquent plus que vos insultes d'il y a un instant... Ce que je veux, enfin, c'est la confiance, c'est l'estime, c'est le respect auxquels j'ai droit par mon âge, par une vie continue de travail forcené, et, je le dis sans fausse modestie, par mon rang, par ma valeur même... Si je ne puis les obtenir, nous cesserons l'existence commune, puisque la poursuivre dans ces conditions nous serait à tous insupportable... Voilà qui est net, n'est-ce pas?... Je n'y reviendrai plus... Et pour commencer, aujourd'hui, j'ai l'honneur de vous informer qu'avec vous ou sans vous, j'irai casser un mois aux Frettes... Consultez-vous. Délibérez... Vous en avez le loisir: Mme Chambannes ne part que dans dix jours... Seulement, d'ici-là, pas un mot à ce sujet, pas une remarque... Je n'en tolérerai aucune. Un oui ou un non. Je n'admets pas davantage.

Il se dirigeait vers son cabinet, et, la main au bouton de la porte:

—Je ne me dissimule pas, fit-il, ce qu'a de désolant une telle situation. Mais ne vous en prenez qu'à vous, qu'à vos hostilités cachées... Tout a un terme, même la patience... Or, vous avez depuis six mois étrangement abusé de la mienne!...

Il disparaissait; puis, comme s'il eût voulu se barricader contre les tentatives conciliantes, par deux fois le glissement du pêne claqua dans le fer de la serrure. M. Raindal venait de s'emprisonner à double tour.

—Eh bien, ma pauvre enfant! chuchota Mme Raindal, les prunelles luisantes de larmes.

Soit crainte d'être écoutée, soit imitant instinctivement l'accent assourdi de son père, Thérèse riposta à mi-voix:

—Que veux-tu, maman!... C'est lamentable!... Je ne pensais pas que le mal fût si profond... Nous sommes intervenues trop tard!...

—A qui le dis-tu, ma fille? soupira la vieille dame.

Thérèse demeurait muette, accoudée à la table, dans une pose de farouche rêverie.

—Qu'allons-nous devenir? reprit Mme Raindal d'un ton pleurard. Si nous fermons les yeux, cette vilaine femme nous l'enlèvera. Si nous le contrarions, il nous quittera. Et nous sommes seules, complètement seules, sans qui que ce soit pour nous conseiller, pour nous défendre...

—Peut-être pas! riposta la jeune fille en se redressant.

—Tu songes à quelqu'un?...

—Oui, à l'oncle Cyprien... Je ne vois guère que lui qui fasse peur à papa... Je vais y courir tout de suite... Je le monterai, je le chaufferai à blanc... Et ce sera bien le diable si avec une pareille machine de siège nous ne triomphons pas des résistances de père!...

Mme Raindal, à cette comparaison, malgré ses larmes, avait souri:

—Si tu espères réussir, vas-y vite, mon enfant! Hélas! il n'y a plus de temps à gaspiller!..

Thérèse se penchait sur elle pour l'embrasser:

—Ne pleurons pas, vieille maman!... Courage!... J'ai idée que tout n'est pas perdu!...

—Que Dieu t'entende, ma fille! murmura Mme Raindal, qui roulait au plafond des regards implorateurs.


La porte de l'oncle Cyprien n'était qu'aux trois quarts close, quand Thérèse atteignit le palier du sixième étage.

—On peut entrer? héla Mlle Raindal en frappant.

—Entrez!... Entrez!...

Une odeur de pétrole planait dès l'antichambre. L'oncle Cyprien, assis sur un petit pliant, une serviette au travers des genoux, astiquait son tricycle, selle à terre, roues en haut comme une voiture versée.

—C'est toi, mon neveu! fit-il du coin de la bouche, l'autre coin étant obstrué par un énorme cigare... Prends donc une chaise... Tu m'excuses?... Quand je nettoie ma machine, si je me dérange, cela me détraque mon fourbi... Tu as ta chaise?... Parfait!... Ah bien, par exemple, si je m'attendais à cette visite!... Rien de mauvais, au moins?... Ton père n'est pas malade?...

Thérèse répliqua:

—Malade, ce ne serait encore rien!...

—Sapristi, s'écria l'oncle Cyprien qui écarquillait les paupières... Tu m'effraies! Pis que malade, qu'est-ce que c'est, qu'est-ce que ça peut être, bon Dieu?...

—Je vais te le dire, mon oncle! Mais j'ai besoin de tout ton dévouement, de toute ton attention...

—Tu les as, mon neveu!... Je travaille en t'écoutant... ou je t'écoute en travaillant... Les oreilles pour toi, les yeux pour ma machine!... Mais presto, parce que tu m'inquiètes, avec tes mines solennelles...

Pendant que sa nièce parlait, M. Raindal cadet, pas une fois, en effet, ne leva les regards. Il frottait, polissait, pétrolait, les mains voletant parmi l'étalage de burettes, de chiffons noirs, de flanelles grasses, de tournevis et de clefs anglaises, qui lui donnait, à première vue, un air de tondeur de tricycles.

—Fâcheux! se contentait-il de murmurer par instants, le front toujours baissé... Très fâcheux!... Extrêmement fâcheux!...

Toutefois, sous cet aspect affairé, il calculait de plein sang-froid. Bien que ses pertes fussent minimes, elles avaient, la semaine d'avant, contrebalancé la somme des bénéfices. Le bilan des derniers huit jours se soldait sans profit, sorte d'échec pour un spéculateur accoutumé, comme lui, au gain. De plus, d'autres valeurs minières avaient subi de violentes fluctuations. Le marché présentait des signes, sinon d'alarme, du moins de prudence. Les affaires se ralentissaient et la baisse avait frappé beaucoup de titres jusqu'ici en hausse quotidienne. Ces considérations laissaient l'oncle Cyprien pensif. Etait-ce bien le moment de prendre parti contre son frère, de pousser ouvertement à une rupture avec les Chambannes? Ne risquait-il pas de s'aliéner, par cette attitude décidée, les puissantes sympathies du camp adverse,—à savoir des Chambannes et de la bande adjacente, des Pums, des Meuze, des Talloire, c'est-à-dire de tous ses amis de Bourse et de tous ses conseillers? La question méritait qu'on n'y répondît pas à la légère.

—Et c'est alors, conclut Thérèse, que l'idée m'est venue d'avoir recours à ton aide... Il n'y a que toi qui puisses nous sauver, qui possèdes sur papa une autorité suffisante pour le tirer de la voie dangereuse où il s'enfonce plus chaque jour...

—Fâcheux! Très fâcheux! réitérait M. Raindal cadet.

Un silence passa. L'oncle Cyprien s'appliquait à égoutter le pétrole de sa burette dans un trou de graissage.

—Mais enfin, mon oncle! reprit Thérèse que cette réserve déconcertait... Tu ne dis rien?... Tu es bien de notre avis, pourtant... Il faut que ce scandale cesse... il faut arracher papa à ces gens!

—Peuh! mon neveu! fit l'oncle Cyprien en rangeant le pliant et redressant sur ses roues le tricycle... Peuh! Tu me demandes mon avis, n'est-ce pas, mon avis sincère, mon avis amical?... Je te l'exprimerai brutalement... M'est avis, à moi, que cette histoire est rudement délicate... Pardi, la conduite de ton père me paraît fâcheuse, déplorable même, et je donnerais je ne sais quoi pour l'en faire changer... Mais entre cela et aller dire à un homme de cet âge, à un homme de l'importance de ton père: «Mon petit, je te défends de retourner chez madame Une Telle... Et désormais tu n'iras plus...», entre cela et ceci il y a une différence!...

—Ainsi tu refuses de le raisonner, d'avoir avec lui un entretien sérieux?... fit Mlle Raindal qui repoussait sa chaise.

—Je ne refuse pas! rectifia l'ex-employé... Je t'explique la difficulté, la presque impossibilité de la mission dont tu désirerais me charger... Sans compter que ton père n'est pas commode, que c'est très bien un homme à m'envoyer promener, à me déclarer que tout cela ne me regarde pas... Après quoi il ne me restera plus qu'à prendre mes cliques et mes claques et à me brouiller avec lui!

Il avait saisi son tricycle par le guidon et le manœuvrait autour de la pièce, pour en expérimenter les roulements. Puis il ajouta:

—En résumé, tu m'as bien compris?... Je ne te refuse pas... Je te soumets le problème... Estimes-tu, la main sur la conscience, que j'ai des chances de succès?... Si oui, le temps de mettre mon chapeau et je suis en route... Si non, il vaudrait mieux ne pas m'exposer, pour le plaisir, à un camouflet inutile... Réfléchis!

—C'est tout réfléchi, mon oncle! fit Thérèse en domptant un sourire dédaigneux... Je finis par penser comme toi... Il est plus convenable que tu ne paraisses pas dans cette triste affaire...

M. Raindal cadet dévisageait sa nièce d'un coup d'œil défiant.

—Ho! ho! mademoiselle, nous sommes vexée, on dirait?... Je suis encore à tes ordres... Mais, crois-moi, ne t'emballe pas... Considère la question à tête reposée... Et je te parie une discrétion contre une boîte de cigares que pas plus tard que dans deux jours, tu donneras raison à ton vieux scélérat d'oncle!...

Il l'attirait entre ses bras et la baisant au front:

—Du reste, qui nous dit que cet engouement durera?... Ton père s'est emporté, parce que vous le contrecarriez, et que les Raindal ont horreur de la contradiction... Soupes au lait!... Sitôt retirées du feu, elles tombent... Et tu viendrais ce soir m'apprendre que tout est arrangé, que ton père va avec vous à Langrune, baste! je n'en serais pas autrement étonné!...

Ils arrivaient sur le palier. Thérèse serra mollement la main de son oncle.

—Oh! cette main en coton! protesta M. Raindal cadet... Voulez-vous donner la main un peu mieux?

Thérèse lui obéit.

—Très bien! approuva-t-il... Bravo! A bientôt, mon neveu... Et sans rancune aucune, hein?...

Thérèse descendit en se retenant à la rampe. Elle éprouvait dans les jambes une faiblesse d'étourdissement. Ses idées s'emmêlaient dans une accablante impression de défaite et d'impuissance.

Sous la porte cochère, elle s'arrêta, hésitante. Elle ne cherchait même pas à définir son isolement, ni à élucider la grossière défection de l'oncle. Elle se sentait hébétée, paralysée, irrémédiablement vaincue.

Elle s'achemina à pas lents vers la rue Notre-Dame-des-Champs. Les passants la dévisageaient, surpris par sa physionomie égarée, ses yeux sans regard, son expression de douleur secrète. Chagrin d'amour?... Ces gants de fil jaunâtres, cette robe en alpaga roussi, ce chapeau de paille à prix fixe—et de plus pas bien jolie!... Non! Une gouvernante congédiée plutôt...

Sans s'inquiéter de leurs coups d'œil, sans les voir, elle longeait la façade des maisons, comme par besoin d'appui, au cas où elle pâmerait. Mais, à l'angle de la rue Vavin, une brusque image, un nom, l'immobilisèrent subitement: Bœrzell. Eh! oui, c'était la suprême ressource, le suprême protecteur contre la catastrophe prochaine, contre la ruine qui menaçait à bref délai le foyer familial!

Ses traits détendus par l'angoisse se vivifièrent d'un reflet d'espoir. Elle pressait l'allure. En cinq minutes, elle fut rue de Rennes, devant la porte de Pierre Bœrzell.

Au coup de sonnette, il vint ouvrir lui-même. Il était en bras de chemise, sans faux col à cause de la chaleur, son cou gras et blanc émergeant à l'aise hors du linge.

Il poussa un cri de stupeur en reconnaissant Thérèse, et vivement il lissait de la main sa chevelure ébouriffée:

—Vous, mademoiselle!... Ce n'est pas un malheur qui vous amène?

Thérèse eut un sourire contraint:

—Non, monsieur Bœrzell!... Un service, un conseil à vous demander...

—Vous permettez, mademoiselle?... Je passe devant...

Et, sitôt dans la pièce attenante au vestibule,—son cabinet de travail, une minuscule chambrette dont livres et brochures encombraient la table, les chaises, le divan,—il s'excusa sur la petitesse du local:

—Vous voyez!... Je suis bien à l'étroit... Et ma chambre est encore plus bourrée de livres... Il faudra que je déménage un de ces jours!

Il débarrassait en hâte le divan:

—Veuillez vous asseoir, mademoiselle... De quoi s'agit-il?

Mais en même temps il s'esquivait du côté de sa chambre. Il rentra sans tarder. Il avait endossé un veston et attaché à sa chemise un col blanc avec une cravate.

—Voilà!... Je suis tout à vous... En quoi puis-je vous servir, mademoiselle?...

Thérèse, avec mille réticences, recommença son récit. Bœrzell l'entrecoupait de hochements de tête navrés. Mais l'égoïste accueil de l'oncle Cyprien poussa au comble son indignation.

—C'est trop fort! déclarait-il... Non, c'est trop écœurant!...

—C'est cependant ainsi! riposta Thérèse... Vous saviez déjà une partie de nos anxiétés, avant la scène de ce matin. Vous savez tout maintenant!... Je suis venue chez vous comme chez un ami sûr... J'ai en votre discrétion, en votre jugement, en votre affection, une foi absolue... Répondez sans ambages... A notre place, que feriez-vous?...

Bœrzell dressa les bras dans un geste désespéré:

—Ah! mademoiselle!... Vous me direz que je choisis mal mon heure pour vous adresser des reproches... Pourtant vous conviendrez que, si vous vous aviez été moins rigoureuse, moins impitoyable, nous ne serions pas aujourd'hui dans une détresse aussi cruelle!...

—Comment cela? fit Thérèse.

—Oui, j'ai tenu ma promesse, je l'ai tenue religieusement... Jamais je ne vous ai parlé mariage... Une foule d'occasions s'en offraient... Je n'ai profité d'aucune... Je comptais sur votre bon cœur pour me délier un jour de ce serment... Plus je pénétrais dans votre intimité, plus mon espoir s'affermissait... Eh bien! je déplore ma patience, je déplore ma fidélité... Si j'y avais manqué, je présume qu'actuellement nous serions mariés... Et, une fois votre mari, je pouvais vous secourir, je pouvais m'immiscer dans vos dissensions de famille, je pouvais discuter avec M. Raindal, je pouvais le persuader, le fléchir... Tandis que maintenant, qu'est-ce que je puis? Rien, rien, moins que rien!... M. Raindal, aux premiers mots, me désignerait la porte... Ah! mademoiselle, tenez, en voilà un cas, un bien pénible cas, hélas! où ce mariage dont vous faisiez tellement fi aurait pu devenir utile!...

Il marchait à travers la pièce, se cognant à la table, aux sièges qu'il écartait ensuite de la main.

Thérèse murmura:

—Et, en dehors de ce mariage, vous n'entrevoyez pas de solution?...

—Non, mademoiselle! riposta fébrilement Bœrzell... Je ne suis ni votre parent, ni votre allié... Je n'ai aucune prise sur votre père...

Il exhala un long soupir:

—Et moi qui me jetterais au feu pour vous, moi qui vous sacrifierais tout, oui tout ce que vous réclameriez de moi, voyez un peu où j'en suis réduit!... A vous renvoyer comme une pauvresse, comme une étrangère qui implore la charité!... Il ne me reste même pas la consolation de vous donner un conseil... Votre père est le maître... Vous n'avez qu'à vous incliner, à le laisser partir seul si tel est son désir...

Thérèse, à bout de forces, s'était mise à pleurer, la tête renversée contre le dossier du divan, son mouchoir appuyé aux yeux.

—Et vous pleurez! poursuivait Bœrzell... Et je suis obligé de vous laisser pleurer... Si j'osais seulement vous approcher ou prendre votre main sans votre permission, je vous deviendrais aussitôt odieux... Un ami, oui, mais un ami qu'on tient à distance, et qu'à la moindre protestation d'amour on traiterait comme le contraire d'un galant homme!...

—Non, monsieur Bœrzell!... balbutiait Thérèse entre deux sanglots... Vous exagérez... C'est vrai, j'ai été très dure envers vous... Mais je vous aime beaucoup... beaucoup plus que jadis...

Il s'arrêta pour la contempler. Elle le fixait sympathiquement de ses yeux gris noyés de larmes. En un inconscient mouvement de tendresse elle tendit vers lui sa main. Il avait eu un naïf recul d'incrédulité; et, saisissant la main de Thérèse, sans s'agenouiller, sans nulle démonstration de prétendant exaucé:

—Quoi, mademoiselle! fit-il d'une voix grave où perçait l'intensité de son émoi... Est-ce que je me trompe?... Est-ce que je me méprends sur le sens de vos paroles?... Vous voudriez bien, vous consentiriez?...

—Je ne sais pas! soupira Mlle Raindal à la fois opprimée par le découragement et touchée par cette anxiété... Plus tard... peut-être... Je verrai...

—Oh! merci! s'écria Bœrzell en pressant ardemment la main fiévreuse de Thérèse... Merci, mademoiselle... Vous verrez, vous aussi... Vous verrez comme je m'efforcerai à vous rendre heureuse, tranquille...

