Les enfants des Tuileries
V'là la Déesse du Boeuf-Gras,
A la mode, à la mode,
V'là la Déesse du Boeuf-Gras,
A la mode de chez nous.
Elle a la tête à l'envers,
d'cervelle, pas d'cervelle,
Elle a la tête à l'envers,
A la mode de chez nous.
ARMAND, s'élançant.
Voyons, mes amis, laissez ces enfants. C'est lâche à de grands garçons comme vous de tourmenter de pauvres petites filles, parce que leurs parents jugent à propos de les habiller d'une façon ridicule.
UN GAMIN.
Si ça nous plaît, à nous? Ça n'est pas votre affaire!
UN AUTRE GAMIN.
Tais-toi, Micou, ce petit garçon a raison, je le connais, et je ne veux pas qu'on le contrarie, entends-tu?
PREMIER GAMIN.
A cause? C'est l'arche sainte, peut-être?
DEUXIÈME GAMIN.
Tu m'demandais l'aut' jour qui avait donné à maman l'argent de not' loyer pour apaiser l'propriétaire. J't'ai dit: un bon coeur.... Eh ben! le v'là.
V'là la déesse du Boeuf-Gras. (Page 358.)
PREMIER GAMIN, ému.
C'est bien, ça! fichtre, c'est bien! vot' main, m'sieu, s'vous plaît (il serre la main d'Armand); on aime à s'amuser et à gouailler, mais on n'est pas mauvais pour ça; pas vrai, les autres?
TOUS LES GAMINS.
Non, non, vive l'bienfaiteur à Todore!
DEUXIÈME GAMIN.
Et filons roide, à présent: à l'atelier, les camarades!
ARMAND, affectueusement.
Merci, mes amis, merci, Théodore.
THÉODORE.
Faudrait que je soye un fier ingrat pour pas vous faire plaisir, m'sieu Armand, l'gamin de Paris est reconnaissant pour toujours, entendez-vous? en route, mauvaise troupe.
La bande de gamins disparut comme une nuée d'oiseaux, en chantant à tue-tête.
CHAPITRE XXIX.
LES CONTRASTES CONTINUENT.
Restés seuls, les enfants consolèrent Lionnette et Héloïse; ils aidaient la bonne à réparer le désordre de leurs vêtements, lorsque de grands cris se firent entendre de nouveau: Héliogabale parut à son tour, suivi de loin par deux soldats. Le petit garçon se sauvait à toutes jambes en pleurnichant lorsqu'il aperçut sa bonne, poussa un cri de joie et s'élança vers elle.
LA BONNE.
Enfin, vous voilà, monsieur le vicomte. Comment ne m'avez-vous pas suivie pour protéger aussi votre cousine?
HÉLIOGABALE, pleurnichant.
Les méchants gamins se seraient moqués de moi, comme d'Héloïse! j'aimais mieux rester aux Champs Élysées.
PREMIER SOLDAT, arrivant.
Mille tonnerres de pipe culottée! nous vous attrapons enfin, l'insulteur du militairrrre frrrrançais.
DEUXIÈME SOLDAT.
Oui, nous vous....
PREMIER SOLDAT, avec solennité.
Que l'on doit se taire devant son sargent, fusilier Rodet; laissez-moi m'expliquer avec ce civil impoli. C'est donc comme ça, jeune blanc-bec, que vous nous remerciez pour avoir eu l'obligeante complaisance de vous faire traverser la place Concorde?
DEUXIÈME SOLDAT.
Il est t'honteux de ses bienfaiteurs, pas vrai, sargent?
LE SERGENT.
Que je vous adjoins à nouveau de clore votre bec, fusilier Rodet; votre intempérie de langage me choque.
LA BONNE, étonnée.
Monsieur le vicomte, qu'avez-vous donc fait à ces braves soldats?
HÉLIOGABALE, grognant.
Rien du tout; ils sont méchants et assommants de venir me faire une scène devant tout ce monde: ils m'ont aidé à venir ici parce que j'avais peur des voitures, c'est vrai, mais après ils ont exigé des remercîments: de quoi se plaignent-ils, puisque j'ai voulu leur donner de l'argent?
Mille tonnerres! (Page 36).
ARMAND, vivement.
C'est très-mal, Héliogabale, d'avoir été ingrat envers ces braves gens. Comment avez-vous osé les humilier en leur offrant de l'argent?
JULIEN.
A des soldats français! c'est honteux....
JACQUES.
Pauvre sergent, il a l'air tout peiné! (Il lui serre la main.) Allez, sergent, tout le monde ne se ressemble pas; les enfants des Tuileries vous remercient de ce que vous venez de faire pour un de leurs camarades.
