Les enfants des Tuileries
En avant, marchons,
Contre ces garçons....
(Il s'avance vers Jules.)
JULES, reculant.
Eh bien! eh bien! ma bonne, au secours!
TROISIÈME GAMIN.
Bébé crie; vite, la nourrice, du lolo pour consoler Fanfan!
LA BONNE.
Allez-vous-en, gamins, laissez ces enfants tranquilles.
PREMIER GAMIN.
La rue est à tout le monde, d'abord....
DEUXIÈME GAMIN
Et puis, c'est pas des enfants, ça!
HERMINIE, indignée.
Par exemple!
DEUXIÈME GAMIN.
Non, c'est des chiens fous; ainsi, on peut regarder ça.
CONSTANCE, furieuse.
Ça! l'insolent!
UN SERGENT DE VILLE, arrivant.
Arrière, les gamins! (les gamins se sauvent en criant: «v'là les chiens fous, hou, hou....») Et vous, mesdemoiselles et messieurs, veuillez circuler; voilà la pluie finie, du reste; vous pouvez aller et venir.
Les élégants, trempés, sales, grognons, et quelques-uns d'entre eux barbouillés par leur maquillage à moitié enlevé, s'en allèrent piteusement avec leurs bonnes; ils eurent la douleur de rencontrer, au détour d'une rue, les implacables gamins qui les escortèrent pendant quelques minutes en se moquant d'eux et en les huant, tandis que les passants riaient à gorge déployée, et des lazzis des gamins et des mines ridicules du beau monde.
CHAPITRE XI.
CHEZ LA GRAND'MÈRE D'ÉLISABETH
Le lendemain de cette scène, Irène reçut d'Élisabeth le billet suivant:
«Chère amie,
Grand'mère me charge de demander à M. et à Mme de Morville de vouloir bien t'amener chez elle, ainsi que Julien, jeudi soir, à huit heures; mes cousins et cousines de Marsy, Armand et moi, devrons jouer deux charades. A jeudi, j'espère: en attendant, je t'embrasse comme je t'aime, ma bonne Irène, de toute mon âme.
Ton amie dévouée,
ÉLISABETH DE KERMADIO.»
Irène, enchantée, courut chercher Julien: tous deux se hâtèrent de porter à leur mère la gentille lettre d'Élisabeth, et lui demander de vouloir bien, ainsi que leur père, les mener le soir chez Mme de Gursé, la grand'mère des petits de Kermadio et de Marsy.
Mme de Morville y consentit volontiers, et Irène, après avoir remercié sa mère, écrivit à Élisabeth pour lui dire qu'elle pouvait compter sur eux.
Le jeudi matin, les six cousins et cousines, fort affairés, se rendirent ensemble chez Mme de Gursé, pour préparer leurs fameuses charades; ils se retirèrent dans le petit salon, afin d'y chercher les mots pour le soir.
JEANNE.
Messieurs, mesdames, dépêchez-vous de trouver une bonne charade, car je vous déclare que je me sens bête comme un pot: je n'en trouve pas la queue d'une, pour ma part!
PAUL.
Il n'y a pas besoin de nous décourager. Nous le sommes déjà bien assez sans ça! (Il réfléchit.)
ÉLISABETH.
Le difficile est de trouver des charades dont les mots soient simples, aisés à jouer et amusants pour tout le monde. (Elle réfléchit.)
JACQUES.
Je crois que... non, ce serait mauvais!
ARMAND.
Ah! j'ai trouvé... impossible! le tout serait trop long à jouer....
Le difficile est de trouver des charades... (Page 126.)
JEANNE.
Tiens! si nous prenions... bah! que je suis étourdie; cela n'irait jamais!
ÉLISABETH, riant.
Eh bien! le commencement promet. Nos spectateurs seront contents, ce soir, si nous allons de ce train-là.
JEANNE.
C'est inquiétant, tu as raison! arranger nos mots, notre théâtre, nos costumes!...
FRANÇOISE.
Heureusement que maman et ma tante de Kermadio vont venir bientôt nous aider!
JACQUES.
Et Mlle Heiger aussi. Elle finit une lettre et arrive tout de suite après, à ce que dit Armand.
FRANÇOISE.
J'en sais un! j'en sais un superbe....
TOUS.
Qu'est-ce que c'est? dis vite!
FRANÇOISE, triomphante.
Mésange! C'est ça, un joli mot?
JEANNE, réfléchissant.
Il n'est pas facile.
ÉLISABETH.
Il est même impossible!
FRANÇOISE, vivement.
Pourquoi ça, mademoiselle la difficile?
ÉLISABETH.
Parce que ange serait très-bien, mésange, aussi; mais le premier mot més, comment nous en tirer?
FRANÇOISE.
La belle affaire! Ce sera quelqu'un qui dira toujours maiz, maiz, parce qu'il sera embarrassé.
(Les enfants rient.)
François commençait à devenir très-rouge quand les mamans et Mlle Heiger entrèrent. Les pauvres acteurs leur demandèrent du secours.
MADAME DE MARSY.
Voyons! courage. Cherchez un mot simple et qui ne demande qu'un jeu facile: talent, tailleur, que sais-je, moi!
MADAME DE KERMADIO.
Balai, piqueur....
JACQUES.
Non, piqûre, ce sera mieux! Merci, ma tante, merci, maman.
TOUS.
C'est ça! piqûre, ce sera très-bien.
JACQUES, affairé.
Pique-hure. Voilà comment nous devons jouer cela.
Il y aura une brouille entre deux vieilles portières, pour le premier mot; pour le second, on servira, à un déjeuner de gourmands, une hure de sanglier en carton, comme plat du milieu: vous jugez du désappointement général.
Au dernier, ce sera M. de Rosbourg, piqué par un serpent et sauvé par Paul d'Aubert 1.
TOUS.
Bravo! Jacques; c'est charmant, très-bien inventé!
MADAME DE MARSY.
Très gentil et ingénieux: la piqûre surtout sera charmante à jouer.
PAUL.
Et la seconde charade? cherchons-la, puisque voilà la première trouvée.
JEANNE.
Charité serait très-bien et très-joli à jouer.
MADAME DE KERMADIO.
Ah! voilà une idée excellente, chère enfant!
MADAME DE MARSY.
En effet, c'est simple et facile à jouer.
PAUL.
Oui, oui; c'est ça! chat, l'aventure de ma vieille cousine avec le charretier; riz, un dîner de poltrons effrayés du choléra, et thé, un thé comme celui de Mme Gibou, que maman nous lisait l'autre jour.
LES ENFANTS.
Bravo! c'est parfait.
MADEMOISELLE HEIGER.
Maintenant il faut s'occuper de distribuer les rôles à chacun, d'arranger les costumes et les décors.
Les enfants, enchantés d'avoir enfin trouvé leurs mots, se mirent à tout organiser. Lorsque les rôles durent être distribués, Jeanne déclara malignement qu'elle donnait à Paul le soin de représenter la hure de sanglier.
PAUL, vivement.
Tu veux me vexer, taquine? mais je vais t'attraper en acceptant; je jouerai si bien mon rôle que je donnerai des fous rires à tout le monde.
JEANNE, riant.
Je demande aussi qu'on t'offre le rôle du chat; il sera si intéressant!
PAUL, se rebiffant.
Ah! tu m'ennuies à la fin, de me fourrer toujours dans les bêtes comme ça! l'année dernière, c'était la même histoire....
JEANNE, gaiement.
Mais ça t'amuserait tant, d'égratigner et de faire le gros dos!
PAUL, décidé.
J'accepte, et je te ferai des phout... phout... si terribles, que tu ne seras pas contente de m'avoir offert le rôle!
Tout le monde riait en les écoutant et l'on finit de tout organiser, à la satisfaction générale.
Le soir venu, la famille de Morville arriva et fut reçue à merveille par l'excellente grand'mère d'Élisabeth, Mme de Gursé. Irène et Julien étaient fort impatients de savoir comment les petits acteurs se tireraient de leurs rôles.
Lorsqu'on fut installé dans le salon, converti en salle de spectacle, on leva le rideau et la première charade commença.
CHAPITRE XII.
PREMIÈRE CHARADE.
PIQUE.
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PERSONNAGES. Mme Petit-Colin, portière 2 Mme Gros-Colin, portière 3 M. Conciliant, voisin 4 Mimi, fils de Mme Petit-Colin 5 Titi, fils de Mme Gros-Colin 6 Marinette, fille de M. Conciliant 7 |
ACTEURS. Mlle Jeanne. Mlle Élisabeth. M. Jacques. M. Paul. M. Armand. Mlle Françoise. |
Le théâtre représente une loge de concierge.
SCÈNE I.
MADAME PETIT-COLIN, MIMI.
MADAME PETIT-COLIN.
Je suis contente que nous soyons habillés, Mimi, car je ne serais pas étonnée de recevoir des visites, aujourd'hui!
MIMI, bâillant.
Ah! bah, maman, et qui donc qui viendrait?
MADAME PETIT-COLIN.
Quand ça ne serait que la vieille Gros-Colin qui aime tant à jouer de la langue; elle ne peut pas se tenir de parler, et faut qu'elle aille de porte en porte cancaner et assommer tous les voisins. (Voyant entrer Mme Colin.) Ah! bonjour, ma chère madame Gros-Colin; que vous êtes donc aimable de venir comme ça voir les amis!
SCÈNE II.
MADAME GROS-COLIN, entrant.
Je ne pouvais pas passer devant votre porte sans entrer, madame Petit-Colin! Titi, dis bonjour à ton cher Mimi.
TITI, grognant.
Bonjour, toi!
MIMI, rechigné.
Bonjour, toi!
MADAME PETIT-COLIN.
Allez jouer, mes petits amours.
(Les enfants vont dans un coin et restent immobiles, causant à peine et se tirant la langue de temps en temps.)
MADAME GROS-COLIN.
Une chose qui m'a toujours étonnée et que je venais vous demander aujourd'hui, ma voisine, c'est pourquoi que vous vous appelez Colin comme moi?
MADAME PETIT-COLIN.
La même chose m'étonnait aussi!
MADAME GROS-COLIN.
Pourquoi ça, s'il vous plaît?
MADAME PETIT-COLIN, avec fierté.
Parce que nous sommes les seuls qui devons porter le nom de Colin.
MADAME GROS-COLIN, vivement.
Je dis la même chose: c'est à nous seuls que revient cet honorable nom....
MADAME PETIT-COLIN, aigrement.
Vous devez vous tromper, Mame, nous sommes les seuls vrais Colin!
MADAME GROS-COLIN, très-vivement.
Vous vous trompez vous même, Mame; il n'y a que nous.
MADAME PETIT-COLIN.
Ceci est fort. Lisez ces papiers.
(Elle lui donne une liasse de cahiers.)
MADAME GROS-COLIN.
Et lisez ceci, il n'y a rien à répondre.
(Elle tire de sa poche un rouleau de papiers. Les deux femmes lisent tout bas, en gesticulant.)
MIMI.
Je te dis moi, que je tire la langue plus vite que toi!
TITI.
Pas vrai, c'est moi!
MIMI, tirant la langue.
Tiens! tiens! tiens! vois-tu comme je fais bien ça?
TITI, de même.
Et tiens! et tiens! et tiens! je le fais mieux....
MIMI.
Comptons combien de fois nous la tirerons chacun dans une minute, veux-tu?
TITI.
Veux bien.
