Les enfants des Tuileries
CHAPITRE XIX.
LES JOIES DE LA PAUVRETÉ.
Quand M. de Morville rentra, il vit dans son pauvre logis un spectacle si charmant qu'il s'arrêta, doucement ému, pour le contempler à loisir.
Irène, assise devant son piano, étudiait avec ardeur. Sa jolie figure, intelligente et attentive, était délicieuse d'expression. Julien, penché sur une aquarelle, souriait à demi de la difficulté vaincue, et Mme de Morville, assise près de ses deux enfants, avait interrompu sa couture pour les regarder avec un orgueil maternel.
Dans ce moment, Irène termina sa sonate par un trait brillant.
«Bravo, petite soeur! s'écria Julien enthousiasmé, tu es un pianiste de premier ordre, n'est-ce pas, chère maman?
--Oui vraiment, dit Mme de Morville, les progrès d'Irène me causent autant de surprise que de joie!
--On est si heureux de travailler pour ceux que l'on aime,» répondit la petite fille avec tendresse.
M. de Morville s'avança.
«Chers amis, dit-il, je commence à comprendre mon bonheur, moi aussi.
--Bonjour, cher papa, s'écrièrent les enfants; vous voilà revenu: quel bonheur!
--Vous devez être bien fatigué, mon pauvre Adolphe! dit Mme de Morville.
--Je l'étais tout à l'heure, répondit son mari, mais ce que je viens de voir m'a reposé.
--Qu'avez-vous donc vu, papa? dit Irène en le faisant asseoir près de leur petite cheminée et en s'agenouillant près de lui pour allumer un peu de feu.
--J'ai vu, répliqua son père qui tendit la main à Mme de Morville, une courageuse femme qui ne rougit pas de se consacrer à d'humbles travaux, et de courageux enfants qui imitent leur excellente mère; j'ai compris alors la grâce que Dieu m'a faite, en vous donnant à moi, puis....»
Là, M. de Morville s'arrêta.
«Puis, dit sa femme qui souriait, achève.
--Puis, en me ruinant,» dit M. de Morville, qui répondit par un sourire au sourire de sa femme.
Mme de Morville poussa une exclamation, et les enfants, aussi surpris que leur mère, regardèrent M. de Morville avec de grands yeux interrogateurs.
«Oui, continua-t-il gravement, j'apprécie maintenant cette grâce. Sans ma ruine, aurais-je jamais joui de voire dévouement, de vos sacrifices, de votre tendresse? Quand nous étions riches, nous étions chacun les forçats de la richesse et du plaisir: j'étais plongé dans le tourbillon des affaires, toi, Suzanne, dans le tourbillon du monde, vous, pauvres chers petits, dans celui de la vanité. Au milieu de tout cela, nous étions séparés les uns des autres, nous n'avions pas le temps de nous aimer ni de nous le prouver.
MADAME DE MORVILLE, pensive.
C'est vrai ce que tu dis là, cher Adolphe; cette vie futile et vide m'avait accaparée; comme toi je bénis le ciel de nous avoir rappelés à nos devoirs; quoi qu'il arrive désormais, je mènerai une vie sérieuse et utile, me consacrant à ton bonheur, à nos enfants et au soulagement de ceux qui souffrent.
IRÈNE.
Oh! papa, comme vous avez raison! que c'est vrai, ce que vous venez de dire! je comprends maintenant que cette épreuve est une vraie grâce, elle nous a été envoyée pour notre plus grand bien!...
JULIEN.
Et pour notre bonheur, Irène! je n'ai jamais aimé notre bel hôtel comme j'aime maintenant notre petit logis, pourtant si pauvre. C'est qu'ici l'on comprend et l'on remplit son devoir, c'est une joie pure qui m'était inconnue autrefois.»
M. et Mme de Morville écoutaient leurs enfants avec émotion; ils se regardaient avec un sourire sur les lèvres, et des larmes dans les yeux.
IRÈNE.
Ne faisons pas pleurer papa et maman, Julien; regarde, ils sont très-émus! vite, papa, souriez-moi (elle l'embrasse); à votre tour, chère maman: là, c'est très-bien.
JULIEN.
Qu'est-ce que ce gros rouleau de cahiers que vous avez sous le bras, papa?
M. DE MORVILLE.
Des projets de chemins de fer: je dois faire un rapport là-dessus et divers travaux de ce genre pour M. de Valmier.
IRÈNE, étonnée.
Le père de Noémi? vous le voyez donc encore, papa?
M. DE MORVILLE.
Non, mon enfant, c'est un de ses employés de banque qui m'a donné ce travail. M. de Valmier ignore même que ce travail m'est confié.
MADAME DE MORVILLE.
Chère Minette, assez causé pour l'instant, ton pauvre père doit être non-seulement fatigué, mais affamé; servons bien vite le dîner.
IRÈNE.
C'est cela, maman; vous allez voir, papa, nous vous avons préparé un bon petit plat!
JULIEN.
Attendez, maman, je vais aider Irène, ne vous inquiétez de rien.
La mère et les enfants se disputaient gaiement le modeste service de la table, tandis que M. de Morville les écoutait et les regardait faire avec un profond sentiment de bonheur.
IRÈNE.
Là, voilà les couverts mis.
JULIEN.
Et les chaises que tu oubliais, petite ménagère; nous assoirons-nous comme des Turcs, pour manger?
MADAME DE MORVILLE.
Voilà le potage et le rôti. Viens, cher Adolphe, tu dois avoir grand'faim, j'ai hâte de te voir à table.
On s'installa et l'on dîna avec autant d'appétit que de gaieté.
IRÈNE.
Quel excellent potage! ce bon père Michel est un portier précieux, maman; non-seulement il fait le ménage, mais il surveille notre petite cuisine d'une façon étonnante.
JULIEN.
C'est vrai; et il est aussi amusant à entendre qu'à voir. Il a des manières à lui de se poser, armé de son balai, pour raconter ses aventures!...
MADAME DE MORVILLE.
C'est un bien brave homme: traitez-le avec amitié, mes enfants; vous savez qu'il n'est dans cette modeste position que par suite de désastres éprouvés par sa famille, pendant la grande révolution.
JULIEN.
N'ayez pas peur, maman, vous avez déjà dû voir.... (on frappe). Ne bougez pas, papa, je vous en prie, je vais ouvrir.
IRÈNE.
Non, ce sera moi; tu n'as pas fini de manger (elle va ouvrir). C'est le père Michel. Bonjour, bon père Michel, qu'y a-t-il?
LE PÈRE MICHEL.
Je venais, d'amitié, desservir votre table, messieurs et mesdames. (Il salue.)
MADAME DE MORVILLE.
Merci, père Michel, ne prenez pas cette peine, c'est bien assez de faire le ménage et de préparer nos repas. Nous nous servirons nous-mêmes.
LE PÈRE MICHEL.
C'est ce que je ne permettrai pas, ma chère dame: justement parce que je connais le malheur, j'y sais compatir.
(La famille de Morville sort de table, le père Michel dessert en continuant:)
«Car ma famille est illustre, je me plais à le dire: je suis, tel que vous me voyez, seul et unique descendant des comtes de Barninville, noble race s'il en fut, alliée aux plus grandes familles de France. (Il essuie une assiette.) Nos ancêtres ont été aux croisades, tel que vous me voyez. Ils ont brillé à la cour du grand roi!.. Vanités des vanités et tout est vanité.... (S'interrompant.) Où est la moutarde, que je la serre, monsieur Julien?
JULIEN.
Je vais la ranger, père Michel.
LE PÈRE MICHEL.
Quand je vous dis que je veux vous épargner cette peine, je vous l'épargnerai. Ah! je suis têtu, moi. Là, voilà tout rangé. Messieurs, mesdames, j'ai l'honneur de vous saluer, tel que vous me voyez.
M. DE MORVILLE, lui serrant la main.
Bonsoir, père Michel; merci de votre obligeance, de votre empressement à nous être utile et agréable.
MADAME DE MORVILLE.
Je joins mes remercîments à ceux de mon mari, père Michel, nous sommes heureux d'être si bien servis.
LE PÈRE MICHEL, se rengorgeant.
Entre gens de noblesse, c'est tout simple: bonne nuit, mademoiselle Irène, et à vous aussi, monsieur Julien.
LES ENFANTS.
Merci, bon père Michel, bonsoir.»
Le brave portier parti, la famille s'installa pour la soirée. La petite lampe éclairait bien; le feu brillait joyeusement, et chacun s'arrangea pour en profiter, tout en reprenant son travail. M. de Morville, lui, écrivait avec ardeur, et la veillée se prolongea jusqu'à dix heures, tous travaillant, causant et riant. Le lendemain, Élisabeth et Armand vinrent prendre leurs leçons; ils avaient, en entrant, un air mystérieux, moitié inquiet moitié heureux; Irène et Julien en furent intrigués.
«Où est Mme de Morville? dit Armand qui ne tenait pas en place.
Nos ancêtres ont été aux croisades. (Page 239.)
--Sortie pour quelques instants, dit Julien de plus en plus étonné. Veux-tu lui parler?
--Je crois bien, s'écria Armand, j'ai hâte de vous faire venir....
--Armand, affreux bavard, dit Élisabeth avec précipitation, ne sauras-tu jamais tenir ta langue?
ARMAND.
Il me démange, mon secret, ma petite Élisabeth. Oh! si tu savais comme il me démange, tu aurais pitié de moi!
ÉLISABETH.
Tiens, sois heureux, voilà Mme de Morville qui rentre: dis-lui tout; nos amis ont l'air très-intrigués.»
Les petits de Morville étaient en effet fort désireux de connaître la raison des allures, des paroles singulières d'Élisabeth et d'Armand. Après les bonjours échangés, Armand s'écria: «Madame, vous voyez en moi un ambassadeur.
MADAME DE MORVILLE, s'installant au travail.
De bonnes nouvelles, j'espère, cher enfant?
--Je le crois, madame, il dépend de vous de les changer en mauvaises pour nous.
ÉLISABETH, riant.
Voyons, Armand, ne parle pas par énigmes; va droit au fait.
ARMAND.
Eh bien, m'y voilà. Madame, mon oncle et ma
tante de Marsy désirent: d'abord, que vous ayez la bonté de laisser Irène et Julien donner à Jeanne et à Jacques des leçons de piano et de dessin, deux fois par semaine; ils viendront ici à l'heure que vous jugerez la plus commode; leurs prix seraient les nôtres.
MADAME DE MORVILLE, émue.
Cher enfant....
ARMAND, précipitamment.
Je n'ai pas fini! mon oncle et ma tante donnent une petite soirée jeudi prochain: ils désirent que M. de Morville et vous, madame, vous ameniez Irène et Julien, parce qu'Irène jouerait du piano, et cela lui procurera quelques élèves, car il y aura deux ou trois amies de maman et de ma tante, qui sont décidées à envoyer leurs filles à Irène, dès qu'elles l'auront entendue. Et puis, Julien, lui, aura la bonté d'apporter sa collection d'aquarelles, parce qu'il y aura jeudi quelques amateurs qui lui en prendront avec grand plaisir, à de très-bonnes conditions. Voilà.»
Et Armand, rouge de joie, se frotta les mains avec violence, ce qui indiquait toujours chez lui un ravissement complet.
Mme de Morville avait posé son ouvrage: quand Armand cessa de parler, elle l'attira vers elle, ainsi qu'Élisabeth, et les embrassa en silence tandis que quelques grosses larmes tombaient de ses yeux sur leurs joues roses. Irène et Julien n'étaient pas moins émus que leur mère! Ce dévouement délicat, cette façon charmante de rendre service leur allait droit au coeur: eux aussi embrassèrent leurs excellents amis avec une tendresse pleine de reconnaissance.
Quand elle fut un peu remise, Mme de Morville essaya de parler.
ARMAND.
Oh! chère madame, dites seulement oui, je vous en prie! nous sommes si heureux déjà, que si vous nous dites quelque chose, cela nous fera éclater.
Tout le monde se mit à rire. Mme de Morville et ses enfants ne purent toutefois s'empêcher de dire combien ils étaient joyeux et reconnaissants; puis les leçons commencèrent.
Elles se passèrent, bien entendu, à merveille: aussitôt finies, Élisabeth et Armand emmenèrent triomphalement leurs amis pour faire leur promenade accoutumée.
Arrivés aux Tuileries, ils retrouvèrent les petits de Marsy et leur firent part du consentement de Mme de Morville: Irène et Julien les remercièrent avec effusion de ce qu'ils faisaient pour eux.
Après avoir joué longtemps, les petits de Marsy allèrent dire à Noémi de Valmier, et à Lionnette dont les parents étaient connus de Mme de Marsy, que leur mère recevrait le jeudi suivant et serait charmée de les voir venir: Armand s'amusa à piquer leur curiosité en leur déclarant que deux grands artistes honoreraient la soirée de leur présence: chacun se sépara en riant et en se donnant rendez-vous pour le jeudi.
CHAPITRE XX.
LES DEUX ARTISTES.
M. de Morville fut aussi charmé que sa femme de la perspective d'une soirée chez Mme de Marsy; une seule chose l'inquiétait: lui et sa femme avaient des vêtements simples mais convenables pour la soirée, tandis que les enfants n'avaient que leurs habits du matin, Mme de Morville s'étant défait des vêtements d'Irène et de Julien, qui ne convenaient plus à leur modeste position. M. et Mme de Morville étaient donc fort tourmentés à ce sujet sans oser se l'avouer, lorsque la bonne des petits de Kermadio arriva, portant un grand carton qu'elle remit à Irène; puis, elle partit à la hâte.
Irène porta le paquet à sa mère qui l'ouvrit, et poussa un cri en voyant une toilette simple et charmante pour Irène, avec un costume aussi simple et aussi charmant pour Julien. Un petit billet attaché à la robe contenait ces quelques mots:
Prière instante à des amis d'accepter ce souvenir d'amitié.»
IRÈNE, attendrie.
Maman, c'est encore, c'est toujours Élisabeth: quel coeur, quel coeur!
JULIEN.
Voici un billet sur mon habit. Qu'est-ce qu'il y a d'écrit?
«Un écolier à son professeur. Juste témoignage de reconnaissance; aussi, pas de remercîment, chut!...»
Cher, excellent Armand!
MADAME DE MORVILLE.
Oh! mes enfants! comme nous devons remercier le bon Dieu d'avoir de tels amis!...
M. DE MORVILLE.
Tu le vois, Suzanne, j'avais bien raison d'être heureux de cette chère pauvreté. Aurions-nous la joie de voir des dévouements pareils, si nous avions encore nos richesses?
MADAME DE MORVILLE.
Va! j'en remercie Dieu autant que toi. Écrivez vite à vos amis, chers enfants, et dites-leur que je les aime et les bénis!
Il n'y avait plus que la matinée qui séparât nos héros de la réception de M. et de Mme de Marsy: les enfants écrivirent à Élisabeth et à Julien, puis Irène étudia de nouveau avec ardeur ses morceaux les plus difficiles, tandis que Julien achevait avec soin ses dernières aquarelles. Il était tard quand les enfants cessèrent leurs travaux et se hâtèrent de rejoindre leurs parents, qui, eux aussi, avaient travaillé toute la journée; après un modeste repas, tous s'habillèrent promptement et se rendirent chez Mme de Marsy.
Il était encore de bonne heure, aussi eurent-ils la satisfaction de ne trouver que la famille réunie, et d'arriver les premiers parmi les invités. Irène et Julien murmurèrent à l'oreille de leurs amis de chaleureux remercîments, interrompus par un baiser d'Élisabeth, et un terrible «chut» d'Armand.
Le salon ne tarda pas à se remplir de monde: Lionnette et Noémi arrivèrent bientôt avec leurs parents.
LIONNETTE.
Eh! bonjour, chères belles; bonjour, messieurs; nos grands artistes sont-ils arrivés?
ARMAND.
Oui, mademoiselle, ils sont là.
NOÉMI.
Ah! quel bonheur! je craignais qu'ils ne manquassent de parole!... Tiens! Irène Ici... et Julien!
Noémi leur adressa la parole avec embarras; les petits de Morville répondirent timidement à son bonjour contraint. Lionnette avait pris un air de dédain et de protection.
«Vous ici, dit-elle, quelle merveille! je croyais que....»
Elle s'arrêta, troublée par le regard flamboyant d'Armand de Kermadio.
ARMAND, d'un air formidable.
Mais continuez donc, mademoiselle, nous vous écoutons avec beaucoup d'intérêt (ses yeux lancent des éclairs), infiniment d'intérêt!...
LIONETTE, balbutiant.
J'aimerais mieux parler d'autre chose.
ARMAND, de même.
Et pourquoi, et pourquoi?
LIONETTE, naïvement.
Je viens de vous vexer, évidemment, et si je continuais, vous me diriez, comme cela vous arrive toujours dans ce cas-là, des choses piquantes, d'une façon très-drôle qui égaye les autres à mes dépens; c'est ennuyeux, ça.
Ces paroles de Lionnette firent rire les enfants, et même le terrible petit Breton.
MADAME DE MARSY, s'approchant.
Ma chère Irène, nous voilà tous réunis; vous savez ce que vous nous avez promis; je compte sur vous, et le piano vous attend.
Le piano vous attend. (Page 253.)
IRÈNE, tremblante.
Me voici, madame, je vous suis. (Elle se lève.)
NOÉMI, bas à Élisabeth.
Ah! mon Dieu! un des grands artistes, c'est Irène?
Un accord brillant répondit pour Élisabeth, et le morceau commença; Irène, d'abord très-émue, s'était tout à coup rassurée en jetant les yeux sur ses parents et sur Julien, aussi tremblants qu'elle; la pauvre enfant sentit que son avenir dépendait de son talent, de son courage, et subitement inspirée, priant tout bas le bon Dieu, elle joua l'admirable sonate en do dièze mineur, de Beethoven. Au lieu de lui nuire, son émotion la servit. Oh! que ses sentiments étaient différents alors des misérables pensées qui remplissaient son esprit le jour du bal de Noémi. Elle jouait aujourd'hui pour sa chère famille, et cette noble préoccupation rendait son jeu délicieusement doux et touchant! Irène se surpassa; toutes les profondeurs de cette admirable musique, toutes les délicatesses de ce grand style, furent mises en relief par ses doigts inspirés; à peine eut-elle terminé, qu'un tonnerre d'applaudissements retentit, et des exclamations s'élevèrent de toutes parts!
On complimenta chaleureusement M. et Mme de Morville sur le talent hors ligne de leur fille, tandis que les petits de Kermadio et de Marsy se montraient aussi fiers d'Irène que ses parents l'étaient à juste titre.
Noémi et Lionnette aimaient beaucoup la musique; émerveillées de l'admirable talent d'Irène, elles mirent de côté toute morgue et l'accablèrent de félicitations.
NOÉMI, enthousiasmée.
Vous aviez bien raison, monsieur Armand, de dire que c'est une grande artiste; je l'avais entendue jouer quelquefois, mais seulement des bluettes, et je ne lui soupçonnais pas ce beau talent.
LIONETTE, de même.
C'est écrasant, j'en suis épatée; dites donc, monsieur Armand, je vous accorde que voilà une grande artiste. Mais l'autre, le second, où est-il?
ARMAND.
Tenez, mademoiselle, ma réponse est sur cette table.
NOÉMI, regardant.
Oh! que c'est joli! que c'est charmant! Papa, vous qui aimez tant ces choses-là, venez voir ces aquarelles, elles sont merveilleuses!
Les exclamations de Noémi avaient attiré M. de Valmier.
«Mais c'est ravissant! dit-il, outre que ces vues sont admirables, elles sont faites par un véritable artiste; qui est-ce qui fait ces belles choses?
ARMAND.
Allons, Julien, ne fais pas le modeste; pourquoi n'as-tu pas signé tes aquarelles?
M. DE VALMIER, à Julien.
Bravo! mon ami, je vous félicite; vous avez un talent remarquable! J'aimerais beaucoup à posséder cette belle collection! Me la cédez-vous?
JULIEN, rougissant.
Elle est à mon père, monsieur: je pense qu'il consentirait à s'en défaire.»
M. de Valmier alla vers M. de Morville, le salua et se mit à causer à voix basse avec lui, tandis que d'autres personnes venaient voir et admirer les aquarelles.
LIONNETTE.
Ah! ah! voilà donc votre second grand artiste, monsieur Armand?
ARMAND.
Oui, mademoiselle, qu'en dites-vous?
LIONNETTE.
Je suis plus épatée que jamais.
ARMAND, avec sang-froid.
N'est-ce pas, mademoiselle, que c'est escarbouillant?
LIONNETTE, étonnée.
Hein? vous dites?
ARMAND.
Je dis que c'est escarbouillant, ces aquarelles!
LIONNETTE, stupéfaite.
Qu'est-ce que c'est que ça, bon Dieu! escar... escar...
ARMAND, tranquillement.
Dame! mademoiselle, c'est du patois; vous venez bien de dire un mot aussi étonnant que le mien, en vous déclarant épatée; alors, moi, pour être à votre hauteur, je me dis escarbouillé. (Les enfants rient.)
LIONNETTE, très-rouge.
Là! je le savais bien! avec ce M. Armand, on est toujours sûre d'avoir des affaires. C'est assommant que vous ayez de l'esprit, vous!
ARMAND.
Mais, mademoiselle, si vous....
ÉLISABETH.
Chut! Armand, ne plaisante pas trop longtemps; tu vois bien que cela finit par être désagréable. J'espère que Mlle Lionnette t'a déjà excusé; offre-lui ton bras et allons prendre du thé, car je vois que tout le monde se dirige vers la salle à manger.
Après le thé, on demanda à Irène de se faire entendre de nouveau, et elle fut aussi justement applaudie que la première fois.
On finit gaiement cette charmante soirée, et M. et Mme de Morville se retirèrent, heureux et fiers de leurs enfants; avant leur départ, M. de Valmier avait pris rendez-vous avec M. de Morville, au sujet des aquarelles, et Mmes de Nardray, Darsal et Drangard s'étaient concertées avec Mme de Morville, pour que leurs filles pussent aller chez Irène prendre des leçons de piano. Ce fut donc en bénissant mille fois leurs amis, qu'Irène et Julien les quittèrent, joyeux et pleins d'espoir.
CHAPITRE XXI.
LE CHANGEMENT DE NOÉMI.
En revenant chez elle, Noémi avait un air pensif, triste même; sa mère s'en aperçut et lui en demanda la cause; Noémi s'excusa sur la fatigue de la soirée.
«Elle était pourtant si intéressante que cela aurait dû te faire oublier ta fatigue! s'écria Mme de Valmier.
-Oui, dit son mari, c'était charmant à voir, ces deux enfants si bien doués, si modestes et si heureux de secourir leurs parents!»
A ce moment, la voiture s'arrêta, Noémi et ses parents descendirent, et la conversation en resta là.
Rentrée chez elle, la petite fille se déshabilla, fit sa prière avec distraction et se coucha; mais ce ne fut pas pour dormir, ce fut pour réfléchir sérieusement.
«Comme Irène et Julien sont gentils maintenant, se dit-elle; plus leurs talents font de progrès, plus ils deviennent modestes. Comme c'est beau et courageux de leur part de travailler pour vivre! Jeanne raconte d'eux des choses bien touchantes. J'ai eu tort, grand tort de m'être montrée si froide et si orgueilleuse! C'est vilain, le respect humain; et pourtant la crainte de voir mes amis se moquer de moi m'a rendue lâche et m'a fait agir comme si je manquais de coeur!
«Mes amis! sont-ce mes amis? Quelle différence entre le semblant d'amitié que nous nous portons les uns aux autres et la tendresse dévouée que se témoignent les petits de Morville, de Kermadio et de Marsy. Avec mes amis, il n'est question que de vanités, de frivolités! Ils ne seraient pas capables de dévouement, et me traiteraient, si j'étais pauvre, comme ils ont traité Irène et Julien l'autre jour. Ils ont bien mal agi: moi aussi, hélas! Oh! je m'en repens beaucoup maintenant; je veux changer de manière d'être avec eux, avoir le courage d'aimer, malgré les élégants, ces enfants si gentils et si bons.»
Cette bonne résolution calma la conscience troublée de Noémi; elle ne tarda pas à s'endormir, en répétant:
«Je serai l'amie... des bons enfants... du Club de la Charité.»
Le lendemain, à l'heure habituelle de sa promenade, Noémi se rendit aux Tuileries; elle hâtait le pas, et son coeur battait, car elle allait faire acte de courage. Arrivée dans l'allée de Diane, plusieurs élégants s'empressèrent autour d'elle, mais elle se contenta de leur dire bonjour, les écarta doucement, et elle alla droit à un groupe composé d'Irène, de Julien et de tous leurs amis. Les élégants, fort surpris, l'avaient accompagnée machinalement.
«Irène, Julien et vous tous, chers amis, dit Noémi d'une voix émue, en rougissant, voulez-vous me permettre, non-seulement de jouer avec vous, mais encore d'être votre amie? Je me sens attirée vers vous, et maman dit que je ne puis que gagner en étant avec vous le plus possible. Excusez-moi si je vous ai repoussés l'autre jour: je vous en demande pardon!»
A peine ces dernières paroles étaient-elles prononcées par Noémi que tous les enfants, attendris, avaient entouré la gentille petite fille et l'embrassaient à l'envi, l'assurant de leur amitié, de leur joie de l'admettre parmi eux, et la complimentant de sa touchante démarche. Les élégants, stupéfaits de cette scène, faisaient des figures si embarrassées, si comiques, qu'à la fin Armand les remarqua et partit d'un grand éclat de rire.
CONSTANCE, aigrement.
De quoi riez-vous donc, vous?
ARMAND.
Vous devriez plutôt dire de qui, mademoiselle.
HERMINIE.
Est-ce de nous, par hasard?
ARMAND.
Ma foi, oui, ah! ah! ah! Vous paraissez tout interloqués, ah! ah! ah! Vervins a la bouche toute grande ouverte, ah! ah! ah! Jordan écarquille les yeux, ah! ah! ah! et Mlle Constance a l'air de vouloir nous dévorer tous d'une seule bouchée, ah! ah! ah!
La gaieté d'Armand gagna Élisabeth et ses amis. Tous se mirent à rire aux éclats.
CONSTANCE, ricanant.
Ainsi, de l'avis de monsieur, nous sommes ridicules?
ARMAND.
Certes, et joliment, encore!
Il y eut un hourra d'indignation parmi les élégants, qui arrivaient en foule.