PAUL.
Bien dit, Jacques. Tenez, sergent, voilà un rouleau de sucre au punch, voulez-vous me faire le plaisir de l'accepter? Ce n'est pas de l'argent, ça, mais le souvenir d'un petit garçon qui espère devenir brave comme vous.
LE SERGENT, souriant.
A la bonne heure! voilà parler! Merci de vos bonnes paroles et de votre gentil cadeau.
DEUXIÈME SOLDAT.
Et moi aussi, je vous remercie, messieurs, je....
LE SERGENT, avec autorité.
Assez causé, fusilier Rodet; par file à droite, en avant marche, mon ami. Au revoir, mes enfants. Adieu, gredinet de vicomte.
Les deux soldats s'éloignèrent, tandis que la bonne faisait des remontrances à Héliogabale, qui grognait de plus belle.
Les élégants et les élégantes des Champs-Élysées étaient arrivés peu à peu à la recherche de leurs amis.
HÉLOÏSE, aigrement.
C'est la faute de cette sotte de Lionnette, si tout cela m'est arrivé; elle disait sans cesse à haute voix: «Tout ce rouze est ravissant! il n'y a qu'Héloïse pour s'habiller si bien! Alors, les gamins l'ont entendue et se sont mis à me poursuivre. Ze me suis sauvée zusqu'ici, et voilà.
LIONNETTE, vivement.
Ah! par exemple, vous n'êtes guère reconnaissante, ma chère; j'ai essayé de vous défendre tout le temps.
HÉLOÏSE, avec colère.
Ce n'est pas vrai! et Herminie m'a abandonnée lâssement, elle, c'est dégoûtant!
HERMINIE, ricanant.
Tiens! comme ç'aurait été agréable de recevoir des injures à cause de vous....
HÉLOÏSE, de même.
Et Constance riait des inzures des gamins. C'est ignoble!
CONSTANCE, tranquillement.
C'était drôle à entendre. D'ailleurs, vous n'êtes guère aimable, ce n'est donc pas étonnant que je ne me soucie pas de vous.
HÉLIOGABALE.
Jordan, Jules et Vervins n'ont jamais voulu quitter guignol, pour me mener ici. C'est pas des bons amis, ça!
JORDAN.
Merci, allez donc vous déranger pour un garçon qui m'a filouté pour 18 francs de timbres confédérés....
JULES.
Et qui n'a jamais voulu me payer mes timbres russes....
VERVINS.
Et qui ne veut jamais jouer qu'aux jokeys pour nous écraser de son luxe, de ses havanes chipés et fumés en cachette, et de ses écuries.
HÉLIOGABALE.
Vous êtes des vilains!
HÉLOÏSE, à ses amies.
Vous êtes des messantes!
Les bonnes ramenèrent aux Champs-Élysées les malheureux élégants, qui se disputaient avec acharnement. Lionnette seule ne les suivit pas.
LA BONNE.
Venez-vous, mademoiselle Lionnette? voilà toutes vos amies qui s'en vont.
LIONNETTE, résolûment.
Non, ce ne sont plus mes amies; je veux rester ici avec Élisabeth, Noémi, Irène, Jeanne et Françoise, que j'ai sottement dédaignées. Héloïse n'est qu'une ingrate et une égoïste. (Aux petites filles qui l'entourent.) Chères amies, voulez-vous de moi? je serais si heureuse de redevenir votre amie, d'être simple et gentille comme vous toutes!
ARMAND, battant des mains.
Vivat! voilà Mlle Lionnette gagnée à la bonne cause!
ÉLISABETH, l'embrassant.
Soyez la bienvenue, chère Lionnette! nous vous regrettions véritablement. Votre retour parmi nous est une grande joie.
LA BONNE.
Vous faites joliment bien, mademoiselle; allez, les bons coeurs valent mieux que les beaux habits.
Tous les enfants entourèrent Lionnette, émue et reconnaissante, et lui firent les plus tendres caresses.
Armand déclara alors solennellement qu'on allait jouer à «la condamnation du luxe des enfants.» Lionnette devait déposer comme témoin à charge. On accueillit avec joie cette proposition et l'interrogatoire commença.
LE JUGE ÉLISABETH.
Procureur Armand, qu'avez-vous à dire?
P. ARMAND.
Illustre juge, j'accuse le maudit Luxe d'avoir pris une de nos amies, de l'avoir maquillée, de l'avoir habillée comme une poupée, et, pour preuve, je demande qu'on interroge la susdite amie.
J. ÉLISABETH.
C'est trop juste! Témoin Lionnette, dites ce que vous savez.
T. LIONNETTE.
Je déclare en toute franchise que je trouve fâcheux et ridicule de se barbouiller de blanc, de rouge et de noir. Moi-même j'avoue que....
P. ARMAND, l'interrompant.
Vous n'êtes pas accusée, vous n'êtes que témoin.
LIONNETTE.
Je déclare également qu'il est fâcheux de voir les enfants affublés de tant d'étoffes et de garnitures coûteuses: cela les empêche de jouer....
ARMAND.
Écoutez, écoutez bien!... (On rit.)
LIONNETTE.
Cela excite leur vanité, détruit les bons sentiments de leurs coeurs, les rend passionnés pour le monde, et pour ces motifs je blâme absolument ces modes dangereuses. (On applaudit.)
ARMAND.
Bravo, témoin! à mon tour.... (Il grince des dents.) Brrr! (On rit.) Mesdemoiselles et messieurs, nous venons de voir quel fâcheux exemple nous donnent ceux qui ne vivent que pour le luxe, l'élégance, la vanité et l'argent. Ils sont ridicules à plaisir, ingrats, grossiers, sans coeur, faux amis. Nous, sachons rester simples, naturels, sincères: nous y gagnerons sous tous les rapports.
Des applaudissements accueillirent le discours d'Armand, et le juge Élisabeth prononça, au milieu d'acclamations enthousiastes, la condamnation suivante:
«D'après la déposition du témoin Lionnette et le réquisitoire du procureur Armand, nous, juge, déclarons que le luxe est à jamais aboli par les enfants des Tuileries.»
Et satisfaits de cette sérieuse résolution, qui ne pouvait que leur faire grand bien, les enfants se séparèrent gaiement, pour annoncer à leurs familles l'heureuse transformation des enfants des Tuileries.
CONCLUSION.
Depuis ce temps tout fut paix et bonheur chez nos amis. Irène, Julien, Noémi, Lionnette, les petits de Kermadio, les petits de Marsy, tous achevèrent brillamment leur instruction. Les jeunes gens terminèrent leur éducation dans un excellent collège. Les jeunes filles, dirigées par leurs mères et assidues à des cours de toute espèce, acquirent ainsi une solide instruction. Michel, «tel que vous le voyez,» est le meilleur des maîtres d'hôtel: il mène admirablement la maison de M. de Valmier Les parents sont profondément, complètement heureux. Noémi a vu, à sa grande joie, sa famille s'accroître de deux petites soeurs et d'un petit frère. La famille de Morville a racheté sa terre. Irène et Julien s'y plaisent beaucoup, y font beaucoup de bien et sont adorés par tous les gens du voisinage, pauvres et riches.
Julien, en sortant du collège, est devenu l'associé de M. de Valmier et de son père: on parle de son prochain mariage avec Notoni. Armand dirige l'exploitation de Kermadio et vient de demander la main d'Irène. On pensa qu'elle ne le refusera pas.
Constance a épousé un sportman qui se ruina en jokeys et en chevaux. Herminie est défigurée par la petite vérole et impossible à marier, grâce à son detestable caractère.
Héloïse est morte étouffée dans son corset.
Jordan et Jules se détestent et plaident l'un contre l'autre, à propos d'héritages.
Vervins est en prison pour dettes; le vicomte Héliogabale est devenu idiot à force de fumer.
Et Élisabeth! notre chère, notre charmante et sympathique Élisabeth? vous n'en parlez pas! me disent d'impatients petits lecteurs, indignés de mon oubli... Je la réservais pour la fin.
Élisabeth est une de ces natures d'élite qui ont soif de sacrifices, de dévouement. Si vous voulez la voir, allez à l'hospice de ***; celle que les malades attendris appellent «la bonne soeur,» celle dont la cornette de soeur de Charité voile le doux et gracieux visage, c'est Élisabeth, l'Ange de la famille devenu l'Ange de la Charité.
FIN.
TABLE DES MATIÈRES.
V. Rendez le bien pour le bien
VII. Comme quoi l'on s'amuse mal quelquefois
IX. Une séance du Club «la Charité»
X. Une séance du Club «le Beau monde»
XI. Chez la grand'mère d'Élisabeth
XIV. Les amis faux et les amis vrais
XVIII. Manières différentes de recevoir des amis pauvres
XXII. Les sacrifices d'Irène et de Julien
XXIII. La fille de Mme de Marville
XXIV. La fête de M. de Valmier
XXV. On entrevoit une grande surprise
XXVI. Les élégants sont attrapés!
XXVII. La surprise de M. de Valmier
FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES.