Les Dieux ont soif
IX
Évariste Gamelin devait entrer en fonctions le 14 septembre, lors de la réorganisation du Tribunal, divisé désormais en quatre sections, avec quinze jurés pour chacune. Les prisons regorgeaient; l'accusateur public travaillait dix-huit heures par jour. Aux défaites des armées, aux révoltes des provinces, aux conspirations, aux complots, aux trahisons, la Convention opposait la terreur. Les Dieux avaient soif.
La première démarche du nouveau juré fut de faire une visite de déférence au président Herman, qui le charma par la douceur de son langage et l'aménité de son commerce. Compatriote et ami de Robespierre, dont il partageait les sentiments, il laissait voir un cœur sensible et vertueux. Il était tout pénétré de ces sentiments humains, trop longtemps étrangers au cœur des juges et qui font la gloire éternelle d'un Dupaty et d'un Beccaria. Il se félicitait de l'adoucissement des mœurs qui s'était manifesté, dans l'ordre judiciaire, par la suppression de la torture et des supplices ignominieux ou cruels. Il se réjouissait de voir la peine de mort, autrefois prodiguée et servant naguère encore à la répression des moindres délits, devenue plus rare, et réservée aux grands crimes. Pour sa part, comme Robespierre, il l'eût volontiers abolie, en tout ce qui ne touchait pas à la sûreté publique. Mais il eût cru trahir l'État en ne punissant pas de mort les crimes commis contre la souveraineté nationale.
Tous ses collègues pensaient ainsi: la vieille idée monarchique de la raison d'État inspirait le Tribunal révolutionnaire. Huit siècles de pouvoir absolu avaient formé ses magistrats, et c'est sur les principes du droit divin qu'il jugeait les ennemis de la liberté.
Évariste Gamelin se présenta, le même jour, devant l'accusateur public, le citoyen Fouquier, qui le reçut dans le cabinet où il travaillait avec son greffier. C'était un homme robuste, à la voix rude, aux yeux de chat, qui portait sur sa large face grêlée, sur son teint de plomb, l'indice des ravages que cause une existence sédentaire et recluse aux hommes vigoureux, faits pour le grand air et les exercices violents. Les dossiers montaient autour de lui comme les murs d'un sépulcre, et, visiblement, il aimait cette paperasserie terrible qui semblait vouloir l'étouffer. Ses propos étaient d'un magistrat laborieux, appliqué à ses devoirs et dont l'esprit ne sortait pas du cercle de ses fonctions. Son haleine échauffée sentait l'eau-de-vie qu'il prenait pour se soutenir et qui ne semblait pas monter à son cerveau, tant il y avait de lucidité dans ses propos constamment médiocres.
Il vivait dans un petit appartement du Palais avec sa jeune femme, qui lui avait donné deux jumeaux. Cette jeune femme, la tante Henriette et la servante Pélagie composaient toute sa maison. Il se montrait doux et bon envers ces femmes. Enfin, c'était un homme excellent dans sa famille et dans sa profession, sans beaucoup d'idées et sans aucune imagination.
Gamelin ne put se défendre de remarquer avec quelque déplaisir combien ces magistrats de l'ordre nouveau ressemblaient d'esprit et de façons aux magistrats de l'ancien régime. Et c'en étaient: Herman avait exercé les fonctions d'avocat général au conseil d'Artois; Fouquier était un ancien procureur au Châtelet. Ils avaient gardé leur caractère. Mais Évariste Gamelin croyait à la palingénésie révolutionnaire.
En quittant le parquet, il traversa la galerie du Palais et s'arrêta devant les boutiques où toutes sortes d'objets étaient exposés avec art. Il feuilleta, à l'étalage de la citoyenne Ténot, des ouvrages historiques, politiques, et philosophiques: Les Chaînes de l'Esclavage; Essai sur le Despotisme; Les Crimes des Reines. "A la bonne heure! songea-t-il, ce sont des écrits républicains!" et il demanda à la librairie si elle vendait beaucoup de ces livres-là. Elle secoua la tête:
"On ne vend que des chansons et des romans."
Et tirant un petit volume d'un tiroir:
"Voici, ajouta-t-elle, quelque chose de bon."
Évariste lut le titre: La Religieuse en chemise.
Il trouva devant la boutique voisine Philippe Desmahis qui, superbe et tendre parmi les eaux de senteur, les poudres et les sachets de la citoyenne Saint-Jorre, assurait la belle marchande de son amour, lui promettait de lui faire son portrait et lui demandait un moment d'entretien dans le jardin des Tuileries, le soir. Il était beau. La persuasion coulait de ses lèvres et jaillissait de ses yeux. La citoyenne Saint-Jorre l'écoutait en silence et, prête à le croire, baissait les yeux.
Pour se familiariser avec les terribles fonctions dont il était investi, le nouveau juré voulut, mêlé au public, assister à un jugement du tribunal. Il gravit l'escalier où un peuple immense était assis comme dans un amphithéâtre et il pénétra dans l'ancienne salle du Parlement de Paris.
On s'étouffait pour voir juger quelque général. Car alors, comme disait le vieux Brotteaux, "la Convention, à l'exemple du gouvernement de Sa Majesté britannique, faisait passer en jugement les généraux vaincus, à défaut des généraux traîtres, qui, ceux-ci, ne se laissaient point juger. Ce n'est point, ajoutait Brotteaux, qu'un général vaincu soit nécessairement criminel, car de toute nécessité il en faut un dans chaque bataille. Mais il n'est rien comme de condamner à mort un général pour donner du cœur aux autres...."
Il en avait déjà passé plusieurs sur le fauteuil de l'accusé, de ces militaires légers et têtus, cervelles d'oiseau dans des crânes de bœuf. Celui-là n'en savait guère plus sur les sièges et les batailles qu'il avait conduits, que les magistrats qui l'interrogeaient: l'accusation et la défense se perdaient dans les effectifs, les objectifs, les munitions, les marches et les contremarches. Et la foule des citoyens qui suivaient ces débats obscurs et interminables voyaient derrière le militaire imbécile la patrie ouverte et déchirée, souffrant mille morts; et, du regard et de la voix, ils pressaient les jurés, tranquilles à leur banc, d'assener leur verdict comme un coup de massue sur les ennemis de la République.
Évariste le sentait ardemment: ce qu'il fallait frapper en ce misérable, c'étaient les deux monstres affreux qui déchiraient la Patrie: la révolte et la défaite. Il s'agissait bien, vraiment, de savoir si ce militaire était innocent ou coupable! Quand la Vendée reprenait courage, quand Toulon se livrait à l'ennemi, quand l'armée du Rhin reculait devant les vainqueurs de Mayence, quand l'armée du Nord, retirée au camp de César, pouvait être enlevée en un coup de main par les Impériaux, les Anglais, les Hollandais, maîtres de Valenciennes, ce qu'il importait, c'était d'instruire les généraux à vaincre ou à mourir. En voyant ce soudard infirme et abêti, qui, à l'audience, se perdait dans ses cartes comme il s'était perdu là-bas dans les plaines du Nord, Gamelin, pour ne pas crier avec le public: "A mort!" sortit précipitamment de la salle.
A l'assemblée de la section, le nouveau juré reçut les félicitations du président Olivier, qui lui fit jurer sur le vieux maître-autel des Barnabites, transformé en autel de la patrie, d'étouffer dans son âme, au nom sacré de l'humanité, toute faiblesse humaine.
Gamelin, la main levée, prit à témoin de son serment les mânes augustes de Marat, martyr de la liberté, dont le buste venait d'être posé contre un pilier de la ci-devant église, en face du buste de Le Peltier.
Quelques applaudissements retentirent, mêlés à des murmures. L'assemblée était agitée. A l'entrée de la nef, un groupe de sectionnaires armés de piques vociférait.
"Il est antirépublicain, dit le président, de porter des armes dans une réunion d'hommes libres."
Et il ordonna de déposer aussitôt les fusils et les piques dans la ci-devant sacristie.
Un bossu, l'œil vif et les lèvres retroussées, le citoyen Beauvisage, du comité de vigilance, vint occuper la chaire devenue la tribune et surmontée d'un bonnet rouge.
"Les généraux nous trahissent, dit-il, et livrent nos armées à l'ennemi. Les Impériaux poussent des partis de cavalerie autour de Péronne et de Saint-Quentin, Toulon a été livré aux Anglais, qui y débarquent quatorze mille hommes. Les ennemis de la République conspirent au sein même de la Convention. Dans la capitale, d'innombrables complots sont ourdis pour délivrer l'Autrichienne. Au moment que je parle, le bruit court que le fils Capet, évadé du Temple, est porté en triomphe à Saint-Cloud: on veut relever en sa faveur le trône du tyran. L'enchérissement des vivres, la dépréciation des assignats sont l'effet des manœuvres accomplies dans nos foyers, sous nos yeux, par les agents de l'étranger. Au nom du salut public, je somme le citoyen juré d'être impitoyable pour les conspirateurs et les traîtres."
Tandis qu'il descendait de la tribune, des voix s'élevaient dans l'assemblée: "A bas le Tribunal révolutionnaire! A bas les modérés!"
Gras et le teint fleuri, le citoyen Dupont aîné, menuisier sur la place de Thionville, monta à la tribune, désireux, disait-il, d'adresser une question au citoyen juré. Et il demanda à Gamelin quelle serait son attitude dans l'affaire des Brissotins et de la veuve Capet.
Évariste était timide et ne savait point parler en public. Mais l'indignation l'inspira. Il se leva, pâle, et dit d'une voix sourde:
"Je suis magistrat. Je ne relève que de ma conscience. Toute promesse que je vous ferais serait contraire à mon devoir. Je dois parler au Tribunal et me taire partout ailleurs. Je ne vous connais plus. Je suis juge: je ne connais ni amis ni ennemis."
L'assemblée, diverse, incertaine et flottante, comme toutes les assemblées, approuva. Mais le citoyen Dupont aîné revint à la charge; il ne pardonnait pas à Gamelin d'occuper une place qu'il avait lui-même convoitée.
"Je comprends, dit-il, j'approuve même les scrupules du citoyen juré. On le dit patriote: c'est à lui de voir si sa conscience lui permet de siéger dans un tribunal destiné à détruire les ennemis de la République et résolu à les ménager. Il est des complicités auxquelles un bon citoyen doit se soustraire. N'est-il pas avéré que plusieurs jurés de ce tribunal se sont laissé corrompre par l'or des accusés, et que le président Montané a perpétré un faux pour sauver la tête de la fille Corday?"
A ces mots, la salle retentit d'applaudissements vigoureux. Les derniers éclats en montaient encore aux voûtes, quand Fortuné Trubert monta à la tribune. Il avait beaucoup maigri, en ces derniers mois. Sur son visage pâle, des pommettes rouges perçaient la peau; ses paupières étaient enflammées et ses prunelles vitreuses.
"Citoyens, dit-il d'une voix faible et un peu haletante, étrangement pénétrante; on ne peut suspecter le Tribunal révolutionnaire sans suspecter en même temps la Convention et le Comité de Salut public dont il émane. Le citoyen Beauvisage nous a alarmés en nous montrant le président Montané altérant la procédure en faveur d'un coupable. Que n'a-t-il ajouté, pour notre repos, que, sur la dénonciation de l'accusateur public, Montané a été destitué et emprisonné?... Ne peut-on veiller au salut public sans jeter partout la suspicion? N'y a-t-il plus de talents ni de vertus à la Convention? Robespierre, Couthon, Saint-Just ne sont-ils pas des hommes honnêtes? Il est remarquable que les propos les plus violents sont tenus par des individus qu'on n'a jamais vus combattre pour la République! Ils ne parleraient pas autrement s'ils voulaient la rendre haïssable. Citoyens, moins de bruit et plus de besogne! C'est avec des canons, et non avec des criailleries, que l'on sauvera la France. La moitié des caves de la section n'ont pas encore été fouillées. Plusieurs citoyens détiennent encore des quantités considérables de bronze. Nous rappelons aux riches que les dons patriotiques sont pour eux la meilleure des assurances. Je recommande à votre libéralité les filles et les femmes de nos soldats qui se couvrent de gloire à la frontière et sur la Loire. L'un d'eux, le hussard Pommier (Augustin), précédemment apprenti sommelier, rue de Jérusalem, le 10 du mois dernier, devant Condé, menant des chevaux boire, fut assailli par six cavaliers autrichiens: il en tua deux et ramena les autres prisonniers. Je demande que la section déclare que Pommier (Augustin) a fait son devoir."
Ce discours fut applaudi et les sectionnaires se séparèrent aux cris de: "Vive la République!"
Demeuré seul dans la nef avec Trubert, Gamelin lui serra la main:
"Merci. Comment vas-tu?
--Moi, très bien, très bien!" répondit Trubert, en crachant, avec un hoquet, du sang dans son mouchoir. "La République a beaucoup d'ennemis au-dehors et au-dedans; et notre section en compte, pour sa part, un assez grand nombre. Ce n'est pas avec des criailleries mais avec du fer et des lois qu'on fonde les empires.... Bonsoir, Gamelin: j'ai quelques lettres à écrire."
Et il s'en alla, son mouchoir sur les lèvres, dans la ci-devant sacristie.
La citoyenne veuve Gamelin, sa cocarde désormais mieux ajustée à sa coiffe, avait pris, du jour au lendemain, une gravité bourgeoise, une fierté républicaine et le digne maintien qui sied à la mère d'un citoyen juré. Le respect de la justice, dans lequel elle avait été nourrie, l'admiration que, depuis l'enfance, lui inspiraient la robe et la simarre, la sainte terreur qu'elle avait toujours éprouvée à la vue de ces hommes à qui Dieu lui-même cède sur la terre son droit de vie et de mort, ces sentiments lui rendaient auguste, vénérable et saint ce fils que naguère elle croyait encore presque un enfant. Dans sa simplicité, elle concevait la continuité de la justice à travers la Révolution aussi fortement que les législateurs de la Convention concevaient la continuité de l'État dans la mutation des régimes, et le Tribunal révolutionnaire lui apparaissait égal en majesté à toutes les juridictions anciennes qu'elle avait appris à révérer.
Le citoyen Brotteaux montrait au jeune magistrat de l'intérêt mêlé de surprise et une déférence forcée. Comme la citoyenne veuve Gamelin, il considérait la continuité de la justice à travers les régimes; mais, au rebours de cette dame, il méprisait les tribunaux révolutionnaires à l'égal des cours de l'ancien régime. N'osant exprimer ouvertement sa pensée, et ne pouvant se résoudre à se taire, il se jetait dans des paradoxes que Gamelin comprenait tout juste assez pour en soupçonner l'incivisme.
"L'auguste tribunal où vous allez bientôt siéger, lui dit-il une fois, a été institué par le Sénat français pour le salut de la République; et ce fut certes une pensée vertueuse de nos législateurs que de donner des juges à leurs ennemis. J'en conçois la générosité, mais je ne la crois pas politique. Il eût été plus habile à eux, il me semble, de frapper dans l'ombre leurs plus irréconciliables adversaires et de gagner les autres par des dons ou des promesses. Un tribunal frappe avec lenteur et fait moins de mal que de peur: il est surtout exemplaire. L'inconvénient du vôtre est de réconcilier tous ceux qu'il effraie et de faire ainsi d'une cohue d'intérêts et de passions contraires un grand parti capable d'une action commune et puissante. Vous semez la peur: c'est la peur plus que le courage qui enfante les héros; puissiez-vous, citoyen Gamelin, ne pas voir un jour éclater contre vous des prodiges de peur!"
Le graveur Desmahis, amoureux, cette semaine-là, d'une fille du Palais-Égalité, la brune Flora, une géante, avait trouvé pourtant cinq minutes pour féliciter son camarade et lui dire qu'une telle nomination honorait grandement les beaux-arts.
Élodie elle-même, bien qu'à son insu elle détestât toute chose révolutionnaire, et qui craignait les fonctions publiques comme les plus dangereuses rivales qui pussent lui disputer le cœur de son amant, la tendre Élodie subissait l'ascendant d'un magistrat appelé à se prononcer dans des affaires capitales. D'ailleurs la nomination d'Évariste aux fonctions de juré produisait autour d'elle des effets heureux, dont sa sensibilité trouvait à se réjouir: le citoyen Jean Blaise vint dans l'atelier de la place de Thionville embrasser le juré avec un débordement de mâle tendresse.
Comme tous les contre-révolutionnaires, il éprouvait de la considération pour les puissances de la République, et, depuis qu'il avait été dénoncé pour fraude dans les fournitures de l'armée, le Tribunal révolutionnaire lui inspirait une crainte respectueuse. Il se voyait personnage de trop d'apparence et mêlé à trop d'affaires pour goûter une sécurité parfaite: le citoyen Gamelin lui paraissait un homme à ménager. Enfin on était bon citoyen, ami des lois.
Il tendit la main au peintre magistrat, se montra cordial et patriote, favorable aux arts et à la liberté. Gamelin, généreux, serra cette main largement tendue.
"Citoyen Évariste Gamelin, dit Jean Blaise, je fais appel à votre amitié et à vos talents. Je vous emmène demain pour quarante-huit heures à la campagne: vous dessinerez et nous causerons."
Plusieurs fois, chaque année, le marchand d'estampes faisait une promenade de deux ou trois jours en compagnie de peintres qui dessinaient, sur ses indications, des paysages et des ruines. Saisissant avec habileté ce qui pouvait plaire au public, il rapportait de ces tournées des morceaux qui, terminés dans l'atelier et gravés avec esprit, faisaient des estampes à la sanguine ou en couleurs, dont il tirait bon profit. D'après ces croquis, il faisait exécuter aussi des dessus de portes et des trumeaux qui se vendaient autant et mieux que les ouvrages décoratifs d'Hubert Robert.
Cette fois, il voulait emmener le citoyen Gamelin pour esquisser des fabriques d'après nature, tant le juré avait pour lui grandi le peintre. Deux autres artistes étaient de la partie, le graveur Desmahis, qui dessinait bien, et l'obscur Philippe Dubois, qui travaillait excellemment dans le genre de Robert. Selon la coutume, la citoyenne Élodie, avec sa camarade la citoyenne Hasard, accompagnait les artistes. Jean Blaise, qui savait unir au souci de ses intérêts le soin de ses plaisirs, avait aussi invité à cette promenade la citoyenne Thévenin, actrice du Vaudeville, qui passait pour sa bonne amie.
X
Le samedi, à sept heures du matin, le citoyen Blaise, en bicorne noir, gilet écarlate, culotte de peau, bottes jaunes à revers, cogna du manche de sa cravache à la porte de l'atelier. La citoyenne veuve Gamelin s'y trouvait en honnête conversation avec le citoyen Brotteaux, tandis qu'Évariste nouait devant un petit morceau de glace sa haute cravate blanche.
"Bon voyage, monsieur Blaise! dit la citoyenne. Mais, puisque vous allez peindre des paysages, emmenez donc monsieur Brotteaux, qui est peintre.
--Eh bien! dit Jean Blaise, citoyen Brotteaux, venez avec nous."
Quand il se fut assuré qu'il ne serait point importun, Brotteaux, d'humeur sociable et ami des divertissements, accepta.
La citoyenne Élodie avait monté les quatre étages pour embrasser la citoyenne veuve Gamelin, qu'elle appelait sa bonne mère. Elle était tout de blanc vêtue et sentait la lavande.
Une vieille berline de voyage, à deux chevaux, la capote abaissée, attendait sur la place. Rose Thévenin se tenait au fond avec Julienne Hasard. Élodie fit prendre la droite à la comédienne, s'assit à gauche, et mit la mince Julienne entre elles deux. Brotteaux se plaça en arrière, vis-à-vis de la citoyenne Thévenin; Philippe Dubois, vis-à-vis de la citoyenne Hasard; Évariste, vis-à-vis d'Élodie. Quant à Philippe Desmahis, il dressait son torse athlétique sur le siège, à la gauche du cocher, qu'il étonnait en lui contant qu'en un certain pays d'Amérique les arbres portaient des andouilles et des cervelas.
Le citoyen Blaise, excellent cavalier, faisait la route à cheval et prenait les devants pour n'avoir pas la poussière de la berline.
A mesure que les roues brûlaient le pavé du faubourg, les voyageurs oubliaient leurs soucis; et, à la vue des champs, des arbres, du ciel, leurs pensées devinrent riantes et douces. Élodie songea qu'elle était née pour élever des poules auprès d'Évariste, juge de paix dans un village, au bord d'une rivière, près d'un bois. Les ormeaux du chemin fuyaient sur leur passage. A l'entrée des villages, les mâtins s'élançaient de biais contre la voiture et aboyaient aux jambes des chevaux, tandis qu'un grand épagneul couché en travers de la chaussée se levait à regret; les poules voletaient éparses et, pour fuir, traversaient la route; les oies, en troupe serrée, s'éloignaient lentement. Les enfants barbouillés regardaient passer l'équipage. La matinée était chaude, le ciel clair. La terre gercée attendait la pluie. Ils mirent pied à terre près de Villejuif. Comme ils traversaient le bourg, Desmahis entra chez une fruitière pour acheter des cerises dont il voulait rafraîchir les citoyennes. La marchande était jolie: Desmahis ne reparaissait plus. Philippe Dubois l'appela par le surnom que ses amis lui donnaient communément:
"Hé! Barbaroux!... Barbaroux!"
A ce nom exécré, les passants dressèrent l'oreille et des visages parurent à toutes les fenêtres. Et, quand ils virent sortir de chez la fruitière un jeune et bel homme, la veste ouverte, le jabot flottant sur une poitrine athlétique, et portant sur ses épaules un panier de cerises et son habit au bout d'un bâton, le prenant pour le girondin proscrit, des sans-culottes l'appréhendèrent violemment et l'eussent conduit à la municipalité malgré ses protestations indignées, si le vieux Brotteaux, Gamelin et les trois jeunes femmes n'eussent attesté que le citoyen se nommait Philippe Desmahis, graveur en taille-douce et bon jacobin. Encore fallut-il que le suspect montrât sa carte de civisme qu'il portait sur lui, par grand hasard, étant fort négligent de ces choses. A ce prix, il échappa aux mains des villageois patriotes sans autre dommage qu'une de ses manchettes de dentelle, qu'on lui avait arrachée; mais la perte était légère. Il reçut même les excuses des gardes nationaux qui l'avaient serré le plus fort et qui parlaient de le porter en triomphe à la municipalité.
Libre, entouré des citoyennes Élodie, Rose et Julienne, Desmahis jeta à Philippe Dubois, qu'il n'aimait pas et qu'il soupçonnait de perfidie, un sourire amer, et, le dominant de toute la tête:
"Dubois, si tu m'appelles encore Barbaroux, je t'appellerai Brissot; c'est un petit homme épais et ridicule, les cheveux gras, la peau huileuse, les mains gluantes. On ne doutera pas que tu ne sois l'infâme Brissot, l'ennemi du peuple; et les républicains, saisis à ta vue d'horreur et de dégoût, te pendront à la prochaine lanterne.... Tu entends?"
Le citoyen Blaise, qui venait de faire boire son cheval, assura qu'il avait arrangé l'affaire, quoiqu'il apparût à tous qu'elle avait été arrangée sans lui.
On remonta en voiture. En route, Desmahis apprit au cocher que, dans cette plaine de Longjumeau, plusieurs habitants de la lune étaient tombés autrefois, qui, par la forme et la couleur, approchaient de la grenouille, mais étaient d'une taille bien plus élevée. Philippe Dubois et Gamelin parlaient de leur art. Dubois, élève de Regnault, était allé à Rome. Il avait vu les tapisseries de Raphaël, qu'il mettait au-dessus de tous les chefs-d'œuvre. Il admirait le coloris du Corrège, l'invention d'Annibal Carrache et le dessin du Dominiquin, mais ne trouvait rien de comparable, pour le style, aux tableaux de Pompeio Battoni. Il avait fréquenté, à Rome, M. Ménageot et madame Lebrun, qui tous deux s'étaient déclarés contre la Révolution: aussi n'en parlait-il pas. Mais il vantait Angelica Kauffmann, qui avait le goût pur et connaissait l'antique.
Gamelin déplorait qu'à l'apogée de la peinture française, si tardive, puisqu'elle ne datait que de Lesueur, de Claude et de Poussin et correspondait à la décadence des écoles italienne et flamande, eût succédé un si rapide et profond déclin. Il en rapportait les causes aux mœurs publiques et à l'Académie, qui en était l'expression. Mais l'Académie venait d'être heureusement supprimée et, sous l'influence des principes nouveaux, David et son école créaient un art digne d'un peuple libre. Parmi les jeunes peintres, Gamelin mettait sans envie au premier rang Hennequin et Topino-Lebrun. Philippe Dubois préférait Regnault, son maître, à David et fondait sur le jeune Gérard l'espoir de la peinture.
Élodie complimentait la citoyenne Thévenin sur sa toque de velours rouge et sa robe blanche. Et la comédienne félicitait ses deux compagnes de leurs toilettes et leur indiquait les moyens de faire mieux encore: c'était, à son avis, de retrancher sur les ornements.
"On n'est jamais assez simplement mise, disait-elle. Nous apprenons cela au théâtre où le vêtement doit laisser voir toutes les attitudes. C'est là sa beauté, il n'en veut point d'autre.
--Vous dites bien, ma belle, répondait Élodie. Mais rien n'est plus coûteux en toilette que la simplicité. Et ce n'est pas toujours par mauvais goût que nous mettons des fanfreluches; c'est quelquefois par économie."
Elles parlèrent avec intérêt des modes de l'automne, robes unies, tailles courtes.
"Tant de femmes s'enlaidissent en suivant la mode! dit la Thévenin. On devrait s'habiller selon sa forme.
--Il n'y a de beau que les étoffes roulées sur le corps et drapées, dit Gamelin. Tout ce qui a été taillé et cousu est affreux."
Ces pensées, mieux placées dans un livre de Winckelmann que dans la bouche d'un homme qui parle à des Parisiennes, furent rejetées avec le mépris de l'indifférence.
"On fait pour l'hiver, dit Élodie, des douillettes à la laponne, en florence et en sicilienne, et des redingotes à la Zulime, à taille ronde, qui se ferment par un gilet à la turque.
--Ce sont des cache-misère, dit la Thévenin. Cela se vend tout fait. J'ai une petite couturière qui travaille comme un ange et qui n'est pas chère: je vous l'enverrai, ma chérie."
Et les paroles volaient, légères et pressées, déployant, soulevant les fins tissus, florence rayé, pékin uni, sicilienne, gaze, nankin.
Et le vieux Brotteaux, en les écoutant, songeait avec une volupté mélancolique à ces voiles d'une saison jetés sur des formes charmantes, qui durent peu d'années et renaissent éternellement comme les fleurs des champs. Et ses regards, qui allaient de ces trois jeunes femmes aux bleuets et aux coquelicots du sillon, se mouillaient de larmes souriantes.
Ils arrivèrent à Orangis vers les neuf heures et s'arrêtèrent à l'auberge de la Cloche, où les époux Poitrine logeaient à pied et à cheval. Le citoyen Blaise, qui avait rafraîchi sa toilette, tendit la main aux citoyennes. Après avoir commandé le dîner pour midi, précédés de leurs boîtes, de leurs cartons, de leurs chevalets et de leurs parasols, que portait un petit gars du village, ils s'en furent à pied, par les champs, vers le confluent de l'Orge et de l'Yvette, en ces lieux charmants d'où l'on découvre la plaine verdoyante de Longjumeau et que bordent la Seine et les bois de Sainte-Geneviève.
Jean Blaise, qui conduisait la troupe artiste, échangeait avec le ci-devant financier des propos facétieux où passaient sans ordre ni mesure Verboquet le Généreux, Catherine Cuissot qui colportait, les demoiselles Chaudron, le sorcier Galichet et les figures plus récentes de Cadet-Rousselle et de madame Angot.
Évariste, pris d'un amour soudain de la nature, en voyant des moissonneurs lier des gerbes, sentait ses yeux se gonfler de larmes; des rêves de concorde et d'amour emplissaient son cœur. Desmahis soufflait dans les cheveux des citoyennes les graines légères des pissenlits. Ayant toutes trois un goût de citadines pour les bouquets, elles cueillaient dans les prés le bouillon-blanc, dont les fleurs se serrent en épis autour de la tige, la campanule, portant suspendues en étages ses clochettes lilas tendre, les grêles rameaux de la verveine odorante, l'hièble, la menthe, la gaude, la mille-feuille, toute la flore champêtre de l'été finissant. Et, parce que Jean-Jacques avait mis la botanique à la mode parmi les filles des villes, elles savaient toutes trois des fleurs les noms et les amours. Comme les corolles délicates, alanguies de sécheresse, s'effeuillaient dans ses bras et tombaient en pluie à ses pieds, la citoyenne Élodie soupira:
"Elles passent déjà, les fleurs!"
Tous se mirent à l'œuvre et s'efforcèrent d'exprimer la nature telle qu'ils la voyaient; mais chacun la voyait dans la manière d'un maître. En peu de temps Philippe Dubois eut troussé dans le genre de Hubert-Robert une ferme abandonnée, des arbres abattus, un torrent desséché. Évariste Gamelin trouvait au bord de l'Yvette les paysages du Poussin. Philippe Desmahis, devant un pigeonnier, travaillait dans la manière picaresque de Callot et de Duplessis. Le vieux Brotteaux, qui se piquait d'imiter les flamands, dessinait soigneusement une vache. Élodie esquissait une chaumière, et son amie Julienne, qui était fille d'un marchand de couleurs, lui faisait sa palette. Des enfants, collés contre elle, la regardaient peindre. Elle les écartait de son jour en les appelant moucherons et en leur donnant des berlingots. Et la citoyenne Thévenin, quand elle en trouvait de jolis, les débarbouillait, les embrassait et leur mettait des fleurs dans les cheveux. Elle les caressait avec une douceur mélancolique parce qu'elle n'avait pas la joie d'être mère, et aussi pour s'embellir par l'expression d'un tendre sentiment et pour exercer son art de l'attitude et du groupement.
Seule, elle ne dessinait ni ne peignait. Elle s'occupait d'apprendre un rôle et plus encore de plaire. Et, son cahier à la main, elle allait de l'un à l'autre, chose légère et charmante. "Pas de teint, pas de figure, pas de corps, pas de voix", disaient les femmes, et elle emplissait l'espace de mouvement, de couleur et d'harmonie. Fanée, jolie, lasse, infatigable, elle était les délices du voyage. D'humeur inégale et cependant toujours gaie, susceptible, irritable et pourtant accommodante et facile, la langue salée avec le ton le plus poli, vaine, modeste, vraie, fausse, délicieuse, si Rose Thévenin ne faisait pas bien ses affaires, si elle ne devenait point déesse, c'est que les temps étaient mauvais et qu'il n'y avait plus à Paris ni encens ni autels pour les Grâces. La citoyenne Blaise, qui en parlant d'elle faisait la grimace et l'appelait sa "belle-mère", ne pouvait la voir sans se rendre à tant de charmes.
On répétait à Feydeau Les Visitandines; et Rose se félicitait d'y tenir un rôle plein de naturel. C'est le naturel qu'elle cherchait, qu'elle poursuivait, qu'elle trouvait.
"Nous ne verrons donc point Paméla?" dit le beau Desmahis.
Le Théâtre de la Nation était fermé et les comédiens envoyés aux Madelonnettes et à Pélagie.
"Est-ce là la liberté?" s'écria la Thévenin levant au ciel ses beaux yeux indignés.
"Les acteurs du Théâtre de la Nation, dit Gamelin, sont des aristocrates, et la pièce du citoyen François tend à faire regretter les privilèges de la noblesse.
--Messieurs, dit la Thévenin, ne savez-vous entendre que ceux qui vous flattent?..."
Vers midi, chacun se sentant grand-faim, la petite troupe regagna l'auberge.
Évariste, auprès d'Élodie, lui rappelait en souriant les souvenirs de leurs premières rencontres:
"Deux oisillons étaient tombés du toit où ils nichaient sur le rebord de votre fenêtre. Vous les nourrissiez à la becquée; l'un d'eux vécut et prit sa volée. L'autre mourut dans le nid d'ouate que vous lui aviez fait. "C'était celui que j'aimais le mieux", avez-vous dit. Ce jour-là, vous portiez, Élodie, un nœud rouge dans les cheveux."
Philippe Dubois et Brotteaux, un peu en arrière des autres, parlaient de Rome où ils étaient allés tous deux, celui-ci en 72, l'autre vers les derniers jours de l'Académie. Et il souvenait encore au vieux Brotteaux de la princesse Mondragone, à qui il eût bien laissé entendre ses soupirs, sans le comte Altieri qui ne la quittait pas plus que son ombre. Philippe Dubois ne négligea pas de dire qu'il avait été prié à dîner chez le cardinal de Bernis et que c'était l'hôte le plus obligeant du monde.
"Je l'ai connu, dit Brotteaux, et je puis dire sans me flatter que j'ai été durant quelque temps de ses plus familiers: il aimait à fréquenter la canaille. C'était un aimable homme et, bien qu'il fît métier de débiter des fables, il y avait dans son petit doigt plus de saine philosophie que dans la tête de tous vos jacobins qui veulent nous envertueuser et nous endéificoquer. Certes j'aime mieux nos simples théophages, qui ne savent ni ce qu'ils disent ni ce qu'ils font, que ces enragés barbouilleurs de lois, qui s'appliquent à nous guillotiner pour nous rendre vertueux et sages et nous faire adorer l'Être suprême, qui les a faits à son image. Au temps passé, je faisais dire la messe à la chapelle des Ilettes par un pauvre diable de curé qui disait après boire: "Ne médisons point des pécheurs: nous en vivons, prêtres indignes que nous sommes!" Convenez, monsieur, que ce croqueur d'orémus avait de saines maximes sur le gouvernement. Il en faudrait revenir là et gouverner les hommes tels qu'ils sont et non tels qu'on les voudrait être."
La Thévenin s'était rapprochée du vieux Brotteaux. Elle savait que cet homme avait mené grand train autrefois, et son imagination parait de ce brillant souvenir la pauvreté présente du ci-devant financier, qu'elle jugeait moins humiliante, étant générale et causée par la ruine publique. Elle contemplait en lui, curieusement et non sans respect, les débris d'un de ces généreux Crésus que célébraient en soupirant les comédiennes ses aînées. Et puis les manières de ce bonhomme en redingote puce si râpée et si propre lui plaisaient.
"Monsieur Brotteaux, lui dit-elle, on sait que jadis, dans un beau parc, par des nuits illuminées, vous vous glissiez dans des bosquets de myrtes avec des comédiennes et des danseuses, au son lointain des flûtes et des violons.... Hélas! elles étaient plus belles, n'est-ce pas, vos déesses de l'Opéra et de la Comédie-Française, que nous autres, pauvres petites actrices nationales?
--Ne le croyez pas, mademoiselle, répondit Brotteaux, et sachez que s'il s'en fût rencontré en ce temps une semblable à vous, elle se serait promenée, seule, en souveraine et sans rivale, pour peu qu'elle l'eût souhaité, dans le parc dont vous voulez bien vous faire une idée si flatteuse...."
L'hôtel de la Cloche était rustique. Une branche de houx pendait sur la porte charretière, qui donnait accès à une cour toujours humide où picoraient les poules. Au fond de la cour s'élevait l'habitation, composée d'un rez-de-chaussée et d'un étage, coiffée d'une haute toiture de tuiles moussues et dont les murs disparaissaient sous de vieux rosiers tout fleuris de roses. A droite, des quenouilles montraient leurs pointes au-dessus du mur bas du jardin. A gauche était l'écurie, avec un râtelier extérieur et une grange en colombage. Une échelle s'appuyait au mur. De ce côté encore, sous un hangar encombré d'instruments agricoles et de souches, du haut d'un vieux cabriolet, un coq blanc surveillait ses poules. La cour était fermée, de ce sens, par des étables devant lesquelles s'élevait, comme un tertre glorieux, un tas de fumier que, à cette heure, retournait de sa fourche une fille plus large que haute, les cheveux couleur de paille. Le purin qui remplissait ses sabots lavait ses pieds nus, dont on voyait se soulever par intervalles les talons jaunes comme du safran. Sa jupe troussée laissait à découvert la crasse de ses mollets énormes et bas. Tandis que Philippe Desmahis la regardait, surpris et amusé du jeu bizarre de la nature qui avait construit cette fille en largeur, l'hôtelier appela:
"Hé! la Tronche! va quérir de l'eau!"
Elle se retourna et montra une face écarlate et une large bouche où manquait une palette. Il avait fallu la corne d'un taureau pour ébrécher cette puissante denture. Sa fourche à l'épaule, elle riait. Semblables à des cuisses, ses bras rebrassés étincelaient au soleil.