Il la regardait avec bonté, de petits frissons de gratitude courant à l'angle de ses tempes. Mais, d'un coup, toute sa figure se rembrunit, et lâchant, sans rudesse, la main de la jeune fille:

—Au fait, non... Ce serait abuser de votre état, de votre désarroi... Je ne veux pas d'un consentement que je vous aurais extorqué au milieu du chagrin et des larmes... Notre mariage ne doit s'accomplir que par votre libre volonté et dans la parfaite maîtrise de vous-même... Plus tard, comme vous dites, quand vous aurez recouvré votre calme, votre clairvoyance, si vous éprouvez envers moi les mêmes sentiments, vous savez quel bonheur vous me causerez en acceptant d'être ma femme... Jusque-là je ne désire rien de vous que votre amitié... Nous ne sommes pas des héros de roman, ni des sots, ni des détraqués... Il ne faut pas que notre union se conclue par subterfuge, par surprise, par entraînement irréfléchi... Plutôt renoncer à vous toujours que vous avoir conquise par ces moyens médiocres... Et dans la suite, quoi qu'il advienne, je vous affirme que ni vous ni moi nous ne regretterons notre sagesse d'aujourd'hui, n'est-ce pas, mademoiselle?...

Il s'était planté devant Thérèse et l'interrogeait des yeux. Elle soutint longuement la ténacité de ce regard, puis, d'un accent mélancolique:

—Vous êtes la raison même! fit-elle... Vous êtes le meilleur et le plus loyal des amis... Soit!... Attendons... C'est effectivement plus digne des vieux sages que nous sommes... Cependant j'aurais aimé à vous prouver ma reconnaissance, à ne pas vous quitter, après ce que nous nous sommes dit, sans une marque d'amitié...

—Bien facile, mademoiselle! repartit posément Bœrzell.

—Quoi donc?...

—Permettez-moi, de toutes façons,—que M. Raindal vienne ou non,—de vous accompagner à Langrune. C'était pour moi une peine réelle que cette villégiature qui allait nous éloigner l'un de l'autre... Plus d'une fois, j'ai été sur le point de vous demander l'autorisation... Et j'ajournais la demande par peur de vous déplaire... A présent, je suis plus brave... Dites, me permettez-vous?

Mlle Raindal derechef lui tendait la main:

—Quelle question, monsieur Bœrzell!... Mais avec joie!...

Cette fois, il s'enhardit à un baiser de remerciement. Thérèse, par mégarde, s'était plainte d'avoir soif. Il se précipita vers sa chambre et revint portant un plateau. En un moment il eut préparé un verre d'eau sucrée où il versa quelques gouttes de rhum.

—Ménage de garçon, ménage de savant! grommelait-il par plaisanterie en tournant la cuiller... Pas d'eau de mélisse... pas de sels anglais... rien de ce qu'il faut pour recevoir les dames!...

Et, se corrigeant aussitôt:

—Chut!... Je me lance dans les allusions au mariage... Je ne me rappelais plus que mon serment recommence...

Thérèse buvait avidement, en lui souriant des paupières. Elle sursauta au timbre de la pendule, où tintaient les trois coups de trois heures.

—Et cette pauvre mère que j'oublie!... Au revoir... Merci encore. Merci de tout cœur!... A dimanche, n'est-ce pas? Peut-être y aura-t-il eu du nouveau et du bon!...

—C'est mon vœu le plus cher, mademoiselle, répliquait sceptiquement Bœrzell.

Il s'accouda à la fenêtre pour la regarder partir. D'un pas viril et balancé, elle se frayait la route à travers les passants, avec ce port de tête un peu hautain, que seuls donnent aux femmes la conscience de leur grâce ou l'orgueil de leur pensée. Et Bœrzell avait l'intuition que c'était plus qu'une jeune fille qui s'en allait là-bas: une sorte de tutrice, de mère par l'intellect,—le vrai chef de la famille Raindal.

Le tournant de la rue la dérobait à ses regards. Il referma la fenêtre. Il se sentait la poitrine gonflée par un contentement glorieux. Leur conduite à tous deux, la cordiale pureté de leur récent tête-à-tête lui paraissait le fait de personnes non vulgaires.

—Nous avons été très chic! résuma-t-il en son dialecte de vieil écolier.

Puis se rasseyant à sa table de travail, les yeux rêveurs, et comme formulant un souhait:

—Si elle voulait! murmura-t-il... Quelle société pour moi! Quelle épouse!... Car c'est un homme... un homme dans la plus noble acception du mot!...

XVI

Devant le train qui allait l'emmener aux Frettes, M. Raindal, arrivé un quart d'heure d'avance, faisait les cent pas en réfléchissant.

La plupart des compartiments restaient vides, et le quai solitaire déroulait à perte de vue, sans un facteur, sans un camion, le tapis de son asphalte grisâtre. La verrière du haut réfractait une chaleur ombreuse et lourde. C'était ce moment de quasi repos, entre le matin fini et l'après-midi commençante, où, dans les gares, sauf les machines, hommes, wagons, marchandises, tout semble sommeiller.

M. Raindal se promenait la tête basse, les mains jointes dans le dos, son grand panama blanc imperceptiblement rejeté en arrière. Il se remémorait une à une les journées précédentes, ce pénible siège de dix jours, dont il sortait enfin vainqueur, quoique confus, lassé, meurtri. Et, par instants, il soupirait.

Ah! la semaine avait été rude! Vingt repas de bouderie, de silence absolu, de regards détournés et de mines contrites! Dans l'intervalle, pas un mot, la guerre muette des résistances qui s'entrechoquent sans s'aborder, la parodie forcée de l'aise, parmi le malaise même. Puis, la veille, une heure avant le départ de ces dames pour Langrune, la dernière bataille: Thérèse et Mme Raindal abdiquant tout orgueil, venant affectueusement prier M. Raindal de les suivre, essayant de suprêmes conseils... Un peu plus, et il leur cédait. Ses refus s'atténuaient. Les liens de son serment craquaient. Un imprudent aveu de Thérèse avait changé le sort du combat.

—Eh bien! père, j'en conviens!... répondait-elle à un reproche du maître... Nous aurions pu, à la rigueur, nous montrer moins nettement hostiles envers Mme Chambannes, moins froides quand tu parlais de ses réceptions...

A cette phrase, M. Raindal s'était senti soulevé par un regain de rancune, un ressouvenir haineux de toutes les taquineries de jadis:

—Oui, tu en conviens maintenant! criait-il... Maintenant que tu me vois ancré dans ma résolution, maintenant que tu aperçois l'étendue de vos fautes... Et tu voudrais que j'y ajoute une impolitesse de plus, que je manque de parole à Mme Chambannes qui m'attend... Trop tard! vous n'aviez qu'à vous y prendre plus tôt...

Il poursuivit, en grommelant indistinctement, des récriminations vindicatives. Et d'intimes arguments le soutenaient. Supposé qu'il les écoutât, ces dames, ne serait-ce pas encore à recommencer au retour? Non, il leur fallait une petite leçon, un avertissement exemplaire!... Brigitte, qui annonçait l'omnibus de la gare, avait terminé le débat. On s'était embrassé glacialement, du bout des lèvres, avec des promesses précipitées de s'écrire chaque semaine, de se retrouver au mois de septembre. La porte avait claqué. Un roulement de roues pesantes grondait en bas dans la rue. M. Raindal était seul, sauvé, délivré de Langrune...


Sans cesser de marcher, le maître exhala un nouveau soupir. A présent, il ne s'illusionnait guère sur la gravité de cette séparation. Combien de ménages survivent à de pareils éclats? La malveillance d'autrui s'en mêle, exacerbe le désaccord. Les griefs s'aiguisent de loin, reviennent plus acérés; et lorsqu'on se revoit, on est presque ennemis.

Eh quoi! aurait-il dû subir la tyrannie que sa femme et sa fille tentaient de lui imposer? Aurait-il dû sacrifier une précieuse sympathie, une amitié exceptionnelle à leur envie, à leurs préjugés? Aurait-il dû aveuglément se plier à leurs ordres comme un coupable repentant, au lieu d'y opposer la fermeté de l'innocence?

—Les voyageurs pour la ligne de Mantes, Maisons-Laffitte, Poissy, Villedouillet, les Mureaux, en voiture! clamait un employé.

M. Raindal monta dans son compartiment. Un vieil homme d'équipe fermait après lui la portière. Le maître remarqua sa ressemblance avec l'oncle Cyprien.

«Encore un, grommelait-il, qui ne me molestera plus!»

Il s'était accoté dans un coin du wagon, son chapeau retiré, tout le buste prêt à la sieste. La pensée de Cyprien le retint quelques minutes éveillé. Jusqu'au dernier moment il avait redouté ses harangues, ses anathèmes et ses malédictions. Mais non. La veille du départ, à dîner, l'oncle Cyprien n'avait exprimé nulle opinion violente en apprenant de la bouche du maître, la double villégiature où se partageait la famille. A peine s'était-il permis une anodine plaisanterie:

—Alors, mes bons amis, vous bifurquez?... Bah! si c'est votre goût... Cela repose, quand on se voit l'année entière!...

Il paraissait presque gêné, ne quittait pas son assiette des yeux, et n'avait repris sa belle humeur qu'une fois sorti de table... Un drôle de corps, ce Cyprien, un cerveau bien fumeux et sur lequel toute induction était fatalement téméraire!...

Ce jugement dédaigneux contenta pleinement le maître. Il s'assoupissait peu à peu. Il ne se réveilla qu'à la station de Villedouillet.

Sur le quai, Mme Chambannes, en robe de batiste à fleurs roses et souliers de daim blanc, lui faisait signe de son ombrelle. Elle suivit le train jusqu'à l'arrêt et, postée devant le wagon, elle souriait au maître tandis qu'il descendait le raide marche-pied.

—Ainsi, ces dames n'ont pas voulu? dit-elle malicieusement, après les premières paroles de bonjour.

—Non, chère amie... Pas moyen de les entraîner... Du reste, je n'ai pas trop insisté... La mer est fort salutaire pour Thérèse...

—Elles doivent me détester, avouez-le!

M. Raindal, qui rougissait, affecta de ricaner:

—Heu! heu! Je ne vous dirai pas que ce départ se soit effectué sans certaines objections de part et d'autre... Ces dames ont leurs idées... Moi, j'ai les miennes... Et vous savez que ce ne sont pas toujours les mêmes...

Puis il ajouta d'un ton plus fanfaron:

—Seulement, elles ont pour habitude de respecter mes volontés et, somme toute, la séparation s'est opérée mieux que je ne l'espérais, malgré la scène regrettable dont, à Paris, je vous avais touché deux mots... Enfin, me voici!... N'est-ce pas l'important?...

Il y eut une pause. Zozé, le visage railleusement songeur, s'était arrêtée sur le seuil de la gare. Un tonneau de bois jaune attelé d'un poney bai, à crinière rase, attendait contre le trottoir. Firmin, le valet de chambre, qui se tenait à la tête du poney, salua discrètement le maître.

—Tenez, Firmin! dit Mme Chambannes... Gardez le bulletin de M. Raindal... Vous vous occuperez de ses bagages, et vous les ramènerez avec la carriole que j'ai commandée chez le loueur...

Elle s'installait dans le tonneau, assise de trois quarts, face à la croupe du cheval dont elle avait saisi les rênes. Le maître prit place vis-à-vis. Zozé caressait d'un léger coup de fouet les flancs du poney. La voiturette dévala par la cour inclinée, tanguant au choc des aspérités. Quelques curieux, campés au bord du trottoir, avaient en la regardant partir un sourire à demi narquois.

Au bout d'un petit quart d'heure, la voiture s'engagea dans l'avenue, semée de gravier, qui conduisait au perron des Frettes.

Des arbres l'encadraient et soudain la maison surgissait,—une vaste construction moderne avec des parois blanches que tranchait, à deux ou trois fenêtres, la tenture bise des stores.

Devant, une large pelouse était incrustée, dans les angles, de rosiers, de dahlias et de flox variés en corbeilles. Puis aussitôt, le parc commençait, sombre, touffu, sans bornes apparentes et longeant, sur une longue distance, la route départementale dont une muraille le séparait.

A droite, à gauche de la maison, des arbres encore s'enlaçaient, masquant de leurs branchages la campagne d'au delà, formant une clôture épaisse jusqu'en arrière du bâtiment, autour d'une autre pelouse, semblable à un petit pré où le filet d'un tennis cintrait le réseau de ses mailles flasques. «Pour jouir de la vue», comme disait Mme Chambannes, il fallait gagner le second étage.

—L'étage de votre chambre, cher maître, et juste, votre côté, en face de la pelouse du tennis... Une vue superbe, vous allez voir.

M. Raindal la suivit dans l'escalier qu'emplissait une odeur d'iris.

Zozé poussa la fenêtre. Une grande rafale de vent doux entra. Le maître accoudé au balcon contempla lentement le paysage.

Par-dessus les arbres, l'immensité de la plaine inférieure se découvrait à l'infini. Les villages avec leurs clochers semblaient des points topographiques marqués, comme sur la carte, d'un dessin puéril. Sur la gauche, les coteaux adverses bombaient leurs pentes quadrillées de cultures jaunes, brunes ou vertes. Et dans le bas, sans qu'on la vît, on devinait la Seine dont une boucle au fond scintillait en forme de serpe.

—N'est-ce pas que c'est joli? fit Mme Chambannes qui, contre l'appui du balcon, touchait de son coude dodu le coude de M. Raindal.

—Fort beau! déclara le maître.

Et il murmura, en tournant le regard vers Zozé:

—Je suis bien heureux, ma chère amie, bien content d'être près de vous!

Elle remercia, de profil, par un sourire candide. A la pleine lumière, la clarté de son teint s'avivait. On y discernait les subtiles nuances finement superposées en un mélange diaphane. Le jour pénétrait la batiste de sa blouse, et un reflet rose-pâle haletait sous l'étoffe. M. Raindal, par devers lui, détailla tous ces charmes. Insensiblement, sans le savoir, il appuyait son coude à celui de la jeune femme. Il s'apprêtait même à saisir la main de sa petite élève—opération toujours périlleuse qu'il ne risquait jamais que par un élan d'audace,—mais, d'un coup, la porte s'ouvrit.

La tante Panhias entrait, escortée par un domestique qui portait sur l'épaule la malle de M. Raindal.

Dès lors, jusqu'au lendemain, le maître et Zozé ne furent plus seuls. La malle déballée, les visites se succédèrent: Mme Herschstein, Mme Silberschmidt avec une de ses cousines de Breslau, et, à cinq heures, l'abbé Touronde.

On se réunit alors, à l'abri d'une sorte de clairière ombreuse, encerclée de tilleuls et de basse futaie,—qui s'ouvrait dans le parc, un peu après l'entrée, sur le flanc de l'allée principale. Au centre de ce vide circulaire, le champignon d'une table en pierre était fiché dans le sol.

On y déposa du thé, des gâteaux et des fruits glacés au champagne, que Zozé puisait à l'aide d'une petite louche dorée.

Les dames s'étaient assises sur de confortables sièges en jonc, qui avaient toutefois le défaut de crier au poids des personnes trop lourdes. M. Raindal adopta de préférence un rocking-chair solide, dont le balancement l'amusait.

La causerie se poursuivit à travers des sujets faciles jusqu'au retour de l'oncle Panhias, qui rentra de Paris sur le coup de six heures et demie. Au moment de partir, l'abbé Touronde avait obtenu du maître qu'il viendrait, dans la semaine, visiter son orphelinat.

Le dîner fini, M. Raindal demanda la permission de se retirer. Il se disait fatigué par cette journée d'installation. Mme Chambannes l'encouragea à s'aller reposer.

Avant de se coucher pourtant, il inspecta sa chambre. Tout y était aménagé avec un raffinement parfait d'élégance campagnarde: les meubles en frêne à poignées de cuivre, les cretonnes anglaises du baldaquin et des rideaux, voire les simples cristaux de la toilette et les sachets de lavande disséminés dans les tiroirs ou sur les planches de l'armoire à glace.

Les draps du lit fleuraient l'iris, un iris plus grossier, mais au relent plus sain que celui dont se servait personnellement Zozé. M. Raindal huma avec persistance cette senteur insolite où baignait son corps; puis il souffla d'un trait sa bougie.

Il allait s'endormir. Un bruit de pas, au-dessous, lui fit, dans le noir, distendre les paupières. Qui était-ce? Sa petite élève, sa chère amie? Quel flatteur et rare agrément de dormir sous le même toit qu'elle!... A différentes reprises, le maître se retourna dans son lit. Tumultueuses et indécises, mille images lui montraient Zozé. Il soupirait, s'impatientait contre cette captivante insomnie. Le grand air, probablement, la surexcitation du grand air! A la fin il s'y résigna. Étendu sur le dos, il contemplait sans résister le défilé de ses songeries fiévreuses. Elles s'accentuaient plus qu'il n'aurait fallu, lorsque par bonheur le sommeil les balaya toutes.


Le matin, vers dix heures, Mme Chambannes proposa au maître une promenade en tonneau.

Ils partirent avec Anselme, le cocher, qui se tenait raide et respectueux, malgré les cahots, dans l'angle de la charrette, près de l'étui à parapluies.

La matinée était limpide et fraîche, de cette fraîcheur d'août, tiède encore entre les ardeurs de la veille et celles de la journée, mais d'été quand même, rassurée, et sans rien de frileux qui annonce le froid.

Zozé conduisait, les mains hautes, les regards à l'aise et pivotant au gré de la causerie, tandis que le poney trottait de toutes ses forces, en secouant la croupe.

Vingt minutes plus tard, on eut atteint la montée sous bois qui précède la minuscule forêt de Verneuil. Le poney se mit d'instinct au pas. De grosses mouches jaillissaient en essaim sous ses fers. D'autres se collèrent goulûment à son encolure ou à ses flancs rebondis.