(Ils vont devant la glace et tirent la langue le plus vite qu'ils peuvent en se faisant d'atroces grimaces.)
MADAME GROS-COLIN, jetant les papiers.
C'est un tissu de mensonges! les seuls Colin, c'est nous!
MADAME PETIT-COLIN, de même.
Fausseté! horreur! Il n'y a que nous de vérédiques!
MADAME GROS-COLIN, en colère.
Ne répétez pas ça, portière; il n'y a plus qu'une branche de Colin, c'est nous....
MADAME PETIT-COLIN, furieuse.
Une branche, une souche morte, vous voulez dire!
MADAME GROS-COLIN, exaspérée.
Madame!...
MADAME PETIT-COLIN, de même.
Madame!...
SCÈNE III.
MONSIEUR CONCILIANT, entrant.
Bonjour, Ma.... Ah! mon Dieu! qu'y a-t-il donc, mes chères dames?
MARINETTE, avec reproche.
Oh! Mimi; oh! Titi, pourquoi vous tirez-vous la langue comme ça?
MADAME GROS-COLIN, embarrassée.
Nous nous disputons un peu, monsieur Conciliant, à cause de nos noms.
MADAME PETIT-COLIN.
Oui, parce que chacune de nous soutenait que son nom n'appartenait qu'à elle seule, et que les autres étaient de faux Colin.
MONSIEUR CONCILIANT.
Et ce n'était que cela qui vous troublait tant?
LES DEUX PORTIÈRES, indignées.
Comment, que cela?
MONSIEUR CONCILIANT.
Certainement, car je puis vous mettre d'accord; connaissant vos deux familles depuis longtemps, je suis au courant de toutes vos affaires.
LES DEUX FEMMES.
Eh bien! qui est la vraie Colin?
MONSIEUR CONCILIANT.
Vous êtes toutes deux de vraies Colin; seulement l'une est de la branche des Colin-Maillard, et l'autre, de la branche des Colin-Tampon!
MADAME PETIT-COLIN, rassurée.
Vous êtes sûr?
MONSIEUR CONCILIANT, gravement.
Très-sûr!
MADAME GROS-COLIN.
Mais alors, nous sommes parentes?
MONSIEUR CONCILIANT.
Certainement!
MADAME PETIT-COLIN.
Et moi qui l'ignorais....
MADAME GROS-COLIN.
Je vous rendais bien la pareille! Embrassons-nous, ma cousine, et vivons en paix.
(Elles se jettent dans les bras l'une de l'autre. Monsieur Conciliant se frotte les mains en riant.)
MARINETTE.
Voyez, mes amis, le bon exemple que vous donnent vos mamans. Soyez gentils et embrassez-vous aussi!
MIMI.
Elle a raison. Veux-tu, Titi?
TITI.
Veux bien! C'est vilain de tirer la langue; ça nous rendrait bien laids!
MARINETTE.
Et surtout, cela offense le bon Dieu et la sainte Vierge!
(Les enfants s'embrassent. La toile tombe.)
HURE.
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PERSONNAGES. Mme Harpagon 8 Jocrisset, domestique et cuisinier 9 M. Gourmet 10 Mme Gourmet 11 Mlle Gourmet 12 Une hure de sanglier en carton 13 |
ACTEURS. Mlle Jeanne. M. Jacques. M. Armand. Mlle Élisabeth. Mlle Françoise. M. Paul. |
Le théâtre représente une salle à manger.
Note 13: (retour) Le petit acteur est accroupi sur un plat: il est recouvert d'une peau de chevreuil. Sur sa figure, une gaze couverte de plumes, ne laissant voir que les yeux et d'énormes défenses (des morceaux de mie de pain taillés en pointe, attachés à la gaze, simulent les défenses); oreilles postiches en queue de lapin: le sanglier doit faire des yeux terribles, pour compléter l'effet.
SCÈNE I.
MADAME HARPAGON, JOCRISSET.
MADAME HARPAGON.
Que c'est ennuyeux de donner à dîner! et à ces assommants Gourmet, encore! Ils vont dévorer, j'en suis sûre.... Jocrisset!
JOCRISSET, s'avançant.
Madame me réclame?
MADAME HARPAGON.
Tu n'as pas oublié ce que je t'ai recommandé?
JOCRISSET.
Quoi donc, madame?
MADAME HARPAGON, impatientée.
Enfin, tu te rappelles ce que j'ai dit! Sers vite et peu. Emporte les plats et n'offre que le moins possible.
JOCRISSET.
Oui, madame, j'emporterai vite et peu. J'offrirai les plats que je servirai. C'est-à-dire non... je servirai les plats que j'offrirai....
MADAME HARPAGON.
Mais non! mais non! c'est le contraire!
JOCRISSET.
C'est égal, madame, j'ai compris, et madame peut être sûre que....
SCÈNE II.
LES MÊMES, MADAME, M. ET MADEMOISELLE GOURMET
MADAME GOURMET.
Bonjour, chère madame, nous sommes exacts j'espère!
M. GOURMET.
Et mourant de faim....
MADAME HARPAGON, à part.
Aïe! (Haut.) Soyez les bienvenus! Vous voyez que je vous attendais, quasi à table. Asseyons-nous vite et réparons le temps perdu. (On s'assied: Jocrisset sert.)
JOCRISSET, très-vite.
Madame ne veut pas de côtelettes? (Il passe sans attendre la réponse; il fait la même chose pour chaque convive: personne ne mange. Mme Harpagon est radieuse, les Gourmet, consternés.)
MADAME HARPAGON, enchantée.
Quel triste appétit nous avons! Jocrisset, sers le poulet.
JOCRISSET.
La couveuse morte? Oui, madame, tout de suite.
M. GOURMET, bas.
Horreur! Anastasie, as-tu entendu?
MADAME GOURMET, de même.
Que trop, hélas!
MADEMOISELLE GOURMET, de même.
J'en mangerai tout de même, moi; tant pis, j'ai trop faim!
M. GOURMET.
Ma fille, je te le défends! N'en mange pas, Clélie, si tu aimes ton père.
MADAME HARPAGON, bas.
Jocrisset, ne sers que la carcasse! (Jocrisset se trompe et offre les bons morceaux. La petite Gourmet prend tout. Mme Harpagon s'agita avec douleur.)
JOCRISSET.
Madame, faut-il découvrir le plat du milieu?
MADAME HARPAGON.
Sans doute; tu as eu tort de l'oublier.
MADAME GOURMET, bas.
Oh! bonheur, nous allons manger....
M. GOURMET, bas.
Servons-nous sans dire gare, ou sans cela nous sommes perdus! (Jocrisset découvre la hure qui est sur la table.)
M. GOURMET, haut.
Ah! voilà un plat qui me réjouit. Cela m'amusera de le découper. J'ai un talent tout particulier pour cela. (Il attire le plat vers lui.)
MADAME HARPAGON, très-agitée.
Non, cher monsieur, non! Jocrisset va emporter le plat et vous évitera cette peine.
MADAME GOURMET, aigrement.
Doutez-vous de l'adresse de mon mari, madame?
MADAME HARPAGON, embarrassée.
Non certes; mais il vaudrait mieux... ce serait préférable....
M. GOURMET.
Dieu! que c'est dur! mon couteau ne peut pas... eh bien! eh bien! Oh! grand Dieu! c'est du carton!
MADEMOISELLE GOURMET.
Ah ben! on ne peut donc pas manger, ici? N'y avait que la couveuse!
MADAME HARPAGON, balbutiant.
Mon Dieu, vous savez... ces plats du milieu... sont pour la montre souvent... pour orner....
M. GOURMET, se levant.
En voilà assez! nous vous saluons, madame, et nous allons chercher ailleurs de quoi manger.
MADAME GOURMET, de même.
Et nous avons chez nous un cuissot de chevreuil (pas en carton!) que nous allons manger à nous seuls, sans inviter personne!
MADAME HARPAGON, désolée.
Ciel! si j'avais su! Restez donc; on va rapporter les côtelettes, et il y a encore des pommes de terre, n'est-ce pas, Jocrisset?
JOCRISSET.
Les pommes de terre germées? Certainement, madame.
MADEMOISELLE GOURMET.
Ça doit être bon!
M. GOURMET.
Plus un mot! Partons, ma femme et ma fille.
(Ils sortent.)
MADAME HARPAGON, désolée.
Coquin de sanglier! Il est cause de tout! (Elle montre le poing à la hure qui lui fait des yeux terribles. La toile tombe.)
PIQURE.
|
Personnages. Comte de Rosbourg 14 Paul d'Aubert 15 Première sauvage 16 Deuxième sauvage Troisième sauvage Quatrième sauvage |
Acteurs. M. Jacques. M. Paul. Mlle Élisabeth. Mlle Jeanne. Mlle Françoise. M. Armand. |
Le théâtre représente une plaine. A droite, un arbre figuré par
une grosse planche de sapin.
M. DE ROSBOURG, seul, se promenant.
Que je suis malheureux! Ma vie se passera-t-elle dans cette île, loin de ma chère femme, de ma chère fille, cette enfant bien aimée? Ah! mon Dieu! Donnez-moi le courage qui me manque.... (Il s'assied, accablé, sur une pierre.) Ah!... (Il se lève.) je viens d'être piqué! Ciel! un serpent à sonnettes, et je suis seul, loin du village.... (Il essaye vainement de marcher.) Je suis perdu! ma femme, ma chère fille, adieu.... Seigneur, prenez pitié de moi! (Il retombe assis sur un rocher et prie.)
PAUL, accourant.
Mon père, mon père, qu'avez-vous? Dieu! que vous êtes pâle!
M. DE ROSBOURG, d'une voix faible.
Ne t'afflige pas, Paul... un serpent... m'a piqué.... Je me sens mal.... (Il s'évanouit.)
PAUL, avec désespoir.
O mon pauvre père! Comment le sauver? Personne ici pour le secourir. A moi! à moi! il va mourir; mon Dieu, inspirez-moi!... Ah! quelle idée! (Il cherche la blessure, la découvre, puis suce la plaie.)
M. DE ROSBOURG, ouvrant les yeux.
Quel mieux je ressens! Quel miracle!... Ciel! Paul, que fais-tu? (Il veut l'empêcher de continuer.)
PAUL, se débattant.
Laissez, mon père! Vous n'avez pas le droit de m'empêcher d'agir. Je veux que vous viviez, je veux vous sauver, moi, moi qui vous dois la vie!
M. DE ROSBOURG.
Paul, mon enfant... je ne veux pas.... Ah! mes forces s'épuisent! (Il retombé évanoui. Paul profite de cette faiblesse pour achever de sucer la plaie.)
UNE PREMIÈRE SAUVAGE, accourant.
Quoi arriver ici? On criait!
PAUL, se relevant.
Mon père a été piqué par un serpent à sonnettes il y a plus d'une heure.
DEUXIÈME SAUVAGE.
Trop tard pour sauver lui! Lui, perdu!
PAUL.
Ne craignez rien. J'ai sucé la plaie. Il est hors de danger.
M. DE ROSBOURG, revenant à lui.
Paul, où es-tu? Tu souris, tu m'embrasses.... Tu m'as sauvé! (Il se lève.) Je le sens, tout le venin de ma blessure est parti. Mon Dieu! il a peut-être passé dans tes veines, cher et excellent enfant!
PAUL, d'une voix éteinte.
Non, mon père, ne craignez rien pour moi; mais ces émotions m'ont brisé... je ne puis.... (Il tombe dans les bras de M. de Rosbourg.)
M. DE. ROSBOURG, pleurant.
Mon fils, mon enfant! reviens à toi!
Trop tard pour sauver lui! (Page 148.)
PREMIÈRE SAUVAGE.
Attends, Gligala venir là-bas et apporter bons remèdes.
TROISIÈME SAUVAGE, accourant.
Paul évanoui? Crains rien; voilà pour faire revenir lui. (Elle lui fait respirer un jus d'herbe.)
PAUL, ouvrant les yeux.
Mon père, je suis mieux. Merci, mes amies, merci de vos bons soins.
M. DE ROSBOURG.
Oh! mon Paul, que je suis heureux! Et moi qui me désolais de notre infortune! Je vois qu'aimé par un coeur comme le tien, je ne puis être vraiment malheureux!
QUATRIÈME SAUVAGE, arrivant.
Ami, ami, dans le lointain, voir venir un vaisseau comme le tien. Il vient vite vers terre.
M. DE ROSBOURG.
Paul, ton dévouement est béni de Dieu! Un vaisseau.... C'est la France! c'est la famille....
PAUL.
Cher père, vous allez être heureux?
M. DE ROSBOURG, avec tendresse.
Oui, mais jamais sans toi! (La toile tombe.)
CHAPITRE XIII.
SECONDE CHARADE.
CHAT.
|
Personnages. Mme Dur-à-Cuir 17 Sacripant, charretier 18 Diablotin, gamin 19 Mme Cancanier, portière 20 M. Cancanier, portier, son mari 21 Un Chat 22 |
Acteurs. Mlle Jeanne. M. Jacques. Mlle Françoise. Mlle Élisabeth. M. Armand. M. Paul. |
La scène représente une rue.
SCÈNE I.
(On entend miauler lamentablement dans la coulisse.)
MADAME DUR-A-CUIR, entrant.
J'entends miauler par ici! Il doit y avoir quelque misérable qui tourmente une pauvre bête sans défense... (Elle agite son parapluie.) Que vois-je! (Elle regarde dans la coulisse.) Un charretier fouette un angora.... L'infâme! et la victime, grimpée à moitié sur une voiture, ne peut ni descendre ni monter! Horrible spectacle!... Je vole au secours du malheur! (Elle s'élance dans la coulisse, son parapluie levé. On entend de grands cris.)
SCÈNE II.
MADAME DUR-A-CUIR, SACRIPANT, DIABLOTIN, le CHAT, entrent en désordre.
SACRIPANT.
Ah çà! allez-vous me laisser tranquille, à la fin, ma bonne femme! On ne peut donc pas s'amuser un brin sans être maltraité?
MADAME DUR-A-CUIR.
Gredin! tu appelles s'amuser, tourmenter, torturer un malheureux animal! (Elle lui montre le poing.) Touches-y, maintenant que je l'ai pris sous ma protection....
LE CHAT.
Miaou, miaou.
DIABLOTIN, déclamant.
Qu'ils sont touchants, les cris de l'innocence!
SACRIPANT.
Ne me défiez pas, la mère, car je vous lui en ferais voir de toutes les couleurs, à vot' protégé!
MADAME DUR-A-CUIR, le parapluie levé.
Approche, si tu l'oses!
SCÈNE III.
MADAME CANCANIER, entrant.
Bravo! ma bonne femme, tu as mon estime. Je vole à ton secours! (Elle se place près de Mme Dur-à-Cuir, la balai en l'air.)
M. CANCANIER, accourant.
De quoi te mêles-tu, toi? Toujours fourrée dans les bagarres! Attends un peu que je me mette dans le parti ennemi pour te donner une leçon. (Il se range à côté de Sacripant qui a son fouet en l'air.)
DIABLOTIN, riant.
Allez, la musique! En avant, Minet, déploie ton organe et anime la partie! (Le chat s'élance en miaulant et griffe énergiquement les figures de Sacripant et de Cancanier.)
LE CHAT, jurant.
Phout.... Phout.... (vite et griffant) phout, phout-phout....
SACRIPANT.
Aïe! Je suis éborgné.... Horreur de bête! va! Hé! le pharmacien, viens me panser, j'ai le nez en compote! (Il jette son fouet et se sauve en courant.)
CANCANIER.
Oh! là! là! j'ai la joue en marmelade; vilain animal.... Dieu! que ça me cuit! Vite, un médecin pour mes blessures! Brrrou! que j'ai mal! (Il s'en va en se tenant la tête.)
DIABLOTIN, chantant.
La victoire est à nous!
MADAME CANCANIER.
Et v'là le champ de bataille qui nous reste....
MADAME DUR-A-CUIR.
Avec armes et bagages!
LE CHAT.
Miaou....
MADAME CANCANIER.
Qu'allons-nous faire de ce pauvre animal?
MADAME DUR-A-CUIR.
Je l'emmène. Il me servira de compagnon et je raconterai son trait de bravoure à qui voudra l'entendre.
MADAME CANCANIER.
Je vous ferai écho, les oreilles de M. Cancanier seront rebattues de notre gloire! (Le chat se précipite dans les bras de Mme Dur-à-Cuir.)
DIABLOTIN.
Tableau touchant! Je suis ému! Je suis ému!...
(La toile tombe.)
RIZ.
|
Personnages. M. Tremblotant 23 Mme Tremblotant Le docteur Tukanmaime M. Huileux, apothicaire Mme Gémissons, cousine de Tremblotant Mlle Azelma Tremblotant |
Acteurs. M. Jacques. Mlle Jeanne. M. Armand. M. Paul. Mlle Élisabeth. Mlle Françoise. |
La scène représente une salle à manger.
SCÈNE I.
MONSIEUR, MADAME, MADEMOISELLE TREMBLOTANT, MADAME GÉMISSONS, à table.
M. TREMBLOTANT.
Qu'avons-nous encore à manger, ma femme?
MADAME TREMBLOTANT.
Toujours la même chose, mon ami. Au temps de choléra où nous sommes, on ne saurait trop manger de cet aliment précieux. (Elle montre une terrine.)
MADAME GÉMISSONS.
Vous avez bien raison, ma cousine; un malheur est si vite arrivé! (Elle mange.)
M. TREMBLOTANT.
Ça bourre joliment de ne manger que de ce... légume-là! (Il se frotte l'estomac.)
MADAME GÉMISSONS.
Le fait est que ça ne veut plus passer. (Elle se renverse sur sa chaise.)
MADEMOISELLE TREMBLOTANT.
Ah! mon Dieu, maman, v'là ma cousine qu'a le choléra, elle devient toute verte!
MADAME TREMBLOTANT, bondissant.
Ciel de Dieu! c'est vrai! Vite, Azelma, un médecin.... Cours chercher un médecin. Tâche d'amener le docteur Tukanmaime. (Azelma sort en courant.)
M. TREMBLOTANT, terrifié.
Ah! Seigneur! je suis pris aussi, pour sûr. Je me sens tout drôle.... (Il tombe évanoui sur sa chaise.)
MADAME GÉMISSONS, pleurant.
Nous allons mourir! A la fleur de l'âge, hélas! (Elle se tord les mains.)
MADAME TREMBLOTANT.
Ne craignez rien, ma cousine, je prierai pour le repos de votre âme!
SCÈNE II.
Les mêmes, LE DOCTEUR, AZELMA.
LE DOCTEUR.
Qu'y a-t-il donc? Oh! oh! deux malades, bonne aubaine! (Il leur tâte le pouls.)
Fièvre violente.--Bien. Face rouge et gonflée. Très-bien.--Agitation convulsive! Parfait. (Les deux malades poussent des cris plaintifs.)
MADAME TREMBLOTANT, épouvantée.
Grand Dieu! docteur, que vous êtes sinistre dans vos paroles!
LE DOCTEUR, gaiement.
Et qu'ont-ils mangé, ces chers malades, ma bonne dame?
MADAME TREMBLOTANT.
Mais simplement de ceci, docteur; c'est ce qu'il y a de plus sain en temps de choléra. (Elle montre une énorme terrine presque vide.)
LE DOCTEUR.
Quelle quantité chaque malade en a-t-il mangé?
M. TREMBLOTANT, d'une voix faible.
Je n'en ai mangé que quatre à cinq livres pour ma part.
MADAME GÉMISSONS, de même.
Et moi, pas davantage.
LE DOCTEUR, tranquillement.
Ceci me rassure. Ce n'est pas précisément le choléra, alors, mais une violentissime indigestion cholérique dont nous allons débarrasser les patients.
Monsieur Tremblotant, vous allez.... (Il lui parle bas à l'oreille) dans votre chambre.
M. TREMBLOTANT, joignant les mains.
Cinq, docteur! Cinq de suite? cela va bien m'éprouver!
LE DOCTEUR, avec force.
Il le faut! un par livre, c'est la règle! Vous, Madame, vous.... (Il lui parle bas) dans la chambre de votre cousine.
MADAME GÉMISSONS.
Ah! docteur! cinq tout entiers? Ça me bouleversera!
LE DOCTEUR, avec autorité.
Madame, ne discutez pas la médecine! (Les malades sortent en gémissant chacun de son côté.)
SCÈNE III.
Les mêmes hors les malades, M. HUILEUX, arrivant.
M. HUILEUX, avec un gros rouleau enveloppé sous le bras. (On voit le bout de son instrument dépasser le papier.)
Je vous ai vu entrer ici, docteur, et je pense qu'on doit avoir, grâce à vous, besoin de mon ministère?
LE DOCTEUR.
Oui, mon cher Huileux, il faut.... (Il lui parle bas.) Cinq à Mme Gémissons, cinq à M. Tremblotant, et bien en conscience.
M. HUILEUX, avec fierté.
Ne craignez rien, docteur; j'aimerais mieux mourir que de faire grâce d'une goutte! (Il entre chez Mme Gémissons. Grand silence.)
M. HUILEUX, avec solennité (dans la coulisse).
Un..., deux..., trois....
MADAME GÉMISSONS, dans la coulisse.
Assez, assez! Je n'en peux plus!
M. HUILEUX, de même.
On en peut toujours, madame. Courage!
MADAME TREMBLOTANT.
La malheureuse! Ses plaintes sont déchirantes à entendre.
M. HUILEUX.
Quatre..., cinq! (Il sort de chez Mme Gémissons et va chez M. Tremblotant. Grand silence.)
M. HUILEUX, dans la coulisse.
Un..., deux....
M. TREMBLOTANT, de même.
Pas plus! pas plus!
M. HUILEUX, de même.
Monsieur, soyez homme! Mme Gémissons ne se plaignait qu'au troisième, et pourtant elle en a eu cinq!
M. TREMBLOTANT, de même.
Vous trouvez que ce n'est rien?
M. HUILEUX, de même.
Peu de chose, mon cher monsieur.... Allons, recommençons! Trois... quatre!...
M. TREMBLOTANT, de même.
Grâce.... Miséricorde!
M. HUILEUX, de même.
Cinq....
M. TREMBLOTANT, de même.
Ah! je suis mort!
M. HUILEUX, sortant.
Quand vous le serez pour de bon, vous ne le direz pas.
LE DOCTEUR.
C'est fini? Bravo! Allons, mon cher Huileux, courons chez nos autres malades, et sauvons l'humanité souffrante. (Ils sortent.)
MADAME GÉMISSONS paraît, courbée en deux, à la porte de sa chambre.
Oh! la, la!
M. TREMBLOTANT, paraissant de même.
Ah! grand Dieu!
Mme Tremblotant et Azelma se désolent
La toile tombe.
Et sauvons l'humanité souffrante. (Page 162.)
THÉ.
|
Personnages. Mme Ouistiti M. Ouistiti Mme Cornichon, voisine M. Gobe-Mouche, voisin Grinchu, cuisinier Follette, fille de Ouistiti |
Acteurs. Mlle Élisabeth. M. Armand. Mlle Jeanne. M. Jacques. M. Paul. Mlle Françoise. |
(Les acteurs sont en costume de ville, Grinchu en cuisinier; M. Gobe-Mouche devra avoir un énorme chapeau, très en arrière; Mme Cornichon, un grand chapeau, très en avant: tous les deux devront tourner leurs pouces sans cesse.)
La scène représente un salon.
SCÈNE I.
MADAME OUISTITI, cherchant dans un tiroir.
Impossible de retrouver ma recette pour faire le thym. Tu es sûr de ne pas l'avoir, Anastase?
M. OUISTITI.
Moi? non, je....
MADAME OUISTITI.
C'est bon! ne bavarde pas tant; je n'en veux pas davantage! Ah! Seigneur, qu'allons-nous faire? déjà huit heures, et je ne sais comment faire ce maudit thym!
FOLLETTE, sautant.
Et les voisins vont arriver, hé! hé! hé! et tu seras bien vexée, maman! han! han!
MADAME OUISTITI.
Tais-toi, petit monstre! Tu retournes le poignard dans la plaie!
SCÈNE II.
GRINCHU, entrant.
Madame, je crois avoir trouvé votre recette, quoiqu'elle ne vaille pas grand'chose, à mon avis!
MADAME OUISTITI.
O bonheur! Anastase, nous sommes sauvés!
M. OUISTITI.
Oui, nous sommes....
MADAME OUISTITI.
C'est bon; je ne t'en demande pas davantage. Vite. Grinchu, donnez-moi cette recette.
GRINCHU.
Je me méfierais à la place de madame, elle a été écrite par M. Ricanant, qui aime à plaisanter, et il riait en la donnant! Enfin la v'là. Elle était collée, sauf respect, sur le ventre de la poupée de Mlle Follette en guise de cataplasme, avec du jus de réglisse.
MADAME OUISTITI.
Ciel! que c'est barbouillé! (Tâchant de lire.) Prenez... prenez... du... thym... in... in... (S'arrêtant). Pas possible de lire ce mot-là!
GRINCHU, regardant.
Il y a: infectez.
M. OUISTITI, de même.
Oui, je crois que....
MADAME OUISTITI.
C'est bon. Je ne t'en demande pas davantage. (Lisant.) Infectez le thym... dans... dans....
GRINCHU.
Madame se trompe; il y a avec.
MADAME OUISTITI.
Tenez, lisez, Grinchu; vous y verrez mieux que moi.
GRINCHU, lisant.
Infectez avec... hum... avec du vin de Bordeaux. Salez... salez... les tasses et servez avec du plâtre dedans.
MADAME OUISTITI, effrayée.
Comment, du plâtre? Ah! ça, mais! nos estomacs vont être recrépis, de cette façon-là; il n'y manquera plus que des pierres et de la peinture!
M. OUISTITI.
C'est vrai! nous allons....
MADAME OUISTITI, affairée.
C'est bon! Je ne t'en demande pas davantage. Vous êtes sûr, Grinchu, que vous avez bien lu....
GRINCHU, aigrement.
Madame me moleste bien à tort! Je suis remarquable par mon habileté à lire l'imprimé!
MADAME OUISTITI.
Eh bien, alors, arrangez-vous vite ce thym; car j'entends nos voisins qui arrivent.
(Grinchu sort.)
SCÈNE III.
MADAME CORNICHON, entrant.
Ma chère voisine, bonjour!
M. GOBE-MOUCHE, entrant.
Bonjour, madame Ouistiti! (Il rit.) Bonjour, monsieur Ouistiti. (Il rit.) Bonjour, mademoiselle Ouis....
FOLLETTE, éclatant de rire.
.... titi. Allez, monsieur, je sais mon nom sans que vous me le rappeliez.
M. GOBE-MOUCHE, déconcerté.
Je n'ai pas voulu vous vexer, mais seulement vous faire une politesse, mademoiselle Ouis....
FOLLETTE, saluant.
.... titi.
(Gobe-mouche reste la bouche ouverte.)
MADAME CORNICHON.
Que c'est aimable à vous, voisine, de nous faire goûter ce fameux tout dont on parle tant!
MADAME OUISTITI.
Vous voulez dire du thym, ma voisine.
MADAME CORNICHON.
Pardon, du tout. C'est ainsi qu'on appelle cette délicieuse tisane anglaise.
M. GOBE-MOUCHE.
Permettez! J'ai entendu dire que cela se nommait du tré, et je pense que c'est son vrai nom.
LES DEUX DAMES.
Tiens! pourquoi?
M. GOBE-MOUCHE, gravement.
Parce qu'il y a quatre substances qui composent ce breuvage.
SCÈNE IV.
GRINCHU, entrant.
Madame, v'là la soupe.
MADAME OUISTITI.
Dites donc le thym, Grinchu!
MADAME CORNICHON.
Non, le tout.
M. GOBE-MOUCHE.
Non, le tré.
GRINCHU, impatienté.
Enfin, v'là la machine, quoi!
M. OUISTITI.
Eh bien! il faudrait man....
MADAME OUISTITI.
C'est bon, on ne t'en demande pas davantage.
(Tout le monde s'assied, on sert.)
MADAME CORNICHON, buvant.
Chère voisine, il manque quelque chose à ce tout.
MADAME OUISTITI, agacée.
A ce thym, chère amie?
MADAME CORNICHON, insistant.
Oui, à ce tout. Il y faut mettre un peu de liqueur; on dit que ça le bonifie extraordinairement.
GRINCHU, à part.
Attends, toi, je vais t'apprendre à faire la difficile. (Haut.) Madame a raison. V'là de l'esprit-de-vin; n'y a rien de meilleur pour aromatiser ça! (Il en verse quelques gouttes à tout le monde et la valeur d'un grand verre à Mme Cornichon et à M. Gobe-Mouche.)
M. GOBE-MOUCHE, faisant des grimaces après en avoir goûté.
Chers voisins, c'est délicieux; si délicieux que je n'ose prendre toute ma tasse, ne voulant pas vous en priver...
MADAME OUISTITI, à part.
Ce thym est exécrable, je vais le faire boire à ce brave homme. (Haut.) Cher Monsieur, n'y mettez pas de discrétion. Ajoutez ma tasse à la vôtre, je m'en prive en votre faveur!
M. OUISTITI, à part.
Bien! je vais faire boire cet affreux breuvage à Madame Cornichon. (Haut.) Ma voisine, je fais comme ma...
MADAME OUISTITI.
C'est bon! On ne t'en demande pas davantage.
MADAME CORNICHON, ahurie.
Oh! je vais boire... tout ça? (Elle regarde ses tasses avec angoisse.)
M. GOBE-MOUCHE, de même.
Je suis très-reconnaissant, enchanté!... (Il lève les yeux au ciel.)
Les deux invités boivent en faisant des contorsions. Les Ouistiti sont ravis.
MADAME CORNICHON, se levant.
Je ne me sens pas bien, permettez que je me retire, la tête me tourne!
MADAME OUISTITI, l'accompagnant.
Chère voisine, je veux vous reconduire. (Dans la coulisse.) Ah! ciel! quelle catastrophe!
FOLLETTE, regardant.
Ah! pauvre madame Cornichon! Elle n'a pas gardé longtemps son tout.
M. GOBE-MOUCHE, chancelant.
Je me retire aussi. Cher voisin, adieu!
M. OUISTITI, effrayé.
Je ne vous accompagne pas, car je crains des accidents.
M. GOBE-MOUCHE, s'accrochant à lui.
Ne me quittez pas, je suis très-faible! (Ils sortent.)
M. OUISTITI, dans la coulisse.
Ouf! Grinchu, à mon secours!
MADAME OUISTITI, dans la coulisse.
Follette, à moi!
M. OUISTITI, de même.
Grinchu!
La toile tombe.
CHARITÉ.
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Personnages. Un pauvre aveugle Un pauvre honteux Mme Étourneau Mme Réfléchie Juliette, fille de Mme Réfléchie 24 |
Acteurs. M. Armand.> M. Jacques. Mlle Jeanne. Mlle Élisabeth. Mlle Françoise. |
La scène se passe aux Champs-Élysées.--Mme Étourneau, Mme Réfléchie et Juliette se promènent.
MADAME ÉTOURNEAU.
Chère amie, nous voici arrivées au but de notre promenade; vous me permettrez bien de donner à Juliette de quoi s'amuser et lui acheter ce dont elle aura envie.
MADAME RÉFLÉCHIE.
Volontiers, Azurine; mais ne faites pas de folies pour cette enfant.
MADAME ÉTOURNEAU.
Soyez tranquille, ma chère. (Elle tire vingt francs de sa bourse.) Tiens, Juliette, voilà vingt francs. Si tu n'en as pas assez, tu me le diras.
MADAME RÉFLÉCHIE.
Chère amie, je ne veux pas que vous donniez tout cela à Juliette, c'est beaucoup trop!
MADAME ÉTOURNEAU.
Mais pourtant....
MADAME RÉFLÉCHIE.
Du tout, donnez-lui cinq francs: cela lui suffira très-grandement.
MADAME ÉTOURNEAU.
Allons, je vous obéis. Tiens, Juliette.
JULIETTE.
Merci, madame; je vais acheter un ballon, si maman le permet.
MADAME RÉFLÉCHIE.
Je le veux bien.
(Elles vont vers une boutique.)
MADAME ÉTOURNEAU.
Ah! voilà un aveugle: tant mieux, j'adore les aveugles, moi. Tenez, mon brave.
L'AVEUGLE.
Merci de tout coeur, ma chère dame; oh! laissez-moi serrer votre main bienfaisante! (Il lui saisit le bras.)
MADAME ÉTOURNEAU.
C'est bien, mon brave, d'être reconnaissant. Tenez, voilà encore pour vous. (Elle lui donne.)
L'AVEUGLE, sans la lâcher.
Votre générosité est inépuisable! Comment vous dire ce que je ressens?
MADAME ÉTOURNEAU.
C'est inutile, lâchez-moi, je le devine bien.
L'AVEUGLE, de même.
Il faut que mon coeur parle, sans quoi la reconnaissance m'étoufferait. Je vais vous raconter ma lamentable histoire. (Il tousse, crache et se mouche.) Vous saurez donc, chère bienfaitrice....
MADAME ÉTOURNEAU, à part.
Ah çà mais! il m'ennuie, cet homme; il a une poigne de fer et il est bavard comme une pie.
L'AVEUGLE, d'une voix criarde.
Je suis né de parents pauvres.... (Il tousse, crache et se mouche.) J'ai quarante-six ans, trois mois et deux jours.
MADAME ÉTOURNEAU, à part.
Je voudrais bien m'en aller!
L'AVEUGLE, de même.
Je ne pesais que deux livres et demie à un mois. (Il tousse, crache et se mouche.) J'avais des digestions pénibles, je les ai encore, je souffre....
MADAME ÉTOURNEAU, impatientée.
Et moi aussi, lâchez-moi, insupportable bavard!
L'AVEUGLE, la laissant et s'en allant.
Bavard, moi?... jamais je n'ouvre la bouche, jamais je ne me plains; si vous croyez que je suis reconnaissant de vos aumônes, à présent! faut-il recevoir des reproches semblables et penser que....
(Sa voix se perd dans l'éloignement.)
MADAME ÉTOURNEAU.
Pouf! m'en voilà débarrassée. (Elle va vers ses amies.) Eh bien, avez-vous acheté des joujoux?
JULIETTE.
Je crois que je vais prendre ce beau ballon.
LE PAUVRE HONTEUX, approchant.
Vous avez perdu quelque chose, madame. (Il remet à Mme Étourneau son porte-monnaie.)
MADAME ÉTOURNEAU.
Mille remercîments, mon ami: pourrais-je vous offrir ceci comme récompense de ce service? (Elle veut lui donner de l'argent.)
LE PAUVRE HONTEUX, refusant.
Madame, je n'ai fait que mon devoir.
JULIETTE, bas.
Comme il est pâle, maman, ce pauvre homme!
MADAME RÉFLÉCHIE, bas.
Chère Azurine, ce brave garçon paraît souffrir. Il doit être très-pauvre et très-fier.
MADAME ÉTOURNEAU, de même.
Puisqu'il ne veut pas d'argent, c'est qu'il n'en a pas besoin.... Tiens! il chancelle et s'assoit sur un banc.
MADAME RÉFLÉCHIE, allant au pauvre.
Vous souffrez, mon ami, dites-le-moi sans crainte: un honnête homme doit être fier de supporter noblement la pauvreté.
LE PAUVRE HONTEUX, d'une voix faible.
C'est vrai, madame; je puis donc vous avouer que la faim me dévore....
JULIETTE.
Vite, mon ami, prenez mon goûter! Quel bonheur que je n'y aie pas encore touché!
MADAME ÉTOURNEAU, agitée.
Ça ne lui suffira pas, à ce malheureux! et moi qui le croyais à son aise! Je cours chercher un rosbif.
MADAME RÉFLÉCHIE, riant.
Cru?
MADAME ÉTOURNEAU, agitée.
Non, cuit; sera-ce bien?
MADAME RÉFLÉCHIE.
Il vaut mieux l'emmener chez moi et lui servir un bon bouillon; puis nous aviserons au moyen de le placer honorablement pour le tirer de sa misère.
LE PAUVRE HONTEUX.
Ah! madame, que de reconnaissance!
MADAME ÉTOURNEAU.
Voilà, chère amie, une bonne leçon pour moi. Donner de l'argent n'est rien: la vraie, la grande charité est de tirer les pauvres de leur misère. Je m'en souviendrai, je vous le promets!
CHAPITRE XIV.
LES AMIS FAUX ET LES AMIS VRAIS.
Des applaudissements accueillirent ces dernières paroles: les petits acteurs furent tendrement embrassés par leurs parents, surtout par Irène et Julien, attendris et charmés.
ÉLISABETH, gaiement.
Eh bien, Irène, avoue que tout cela est préférable à tes brillantes réunions. Ces plaisirs simples sont innocents et nous laissent de paisibles et doux souvenirs.
IRÈNE.
Tu as raison, ma bonne Élisabeth; je me souviendrai de cette soirée avec une joie sans mélange.
MADAME DE GURSÉ.
Mes enfante, le thé et le chocolat sont servis dans la salle à manger! Allez-y avec vos amis et faites-leurs les honneurs de mon petit chez moi.
ÉLISABETH.
Oui, grand'mère chérie, nous obéissons.
On finit gaiement cette douce soirée de famille et les petits de Morville se retirèrent, s'avouant à eux-mêmes qu'ils s'étaient extrêmement amusés chez Mme de Gursé.
Le lendemain était le jour de réception de Mme de Morville: Irène devait y assister pour faire les honneurs du salon à ses élégantes amies qui accompagnaient déjà leurs mères en visite. Elle en était contrariée, les bonnes impressions que lui avait faites sa soirée de la veille étant encore toutes fraîches. Elle faisait donc assez triste mine quand sa mère lui remit une toilette du matin très-élégante pour sa chère poupée. Ce présent lui fit un plaisir extrême, mais il la replongea dans des pensées de frivolité et de toilette, et elle s'habilla avec soin après avoir paré sa fille.
Les visites commencèrent bientôt et furent nombreuses; Noémi, Constance, Herminie et quelques autres amies élégantes arrivèrent: il y eut bientôt dans le boudoir, devenu le salon de réception d'Irène, un cercle imposant de petites filles, plus richement habillées les unes que les autres. Irène s'étourdissait à plaisir dans ce milieu frivole et vain.
NOÉMI.
Êtes-vous sortie hier au soir, Irène?
IRÈNE, rougissant.
Oui, je suis allée avec maman chez la grand'mère d'Élisabeth.
CONSTANCE, avec dédain.
De cette petite si mal mise? Comment, ma chère, vous fréquentez encore cette enfant? Quel tort vous vous ferez!
IRÈNE.
Et quel tort voulez-vous que cela me fasse?
HERMINIE, sèchement.
Le tort de descendre au-dessous de votre position: les habitudes de cette Élisabeth ne cadrent pas avec les nôtres; elle n'a pas le moindre chic.
NOÉMI, étonnée.
Qu'est-ce que vous dites donc, Herminie?
IRÈNE, de même.
C'est vrai, quel drôle de mot! je ne le connaissais pas.
HERMINIE.
Chic veut dire bon genre. On dit beaucoup ce mot-là chez maman; chez la princesse de Tréville on en dit encore bien d'autres!
NOÉMI, résolûment.
Tant pis; c'est vilain de parler comme ça.
IRÈNE.
Ah! voilà Justement la petite princesse qui arrive: bonjour, Lionnette, vous voilà avec votre nouvelle fille? elle est délicieusement jolie!
LIONNETTE.
Permettez que je vous la présente officiellement, mesdemoiselles. Chère Irène, chère Noémi, mademoiselle Constance, chère Herminie, mesdemoiselles, j'ai l'honneur de vous présenter ma fille Cocodette. Elle réclame votre amitié.
«Elle est charmante, Cocodette!» dirent en choeur les petites en embrassant la poupée.
Irène et Lionnette présentèrent ensuite leurs filles l'une à l'autre: celle d'Irène qui portait le nom (trouvé trop simple) de Mathilde, fut rebaptisée de celui de Gladiatrice, en l'honneur du célèbre cheval de course du comte de Lagrange. Il fut convenu que les fêtes du baptême auraient lieu le lendemain aux Tuileries: Julien devait être le parrain, et Noémi, la marraine.
Le jour suivant, Julien et Irène arrivèrent solennellement aux Tuileries, suivis d'un garçon confiseur qui portait un grand panier. Tous les enfants accueillirent avec enthousiasme les petits de Morville, et leur joie fut extrême quand Julien découvrit aux yeux de l'assemblée une multitude de jolies petites boîtes de dragées et de fruits confits, vraies miniatures de boîtes de baptême. Il pria galamment Noémi de vouloir bien, en sa qualité de marraine, offrir elle-même ces boîtes, et la distribution se fit au milieu d'une joie générale.
LE GARÇON.
Voici la note, monsieur: je désire régler le compte tout de suite, si vous voulez bien.
JULIEN, à voix basse avec embarras.
Mon Dieu! mon ami, je crois que j'ai oublié ma bourse: apportez-moi, je vous en prie, la note chez moi, rue....
LE GARÇON.
C'est impossible, monsieur, on m'a recommandé au magasin de ne pas livrer sans être payé sur-le-champ: je vais rentrer et il me faut mon argent.
JULIEN, troublé.
C'est que je comptais payer seulement en rentrant. Je suis désolé....
IRÈNE, s'approchant.
Qu'y a-t-il, Julien?
JULIEN.
Hélas! il y a que le garçon veut être payé tout de suite, et je n'ai pas d'argent! en as-tu, toi?
IRÈNE.
Non, pas ici; à la maison, j'ai six francs.
JULIEN, désolé.
Tu n'as que cela? Ah! mon Dieu! moi qui comptais sur toi pour acquitter cette maudite note. Je n'ai que deux francs cinquante centimes et elle est de vingt-six francs. Papa va me gronder, maman aussi! Quelle affaire!
IRÈNE, vivement.
Attends, j'ai une idée, mon pauvre ami; je vais emprunter à Noémi. Elle a toujours beaucoup d'argent dans sa bourse. Elle va nous tirer d'affaire. (Elle s'éloigne en courant.)
LE GARÇON, froidement.
Eh bien, monsieur, et la note?
JULIEN.
Tout à l'heure.
JORDAN.
Paye donc, Julien.
JULES.
Une pareille bagatelle!
VERVINS.
Tu as l'air mal à l'aise; voilà qui serait curieux de te voir si à court!
JULIEN.
Attendez... je vais....
(Il frappe du pied; ses camarades ricanent.)
IRÈNE, revenant.
Je suis au désespoir, Julien! Noémi a perdu sa bourse en venant. Herminie dit qu'elle ne prête jamais rien, et Constance m'a répondu en ricanant que charité bien ordonnée commence par soi-même. Que faire?
Monsieur, finissons-en? (Page 187.)
ARMAND, arrivant.
Bonjour, monsieur le parrain, Mlle Noémi vient de me remettre de votre part deux jolies boîtes: je vous remercie d'avoir songé à moi.
LE GARÇON, impatienté.
Monsieur, finissons-en, je suis pressé.
ARMAND, surpris.
Qu'y a-t-il, Julien? Vous et Irène paraissez contrariés, chagrins même! Élisabeth, arrive donc, j'ai besoin de toi.
ÉLISABETH, s'approchant.
Bonjour, chers amis, merci de....
ARMAND, précipitamment.
Chut! Il ne s'agit pas de ça; je soupçonne que nos amis sont dans l'embarras!
LE GARÇON.
Cela pourrait bien être; je ne puis pourtant revenir chez mon patron sans les vingt-six francs qui me sont dus.
ARMAND.
Attendez un instant. (Il parle bas avec Élisabeth.)
ÉLISABETH, au garçon.
Où est votre note?
LE GARÇON.
La voici, mademoiselle.
ARMAND.
Elle est acquittée? très-bien. Tenez, voilà votre argent, (Élisabeth et Armand paient le garçon.)
LE GARÇON.
Merci, monsieur.
Pendant ce temps, Irène et Julien, d'abord stupéfaits, s'étaient jetés dans les bras de leurs vrais, de leurs excellents amis. Il les remerciaient avec attendrissement du service qu'ils venaient de leur rendre avec tant de délicatesse et de générosité.
ARMAND.
Ah bah! ne parlons plus de ça. Venez jouer, maintenant. Tenez, voilà les élégants qui organisent... eh! mais, Dieu me pardonne, ils daignent organiser une partie de cache-cache! enfoncés, les règlements du club le Beau Monde!
Les quatre enfants allèrent prendre leur part du jeu et les élégants s'étaient humanisés au point de bien accueillir les petits de Kermadio.
La journée finit gaiement, grâce à l'entrain irrésistible d'Armand et d'Élisabeth.
Le soir même, les petits de Kermadio reçurent l'argent qu'ils avaient prêté à leurs amis, avec deux charmants porte-monnaie en ivoire sculpté. Un petit billet de Julien accompagnait cet envoi.
«Cher Armand, écrivait-il, j'ai tout raconté à papa; il m'a pardonné. Irène et moi, nous vous embrassons, toi et Élisabeth, en vous disant encore et toujours merci!
Ton ami reconnaissant,
Julien de Morville.»
CHAPITRE XV.
LA MALADIE D'ÉLISABETH.
«Mais qu'as-tu donc, Élisabeth? disait Mme de Kermadio à sa fille, au moment où celle-ci s'apprêtait à se rendre aux Tuileries avec son frère: tu es pâle, tu as mauvaise mine.
--Je ne me sens pas bien, en effet, maman, répondit Élisabeth, j'ai un malaise général, et je ne serais pas étonnée d'avoir un petit accès de fièvre; c'est probablement un peu de rhume.»
Mme de Kermadio, inquiète, examina attentivement le visage de sa fille, lui tâta le pouls et reconnut qu'elle avait, non pas un peu de fièvre, mais une très-forte fièvre. Justement alarmée, elle envoya chercher à la hâte le docteur Trébaut, l'excellent médecin de la famille. Elle voulait faire faire à Armand sa promenade accoutumée, mais le petit garçon était aussi tourmenté que sa mère de la santé d'Élisabeth et obtint de Mme de Kermadio qu'il resterait près de sa soeur.
Le docteur arriva; son coup d'oeil exercé vit tout de suite chez la petite fille les germes d'une grave maladie, et son visage s'assombrit.
«C'est la scarlatine qui commence, madame, dit-il. Monsieur Armand ne doit pas s'approcher de sa soeur, ni même rester dans la même chambre qu'elle. Consacrez-vous à la malade, tandis que votre fils demeurera près de son père.
ARMAND, pleurant.
Oh! mon Dieu! quel malheur, ma pauvre Élisabeth! ne plus te voir, justement quand tu es malade et que tu vas être toute seule!
MADAME DE KERMADIO.
Voyons, mon cher enfant, du courage! au lieu d'attrister ta soeur, donne-lui l'exemple de la fermeté: prions bien le bon Dieu qu'il la guérisse vite, cela vaudra mieux que de se désoler.
ÉLISABETH.
Armand, console grand'mère; je te confie aussi la mère Préval, ma paralytique: dis-lui pourquoi je ne vais pas la voir; soigne-la à ma place, je t'en prie.
ARMAND.
Oui, ma chère Élisabeth, sois tranquille, je la dorloterai bien, va! tu la retrouveras en bon état!
Élisabeth, sa mère et le docteur ne purent s'empêcher de rire du ton lamentable avec lequel le pauvre garçon disait cela. Mme de Kermadio fit sortir Armand de la chambre d'Élisabeth; il alla tristement chez son père, qui venait de rentrer et lui annonça la maladie qui frappait la petite fille. M. de Kermadio se hâta d'aller chez sa fille, mais le docteur l'empêcha résolûment d'entrer.
«Vous ne pouvez voir Mlle Élisabeth, cher monsieur, lui dit-il, sans courir un danger sérieux et en faire courir un aussi sérieux à M. Armand, car aucun de vous n'a encore été atteint de la scarlatine; Mme de Kermadio, l'ayant eue, peut au contraire soigner impunément sa fille; on n'a, Dieu merci, qu'une fois cette terrible maladie.»
La tristesse régnait donc dans cette maison, la veille encore si gaie: on suivait scrupuleusement les prescriptions du docteur, et le silence était religieusement gardé, pour ne pas fatiguer la tête de la pauvre malade. Cela était d'autant plus facile, qu'Élisabeth était l'âme de la maison, et l'animation, la gaieté bruyante d'Armand avaient disparu depuis qu'il savait sa soeur sérieusement malade. Le pauvre enfant refusait de sortir et se contentait de jouer dans le petit jardin de l'hôtel, afin, disait-il, d'avoir à chaque instant des nouvelles de sa chère Élisabeth: en outre, il lui préparait des surprises et jardinait avec ardeur pour qu'elle pût trouver à sa convalescence une corbeille des fleurs hâtives qu'elle aimait le plus.
Il eut tout le temps de préparer ses surprises, car la maladie d'Élisabeth fut longue et dangereuse: mais cette charmante nature était digne de la croix que Dieu lui envoyait: elle supporta ses souffrances avec un courage de vraie chrétienne. Sa patience, sa douceur attendrissaient profondément Mme de Kermadio, sa bonne et Mlle Heiger: cette dernière ayant eu la même maladie, pouvait soigner et soignait avec bonheur son élève bien aimée. Pendant cette douloureuse maladie, jamais Élisabeth ne se montra égoïste: elle s'oubliait, au contraire, pour ne songer qu'aux autres et leur témoigner de la façon la plus tendre, la plus charmante, sa reconnaissance pour l'affection et les bons soins dont elle était entourée.
Chaque jour, Armand se donnait la consolation de lui dire un petit bonjour par le trou de la serrure, et bien souvent il lui criait:
«Grand'mère va bien, je la fais rire souvent.
«Ta paralytique est en bon état. Elle engraisse un peu.--Mon ivrogne se conduit toujours très-bien.--Guéris-toi vite, ma petite Élisabeth, pour que nous puissions aller les voir ensemble!»
La tristesse régnait dans cette maison. (Page 193.)
Enfin arriva cet heureux jour où Élisabeth, convalescente, put voir et embrasser son père, son cher Armand et toute sa famille, surtout son excellente grand'mère. Ce fut une vraie fête dans la maison, redevenue aussi joyeuse, aussi bruyante qu'elle était grave et triste pendant la maladie de la bonne et charmante petite fille.
Les premiers instants d'effusion passés, les enfants se mirent à jouer dans la chambre d'étude, convertie en salle de jeu pour ce jour de fête.
Élisabeth étant encore un peu faible, les amusements fatigants cessèrent vite, et l'on s'assit pour causer.
ARMAND.
Une chose m'étonne beaucoup, mes amis, c'est que pendant toute la maladie de ma chère Élisabeth, pas une fois Irène et Julien ne sont venus s'informer de ses nouvelles; ils n'en ont pas même fait demander. C'est mal et ingrat!
ÉLISABETH.
Ne les accuse pas étourdiment, Armand; ils ne savent probablement pas que j'ai été malade.
ARMAND.
Ils ont dû le savoir bien vite par nos cousins aux Tuileries; d'ailleurs, pourquoi ne pas venir nous voir?
JACQUES.
Doucement donc, Armand, tu parles comme une corneille qui abat des noix: si Irène et Julien ne sont pas venus ici, ils n'ont pas non plus mis les pieds aux Tuileries depuis le jour des charades. Tu vois qu'ils ne peuvent savoir ce qu'a eu Élisabeth; j'ajoute que l'on dit aux Tuileries M. et Mme de Morville dans une très-triste position; ils ont, paraît-il, vendu Morville, leur hôtel et même tout leur mobilier; enfin, on ne sait ce qu'ils sont devenus.
ÉLISABETH, désolée.
Mon Dieu! quel malheur... quel coup terrible! Depuis quand sais-tu cela, Jacques?
JACQUES.
Depuis près de quinze jours.
ARMAND, vivement.
Et tu ne me l'as pas dit! et tu me les laisses accuser sans souffler mot?
JACQUES.
Avec cela que tu es discret comme un boulet de canon, toi: tu n'aurais jamais pu t'empêcher de crier cela à Élisabeth, qui était encore très-malade! cela l'aurait agitée, désolée; cela aurait fait une belle affaire!
ARMAND.
Tu as raison. Pauvre Irène! pauvre Julien! qu'ils doivent être malheureux!... Ruinés tout d'un coup! quelle terrible chose!
PAUL.
Et ils tiennent tant au luxe! ce malheur les frappera d'autant plus!
JEANNE.
C'est vrai! quel changement de vie ce doit être pour eux!...
FRANÇOISE.
Où demeurent-ils, puisqu'ils ne sont plus dans leur hôtel?
JACQUES.
Je n'en sais rien.
ÉLISABETH.
Peut-être papa le saura-t-il; il voyait assez souvent M. de Morville. Je vais le lui demander.
Les enfants suivirent Élisabeth, qui courut au salon. M. et Mme de Kermadio, Mme de Gursé et même M. et Mme de Marsy avaient entendu parler de la ruine subite et complète de M. de Morville, mais ils ignoraient où il s'était installé depuis qu'il avait quitté son hôtel.
M. DE KERMADIO.
Ce sont des spéculations qui l'ont ruiné, chère enfant, voilà la cause de ce malheur subit.
ARMAND.
Qu'est-ce que c'est que des spéculations, papa?
M. DE KERMADIO.
C'est quand on risque imprudemment de l'argent, mon ami; on court la chance de beaucoup gagner, comme on risque de beaucoup perdre. C'est cette dernière chose qui est arrivée à M. de Morville.
ARMAND.
C'est vilain, les spéculations; je n'en ferai jamais. Il vaut bien mieux gagner beaucoup moins et à coup sûr, n'est-ce pas, grand'mère?
MADAME DE GURSÉ.
Je suis de cet avis, cher petit; M. de Morville, non content de sa grande fortune, a voulu l'augmenter encore; il en a été, tu le vois, cruellement puni.
JACQUES.
Julien faisait en petit pour les timbres ce que son papa faisait en grand pour les affaires; te rappelles-tu, Armand? il nous a dit un jour: «Moi, je fais aux Tuileries comme papa à la Bourse; j'ag... j'agia....
M. DE MARSY, en riant.
J'agiote....
JACQUES.
C'est cela, papa. Quel drôle de mot!
M. DE MARSY.
J'agiote ou je spécule veulent dire, je fais des affaires hasardeuses. Je prie Dieu, mes enfants, de ne jamais vous entendre dire ces tristes mots-là.
ÉLISABETH.
Que je voudrais voir et consoler la pauvre Irène! Chère maman, voulez-vous que nous tâchions de découvrir sa nouvelle demeure?
MADAME DE KERMADIO.
Oui, mon enfant, dès que tu seras complètement rétablie.
ÉLISABETH, soupirant.
Attendre huit ou dix jours encore, peut-être: Dieu! que c'est long!...
ARMAND.
Maman, j'ai une idée: voulez-vous me permettre d'aller avec Mlle Heiger, à la recherche d'Irène et de Julien? comme cela, Élisabeth aura leur adresse sans se fatiguer, et pourra y aller avec moi, dès qu'elle sortira!
ÉLISABETH, l'embrassant.
Oh! Armand! que tu es bon!
Tout le monde approuva le petit garçon, et Armand, triomphant de son idée, alla dès le lendemain aux Tuileries, afin de savoir par les élégants, où demeuraient ceux avec lesquels ils étaient si intimes au temps de leur prospérité.
CHAPITRE XVI.
LES RECHERCHES D'ARMAND.
Arrivée aux Tuileries, Mlle Heiger voulut bien laisser à Armand la gloire de rechercher tout seul l'adresse tant désirée par Élisabeth, et le petit de Kermadio alla tout droit à Vervins, à Jules et à Jordan, qui discutaient gravement sur le plus ou moins de grâce que pouvait avoir le noeud d'une cravate.
ARMAND.
Bonjour, monsieur Jules, pouvez-vous avoir l'obligeance de me donner la nouvelle adresse de Julien?
JULES, maussade.
Est-ce que je sais, moi! informez-vous auprès de ces messieurs.
VERVINS, froidement.
Je ne fréquente que les gens qui sont dans ma position, je ne puis donc vous renseigner en rien.
JORDAN.
Moi non plus; je les ai tout à fait perdus de vue.
JULES, ricanant.
Je crois bien! Voir des gens ruinés!
ARMAND, saluant.
Merci, mille fois, messieurs; il est impossible de rendre service avec meilleure grâce et plus de politesse, j'en suis charmé.
Et il s'en alla en riant, laissant les trois amis grommeler contre lui, sans oser engager une dispute, la mine résolue et l'air vigoureux du petit Breton leur laissant voir qu'il ne ferait pas bon l'attaquer.
Armand, sans se décourager, se dirigea vers le groupe des élégantes, fort occupées ce jour-là à donner des avis sur une partie de plaisir projetée au bois de Boulogne; aussi le pauvre garçon fut-il encore plus mal accueilli par les amies d'Irène que par les amis de Julien.
CONSTANCE, indignée.
C'est inouï! on ne peut pas jouer tranquillement ici! il faut toujours que ce petit garçon nous dérange ou nous taquine!
HERMINIE, légèrement.
Laissez-nous tranquilles avec votre Irène: je ne la vois plus et j'en suis enchantée; c'était une orgueilleuse!
ARMAND.
Voyons, mademoiselle Noémi, vous au moins, vous serez bonne et aimable, vous me donnerez peut-être un renseignement sur mes pauvres amis!
NOÉMI, avec impatience.
Que voulez-vous que je sache? ils ont disparu sans me faire rien dire, ce qui est peu gracieux, vu que j'ai toujours été charmante pour eux, n'est-ce pas, Lionnette?
LIONNETTE.
Trop charmante, ma mignonne, ils ne le méritaient certainement pas.
ARMAND, insistant.
Vous ne savez rien, rien du tout à leur sujet, dites, mademoiselle?
NOÉMI, habillant sa poupée.
Attendez donc! je crois avoir entendu dire à papa, hier au soir: «Et dire que ces malheureux Morville en sont réduits à loger avenue de Breteuil! dans un épouvantable quartier perdu!»
ARMAND, avec joie.
De notre côté! quel bonheur!...
NOÉMI, avec horreur.
Vous logez par là?
ARMAND, riant.
Non, non, rassurez-vous. Nous demeurons rue de Grenelle, 91.
NOÉMI.
A l'hôtel Saint-Marcel, il est très-beau, je le connais: nous allons y voir quelquefois Mme de Nogent à laquelle il appartient.
ARMAND.
C'est ma grand'tante.
CONSTANCE, radoucie.
C'est magnifique, cela. Allez donc chercher mademoiselle votre soeur, monsieur, et dites-lui que je serai charmée de jouer avec elle.
HERMINIE.
Moi aussi, je lui donnerai des bons conseils pour sa toilette. Quand on a une si belle position, on doit tenir son rang.
LIONNETTE.
C'est évident; je la protégerai, moi, cette petite. Allez nous la chercher, monsieur.
ARMAND.
Cela m'est malheureusement impossible, mesdemoiselles; elle est convalescente et ne sort pas encore. Mais je lui dirai avec quelle amabilité vous l'accueillerez... à cause du bel hôtel de notre tante!...
Armand salua ironiquement les élégantes, honteuses du juste mépris du petit Breton pour leurs vils sentiments: elles venaient de les démasquer en flattant bassement la richesse.
Victoire, chère mademoiselle, s'écria-t-il, en rejoignant Mlle Heiger; Noémi a fini par m'apprendre l'adresse! ah! j'ai eu de la peine: sont-ils insolents et désagréables, ces élégants-là! enfin, je l'ai; tout le reste m'est égal!
MADEMOISELLE HEIGER.
A merveille, Armand: où demeurent vos pauvres amis?
ARMAND.
Avenue de Breteuil.
MADEMOISELLE HEIGER.
Mais ce n'est pas loin de nous, c'est dans le même quartier. Élisabeth va être enchantée! et le numéro?
ARMAND, stupéfait.
Le numéro?
MADEMOISELLE HEIGER.
Eh bien, oui, le numéro; il faut le savoir pour y aller.
ARMAND, consterné.
Le numéro... mon Dieu, mon Dieu, j'ai oublié de le leur demander!
MADEMOISELLE HEIGER.
Allez vous en informer près de Noémi.
ARMAND, piteusement.
Ça m'ennuie, car je leur ai dit des choses désagréables avant de m'en aller, et je suis sûr qu'elles vont m'accueillir comme un chien dans un jeu de quilles.
MADEMOISELLE HEIGER.
Vous avez eu tort, Armand. A quoi sert de dire des choses blessantes? rappelez-vous le proverbe: mieux vaut douceur que violence.
ARMAND.
Vous avez raison, mademoiselle, je me résigne à y aller. (Il se dispose à partir.)
MADEMOISELLE HEIGER.
Non, mon enfant, restez ici et goûtez tranquillement tandis que j'irai, moi, savoir ce numéro.
ARMAND.
Merci, mademoiselle; vrai, vous me rendrez un fameux service.
Armand, enchanté, goûta joyeusement pendant que la bonne et aimable institutrice demandait à Noémi le renseignement qui lui manquait: elle revint bientôt, mais elle paraissait contrariée.
«Qu'y a-t-il, mademoiselle, s'écria Armand, remarquant sa figure chagrine; est-ce que ces petites péronnelles auraient été impertinentes pour vous?
--Ce n'est pas cela, Armand, répondit en souriant à demi Mlle Heiger, mais Noémi ne sait pas le numéro et dit que son père ne le sait pas non plus.
Il roula pêle-mêle avec un charbonnier. (Page 211.)
ARMAND, désolé.
Que faire alors?
MADEMOISELLE HEIGER.
S'armer de patience et venir demain avec moi parcourir l'avenue de Breteuil pour demander de porte en porte Mme de Morville. L'avenue n'est pas excessivement longue, heureusement; nous finirons bien par trouver ce que nous cherchons.
ARMAND, radieux.
C'est cela, mademoiselle; en voilà, un bonheur; c'est Élisabeth qui va être contente!»
Élisabeth fut enchantée, en effet, des patientes recherches d'Armand et de son succès: le jour suivant, Mlle Heiger et le petit garçon se rendirent avenue de Breteuil. Armand, toujours impétueux, eut à subir une série de mésaventures tragi-comiques. Il se lança étourdiment dans une allée sombre et roula pêle-mêle avec un charbonnier et un sac de charbon; il marcha sur la queue d'un chat qui, pour se venger, le griffa à la main, et il finit par écraser l'orteil d'un vieux portier goutteux qui poussa des cris horribles et assura qu'Armand périrait sur l'échafaud.
Mais tous ces malheurs n'affaiblirent en rien l'ardeur d'Armand à la recherche de ses amis, et son courage fut enfin récompensé par cette bonne parole d'un concierge: «C'est ici.»
MADEMOISELLE HEIGER.
Entrez-vous, Armand?
ARMAND.
J'en serais bien content, mademoiselle; mais je ne veux pas y aller seul sans Élisabeth. Cela lui ferait de la peine.
MADEMOISELLE HEIGER.
Bien, mon cher Armand, je reconnais là votre coeur et votre tendresse pour votre soeur. Elle le mérite! allons, venez; il faut lui raconter votre plein succès.
ARMAND, riant.
Et mes maladresses!
Élisabeth accueillit avec bonheur les nouvelles rapportées par les promeneurs: elle rit de tout son coeur au récit des aventures de son frère, et après quelques jours de soin, elle put enfin sortir. A son grand regret, l'avenue de Breteuil était trop loin pour elle et elle ne put se rendre chez les petits de Morville que le surlendemain.
CHAPITRE XVII.
CHEZ IRÈNE ET JULIEN.
Élisabeth et Armand, accompagnés de leur bonne Anna, se rendirent avenue de Breteuil et demandèrent avec émotion les petits de Morville. Ils y étaient, heureusement: le frère et la soeur, le coeur ému, les larmes aux yeux, montèrent un misérable petit escalier tournant et frappèrent à une porte disjointe.
On leur dit d'entrer; ils ouvrirent et s'avancèrent timidement vers Mme de Morville qui, tout en larmes, était assise dans un mauvais fauteuil, seule dans une petite pièce misérablement meublée.
Elle leva la tête et reconnut les amis de ses enfants.
«Vous voici, chers petits? s'écria-t-elle avec surprise et émotion: votre amitié dévouée a donc su trouver notre triste demeure? Je le disais bien à mes pauvres enfants ces jours-ci: qu'ils vont être heureux de vous voir!
ÉLISABETH.
Pouvons-nous aller les embrasser, madame?
--Vous n'irez pas loin pour les trouver, répondit Mme de Morville, en souriant tristement; ils sont là à côté; entrez-y, mes chers enfants.»
Anna était restée discrètement sur le palier: les enfants lui dirent tout bas de s'asseoir sur une petite banquette de bois qui se trouvait là et de les attendre, puis ils coururent chez leurs amis.
On entendit deux cris: Armand! Élisabeth!... puis, plus rien que des sanglots et des baisers; les pauvres enfants s'étaient jetés dans les bras des petits de Kermadio et pleuraient à chaudes larmes en les embrassant. Élisabeth et Armand leur rendaient leurs caresses avec effusion: ils pleuraient aussi.
Quand ils furent un peu calmés, Irène fit asseoir son amie sur l'unique chaise de paille qui se trouvait dans la petite chambre, et Julien offrit à Armand un vieux tabouret. Deux petits lits de fer séparés par un paravent, une table de bois avec une cuvette, un pot à eau et un verre complétaient leur triste ameublement.
Mme de Morville, tout en larmes... (Page 213.)
IRÈNE.
Vous voilà, ma bonne, ma chère amie! vous avez réussi à nous découvrir! vous avez donc eu la bonté de nous chercher?
ÉLISABETH.
Ma pauvre chère Irène!... tiens, permets que nous nous tutoyions fraternellement! tu me connais bien peu si tu as pu douter de mon amitié un seul instant: je te suis aussi attachée que par le passé.
ARMAND, avec reproche.
Pourquoi ne pas m'avoir écrit, Julien! je serais accouru tout de suite pour te voir, te consoler, te dire que je t'aime toujours!
JULIEN, pleurant.
Je n'osais pas, Armand. Si tu savais comme j'ai été reçu par mes anciens amis des Tuileries lorsque j'ai été les voir, après notre ruine! Alors j'ai pensé que peut-être tu en ferais autant, et cette idée-là m'a fait tant de peine....
ARMAND.
Tais-toi, méchant. Bats-moi, dis-moi des sottises, mais ne doute pas de mon attachement, entends-tu?
JULIEN, l'embrassant.
Pardonne-moi, mon cher ami; j'ai été si malheureux, si maltraité que je n'avais plus la tête à moi!
IRÈNE, s'essuyant les yeux.
Voilà le premier instant de joie que nous avons depuis notre ruine: c'est à toi que je le dois, chère Élisabeth! je ne l'oublierai pas.
ÉLISABETH.
Je serais venue bien plus tôt, va, si je n'avais été si malade!
Et elle raconta à ses amis ce qui lui était arrivé. Puis Armand leur dit à son tour les recherches qu'il avait faites à leur sujet. Les petits de Morville étaient vivement émus de se voir l'objet d'une amitié si pleine de sollicitude.
ÉLISABETH.
A présent, chère Irène, parlons raison. Quelles sont tes ressources? Que comptes-tu faire?
IRÈNE.
Jusqu'ici je n'ai fait que pleurer... je suis si malheureuse, si abattue par la douleur!
ÉLISABETH, avec tendresse.
Du courage, Irène: ne te laisse plus abattre ainsi. Crois-moi, cela ne remédie à rien de se désoler; non-seulement on est inutile, mais on attriste et on décourage les autres.
IRÈNE.
Je vais tâcher, va, d'être calme et raisonnable. Ta visite, ton amitié me remontent tellement!
ÉLISABETH.
Tant mieux! Quelles seront tes occupations?
IRÈNE.
Maman a pu garder mon piano, je vais l'étudier très-sérieusement. Peut-être voudra-t-on, dans quelques maisons où me conduisait maman, me laisser donner des leçons de piano. J'ai très-bien enseigné la musique l'année dernière, tu te le rappelles, aux petites de Kerden, aux bains de mer. C'était pour m'amuser que je le faisais; maintenant, hélas, ce sera pour vivre!
ÉLISABETH.
Chut! pas d'hélas! le courage est toujours gai, et il est convenu que tu vas être courageuse. Maman avait bien prévu que tu songerais à t'occuper ainsi: elle me charge donc, 1° de mettre à ta disposition toute ma musique, cahiers et sonates (Irène veut remercier). Chut! Puis elle te demande, et je te supplie de nous accorder cela, de me donner des leçons de piano deux fois par semaine. Tes jours et tes heures seront les nôtres, tu me permettras de venir les prendre ici, afin de ne pas déranger ta mère. Pour le prix, il sera fixé, si tu le veux bien, à 5 francs par leçon.
IRÈNE, d'une voix entrecoupée.
Mon amie.... Élisabeth... cette bonté... cette délicatesse.... (Elle pleure.)
ÉLISABETH, riant et pleurant.
Chut donc, ma chérie, je ne veux plus qu'on pleure ici, moi! (Elles s'embrassent.)
ARMAND, gaiement.
A nous deux, Julien! que feras-tu, toi, quand tu auras fini de pleurer?
JULIEN, souriant à demi.
J'ai, Dieu merci, un certain talent de dessin et d'aquarelle: je cultivais, par vanité, ces heureuses dispositions; ce sera par nécessité, maintenant.
ARMAND.
Très-bien, voilà mon affaire, tu seras mon maître.
JULIEN.
Je crains de ne pas savoir suffisamment....
ARMAND.
Ta, ta, ta, ta! ne fais pas le modeste: papa dit que tu dessines remarquablement: il m'a déclaré qu'il serait charmé de te voir me donner des leçons. Pendant qu'Élisabeth pianotera, moi, je barbouillerai. Les prix de leçons seront les mêmes que pour Élisabeth. Tu veux bien?
Un sanglot fit tourner la tête aux enfants. M. et Mme de Morville se tenaient à la porte, les yeux baignés de larmes.
MADAME DE MORVILLE.
Oui, ils acceptent, chers enfants, ces bienfaits de votre admirable tendresse; et je les accepte avec eux. Pour la première fois depuis ma ruine, je me sens heureuse. Je suis fière de voir mes enfants se mettre courageusement à l'oeuvre pour gagner leur vie: je suis heureuse de les voir aimés de vous, qui êtes si noblement dévoués au malheur!
M. DE MORVILLE.
Je pense comme vous, chère Suzanne: le courage me revient en admirant le dévouement et l'affection de ces excellents coeurs: merci à vous, de me rendre la force qui me faisait défaut!
Les enfants embrassèrent tendrement M. et Mme de Morville et après d'affectueuses paroles échangées, il fut convenu, avant de se quitter, que les petits de Kermadio viendraient le lendemain, prendre leurs premières leçons: après, ils emmèneraient leurs amis aux Tuileries, afin d'éviter à Mme de Morville la peine de les y conduire; les quatre enfants s'applaudissaient, d'ailleurs, de cette occasion de se voir plus longtemps et tout à leur aise.
CHAPITRE XVIII.
MANIÈRES DIFFÉRENTES DE RECEVOIR DES AMIS PAUVRES.
Les premières leçons se passèrent à merveille. Les petits maîtres mettaient à enseigner une patience admirable; les petits écoliers, de leur côté, étaient d'une docilité exemplaire et, leur intelligence vive et prompte aidant, chaque leçon fut excellente. La joie était revenue chez les pauvres Morville avec le courage et l'amour du travail. Mme de Morville s'occupait entièrement de son petit ménage et employait le temps resté sans emploi à des ouvrages de couture, de broderie, de tapisserie. Après la première leçon, les enfants se dirigèrent gaiement, suivis d'Anna, vers les Tuileries: Irène et Julien étaient pourtant un peu mal à l'aise en regardant, l'une sa robe de laine brune, son talma de drap noir et son modeste chapeau de feutre noir, sans ornements, et l'autre son vêtement de gros drap gris et sa casquette de cuir verni. Leurs parents avaient dû se défaire de tous leurs vêtements élégants et les remplacer par d'autres, appropriés à leur très-modeste position.
Il faisait un temps magnifique, aussi les Tuileries étaient-elles en fête: les allées regorgeaient d'enfants, plus coquettement habillés que jamais. Les quatre amis se trouvèrent tout à coup face à face avec leurs anciens camarades.
IRÈNE, saisie.
Ah! voilà toutes mes amies!
«Bonjour; Constance, bonjour Noémi, bonjour Herminie, bonjour Lionnette, Jenny, Diane et Clara, vous allez bien? voulez-vous jouer?»
Les élégantes levèrent la tête avec une surprise qui se changea en indignation quand elles eurent reconnu Irène et contemplé ses vêtements.
LIONNETTE, majestueusement.
Bonjour, mademoiselle. (Elle se détourne.)
CONSTANCE, à demi-voix.
A-t-on jamais vu! oser vouloir jouer avec nous dans une toilette semblable!
HERMINIE, de même.
Ah! l'horreur! elle est encore pis que son inséparable. C'est hideux à voir! on ne devrait pas permettre de laisser entrer aux Tuileries des fagots comme ça!
Irène et Julien étaient un peu mal à l'aise. (Page 223.)
LES AUTRES PETITES FILLES, de même.
Qu'elle s'en aille. Nous ne voulons pas d'elle!
IRÈNE, pleurant.
Ah! que vous êtes méchantes de me traiter ainsi! Est-ce parce que je ne suis plus riche? Noémi, vous qui avez toujours été si affectueuse pour moi....
NOÉMI, embarrassée et froide.
Ma chère, vous comprenez.... Il y a longtemps que nous ne nous sommes vues. Nous n'avons guère l'occasion de nous rencontrer maintenant.
IRÈNE, douloureusement.
Assez, oh, assez, Noémi, je vous quitte, je vous délivre de ma présence, en remerciant le bon Dieu, toutefois, qui m'a permis de voir combien je dois peu vous regretter: je sais maintenant à quoi m'en tenir sur votre amitié à mon égard. Toutes vos prévenances d'autrefois s'adressaient à mes toilettes, à ma fortune, et moi, folle, je prenais cela pour moi!... Dieu merci, vous venez de me faire voir ce que vous êtes.
ÉLISABETH.
Chère amie, c'est une triste expérience: je m'attendais à ce résultat! tu as raison de te réjouir: tu vois clair à présent, et désormais tu sauras juger les autres non selon ce qu'ils ont, mais selon ce qu'ils valent.--Plaignons ces pauvres petites, et ne leur adressons plus la parole.
HERMINIE, ricanant.
Ah! ah! ah! Vous voudriez bien être à notre place, mademoiselle la dédaigneuse!
ARMAND, s'avançant.
Ce n'est pas vrai, petite insolente! Élisabeth serait bien désolée d'être aussi ridicule que vous avec votre énorme cage à serins, vos panaches de chevaux de corbillard et votre teint de souris noyée: ah! mais... tiens, elles se sont toutes sauvées.... (Chantant):
La victoire est à nous!...
IRÈNE, souriant.
Je crois bien! tu avais l'air de vouloir les dévorer!
ARMAND.
Pourquoi attaquent-elles Élisabeth, aussi!
ÉLISABETH, avec reproche.
Tu n'aurais pas dû leur dire des sottises.
ARMAND, se récriant.
D'abord, je n'en ai dit qu'à Herminie.
ÉLISABETH, souriant.
Elle est bonne, ta raison!
ARMAND, avec sang-froid.
Et puis, ce n'étaient que des vérités.
JULIEN, riant.
Elles étaient joliment crues, tes vérités!
ÉLISABETH.
Voyons, ne restons pas là sans jouer et allons rejoindre mes cousins et cousines que je vois là-bas.
IRÈNE, avec effroi.
Oh! non, Élisabeth, non, je t'en prie!
ÉLISABETH, surprise.
Et pourquoi donc pas, ma bonne Irène?
IRÈNE, les larmes aux yeux.
Ils vont nous dire des choses humiliantes et désagréables, comme ces demoiselles et les amis de Julien nous en ont déjà dit!
ARMAND, se récriant.
Oh! oh! par exemple, Irène, on voit bien que tu ne les connais pas. Il est impossible d'être plus gentil et plus aimable qu'eux. Ils te portent, ainsi qu'à Julien, le plus grand intérêt et ils seront enchantés de vous voir tous deux, je te le promets!
JULIEN, hésitant.
Mais... ils vont se moquer de nos vêtements!
ÉLISABETH.
N'aie donc pas peur, Julien; tu vas voir s'ils y font la moindre attention. Ils sont trop polis pour cela, d'abord.
ARMAND.
Et puis, ils font comme nous; ils n'attachent d'importance qu'aux bons coeurs et à la vraie amitié.
Sur ces entrefaites, les petits de Marsy, qui avaient aperçu les enfants, arrivèrent en courant.
Venez donc, chers amis, s'écrièrent-ils de loin; aux Tuileries, on ne doit pas causer, on joue.
JEANNE.
Bonjour, chère Irène (elle l'embrasse), je sais qu'Élisabeth et Armand te tutoient et je te demande la permission d'en faire autant!
JACQUES.
Elle a raison, Jeanne. Je vais l'imiter; ce bon Julien, que je suis content de le revoir! (Il lui serre la main.)
PAUL.
L'autre main à moi. Là! il n'y a pas de jaloux, comme ça.
FRANÇOISE.
Irène, Julien, embrassez-moi aussi, n'est-ce pas?
Les petits de Morville, les larmes aux yeux, répondaient avec effusion aux affectueuses démonstrations des petits de Marsy, tandis qu'Élisabeth et Armand les contemplaient en souriant avec bonheur. Irène et Julien comparaient dans leur coeur cet accueil si chaleureux fait par des enfants qu'ils connaissaient à peine, et pour lesquels ils s'étaient montrés souvent hautains, dédaigneux presque grossiers, avec la réception que leur avaient fait subir leurs prétendus amis: ils voyaient clairement de quel côté étaient la bonté, la noblesse de sentiments, et ils sentirent que dans leur malheur le bon Dieu leur avait envoyé de vraies amitiés; ils apprirent alors qu'il faut juger les gens par la bonté de leurs coeurs et non par leurs dehors brillants.
Grâce aux petits de Kermadio et de Marsy, la journée s'acheva gaiement pour tous les enfants. Irène et Julien revinrent chez eux, ramenés par Anna, et se mirent avec courage et gaieté à leurs sérieuses études.