HERMINIE, avec ironie.
Ainsi, ma belle robe de soie gris perle, ma casaque de velours gros bleu, ma toque de velours écossais gris et bleu, mes bottes grises à talons bleus, vous trouvez cela ridicule, monsieur?
ARMAND.
Parfaitement, mademoiselle; un enfant doit être mis de façon à pouvoir jouer à son aise et ne pas ressembler à une poupée vivante.
Il y eut un mélange de rires et de cris.
CONSTANCE, en colère.
Mais puisque nous sommes riches, nous devons donner le ton.
ARMAND.
Oh! oh! des enfants donner le ton!... Tenez, mademoiselle, voulez-vous faire une chose? Supposons que nous sommes deux avocats? Mlle Lionnette jugera ma cause; ma soeur jugera la vôtre; vous plaiderez pour le beau monde, moi contre, c'est-à-dire que vous serez l'avocat du diable.... (Rires et exclamations.)
CONSTANCE, furieuse.
Je ne serai pas l'avocat du diable!...
ARMAND.
La paix, la paix! vous serez l'avocat du luxe, là, êtes-vous contente? (Entre ses dents.) C'est la même chose.
CONSTANCE, calmée.
Je veux bien; vous allez être battu à plate couture.
JULES.
Bon, ça va être amusant.
LIONNETTE.
C'est très-gentil, ce jeu-là.
JACQUES.
Des chaises pour nos juges!
PAUL.
Avocats, retournez les vôtres, on doit plaider debout.
HERMINIE.
Ah! mais je m'amuse, moi; il est drôle, cet Armand, il commence à m'aller très-bien.
JORDAN.
A moi aussi; en place, mesdemoiselles et messieurs.
Tous les enfants s'assirent pêle-mêle et la séance commença.
L'AVOCAT CONSTANCE.
Je viens, mesdemoiselles et messieurs, défendre devant vous une belle cause, injustement attaquée. On a osé dire du mal du luxe, du grand luxe, première de toutes les nécessités; on veut nous interdire la soie, le velours, le satin, peut-être même, hélas, la popeline;--on croit que cela nous empêche de jouer; mais nos jeux, qui sont calmes....
L'AVOCAT ARMAND.
Oh! très-calmes!
LE JUGE ÉLISABETH.
Avocat Armand, n'interrompez pas.
LE JUGE LIONNETTE.
Je remercie mon collègue de ce sage avertissement.
L'AVOCAT CONSTANCE.
Et moi aussi. Nos jeux calmes, dis-je, conviennent à notre position, à notre rang. Et puis, nous faisons aller le commerce: que deviendraient sans nous, sans nos toilettes, les magasins de nouveautés, de modes, de chaussures, de coiffures, de passementerie, de bijouterie....
L'AVOCAT ARMAND.
L'épicerie est hors de cause. (Rire général.)
L'AVOCAT CONSTANCE, avec dignité.
Je méprise vos plaisanteries, avocat Armand! Et nos élégantes poupées, ne sont-elles pas la fortune de leurs fournisseurs? allez! le luxe est utile, il est nécessaire, indispensable aux autres comme à nous-mêmes.
Les élégants applaudirent avec frénésie à cet habile plaidoyer. On félicita très-chaleureusement l'avocat Constance, puis l'avocat Armand demanda la parole, l'obtint et dit avec emphase:
«Messieurs les juges, et vous, chers auditeurs, l'éloquence perfide de mon spirituel adversaire ne m'empêche pas d'avoir raison. Autant le luxe modéré est utile, je le reconnais, autant le luxe exagéré que j'attaque, que j'attaquerai toujours, est mauvais et même dangereux! En effet, nous, enfants, avons-nous besoin, dites-moi, d'être couverts de soie, de velours, de dentelles et de garnitures de toute sorte? Nos jeux s'accommodent-ils de ces beaux habits qui nous empêchent de remuer, de peur de les déchirer ou de les salir? A quoi servent vos bottes magnifiques? Ne vaudrait-il pas mieux des bottines simples et solides, avec lesquelles on peut courir à son aise, les jours où il y a de la boue comme les jours où il fait sec? N'est-il pas plus amusant de sauter à la corde, de jouer aux barres, ou cerceau, à cache-cache, que de rester immobiles sur des chaises comme des grandes personnes? Eh bien, vos belles étoffes vous privent de tous ces jeux-là. Quant à faire aller le commerce, c'est l'affaire de nos mamans et de nos papas; ce n'est pas la nôtre. Pour vos poupées, mesdemoiselles, faites-les redevenir simples; et si la marchande de vêtements y perd, faites gagner celle qui habille les pauvres!»
Armand s'était animé en parlant: sa jolie figure était pleine d'ardeur et d'intelligence; son âme était dans ses yeux: les enfants écoutaient tous avec une attention profonde: peu à peu, les rires avaient cessé, une sérieuse conviction pénétrait dans les coeurs.
Il y eut un instant de silence, puis les amis d'Armand l'entourèrent en le félicitant: les élégants, après quelque hésitation, s'approchèrent aussi.
Messieurs les juges. (Page 263.)
HERMINIE.
Je suis contente de vous avoir entendu, monsieur Armand.
LIONNETTE.
Moi aussi; il y a du vrai dans tout cela! pour aider à faire une réforme utile, je déclare que le Club du Beau monde est une bêtise et que je n'en suis plus.
JORDAN.
Moi non plus, alors: cet Armand, il m'a remué, ma foi! C'est un orateur, vraiment!
LIONNETTE.
Dites donc, mes amis, nous oublions de juger la cause: faut-il le faire?
LES ENFANTS.
Certainement, il le faut.
LIONNETTE.
Eh bien, alors, je déclare que l'avocat Armand a dit d'excellentes choses, sa cause est loin d'être mauvaise et je suis presque convertie. (Applaudissements.)
HERMINIE.
Déjà!... Il faut voir, essayer d'abord: on ne peut pas changer comme ça du jour au lendemain!
LIONNETTE.
C'est trop juste; accordé.
CONSTANCE, gaiement.
Vous, Élisabeth, vous allez me condamner, je prévois que j'ai perdu ma cause près de vous.
ÉLISABETH, affectueusement.
C'est vrai, ma chère Constance: permettez-moi cependant de le faire en ajoutant quelques mots. Le bon saint Jean disait à ses disciples: «Mes petits enfants, aimez-vous les uns les autres;» disons-nous cela, afin d'être affectueux les uns pour les autres: il y a eu souvent des paroles peu aimables échangées entre nous depuis quelque temps; promettons-nous de n'en plus dire de semblables. Ne regardons plus aux dehors, mais aux côtés sérieux de ceux que nous voyons; n'attachons de l'importance qu'aux qualités du coeur, et non aux vêtements. Enfin, je me permets de vous supplier de renoncer à ce trafic de timbres; autant il est naturel d'en faire collection avec plaisir, autant il est fâcheux de spéculer là-dessus. Vous avez entendu ce que le surveillant a dit l'autre jour à ce propos (je l'ai appris depuis), que cette leçon nous profite.
VERVINS.
Mademoiselle Élisabeth, vous parlez aussi sagement qu'Armand; nous allons être très-raisonnables, vous verrez.
CONSTANCE.
Il faudra encore jouer à ce jeu-là, il est très-drôle.
ARMAND, gaiement.
A présent, vive la joie! je propose, pour finir la séance, une partie monstre; les juges vont choisir le jeu.
On applaudit à cette proposition d'Armand et les Tuileries retentirent bientôt d'éclats de rire et de cris joyeux. Ce fut ainsi que finit le Club du Beau monde. Nous verrons plus tard ce que devint le Club de la Charité.
CHAPITRE XXII.
LES SACRIFICES D'IRÈNE ET DE JULIEN.
En revenant de la séance des Tuileries, Noémi, enthousiasmée, raconta à sa mère tout ce qui s'était passé; celle-ci en fut vivement émue; c'était une personne excellente au fond; une grande fortune, le manque de bons conseils et d'amie sérieuse l'avaient entraînée dans une vie mondaine et dissipée: mais son coeur était resté bon et elle consentit avec joie à la demande de Noémi, qui désirait prendre des leçons de piano chez Irène.
La mère et la fille allèrent donc chez Mme de Morville, qui les reçut avec une politesse, une dignité parfaites. Mme de Valmier fut frappée de voir cette pauvreté noblement supportée. Elle causa longuement avec Mme de Morville et admira sa patience, sa piété, sa résignation si vraie et si touchante: elle ne pouvait revenir de son étonnement en entendant cette jeune femme, jadis frivole et étourdie, parler d'une façon élevée et simple à la fois. Mme de Morville s'en aperçut et sourit.
«Vous me trouvez bien changée, n'est-ce pas, madame? dit-elle.
--C'est vrai, dit franchement Mme de Valmier, et je ne puis que vous en féliciter.
MADAME DE MORVILLE.
Ah! c'est un heureux malheur que le nôtre, madame; je le reconnais chaque jour davantage.»
Pendant que leurs mères parlaient ainsi, les petites filles et Julien causaient avec non moins de franchise et d'abandon. Noémi se sentait de plus en plus attirée vers Irène et Julien, et désirait extrêmement devenir l'amie d'Élisabeth. Ce fut donc avec joie qu'elle prit jour pour ses leçons de piano, puis elle se retira avec sa mère.
Restés seuls, Mme de Morville et ses enfants se félicitèrent de ce surcroît de leçons. Ils causaient encore de la visite si aimable de Mme de Valmier et de sa fille, lorsque M. de Morville entra: il était rayonnant.
JULIEN.
Dieu! papa, quelle figure heureuse!
IRÈNE.
Eh bien, papa, les aquarelles de Julien sont-elles vendues?
M. DE MORVILLE.
Oui, chère petite, très-bien vendues, très-généreusement achetées.
MADAME DE MORVILLE.
Quel bonheur! Combien, mon ami?
M. DE MORVILLE.
Devine! devinez, enfants.
JULIEN.
Il y en a dix. A vingt francs pièce, ce serait magnifique.
M. DE MORVILLE.
Tu n'y es pas.
IRÈNE.
Quarante francs chacune, alors, papa?
M. DE MORVILLE.
Va toujours.
MADAME DE MORVILLE, étonnée.
Cinquante francs pièce, mon ami?
M. DE MORVILLE.
Cent francs, chère Suzanne.
La mère et les enfants s'exclamèrent; Julien était rouge de joie.
«Papa, dit-il, en hésitant, je ne sais si nous pouvons accepter tant d'argent; ces aquarelles ne valent pas cela.
M. DE MORVILLE.
Je comprends et j'admire ton scrupule, cher enfant: je l'ai eu pour toi et avant toi, crois-le bien, car j'ai d'abord nettement refusé à M. de Valmier de faire cette vente à des conditions pareilles.
«Vous trouvez que ce n'est pas assez? a-t-il dit, en fronçant le sourcil.
--Je trouve que c'est trop, au contraire, monsieur, ai-je répondu. La délicatesse de mon fils et la mienne refusent un prix aussi élevé!»
Il a souri et sa figure s'est éclairée.
«Je prie pourtant M. Julien et son excellent père de me faire l'honneur d'accepter ce prix-là, a-t-il dit. Le travail d'un fils secourant sa famille est inestimable à mes yeux. Si je voulais le payer ce qu'il vaut, ma fortune entière ne suffirait pas!... Je vous prie, je vous supplie d'y consentir.»
«Il m'avait tendu la main, je la serrai en silence, je pris le billet qu'il m'offrait et... tiens, Julien, le voici.... Ne pleure pas, mon enfant, embrasse-moi; je suis fier de toi, de cet argent gagné par ton talent, par tes veilles assidues. Sois béni, mon fils, des joies que tu me donnes.»
Le père et le fils s'embrassèrent avec tendresse: Mme de Morville et Irène aussi émues qu'eux, se joignirent à ces témoignages d'affection.
Bientôt après, Élisabeth et Armand arrivèrent. Ils furent enchantés de la bonne nouvelle que leur donnèrent leurs amis. Après les leçons, tous les quatre se dirigèrent, comme d'habitude, vers les Tuileries.
Grâce à l'aventure de la veille, qui avait amusé tous les enfants, ils furent reçus à merveille par les élégants: la glace était rompue, et à partir de ce jour, les enfants raisonnables furent, quoique aussi simplement mis que par le passé, traités avec politesse, souvent avec amitié par le Beau monde, revenu à de meilleurs sentiments.
Tous jouaient ensemble, et les exagérations de langage, de toilette s'effaçaient peu à peu chaque jour, grâce aux conseils d'Élisabeth, à l'esprit gai et malin du bon gros Armand.
Les petits de Kermadio, à leur insu, faisaient subir aux autres l'influence de leurs charmantes qualités: la bonté d'Élisabeth attirait; la gaieté, l'entrain d'Armand amusaient, et ils étaient devenus l'âme des Tuileries.
Noémi, surtout, était frappée de voir ces excellentes natures faire le bien sans relâche et donner l'exemple de toutes les qualités: le petit cercle d'Irène était aussi pour elle un centre d'attraction; les leçons de piano étaient pour la petite fille de vraies joies. Elle y retrouvait souvent Élisabeth, dont la conversation était toujours aussi intéressante que profitable.
Un jour, Noémi achevait de prendre sa leçon, lorsque Irène reçut un billet d'Élisabeth qui parut la contrarier.
«Qu'y a-t-il, Irène? demanda Julien en interrompant son dessin.
--Élisabeth envoie Anna pour nous mener promener, dit Irène en soupirant; mais il faut qu'elle et Armand accompagnent Mme de Kermadio pour une course pressée.
JULIEN.
Ah! que c'est dommage! ils nous auraient aidés chez....
IRÈNE.
Chut! nous tâcherons de nous tirer d'affaire tout seuls.
NOÉMI.
Puis-je vous être utile, Irène? je serais charmée de vous rendre service, vous savez!
IRÈNE, hésitant.
Je craindrais d'abuser, ma bonne Noémi....
NOÉMI.
Pas du tout, je vous assure!
JULIEN, à voix basse.
Ne parlons pas de cela maintenant.
NOÉMI, surprise.
C'est donc un se....
IRÈNE, précipitamment.
Chère maman, la leçon est finie, nous allons aux Tuileries: Élisabeth nous a envoyé la bonne Anna; voulez-vous nous permettre de partir?
MADAME DE MORVILLE.
Certainement, mes enfants. Remerciez Anna de ma part et soyez gentils avec elle.»
Noémi, Irène et Julien dirent adieu à Mme de Morville: puis les trois amis, suivis d'Anna et de la bonne de Noémi, sortirent pour se rendre aux Tuileries.
A peine hors de la maison, Irène s'écria.... «A présent, chez Mme Blesseau, rue du Bac; n'est-ce pas, Julien?
JULIEN.
Oui, voilà notre secret, mademoiselle Noémi.»
Et il expliqua à Noémi, surprise et touchée, que le surlendemain étant la fête de leur mère, ils allaient chez Mme Blesseau, bijoutière, pour vendre deux joyaux, restes de leur splendeur passée. Leur mère leur ayant permis d'en disposer comme bon leur semblerait pour leurs petites dépenses, ils les portaient à Mme Blesseau, voulant offrir des souvenirs à Mme de Morville, puis à Élisabeth et Armand, les bons anges de la famille, invités à dîner pour ce jour-là.
Tout en parlant ainsi, les enfants étaient arrivés chez Mme Blesseau.
IRÈNE, entrant.
Bonjour, madame; voudriez-vous nous faire le plaisir d'estimer les bijoux dont nous vous avons parlé l'autre jour. Maman vous a dit qu'elle nous avait donné la permission de les vendre.
MADAME BLESSEAU.
Parfaitement, mademoiselle. Voyons-les.
IRÈNE.
Voilà ma bague.
JULIEN.
Voici mes boutons de chemise.
MADAME BLESSEAU.
Ils sont très-jolis. Ils seront faciles à placer.
IRÈNE.
Mais c'est que nous voudrions l'argent tout de suite.
MADAME BLESSEAU.
Je vais vous les estimer immédiatement, mademoiselle. (Elle pèse chaque bijou.)
IRÈNE.
Dieu! que je voudrais que ma bague pesât 10 francs.
MADAME BLESSEAU.
Elle ne pèse pas cela, mademoiselle.
IRÈNE, avec chagrin.
Ah! mon Dieu, quel malheur!
MADAME BLESSEAU, souriant.
Rassurez-vous, mademoiselle; je veux dire qu'elle vaut davantage.
IRÈNE.
Quel bonheur! combien s'il vous plaît?
MADAME BLESSEAU.
Quinze francs cinquante centimes, mademoiselle.
IRÈNE.
C'est énorme; merci, madame Blesseau.
MADAME BLESSEAU.
Vous oubliez la rubis, mademoiselle; il est joli et très-bien taillé. Je vous en donnerai certainement.... (elle l'examine) trente....
IRÈNE.
Mais quel bonheur!
MADAME BLESSEAU, riant.
Oh! que vous faites une mauvaise vendeuse, mademoiselle, vous ne me laissez seulement pas achever! trente-cinq francs, voilà la valeur bien exacte de votre pierre.
IRÈNE.
Que je suis contente! à toi, Julien.
MADAME BLESSEAU.
Pour vos boutons de chemise, monsieur Julien, il y a un jeune homme qui m'a prié de lui avoir cela d'occasion: il m'a fixé un pris de quarante à quarante-cinq francs. Les vôtres valent dix-neuf francs d'or et... vingt-deux à vingt-trois francs de turquoises; cela fait quarante-deux francs. C'est leur valeur, qui, du reste, est le prix que ce jeune homme désire y mettre; si vous voulez, ils sont vendus.
JULIEN.
Je crois bien; je n'espérais pas tant que cela!... je vous remercie mille fois, madame Blesseau.
NOÉMI.
Par exemple, madame, vous n'êtes pas comme notre joaillier: j'ai eu quelquefois la fantaisie de changer des bijoux, il m'en donnait quatre fois moins qu'ils ne valaient. Tenez, voici un petit bracelet gourmette dont il m'a offert seulement vingt-cinq francs; vous pensez bien que je l'ai gardé.
MADAME BLESSEAU.
C'est qu'il a voulu trop gagner, mademoiselle.
NOÉMI.
Combien l'estimez-vous, alors?
MADAME BLESSEAU, le pesant.
Trente-neuf francs, mademoiselle.
NOÉMI.
Dieu! quelle différence! pourquoi ne voulez-vous pas gagner autant que lui? ça vous serait si facile, pourtant!
MADAME BLESSEAU.
Parce que, mademoiselle, j'ai pris pour règle la maxime: «Faites-vous acheteur en vendant, vendeur en achetant.»
NOÉMI.
Je me souviendrai de vous, madame, car je n'ai pas souvent vu faire le commerce aussi honnêtement.
Vous oubliez le rubis. (Page 281.)
MADAME BLESSEAU, avec simplicité.
Je ne fais que mon devoir, mademoiselle. Mademoiselle Irène, Monsieur Julien, voici votre argent.
Les petits de Morville dirent adieu à l'honnête femme qui avait si justement excité l'admiration de Noémi par sa sévère probité, et les enfants sortirent du magasin. A peine dans la rue, Noémi, qui semblait préoccupée, dit qu'elle avait oublié son ombrelle chez Mme Blesseau; elle ne voulut pas permettre à ses amies de rentrer pour la prendre et y courut seule. Elle fut quelques minutes absente et revint toute essoufflée au moment où Irène et Julien s'étonnaient de sa longue absence. Noémi prétendit qu'elle avait dû longtemps chercher l'ombrelle et l'on se dirigea vers les Tuileries.
NOÉMI.
Qui est-ce qui vous avait donné vos bijoux, mes amis?
IRÈNE, tristement.
Ce sont des souvenirs de première communion. (Julien soupire.)
NOÉMI.
Vous deviez y tenir beaucoup, alors?
IRÈNE, avec effort.
Ne parlons pas de cela. Julien, nous allons pouvoir acheter pour maman un beau bénitier et une statue de la sainte Vierge.
JULIEN.
C'est cela; elle priera chaque jour devant une image qui lui rappellera notre affection.
IRÈNE.
C'est une très-bonne pensée, n'est-ce pas?
NOÉMI.
Est-ce que vous n'avez plus de boutons de chemise, monsieur Julien?
JULIEN, souriant avec effort.
En voilà d'excellents à vingt-cinq centimes, mademoiselle. Ce n'est pas la valeur qui me fait quelque chose, allez, c'est le souvenir.
IRÈNE, lui serrant la main.
Tiens, Julien, je vois Jacques qui te cherche; nous allons bien jouer, il faudrait confier notre argent à Anna pour ne pas le perdre. Nous achèterons nos jolis souvenirs en revenant, veux-tu?
JULIEN, souriant.
C'est cela.
Les enfants furent entourés par leurs compagnons de jeux: l'absence des petits de Kermadio fut remarquée de tout le monde. Puis l'on se mit à jouer. Noémi se montra tout particulièrement affectueuse pour les petits de Morville, et l'heure de se séparer étant arrivée, l'on se quitta en se donnant rendez-vous pour le lendemain. Tous les enfants recommandèrent à Irène et à Julien de dire aux petits de Kermadio de ne plus manquer leur promenade, parce qu'on les avait beaucoup regrettés.
CHAPITRE XXIII.
LA FÊTE DE MADAME DE MORVILLE.
Élisabeth et Armand arrivèrent très-exactement pour l'heure du dîner, le jour de la fête de Mme de Morville. Irène et Julien les reçurent avec amitié et les emmenèrent dans leur petite chambre pour leur faire voir leurs surprises.
Le père Michel, toujours serviable et empressé, avait déclaré qu'il servirait le dîner, et l'on se mit à table; Mme de Morville seule ignorait pourquoi une certaine expression de joie et de mystère était répandue sur tous les visages.
Au dessert, les enfants se levèrent tout à coup.
MADAME DE MORVILLE.
Nous n'avons pas fini, mes enfants; il y a encore une tarte à la crème en l'honneur de vos amis.
M. DE MORVILLE.
Laisse-les faire, Suzanne. (Il se lève.)
MADAME DE MORVILLE.
Mais où vas-tu donc, Adolphe? tout est sur la table.
M. DE MORVILLE, riant.
Non, pas tout. (Il disparaît comme les enfants.)
MADAME DE MORVILLE, étonnée.
Il ne manque rien...; mon bon Armand, chère Élisabeth, vous aussi, vous vous sauvez?
ARMAND, s'enfuyant.
Pour un instant, chère madame. (Il sort sur le palier.)
ÉLISABETH, de même.
Une petite minute seulement et nous revenons.
Mme de Morville se retourna du côté du père Michel pour lui demander quelque chose; lui aussi s'était éclipsé!... La jeune femme restait toute seule, très-surprise de ces disparitions successives, lorsque toutes les portes s'ouvrirent à la fois et l'on vit les déserteurs reparaître.
M. de Morville portait une jolie pendule de marbre blanc, Irène et Julien un charmant bénitier et une belle statue de la sainte Vierge; sur le palier était Armand, tenant une jolie étagère de palissandre. Élisabeth traînait un beau prie-Dieu en palissandre et tapisserie, et le père Michel fermait la marche avec un énorme bouquet.
MADAME DE MORVILLE, stupéfaite.
Pour qui toutes ces magnifiques choses, bon Dieu?
Le père Michel fermait la marche. (Page 290.)
A peine avait-elle achevé ces mots qu'elle se vit entourée, embrassée, félicitée.
IRÈNE.
Votre fête, chère, chère maman.
JULIEN.
Que nous vous souhaitons de tout notre coeur.
M. DE MORVILLE.
Pouvions-nous l'oublier, Suzanne!
ARMAND.
Voilà pour poser la statue de la sainte Vierge.
ÉLISABETH.
Voilà pour s'agenouiller devant.
MICHEL.
Et voilà un bouquet pour orner l'autel. Hélas! que ne puis-je dire aussi: et l'hôtel!
Ce mélancolique calembour du bon vieux concierge fit éclater de rire tout le monde. Ce fut au tour de M. de Morville et de ses enfants d'offrir leurs présents, et ce furent de nouvelles exclamations, de nouvelles tendresses, de nouvelles embrassades. On remerciait, on serrait la main des petits de Kermadio et du père Michel, dont les aimables attentions avaient vivement touché la famille de Morville.
M. DE MORVILLE.
Petits sournois, vous ne m'aviez pas dit ce que vous méditiez!
IRÈNE.
Et Élisabeth, elle s'est bien gardée de me parler du joli prie-Dieu.
JULIEN.
Armand ne m'avait rien dit non plus de la belle étagère.
ÉLISABETH, riant.
C'est bien étonnant, car sa discrétion a manqué l'étouffer: pour se consoler de ne rien dire, il s'est promené hier pendant une heure dans le jardin, en chantonnant: «Je suis discret, je n'ai dit à personne que je donnais l'étagère à Mme de Morville, personne ne l'a su, ne le sait, et ne le saura: personne, personne!»
(Tout le monde rit.)
ARMAND, consterné.
Tu m'as entendu?
ÉLISABETH.
Moi et toute la maison. On riait joliment, va; tu n'as donc pas compris pourquoi mon oncle Gaston avait un fou rire, quand il t'a donné de beaux roseaux pour planter dans ton jardinet?
ARMAND, frappé.
Ah! mon Dieu, c'est en souvenir du roi Midas?
ÉLISABETH, riant.
Justement.
Armand, après avoir fait une figure tragi-comique, s'écria tout à coup: «Je suis vengé... je confondrai mon oncle par mon admirable discrétion.
ÉLISABETH.
Comment ça?
ARMAND, avec majesté.
J'ai un secret depuis cinq jours, et je ne l'ai dit à personne, pas même à toi!
ÉLISABETH, intriguée.
Depuis le jour où Noémi est venue en mon absence et où tu l'as reçue à ma place?
ARMAND, triomphant.
Justement.
M. DE MORVILLE.
A propos de secret, Suzanne, tu vas apprendre le sacrifice que se sont imposé nos excellents enfants pour toi.
MADAME DE MORVILLE, inquiète.
Oh! mon Dieu, lequel?
IRÈNE ET JULIEN, suppliant.
Papa, ne dites pas....
M. DE MORVILLE.
Laissez, mes bien-aimés, laissez à votre mère la joie de vous apprécier pleinement: Suzanne, ils ont profité de ta permission; ils ont vendu leurs bijoux de première communion pour t'offrir ces cadeaux de fête.
MADAME DE MORVILLE, très-émue.