La futaie se diversifiait des plus harmonieuses couleurs. Clairsemée en certains endroits, elle semblait toute blanche par les rangées des minces bouleaux argentés. Plus loin, elle offrait des espaces entièrement roses que la bruyère sauvage avait envahis. La masse sombre des pins, qui dominait partout, se clarifiait aussi de jeunes pousses vert tendre; et leurs fines aiguilles, apportées par le vent, séchaient éparses dans la poussière.

Au retour, on fit halte dans la route qui traverse le bois. Le maître et Mme Chambannes s'assirent sur le talus où Anselme avait étendu une couverture. Après quoi, Zozé tira son porte-cigarettes, en s'excusant. A la campagne, n'est-ce pas? la correction peut se relâcher. Et puis, dans un petit bois où on ne rencontre personne!...

Elle n'achevait pas cette phrase, que deux jeunes cyclistes apparurent. Ils pédalaient sans hâte, côte à côte. M. Raindal, aussitôt, se rappela avec humeur l'intolérant oncle Cyprien.

Les deux jeunes gens se désignaient Zozé d'un clin d'œil goguenard.

—Gentille! proféra distinctement le premier.

Cette remarque familière acheva d'agacer M. Raindal.

—Quel goujat! déclara-t-il, quand les bicyclistes furent passés.

—Pourquoi? riposta Zozé en projetant une bouffée... Il ne faut pas se formaliser pour si peu, à la campagne!...

Ces trois mots lui constituaient, aux Frettes, une devise favorite, une permanente justification de toutes les fantaisies qu'inventait sa tristesse ou son désœuvrement.

Elle s'en autorisa, le lendemain, pour se priver, durant la promenade, des services d'Anselme, dont la présence évidemment paralysait M. Raindal.

—Très bonne idée! approuva le maître dès qu'ils furent en route... D'ailleurs il ne servait à rien, ce garçon!...

Et il s'empara de la main de sa petite élève, si brusquement, si violemment, que Notpou—c'était le nom, quasi égyptien, donné par Mme Chambannes au poney—exécuta sous le heurt du mors un écart presque épouvanté.

—Tenez-vous donc tranquille, cher maître! gronda Zozé qui ramenait la bête dans l'allure... Vous effrayez Notpou... Vous allez nous faire verser!...

—Il y avait si longtemps! bredouilla M. Raindal.

Elle esquissait un sourire d'indulgence. Le maître, soudain enhardi, interrogea de la voix distraite qu'il employait à ces questions:

—Et ces messieurs de Meuze?... Vous avez de leurs nouvelles?...

Mme Chambannes répliqua, avec un effort pour contenir le sang qu'elle sentait fuser vers ses joues:

—Aucune!... Je crois qu'ils sont à Deauville jusqu'à la fin du mois, comme je vous l'ai dit l'autre semaine... Ils devaient y arriver la veille de mon départ...

M. Raindal, les mains pendantes au bout des bras, la fixait d'un studieux regard:

—Alors ils ne viendront pas ici?...

—Pas que je sache, pendant le mois d'août, repartit Zozé qui avait à demi maîtrisé sa rougeur... Et après, ce sera la chasse... Ainsi, vous voyez!...

—Parfaitement! murmura le maître, tandis qu'au dedans de lui-même il interpellait avec rage Thérèse.

Ah! qu'il l'eût souhaitée là, pour un instant seulement, à portée d'entendre! Voilà comme on accuse et comme on calomnie, sans preuves, sur des impressions jalouses et incertaines! «Une dame qui a publiquement un amant!» se redisait M. Raindal. Publiquement! Un amant! Où cela?... A Deauville peut-être! (Car peu à peu le maître avait circonscrit ses soupçons, rassemblé toute leur vigilance sur la tête de Gérald, l'unique jeune homme, au demeurant, que vît fréquemment Mme Chambannes.) Oui, à Deauville, à cinquante lieues des Frettes, délaissant ses amours durant un mois et plus! Un bel amant, en vérité!... Quelle misère et quelle injustice! Il eut un ricanement de mépris.

—Vous riez, cher maître? interrogeait Mme Chambannes.

Pour toute réponse d'abord, il prit doucement la main droite de Zozé qui, au-dessous de la main conductrice, retenait l'extrémité des rênes, et, l'élevant jusqu'à ses lèvres:

—Je ris, dit-il entre deux baisers, je ris de la méchanceté, ou plus exactement, de la sottise humaine!


Bientôt le programme des journées se régularisa. Lorsque la chaleur n'y faisait pas obstacle, le matin était réservé aux promenades en tonneau.

On fuyait les parages mondains qui, au delà de Poissy, avoisinent Saint-Germain. On s'acheminait plutôt, selon le cours de la Seine, vers Pontoise, ou même vers Mantes: régions accidentées, montueuses et souvent grandioses dont, comme Mme Chambannes, le maître s'était épris.

Le vent y roule ses amples ondes à travers plateaux et collines, avec des saveurs fortes qu'on croirait issues de la mer. Parfois, au sommet d'un chemin encaissé qui monte sous l'ombrage, une perspective inattendue étale des espaces énormes, des forêts, des routes entre-croisées, la largeur du fleuve, un gros bourg, des bœufs dans une prairie, des vignes sur un coteau, tout l'imprévu complexe des campagnes provinciales, loin de Paris, loin de la banlieue...

Le maître et Mme Chambannes partaient donc vers neuf heures et ne rentraient que pour déjeuner. D'autres jours, afin de parer aux médisances, ils emmenaient l'abbé Touronde.

M. Raindal et l'abbé occupaient une banquette. Zozé, sur l'autre, conduisait.

Un jeudi qu'ils avaient, tous trois, poussé jusqu'à Mantes où le maître désirait acheter une paire de souliers jaunes, leur entrée fit sensation. L'étrangeté de la voiture, la grâce mutine de Mme Chambannes, les cheveux blancs de M. Raindal et la soutane de l'abbé s'étaient accumulés pour frapper les curieux. Devant la porte du bottier, des gamins avaient entouré le tonneau. Les boutiquiers du voisinage étaient sortis sur le pas de leur magasin et échangeaient des plaisanteries. L'ensemble de ces émotions populaires fut résumé en un court filet anonyme du Petit Impartial de Seine-et-Oise. Nul nom n'y était imprimé. Mais on ne pouvait se méprendre au sens de l'allusion, au titre de l'article: Suzanne, ni à l'âpreté déployée par le rédacteur contre «certains ecclésiastiques amis des orphelins», dont la masse, à ne s'y point tromper, pâtissait pour l'abbé Touronde.

A la suite de cette mésaventure, Mme Chambannes évita désormais les villes.

Du reste, les promenades lui étaient moins un plaisir qu'un passe-temps entre l'heure de lire les lettres de Gérald—quand il en arrivait—et l'heure de lui écrire.

Chaque jour, après déjeuner, elle s'enfermait chez elle pour lui tracer de longues pages astucieusement rédigées de manière à stimuler son inerte tendresse et sa jalousie somnolente. Pendant ce laps, M. Raindal, remonté censément au travail, faisait la sieste à l'étage supérieur ou, par imitation, écrivait quelques mots aux siens. Et c'eût été une piquante comparaison que celle de leurs deux lettres: Zozé se noircissant à dessein, multipliant les détails équivoques, les récits d'épisodes où sa coquetterie s'ébattait parmi les admirations, les hommages masculins, les regards fervents de M. Raindal, de l'abbé, d'un passant, de tous les hommes,—et le maître, au contraire, épuisant les exemples à la blanchir des suspicions, à prouver sa candeur enfantine, sa vertu, son indubitable pureté.

On ne se retrouvait que vers quatre heures; et, selon la température, on demeurait dans le jardin, ou l'on rendait visite aux gens du voisinage: à l'abbé Touronde dont M. Raindal inspecta par deux fois les petits orphelins, aux Herschstein, aux Silberschmidt.

Nulle part le maître ne s'ennuyait, sauf les cas où pour une course jusqu'au village, des ordres à donner, une toilette à changer, Zozé le laissait seul avec la tante Panhias. Il n'avait d'autre consolation que de parler de sa petite élève. Il confiait à Mme Panhias ses remarques sur l'humeur variable de Zozé. Certains matins, elle paraissait en proie au spleen, sans qu'aucun motif saisissable justifiât ces accès de tristesse. A quoi donc les attribuer? Mme Panhias, qui avait, en secret, noté la concordance de ces crises avec le retard des lettres timbrées de Deauville, répondait évasivement:

—C'est sa natourre comme cela! Que voulez-vous?...

—Je ne dis pas! approuvait M. Raindal... En effet!... Nature rêveuse!... Nature essentiellement mélancolique!...

Et il se promettait de ne rien négliger pour distraire sa petite élève.

Une après-midi même, par crainte de la contrarier, il consentit à jouer avec elle au tennis. Zozé défendait un camp, M. Raindal et la tante Panhias coalisés, l'autre camp. Plus par essoufflement que par respect de sa dignité, le maître, au bout de quelques minutes, renonça à ce jeu. Il n'y avait que médiocrement réussi. Zozé, dans un esprit d'abnégation, ne renouvela pas la tentative.

Elle aussi se targuait de sollicitude. Elle plaignait le pauvre M. Raindal pour les tracas de famille dont il avait avoué quelques traits significatifs. Et quand le maître, en sa présence, ouvrait une lettre provenant de Langrune, elle ne manquait pas de s'informer si ces dames étaient moins méchantes.

—Peuh!... La glace... toujours la glace!... Des questions sur ma santé... des nouvelles de la leur... des compliments pour vous... des baisers... Dix lignes à peine!... Lisez plutôt!...

Elle parcourait la feuille et se remémorant les lettres de Gérald—des lettres dont le laconisme n'excédait guère celui du billet qu'elle lisait:

—Oui, cher maître! soupirait-elle... Comme vous disiez, l'humanité est joliment bête!...

Ces jours-là, par pitié pour ces douleurs pareilles aux siennes, elle opposait moins de rigueur aux baisers furtifs dont M. Raindal poursuivait, en toute occasion, ses mains nues ou gantées. Elle s'ingéniait à commander des plats succulents qu'elle savait devoir lui plaire. Puis, le dîner fini, dans le salon, s'il ne s'endormait pas, elle lui faisait la lecture—le journal, un ouvrage d'histoire—timidement, de son mieux, avec des intonations inexactes, des erreurs de petite fille, qui attendrissaient le maître au plus haut point. Ou, comble de délices, elle acceptait son bras pour un tour au jardin, le long de la pelouse, devant la terrasse du perron. Quand des nuages chargeaient le ciel, au couvert de l'obscurité, M. Raindal, bravement, baisait la main de la jeune femme qui le repoussait en chuchotant. Une fois, il faillit hasarder un baiser plus proche, dans la nuque, profitant du corsage à demi décolleté que portait le soir Mme Chambannes. Mais au moment d'exécuter, une telle frayeur l'empoigna, qu'il s'arrêta du coup sur place.

—Vous êtes souffrant, cher maître? interrogea Zozé.

—Non! fit-il se remettant en route... J'écoutais le vent dans le feuillage!...

Quand il remontait vers sa chambre, après ces nocturnes équipées, il avait peine à se mettre au lit. Les réflexions sourdaient en lui par bouillonnantes cascades. Il comptait le nombre des baisers tolérés par Mme Chambannes depuis le matin: un dans le bois de Verneuil, un autre dans le parc avant le déjeuner, un autre l'après-midi, dans la chambre de Zozé où il s'était rendu sous prétexte de réclamer un livre, un cinquième, un sixième, ce soir, au-dessous de la terrasse... Additions enfantines et non sans vanité,—il en convenait modestement!

Mais que pèsent les considérations métaphysiques auprès de l'écrasante réalité de nos joies? A celle-ci il n'est de mesure que les variations de notre sentiment. S'il s'exalte, ne dédaignons point ses enthousiasmes; s'il s'abaisse et fléchit, quelle philosophie le relèvera?... Ainsi méditait M. Raindal, avec un mépris graduel pour les plaisirs spéculatifs.

Souvent il atteignait à l'extrême franchise, à ces examens solennels où l'âme parle à l'esprit, comme l'épouse fidèle à l'époux. Eh bien! oui, là, sous les yeux clairs de sa conscience, M. Raindal ne le niait pas. Il était un peu amoureux de sa gentille petite élève. Il éprouvait à son approche des rougeurs, des émois, des sursauts intérieurs qui, de l'aveu général, sont l'indice de l'inclination. Amour certes inoffensif, flamme qui n'ardait pas, rayons ultimes du cœur! Quel danger courait-il à se réjouir de ces lueurs crépusculaires que la Vie, par un dernier bienfait, rallume quelquefois sur la route de la tombe? Quelle faute commettait-il en puisant dans ces illicites baisers une fougue de jeunesse renaissante, un démenti continuel au déclin fatal des années?

Ces pensées graves l'attristaient. Il déplorait d'être si vieux, de n'avoir pas connu plus tôt sa chère amie Mme Chambannes. Puis, sans mentionner le départ prochain qui le séparerait de la jeune femme, combien d'heures auprès d'elle lui ménageait encore la Destinée?... Et sous une poussée d'amertume, il s'attablait pour écrire à Thérèse, faire l'essai de nouveaux projets. Août allait finir, et, de certains propos échappés à Mme Chambannes, M. Raindal n'était pas éloigné de conclure qu'une prolongation de séjour charmerait la châtelaine. Dans maintes causeries elle semblait avoir indiqué que la venue de ces dames en septembre ne serait pas pour lui déplaire. Qu'en disaient-elles, ces dames? Le cas échéant, voudraient-elles rejoindre le maître au lieu de rentrer à Paris, par ces «grosses chaleurs» qui menaçaient de persister? M. Raindal ne prétendait pas les contraindre. Pourtant, à son avis, la bouderie durait trop; et il ne lui paraissait guère séant de rebuter une seconde fois des avances tellement cordiales...

Il se couchait ragaillardi par cette espérance qu'on a, d'avoir exprimé ses espoirs. Et le lendemain, à la vue de Zozé, toute souriante et fraîche dans un peignoir léger, comme une nymphe matinale, les dernières vapeurs de sa mélancolie fuyaient.

—Où allez-vous donc, cher maître? lui criait-elle allègrement du haut de sa fenêtre.

Il relevait la tête, et, lançant à Mme Chambannes un camarade bonjour de la main:

—Je vais à l'écurie donner du sucre à Notpou... Et après, je vais à la poste jeter une lettre pour ces dames!...

—Dépêchez-vous, cher maître!... Dans une demi-heure, je suis prête!...

Il se retournait tous les cinq pas, en plaçant la main contre ses yeux. Elle souriait toujours, accoudée au balcon. Les larges manches de son peignoir avaient glissé. Et son bras replié sur la balustrade dressait une solide massue de chair blanche.

«Pourvu que ces dames veuillent!» songeait M. Raindal en s'acheminant vers l'écurie.

Un matin qu'il revenait de porter à la poste la quatrième lettre depuis le début de la semaine,—trois étaient demeurées sans réponse,—il rattrapa, en route, le facteur cantonal qui desservait le château.

—Une lettre pour vous, monsieur! fit l'homme en saluant.

Le maître ralentit l'allure. C'était une lettre de Langrune. Ces dames reconnaissaient la justesse des remarques concernant les grosses chaleurs. En conséquence, elles retarderaient leur départ et ne se réinstalleraient à Paris que vers le 15 septembre. Des Frettes, de Mme Chambannes, pas un mot.

—Les sottes! murmurait le maître avec contrariété.

Mais son contentement fut plus fort. Au fait, il acquérait la prolongation désirée, le droit de rester aux Frettes. Qui sait même si en venant, ces dames ne l'eussent pas incommodé d'une humiliante surveillance! Et quant à leurs froideurs, quant à leur sourde inimitié, on aviserait au retour, on les materait coûte que coûte.

Il marchait si vite qu'il croisa le facteur à la porte du château.

Au milieu de la terrasse à balustrade de pierre, qui longeait le pourtour de la maison, Zozé rêvait assise dans un fauteuil de paille. Devant elle, sur une petite table, près d'un plateau à thé, gisaient des lettres dépliées.

—Y a-t-il du neuf, cher maître? questionna-t-elle.. Le facteur m'a dit qu'il vous avait remis une lettre... Est-ce que c'est de ces dames?...

M. Raindal balbutia des explications confuses.

—Alors, quand partez-vous? fit Zozé avec calme.

Il la contemplait d'un air un peu déçu.

—Eh! je ne pars pas, mon amie... Puisque vous le voulez bien, j'aurai le bonheur de ne pas partir!...

Il avait décoché—à droite, à gauche—deux regards circonspects, et il saisit la main de Zozé en inclinant le buste.

—Maintenant, moi aussi, j'ai de grandes nouvelles! déclara la jeune femme qui réprimait un geste d'énervement tandis que M. Raindal achevait son lourd baiser... D'abord, j'ai reçu un télégramme de Georges. Il revient le 1er septembre, lundi, dans trois jours...

—Ah! fit M. Raindal machinalement... Tant mieux!... Il va bien?...

—Très bien!... Vous lirez sa dépêche... Et ensuite...

—Ensuite? redit le maître avec une oppression d'anxiété.

—Ensuite, j'ai reçu une lettre de ces messieurs de Meuze m'annonçant qu'ils viennent passer une huitaine aux Frettes.