La table était mise dans la salle basse, où les poulets achevaient de rôtir sous le manteau de la cheminée, garni de vieux fusils. Longue de plus de vingt pieds, la salle, blanchie à la chaux, n'était éclairée que par les vitres verdâtres de la porte et par une seule fenêtre, encadrée de roses, auprès de laquelle l'aïeule tournait son rouet. Elle portait une coiffe et un bavolet de dentelle du temps de la Régence. Les doigts noueux de ses mains tachées de terre tenaient la quenouille. Des mouches se posaient sur le bord de ses paupières, et elle ne les chassait pas. Dans les bras de sa mère, elle avait vu passer Louis XIV en carrosse.
Il y avait soixante ans qu'elle avait fait le voyage de Paris. Elle conta d'une voix faible et chantante aux trois jeunes femmes debout devant elle qu'elle avait vu l'Hôtel de Ville, les Tuileries et la Samaritaine, et que, lorsqu'elle traversait le Pont-Royal, un bateau qui portait des pommes au marché du Mail s'était ouvert, que les pommes s'en étaient allées au fil de l'eau et que la rivière en était tout empourprée.
Elle avait été instruite des changements survenus nouvellement dans le royaume, et surtout de la zizanie qu'il y avait entre les curés jureurs et ceux qui ne juraient point. Elle savait aussi qu'il y avait eu des guerres, des famines et des signes dans le ciel. Elle ne croyait point que le roi fût mort. On l'avait fait fuir, disait-elle, par un souterrain et l'on avait livré au bourreau, à sa place, un homme du commun.
Aux pieds de l'aïeule, dans son moïse, le dernier-né des Poitrine, Jeannot, faisait ses dents. La Thévenin souleva le berceau d'osier et sourit à l'enfant, qui gémit faiblement, épuisé de fièvre et de convulsions. Il fallait qu'il fût bien malade, car on avait appelé le médecin, le citoyen Pelleport, qui, à la vérité, député suppléant à la Convention, ne faisait point payer ses visites.
La citoyenne Thévenin, enfant de la balle, était partout chez elle; mal contente de la façon dont la Tronche avait lavé la vaisselle, elle essuyait les plats, les gobelets et les fourchettes. Pendant que la citoyenne Poitrine faisait cuire la soupe, qu'elle goûtait en bonne hôtelière, Élodie coupait en tranches un pain de quatre livres encore chaud du four. Gamelin, en la voyant faire, lui dit:
"J'ai lu, il y a quelques jours, un livre écrit par un jeune Allemand dont j'ai oublié le nom, et qui a été très bien mis en français. On y voit une belle jeune fille nommée Charlotte qui, comme vous, Élodie, taillait des tartines et, comme vous, les taillait avec grâce, et si joliment qu'à la voir faire le jeune Werther devint amoureux d'elle.
--Et cela finit par un mariage? demanda Élodie.
--Non, répondit Évariste; cela finit par la mort violente de Werther."
Ils dînèrent bien, car ils avaient grand-faim; mais la chère était médiocre. Jean Blaise s'en plaignit: il était très porté sur sa bouche et faisait de bien manger une règle de vie; et, sans doute, ce qui l'incitait à ériger sa gourmandise en système, c'était la disette générale. La Révolution avait dans toutes les maisons renversé la marmite. Le commun des citoyens n'avait rien à se mettre sous la dent. Les gens habiles qui, comme Jean Blaise, gagnaient gros dans la misère publique, allaient chez le traiteur où ils montraient leur esprit en s'empiffrant. Quant à Brotteaux qui, en l'an II de la Liberté, vivait de châtaignes et de croûtons de pain, il lui souvenait d'avoir soupé chez Grimod de la Reynière, à l'entrée des Champs-Élysées. Envieux de mériter le titre de fine gueule, devant les choux au lard de la femme Poitrine, il abondait en savantes recettes de cuisine et en bons préceptes gastronomiques. Et, comme Gamelin déclarait qu'un républicain méprise les plaisirs de la table, le vieux traitant, amateur d'antiquités, donnait au jeune Spartiate la vraie formule du brouet noir.
Après le dîner, Jean Blaise, qui n'oubliait pas les affaires sérieuses, fit faire à son académie foraine des croquis et des esquisses de l'auberge, qu'il jugeait assez romantique dans son délabrement. Tandis que Philippe Desmahis et Philippe Dubois dessinaient les étables, la Tronche vint donner à manger aux cochons. Le citoyen Pelleport, officier de santé, qui sortait en même temps de la salle basse où il était venu porter ses soins au petit Poitrine, s'approcha des artistes et, après les avoir complimentés de leurs talents, qui honoraient la nation tout entière, il leur montra la Tronche au milieu des pourceaux.
"Vous voyez cette créature, dit-il, ce n'est pas une fille, comme vous pourriez le croire: c'est deux filles. Comprenez que je parle littéralement. Surpris du volume énorme de sa charpente osseuse, je l'ai examinée et me suis aperçu qu'elle avait la plupart des os en double: à chaque cuisse, deux fémurs soudés ensemble; à chaque épaule, deux humérus. Elle possède aussi des muscles en double. Ce sont, à mon sens, deux jumelles étroitement associées ou, pour mieux dire, fondues ensemble. Le cas est intéressant. Je l'ai signalé à monsieur Saint-Hilaire, qui m'en a su gré. C'est un monstre que vous voyez là, citoyens. Ces gens-ci l'appellent "la Tronche". Ils devraient dire "les Tronches": elles sont deux. La nature a de ces bizarreries.... Bonsoir, citoyens peintres! Nous aurons de l'orage, cette nuit...."
Après le souper aux chandelles, l'académie Blaise fit dans la cour de l'auberge, en compagnie d'un fils et d'une fille Poitrine, une partie de colin-maillard, à laquelle jeunes femmes et jeunes hommes mirent une vivacité que leur âge explique assez pour qu'on ne cherche pas si la violence et l'incertitude du temps n'excitait pas leur ardeur. Quand il fit tout à fait nuit, Jean Blaise proposa de jouer dans la salle basse aux jeux innocents. Élodie demanda la "chasse au cœur" qui fut acceptée de toute la compagnie. Sur les indications de la jeune fille, Philippe Desmahis traça à la craie sur les meubles, les portes et les murs sept cœurs, c'est-à-dire un de moins qu'il n'y avait de joueurs, car le vieux Brotteaux s'était mis obligeamment de la partie. On dansa en rond "La Tour, prends garde", et, sur un signal d'Élodie, chacun courut mettre la main sur un cœur. Gamelin, distrait et maladroit, les trouva tous pris: il donna un gage, le petit couteau acheté six sous à la foire Saint-Germain et qui avait coupé le pain pour la mère indigente. On recommença et ce furent tour à tour Blaise, Élodie, Brotteaux et la Thévenin qui ne trouvèrent pas de cœur et donnèrent chacun leur gage, une bague, un réticule, un petit livre relié en maroquin, un bracelet. Puis, les gages furent tirés au sort sur les genoux d'Élodie et chacun, pour racheter le sien, dut montrer ses talents de société, chanter une chanson ou dire des vers. Brotteaux récita le discours du patron de la France, au premier chant de La Pucelle:
Je suis Denis et saint de mon métier,
J'aime la Gaule....
Le citoyen Blaise, bien que moins lettré, donna sans hésiter la réponse de Richemond:
Monsieur le Saint, ce n'était pas la peine
D'abandonner le céleste domaine....
Tout le monde alors lisait et relisait avec délices le chef-d'œuvre de l'Arioste français; les hommes les plus graves souriaient des amours de Jeanne et de Dunois, des aventures d'Agnès et de Monrose et des exploits de l'âne ailé. Tous les hommes cultivés savaient par cœur les beaux endroits de ce poème divertissant et philosophique. Évariste Gamelin, lui-même, bien que d'humeur sévère, en prenant sur le giron d'Élodie son couteau de six liards, récita de bonne grâce l'entrée de Grisbourdon aux enfers. La citoyenne Thévenin chanta sans accompagnement la romance de Nina: Quand le bien-aimé reviendra. Desmahis chanta, sur l'air de La Faridondaine:
Quelques-uns prirent le cochon
De ce bon saint Antoine,
Et, lui mettant un capuchon,
Ils en firent un moine.
Il n'en coûtait que la façon....
Cependant Desmahis était soucieux. A cette heure, il aimait ardemment les trois femmes avec lesquelles il jouait au "gage touché", et il jetait à toutes trois des regards brûlants et doux. Il aimait la Thévenin pour sa grâce, sa souplesse, son art savant, ses œillades et sa voix qui allait au cœur; il aimait Élodie, qu'il sentait de nature abondante, riche et donnante; il aimait Julienne Hasard, malgré ses cheveux décolorés, ses cils blancs, ses taches de rousseur et son maigre corsage, parce que, comme ce Dunois dont parle Voltaire dans La Pucelle, il était toujours prêt, dans sa générosité, à donner à la moins jolie une marque d'amour, et d'autant plus qu'elle lui semblait, pour l'instant, la plus inoccupée et, partant, la plus accessible. Exempt de toute vanité, il n'était jamais sûr d'être agréé; il n'était jamais sûr non plus de ne l'être pas. Aussi s'offrait-il, à tout hasard. Profitant des rencontres heureuses du "gage touché", il tint quelques tendres propos à la Thévenin, qui ne s'en fâcha pas, mais n'y pouvait guère répondre sous le regard jaloux du citoyen Jean Blaise. Il parla plus amoureusement encore à la citoyenne Élodie, qu'il savait engagée avec Gamelin, mais il n'était pas assez exigeant pour vouloir un cœur à lui seul. Élodie ne pouvait l'aimer; mais elle le trouvait beau et elle ne réussit pas entièrement à le lui cacher. Enfin, il porta ses vœux les plus pressants à l'oreille de la citoyenne Hasard: elle y répondit par un air de stupeur qui pouvait exprimer une soumission abîmée aussi bien qu'une morne indifférence. Et Desmahis ne crut point qu'elle était indifférente.
Il n'y avait dans l'auberge que deux chambres à coucher, toutes deux au premier étage et sur le même palier. Celle de gauche, la plus belle, était tendue de papier à fleurs et ornée d'une glace grande comme la main, dont le cadre doré subissait l'offense des mouches depuis l'enfance de Louis XV. Là, sous un ciel d'indienne à ramages, se dressaient deux lits garnis d'oreillers de plume, d'édredons et de courtepointes. Cette chambre était réservée aux trois citoyennes.
Quand vint l'heure de la retraite, Desmahis et la citoyenne Hasard, tenant à la main chacun son chandelier, se souhaitèrent le bonsoir sur le palier. Le graveur amoureux coula à la fille du marchand de couleurs un billet par lequel il la priait de le rejoindre, quand tout serait endormi, dans le grenier, qui se trouvait au-dessus de la chambre des citoyennes.
Prévoyant et sage, il avait dans la journée étudié les êtres et exploré ce grenier, plein de bottes d'oignons, de fruits qui séchaient sous un essaim de guêpes, de coffres, de vieilles malles. Il y avait même vu un vieux lit de sangle boiteux et hors d'usage, à ce qu'il lui sembla, et une paillasse éventrée, où sautaient des puces.
En face de la chambre des citoyennes était une chambre à trois lits, assez petite, où devaient coucher, à leurs guises, les citoyens voyageurs. Mais Brotteaux, qui était sybarite, s'en était allé à la grange dormir dans le foin. Quant à Jean Blaise, il avait disparu, Dubois et Gamelin ne tardèrent pas à s'endormir. Desmahis se mit au lit; mais, quand le silence de la nuit eut, comme une eau dormante, recouvert la maison, le graveur se leva et monta l'escalier de bois, qui se mit à craquer sous ses pieds nus. La porte du grenier était entrebâillée. Il en sortait une chaleur étouffante et des senteurs âcres de fruits pourris. Sur un lit de sangle boiteux, la Tronche dormait, la bouche ouverte, la chemise relevée, les jambes écartées. Elle était énorme. Traversant la lucarne, un rayon de lune baignait d'azur et d'argent sa peau qui, entre des écailles de crasse et des éclaboussures de purin, brillait de jeunesse et de fraîcheur. Desmahis se jeta sur elle; réveillée en sursaut, elle eut peur et cria; mais, dès qu'elle comprit ce qu'on lui voulait, rassurée, elle ne témoigna ni surprise ni contrariété et feignit d'être encore plongée dans un demi-sommeil qui, en lui ôtant la conscience des choses, lui permettait quelque sentiment....
Desmahis rentra dans sa chambre, où il dormit jusqu'au jour d'un sommeil tranquille et profond.
Le lendemain, après une dernière journée de travail, l'académie promeneuse reprit le chemin de Paris. Quand Jean Blaise paya son hôte en assignats, le citoyen Poitrine se lamenta de ne plus voir que de "l'argent carré" et promit une belle chandelle au bougre qui ramènerait les jaunets.
Il offrit des fleurs aux citoyennes. Par son ordre, la Tronche, sur une échelle, en sabots et troussée, montrant au jour ses mollets crasseux et resplendissants, coupait infatigablement des roses aux rosiers grimpants qui couvraient la muraille. De ses larges mains les roses tombaient en pluie, en torrents, en avalanche, dans les jupes tendues d'Élodie, de Julienne et de la Thévenin. La berline en fut pleine. Tous, rentrant à la nuit, en apportèrent chez eux des brassées, et leur sommeil et leur réveil en fut tout parfumé.
XI
Le matin du 7 septembre, la citoyenne Rochemaure, se rendant chez le juré Gamelin, qu'elle voulait intéresser à quelque suspect de sa connaissance, rencontra sur le palier le ci-devant Brotteaux des Ilettes, qu'elle avait aimé dans les jours heureux. Brotteaux s'en allait porter douze douzaines de pantins de sa façon chez le marchand de jouets de la rue de la Loi. Et il s'était résolu, pour les porter plus aisément, à les attacher au bout d'une perche, selon les guises des vendeurs ambulants. Il en usait galamment avec toutes les femmes, même avec celles dont une longue habitude avait émoussé pour lui l'attrait, comme ce devait être le cas de madame de Rochemaure, à moins qu'assaisonnée par la trahison, l'absence, l'infidélité et l'embonpoint, il ne la trouvât appétissante. En tout cas, il l'accueillit sur le palier sordide, aux carreaux disjoints, comme autrefois sur les degrés du perron des Ilettes et la pria de lui faire l'honneur de visiter son grenier. Elle monta assez lestement l'échelle et se trouva sous une charpente dont les poutres penchantes portaient un toit de tuiles percé d'une lucarne. On ne pouvait s'y tenir debout. Elle s'assit sur la seule chaise qu'il y eût en ce réduit et, ayant promené un moment ses regards sur les tuiles disjointes, elle demanda, surprise et attristée:
"C'est là que vous habitez, Maurice? Vous n'avez guère à y craindre les importuns. Il faut être diable ou chat pour vous y trouver.
--J'y ai peu d'espace, répondit le ci-devant. Et je ne vous cache pas que parfois il y pleut sur mon grabat. C'est un faible inconvénient. Et durant les nuits sereines j'y vois la lune, image et témoin des amours des hommes. Car la lune, madame, fut de tout temps attestée par les amoureux, et dans son plein, pâle et ronde, elle rappelle à l'amant l'objet de ses désirs.
--J'entends, dit la citoyenne.
--En leur saison, poursuivit Brotteaux, les chats font un beau vacarme dans cette gouttière. Mais il faut pardonner à l'amour de miauler et de jurer sur les toits, quand il emplit de tourments et de crimes la vie des hommes."
Tous deux, ils avaient eu la sagesse de s'aborder comme des amis qui s'étaient quittés la veille pour s'en aller dormir; et, bien que devenus étrangers l'un à l'autre, ils s'entretenaient avec bonne grâce et familiarité.
Cependant, madame de Rochemaure paraissait soucieuse. La Révolution, qui avait été longtemps pour elle riante et fructueuse, lui apportait maintenant des soucis et des inquiétudes; ses soupers devenaient moins brillants et moins joyeux. Les sons de sa harpe n'éclaircissaient plus les visages sombres. Ses tables de jeu étaient abandonnées des plus riches pontes. Plusieurs de ses familiers, maintenant suspects, se cachaient; son ami, le financier Morhardt, était arrêté, et c'était pour lui qu'elle venait solliciter le juré Gamelin. Elle-même était suspecte. Des gardes nationaux avaient fait une perquisition chez elle, retourné les tiroirs de ses commodes, soulevé des lames de son parquet, donné des coups de baïonnette dans ses matelas. Ils n'avaient rien trouvé, lui avaient fait des excuses et bu son vin. Mais ils étaient passés fort près de sa correspondance avec un émigré, M. d'Expilly. Quelques amis qu'elle avait parmi les jacobins l'avaient avertie que le bel Henry, son greluchon, devenait compromettant par ses violences trop outrées pour paraître sincères.
Les coudes sur les genoux et les poings dans les joues, songeuse, elle demanda à son vieil ami, assis sur la paillasse:
"Que pensez-vous de tout ceci, Maurice?
--Je pense que ces gens-ci donnent à un philosophe et à un amateur de spectacles ample matière à réflexion et à divertissement; mais qu'il serait meilleur pour vous, chère amie, que vous fussiez hors de France.
--Maurice, où cela nous mènera-t-il?
--C'est ce que vous me demandiez, Louise, un jour, en voiture, au bord du Cher, sur le chemin des Ilettes, tandis que notre cheval, qui avait pris le mors aux dents, nous emportait d'un galop furieux. Que les femmes sont donc curieuses! Encore aujourd'hui vous voulez savoir où nous allons. Demandez-le aux tireuses de cartes. Je ne suis point devin, ma mie. Et la philosophie, même la plus saine, est d'un faible secours pour la connaissance de l'avenir. Ces choses finiront, car tout finit. On peut en prévoir diverses issues. La victoire de la coalition et l'entrée des alliés à Paris. Ils n'en sont pas loin; toutefois je doute qu'ils y arrivent. Ces soldats de la République se font battre avec une ardeur que rien ne peut éteindre. Il se peut que Robespierre épouse Madame Royale et se fasse nommer protecteur du royaume pendant la minorité de Louis XVII.
--Vous croyez? s'écria la citoyenne, impatiente de se mêler à cette belle intrigue.
--Il se peut encore, poursuivit Brotteaux, que la Vendée l'emporte et que le gouvernement des prêtres se rétablisse sur des monceaux de ruines et des amas de cadavres. Vous ne pouvez concevoir, chère amie, l'empire que garde le clergé sur la multitude des ânes.... Je voulais dire "des âmes"; la langue m'a fourché. Le plus probable, à mon sens, c'est que le Tribunal révolutionnaire amènera la destruction du régime qui l'a institué: il menace trop de têtes. Ceux qu'il effraie sont innombrables; ils se réuniront, et, pour le détruire, ils détruiront le régime. Je crois que vous avez fait nommer le jeune Gamelin à cette justice. Il est vertueux: il sera terrible. Plus j'y songe, ma belle amie, plus je crois que ce tribunal, établi pour sauver la République, la perdra. La Convention a voulu avoir, comme la royauté, ses Grands Jours, sa Chambre ardente, et pourvoir à sa sûreté par des magistrats nommés par elle et tenus dans sa dépendance. Mais que les Grands Jours de la Convention sont inférieurs aux Grands Jours de la monarchie, et sa Chambre ardente moins politique que celle de Louis XIV! Il règne dans le Tribunal révolutionnaire un sentiment de basse justice et de plate égalité qui le rendra bientôt odieux et ridicule et dégoûtera tout le monde. Savez-vous, Louise, que ce tribunal, qui va appeler à sa barre la reine de France et vingt et un législateurs, condamnait hier une servante coupable d'avoir crié: "Vive le roi!" avec une mauvaise intention et dans la pensée de détruire la République? Nos juges, tout de noir emplumés, travaillent dans le genre de ce Guillaume Shakespeare, si cher aux Anglais, qui introduit dans les scènes les plus tragiques de son théâtre de grossières bouffonneries.
--Eh bien, Maurice, demanda la citoyenne, êtes-vous toujours heureux en amour?
--Hélas! répondit Brotteaux, les colombes volent au blanc colombier et ne se posent plus sur la tour en ruines.
--Vous n'avez pas changé.... Au revoir, mon ami!"
Ce soir-là, le dragon Henry, s'étant rendu, sans y être prié, chez madame de Rochemaure, la trouva qui cachetait une lettre sur laquelle il lut l'adresse du citoyen Rauline, à Vernon. C'était, il le savait, une lettre pour l'Angleterre. Rauline recevait par un postillon des messageries le courrier de madame de Rochemaure et le faisait porter à Dieppe par une marchande de marée. Un patron de barque le remettait, la nuit, à un navire britannique qui croisait sur la côte; un émigré, M. d'Expilly, le recevait à Londres et le communiquait, s'il le jugeait utile, au cabinet de Saint-James.
Henry était jeune et beau: Achille n'unissait pas tant de grâce à tant de vigueur, quand il revêtit les armes que lui présentait Ulysse. Mais la citoyenne Rochemaure, sensible naguère aux charmes du jeune héros de la Commune, détournait de lui ses regards et sa pensée depuis qu'elle avait été avertie que, dénoncé aux jacobins comme un exagéré, ce jeune soldat pouvait la compromettre et la perdre. Henry sentait qu'il ne serait peut-être pas au-dessus de ses forces de ne plus aimer madame de Rochemaure; mais il lui déplaisait qu'elle ne le distinguât plus. Il comptait sur elle pour satisfaire à certaines dépenses auxquelles le service de la République l'avait engagé. Enfin, songeant aux extrémités où peuvent se porter les femmes et comment elles passent avec rapidité de la tendresse la plus ardente à la plus froide insensibilité et combien il leur est facile de sacrifier ce qu'elles ont chéri et de perdre ce qu'elles ont adoré, il soupçonna que cette ravissante Louise pourrait un jour le faire jeter en prison pour se débarrasser de lui. Sa sagesse lui conseillait de reconquérir cette beauté perdue. C'est pourquoi il était venu armé de tous ses charmes. Il s'approchait d'elle, s'éloignait, se rapprochait, la frôlait, la fuyait selon les règles de la séduction dans les ballets. Puis, il se jeta dans un fauteuil, et, de sa voix invincible, de sa voix qui parlait aux entrailles des femmes, il lui vanta la nature et la solitude et lui proposa en soupirant une promenade à Ermenonville.
Cependant, elle tirait quelques accords de sa harpe et jetait autour d'elle des regards d'impatience et d'ennui. Soudain Henry se dressa sombre et résolu et lui annonça qu'il partait pour l'armée et serait dans quelques jours devant Maubeuge.
Sans montrer ni doute ni surprise, elle l'approuva d'un signe de tête.
"Vous me félicitez de cette décision?
--Je vous en félicite."
Elle attendait un nouvel ami qui lui plaisait infiniment et dont elle pensait tirer de grands avantages; tout autre chose que celui-ci: un Mirabeau ressuscité, un Danton décrotté et devenu fournisseur, un lion qui parlait de jeter tous les patriotes dans la Seine. A tout moment elle croyait entendre la sonnette et tressaillait.
Pour renvoyer Henry, elle se tut, bâilla, feuilleta une partition, et bâilla encore. Voyant qu'il ne s'en allait pas, elle lui dit qu'elle avait à sortir et passa dans son cabinet de toilette.
Il lui criait d'une voix émue:
"Adieu, Louise!... Vous reverrai-je jamais?"
Et ses mains fouillaient dans le secrétaire ouvert.
Dès qu'il fut dans la rue, il ouvrit la lettre adressée au citoyen Rauline et la lut avec intérêt. Elle contenait en effet un tableau curieux de l'état de l'esprit public en France. On y parlait de la reine, de la Thévenin, du Tribunal révolutionnaire, et maints propos confidentiels de ce bon Brotteaux des Ilettes y étaient rapportés.
Ayant achevé sa lecture et remis la lettre dans sa poche, il hésita quelques instants; puis, comme un homme qui a pris sa résolution et qui se dit que le plus tôt sera le mieux, il se dirigea vers les Tuileries et pénétra dans l'antichambre du Comité de sûreté générale.
Ce jour-là, à trois heures de l'après-midi, Évariste Gamelin s'asseyait sur le banc des jurés en compagnie de quatorze collègues qu'il connaissait pour la plupart, gens simples, honnêtes et patriotes, savants, artistes ou artisans: un peintre comme lui, un dessinateur, tous deux pleins de talent, un chirurgien, un cordonnier, un ci-devant marquis, qui avait donné de grandes preuves de civisme, un imprimeur, de petits marchands, un échantillon enfin du peuple de Paris. Ils se tenaient là, dans leur habit ouvrier ou bourgeois, tondus à la Titus ou portant le catogan, le chapeau à cornes enfoncé sur les yeux ou le chapeau rond posé en arrière de la tête, ou le bonnet rouge cachant les oreilles. Les uns étaient vêtus de la veste, de l'habit et de la culotte, comme en l'ancien temps, les autres, de la carmagnole et du pantalon rayé à la façon des sans-culottes. Chaussés de bottes ou de souliers à boucles ou de sabots, ils présentaient sur leurs personnes toutes les diversités du vêtement masculin en usage alors. Ayant tous déjà siégé plusieurs fois, ils semblaient fort à l'aise à leur banc et Gamelin enviait leur tranquillité. Son cœur battait, ses oreilles bourdonnaient, ses yeux se voilaient et tout ce qui l'entourait prenait pour lui une teinte livide.
Quand l'huissier annonça le Tribunal, trois juges prirent place sur une estrade assez petite, devant une table verte. Ils portaient un chapeau à cocarde, surmonté de grandes plumes noires, et le manteau d'audience avec un ruban tricolore d'où pendait sur leur poitrine une lourde médaille d'argent. Devant eux, au pied de l'estrade, siégeait le substitut de l'accusateur public, dans un costume semblable. Le greffier s'assit entre le Tribunal et le fauteuil vide de l'accusé. Gamelin voyait ces hommes différents de ce qu'il les avait vus jusque-là, plus beaux, plus graves, plus effrayants, bien qu'ils prissent des attitudes familières, feuilletant des papiers, appelant un huissier ou se penchant en arrière pour entendre quelque communication d'un juré ou d'un officier de service.
Au-dessus des juges, les tables des Droits de l'Homme étaient suspendues; à leur droite et à leur gauche, contre les vieilles murailles féodales, les bustes de Le Peltier Saint-Fargeau et de Marat. En face du banc des jurés, au fond de la salle, s'élevait la tribune publique. Des femmes en garnissaient le premier rang, qui blondes, brunes ou grises, portaient toutes la haute coiffe dont le bavolet plissé leur ombrageait les joues; sur leur poitrine, auxquelles la mode donnait uniformément l'ampleur d'un sein nourricier, se croisait le fichu blanc ou se recourbait la bavette du tablier bleu. Elles tenaient les bras croisés sur le rebord de la tribune. Derrière elles on voyait, clairsemés sur les gradins, des citoyens vêtus avec cette diversité qui donnait alors aux foules un caractère étrange et pittoresque. A droite, vers l'entrée, derrière une barrière pleine, s'étendait un espace où le public se tenait debout. Cette fois, il y était peu nombreux. L'affaire dont cette section du Tribunal allait s'occuper n'intéressait qu'un petit nombre de spectateurs, et, sans doute, les autres sections, qui siégeaient en même temps, appelaient des causes plus émouvantes.
C'est ce qui rassurait un peu Gamelin dont le cœur, prêt à faiblir, n'aurait pu supporter l'atmosphère enflammée des grandes audiences. Ses yeux s'attachaient aux moindres détails: il remarquait le coton dans l'oreille du greffier et une tache d'encre sur le dossier du substitut. Il voyait, comme avec une loupe, les chapiteaux sculptés dans un temps où toute connaissance des ordres antiques était perdue et qui surmontaient les colonnes gothiques de guirlandes d'ortie et de houx. Mais ses regards revenaient sans cesse à ce fauteuil, d'une forme surannée, garni de velours d'Utrecht rouge, usé au siège et noirci aux bras. Des gardes nationaux en armes se tenaient à toutes les issues.
Enfin l'accusé parut, escorté de grenadiers, libre toutefois de ses membres comme le prescrivait la loi. C'était un homme d'une cinquantaine d'années, maigre, sec, brun, très chauve, les joues creuses, les lèvres minces et violacées, vêtu à l'ancienne mode d'un habit sang de bœuf. Sans doute parce qu'il avait la fièvre, ses yeux brillaient comme des pierreries et ses joues avaient l'air d'être vernies. Il s'assit. Ses jambes, qu'il croisait, étaient d'une maigreur excessive et ses grandes mains noueuses en faisaient tout le tour. Il se nommait Marie-Adolphe Guillergues et était prévenu de dilapidation dans les fourrages de la République. L'acte d'accusation mettait à sa charge des faits nombreux et graves, dont aucun n'était absolument certain. Interrogé, Guillergues nia la plupart de ces faits et expliqua les autres à son avantage. Son langage était précis et froid, singulièrement habile et donnait l'idée d'un homme avec lequel il n'est pas désirable de traiter une affaire. Il avait réponse à tout. Quand le juge lui faisait une question embarrassante, son visage restait calme et sa parole assurée, mais ses deux mains, réunies sur sa poitrine, se crispaient d'angoisse. Gamelin s'en aperçut et dit à l'oreille de son voisin, peintre comme lui:
"Regardez ses pouces!"
Le premier témoin qu'on entendit apporta des faits accablants. C'est sur lui que reposait toute l'accusation. Ceux qui furent appelés ensuite se montrèrent, au contraire, favorables à l'accusé. Le substitut de l'accusateur public fut véhément, mais demeura dans le vague. Le défenseur parla avec un ton de vérité qui valut à l'accusé des sympathies qu'il n'avait pas su lui-même se concilier. L'audience fut suspendue et les jurés se réunirent dans la chambre des délibérations. Là, après une discussion obscure et confuse, ils se partageaient en deux groupes à peu près égaux en nombre. On vit d'un côté les indifférents, les tièdes, les raisonneurs, qu'aucune passion n'animait, et d'un autre côté ceux qui se laissaient conduire par le sentiment, se montraient peu accessibles à l'argumentation et jugeaient avec le cœur. Ceux-là condamnaient toujours. C'étaient les bons, les purs: ils ne songeaient qu'à sauver la République et ne s'embarrassaient point du reste. Leur attitude fit une forte impression sur Gamelin qui se sentait en communion avec eux.
"Ce Guillergues, songeait-il, est un adroit fripon, un scélérat qui a spéculé sur le fourrage de notre cavalerie. L'absoudre, c'est laisser échapper un traître, c'est trahir la patrie, vouer l'armée à la défaite." Et Gamelin voyait déjà les hussards de la République, sur leurs montures qui bronchaient, sabrés par la cavalerie ennemie.... "Mais si Guillergues était innocent?..."
Il pensa tout à coup à Jean Blaise, soupçonné aussi d'infidélité dans les fournitures. Tant d'autres devaient agir comme Guillergues et Blaise, préparer la défaite, perdre la République! Il fallait faire un exemple. Mais si Guillergues était innocent?...
"Il n'y a pas de preuves, dit Gamelin, à haute voix.
--Il n'y a jamais de preuves", répondit en haussant les épaules le chef du jury, un bon, un pur.
Finalement, il se trouva sept voix pour la condamnation et huit pour l'acquittement.
Le jury rentra dans la salle et l'audience fut reprise. Les jurés étaient tenus de motiver leur verdict; chacun parla à son tour devant le fauteuil vide. Les uns étaient prolixes; les autres se contentaient d'un mot; il y en avait qui prononçaient des paroles inintelligibles.
Quand vint son tour, Gamelin se leva et dit:
"En présence d'un crime si grand que d'ôter aux défenseurs de la patrie les moyens de vaincre, on veut des preuves formelles que nous n'avons point."
A la majorité des voix, l'accusé fut déclaré non coupable.
Guillergues fut ramené devant les juges, accompagné du murmure bienveillant des spectateurs qui lui annonçaient son acquittement. C'était un autre homme. La sécheresse de ses traits s'était fondue, ses lèvres s'étaient amollies. Il avait l'air vénérable; son visage exprimait l'innocence. Le président lut, d'une voix émue, le verdict qui renvoyait le prévenu; la salle éclata en applaudissements. Le gendarme qui avait amené Guillergues se précipita dans ses bras. Le président l'appela et lui donna l'accolade fraternelle. Les jurés l'embrassèrent. Gamelin pleurait à chaudes larmes.
Dans la cour du Palais, illuminée des derniers rayons du jour, une multitude hurlante s'agitait. Les quatre sections du Tribunal avaient prononcé la veille trente condamnations à mort, et, sur les marches du grand escalier, des tricoteuses accroupies attendaient le départ des charrettes. Mais Gamelin, descendant les degrés dans le flot des jurés et des spectateurs, ne voyait rien, n'entendait rien que son acte de justice et d'humanité et les félicitations qu'il se donnait d'avoir reconnu l'innocence. Dans la cour, Élodie, toute blanche, en larmes et souriante, se jeta dans ses bras et y resta pâmée. Et, quand elle eut recouvré la voix, elle lui dit:
"Évariste, vous êtes beau, vous êtes bon, vous êtes généreux! Dans cette salle, le son de votre voix, mâle et douce, me traversait tout entière de ses ondes magnétiques. J'en étais électrisée. Je vous contemplais à votre banc. Je ne voyais que vous. Mais vous, mon ami, vous n'avez donc pas deviné ma présence? Rien ne vous a averti que j'étais là? Je me tenais dans la tribune, au second rang, à droite. Mon Dieu! qu'il est doux de faire le bien! Vous avez sauvé ce malheureux. Sans vous, c'en était fait de lui: il périssait. Vous l'avez rendu à la vie, à l'amour des siens. En ce moment, il doit vous bénir. Évariste, que je suis heureuse et fière de vous aimer!"
Se tenant par le bras, serrés l'un contre l'autre, ils allaient par les rues, se sentant si légers qu'ils croyaient voler.
Ils allaient à l'Amour peintre. Arrivés à l'Oratoire:
"Ne passons pas par le magasin", dit Élodie.
Elle le fit entrer par la porte cochère et monter avec elle à l'appartement. Sur le palier, elle tira de son réticule une grande clef de fer.
"On dirait une clef de prison, fit-elle. Évariste, vous allez être mon prisonnier."
Ils traversèrent la salle à manger et furent dans la chambre de la jeune fille.
Évariste sentait sur ses lèvres la fraîcheur ardente des lèvres d'Élodie. Il la pressa dans ses bras. La tête renversée, les yeux mourants, les cheveux répandus, la taille ployée, à demi évanouie, elle lui échappa et courut pousser le verrou....
La nuit était déjà avancée quand la citoyenne Blaise ouvrit à son amant la porte de l'appartement et lui dit tout bas, dans l'ombre:
"Adieu, mon amour! C'est l'heure où mon père va rentrer. Si tu entends du bruit dans l'escalier, monte vite à l'étage supérieur et ne descends que quand il n'y aura plus de danger qu'on te voie. Pour te faire ouvrir la porte de la rue, frappe trois coups à la fenêtre de la concierge. Adieu, ma vie, adieu, mon âme!"
Quand il se trouva dans la rue, il vit la fenêtre de la chambre d'Élodie s'entrouvrir et une petite main cueillir un œillet rouge qui tomba à ses pieds comme une goutte de sang.
XII
Un soir que le vieux Brotteaux portait douze douzaines de pantins au citoyen Caillou, rue de la Loi, le marchand de jouets, doux et poli d'ordinaire, lui fit, au milieu de ses poupées et de ses polichinelles, un accueil malgracieux.
"Prenez garde, citoyen Brotteaux, lui dit-il, prenez garde! Ce n'est pas toujours le temps de rire; les plaisanteries ne sont pas toutes bonnes: un membre du Comité de sûreté de la section, qui a visité hier mon établissement, a vu vos pantins et les a trouvés contre-révolutionnaires.
--Il se moquait! dit Brotteaux.
--Nenni, citoyen, nenni. C'est un homme qui ne plaisante pas. Il a dit qu'en ces petits bonshommes la représentation nationale était perfidement contrefaite, qu'on y reconnaissait notamment des caricatures de Couthon, de Saint-Just et de Robespierre, et il les a saisis. C'est une perte sèche pour moi, sans parler des périls où je suis exposé.
--Quoi! ces Arlequins, ces Gilles, ces Scaramouches, ces Colins et ces Colinettes, que j'ai peints tels que Boucher les peignait il y a cinquante ans, seraient des Couthon et des Saint-Just contrefaits? Il n'y a pas un homme sensé pour le prétendre.
--Il est possible, reprit le citoyen Caillou, que vous ayez agi sans malice, bien qu'il faille toujours se défier d'un homme d'esprit comme vous. Mais le jeu est dangereux. En voulez-vous un exemple? Natoile, qui tient un petit théâtre aux Champs-Élysées, a été arrêté avant-hier pour incivisme, à cause qu'il faisait jouer la Convention par Polichinelle.
--Encore un coup, dit Brotteaux, en soulevant la toile qui recouvrait ses petits pendus, regardez ces masques et ces visages, sont-ce d'autres que des personnages de comédie et de bergerie? Comment vous êtes-vous laissé dire, citoyen Caillou, que je jouais la Convention nationale?"