Oh! mes pauvres chers enfants! quel sacrifice! Combien je regrette votre dévouement! (Elle les embrasse.)
IRÈNE.
Chère maman, ce n'étaient que des bijoux, et votre joie est le vrai trésor de notre coeur.
JULIEN.
Nous en ferions bien d'autres pour vous faire plaisir, ne fût-ce qu'un instant!
MADAME DE MORVILLE.
Pauvres petits! Non, je ne puis être consolée de vos privations; vous y teniez tant, surtout depuis notre ruine, à ces précieux souvenirs!
M. DE MORVILLE.
Ils n'en ont eu que plus de mérite à te les sacrifier. Va, Suzanne, je suis fier de leur dévouement.
ARMAND, avec explosion.
Là! le moment indiqué par Noémi est arrivé; quel bonheur, Seigneur, quelle joie! (Il gambade.)
ÉLISABETH.
Armand, es-tu fou?
ARMAND.
De joie, petite soeur; oui, complètement. Tiens, je te laisse le plaisir de lire toi-même cette lettre à nos amis. (Il lui donne une lettre.)
ÉLISABETH.
Voyons. (Elle lit haut.)
«Chère Irène et cher Julien,
«C'était aussi ma fête aujourd'hui. Maman m'a demandé l'autre jour ce qui me ferait plaisir: «Les bijoux de mes amis, ai-je répondu;» et je lui ai raconté notre visite chez Mme Blesseau. Maman a pleuré en m'écoutant, nous sommes vite montées en voiture, nous avons pris vos bijoux chez la bonne Mme Blesseau, qui était déjà prévenue: elle était aussi contente que nous, car elle devinait à qui ils étaient destinés...; les voici.... Vous me permettez de vous les offrir, n'est-ce pas, mes bons amis? J'ai tant de plaisir à le faire! Ce sera la fête de papa bientôt, et je m'y préparerai avec votre secours, mes chers amis: ce service sera bien supérieur au plaisir que je vous fais en ce moment: j'ai le seul mérite de vous offrir ces bijoux comme je vous aime: de tout mon coeur.
«Votre amie dévouée,
«Noémi de Valmier.»
Les petits de Morville s'étaient jetés dans les bras de leurs parents, aussi émus qu'eux de cette lettre touchante.
ARMAND, sautant de joie.
Et voici les bijoux.... (il tire les écrins de sa poche), le secret de Mlle Noémi; il me semble l'avoir bien gardé. Ah! ah! Élisabeth, qu'est-ce qu'il dira des roseaux, mon oncle Gaston?
ÉLISABETH.
Ce ne seront plus les roseaux du roi Midas, Armand, ce seront les roseaux d'Armand le discret!
(Armand se rengorge.)
JULIEN, avec émotion.
Dès demain, je me mets au travail, et je prépare à cette charmante Noémi une surprise comme elle le mérite.
IRÈNE, de même.
Et moi aussi; j'ai certain ouvrage que je vais me dépêcher de finir.
LE PÈRE MICHEL, desservant.
Je n'ai jamais rien vu d'aussi touchant depuis la grande révolution.
ARMAND, gaiement.
Quel âge aviez-vous en 93, père Michel?
LE PÈRE MICHEL.
Aucun, monsieur Armand (on rit), car je ne naquis qu'en 98.
ARMAND.
Alors vous avez cinquante-sept ans, puisque nous sommes en 1855.
LE PÈRE MICHEL.
Et je les porte bien, n'est-ce pas? Ah! c'est que j'ai eu tant de malheurs! forcé par la nécessité, j'ai dû être intendant. J'ai été dix ans chez un bien bon maître, M. le duc de Narvonne; depuis sa mort, je n'ai pas eu le courage d'en servir un autre et j'ai pris cette loge comme retraite, mais maintenant, si j'avais une bonne place en vue, j'aimerais bien à la prendre.
M. DE MORVILLE.
Si je puis vous recommander, père Michel, je le ferai, soyez-en sûr.
LE PÈRE MICHEL.
Merci, monsieur. Je montrerai avec orgueil mes certificats; ils ne peuvent que me faire honneur.
La soirée s'avançait. Anna était venue chercher Élisabeth et Armand; après des bonsoirs affectueux on se sépara gaiement.
CHAPITRE XXIV.
LA FÊTE DE M. DE VALMIER.
Lorsque Noémi arriva le jour suivant pour prendre sa leçon, Mme de Morville et ses enfants la reçurent avec les témoignages de la reconnaissance la plus tendre; Mme de Valmier accompagnait sa fille et se mit à causer avec la mère d'Irène.
Dans cette conversation, Mme de Valmier dit à Mme de Morville combien elle était lasse de mener une vie aussi frivole, aussi vide, et lui demanda en toute simplicité des conseils pour devenir sérieuse et utile aux autres. Mme de Morville, touchée de cette confiance amicale, se montra des plus affectueuses; à partir de ce moment, les deux jeunes femmes se lièrent étroitement. Mme de Valmier vit aussi intimement Mmes de Kermadio et de Marsy. On va voir quels changements furent amenés par ces liaisons.
La fête de M. de Valmier arriva peu de temps après; au moment de se mettre à table, il fut agréablement surpris de voir sa femme et sa fille lui offrir de magnifiques bouquets.
«En l'honneur de quel saint me fleurissez-vous ainsi? dit il gaiement.
--En l'honneur de saint André, votre patron, mon ami, dit sa femme en l'embrassant.
--Vous ne vous en doutiez pas, cher papa? dit Noémi l'embrassant aussi.
--Ma foi non, répondit M. de Valmier en souriant; mais il y a si longtemps qu'on n'a fêté cet anniversaire! mon oubli est pardonnable.
--Vous n'aurez plus ce reproche à nous faire, André, dit affectueusement Mme de Valmier; nos coeurs ne vous oublieront point, soyez-en sûr.
--Ma chère Juliette, répondit son mari, ces bonnes paroles me font grand plaisir... mais n'avons-nous pas du monde à dîner, ce soir? Vous êtes bien simplement mises pour nos invités.
MADAME DE VALMIER.
J'ai remis à plus tard, cher André, ce dîner de cérémonie; j'ai préféré que nous fussions seuls pour vous fêter tout à notre aise.
NOÉMI, gaiement.
Et puis, papa, ma petite robe d'alpaga est bien plus commode pour m'installer sur vos genoux et vous embrasser à mon aise, sans craindre de chiffonner d'ennuyeuses garnitures.»
L'air surpris et joyeux de M. de Valmier fit rire sa femme.
«Ah ça! dit-il enfin, tu es joliment changée, Noémi! toi qui étais folle de la toilette et... vous aussi, Juliette, permettez-moi de le remarquer: vous qui recherchiez le luxe, le monde, les réunions brillantes, vous paraissez aimer le calme et la simplicité, maintenant?
MADAME DE VALMIER.
En êtes-vous fâché, André?
M. DE VALMIER, vivement.
Pouvez-vous le penser, Juliette! j'en suis enchanté, au contraire... non, je veux dire heureux, profondément heureux! Un intérieur calme doit être si doux!»
On finissait alors de dîner, M. de Valmier se leva, passa dans le salon avec sa femme et sa fille, puis s'assit en silence près du feu.
«Oui, dit-il alors seulement, je dis «doit être,» car notre existence brillante nous empêche de jouir de ce bonheur. Quoi de plus charmant que l'intimité de la famille pour se reposer des fatigues, du tracas des affaires, pour se retremper le coeur et l'esprit!... Hélas, cela ne nous est pas donné, et pourtant nous en aurions grand besoin!»
M. de Valmier avait dit cela avec un sentiment de profonde tristesse, de regret poignant, la voix émue, les yeux baissés.
Un baiser le fit tressaillir: il regarda alors Noémi qui, les larmes aux yeux, était à genoux devant lui, tandis que sa femme, assise près de lui, lui tendait la main et lui dit tout bas:
«Tout cela est tristement vrai, André; mais cette vie calme qui nous fait défaut et que vous désirez, je la réclame aussi: grâce aux excellents conseils d'amis vrais, j'ai compris que notre vie était plus qu'inutile, qu'elle était mauvaise. Désormais, cher André, ajouta Mme de Valmier à voix haute, vous trouverez soir et matin le vrai foyer de famille; jusqu'ici, il était vide ou envahi par le monde, maintenant votre femme et votre fille vont y être sans cesse, simples, aimantes et dévouées. N'est-ce pas, ma Noémi?
NOÉMI.
Oh oui, maman, je serai bien heureuse de donner à papa le bonheur qu'il désire!»
M. de Valmier avait écouté avec ravissement ces tendres paroles, échos de nobles sentiments; il voulut parler, mais l'émotion l'en empêcha et il tendit ses bras à sa femme et à sa fille; elles s'y jetèrent en pleurant.
Après ces étreintes si tendres de la part de la mère et de la fille, si affectueusement reconnaissantes de la part de M. de Valmier, Noémi, riant et pleurant, s'écria:
«Il faut égayer papa! le faire pleurer le jour de sa fête, c'est triste!
M. DE VALMIER.
Ce sont de douces larmes, mon enfant; bénies soient celles qui les font couler.
NOÉMI.
Papa, ne nous flattez pas. Est-il temps de faire ma surprise, maman?
MADAME DE VALMIER.
Oui, mon enfant; elle ne peut être que bien reçue.
M. DE VALMIER.
Comment, Noémi, tu n'es pas contente de m'avoir donné un magnifique bouquet?
NOÉMI.
Non, papa, mon cher et excellent papa: le bouquet ne m'a donné aucune peine, et je veux vous prouver que l'idée de vous faire plaisir m'a aidée à vaincre quelques difficultés.»
En disant ces mots, Noémi se mit au piano, et joua à son père un morceau de Chopin avec une délicatesse et une sûreté de jeu vraiment remarquables.
M. DE VALMIER
Bravo, mon enfant, ma chère Noémi; bravo et merci. (Il l'embrasse.) Moi qui suis passionné pour la musique, cela me promet de bonnes et charmantes soirées. Quels progrès Irène t'a fait faire!
MADAME DE VALMIER.
A mon tour de faire ma surprise. André, vous me reprochiez avec raison de négliger ma voix; depuis quelque temps je prends (riant) en cachette des leçons de Braga, et je suis à même de vous chanter votre morceau favori du Barbier de Séville.
Et, accompagnée par Noémi, Mme de Valmier chanta, avec un vrai talent, l'air tant aimé par M. de Valmier.
Quand elle eut fini, M. de Valmier lui serra les mains en silence, mais ses yeux remerciaient plus éloquemment que des paroles n'auraient pu le faire.
NOÉMI.
Ah! voilà le thé, ne vous dérangez pas, maman, je vais le servir moi-même, comme a fait l'autre jour ma bonne Irène.
M. DE VALMIER, frappé.
Eh! mais, parliez-vous tout à l'heure de la famille de Morville, Juliette, lorsque vous disiez que votre changement, béni et mille fois béni par moi, était dû à leurs bons conseils?
NOÉMI, avec feu.
Oui, papa! vous ne pouvez savoir combien ils sont excellents, eux et leurs amis de Kermadio et de Marsy.
Et, accompagnée par Noémi... (Page 306.)
MADAME DE VALMIER.
Laissez-moi vous raconter l'histoire de notre changement, mon bon André: elle vous intéressera et vous fera aimer les coeurs à qui nous sommes redevables de nos idées sérieuses.
Juliette fit alors part à son mari de la résolution de Noémi de prendre des leçons de piano d'Irène; elle lui parla des conversations qu'elle avait eues avec Mme de Morville, avec Mmes de Kermadio et de Marsy; de l'affaire des bijoux chez Mme Blesseau; de la charmante conduite de Noémi; enfin de leur résolution, à elle et à sa fille, de vivre comme leurs amis, en famille et pour la famille.
M. de Valmier avait écouté sa femme avec un intérêt profond; il était vivement ému. Lorsque sa femme eut fini, il se leva et s'écria avec élan:
«Moi aussi, j'aurai une surprise à vous faire, mes chères amies, et elle sera digne de vos coeurs, je le jure.
MADAME DE VALMIER.
Nous sommes richement récompensées par la joie de vous rendre heureux, André. Nous ne voulons rien de plus!
NOÉMI.
Certainement non. Ah! maman, savez-vous qu'Élisabeth est enchantée: sa famille vient de s'augmenter d'une charmante petite soeur: on va l'appeler Henriette! Quel joli nom et qu'ils sont heureux! ils sont trois déjà, et moi, je suis toute seule! J'aimerais tant avoir des petits frères et des petites soeurs à aimer, à caresser....
M. DE VALMIER.
Le bon Dieu t'en enverra peut-être.
MADAME DE VALMIER.
Je l'espère aussi; c'est si charmant, une nombreuse famille!
M. DE VALMIER.
C'est vrai, on n'a jamais trop d'enfants à aimer.»
Un domestique entra en ce moment:
«Monsieur, dit-il, il y a un vieux bonhomme qui demande instamment à remettre à monsieur en personne deux paquets.
M. DE VALMIER.
Est-ce encore une surprise, ma bonne Juliette?
MADAME DE VALMIER.
Pas de moi, mon ami, mais de Noémi peut-être.
NOÉMI, étonnée.
Non, maman, je ne sais ce que cela veut dire.
M. DE VALMIER.
Bah! faites entrer cet homme, Baptiste, nous allons avoir par lui la clef de ce mystère.