M. Raindal, dont la bouche se tordait, tenta une objection suprême:

—Cependant vous m'aviez assuré...

—Oui, qu'ils devaient faire l'ouverture... Ils la font en Poitou, où elle n'a lieu que le 12...

—C'est différent! murmura le maître d'un ton vaincu... Ils arrivent quand, ces messieurs?

—Lundi également...

Le maître respira et, d'un accent plus ferme:

—Le même jour que votre mari?

—Oui! fit Zozé qui l'observait du coin de la paupière... C'est-à-dire que Georges débarque à Paris vers neuf heures... L'oncle Panhias va le chercher à la gare du Nord et il ne pourra pas être ici avant onze heures... Ces messieurs de Meuze, eux, y seront dans l'après-midi... Georges les suivra de quelques heures, en somme!

—C'est ça, de quelques heures! répétait au hasard M. Raindal.

Il appuya la main à son front, se plaignant d'une subite migraine. Le soleil, sans doute, ou sa hâte à rentrer!

—Si vous permettez, je ne sortirai pas ce matin, dit-il... Je préfère me reposer...

Mme Chambannes, en souriant, le regardait s'en aller. Puis une chute de maussaderie lui abaissa les lèvres. Au fond, il n'y avait pas de quoi rire! Tout s'arrangeait très mal. Le maître prenant au sérieux de banales phrases de politesse, ou des regrets formulés dans un moment de colère contre Gérald; le père Raindal collant au Frettes pour quinze jours! Là-dessus Georges qui tombait de Bosnie! Le marquis et son fils arrivant en même temps, comme convenu! Pas d'espoir que Raldo consentit à hâter leur retour! A peine une soirée pour se revoir, se retrouver! Et cela, devant le père Raindal qui faisait déjà la tête, et les aurait sous l'œil! Que de malchances, de complications, de difficultés!...

Mme Chambannes, pendant les trois jours qui suivirent, s'excusa de son humeur morose. Elle se sentait souffrante, elle avait mal aux nerfs.

M. Raindal affecta la pitié, le bon vouloir. A peine essayait-il un baiser ou deux, par contenance. Mais lui non plus n'était pas gai. L'oncle Panhias, courtoisement, lui en adressa le reproche. Le maître feignit de s'étonner. Non, franchement, il n'avait nulle raison d'être triste; et pour prouver son insouciance, il ricanait en se tapant la poitrine:

—Ha! ha! Moi pas gai! Ha! ha! Et pourquoi ne serais-je pas gai? Ha!...

L'image de Gérald retraversait, plus vivace, son esprit: le petit rire du maître s'arrêta net, comme brisé en deux par un choc.

XVII

Le lundi soir, après dîner, on passa au salon pour prendre le café.

Zozé inaugurait une robe en mousseline bleu de lin, dont le corsage échancré laissait à nu son cou cerclé d'un double rang de perles. Le marquis était en habit et cravate blanche, Gérald en smoking avec une rose jaune à la boutonnière. Et il émanait d'eux comme un reflet de fête.

Les hautes croisées de la pièce étaient demeurées ouvertes. Elles donnaient de plain-pied sur la terrasse du pourtour. Par l'écartement de leurs battants, on apercevait la pelouse et les corbeilles, l'amas touffu des arbres du parc. Le jour ne se retirait qu'à regret. Ses clartés grises semblaient, dans l'air, disputer à la nuit la tiède saveur de cette journée finissante.

—Jolie soirée! fit M. de Meuze qui fumait un cigare au balcon de la terrasse.

M. Raindal, assis dans le fond du salon, face à la fenêtre, lisait le journal près d'une lampe. Mme Chambannes et Gérald causaient dans l'angle de gauche sur un petit divan de cretonne. La tante Panhias servit à chacun le café, tout en maugréant contre son mari qui s'était obstiné à ne partir qu'après le dessert. Avait-on jamais vu entêtement si absurde! Dès lors que l'on se rendait au-devant de quelqu'un, n'était-ce pas le moins que de sacrifier son dessert? Et elle tourmentait Zozé pour connaître l'heure des trains, calculer les correspondances, décider si l'oncle Panhias arriverait en temps voulu!

M. de Meuze, qui reparaissait, interrompit ces doléances:

—Vous m'excuserez, mesdames! fit-il... Le voyage m'a harassé... Je vais aller mettre au lit ma vieille patraque de personne!...

Il s'approchait de M. Raindal pour lui tendre la main.

—Chut! murmura-t-il en se retournant vers les jeunes gens... La science dort... Paix à son sommeil!... Bonsoir, chère madame!...

Zozé lui adressait de la tête un amical adieu.

—Oh! ce n'est rien! déclara à mi-voix la tante Panhias... Cela lui prend presque chaque soir, à ce brave M. Raindal!...

Elle s'esquivait avec le marquis, ayant vingt choses à commander pour les appartements des nouveaux hôtes, le retour de Chambannes, la voiture qu'il fallait atteler.

—Enfin seuls! susurra gouailleusement Gérald.

—Plus bas, mon chéri! implora Zozé qui lui pressait la main.

—Quoi?... Puisqu'il dort!...

Zozé, les sourcils froncés, examinait M. Raindal sans lâcher la main de son Raldo. Puis, se levant et tirant à elle le jeune homme:

—Tiens, venons sur la terrasse... Je serai plus tranquille...

Elle soupirait:

—Oh! mon Raldo, quelle scie qu'il soit resté!... Et tu sais, nous l'avons encore pour quinze jours!...

—Oui, tu m'as dit!... Bah! s'il nous gêne, on le sèmera, le Kangourou!... Ce ne doit pas être bien difficile!...

Il s'étaient accoudés dehors à la balustrade de pierre blanche. M. Raindal, minutieusement, entr'ouvrit les paupières. D'où il se trouvait placé, il ne voyait que de biais que Mme Chambannes, l'évasement de sa jupe bleu pâle, son buste de trois quarts, sa fine tête profilée à droite.... Pour parler à Gérald, sans doute, à Gérald qu'il devinait tout près, coude à coude avec elle, comme il avait été lui-même, là-haut, dans la chambre lumineuse, le premier jour de l'arrivée!... Il retint sa respiration afin d'essayer de les entendre. Il ne distinguait qu'une mélopée de paroles confuses, une cascade de syllabes ouatées dont le sens se brisait aux invisibles cloisons de l'air.

Parfois le buste de la jeune femme oscillait, son profil sombrait dans le noir. Un meurtrier arrêt tranchait l'entretien. M. Raindal, les mains collées à son fauteuil, contemplait avec un recul de souffrance la robe pâle sans tête, le corps décapité de sa petite élève. Pourquoi se penchait-elle tant? A quel mystère inclinait-elle le chuchotement de sa bouche rieuse?

Et soudain une grande ombre fila derrière Mme Chambannes, la silhouette de Gérald, sa rose, sa moustache brune. Des pas agiles descendirent les marches du perron. Les cailloux grincèrent dans le jardin. Maintenant, d'en bas, une voix contenue monologuait par intervalles. Mme Chambannes, la tête fixe, paraissait l'écouter; et son index, devant le visage, opposait des gestes de refus.

M. Raindal, oubliant toute prudence, avait complètement écarquillé les yeux. Une brusque volte-face de Zozé les lui fit refermer juste à temps. Que se passait-il donc? Elle pénétrait dans le salon, y cherchait un objet,—une mantille, présuma M. Raindal, au froissement de la soie, des dentelles,—resortait sur la pointe des pieds, se retournait un instant à la hauteur du seuil... Puis ses talons sonnaient contre les degrés du perron. Le sable de l'allée recraquait sous des pas.

—C'est un peu fort! murmura le maître qui se levait en s'étirant.

Il prêta l'oreille. Tout, dehors, s'était tu. Ah çà! où se sauvait-elle? Oui, dans le jardin, se promener avec le jeune Gérald. Mais s'ils se promenaient, comment expliquer ce silence? Auraient-ils, par hasard, franchi la limite coutumière, été jusqu'à la pelouse, peut-être même au delà? Invraisemblable licence! Pourtant M. Raindal tenait à s'en assurer. A son tour, il vint s'appuyer au balustre de pierre blanche. Son cœur, par chocs désordonnés, tapait contre les côtes, et ce martèlement continu se propageait à son bras gauche comme un sourd tocsin intérieur. Il plongea d'un coup d'œil dans le jardin.

Le silence y persistait, sous le ciel chamarré d'étoiles. Un demi-jour bleuâtre s'étalait partout où les massifs, les arbres, quelque obstacle résistant et dense n'avait pas rabattu ses fragiles lueurs. Ainsi la pelouse se discernait avec tous ses contours, toutes ses corbeilles fleuries et sa pente légère. L'allée du bord aussi dessinait nettement ses clairs méandres de gravier. Et l'obscurité ne renaissait qu'après, à la haute muraille des tilleuls, qui dilataient au loin, dans l'atmosphère humide, la senteur de leurs floraisons tardives.

D'habitude, M. Raindal raffolait de ce parfum sucré. Il l'aspirait avec gourmandise, la bouche grande ouverte, les narines palpitantes. Mais, à présent, l'angoisse pétrifiait tout son corps, sauf les yeux. Il n'avait plus de force, de vie, de conscience que pour inspecter l'ombre, que pour fouiller les ténèbres de ses regards cupides, des regards qui voulaient et voulaient encore voir...

Non, personne sur la pelouse, personne dans l'allée, nul bruit par le gravier! Ils se cachaient donc dans le parc, les misérables?

A cette question terrible, le maître ne prit pas le loisir de répondre. Brusquement, il s'était redressé; et d'une allure automatique, dont la raideur même titubait, il descendit les marches.

Deux enjambées lui avaient suffi pour gagner la pelouse, la terre grasse qui étouffait le bruit de ses pas. Il eut un ricanement sardonique, une sorte de toux victorieuse. Au moins par ici, par ce sol mou, on ne l'entendrait pas venir. Heu! heu!... Où se dirigeait-il de sa démarche fascinée? Que dire, que faire, qu'inventer, si au coin d'un sentier il se heurtait à eux? Y songeait-il seulement, sous la sauvage douleur qui le brûlait sans trêve, le poussait en avant comme une bête folle sous l'incendie? Il ne sentait plus rien, ni le parfum des tilleuls, ni la fraîcheur de l'herbe qui humectait ses chevilles, ni l'odieux de cette poursuite, ni la honte de ses ruses!... Il approchait, il atteignait le parc, il allait voir!...

Il s'était engagé au plus épais de la futaie. Le tapis des feuilles mortes exhalait lentement vers lui son âcre odeur de pourriture éternelle et toujours renouvelée. Des branchettes souples lui cinglaient la face. Des racines entravaient ses pieds. Et il continuait, les yeux à moitié clos par crainte des épines, la sueur coulant à son front, les mains projetées en avant pour palper l'ombre et le feuillage.

Mais subitement, il s'arrêta. De la gauche, de l'endroit où il supposait la clairière des tilleuls, l'espacement des arbres, le champignon de pierre et les sièges de jonc, une rumeur montait, comme un duo de voix violentes et langoureuses. Un instant, elles cessaient, puis elles réitéraient leurs plaintes. Il eut l'impression que son cœur se rétrécissait, s'annihilait dans sa poitrine. Il avait stoppé une minute, car ses jambes pliaient... Il reprit sa marche, haletant, courbé en deux comme un gorille, frôlant des mains le sol. Les voix se précisaient à mesure qu'il rampait vers elles et soudain il faillit fléchir. Il percevait tout maintenant, jusqu'au son familier de ces voix. Et c'était un échange d'invocations tellement éhontées, d'apostrophes à la fois si bestiales et si tendres qu'il en demeura stupéfié. Ah! seule peut-être la reine Cléopâtre avait jamais déchu à ce degré d'impudeur!... M. Raindal n'eut pas le courage de regarder, de voir. Une panique rageuse l'emportait, un besoin frénétique de fuir, d'échapper aux tortures de cette futaie infernale. Alors il se précipita dans une course éperdue, furieuse, sans peur du bruit cette fois, sans peur de se trahir, broyant les branches sur son chemin, se vengeant contre les arbustes, ahanant, galopant avec un fracas de gros gibier qui détale sous bois devant la meute. Il était à bout de souffle. Il buta contre la pelouse où les dahlias le reçurent. Il s'était prestement relevé, les genoux alourdis de terre moite. Il se remit en route d'un train plus modéré, quoique hâtif encore.

Sans courir, ses jambes nerveusement pressaient le pas, se soulageaient à cette allure vive. Parvenu au bas du perron, instinctivement il brossa de la manche ses habits. Par un restant de clairvoyance, il redoutait la tante Panhias, sa curiosité, ses questions possibles. Mais le salon demeurait vide. Le maître s'élança dans le vestibule, gravit moelleusement l'escalier... Enfin il était dans sa chambre. D'un coup de pied retentissant il referma la porte. Sa main tremblante tournait à double tour la clef dans la serrure. Il se laissa tomber, épuisé, au bord de son vaste lit apprêté déjà pour le sommeil...

La lassitude pourtant ne l'avait pas calmé. Des bouillonnements de colère déferlaient dans ses veines. Il esquissait avec les mains des gestes de destruction. Il aurait voulu tenir Mme Chambannes, la briser comme les branches du parc, l'émietter, l'anéantir.

Sa petite élève! Sa petite élève! Était-ce elle, était-ce cette bouche candide qui avait proféré de si abominables mots? A chaque souvenir de chaque parole, il sentait dans son cœur s'enfoncer comme une lame. Non, son jugement prévenu s'insurgeait contre tant d'opprobre, sa mémoire mentait!... Sa petite élève! Sa chère amie! Et, simultanément, à ces noms d'affection il joignait les plus basses insultes. Il évoquait Thérèse, sa haine contre Zozé, et il l'eût voulue auprès de lui pour haïr la coupable ensemble.

Oh! Thérèse ne s'était pas trompée sur la niaiserie de cette Mme Chambannes, sur sa dépravation, sur sa médiocrité. En une fois, elle l'avait mieux appréciée, devinée, condamnée, que lui en cent rencontres. Car elle n'aimait pas, Thérèse, tandis que lui, il aimait, hélas!

—Oui, je l'aimais, je l'aime! murmurait-il d'une voix fervente comme pour renier par cet aveu repentant tous les chétifs travestissements, tous les artifices de pruderie où s'était abritée sa passion sans vaillance.

Un bruit de volets qu'on fermait, de pas dans l'escalier, interrompit ses oraisons. Il espérait que Mme Chambannes monterait demander de ses nouvelles. Que lui répondrait-il? Se jetterait-il à ses genoux, en balbutiant piteusement des prières d'amour? Ou la repousserait-il de quelque riposte méprisante?

Il n'eut pas à choisir. Zozé ne montait pas. Et, à sa place, les échos du parc reprenaient dans l'esprit du maître leur diabolique et vil concert, le duo de leurs accents ravis.

Oh! les atroces, les répugnantes paroles! M. Raindal comparait avec les notes latines de son livre. C'était à vingt siècles de distance presque les mêmes mots, les mêmes folies que celles dont Cléopâtre, dans les pires extases, se plaisait à stimuler son amant, le soudard Antoine! Par quel miracle d'universelle et immuable perversité ce vocabulaire infâme s'était-il transmis honteusement de la reine des Égyptes à la gentille amie du maître? Que de couples amoureux avaient dû, d'âge en âge, le redire et le conserver!...

Puis tout d'un coup, dans le trouble de ces parallèles historiques, une nette intuition brilla. M. Raindal comprenait, il s'expliquait enfin l'œuvre de sa petite élève... Son professeur plutôt, sa petite éducatrice, qui depuis le premier jour, peu à peu, lui avait appris l'existence raffinée, les jouissances matérielles, la réalité saisissable de tous ces termes qu'il employait naguère distraitement dans ses phrases, dans ses livres, comme les pièces symboliques d'un échiquier sans vie!... Plaisir, amour, luxe, élégance, ardeur des sens, beauté, grâce, passion, tendresse, autant de vocables inertes, avant que Mme Chambannes les lui eût vivifiés!

Et la leçon dernière, l'achèvement de cet apprentissage, ne venait-il pas de s'accomplir, là-bas dans la futaie où peut-être elle était encore, pâmée, à l'oublier aux bras d'un autre!...

La souffrance inconnue dont le déchirait cette vision apparut à ses lèvres en un rictus d'horreur. Il s'était levé de son lit, les paupières clignantes. Ses poings battirent l'air dans un élan de menace. Il fut quelques minutes sans retrouver le fil de ses méditations.

Dans le fauteuil de cretonne où il s'était écroulé, fourbu, il revivait toute sa carrière, la succession de ces années vertueuses dont la droiture jadis exaltait son orgueil. Comme elle lui semblait aujourd'hui maussade, mesquine, cette étroite petite sente parcourue au prix de tant de peines et de tant d'efforts! Elle lui faisait l'effet d'un de ces petits chemins détournés qu'on longe aux jours de fête, pour fuir la joie des autres... Auprès, il entrevoyait, comme dans une estampe ancienne, la kermesse bruyante de la Vie, des groupes qui chantaient, des gerbes fleuries, des ivresses, des femmes avec des hommes, l'exubérance fougueuse de la multitude en liesse... Et lui cependant, à l'écart, poursuivait pas à pas sa route, après l'étape franchie n'apercevant que l'étape prochaine, ne s'appliquant qu'à ne pas dévier, ne mettant son zèle qu'à ne pas se distraire... Que lui importait de l'autre côté qu'on s'amusât et qu'on vécût?... Ne savait-il pas de science certaine la vanité vulgaire des plaisirs qui contentent la foule, et le dégoût qu'ils laissent, et la sottise où ils ravalent, et ce peu de chose qu'est la femme, mulier, devant un esprit supérieur?...

Les femmes, il n'en avait guère connu qu'une, la sienne. Sauf des escapades d'étudiant, oubliées aussitôt que faites, il se rappelait son existence de jeune homme, les quatre ans écoulés au désert sous les ordres de Mariette-Bey, son imperturbable chasteté, ce précoce mépris de l'amour dont le «Grand Bey» lui-même le raillait. Quand les camarades quittaient le campement, se rendaient à la ville voisine pour voir les danses des bayadères ou passer une nuit de congé avec les filles indigènes, le plus souvent M. Raindal découvrait quelque prétexte à ne pas les rejoindre: un travail à achever, un papyrus à déchiffrer, une indisposition fortuite. «Sapristi, Raindal, dégourdissez-vous donc, mon garçon! commandait le Grand Bey de sa voix sarcastique... Vous finirez par nous faire croire que vous avez une liaison avec une momie!» Le jeune savant riait, promettait de suivre les camarades, et, à la dernière minute, se rétractait. Les bayadères l'ennuyaient. Depuis, hormis sa femme, rien, pas une aventure, pas un souvenir, ni un gracieux visage, ni aucun de ces fantômes chéris dont une particulière beauté—la main, le sourire, la finesse des baisers, la douceur des yeux—vous flatte jusqu'à la tombe de sa compagnie secrète.

Et à présent il était là, blanchi, défiguré par l'âge, incapable de plaire, pantelant d'amour à l'heure où les voluptés cessent, épris d'une jeune femme qui en aimait un autre... Quel châtiment! Quelle agonie! Combien de temps durerait-elle à lui montrer toutes les béatitudes manquées par morgue pédantesque ou superbe confiance en soi?...

Il s'était rapproché de la cheminée; et debout, vis-à-vis du miroir, il tordait ses traits en grimaces pour se convaincre encore plus de sa décrépitude sans recours. Ah! oui, un joli teint, de jolies dents, et des rides, et des boursouflures, et des mollesses de chair, tout ce qu'il fallait, ma foi, pour séduire une femme!

Les roues d'une voiture écrasèrent le gravier du jardin. On entendait des appels de voix, des rires. Georges arrivait.

M. Raindal fut saisi de l'envie de descendre. Il alléguerait le retour de Chambannes, la bienvenue à lui souhaiter, et il pourrait revoir Zozé. La main sur le bouton de la porte, un scrupule d'amour-propre le retint. Non, c'eût été trop lâche! Il resta.

Des portes claquèrent au-dessous. Le silence se refaisait par la maison. M. Raindal eut au cœur un nouvel élancement. Il réfléchissait que maintenant le mari était chez sa femme... Ses épaules se secouèrent dans un ricanement mauvais. Bah! il ne l'enviait pas ce malheureux Chambannes. Non, vraiment, il n'y avait pas de quoi! Être le mari d'une écervelée, d'une petite sotte, d'une indigne créature qui l'instant d'avant... Il ne termina pas. Ses yeux s'injectaient de sang. Des malédictions brutales jaillissaient de ses lèvres. Il étouffait. Il ouvrit la fenêtre.

La nuit avait fraîchi. Dans le lointain, parfois, dans la plaine, un train faisait sinuer à l'horizon son serpent de lumières jaunes. Ou bien les coqs du voisinage, abusés par la fausse pâleur du ciel, se lançaient à travers les espaces leurs intrépides saluts, auxquels des chiens répondaient en hurlant.

M. Raindal gravement contempla les étoiles bleuissantes. Chacune lui représentait un soleil avec des satellites gravitant autour. Il se demandait combien de douleurs identiques à la sienne devaient en ce moment gémir sur ces planètes obscures. Il raisonnait, calculait, se grisait de pensées altières. Il invoquait la Douleur humaine, la Souffrance des Mondes, la Plainte universelle,—toute la pitié convenue, toute la charité verbale, toute l'hygiène égoïste et hypocritement tendre, tous les remèdes déclamatoires que les livres enseignent aux chagrins personnels. Mais il n'en éprouvait aucun soulagement.

Pauvre penseur, pauvre maître, pauvre homme! Ah! oui! il pouvait appeler à son aide les spectacles célestes, les astronomes, les philosophes Newton, Laplace, Kant et Hegel! Il pouvait se gonfler! Il pouvait se grandir!

Il n'en gardait pas moins à gauche de sa poitrine un atome de chair plus sensible, plus réel que tous ces infinis de parade, impuissants à le guérir comme à le dominer.

Que lui demeurait-il donc dans l'accablante catastrophe? Sa famille? Il avait, depuis un an, perdu jusqu'au goût de la chérir! Son travail? Il en détestait l'œuvre, le mirage menteur, la routine malfaisante!

Alors il referma la fenêtre. Il renonça aux étoiles. Il se rassit sur son lit et se mit à pleurer.

Finies, les illusions! Finies, les fatuités de vieillard! Il s'en irait le lendemain. Il ne serait pas témoin de leur humiliant amour. Il ne verrait plus jamais sa chère petite élève. Et il pleurait... Douleur enfin sincère, sans vilenies de rancune, sans parodie d'orgueil, douleur humble qui s'avoue et qui aime ses larmes! M. Raindal y trouva l'apaisement, puis le sommeil.


Le lendemain cependant, vers dix heures, comme il descendait au jardin, une commotion soudaine rouvrit sa plaie intime.

—Oui, monsieur, Madame est sortie, assurait Firmin... Elle est allée se promener en tonneau avec M. de Meuze..

—Avec lequel? aboya presque M. Raindal.

—Avec M. le marquis... M. le comte et Monsieur sont encore dans leurs chambres.

—Ah! bien! Bon! fit M. Raindal en recouvrant son flegme.

Il s'assit dans un rocking-chair, à l'ombre de la terrasse, et il affecta de s'absorber à la lecture d'un journal.

Mais ses yeux immobiles ne parcouraient pas les lignes. Leur zèle intérieur suivait d'autres idées, d'autres phrases, le petit discours de séparation, quelques paroles mystérieuses et fermes dont le maître annoncerait son projet de partir. Il en savait le principal, quand Notpou montra sa noire crinière rase à l'orée du feuillage.

Le marquis dans la voiture saluait cordialement de la main M. Raindal. Oh! plus de retardements! Plus d'hésitations! Le maître était bien évincé, destitué de son pouvoir! Jusqu'au père de Gérald, jusqu'à ce vieux marquis qui lui prenait aussi sa chère petite élève et dont il se sentait jaloux!... S'en aller, il fallait s'en aller au plus tôt! La souffrance elle-même exigeait ce prompt sacrifice!

Le maître se leva. Il guettait le premier regard de Mme Chambannes, la mine défaite, les paupières baissées qu'elle aurait immanquablement pour lui dire bonjour. La physionomie de Zozé le déçut. Elle s'avançait vers lui souriante selon son habitude, les yeux à l'aise sous sa voilette relevée, tel un bandeau, à hauteur des sourcils; et elle lui tendait sa petite main gantée de blanc, sans contrainte, comme la veille, comme le matin d'avant, comme si entre eux la nuit, Gérald, le parc, rien de toutes ces hontes n'eût été!... Il lui serra la main d'une pression timide, et, se rasseyant dans le rocking-chair:

—Auriez-vous quelques minutes d'entretien à m'accorder, chère madame? questionna-t-il en considérant le cuir bruni de ses souliers jaunes.

—Volontiers! fit délibérément Mme Chambannes qui traînait un fauteuil auprès de celui du maître.

Elle s'assit, et, caressant M. Raindal d'une de ses chaudes œillades.

—Je vous écoute, cher maître... Vous avez des ennuis? Pas de la part de ces dames, au moins?...

Elle se dégantait sans cesser de sourire; et, les bras relevés en anses gracieuses des deux côtés de son visage, elle s'évertuait à retirer la longue épingle cachée qui piquait son chapeau marin.

—Vous vous trompez! bredouilla M. Raindal, les prunelles toujours vagues. Il s'agit justement de Langrune.

Ses mains pendantes se crispaient au bout de ses poignets. L'air ingénu de Mme Chambannes le révoltait, comme un dernier défi à sa crédulité.

—Alors?... interrogea la jeune femme.

Il osa la dévisager. Quoi! ces lèvres restaient fraîches après tant de souillures! Nulle trace ignominieuse ne salissait ce limpide regard! Pas même un frémissement! Pas même une rougeur! Le mensonge lavait donc tout de ses eaux scélérates! Un regain de fureur souleva M. Raindal. Sa prudence chancelait. Les phrases préparées fuyaient. Et, le regard fixe, la voix bourrue, les mains cramponnées au fauteuil comme pour y prendre plus d'élan, tout simplement il déclara:

—Je m'en vais!

—Vous partez! se récriait Zozé d'un ton de stupéfaction bien joué.

M. Raindal se ressouvint à peu près des paroles à dire:

—Excusez ma rudesse, ma mauvaise humeur... J'ai reçu ce matin, de ces dames, de Langrune, une lettre si pressante que je dois y céder... Elles me réclament là-bas, et je pars... Croyez que je suis navré!...

Il y eut une pause. Zozé se recueillait. Sûre à présent qu'il partirait, pourquoi ne pas conserver ce maintien d'innocence dont la ténacité ne pouvait que dérouter ses soupçons? Et avec un imperceptible sourire:

—Je vous crois, cher maître, dit-elle, quoique vous m'étonniez...

—Je vous étonne, chère madame? fit sournoisement M. Raindal dont le cœur battait plus fort.

—Voilà... J'étais en bas, ce matin, quand le facteur est venu... Il m'a remis tout le courrier et il n'apportait pas de lettre pour vous!...

M. Raindal se taisait par bravade, dédaignant de se disculper, ne niant pas sa supercherie.

—Voyons, cher maître! reprit doucement Zozé... Puisqu'il n'y avait pas de lettre, qu'est-ce qui vous fait partir? Quelqu'un vous a mécontenté?... On vous a froissé sans le savoir?... Qui, dites-moi qui, je vous prie?

Et ses yeux, alentour, semblaient chercher le fautif, le vilain, le méchant qui avait contrarié son cher maître. M. Raindal l'observa un instant, les lèvres convulsées de dégoût.

«Qui, dites-moi qui?» se répétait-il mentalement. C'était trop de fourberie et trop d'impudence, à la fin! Il repoussa son fauteuil, les mâchoires distendues, prêtes à mordre, à lâcher tout leur faix de questions, d'outrages et de reproches! Mais d'un effort, il se maîtrisait; et, marchant devant Zozé, allant, revenant, sur un court espace de dix pas, il proféra d'une voix que la fureur hachait:

—Ne me demandez rien, chère madame, rien, ce serait inutile!... Je dois partir et je pars... Je ne puis vous en dire plus... Je ne sais si vous me comprenez, et je souhaite que vous ne me compreniez pas... Oui, je le souhaite de toute mon âme... Hélas! au contraire, je crains bien que vous ne m'ayez compris...

—Mais, cher maître!... protestait Zozé.

—Bon! bon! chère madame!... Vous ne me comprenez pas?... Tant mieux... Vous me comprendrez plus tard, à la réflexion... Je vous prierai uniquement de m'éviter toute lutte, de vous prêter à mon petit stratagème: la lettre reçue, vous savez, la lettre que je n'ai pas reçue... Car ma résolution est irrévocable... Je partirai cette après-midi... Rester ici une journée de plus me mettrait au supplice... Je ne peux pas!... Je ne peux pas!

Il suffoquait. Zozé s'était levée et lui avait saisi la main sans qu'il se dérobât à l'étreinte:

—Je ne vous comprends pas, cher maître... Vous êtes libre... Je n'ai pas le droit de vous retenir... Pourtant, je vous demande pardon si je vous ai offensé! fit-elle d'un accent ému, où la simulation n'était que pour moitié.

M. Raindal détourna la tête. Il ne voulait pas qu'elle vît ses yeux chargés de larmes. Il dégagea sa main, et, feignant d'examiner la pelouse, le parc, les nuages:

—Je vous remercie, chère madame... Je n'ai pas à vous pardonner! fit-il en toussant pour refouler une nouvelle montée de larmes qui éraillait sa voix... Je partirai tantôt par le train de cinq heures... Ne vous inquiétez pas de moi... Veuillez seulement me donner Firmin... Il m'aidera à faire ma malle... Hum!... hum!... hum!...

Il prolongeait sa toux, et, mélancoliquement:

—Hum!... hum!... Quand je serai parti, quand je ne serai plus là, j'espère que quelquefois vous penserez à votre cher...

Il se corrigeait:

—... A votre vieux maître, qui, lui, même de loin, ne vous oubliera pas...

La solennité de cette promesse achevait de le bouleverser. D'un pas précipité, comme frappé d'un malaise, il gagna le salon, puis le vestibule, puis l'escalier.

Zozé courait derrière en pépiant de son intonation la plus suave, la plus attendrie:

—Cher maître!... Mon cher maître!... Et à Paris... à Paris, nous nous reverrons, n'est-ce pas?...

Il ne répondit que d'en haut, la voix redevenue nette, pour ne laisser nul doute ensuite aux personnes de la maison:

—Entendu, chère madame... Je transmettrai à ma fille votre commission... D'ailleurs nous en recauserons à déjeuner, avant que je parte!


Sitôt débarqué à Paris, M. Raindal s'informa des trains pour Langrune. On lui en indiqua deux: un du soir qui arrivait dans la nuit, un autre du matin qui le déposerait à Langrune dans l'après-midi. Aviser par dépêche de son arrivée aurait alarmé ces dames. Il adopta de ne partir que le lendemain, quitte à passer la nuit dans l'hôtel le plus proche; et il descendit lentement vers la cour de la gare, où le soleil au déclin distillait une buée d'or.

Des cortèges mouvants et sans fin y défilaient sur la chaussée, sous les arcades: toute la rentrée de la banlieue laborieuse qui retourne le soir aux champs, toute la population élégante des villas de Seine-et-Oise,—tour à tour, de petits employés marchant allègrement, deux par deux, au pas militaire, le chapeau rejeté en arrière à cause de la chaleur, des bourgeois soulevant soigneusement hors de la portée des chocs un paquet de friandises attaché d'une ficelle rouge, de jeunes dames en toilettes claires avec des gants blancs comme Zozé, des collégiens, des ouvriers, des messieurs bien vêtus qui se tenaient debout dans leur fiacre pour sauter à terre plus vite... Et tous, ils allaient vers le repos, vers l'amour peut-être, vers la quiétude des campagnes, vers la belle nuit sous les arbres, vers le bonheur sans prix que M. Raindal venait de déserter!

La tristesse du maître s'en accrut, et aussi sa fatigue. Il eut l'idée de s'étourdir. Il s'attabla à la terrasse d'un café voisin et demanda une absinthe.

Les paupières lui cuisaient, car dans le train derechef il avait pleuré, négligeant toute fierté, ne résistant plus au chagrin. Zozé, selon ses vœux, ne l'avait pas accompagné à la gare. Les adieux, s'étaient faits en public, devant la tante Panhias, le marquis de Meuze, Gérald et Chambannes assemblés. Exprès le maître était descendu tard pour écourter ces cruels instants. Vain calcul. Cinq minutes encore il avait dû attendre sur le perron, en présence de tous, et sourire, et parler, et répondre aux questions... Quel martyre!... S'il avait pu seulement embrasser la main de Zozé, l'embrasser avec fougue, avec ivresse, comme jadis, goûter une dernière fois cette volupté perdue!... Mais non! On le regardait, et ç'avait été sur les doigts de sa petite élève un baiser glacial et superficiel dont il lui paraissait que ses lèvres mêmes s'étonnaient!... Bah! peu de chose que ces tourments auprès de ceux qui suivraient bientôt!

Demain, il serait à Langrune, à des lieues et des lieues, forcé d'expliquer son retour, prisonnier de sa famille, exilé sur une plage morose! Demain, il serait redevenu le mari de Mme Raindal, le père de Mlle Raindal, M. Raindal de l'Institut, un vieux savant austère, sans personne pour charmer sa vie, sans nulle amitié clandestine, sans nulle petite élève, sans nulle distraction secrète, sauf ses livres, livres à écrire, livres à lire, livres à juger...

—Des livres, des livres, toujours des livres! murmurait-il d'un ton écœuré.

Et la pensée le taquinait de rester à Paris, de trouver un moyen pour éviter Langrune.

Sept heures sonnaient à l'horloge de la gare. Il paya le garçon et se dirigea du côté des boulevards.

Où dîner? Il se rappelait un restaurant, place de la Madeleine, dont Chambannes et le marquis lui avaient, plusieurs fois, vanté la cuisine.

Il s'y achemina en flânant. La salle était encore à demi solitaire. Il commanda un repas fin, avec des plats semblables à ceux que Zozé préférait, une bouteille de Saint-Estèphe et une bouteille de champagne glacé qu'on servit sur la table dans un vase d'argent. L'absinthe l'encourageait à ces libations. Depuis qu'il l'avait bue, il se sentait plus gaillard, moins triste.

Il mangea copieusement et s'appliqua à boire. Ses idées s'allégeaient et semblaient se pénétrer l'une l'autre. Confusion plaisante qui, par moments, le faisait ricaner. Vers la fin du dîner, il conçut le projet d'un drame, d'un mythe dialogué qu'il intitulerait Hercule. On y verrait le Vice, sous la figure d'une femme—qui dans le cerveau du maître ressemblait trait pour trait à Zozé—se présenter dans la demeure du héros vieilli. Et le héros se lamenterait, pleurerait sa jeunesse enfuie, implorerait les Dieux de la lui rendre... Le drame se développait selon ce thème en axiomes grandioses et en plaintes lyriques.

Conception autrement vraisemblable que de représenter Hercule, dans sa prime jeunesse, choisissant entre le Vice et la Vertu. Un tel choix s'offre-t-il dans la vie coutumière? Non, on chemine avec l'une en méconnaissant l'autre, ou inversement. Quel libertin ne regrette pas un jour les heures passées dans la débauche? Quel intellectuel ne se désole, à un instant fatal, d'avoir vécu dans l'ignorance des plaisirs interdits? Rares sont les hommes qui, par la grâce divine, mêlèrent en une juste proportion la pratique des deux... Et il y aurait de plus, dans le mythe, des strophes en prose vengeresse contre le Vice, contre Mme Chambannes.

M. Raindal se levait et secouait les miettes qui tachetaient son veston. Il prit d'une main vacillante le chapeau de feutre et la canne que lui tendait le maître d'hôtel. Puis, les yeux un peu troubles, il remonta le boulevard. Les ténèbres étaient venues. La foule joyeuse des promeneurs nocturnes se coudoyait sur les trottoirs. Des souffles d'arrière-été courbaient la cime des marronniers flétris.

M. Raindal resongea à Zozé, aux tilleuls, au parc. Mille images tentatrices zigzaguaient sous son crâne brûlant. Il aurait voulu embrasser, étreindre, aimer.

Devant la porte de l'Olympia des affiches l'attirèrent. On y apercevait des femmes en maillot, des équilibristes, une jeune personne décolletée entre des chiens savants. En haut, formé de verroteries rouges, le nom de l'établissement étincelait en lettres de rubis. Des filles entraient seules ou à deux. Par les portières entr'ouvertes fusaient des bouffées de musique guillerette et canaille.

M. Raindal hésita.

Mais d'un geste rapide comme un larcin, il avait arraché de la boutonnière sa rosette d'officier. Il s'avança droit au contrôle et disparut dans l'intérieur.

XVIII

Le lendemain matin vers onze heures, Mlle Clara Lancret, plus connue dans les cabarets de nuit sous le surnom de l'Irlandaise, se penchait à la rampe de son palier pour regarder quelqu'un descendre.

—Dites donc, monsieur! cria-t-elle soudain, dans un élan de rappel discret... Vous reviendrez, n'est-ce pas?

Et le «Monsieur»—c'est-à-dire M. Eusèbe Raindal, membre de l'Institut, officier de la Légion d'honneur, auteur de la Vie de Cléopâtre et de plusieurs autres ouvrages capitaux—le «Monsieur» répliqua d'une voix faible qu'assourdissait encore la distance des étages:

—Oui, oui, certainement, je reviendrai!...

Quelle déchéance! Quelle turpitude! Il avait suivi cette fille brune, manqué son train, perdu tout respect de soi-même! Ah! si sa famille, si Zozé le voyait dans cet escalier sordide s'enfuir sous les tendresses de Clara l'Irlandaise!... Et où aller maintenant? Que faire jusqu'au départ?

Il stationnait au bord du trottoir, essayant de déchiffrer, sur l'écriteau d'émail, le nom de la rue—rue d'Ams... rue d'Amsterdam—qu'il avait oublié. Il se sentait la tête pesante, la langue pâteuse, une envie de se rendormir.

«Si j'allais voir Cyprien!» songeait-il en se raidissant contre le sommeil.

Il appela un fiacre. Mais rue d'Assas, l'oncle Cyprien était sorti avec son tricycle.

—Il n'y a pas trois minutes! affirmait la portière.

Effectivement, l'oncle Cyprien s'arrêtait deux cents mètres plus loin, rue de Fleurus, devant la maison de Johann Schleifmann.

Il rangea sous la voûte son tricycle, «sa bête» comme il l'appelait, puis, le recommandant à la vigilance du concierge, il s'engagea dans l'escalier.

—Vous venez me chercher pour déjeuner, mon garçon? fit Schleifmann qui avait ouvert... Une minute: j'endosse ma redingote et je suis à vous!

Ils étaient entrés dans le cabinet de travail, une mansarde spacieuse et claire, où deux nattes de paille recouvraient à demi le carrelage rouge du sol.

M. Raindal cadet avait une mine à la fois ricanante et cérémonieuse. Il s'assit dans un vieux fauteuil et il déclara en retirant, d'un geste théâtral, son vaste sombrero marron:

—Non, mon ami, je ne viens pas vous chercher... Je viens causer avec vous...

—Qu'arrive-t-il donc? questionna Schleifmann.

—Il arrive, mon cher, que je vous présente un homme fichu, archifichu!...

Et comme le Galicien levait les bras, dans une mimique de stupeur:

—Oui, Schleifmann, lit M. Raindal cadet. J'ai joué sur les mines d'or et j'ai perdu...

—J'en étais sûr! clama le Galicien en assénant sur le carrelage un coup de talon rageur. Et vous perdez combien?

—Cent dix mille francs, mon cher!... Oh! vous n'avez pas besoin d'écarquiller les yeux... Je dis bien: cent dix mille francs!... A la dernière liquidation, le 15, je ne perdais que quarante mille francs... Grâce à l'appui de M. de Meuze qui avait écrit à son ami M. Pums, le père de votre élève, j'ai obtenu de Talloire, mon agent de change—car j'avais un agent de change, est-ce assez comique, hé? moi, un agent de change!—j'ai obtenu de Talloire un délai, moyennant un à-compte de vingt mille francs, que je lui ai versés, oui, mon cher, toute ma petite fortune d'un coup... Restaient vingt mille francs à casquer... Bon!... Pour m'en libérer, j'ai rejoué... La débâcle est survenue, plus terrible que jamais, organisée par toute la clique de la bande noire... Je me suis entêté... J'ai décoché des ordres à tort et à travers, comme un fou... Ci au total quatre-vingt-dix mille francs de perte actuelle, et cent dix mille avec les vingt mille d'avant.

—Oh! mon pauvre Raindal, mon pauvre ami! murmurait le Galicien en agitant la tête.

—Ce n'est pas tout! reprit l'oncle Cyprien... J'ai demandé un nouveau délai... Bernique!... Pums ne m'a pas reçu et Talloire m'a envoyé promener... J'ai écrit au marquis qui est en villégiature à Deauville, pas de réponse!... Alors, tantôt, si je n'ai pas payé, je serai exécuté à la Bourse, et ce soir je m'exécuterai moi-même à domicile!... Dites donc, Schleifmann, suis-je un homme fichu ou ne le suis-je pas?...

Le Galicien tournait de son pas traînard autour de la pièce, en grommelant:

—Diable de bête!... Diable de bête!...

Puis brusquement:

—Et votre retraite, Raindal?... Vous pourriez peut-être emprunter dessus?

—Enfant! s'écria paternellement M. Raindal cadet... Vous croyez que je vous ai attendu?... Devinez ce qu'on m'en offre, chez les usuriers, de ma retraite: quinze mille francs, quinze malheureux mille francs, pas un fichtre de plus!...

Le Galicien réfléchissait:

—Écoutez, Raindal! répliqua-t-il enfin... J'ai cinq mille francs de côté... Avec vos quinze mille francs, cela fournirait vingt. Les voulez-vous?...

L'oncle Cyprien s'était rapproché pour lui serrer la main:

—Vous êtes un très gentil ami, Schleifmann, dit-il... Je vous remercie bien... Cela «fournirait» vingt, oui, c'est-à-dire environ vingt pour cent, de quoi prendre des arrangements qui me feraient traiter par les uns d'honnête homme et par les autres de filou... Mais après, mon ami, après, comment vivrais-je? Je n'aurais plus le sou, plus un rotin... Il faudrait chercher une place, et, ce qui est plus malaisé, la trouver... Non, voyez-vous, je n'aurais pas la patience... Je préfère en finir tout de suite!...

—Vous parlez comme bêta! se récria Schleifmann... En finir!... Et pourquoi?... En voilà, un rentier! Tous travaillerez, diable!...

—Je travaillerai! bougonnait l'oncle Cyprien... Je travaillerai si on me donne du travail!... Et un homme de mon âge qui a sauté à la Bourse, ce n'est pas précisément une recommandation, vous savez!

Schleifmann grattait d'un air songeur son épaisse tignasse grise:

—Voyons, mon cher Cyprien! fit-il au bout d'un instant... J'ai une idée... Est-ce que, si on vous accordait le délai en question vous seriez capable de rétablir vos finances?...

—Je ne puis rien promettre! fit l'oncle Cyprien... Mais il y aurait des chances... Le krach ne durera pas... De tous les côtés on affirme qu'il est dû à une manœuvre de la bande noire... D'ici quinze jours, tout peut changer... En tout cas, claquer pour claquer, il serait plus chic de s'être défendu jusqu'à la fin...

—Et, naturellement, vous rejoueriez?...

—Non, Schleifmann, je ne rejouerais pas... Je conserverais ma position, comme ils disent, ma superbe position, et je regarderais venir!...

—Vous me le jurez sur la tête de votre neveu, Mlle Thérèse?...

—Je n'aime pas beaucoup ce serment... Bah! soit... Je vous le jure sur la tête de mon neveu... Mais pourquoi tous ces préambules?...

—Eh bien, voici mon idée! fit Schleifmann d'un ton solennel... Où est M. Pums à cette heure-ci?..

L'oncle Cyprien consultait sa montre:

—Midi... Il doit être à la Bourse...

—Bon!... Je vais aller le voir pour vous... Ce n'est pas un méchant garçon... Au moment de mon histoire de réformes, vous vous rappelez, mon cher Cyprien, c'est encore un de ceux qui m'ont accueilli le moins mal... Et aussi il m'a laissé son fils comme élève, son petit gommeux de fils... Quoi, j'espère, j'ai de l'espoir... Ça vous va?...

—Ça me va, si on vous écoute! fit sceptiquement l'oncle Cyprien...

—Donc descendons... Vite un fiacre!... Huf! huf!

En bas, l'oncle Cyprien chargea le concierge de ramener «sa bête» rue d'Assas et les deux vieux amis montèrent dans une voiture ouverte.

Pendant quelques minutes, ils gardèrent le silence, puis M. Raindal cadet proféra d'un ton sarcastique:

—Pour une fois dans ma vie que j'ai affaire aux juifs, avouez, mon cher Schleifmann, que cela ne me réussit guère!...

—Et M. de Meuze, riposta hargneusement le Galicien... M. de Meuze qui vous a poussé là-dedans, est-il juif, lui?...

—Non, en effet, concéda l'oncle Cyprien, il n'est pas juif... Seulement, il est enjuivé, ce qui revient au même...

—Et moi qui suis juif, et qui vous avais toujours dit de ne jamais toucher à ces saletés-là, est-ce que...

—Vous, c'est différent! interrompit l'oncle Cyprien... Vous êtes un bon juif!...

Schleifmann, comme de coutume, à cette réplique, ne put dissimuler un geste de mécontentement. M. Raindal cadet regrettait sa maladresse et, afin de détourner, aussitôt il se prodigua en indications minutieuses, en renseignements topographiques sur le plan de la Bourse et l'endroit où siégeait son Pums.

—En outre, ajoutait-il, attention aux farces des commis... Il est vrai qu'aujourd'hui on ne sera probablement pas à la plaisanterie... Cependant, prenez garde aux blagues de ces messieurs... Ainsi, moi, la première fois que je suis allé à la Bourse, ne s'étaient-ils pas avisés de me glisser, sous le col de ma jaquette, une flèche de papier avec écrit dessus en grosses lettres: Cocu!... Je sais bien que cela n'a pas d'importance... Mais, sur le moment tout de même, c'est quelquefois très ennuyeux!...

La voiture s'arrêtait devant la grille du monument.

—Je vous guette ici! cria M. Raindal cadet au Galicien qui s'éloignait... Bonne chance pour nous deux et bon courage, mon cher!

Là-haut, sous la colonnade, au sommet des marches, c'était la morne Bourse des journées de débâcle. Pas un rire, pas une causerie, nul éclat de voix joyeuses. Sur les visages, des teintes blafardes, les plus braves s'essayant à railler, se convulsant les traits en sourires menteurs, plus hideux qu'une grimace. Et, dominant ce lugubre mutisme, les vociférations des commis, les surenchères de baisse, la clameur monotone des ventes, des ventes à tout prix. On vendait.

Une malencontreuse méprise entraîna le Galicien juste au milieu du groupe des commis aux Mines d'Or.

Poliment il soulevait son chapeau, et, se postant devant un jeune homme blond qui avait cessé de hurler:

—Pardon, monsieur, fit-il... Auriez-vous l'obligeance de me dire où se tient M. Pums?

L'autre le considérait d'un regard ébahi. M. Pums, en un pareil jour, en un pareil moment! Comme si l'on n'avait que cela à faire! Attends, attends un peu, ma vieille, on allait t'en donner du Pums!... Et alors, sur un clin d'œil du jeune homme blond, aux cris répétés de: «Monsieur Pums! Monsieur Pums!» une bousculade effrénée projeta en avant l'infortuné Schleifmann.

«Monsieur Pums! Monsieur Pums!...» Le Galicien passait de mains en mains, de groupe en groupe, lancé par l'Or au Comptant, par le Comptant à l'Or, par l'Or aux Valeurs, par les Valeurs à l'Extérieure, par l'Extérieure aux Turcs. Et tous, malgré le tragique de l'instant, malgré les angoisses de la séance, se soulageaient les nerfs dans ce jeu brutal, se délassaient les bras et le cœur à molester le vieil intrus... «Monsieur Pums! Monsieur Pums! Monsieur Pums!...»

Il avait échoué à l'angle du pourtour, ses lunettes d'or chavirées, le chapeau tombé à terre sous une dernière bourrade.

Un petit saute-ruisseau, en livrée vert-bouteille, eut pitié de sa détresse.

—Tenez, monsieur! fit-il en lui ramassant son chapeau... Vous demandez M. Pums!... Je suis groom à la Banque... M. Pums est au bureau 72, rue Vivienne...

—Merci, mon petiot! bredouilla le Galicien. Merci bien, mon petit!...

Puis lentement, se retournant à chaque pas par peur d'un mauvais coup traître, et lissant de la manche son chapeau rebroussé, il descendit les marches.


L'antichambre de la Banque était remplie de solliciteurs quand le Galicien y pénétra: remisiers, teneurs de carnet, courtiers de toute sorte, les uns assis, le regard vers leurs chaussures, dans une pose méditative, les autres debout causant à plusieurs dans les coins, dans l'embrasure des fenêtres, avec cette voix mesurée qu'on a près d'une chambre d'agonisant.

Seul, l'huissier en livrée verte, derrière sa tribune de chêne, semblait indifférent aux soucis d'alentour et parcourait d'un œil placide le feuilleton du Petit Journal.

Il leva un peu les paupières pour déchiffrer la carte que Schleifmann glissait devant lui, et, recommençant sa lecture:

—C'est bon, monsieur... Si vous voulez vous asseoir!...

—Je ne veux pas m'asseoir! fit Schleifmann qui se contenait... Je vous prie de remettre ma carte à M. Pums, et tout de suite, n'est-ce pas?

—Impossible, monsieur... M. le sous-directeur est en conseil. Il a donné l'ordre qu'on ne frappe pas jusqu'à ce qu'il ait sonné...

Et désignant de la main les courtiers assemblés:

—Du reste, tous ces messieurs sont à passer avant vous!

—Je ne sais pas si ces messieurs—et la voix du Galicien devenait rogue—je ne sais pas si ces messieurs passeront avant moi... Mais je vous prie encore une fois de remettre ma carte... Vous direz à M. Pums qu'il s'agit d'une affaire grave, de la vie d'un homme...

L'huissier dévisagea Schleifmann. Ces propos dramatiques, ce chapeau hérissé, cette cravate de travers, cet accent étranger,—un pauvre diable, un mendiant juif, sans doute! Et dédaignant de répondre, il retournait à son feuilleton.

—Ah çà! oui ou non, m'avez-vous entendu? balbutia Schleifmann, outré par tant d'insolence... Irez-vous remettre ma carte, oui ou non?

—Quand M. Pums sonnera, monsieur!... réitérait l'huissier en se frisant la moustache, le buste obstinément penché sur son journal... Je ne peux pas avant...

—Vous ne pouvez pas! glapit Schleifmann... Parfait!... Nous verrons bien...

Il se dirigeait vers une haute porte peinte en brun, qu'il supposait être celle du cabinet de Pums.

—Où allez-vous? clama l'huissier en lui barrant le passage, les bras étendus.

Le Galicien l'écarta d'une rude poussée d'épaule:

—Je vais où cela me plaît... Retirez-vous de là, diable!...

Des remisiers accouraient à l'appel de l'huissier, cernaient Schleifmann en le questionnant. Cette intervention acheva d'exaspérer le Galicien. Il revoyait la scène récente, les bousculades, les poings brandis, les visages mauvais, tout ce qui peut-être était sur le point de reprendre, et d'une voix véhémente:

—De quoi vous mêlez-vous, vous autres? Nous ne sommes pas à la Bourse, hé? Fichez-moi le repos, ou le premier qui me touche, je lui fourre mon pied dans le ventre!...

—Comment! vous, monsieur Schleifmann! fit Pums en entr'ouvrant sa porte au bruit de la bagarre... C'est vous qui parlez de pied dans le ventre?...

Le Galicien enlevait son chapeau, et, plus bas, à mi-voix:

—Oui, c'est moi, monsieur Pums... On veut m'empêcher de vous voir... Et cela presse... Comme je le disais à cet huissier grossier, il s'agit de la vie d'un homme...

—Mais c'est qu'en ce moment, protestait le sous-directeur.

—Pour la vie d'un homme, monsieur Pums, il n'y a pas de moment! Croyez-moi... Laissez-moi vous voir... Un jour, vous m'en remercierez!...

—Soit! fit Pums qui adressait aux remisiers un sourire d'excuse et de connivence.

Schleifmann suivait le banquier. La porte se referma.

Pums s'était installé devant son bureau de palissandre; Schleifmann, vis-à-vis de lui, tournait le dos à la porte d'entrée.

—Je serai bref, monsieur Pums! fit-il en posant son chapeau sur la table... D'un mot, je vous le répète, il s'agit de la vie d'un homme... Et cet homme, je ne vous cacherai pas son nom plus longtemps: c'est mon meilleur ami, M. Cyprien Raindal, le frère de M. Raindal de l'Institut... Sa situation, je n'ai pas à vous l'apprendre... S'il ne paie pas, il saute... Et j'ajoute: s'il saute, il se tue... Je viens vous demander de le faire reporter...

—Ce serait avec plaisir, monsieur Schleifmann, que je... murmura en allemand Pums qui préférait cette langue pour les transactions délicates.

—Permettez! riposta Schleifmann en allemand, de même, par une préférence analogue... Permettez... je n'ai pas fini... Vous me demanderez quel intérêt vous avez à sauver mon ami Cyprien, à le faire reporter... Cet intérêt, je vais vous le dire... C'est un intérêt sacré, c'est l'intérêt de votre race, c'est l'intérêt des vôtres, de vos enfants, de vos petits-enfants, de vos arrière-petits-enfants...

—Désolé de vous interrompre! fit Pums qui tambourinait la table d'un doigté impatient... Mais nous sommes en plein krach... J'ai vingt personnes à recevoir... Je vous en conjure: vous m'avez promis d'être bref... soyez-le...

—Je le serai! dit Schleifmann.

Et il partit d'emblée dans un interminable discours. Sa thèse était que Pums, ayant guidé l'oncle Cyprien dans les spéculations premières, devait le soutenir aux heures de débâcle. Que lui coûterait, au demeurant, ce secours tout moral? A peine un risque, une signature. Au cas même qu'il perdît la somme dont il se déclarerait garant, en serait-il appauvri, incommodé dans son train de vie, lui dont on évaluait la fortune actuelle à trois millions ou plus? Et d'autre part, quelle gloire pour Israël, quelle noble tradition dans la famille, quel magnanime exemple attaché au nom de Pums, cette légende qui se redirait de bouche en bouche: un riche israélite, sauvant libéralement de la misère, du suicide, un petit employé chrétien, entraîné à la ruine par le goût du lucre et l'agio... De tels actes, en se multipliant, feraient plus pour les Juifs que mille dons aux pauvres, mille fondations sanitaires célébrées par la presse à grand fracas d'éloges. De tels actes porteraient beaucoup plus loin que l'aumône. Car ils découleraient de plus haut: de l'humanité, de la justice même...

Le Galicien s'était enfin tu. Pums redressa la tête, d'une légère secousse, et, se renversant dans son fauteuil:

—Mon cher monsieur Schleifmann, proféra-t-il d'un petit ton doctoral... Je rends hommage à vos intentions, vous êtes un excellent homme, mais laissez-moi vous le dire, vous n'entendez rien aux affaires...

Un clignement des paupières accentuait tout ce que ce verdict avait de défavorable dans l'esprit de M. Pums; puis le financier continua:

—Non, rien, absolument rien... Ainsi, vous vous imaginez savoir la situation de votre ami? Vous n'en savez pas le premier mot... Si M. Cyprien Raindal m'avait écouté, s'il s'était contenté de suivre mes conseils, ses pertes seraient insignifiantes, dans le genre des pertes du marquis de Meuze, son protecteur: sept mille, huit mille, dix mille francs au maximum... Seulement, il a voulu faire le malin, votre ami... Il a joué à son idée... Il s'est enfilé, comme nous disons en argot de Bourse... Et, aujourd'hui, il trinque... A qui la faute?... A moi ou à lui, répondez?

—Monsieur Pums, riposta le têtu Galicien, je ne suis pas venu pour vous parler affaires... En effet, je n'y entends rien... Je suis venu en juif et en ami vous parler cœur, vous parler justice, vous réclamer votre aide pour un brave homme que j'aime bien... Si vous ne l'accordez pas, ce sera tant pis et ce sera triste, parce qu'il en mourra, le garçon!

—Très regrettable, fit Pums, mais pas sûr... Hum! vous m'avez dérouté... Où en étais-je? Ah oui!... Je vous expliquais que M. Cyprien Raindal a joué comme un enfant, comme un malade... Malgré tout, à la liquidation du 15, par égard pour son frère, pour M. de Meuze, je me suis démené, j'ai intercédé auprès de l'agent de change, j'ai sorti provisoirement votre ami de son bourbier... Et maintenant vous venez me demander de le faire reporter?... Reporter! Vous êtes extraordinaire, ma parole!... D'abord le krach est général. On ne reporte plus personne!... Et puis, ça l'avancerait à grand chose d'être reporté!... Oui, je saisis, parbleu!... Vous pensez qu'il n'aurait rien à payer pour le moment, que le report c'est comme qui dirait un délai, un ajournement. Voilà qui montre encore votre ignorance des affaires de Bourse, excusez-moi monsieur Schleifmann, il n'existe pas d'autre mot, votre profonde ignorance des opérations financières... Reporté ou non, M. Cyprien Raindal doit ses quatre-vingt-dix mille francs de différences, et il faut qu'il les paie tôt ou tard jusqu'au dernier décime!

—Alors? questionna Schleifmann d'un air accablé.

—Alors le seul moyen de sauver votre ami, ce serait de me mettre à sa place, d'assumer sa situation. Eh bien franchement, monsieur Schleifmann, je vous trouve un peu trop exigeant... Ce n'est pas un parent, M. Cyprien Raindal, ce n'est pas un ami, tout juste une relation... Et selon vous, néanmoins, je devrais m'engager personnellement de quatre-vingt-dix mille francs—ou plus, si la baisse persiste,—en l'honneur de ce monsieur que j'ai vu trois fois dans ma vie?... Non, ce n'est pas raisonnable... A chaque séance de Bourse, il y en aurait dix comme lui à sauver... Ma fortune n'y suffirait pas...

Il s'animait à mesure, piétinant auprès de la table, les pouces dans les échancrures de son gilet:

—Et tout cela pourquoi? Pour qu'on dise du bien des Juifs, pour qu'on encense Israël... Allons donc!... Je m'en moque des Juifs... Je n'ai pas de préjugés, moi... Chacun pour soi... Qu'ils se débrouillent, après tout! Je n'ai pas des quatre-vingt-dix mille francs comme cela à leur jeter par la fenêtre!...

Il stoppait devant Schleifmann:

—Bah! vous figurez-vous que je gagne dans cette histoire des mines?... Je suis pincé comme les autres... J'y perds les yeux de la tête...

Et, involontairement, ses grosses prunelles rebondies montraient dans une saillie dénonciatrice que de ces yeux pourtant il ne perdait pas tout. Schleifmann paraissait, pour le moins, n'en être pas convaincu, car d'une voix doucereuse, il objecta à Pums:

—Cependant la baisse est fomentée par la bande noire... Et la bande noire, ce sont vos amis!

—Mes amis? répétait Pums, d'abord interloqué.

Puis, se ressaisissant:

—Oh! oui! de jolis amis... Parlons-en... Des misérables!... Des imbéciles!... Des gens qui mènent stupidement le marché à la ruine, qui ne connaissent que la baisse et la baisse! Ah! c'est malin... je les félicite!...

Schleifmann ne lâchait pas la trame de ses arguments:

—Cependant, ces imbéciles, ces misérables, demain, après-demain, vous les reverrez, vous recommencerez à les voir...

—Qu'est-ce que vous racontez? s'écriait Pums pour masquer son hésitation... Si je les reverrai?... Oui, je présume. Mais je vous garantis que je ne leur mâcherai pas mon opinion, et en ce moment, tenez, si j'avais l'un d'eux sous la main...

—Eh bien, ça va! criait en allemand une voix cordiale derrière Schleifmann.

Pums n'acheva pas sa phrase. Il blémissait sinistrement,—ses prunelles chocolat plus hagardes encore et plus exorbitantes, à croire qu'elles allaient bondir. Schleifmann se retourna et reconnut Herschstein.

Il entrait par une porte latérale, le chef de la bande noire, chapeau sur la tête, souriant, sans frapper, comme chez lui, en maître; et, dans sa barbe grise de patriarche, la brillantine luisait en remous argentés.

Il eut, à la vue de Schleifmann, un recul de prudence dont s'altéra soudain sa face vénérable:

—Ah! vous êtes occupé! murmurait-il d'un air modeste.

Pums, qui classait studieusement des papiers, ne répliqua pas. Schleifmann les contemplait l'un et l'autre, tour à tour, le regard flamboyant de mépris.

—Eh! monsieur Pums! commanda-t-il d'un ton goguenard. Je vous attends... En voici un... Allez-y... Ne lui mâchez pas votre opinion.... Ne la lui mâchez donc pas!... Hein?... Vous ne vous souvenez plus? Patience, monsieur Herschstein... Cela va venir... M. Pums en a gros sur le cœur à vous dire... Il cherche... Asseyez-vous!...

—Que signifie? interrogea glacialement Herschstein.

—Je vous expliquerai, cher ami, bégayait Pums. Nous causions du frère de M. Raindal, qui perd la forte somme sur les mines... M. Schleifmann plaisante...

—Je plaisante! reprit le Galicien en ébranlant la table d'un coup de poing si violent que l'encre gicla de l'encrier... En vérité, il y a bien de quoi plaisanter...

Il les toisa tous les deux:

—Ainsi, vous êtes compères!... Ainsi, «ça va»!... Ainsi vous, monsieur Pums, vous faites la paire de bottes avec M. Herschstein!... Et vous, monsieur Herschstein, vous venez rendre des comptes!... Mes compliments!... La journée doit être belle... Inscrivez, monsieur Pums... Je dicte... Bénéfices du 2 septembre: M. Cyprien Raindal, quatre-vingt-dix mille francs... Hô! monsieur Pums, là-dessus combien toucherez-vous? Dix mille? Quinze mille?...

Il ricanait, puis subitement ses traits fléchirent sous un intolérable chagrin:

—Malédiction! gémissait-il en rôdant par la pièce... Malédiction et malheur!... Oui, depuis le Sinaï, c'est l'éternel malentendu!... Dieu qui donne à son peuple l'intelligence suprême et son peuple qui la prostitue aux plus basses besognes, et Dieu qui se venge ensuite de ce que son peuple l'ait méconnu. C'est toute l'histoire d'Israël, c'est toute son infortune... Malédiction!... Malédiction!... Quand cela cessera-t-il?... Ah! vous n'êtes pas bête vous, monsieur Pums, ni vous non plus, monsieur Herschstein... Mais vous croyez, n'est-ce pas, que le Seigneur vous a attribué cette puissance de l'esprit pour faire des coups de Bourse, pour amasser de l'or... Insensés que vous êtes! Je vois la main du Seigneur sur vous... C'est pour avoir trahi sa loi que vos ancêtres allèrent à Babylone, à Ninive, en Egypte... Et c'est pour cela aussi que vous irez ailleurs!...

Il allongeait son bras vers des lointains de mystère:

—Oui, le Seigneur vous fera encore coucher sous les tentes et, avec vous, des innocents peut-être, des humbles, des laborieux... à moins qu'auparavant tous ceux-là ne se séparent de vous!...

—Il suffit, monsieur Schleifmann! déclara sèchement Herschstein, qui recouvrait peu à peu son arrogance... Trêve à ces jérémiades!... Nous savons vos idées... Vous êtes un antisémite, un renégat!... C'est connu!...

Schleifmann dressa les bras, et, les yeux au plafond:

—Renégat! répétait-il. Antisémite!... Adonaï! Adonaï! tu entends ce que me dit cet homme!

—Sans compter, poursuivit Pums,—qui, sur l'exemple d'Herschstein, retrouvait son aisance,—sans compter qu'en fait de gens expulsés vous pourriez fort bien l'être avant nous, monsieur Schleifmann... Car nous sommes Français, nous, tandis que vous...

Un éclat de rire frénétique lui coupa la parole. Schleifmann se tordait, en proie à un accès d'hilarité sauvage:

—Français! Vous Français! clamait-il entre deux sanglots de rire... Mais vous n'êtes ni Français, ni Allemands, ni Autrichiens, ni rien, ni surtout même Juifs!... Elle vous étouffe sous vos habits, votre juiverie... Elle vous oppresse dans vos salons... Elle vous pèse dans vos clubs... Elle vous gratte comme un cilice... Vous la portez sans bonne grâce, sans bonhomie, sans fierté... Vous ne l'avouez qu'à regret... Et vous en pâlissez... Et vous en ignorez les dogmes les plus élémentaires... Et si vous ne craigniez pas que ça nuise à vos affaires, je parie que, demain matin, vous vous feriez tous naturaliser catholiques!...

—Nous ne discutons pas avec les énergumènes! cria Herschstein, dont le front et les joues se striaient de bandes livides.

—Et avec qui discutez-vous, s'il vous plaît? vociférait Schleifmann... Avec des scories comme vous-mêmes?... Car je vous dirai selon Ezéchiel: «Vous êtes tous des scories, tous de l'airain, du plomb, de l'étain, du fer, vous êtes des scories d'argent... Et Dieu vous précipitera au creuset pour vous fondre au souffle de sa colère!...»

Il avait cité le texte en hébreu. Il le traduisit en allemand, et c'était un tel déchaînement de syllabes rauques ou tonitruantes, que Pums commença à prendre peur. Que pensaient de ce vacarme les remisiers, les commis, dans l'antichambre voisine? Il voulut jouer d'audace, et, la voix trébuchante:

—Assez! monsieur Schleifmann, fit-il... Assez de scandale!... Je vous prie de vous retirer... Taisez-vous et sortez, ou, sacrebleu, je fais monter la police!...

—Ah! ce serait complet! s'écria Schleifmann... Non, faites donc cela, que je rie un peu plus!... Faites-moi mener au violon pour tapage religieux... Faites-moi donc arrêter... Jérémie le fut deux fois... Hamasia aussi et Michée, et bien d'autres... C'est dans l'ordre... Non, je reste, rien que pour voir ça... La police!... Ha! Ha!

—Il est fou, fou à lier! murmurait Pums, la physionomie consternée.

—Pas du tout, fit Herschstein qui s'efforçait à l'ironie... Vous ne saisissez pas... C'est un prophète, mon ami, un grand prophète...

—Hélas, non, monsieur Herschstein! rétorqua plus simplement le Galicien... Je suis trop vieux, je n'ai plus l'âge... Je regrette... D'ici à ce qu'on règle scientifiquement pour tous la question sociale, comme le veut mon maître Karl Marx, cela ne vous ferait pas de mal d'avoir, le samedi, à la synagogue, au lieu de vos rabbins qui vous flagornent, un autre qui vous fustige, une espèce de Sophonie qui vous dise: «Lamentez-vous, habitants du quartier des trafics!... Tous ceux qui trafiquent seront...

L'avalanche d'hébreu et d'allemand dévalait derechef. Pums, les nerfs excédés, se bouchait les oreilles. Herschstein crispait la main à sa barbe de Moïse.

Mais une lueur d'espoir sillonna ses prunelles anxieuses. Il découvrait une objection:

—Et les chrétiens! fit-il victorieusement... Est-ce qu'ils ne trafiquent pas, les chrétiens?...

—Les chrétiens, cela ne nous regarde pas! fulmina le Galicien en sabrant l'air d'un large geste d'interdiction... Ils ont leur Dieu pour les châtier et le socialisme pour les réduire!... Vous, vous êtes le peuple du Seigneur!... Vous devez spontanément donner l'exemple à tous!... Vous devez être meilleurs!... Vous devez jouir moins, vous devez souffrir plus!... Voilà votre destinée, votre gloire difficile... Elles sont uniques au monde!... Vous ne vous y déroberez qu'au prix de souffrances pires... Vous êtes le peuple du Seigneur!...

Ah! d'être ce peuple-là, ils s'en seraient volontiers privés, M. Pums et M. Herschstein! Donner l'exemple à tous, eux! Pourquoi eux plutôt que les autres? Non, cette fois, sur l'honneur, ils ne comprenaient plus. Et l'averse de citations, la trombe prophétique qui déferlait toujours! Mieux valait lui céder la place, inventer un prétexte de fuite.

Pums, d'un clin d'œil rapide, avertissait Herschstein, et, délibérément:

—Vous veniez signer vos titres, n'est-ce pas?

—En effet! dit Herschstein, lui rendant le clin d'œil.

—Alors, si vous voulez passer par ici...