Brotteaux était surpris. Tout en accordant beaucoup à la sottise humaine, il n'eût pas cru qu'elle en vînt jamais à suspecter ses Scaramouches et ses Colinettes. Il protestait de leur innocence et de la sienne. Mais le citoyen Caillou ne voulait rien entendre.
"Citoyen Brotteaux, remportez vos pantins. Je vous estime, je vous honore, mais ne veux être ni blâmé ni inquiété à cause de vous. Je respecte la loi. J'entends rester bon citoyen et être traité comme tel. Bonsoir, citoyen Brotteaux; remportez vos pantins."
Le vieux Brotteaux reprit le chemin de son logis, portant ses suspects sur l'épaule au bout d'une perche, et moqué par les enfants qui croyaient que c'était le marchand de mort-aux-rats. Ses pensées étaient tristes. Sans doute, il ne vivait pas seulement de ses pantins: il faisait des portraits à vingt sols, sous les portes cochères et dans un tonneau des halles, en compagnie des ravaudeuses, et beaucoup de jeunes garçons, qui partaient pour l'armée, voulaient laisser leur portrait à leur jeune maîtresse. Mais ces petits ouvrages lui donnaient un mal extrême, et il s'en fallait de beaucoup qu'il fît ses portraits aussi bien que ses pantins. Il servait parfois de secrétaire aux dames de la halle, mais c'était se mêler à des complots royalistes et les risques étaient gros. Il se rappela qu'il y avait dans la rue Neuve-des-Petits-Champs, proche la place ci-devant Vendôme, un autre marchand de jouets, nommé Joly, et il résolut d'aller dès le lendemain lui offrir ce que refusait le pusillanime Caillou.
Une pluie fine vint à tomber. Brotteaux, qui en craignait l'injure pour ses pantins, hâta le pas. Comme il passait le Pont-Neuf, sombre et désert, et tournait le coin de la place de Thionville, il vit à la lueur d'une lanterne, sur une borne, un maigre vieillard qui semblait exténué de fatigue et de faim, et gardait encore un air vénérable. Il était vêtu d'une lévite déchirée, n'avait point de chapeau et semblait âgé de plus de soixante ans. S'étant approché de ce malheureux, Brotteaux reconnut le Père Longuemare, qu'il avait sauvé de la lanterne, six mois en çà, tandis qu'ils faisaient tous deux la queue devant la boulangerie de la rue de Jérusalem. Engagé envers ce religieux par un premier service, Brotteaux s'approcha de lui, s'en fit reconnaître pour le publicain qui s'était trouvé à son côté au milieu de la canaille, un jour de grande disette, et lui demanda s'il ne pourrait point lui être utile.
"Vous paraissez las, mon Père. Prenez une goutte de cordial."
Et Brotteaux tira de la poche de sa redingote puce un petit flacon d'eau-de-vie, qui y était avec son Lucrèce.
"Buvez. Et je vous aiderai à regagner votre domicile."
Le Père Longuemare repoussa de la main le flacon et s'efforça de se lever. Mais il retomba sur sa borne.
"Monsieur, dit-il d'une voix faible, mais assurée, depuis trois mois j'habitais Picpus. Averti qu'on était venu m'arrêter chez moi, hier, à cinq heures de relevée, je ne suis pas rentré à mon domicile. Je n'ai point d'asile; j'erre dans les rues et suis un peu fatigué.
--Eh bien, mon Père, fit Brotteaux, accordez-moi l'honneur de partager mon grenier.
--Monsieur, dit le Barnabite, vous entendez bien que je suis suspect.
--Je le suis aussi, dit Brotteaux, et mes pantins le sont aussi, ce qui est le pis de tout. Vous les voyez exposés, sous cette mince toile, à la pluie fine qui nous morfond. Car, sachez, mon Père, qu'après avoir été publicain je fabrique des pantins pour subsister."
Le Père Longuemare prit la main que lui tendait le ci-devant financier, et accepta l'hospitalité offerte. Brotteaux, en son grenier, lui servit du pain, du fromage et du vin, qu'il avait mis à rafraîchir dans sa gouttière, car il était sybarite.
Ayant apaisé sa faim:
"Monsieur, dit le Père Longuemare, je dois vous informer des circonstances qui ont amené ma fuite et m'ont jeté expirant sur cette borne où vous m'avez trouvé. Chassé de mon couvent, je vivais de la maigre rente que l'Assemblée m'avait faite; je donnais des leçons de latin et de mathématiques et j'écrivais des brochures sur la persécution de l'Église de France. J'ai même composé un ouvrage d'une certaine étendue, pour démontrer que le serment constitutionnel des prêtres est contraire à la discipline ecclésiastique. Les progrès de la Révolution m'ôtèrent tous mes élèves et je ne pouvais toucher ma pension faute d'avoir le certificat de civisme exigé par la loi. C'est ce certificat que j'allai demander à l'Hôtel de Ville, avec la conviction de le mériter. Membre d'un ordre institué par l'apôtre saint Paul lui-même, qui se prévalut du titre de citoyen romain, je me flattais de me conduire, à son imitation, en bon citoyen français, respectueux de toutes les lois humaines qui ne sont pas en opposition avec les lois divines. Je présentai ma requête à monsieur Colin, charcutier et officier municipal, préposé à la délivrance de ces sortes de cartes. Il m'interrogea sur mon état. Je lui dis que j'étais prêtre: il me demanda si j'étais marié, et, sur ma réponse que je ne l'étais pas, il me dit que c'était tant pis pour moi. Enfin, après diverses questions, il me demanda si j'avais prouvé mon civisme le 10 août, le 2 septembre et le 31 mai. "On ne peut donner de certificats", ajouta-t-il, "qu'à ceux qui ont prouvé leur civisme par leur conduite en ces trois occasions". Je ne pus lui faire une réponse qui le satisfît. Toutefois il prit mon nom et mon adresse et me promit de faire promptement une enquête sur mon cas. Il tint parole et c'est en conclusion de son enquête que deux commissaires du Comité de sûreté générale de Picpus, assistés de la force armée, se présentèrent à mon logis en mon absence pour me conduire en prison. Je ne sais de quel crime on m'accuse. Mais convenez qu'il faut plaindre monsieur Colin, dont l'esprit est assez troublé pour reprocher à un ecclésiastique de n'avoir pas montré son civisme le 10 août, le 2 septembre, le 31 mai. Un homme capable d'une telle pensée est bien digne de pitié.
--Moi non plus, je n'ai point de certificat, dit Brotteaux. Nous sommes tous deux suspects. Mais vous êtes las. Couchez-vous, mon Père. Nous aviserons demain à votre sécurité."
Il donna le matelas à son hôte et garda pour lui la paillasse, que le religieux réclama par humilité, avec une telle instance qu'il fallut le satisfaire: il eût, sans cela, couché sur le carreau.
Ayant terminé ces arrangements, Brotteaux souffla la chandelle par économie et par prudence.
"Monsieur, lui dit le religieux, je reconnais ce que vous faites pour moi; mais, hélas! il est de peu de conséquence pour vous que je vous en sache gré. Puisse Dieu vous en faire un mérite! Ce serait pour vous d'une conséquence infinie. Mais Dieu ne tient pas compte de ce qui n'est pas fait pour sa gloire et n'est que l'effort d'une vertu purement naturelle. C'est pourquoi je vous supplie, monsieur, de faire pour Lui ce que vous étiez porté à faire pour moi.
--Mon Père, répondit Brotteaux, ne vous donnez point de souci et ne m'ayez nulle reconnaissance. Ce que je fais en ce moment et dont vous exagérez le mérite, je ne le fais pas pour l'amour de vous: car, enfin, bien que vous soyez aimable, mon Père, je vous connais trop peu pour vous aimer. Je ne le fais pas non plus pour l'amour de l'humanité: car je ne suis pas aussi simple que Don Juan, pour croire, comme lui, que l'humanité a des droits; et ce préjugé, dans un esprit aussi libre que le sien, m'afflige. Je le fais par cet égoïsme qui inspire à l'homme tous les actes de générosité et de dévouement, en le faisant se reconnaître dans tous les misérables, en le disposant à plaindre sa propre infortune dans l'infortune d'autrui et en l'excitant à porter aide à un mortel semblable à lui par la nature et la destinée, jusque-là qu'il croit se secourir lui-même en le secourant. Je le fais encore par désœuvrement: car la vie est à ce point insipide qu'il faut s'en distraire à tout prix et que la bienfaisance est un divertissement assez fade qu'on se donne à défaut d'autres plus savoureux; je le fais par orgueil et pour prendre avantage sur vous; je le fais, enfin, par esprit de système et pour vous montrer de quoi un athée est capable.
--Ne vous calomniez point, monsieur, répondit le Père Longuemare. J'ai reçu de Dieu plus de grâces qu'il ne vous en a accordées jusqu'à cette heure; mais je vaux moins que vous, et vous suis bien inférieur en mérites naturels. Permettez-moi cependant de prendre aussi sur vous un avantage. Ne me connaissant pas, vous ne pouvez m'aimer. Et moi, monsieur, sans vous connaître, je vous aime plus que moi-même: Dieu me l'ordonne."
Ayant ainsi parlé, le Père Longuemare s'agenouilla sur le carreau, et, après avoir récité ses prières, s'étendit sur sa paillasse et s'endormit paisiblement.
XIII
Évariste Gamelin siégeait au Tribunal pour la deuxième fois. Avant l'ouverture de l'audience il s'entretenait, avec ses collègues du jury, des nouvelles arrivées le matin. Il y en avait d'incertaines et de fausses; mais ce qu'on pouvait retenir était terrible. Les armées coalisées, maîtresses de toutes les routes, marchant d'ensemble, la Vendée victorieuse, Lyon insurgé, Toulon livré aux Anglais, qui y débarquaient quatorze mille hommes.
C'était autant pour ces magistrats des faits domestiques que des événements intéressant le monde entier. Sûrs de périr si la patrie périssait, ils faisaient du salut public leur affaire propre. Et l'intérêt de la nation, confondu avec le leur, dictait leurs sentiments, leurs passions, leur conduite.
Gamelin reçut à son banc une lettre de Trubert, secrétaire du Comité de défense; c'était l'avis de sa nomination de commissaire des poudres et des salpêtres.
Tu fouilleras toutes les caves de la section pour en extraire les substances nécessaires à la fabrication de la poudre. L'ennemi sera peut-être demain devant Paris: il faut que le sol de la patrie nous fournisse la foudre que nous lancerons à ses agresseurs. Je t'envoie ci-contre une instruction de la Convention relative au traitement des salpêtres. Salut et fraternité.
A ce moment, l'accusé fut introduit. C'était un des derniers de ces généraux vaincus que la Convention livrait au Tribunal, et le plus obscur. A sa vue, Gamelin frissonna: il croyait revoir ce militaire que, mêlé au public, il avait vu, trois semaines auparavant, juger et envoyer à la guillotine. C'était le même homme, l'air têtu, borné: ce fut le même procès. Il répondait d'une façon sournoise et brutale qui gâtait ses meilleures réponses. Ses chicanes, ses arguties, les accusations dont il chargeait ses subordonnés, faisaient oublier qu'il accomplissait la tâche respectable de défendre son honneur et sa vie. Dans cette affaire tout était incertain, contesté, position des armées, nombre des effectifs, munitions, ordres donnés, ordres reçus, mouvements des troupes: on ne savait rien. Personne ne comprenait rien à ces opérations confuses, absurdes, sans but, qui avaient abouti à un désastre, personne, pas plus le défenseur et l'accusé lui-même que l'accusateur, les juges et les jurés, et, chose étrange, personne n'avouait à autrui ni à soi-même qu'il ne comprenait pas. Les juges se plaisaient à faire des plans, à disserter sur la tactique et la stratégie; l'accusé trahissait ses dispositions naturelles pour la chicane.
On disputait sans fin. Et Gamelin, durant ces débats, voyait sur les âpres routes du Nord les caissons embourbés et les canons renversés dans les ornières, et, par tous les chemins, défiler en désordre les colonnes vaincues, tandis que la cavalerie ennemie débouchait de toutes parts par les défilés abandonnés. Et il entendait de cette armée trahie monter une immense clameur qui accusait le général. A la clôture des débats, l'ombre emplissait la salle, et la figure indistincte de Marat apparaissait comme un fantôme sur la tête du président. Le jury appelé à se prononcer était partagé. Gamelin d'une voix sourde, qui s'étranglait dans sa gorge, mais d'un ton résolu, déclara l'accusé coupable de trahison envers la République, et un murmure approbateur, qui s'éleva dans la foule, vint caresser sa jeune vertu. L'arrêt fut lu aux flambeaux, dont la lueur livide tremblait sur les tempes creuses du condamné où l'on voyait perler la sueur. A la sortie, sur les degrés où grouillait la foule des commères encocardées, tandis qu'il entendait murmurer son nom, que les habitués du Tribunal commençaient à connaître, Gamelin fut assailli par des tricoteuses qui, lui montrant le poing, réclamaient la tête de l'Autrichienne.
Le lendemain, Évariste eut à se prononcer sur le sort d'une pauvre femme, la veuve Meyrion, porteuse de pain. Elle allait par les rues poussant une petite voiture et portant, pendue à sa taille, une planchette de bois blanc à laquelle elle faisait avec son couteau des coches qui représentaient le compte des pains qu'elle avait livrés. Son gain était de huit sous par jour. Le substitut de l'accusateur public se montra d'une étrange violence à l'égard de cette malheureuse, qui avait, paraît-il, crié: "Vive le roi!" à plusieurs reprises, tenu des propos contre-révolutionnaires dans les maisons où elle allait porter le pain de chaque jour, et trempé dans une conspiration qui avait pour objet l'évasion de la femme Capet. Interrogée par le juge, elle reconnut les faits qui lui étaient imputés; soit simplicité, soit fanatisme, elle professa des sentiments royalistes d'une grande exaltation et se perdit elle-même.
Le Tribunal révolutionnaire faisait triompher l'égalité en se montrant aussi sévère pour les portefaix et les servantes que pour les aristocrates et les financiers. Gamelin ne concevait point qu'il en pût être autrement sous un régime populaire. Il eût jugé méprisant, insolent pour le peuple, de l'exclure du supplice. C'eût été le considérer, pour ainsi dire, comme indigne du châtiment. Réservée aux seuls aristocrates, la guillotine lui eût paru une sorte de privilège inique, Gamelin commençait à se faire du châtiment une idée religieuse et mystique, à lui prêter une vertu, des mérites propres. Il pensait qu'on doit la peine aux criminels et que c'est leur faire tort que de les en frustrer. Il déclara la femme Meyrion coupable et digne du châtiment suprême, regrettant seulement que les fanatiques qui l'avaient perdue, plus coupables qu'elle, ne fussent pas là pour partager son sort.
Évariste se rendait presque chaque soir aux Jacobins, qui se réunissaient dans l'ancienne chapelle des Dominicains, vulgairement nommés Jacobins, rue Honoré. Sur une cour, où s'élevait un arbre de la Liberté, un peuplier, dont les feuilles agitées rendaient un perpétuel murmure, la chapelle, d'un style pauvre et maussade, lourdement coiffée de tuiles, présentait son pignon nu, percé d'un œil-de-bœuf et d'une porte cintrée, que surmontait le drapeau aux couleurs nationales, coiffé du bonnet de la Liberté. Les Jacobins, ainsi que les Cordeliers et les Feuillants, avaient pris la demeure et le nom de moines dispersés. Gamelin, assidu naguère aux séances des Cordeliers, ne retrouvait pas chez les Jacobins les sabots, les carmagnoles, les cris des dantonistes. Dans le club de Robespierre régnait la prudence administrative et la gravité bourgeoise. Depuis que l'Ami du peuple n'était plus, Évariste suivait les leçons de Maximilien, dont la pensée dominait aux Jacobins et, de là, par mille sociétés affiliées, s'étendait sur toute la France. Pendant la lecture du procès-verbal, il promenait ses regards sur les murs nus et tristes, qui, après avoir abrité les fils spirituels du grand inquisiteur de l'hérésie, voyaient assemblés les zélés inquisiteurs des crimes contre la patrie.
Là se tenait sans pompe et s'exerçait par la parole le plus grand des pouvoirs de l'État. Il gouvernait la cité, l'empire, dictait ses décrets à la Convention. Ces artisans du nouvel ordre de choses, si respectueux de la loi qu'ils demeuraient royalistes en 1791 et le voulaient être encore au retour de Varennes, par un attachement opiniâtre à la Constitution, amis de l'ordre établi, même après les massacres du Champ-de-Mars, et jamais révolutionnaires contre la révolution, étrangers aux mouvements populaires, nourrissaient dans leur âme sombre et puissante un amour de la patrie qui avait enfanté quatorze armées et dressé la guillotine. Évariste admirait en eux la vigilance, l'esprit soupçonneux, la pensée dogmatique, l'amour de la règle, l'art de dominer, une impériale sagesse.
Le public qui composait la salle ne faisait entendre qu'un frémissement unanime et régulier, comme le feuillage de l'arbre de la Liberté qui s'élevait sur le seuil.
Ce jour-là, 11 vendémiaire, un homme jeune, le front fuyant, le regard perçant, le nez en pointe, le menton aigu, le visage grêlé, l'air froid, monta lentement à la tribune. Il était poudré à frimas et portait un habit bleu qui lui marquait la taille. Il avait ce maintien compassé, tenait cette allure mesurée qui faisait dire aux uns, en se moquant, qu'il ressemblait à un maître à danser et qui le faisait saluer par d'autres du nom d'"Orphée français". Robespierre prononça d'une voix claire un discours éloquent contre les ennemis de la République. Il frappa d'arguments métaphysiques et terribles Brissot et ses complices. Il parla longtemps, avec abondance, avec harmonie. Planant dans les sphères célestes de la philosophie, il lançait la foudre sur les conspirateurs qui rampaient sur le sol.
Évariste entendit et comprit. Jusque-là, il avait accusé la Gironde de préparer la restauration de la monarchie ou le triomphe de la faction d'Orléans et de méditer la ruine de la ville héroïque qui avait délivré la France et qui délivrerait un jour l'univers. Maintenant, à la voix du sage, il découvrait des vérités plus hautes et plus pures; il concevait une métaphysique révolutionnaire, qui élevait son esprit au-dessus des grossières contingences, à l'abri des erreurs des sens, dans la région des certitudes absolues. Les choses sont par elles-mêmes mélangées et pleines de confusion; la complexité des faits est telle qu'on s'y perd. Robespierre les lui simplifiait, lui présentait le bien et le mal en des formules simples et claires. Fédéralisme, indivisibilité: dans l'unité et l'indivisibilité était le salut; dans le fédéralisme, la damnation. Gamelin goûtait la joie profonde d'un croyant qui sait le mot qui sauve et le mot qui perd. Désormais le Tribunal révolutionnaire, comme autrefois les tribunaux ecclésiastiques, connaîtrait du crime absolu, du crime verbal. Et, parce qu'il avait l'esprit religieux, Évariste recevait ces révélations avec un sombre enthousiasme; son cœur s'exaltait et se réjouissait à l'idée que désormais, pour discerner le crime et l'innocence, il possédait un symbole. Vous tenez lieu de tout, ô trésors de la foi!
Le sage Maximilien l'éclairait aussi sur les intentions perfides de ceux qui voulaient égaliser les biens et partager les terres, supprimer la richesse et la pauvreté et établir pour tous la médiocrité heureuse. Séduit par leurs maximes, il avait d'abord approuvé leurs desseins qu'il jugeait conformes aux principes d'un vrai républicain. Mais Robespierre, par ses discours aux Jacobins, lui avait révélé leurs menées et découvert que ces hommes, dont les intentions paraissaient pures, tendaient à la subversion de la République, et n'alarmaient les riches que pour susciter à l'autorité légitime de puissants et implacables ennemis. En effet, sitôt la propriété menacée, la population tout entière, d'autant plus attachée à ses biens qu'elle en possédait peu, se retournait brusquement contre la République. Alarmer les intérêts, c'est conspirer. Sous apparence de préparer le bonheur universel et le règne de la justice, ceux qui proposaient comme un objet digne de l'effort des citoyens l'égalité et la communauté des biens étaient des traîtres et des scélérats plus dangereux que les fédéralistes.
Mais la plus grande révélation que lui eût apportée la sagesse de Robespierre, c'était les crimes et les infamies de l'athéisme. Gamelin n'avait jamais nié l'existence de Dieu; il était déiste et croyait à une providence qui veille sur les hommes; mais, s'avouant qu'il ne concevait que très indistinctement l'Être suprême et très attaché à la liberté de conscience, il admettait volontiers que d'honnêtes gens pussent, à l'exemple de Lamettrie, de Boulanger, du baron d'Holbach, de Lalande, d'Helvétius, du citoyen Dupuis, nier l'existence de Dieu, à la charge d'établir une morale naturelle et de retrouver en eux-mêmes les sources de la justice et les règles d'une vie vertueuse. Il s'était même senti en sympathie avec les athées, quand il les avait vus injuriés ou persécutés. Maximilien lui avait ouvert l'esprit et dessillé les yeux. Par son éloquence vertueuse, ce grand homme lui avait révélé le vrai caractère de l'athéisme, sa nature, ses intentions, ses effets; il lui avait démontré que cette doctrine, formée dans les salons et les boudoirs de l'aristocratie, était la plus perfide invention que les ennemis du peuple eussent imaginée pour le démoraliser et l'asservir; qu'il était criminel d'arracher du cœur des malheureux la pensée consolante d'une providence rémunératrice et de les livrer sans guide et sans frein aux passions qui dégradent l'homme et en font un vil esclave, et qu'enfin l'épicurisme monarchique d'un Helvétius conduisait à l'immoralité, à la cruauté, à tous les crimes. Et, depuis que les leçons d'un grand citoyen l'avaient instruit, il exécrait les athées, surtout lorsqu'ils l'étaient d'un cœur ouvert et joyeux, comme le vieux Brotteaux.
Dans les jours qui suivirent, Évariste eut à juger, coup sur coup, un ci-devant convaincu d'avoir détruit des grains pour affamer le peuple, trois émigrés qui étaient revenus fomenter la guerre civile en France, deux filles du Palais-Égalité, quatorze conspirateurs bretons, femmes, vieillards, adolescents, maîtres et serviteurs. Le crime était avéré, la loi formelle. Parmi les coupables se trouvait une femme de vingt ans, parée des splendeurs de la jeunesse sous les ombres de sa fin prochaine, charmante. Un nœud bleu retenait ses cheveux d'or, son fichu de linon découvrait un cou blanc et flexible.
Évariste opina constamment pour la mort, et tous les accusés, à l'exception d'un vieux jardinier, furent envoyés à l'échafaud.
La semaine suivante, Évariste et sa section fauchèrent quarante-cinq hommes et dix-huit femmes.
Les juges du Tribunal révolutionnaire ne faisaient pas de distinction entre les hommes et les femmes, inspirés en cela par un principe aussi ancien que la justice même. Et, si le président Montané, touché par le courage et la beauté de Charlotte Corday, avait tenté de la sauver en altérant la procédure, et y avait perdu son siège, les femmes, le plus souvent, étaient interrogées sans faveur, d'après la règle commune à tous les tribunaux. Les jurés les craignaient, se défiaient de leurs ruses, de leur habitude de feindre, de leurs moyens de séduction. Égalant les hommes en courage, elles invitaient par là le Tribunal à les traiter comme les hommes. La plupart de ceux qui les jugeaient, médiocrement sensuels ou sensuels à leurs heures, n'en étaient nullement troublés. Ils condamnaient ou acquittaient ces femmes selon leur conscience, leurs préjugés, leur zèle, leur amour mol ou violent de la République. Elles se montraient presque toutes soigneusement coiffées et mises avec autant de recherche que leur permettait leur malheureux état. Mais il y en avait peu de jeunes, moins encore de jolies. La prison et les soucis les avaient flétries, le jour cru de la salle trahissait leur fatigue, leurs angoisses, accusait leurs paupières flétries, leur teint couperosé, leurs lèvres blanches et contractées. Pourtant le fatal fauteuil reçut plus d'une fois une femme jeune, belle dans sa pâleur, alors qu'une ombre funèbre, pareille aux voiles de la volupté, noyait ses regards. A cette vue, que des jurés se soient ou attendris ou irrités; que, dans le secret de ses sens dépravés, un de ces magistrats ait scruté les secrets les plus intimes de cette créature qu'il se représentait à la fois vivante et morte, et que, en remuant des images voluptueuses et sanglantes, il se soit donné le plaisir atroce de livrer au bourreau ce corps désiré, c'est ce que, peut-être, on doit taire, mais qu'on ne peut nier, si l'on connaît les hommes. Évariste Gamelin, artiste froid et savant, ne reconnaissait de beauté qu'à l'antique, et la beauté lui inspirait moins de trouble que de respect. Son goût classique avait de telles sévérités qu'il trouvait rarement une femme à son gré; il était insensible aux charmes d'un joli visage autant qu'à la couleur de Fragonard et aux formes de Boucher. Il n'avait jamais connu le désir que dans l'amour profond.
Comme la plupart de ses collègues du Tribunal, il croyait les femmes plus dangereuses que les hommes. Il haïssait les ci-devant princesses, celles qu'il se figurait, dans ses songes pleins d'horreur, mâchant, avec Élisabeth et l'Autrichienne, des balles pour assassiner les patriotes; il haïssait même toutes ces belles amies des financiers, des philosophes et des hommes de lettres, coupables d'avoir joui des plaisirs des sens et de l'esprit et vécu dans un temps où il était doux de vivre. Il les haïssait sans s'avouer sa haine, et, quand il en avait quelqu'une à juger, il la condamnait par ressentiment, croyant la condamner avec justice pour le salut public. Et son honnêteté, sa pudeur virile, sa froide sagesse, son dévouement à l'État, ses vertus enfin, poussaient sous la hache des têtes touchantes.
Mais qu'est ceci et que signifie ce prodige étrange? Naguère encore il fallait chercher les coupables, s'efforcer de les découvrir dans leur retraite et de leur tirer l'aveu de leur crime. Maintenant, ce n'est plus la chasse avec une multitude de limiers, la poursuite d'une proie timide: voici que de toutes parts s'offrent les victimes. Nobles, vierges, soldats, filles publiques se ruent sur le Tribunal, arrachent aux juges leur condamnation trop lente, réclament la mort comme un droit dont ils sont impatients de jouir. Ce n'est pas assez de cette multitude dont le zèle des délateurs a rempli les prisons et que l'accusateur public et ses acolytes s'épuisent à faire passer devant le Tribunal: il faut pourvoir encore au supplice de ceux qui ne veulent pas attendre. Et tant d'autres, encore plus prompts et plus fiers, enviant leur mort aux juges et aux bourreaux, se frappent de leur propre main! A la fureur de tuer répond la fureur de mourir. Voici, à la Conciergerie, un jeune militaire, beau, vigoureux, aimé; il a laissé dans la prison une amante adorable qui lui a dit: "Vis pour moi!" Il ne veut vivre ni pour elle, ni pour l'amour, ni pour la gloire. Il a allumé sa pipe avec son acte d'accusation. Et, républicain, car il respire la liberté par tous les pores, il se fait royaliste afin de mourir. Le Tribunal s'efforce de l'acquitter; l'accusé est le plus fort; juges et jurés sont obligés de céder.
L'esprit d'Évariste, naturellement inquiet et scrupuleux, s'emplissait, aux leçons des Jacobins et au spectacle de la vie, de soupçons et d'alarmes. A la nuit, en suivant, pour se rendre chez Élodie, les rues mal éclairées, il croyait, par chaque soupirail, apercevoir dans la cave la planche aux faux assignats; au fond de la boutique vide du boulanger ou de l'épicier il devinait des magasins regorgeant de vivres accaparés; à travers les vitres étincelantes des traiteurs, il lui semblait entendre les propos des agioteurs qui préparaient la ruine du pays en vidant des bouteilles de vin de Beaune ou de Chablis; dans les ruelles infectes, il apercevait les filles de joie prêtes à fouler aux pieds la cocarde nationale aux applaudissements de la jeunesse élégante; il voyait partout des conspirateurs et des traîtres. Et il songeait: "République! contre tant d'ennemis secrets ou déclarés, tu n'as qu'un secours. Sainte guillotine, sauve la patrie!..."
Élodie l'attendait dans sa petite chambre bleue, au-dessus de l'Amour peintre. Pour l'avertir qu'il pouvait entrer, elle mettait sur le rebord de la fenêtre son petit arrosoir vert, près du pot d'œillets. Maintenant il lui faisait horreur, il lui apparaissait comme un monstre: elle avait peur de lui et elle l'adorait. Toute la nuit, pressés éperdument l'un contre l'autre, l'amant sanguinaire et la voluptueuse fille se donnaient en silence des baisers furieux.
XIV
Levé dès l'aube, le Père Longuemare, ayant balayé la chambre, s'en alla dire sa messe dans une chapelle de la rue d'Enfer, desservie par un prêtre insermenté. Il y avait à Paris des milliers de retraites semblables, où le clergé réfractaire réunissait clandestinement de petits troupeaux de fidèles. La police des sections, bien que vigilante et soupçonneuse, fermait les yeux sur ces bercails cachés, de peur des ouailles irritées et par un reste de vénération pour les choses saintes. Le Barnabite fit ses adieux à son hôte, qui eut grand-peine à obtenir qu'il revînt dîner, et l'engagea enfin par la promesse que la chère ne serait ni abondante ni délicate.
Brotteaux, demeuré seul, alluma un petit fourneau de terre; puis, tout en préparant le dîner du religieux et de l'épicurien, il relisait Lucrèce et méditait sur la condition des hommes.
Ce sage n'était pas surpris que des êtres misérables, vains jouets des forces de la nature, se trouvassent le plus souvent dans des situations absurdes et pénibles; mais il avait la faiblesse de croire que les révolutionnaires étaient plus méchants et plus sots que les autres hommes, en quoi il tombait dans l'idéologie. Au reste, il n'était point pessimiste et ne pensait pas que la vie fût tout à fait mauvaise. Il admirait la nature en plusieurs de ses parties, spécialement dans la mécanique céleste et dans l'amour physique et s'accommodait des travaux de la vie en attendant le jour prochain où il ne connaîtrait plus ni craintes ni désirs.
Il coloria quelques pantins avec attention et fit une Zerline qui ressemblait à la Thévenin. Cette fille lui plaisait et son épicurisme louait l'ordre des atomes qui la composaient.
Ces soins l'occupèrent jusqu'au retour du Barnabite.
"Mon Père, fit-il en lui ouvrant la porte, je vous avais bien dit que notre repas serait maigre. Nous n'avons que des châtaignes. Encore s'en faut-il qu'elles soient bien assaisonnées.
--Des châtaignes! s'écria le Père Longuemare en souriant, il n'y a point de mets plus délicieux. Mon père, monsieur, était un pauvre gentilhomme limousin, qui possédait, pour tout bien, un pigeonnier en ruines, un verger sauvage et un bouquet de châtaigniers. Il se nourrissait, avec sa femme et ses douze enfants, de grosses châtaignes vertes, et nous étions tous forts et robustes. J'étais le plus jeune et le plus turbulent: mon père disait, par plaisanterie, qu'il faudrait m'envoyer à l'Amérique faire le flibustier.... Ah! monsieur, que cette soupe aux châtaignes est parfumée! Elle me rappelle la table couronnée d'enfants où souriait ma mère."
Le repas achevé, Brotteaux se rendit chez Joly, marchand de jouets rue Neuve-des-Petits-Champs, qui prit les pantins refusés par Caillou et en commanda non pas douze douzaines à la fois comme celui-ci, mais bien vingt-quatre douzaines pour commencer.
En atteignant la rue ci-devant Royale, Brotteaux vit sur la place de la Révolution étinceler un triangle d'acier entre deux montants de bois: c'était la guillotine. Une foule énorme et joyeuse de curieux se pressait autour de l'échafaud, attendant les charrettes pleines. Des femmes, portant l'éventaire sur le ventre, criaient les gâteaux de Nanterre. Les marchands de tisane agitaient leur sonnette; au pied de la statue de la Liberté, un vieillard montrait des gravures d'optique dans un petit théâtre surmonté d'une escarpolette où se balançait un singe. Des chiens, sous l'échafaud, léchaient le sang de la veille. Brotteaux rebroussa vers la rue Honoré.
Rentré dans son grenier, où le Barnabite lisait son bréviaire, il essuya soigneusement la table et y mit sa boîte de couleurs ainsi que les outils et les matériaux de son état.
"Mon Père, dit-il, si vous ne jugez pas cette occupation indigne du sacré caractère dont vous êtes revêtu, aidez-moi, je vous prie, à fabriquer des pantins. Un sieur Joly m'en a fait, ce matin même, une assez grosse commande. Pendant que je peindrai ces figures déjà formées, vous me rendrez grand service en découpant des têtes, des bras, des jambes et des troncs sur les patrons que voici. Vous n'en sauriez trouver de meilleurs: ils sont d'après Watteau et Boucher.
--Je crois, en effet, monsieur, dit Longuemare, que Watteau et Boucher étaient propres à créer de tels brimborions: il eût mieux valu, pour leur gloire, qu'ils s'en fussent tenus à d'innocents pantins comme ceux-ci. Je serais heureux de vous aider, mais je crains de n'être pas assez habile pour cela."
Le Père Longuemare avait raison de se défier de son adresse: après plusieurs essais malheureux, il fallut bien reconnaître que son génie n'était pas de découper à la pointe du canif, dans un mince carton, des contours agréables. Mais quand, à sa demande, Brotteaux lui eut donné de la ficelle et un passe-lacet, il se révéla très apte à douer de mouvement ces petits êtres qu'il n'avait su former, et à les instruire à la danse. Il avait bonne grâce à les essayer ensuite en faisant exécuter à chacun d'eux quelques pas de gavotte, et, quand ils répondaient à ses soins, un sourire glissait sur ses lèvres sévères.
Une fois qu'il tirait en mesure la ficelle d'un Scaramouche:
"Monsieur, dit-il, ce petit masque me rappelle une singulière histoire. C'était en 1746: j'achevais mon noviciat, sous la direction du Père Magitot, homme âgé, de profond savoir et de mœurs austères. A cette époque, il vous en souvient peut-être, les pantins, destinés d'abord à l'amusement des enfants, exerçaient sur les femmes et même sur les hommes jeunes et vieux un attrait extraordinaire; ils faisaient fureur à Paris. Les boutiques des marchands à la mode en regorgeaient; on en trouvait chez les personnes de qualité, et il n'était pas rare de voir à la promenade et dans les rues un grave personnage faire danser son pantin. L'âge, le caractère, la profession du Père Magitot ne le gardèrent point de la contagion. Alors qu'il voyait chacun occupé à faire sauter un petit homme de carton, ses doigts éprouvaient des impatiences qui lui devinrent bientôt très importunes. Un jour que pour une affaire importante, qui intéressait l'ordre tout entier, il faisait visite à monsieur Chauvel, avocat au Parlement, avisant un pantin suspendu à la cheminée, il éprouva une terrible tentation d'en tirer la ficelle. Ce ne fut qu'au prix d'un grand effort qu'il en triompha. Mais ce désir frivole le poursuivit et ne lui laissa plus de repos. Dans ses études, dans ses méditations, dans ses prières, à l'église, dans le chapitre, au confessionnal, en chaire, il en était obsédé. Après quelques jours consumés dans un trouble affreux, il exposa ce cas extraordinaire au général de l'ordre, qui, en ce moment, se trouvait heureusement à Paris. C'était un docteur éminent et l'un des princes de l'église de Milan. Il conseilla au Père Magitot de satisfaire une envie innocente dans son principe, importune dans ses conséquences et dont l'excès menaçait de causer dans l'âme qui en était dévorée les plus graves désordres. Sur l'avis ou, pour mieux dire, par l'ordre du général, le Père Magitot retourna chez monsieur Chauvel, qui le reçut, comme la première fois, dans son cabinet. Là, retrouvant le pantin accroché à la cheminée, il s'en approcha vivement et demanda à son hôte la grâce d'en tirer un moment la ficelle. L'avocat la lui accorda très volontiers et lui confia que parfois il faisait danser Scaramouche (c'était le nom du pantin) en préparant ses plaidoiries et que, la veille encore, il avait réglé sur les mouvements de Scaramouche sa péroraison en faveur d'une femme accusée faussement d'avoir empoisonné son mari. Le Père Magitot saisit en tremblant la ficelle, et vit sous sa main Scaramouche s'agiter comme un possédé qu'on exorcise. Ayant ainsi contenté son caprice, il fut délivré de l'obsession.
--Votre récit ne me surprend pas, mon Père, dit Brotteaux. On voit de ces obsessions. Mais ce ne sont pas toujours des figures de carton qui les causent."
Le Père Longuemare, qui était religieux, ne parlait jamais de religion; Brotteaux en parlait constamment. Et, comme il se sentait de la sympathie pour le Barnabite, il se plaisait à l'embarrasser et à le troubler par des objectons à divers articles de la doctrine chrétienne.
Une fois, tandis qu'ils fabriquaient ensemble des Zerlines et des Scaramouches:
"Quand je considère, dit Brotteaux, les événements qui nous ont mis au point où nous sommes, doutant quel parti, dans la folie universelle, a été le plus fou, je ne suis pas éloigné de croire que ce fut celui de la cour.
--Monsieur, répondit le religieux, tous les hommes deviennent insensés, comme Nabuchodonosor, quand Dieu les abandonne; mais nul homme, de nos jours, ne plongea dans l'ignorance et l'erreur aussi profondément que monsieur l'abbé Fauchet, nul homme ne fut aussi funeste au royaume que celui-là. Il fallait que Dieu fût ardemment irrité contre la France, pour lui envoyer monsieur l'abbé Fauchet!
--Il me semble que nous avons vu d'autres malfaiteurs que ce malheureux Fauchet.
--Monsieur l'abbé Grégoire a montré aussi beaucoup de malice.
--Et Brissot, et Danton, et Marat, et cent autres, qu'en dites-vous, mon Père?
--Monsieur, ce sont des laïques: les laïques ne sauraient encourir les mêmes responsabilités que les religieux. Ils ne font pas le mal de si haut, et leurs crimes ne sont point universels.
--Et votre Dieu, mon Père, que dites-vous de sa conduite dans la révolution présente?
--Je ne vous comprends pas, monsieur.
--Épicure a dit: "Ou Dieu veut empêcher le mal et ne le peut, ou il le peut et ne le veut, ou il ne le peut ni ne le veut, ou il le veut et le peut. S'il le veut et ne le peut, il est impuissant; s'il le peut et ne le veut, il est pervers; s'il ne le peut ni ne le veut, il est impuissant et pervers; s'il le veut et le peut, que ne le fait-il, mon Père?"
Et Brotteaux jeta sur son interlocuteur un regard satisfait.
"Monsieur, répondit le religieux, il n'y a rien de plus misérable que les difficultés que vous soulevez. Quand j'examine les raisons de l'incrédulité, il me semble voir des fourmis opposer quelques brins d'herbe comme une digue au torrent qui descend des montagnes. Souffrez que je ne dispute pas avec vous: j'y aurais trop de raisons et trop peu d'esprit. Au reste, vous trouverez votre condamnation dans l'abbé Guénée et dans vingt autres. Je vous dirai seulement que ce que vous rapportez d'Épicure est une sottise: car on y juge Dieu comme s'il était un homme et en avait la morale. Eh bien! monsieur, les incrédules, depuis Celse jusqu'à Bayle et Voltaire, ont abusé les sots avec de semblables paradoxes.
--Voyez, mon Père, dit Brotteaux, où votre foi vous entraîne. Non content de trouver toute la vérité dans votre théologie, vous voulez encore n'en rencontrer aucune dans les ouvrages de tant de beaux génies qui pensèrent autrement que vous.
--Vous vous trompez entièrement, monsieur, répliqua Longuemare. Je crois, au contraire, que rien ne saurait être tout à fait faux dans la pensée d'un homme. Les athées occupent le plus bas échelon de la connaissance; à ce degré encore, il reste des lueurs de raison et des éclairs de vérité, et, alors même que les ténèbres le noient, l'homme dresse un front où Dieu mit l'intelligence: c'est le sort de Lucifer.
--Eh bien, monsieur, dit Brotteaux, je ne serai pas si généreux et je vous avouerai que je ne trouve pas dans tous les ouvrages des théologiens un atome de bon sens."
Il se défendait toutefois de vouloir attaquer la religion, qu'il estimait nécessaire aux peuples: il eût souhaité seulement qu'elle eût pour ministres des philosophes et non des controversistes. Il déplorait que les Jacobins voulussent la remplacer par une religion plus jeune et plus maligne, par la religion de la liberté, de l'égalité, de la république, de la patrie. Il avait remarqué que c'est dans la vigueur de leur jeune âge que les religions sont le plus furieuses et le plus cruelles, et qu'elles s'apaisent en vieillissant. Aussi, souhaitait-il qu'on gardât le catholicisme, qui avait beaucoup dévoré de victimes au temps de sa vigueur, et qui maintenant, appesanti sous le poids des ans, d'appétit médiocre, se contentait de quatre ou cinq rôtis d'hérétiques en cent ans.
"Au reste, ajouta-t-il, je me suis toujours bien accommodé des théophages et des christicoles. J'avais un aumônier aux Ilettes: chaque dimanche, on y disait la messe; tous mes invités y assistaient. Les philosophes y étaient les plus recueillis et les filles d'Opéra les plus ferventes. J'étais heureux alors et comptais de nombreux amis.
--Des amis, s'écria le Père Longuemare, des amis!... Ah! monsieur, croyez-vous qu'ils vous aimaient, tous ces philosophes et toutes ces courtisanes, qui ont dégradé votre âme de telle sorte que Dieu lui-même aurait peine à y reconnaître un des temples qu'il a édifiés pour sa gloire?"
Le Père Longuemare continua d'habiter huit jours chez le publicain sans y être inquiété. Il suivait, autant qu'il pouvait, la règle de sa communauté et se levait de sa paillasse pour réciter, agenouillé sur le carreau, les offices de nuit. Bien qu'ils n'eussent tous deux à manger que de misérables rogatons, il observait le jeûne et l'abstinence. Témoin affligé et souriant de ces austérités, le philosophe lui demanda, un jour:
"Croyez-vous vraiment que Dieu éprouve quelque plaisir à vous voir endurer ainsi le froid et la faim?
--Dieu lui-même, répondit le moine, nous a donné l'exemple de la souffrance."
Le neuvième jour depuis que le Barnabite logeait dans le grenier du philosophe, celui-ci sortit entre chien et loup pour porter ses pantins à Joly, marchand de jouets, rue Neuve-des-Petits-Champs. Il revenait heureux de les avoir tous vendus, lorsque, sur la ci-devant place du Carrousel, une fille en pelisse de satin bleu bordée d'hermine, qui courait en boitant, se jeta dans ses bras et le tint embrassé à la façon des suppliantes de tous les temps.
Elle tremblait; on entendait les battements précipités de son cœur. Admirant comme elle se montrait pathétique dans sa vulgarité, Brotteaux, vieil amateur de théâtre, songea que mademoiselle Raucourt ne l'eût pas vue sans profit.
Elle parlait d'une voix haletante, dont elle baissait le ton de peur d'être entendue des passants:
"Emmenez-moi, citoyen, cachez-moi, par pitié!... Ils sont dans ma chambre, rue Fromenteau. Pendant qu'ils montaient, je me suis réfugiée chez Flora, ma voisine, et j'ai sauté par la fenêtre dans la rue, de sorte que je me suis foulé le pied.... Ils viennent; ils veulent me mettre en prison et me faire mourir.... La semaine dernière, ils ont fait mourir Virginie."
Brotteaux comprenait bien qu'elle parlait des délégués du Comité révolutionnaire de la section ou des commissaires du Comité de sûreté générale. La Commune avait alors un procureur vertueux, le citoyen Chaumette, qui poursuivait les filles de joie comme les plus funestes ennemies de la République. Il voulait régénérer les mœurs. A vrai dire, les demoiselles du Palais-Égalité étaient peu patriotes. Elles regrettaient l'ancien état et ne s'en cachaient pas toujours. Plusieurs avaient été déjà guillotinées comme conspiratrices, et leur sort tragique avait excité beaucoup d'émulation chez leurs pareilles.
Le citoyen Brotteaux demanda à la suppliante par quelle faute elle s'était attiré un mandat d'arrêt.
Elle jura qu'elle n'en savait rien, qu'elle n'avait rien fait qu'on pût lui reprocher.
"Eh bien, ma fille, lui dit Brotteaux, tu n'es point suspecte: tu n'as rien à craindre. Va te coucher, et laisse-moi tranquille."
Alors elle avoua tout:
"J'ai arraché ma cocarde et j'ai crié: "Vive le roi!"
Il s'engagea sur les quais déserts, avec elle. Serrée à son bras, elle disait:
"Ce n'est pas que je l'aime, le roi; vous pensez bien que je ne l'ai jamais connu et peut-être n'était-il pas un homme très différent des autres. Mais ceux-ci sont méchants. Ils se montrent cruels envers les pauvres filles. Ils me tourmentent, me vexent et m'injurient de toutes les manières; ils veulent m'empêcher de faire mon métier. Je n'en ai pas d'autre. Vous pensez bien que si j'en avais un autre, je ne ferais pas celui-là.... Qu'est-ce qu'ils veulent? Ils s'acharnent contre les petits, les faibles, le laitier, le charbonnier, le porteur d'eau, la blanchisseuse. Ils ne seront contents que lorsqu'ils auront mis contre eux tout le pauvre monde."
Il la regarda: elle avait l'air d'un enfant. Elle ne ressentait plus de peur. Elle souriait presque, légère et boitillante. Il lui demanda son nom. Elle répondit qu'elle se nommait Athénaïs et avait seize ans.
Brotteaux lui offrit de la conduire où elle voudrait. Elle ne connaissait personne à Paris; mais elle avait une tante, servante à Palaiseau, qui la garderait chez elle.
Brotteaux prit sa résolution:
"Viens, mon enfant", lui dit-il.
Et il l'emmena, appuyée à son bras.
Rentré dans son grenier, il trouva le Père Longuemare qui lisait son bréviaire.
Il lui montra Athénaïs, qu'il tenait par la main:
"Mon Père, voilà une fille de la rue Fromenteau qui a crié: "Vive le roi!" La police révolutionnaire est à ses trousses. Elle n'a point de gîte. Permettrez-vous qu'elle passe la nuit ici?"
Le Père Longuemare ferma son bréviaire:
"Si je vous comprends bien, dit-il, vous me demandez monsieur, si cette jeune fille, qui est comme moi sous le coup d'un mandat d'arrêt, peut, pour son salut temporel, passer la nuit dans la même chambre que moi.
--Oui, mon Père.
--De quel droit m'y opposerais-je? et, pour me croire offensé de sa présence, suis-je sûr de valoir mieux qu'elle?"
Il se mit, pour la nuit, dans un vieux fauteuil ruiné, assurant qu'il y dormirait bien. Athénaïs se coucha sur le matelas. Brotteaux s'étendit sur la paillasse et souffla la chandelle.
Les heures et les demies sonnaient aux clochers des églises: il ne dormait point et entendait les souffles mêlés du religieux et de la fille. La lune, image et témoin de ses anciennes amours, se leva et envoya dans la mansarde un rayon d'argent qui éclaira la chevelure blonde, les cils d'or, le nez fin, la bouche ronde et rouge d'Athénaïs, dormant les poings fermés.
"Voilà, songea-t-il, une terrible ennemie de la République!"
Quand Athénaïs se réveilla, il faisait jour. Le religieux était parti. Brotteaux, sous la lucarne, lisant Lucrèce, s'instruisait, aux leçons de la muse latine, à vivre sans craintes et sans désirs; et toutefois il était dévoré de regrets et d'inquiétudes.
En ouvrant les yeux, Athénaïs vit avec stupeur sur sa tête les solives d'un grenier. Puis elle se rappela, sourit à son sauveur et tendit vers lui, pour le caresser, ses jolies petites mains sales.
Soulevée sur sa couche, elle montra du doigt le fauteuil délabré où le religieux avait passé la nuit.
"Il est parti?... Il n'est pas allé me dénoncer, dites?
--Non, mon enfant. On ne saurait trouver plus honnête homme que ce vieux fou."
Athénaïs demanda quelle était la folie de ce bonhomme; et, quand Brotteaux lui eut dit que c'était la religion, elle lui reprocha gravement de parler ainsi, déclara que les hommes sans religion étaient pis que des bêtes et que, pour elle, elle priait Dieu souvent, espérant qu'il lui pardonnerait ses péchés et la recevrait en sa sainte miséricorde.
Puis, remarquant que Brotteaux tenait un livre à la main, elle crut que c'était un livre de messe et dit:
"Vous voyez bien que, vous aussi, vous dites vos prières! Dieu vous récompensera de ce que vous avez fait pour moi."
Brotteaux lui ayant dit que ce livre n'était pas un livre de messe, et qu'il avait été écrit avant que l'idée de messer se fût introduite dans le monde, elle pensa que c'était une Clef des Songes, et demanda s'il ne s'y trouvait pas l'explication d'un rêve extraordinaire qu'elle avait fait. Elle ne savait pas lire et ne connaissait, par ouï-dire, que ces deux sortes d'ouvrages.
Brotteaux lui répondit que ce livre n'expliquait que le songe de la vie. La belle enfant, trouvant cette réponse difficile, renonça à la comprendre et se trempa le bout du nez dans la terrine qui remplaçait pour Brotteaux les cuvettes d'argent dont il usait autrefois. Puis elle arrangea ses cheveux devant le miroir à barbe de son hôte, avec un soin minutieux et grave. Ses bras blancs recourbés sur sa tête, elle prononçait quelques paroles, à longs intervalles.
"Vous, vous avez été riche.
--Qu'est-ce qui te le fait croire?
--Je ne sais pas. Mais vous avez été riche et vous êtes un aristocrate, j'en suis sûre."
Elle tira de sa poche une petite Sainte-Vierge en argent dans une chapelle ronde d'ivoire, un morceau de sucre, du fil, des ciseaux, un briquet, deux ou trois étuis et, après avoir fait le choix de ce qui lui était nécessaire, elle se mit à raccommoder sa jupe, qui avait été déchirée en plusieurs endroits.
"Pour votre sûreté, mon enfant, mettez ceci à votre coiffe! lui dit Brotteaux, en lui donnant une cocarde tricolore.
--Je le ferai volontiers, monsieur, lui répondit-elle; mais ce sera pour l'amour de vous et non pour l'amour de la nation."
Quand elle se fut habillée et parée de son mieux, tenant sa jupe à deux mains, elle fit la révérence comme elle l'avait appris au village et dit à Brotteaux:
"Monsieur, je suis votre très humble servante."
Elle était prête à obliger son bienfaiteur de toutes les manières, mais elle trouvait convenable qu'il ne demandât rien et qu'elle n'offrît rien: il lui semblait que c'était gentil de se quitter de la sorte, et selon les bienséances.
Brotteaux lui mit dans la main quelques assignats pour qu'elle prît le coche de Palaiseau. C'était la moitié de sa fortune, et, bien qu'il fût connu pour ses prodigalités envers les femmes, il n'avait encore fait avec aucune un si égal partage de ses biens.
Elle lui demanda son nom.
"Je me nomme Maurice."
Il lui ouvrit à regret la porte de la mansarde:
"Adieu, Athénaïs."
Elle l'embrassa.
"Monsieur Maurice, quand vous penserez à moi, appelez-moi Marthe: c'est le nom de mon baptême, le nom dont on m'appelait au village.... Adieu et merci.... Bien votre servante, monsieur Maurice."
XV
Il fallait vider les prisons qui regorgeaient; il fallait juger, juger sans repos ni trêve. Assis contre les murailles tapissées de faisceaux et de bonnets rouges, comme leurs pareils sur les fleurs de lis, les juges gardaient la gravité, la tranquillité terrible de leurs prédécesseurs royaux. L'accusateur public et ses substituts, épuisés de fatigue, brûlés d'insomnie et d'eau-de-vie, ne secouaient leur accablement que par un violent effort; et leur mauvaise santé les rendait tragiques. Les jurés, divers d'origine et de caractère, les uns instruits, les autres ignares, lâches ou généreux, doux ou violents, hypocrites ou sincères, mais qui tous, dans le danger de la patrie et de la République, sentaient ou feignaient de sentir les mêmes angoisses, de brûler des mêmes flammes, tous atroces de vertu ou de peur, ne formaient qu'un seul être, une seule tête sourde, irritée, une seule âme, une bête mystique, qui, par l'exercice naturel de ses fonctions, produisait abondamment la mort. Bienveillants ou cruels par sensibilité, secoués soudain par un brusque mouvement de pitié, ils acquittaient avec des larmes un accusé qu'ils eussent, une heure auparavant, condamné avec des sarcasmes. A mesure qu'ils avançaient dans leur tâche, ils suivaient plus impétueusement les impulsions de leur cœur.
Ils jugeaient dans la fièvre et dans la somnolence que leur donnait l'excès du travail, sous les excitations du dehors et les ordres du souverain, sous les menaces des sans-culottes et des tricoteuses pressés dans les tribunes et dans l'enceinte publique, d'après des témoignages forcenés, sur des réquisitoires frénétiques, dans un air empesté, qui appesantissait les cerveaux, faisait bourdonner les oreilles et battre les tempes et mettait un voile de sang sur les yeux. Des bruits vagues couraient dans le public sur des jurés corrompus par l'or des accusés. Mais à ces rumeurs le jury tout entier répondait par des protestations indignées et des condamnations impitoyables. Enfin, c'étaient des hommes, ni pires ni meilleurs que les autres. L'innocence, le plus souvent, est un bonheur et non pas une vertu: quiconque eût accepté de se mettre à leur place eût agi comme eux et accompli d'une âme médiocre ces tâches épouvantables.
Antoinette, tant attendue, vint enfin s'asseoir en robe noire dans le fauteuil fatal, au milieu d'un tel concert de haine que seule la certitude de l'issue qu'aurait le jugement en fit respecter les formes. Aux questions mortelles l'accusée répondit tantôt avec l'instinct de la conservation, tantôt avec sa hauteur accoutumée, et, une fois, grâce à l'infamie d'un de ses accusateurs, avec la majesté d'une mère. L'outrage et la calomnie seuls étaient permis aux témoins; la défense fut glacée d'effroi. Le Tribunal, se contraignant à juger dans les règles, attendait que tout cela fût fini pour jeter la tête de l'Autrichienne à l'Europe.
Trois jours après l'exécution de Marie-Antoinette, Gamelin fut appelé auprès du citoyen Fortuné Trubert, qui agonisait à trente pas du bureau militaire où il avait épuisé sa vie, sur un lit de sangle, dans la cellule de quelque Barnabite expulsé. Sa tête livide creusait l'oreiller. Ses yeux, qui ne voyaient déjà plus, tournèrent leurs prunelles vitreuses du côté d'Évariste; sa main desséchée saisit la main de l'ami et la pressa avec une force inattendue. Il avait eu trois vomissements de sang en deux jours. Il essaya de parler; sa voix, d'abord voilée et faible comme un murmure, s'enfla, grossit:
"Wattignies! Wattignies!... Jourdan a forcé l'ennemi dans son camp... débloqué Maubeuge.... Nous avons repris Marchiennes. Ça ira... ça ira...."
Et il sourit.
