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Les Dieux ont soif

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XVII

Le 24 frimaire, à dix heures du matin, sous un ciel vif et rose, qui fondait les glaces de la nuit, les citoyens Guénot et Delourmel, délégués du Comité de sûreté générale, se rendirent aux Barnabites et se firent conduire au Comité de surveillance de la section, dans la salle capitulaire, où se trouvait pour lors le citoyen Beauvisage, qui fourrait des bûches dans la cheminée. Mais ils ne le virent point d'abord, à cause de sa stature brève et ramassée.

De la voix fêlée des bossus, le citoyen Beauvisage pria les délégués de s'asseoir et se mit tout à leur service.

Guénot lui demanda s'il connaissait un ci-devant des Ilettes, demeurant près du Pont-Neuf.

"C'est, ajouta-t-il, un individu que je suis chargé d'arrêter."

Et il exhiba l'ordre du Comité de sûreté générale.

Beauvisage, ayant quelque temps cherché dans sa mémoire, répondit qu'il ne connaissait point d'individu nommé des Ilettes, que le suspect ainsi désigné pouvait ne point habiter la section, certaines parties du Muséum, de l'Unité, de Marat-et-Marseille se trouvant aussi à proximité du Pont-Neuf; que, s'il habitait la section, ce devait être sous un nom autre que celui que portait l'ordre du Comité; que néanmoins on ne tarderait pas à le découvrir.

"Ne perdons point de temps! dit Guénot. Il fut signalé à notre vigilance par une lettre d'une de ses complices qui a été interceptée et remise au Comité, il y a déjà quinze jours, et dont le citoyen Lacroix a pris connaissance hier soir seulement. Nous sommes débordés; les dénonciations nous arrivent de toutes parts, en telle abondance qu'on ne sait à qui entendre.

--Les dénonciations, répliqua fièrement Beauvisage, affluent aussi au Comité de vigilance de la section. Les uns apportent leurs révélations par civisme; les autres, par l'appât d'un billet de cent sols. Beaucoup d'enfants dénoncent leurs parents, dont ils convoitent l'héritage.

--Cette lettre, reprit Guénot, émane d'une ci-devant Rochemaure, femme galante, chez qui l'on jouait le biribi, et porte en suscription le nom d'un citoyen Rauline; mais elle est réellement adressée à un émigré au service de Pitt. Je l'ai prise sur moi pour vous en communiquer ce qui concerne l'individu des Ilettes."

Il tira la lettre de sa poche.

"Elle débute par de longues indications sur les membres de la Convention qu'on pourrait, au dire de cette femme, gagner par l'offre d'une somme d'argent ou la promesse d'une haute fonction dans un gouvernement nouveau, plus stable que celui-ci. Ensuite se lit ce passage:

Je sors de chez M. des Ilettes, qui habite, près du Pont-Neuf, un grenier où il faut être chat ou diable pour le trouver; il est réduit pour vivre à fabriquer des polichinelles. Il a du jugement: c'est pourquoi je vous transmets, monsieur, l'essentiel de sa conversation. Il ne croit pas que l'état de choses actuel durera longtemps. Il n'en prévoit pas la fin dans la victoire de la coalition; et l'événement semble lui donner raison; car vous savez, monsieur, que depuis quelque temps les nouvelles de la guerre sont mauvaises. Il croirait plutôt à la révolte des petites gens et des femmes du peuple, encore profondément attachées à leur religion. Il estime que l'effroi général que cause le Tribunal révolutionnaire réunira bientôt la France entière contre les Jacobins. "Ce Tribunal, a-t-il dit plaisamment, qui juge la reine de France et une porteuse de pain, ressemble à ce Guillaume Shakespeare, si admiré des Anglais, etc...." Il ne croit pas impossible que Robespierre épouse Madame Royale et se fasse nommer protecteur du royaume.

Je vous serais reconnaissant, monsieur, de me faire tenir les sommes qui me sont dues, c'est-à-dire mille livres sterling, par la voie que vous avez coutume d'employer, mais gardez-vous bien d'écrire à M. Morhardt: il vient d'être arrêté, mis en prison, etc., etc.

--Le sieur des Ilettes fabrique des polichinelles, dit Beauvisage, voilà un indice précieux... bien qu'il y ait beaucoup de petites industries de ce genre dans la section.

--Cela me fait penser, dit Delourmel, que j'ai promis de rapporter une poupée à ma fille Nathalie, la cadette, qui est malade d'une fièvre scarlatine. Les taches ont paru hier. Cette fièvre n'est pas bien à craindre; mais elle exige des soins. Et Nathalie, très avancée pour son âge, d'une intelligence très développée, est d'une santé délicate.

--Moi, dit Guénot, je n'ai qu'un garçon. Il joue au cerceau avec des cercles de tonneau et fabrique de petites montgolfières en soufflant dans des sacs.

--Bien souvent, fit observer Beauvisage, c'est avec des objets qui ne sont pas des jouets que les enfants jouent le mieux. Mon neveu Émile, qui est un bambin de sept ans, très intelligent, s'amuse toute la journée avec de petits carrés de bois, dont il fait des constructions.... En usez-vous?..."

Et Beauvisage tendit sa tabatière ouverte aux deux délégués.

"Maintenant il faut pincer notre gredin, dit Delourmel, qui portait de longues moustaches et roulait de grands yeux. Je me sens d'appétit, ce matin, à manger de la fressure d'aristocrate, arrosée d'un verre de vin blanc."

Beauvisage proposa aux délégués d'aller trouver dans sa boutique de la place Dauphine son collègue Dupont aîné, qui connaissait sûrement l'individu des Ilettes.

Ils cheminaient dans l'air vif, suivis de quatre grenadiers de la section.

"Avez-vous vu jouer Le Jugement dernier des Rois? demanda Delourmel à ses compagnons; la pièce mérite d'être vue. L'auteur y montre tous les rois de l'Europe réfugiés dans une île déserte, au pied d'un volcan qui les engloutit. C'est un ouvrage patriotique."

Delourmel avisa, au coin de la rue du Harlay, une petite voiture, brillante comme une chapelle, que poussait une vieille qui portait par-dessus sa coiffe un chapeau de toile cirée.

"Qu'est-ce que vend cette vieille?" demanda-t-il.

La vieille répondit elle-même:

"Voyez, messieurs, faites votre choix. Je tiens chapelets et rosaires, croix, images saint Antoine, saints suaires, mouchoirs de sainte Véronique, Ecce homo, Agnus Dei, cors et bagues de saint Hubert, et tous objets de dévotion.

--C'est l'arsenal du fanatisme!" s'écria Delourmel.

Et il procéda à l'interrogatoire sommaire de la colporteuse, qui répondait à toutes les questions:

"Mon fils, il y a quarante ans que je vends des objets de dévotion."

Un délégué du Comité de sûreté générale, avisant un habit bleu qui passait, lui enjoignit de conduire à la Conciergerie la vieille femme étonnée.

Le citoyen Beauvisage fit observer à Delourmel que c'eût été plutôt au Comité de surveillance à arrêter cette marchande et à la conduire à la section; que d'ailleurs on ne savait plus quelle conduite tenir à l'endroit du ci-devant culte, pour agir selon les vues du gouvernement, et s'il fallait ou tout permettre ou tout interdire.

En approchant de la boutique du menuisier, les délégués et le commissaire entendirent des clameurs irritées, mêlées aux grincements de la scie et aux ronflements du rabot. Une querelle s'était élevée entre le menuisier Dupont aîné et son voisin le portier Remacle à cause de la citoyenne Remacle, qu'un attrait invincible ramenait sans cesse au fond de la menuiserie d'où elle revenait à la loge couverte de copeaux et de sciure de bois. Le portier offensé donna un coup de pied à Mouton, le chien du menuisier, au moment même où sa propre fille, la petite Joséphine, tenait l'animal tendrement embrassé. Joséphine, indignée, se répandit en imprécations contre son père; le menuisier s'écria d'une voix irritée:

"Misérable! je te défends de battre mon chien.

--Et moi, répliqua le portier en levant son balai, je te défends de...."

Il n'acheva pas: la varlope du menuisier lui avait effleuré la tête.

Du plus loin qu'il aperçut le citoyen Beauvisage accompagné des délégués, il courut à lui et lui dit:

"Citoyen commissaire, tu es témoin que ce scélérat vient de m'assassiner."

Le citoyen Beauvisage, coiffé du bonnet rouge, insigne de ses fonctions, étendit ses longs bras dans une attitude pacificatrice, et, s'adressant au portier et au menuisier:

"Cent sols, dit-il, à celui de vous qui nous indiquera où se trouve un suspect, recherché par le Comité de sûreté générale, le ci-devant des Ilettes, fabricant de polichinelles."

Tous deux, le portier et le menuisier, désignèrent ensemble le logis de Brotteaux, ne se disputant plus que pour l'assignat de cent sols promis au délateur.

Delourmel, Guénot et Beauvisage, suivis des quatre Grenadiers, du portier Remacle, du menuisier Dupont, et d'une douzaine de petits polissons du quartier, enfilèrent l'escalier ébranlé sur leurs pas, puis montèrent par l'échelle de meunier.

Brotteaux, dans son grenier, découpait des pantins tandis que le Père Longuemare, en face de lui, assemblait par des fils leurs membres épars, et il souriait en voyant ainsi naître sous ses doigts le rythme et l'harmonie.

Au bruit des crosses sur le palier, le religieux tressaillit de tous ses membres, non qu'il eût moins de courage que Brotteaux qui demeurait impassible, mais le respect humain ne l'avait pas habitué à se composer un maintien. Brotteaux, aux questions du citoyen Delourmel, comprit d'où venait le coup et s'aperçut un peu tard qu'on a tort de se confier aux femmes. Invité à suivre le citoyen commissaire, il prit son Lucrèce et ses trois chemises.

"Le citoyen, dit-il, montrant le Père Longuemare, est un aide que j'ai pris pour fabriquer mes pantins. Il est domicilié ici."

Mais le religieux, n'ayant pu présenter un certificat de civisme, fut mis avec Brotteaux en état d'arrestation.

Quand le cortège passa devant la loge du concierge, la citoyenne Remacle, appuyée sur son balai, regarda son locataire de l'air de la vertu qui voit le crime aux mains de la loi. La petite Joséphine, dédaigneuse et belle, retint par son collier Mouton, qui voulait caresser l'ami qui lui avait donné du sucre. Une foule de curieux emplissait la place de Thionville.

Brotteaux, au pied de l'escalier, se rencontra avec une jeune paysanne qui se disposait à monter les degrés. Elle portait sous son bras un panier plein d'œufs et tenait à la main une galette enveloppée dans un linge. C'était Athénaïs, qui venait de Palaiseau présenter à son sauveur un témoignage de sa reconnaissance. Quand elle s'aperçut que des magistrats et quatre grenadiers emmenaient "monsieur Maurice", elle demeura stupide, demanda si c'était vrai, s'approcha du commissaire, et lui dit doucement:

"Vous ne l'emmenez pas? ce n'est pas possible.... Mais vous ne le connaissez pas! Il est bon comme le bon Dieu."

Le citoyen Delourmel la repoussa et fit signe aux grenadiers d'avancer. Alors Athénaïs vomit les plus sales injures, les invectives les plus obscènes sur les magistrats et les grenadiers, qui croyaient sentir se vider sur leurs têtes toutes les cuvettes du Palais-Royal et de la rue Fromenteau. Puis, d'une voix qui remplit la place de Thionville tout entière et fit frémir la foule des curieux, elle cria:

"Vive le roi! vive le roi!"


XVIII

La citoyenne Gamelin aimait le vieux Brotteaux, et le tenait pour l'homme tout ensemble le plus aimable et le plus considérable qu'elle eût jamais approché. Elle ne lui avait pas dit adieu quand on l'avait arrêté, parce qu'elle eût craint de braver les autorités et que dans son humble condition elle regardait la lâcheté comme un devoir. Mais elle en avait reçu un coup dont elle ne se relevait pas.

Elle ne pouvait manger et déplorait qu'elle eût perdu l'appétit au moment où elle avait enfin de quoi le satisfaire. Elle admirait encore son fils; mais elle n'osait plus penser aux épouvantables tâches qu'il accomplissait et se félicitait de n'être qu'une femme ignorante pour n'avoir pas à le juger.

La pauvre mère avait retrouvé un vieux chapelet au fond d'une malle; elle ne savait pas bien s'en servir, mais elle en occupait ses doigts tremblants. Après avoir vécu jusqu'à la vieillesse sans pratiquer sa religion, elle devenait pieuse: elle priait Dieu, toute la journée, au coin du feu, pour le salut de son enfant et de ce bon monsieur Brotteaux. Souvent Élodie l'allait voir: elles n'osaient se regarder et, l'une près de l'autre, parlaient au hasard de choses sans intérêt.

Un jour de pluviôse, quand la neige qui tombait à gros flocons obscurcissait le ciel et étouffait tous les bruits de la ville, la citoyenne Gamelin, qui était seule au logis, entendit frapper à la porte. Elle tressaillit: depuis plusieurs mois le moindre bruit la faisait frissonner. Elle ouvrit la porte. Un jeune homme de dix-huit ou vingt ans entra, son chapeau sur la tête. Il était vêtu d'un carrick vert bouteille, dont les trois collets lui couvraient la poitrine et la taille. Il portait des bottes à revers de façon anglaise. Ses cheveux châtains tombaient en boucles sur ses épaules. Il s'avança au milieu de l'atelier, comme pour recevoir tout ce que le vitrage envoyait de lumière à travers la neige, et demeura quelques instants immobile et silencieux.

Enfin, tandis que la citoyenne Gamelin le regardait interdite:

"Tu ne reconnais pas ta fille?..."

La vieille dame joignit les mains:

"Julie!... C'est toi.... Est-il Dieu possible!...

--Mais oui, c'est moi! Embrasse-moi, maman."

La citoyenne veuve Gamelin serra sa fille dans ses bras et mit une larme sur le collet du carrick. Puis elle reprit avec un accent d'inquiétude:

"Toi, à Paris!...

--Ah! maman, que n'y suis-je venue seule!... Moi, on ne me reconnaîtra pas dans cet habit."

En effet, le carrick dissimulait ses formes et elle ne paraissait pas différente de beaucoup de très jeunes hommes qui, comme elle, portaient les cheveux longs, partagés en deux masses. Les traits de son visage, fins et charmants, mais hâlés, creusés par la fatigue, endurcis par les soucis, avaient une expression audacieuse et mâle. Elle était mince, avait les jambes longues et droites, ses gestes étaient aisés; seule sa voix claire eût pu la trahir.

Sa mère lui demanda si elle avait faim. Elle répondit qu'elle mangerait volontiers, et, quand on lui eut servi du pain, du vin et du jambon, elle se mit à manger, un coude sur la table, belle et gloutonne comme Cérès dans la cabane de la vieille Baubô.

Puis, le verre encore sur ses lèvres:

"Maman, sais-tu quand mon frère rentrera? Je suis venue lui parler."

La bonne mère regarda sa fille avec embarras et ne répondit rien.

"Il faut que je le voie. Mon mari a été arrêté ce matin et conduit au Luxembourg."

Elle donnait ce nom de "mari" à Fortuné de Chassagne, ci-devant noble et officier dans le régiment de Bouillé. Il l'avait aimée quand elle était ouvrière de modes rue des Lombards, enlevée et emmenée en Angleterre, où il avait émigré après le 10 août. C'était son amant; mais elle trouvait plus décent de le nommer son époux, devant sa mère. Et elle se disait que la misère les avait bien mariés et que c'était un sacrement que le malheur.

Ils avaient plus d'une fois passé la nuit tous deux sur un banc, dans les parcs de Londres, et ramassé des morceaux de pain sous les tables des tavernes, à Piccadilly.

Sa mère ne répondait point et la regardait d'un œil morne.

"Tu ne m'entends donc pas, maman? Le temps presse, il faut que je voie Évariste tout de suite: lui seul peut sauver Fortuné.

--Julie, répondit la mère, il vaut mieux que tu ne parles pas à ton frère.

--Comment? que dis-tu, ma mère?

--Je dis qu'il vaut mieux que tu ne parles pas à ton frère de monsieur de Chassagne.

--Maman, il le faut bien, pourtant!

--Mon enfant, Évariste ne pardonne pas à monsieur de Chassagne de t'avoir enlevée. Tu sais avec quelle colère il parlait de lui, quels noms il lui donnait.

--Oui, il l'appelait corrupteur, fit Julie avec un petit rire sifflant, en haussant les épaules.

--Mon enfant, il était mortellement offensé. Évariste a pris sur lui de ne plus parler de monsieur de Chassagne. Et voilà deux ans qu'il n'a soufflé mot de lui ni de toi. Mais ses sentiments n'ont pas changé; tu le connais: il ne vous pardonne pas.

--Mais, maman, puisque Fortuné m'a épousée... à Londres...."

La pauvre mère leva les yeux et les bras:

"Il suffit que Fortuné soit un aristocrate, un émigré, pour qu'Évariste le traite comme un ennemi.

--Enfin, réponds, maman. Penses-tu que, si je lui demande de faire auprès de l'accusateur public et du Comité de sûreté générale les démarches nécessaires pour sauver Fortuné, il n'y consentira pas?... Mais, maman, ce serait un monstre, s'il refusait!

--Mon enfant, ton frère est un honnête homme et un bon fils. Mais ne lui demande pas, oh! ne lui demande pas de s'intéresser à monsieur de Chassagne.... Écoute-moi, Julie. Il ne me confie point ses pensées et, sans doute, je ne serais pas capable de les comprendre... mais il est juge; il a des principes; il agit d'après sa conscience. Ne lui demande rien, Julie.

--Je vois que tu le connais maintenant. Tu sais qu'il est froid, insensible, que c'est un méchant, qu'il n'a que de l'ambition, de la vanité. Et tu l'as toujours préféré à moi. Quand nous vivions tous les trois ensemble, tu me le proposais pour modèle. Sa démarche compassée et sa parole grave t'imposaient: tu lui découvrais toutes les vertus. Et moi, tu me désapprouvais toujours, tu m'attribuais tous les vices, parce que j'étais franche, et que je grimpais aux arbres. Tu n'as jamais pu me souffrir. Tu n'aimais que lui. Tiens! je le hais, ton Évariste; c'est un hypocrite.

--Tais-toi, Julie: j'ai été une bonne mère pour toi comme pour lui. Je t'ai fait apprendre un état. Il n'a pas dépendu de moi que tu ne restes une honnête fille et que tu ne te maries selon ta condition. Je t'ai aimée tendrement et je t'aime encore. Je te pardonne et je t'aime. Mais ne dis pas de mal d'Évariste. C'est un bon fils. Il a toujours eu soin de moi. Quand tu m'as quittée, mon enfant, quand tu as abandonné ton état, ton magasin, pour aller vivre avec monsieur de Chassagne, que serais-je devenue sans lui? Je serais morte de misère et de faim.

--Ne parle pas ainsi, maman: tu sais bien que nous t'aurions entourée de soins, Fortuné et moi, si tu ne t'étais pas détournée de nous, excitée par Évariste. Laisse-moi tranquille! il est incapable d'une bonne action; c'est pour me rendre odieuse à tes yeux qu'il a affecté de prendre soin de toi. Lui! t'aimer?... Est-ce qu'il est capable d'aimer quelqu'un? Il n'a ni cœur ni esprit. Il n'a aucun talent, aucun. Pour peindre, il faut une nature plus tendre que la sienne."

Elle promena ses regards sur les toiles de l'atelier, qu'elle retrouvait telles qu'elle les avait quittées.

"La voilà, son âme! il l'a mise sur ses toiles, froide et sombre. Son Oreste, son Oreste, l'œil bête, la bouche mauvaise et qui a l'air d'un empalé, c'est lui tout entier.... Enfin, maman, tu ne comprends donc rien? Je ne peux pas laisser Fortuné en prison. Tu les connais, les jacobins, les patriotes, toute la séquelle d'Évariste. Ils le feront mourir. Maman, ma chère maman, ma petite maman, je ne veux pas qu'on me le tue. Je l'aime! je l'aime! Il a été si bon pour moi, et nous avons été si malheureux ensemble! Tiens, ce carrick, c'est un habit à lui. Je n'avais plus de chemise. Un ami de Fortuné m'a prêté une veste et j'ai été chez un garçon limonadier à Douvres, pendant qu'il travaillait chez un coiffeur. Nous savions bien que, revenir en France, c'était risquer notre vie; mais on nous a demandé si nous voulions aller à Paris, pour y accomplir une mission importante.... Nous avons consenti; nous aurions accepté une mission pour le diable. On nous a payé notre voyage et donné une lettre de change pour un banquier de Paris. Nous avons trouvé les bureaux fermés: ce banquier est en prison et va être guillotiné. Nous n'avions pas un rouge liard. Toutes les personnes à qui nous étions affiliés et à qui nous pouvions nous adresser sont en fuite ou emprisonnées. Pas une porte où frapper. Nous couchions dans une écurie de la rue de la Femme-sans-tête. Un décrotteur charitable, qui y dormait sur la paille avec nous, prêta à mon amant une de ses boîtes, une brosse et un pot de cirage aux trois quarts vide. Fortuné, pendant quinze jours, a gagné sa vie et la mienne à cirer des souliers sur la place de Grève. Mais lundi un membre de la Commune mit le pied sur la boîte et lui fit cirer ses bottes. C'est un ancien boucher à qui Fortuné a donné autrefois un coup de pied dans le derrière pour avoir vendu de la viande à faux poids. Quand Fortuné releva la tête pour réclamer ses deux sous, le coquin le reconnut, l'appela aristocrate et le menaça de le faire arrêter. La foule s'amassa; elle se composait de braves gens et de quelques scélérats qui criaient: "A mort l'émigré!" et appelaient les gendarmes. A ce moment, j'apportais la soupe à Fortuné. Je l'ai vu conduire à la section, et enfermer dans l'église Saint-Jean. J'ai voulu l'embrasser: on me repoussa. J'ai passé la nuit comme un chien sur une marche de l'église.... On l'a conduit, ce matin...."

Julie ne put achever; les sanglots l'étouffaient.

Elle jeta son chapeau sur le plancher et se mit à genoux aux pieds de sa mère:

"On l'a conduit, ce matin, dans la prison du Luxembourg. Maman, maman, aide-moi à le sauver; aie pitié de ta fille!"

Tout en pleurs, elle écarta son carrick et, pour se mieux faire reconnaître amante et fille, découvrit sa poitrine; et, prenant les mains de sa mère, elle les pressa sur ses seins palpitants.

"Ma fille chérie, ma Julie, ma Julie!" soupira la veuve Gamelin.

Et elle colla son visage humide de larmes sur les joues de la jeune femme.

Durant quelques instants, elles gardèrent le silence. La pauvre mère cherchait dans son esprit le moyen d'aider sa fille et Julie épiait le regard de ces yeux noyés de pleurs.

"Peut-être, songeait la mère d'Évariste, peut-être, si je lui parle, se laissera-t-il fléchir. Il est bon, il est tendre. Si la politique ne l'avait pas endurci, s'il n'avait pas subi l'influence des jacobins, il n'aurait point eu de ces sévérités qui m'effraient, parce que je ne les comprends pas."

Elle prit dans ses deux mains la tête de Julie:

"Écoute, ma fille. Je parlerai à Évariste. Je le préparerai à te voir, à t'entendre. Ta vue pourrait l'irriter et je craindrais le premier mouvement.... Et puis, je le connais: cet habit le choquerait; il est sévère sur tout ce qui touche aux mœurs, aux convenances. Moi-même, j'ai été un peu surprise de voir ma Julie en garçon.

--Ah! maman, l'émigration et les affreux désordres du royaume ont rendu ces travestissements bien communs. On les prend pour exercer un métier, pour n'être point reconnu, pour faire concorder un passeport ou un certificat empruntés. J'ai vu à Londres le petit Girey habillé en fille et qui avait l'air d'une très jolie fille; et tu conviendras, maman, que ce travestissement est plus scabreux que le mien.

--Ma pauvre enfant, tu n'as pas besoin de te justifier à mes yeux, ni de cela ni d'autre chose. Je suis ta mère: tu seras toujours innocente pour moi. Je parlerai à Évariste, je dirai...."

Elle s'interrompit. Elle sentait ce qu'était son fils; elle le sentait, mais elle ne voulait pas le croire, elle ne voulait pas le savoir.

"Il est bon. Il fera pour moi... pour toi ce que je lui demanderai."

Et les deux femmes, infiniment lasses, se turent. Julie s'endormit la tête sur les genoux où elle avait reposé enfant. Cependant, son chapelet à la main, la mère douloureuse pleurait sur les maux qu'elle sentait venir silencieusement, dans le calme de ce jour de neige où tout se taisait, les pas, les roues, le ciel.

Tout à coup, avec une finesse d'ouïe que l'inquiétude avait aiguisée, elle entendit son fils qui montait l'escalier.

"Évariste!... dit-elle. Cache-toi."

Et elle poussa sa fille dans sa chambre.

"Comment allez-vous aujourd'hui, ma bonne mère?"

Évariste accrocha son chapeau au portemanteau, changea son habit bleu contre une veste de travail et s'assit devant son chevalet. Depuis quelques jours il esquissait au fusain une Victoire déposant une couronne sur le front d'un soldat mort pour la patrie. Il eût traité ce sujet avec enthousiasme, mais le Tribunal dévorait toutes ses journées, prenait toute son âme, et sa main déshabituée du dessin se faisait lourde et paresseuse.

Il fredonna le Ça ira.

"Tu chantes, mon enfant, dit la citoyenne Gamelin; tu as le cœur gai.

--Nous devons nous réjouir, ma mère: il y a de bonnes nouvelles. La Vendée est écrasée, les Autrichiens défaits; l'armée du Rhin a forcé les lignes de Lautern et de Wissembourg. Le jour est proche où la République triomphante montrera sa clémence. Pourquoi faut-il que l'audace des conspirateurs grandisse à mesure que la République croît en force et que les traîtres s'étudient à frapper dans l'ombre la patrie, alors qu'elle foudroie les ennemis qui l'attaquent à découvert?"

La citoyenne Gamelin, en tricotant un bas, observait son fils par-dessus ses lunettes.

"Berzélius, ton vieux modèle, est venu réclamer les dix livres que tu lui devais: je les lui ai remises. La petite Joséphine a eu mal au ventre pour avoir mangé trop de confitures, que le menuisier lui avait données. Je lui ai fait de la tisane.... Desmahis est venu te voir; il a regretté de ne pas te trouver. Il voudrait graver un sujet de ta composition. Il te trouve un grand talent. Ce brave garçon a regardé tes esquisses et les a admirées.

--Quand la paix sera rétablie et la conspiration étouffée, dit le peintre, je reprendrai mon Oreste. Je n'ai pas l'habitude de me flatter; mais il y a là une tête digne de David."

Il traça d'une ligne majestueuse le bras de sa Victoire.

"Elle tend des palmes, dit-il. Mais il serait plus beau que ses bras eux-mêmes fussent des palmes.

--Évariste!

--Maman?...

--J'ai reçu des nouvelles... devine de qui....

--Je ne sais pas....

--De Julie... de ta sœur.... Elle n'est pas heureuse.

--Ce serait un scandale qu'elle le fût.

--Ne parle pas ainsi, mon enfant: elle est ta sœur. Julie n'est pas mauvaise; elle a de bons sentiments, que le malheur a nourris. Elle t'aime. Je puis t'assurer, Évariste, qu'elle aspire à une vie laborieuse, exemplaire, et ne songe qu'à se rapprocher des siens. Rien n'empêche que tu la revoies. Elle a épousé Fortuné Chassagne.

--Elle vous a écrit?

--Non.

--Comment avez-vous de ses nouvelles, ma mère?

--Ce n'est pas par une lettre, mon enfant; c'est...."

Il se leva et l'interrompit d'une voix terrible:

"Taisez-vous, ma mère! Ne me dites pas qu'ils sont tous deux rentrés en France.... Puisqu'ils doivent périr, que du moins ce ne soit pas par moi. Pour eux, pour vous, pour moi, faites que j'ignore qu'ils sont à Paris.... Ne me forcez pas à le savoir; sans quoi....

--Que veux-tu dire, mon enfant? Tu voudrais, tu oserais?...

--Ma mère, écoutez-moi: si je savais que ma sœur Julie est dans cette chambre... (et il montra du doigt la porte close), j'irais tout de suite la dénoncer au Comité de vigilance de la section."

La pauvre mère, blanche comme sa coiffe, laissa tomber son tricot de ses mains tremblantes et soupira, d'une voix plus faible que le plus faible murmure:

"Je ne voulais pas le croire, mais je le vois bien: c'est un monstre...."

Aussi pâle qu'elle, l'écume aux lèvres, Évariste s'enfuit et courut chercher auprès d'Élodie l'oubli, le sommeil, l'avant-goût délicieux du néant.


XIX

Pendant que le Père Longuemare et la fille Athénaïs étaient interrogés à la section, Brotteaux fut conduit entre deux gendarmes au Luxembourg, où le portier refusa de le recevoir, alléguant qu'il n'avait plus de place. Le vieux traitant fut mené ensuite à la Conciergerie et introduit au greffe, pièce assez petite, partagée en deux par une cloison vitrée. Pendant que le greffier inscrivait son nom sur les registres d'écrou, Brotteaux vit à travers les carreaux deux hommes qui, chacun sur un mauvais matelas, gardaient une immobilité de mort et, l'œil fixe, semblaient ne rien voir. Des assiettes, des bouteilles, des restes de pain et de viande couvraient le sol autour d'eux. C'étaient des condamnés à mort qui attendaient la charrette.

Le ci-devant des Ilettes fut conduit dans un cachot où, à la lueur d'une lanterne, il entrevit deux figures étendues, l'une farouche, mutilée, hideuse, l'autre gracieuse et douce. Ces deux prisonniers lui offrirent un peu de leur paille pourrie et pleine de vermine, pour qu'il ne couchât pas sur la terre souillée d'excréments. Brotteaux se laissa choir sur un banc, dans l'ombre puante, et demeura la tête contre le mur, muet, immobile. Sa douleur était telle qu'il se serait brisé la tête contre le mur, s'il en avait eu la force. Il ne pouvait respirer. Ses yeux se voilèrent; un long bruit, tranquille comme le silence, envahit ses oreilles, il sentit tout son être baigner dans un néant délicieux. Durant une incomparable seconde, tout lui fut harmonie, clarté sereine, parfum, douceur. Puis il cessa d'être.

Quand il revint à lui, la première pensée qui s'empara de son esprit fut de regretter son évanouissement et, philosophe jusque dans la stupeur du désespoir, il songea qu'il lui avait fallu descendre dans un cul de basse-fosse, en attendant la guillotine, pour éprouver la sensation de volupté la plus vive que ses sens eussent jamais goûtée. Il s'essayait à perdre de nouveau le sentiment, mais sans y réussir, et, peu à peu, au contraire, il sentait l'air infect du cachot apporter à ses poumons, avec la chaleur de la vie, la conscience de son intolérable misère.

Cependant ses deux compagnons tenaient son silence pour une cruelle injure. Brotteaux, qui était sociable, essaya de satisfaire leur curiosité; mais, quand ils apprirent qu'il était ce que l'on appelait "un politique", un de ceux dont le crime léger était de parole ou de pensée, ils n'éprouvèrent pour lui ni estime ni sympathie. Les faits reprochés à ces deux prisonniers avaient plus de solidité: le plus vieux était un assassin, l'autre avait fabriqué de faux assignats. Ils s'accommodaient tous deux de leur état et y trouvaient même quelques satisfactions. Brotteaux se prit à songer soudain qu'au-dessus de sa tête tout était mouvement, bruit, lumière et vie, et que les jolies marchandes du Palais souriaient derrière leur étalage de parfumerie, de mercerie, au passant heureux et libre, et cette idée accrut son désespoir.

La nuit vint, inaperçue dans l'ombre et le silence du cachot, mais lourde pourtant et lugubre. Une jambe étendue sur son banc et le dos contre la muraille, Brotteaux s'assoupit. Et il se vit assis au pied d'un hêtre touffu, où chantaient les oiseaux; le soleil couchant couvrait la rivière de flammes liquides et le bord des nuées était teint de pourpre. La nuit se passa. Une fièvre ardente le dévorait et il buvait avidement, à même sa cruche, une eau qui augmentait son mal.

Le lendemain, le geôlier, qui apporta la soupe, promit à Brotteaux de le mettre à la pistole, moyennant finance, dès qu'il aurait de la place, ce qui ne tarderait guère. En effet, le surlendemain, il invita le vieux traitant à sortir de son cachot. A chaque marche qu'il montait, Brotteaux sentait rentrer en lui la force et la vie, et quand sur le carreau rouge d'une chambre il vit se dresser un lit de sangle recouvert d'une méchante couverture de laine, il pleura de joie. Le lit doré où se becquetaient des colombes, qu'il avait jadis fait faire pour la plus jolie des danseuses de l'Opéra, ne lui avait pas paru si agréable ni promis de telles délices.

Ce lit de sangle était dans une grande salle, assez propre, qui en contenait dix-sept autres, séparés par de hautes planches. La compagnie qui habitait là, composée d'ex-nobles, de marchands, de banquiers, d'artisans, ne déplut pas au vieux publicain, qui s'accommodait de toutes sortes de personnes. Il observa que ces hommes, privés comme lui de tout plaisir et exposés à périr par la main du bourreau, montraient de la gaieté et un goût vif pour la plaisanterie. Peu disposé à admirer les hommes, il attribuait la bonne humeur de ses compagnons à la légèreté de leur esprit, qui les empêchait de considérer attentivement leur situation. Et il se confirmait dans cette idée en observant que les plus intelligents d'entre eux étaient profondément tristes. Il s'aperçut bientôt que, pour la plupart, ils puisaient dans le vin et l'eau-de-vie une gaieté qui prenait à sa source un caractère violent et parfois un peu fou. Ils n'avaient pas tous du courage; mais tous en montraient. Brotteaux n'en était pas surpris: il savait que les hommes avouent volontiers la cruauté, la colère, l'avarice même, mais jamais la lâcheté, parce que cet aveu les mettrait, chez les sauvages et même dans une société polie, en un danger mortel. C'est pourquoi, songeait-il, tous les peuples sont des peuples de héros et toutes les armées ne sont composées que de braves.

Plus encore que le vin et l'eau-de-vie, le bruit des armes et des clefs, le grincement des serrures, l'appel des sentinelles, le trépignement des citoyens à la porte du Tribunal enivraient les prisonniers, leur inspiraient la mélancolie, le délire ou la fureur. Il y en avait qui se coupaient la gorge avec un rasoir ou se jetaient par une fenêtre.

Brotteaux logeait depuis trois jours à la pistole, quand il apprit, par le porte-clefs, que le Père Longuemare croupissait sur la paille pourrie, dans la vermine, avec les voleurs et les assassins. Il le fit recevoir à la pistole, dans la chambre qu'il habitait et où un lit était devenu vacant. S'étant engagé à payer pour le religieux, le vieux publicain, qui n'avait pas sur lui un grand trésor, s'ingénia à faire des portraits à un écu l'un. Il se procura, par l'intermédiaire d'un geôlier, de petits cadres noirs pour y mettre de menus travaux en cheveux qu'il exécutait assez adroitement. Et ces ouvrages furent très recherchés dans une réunion d'hommes qui songeaient à laisser des souvenirs.

Le Père Longuemare tenait haut son cœur et son esprit. En attendant d'être traduit devant le Tribunal révolutionnaire, il préparait sa défense. Ne séparant point sa cause de celle de l'Église, il se promettait d'exposer à ses juges les désordres et les scandales causés à l'Épouse de Jésus-Christ par la constitution civile du clergé; il entreprenait de peindre la fille aînée de l'Église faisant au pape une guerre sacrilège, le clergé français dépouillé, violenté, odieusement soumis à des laïques; les réguliers, véritable milice du Christ, spoliés et dispersés. Il citait saint Grégoire le Grand et saint Irénée, produisait des articles nombreux de droit canon et des paragraphes entiers des décrétales.

Toute la journée, il griffonnait sur ses genoux, au pied de son lit, trempant des tronçons de plumes usées jusqu'aux barbes dans l'encre, dans la suie, dans le marc de café, couvrant d'une illisible écriture papiers à chandelle, papiers d'emballage, journaux, gardes de livres, vieilles lettres, vieilles factures, cartes à jouer, et songeant à y employer sa chemise après l'avoir passée à l'amidon. Il entassait feuille sur feuille, et, montrant l'indéchiffrable barbouillage, il disait:

"Quand je paraîtrai devant mes juges, je les inonderai de lumière."

Et, un jour, jetant un regard satisfait sur sa défense sans cesse accrue et pensant à ces magistrats qu'il brûlait de confondre, il s'écria:

"Je ne voudrais pas être à leur place!"

Les prisonniers que le sort avait réunis dans ce cachot étaient ou royalistes ou fédéralistes; il s'y trouvait même un jacobin; ils différaient entre eux d'opinion sur la manière de conduire les affaires de l'État, mais aucun d'eux ne gardait le moindre reste de croyances chrétiennes. Les feuillants, les constitutionnels, les girondins trouvaient, comme Brotteaux, le bon Dieu fort mauvais pour eux-mêmes et excellent pour le peuple. Les jacobins installaient à la place de Jéhovah un dieu jacobin, pour faire descendre de plus haut le jacobinisme sur le monde; mais, comme ils ne pouvaient concevoir ni les uns ni les autres qu'on fût assez absurde pour croire à aucune religion révélée, voyant que le Père Longuemare ne manquait pas d'esprit, ils le prenaient pour un fourbe. Afin, sans doute, de se préparer au martyre, il confessait sa foi en toute rencontre, et, plus il montrait de sincérité, plus il semblait un imposteur.

En vain Brotteaux se portait garant de la bonne foi du religieux; Brotteaux passait lui-même pour ne croire qu'une partie de ce qu'il disait. Ses idées étaient trop singulières pour ne pas paraître affectées, et ne contentaient personne entièrement. Il parlait de Jean-Jacques comme d'un plat coquin. Par contre, il mettait Voltaire au rang des hommes divins, sans toutefois l'égaler à l'aimable Helvétius, à Diderot, au baron d'Holbach. A son sens, le plus grand génie du siècle était Boulanger. Il estimait beaucoup aussi l'astronome Lalande et Dupuis, auteur d'un Mémoire sur l'origine des constellations. Les hommes d'esprit de la chambrée faisaient au pauvre barnabite mille plaisanteries dont il ne s'apercevait jamais: sa candeur déjouait tous les pièges.

Pour écarter les soucis qui les rongeaient et échapper aux tourments de l'oisiveté, les prisonniers jouaient aux dames, aux cartes et au trictrac. Il n'était permis d'avoir aucun instrument de musique. Après souper, on chantait, on récitait des vers. La Pucelle de Voltaire mettait un peu de gaîeté au cœur de ces malheureux, qui ne se lassaient pas d'en entendre les bons endroits. Mais, ne pouvant se distraire de la pensée affreuse plantée au milieu de leur cœur, ils essayaient parfois d'en faire un amusement et, dans la chambre des dix-huit lits, avant de s'endormir, ils jouaient au Tribunal révolutionnaire. Les rôles étaient distribués selon les goûts et les aptitudes. Les uns représentaient les juges et l'accusateur; d'autres, les accusés ou les témoins, d'autres le bourreau et ses valets. Les procès finissaient invariablement par l'exécution des condamnés, qu'on étendait sur un lit, le cou sous une planche. La scène était transportée ensuite dans les enfers. Les plus agiles de la troupe, enveloppés dans des draps, faisaient des spectres. Et un jeune avocat de Bordeaux, nommé Dubosc, petit, noir, borgne, bossu, bancal, le Diable boiteux en personne, venait, tout encorné, tirer le Père Longuemare, par les pieds, hors de son lit, lui annonçant qu'il était condamné aux flammes éternelles et damné sans rémission pour avoir fait du créateur de l'univers un être envieux, sot et méchant, un ennemi de la joie et de l'amour.

"Ah! ah! ah! criait horriblement ce diable, tu as enseigné, vieux bonze, que Dieu se plaît à voir ses créatures languir dans la pénitence et s'abstenir de ses dons les plus chers. Imposteur, hypocrite, cafard, assieds-toi sur des clous et mange des coquilles d'œufs pour l'éternité!"

Le Père Longuemare se contentait de répondre que, dans ce discours, le philosophe perçait sous le diable et que le moindre démon de l'enfer eût dit moins de sottises, étant un peu frotté de théologie et certes moins ignorant qu'un encyclopédiste.

Mais, quand l'avocat girondin l'appelait capucin, il se fâchait tout rouge et disait qu'un homme incapable de distinguer un barnabite d'un franciscain ne saurait pas voir une mouche dans du lait.

Le Tribunal révolutionnaire vidait les prisons, que les comités remplissaient sans relâche: en trois mois la chambre des dix-huit fut à moitié renouvelée. Le Père Longuemare perdit son diablotin. L'avocat Dubosc, traduit devant le Tribunal révolutionnaire, fut condamné à mort comme fédéraliste et pour avoir conspiré contre l'unité de la République. Au sortir du Tribunal, il repassa, comme tous les autres condamnés, par un corridor qui traversait la prison et donnait sur la chambre qu'il avait animée trois mois de sa gaieté. En faisant ses adieux à ses compagnons, il garda le ton léger et l'air joyeux qui lui étaient habituels.

"Excusez-moi, monsieur, dit-il au Père Longuemare, de vous avoir tiré par les pieds dans votre lit. Je n'y reviendrai plus."

Et, se tournant vers le vieux Brotteaux:

"Adieu, je vous précède dans le néant. Je livre volontiers à la nature les éléments qui me composent, en souhaitant qu'elle en fasse, à l'avenir, un meilleur usage, car il faut reconnaître qu'elle m'avait fort mal réussi."

Et il descendit au greffe, laissant Brotteaux affligé et le Père Longuemare tremblant et vert comme la feuille, plus mort que vif de voir l'impie rire au bord de l'abîme.

Quand germinal ramena les jours clairs, Brotteaux, qui était voluptueux, descendit plusieurs fois par jour dans la cour qui donnait sur le quartier des femmes, près de la fontaine où les captives venaient, le matin, laver leur linge. Une grille séparait les deux quartiers; mais les barreaux n'en étaient pas assez rapprochés pour empêcher les mains de se joindre et les bouches de s'unir. Sous la nuit indulgente, des couples s'y pressaient. Alors Brotteaux, discrètement se réfugiait dans l'escalier et, assis sur une marche, tirait de la poche de sa redingote puce son petit Lucrèce, et lisait, à la lueur d'une lanterne, quelques maximes sévèrement consolatrices: "Sic ubi non erimus.... Quand nous aurons cessé de vivre, rien ne pourra nous émouvoir, non pas même le ciel, la terre et la mer confondant leurs débris...." Mais, tout en jouissant de sa haute sagesse, Brotteaux enviait au barnabite cette folie qui lui cachait l'univers.

La terreur, de mois en mois, grandissait. Chaque nuit, les geôliers ivres, accompagnés de leurs chiens de garde, allaient de cachot en cachot, portant des actes d'accusation, hurlant des noms qu'ils estropiaient, réveillaient les prisonniers et pour vingt victimes désignées en épouvantaient deux cents. Dans ces corridors, pleins d'ombres sanglantes, passaient chaque jour, sans une plainte, vingt, trente, cinquante condamnés, vieillards, femmes, adolescents, et si divers de condition, de caractère, de sentiment, qu'on se demandait s'ils n'avaient pas été tirés au sort.

Et l'on jouait aux cartes, on buvait du vin de Bourgogne, on faisait des projets, on avait des rendez-vous, la nuit, à la grille. La société, presque entièrement renouvelée, était maintenant composée en grande partie d'"exagérés" et d'"enragés". Toutefois la chambre des dix-huit lits demeurait encore le séjour de l'élégance et du bon ton: hors deux détenus qu'on y avait mis, récemment transférés du Luxembourg à la Conciergerie, et qu'on suspectait d'être des "moutons", c'est-à-dire des espions, les citoyens Navette et Bellier, il ne s'y trouvait que d'honnêtes gens, qui se témoignaient une confiance réciproque. On y célébrait, la coupe à la main, les victoires de la République. Il s'y rencontrait plusieurs poètes, comme il s'en voit dans toute réunion d'hommes oisifs. Les plus habiles d'entre eux composaient des odes sur les triomphes de l'armée du Rhin et les récitaient avec emphase. Ils étaient bruyamment applaudis. Brotteaux seul louait mollement les vainqueurs et leurs chantres.

"C'est, depuis Homère, une étrange manie des poètes, dit-il un jour, que de célébrer les militaires. La guerre n'est point un art, et le hasard décide seul du sort des batailles. De deux généraux en présence, tous deux stupides, il faut nécessairement que l'un d'eux soit victorieux. Attendez-vous à ce qu'un jour un de ces porteurs d'épée que vous divinisez vous avale tous comme la grue de la fable avale les grenouilles. C'est alors qu'il sera vraiment dieu! Car les dieux se connaissent à l'appétit."

Brotteaux n'avait jamais été touché par la gloire des armes. Il ne se réjouissait nullement des triomphes de la République, qu'il avait prévus. Il n'aimait point le nouveau régime qu'affermissait la victoire. Il était mécontent. On l'eût été à moins.

Un matin, on annonça que les commissaires du Comité de sûreté générale feraient des perquisitions chez les détenus, qu'on saisirait assignats, objets d'or et d'argent, couteaux, ciseaux, que de telles recherches avaient été faites au Luxembourg et qu'on avait enlevé lettres, papiers, livres.

Chacun alors s'ingénia à trouver quelque cachette où mettre ce qu'il avait de plus précieux. Le Père Longuemare porta, par brassées, sa défense dans une gouttière. Brotteaux coula son Lucrèce dans les cendres de la cheminée.

Quand les commissaires, ayant au cou des rubans tricolores, vinrent opérer leurs saisies, ils ne trouvèrent guère que ce qu'on avait jugé convenable de leur laisser. Après leur départ, le Père Longuemare courut à sa gouttière et recueillit de sa défense ce que l'eau et le vent en avaient laissé. Brotteaux retira de la cheminée son Lucrèce tout noir de suie.

"Jouissons de l'heure présente, songea-t-il, car j'augure à certains signes que le temps nous est désormais étroitement mesuré."

Par une douce nuit de prairial, tandis qu'au-dessus du préau la lune montrait dans le ciel pâli ses deux cornes d'argent, le vieux traitant qui, à sa coutume, lisait Lucrèce sur un degré de l'escalier de pierre, entendit une voix l'appeler, une voix de femme, une voix délicieuse, qu'il ne reconnaissait pas. Il descendit dans la cour et vit derrière la grille une forme qu'il ne reconnaissait pas plus que la voix et qui lui rappelait, par ses contours indistincts et charmants, toutes les femmes qu'il avait aimées. Le ciel la baignait d'azur et d'argent. Brotteaux reconnut soudain la jolie comédienne de la rue Feydeau, Rose Thévenin.

"Vous ici, mon enfant! La joie de vous y voir m'est cruelle. Depuis quand et pourquoi êtes-vous ici?

--Depuis hier."

Et elle ajouta très bas:

"J'ai été dénoncée comme royaliste. On m'accuse d'avoir conspiré pour délivrer la reine. Comme je vous savais ici, j'ai tout de suite cherché à vous voir. Écoutez-moi, mon ami... car vous voulez bien que je vous donne ce nom?... Je connais des gens en place; j'ai, je le sais, des sympathies jusque dans le Comité de salut public. Je ferai agir mes amis: ils me délivreront, et je vous délivrerai à mon tour."

Mais Brotteaux, d'une voix qui se fit pressante:

"Par tout ce que vous avez de cher, mon enfant, n'en faites rien! N'écrivez pas, ne sollicitez pas; ne demandez rien à personne, je vous en conjure, faites-vous oublier."

Comme elle ne semblait pas pénétrée de ce qu'il disait, il se fit plus suppliant encore:

"Gardez le silence, Rose, faites-vous oublier: là est le salut. Tout ce que vos amis tenteraient ne ferait que hâter votre perte. Gagnez du temps. Il en faut peu, très peu, j'espère, pour vous sauver.... Surtout n'essayez pas d'émouvoir les juges, les jurés, un Gamelin. Ce ne sont pas des hommes, ce sont des choses: on ne s'explique pas avec les choses. Faites-vous oublier. Si vous suivez mon conseil, mon amie, je mourrai heureux de vous avoir sauvé la vie."

Elle répondit:

"Je vous obéirai.... Ne parlez pas de mourir."

Il haussa les épaules:

"Ma vie est finie, mon enfant. Vivez et soyez heureuse."

Elle lui prit les mains et les mit sur son sein:

"Écoutez-moi, mon ami.... Je ne vous ai vu qu'un jour et pourtant vous ne m'êtes point indifférent. Et si ce que je vais vous dire peut vous rattacher à la vie, croyez-le: je serai pour vous... tout ce que vous voudrez que je sois."

Et ils se donnèrent un baiser sur la bouche à travers la grille.


XX

Évariste Gamelin, pendant une longue audience du Tribunal, à son banc, dans l'air chaud, ferme les yeux et pense:

"Les méchants, en forçant Marat à se cacher dans les trous, en avaient fait un oiseau de nuit, l'oiseau de Minerve, dont l'œil perçait les conspirateurs dans les ténèbres où ils se dissimulaient. Maintenant, c'est un regard bleu, froid, tranquille, qui pénètre les ennemis de l'État et dénonce les traîtres avec une subtilité inconnue même à l'Ami du peuple, endormi pour toujours dans le jardin des Cordeliers. Le nouveau sauveur, aussi zélé et plus perspicace que le premier, voit ce que personne n'avait vu et son doigt levé répand la terreur. Il distingue les nuances délicates, imperceptibles, qui séparent le mal du bien, le vice de la vertu, que sans lui on eût confondues, au dommage de la patrie et de la liberté; il trace devant lui la ligne mince, inflexible, en dehors de laquelle il n'est, à gauche et à droite, qu'erreur, crime et scélératesse. L'Incorruptible enseigne comment on sert l'étranger par exagération et par faiblesse, en persécutant les cultes au nom de la raison, et en résistant au nom de la religion aux lois de la République. Non moins que les scélérats qui immolèrent Le Peltier et Marat, ceux qui leur décernent des honneurs divins pour compromettre leur mémoire servent l'étranger. Agent de l'étranger, quiconque rejette les idées d'ordre, de sagesse, d'opportunité; agent de l'étranger, quiconque outrage les mœurs, offense la vertu, et, dans le dérèglement de son cœur, nie Dieu. Les prêtres fanatiques méritent la mort; mais il y a une manière contre-révolutionnaire de combattre le fanatisme; il y a des abjurations criminelles. Modéré, on perd la République; violent, on la perd.

"Oh! redoutables devoirs du juge, dictés par le plus sage des hommes! Ce ne sont plus seulement les aristocrates, les fédéralistes, les scélérats de la faction d'Orléans, les ennemis déclarés de la patrie qu'il faut frapper. Le conspirateur, l'agent de l'étranger est un Protée, il prend toutes les formes. Il revêt l'apparence d'un patriote, d'un révolutionnaire, d'un ennemi des rois; il affecte l'audace d'un cœur qui ne bat que pour la liberté; il enfle la voix et fait trembler les ennemis de la République: c'est Danton; sa violence cache mal son odieux modérantisme et sa corruption apparaît enfin. Le conspirateur, l'agent de l'étranger, c'est ce bègue éloquent qui mit à son chapeau la première cocarde des révolutionnaires, c'est ce pamphlétaire qui, dans son civisme ironique et cruel, s'appelait lui-même "le procureur de la lanterne", c'est Camille Desmoulins: il s'est décelé en défendant les généraux traîtres et en réclamant les mesures criminelles d'une clémence intempestive. C'est Philippeaux, c'est Hérault, c'est le méprisable Lacroix. Le conspirateur, l'agent de l'étranger, c'est ce père Duchesne qui avilit la liberté par sa basse démagogie et de qui les immondes calomnies rendirent Antoinette elle-même intéressante. C'est Chaumette, qu'on vit pourtant doux, populaire, modéré, bonhomme et vertueux dans l'administration de la Commune, mais il était athée! Les conspirateurs, les agents de l'étranger, ce sont tous ces sans-culottes en bonnet rouge, en carmagnole, en sabots, qui ont follement renchéri de patriotisme sur les jacobins. Le conspirateur, l'agent de l'étranger, c'est Anacharsis Cloots, l'orateur du genre humain, condamné à mort par toutes les monarchies du monde; mais on devait tout craindre de lui: il était Prussien.

"Maintenant, violents et modérés, tous ces méchants, tous ces traîtres, Danton, Desmoulins, Hébert, Chaumette, ont péri sous la hache. La République est sauvée; un concert de louanges monte de tous les comités et de toutes les assemblées populaires vers Maximilien et la Montagne. Les bons citoyens s'écrient: "Dignes représentants d'un peuple libre, c'est en vain que les enfants des Titans ont levé leur tête altière: Montagne bienfaisante, Sinaï protecteur, de ton sein bouillonnant est sortie la foudre salutaire...."

"En ce concert, le Tribunal a sa part de louanges. Qu'il est doux d'être vertueux et combien la reconnaissance publique est chère au cœur du juge intègre!

"Cependant, pour un cœur patriote, quel sujet d'étonnement et quelles causes d'inquiétude! Quoi! pour trahir la cause populaire, ce n'était donc pas assez de Mirabeau, de La Fayette, de Bailly, de Pétion, de Brissot? Il y fallait encore ceux qui ont dénoncé ces traîtres. Quoi! tous les hommes qui ont fait la Révolution ne l'ont faite que pour la perdre! Ces grands auteurs des grandes journées préparaient avec Pitt et Cobourg la royauté d'Orléans ou la tutelle de Louis XVII. Quoi! Danton, c'était Monk! Quoi! Chaumette et les hébertistes, plus perfides que les fédéralistes qu'ils ont poussés sous le couteau, avaient conjuré la ruine de l'empire! Mais parmi ceux qui précipitent à la mort les perfides Danton et les perfides Chaumette, l'œil bleu de Robespierre n'en découvrira-t-il pas demain de plus perfides encore? Où s'arrêtera l'exécrable enchaînement des traîtres trahis et la perspicacité de l'Incorruptible?..."


XXI

Cependant Julie Gamelin, vêtue de son carrick vert bouteille, allait tous les jours dans le jardin du Luxembourg et là, sur un banc, au bout d'une allée, attendait le moment où son amant paraîtrait à une des lucarnes du palais. Ils se faisaient des signes et échangeaient leurs pensées dans un langage muet qu'ils avaient imaginé. Elle savait par ce moyen que le prisonnier occupait une assez bonne chambre, jouissait d'une agréable compagnie, avait besoin d'une couverture et d'une bouillotte et aimait tendrement sa maîtresse.

Elle n'était pas seule à épier un visage aimé dans ce palais changé en prison. Une jeune mère près d'elle tenait ses regards attachés sur une fenêtre close et, dès qu'elle voyait la fenêtre s'ouvrir, elle élevait son petit enfant dans ses bras, au-dessus de sa tête. Une vieille dame, voilée de dentelle, se tenait de longues heures immobile sur un pliant, espérant en vain apercevoir un moment son fils qui, pour ne pas s'attendrir, jouait au palet dans la cour de la prison, jusqu'à ce qu'on eût fermé le jardin.

Durant ces longues stations sous le ciel gris ou bleu, un homme d'un âge mûr, assez gros, très propre, se tenait sur un banc voisin, jouant avec sa tabatière et ses breloques, et dépliant un journal qu'il ne lisait jamais. Il était vêtu, à la vieille mode bourgeoise, d'un tricorne à galon d'or, d'un habit zinzolin et d'un gilet bleu, brodé d'argent. Il avait l'air honnête; il était musicien, à en juger par la flûte dont un bout dépassait sa poche. Pas un moment il ne quittait des yeux le faux jeune garçon, il ne cessait de lui sourire et, le voyant se lever, il se levait lui-même et le suivait de loin. Julie, dans sa misère et dans sa solitude, se sentait touchée de la sympathie discrète que lui montrait ce bon homme.

Un jour, comme elle sortait du jardin, la pluie commençant à tomber, le bon homme s'approcha d'elle et, ouvrant son vaste parapluie rouge, lui demanda la permission de l'en abriter. Elle lui répondit doucement, de sa voix claire, qu'elle y consentait. Mais au son de cette voix et averti, peut-être, par une subtile odeur de femme, il s'éloigna vivement, laissant exposée à la pluie d'orage la jeune femme, qui comprit et, malgré ses soucis, ne put s'empêcher de sourire.

Julie logeait dans une mansarde de la rue du Cherche-Midi et se faisait passer pour un commis drapier qui cherchait un emploi: la citoyenne veuve Gamelin, persuadée enfin que sa fille ne courait nulle part de si grand danger que près d'elle, l'avait éloignée de la place de Thionville et de la section du Pont-Neuf, et l'entretenait de vivres et de linge autant qu'elle pouvait. Julie faisait un peu de cuisine, allait au Luxembourg voir son cher amant et rentrait dans son taudis; la monotonie de ce manège berçait ses chagrins et, comme elle était jeune et robuste, elle dormait toute la nuit d'un profond sommeil. D'un caractère hardi, habituée aux aventures et excitée, peut-être, par l'habit qu'elle portait, elle allait quelquefois, la nuit, chez un limonadier de la rue du Four, à l'enseigne de la Croix rouge, que fréquentaient des gens de toutes sortes et des femmes galantes. Elle y lisait les gazettes et jouait au trictrac avec quelque courtaud de boutique ou quelque militaire, qui lui fumait sa pipe au nez. Là, on buvait, on jouait, on faisait l'amour et les rixes étaient fréquentes. Un soir, un buveur, au bruit d'une chevauchée sur le pavé du carrefour, souleva le rideau et, reconnaissant le commandant en chef de la garde nationale, le citoyen Hanriot, qui passait au galop avec son état-major, murmura entre ses dents:

"Voilà la bourrique à Robespierre!"

A ce mot, Julie poussa un grand éclat de rire.

Mais un patriote à moustaches releva vertement le propos:

"Celui qui parle ainsi, s'écria-t-il, est un f... aristocrate, que j'aurais plaisir à voir éternuer dans le panier à Samson. Sachez que le général Hanriot est un bon patriote qui saura défendre, au besoin, Paris et la Convention. C'est cela que les royalistes ne lui pardonnent point."

Et le patriote à moustaches, dévisageant Julie qui ne cessait pas de rire:

"Toi, blanc-bec, prends garde que je ne t'envoie mon pied dans le derrière, pour t'apprendre à respecter les patriotes."

Cependant des voix s'élevaient:

"Hanriot est un ivrogne et un imbécile!

--Hanriot est un bon jacobin! Vive Hanriot!"

Deux partis se formèrent. On s'aborda, les poings s'abattirent sut les chapeaux défoncés, les tables se renversèrent, les verres volèrent en éclats, les quinquets s'éteignirent, les femmes poussèrent des cris aigus. Assaillie par plusieurs patriotes, Julie s'arma d'une banquette, fut terrassée, griffa, mordit ses agresseurs. De son carrick ouvert et de son jabot déchiré sa poitrine haletante sortait. Une patrouille accourut au bruit, et la jeune aristocrate s'échappa entre les jambes des gendarmes.

Chaque jour, les charrettes étaient pleines de condamnés.

"Je ne peux pourtant pas laisser mourir mon amant!" disait Julie à sa mère.

Elle résolut de solliciter, de faire des démarches, d'aller dans les comités, dans les bureaux, chez des représentants, chez des magistrats, partout où il faudrait. Elle n'avait point de robe. Sa mère emprunta une robe rayée, un fichu, une coiffe de dentelle à la citoyenne Blaise, et Julie, vêtue en femme et en patriote, se rendit chez le juge Renaudin, dans une humide et sombre maison de la rue Mazarine.

Elle monta en tremblant l'escalier de bois et de carreau et fut reçue par le juge dans son cabinet misérable, meublé d'une table de sapin et de deux chaises de paille. Le papier de tenture pendait en lambeaux. Renaudin, les cheveux noirs et collés, l'œil sombre, les babines retroussées et le menton saillant, lui fit signe de parler et l'écouta en silence.

Elle lui dit qu'elle était la sœur du citoyen Chassagne, prisonnier au Luxembourg, lui exposa le plus habilement qu'elle put les circonstances dans lesquelles il avait été arrêté, le représenta innocent et malheureux, se montra pressante.

Il demeura insensible et dur.

Suppliante, à ses pieds, elle pleura.

Dès qu'il vit des larmes, son visage changea: ses prunelles, d'un noir rougeâtre, s'enflammèrent, et ses énormes mâchoires bleues remuèrent comme pour ramener la salive dans sa gorge sèche.

"Citoyenne, on fera le nécessaire. Ne vous inquiétez pas."

Et, ouvrant une porte, il poussa la solliciteuse dans un petit salon rose, où il y avait des trumeaux peints, des groupes de biscuit, un cartel et des candélabres dorés, des bergères, un canapé de tapisserie décoré d'une pastorale de Boucher. Julie était prête à tout pour sauver son amant.

Renaudin fut brutal et rapide. Quand elle se leva, rajustant la belle robe de la citoyenne Élodie, elle rencontra le regard cruel et moqueur de cet homme; elle sentit aussitôt qu'elle avait fait un sacrifice inutile.

"Vous m'avez promis la liberté de mon frère", dit-elle.

Il ricana.

"Je t'ai dit, citoyenne, qu'on ferait le nécessaire, c'est-à-dire qu'on appliquerait la loi, rien de plus, rien de moins. Je t'ai dit de ne point t'inquiéter, et pourquoi t'inquiéterais-tu? Le Tribunal révolutionnaire est toujours juste."

Elle pensa se jeter sur lui, le mordre, lui arracher les yeux. Mais, sentant qu'elle achèverait de perdre Fortuné Chassagne, elle s'enfuit et courut enlever dans sa mansarde la robe souillée d'Élodie. Et là, seule, elle hurla, toute la nuit, de rage et de douleur.

Le lendemain, étant retournée au Luxembourg, elle trouva le jardin occupé par des gendarmes qui chassaient les femmes et les enfants. Des sentinelles, placées dans les allées, empêchaient les passants de communiquer avec les détenus. La jeune mère, qui venait, chaque jour, portant son enfant dans ses bras, dit à Julie qu'on parlait de conspiration dans les prisons et que l'on reprochait aux femmes de se réunir dans le jardin pour émouvoir le peuple en faveur des aristocrates et des traîtres.


XXII

Une montagne s'est élevée subitement dans le jardin des Tuileries. Le ciel est sans nuages. Maximilien marche devant ses collègues en habit bleu, en culotte jaune, ayant à la main un bouquet d'épis, de bleuets et de coquelicots. Il gravit la montagne et annonce le dieu de Jean-Jacques à la République attendrie. O pureté! ô douceur! ô foi! ô simplicité antique! ô larmes de pitié! ô rosée féconde! ô clémence! ô fraternité humaine!

En vain l'athéisme dresse encore sa face hideuse: Maximilien saisit une torche; les flammes dévorent le monstre et la Sagesse apparaît, d'une main montrant le ciel, de l'autre tenant une couronne d'étoiles.

Sur l'estrade dressée contre le palais des Tuileries, Évariste, au milieu de la foule émue, verse de douces larmes et rend grâces à Dieu. Il voit s'ouvrir une ère de félicité.

Il soupire:

"Enfin nous serons heureux, purs, innocents, si les scélérats le permettent."

Hélas! les scélérats ne l'ont pas permis. Il faut encore des supplices; il faut encore verser des flots de sang impur. Trois jours après la fête de la nouvelle alliance et la réconciliation du ciel et de la terre, la Convention promulgue la loi de prairial qui supprime, avec une sorte de bonhomie terrible, toutes les formes traditionnelles de la loi, tout ce qui a été conçu depuis le temps des Romains équitables pour la sauvegarde de l'innocence soupçonnée. Plus d'instructions, plus d'interrogatoires, plus de témoins, plus de défenseurs: l'amour de la patrie supplée à tout. L'accusé, qui porte renfermé en lui son crime ou son innocence, passe muet devant le juré patriote. Et c'est dans ce temps qu'il faut discerner sa cause parfois difficile, souvent chargée et obscurcie. Comment juger maintenant? Comment reconnaître en un instant l'honnête homme et le scélérat, le patriote et l'ennemi de la patrie?...

Après un moment de trouble, Gamelin comprit ses nouveaux devoirs et s'accommoda à ses nouvelles fonctions. Il reconnaissait dans l'abréviation de la procédure les vrais caractères de cette justice salutaire et terrible dont les ministres n'étaient point des chats-fourrés pesant à loisir le pour et le contre dans leurs gothiques balances, mais des sans-culottes jugeant par illumination patriotique et voyant tout dans un éclair. Alors que les garanties, les précautions eussent tout perdu, les mouvements d'un cœur droit sauvaient tout. Il fallait suivre les impulsions de la nature, cette bonne mère, qui ne se trompe jamais; il fallait juger avec le cœur, et Gamelin faisait des invocations aux mânes de Jean-Jacques:

"Homme vertueux, inspire-moi, avec l'amour des hommes, l'ardeur de les régénérer!"

Ses collègues, pour la plupart, sentaient comme lui. C'était surtout des simples; et, quand les formes furent simplifiées, ils se trouvèrent à leur aise. La justice abrégée les contentait. Rien, dans sa marche accélérée, ne les troublait plus. Ils s'enquéraient seulement des opinions des accusés, ne concevant pas qu'on pût sans méchanceté penser autrement qu'eux. Comme ils croyaient posséder la vérité, la sagesse, le souverain bien, ils attribuaient à leurs adversaires l'erreur et le mal. Ils se sentaient forts: ils voyaient Dieu.

Ils voyaient Dieu, ces jurés du Tribunal révolutionnaire. L'Être suprême, reconnu par Maximilien, les inondait de ses flammes. Ils aimaient, ils croyaient.

Le fauteuil de l'accusé avait été remplacé par une vaste estrade pouvant contenir cinquante individus: on ne procédait plus que par fournées. L'accusateur public réunissait dans une même affaire et inculpait comme complices des gens qui souvent, au Tribunal, se rencontraient pour la première fois. Le Tribunal jugea avec les facilités terribles de la loi de prairial ces prétendues conspirations des prisons qui, succédant aux proscriptions des dantonistes et de la Commune, s'y rattachaient par les artifices d'une pensée subtile. Pour qu'on y reconnût en effet les deux caractères essentiels d'un complot fomenté avec l'or de l'étranger contre la République, la modération intempestive et l'exagération calculée, pour qu'on y vît encore le crime dantoniste et le crime hébertiste, on y avait mis deux têtes opposées, deux têtes de femmes, la veuve de Camille, cette aimable Lucile, et la veuve de l'hébertiste Momoro, déesse d'un jour et joyeuse commère. Toutes deux avaient été renfermées par symétrie dans la même prison, où elles avaient pleuré ensemble sur le même banc de pierre; toutes deux avaient, par symétrie, monté sur l'échafaud. Symbole trop ingénieux, chef-d'œuvre d'équilibre imaginé sans doute par une âme de procureur et dont on faisait honneur à Maximilien. On rapportait à ce représentant du peuple tous les événements heureux ou malheureux qui s'accomplissaient dans la République, les lois, les mœurs, le cours des saisons, les récoltes, les maladies. Injustice méritée, car cet homme, menu, propret, chétif, à face de chat, était puissant sur le peuple....

Le Tribunal expédiait, ce jour-là, une partie de la grande conspiration des prisons, une trentaine de conspirateurs du Luxembourg, captifs très soumis, mais royalistes ou fédéralistes très prononcés. L'accusation reposait tout entière sur le témoignage d'un seul délateur. Les jurés ne savaient pas un mot de l'affaire; ils ignoraient jusqu'aux noms des conspirateurs. Gamelin, en jetant les yeux sur le banc des accusés, reconnut parmi eux Fortuné Chassagne. L'amant de Julie, amaigri par une longue captivité, pâle, les traits durcis par la lumière crue qui baignait la salle, gardait encore quelque grâce et quelque fierté. Ses regards rencontrèrent ceux de Gamelin et se chargèrent de mépris.

Gamelin, possédé d'une fureur tranquille, se leva, demanda la parole, et, les yeux fixés sur le buste de Brutus l'ancien, qui dominait le Tribunal:

"Citoyen président, dit-il, bien qu'il puisse exister entre un des accusés et moi des liens qui, s'ils étaient déclarés, seraient des liens d'alliance, je déclare ne me point récuser. Les deux Brutus ne se récusèrent pas quand, pour le salut de la république ou la cause de la liberté, il leur fallut condamner un fils, frapper un père adoptif."

Il se rassit.

"Voilà un beau scélérat", murmura Chassagne entre ses dents.

Le public restait froid, soit qu'il fût enfin las des caractères sublimes, soit que Gamelin eût triomphé trop facilement des sentiments naturels.

"Citoyen Gamelin, dit le président, aux termes de la loi, toute récusation doit être formulée par écrit, dans les vingt-quatre heures avant l'ouverture des débats. Au reste, tu n'as pas lieu de te récuser: un juré patriote est au-dessus des passions."

Chaque accusé fut interrogé pendant trois ou quatre minutes. Le réquisitoire conclut à la peine de mort pour tous. Les jurés la votèrent d'une parole, d'un signe de tête et par acclamation. Quand ce fut le tour de Gamelin d'opiner:

"Tous les accusés sont convaincus, dit-il, et la loi est formelle."

Tandis qu'il descendait l'escalier du Palais, un jeune homme vêtu d'un carrick vert bouteille et qui semblait âgé de dix-sept ou dix-huit ans, l'arrêta brusquement au passage. Il portait un chapeau rond, rejeté en arrière, et dont les bords faisaient à sa belle tête pâle une auréole noire. Dressé devant le juré, il lui cria, terrible de colère et de désespoir:

"Scélérat! monstre! assassin! Frappe-moi, lâche! Je suis une femme! Fais-moi arrêter, fais-moi guillotiner, Caïn! Je suis ta sœur."

Et Julie lui cracha au visage.

La foule des tricoteuses et des sans-culottes se relâchait alors de sa vigilance révolutionnaire; son ardeur civique était bien attiédie: il n'y eut autour de Gamelin et de son agresseur que des mouvements incertains et confus. Julie fendit l'attroupement et disparut dans le crépuscule.


XXIII

Évariste Gamelin était las et ne pouvait se reposer; vingt fois dans la nuit, il se réveillait en sursaut d'un sommeil plein de cauchemars. C'était seulement dans la chambre bleue, entre les bras d'Élodie, qu'il pouvait dormir quelques heures. Il parlait et criait en dormant et la réveillait; mais elle ne pouvait comprendre ses paroles.

Un matin, après une nuit où il avait vu les Euménides, il se réveilla brisé d'épouvante et faible comme un enfant. L'aube traversait les rideaux de la chambre de ses flèches livides. Les cheveux d'Évariste, mêlés sur son front, lui couvraient les yeux d'un voile noir: Élodie, au chevet du lit, écartait doucement les mèches farouches. Elle le regardait, cette fois, avec une tendresse de sœur et, de son mouchoir, essuyait la sueur glacée sur le front du malheureux. Alors il se rappela cette belle scène de l'Oreste d'Euripide, dont il avait ébauché un tableau qui, s'il avait pu l'achever, aurait été son chef-d'œuvre: la scène où la malheureuse Électre essuie l'écume qui souille la bouche de son frère. Et il croyait entendre aussi Élodie dire d'une voix douce: "Écoute-moi, mon frère chéri, pendant que les Furies te laissent maître de ta raison...."

Et il songeait:

"Et pourtant, je ne suis point parricide. Au contraire, c'est par piété filiale que j'ai versé le sang impur des ennemis de ma patrie."


XXIV

On n'en finissait pas avec la conspiration des prisons. Quarante-neuf accusés remplissaient les gradins. Maurice Brotteaux occupait la droite du plus haut degré, la place d'honneur. Il était vêtu de sa redingote puce, qu'il avait soigneusement brossée la veille, et reprisée à l'endroit de la poche que le petit Lucrèce, à la longue, avait usée. A son côté, la femme Rochemaure, peinte, fardée, éclatante, horrible. On avait placé le Père Longuemare entre elle et la fille Athénaïs, qui avait retrouvé, aux Madelonnettes, la fraîcheur de l'adolescence.

Les gendarmes entassaient sur les gradins des gens que ceux-ci ne connaissaient pas, et qui, peut-être, ne se connaissaient pas entre eux, tous complices cependant, parlementaires, journaliers, ci-devant nobles, bourgeois et bourgeoises. La citoyenne Rochemaure aperçut Gamelin au banc des jurés. Bien qu'il n'eût pas répondu à ses lettres pressantes, à ses messages répétés, elle espéra en lui, lui envoya un regard suppliant et s'efforça d'être pour lui belle et touchante. Mais le regard froid du jeune magistrat lui ôta toute illusion.

Le greffier lut l'acte d'accusation qui, bref sur chacun des accusés, était long à cause de leur nombre. Il exposait à grands traits le complot ourdi dans les prisons pour noyer la République dans le sang des représentants de la nation et du peuple de Paris, et, faisant la part de chacun, il disait:

"L'un des plus pernicieux auteurs de cette abominable conjuration est le nommé Brotteaux, ci-devant des Ilettes, receveur des finances sous le tyran. Cet individu, qui se faisait remarquer, même au temps de la tyrannie, par sa conduite dissolue, est une preuve certaine que le libertinage et les mauvaises mœurs sont les plus grands ennemis de la liberté et du bonheur des peuples: en effet, après avoir dilapidé les finances publiques et épuisé en débauches une notable partie de la substance du peuple, cet individu s'associa avec son ancienne concubine, la femme Rochemaure, pour correspondre avec les émigrés et informer traîtreusement la faction de l'étranger de l'état de nos finances, des mouvements de nos troupes, des fluctuations de l'opinion.

"Brotteaux qui, à cette période de sa méprisable existence, vivait en concubinage avec une prostituée qu'il avait ramassée dans la boue de la rue Fromenteau, la fille Athénaïs, la gagna facilement à ses desseins et l'employa à fomenter la contre-révolution par des cris impudents et des excitations indécentes.

"Quelques propos de cet homme néfaste vous indiqueront clairement ses idées abjectes et son but pernicieux. Parlant du tribunal patriotique, appelé aujourd'hui à le châtier, il disait insolemment: "Le Tribunal révolutionnaire ressemble à une pièce de Guillaume Shakespeare, qui mêle aux scènes les plus sanglantes les bouffonneries les plus triviales." Sans cesse il préconisait l'athéisme, comme le moyen le plus sûr d'avilir le peuple et de le rejeter dans l'immoralité. Dans la prison de la Conciergerie, où il était détenu, il déplorait à l'égal des pires calamités les victoires de nos vaillantes armées, et s'efforçait de jeter la suspicion sur les généraux les plus patriotes en leur prêtant des desseins tyrannicides. "Attendez-vous, disait-il, dans un langage atroce, que la plume hésite à reproduire, attendez-vous à ce que, un jour, un de ces porteurs d'épée, à qui vous devez votre salut, vous avale tous comme la grue de la fable avala les grenouilles."

Et l'acte d'accusation poursuivait de la sorte.

"La femme Rochemaure, ci-devant noble, concubine de Brotteaux, n'est pas moins coupable que lui. Non seulement elle correspondait avec l'étranger et était stipendiée par Pitt lui-même, mais, associée à des hommes corrompus, tels que Julien (de Toulouse) et Chabot, en relations avec le ci-devant baron de Batz, elle inventait, de concert avec ce scélérat, toutes sortes de machinations pour faire baisser les actions de la Compagnie des Indes, les acheter à vil prix et en relever le cours par des machinations opposées aux premières, frustrant ainsi la fortune privée et la fortune publique. Incarcérée à la Bourbe et aux Madelonnettes, elle n'a pas cessé de conspirer dans sa prison, d'agioter et de se livrer à des tentatives de corruption à l'égard des juges et des jurés.

"Louis Longuemare, ex-noble, ex-capucin, s'était depuis longtemps essayé à l'infamie et au crime avant d'accomplir les actes de trahison dont il a à répondre ici. Vivant dans une honteuse promiscuité avec la fille Gorcut, dite Athénaïs, sous le toit même de Brotteaux, il est le complice de cette fille et de ce ci-devant noble. Durant sa captivité à la Conciergerie, il n'a pas cessé un seul jour d'écrire des libelles attentatoires à la liberté et à la paix publiques.

"Il est juste de dire, à propos de Marthe Gorcut, dite Athénaïs, que les filles prostituées sont le plus grand fléau des mœurs publiques, auxquelles elles insultent, et l'opprobre de la société qu'elles flétrissent. Mais à quoi bon s'étendre sur des crimes répugnants, que l'accusée avoue sans pudeur?..."

L'accusation passait ensuite en revue les cinquante-quatre autres prévenus, que ni Brotteaux, ni le Père Longuemare, ni la citoyenne Rochemaure ne connaissaient, sinon pour en avoir vu plusieurs dans les prisons, et qui étaient enveloppés avec les premiers dans "cette conjuration exécrable, dont les annales des peuples ne fournissent point d'exemple".

L'accusation concluait à la peine de mort pour tous les inculpés.

Brotteaux fut interrogé le premier.

"Tu as conspiré?

--Non, je n'ai pas conspiré. Tout est faux dans l'acte d'accusation que je viens d'entendre.

--Tu vois: tu conspires encore en ce moment contre le Tribunal."

Et le président passa à la femme Rochemaure, qui répondit par des protestations désespérées, des larmes et des arguties.

Le Père Longuemare s'en remettait entièrement à la volonté de Dieu. Il n'avait pas même apporté sa défense écrite.

A toutes les questions qui lui furent posées, il répondit avec un esprit de renoncement. Toutefois, quand le président le traita de capucin, le vieil homme en lui se ranima:

"Je ne suis pas capucin, dit-il, je suis prêtre et religieux de l'ordre des Barnabites.

--C'est la même chose", répliqua le président avec bonhomie.

Le Père Longuemare le regarda, indigné:

"On ne peut concevoir d'erreur plus étrange, fit-il, que de confondre avec un capucin un religieux de cet ordre des Barnabites qui tient ses constitutions de l'apôtre saint Paul lui-même."

Les éclats de rire et les huées éclatèrent dans l'assistance.

Et le Père Longuemare, prenant ces moqueries pour des signes de dénégation, proclamait qu'il mourrait membre de cet ordre de Saint-Barnabé, dont il portait l'habit dans son cœur.

"Reconnais-tu, demanda le président, avoir conspiré avec la fille Gorcut, dite Athénaïs, qui t'accordait ses méprisables faveurs?"

A cette question, le Père Longuemare leva vers le ciel un regard douloureux et répondit par un silence qui exprimait la surprise d'une âme candide et la gravité d'un religieux qui craint de prononcer de vaines paroles.

"Fille Gorcut, demanda le président à la jeune Athénaïs, reconnais-tu avoir conspiré avec Brotteaux?"

Elle répondit doucement:

"Monsieur Brotteaux, à ma connaissance, n'a fait que du bien. C'est un homme comme il en faudrait beaucoup et comme il n'y a pas meilleur. Ceux qui disent le contraire se trompent. C'est tout ce que j'ai à dire."

Le président lui demanda si elle reconnaissait avoir vécu en concubinage avec Brotteaux. Il fallut lui expliquer ce terme qu'elle n'entendait pas. Mais, dès qu'elle eut compris de quoi il s'agissait, elle répondit qu'il n'aurait tenu qu'à lui, mais qu'il ne le lui avait pas demandé.

On rit dans les tribunes et le président menaça la fille Gorcut de la mettre hors des débats si elle répondait encore avec un tel cynisme.

Alors elle l'appela cafard, face de carême, cornard, et vomit sur lui, sur les juges et les jurés des potées d'injures, jusqu'à ce que les gendarmes l'eussent tirée de son banc et emmenée hors de la salle.

Le président interrogea ensuite brièvement les autres accusés, dans l'ordre où ils étaient placés sur les gradins. Un nommé Navette répondit qu'il n'avait pu conspirer dans une prison où il n'avait séjourné que quatre jours. Le président fit cette observation que la réponse était à considérer et qu'il priait les citoyens jurés d'en tenir compte. Un certain Bellier répondit de même et le président adressa en sa faveur la même observation au jury. On interpréta cette bienveillance du juge comme l'effet d'une louable équité ou comme un salaire dû à la délation.

Le substitut de l'accusateur public prit la parole. Il ne fit qu'amplifier l'acte d'accusation et posa ces questions:

"Est-il constant que Maurice Brotteaux, Louise Rochemaure, Louis Longuemare, Marthe Gorcut, dite Athénaïs, Eusèbe Rocher, Pierre Guyton-Fabulet, Marcelline Descourtis, etc., etc., ont formé une conjuration dont les moyens sont l'assassinat, la famine, la fabrication de faux assignats et de fausse monnaie, la dépravation de la morale et de l'esprit public, le soulèvement des prisons; le but: la guerre civile, la dissolution de la représentation nationale, le rétablissement de la royauté?

Les jurés se retirèrent dans la chambre des délibérations. Ils se prononcèrent à l'unanimité pour l'affirmative en ce qui concernait tous les accusés, à l'exception des dénommés Navette et Bellier, que le président et, après lui, l'accusateur public avaient mis, en quelque sorte, hors de cause. Gamelin motiva son verdict en ces termes:

"La culpabilité des accusés crève les yeux: leur châtiment importe au salut de la Nation et ils doivent eux-mêmes souhaiter leur supplice comme le seul moyen d'expier leurs crimes."

Le président prononça la sentence en l'absence de ceux qu'elle concernait. Dans ces grandes journées, contrairement à ce qu'exigeait la loi, on ne rappelait pas les condamnés pour leur lire leur arrêt, sans doute parce qu'on craignait le désespoir d'un si grand nombre de personnes. Vaine crainte, tant la soumission des victimes était alors grande et générale! Le greffier descendit lire le verdict, qui fut entendu dans ce silence et cette tranquillité qui faisaient comparer les condamnés de prairial à des arbres mis en coupe.

La citoyenne Rochemaure se déclara enceinte. Un chirurgien, qui était en même temps juré, fut commis pour la visiter. On la porta évanouie dans son cachot.

"Ah! soupira le Père Longuemare, ces juges sont des hommes bien dignes de pitié: l'état de leur âme est vraiment déplorable. Ils brouillent tout et confondent un barnabite avec un franciscain."

L'exécution devait avoir lieu, le jour même, à la "barrière du Trône-Renversé". Les condamnés, la toilette faite, les cheveux coupés, la chemise échancrée, attendirent le bourreau, parqués comme un bétail dans la petite salle séparée du greffe par une cloison vitrée.

A l'arrivée de l'exécuteur et de ses valets, Brotteaux, qui lisait tranquillement son Lucrèce, mit le signet à la page commencée, ferma le livre, le fourra dans la poche de sa redingote et dit au barnabite:

"Mon révérend Père, ce dont j'enrage, c'est que je ne vous persuaderai pas. Nous allons dormir tous deux notre dernier sommeil, et je ne pourrai pas vous tirer par la manche et vous réveiller pour vous dire: "Vous voyez: vous n'avez plus ni sentiment ni connaissance; vous êtes inanimé. Ce qui suit la vie est comme ce qui la précède."

Il voulut sourire; mais une atroce douleur lui saisit le cœur et les entrailles et il fut près de défaillir.

Il reprit toutefois:

"Mon Père, je vous laisse voir ma faiblesse. J'aime la vie et ne la quitte point sans regret.

--Monsieur, répondit le moine avec douceur, prenez garde que vous êtes plus brave que moi et que pourtant la mort vous trouble davantage. Que veut dire cela, sinon que je vois la lumière, que vous ne voyez pas encore?

--Ce pourrait être aussi, dit Brotteaux, que je regrette la vie parce que j'en ai mieux joui que vous, qui l'avez rendue aussi semblable que possible à la mort.

--Monsieur, dit le Père Longuemare en pâlissant, cette heure est grave. Que Dieu m'assiste! Il est certain que nous mourrons sans secours. Il faut que j'aie jadis reçu les sacrements avec tiédeur et d'un cœur ingrat, pour que le Ciel me les refuse aujourd'hui que j'en ai un si pressant besoin."

Les charrettes attendaient. On y entassa les condamnés, les mains liées. La femme Rochemaure, dont la grossesse n'avait pas été reconnue par le chirurgien, fut hissée dans un des tombereaux. Elle retrouva un peu de son énergie pour observer la foule des spectateurs, espérant contre toute espérance y rencontrer des sauveurs. Ses yeux imploraient. L'affluence était moindre qu'autrefois et les mouvements des esprits moins violents. Quelques femmes seulement criaient: "A mort!" ou raillaient ceux qui allaient mourir. Les hommes haussaient les épaules, détournaient la tête et se taisaient, soit par prudence, soit par respect des lois.

Il y eut un frisson dans la foule quand Athénaïs passa le guichet. Elle avait l'air d'un enfant.

Elle s'inclina devant le religieux:

"Monsieur le curé, lui dit-elle, donnez-moi l'absolution."

Le Père Longuemare murmura gravement les paroles sacramentelles, et dit:

"Ma fille! vous êtes tombée dans de grands désordres; mais que ne puis-je présenter au Seigneur un cœur aussi simple que le vôtre!"

Elle monta, légère, dans la charrette. Et là, le buste droit, sa tête d'enfant fièrement dressée, elle s'écria:

"Vive le roi!"

Elle fit un petit signe à Brotteaux pour lui montrer qu'il y avait de la place à côté d'elle. Brotteaux aida le barnabite à monter et vint se placer entre le religieux et l'innocente fille.

"Monsieur, dit le Père Longuemare au philosophe épicurien, je vous demande une grâce: ce Dieu auquel vous ne croyez pas encore, priez-le pour moi. Il n'est pas sûr que vous ne soyez pas plus près de lui que je ne le suis moi-même: un moment en peut décider. Pour que vous deveniez l'enfant privilégié du Seigneur, il ne faut qu'une seconde. Monsieur, priez pour moi."

Tandis que les roues tournaient en grinçant sur le pavé du long faubourg, le religieux récitait du cœur et des lèvres les prières des agonisants.

Brotteaux se remémorait les vers du poète de la nature: Sic ubi non erimus.... Tout lié qu'il était et secoué dans l'infâme charrette, il gardait une attitude tranquille et comme un souci de ses aises. A son côté, Athénaïs, fière de mourir ainsi que la reine de France, jetait sur la foule un regard hautain, et le vieux traitant, contemplant en connaisseur la gorge blanche de la jeune femme, regrettait la lumière du jour.


XXV

Pendant que les charrettes roulaient, entourées de gendarmes, vers la place du Trône-Renversé, menant à la mort Brotteaux et ses complices, Évariste était assis, pensif, sur un banc du jardin des Tuileries. Il attendait Élodie. Le soleil, penchant à l'horizon, criblait de ses flèches enflammées les marronniers touffus. A la grille du jardin, la Renommée, sur son cheval ailé, embouchait sa trompette éternelle. Les porteurs de journaux criaient la grande victoire de Fleurus.

"Oui, songeait Gamelin, la victoire est à nous. Nous y avons mis le prix."

Il voyait les mauvais généraux traîner leurs ombres condamnées dans la poussière sanglante de cette place de la Révolution où ils avaient péri. Et il sourit fièrement, songeant que, sans les sévérités dont il avait eu sa part, les chevaux autrichiens mordraient aujourd'hui l'écorce de ces arbres.

Il s'écria en lui-même:

"Terreur salutaire, ô sainte terreur! L'année passée, à pareille époque, nous avions pour défenseurs d'héroïques vaincus en guenilles; le sol de la patrie était envahi, les deux tiers des départements en révolte. Maintenant nos armées bien équipées, bien instruites, commandées par d'habiles généraux, prennent l'offensive, prêtes à porter la liberté par le monde. La paix règne sur tout le territoire de la République.... Terreur salutaire! ô sainte terreur! aimable guillotine! L'année passée, à pareille époque, la République était déchirée par les factions; l'hydre du fédéralisme menaçait de la dévorer. Maintenant l'unité jacobine étend sur l'empire sa force et sa sagesse...."

Cependant il était sombre. Un pli profond lui barrait le front; sa bouche était amère. Il songeait: "Nous disions: Vaincre ou mourir. Nous nous trompions, c'est vaincre et mourir qu'il fallait dire."

Il regardait autour de lui. Les enfants faisaient des tas de sable. Les citoyennes sur leur chaise de bois, au pied des arbres, brodaient ou cousaient. Les passants en habit et culotte d'une élégance étrange, songeant à leurs affaires ou à leurs plaisirs, regagnaient leur demeure. Et Gamelin se sentait seul parmi eux: il n'était ni leur compatriote ni leur contemporain. Que s'était-il donc passé? Comment à l'enthousiasme des belles années avaient succédé l'indifférence, la fatigue et, peut-être, le dégoût? Visiblement, ces gens-là ne voulaient plus entendre parler du Tribunal révolutionnaire et se détournaient de la guillotine. Devenue trop importune sur la place de la Révolution, on l'avait renvoyée au bout du faubourg Antoine. Là même, au passage des charrettes, on murmurait. Quelques voix, dit-on, avaient crié: "Assez!"

Assez, quand il y avait encore des traîtres, des conspirateurs! Assez, quand il fallait renouveler les comités, épurer la Convention! Assez, quand des scélérats déshonoraient la représentation nationale! Assez, quand on méditait jusque dans le Tribunal révolutionnaire la perte du Juste! Car, chose horrible à penser et trop véritable! Fouquier lui-même ourdissait des trames, et c'était pour perdre Maximilien qu'il lui avait immolé pompeusement cinquante-sept victimes traînées à la mort dans la chemise rouge des parricides. A quelle pitié criminelle cédait la France? Il fallait donc la sauver malgré elle et, lorsqu'elle criait grâce, se boucher les oreilles et frapper. Hélas! les destins l'avaient résolu: la patrie maudissait ses sauveurs. Qu'elle nous maudisse et qu'elle soit sauvée!

"C'est trop peu que d'immoler des victimes obscures, des aristocrates, des financiers, des publicistes, des poètes, un Lavoisier, un Roucher, un André Chénier. Il faut frapper ces scélérats tout-puissants qui, les mains pleines d'or et dégouttantes de sang, préparent la ruine de la Montagne, les Foucher, les Tallien, les Rovère, les Carrier, les Bourdon. Il faut délivrer l'État de tous ses ennemis. Si Hébert avait triomphé, la Convention était renversée, la République roulait aux abîmes; si Desmoulins et Danton avaient triomphé, la Convention, sans vertus, livrait la République aux aristocrates, aux agioteurs et aux généraux. Si les Tallien, les Fouché, monstres gorgés de sang et de rapines, triomphent, la France se noie dans le crime et l'infamie.... Tu dors, Robespierre, tandis que des criminels ivres de fureur et d'effroi méditent ta mort et les funérailles de la liberté. Couthon, Saint-Just, que tardez-vous à dénoncer les complots?

"Quoi! l'ancien État, le monstre royal assurait son empire en emprisonnant chaque année quatre cent mille hommes, en en pendant quinze mille, en en rouant trois mille, et la République hésiterait encore à sacrifier quelques centaines de têtes à sa sûreté et à sa puissance! Noyons-nous dans le sang et sauvons la patrie...."

Comme il songeait ainsi, Élodie accourut à lui pâle et défaite:

"Évariste, qu'as-tu à me dire? Pourquoi ne pas venir à l'Amour peintre, dans la chambre bleue? Pourquoi m'as-tu fait venir ici?

--Pour te dire un éternel adieu."

Elle murmura qu'il était insensé, qu'elle ne pouvait comprendre....

Il l'arrêta d'un très petit geste de la main:

"Élodie, je ne puis plus accepter ton amour.

--Tais-toi, Évariste, tais-toi!"

Elle le pria d'aller plus loin: là, on les observait, on les écoutait.

Il fit une vingtaine de pas et poursuivit, très calme:

"J'ai fait à ma patrie le sacrifice de ma vie et de mon honneur. Je mourrai infâme, et n'aurai à te léguer, malheureuse, qu'une mémoire exécrée.... Nous aimer? Est-ce que l'on peut m'aimer encore?... Est-ce que je puis aimer?"

Elle lui dit qu'il était fou; qu'elle l'aimait, qu'elle l'aimerait toujours. Elle fut ardente, sincère; mais elle sentait aussi bien que lui, elle sentait mieux que lui qu'il avait raison. Et elle se débattait contre l'évidence.

Il reprit:

"Je ne me reproche rien. Ce que j'ai fait, je le ferais encore. Je me suis fait anathème pour la patrie. Je suis maudit. Je me suis mis hors l'humanité: je n'y rentrerai jamais. Non! la grande tâche n'est pas finie. Ah! la clémence, le pardon!... Les traîtres pardonnent-ils? Les conspirateurs sont-ils cléments? Les scélérats parricides croissent sans cesse en nombre; il en sort de dessous terre, il en accourt de toutes nos frontières: de jeunes hommes, qui eussent mieux péri dans nos armées, des vieillards, des enfants, des femmes, avec les masques de l'innocence, de la pureté, de la grâce. Et quand on les a immolés, on en trouve davantage.... Tu vois bien qu'il faut que je renonce à l'amour, à toute joie, à toute douceur de la vie, à la vie elle-même."

Il se tut. Faite pour goûter de paisibles jouissances, Élodie depuis plus d'un jour s'effrayait de mêler, sous les baisers d'un amant tragique, aux impressions voluptueuses des images sanglantes: elle ne répondit rien. Évariste but comme un calice amer le silence de la jeune femme.

"Tu le vois bien, Élodie: nous sommes précipités; notre œuvre nous dévore. Nos jours, nos heures sont des années. J'aurai bientôt vécu un siècle. Vois ce front! Est-il d'un amant? Aimer!...

--Évariste, tu es à moi, je te garde; je ne te rends pas ta liberté."

Elle s'exprimait avec l'accent du sacrifice. Il le sentit; elle le sentit elle-même.

"Élodie, pourras-tu attester, un jour, que je vécus fidèle à mon devoir, que mon cœur fut droit et mon âme pure, que je n'eus d'autre passion que le bien public; que j'étais né sensible et tendre? Diras-tu: "Il fit son devoir?" Mais non! tu ne le diras pas. Et je ne te demande pas de le dire. Périsse ma mémoire! Ma gloire est dans mon cœur; la honte m'environne. Si tu m'aimas, garde sur mon nom un éternel silence."

Un enfant de huit ou neuf ans, qui jouait au cerceau, se jeta en ce moment dans les jambes de Gamelin.

Celui-ci l'éleva brusquement dans ses bras:

"Enfant! tu grandiras libre, heureux, et tu le devras à l'infâme Gamelin. Je suis atroce pour que tu sois heureux. Je suis cruel pour que tu sois bon, je suis impitoyable pour que demain tous les Français s'embrassent en versant des larmes de joie."

Il le pressa contre sa poitrine:

"Petit enfant, quand tu seras un homme, tu me devras ton bonheur, ton innocence; et, si jamais tu entends prononcer mon nom, tu l'exécreras."

Et il posa à terre l'enfant, qui s'alla jeter épouvanté dans les jupes de sa mère, accourue pour le délivrer.

Cette jeune mère, qui était jolie et d'une grâce aristocratique, dans sa robe de linon blanc, emmena son petit garçon avec un air de hauteur.

Gamelin tourna vers Élodie un regard farouche:

"J'ai embrassé cet enfant; peut-être ferai-je guillotiner sa mère."

Et il s'éloigna, à grands pas, sous les quinconces.

Élodie resta un moment immobile, le regard fixe et baissé. Puis, tout à coup, elle s'élança sur les pas de son amant, et, furieuse, échevelée, telle qu'une ménade, elle le saisit comme pour le déchirer et lui cria d'une voix étranglée de sang et de larmes:

"Eh bien! moi aussi, mon bien-aimé, envoie-moi à la guillotine; moi aussi, fais-moi trancher la tête!"

Et, à l'idée du couteau sur sa nuque, toute sa chair se fondait d'horreur et de volupté.


XXVI

Tandis que le soleil de thermidor se couchait dans une pourpre sanglante, Évariste errait, sombre et soucieux, par les jardins Marbeuf, devenus propriété nationale et fréquentés des Parisiens oisifs. On y prenait de la limonade et des glaces; il y avait des chevaux de bois et des tirs pour les jeunes patriotes. Sous un arbre, un petit Savoyard en guenilles, coiffé d'un bonnet noir, faisait danser une marmotte au son aigre de sa vielle. Un homme, jeune encore, svelte, en habit bleu, les cheveux poudrés, accompagné d'un grand chien, s'arrêta pour écouter cette musique agreste. Évariste reconnut Robespierre. Il le retrouvait pâli, amaigri, le visage durci et traversé de plis douloureux. Et il songea: "Quelles fatigues, et combien de souffrances ont laissé leur empreinte sur son front? Qu'il est pénible de travailler au bonheur des hommes! A quoi songe-t-il en ce moment? Le son de la vielle montagnarde le distrait-il du souci des affaires? Pense-t-il qu'il a fait un pacte avec la mort et que l'heure est proche de le tenir? Médite-t-il de rentrer en vainqueur dans ce comité de Salut public dont il s'est retiré, las d'y être tenu en échec, avec Couthon et Saint-Just, par une majorité séditieuse? Derrière cette face impénétrable quelles espérances s'agitent ou quelles craintes?"

Pourtant Maximilien sourit à l'enfant, lui fit d'une voix douce, avec bienveillance, quelques questions sur la vallée, la chaumière, les parents que le pauvre petit avait quittés, lui jeta une petite pièce d'argent et reprit sa promenade. Après avoir fait quelques pas, il se retourna pour appeler son chien qui, sentant le rat, montrait les dents à la marmotte hérissée.

"Brount! Brount!"

Puis il s'enfonça dans les allées sombres.

Gamelin, par respect, ne s'approcha pas du promeneur solitaire; mais, contemplant la forme mince qui s'effaçait dans la nuit, il lui adressa cette oraison mentale:

"J'ai vu ta tristesse, Maximilien; j'ai compris ta pensée. Ta mélancolie, ta fatigue et jusqu'à cette expression d'effroi empreinte dans tes regards, tout en toi dit: "Que la terreur s'achève et que la fraternité commence! Français, soyez unis, soyez vertueux, soyez bons. Aimez-vous les uns les autres...." Eh bien! je servirai tes desseins; pour que tu puisses, dans ta sagesse et ta bonté, mettre fin aux discordes civiles, éteindre les haines fratricides, faire du bourreau un jardinier qui ne tranchera plus que les têtes des choux et des laitues, je préparerai avec mes collègues du Tribunal les voies de la clémence, en exterminant les conspirateurs et les traîtres. Nous redoublerons de vigilance et de sévérité. Aucun coupable ne nous échappera. Et quand la tête du dernier des ennemis de la République sera tombée sous le couteau, tu pourras être indulgent sans crime et faire régner l'innocence et la vertu sur la France, ô père de la patrie!"

L'Incorruptible était déjà loin. Deux hommes en chapeau rond et culotte de nankin, dont l'un, d'aspect farouche, long et maigre, avait un dragon sur l'œil et ressemblait à Tallien, le croisèrent au tournant d'une allée, lui jetèrent un regard oblique et, feignant de ne point le reconnaître, passèrent. Quand ils furent à une assez grande distance pour n'être pas entendus, ils murmurèrent à voix basse:

"Le voilà donc, le roi, le pape, le dieu. Car il est Dieu. Et Catherine Théot est sa prophétesse.

--Dictateur, traître, tyran! il est encore des Brutus.

--Tremble, scélérat! la roche Tarpéienne est près du Capitole."

Le chien Brount s'approcha d'eux. Ils se turent et hâtèrent le pas.


XXVII

Tu dors, Robespierre! L'heure passe, le temps précieux coule....

Enfin, le 8 thermidor, à la Convention, l'Incorruptible se lève et va parler. Soleil du 31 mai, te lèves-tu une seconde fois? Gamelin attend, espère. Robespierre va donc arracher des bancs qu'ils déshonorent ces législateurs plus coupables que les fédéralistes, plus dangereux que Danton.... Non! pas encore. "Je ne puis, dit-il, me résoudre à déchirer entièrement le voile qui recouvre ce profond mystère d'iniquité." Et la foudre éparpillée, sans frapper aucun des conjurés, les effraie tous. On en comptait soixante qui, depuis quinze jours, n'osaient coucher dans leur lit. Marat nommait les traîtres, lui; il les montrait du doigt. L'Incorruptible hésite, et, dès lors, c'est lui l'accusé....

Le soir, aux Jacobins, on s'étouffe dans la salle, dans les couloirs, dans la cour.

Ils sont là tous, les amis bruyants et les ennemis muets. Robespierre leur lit ce discours que la Convention a entendu dans un silence affreux et que les jacobins couvrent d'applaudissements émus.

"C'est mon testament de mort, dit l'homme, vous me verrez boire la ciguë avec calme.

--Je la boirai avec toi, répond David.

--Tous, tous!" s'écrient les jacobins, qui se séparent sans rien décider.

Évariste, pendant que se préparait la mort du Juste, dormit du sommeil des disciples au jardin des Oliviers. Le lendemain, il se rendit au Tribunal, où deux sections siégeaient. Celle dont il faisait partie jugeait vingt et un complices de la conspiration de Lazare. Et, pendant ce temps, arrivaient les nouvelles: "La Convention, après une séance de six heures, a décrété d'accusation Maximilien Robespierre, Couthon, Saint-Just avec Augustin Robespierre et Lebas, qui ont demandé à partager le sort des accusés. Les cinq proscrits sont descendus à la barre."

On apprend que le président de la section qui fonctionne dans la salle voisine, le citoyen Dumas, a été arrêté sur son siège, mais que l'audience continue. On entend battre la générale et sonner le tocsin.

Évariste, à son banc, reçoit de la Commune l'ordre de se rendre à l'Hôtel de Ville pour siéger au Conseil général. Au son des cloches et des tambours, il rend son verdict avec ses collègues et court chez lui embrasser sa mère et prendre son écharpe. La place de Thionville est déserte. La section n'ose se prononcer ni pour ni contre la Convention. On rase les murs, on se coule dans les allées, on rentre chez soi. A l'appel du tocsin et de la générale répondent les bruits des volets qui se rabattent et des serrures qui se ferment. Le citoyen Dupont aîné s'est caché dans sa boutique; le portier Remacle se barricade dans sa loge. La petite Joséphine retient craintivement Mouton dans ses bras. La citoyenne veuve Gamelin gémit de la cherté des vivres, cause de tout le mal. Au pied de l'escalier, Évariste rencontre Élodie essoufflée, ses mèches noires collées sur son cou moite.

"Je t'ai cherché au Tribunal. Tu venais de partir. Où vas-tu?

--A l'Hôtel de Ville.

--N'y va pas! Tu te perdrais: Hanriot est arrêté... les sections ne marcheront pas. La section des Piques, la section de Robespierre, reste tranquille. Je le sais: mon père en fait partie. Si tu vas à l'Hôtel de Ville, tu te perds inutilement.

--Tu veux que je sois lâche?

--Il est courageux, au contraire, d'être fidèle à la Convention et d'obéir à la loi.

--La loi est morte quand les scélérats triomphent.

--Évariste, écoute ton Élodie; écoute ta sœur; viens t'asseoir près d'elle, pour qu'elle apaise ton âme irritée."

Il la regarda: jamais elle ne lui avait paru si désirable; jamais cette voix n'avait sonné à ses oreilles si voluptueuse et si persuasive.

"Deux pas, deux pas seulement, mon ami!"

Elle l'entraîna vers le terre-plein qui portait le piédestal de la statue renversée. Des bancs en faisaient le tour, garnis de promeneurs et de promeneuses. Une marchande de frivolités offrait ses dentelles; le marchand de tisane, portant sur son dos sa fontaine, agitait sa sonnette; des fillettes jouaient aux grâces. Sur la berge, des pêcheurs se tenaient immobiles, leur ligne à la main. Le temps était orageux, le ciel voilé. Gamelin, penché sur le parapet, plongeait ses regards sur l'île pointue comme une proue, écoutait gémir au vent la cime des arbres, et sentait entrer dans son âme un désir infini de paix et de solitude.

Et, comme un écho délicieux de sa pensée, la voix d'Élodie soupira:

"Te souviens-tu, quand, à la vue des champs, tu désirais être juge de paix dans un petit village? Ce serait le bonheur."

Mais, à travers le bruissement des arbres et la voix de la femme, il entendait le tocsin, la générale, le fracas lointain des chevaux et des canons sur le pavé.

A deux pas de lui, un jeune homme, qui causait avec une citoyenne élégante, dit:

"Connaissez-vous la nouvelle?... L'Opéra est installé rue de la Loi."

Cependant on savait: on chuchotait le nom de Robespierre, mais en tremblant, car on le craignait encore. Et les femmes, au bruit murmuré de sa chute, dissimulaient un sourire.

Évariste Gamelin saisit la main d'Élodie et aussitôt la rejeta brusquement:

"Adieu! Je t'ai associée à mes destins affreux, j'ai flétri à jamais ta vie. Adieu. Puisses-tu m'oublier!

--Surtout, lui dit-elle, ne rentre pas chez toi cette nuit: viens à l'Amour peintre. Ne sonne pas; jette une pierre contre mes volets. J'irai t'ouvrir moi-même la porte, je te cacherai dans le grenier.

--Tu me reverras triomphant, ou tu ne me reverras plus. Adieu!"

En approchant de l'Hôtel de Ville, il entendit monter vers le ciel lourd la rumeur des grands jours. Sur la place de Grève, un tumulte d'armes, un flamboiement d'écharpes et d'uniformes, les canons d'Hanriot en batterie. Il gravit l'escalier d'honneur et, en entrant dans la salle du Conseil, signe la feuille de présence. Le Conseil général de la Commune, à l'unanimité des quatre cent quatre-vingt-onze membres présents, se déclare pour les proscrits.

Le maire se fait apporter la table des Droits de l'Homme, lit l'article où il est dit: "Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection est pour le peuple le plus saint et le plus indispensable des devoirs", et le premier magistrat de Paris déclare qu'au coup d'État de la Convention la Commune oppose l'insurrection populaire.

Les membres du Conseil général font serment de mourir à leur poste. Deux officiers municipaux sont chargés de se rendre sur la place de Grève et d'inviter le peuple à se joindre à ses magistrats afin de sauver la patrie et la liberté.

On se cherche, on échange des nouvelles, on donne des avis. Parmi ces magistrats, peu d'artisans. La Commune réunie là est telle que l'a faite l'épuration jacobine: des juges et des jurés du Tribunal révolutionnaire, des artistes comme Beauvallet et Gamelin, des rentiers et des professeurs, des bourgeois cossus, de gros commerçants, des têtes poudrées, des ventres à breloques; peu de sabots, de pantalons, de carmagnoles, de bonnets rouges. Ces bourgeois sont nombreux, résolus. Mais, quand on y songe, c'est à peu près tout ce que Paris compte de vrais républicains. Debout dans la maison de ville, comme sur le rocher de la liberté, un océan d'indifférence les environne.

Pourtant des nouvelles favorables arrivent. Toutes les prisons où les proscrits ont été enfermés ouvrent leurs portes et rendent leur proie. Augustin Robespierre, venu de la Force, entre le premier à l'Hôtel de Ville et est acclamé. On apprend, à huit heures, que Maximilien, après avoir longtemps résisté, se rend à la Commune. On l'attend, il va venir, il vient; une acclamation formidable ébranle les voûtes du vieux palais municipal. Il entre, porté par vingt bras. Cet homme mince, propret, en habit bleu et culotte jaune, c'est lui. Il siège, il parle.

A son arrivée, le Conseil ordonne que la façade de la maison Commune sera sur-le-champ illuminée. En lui la République réside. Il parle, il parle d'une voix grêle, avec élégance. Il parle purement, abondamment. Ceux qui sont là, qui ont joué leur vie sur sa tête, s'aperçoivent, épouvantés, que c'est un homme de parole, un homme de comités, de tribune, incapable d'une résolution prompte et d'un acte révolutionnaire.

On l'entraîne dans la salle des délibérations. Maintenant ils sont là tous, ces illustres proscrits: Lebas, Saint-Just, Couthon. Robespierre parle. Il est minuit et demi: il parle encore. Cependant Gamelin, dans la salle du Conseil, le front collé à une fenêtre, regarde d'un œil anxieux; il voit fumer les lampions dans la nuit sombre. Les canons d'Hanriot sont en batterie devant la maison de ville. Sur la place toute noire s'agite une foule incertaine, inquiète. A minuit et demi, des torches débouchent au coin de la rue de la Vannerie, entourant un délégué de la Convention qui, revêtu de ses insignes, déploie un papier et lit, dans une rouge lueur, le décret de la Convention, la mise hors la loi des membres de la Commune insurgée, des membres du Conseil général qui l'assistent et des citoyens qui répondraient à son appel.

La mise hors la loi, la mort sans jugement! la seule idée en fait pâlir les plus déterminés. Gamelin sent son front se glacer. Il regarde la foule quitter à grands pas la place de Grève.

Et, quand il tourne la tête, ses yeux voient que la salle, où les conseillers s'étouffaient tout à l'heure, est presque vide.

Mais ils ont fui en vain: ils avaient signé.

Il est deux heures. L'Incorruptible délibère dans la salle voisine avec la Commune et les représentants proscrits.

Gamelin plonge ses regards désespérés sur la place noire. Il voit, à la clarté des lanternes, les chandelles de bois s'entrechoquer sur l'auvent de l'épicier, avec un bruit de quilles; les réverbères se balancent et vacillent: un grand vent s'est élevé. Un instant après, une pluie d'orage tombe: la place se vide entièrement; ceux que n'avait pas chassés le terrible décret, quelques gouttes d'eau les dispersent. Les canons d'Hanriot sont abandonnés. Et quand on voit à la lueur des éclairs déboucher en même temps par la rue Antoine et par le quai les troupes de la Convention, les abords de la maison Commune sont déserts.

Enfin Maximilien s'est décidé à faire appel du décret de la Convention à la section des Piques.

Le Conseil général se fait apporter des sabres, des pistolets, des fusils. Mais un fracas d'armes, de pas et de vitres brisées emplit la maison. Les troupes de la Convention passent comme une avalanche à travers la salle des délibérations et s'engouffrent dans la salle du Conseil. Un coup de feu retentit: Gamelin voit Robespierre tomber la mâchoire fracassée. Lui-même, il saisit son couteau, le couteau de six sous qui, un jour de famine, avait coupé du pain pour une mère indigente, et que, dans la ferme d'Orangis, par un beau soir, Élodie avait gardé sur ses genoux, en tirant les gages; il l'ouvre, veut l'enfoncer dans son cœur: la lame rencontre une côte et se replie sur la virole qui a cédé et il s'entame deux doigts. Gamelin tombe ensanglanté. Il est sans mouvement, mais il souffre d'un froid cruel, et, dans le tumulte d'une lutte effroyable, foulé aux pieds, il entend distinctement la voix du jeune dragon Henry qui s'écrie:

"Le tyran n'est plus; ses satellites sont brisés. La Révolution va reprendre son cours majestueux et terrible."

Gamelin s'évanouit.

A sept heures du matin, un chirurgien envoyé par la Convention le pansa. La Convention était pleine de sollicitude pour les complices de Robespierre: elle ne voulait pas qu'aucun d'eux échappât à la guillotine. L'artiste peintre, ex-juré, ex-membre du Conseil général de la Commune, fut porté sur une civière à la Conciergerie.


XXVIII

Le 10, tandis que, sur le grabat d'un cachot, Évariste, après un sommeil de fièvre, se réveillait en sursaut dans une indicible horreur, Paris, en sa grâce et son immensité, souriait au soleil; l'espérance renaissait au cœur des prisonniers; les marchands ouvraient allégrement leur boutique, les bourgeois se sentaient plus riches, les jeunes hommes plus heureux, les femmes plus belles, par la chute de Robespierre. Seuls une poignée de jacobins, quelques prêtres constitutionnels et quelques vieilles femmes tremblaient de voir l'empire passer aux méchants et aux corrompus. Une délégation du Tribunal révolutionnaire, composée de l'accusateur public et de deux juges, se rendait à la Convention pour la féliciter d'avoir arrêté les complots. L'assemblée décidait que l'échafaud serait dressé de nouveau sur la place de la Révolution. On voulait que les riches, les élégants, les jolies femmes pussent voir sans se déranger le supplice de Robespierre, qui aurait lieu le jour même. Le dictateur et ses complices étaient hors la loi: il suffisait que leur identité fût constatée par deux officiers municipaux pour que le Tribunal les livrât immédiatement à l'exécuteur. Mais une difficulté surgissait: les constatations ne pouvaient être faites dans les formes, la Commune étant tout entière hors la loi. L'assemblée autorisa le Tribunal à faire constater l'identité par des témoins ordinaires.

Les triumvirs furent traînés à la mort, avec leurs principaux complices, au milieu des cris de joie et de fureur, des imprécations, des rires, des danses.

Le lendemain, Évariste, qui avait repris quelque force et pouvait presque se tenir sur ses jambes, fut tiré de son cachot, amené au Tribunal et placé sur l'estrade qu'il avait tant de fois vue chargée d'accusés, où s'étaient assises tour à tour tant de victimes illustres ou obscures. Elle gémissait maintenant sous le poids de soixante-dix individus, la plupart membres de la Commune, et quelques-uns jurés comme Gamelin, mis comme lui hors la loi. Il revit son banc, le dossier sur lequel il avait coutume de s'appuyer, la place d'où il avait terrorisé des malheureux, la place où il lui avait fallu subir le regard de Jacques Maubel, de Fortuné Chassagne, de Maurice Brotteaux, les yeux suppliants de la citoyenne Rochemaure qui l'avait fait nommer juré et qu'il en avait récompensée par un verdict de mort. Il revit, dominant l'estrade où les juges siégeaient sur trois fauteuils d'acajou, garnis de velours d'Utrecht rouge, les bustes de Chalier et de Marat et ce buste de Brutus qu'il avait un jour attesté. Rien n'était changé, ni les haches, les faisceaux, les bonnets rouges du papier de tenture, ni les outrages jetés par les tricoteuses des tribunes à ceux qui allaient mourir, ni l'âme de Fouquier-Tinville, têtu, laborieux, remuant avec zèle ses papiers homicides, et envoyant, magistrat accompli, ses amis de la veille à l'échafaud.

Les citoyens Remacle, portier tailleur, et Dupont aîné, menuisier, place de Thionville, membre du Comité de surveillance de la section du Pont-Neuf, reconnurent Gamelin (Évariste), artiste peintre, ex-juré au Tribunal révolutionnaire, ex-membre du Conseil général de la Commune. Ils témoignaient pour un assignat de cent sols, aux frais de la section; mais, parce qu'ils avaient eu des rapports de voisinage et d'amitié avec le proscrit, ils éprouvaient de la gêne à rencontrer son regard. Au reste, il faisait chaud: ils avaient soif et étaient pressés d'aller boire un verre de vin.

Gamelin fit effort pour monter dans la charrette: il avait perdu beaucoup de sang et sa blessure le faisait cruellement souffrir. Le cocher fouetta sa haridelle et le cortège se mit en marche au milieu des huées.

Des femmes qui reconnaissaient Gamelin lui criaient:

"Va donc! buveur de sang! Assassin à dix-huit francs par jour!... Il ne rit plus: voyez comme il est pâle, le lâche!"

C'étaient les mêmes femmes qui insultaient naguère les conspirateurs et les aristocrates, les exagérés et les indulgents envoyés par Gamelin et ses collègues à la guillotine.

La charrette tourna sur le quai des Morfondus, gagna lentement le Pont-Neuf et la rue de la Monnaie: on allait à la place de la Révolution, à l'échafaud de Robespierre. Le cheval boitait; à tout moment, le cocher lui effleurait du fouet les oreilles. La foule des spectateurs, joyeuse, animée, retardait la marche de l'escorte. Le public félicitait les gendarmes, qui retenaient leurs chevaux. Au coin de la rue Honoré, les insultes redoublèrent. Des jeunes gens, attablés à l'entresol, dans les salons des traiteurs à la mode, se mirent aux fenêtres, leur serviette à la main, et crièrent:

"Cannibales, anthropophages, vampires!"

La charrette ayant buté dans un tas d'ordures qu'on n'avait pas enlevées en ces deux jours de troubles, la jeunesse dorée éclata de joie:

"Le char embourbé!... Dans la gadoue, les jacobins!"

Gamelin songeait, et il crut comprendre.

"Je meurs justement, pensa-t-il. Il est juste que nous recevions ces outrages jetés à la République et dont nous aurions dû la défendre. Nous avons été faibles; nous nous sommes rendus coupables d'indulgence. Nous avons trahi la République. Nous avons mérité notre sort. Robespierre lui-même, le pur, le saint, a péché par douceur, par mansuétude; ses fautes sont effacées par son martyre. A son exemple, j'ai trahi la République; elle périt: il est juste que je meure avec elle. J'ai épargné le sang: que mon sang coule! Que je périsse! je l'ai mérité...."

Tandis qu'il songeait ainsi, il aperçut l'enseigne de l'Amour peintre, et des torrents d'amertume et de douceur roulèrent en tumulte dans son cœur.

Le magasin était fermé, les jalousies des trois fenêtres de l'entresol entièrement rabattues. Quand la charrette passa devant la fenêtre de gauche, la fenêtre de la chambre bleue, une main de femme, qui portait à l'annulaire une bague d'argent, écarta le bord de la jalousie et lança vers Gamelin un œillet rouge que ses mains liées ne purent saisir, mais qu'il adora comme le symbole et l'image de ces lèvres rouges et parfumées dont s'était rafraîchie sa bouche. Ses yeux se gonflèrent de larmes et ce fut tout pénétré du charme de cet adieu qu'il vit se lever sur la place de la Révolution le couteau ensanglanté.


XXIX

La Seine charriait les glaces de nivôse. Les bassins des Tuileries, les ruisseaux, les fontaines étaient gelés. Le vent du Nord soulevait dans les rues des ondes de frimas. Les chevaux expiraient par les naseaux une vapeur blanche; les citadins regardaient en passant le thermomètre à la porte des opticiens. Un commis essuyait la buée sur les vitres de l'Amour peintre et les curieux jetaient un regard sur les estampes à la mode: Robespierre pressant au-dessus d'une coupe un cœur comme un citron, pour en boire le sang, et de grandes pièces allégoriques telles que la Tigrocratie de Robespierre: ce n'était qu'hydres, serpents, monstres affreux déchaînés sur la France par le tyran. Et l'on voyait encore: l'Horrible Conspiration de Robespierre, l'Arrestation de Robespierre, la Mort de Robespierre.

Ce jour-là, après le dîner de midi, Philippe Desmahis entra, son carton sous le bras, à l'Amour peintre et apporta au citoyen Jean Blaise une planche qu'il venait de graver au pointillé, le Suicide de Robespierre. Le burin picaresque du graveur avait fait Robespierre aussi hideux que possible. Le peuple français n'était pas encore saoul de tous ces monuments qui consacraient l'opprobre et l'horreur de cet homme chargé de tous les crimes de la Révolution. Pourtant le marchand d'estampes, qui connaissait le public, avertit Desmahis qu'il lui donnerait désormais à graver des sujets militaires.

"Il va nous falloir des victoires et conquêtes, des sabres, des panaches, des généraux. Nous sommes partis pour la gloire. Je sens cela en moi; mon cœur bat au récit des exploits de nos vaillantes armées. Et quand j'éprouve un sentiment, il est rare que tout le monde ne l'éprouve pas en même temps. Ce qu'il nous faut, ce sont des guerriers et des femmes, Mars et Vénus.

--Citoyen Blaise, j'ai encore chez moi deux ou trois dessins de Gamelin, que vous m'avez donnés à graver. Est-ce pressé?

--Nullement.

--A propos de Gamelin: hier, en passant sur le boulevard du Temple, j'ai vu chez un brocanteur, qui a son échoppe vis-à-vis la maison de Beaumarchais, toutes les toiles de ce malheureux. Il y avait là son Oreste et Électre. La tête de l'Oreste, qui ressemble à Gamelin, est vraiment belle, je vous assure... la tête et le bras sont superbes.... Le brocanteur m'a dit qu'il n'était pas embarrassé de vendre ces toiles à des artistes qui peindront dessus.... Ce pauvre Gamelin! il aurait eu peut-être un talent de premier ordre, s'il n'avait pas fait de politique.

--Il avait l'âme d'un criminel! répliqua le citoyen Blaise. Je l'ai démasqué, à cette place même, alors que ses instincts sanguinaires étaient encore contenus. Il ne me l'a jamais pardonné.... Ah! c'était une belle canaille.

--Le pauvre garçon! il était sincère. Ce sont les fanatiques qui l'ont perdu.

--Vous ne le défendez pas, je pense, Desmahis!... Il n'est pas défendable.

--Non, citoyen Blaise, il n'est pas défendable."

Et le citoyen Blaise tapant sur l'épaule du beau Desmahis:

"Les temps sont changés. On peut vous appeler "Barbaroux", maintenant que la Convention rappelle les proscrits.... J'y songe: Desmahis, gravez-moi donc un portrait de Charlotte Corday."

Une femme grande et belle, brune, enveloppée de fourrures, entra dans le magasin et fit au citoyen Blaise un petit salut intime et discret. C'était Julie Gamelin; mais elle ne portait plus ce nom déshonoré: elle se faisait appeler "la citoyenne veuve Chassagne" et était habillée, sous son manteau, d'une tunique rouge, en l'honneur des chemises rouges de la Terreur.

Julie avait d'abord senti de l'éloignement pour l'amante d'Évariste: tout ce qui avait touché à son frère lui était odieux. Mais la citoyenne Blaise, après la mort d'Évariste, avait recueilli la malheureuse mère dans les combles de la maison de l'Amour peintre. Julie s'y était aussi réfugiée; puis elle avait retrouvé une place dans la maison de modes de la rue des Lombards. Ses cheveux courts, "à la victime", son air aristocratique, son deuil lui attiraient les sympathies de la jeunesse dorée. Jean Blaise, que Rose Thévenin avait à demi quitté, lui offrit des hommages qu'elle accepta. Cependant Julie aimait à porter, comme aux jours tragiques, des vêtements d'homme: elle s'était fait faire un bel habit de muscadin et allait souvent, un énorme bâton à la main, souper dans quelque cabaret de Sèvres ou de Meudon avec une demoiselle de modes. Inconsolable de la mort du jeune ci-devant dont elle portait le nom, cette mâle Julie ne trouvait de réconfort à sa tristesse que dans sa fureur, et, quand elle rencontrait des jacobins, elle ameutait contre eux les passants en poussant des cris de mort. Il lui restait peu de temps à donner à sa mère qui, seule dans sa chambre, disait toute la journée son chapelet, trop accablée de la fin tragique de son fils pour en sentir de la douleur. Rose était devenue la compagne assidue d'Élodie, qui décidément s'accordait avec ses belles-mères.

"Où est Élodie?" demanda la citoyenne Chassagne.

Jean Blaise fit signe qu'il ne le savait pas. Il ne le savait jamais: il en faisait une ligne de conduite.

Julie venait la prendre pour aller voir, en sa compagnie, la Thévenin à Monceaux, où la comédienne habitait une petite maison avec un jardin anglais.

A la Conciergerie, la Thévenin avait connu un gros fournisseur des armées, le citoyen Montfort. Sortie la première, à la sollicitation de Jean Blaise, elle obtint l'élargissement du citoyen Montfort, qui, sitôt libre, fournit des vivres aux troupes et spécula sur les terrains du quartier de la Pépinière. Les architectes Ledoux, Olivier et Wailly y construisaient de jolies maisons, et le terrain y avait, en trois mois, triplé de valeur. Montfort était, depuis la prison du Luxembourg, l'amant de la Thévenin: il lui donna un petit hôtel situé près de Tivoli et de la rue du Rocher, qui valait fort cher et ne lui coûtait rien, la vente des lots voisins l'ayant déjà plusieurs fois remboursé. Jean Blaise était galant homme; il pensait qu'il faut souffrir ce qu'on ne peut empêcher: il abandonna la Thévenin à Montfort sans se brouiller avec elle.

Élodie, peu de temps après l'arrivée de Julie à l'Amour peintre, descendit toute parée au magasin. Sous son manteau, malgré la rigueur de la saison, elle était nue dans sa robe blanche; son visage avait pâli, sa taille s'était amincie, ses regards coulaient alanguis et toute sa personne respirait la volupté.

Les deux femmes allèrent chez la Thévenin qui les attendait. Desmahis les accompagna: l'actrice le consultait pour la décoration de son hôtel et il aimait Élodie qui était à ce moment plus qu'à demi résolue à ne pas le laisser souffrir davantage. Quand les deux femmes passèrent près de Monceaux, où étaient enfouis sous un lit de chaux les suppliciés de la place de la Révolution:

"C'est bon pendant les froids, dit Julie; mais, au printemps, les exhalaisons de cette terre empoisonneront la moitié de la ville."

La Thévenin reçut ses deux amies dans un salon antique dont les canapés et les fauteuils étaient dessinés par David. Des bas-reliefs romains, copiés en camaïeu, régnaient sur les murs, au-dessus de statues, de bustes et de candélabres peints en bronze. Elle portait une perruque bouclée, d'un blond de paille. Les perruques à cette époque faisaient fureur: on en mettait six ou douze ou dix-huit dans les corbeilles de mariage. Une robe "à la cyprienne" enfermait son corps comme un fourreau.

S'étant jeté un manteau sur les épaules, elle mena ses amies et le graveur dans le jardin, que Ledoux lui dessinait et qui n'était encore qu'un chaos d'arbres nus et de plâtras. Elle y montrait toutefois la grotte de Fingal, une chapelle gothique avec une cloche, un temple, un torrent.

"Là, dit-elle, en désignant un bouquet de sapins, je voudrais élever un cénotaphe à la mémoire de cet infortuné Brotteaux des Ilettes. Je ne lui étais pas indifférente. Il était aimable. Les monstres l'ont égorgé: je l'ai pleuré. Desmahis, vous me dessinerez une urne sur une colonne."

Et elle ajouta presque aussitôt:

"C'est désolant... je voulais donner un bal cette semaine; mais tous les joueurs de violons sont retenus trois semaines à l'avance. On danse tous les soirs chez la citoyenne Tallien."

Après le dîner, la voiture de la Thévenin conduisit les trois amies et Desmahis au Théâtre Feydeau. Tout ce que Paris avait d'élégant y était réuni. Les femmes, coiffées "à l'antique" ou "à la victime", en robes très ouvertes, pourpres ou blanches et pailletées d'or; les hommes portant des collets noirs très hauts et leur menton disparaissant dans de vastes cravates blanches.

L'affiche annonçait Phèdre et le Chien du Jardinier. Toute la salle réclama l'hymne cher aux muscadins et à la jeunesse dorée, le Réveil du Peuple.

Le rideau se leva et un petit homme, gros et court, parut sur la scène: c'était le célèbre Lays. Il chanta de sa belle voix de ténor:

Peuple français, peuple de frères!...

Des applaudissements si formidables éclatèrent que les cristaux du lustre en tintaient. Puis on entendit quelques murmures, et la voix d'un citoyen en chapeau rond répondit, du parterre, par l'hymne des Marseillais:

Allons, enfants de la patrie!...

Cette voix fut étouffée sous les huées; des cris retentirent:

"A bas les terroristes! Mort aux jacobins!"

Et Lays, rappelé, chanta une seconde fois l'hymne des thermidoriens:

Peuple français, peuple de frères!...

Dans toutes les salles de spectacle on voyait le buste de Marat élevé sur une colonne ou porté sur un socle; au Théâtre Feydeau, ce buste se dressait sur un piédouche, du côté "jardin", contre le cadre de maçonnerie qui fermait la scène.

Tandis que l'orchestre jouait l'ouverture de Phèdre et Hippolyte, un jeune muscadin, désignant le buste du bout de son gourdin, s'écria:

"A bas Marat!"

Toute la salle répéta:

"A bas Marat! A bas Marat!"

Et des voix éloquentes dominèrent le tumulte:

"C'est une honte que ce buste soit encore debout!

--L'infâme Marat règne partout, pour notre déshonneur! Le nombre de ses bustes égale celui des têtes qu'il voulait couper.

--Crapaud venimeux!

--Tigre!

--Noir serpent!"

Soudain un spectateur élégant monte sur le rebord de sa loge, pousse le buste, le renverse. Et la tête de plâtre tombe en éclats sur les musiciens, aux applaudissements de la salle, qui, soulevée, entonne debout le Réveil du Peuple:

Peuple français, peuple de frères!...

Parmi les chanteurs les plus enthousiastes, Élodie reconnut le joli dragon, le petit clerc de procureur, Henry, son premier amour.

Après la représentation, le beau Desmahis appela un cabriolet, et reconduisit la citoyenne Blaise à l'Amour peintre.

Dans la voiture, l'artiste prit la main d'Élodie, entre ses mains:

"Vous le croyez, Élodie, que je vous aime?

--Je le crois, puisque vous aimez toutes les femmes.

--Je les aime en vous."

Elle sourit:

"J'assumerais une grande charge, malgré les perruques noires, blondes, rousses qui font fureur, si je me destinais à être pour vous toutes les sortes de femmes.

--Élodie, je vous jure....

--Quoi! des serments, citoyen Desmahis? Ou vous avez beaucoup de candeur, ou vous m'en supposez trop."

Desmahis ne trouvait rien à répondre, et elle se félicita comme d'un triomphe de lui avoir ôté tout son esprit.

Au coin de la rue de la Loi, ils entendirent des chants et des cris et virent des ombres s'agiter autour d'un brasier. C'était une troupe d'élégants, qui, au sortir du Théâtre-Français, brûlaient un mannequin représentant l'Ami du peuple.

Rue Honoré, le cocher heurta de son bicorne une effigie burlesque de Marat, pendue à la lanterne.

Le cocher, mis en joie par cette rencontre, se tourna vers les bourgeois et leur conta comment, la veille au soir, le tripier de la rue Montorgueil avait barbouillé de sang la tête de Marat en disant: "C'est ce qu'il aimait", comment des petits garçons de dix ans avaient jeté le buste à l'égout, et avec quel à-propos les citoyens s'étaient écriés: "Voilà son Panthéon!"

Cependant l'on entendait chanter chez tous les traiteurs et tous les limonadiers:

Peuple français, peuple de frères!...

Arrivée à l'Amour peintre:

"Adieu, fit Élodie, en sautant de cabriolet."

Mais Desmahis la supplia tendrement, et fut si pressant avec tant de douceur, qu'elle n'eut pas le courage de le laisser à la porte.

"Il est tard, fit-elle; vous ne resterez qu'un instant."

Dans la chambre bleue, elle ôta son manteau et parut dans sa robe blanche à l'antique, pleine et tiède de ses formes.

"Vous avez peut-être froid, dit-elle. Je vais allumer le feu: il est tout préparé."

Elle battit le briquet et mit dans le foyer une allumette enflammée.

Philippe la prit dans ses bras avec cette délicatesse qui révèle la force, et elle en ressentit une douceur étrange. Et, comme déjà elle pliait sous les baisers, elle se dégagea:

"Laissez-moi."

Elle se décoiffa lentement devant la glace de la cheminée; puis elle regarda, avec mélancolie, la bague qu'elle portait à l'annulaire de sa main gauche, une petite bague d'argent où la figure de Marat, tout usée, écrasée, ne se distinguait plus. Elle la regarda jusqu'à ce que les larmes eussent brouillé sa vue, l'ôta doucement et la jeta dans les flammes.

Alors brillante de larmes et de sourire, belle de tendresse et d'amour, elle se jeta dans les bras de Philippe.

La nuit était avancée déjà quand la citoyenne Blaise ouvrit à son amant la porte de l'appartement et lui dit tout bas dans l'ombre:

"Adieu, mon amour.... C'est l'heure où mon père peut rentrer: si tu entends du bruit dans l'escalier, monte vite à l'étage supérieur et ne descends que quand il n'y aura plus de danger qu'on te voie. Pour te faire ouvrir la porte de la rue, frappe trois coups à la fenêtre de la concierge. Adieu, ma vie! adieu, mon âme!"

Les derniers tisons brillaient dans l'âtre. Élodie laissa retomber sur l'oreiller sa tête heureuse et lasse.

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