Il ouvrait une porte au fond et, la main sur le bouton, protégeant crânement la retraite de son allié:

—Je vous laisse, monsieur Schleifmann! fit-il. La sortie est en face... Quant aux leçons à mon fils, inutile désormais de vous déranger. Vous m'enverrez votre note et nous en resterons là... Au plaisir!...

Schleifmann, ahuri par cette fugue, était demeuré bouche bée. Il se fouillait le cerveau à la recherche d'un mot cinglant, d'une apostrophe dernière au venin sans remède. Puis, s'approchant de la porte par où Pums avait disparu:

—Vous êtes le peuple du Seigneur! clama-t-il d'une voix forcenée.

Il regagnait l'antichambre. Il défia l'huissier d'une œillade provocatrice; et songeant à l'inquiétude de l'ami Cyprien, il dégringola en hâte l'escalier.

—Eh bien? questionna M. Raindal cadet avec un suppliant élan de la mâchoire.

—Rien! fit Schleifmann... Rien!... Il n'a rien voulu savoir, ce coquin!

—Je l'aurais juré, soupira l'oncle Cyprien qui s'affalait de désespoir.

Schleifmann s'était assis auprès de lui dans la voiture:

—Où est-ce que je vous conduis, mon cher Raindal?... A la brasserie?...

—Non, Schleifmann! Je n'ai pas faim... Ramenez-moi plutôt chez moi!...

La voiture repartit. Le Galicien narrait l'entrevue. L'oncle Cyprien écoutait sans répondre, le buste recroquevillé, le regard terne, le visage rigide. On atteignit le pont des Saints-Pères, que Schleifmann racontait encore.

—Et je ne vous en rapporte pas le quart, mon cher! concluait le Galicien tout à la fièvre de son épopée... J'en oublie!... Je n'ai rien obtenu, c'est vrai!... J'ai perdu un élève, c'est vrai!... Seulement, je leur en ai dit de bonnes!...

—Il se peut que vous leur en ayez dit de bonnes, mon ami! observa judicieusement l'oncle Cyprien... Mais cela ne m'empêche pas d'être un homme fichu, le plus archifichu des hommes!

Il faisait le simulacre d'enjamber le marche-pied du fiacre. Schleifmann le retint par le bras:

—Hô, Cyprien... Quoi donc?...

—C'est que j'ai bien envie de me f... à la Seine... Elle est là sous mon nez!... Ça m'éviterait la course!...

Le Galicien eut un haussement d'épaules philosophique:

—Pas de sottises, Raindal!... Soyons sérieux, mon garçon... Votre frère n'est pas votre frère pour un chien!... Il vous en tirera, diable, il arrangera l'affaire!...

—S'il l'arrange comme vous, soit dit sans reproches, Schleifmann, je plains mes créanciers!... riposta avec flegme M. Raindal cadet.

Jusqu'à la rue d'Assas, il ne desserra plus les lèvres. Mais tandis que devant la porte Schleifmann payait le cocher, il éprouva une brusque sensation de faiblesse.

—Schleifmann! appelait-il.

—J'arrive! fit le Galicien.

Un choc mat retentit. Un sombrero marron roula dans le ruisseau. M. Raindal cadet s'était affaissé, replié en deux sur le trottoir, tous les nerfs détendus, les membres flasques, paquet de chair inerte, la figure d'une pâleur crayeuse.


Près du lit où l'on avait couché l'oncle Cyprien, toujours inanimé, Schleifmann écrivait fébrilement sur un guéridon.

—Voici, dit-il à la concierge qui finissait de ranger les vêtements du malade... En allant chez le pharmacien, vous déposerez au télégraphe cette dépêche pour M. Eusèbe, le frère de M. Raindal...

—M. Eusèbe Raindal! se récriait la concierge... Mais il est à Paris, monsieur!... Il est passé ce matin, comme M. Cyprien sortait, et il m'a dit de prévenir son frère qu'il serait chez lui l'après-midi...

—Ah bah! fit Schleifmann étonné... Alors pas de télégramme... Allez tout droit rue Notre-Dame-des-Champs. Hô! pourtant ne l'effrayez pas, cet homme... Dites-lui que son frère est souffrant...

—Oui, oui, que monsieur soit tranquille... Je lui annoncerai ça comme il faut.

M. Raindal cependant était balbutiant d'émoi, quand, une demi-heure plus tard, il parut dans la chambre.

—Quoi?... Quoi?... questionnait-il, oubliant de saluer Schleifmann... Cyprien est malade?... Gravement?...

—Vous voyez, monsieur, répliqua le Galicien... Une attaque!... Il est tombé raide dans la rue... Mon médecin, le docteur Chesnard, vient de venir et pense une embolie. Il repassera ce soir. Cyprien avait joué sur les mines et perdu des sommes fantastiques...

Il continua de fournir les détails. Le maître l'interrompait d'exclamations navrées:

—Est-ce possible!... Si j'avais su... Oh! le malheureux!... Le malheureux!... Pourquoi s'est-il caché de moi?

Puis, le récit terminé, il y eut quelques minutes d'embarras mutuel. A aucune époque, l'un et l'autre n'avaient ressenti d'affinité. Schleifmann tenait M. Raindal pour un esprit étroit, timoré, racorni par l'érudition, et sans nier le mérite de ses ouvrages, il lui reprochait de s'abstraire des grandes questions contemporaines. M. Raindal, par contre, en avait, de tout temps, voulu à Schleifmann qu'il accusait de surexciter les instincts subversifs de son frère. Et maintenant, dans l'obligation de s'accorder pour une tâche pieuse, ils eussent aimé détruire ces antiques griefs que leur loyauté rougissait de taire. M. Raindal, le premier, s'enhardit à mentir; et, du ton le plus cordial:

—Monsieur Schleifmann! dit-il... Les circonstances ont fait que nous ne nous sommes pas liés d'amitié... Mais je connaissais votre affection pour mon pauvre Cyprien, je connaissais la variété de votre culture, la sûreté de votre caractère, et soyez persuadé que je professais pour vous la plus sérieuse estime...

Le Galicien riposta par des louanges sagaces sur les livres de M. Raindal.

Le malaise était dissipé. Il disparut entièrement avec le retour de la concierge qui apportait des médicaments, des sinapismes, des sangsues. Tous deux se mirent à soigner le malade; et jusqu'au soir ils n'eurent plus de loisir.

Vers la tombée du crépuscule, l'oncle Cyprien s'éveilla de sa torpeur. Il entr'ouvrit les yeux, et roulant autour de la chambre des regards hébétés, il semblait peu à peu se souvenir.

—Ah oui! murmurait-il. La Bourse! Le krach!

Il tentait de s'étirer. Une résistance à gauche lui fit froncer le sourcil. Il palpa son épaule gauche avec sa main droite restée libre.

—Tiens, tiens... je suis paralysé, par là... C'est du propre! grognait-il.

Il inspecta encore la pièce de son même regard de poupon, les prunelles mobiles et atones. La présence de Schleifmann et de son frère, qui l'épiaient au bout du lit, lui causa un trouble passager. Qui étaient donc ces hommes? Il hésitait, avec l'impression de les reconnaître sans pouvoir les nommer.

—Eusèbe! prononça-t-il enfin... Sch... Schleifmann!...

M. Raindal s'avançait en lui tendant la main. L'oncle Cyprien eut un sourire mélancolique, et, la voix enrouée, bégayante un peu:

—Hein! dans quel état ils m'ont fichu, ces gaillards!... Je me suis étalé sur le trottoir... Schleifmann t'a expliqué?...

—Oui, mon ami, ne te fatigue pas!...

—Et l'argent? reprit l'ex-employé... Schleifmann t'a expliqué aussi? Tu sais que je dois quatre-vingt-dix mille francs?... C'est du joli pour un Raindal!... Claquer avec quatre-vingt-dix mille francs de dettes! Si ce pauvre père avait vu ça, lui!...

—Chut! Rassure-toi! fit le maître... D'abord, tu me parais en voie de guérison...

L'oncle Cyprien, en guise de réponse, frappait avec la main son épaule morte.

—Quant à tes dettes, ajouta le maître, je m'en charge... J'ai soixante-dix mille francs d'économies que je t'abandonne sans danger... Mon traitement, ce que je touche pour mes livres, mes articles, etc., suffira largement à nous faire vivre tous et même à éteindre, année par année, le reliquat impayé... Eh bien, j'espère que te voilà hors d'inquiétude!...

—Ouais! Merci!... Je te remercie! répliqua distraitement M. Raindal cadet que les sangsues et les sinapismes piquaient avec furie.

Puis, se contraignant:

—C'est égal, mon pauvre Eusèbe... Je t'ai bien souvent taquiné, turlupiné... Je t'ai bien souvent monté des bateaux... Mais si on m'avait dit qu'un jour je te ruinerais, moi, l'oncle Cyprien, avec ma brasserie de cent francs par mois et mon galetas de cinq cents francs par an!... Non, non, c'est incroyable! Et dire que tout cela est arrivé parce que... parce que...

Sa pensée impotente s'égarait aux complications de ces aventures anciennes.

—Oui, parce que, poursuivit-il après une pause, parce que, pour t'embêter, j'ai désiré aller chez cette Mme Rhâm-Bâhan et que j'ai rencontré le... le... le marquis, le marquis de...

Ses paupières battaient. Une pesanteur les domina. Il se rendormait d'un souffle inégal, tantôt imperceptible, tantôt ronflant et galopant comme le vent sur un feu de bois. Ses joues se violaçaient. Des râles raclaient sa gorge. La congestion se déclarait. Le docteur Chesnard, lorsqu'il revint, eut une moue mal augurante. Il renouvela l'ordonnance, prescrivit des révulsifs plus intenses.

Comme il prenait congé, M. Raindal lui offrit pour le lendemain une consultation avec le docteur Gombauld, son collègue de l'Académie des sciences.

—Mon Dieu, monsieur! fit dédaigneusement le docteur Chesnard en hochant sa petite tête grisonnante et chauve... Je ne suis qu'un médecin de quartier et je n'ai pas d'ambition... Je vous parlerai donc en toute franchise... Un Gombauld ou pas de Gombauld, cela n'y changera guère... Une embolie est une embolie... Il n'existe pas pour ce cas dix mille thérapeutiques... Il n'en existe qu'une: celle que j'ai indiquée... Néanmoins, si une consultation vous séduit, je n'y vois aucun inconvénient...

On fixa le rendez-vous à midi.

Dans la première pièce, sur le canapé de reps vert, on avait confectionné un lit de repos avec un matelas et des couvertures. Toutes les heures, tour à tour, le Galicien et le maître revenaient s'y étendre, après avoir veillé le malade.

M. Raindal n'y dormait point. Quand le regret de sa petite élève cessait de le supplicier, c'étaient les remords qui le torturaient, les scrupules de conscience, le besoin de s'innocenter. Les vacillantes paroles de l'oncle Cyprien sonnaient à ses oreilles, comme répercutées par un écho sans fin: «Tout cela est arrivé parce que j'ai désiré aller chez cette Mme Rhâm-Bâhan et que j'ai rencontré le... le... le marquis...» Raisonnement certes faux! Conception puérile des rapports entre effets et causes! Mais la parcelle de vérité qui parfume toute erreur n'en épandait pas moins son vénéneux arome dans l'âme de M. Raindal. Evidemment il n'était pas responsable de l'accident mortel qui avait foudroyé son frère. Informé en temps opportun, il eût même accompli les plus durs sacrifices pour arracher le pauvre homme à l'engrenage de l'agio. Pourtant qui sait si, sans son entremise, sans cet amour funeste dont il était féru, qui sait si l'oncle Cyprien aurait jamais rencontré «le... le... le marquis»? Qui sait si cet amour, coupable déjà de tant de fautes contre la saine morale et les sentiments dus, n'avait pas, de plus, sa part, infime quoique réelle, dans la calamité présente?...

M. Raindal en exhalait des soupirs continus. Son corps se mouillait de sueur. Finalement, la fatigue eut raison de l'insomnie. Il ne se réveilla que vers huit heures, pour ouvrir à Thérèse et à Mme Raindal. Derrière, saluait la face barbue du jeune Bœrzell.

Mandées par télégramme, ces dames avaient voyagé la nuit, et leurs coiffures défaites, leurs visages charbonneux, où les larmes séchées traçaient des rayures blanches, exprimaient mieux que leurs voix les angoisses du trajet. M. Raindal les embrassa toutes deux avec une effusion de tendresse insolite; puis il les mena, en pleurant, à la chambre de l'oncle Cyprien.

Il sommeillait toujours de son tumultueux ou léthargique sommeil, la peau plus violette, plus noire, par endroits, que la veille, au début de la crise. Mme Raindal s'agenouilla près du chevet, les mains jointes. On attendit les médecins en commentant le drame. Ils vinrent à midi précis. La consultation dura peu. Le docteur Gombauld approuvait les prescriptions de son confrère. Pour le reste, il refusait de présager: la nature en déciderait.

—Qu'est-ce que je vous disais! fit à la porte le dédaigneux docteur Chesnard.

Et il promit sa visite pour le soir.

Elle n'eut d'autre résultat que d'accroître les alarmes. Le médecin était parti sans consentir à se prononcer sur l'issue de la nuit.

Une heure après son départ, le délire s'empara de l'oncle Cyprien. Dans les premiers instants, ce ne fut qu'exclamations vagues, plaintes inarticulées. Mais bientôt elles se précisèrent. Elles désignaient des gens, invectivaient des ennemis: tous les immémoriaux ennemis de l'oncle Cyprien, toute la troupe des chéquards, des youpins, des calotins et des rastas! On eût dit qu'ils dansaient autour de sa couchette une ronde satanique avec des rires triomphants. Parfois leurs lourdes semelles devaient défoncer sa poitrine, car il avait des mines de défense ou d'effroi comme sous les fers d'un cheval qui l'aurait écrasé. Pour exorciser ce sabbat, il s'époumonait en injures, prises au vocabulaire de ses auteurs favoris. Son index menaçait, son poing martelait le vide. Puis, soudain, il sembla que la sarabande s'égrenait. Par un hasard de ressouvenir, une image prépondérante effaçait la malice des autres: l'image d'un illustre homme d'État, d'un ministre renommé pour la lutte qu'il soutint contre le Boulangisme. Sa légendaire figure s'érigeait devant le lit, et, sans qu'il se courbât, ses mains, au bout de bras énormes, atteignaient l'oncle Cyprien.

—Oh! oh!... rugit avec terreur M. Raindal cadet. Voilà le vieux Forban à présent! Oh! ces bras!... En a-t-il des bras! Veux-tu bien t'en aller, vieux Forban!... Veux-tu bien me lâcher!

L'étreinte imaginaire était plus forte que ses cris. Il porta vainement les deux mains à sa gorge. Il suffoquait. Il retomba dans le coma.

Il y demeura toute la soirée, toute la nuit. Dans la pièce voisine, la famille veillait, se relayant auprès du malade avec Schleifmann, Bœrzell et un interne envoyé par le docteur Gombauld. A onze heures, comme ces dames et le Galicien s'étaient assoupis de fatigue sur un fauteuil, sur le canapé, sur une chaise, M. Raindal appela le jeune savant d'un clin d'œil familier.

—Mon cher monsieur Bœrzell, susurra le maître à voix basse, cette après-midi Thérèse m'a tout appris... Il paraît qu'à Langrune vous vous êtes accordés... J'en suis pour ma part fort heureux... Cependant vous savez le désastre qui nous frappe... Sans parler de ce pauvre Cyprien, c'est pour nous la ruine complète, et pour Thérèse, ni dot, ni espérances d'aucune sorte... Je tenais à vous en avertir formellement, sachant par expérience ce que sont les charges d'un ménage, des enfants à élever, les dépenses...

—Je vous suis fort obligé de votre sincérité, cher maître! interrompit de même Bœrzell... Seulement, ces tristes événements n'ont pas modifié mes intentions à l'égard de Mlle Thérèse...

Il s'arrêtait, toujours soucieux de mesure, de vérité, d'exactitude, et il reprit:

—Je n'irai pas jusqu'à vous dire que ces considérations d'argent me soient indifférentes... Il est, au contraire, certain que pour le bien-être de ma femme, pour l'éducation de nos enfants, une dot, des espérances eussent été un précieux appoint... Mais faute de cet appoint, notre mariage peut aisément se conclure... Je me sens plein d'énergie et la perspective d'un peu plus de travail et d'un peu plus de médiocrité n'est pas pour émouvoir un homme jeune et vigoureux comme moi... Je maintiens donc ma demande, cher maître...

Schleifmann quittait la pièce pour rejoindre l'interne. M. Raindal et le jeune savant échangèrent une poignée de main affectueuse; puis, chacun sur sa chaise, le menton à la poitrine, ils s'endormirent progressivement.

Vers l'aube, l'interne les réveilla tous. L'agonie avait commencé. Elle fut longue. L'âme insoumise de l'oncle Cyprien s'insurgeait contre la mort, comme elle s'était rebellée contre la vie. Etouffé par le sang, il voulait respirer, vivre encore; et son bras valide repoussait l'asphyxie d'un geste impératif qui semblait s'indigner.

Enfin le souffle lui manqua. Il soulevait d'un suprême effort sa face violette, ses lèvres torves, et il s'abattit en arrière, vaincu, immobile, délivré.

Mme Raindal s'était précipitée à genoux et priait, en larmes. Schleifmann, accoudé au marbre de la cheminée, la main contre les yeux, psalmodiait à mi-voix des paroles hébraïques. Thérèse sanglotait sur l'épaule de son père.

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