Ce n'étaient pas des songes de malade; c'était une vue claire de la réalité, qui illuminait alors ce cerveau sur lequel descendaient les ténèbres éternelles. Désormais l'invasion semblait arrêtée: les généraux, terrorisés, s'apercevaient qu'ils n'avaient pas mieux à faire que de vaincre. Ce que les enrôlements volontaires n'avaient point apporté, une armée nombreuse et disciplinée, la réquisition le donnait. Encore un effort, et la République serait sauvée.
Après une demi-heure d'anéantissement, le visage de Fortuné Trubert, creusé par la mort, se ranima, ses mains se soulevèrent.
Il montra du doigt à son ami le seul meuble qu'il y eût dans la chambre, un petit secrétaire de noyer.
Et de sa voix haletante et faible, que conduisit un esprit lucide:
"Mon ami, comme Eudamidas, je te lègue mes dettes: trois cent vingt livres dont tu trouveras le compte... dans ce cahier rouge.... Adieu, Gamelin. Ne t'endors pas. Veille à la défense de la République. Ça ira."
L'ombre de la nuit descendait dans la cellule. On entendit le mourant pousser un souffle embarrassé, et ses mains qui grattaient le drap.
A minuit, il prononça des mots sans suite:
"Encore du salpêtre.... Faites livrer les fusils.... La santé? très bonne.... Descendez ces cloches...."
Il expira à 5 heures du matin.
Par ordre de la section, son corps fut exposé dans la nef de la ci-devant église des Barnabites, au pied de l'autel de la Patrie, sur un lit de camp, le corps recouvert d'un drapeau tricolore et le front ceint d'une couronne de chêne.
Douze vieillards vêtus de la toge latine, une palme à la main, douze jeunes filles, traînant de longs voiles et portant des fleurs, entouraient le lit funèbre. Aux pieds du mort, deux enfants tenaient chacun une torche renversée. Évariste reconnut en l'un d'eux la fille de sa concierge, Joséphine, qui, par sa gravité enfantine et sa beauté charmante, lui rappela ces génies de l'amour et de la mort, que les Romains sculptaient sur leurs sarcophages.
Le cortège se rendit au cimetière Saint-André-des-Arts aux chants de La Marseillaise et du Ça ira.
En mettant le baiser d'adieu sur le front de Fortuné Trubert, Évariste pleura. Il pleura sur lui-même, enviant celui qui se reposait, sa tâche accomplie.
Rentré chez lui, il reçut avis qu'il était nommé membre du Conseil général de la Commune. Candidat depuis quatre mois, il avait été élu sans concurrent, après plusieurs scrutins, par une trentaine de suffrages. On ne votait plus: les sections étaient désertes; riches et pauvres ne cherchaient qu'à se soustraire aux charges publiques. Les plus grands événements n'excitaient plus ni enthousiasme ni curiosité; on ne lisait plus les journaux, Évariste doutait si, sur les sept cent mille habitants de la capitale, trois ou quatre mille seulement avaient encore l'âme républicaine.
Ce jour-là, les Vingt et Un comparurent.
Innocents ou coupables des malheurs et des crimes de la République, vains, imprudents, ambitieux et légers, à la fois modérés et violents, faibles dans la terreur comme dans la clémence, prompts à déclarer la guerre, lents à la conduire, traînés au Tribunal sur l'exemple qu'ils avaient donné, ils n'étaient pas moins la jeunesse éclatante de la Révolution; ils en avaient été le charme et la gloire. Ce juge, qui va les interroger avec une partialité savante; ce blême accusateur, qui, là, devant sa petite table, prépare leur mort et leur déshonneur; ces jurés, qui voudront tout à l'heure étouffer leur défense; ce public des tribunes, qui les couvre d'invectives et de huées, juge, jurés, peuple, ont naguère applaudi leur éloquence, célébré leurs talents, leurs vertus. Mais ils ne se souviennent plus.
Évariste avait fait jadis son dieu de Vergniaud, son oracle de Brissot. Il ne se rappelait plus, et, s'il restait dans sa mémoire quelque vestige de son antique admiration, c'était pour concevoir que ces monstres avaient séduit les meilleurs citoyens.
En rentrant, après l'audience, dans sa maison, Gamelin entendit des cris déchirants. C'était la petite Joséphine que sa mère fouettait pour avoir joué sur la place avec des polissons et sali la belle robe blanche qu'on lui avait mise pour la pompe funèbre du citoyen Trubert.
XVI
Après avoir, durant trois mois, sacrifié chaque jour à la patrie des victimes illustres ou obscures, Évariste eut un procès à lui; d'un accusé il fit son accusé.
Depuis qu'il siégeait au Tribunal, il épiait avidement, dans la foule des prévenus qui passaient sous ses yeux, le séducteur d'Élodie, dont il s'était fait, dans son imagination laborieuse, une idée dont quelques traits étaient précis. Il le concevait jeune, beau, insolent, et se faisait une certitude qu'il avait émigré en Angleterre. Il crut le découvrir en un jeune émigré nommé Maubel, qui, de retour en France et dénoncé par son hôte, avait été arrêté dans une auberge de Passy et dont le parquet de Fouquier-Tinville instruisait l'affaire avec mille autres. On avait saisi sur lui des lettres que l'accusation considérait comme les preuves d'un complot ourdi par Maubel et les agents de Pitt, mais qui n'étaient en fait que des lettres écrites à l'émigré par des banquiers de Londres chez qui il avait déposé des fonds. Maubel, qui était jeune et beau, paraissait surtout occupé de galanteries. On trouvait dans son carnet trace de relations avec l'Espagne, alors en guerre avec la France; ces lettres, à la vérité, étaient d'ordre intime, et, si le parquet ne rendit pas une ordonnance de non-lieu, ce fut en vertu de ce principe que la justice ne doit jamais se hâter de relâcher un prisonnier.
Gamelin eut communication du premier interrogatoire subi par Maubel en chambre du conseil et il fut frappé du caractère du jeune ci-devant, qu'il se figurait conforme à celui qu'il attribuait à l'homme qui avait abusé de la confiance d'Élodie. Dès lors, enfermé pendant de longues heures dans le cabinet du greffier, il étudia le dossier avec ardeur. Ses soupçons s'accrurent étrangement quand il trouva dans un calepin déjà ancien de l'émigré l'adresse de l'Amour peintre, jointe, il est vrai, à celle du Singe Vert, du Portrait de la ci-devant Dauphine et de plusieurs autres magasins d'estampes et de tableaux. Mais, quand il eut appris qu'on avait recueilli dans ce même calepin quelques pétales d'un œillet rouge, recouverts avec soin d'un papier de soie, songeant que l'œillet rouge était la fleur préférée d'Élodie qui la cultivait sur sa fenêtre, la portait dans ses cheveux, la donnait (il le savait) en témoignage d'amour, Évariste ne douta plus.
Alors, s'étant fait une certitude, il résolut d'interroger Élodie, en lui cachant toutefois les circonstances qui lui avaient fait découvrir le criminel.
Comme il montait l'escalier de sa maison, il sentit dès les paliers inférieurs une entêtante odeur de fruit et trouva dans l'atelier Élodie, qui aidait la citoyenne Gamelin à faire de la confiture de coings. Tandis que la vieille ménagère, allumant le fourneau, méditait en son esprit les moyens d'épargner le charbon et la cassonade sans nuire à la qualité de la confiture, la citoyenne Blaise, sur sa chaise de paille, ceinte d'un tablier de toile bise, des fruits d'or plein son giron, pelait les coings et les jetait par quartiers dans une bassine de cuivre. Les barbes de sa coiffe étaient rejetées en arrière, ses mèches noires se tordaient sur son front moite; il émanait d'elle un charme domestique et une grâce familière qui inspiraient les douces pensées et la tranquille volupté.
Elle leva, sans bouger, sur son amant son beau regard d'or fondu et dit:
"Voyez, Évariste, nous travaillons pour vous. Vous mangerez, tout l'hiver, d'une délicieuse gelée de coings qui vous affermira l'estomac et vous rendra le cœur gai."
Mais Gamelin, s'approchant d'elle, lui prononça ce nom à l'oreille:
"Jacques Maubel...."
A ce moment, le savetier Combalot vint montrer son nez rouge par la porte entrebâillée. Il apportait, avec des souliers, auxquels il avait remis des talons, la note de ses ressemelages.
De peur de passer pour un mauvais citoyen, il faisait usage du nouveau calendrier. La citoyenne Gamelin, qui aimait à voir clair dans ses comptes, se perdait dans les fructidor et les vendémiaire.
Elle soupira:
"Jésus! ils veulent tout changer, les jours, les mois, les saisons, le soleil et la lune! Seigneur Dieu, monsieur Combalot, qu'est-ce que c'est que cette paire de galoches du 8 vendémiaire?
--Citoyenne, jetez les yeux sur votre calendrier pour vous rendre compte."
Elle le décrocha, y jeta les yeux, et, les détournant aussitôt:
"Il n'a pas l'air chrétien! fit-elle, épouvantée.
--Non seulement cela, citoyenne, dit le savetier, mais nous n'avons plus que trois dimanches au lieu de quatre. Et ce n'est pas tout: il va falloir changer notre manière de compter. Il n'y aura plus de liards ni de deniers, tout sera réglé sur l'eau distillée."
A ces paroles la citoyenne Gamelin, les lèvres tremblantes, leva les yeux au plafond et soupira:
"Ils en font trop!"
Et, tandis qu'elle se lamentait, semblable aux saintes femmes des calvaires rustiques, un fumeron, allumé en son absence dans la braise, remplissait l'atelier d'une vapeur infecte qui, jointe à l'odeur entêtante des coings, rendait l'air irrespirable.
Élodie se plaignit que la gorge lui grattait, et demanda qu'on ouvrît la fenêtre. Mais, dès que le citoyen savetier eut pris congé et que la citoyenne Gamelin eut regagné son fourneau, Évariste répéta ce nom à l'oreille de la citoyenne Blaise:
"Jacques Maubel."
Elle le regarda avec un peu de surprise, et, très tranquillement, sans cesser de couper un coing en quartiers:
"Et bien?... Jacques Maubel?...
--C'est lui!
--Qui? lui?
--Tu lui as donné un œillet rouge."
Elle déclara ne pas comprendre, et lui demanda qu'il s'expliquât.
"Cet aristocrate! cet émigré! cet infâme!..."
Elle haussa les épaules, et nia avec beaucoup de naturel avoir jamais connu un Jacques Maubel.
Et vraiment elle n'en avait jamais connu.
Elle nia avoir jamais donné d'œillets rouges à personne qu'à Évariste; mais peut-être, sur ce point, n'avait-elle pas très bonne mémoire.
Il connaissait mal les femmes, et n'avait pas pénétré bien profondément le caractère d'Élodie; pourtant il la pensait très capable de feindre et de tromper un plus habile que lui.
"Pourquoi nier? dit-il. Je sais."
Elle affirma de nouveau n'avoir connu aucun Maubel. Et, ayant fini de peler ses coings, elle demanda de l'eau parce que ses doigts poissaient.
Gamelin lui apporta une cuvette.
Et, en se lavant les mains, elle renouvela ses dénégations.
Il répéta encore qu'il savait, et, cette fois, elle garda le silence.
Elle ne voyait pas où tendait la question de son amant et était à mille lieues de soupçonner que ce Maubel, dont elle n'avait jamais entendu parler, dût comparaître devant le Tribunal révolutionnaire; elle ne comprenait rien aux soupçons dont on l'obsédait, mais elle les savait mal fondés. C'est pourquoi, n'ayant guère d'espoir de les dissiper, elle n'en avait guère envie non plus. Elle cessa de se défendre d'avoir connu un Maubel, préférant laisser le jaloux s'égarer sur une fausse piste, quand, d'un moment à l'autre, le moindre incident pouvait le mettre sur la véritable voie. Son petit clerc d'autrefois, devenu un joli dragon patriote, était brouillé maintenant avec sa maîtresse aristocrate. Quand il rencontrait Élodie, dans la rue, il la regardait d'un œil qui semblait dire: "Allons! la belle; je sens bien que je vais vous pardonner de vous avoir trahie, et que je suis tout près de vous rendre mon estime." Elle ne fit donc plus effort pour guérir ce qu'elle appelait les lubies de son ami; Gamelin garda la conviction que Jacques Maubel était le corrupteur d'Élodie.
Les jours qui suivirent, le Tribunal s'occupa sans relâche d'anéantir le fédéralisme, qui, comme une hydre, avait menacé de dévorer la liberté. Ce furent des jours chargés; et les jurés, épuisés de fatigue, expédièrent le plus rapidement possible la femme Roland, inspiratrice ou complice des crimes de la faction brissotine.
Cependant Gamelin passait chaque matin au parquet pour presser l'affaire Maubel. Des pièces importantes étaient à Bordeaux: il obtint qu'un commissaire les irait chercher en poste. Elles arrivèrent enfin.
Le substitut de l'accusateur public les lut, fit la grimace et dit à Évariste:
"Elles ne sont pas fameuses, les pièces! Il n'y a rien là-dedans! des fadaises!... S'il était seulement certain que ce ci-devant comte de Maubel a émigré!..."
Enfin Gamelin réussit. Le jeune Maubel reçut son acte d'accusation et fut traduit devant le Tribunal révolutionnaire le 19 brumaire.
Dès l'ouverture de l'audience, le président montra le visage sombre et terrible qu'il avait soin de prendre pour conduire les affaires mal instruites. Le substitut de l'accusateur se caressait le menton des barbes de sa plume et affectait la sérénité d'une conscience pure. Le greffier lut l'acte d'accusation: on n'en avait pas encore entendu de si creux.
Le président demanda à l'accusé s'il n'avait pas eu connaissance des lois rendues contre les émigrés.
"Je les ai connues et observées, répondit Maubel, et j'ai quitté la France muni de passeports en règle."
Sur les raisons de son voyage en Angleterre et de son retour en France il s'expliqua d'une manière satisfaisante. Sa figure était agréable, avec un air de franchise et de fierté qui plaisait. Les femmes des tribunes le regardaient d'un œil favorable. L'accusation prétendait qu'il avait fait un séjour en Espagne dans le moment où déjà cette nation était en guerre avec la France; il affirma n'avoir pas quitté Bayonne à cette époque. Un point seul restait obscur. Parmi les papiers qu'il avait jetés dans sa cheminée, lors de son arrestation, et dont on n'avait retrouvé que des bribes, on lisait des mots espagnols et le nom de "Nieves".
Jacques Maubel refusa de donner à ce sujet les explications qui lui étaient demandées. Et, quand le président lui dit que l'intérêt de l'accusé était de s'expliquer, il répondit qu'on ne doit pas toujours suivre son intérêt.
Gamelin ne songeait à convaincre Maubel que d'un crime: par trois fois il pressa le président de demander à l'accusé s'il pouvait s'expliquer sur l'œillet dont il gardait si précieusement dans son portefeuille les pétales desséchés.
Maubel répondit qu'il ne se croyait pas obligé de répondre à une question qui n'intéressait pas la justice, puisqu'on n'avait pas trouvé de billet caché dans cette fleur.
Le jury se retira dans la salle des délibérations, favorablement prévenu en faveur de ce jeune homme dont l'affaire, obscure, semblait surtout cacher des mystères amoureux. Cette fois, les bons, les purs eux-mêmes eussent volontiers acquitté. L'un d'eux, un ci-devant, qui avait donné des gages à la Révolution, dit:
"Est-ce sa naissance qu'on lui reproche? Moi aussi, j'ai eu le malheur de naître dans l'aristocratie.
--Oui, mais tu en es sorti, répliqua Gamelin, et il y est resté."
Et il parla avec une telle véhémence contre ce conspirateur, cet émissaire de Pitt, ce complice de Cobourg, qui était allé par-delà les monts et par-delà les mers susciter des ennemis à la liberté, il demanda si ardemment la condamnation du traître, qu'il réveilla l'humeur toujours inquiète, la vieille sévérité des jurés patriotes.
L'un d'eux, cyniquement, lui dit:
"Il est des services qu'on ne peut se refuser entre collègues."
Le verdict de mort fut rendu à une voix de majorité.
Le condamné entendit sa sentence avec une tranquillité souriante. Ses regards, qu'il promenait paisiblement sur la salle, exprimèrent, en rencontrant le visage de Gamelin, un indicible mépris.
Personne n'applaudit la sentence.
Jacques Maubel, reconduit à la Conciergerie, écrivit une lettre en attendant l'exécution qui devait se faire le soir même, aux flambeaux:
Ma chère sœur, le Tribunal m'envoie à l'échafaud, me donnant la seule joie que je pouvais ressentir depuis la mort de ma Nieves adorée. Ils m'ont pris le seul bien qui me restait d'elle, une fleur de grenadier, qu'ils appelaient, je ne sais pourquoi, un œillet.J'aimais les arts: à Paris, dans les temps heureux, j'ai recueilli des peintures et des gravures qui sont maintenant en lieu sûr et qu'on te remettra dès qu'il sera possible. Je te prie, chère sœur, de les garder en mémoire de moi.
Il se coupa une mèche de cheveux, la mit dans la lettre, qu'il plia, et écrivit la suscription:
A la citoyenne Clémence Dezeimeries, née Maubel.
La Réole.
Il donna tout ce qu'il avait d'argent sur lui au porte-clefs, en le priant de faire parvenir cette lettre, demanda une bouteille de vin et but à petits coups en attendant la charrette....
Après souper, Gamelin courut à l'Amour peintre et bondit dans la chambre bleue où chaque nuit l'attendait Élodie.
"Tu es vengée, lui dit-il. Jacques Maubel n'est plus. La charrette qui le conduisait à la mort a passé sous tes fenêtres, entourée de flambeaux."
Elle comprit:
"Misérable! C'est toi qui l'as tué, et ce n'était pas mon amant. Je ne le connaissais pas... je ne l'ai jamais vu.... Quel homme était-ce? Il était jeune, aimable..., innocent. Et tu l'as tué, misérable! misérable!"
Elle tomba évanouie. Mais, dans les ombres de cette mort légère, elle se sentait inondée en même temps d'horreur et de volupté. Elle se ranima à demi; ses lourdes paupières découvraient le blanc de ses yeux, sa gorge se gonflait, ses mains battantes cherchaient son amant. Elle le pressa dans ses bras à l'étouffer, lui enfonça les ongles dans la chair et lui donna, de ses lèvres déchirées, le plus muet, le plus sourd, le plus long, le plus douloureux et le plus délicieux des baisers.
Elle l'aimait de toute sa chair, et, plus il lui apparaissait terrible, cruel, atroce, plus elle le voyait couvert du sang de ses victimes, plus elle avait faim et soif de lui.