LE DOMESTIQUE.
Tout de suite, monsieur.»
La porte s'ouvrit et l'on vit entrer... le père Michel, haletant, essoufflé, pliant sous le poids d'un lourd paquet, mais toujours majestueux dans ses gestes, et plus bavard que jamais.
NOÉMI, intriguée.
C'est vous, père Michel? que nous apportez-vous là?
MADAME DE VALMIER.
Déposez cela bien vite, mon ami; pauvre homme, comme il est chargé!
LE PÈRE MICHEL.
Mlle Irène et M. Julien ne voulaient pas me laisser porter cela, mais je suis têtu, moi, tel que vous me voyez, surtout quand il s'agit de faire plaisir à de charmants enfants comme vos amis, mademoiselle Noémi. Or, comme il n'y avait plus de commissionnaires disponibles et que je voyais deux gentilles figures désolées de ne pas envoyer leurs surprises à monsieur et à mademoiselle, j'ai pris les paquets, et me voici, moi et mes cinquante-sept ans, plus mes deux paquets.
NOÉMI, surprise.
Irène m'envoie cela?
LE PÈRE MICHEL.
Rectifions les faits, mademoiselle, rectifions-les! Ce paquet vous est destiné. Celui-là est envoyé à monsieur votre père...; seulement (il hésite) je prierai monsieur de vouloir bien....
M. DE VALMIER.
Quoi, mon ami, que voulez-vous?
LE PÈRE MICHEL.
C'est que... j'aimerais bien avoir... un petit reçu! (étonnement général) mais oui, un petit reçu, comme quoi je vous ai fidèlement remis ces deux paquets intacts. Voyez-vous, monsieur, il y a des gens si canailles au jour d'aujourd'hui, que je suis toujours content quand je peux donner un témoignage écrit de ma délicatesse; alors, monsieur comprend..., portant des choses précieuses, sans doute....
M. DE VALMIER, riant.
Oui, mon ami, c'est très-bien: tenez (il écrit un reçu), voilà; pouvons-nous prendre les paquets, maintenant?
LE PÈRE MICHEL.
Ah! grand Dieu, monsieur peut-il me faire une pareille question? J'espère n'avoir pas offensé monsieur par cette demande. Monsieur doit bien penser qu'un pauvre noble aime à s'entourer de témoignages honorables, qu'il....
NOÉMI.
Ah! ma bonne Irène! Quelle charmante chose elle m'envoie! Regardez, maman, le délicieux mouchoir!
MADAME DE VALMIER.
La jolie broderie! Tiens, Noémi, vois, mon enfant, quelle pensée délicate l'a inspirée. Ton chiffre est brodé dans un anneau; à gauche et à droite, un semis de petits boutons! Charmante enfant... quelle amie excellente tu as là, Noémi!
NOÉMI.
Voici son petit billet, chère maman. (Elle lit.)
«Ma bonne Noémi,
«La fête de ceux que nous aimons étant aussi une fête pour nous, je me permets de t'envoyer un souvenir: dis-toi bien que chaque point a été accompagné d'une prière pour toi, d'un élan du coeur pour celle qui m'a prouvé d'une façon si charmante son dévouement et son affection.
«Ton ami reconnaissante,
«Irène.»
M. DE VALMIER.
Noémi, aide-moi donc à défaire mon paquet; je ne puis en venir à bout, et je prévois une surprise aussi charmante que la tienne.
Noémi se hâta de venir au secours de son père et l'on vit apparaître une magnifique aquarelle, richement encadrée. Elle représentait le château de M. de Valmier; l'on voyait écrit au bas: Souvenir de la Saint-André, offert par une famille reconnaissante.
MADAME DE VALMIER.
André, mon ami, voilà une belle et touchante preuve de gratitude; j'en suis aussi heureuse que fière pour mes amis.
NOÉMI.
Ah! le sournois de Julien. C'est donc pour cela qu'il m'avait demandé le petit croquis de Valmier!
M. DE VALMIER.
Je le punirai de sa cachotterie, ce cher enfant. Le beau, le touchant souvenir! il aura la place d'honneur dans mon cabinet de travail!
LE PÈRE MICHEL.
Madame, monsieur et mademoiselle, j'ai bien l'honneur de vous saluer; je vous demande pardon d'être resté pour être témoin de votre joie, mais je tenais à la raconter à Mlle Irène et à M. Julien; ils ont tant travaillé à leur surprise, ces pauvres chers petits! ils se levaient tous ces jours-ci à cinq heures du matin, prenant sur leur sommeil afin que leurs leçons et leurs études, qui sont leur gagne-pain, n'en souffrissent pas.
NOÉMI, émue.
L'entendez-vous, maman?
MADAME DE VALMIER.
Oui, ma fille, ils t'aiment comme tu les aimes! conserve bien ces affections, mon enfant; ce sont les seuls vrais bonheurs de la vie, après l'amour de Dieu!
M. DE VALMIER.
Tu as raison, Juliette, mille fois raison, mon amie. Tenez, père Michel, permettez-moi de vous offrir ceci comme récompense de toute votre peine. (Il veut lui donner un louis.)
LE PÈRE MICHEL, refusant.
Ne gâtez pas ma satisfaction, monsieur! je suis largement payé par le service rendu à Mlle Irène et à M. Julien, et par la vue de votre joie.
M. DE VALMIER.
Je n'insiste pas; laissez-moi alors vous serrer la main, afin de vous remercier de votre obligeance.
Le bon vieux concierge, après cette cordiale poignée de main, s'essuya les yeux et disparut sans dire un mot, signe infaillible chez lui d'une profonde émotion.
Restée seule, la famille s'aperçut avec étonnement qu'il était onze heures passées.
M. DE VALMIER.
Le temps passe si vite en famille! Ah! la bonne, la belle soirée! merci à vous, chères amies, qui l'avez rendue si attrayante.
On se sépara sur ces bonnes paroles.
CHAPITRE XXV.
ON ENTREVOIT UNE GRANDE SURPRISE.
L'intérieur de M. de Valmier avait subi, depuis le jour de sa fête, la plus heureuse transformation; une seule chose inquiétait Mme de Valmier et Noémi, et troublait le calme de leur existence: c'étaient les allures mystérieuses de M. de Valmier. Après avoir accompagné sa femme et sa fille chez les Morville, et les avoir remerciés chaleureusement de leurs charmants souvenirs, il ne reparlait plus d'eux et s'absentait presque chaque jour. Mme de Valmier craignait quelquefois qu'il ne retournât au cercle, mais elle se rassurait en voyant l'air joyeux de son mari, et elle se disait que c'était probablement la surprise annoncée qui le préoccupait ainsi.
«Papa, dit un jour Noémi en dînant, le père Michel est donc venu vous voir aujourd'hui?
--Comment sais-tu cela? demanda M. de Valmier, en se troublant.
--Parce que je l'ai rencontré dans l'escalier en allant avec maman chez Irène. Il nous a dit vite bonjour, en ajoutant: Je suis pressé, tel que vous me voyez.
MADAME DE VALMIER, finement.
André, vous ressemblez à un coupable; vous me rappelez M. de Morville.
M. DE VALMIER, riant.
Comment cela?
MADAME DE VALMIER.
Il était aussi embarrassé que vous ce matin, quand Suzanne lui a demandé le pourquoi de ses allures aussi mystérieuses que les vôtres.
M. DE VALMIER, interdit.
Moi, mystérieux? par exemple, je vous assure....
NOÉMI.
Papa, pour vous ôter l'embarras de répondre à la terrible maman, dites-nous donc si vous avez loué le pavillon, ces jours-ci?
M. DE VALMIER.
Oui! qui te l'a appris?
NOÉMI.
Des ouvriers allant et venant me l'ont fait supposer, avec raison, vous le voyez! Dieu! quel gentil mobilier ils apportent!
MADAME DE VALMIER, avec reproche.
Comment, André! tu as loué le pavillon sans me consulter! il est si rapproché de nous que je désirais y voir là, tu le sais, des parents ou des amis intimes.
M. DE VALMIER.
Ma bonne Juliette, excuse-moi; ce sont des étrangers... charmants...; tu les aimeras beaucoup.
MADAME DE VALMIER, riant.
S'ils sont assez charmants pour t'avoir séduit à première vue, j'espère qu'ils me plairont également; comment s'appellent-ils?
M. DE VALMIER.
Hum!... M. et Mme Villemor.
NOÉMI.
Ont-ils des enfants, papa?
M. DE VALMIER.
Oui, un fils et une fille.
NOÉMI.
Comme chez les Morville. S'ils sont aussi gentils qu'Irène et Julien, cela me fera un charmant voisinage.
MADAME DE VALMIER.
Je souhaite pour ma part une jeune voisine ressemblant un peu à ma chère Suzanne.
M. DE VALMIER.
Mme Villemor est, il me semble, aussi aimable, aussi distinguée que Mme de Morville.
MADAME DE VALMIER.
C'est impossible, mon ami; va, il est rare de rencontrer deux femmes aussi charmantes.
M. DE VALMIER, avec tendresse.
J'en connais une qui la vaut bien.
MADAME DE VALMIER.
Tais-toi, flatteur, ne me donne pas d'orgueil.»
Noémi, se mettant au piano, interrompit la conversation.
Quand Noémi alla aux Tuileries le lendemain, les enfants étaient comme une ruche d'abeilles en révolution. Ce remue-ménage était causé par l'arrivée d'un petit garçon et d'une petite fille, mais quel petit garçon! quelle petite fille!
On n'avait jamais vu un luxe de toilette aussi extravagant, et des manières aussi ridiculement affectées.
Il va sans dire que les élégants admiraient ces nouveaux venus. Lionnette était indécise. Noémi se joignait aux enfants raisonnables pour rire tout bas de ces costumes et de ces façons grotesques.
CONSTANCE, gracieusement.
Mademoiselle, monsieur, voulez-vous jouer avec nous?
LA PETITE FILLE, zézayant.
N'approssez pas trop; vous allez me siffoner. Qui êtes-vous, mademoiselle?
Voici mon cousin Héliogabale. (Page 323.)
CONSTANCE.
Je m'appelle Constance de Blainval.
LA PETITE FILLE.
Votre mère est-elle marquise?
CONSTANCE.
Non, elle est comtesse.
LA PETITE FILLE.
La mienne est marquise. Moi ze suis la petite marquise Héloïse de Ramor, et voici mon cousin Héliogabale, le fils du comte de Tourtefransse. Vicomte, la comtesse Constance de Blainval: voulez-vous zouer avec la comtesse?
LE VICOMTE HÉLIOGABALE.
Mais comment donc, ma cousine, j'en serai aux anges! On va causer chevaux et équipages, je suppose. C'est le plus charmant passe-temps possible.
CONSTANCE, avec orgueil.
Voilà M. de Jordan, fils du marquis de ce nom, qui va vous parler de ce qui vous intéresse, monsieur le vicomte.
LE VICOMTE HÉLIOGABALE, avec importance.
Combien avez-vous de chevaux dans vos écuries, monsieur?
JORDAN, orgueilleusement.
Trois, monsieur, deux pour la voiture, un pour la selle.
LE VICOMTE HÉLIOGABALE.
Nous autres, nous en avons huit. Quatre chevaux (deux bais et deux noirs) pour attelage, deux chevaux anglais pour le comte mon père et son groom, et deux poneys de Shetland pour moi et mon groom. Combien avez-vous de voitures?
JORDAN, un peu humilié.
Deux, une calèche et un coupé.
LE VICOMTE HÉLIOGABALE.
Nous autres, nous en avons huit, savoir: landeau, calèche, coupé, phaéton, break, poney-chaise, poney-duc et cabriolet. D'où viennent vos voitures?
JORDAN, de plus en plus humilié.
De chez Lelorieux.
LE VICOMTE HÉLIOGABALE.
Nous autres, nous ne nous fournissons que chez Ehrler. Il n'y a que lui, mon cher, il n'y a que lui à Paris.--(A voix basse.) Fumez-vous? (Il lui offre mystérieusement un cigare.) J'ai des havanes parfaits que j'ai chipés.
JORDAN.
On me le défend, mais je fume aussi en cachette. Où prenez-vous vos cigares?
LE VICOMTE HÉLIOGABALE.
Dans le fumoir de papa, donc.
Pendant que les deux petits garçons causaient ainsi, la petite Héloïse disait à Constance.
«Votre mère a-t-elle beaucoup de diamants?
CONSTANCE.
Je crois bien! elle a un collier de 12,000 francs et une broche de 8,000 francs, c'est superbe à voir.
HÉLOISE, avec dédain.
Comment, elle n'a que cela? que ze la plains! Ma mère, à moi, a 20,000 écus de diamants, 5,000 écus d'émeraudes, et 10,000 écus de perles. Elle a toute une garniture de vieux point d'Alençon (30 mètres à 60 francs le mètre!) et tout une garniture de vieux point d'Angleterre, d'un prix incalculable; et puis elle vient d'asseter une garniture de vieux point de Venise de 4,000 écus.
CONSTANCE, humiliée.
Maman a beaucoup de belles dentelles, aussi.
HÉLOISE, dédaigneusement.
Des dentelles modernes, probablement: c'est bien commun! Laissez-moi vous donner un bon conseil, sère, ne dites pas maman, dites ma mère: il n'y a que ce mot-là de bien porté.
CONSTANCE.
Merci, mademoiselle, vous avez raison.
HÉLOISE.
Z'espère avoir toutes les belles sozes de ma mère, à mon mariaze: elle est touzours souffrante et ne les porte presque zamais. D'ailleurs, ça m'ira mieux qu'à elle.
CONSTANCE.
Avez-vous des frères et soeurs?
HÉLOISE, indignée.
Fi, donc! ze suis fille unique, Dieu merci! partazer avec d'autres, ce serait horrible; ze n'ai pas trop de tout l'arzent de mon père et de ma mère, pour moi seule: tout doit être à moi, tout!...
ARMAND, bas.
Ah! la vilaine petite fille! le vilain petit garçon!
JACQUES, bas.
Nous allons voir s'ils vont daigner s'amuser! (Haut.) Eh bien, mes amis, à quoi jouons-nous à présent?
CONSTANCE, avec humeur.
Laissez-nous causer; moi, je ne joue pas.
HÉLOISE.
Moi, zouer, zuste ciel! zamais! cela siffonnerait ma zolie toilette.
LE VICOMTE HÉLIOGABALE, avec hauteur.
Veuillez, monsieur, nous traiter avec respect. Nous ne sommes pas les amis des premiers venus, je vous en préviens.
ARMAND, avec ironie.
Oh! oh! cher vicomte, vous le prenez de bien haut!
LE VICOMTE HÉLIOGABALE.
Ne vous familiarisez pas avec moi, monsieur, je vous prie.
ARMAND, haussant les épaules.
Tenez, mes amis, laissons tranquilles ces petites caricatures et allons jouer sans elles.»
CHAPITRE XXVI.
LES ÉLÉGANTS SONT ATTRAPÉS.
Au moment où Héloïse et Héliogabale, rouges de dépit, ouvraient la bouche pour répondre aux paroles d'Armand, un petit garçon et une petite fille, proprement mais très-simplement vêtus, passèrent avec précipitation en heurtant involontairement les deux merveilleux. Héliogabale, enchanté d'avoir un prétexte pour se mettre en colère, arrêta brusquement ces enfants.
«Je vous trouve bien insolents de nous bousculer, moi et ma cousine, s'écria-t-il grossièrement. Vos vilains vêtements ont touché les nôtres!
HÉLOISE.
Ils ont manqué me siffonner! sassez-les, mon cousin, ces sales petits.
LE PETIT GARÇON, rougissant.
Nos vêtements sont simples, mais propres, monsieur et mademoiselle! vous ne devez pas craindre de les toucher.
HÉLOISE, minaudant.
Quelle horreur! tousser cette laine affreuse? zamais! (Elle se sauve derrière Héliogabale.)
HÉLIOGABALE, avec majesté.
Allez-vous-en, ce n'est pas votre place. Les Tuileries ne sont pas faites pour des gens communs comme vous.
ARMAND, indigné.
Héliogabale, vous êtes aussi impertinent que ridicule: c'est lâche à vous d'insulter des enfants qui ne vous ont rien fait.
HÉLIOGABALE.
Comment, rien fait? ils ont osé effleurer mes vêtements! Je leur ai donné la leçon qu'ils méritaient.
LA PETITE FILLE, irritée.
C'est vous qui mériteriez d'en recevoir une, monsieur, et elle vous sera peut-être donnée....
HÉLIOGABALE, ricanant.
Ah! Ah! je voudrais bien voir cela.
LE PETIT GARÇON, avec colère.
Oui, vous verrez cela, car vous êtes un vilain petit....
LA PETITE FILLE.
Tais-toi, mon ami, viens: laissons ces deux méchants enfants: ils n'ont pas de coeur! (A Armand.) Merci, Monsieur, d'avoir pris notre défense.»
Les petits inconnus s'éloignèrent rapidement. Armand et ses amis, choqués du ton et des manières des nouveaux venus, les laissèrent avec Constance, Herminie, Jordan, Jules et Vervins. Lionnette, retenue par les élégants, était restée près d'Héloïse.
Débarrassés de cette vilaine petite société, les enfants jouèrent de bon coeur: ils se séparèrent enfin, en se disant à revoir pour les jours suivants.
On était alors au printemps: le soleil brillait dans tout son éclat; aussi la réunion était-elle complète chaque jour aux Tuileries; mais, au grand regret des enfants raisonnables, la présence d'Héliogabale, celle d'Héloïse, avaient détruit chez les élégants les bons effets produits par les sages conseils et le bon exemple des enfants raisonnables; les toilettes étaient redevenues extravagantes; à la bourse de timbres se joignaient des paris de toute sorte: Héloïse et son cousin triomphaient orgueilleusement de leur mauvaise influence qui s'accroissait chaque jour de plus en plus.
Un dimanche, les élégants étaient réunis comme d'habitude, se pavanant, paradant les uns devant les autres, lorsque arrivèrent deux enfants, une petite fille et un petit garçon, habillés si richement qu'Héloïse et Héliogabale eux-mêmes poussèrent un cri de surprise et d'admiration: ce n'était que soie rose, dentelles, broderies, or et bijoux.
HÉLOÏSE, gracieusement.
Voulez-vous venir zouer avec nous, mademoiselle et monsieur?
LA PETITE FILLE, avec hauteur.
Je veux savoir avant qui vous êtes.
HÉLOÏSE, bas.
Quelle dignité! c'est une personne très-distinguée! (Haut.) C'est trop zuste! Ze suis la fille de la marquise de Ramor.
LA PETITE FILLE, riant.
Ah! ah! Ramor! quel drôle de nom! pourquoi pas souris morte?
Armand et ses amis, qui s'étaient approchés avec curiosité, éclatèrent de rire à cette réflexion.
HÉLOÏSE, très-rouge.
Vous êtes bien moqueuse, mademoiselle!
LA PETITE FILLE, majestueusement.
Mon père est le duc de Fontarabie, mademoiselle: il a trente-cinq serviteurs.
ARMAND, riant.
Pourquoi pas trente-six? c'est un nombre consacré.
LE PETIT GARÇON, à Héliogabale.
Mon père est maréchal: j'ai quarante-cinq chevaux à ma disposition, je ne comprends pas la vie sans chevaux: en avez-vous autant que moi?
HÉLIOGABALE, honteux.
Hélas! je n'en ai que huit!
JORDAN, bas.
Je ne suis pas fâché qu'il soit humilié par le petit maréchal, le vicomte; il nous a assez assommés avec ses écuries!
La conversation continua: les élégants étaient de plus en plus subjugués par les discours et les manières des nouveaux venus. Le moment de se séparer étant venu, le fils du maréchal dit à tous les enfants: «Messieurs et mesdemoiselles, nous allons ce soir au Cirque; il y débute deux merveilles, les petits centaures. Je vous engage à y aller aussi, ce sera très-intéressant.»
Cette proposition séduisit les enfants, et il fut convenu qu'on obtiendrait des parents la permission d'aller au Cirque:
Leur curiosité était vivement excitée, aussi furent-ils très-éloquents; chacun obtint ce qu'il désirait, et le soir venu, tout ce petit monde se retrouva au spectacle.
Les élégants, groupés entre eux, s'étonnaient de ne voir pas arriver leurs amis du matin, lorsque l'arène s'ouvrit et l'on vit paraître les petits centaures, montés sur des chevaux arabes, lancés au grand galop. Des applaudissements les accueillirent; les enfants des Tuileries avaient poussé un cri de surprise, les élégants étaient furieux, les enfants raisonnables riaient aux éclats en reconnaissant les merveilleux qui étaient venus aux Tuileries le matin.
Les petits centaures firent des prodiges d'adresse et d'intrépidité: on les applaudissait à tout rompre. Leurs exercices terminés, ils sautèrent à bas de leurs chevaux: et se dirigèrent vers les élégants, qui étaient devenus rouges et embarrassés.
LE PETIT GARÇON.
Monsieur Héliogabale, mon père est maréchal... ferrant! (rires) et: j'ai à ma disposition les quarante-cinq chevaux de ce manège!
LA PETITE FILLE.
Mademoiselle Héloïse, mon père s'appelle Leduc, et il est de Fontarabie; il a trente-cinq valets d'écurie sous ses ordres.
LE PETIT GARÇON.
Merci de l'accueil flatteur que vous nous avez fait ce matin: il est vrai que nous étions richement habillés.
LA PETITE FILLE.
Tandis que l'autre jour, quand nous étions mis simplement, vous nous avez insultés.
Et l'on vit paraître les petits centaures. (Page 333.)
LE PETIT GARÇON.
C'est papa qui a voulu que nous vous donnions une leçon.
ARMAND.
C'est donc ça! je me rappelais bien les avoir vus quelque part, ces petits enfants!
Après avoir salué ironiquement, les petits centaures se retirèrent. Les élégants, pleurant de dépit, se sauvèrent au milieu des rires moqueurs de leurs voisins qui avaient assisté à cette scène.
Cet incident fit grand bruit dans la petite société des Tuileries: quelques élégants incorrigibles, parmi lesquels se trouvaient Héloïse, Héliogabale, Constance, Herminie, Jordan, son frère et Vervins, abandonnèrent les Tuileries, et se donnèrent rendez-vous aux Champs-Élysées pour y étaler leurs grâces tout à leur aise: une dizaine d'autres enfants revinrent franchement à la raison, à la simplicité, et grossirent le nombre des enfants raisonnables.
CHAPITRE XXVII.
LA SURPRISE DE M. DE VALMIER.
«Maman, dit Noémi, en entrant un matin au salon, quelques jours après les dernières scènes, Irène m'écrit qu'elle ne peut me donner ma leçon aujourd'hui; elle me dit aussi qu'ils sont tous très-occupés, et il leur est impossible de nous recevoir ce matin.
MADAME DE VALMIER, étonnée.
C'est singulier, Suzanne y est toujours pour moi; je ne la gêne jamais! cela me contrarie, j'aime tant voir ces chers amis!
NOÉMI.
Et moi donc, j'aime de tout mon coeur mes leçons et ma petite maîtresse de piano. Me voilà désorientée pour toute la journée.
M. DE VALMIER.
Allez voir vos amis de Kermadio, cela vous consolera, mes amies.
NOÉMI.
On dirait que vous êtes enchanté de notre désappointement, méchant papa. (Elle l'embrasse.) Irons-nous chez Mme de Kermadio, maman?
MADAME DE VALMIER.
Je ne sais si cela leur....
BAPTISTE, entrant.
Une lettre pour Madame, une lettre pour Monsieur.
MADAME DE VALMIER, lisant.
C'est de Mme de Kermadio, Noémi, elle nous prie de venir passer la matinée chez elle; ses enfants ont leurs cousins de Marsy à goûter; ils désirent tous que nous y allions.
NOÉMI, étonnée.
Ils choisissent pour se réunir un jour où Irène, Julien et leurs parents sont occupés! quelle singulière chose!
MADAME DE VALMIER.
Je vais écrire que nous irons.»
La mère et la fille se rendirent, en effet, chez Mme de Kermadio. M. de Valmier, visiblement agité après la lecture de la lettre qu'il avait reçue, ne tenait pas en place et n'eut de repos que lorsque la voiture eut emmené Mme de Valmier et Noémi; elles s'en étaient aperçues et en voiture, Noémi dit a sa mère:
«Maman, papa prépare notre surprise.
MADAME DE VALMIER.
Je le crois aussi.
NOÉMI, pensive.
Peut-être s'est-il entendu avec Mme de Kermadio pour nous tenir éloignées de la maison aujourd'hui.
MADAME DE VALMIER, riant.
Tu le sauras facilement en me demandant à trois heures de retourner à l'hôtel. Leur manière de nous retenir nous prouvera qu'ils sont d'accord avec ton père.
NOÉMI.
C'est cela! ça va être amusant.»
Elles arrivèrent chez Mme de Kermadio, où elles furent reçues avec la tendresse accoutumée. Armand faisait mille folies; il éclatait de rire sans sujet, se parlait à lui-même, se frottait les mains à les écorcher et paraissait hors de lui.
Noémi et sa mère remarquèrent cela et se regardèrent du coin de l'oeil en souriant. Après le goûter, Noémi dit à Mme de Valmier, avec intention:
«Ne serait-il pas temps de retourner à la maison, maman?»
Armand poussa un cri qui fit bondir tout le monde.
ÉLISABETH.
Mon Dieu! Armand, ne nous fais donc pas des peurs pareilles.
ARMAND, très-agité.
Mais tu n'as donc pas entendu que Noémi veut partir?
NOÉMI, avec malice.
Il me semble qu'il en est bien temps.
ARMAND, de plus en plus agité.
Oh non, non! Il est bien trop tôt! c'est impossible! tout serait manqué!
NOÉMI.
Qu'est-ce qui serait manqué?
ÉLISABETH, précipitamment.
Notre matinée, chère Noémi; nous comptons te garder jusqu'à l'heure du dîner.
JEANNE, riant.
Armand deviendrait fou furieux si tu par... aïe!...
LES ENFANTS.
Qu'est-ce que c'est?
JEANNE.
Dis donc, Armand, tu pinces bien quand tu t'y mets! je t'en fais mon compliment! (Elle se frotte le bras.)
ARMAND, honteux.
Pardon, ma pauvre Jeanne, je craignais que... que....
NOÉMI.
Que quoi?
ARMAND.
Heu.... Jeanne me comprend, ça me suffit.
ÉLISABETH, riant.
Armand, mon ami, tu ne tiendras jamais jusqu'à la fin!
ARMAND.
Si, si! (Héroïquement.) Je sais me dompter, tu vas voir. Tenez, mes amis, jouons à la lanterne magique, je serai le montreur.
JACQUES.
Qu'est-ce que c'est que ça, le montreur?
ARMAND.
Eh bien, l'homme qui montre, quoi! C'est bien simple.
ÉLISABETH.
Plus simple qu'élégant.
ARMAND.
C'est bon, moqueuse. Installez-vous, je prépare mes verres.
La fin de la matinée s'écoula rapidement. Armand était très-drôle en débitant ses histoires et faisait rire tout le monde. Six heures sonnaient quand Mme de Valmier s'écria:
«Qu'il est tard! Nous nous sommes oubliées: vite, Noémi, partons.
NOÉMI.
Tout de suite, maman. (Elle s'apprête.) Adieu, mes amis; nous sommes horriblement en retard pour le dîner!
ARMAND.
Tant mieux!
NOÉMI.
Merci, Armand, vous êtes charitable! Le pauvre papa qui nous attend doit mourir de faim!
ARMAND.
Il n'y songe pas, au... aïe!...
LES ENFANTS.
Qu'est-ce que tu as!
ARMAND.
C'est Jeanne qui m'a rendu mon pinçon (il se frotte le bras) avec les intérêts! (On rit.)
JEANNE, gaiement.
Il n'y avait plus moyen de t'arrêter autrement... tu allais, tu allais....
ARMAND.
Tu m'as rudement arrêté! C'est égal, je te remercie.»
Mme de Valmier et sa fille prirent congé de leurs amis; elles étaient plus intriguées que jamais.
NOÉMI.
Mais qu'est-ce que cela peut être, mon Dieu, que cette surprise?
MADAME DE VALMIER.
Je ne m'en doute pas du tout! Patience!
En arrivant à l'hôtel, la calèche s'arrêta un instant pour laisser entrer un commissionnaire portant une étagère et un prie-dieu.
NOÉMI.
Voilà nos locataires qui emménagent, maman. C'est drôle: ces meubles ressemblent à ceux de Mme de Morville.
MADAME DE VALMIER.
Il y en a des centaines de pareils, mon enfant.
En descendant de voiture, Noémi leva machinalement la tête: le jour baissait, elle vit pourtant à une des fenêtres du pavillon la figure d'une petite fille qui disparut dès qu'elle se vit regardée.
Noémi poussa une exclamation.
«Comme cette enfant ressemble à Irène! dit-elle.
MADAME DE VALMIER.
Mais tu rêves, ma fillette. Tu n'as dans la tête que nos amis, leur mobilier, leur ressemblance... Bonjour, André, c'est bien aimable à toi de nous attendre, au lieu de te mettre à table... nous sommes si en retard!
M. DE VALMIER.
Tant mieux!
NOÉMI.
Là! voilà papa qui dit comme Armand.
M. DE VALMIER.
Mais certainement: cela prouve que vous vous êtes amusées (entre ses dents) et que Mme de Kermadio m'a tenu parole.
MADAME DE VALMIER.
A table, Noémi: j'ai honte de retenir ainsi ton pauvre père.»
A peine à table, M. de Valmier regarda sa femme et sa fille, sourit en se voyant observé par elles avec une curiosité affectueuse et leur dit:
«Nos locataires se sont installés ce matin dans le pavillon.
MADAME DE VALMIER.
Bien, mon ami; j'irai les voir dès demain matin, cela me semble poli.
M. DE VALMIER.
Je te prie de m'excuser, Juliette, mais je leur ai déjà annoncé que nous irions tous leur faire une visite ce soir.
MADAME DE VALMIER, étonnée.
N'est-ce pas trop d'empressement, mon ami? ils doivent être à peine installés: notre visite les gênera, je crois.
M. DE VALMIER.
Nous y resterons cinq minutes seulement, si tu le veux. Noémi sera contente de voir ses petits voisins.
NOÉMI.
Certainement, papa, d'autant plus que j'ai entrevu la petite fille et elle m'a paru ressembler à ma chère Irène.»
La calèche s'arrêta un instant. (Page 345.)
On sortit de table, et Noémi se mit au piano sur la demande de son père, mais elle était visiblement distraite.
A huit heures, M. de Valmier se leva en disant: «Veux-tu venir chez nos voisins, Juliette?
MADAME DE VALMIER.
Volontiers; viens, Noémi.»
On alla vers le pavillon des nouveaux locataires. M. de Valmier sonna et... le père Michel vint ouvrir.
NOÉMI, surprise.
Vous ici, père Michel, par quel hasard?
M. DE VALMIER, souriant.
Il est à mon service maintenant, et il a aidé au déménagement de nos voisins. Entre au salon, Juliette.
MADAME DE VALMIER, entrant.
Je suis charmée, Ma.... Suzanne, chère Suzanne, vous ici? (Elle l'embrasse.)
NOÉMI, enchantée.
Irène, Julien, mes bons amis! quel bonheur!... Et M. de Morville! Voilà donc votre surprise, papa?
MADAME DE VALMIER, émue.
Oh! merci, merci, mon bon André: elle est digne de ton coeur, et de ta tendresse pour nous.
MADAME DE MORVILLE.
Oui, Juliette, nous voilà devenus vos voisins. Et vous ne savez pas tout!
M. DE MORVILLE.
Laisse-moi la joie de le dire, ma bonne Suzanne. Notre généreux ami, madame, m'associe à sa maison de banque: grâce à son affection, ma chère famille n'est plus dans la gêne.
IRÈNE.
Et c'est par sa bonté que nous voilà installés ici. Ces jolis meubles, nous les devons à sa générosité.
JULIEN.
Comment jamais reconnaître tant de bienfaits?
En disant cela tout le monde s'embrassait, riant, pleurant, s'embrassant encore. Quand on fut un peu calmé, M. de Valmier prit la parole:
«Oui, dit-il avec émotion, voilà nos amis près de nous: M. de Morville, grâce à sa grande intelligence, à sa grande habitude des affaires, et à sa prudence, si chèrement acquise, m'aidera à diriger ma maison de banque, trop considérable pour moi seul. Mais cette conduite m'a été inspirée par les bienfaits que nous avons reçus de nos amis. Grâce à eux, j'ai retrouvé l'intérieur, les affections qui me manquaient. N'était-il pas juste de témoigner ma reconnaissance à ceux qui l'ont si noblement méritée?»
De nouvelles exclamations, des effusions nouvelles répondirent à ces paroles; puis Noémi et sa mère visitèrent avec bonheur le charmant appartement de leurs amis.
NOÉMI.
Que c'est joli! que c'est bien arrangé!... Ah! voilà l'étagère et le prie-dieu! Maman, avais-je raison de trouver qu'ils ressemblaient à ceux de Mme de Morville?
MADAME DE VALMIER.
Parfaitement raison, ma Noémi, et la ressemblance de la voisine avec Irène était très-naturelle.
IRÈNE.
Je me suis bien aperçue que j'avais attiré l'attention de Noémi quand elle a regardé le pavillon. J'avais tort de me montrer; mais je ne pouvais résister à l'envie de voir un instant cette chère amie.... (Elles s'embrassent.)
M. DE VALMIER.
Je propose d'aller prendre le thé chez Juliette; nos amis sont à peine installés et rien n'est prêt. Le bon Michel va nous servir; il est averti.
NOÉMI.
Je suis enchantée que vous ayez pris Michel, papa, je l'aime beaucoup.
MADAME DE VALMIER.
Oui, il me paraît très-honnête: il remplacera avantageusement Marius le maître d'hôtel.
On alla chez Mme de Valmier, et l'on termina paisiblement la soirée dans la plus douce, la plus affectueuse intimité.
CHAPITRE XVIII.
LES CONTRASTES.
Le jour suivant, il y avait réception chez M. et Mme de Valmier; mais ce n'était pas une brillante soirée comme il y en avait autrefois: si les toilettes étaient simples, si les invités étaient en petit nombre, les coeurs étaient franchement joyeux. Il y avait là les familles de Morville, de Kermadio et de Marsy: le bonheur était complet et les amis vrais venaient se réjouir avec ceux qu'ils avaient aimés et consolés dans leurs malheurs.
Sur l'expressive et sympathique figure d'Élisabeth se peignait une joie profonde; pour Armand il était changé en mouvement perpétuel, riant, chantant, gambadant et ne cessant pas une minute de se frotter les mains avec plus d'ardeur que jamais.
Après le dîner, il y eut un petit concert, puis une loterie: les artistes étaient Mme de Valmier, Noémi, Irène et Élisabeth. Chacun avait gagné un magnifique lot. Élisabeth et Armand seuls n'avaient pas encore tiré leurs billets.
ARMAND.
Que vais-je gagner, moi? un nigaud, peut-être, j'ai toujours de la chance à rebours. (On rit; il tire son billet.) Qu'est-ce que je disais! un papier plié! C'est une attrape, évidem.... Ah! ah! mes amis, je vais m'évanouir.... (il saute de joie). Non, j'aime mieux embrasser M. de Valmier! (Il lui saute au cou.)
ÉLISABETH, intriguée.
Mais qu'est-ce que c'est donc, mon Dieu?
ARMAND.
Tiens, regarde! Le remplacement du fils de ma nourrice, de ce pauvre Yvon que je savais si malheureux d'être à l'armée. Tu sais comme cela me faisait de la peine, à moi aussi? Ah! mon Dieu, que je suis heureux!... Marie-Anne va être si contente de ravoir son pauvre fils. J'en pleure, tenez! (Il s'essuie les yeux.)
MADAME DE KERMADIO, émue.
Quelle charmante pensée, monsieur de Valmier! Vous venez de faire là bien des heureux!
M. DE KERMADIO, de même.
Nous en sommes vivement reconnaissants!
ÉLISABETH, poussant un cri.
Ah! c'est trop, trop généreux! Voyez, maman, ce que je viens de gagner....
MADAME DE KERMADIO, avec étonnement.
Une lettre de notre architecte pour toi! (Elle lit.)
«Mademoiselle,
«J'ai reçu l'argent destiné à l'école des soeurs. Le terrain est acheté et les travaux commencent aujourd'hui. L'école sera prête pour le premier jour du mois de mai, comme vous le désirez, me dit-on.
«Daignez agréer, etc.
«LEPEC, architecte.»
M. DE KERMADIO.
Une école à Kermadio.... L'objet de tous les voeux d'Élisabeth! Cher monsieur de Valmier, vous la comblez. Je ne sais vraiment si nous pourrons lui laisser accepter....
M. DE VALMIER.
Ah! laissez-nous témoigner notre reconnaissance à vos charmants enfants, monsieur; c'est grâce à eux que tous ces enfants font la joie de leurs parents. Qu'ils en soient récompensés!
MADAME DE VALMIER.
André a raison: vous vous plaisez, chers petits, à faire le bien: nous sommes heureux de vous y aider.
Élisabeth embrassa Mme de Valmier en pleurant.
«Ne me donnez pas d'éloges, madame, s'écria-t-elle: je fais mon devoir, voilà tout! C'est le bon Dieu qu'il faut remercier: lui seul a permis que notre amitié fit quelque bien.
ARMAND.
Rendons-nous justice: Élisabeth a été excellente; moi, je n'ai presque rien fait de bon.
JULIEN.
Par exemple! Et tes leçons de dessin? et tes recherches pour nous trouver?»
Après quelques protestations modestes d'Armand, l'on se dit adieu et l'on se sépara en se donnant rendez-vous aux Tuileries pour le lendemain.
Elles étaient bien changées, les Tuileries! les débris du club le Beau monde ayant disparu, les enfants étaient redevenus peu à peu simples et gentils; le club de la Charité grossissait de plus en plus et améliorait ceux qui en faisaient partie. Il n'y a rien de tel que de faire l'aumône et de s'occuper activement des pauvres pour améliorer son coeur et son esprit. Aussi les parents s'applaudissaient-ils chaque jour davantage de l'excellente influence exercée sur leurs enfants par Élisabeth, Armand et leurs amis.
On venait de terminer les comptes rendus des bonnes oeuvres faites dans la semaine, quand un ouragan de rires et de quolibets fit lever tous les enfants: ils virent accourir Héloïse de Ramor tout en larmes, rouge, en nage, les vêtements en désordre. Lionnette et sa bonne l'accompagnaient; Héloïse était poursuivie par quelques gamins, acharnés comme de vrais roquets. On n'entendait que des cris confus entremêlés de ces phrases:
«Sac à papier! papa, maman, que crâne toilette!
--C'est la reine de Charenton, pour sûr!
--Et ça insulte le monde, ces péronnelles-là?
-Si ça ne fait pas suer! une cervelle à l'envers qui va faire la Marie j'ordonne!
--Ah! mais non! ça ne prend pas....
--Un gamin est t'hardi, mais pas assez pour porter une pelure comme celle-là!
--J'crois ben! un chaudron emplumassé de queues d'arlequins, des habits idem, et tout ça rouge comme du sang de boeuf gras!
--Une ronde autour de la déesse du Boeuf-Gras!
--Ça y est!»
Et les impitoyables gamins, malgré les cris des petites filles furieuses et de la bonne effrayée, se mirent à tourbillonner autour d'elles, en chantant avec frénésie, sur l'air de: Nous allons planter des choux: