Les endormies
L’Heure du Doute
— Ceux qui dorment ne vivent pas. Guerre à l’hébétude et à l’inertie ! Pour tous les peuples et pour tous les hommes, le droit à la vie de virtuel doit devenir effectif.
— Et si conquérir ce droit effectif mène à la mort ?…
Quand Si Laïd partit avec ses cavaliers, un autre goum revenait de Casablanca. C’était celui qu’avait levé, le premier, Cherïef-Soltann.
Les cavaliers étaient encore ivres de la bataille. Une multitude émue et tumultueuse acclamait leurs noms, une multitude en joie, car des chevaux seuls étaient morts ou perdus et les quelques blessures des goumiers guériraient vite.
Les étalons et les juments bondissaient, mufles baveux, crinières déchevelées ; la clameur triomphale des hommes répondait aux cris d’accueil.
Les terrasses de la bourgade désertique grouillaient de femmes et les yous-yous stridaient excitant le délire de l’enthousiasme. Ils vibrèrent plus suraigus quand les cavaliers défilèrent devant les logis de l’agha Bou-Halim. Ils saluaient le noble Cherïef-Soltann…
Cherïef-Soltann… la sublime et romantique figure d’un Abencérage à la barbe grise, un chevaleresque héros de piété musulmane sans péché, de loyalisme sans calcul ; mentalité rare, dont l’unique souci était la volonté et l’accomplissement du bien dans toute la possibilité humaine et la sublunaire espérance.
Dans la sincérité de son serment de fidélité, depuis des années ce rallié servait la France contre tous les fanatismes.
Cherïef-Soltann appartenait aux temps épiques et à l’ère patriarcale.
Il ne condamnait point, laissant à chacun la responsabilité de ses actes et le soin de les justifier en soi-même. Il ne généralisait jamais ; quelques brebis galeuses ne provoquaient pas en lui la mésestime du troupeau entier. Il attendait tout de la justice divine, confiant en l’équité du Rémunérateur.
Et la voix populaire disait :
— Cherïef-Soltann est un saint aimé du Prophète ; des miracles fleuriront autour de son tombeau.
La renommée de Bou-Halim était celle d’un fanatique et d’un puissant. Il gardait ses partisans par la superstition et la crainte. Mais quand l’impôt religieux devenait pénible à arracher aux serfs, il pensait que si le prestige de Cherïef-Soltann s’alliait à son influence, la zïara serait plus facile et plus abondante. Alors, il jugea utile de rapprocher une parenté lointaine en donnant Mouni pour femme au vieux Cherïef-Soltann…
— Regarde passer ton seigneur, dit la Soudanaise, debout avec Mouni sur une terrasse.
— Mon seigneur ? Jamais ! riposte l’enfant de Noura.
— Es-tu folle ! Quelle part plus belle pourrait être accordée à une femme ?
— Ma pensée n’est pas ta pensée.
— Parce qu’elle n’est plus arabe. Ah ! cette Roumïa t’a fait du mal.
— Tais-toi ! Ta bouche est injuste. Noura m’a appris mon cœur et elle m’est chère comme mes yeux.
— Elle a mis la folie dans ta tête. Prends garde ! Le démon de l’esprit te tourmente !
Les grands yeux de kehoul et de poussière de soleil erraient sur les horizons retrouvés, sur des choses inchangées et pourtant différentes parce que ces yeux qui les considéraient n’avaient plus le regard de jadis. Si légèrement que ce fût, des lumières nouvelles avaient modifié leur manière de voir. Certes, Mouni était restée arabe ; mais elle n’était plus, rien qu’une Arabe. Le lac tranquille avait été troublé ; une liqueur étrangère se mêlait au goût de ses eaux.
La petite princesse revenue parmi ses sujets, d’abord prise aux puériles joies et aux câlineries du retour, avait connu trop de douceur et pas assez souffert ni perdu de jeunesse pour retomber toute, en une soif d’apaisement, au pouvoir du doux et latent fatalisme, de la soumission millénaire. Elle n’accepterait pas le sort et l’amour imposés. Elle prétendait être libre et son idéal avait une forme franque.
Et les terrasses se faisant désertes, elle parlait ardemment à la Soudanaise.
— Quand un grand feu brûlera ma poitrine ; quand il brûlera celui que j’aurai choisi ; quand toutes les chansons seront sur ma bouche ; quand j’irai vers un homme les bras tendus pour lui appartenir, c’est que cet homme n’appartiendra qu’à moi seule ; c’est que je serai seule à posséder son corps et son esprit ! Je ne veux pas être comme les femmes de ma race et de ma religion, les pauvres femmes qui partagent.
— C’est un chrétien que tu veux ?
Mouni les mains croisées sur sa gorge battante, le visage haut, extasié dans le soir, paupières closes, lèvres entr’ouvertes, sent passer en elle le frisson du baiser de Claude Hervis, ce premier baiser qu’elle rendra à un autre peut-être, mais qui ressemblera au sculpteur.
— Je veux un chrétien-musulman, répond-elle.
Le rire de la Soudanaise éclate.
— Un homme pour toi seule, un chrétien ! Il y en a ici. Choisis celui qui n’a pas encore d’épouse. Tu seras à lui seul peut-être, et lui confondra ton parfum avec ceux des Amourïat. Il faut aux bras des femmes plusieurs anneaux, qui soient leur bien légitime et qu’elles transmettent à leurs filles. Il faut plusieurs épouses à l’homme fort et généreux et qu’elles soient les mères légitimes de fils innombrables. Les trois épouses de Cherïef-Soltann t’aimeront, ma fille ; il n’y aura pas de querelle entre vous : Cherïef-Soltann est juste et fait à chacune son droit d’amour.
Elle poursuit avec enthousiasme :
— Nous verrons la magnificence des fêtes. Elles dureront longtemps. Le dernier jour sera le plus beau. Je vois… Regarde avec moi… Tous les cavaliers sont dans la plaine. Quel émir réunit de plus beaux chevaux ! Salut ! Ils attendent la chamelle blanche qui porte l’épousée. Elle vient… Cherïef-Soltann, — sur lui le bonheur ! — a donné pour la chamelle des khelkhal d’argent et des boucles d’or, afin qu’elle soit digne de son fardeau. Le bassour[43] oscille comme aux battements du cœur amoureux. Les nègres esclaves entourent la chamelle. Ils la conduisent avec une chaîne de grand prix. Une escorte protège le bassour bienheureux… Où donc est celui qui veut l’épousée ? Par Dieu ! Le voici qui galope à la tête de son goum. Il livre bataille. L’escorte et les nègres sont terrassés. Ils demandent grâce au nom de la félicité prochaine. La chamelle se couche. Déjà le vainqueur a déchiré les voiles du bassour empanaché de longues plumes. Il saisit Mouni, la jette sur sa selle et l’emporte au galop de son étalon !… Aaâh !…
[43] Palanquin.
La petite princesse raillait :
— Cherïef-Soltann sera bientôt trop vieux pour l’enlèvement de la mariée.
Le lendemain, la petite princesse pleura…
— O Mouni, disait Bou-Halim, ma fille Mouni, entends ceci. Cherïef-Soltann, — Allah le récompense et le fasse victorieux ! — te veut, et moi je veux te donner à lui.
Mouni cambre sa mince stature orgueilleuse.
— Je n’aime pas Cherïef-Soltann, ô mon père, et je ne peux lui appartenir dans l’indifférence.
— Que fait cela ? Il suffit que tu sois soumise. Tu seras sa femme.
— Non. Par ta tête et mon cou !
Le vieux seigneur soulève ses paupières molles. Il considère l’audacieuse, cette
[44] Lucie Delarue-Mardrus.
sous la draperie orientale et les parures, il voit sa révolte et la rébellion de la civilisée. Il sent en lui le déchaînement subit des rancunes muettes et la revanche des concessions faites. Cela le domine et cela est dominé par son âpreté au gain, sa soif et son besoin de richesse. Un grain du chapelet s’écrase entre ses doigts. Sa main s’érige sacerdotale et puissante ; en s’appesantissant sur la tête de l’enfant cabrée, elle vaincra aussi l’esprit roumi qu’il permit à cet enfant de connaître.
— Le châtiment sur toi, Mouni, pour ton audace ! Avant le Mouloud[45] par notre seigneur Mohammed, tu seras à Cherïef-Soltann.
[45] Fête de la naissance du Prophète.
Mouni arrache ses colliers dont les perles s’éparpillent.
— Jamais !
La pensée, le souvenir de Noura l’enlacent et l’étreignent. Ah ! la liberté, la douceur de la maison bleue dans la ville haute ! Comment les a-t-elle quittées pour un caprice et un chagrin de son cœur passionné ? Marchera-t-elle sur ses désirs ardents d’adolescente, sur l’espoir incertain et tenace d’un accomplissement avec Claude ou quelqu’un de semblable à lui ? Encore, si l’homme qu’on lui destine était jeune, séduisant, vigoureux ; mais cette barbe grise…
Elle jette en avant ses mains ouvertes, crispées, dans un geste d’horreur et de dénégation éperdue. Et, dans un sanglot :
— Jamais… Je veux m’en aller, revoir Noura. Plutôt que d’être à Cherïef-Soltann, je le tuerai, comme Zorah tua son mari. Oh ! Noura !…
— La malédiction sur Noura Le Gall ! Elle ne te connaîtra plus.
— Je ne suis pas ta prisonnière, ô mon père.
— Tu te trompes. Tais-toi et obéis.
Mouni profère un cri strident.
Brusquement, le cri qui vibrait s’éteint.
L’enfant désespérée voile son visage d’un pan de sa melahfa, recule et disparaît dans la pièce voisine…
Cherïef-Soltann vient d’entrer.
Il l’a vue. Sa voix interroge en prononçant un nom :
— Mouni ?
— Mouni, répond Bou-Halim faisant place à son hôte.
Le vieil Abencérage sait l’éducation de la petite princesse, comme il sait sa jeunesse et sa beauté. Il comprend, il sourit de son très noble et très clair sourire où flue un regret.
— Elle ne veut pas ?
— Cela n’est rien. Elle voudra. C’est à cause des maléfices de la science et de sa Mâlema. Nous l’en délivrerons.
— Le consentement est mauvais qui se donne avec des larmes. Et j’ai réfléchi. Je te dis ceci, ô Bou-Halim, mon frère et mon ami. Il sied mal à mon âge de prendre une jeune épouse pour, au lendemain des noces peut-être, l’abandonner avec les vieilles femmes et la tentation. Des agitateurs bougent dans les territoires au sud du Figuig. Des harkas montent avec les Berabers. J’irai avec les Français qui les attendent. Je connais le pays ; je servirai contre les aveugles forcenés et leurs merabtine ambitieux. J’ai parlé. Mes actes seront les frères de mes paroles…
Quand Cherïef-Soltann fit ses ablutions pour la prière de l’acha[46] il murmurait :
[46] Dernière prière.
— Honte à l’homme qui fait pleurer les femmes, qui leur fait répandre les larmes de l’amertume ! Celui-là mérite que sa mère elle-même ne pleure pas sur son cadavre.
Puis il dit à sa plus jeune épouse :
— Dénoue tes foulards, ô Nedjma, répands tes cheveux plus longs que la crinière des chevaux du Hodna ; je veux dormir dans tes cheveux.