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Les Éthiopiennes, ou Théagènes et Chariclée, tomes 1-3

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The Project Gutenberg eBook of Les Éthiopiennes, ou Théagènes et Chariclée, tomes 1-3

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Title: Les Éthiopiennes, ou Théagènes et Chariclée, tomes 1-3

Author: of Emesa Heliodorus

Translator: N. Quenneville

Release date: May 20, 2015 [eBook #49004]
Most recently updated: October 24, 2024

Language: French

Credits: Produced by Madeleine Fournier and Marc D'Hooghe (Images generously made available by Gallica, Bibliothèque nationale de France.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES ÉTHIOPIENNES, OU THÉAGÈNES ET CHARICLÉE, TOMES 1-3 ***

LES ÉTHIOPIENNES

OU

THÉAGÈNES ET CHARICLÉE

Roman écrit en grec par

HÉLIODORE

TRADUCTION NOUVELLE ET EXACTE,
AVEC DES NOTES.

Par N. QUENNEVILLE,

Membre de plusieurs Sociétés Littéraires,
et Professeur de Langue Grecque.

A PARIS,
CHEZ BERTRANDET, Impr.-Lib. rue de Sorbonne, N°. 384.
Et chez l'Auteur, rue du Faubourg S. Antoine, N°. 164, près la Barrière du Trône.
AN XI.

Tu vois ceci, s'il ne m'a pas servi toi seul as retenu mon bras. — Dessin: Huot — Sculp.: Lorieux.


Table des matières


σωΦροσύ νην δἄσκεῖν, ἀισχρῶν δἔργων ἀπεκέσθαι μὴ μιμου κακότητα, δίκῃ δἄπά λειψον ἀμύναν

PHOCY


Cultivez la sagesse, abstenez-vous des choses honteuses; n'imitez pas les méchans; laissez à la justice divine le soin de vous venger.


A
JEAN-NICOLAS-MARIE
DEGUERLE,

Membre de la Société libre des Sciences, Lettres et Arts de Paris, de celle des Belles-Lettres de la même ville; de l'Athénée de Toulouse; de l'Académie de Caen; de la Société d'Emulation d'Anvers; de celle des Sciences, d'Agriculture et Arts de Châlons-sur-Marne, etc. Professeur d'Eloquence et de Poësie au Prytanée de St.-Cyr.


En achevant ma Traduction des Amours de Théagènes et de Chariclée, je me disois: «A qui dédierai-je cette copie française d'un roman moral, écrit en grec par Héliodore, que ses traducteurs, depuis Amiot, semblent avoir pris à tâche de défigurer?» La lecture de vos piquans opuscules a fixé mon incertitude; et c'est sous vos auspices que je publie mon Ouvrage. Acceptez, je vous prie, cet hommage désintéressé. C'est l'estime et l'amitié qui l'offrent au Philosophe aimable, au Savant sans pédantisme, au Poëte sans vanité.

QUENNEVILLE.


PRÉFACE.

Jamais Peuple n'a mieux mérité du genre humain que les Grecs; j'en excepte les Lacédémoniens, pour qui la société fit tout, et qui ne firent rien pour elle. Si les Grecs n'ont pas trouvé les élémens de la civilisation; s'ils les ont reçus des Egyptiens, avec les premiers principes des lois; en un mot, si l'édifice de la société n'est pas leur ouvrage, au moins ne peut-on leur refuser la gloire de l'avoir consolidé, affermi, embelli, et de lui avoir donné cette majesté imposante, qui étonne l'œil du philosophe et de l'observateur.

Ce sont les Grecs qui nous ont transmis tous ces arts, enfans du génie et de l'imagination, que le ciel a donnés aux hommes pour soulever, de tems en tems, le poids des maux qui pèsent sur eux, pour cicatriser les plaies profondes que la fureur et la rage des révolutions laissent au fond des cœurs. La Grèce a été le berceau de la sculpture et de la peinture. Le génie, qui conduit aujourd'hui le pinceau des David et des Guérin, inspiroit les Appelles et les Zeuxis, il y a deux mille ans. C'est dans la Grèce que la poésie fit entendre ses accens les plus tendres et les plus mâles. C'est dans la Grèce que l'éloquence régna avec le plus d'autorité, comme dans son empire naturel. C'est dans la Grèce que la philosophie commença à scruter les merveilles de la nature. Ce fut à Athènes que Socrates fit descendre la morale du ciel, pour instruire les hommes de leurs devoirs envers la divinité, envers la patrie et envers eux-mêmes; Socrates, qui éleva la raison humaine au plus haut degré de perfection où elle puisse parvenir, sans le secours de la révélation. Cet art même, qui ne s'occupe qu'à maintenir ou à troubler la paix du monde, à calculer la force des empires, à peser les intérêts et les ressources des nations; cet art, qui semble ne devoir se perfectionner que par une longue suite de siècles, la politique, opéra peut-être ses plus grands prodiges du tems des Thémistocles, des Périclès, des Alcibiades, des Démosthènes et des Philippe. C'est aux Grecs que nous sommes redevables de toutes ces connoissances, qui mettent presque autant de distance entre un homme et un autre homme, que la nature en a mis entre l'homme et la brute. La Grèce, en un mot, me semble pouvoir être comparée à un vaste foyer, dont les flammes ont éclairé une partie du monde, dont la lumière s'est affaiblie pendant quelque tems, quoiqu'il ne cessât pas de briller, jusqu'à ce que la chute de Constantinople fît jaillir quelques étincelles de ce foyer en Italie, d'où elles pénétrèrent dans toute l'Europe, et dissipèrent la nuit obscure, dont l'avoient enveloppée des nuées de barbares, descendus des glaces du nord.

Nul peuple ne posséda, comme les Grecs, les dons du génie et de l'imagination; mais ce n'étoit point une imagination gigantesque et atrabilaire, qui se plût au milieu des ruines, des cavernes et des tombeaux; une imagination, qui n'aimât à peindre que des objets hideux, horribles, dégoûtans, qui s'entourât d'ombres funèbres, de spectres lugubres, une imagination dont les productions monstrueuses tendissent à écraser l'ame du lecteur sous le poids de l'appareil le plus épouvantable; c'étoit, au contraire, une imagination riante et enjouée, qui ne se plaisoit qu'à peindre les beautés de la nature, qui ne s'environnoit que d'objets agréables, qui répandoit même sur les plus hideux un coloris effrayant, sans être horrible. C'est cette imagination, qui nous a fait de l'enfer même une peinture qui touche, qui remue l'ame, qui la pénètre d'effroi, sans la faire frissonner d'horreur. C'étoit cette imagination qui, par ses prestiges enchanteurs, avoit peuplé les campagnes, les bois, les vallons, les fleuves de divinités fantastiques, en assignant à chacune des fonctions particulières.

Ici, sur la cîme d'une colline, résidoit le chœur des neuf Muses, présidé par Apollon, dont les concerts mélodieux charmoient les habitans de l'Olympe. Plus loin, un fleuve, appuyé sur son urne, versoit des eaux qui, tantôt unies et tranquilles, portoient dans les campagnes la fertilité et l'abondance; tantôt soulevées et en fureur, servoient de ministres à la vengeance du Dieu. Dans les vallons, des faunes, des satyres pétulans couroient après les nymphes qui se déroboient à leurs embrassemens. Dans ce bois, couloit une source argentée, où Diane, couverte de sueur et de poussière, venoit se baigner avec ses nymphes, au retour de la chasse. Dans cette île, le noir et infatigable Dieu du feu, avec ses laborieux Cyclopes, forgeoit les foudres de Jupiter. Au retour des zéphyrs, Flore, couverte d'une robe brillante des couleurs les plus vives, se promenoit au milieu des prairies émaillées de fleurs; bientôt Pomone, couronnée de fruits, parcouroit les campagnes et les vergers, promettant aux hommes une récolte abondante; sur les côteaux couverts de vignes, Bacchus, environné de son cortège, ivre de joie et de vin, montroit aux hommes charmés ce doux nectar, qui alloit les consoler de tous leurs travaux et de toutes leurs fatigues. Enfin l'imagination des Grecs avoit transformé la nature entière en un vaste temple, qu'elle avoit rempli de divinités de différentes espèces, auxquelles elle avoit donné nos passions, nos désirs, nos joies, nos chagrins, nos douleurs, qu'elle avoit chargées du soin de veiller aux différentes occupations des hommes, et de protéger les diverses classes de la société.

Les Grecs, qui étoient doués d'une imagination si riche et si brillante, qui nous ont transmis les aventures galantes de leurs divinités, qui ont excellé dans tous les genres de littérature, les Grecs semblent n'avoir point connu, ou du moins n'avoir point cultivé le genre le plus analogue à leur qualité dominante; ils ne nous ont point laissé de romans; car on ne doit pas ranger la Cyropédie dans la classe des romans. Il n'est peut-être pas inutile d'examiner ici les causes qui ont fait négliger un genre qui, chez les modernes, est devenu une mine inépuisable, que le génie, la médiocrité et la sottise ont exploité et exploitent encore avec une ardeur infatigable.

Les beaux siècles de la Grèce datent de l'expulsion des Pisistratides. L'aurore de la liberté d'Athènes, fut pour tous les Grecs l'aurore de la gloire. La destruction de la tyrannie, la naissance de la liberté, allumèrent dans tous les cœurs une fermentation, qui n'attendoit qu'une occasion pour étonner l'univers par des prodiges inouis. L'ambition des rois de Perse la fit bientôt naître. Ils menacent Athènes de la remettre dans les fers. La haine des tyrans se transforme en fureur, en rage; chaque Grec devient un héros. Toutes les parties de la Grèce, qui n'ont pas subi le joug des barbares, ou ne se sont point alliées avec eux, deviennent un camp, ou plutôt une école d'héroïsme[1]. Cette lutte terrible se termine glorieusement pour les Grecs. Les barbares, effrayés, dispersés, battus, fuient honteusement, laissant couvertes des lauriers de la victoire, des contrées, qu'ils avoient couvertes de la multitude de leurs soldats.

A ce siècle, qu'on peut appeler le siècle des héros, succéda le siècle des beaux-arts et des lettres. La Grèce, qui n'avoit retenti dans l'un que de cris de guerre et de victoire, ne retentit dans l'autre que des éloges donnés aux grands hommes, qui avoient répandu si généreusement leur sang pour la patrie et pour la liberté. La Grèce, remplie auparavant de guerriers, le fut alors d'orateurs, de poëtes, qui tous consacrèrent leurs veilles et leurs talens à célébrer les exploits du siècle précédent, et à entretenir dans tous les cœurs cet amour de la liberté et cette haine pour la tyrannie.

Ce concert de louanges, en nourrissant dans les cœurs des Grecs une aversion insurmontable pour les barbares, nourrit en même-tems l'amour du bien public. La Grèce présenta alors l'image d'une famille heureuse, au bien de laquelle chaque membre concourt de toutes ses forces; et cette union si rare dura tant que les barbares parurent redoutables. Mais, bientôt l'ambition secoua les brandons de la discorde parmi les différens peuples de la Grèce. Des guerres s'allumèrent entre eux. Des intérêts qui, jusque-là, avoient été communs, furent divisés. Un esprit d'égoïsme, s'il m'est permis de me servir de ce terme, s'empara des principales villes. Les haines se multiplièrent; et toutes ces petites animosités, pour être concentrées dans un cercle plus étroit, n'en furent pas moins ardentes: elles donnèrent même un nouveau degré d'énergie au patriotisme. Chacun s'attacha plus fortement à son gouvernement. Plus l'ennemi étoit près, plus ces liens se fortifioient, plus aussi il fut aisé aux talens et à l'intrigue de s'élever. Comme c'étoit la multitude qui distribuoit les emplois et les dignités, on s'attacha à gagner la faveur de la multitude.

Un des plus sûrs moyens d'y réussir, étoit le talent de la parole. Un nouveau champ fut ouvert au génie. L'homme qui put espérer parvenir à enlever les suffrages du peuple par son éloquence, put prétendre à la même considération, aux mêmes récompenses, que l'homme qui repoussoit les ennemis de l'état, qui sauvoit la patrie. L'orateur marcha l'égal du guerrier; bientôt même il en effaça le crédit. Le pouvoir de Démosthènes ne fut contrebalancé que par celui d'un orateur. Un citoyen ne se sentoit-il pas né pour les armes? il se livroit à l'étude de l'éloquence, essayoit ses talens devant les tribunaux, s'acquéroit des amis, se faisoit des partisans en défendant la vie, l'honneur ou la fortune de ses concitoyens. Bientôt il paroissoit à la tribune aux harangues. Là, une carrière plus vaste s'ouvroit à ses regards. Les sujets les plus graves exerçoient sa plume. Il discutoit les intérêts les plus importans de l'état, les guerres, les traités de paix et d'alliance. Dans ces assemblées, tout se faisoit par les orateurs: c'étoient les orateurs que l'on envoyoit en ambassade, qui décidoient de la perception des impôts, qui présentoient des plans de finance; ils disposoient des charges et des emplois. Les généraux finirent par n'être plus que leurs créatures. Ils exerçoient un pouvoir d'autant plus grand, qu'il étoit en raison de leurs talens; d'autant plus durable, qu'ils en avoient toujours l'instrument avec eux; d'autant plus sûr, qu'il étoit fondé sur le plaisir même. Tous les motifs se réunissoient donc pour lancer tous ceux qui étoient doués du talent de la parole, dans une carrière, à l'extrémité de laquelle les attendoient des récompenses, proportionnées aux efforts qu'ils faisoient pour la parcourir avec distinction. Aussi nulle contrée n'a été plus féconde en orateurs que la Grèce, et nulle ville de la Grèce n'en a plus produit que la ville d'Athènes, appelée, avec raison, par Justin, le temple des lettres et de l'éloquence.

Ceux qui, comme Isocrates, n'avoient ni assez de force dans l'ame pour braver les cris d'une multitude agitée, ni assez de vigueur dans les poumons pour se faire entendre d'un grand nombre d'auditeurs, rassemblent autour d'eux un certain nombre de jeunes gens, qu'ils formoient au grand art de parler, ou, dans le silence du cabinet, composoient des discours sur différens sujets, les adressoient à leurs concitoyens, ou à quelques personnages illustres; et, s'ils ne parvenoient point aux dignités, au moins parvenoient-ils à se procurer une existence honorable et aisée: de-là cette foule de rhéteurs, de sophistes, qui peuploient les différentes villes de la Grèce. Si Héliodore eût vécu du tems de Périclès ou de Démosthènes, il nous eût laissé, au lieu d'un beau roman, quelques harangues, quelques points de morale ou de politique, revêtus des grâces de son génie, écrits avec toute la pureté des beaux jours de la Grèce.

Le théâtre présentoit encore un autre chemin à la fortune et à la célébrité. La représentation d'une des pièces de Sophocle lui valut la préfecture de Samos. Le nom d'Aristophanes étoit parvenu jusqu'aux oreilles du roi de Perse. Les poètes dramatiques jouoient avec les orateurs, le premier rôle dans l'état. On parloit autant à Athènes de l'Auteur des Nuées, que de Cléon[2]. On voit donc que l'éloquence et la poésie se partageoient l'empire de la littérature; et les autres genres, qui ne pouvoient illustrer ceux qui les auroient cultivés, étoient entièrement négligés.

Quels motifs auroient donc pu déterminer un homme de génie à imaginer des faits, à raconter des évènemens controuvés, à rassembler, à lier entre elles des catastrophes feintes, tandis que les évènemens du siècle précédent, tandis que tout ce qui se passoit sous ses yeux, tandis que les discussions philosophiques qu'il entendoit autour de lui, lui présentoient une matière si riche et si féconde; tandis que le gouvernement sous lequel il vivoit, les choses qui frappoient continuellement ses sens, devoient fixer ses regards sur des objets d'une toute autre importance; tandis que l'impulsion qu'il avoit reçue, pour ainsi-dire, dès son berceau, les principes dans lesquels il avoit été nourri; tout, en un mot, devoit le porter d'un autre côté.

Mais, me dira-t-on, ceux qui, sans avoir ces talens transcendans qui élèvent un écrivain au premier rang, n'en étoient pas moins possédés de la démangeaison d'écrire, pouvoient exercer leurs demi-talens à composer des romans, comme nous voyons parmi nous des écrivassiers sans nombre nous inonder de leurs brochures ridicules; où le bon sens et la raison trébuchent à chaque page: heureux encore quand la morale n'est pas outragée, quand la religion n'est pas attaquée!

Je conviens que les Grecs n'étoient pas moins que nous tourmentés de la passion d'écrire; qu'Athènes n'étoit pas moins que Paris, féconde en grands hommes d'un jour, aussi jaloux de faire parler d'eux, qu'incapables de produire rien de bon. Mais, avant l'imprimerie, les lumières et les sottises n'étoient pas aussi répandues, qu'elles le sont aujourd'hui. Il n'étoit pas aussi aisé, qu'il l'est aujourd'hui, de se faire admirer et de se faire honnir. On n'ennuyoit pas, et on n'amusoit pas à si bon marché. Faire des livres n'étoit pas un état. On ne se disoit pas homme de lettres, comme on se dit cordonnier ou menuisier. On ne spéculoit pas sur les productions d'un génie qu'on n'avoit pas. Il falloit de la fortune pour se composer une bibliothèque, même d'un petit nombre de volumes[3]. Pour publier un ouvrage, on n'avoit que la voie de la transcription. Les frais en étoient énormes. Le dernier exemplaire étoit aussi cher que le premier. Quel débit pouvoit donc avoir un roman, qui ne pouvoit être composé que par un écrivain médiocre?

On ne doutera pas, je crois, de la validité de ces raisons, si on fait attention que tous les écrits qui nous restent des beaux siècles de la Grèce, ont été composé; par des hommes d'un talent distingué, et ne roulent que sur des sujets de morale, de politique ou de philosophie, et que tous les romanciers grecs ont vécu dans un tems où la Grèce n'avoit plus d'existence politique, où elle étoit asservie aux Romains, où le gouvernement ne pouvoit plus communiquer aux esprits cette chaleur, cet enthousiasme, qui avoient animé les Grecs des siècles passés, et ne présentoit plus aux esprits supérieurs les motifs d'encouragement qu'ils avoient eus dans les âges antérieurs.

Je vais actuellement parler d'Héliodore et de son ouvrage. Ce qui doit nous prévenir beaucoup en sa faveur, c'est que l'Auteur d'Iphigénie l'apprit par cœur. En effet, une lecture réfléchie des Ethiopiennes, fait appercevoir quelques traits de ressemblance entre Racine et Héliodore. Tous deux ont célébré l'amour, mais l'amour chaste et honnête. La lecture de l'épisode d'Arsace et de Démœnète n'a pas été inutile au poète, qui nous a crayonné les feux de Roxane et de Phèdre. On trouve même dans Iphigénie des traits empruntés des Ethiopiennes, et quelquefois Agamemnon parle le langage d'Hydaspe.

Héliodore naquit à Emèse, ville de Phénicie: son père s'appeloit Théodose. Les uns prétendent qu'il fut évêque de Tricca en Thessalie, et qu'il fut déposé dans un Concile, parce qu'il ne voulut pas désavouer son ouvrage. D'autres prétendent qu'il n'étoit pas même Chrétien; et ils se fondent sur ce qu'il se dit lui-même de la race du Soleil. S'il falloit adopter une de ces deux opinions, j'embrasserois la dernière, non pas parce qu'Héliodore se dit de la race du Soleil, mais parce qu'il ne me paroît pas vraisemblable qu'un prélat de la primitive Eglise eût employé ses talens à composer un roman, consacré à célébrer une passion, que ne devoient pas connoître les hommes de son état, contre laquelle ils devoient s'élever avec force, pour prémunir les cœurs contre ses atteintes, bien loin de les inviter à s'y livrer parla peinture des charmes qu'on y goûte. Voilà tout ce que nous savons sur sa personne. Les écrivains ne nous apprennent rien de sa vie. Vécut-il dans l'opulence ou la médiocrité; jouit-il pendant sa vie de l'estime de ses concitoyens; ne fut-il point en butte aux traits de l'envie et de la calomnie? c'est ce que nous ignorons entièrement. Quant à son caractère, à son génie, c'est dans son ouvrage, je crois, qu'il faut le chercher.

Son histoire Ethiopienne peut-elle être regardée comme un poëme écrit en prose, ou ne doit-elle être regardée que comme un roman? Pour ceux qui pensent qu'il ne peut y avoir de poëme épique écrit en prose; que la versification et le merveilleux sont des qualités essentielles au poëme épique, la difficulté est levée. Héliodore n'est qu'un romancier; et je ne crois pas qu'il puisse être autre chose pour ceux qui sont d'un avis opposé. Qu'est-ce, en effet, qu'un poëme épique? c'est le récit d'une action grande, sublime et merveilleuse. Il faut que les acteurs brillent de tout l'éclat qui éblouit les hommes, dignités, puissance, vertus; il faut que leurs défauts même portent l'empreinte de la grandeur et de l'héroïsme; d'où suit, je crois, la nécessité qu'un poème épique soit écrit en vers. Puisque c'est la plus sublime conception de l'esprit humain, il doit aussi réunir tout ce que le langage humain a de plus noble et de plus élevé. Il suffit de lire l'histoire d'Héliodore, pour voir qu'elle n'a rien de tout cela; et qu'en supposant qu'un poëme épique pût être écrit en prose, elle ne seroit même à cette sorte de poëme, que ce que Beverley est aux tragédies. Nous mettons donc les Ethiopiennes dans la classe des romans; et ce n'est que comme roman que nous allons l'examiner.

Héliodore, comme romancier, n'a peut-être pas moins de mérite qu'Homère comme poète. Comme lui, il a servi de modèle à tous ceux qui ont travaillé depuis dans le même genre. Dans son ouvrage se trouvent tous les moyens que les romanciers ont employés pour intéresser, toucher, émouvoir le lecteur. Songes, oracles, surprises, reconnoissance, caverne, brigands, pirates, magie, évocations, talisman merveilleux, échanges de coupes empoisonnées, enlèvemens, prodiges et catastrophes extraordinaires, traverses de tout genre, malheurs de toute espèce, en un mot, tous ces moyens, tous ces ressorts, si connus, si usés de nos jours, mais alors nouveaux, se rencontrent dans les Ethiopiennes. Ce qui établit le mérite d'Héliodore d'une manière incontestable, aussi bien que celui d'Homère, c'est que, de même qu'Homère n'a été surpassé, à peine même égalé par aucun des poètes venus après lui, qui même n'ont approché de la perfection, qu'autant qu'ils ont approché d'Homère; de même aussi les Romanciers purs n'ont été estimables, qu'autant qu'ils ont approché d'Héliodore. Je ne parle pas ici de la nouvelle Héloïse, de Clarisse, de Paméla: ce ne sont pas des ouvrages du même genre.

Les Ethiopiennes me semblent admirables sous plusieurs points de vue: tout y est bien lié; les épisodes sont amenés sans effort et naturellement; la série des évènemens se développe avec beaucoup d'art; en un mot, l'ouvrage forme un ensemble dont toutes les parties sont bien unies, bien adaptées les unes avec les autres, et forment un édifice régulier. Le style est nombreux, coulant, riche en métaphores, quelquefois recherché, annonçant quelquefois de la prétention au bel-esprit; les réflexions sont sages, judicieuses et naturelles; les discours sont éloquens, quoiqu'on n'y trouve point de ces traits sublimes, de ces élans du génie, qui étonnent le lecteur et ravissent son admiration; ils sont animés d'une douce chaleur qui y règne d'un bout à l'autre. On a reproché à Héliodore, et avec raison, d'aimer l'antithèse, de s'appesantir trop sur la même pensée, de ne l'abandonner qu'après l'avoir retournée de tous les côtés.

On lui a reproché encore, comme à Homère, mais avec plus de raison qu'à Homère, d'être entré dans des détails trop bas et trop puériles. Homère, écrivant plusieurs siècles avant lui, dans un tems où la civilisation n'avoit pas fait de grands progrès, ne pouvoit pas manquer d'intéresser par ces détails, qui ne sont que l'histoire des mœurs de ces tems reculés. Bien loin de blâmer ces détails dans Homère, je suis presque fâché qu'il n'en ait pas mis davantage. Mais dans Héliodore, comme ces détails ne peuvent avoir le piquant que l'antiquité donne à ceux d'Homère, ils ne font que ralentir la marche de l'action, et distraire l'attention du lecteur. Mais par combien de beautés ne rachète-t-il pas ces défauts!

Ses descriptions sont magnifiques et pompeuses: elles brillent des couleurs les plus vives, nuancées avec un art et une délicatesse dignes de la magie du pinceau des Delille et des Laharpe. Tout ce qu'il décrit est si bien présenté, que le lecteur, trompé par les prestiges de son éloquence, croit voir et entendre tout ce qu'il raconte. On m'accusera peut-être de partager l'enthousiasme des Traducteurs; mais Héliodore me semble égaler, dans cette partie, les Ecrivains anciens et modernes: je n'en excepte pas même Fenélon.

Il a une connoissance profonde du cœur humain, et de tous les ressorts qui le remuent le plus puissamment; et il sait habilement en faire usage: mais il excelle à peindre cette passion, à laquelle son ouvrage est consacré tout entier. Nul n'a mieux que lui développé le désordre d'un cœur, où s'allument les premiers feux de l'amour; nul n'en a décrit les progrès avec plus de finesse; nul n'en a peint les transports et les fureurs avec plus de force et d'énergie: quel art, quelle justesse, quel feu dans l'épisode de Démœnète et d'Arsace!

Jamais situation ne fut plus délicate que celle de Théagènes dans le palais d'Arsace, livré à la passion forcenée, à la fureur, à la rage d'une femme toute-puissante, qui ne connoît de loi que sa volonté et ses caprices, qui ne met aucun frein à ses désirs, accoutumée à ne trouver aucune résistance, à être flattée, satisfaite à l'instant dans ses fantaisies les plus bizarres et les plus monstrueuses. Le combat est terrible: c'est la passion la plus ardente, entourée de tout l'éclat et de tout le faste du trône, qui sème les pièges de la séduction et de la vanité sous les pas de la chasteté et de la vertu. C'est la fureur armée de tout l'appareil de la puissance, qui déploie ce qu'elle a de plus terrible et de plus effrayant, pour triompher de la foiblesse et de l'innocence. Promesses, menaces, caresses, tout est employé; mais tout est inutile, jusqu'aux mauvais traitemens, jusqu'aux déchiremens des tortures. Théagènes est sourd à tout; il oppose à tout une fermeté inébranlable; il ne pense qu'à Chariclée; il ne voit que Chariclée. L'ame du lecteur est dans les transes les plus cruelles. Il voit le tombeau ouvert sous les pas de Théagènes et de Chariclée, et prêt à les engloutir; il ne voit aucun moyen de les tirer de l'abîme où ils sont descendus. C'est là que l'art d'Héliodore me paroît sur-tout admirable. Comme il oppose une passion à une autre! comme il se sert de la jalousie, de la vanité, de l'amour d'un subalterne, pour arracher son héros des mains d'Arsace! Quelle leçon pour les grands!

Cet épisode me paroît encore intéressant sous un autre rapport. J'y vois une image des intrigues qui agitoient la cour de Suse; j'y vois un abrégé de la vie privée des rois de Perse.

Si nous passons ensuite à l'examen de la morale, on verra que jamais livre ne mérita mieux l'épigraphe qu'il porte. Depuis le commencement jusqu'à la fin, on peut le regarder comme un cours de morale en action. Les principes de vertu qu'il contient d'un bout à l'autre, se gravent d'autant mieux dans l'ame, qu'ils sont donnés sans faste, sans prétention; qu'ils sont dégagés de toute la morgue philosophique, et du pédantisme de l'école.

Théagènes et Chariclée ont commis une faute grave; l'un, en enlevant son amante, l'autre, en s'enfuyant de chez Chariclès, qui lui avoit tenu lieu de père, qui l'aimoit avec toute la tendresse d'un père. Il est bien vrai qu'il vouloit contraindre l'inclination de celle qu'il appeloit sa fille; que Chariclée semble ne suivre que la volonté des dieux et la voix des oracles; que, malgré l'irrégularité d'une pareille démarche, elle demeure inébranlable dans ses principes de pudeur et de vertu. L'Auteur cependant, par tous les malheurs qu'elle éprouve avec Théagènes, n'en a pas moins voulu donner une leçon aux jeunes gens qui se laissent emporter par la fougue de leurs passions, qui se dérobent au joug d'une autorité sacrée, qu'il ne leur est jamais permis de méconnoître, sous quelque prétexte que ce soit. Cette longue suite de calamités qu'elle éprouve, n'est que la punition de sa fuite de la maison de son bienfaiteur. Mais comme son cœur n'en est pas moins pur, que sa conduite n'en est pas moins irréprochable, et, qu'excepté ce moment, sa vie n'est qu'un enchaînement de vertus, elle échappe à toutes les traverses par lesquelles elle passe, arrive dans sa patrie, et monte sur le trône de ses ancêtres. C'est ainsi qu'Héliodore, dès le commencement de son ouvrage, apprend à la jeunesse à ne jamais manquer aux auteurs de ses jours, à ne jamais violer les lois sacrées de la reconnoissance.

Dans tout le cours de l'ouvrage, les exemples, aussi propres à former le cœur des jeunes gens, se rencontrent à chaque page. Ici, une esclave perfide, teinte du sang de sa maîtresse, expie ses méchancetés et ses noirceurs de la manière la plus extraordinaire, puisque l'épée qui lui perce le sein n'étoit point dirigée contre elle: là, un frère ambitieux, qui, par ses cabales et ses sourdes intrigues, est venu à bout de dépouiller son frère, et de se mettre à sa place, dépouillé à son tour ignominieusement, à la vue de ses concitoyens, et par son père lui-même, apprend aux hommes à ne pas sacrifier les liens du sang à leur ambition, à ne pas chercher à s'élever sur les ruines de qui que ce soit, et sur-tout sur celles d un frère. Plus loin, une Cybèle, victime de ses propres attentats, nous montre que nous ne devons pas nous rendre les ministres des plaisirs des autres; que nous ne devons pas conjurer la perte de la vertu pour servir le crime. Une princesse, placée par son rang et sa naissance sur la partie la plus apparente du théâtre du monde, plongée dans les plaisirs de la débauche, périssant de ses propres mains, Théagènes et Chariclée échappant à la mort, contre toute espérance, nous font voir que le vice et les passions déréglées n'ont point de plus grand ennemi qu'elles-mêmes; que l'innocence et la vertu peuvent braver le crime armé de la toute-puissance. Il n'est pas inutile de remarquer que le coupable périt toujours à côté de l'innocent, et que la même catastrophe est en même-tems un exemple de la vengeance du ciel, et de la protection qu'il accorde à la vertu opprimée.

Ce qui me paroît admirable dans Héliodore, c'est la sagesse avec laquelle il observe les caractères et garde les convenances. Chez lui, chaque acteur parle le langage de son âge, de son rang et de ses passions. Théagènes, toujours amant, mais amant honnête, parle et agit d'après la passion qui le domine. Vaincu par l'amour, comme le dit Héliodore, mais vainqueur du plaisir, il respecte sa maîtresse. Jamais sa passion, quelque violente qu'elle soit, ne lui fait oublier la sainteté de ses sermens. Chariclée, toujours brûlée des mêmes feux que Théagènes, n'en demeure pas moins inviolablement attachée aux lois de la vertu et de l'honneur: elle est prête à sacrifier sa vie à son amant, et son amant à sa vertu. Quelle idée ne nous donne-t-elle pas de sa pudeur, lorsqu'enlevée de chez elle pendant la nuit, tremblante, étourdie, auprès de Théagènes et de Calasiris, elle saisit parla robe celui-ci, qui veut l'abandonner un instant avec Théagènes, et l'oblige à faire jurer son amant, en présence des dieux, de la respecter, jusqu'à ce que des nœuds légitimes les unissent l'un à l'autre? Toutes les figures de rhétorique, ramassées pour louer la pudeur de Chariclée, ne vaudroient pas ce seul trait. C'est ainsi que peignent les Anciens, par des actions, et non par des paroles; c'est ainsi qu'Héliodore nous fait connoître la noblesse des sentimens de Théagènes, en nous le montrant rappelant à Thyamis, sous les murs de Memphis, que c'est son frère qu'il va combattre, beaucoup mieux qu'il n'auroit pu le faire en deux ou trois pages, dans lesquelles il auroit épuisé toutes les richesses de son imagination et de sa langue. En un mot, ces deux caractères me paroissent deux chefs-d'œuvre d'art, d'intelligence et de connoissance du cœur humain.

Je ne parlerai pas des autres personnages: il en est un cependant qui me paroît frappant; c'est celui de Calasiris. Toujours inspiré, toujours en prières, il ne parle qu'au nom du ciel, et n'agit que pour suivre la voix des oracles. Sans doute, il falloit des motifs bien puissans pour déterminer Chariclée à se laisser enlever; il falloit lui persuader que sa passion étoit d'accord avec la volonté des dieux; qu'en suivant son amant, elle retournoit dans les bras de sa mère, pour faire moins contraster cette démarche avec cette retenue extrême, cette sage réserve dont elle use envers Théagènes. Héliodore s'est habilement servi de Calasiris pour cela; cependant il me semble que l'Egyptien trompe Chariclès trop aisément. Celui-ci joue un rôle méprisable; le rôle de la bonhomie la plus ridicule, de la simplicité la plus sotte, de la crédulité la plus aveugle: il n'y a pas de vieux tuteur de comédie, de vieux Cassandre, qui donne aussi grossièrement que lui dans tous les pièges qu'on lui tend.

Héliodore me paroît d'autant moins excusable de l'avoir ainsi avili, qu'il lui donne une très-grande envie de marier Chariclée avec son neveu Alcamènes; et ce désir devroit le mettre sur ses gardes. Quand il a été présenter son neveu à Chariclée, la réception étrange qu'elle leur fait, ne lui dessille pas encore les yeux. Sa confiance en Calasiris est toujours la même. Il écoute avec la même bonhomie tout ce que l'Egyptien lui débite, et y ajoute foi avec la même crédulité.

Quoi qu'il en soit, le rôle de Calasiris me paroît ici mériter l'attention du lecteur. Ses rêveries sur les enchantemens, ses discussions sur les apparitions des dieux, ne peuvent-elles pas nous apprendre à quelles espèces d'études se livroient ces fameux prêtres d'Egypte? Son air mystérieux et réservé, son ton sententieux et dogmatique, les invocations qu'il fait sur Chariclée, tout ce qu'il débite sur sa science, sur ses vastes connoissances qui embrassent l'avenir, n'est-il pas une espèce de représentation des ruses, des moyens qu'employoient les prêtres pour tromper la multitude, éterniser leur crédit, et régner ainsi à l'ombre de la divinité, entre laquelle et le peuple ils se mettoient toujours? Seroit-ce aller trop loin que de dire qu'Héliodore a voulu, dans la personne de Calasiris, ridiculiser les piètres d'Egypte en dévoilant leurs petits secrets? et, dans cette hypothèse, ceux qui prétendent qu'il étoit chrétien, trouveroient peut-être des raisons pour étayer leur sentiment.

Il est encore un autre reproche qu'on peut faire à Héliodore, c'est d'avoir rempli son ouvrage de songes et d'oracles. Sans prétendre le justifier entièrement, je crois devoir observer qu'avant de le condamner, il faut se transporter au tems dont il parle; il faut se souvenir que les songes, les oracles avoient une grande influence sur toutes les actions, les entreprises, les démarches des Anciens, qui ne regardoient pas toujours leurs rêves comme des rêves, mais comme des espèces de révélations. Le sage Socrate lui-même rêve dans le Criton. Ce fut un rêve qui eut l'honneur de déterminer Xerxès à précipiter l'Asie sur l'Europe. Les songes, les oracles sont à-peu-près dans les auteurs anciens, ce que sont dans les modernes les reconnoissances, les billets, les lettres, et ces autres petits moyens si fréquemment employés; et le reproche fait à Héliodore, tombe sur beaucoup d'écrivains modernes, et notamment sur Voltaire.

On eût peut-être désiré une traduction en vers de ces oracles, d'un hymne qui se trouve au commencement du troisième livre, et de quelques citations d'Homère. Je l'avois faite; mais en la relisant elle m'a paru si mauvaise, que je l'ai brûlée, pour y substituer une traduction en prose, qui m'a paru plus supportable, et de plus réunir l'avantage d'une plus grande fidélité et d'une plus grande exactitude.

C'est par la traduction d'Héliodore, que le célèbre Amyot débuta dans la carrière des belles-lettres. Cet ouvrage, qui jouit encore aujourd'hui des suffrages des savans, comme tout ce qui est sorti de la plume d'Amyot, valut à son auteur l'abbaye de Bellozane. Quel que soit le mérite de cet écrivain, il faut convenir que les changemens introduits dans la langue française, rendent ses ouvrages difficiles à entendre au commun des lecteurs, et qu'ils ne sont lus que par les savans.

Montlyard en donna une, dont le seul mérite, dit-on, est d'avoir des estampes scandaleuses. L'auteur me paroît bien coupable d'avoir outragé les yeux de la chasteté dans un ouvrage où les lois de la pudeur sont si scrupuleusement observées.

Malnoury en donna une autre, qui mourut en naissant: puisse la mienne ne pas avoir le même sort!

Une autre fut imprimée à Amsterdam, en 1727, en deux volumes in-12: elle est, dit-on, assez bonne, mais inexacte.

J'en ai une anonyme sous les yeux, qui fait partie de la collection des Romans grecs, réimprimée en l'an 4: je soupçonne que c'est celle d'Amsterdam. Elle n'a pas le mérite de l'élégance, et encore moins celui de l'exactitude. L'Auteur a ajouté, a retranché à sa fantaisie; il a habillé Héliodore à la moderne. La multitude de contre-sens dont sa traduction est remplie, fait même douter qu'il ait entendu la langue de son auteur. Je ne parle point des traductions étrangères que je ne connois point.

Il ne me reste plus qu'à parler de la mienne. J'ai recherché, avant tout, l'exactitude, persuadé qu'elle est le premier mérite d'un Traducteur.

Il en est d'une traduction comme de la copie d'un tableau, qui ne mérite d'être regardée qu'autant qu'elle donne aux personnages les mêmes traits, les mêmes nuances, la même grandeur, les mêmes attitudes; qu'elle les place dans les mêmes positions respectives, qu'elle les colorie des mêmes teintes, qu'elle observe bien les mêmes proportions: de même la traduction d'un auteur quelconque, et sur-tout d'un auteur ancien, doit rendre, avec toute la fidélité possible, les traits, la physionomie et la couleur de l'original. Tel a été le premier but que je me suis proposé: il ne faut donc pas s'attendre à trouver dans mon ouvrage un style paré de toutes les fleurs de la rhétorique. Un Gueroult, un Deguerle, auroient sans doute trouvé le secret d'allier l'exactitude la plus scrupuleuse avec les charmes du style; auroient rendu Héliodore avec cette pompe, cette majesté, cette force et cette précision qu'on admire dans la traduction de Pline et dans les essais sur Pétrone. Mais s'il n'y avoit que les hommes d'un talent supérieur qui se mêlassent d'écrire, plus des trois quarts des Imprimeurs et des Libraires n'auroient pas d'autre parti à prendre que de briser leurs presses et fermer leurs boutiques.

Quoi qu'il en soit, je me croirai bien payé de mes peines, si le Public juge que je lui ai fait connoître un auteur qui ne l'étoit pas. Car la traduction anonyme dont je parle n'est pas même une imitation d'Héliodore, bien loin d'être une traduction. Si mon travail a quelque mérite, la gloire en appartient à cet illustre corps, dont la perte a été si vivement regrettée des amis des lettres et de l'antiquité, et sera peut-être encore long-tems sentie. Mais elle appartient plus particulièrement à M. Bergeron, ancien principal du Collège de Lisieux, qui me reçut dans sa maison à l'âge de dix ans, dans lequel je trouvai un père, qui suppléa au défaut de fortune dans mes parens. Puissé-je me voir un jour en état de lui témoigner ma reconnoissance pour l'inestimable bienfait de l'éducation, que j'en ai reçu!


[1] Rien, selon moi, ne prouve mieux quel étoit l'enthousiasme des Grecs pour la gloire militaire, qu'un mot de Thémistocle. On lui demandoit lequel des deux, d'Homère ou d'Achille, il aimeroit le mieux être: Il vaudroit autant, répondit-il, me demander lequel des deux j'aimerois le mieux, ou d'être couronné aux jeux olympiques, ou de proclamer les noms des Athlètes couronnés. Cette réponse, dans la bouche d'un homme tel que Thémistocle, qui ne devoit pas être insensible aux beautés de l'Iliade, dont la lecture avoit probablement beaucoup contribué à allumer en lui cette ardeur martiale qu'il sut communiquer à tous les Grecs; cette réponse doit nous rendre un peu plus circonspects dans les jugemens que nous portons sur tout ce que nous lisons dans les historiens de l'antiquité.

Quelques paroles, échappées au hasard, valent quelquefois mieux qu'un livre entier, pour nous faire connoître le caractère d'un homme, l'esprit d'une nation, d'un gouvernement. Le mot d'Alexandre: Si je n'étois pas Alexandre, je voudrois être Diogènes; ce mot, qui n'est que l'expression de la passion la plus effrénée de faire parler de soi plutôt que l'expression de la véritable passion de la gloire, me paroît plus propre à nous donner une juste idée du caractère de ce prince, que tout ce que peuvent en dire les historiens. Le lecteur intelligent, qui a bien entendu ce mot, n'est plus étonné de voir le vainqueur de Darius se précipiter seul dans la ville des Oxydraques, au milieu des bataillons ennemis; s'écrier, sur le bord de l'Océan: Je voudrois qu'il y eût un autre univers pour le conquérir; se faire gloire de vider la coupe d'Hercule: ce qui prouve, ce me semble, combien cette observation est vraie, c'est le cri que fit entendre le même conquérant, dans une circonstance périlleuse: O Athéniens! qu'il m'en coûte pour me faire louer de vous!

C'est ainsi que la réponse suivante d'un membre de comité révolutionnaire, servira mieux, que tous les détails possibles, à nous faire connoître l'esprit qui animoit tous ces petits tyrans, à qui on avoit assigné une portion de Paris pour la tourmenter, et qui, dans leur petit empire, se disputant d'inhumanité et de barbarie, remplissoient leur mission avec un zéle rare et une ardeur infatigable.

On avoit dénoncé à un comité révolutionnaire, un jeune homme, accusé d'avoir tenu des propos liberticides. En effet, il s'étoit expliqué sur la convention d'une manière énergique, mais un peu triviale. Après avoir pris la précaution de lui retirer son couteau, comme s'il eût été digne de siéger dans un comité révolutionnaire, après avoir posté à ses côtés deux intrépides sans-culottes, l'interrogatoire commença. On lui fit mille questions sur sa naissance, sur sa famille. Il avoit beau protester qu'il n'étoit que le fils d'un charpentier, on n'en vouloit rien croire. On lui demanda ce qu'il pensoit de Marat et de la mort du tyran. Enfin, on en vint au fait; il avoua son crime sans balancer. A l'instant on détache les patriotes C... et L... pour faire perquisition chez lui. On ne trouve rien de suspect; quelques livres grecs, cependant, fixèrent les regards des deux honorables membres, qui crurent, non pas lire, mais appercevoir, dans la singularité des caractères et les sinuosités de leurs liaisons, les ramifications d'un vaste complot tendant à rétablir la royauté. Ce qui ne contribua pas peu à les tranquilliser, ce fut la forme antique, la couleur enfumée des volumes, qui annonçoient une existence antérieure à celle de la nouvelle liberté.

Cependant, quelques amis du malheureux jeune homme, à la nouvelle de son arrestation, se présentent au moment où l'on dresse le procès-verbal de la visite. Ils demandent qu'on le leur laisse, promettant de le représenter quand on le redemandera. Le patriote L... interroge un d'eux. Connois-tu le c. Q...—Oui, je le connois, et depuis dix ans; c'est un galant homme.—Est-ce un bon patriote? n'est-ce point un aristocrate?—Je crois qu'il ne se mêle guère de politique; mais, ce dont je suis sûr, c'est que c'est un parfait honnête homme.—Tais-toi; laisse-là tes honnêtes-gens: si nous n'avions que d'honnêtes-gens, la république n'existeroit pas deux jours. Il n'y a rien à ajouter à une profession de foi aussi authentique. D'après cette réponse, on pourra, ou plutôt on ne pourra pas, se faire une idée de l'audace et de l'effronterie d'un gouvernement, qui armoit d'une portion de son immense puissance, des subalternes aussi impudens et aussi stupides tout ensemble. Que de bénédictions ne devons-nous pas à l'homme qui a muselé de pareilles tigres, les a repoussés dans leurs affreux repaires, d'où ils n'auroient jamais dû sortir pour le bien de la société, et l'honneur de l'espèce humaine!

[2] Cléon, homme vain, emporté, sans talent, comme sans naissance, dont toute l'éloquence consistoit dans des déclamations fougueuses, dans des gestes forcenés. Du reste il auroit probablement joué un rôle parmi nous du tems des Marat, Hébert, Chaumette, Robespierre et compagnie; car il n'avoit pas le tact moins fin qu'eux en fait de liberté. Il se présenta un jour dans l'assemblée du peuple, une hache à la main, menaçant de casser la tête à quiconque ne seroit pas de son avis.

[3] Platon paya trois petits traités de Philolaüs cent mines (neuf mille francs). Après la mort de Speusippe, disciple de Platon, Aristote acheta ses livres, qui étoient en petit nombre, trois talens (seize mille deux cents francs).


LES ÉTHIOPIENNES.


LIVRE PREMIER.

SOMMAIRE.

Des brigands arrivent au bord de la mer. Description du spectacle qui s'offre à leurs jeux. Ils prennent la fuite à la vue dune autre troupe de brigands. Ceux-ci emmènent Théogènes et Chariclée. Description des Bucolies. La garde de Théagènes et de Chariclée est confiée à Cnémon. Histoire de Cnémon. Passion de Démœnète pour Cnémon. Perfidie de Thisbé. Cnémon accusé de parricide et condamné à l'exil. Mort de Démœnète. Songe de Thyamis. Son discours aux Bucoles. Chariclée promet sa main à Thyamis. Douleur de Théagènes. Les ennemis arrivent. Chariclée conduite dans une caverne. Thyamis exhorte les Bucoles à se défendre avec courage. Combat terrible. Thyamis est pris. Les Bucolies dévastées.


Le jour commençoit à paroître; les premiers rayons du soleil doroient le sommet des collines, lorsque des hommes, dont l'armure annonçoit des brigands, parurent au haut d'une montagne, qui domine l'embouchure du Nil, qu'on appelle l'embouchure d'Hercule, s'y arrêtèrent quelques instans, parcourant des yeux la vaste étendue des flots. La mer n'offrant à leurs regards rien qui tentât leur cupidité, ils les portent sur le rivage, qui leur présente le spectacle suivant.

A l'ancre flottoit un navire, dans lequel il n'y avoit personne; mais on jugeoit, même de loin, qu'il étoit extrêmement chargé; car il plongeoit dans l'onde jusqu'à peu de distance du bord. Le rivage, couvert d'hommes, les uns sans vie, les autres à demi-morts, de membres encore palpitans, montroit qu'il venoit d'être le théâtre d'un sanglant combat.[1] A ces affreux monumens de la fureur et de la rage, étoient mêles les déplorables restes d'un festin malheureux, dont cette catastrophe avoit été l'issue: des tables couvertes de viandes, des débris de tables encore dans les mains de ces cadavres étendus sur le rivage, prouvoient que leur fureur, dans un combat inopiné, s'en étoit servie au lieu d'armes: ils crurent même appercevoir des hommes cachés sous quelques-unes de ces tables. On voyoit des coupes renversées; les unes sembloient s'échapper des mains des convives, tués en les portant à leur bouche; d'autres avoient été lancées au lieu de traits. Surpris par une attaque soudaine, ces coupes et tout ce qui s'étoit présenté sous leur main, avoit servi la rage des combattans. L'un étoit frappé d'un coup de hache, un autre atteint d'une pierre ramassée sur ce même rivage; celui-ci avoit les membres fracassés de coups de bâton; celui-là avoit été dévoré par les flammes: un autre étoit mort d'une autre manière; mais la plûpart étoient percés de traits et de flèches. C'est ainsi que la fortune, ayant allumé la rage des combats au milieu de la joie d'un festin, réunit dans un petit espace, sous les yeux de ces pirates égyptiens, mille objets divers, des flots de sang coulant avec des flots de vin, des meurtres, un carnage affreux, au milieu des plaisirs et de l'alégresse d'un repas.

Tel est le spectacle que les Egyptiens apperçoivent du haut de la montagne; tant de victimes, sans qu'ils puissent découvrir ceux qui les ont immolées, une victoire éclatante, un butin immense, un navire seul, sans matelots, aussi intact que s'il eût été rempli de défenseurs, ou en pleine paix dans un port: tous ces objets les jettent dans une grande incertitude; mais l'appât du gain n'en réveille pas moins leur avidité: ils descendent, résolus de faire valoir pour eux les droits que donne la victoire. Déjà ils ne sont plus qu'à une petite distance du vaisseau et du champ de bataille, quand un autre spectacle, plus extraordinaire encore, vient fixer leur attention.

Sur un rocher est assise une jeune fille d'une beauté éblouissante. Ils la prennent pour une déesse: elle est plongée dans une douleur profonde. La majesté d'une naissance illustre brille sur toute sa personne; une couronne de laurier lui ceint la tête: un carquois descend le long de ses épaules; son bras gauche est appuyé sur son arc; sa main pend négligemment; l'autre, appuyée sur sa cuisse droite, soutient sa tête, qu'elle lève de tems en tems, cherchant des yeux un jeune homme, étendu sur la poussière à quelque distance.

Tout couvert de blessures, ce jeune homme soulève avec effort sa tête appesantie par un sommeil profond, assez semblable au sommeil de la mort. Dans cet état horrible, une beauté mâle brille encore sur sa figure; le sang, qui coule sur ses joues, relève la blancheur de son teint, égale à celle des lis. L'épuisement ferme malgré lui ses jeux, qu'il tourne sans cesse vers la jeune nymphe: ceux des pirates se portent bientôt de dessus elle sur le jeune homme, qui, recueillant ses forces et poussant un profond soupir, s'écrie d'une voix foible: ô mon amie! es-tu vraiment conservée à mes vœux? ou bien as-tu été aussi immolée dans le combat? Quoi! la mort même n'a pu te séparer de moi! Ton ombre, hélas! vient, même après le trépas, prendre part à mes maux!

Ma destinée est attachée à la tienne, lui répond la jeune nymphe. Tu vois ceci; (elle lui montre un poignard sur ses genoux) s'il ne m'a pas servi, toi. seul as retenu mon bras.[2] A ces mots, elle quitte la roche où elle est assise; elle paroît alors d'une taille divine et surhumaine. Etonnés, interdits,les yeux comme frappés d'un éclair, les pirates courent se cacher parmi les buissons répandus ça et là sur la montagne. Les flèches, enfermées dans un carquois, que les mouvemens rapides de la jeune nymphe font retentir sur ses épaules, l'éclat de sa robe enrichie d'or, étincelant aux rayons du soleil, la couronne qui lui ceint le front, sa longue chevelure qui, comme celle d'une bacchante, ondoye sur son cou d'albâtre, et encore plus l'ignorance où ils sont de tout ce qu'ils voyent, jette l'épouvante dans leur ame.

C'est une déesse, disent les uns; c'est Diane ou Isis, protectrice de l'Egypte: non, disent les autres, c'est une prêtresse, que l'esprit de quelque dieu agite; c'est elle qui a répandu ces flots de sang, qui fument sous nos yeux. Tels sont leurs discours; mais ils sont bien éloignes de la vérité.

Cependant la jeune nymphe se précipite sur le jeune homme, le serre contre son sein, l'arrose de ses larmes, essuie le sang dont il est couvert, fait entendre des gémissemens, et paroît à peine en croire ses yeux. A cette vue, d'autres idées se présentent à l'esprit des Egyptiens. Comment, disent-ils, cette scène d'horreur et de carnage pourroit-elle être l'ouvrage d'une divinité? comment une déesse embrasseroit-elle avec tant d'affection un cadavre sans vie? Ils s'exhortent en même tems les uns les autres à approcher et à s'assurer de la vérité. Leur courage renaît; ils s'avancent, trouvent l'inconnue prodiguant ses soins à l'objet de sa tendresse. Ils se placent derrière elle, restent immobiles et en silence. La jeune fille, entendant le bruit de leur marche, voyant leur ombre projetée par les rayons du soleil, lève la tête et les regarde. La couleur de leur peau, leur extérieur, qui n'annonce que des brigands, leurs armes, ne l'effraient point. Elle reporte ses yeux sur l'infortuné, étendu devant elle, dont elle panse les plaies. L'amertume de ses regrets, la violence de sa passion, la rendent insensible aux objets extérieurs funestes ou agréables: elle ne voit que celui de son amour; lui seul absorbe toutes, les facultés de son ame. Les brigands se placent devant elle, et semblent vouloir entreprendre quelque chose. Elle les regarde une seconde fois, voit des hommes noirs et d'un extérieur effrayant.

Si vous êtes, dit-elle, les ombres des morts étendus sur ce rivage, c'est injustement que vous venez nous inquiéter; la plûpart se sont tués les uns les autres: ceux qui sont tombés sous nos coups; ont mérité leur sort; nous n'avons fait que nous défendre contre leur violence et leur brutalité. Mais si vous êtes des hommes, il paroit que vous ne vivez que de brigandage. Délivrez-nous des maux qui nous environnent; terminez par notre mort cette scène d horreur. Ainsi s'exhaloit la douleur de cette belle inconnue.

Les Egyptiens, ne comprenant rien à ces paroles, abandonnent ces deux infortunés, dont la foiblesse les laisse toujours maîtres de leur fort, s'avancent vers le navire et le vident sans s'occuper plus long-tems des objets qui les environnent. La cargaison étoit considérable, composée de diverses sortes de marchandises. Ils en tirent de l'or, de l'argent, des pierreries, des étoffes de soie, autant qu'ils peuvent en emporter. Quand leur avidité est satisfaite, ils déposent le butin sur le rivage, le partagent par portions égales; mais ils règlent cette égalité sur le poids et non sur le prix des objets. Ils se proposent de s'occuper après du sort de leurs prisonniers.

Cependant survient une autre troupe de brigands, à la tête de laquelle sont deux cavaliers. A cette vue, les premiers, au lieu de se préparer au combat, prennent la fuite, abandonnait leur butin, pour n'être point poursuivis. Ils n'étoient que dix, et ils avoient trois fois autant d'ennemis à combattre. La jeune nymphe se voit une seconde fois prisonnière, sans avoir encore porté les fers de l'esclavage.

Ces nouveaux venus ne respiroient que le pillage. Cependant ils restent immobiles, interdits à un spectacle si nouveau pour eux. Ils regardent comme auteurs du massacre ceux qui viennent de prendre la fuite. Ils voient une jeune fille, revêtue d'habits étrangers et magnifiques, insensible aux objets de terreur qui l'environnent, uniquement occupée des blessures de son jeune amant, dont elle partage les souffrances. Ils admirent sa beauté, sa grandeur d'ame; ils admirent les traits, la taille du malheureux étendu sur le sable, dont les forces commencent à revenir et le visage à se ranimer.

Enfin, le chef de la troupe s'approche, met la main sur la jeune fille, lui ordonne de se lever et de le suivre. Celle-ci, devinant ses intentions, sans entendre son langage, s'efforce d'entraîner le jeune homme, qui lui-même s'attache à elle, et ne veut pas s'en séparer. Appuyant son épée contre son sein, elle menace de se donner la mort, si on ne les emmène l'un et l'autre. Ses gestes, encore plus que ses paroles, interprêtent ses désirs au chef des brigands. Espérant tirer de grands services du jeune homme, s'il le rendoit à la vie, il descend de cheval, en fait descendre son écuyer et fait monter ses prisonniers à leurs places. Il ordonne à ses gens de ramasser le butin et de le suivre. Il marche lui-même à pied, veillant avec grand soin à ce qu'il n'arrive rien à ses captifs. Il semble l'esclave de ceux qu'il tient sous sa puissance, et vainqueur, il s'empresse de servir les vaincus. Ces attentions ne le dégradent point; tant il est vrai que l'éclat de la beauté, la majesté des traits subjuguent le cœur des brigands eux-mêmes et triomphent des ames les plus farouches.

Les pirates suivent le rivage de la mer l'espace de deux stades, (189 toises.) Ensuite, laissant la mer à droite, ils dirigent leur marche vers une montagne, dont ils franchissent le sommet avec peine et arrivent à un lac, dont les eaux baignent le pied de cette montagne.

Tout ce canton est appelé par les Egyptiens la Bucolie: c'est une excavation qui reçoit les débordemens du Nil, dont les eaux y forment un lac; le milieu est très-profond, les bords marécageux; car les eaux des lacs, comme celles de la mer; vont en diminuant de profondeur à mesure qu'elles approchent de la terre. C'est le chef-lieu de tous les brigands de l'Egypte. L'un habite une cabane, qu'il a construite sur les tertres qui s'élèvent au-dessus des eaux; un autre, une barque, qui lui sert de voiture et de domicile: c'est là que leurs femmes filent; c'est là quelles accouchent. Leur lait est la première nourriture de leurs enfans; ensuite des poissons, pêchés dans le lac et cuits au soleil. Aussitôt qu'ils peuvent ramper, elles attachent une courroie à leurs talons, les laissent se traîner sur le bord de leurs cabanes ou de leurs barques et les guident à l'aide de cette courroie.

Parmi les habilans de la Bucolie, il en est qui, nés, élevés et nourris dans ce marais, ne connoissent point d'autre patrie. La sûreté qu'il offre à ses habitans, y attire un grand nombre de brigands. L'eau leur sert de rempart; les roseaux qui la couvrent, de fortifications. A travers ces roseaux serpentent des sentiers tortueux, que l'art y a pratiqués, qu'ils connoissent parfaitement et qui, rendant l'accès de leur demeure très-difficile, les préservent de toute invasion. Telle est la situation de ce petit état; telles sont les mœurs de ses habitans.

Le soleil étoit prêt de se coucher, quand les brigands arrivèrent. Ils font descendre leurs prisonniers de cheval et déposent le butin dans des barques. Ceux qui n'avoient point été de l'expédition, sortent en foule de différens endroits du marais, s'assemblent, vont au-devant de leur chef, avec toutes les démonstrations de joie et de respect que des sujets témoignent à leur roi. A la vue d'un si riche butin, de la rare beauté de la jeune nymphe, ils conjecturent que leurs compagnons ont pillé quelque temple opulent, qu'ils en ont enlevé la prêtresse. Ils s'imaginent voir au milieu d'eux, dans cette jeune personne, l'image vivante de la divinité. Ils élèvent jusqu'au ciel la valeur de leur chef et le reconduisent en triomphe à sa demeure.

Une petite île séparée des autres, est l'endroit où il a fixé son domicile, qu'il partage avec un petit nombre d'amis. Dès qu'il y est arrivé, il congédie la multitude avec ordre de se rassembler le lendemain auprès de lui. Resté seul avec quelques confidens, il fait servir un repas frugal, qu'il partage avec eux, remet ses captifs à un jeune grec, captif lui-même depuis peu de jours, afin qu'il s'entretienne avec eux. Il les loge dans une cabane voisine de la sienne; il recommande le jeune homme, et sur-tout l'honneur de la jeune fille, à ses soins et à sa vigilance. Pour lui, épuisé de fatigues, accablé de soucis sur sa situation présente, il se livre au sommeil.

Le silence régnoit dans le marais: déjà on étoit à la première veille de la nuit. Les deux captifs profitent de cette solitude et de ce calme profond, pour s'abandonner aux larmes et à la douleur. Les ombres de la nuit, ne détournant leur ame du sentiment de leurs maux par aucun bruit, ni par la vue d'aucun objet, les livrent tout entiers à l'amertume de leurs regrets. La jeune fille, seule et séparée des autres par l'ordre du chef des brigands, couchée sur un misérable grabat, verse des larmes en abondance, se désespère O Apollon! dit-elle, que tes châtimens sont cruels! qu'ils sont peu proportionnés à nos fautes! ta vengeance n'est-elle pas satisfaite des maux que nous avons soufferts! Privés de nos parens, pris par des pirates, exposés à des dangers sans nombre sur mer, sur terre, tombés deux fois entre les mains des brigands, un avenir encore plus affreux, rien ne peut-il appaiser ton courroux? Quand donc mettras-tu un terme à tes fureurs? Que je meure pure et sans tache, la mort me paroîtra douce. S'il est quelqu'un assez téméraire pour prétendre à des faveurs que Théagènes n'a pas obtenues ... non,... jamais ... une mort volontaire préservera plutôt mon nom de l'opprobre. La pudeur elle-même ornera mon tombeau. O Dieu! jamais divinité n'égala tes rigueurs.

O mon amie! ô ma chère Chariclée! répond Théagènes; arrête; tes plaintes sont justes; mais elles irritent les dieux, plus que tu ne penses. Loin de les accuser, nous devons les invoquer. Les prières sont plus capables que les reproches, de fléchir le courroux du ciel.—Tu dis vrai, ô mon ami! Mais, dis, dans quel état te trouves-tu?—Dans un état plus tranquille. Les soins que m'a prodigués ce jeune homme, ont beaucoup calmé mes douleurs. Vous serez encore plus soulagé au lever de l'aurore, reprit leur gardien. J'appliquerai sur vos plaies des simples qui, dans l'espace de trois jours, les cicatriseront; des simples dont l'expérience m'a constaté l'efficacité. Le chef des brigands, au retour de ses expéditions, ramène quelquefois de ses sujets blessés. En très peu de tems, ces simples, dont je vous parle, leur rendent la santé. Ne vous étonnez pas si je m'intéresse à vous. Vous me paroissez éprouver les mêmes infortunes que moi. Grec, je compatis au malheur des grecs. Grec! grands dieux! s'écrient les deux étrangers, transportés de joie.—Oui, je suis grec de langue et d'origine. Bientôt vos maux recevront quelque adoucissement.—Quel est votre nom?—Cnémon.—-Votre patrie?—Athènes.—Vos aventures?—Arrêtez; que me demandez-vous? quels souvenirs vous réveillez dans mon ame! Laissons à la tragédie le soin de célébrer mes infortunes: ce récit ne seroit qu'un épisode, qui aggraveroit les vôtres. Le reste de la nuit ne suffiront pas pour vous les raconter. Vous êtes épuisés de fatigues; vous avez besoin de repos et de sommeil. Espérant trouver, dans le récit d'aventures semblables à celles qu'ils éprouvent, quelque adoucissement à leurs maux, ils lui font de si vives instances, qu'il cède enfin et commence ainsi:

AVENTURES DE CNÉMON.

Je suis fils d'Aristippe, Athénien d'origine, d'une fortune honnête, membre de l'Aréopage. Après la mort de ma mère, voulant ménager d'autres appuis à sa vieillesse, dont j'étois le seul soutien, il contracta un second mariage. Démœnète, qu'il épousa, et qui causa tous mes malheurs, étoit revêtue de toutes les grâces. Bientôt ses charmes, ses attentions, ses soins multipliés, subjuguèrent le vieillard et l'asservirent à ses volontés. Consommée dans l'art de la séduction, elle savoit parfaitement bien enflammer ses désirs. Voyoit-elle mon père sortir? elle se lamentoit; rentroit-il? elle couroit au-devant de lui, se plaignoit de ses longues et fréquentes absences, qui ne manqueroient pas de lui donner la mort; elle l'embrassoit à chaque mot, l'arrosoit de ses larmes. Séduit par tous ces artifices, mon père ne voyoit qu'elle, n'existoit que pour elle.

Pour affermir encore mieux son empire, elle feignit de me regarder comme son fils. Quelquefois même elle m'embrassoit, et dès ce moment elle chercha à gagner mon affection. Surpris de trouver un cœur maternel dans une marâtre, je recevois ses caresses sans rien soupçonner de ses vues intéressées. Mais bientôt des empressemens trop vifs, des baisers brûlans et lascifs, des regards enflammés, ne me permirent plus de douter de ses projets. Je me dérobe à ses empressemens, je repousse ses caresses; qu'est-il besoin de rappeler ses efforts réitérés, les brillantes promesses qu'elle employoit pour me gagner; m'appelant son bien-aimé, son ame, sa vie, mêlant à des noms si tendres tout ce que le désir de plaire a de plus séduisant; en un mot, n'oubliant rien de ce qu'elle croyoit pouvoir lui concilier ma tendresse. Tantôt c'étoit une mère tendre et respectable; tantôt c'étoit une amante dévorée de tous les feux de l'amour. Enfin, sa passion éclata.

J'avois atteint l'âge de puberté. On célébroit à Athènes les grandes Panathénées, dans lesquelles les Athéniens mènent en pompe sur terre un vaisseau en l'honneur de Minerve. J'avois chanté l'hymne ordinaire à la louange de la déesse. J'avois rempli toutes les fonctions accoutumées. Je rentre dans la maison de mon père, revêtu de mon habit de cérémonie, la tête couronnée de fleurs. Démœnète, me voyant entrer, n'est plus maîtresse d'elle-même: elle ne cache plus son amour, ne déguise plus ses feux. O mon cher Hyppolite! dit elle en m'embrassant: ô mon cher Thésée! Jugez de ce que je sentis alors, moi, que le seul souvenir de cette déclaration fait rougir. La nuit arrive. Mon père soupoit au Prytannée. La solemnité de la fête, la multitude des convives devoient l'y retenir toute la nuit. Démœnète vient me trouver au milieu des ténèbres. Elle n'écoute plus ni son devoir, ni la pudeur; elle me propose un crime. J'oppose à ses désirs une résistance invincible. Promesses, menaces, caresses, rien ne peut me fléchir. De profonds gémissemens, des soupirs amers s'échappent de son sein. Enfin, elle se retire.

La nuit fut le seul délai qu'elle apporta à sa vengeance. Dabord elle garde le lit le matin. Mon père, à son retour, s'informe de l'état de sa santé. Elle feint d'être indisposée et refuse de lui en dire davantage. Vaincue enfin par ses pressantes sollicitations, votre fils, dit-elle, ce tendre fils, que je regardois comme le mien, ce fils, à qui j'ai témoigné tant de fois presque plus de tendresse que vous-même (je prends les dieux à témoin de la vérité de ce que je dis) s'étant apperçu que j'étois enceinte, ce que je vous cachois, jusqu'à ce que j'en fusse bien convaincue, profitant de votre absence, a saisi le moment où, seule avec lui, je lui répétois les sages avis que je ne cesse de lui donner, lui recommandant en particulier, pour ménager son amour-propre, de ne point s'adonner au vin ni à la débauche, vices que j'avois découverts en lui, mais que je ne vous révélois pas, dans la crainte de passer pour marâtre dans votre esprit; ce fils, dis-je a vomi d'abord contre vous et contre moi un torrent d'injures, que je rougirois de vous rapporter; il m'a frappé le sein d'un coup de pied, et m'a mise dans l'état où vous me voyez.

A ces mots, mon père, sans me rien dire, sans m'interroger, sans me donner le tems de me défendre, persuadé de la vérité de ce qu'il venoit d'entendre de la bouche d'une femme qui m'avoit aimé si tendrement, me rencontrant dans la maison, tombe sur moi à coups de poings, appelle ses esclaves, me fait déchirer à coups de fouet; plus malheureux que les scélérats, qui connoissent du moins le crime pour lequel on les punit. Enfin, sa colère s'étant appaisée, au moins, lui dis-je, est-il juste à présent de m'apprendre la cause d'un pareil traitement. Ces paroles raniment sa fureur. L'impudent! s'écrie-t-il, c'est de moi qu'il veut apprendre ses infamies. Il me quitte aussitôt et va trouver Démœnète, dont la rage non encore assouvie, ourdit cette seconde trame pour me perdre.

Elle avoit une esclave assez belle. Thisbé, c'étoit son nom, savoit marier les sons de sa voix aux accords de la cythare. Démœnète l'envoie vers moi et lui ordonne de m'aimer. Thisbé aussitôt devient amoureuse de moi. Thisbé, qui avoit autrefois dédaigné ma tendresse, n'oublie rien pour m'attacher à elle. Regards, signes, gestes, tout est mis en usage. Insensé! je me croyois devenu tout à-coup le rival de Cupidon. Enfin je la reçois une nuit dans mes bras. Elle y revient encore la nuit suivante. Pendant plusieurs nuits, elle continua de me prodiguer ses faveurs. Je l'avertis de prendre garde à elle, de ne pas se laisser surprendre par sa maîtresse. O Cnémon, dit-elle, que vous êtes simple! Quoi! vous croyez qu'il y auroit du danger pour une esclave, achetée à prix d'argent, d'être surprise dans un tendre commerce! De quel crime n'est donc pas coupable à vos yeux, une femme d'une naissance illustre, à qui les lois ont donne un époux, que la crainte de la mort ne peut empêcher de violer la foi conjugale? «—Non: je ne puis le croire; il n'en est pas de si perfide.—Eh bien! il ne tient qu'à vous de surprendre une adultère sur le fait.—Je le veux bien, si vous voulez me la montrer.—Je veux vous la faire voir de vos propres yeux, et pour vous, si cruellement outragé par Démœnète, et pour moi, qu'elle abreuve tous les jours de l'amertume du fiel, que sa jalouse rage ne cesse de distiller sur moi. Songez qu'il faut montrer du courage. Je le lui promets: elle se retire.

Trois jours après, elle me vient réveiller pendant la nuit, m'avertit que l'amant de Démœnète est avec elle; qu'une affaire imprévue a obligé mon père d'aller à la campagne; que le lâche, qui le déshonore, de concert avec Démœnète, est entré dans sa chambre; que je dois venger un père outragé, que je dois m'armer d'une épée, pour ne pas laisser échapper le perfide.

Je fais tout ce qu'elle me recommande; je m'arme d'un poignard; Thisbé, un flambeau à la main, guide mes pas à l'appartement de mon père. J'apperçois briller une lumière dans l'intérieur. Transporté de fureur, j'enfonce la porte, et me précipitant dans la chambre: où est-il, m'écriai-je, ce lâche séducteur, ce bel amant d'une femme si sage? en même-tems, je m'avance pour les percer tous deux de mon épée. Grands dieux! mon père s'élance hors du lit, tombe à mes genoux: arrête, s'écrie-t-il, ô mon fils! épargnes celui qui t'a donné le jour, qui t'a élevé; prends pitié de ces cheveux blancs[3]. Je t'ai outragé; mais la mort seroit une vengeance trop cruelle: ne suis pas les mouvemens impétueux de ton ressentiment; ne rougis pas tes mains du sang de ton père.

Telles étoient ses tendres supplications. Pour moi, interdit, sans mouvement, frappé comme d'un coup de foudre, cherchant Thisbé, qui s'étoit dérobée, je ne sais comment, je porte mes regards sur le lit, dans la chambre, ne sachant que dire, que faire. L'épée me tombe des mains; Démœnète s'élance de son lit, s'en saisit. Mon père, hors de danger, se rend maître de moi, me fait lier. Démœnète vient encore l'animer par ses cris. Ne vous l'avois-je pas prédit? ne vous avois-je pas averti de vous mettre sur vos gardes contre votre fils? qu'il attenteroit à vos jours, quand le moment seconderoit sa fureur? Je lisois dans ses yeux les sinistres projets d'un cœur dénaturé. Il est vrai, lui répond mon père, vous me donniez de sages conseils; mais je ne vous croyois pas. Il me retint dans les chaînes, sans me permettre de parler, ni de lui ouvrir les yeux sur la vérité.

Au point du jour, il me conduit enchaîné devant l'assemblée du peuple. Là, le cœur navré: Athéniens, dit-il, ce n'étoit pas là la récompense que j'attendois de mes soins pour lui. Je lui ai donné une éducation digne de sa naissance. Je l'ai fait instruire dans les lettres. Je l'ai fait reconnoître dans ma famille. Je l'ai fait inscrire sur le registre de sa tribu. Je l'ai mis au nombre des citoyens, comme la loi l'ordonne. J'espérois trouver en lui l'appui de ma vieillesse. Mon sort reposoit entre ses mains. Oubliant tant de bienfaits, il a d'abord accablé d'outrages mon épouse, que vous voyez, l'a meurtrie de coups. Enfin, il est venu pendant la nuit m'attaquer le fer à la main. Le hasard seul l'a empêché de commettre un parricide et ma sauvé la vie. Frappé d'une terreur subite, le fer est échappé de ses mains. Je vous dénonce le monstre; j'implore votre secours. Je n'ai pas voulu user des droits que me donnent les lois sur sa vie. Je vous l'abandonne, persuadé qu'il vaut mieux laisser aux lois le soin de ma vengeance, que de répandre le sang de mon fils. En parlant ainsi, ses larmes couloient en abondance.

Démœnète elle-même, feignan la plus amère douleur, paroît déplorer mon sort. L'infortuné! s'écrie-t-elle.... à la fleur de son âge!... périr ... expirer sous le glaive des lois! Une furie ennemie l'a sans doute armé contre l'auteur de ses jours. Ses funestes gémissemens, loin d'intéresser les juges en ma faveur, déposoient contre moi aux yeux de l'assemblée, et ne faisoient qu'ajouter encore à l'atrocité de mon prétendu forfait.

Quand je demandai la parole pour répondre, le greffier s'approchant de moi ne me fit, pour mon malheur, que cette seule question: Avez-vous été vers votre père armé d'une épée? Hélas! oui, répondis-je; mais écoutez le reste. Aussitôt des cris affreux s'élèvent de toutes parts; on refuse d'entendre ma défense: les uns sont d'avis de me lapider, les autres de me livrer au bourreau, pour me précipiter dans le gouffre.

Pendant qu'ils délibèrent sur le genre de supplice qu'ils m'infligeront, je m'écrie au milieu du tumulte: marâtre impitoyable! c'est ma marâtre qui me précipite dans cet abîme de maux; c'est ma marâtre qui me livre à une mort non méritée. Ces paroles frappent la multitude; on commence à soupçonner quelque chose de la vérité. Cependant je ne puis être entendu. Un désordre affreux règne dans l'assemblée. Quand on recueillit les suffrages, dix-sept cens me condamnent à mort; mais les uns veulent que je sois lapidé, d'autres, que je sois précipité dans le gouffre. Mille, qui ont conçu quelque soupçon sur ma belle-mère, me condamnent à un exil perpétuel. Leur avis prévalut; les autres étant partagés de sentiment, ils se trouvèrent les plus nombreux. Je fus donc banni de la maison paternelle et du pays qui m'avoit vu naître.

Vous apprendrez dans un autre moment comment je fus vengé. Il est tems de se livrer aux douceurs du sommeil. La nuit est avancée; vous avez besoin de repos. Non, dit Théagènes; ce seroit pour nous un tourment trop cruel, si nous ne voyions pas Démœnète porter la peine due à ses forfaits.

Eh bien! reprit Cnémon, je vais vous satisfaire. Après ma condamnation, je descendis au Pirée, où je trouvai un vaisseau qui mettoit à la voile. Je savois que j'avois à Egine des parens du côté maternel. Je m'embarquai pour y passer. Je trouvai ces parens. Je vécus chez eux assez agréablement. Vingt jours après mon arrivée, errant, selon ma coutume, de côté et d'autre, je descends au port. Un vaisseau abordoit. Je m'arrête; je m'informe d'où il vient, et quelles personnes il apporte. A peine est-il au rivage[4], qu'un passager s'élance à terre et se précipite dans mes bras. C'étoit Charias, jeune homme de même âge que moi. Cnémon, me dit-il, je t'apporte une heureuse nouvelle. Tu es vengé; Démœnète n'est plus.—Que les dieux te conservent! Mais pourquoi m'annoncer si succinctement une telle nouvelle, comme si elle avoit quelque chose d'affligeant pour moi? Détaille-moi les circonstances de cette mort. Je crains qu'une fin tranquille ne l'ait dérobée au châtiment dû à sa scélératesse.—Non, la justice n'a pas tout-à-fait abandonné la terre, comme dit Hésiode. Il est des actions sur lesquelles elle ferme les yeux quelques instans; mais des forfaits aussi atroces n'échappent pas à ses regards perçans. Elle s'est appesantie sur la tête coupable de Démœnète.

Je suis bien instruit de tout. A la faveur du commerce que j'entretiens, comme tu sais, avec Thisbé, j'ai tout appris d'elle. Après le jugement inique rendu contre toi, ton malheureux père, dévoré de remords; alla s'ensevelir au fond d'une campagne, où il vivoit en proie aux chagrins les plus cuisans, comme Homère le dit de Bellérophon. Les furies aussitôt s'emparent de Démœnète. Ton éloignement ne sert qu'à rallumer sa passion avec plus de fureur. Elle feint de donner à tes malheurs des larmes, que lui arrachent ses propres tourmens. Cnémon! s'écrioit-elle jour et nuit, ô mon cher fils! l'ame de ma vie!

Ses amies viennent la voir, admirent la honte de son cœur, la louent d'avoir pour un fils, qui n'est pas le sien, la tendresse d'une mère, tâchent de la consoler, de ranimer son courage. Hélas! leur dit-elle, mon mal est sans remède. Vous ne savez pas combien il est aigu le trait qui me déchire l'ame. Seule, elle accuse Thisbé. Thisbé ne l'a pas servie comme elle le devoit. Thisbé a secondé ses fureurs, sans ménager les intérêts de son amour. Elle a réussi trop vite à éloigner l'objet de sa passion, sans donner le tems au repentir de naître dans son ame. Tout enfin menaçoit Thisbé de quelque sinistre projet de sa part. A la vue des fureurs et des tourmens d'une femme à qui le crime ne coûtoit rien, d'une femme livrée aux fureurs de la jalousie et de l'amour, Thisbé, persuadée qu'elle n'a d'espoir que dans la célérité, se hâte de la prévenir.

Elle se présente devant Démœnète: ô ma maîtresse, dit-elle, pourquoi accuser injustement votre esclave? j'ai toujours été, et je suis encore prête à obéir au moindre signe de votre volonté. Si le succès n'a pas toujours répondu à vos désirs, c'est la fortune qu'il faut en accuser. Je vais, si vous le désirez, chercher un remède à vos maux.

O ma chère Thisbé, répond Démœnète! quel remède pourras-tu trouver? Celui qui pourroit me guérir est loin de moi. La funeste humanité des juges, à laquelle je ne m'attendois pas, m'a donné la mort. S'il eût perdu la vie, s'il fût expiré sous un monceau de pierres, ma passion seroit morte avec lui. On oublie aisément ce que l'on n'espère plus: le calme et la tranquillité rentrent bientôt dans un cœur, pour lequel il n'y a plus d'espérance. Mon imagination séduite me le montre sans cesse devant moi; toujours je crois l'entendre me reprocher mon crime: sa vue seule me couvriroit de honte. Quelquefois je l'attends, prête à voler dans ses bras. Quelquefois je forme le projet d'aller le trouver, sous quelque climat qu'il habite. Voilà ce qui embrâse mon ame, ce qui allume les feux qui me dévorent. O Dieux! mes tourmens sont mérités. Pourquoi ne pas substituer les voies de la douceur à celles de la perfidie? pourquoi ne pas employer les prières au lieu des persécutions? Il m'a refusée; mais il le devoit. Celui qu'il n'a pas voulu déshonorer étoit son père. Peut-être, avec le tems, serois-je venue à bout de le gagner; peut-être l'aurois-je adouci. Tigre farouche et impitoyable, moins amante que tyran, le refus de m'obéir m'a irritée. Les mépris d'un homme, dont la beauté efface la mienne, ont allumé le fiel de ma rage. O Thisbé, quel remède à tant de maux!

On est persuade à Athènes, répond Thisbé, que Cnémon, après son jugement, a quitté la ville et l'Attique; mais moi, qui ne cesse de m'occuper de ce qui vous intéresse, j'ai découvert qu'il est caché dans les environs de la ville. Vous connoissez, sans doute, la musicienne Arsinoë. Cnémon avoit des liaisons avec elle. Elle a reçu dans sa maison son malheureux amant. Elle lui promet de partir avec lui et le retient chez elle, jusqu'à ce que tout soit prêt pour leur fuite. Heureuse Arsinoë! s'écrie Démœnète, tu as serré Cnémon dans tes bras; tu l'accompagneras dans son exil! Mais, ajouta-t-elle, quel soulagement en puis-je espérer à mes malheurs?—Un grand: je feindrai de l'amour pour Cnémon. La conformité de talent, continua Thisbé, m'a liée d'amitié avec Arsinoë. Je la prierai de m'introduire chez-elle pendant la nuit et de me laisser prendre sa place auprès de Cnémon. A la faveur de cet artifice, vous pourriez vous-même passer pour Arsinoë et vous rendre ainsi auprès de Cnémon. J'aurai soin de le faire boire largement, avant qu'il se mette au lit. Si par-là vous parvenez à contenter vos désirs, vos feux pourront s'appaiser. Souvent une première entrevue suffit pour éteindre une passion: la jouissance est le tombeau de l'amour. Mais si votre cœur continuoit à brûler des mêmes feux (puissent les Dieux ne pas le permettre) vous pourriez, à la faveur d'un autre stratagème, avoir recours au même remède. Songeons seulement à guérir les maux présens.

Démœnète saisit avec transport le projet de Thisbé; elle la prie de s'occuper au plus tôt des moyens de l'exécuter. Thisbé demande un jour pour tout préparer. Elle se rend chez Arsinoë. Vous connoissez, lui dit-elle, Thélédème.—Oui, je le connois.—Recevez-nous aujourd'hui chez-vous. Je lui ai promis de passer la nuit avec lui. Il viendra le premier et moi, quand j'aurai couché ma maîtresse.

Elle court de-là chez Aristippe, à sa maison de campagne. O mon maître! lui dit-elle, je viens m'accuser moi-même devant vous et m'abandonner à votre discrétion. J'ai causé la perte de votre fils malgré moi, il est vrai; mais je ne puis nier que je n'aie coopéré à votre malheur: j'ai été instruite des criminelles intrigues de votre épouse; j'ai su quel opprobre elle imprimoit à votre nom. Craignant d'être la victime de mon silence, si le voile, qui couvroit ses perfidies, étoit levé par une autre main que la mienne; indignée de l'ingratitude dont elle payoit votre tendresse et vos soins, je n'ai pas voulu vous en instruire moi-même. J'ai été trouver mon jeune maître pendant la nuit, pour n'avoir point de témoins de ma confidence; je l'ai informé de tout; je lui ai dit qu'un adultère reposoit entre les bras de ma maîtresse. Aigri depuis long-tems contre elle, comme vous savez, persuadé qu'au moment ou je lui parlois, sou amant reposoit dans ses bras, furieux, il s'arme d'un poignard. En vain je veux l'arrêter; en vain je lui représente que l'amant de Démœnète n'est pas en ce moment avec elle; il s'arrête, réfléchit un instant; et, persuadé que je me repentois de ma démarche, poussé par la rage et par la fureur, il court à votre chambre. Vous savez le reste. Il s'agit aujourd'hui de laver votre fils exilé d'un crime atroce, et de vous venger de celle qui vous a précipités tous deux dans cet abyme de maux. Je vous montrerai aujourd'hui, dans une maison étrangère, située hors de la ville, Démœnète avec son amant.

Si tu remplis ta promesse, répond Aristippe, la liberté sera ta récompense. Un soleil plus pur luira pour moi, si je évenge mon malheureux fils. Depuis long-tems des chagrins cuisans me dévorent; depuis long-tems j'ai conçu de violens soupçons; mais je n'ai point de preuves et je garde le silence. Que faut-il faire?—Vous connoissez le jardin des Epicuriens: rendez-vous-y vers le soir, et attendez-moi en cet endroit.

A ces mots, elle se retire, va trouver Démœnète: parez-vous, lui dit elle, revêtez-vous de vos plus beaux habits. Tout est arrangé comme je vous l'ai promis. Démœnète l'embrasse, fait tout ce quelle lui recommande. Déjà il étoit nuit. Thisbé vient la prendre et la conduit à l'endroit désigné. Lorsqu'elles n'en furent plus qu'à une petite distance, elle la quitte, pour quelques instans et lui dit de l'attendre. Elle va prier Arsinoë de passer dans un autre appartement et de la laisser libre. Mon jeune amant, lui dit-elle, n'est pas encore initié dans les mystères de l'amour. Je veux ménager sa pudeur. Arsinoë se prête à tout. Thisbé retourne vers Démœnète, l'introduit dans la chambre, la couche, enlève le flambeau, (sans doute, dit Théagènes, pour qu'elle ne fut pas reconnue d'un homme qui étoit alors dans l'île d'Egine) lui fait promettre de garder le silence: je vais, ajoute-t-elle, chercher Cnémon; il est à table dans une maison voisine. Elle sort aussitôt, va trouver Aristippe au rendez-vous, qu'elle lui avoit indiqué, lui recommande de se saisir du perfide amant et de l'enchaîner. Aristippe la suit: arrivé à la porte de la chambre, il entre brusquement, a beaucoup de peine à trouver le lit à la foible lueur de la lune. Je te tiens, monstre de perfidie, s'écrie-t-il, toi, que le ciel ne voit qu'avec horreur. Au même instant, Thisbé heurte à la porte avec grand bruit. Que nous sommes imprudens! dit-elle, le lâche a pris la fuite; prenez garde, ô mon maître, de la laisser échapper. Va, répond Aristippe, je suis content, je la tiens. Il se saisit en même-tems de Démœnète et la conduit à la ville.

Démœnète, repassant dans son esprit toutes les circonstances de sa catastrophe, se voyant frustrée dans son attente, couverte d'opprobre, exposée à toute la rigueur des lois, outrée d'avoir été surprise et encore plus d'avoir été jouée indignement, passant auprès de la fosse creusée dans l'académie, à l'endroit où, comme tu sais, les Polémarques ont coutume d'offrir des sacrifices aux héros, Démœnète s'arrache brusquement des mains du vieillard et se précipite dans la fosse, la tête la première: fin digne de ses forfaits. Je suis satisfait, dit Aristippe; tu as prévenu la vengeance des lois, en te faisant justice à toi-même. Il instruisit le lendemain le peuple de cet évènement et eut beaucoup de peine à être absous. Quand j'ai quitté Athènes, il imploroit le secours de ses amis et de ses connoissances et n'oublioit rien pour obtenir ton retour. Je ne sais s'il a réussi. Une affaire pressante m'a obligé de passer ici avant qu'on n'eût rien décidé. Tu dois t'attendre à revoir ta patrie; le peuple y consentira sans doute; ton père viendra lui-même te chercher.

Tel fut le récit de Charias. Vous raconter le reste de mes aventures, mon arrivée dans ces lieux, les traverses que j'ai éprouvées, seroit un détail trop long et qui demanderoit trop de tems. Cnémon, en achevant son récit, pleura: les deux étrangers pleurèrent avec lui; les larmes, qu'ils sembloient donner aux malheurs de l'Athénien, leur étoient arrachées par le souvenir de leurs propres calamités: elles auroient coulé long-tems, si un doux sommeil, provoqué même par le plaisir de pleurer, ne fût venu assoupir le sentiment de leurs maux: ils s'endormirent.

Cependant le chef des brigands, Thyamis, sans cesse agité de nouveaux songes, dont il ne pouvoit trouver l'explication, l'esprit occupé de réflexions profondes, ne pouvoit goûter les douceurs du sommeil. A l'heure où les coqs chantent, soit qu'un pressentiment inné les avertisse de l'approche du soleil, et que, par leurs cris, ils annoncent le retour de cet astre sur l'hémisphère, soit que l'inquiétude naturelle à ces animaux et le besoin de nourriture les fassent chanter; dans le tems, dis-je, que les coqs appellent au travail les hommes qui habitent autour d'eux, un songe, qui avoit quelque chose de surnaturel, se présente à l'esprit de Thyamis. Il entre dans Memphis, sa patrie et dans le temple d'Isis; une multitude de flambeaux éclairent ce temple dans toute son étendue. Les autels, arrosés de sang, sont couverts de victimes de toute espèce: le vestibule, les environs du temple retentissent des cris et des applaudissemens confus d'une multitude innombrable. Entré dans le sanctuaire, la déesse vient au-devant de lui, lui remet Chariclée, et lui dit: en l'ayant, tu ne l'auras pas; tu commettras un crime: tu ensanglanteras l'étrangère; mais elle n'en mourra point.

Ce songe jette Thyamis dans une grande perplexité; il le retourne de tous les côtés, pour en trouver le sens. Enfin, après l'avoir bien considéré, voici celui que lui suggéra sa passion. Tu l'auras et tu ne l'auras pas.—Comme femme, et non comme vierge. Tu l'ensanglanteras.—Dans tes combats de l'amour; et elle n'en mourra point. Telle fut l'explication, qu'inspiré par l'amour, il donna à son songe.

Au lever de l'aurore, il assemble les principaux de ses sujets; et, qualifiant le fruit de ses brigandages du titre pompeux de dépouilles prises sur l'ennemi, il leur ordonne de les transporter au milieu de l'île. Il appelle Cnémon, lui commande d'amener les prisonniers confiés à ses soins. Hélas! s'écrient-ils pendant qu'on les conduit, qu'allons-nous devenir? Ils conjurent Cnémon de s'intéresser à eux: l'Athénien le leur promet et tâche en même-tems de ranimer leur courage. Le chef des brigands, leur dit-il, n'est point un barbare affreux; il a une ame sensible: sa naissance est illustre: la nécessité seule la jeté parmi ces brigands.

Les captifs étant arrivés et le peuple réuni, Thyamis désigne l'île pour le lieu de l'assemblée, monte sur un tertre et recommande à Cnémon d'expliquer aux prisonniers ce qu'il va dire; car Cnémon entendoit déjà la langue égyptienne, et Thyamis ne parloit qu'avec peine la langue grecque.

Camarades, dit-il, vous connoissez mes sentimens pour vous; jamais ils n'ont changé: fils, comme vous savez, du grand-prêtre de Memphis, après la retraite de mon père, dépouillé du sacerdoce, au mépris des lois, par un frère plus jeune que moi, je suis venu chercher un asyle parmi vous, et pour venger mon injure, et pour recouvrer ma dignité. Elevé par vous au commandement, jamais on ne m'a vu affecter la moindre distinction; l'équité elle-même a toujours présidé à tous les partages; toujours j'ai rapporté au trésor public le produit de la vente des prisonniers, convaincu qu'un chef, pour mériter l'honneur de commander, doit, plus qu'un autre, payer de sa personne; et partager également le butin. Parmi les prisonniers, je vous ai choisi ceux qui, par leur force, étoient en état de vous servir; j'ai vendu les autres. Toujours j'ai respecté les femmes: celles qui étoient d'une naissance illustre, ont racheté leur liberté à prix d'argent, ou ma seule compassion l'a leur a rendue; mais les autres, que l'habitude, plutôt que le droit de la guerre, condamnoit à l'esclavage, je les ai distribuées à chacun de vous, pour s'en faire servir.

Il est un objet parmi le butin, que je vous demande; c'est cette jeune étrangère. Je pouvois me l'adjuger moi-même; mais j'ai cru qu'il étoit plus convenable de l'obtenir de vous. User de violence envers sa captive, sans consulter le vœu de ses compagnons, est le propre d'un barbare. Ce n'est pas un don gratuit que je vous demande; je renonce à ce prix à ma part du butin. Comme la race des prêtres dédaigne des plaisirs communs et que, sans être guidé par l'amour du plaisir, je cherche à perpétuer ma famille, j'ai intention de la prendre pour mon épouse: je vais justifier mon choix à vos yeux. Les richesses, qui brilloient sur sa personne, quand elle est tombée entre nos mains, sa fermeté dans le malheur, la constance inébranlable qu'elle oppose aux coups du sort; tout en elle annonce la noblesse du sang; je la crois encore sage et vertueuse. L'éclat éblouissant de sa beauté, cette modestie peinte dans ses yeux, qui impriment le respect à tous ceux qui la voient, ne déposent-ils pas hautement en faveur de sa vertu? Ce qui détermine encore mon choix, c'est qu'elle paroît attachée au culte de quelque divinité. Au milieu même de ses malheurs, elle regarde comme un crime et comme une impiété de quitter sa robe de prêtresse et ses couronnes. Peut-il donc se faire une alliance mieux assortie? c'est le fils d'un grand-prêtre qui donne la main à une prêtresse.

Tous lui répondent par des cris de joie, et souhaitent que cet hymen se contracte sous d'heureux auspices. Je vous rends graces, leur dit Thyamis; mais je crois encore devoir interroger les dispositions de la jeune fille. Si je voulois faire valoir les prérogatives du commandement, il me suffiroit de vouloir. Il est inutile de demander le consentement de ceux qu'on veut contraindre; mais c'est le consentement seul des deux parties qui constitue une alliance légitime; et je veux l'obtenir. Se tournant ensuite vers Chariclée: consentez-vous, lui dit-il, à fixer votre demeure parmi nous? Il lui demande en même-tems quelle est leur naissance et leur patrie.

Chariclée, les yeux fixés vers la terre, remuant la tête, semble recueillir ses idées et méditer une réponse. L'incarnat qui colore ses joues, la grandeur et la majesté qui brillent dans ses traits, ne font qu'enflammer encore davantage la passion du chef des brigands. Cnémon lui sert d'interprète.

Ce seroit, dit-elle, à mon frère Théagènes à parler: le silence sied à une femme. Parler dans une assemblée d'hommes, est le devoir d'un homme; mais, puisque vous voulez m'entendre, puisque pour me prouver votre humanité, vous aimez mieux employer la voie de la persuasion, que d'user de l'étendue de vos droits; puisque c'est à moi que votre discours s'adresse, que c'est moi que mon maître interroge sur mon hymen avec lui, je me trouve dans la nécessite de transgresser les règles que la bienséance impose à mon sexe. Je vais donc, au milieu de cette assemblée, répondre à vos questions.

Nous sommes Ioniens, nés à Ephèse, d'une des plus illustres maisons de cette ville. Parvenus à l'adolescence, nous fumes choisis, moi, prêtresse de Diane, et mon frère, que vous voyez, prêtre d'Apollon. Les lois même de notre patrie nous appeloient à ces fonctions, qui ne devoient durer qu'un an. Ce terme étoit expiré et nous étions allés conduire une théorie à Délos, où nous devions donner des combats de musique, célébrer d'autres jeux et abdiquer nos fonctions, selon l'usage observé dans notre patrie. Notre vaisseau étoit rempli d'or, d'argent, d'étoffes précieuses et de toutes les autres choses nécessaires pour la célébration des jeux et pour donner un repas au peuple. La vieillesse, les dangers de la mer et de la navigation, avoient retenu chez eux les auteurs de nos jours. Un grand nombre de nos compatriotes s'étoient embarqués avec nous sur le même vaisseau; d'autres nous accompagnoient dans des barques particulières. Déjà nous avions fait une grande partie du trajet: tout-à-coup une tempête s élève; les vents se déchaînent, sifflent avec fureur: des tourbillons mêlés d'éclairs soulèvent les flots. Le vaisseau quitte sa route; le pilote, cédant à la violence des vents, qui lui arrachent le gouvernail, abandonne au hasard la conduite du vaisseau. Après avoir erré pendant sept jours et sept nuits, toujours poussés par le même vent, nous abordons enfin au rivage où vous nous avez trouvés et que vous avez vu abreuvé de sang et jonché de cadavres. Pendant un repas solemnel, que nous célébrions pour remercier les dieux de nous avoir tirés de tant de dangers, nos matelots, pour s'emparer de nos richesses, forment le dessein de nous égorger; ils fondent sur nous: il se fait un carnage affreux de nos proches et de nos amis; les vainqueurs eux-mêmes restent étendus sur le champ de bataille avec les vaincus: seuls, nous avons échappé. Eh! plût aux dieux que nous n'eussions pas survécu à un tel désastre! heureux encore, dans notre infortune, d'être tombés entre vos mains, sans doute par la faveur de quelque divinité, puisqu'il est question de mon hymen, lors même que nous croyions nos jours en danger! Non, Thyamis, je ne la refuserai pas, votre main. Une esclave partager le lit de son maître, est à mes yeux le comble du bonheur. Une prêtresse recevoir dans ses bras le fils d'un ministre de la religion, qui bientôt, avec l'aide des dieux, sera lui-même revêtu du sacerdoce, me paroit un destin que l'on ne peut attribuer qu'à une faveur spéciale du ciel. Je ne vous demande qu'une grâce, Thyamis; accordez-la moi: permettez-moi d'aller déposer auparavant, dans une ville ou dans un temple, sur un autel consacré à Apollon, les marques de ma dignité. De retour à Memphis, lorsque vous aurez recouvré le sacerdoce, notre hymen, célébré au milieu de la joie que donne la victoire, n'en sera que plus brillant. Cependant, si vous aimez mieux prévenir un si beau moment, permettez-moi du moins de remplir les obligations, que m'imposent les lois de ma patrie. Oui, Thyamis, j'en suis convaincue; attaché, dès votre enfance, au culte des dieux, vous respecterez leurs saintes lois, vous ne me refuserez pas ma demande.

Chariclée à ces mots se tait et ses yeux se remplissent de larmes: toute l'assemblée applaudit à son discours. On prie Thyamis de lui accorder sa demande; on lui promet de le seconder dans toutes ses entreprises. Thyamis lui-même y accède, quoique malgré lui. Enivré d'amour, brûlant de désirs, le moment présent lui paroît un siècle; mais les prestiges de l'éloquence de Chariclée, l'espoir de conclure son hymen à Memphis, le souvenir même de son songe, lui arrachent son consentement. Il fait ensuite le partage du butin: l'amour des brigands lui donne ce qu'il y avoit de plus précieux, sans consulter le sort. Ensuite il congédie l'assemblée, en leur recommandant de se tenir prêts à marcher dans dix jours à Memphis.

Les deux prisonniers habitent la même tente qu'ils ont occupée jusqu'ici; Cnémon, par l'ordre de Thyamis, demeure avec eux, non plus pour les garder, mais pour charmer leur solitude. Ils sont servis plus délicatement que Thyamis lui-même, qui, respectant les liens du sang qui unissent Chariclée a Théagènes, permet à celui-ci d'habiter avec sa sœur; mais il ne veut pas la voir souvent: il craint qu'enflammé par ses charmes, il n'oublie ses résolutions et ne viole ses promesses. Il évite donc sa vue, persuadé qu'il n'est pas possible de la contempler et de rester maître de soi-même.

Quand les brigands furent dispersés dans le marais, Cnémon alla chercher à quelque distance les simples, qu'il avoit promis la veille à Théagènes, pour la guérison de ses blessures. Théagènes, profitant de son absence, gémit, se lamente, atteste les dieux, sans adresser une seule parole à son amante. Chariclée lui demande s'il pleure ses malheurs présens, ou s'il lui est survenu quelque nouveau sujet de douleur. Eh! que peut-il y avoir de plus nouveau et de plus déchirant, répond Théagènes, que de voir Chariclée manquer à ses promesses, violer ses sermens! Chariclée m'a oublié; elle a promis sa main à un autre.

Soyez plus sage, répond Chariclée; n'ajoutez pas encore à la rigueur de mes maux. Après tant de preuves de fidélité que je vous ai données, des discours, dictés par la nécessité et par notre intérêt commun, vous font soupçonner ma fidélité! Non, jamais vous ne les verrez s'accomplir ces promesses que je viens de faire, et vous changerez vous-même avant de me voir changer. La fortune peut rendre Chariclée malheureuse; mais jamais, quelles que soient ses rigueurs, elle ne la rendra infidèle. Il fut un seul moment dans ma vie, où je ne fus pas maîtresse de moi: ce fut celui où mon amour prit naissance; mais cet amour est légitime. Ce n'est point un amant que j'aime en vous; c'est un époux, à qui j'ai donné ma foi depuis long-tems, avec lequel j'ai vécu sans tache, dont j'ai repoussé plusieurs fois les caresses, attendant l'heureux moment, qui doit voir l'accomplissement des promesses et des sermens que nous nous sommes faits l'un à l'autre, et qui doit unir nos destinées. Quoi! je préférerois un barbare à un grec! un brigand à mon amant! Non, Théagènes, tu ne le crois pas.

Que signifie donc, répond Théagènes, cette belle harangue? M'appeler ton frère, est un trait d'une sagesse consommée, qui épargne à Thyamis les tourmens de la jalousie, et qui nous donne la facilité d'habiter ensemble sans crainte. Notre naissance en Ionie, la tempête dont nous avons été assaillis auprès de Délos, ne sont que des fictions imaginées pour déguiser la vérité; mais te montrer si facile aux propositions de Thyamis; mais lui promettre si expressément ta main, mais fixer le tems de ton union avec lui.... Je ne pouvois ni ne voulois concilier toutes ces choses. Je demandois à la terre de m'engloutir avant de voir mes travaux: et mes espérances se terminer ainsi.

Chariclée embrasse Théagènes, lui prodigue mille baisers, l'arrose de ses larmes: ô mon ami, lui dit-elle, que tes frayeurs ont de charmes pour moi! elles m'attestent que ton amour est à l'épreuve de tous les revers. Eh bien! mon cher Théagènes, sans les promesses que j'ai faites à Thyamis, nous ne goûterions pas la douceur de cet entretien. Une passion violente ne fait que s'enflammer par la résistance; au lieu que la souplesse et la condescendance en appaisent la première fougue, modèrent l'impétuosité des désirs, par les charmes qu'elles promettent dans l'avenir. Une promesse pour un amant fougueux est une faveur, et même une première jouissance, qui calme, par l'espoir, sa brûlante ardeur et lui assure la possession de l'objet qu'il aime. Convaincue de cette vérité, je me suis moi-même accordée à Thyamis; j'abandonne le reste aux dieux. La divinité qui protège notre amour depuis sa naissance, ne nous abandonnera pas. Le tems présente souvent bien des ressources et des moyens de salut dans des évènemens que toute la sagesse humaine n'eût jamais prévus: je n'en ai point vu d'autre pour nous. J'attends de l'obscur avenir des remèdes contre des maux inévitables pour le présent. O mon ami, nous avons à lutter contre nous-mêmes; il faut garder le plus grand silence, même devant Cnémon; il a le cœur bon: il est grec; mais il est dans les fers, et un prisonnier tâche, avant tout, de gagner les bonnes grâces de son maître. Il ne nous a pas encore prouvé son amitié et son attachement de manière à mériter notre confiance; et s'il venoit jamais à soupçonner la vérité, notre parti n'est pas équivoque. Le mensonge n'est pas criminel, quand il sert ceux qui l'emploient, sans nuire à ceux que l'on trompe.

Pendant que Chariclée instruisoit ainsi son amant de ce qu'ils avoient de mieux à faire, Cnémon accourt à pas précipités. Le trouble et l'agitation sont peints sur sa figure. Théagènes, dit-il, voilà les simples que je vous ai promis, appliquez-les sur vos blessures, le remède est infaillible. Il faut maintenant nous préparer à d'autres blessures, à un carnage égal à celui que vous avez vu. Théagènes le prie de s'expliquer.—Il n'est pas tems d'en dire davantage: les effets pourroient prévenir les paroles. Suivez-moi au plus tôt et que Chariclée accompagne vos pas. Il les mène tous deux vers Thyamis, qu'il trouve fourbissant son casque, aiguisant ses javelots. Jamais, lui dit-il, il ne fut plus à propos de préparer vos armes. Revêtez-vous-en au plus vite, et ordonnez à tous vos gens d'en faire autant. Jamais nous n'avons été assaillis par des ennemis aussi nombreux. Ils avancent, ils sont près de nous; je n'ai eu que le tems d'accourir à pas précipités, pour vous annoncer leur approche. J'ai prévenu tous ceux que j'ai rencontrés de se mettre sous les armes.

Thyamis, à ces mots, tresaille, demande où est Chariclée; il semble craindre pour Chariclée plus que pour lui-même: Cnémon la lui montre tremblante à l'entrée de sa tente. Hâte-toi, lui dit-il à l'oreille, de la conduire dans la caverne où sont ramassées toutes nos richesses: vas, mon ami; referme bien l'entrée, comme elle l'est ordinairement, et reviens promptement me rejoindre: je me charge de repousser les ennemis. Il ordonne en même-tems à son écuyer de lui amener une victime, pour offrir un sacrifice aux dieux, avant de commencer le combat.

Docile aux ordres de Thyamis, Cnémon conduit dans la caverne Chariclée, qui tourne sans cesse ses yeux noyés de larmes vers Théagènes, et l'y enferme. Cette caverne n'est point l'ouvrage de la nature, comme on en voit beaucoup creusées d'elles-mêmes à la surface et dans les entrailles de la terre. L'art des brigands n'avoit fait qu'imiter la nature: elle étoit destinée à recéler les fruits de leur brigandage: voici quelle étoit à-peu-près sa construction.

Une ouverture étroite et ténébreuse étoit pratiquée sous la porte d'un appartement secret, dont le seuil n'étoit lui-même qu'une porte, qui s'ouvroit et se fermoit sur cette ouverture, par laquelle on descendoit dans cette caverne; ensuite on trouvoit une infinité de sentiers tortueux, pratiqués au hasard; parmi ces sentiers étroits, qui conduisoient dans l'intérieur, les uns étoient isolés, les autres entrelacés comme des racines d'arbres: tous aboutissoient au centre de la caverne, à un espace vaste, éclairé de quelques foibles rayons de lumière, qui, partant de l'extrémité du lac, y pénétroient par un soupirail.

Cnémon conduit Chariclée jusques dans l'intérieur de cette caverne, dont il connoît tous les détours et l'y laisse, tâchant de lui inspirer du courage, lui promettant de venir la rejoindre vers le soir avec Théagènes, qu'il tiendra éloigné du champ de bataille, et dont il lui conservera les jours. Chariclée, comme frappée d'un coup mortel, ne lui répond rien; arrachée des bras de son amant, elle semble arrachée à la vie. Cnémon la quitte, pleurant la cruelle nécessité où il est d'être le ministre de ces ordres barbares, pleurant le sort de Chariclée, qu'il enterre presque vivante, de Chariclée, ce chef-d'œuvre de la nature, qu'il vient de livrer aux ténèbres de la nuit la plus profonde. Il ferme la caverne et va rejoindre Thyamis.

Ce chef des brigands, bouillant de courage, suivi de Théagènes, couvert d'une armure étincelante, exhorte au combat ceux de ses gens qui sont rassemblés autour de lui: debout au milieu d'eux, il leur parle ainsi:

Camarades, il n'est pas nécessaire, je crois, de vous exhorter par beaucoup de paroles, à combattre avec courage; des hommes dont la guerre est l'élément, n'ont pas besoin d'être aiguillonnés. D'ailleurs, l'attaque imprévue des ennemis ne me permet pas de vous faire un long discours. Ne pas repousser, les firmes à la main, un ennemi qui attaque à force ouverte, c'est manquer de courage. Vous savez qu'il ne s'agit point ici seulement de sauver vos femmes et vos enfans; ces motifs qui, plus d'une fois, ont suffi pour faire-triompher, sont ici trop foibles pour vous en entretenir, non plus que de tous les avantages que vous donnera la victoire. C'est pour notre existence, c'est pour la conservation de nos jours que nous allons combattre: jamais guerre contre des brigands ne se termina par composition; jamais on ne conclut de traité avec de pareils ennemis; nous n'avons que l'alternative de la victoire ou de la destruction. Animés par de si puissans motifs, la rage et le désespoir dans le cœur, précipitons-nous sur des ennemis dont nous n'avons aucun quartier à attendre. Ayant ainsi parlé, il cherche des yeux Thermutis, son écuyer, et l'appelle plusieurs fois par son nom. Ne le voyant point paroître, il éclate en menaces contre lui, et s'élance ensuite vers le rivage. Déjà le combat est commencé; déjà ceux qui habitoient l'extrémité du marais sont au pouvoir des ennemis, qui livrent aux flammes, à mesure qu'ils avancent, les barques et les cabanes de ceux qui tombent sous leurs coups, ou qui prennent la fuite. Le feu gagnant de proche en proche, dévore la forêt de roseaux qu'il rencontre: les yeux sont frappés de l'éclat, et l'ouie du sifflement horrible des flammes. La guerre déploie tout ce qu'elle a de plus effrayant et de plus terrible. Les brigands soutiennent le combat avec un courage déterminé; mais, surpris par un ennemi supérieur en forces, les uns sont immolés sur terre, les autres submergés avec leurs barques et leurs cabanes dans les eaux du lac. On entend un bruit confus; les cris de ceux qui combattent sur la terre et sur l'eau, se mêlent aux clameurs des vainqueurs et aux gémissemens des mourans. Les uns rougissent le lac de leur sang, les autres ont à se défendre contre les flots et contre les flammes.

Thyamis, à ce spectacle, se rappelle le songe dans lequel il a vu la déesse Isis, son temple éclaire d'une multitude de flambeaux, les autels couverts de victimes. Il en trouve l'explication dans tout ce qu'il voit, explication bien différente de la première. J'ai Chariclée, disoit-il, mais je ne la posséderai point; la guerre va me l'enlever: elle sera ensanglantée dans les combats de Mars et non dans ceux de l'Amour. Il reproche à la déesse de lavoir trompé. Il frémit de rage à la seule idée qui lui présente Chariclée dans les bras d'un autre. Il ordonne à ses gens de s'arrêter, de garder le poste qu'ils occupent, de se cacher autour de l'île, de fondre subitement sur les ennemis par les différens canaux. C'est-là, leur dit-il, le seul moyen de résister; c'est-là que se doivent borner tous vos efforts. Pour lui, sous prétexte d'aller chercher Thermutis, et d'offrir un sacrifice à ses dieux pénates, sans vouloir être accompagné de personne; furieux, hors de lui-même, il revient à sa tente.

L'opiniâtreté est un des principaux traits du caractère des barbares. Réduits au désespoir, ils ne balancent point à précipiter avec eux dans le tombeau tout ce qui leur est cher, soit pour l'arracher aux outrages de la captivité, soit dans l'espérance d'en jouir après la mort. Plein de ces idées, Thyamis, désespéré, enveloppé par les ennemis, comme dans un filet, tourmenté par le démon de l'amour et de la jalousie, s'élance vers la caverne, poussant des cris affreux et articulant quelque mots égyptiens. Il trouve à l'entrée une femme qui prononce des mots grecs. Au son de sa voix, il dirige ses pas vers elle; de la main gauche, il la saisit par les cheveux, de la droite lui plonge son épée dans le cœur. Elle tombe dans son sang, pousse de longs gémissemens et expire. Thyamis aussitôt s'élance hors de la caverne, bouche l'entrée, la couvre d'un peu de terre: va, dit-il, en pleurant, tels sont les présens de noce que tu auras de moi. Il va rejoindre aussitôt ses gens. Pressés de plus en plus par l'ennemi, ils ne songent plus qu'à s'échapper par la fuite. Cependant Thermutis arrive et lui amène une victime. Je viens, lui dit-il, en l'accablant des reproches les plus vifs, je viens d'en immoler une bien plus précieuse: en même-tems il monte dans une barque avec lui et un rameur; car ces barques, faites d'un seul morceau de bois grossièrement travaillé, ne peuvent porter plus de trois hommes. Théagènes, d'un autre côté avec Cnémon, monte dans une autre barque, et tous les brigands en font autant. A quelque distance de l'île, qu'ils avoient tournée plutôt qu'ils ne s'en étoient éloignés, ils s'arrêtent, rangent leurs barques sur une seule ligne, et paroissent déterminés à soutenir les efforts de l'ennemi. A son approche, effrayés du bruit seul des vagues, ils prennent la fuite. Quelques-uns même n'osent soutenir les premiers cris du combat, et se dispersent: Théagènes et Cnémon se retirent aussi, mais sans céder à la frayeur. Le seul Thyamis, rougissant également de fuir et de survivre à Chariclée, se précipite au milieu des ennemis. Déjà il en est aux mains, lorsque quelqu'un s'écrie: c'est lui, c'est Thyamis; gardez-vous de le tuer. A l'instant ils rangent leurs barques en forme de cercle et l'enveloppent. C'étoit un spectacle frappant de le voir, la lance à la main, se défendant, blessant les uns, tuant les autres, sans qu'aucun se servît de ses armes. Tous tâchent de le prendre vivant: il oppose à tous la résistance la plus opiniâtre. Enfin, pressé par le grand nombre, il est désarmé: il voit disparoître à ses côtés son écuyer. Après des prodiges de valeur, Thermutis, se croyant blessé mortellement, désespérant de sa vie, se précipite dans l'eau, s'éloigne à la nage hors de la portée des traits, gagne la terre avec beaucoup de peine, sans être poursuivi. Enfin les ennemis se rendent maîtres de la personne de Thyamis. Ils regardent la prise du chef comme une victoire complète. La perte d'un grand nombre de leurs camarades qu'il avoit immolés, les afflige bien moins, que la prise de Thyamis ne leur cause de plaisir. Plus attachés aux richesses qu'à la vie, comme tous les brigands, ils sacrifient, sans peine, les droits de l'amitié et du sang à leur cupidité.

Les vainqueurs étoient les mêmes qui, à l'embouchure du Nil, avoient fui à l'arrivée de Thyamis et de sa troupe: furieux de se voir arracher leur proie d'entre les mains, autant que s'ils eussent été dépouillés d'une propriété, ils avoient appelé leurs compagnons, tous les brigands répandus dans les villages circonvoisins, avoient excité leur avidité par l'appas du gain, et s'étoient mis à leur tête.

Voici pourquoi ils prirent Thyamis vivant: il avoit à Memphis un frère plus jeune que lui, nommé Pétosiris, qui, au mépris des lois, l'avoit dépouillé. par intrigue, de la dignité de grand-prêtre. Pétosiris apprenant que son frère s'étoit mis à la tête d'une troupe de brigands, craignant que, s'il en trouvoit l'occasion, il ne revint à Memphis, que le tems ne découvrît ses intrigues, s'apercevant qu'on le soupçonnoit d'avoir trempé ses mains dans le sang de son frère, qui avoit disparu, avoit fait publier dans les villages qu'habitoient ces brigands, qu'il donnerait une grande somme d'argent et beaucoup de troupeaux à ceux qui lui amèneroient Thyamis vivant. Animés par ces motifs, les brigands, même dans la plus grande ardeur du combat, n'avoient pas oublié les promesses de Pétosiris et n'avoient pas balancé à sacrifier un grand nombre des leurs, pour prendre Thyamis vivant, dès qu'ils l'avoient reconnu.

Thyamis prisonnier, conduit à terre, chargé de chaînes, gardé à vue par une partie des vainqueurs, leur reproche leur cruelle humanité; et invoque la mort pour briser ses fers: les autres, pendant ce tems-là, se répandent dans l'île, dans l'espoir d'y trouver le butin et les dépouilles qu'ils cherchoient: ils la parcourent toute entière, fouillent par-tout. Trompés dans leur espérance, ou ne trouvant que peu d'objets et de vil prix, oubliés tandis qu'on descendoit les plus précieux dans la caverne, ils mettent le feu à toutes les tentes. Craignant, aux approches de la nuit, d'être surpris par ceux qui étoient échappés du combat, ils vont rejoindre leurs camarades.

Fin du premier Livre.

LIVRE SECOND

SOMMAIRE.

Regrets de Théagènes. Cnémon le conduit à la caverne. Ce qu ils trouvent à l'entrée. Désespoir de Théagènes. Théagènes et Cnémon rejoignent Chariclée. Transports des deux amans. Thisbé s'enfuit d'Athènes avec Nausiclès. Lettre de Thisbé à Cnémon. Apparition de Thermutis. Cnémon, Théagènes et Chariclée délibèrent sur ce qu'ils ont à faire. Cnémon et Thermutis parlent. Mort de Thermutis. Cnémon rencontre un vieillard sur les bords du Nil. Histoire de Calasiris. Il quitte l'Egypte, se rend à Delphes. Histoire de Chariclès. La théorie des Ænéens arrive. Quel en est le chef.


Le feu dévastoit l'île des Bucoles: Cnémon et Théagènes ne s'apperçurent point pendant le jour de l'incendie: les rayons du soleil effaçoient entièrement l'éclat des flammes; mais lorsqu'il fut couché, lorsque les ténèbres furent répandues sur la surface de la terre, les flammes alors brillant de tout leur éclat, s'apperçurent de loin à la faveur des ombres de la nuit. Théagènes et Cnémon sortent du marais, et voient toute l'île en feu: à ce spectacle, Théagènes se frappe la tête, s'arrache les cheveux: c'est aujourd'hui, s'écrie-t-il, qu'il me faut renoncer à la vie: craintes, dangers, inquiétudes, espérances, amour, tout est fini, tout est perdu pour moi: c'en est fait de Chariclée et de moi. Ma lâcheté ne m'a servi de rien: en vain j'ai pris honteusement la fuite, pour me conserver à toi, ô ma chère Chariclée! Non, je ne te survivrai pas. Mort affreuse! ton amant n'a pas reçu ton dernier soupir. Hélas! tu as été la proie des flammes! Telles sont donc les torches funèbres qu'un dieu barbare a substituées aux flambeaux de l'Hyménée! Il ne reste plus rien de cette beauté; ton cadavre sans vie ne conserve plus rien de ces attraits séducteurs. Barbare destinée! fortune impitoyable! je n'ai pu, dans ces derniers momens, te presser contre mon sein, te dire le dernier adieu.

En même-tems il porte la main a son épée; mais Cnémon lui arrête le bras.—Qu'allez-vous faire, Théagènes? Pourquoi pleurer une personne qui est pleine de vie? Chariclée respire: ne vous livrez pas ainsi au désespoir.—Que dites-vous? suis-je aveugle? suis-je un enfant qu'on amuse avec des paroles? C'est mettre le comble à mes maux, que de me priver de la douceur de mourir. Cnémon lui jure que Chariclée est vivante, lui apprend tout ce qu'il a fait, l'ordre que lui a donné Thyamis, la caverne où il l'a renfermée; il ajoute que les détours et les sinuosités dont elle est coupée, ont empêché le feu de pénétrer jusqu'au fond. Ces paroles rendent la vie à Théagènes: il se hâte d'aborder dans l'île; il ne voit que Chariclée: il se représente cette caverne comme un lit nuptial, où l'amour va l'enivrer de plaisir. Il ne sait pas de quels cris de désespoir elle doit retentir auparavant.

Ils avancent avec ardeur; ils sont obligés de ramer et de conduire eux-mêmes leur barque: dès le commencement du combat, leur nocher, frappé des premiers cris des ennemis, comme d'un coup de foudre, étoit tombé dans les flots. Peu exercés à manier la rame et à concerter leurs mouvemens, ils ne peuvent diriger leur barque en droite ligne; un vent contraire vient encore les retarder dans leur course; mais l'ardeur supplée à l'expérience: ils abordent avec peine et couverts de sueur; ils volent vers les cabanes qu'ils trouvent réduites en cendres, et ne peuvent distinguer que la place qu'elles occupoient. La pierre qui ferme l'entrée de la caverne est entièrement à découvert: un vent violent soufflant sur ces cabanes, formées de roseaux et de joncs entrelacés, les avoit consumées en peu de tems. La flamme, en s'éteignant, n'avoit laissé qu'un monceau de cendres, dont une partie avoit été emportée par les tourbillons, et l'autre, presque consumée, laissoit un passage facile jusqu'à la caverne. Ils trouvent des torches à demi éteintes, allument le reste des roseaux, ouvrent la caverne et s'y précipitent. Cnémon marche devant: grands dieux! s'écrie-il, après avoir fait quelques pas, que vois-je? C'en est fait de nous, Chariclée n'est plus! Le flambeau lui échappe, tombe, s'éteint; il applique ses mains sur ses yeux, tombe à genoux, pleure, se lamente. Théagènes, comme poussé par une force irrésistible, se précipite sur ce corps sanglant étendu devant lui, le serre dans ses bras, le presse contre son sein. Cnémon le voyant abîmé dans la douleur, craint qu'il ne succombe sous le poids de ses maux, et n'attente à ses jours. Il lui dérobe son épée pendue à son côté, le quitte et va rallumer son flambeau. Cependant la caverne retentit des cris douloureux, ou plutôt des hurlemens du malheureux Théagènes.

Que je suis malheureux!... Oui, les dieux eux-mêmes me poursuivent. Quelle est donc l'impitoyable furie qui, non-contente de m'avoir arraché du sein de ma patrie, de m'avoir poursuivi sur terre et sur mer, de m'avoir livré plusieurs fois aux pirates et aux brigands, de m'avoir dépouillé de tout, s'acharne encore à me tourmenter? Un seul bien me restoit; il m'est enlevé! Chariclée, ma chère Chariclée n'est plus: elle a été immolée par les ennemis. C'est sa vertu, hélas! c'est son amour pour moi qui l'a perdue. Elle est morte sans avoir joui de sa beauté, sans que j'en aie joui moi-même. O mon amie! dis-moi le dernier adieu. Parle, s'il te reste encore quelque souffle de vie. Hélas! tu te tais: cette bouche divine, cette bouche qui ne prononçoit que des oracles, est condamnée à un éternel silence. Les ombres du trépas ont terni ce teint vermeil. L'impitoyable mort a saisi la prêtresse des dieux. Ils sont fermés pour toujours, ces yeux qui subjuguoient tous les cœurs. Non, j'en suis convaincu, il ne les a pas vus, le barbare qui t'a immolée. De quel nom t'appeler? mon épouse? l'hymen ne nous a pas encore unis; tu n'en as point encore goûté les plaisirs. Chariclée est le plus beau nom que je puisse te donner. O Chariclée! ton amant t'est fidèle: bientôt tu le verras. Je vais m'immoler moi-même à tes mânes; je vais leur faire des libations de mon sang. Cette caverne sera notre tombeau commun; elle nous unira au moins après notre mort, puisqu'un dieu jaloux de notre bonheur, ne nous a pas permis de nous unir pendant notre vie.

Il cherche en même-tems son épée pour s'en percer; mais ne la trouvant point: Cnémon, s'écrie-t-il, barbare Cnémon, tu me perds, tu trahis Chariclée; tu la prives encore une fois de la douce compagnie de son amant.

Pendant qu'il parle ainsi, le son d'une voix partie du fond de la caverne, appelant Théagènes, vient frapper ses oreilles. Théagènes l'entend sans se troubler: ô mon amie, dit-il, je te suis; ton ombre erre encore sur la terre; ton ame, chassée par violence de sa demeure, ne peut l'abandonner; privée de la sépulture, elle est rejetée de la compagnie des morts.

Cependant, Cnémon revient avec une torche. Cette même voix se fait encore entendre. Elle appelle Théagènes. Dieux! s'écrie Cnémon, n'est-ce pas la voix de Chariclée que j'entends? Théagènes, je la crois échappée au trépas. Cette voix, qui vient de frapper mon oreille, est partie de loin, du fond de la caverne, de l'endroit où je l'ai mise.—Ne cesseras-tu de me tromper?—Eh bien, si je vous trompe, je me trompe moi-même; mais voyons si ce cadavre est celui de Chariclée, En même-tems il le retourne et le considère attentivement: ô ciel! que vois-je! ce sont les traits de Thisbé. Il recule d'effroi ... reste immobile et comme frappé de stupeur. Théagènes commence à respirer; l'espoir renaît dans son ame: il appelle Cnémon, qui touchoit aux portes de la mort, et le prie de le conduire vers Chariclée.

Revenu à lui, Cnémon examine une seconde fois ce cadavre: c'étoit en effet celui de Thisbé; à côté d'elle étoit une épée qu'il reconnut à la poignée. Thyamis furieux, hors de lui, l'avoit laissée dans la plaie. Il voit un billet sortant du sein de Thisbé, et se met en devoir de le lire; mais Théagènes ne le lui permet pas: il le presse de rejoindre sa chère Chariclée, Voyons, dit-il, si quelque dieu ne se joue pas encore de mon amour; vous pourrez après lire ce billet. Ils prennent l'épée et le billet et dirigent leurs pas vers Chariclée. Elle s'étoit traînée sur les pieds et sur les mains vers l'endroit où elle avoit appercu de la lumière. Elle se précipite vers Théagènes, se jette à son col: ô Théagènes, dit-elle, je te serre dans mes bras!—O Chariclée, vis-tu encore? Enfin, ils tombent tous deux serrés, collés l'un contre l'autre, sans voix. Leur ame erre sur leurs lèvres. Plus d'une fois, une joie, un plaisir excessifs ont eu des suites funestes et ont brisé les liens de la vie. Ainsi ces deux amans, qui n'espéroient plus se revoir, faillirent expirer. Cnémon ayant découvert un filet d'eau courante, en puise dans ses deux mains, leur en arrose le visage, leur en fait respirer, et les rappelle à la vie.

Théagènes et Chariclée, se trouvant dans les bras l'un de l'autre, étendus par terre, se relèvent en rougissant, Chariclée sur-tout, de s'abandonner ainsi à leurs transports sous les yeux de Cnémon et le prient de leur pardonner leur délire. Cnémon sourit, console leur pudeur par ces paroles: votre délire est beau à mes yeux et aux yeux de tout homme qui a lutté contre l'amour, a senti le plaisir d'être vaincu, et sait que les défaites alors sont inévitables; mais il est d'autres choses, ô Théagènes! que je ne puis approuver. Je vous ai vu, et j'en ai rougi pour vous, je vous ai vu arroser de larmes honteuses une femme étrangère, inconnue, et cela, lorsque je vous assurois que l'objet de votre tendresse étoit plein de vie. O Cnémon! lui répond Théogènes, cessez de me calomnier auprès de Chariclée: c'étoit elle que je pleurois; c'étoit son corps que je croyois arroser de mes larmes. Mais enfin un Dieu bienfaisant m'a dessillé les yeux; il m'a montré mon erreur. Mais vous, osez-vous bien vanter votre courage! vos gémissemens n'ont-ils pas procédé les miens? A la vue du corps sanglant d'une femme étendue à vos pieds, avant de le reconnoître, vous, Athénien intrépide, armé de pied en cap, l'épée en main, vous avez pris la fuite, comme on voit au théâtre les acteurs fuir à l'aspect d'une Euménide. A ces mots, un sourire involontaire dérida un peu leur visage: les larmes coulèrent; mais c'étoient des larmes de douleur, arrachées par le sentiment de leurs maux.

Quelques momens après, Chariclée rappelant ses esprits: qu'elle est heureuse, dit-elle, celle que Théagènes a pleurée, à laquelle, comme le dit Cnémon, il a prodigué mille tendres baisers! Si vous ne me croyez pas jalouse, dites-moi, quelle est l'heureuse mortelle, qui a été baignée des pleurs de Théagènes; par quelle erreur vous avez prodigué à une inconnue des caresses qui s'adressoient à moi? Je vais vous surprendre, lui répond Théagènes; Cnémon assure que cette inconnue est Thisbé, cette athénienne qui jouoit de la cythare, des artifices de laquelle il a été victime ainsi que Démœnète. Comment, répliqua Chariclée toute étonnée, par quel enchantement auroit-elle été transportée du milieu de la Grèce à l'extrémité de l'Egypte? comment ne l'avons-nous pas vue en descendant ici? C'est ce que je ne saurois vous dire, répondit Cnémon: voici seulement ce que je puis vous apprendre à son sujet.

Lorsque Démœnète trahie eut terminé ses jours, mon père s'empressa d'instruire le peuple de cet évènement. Il fut absous à l'unanimité. Il travailla ensuite à obtenir mon rappel du peuple, il se préparait même déjà à s'embarquer pour venir me chercher. Thisbé, profitant du loisir que lui donnoit les affaires de son maître, se mêle dans les sociétés, où elle fait valoir ses charmes et ses talens. Un jour, par la légèreté de ses doigts et la douceur de ses accens, qu'elle avoit mariés au son de sa lyre, elle effaça Arsinoë, qui, ce jour-là, joua sans grâce et avec négligence, et bientôt elle s'attira, sans s'en appercevoir, toute la jalousie et toute la haine dont est susceptible le cœur d'une courtisanne. Cette haine devint encore plus violente, lorsqu'un riche marchand de Naucratie, nommé Nausiclès, eut donné sa tendresse à Thisbé, abandonnant Arsinoë, avec laquelle il vivoit auparavant, et dont il s'étoit dégoûté, parce qu'il lui avoit vu faire des contorsions, des grimaces hideuses en jouant de la flûte, et ses yeux étincelans sortir de leur orbite.[5] Enflammée de colère et de rage, Arsinoë va révéler aux parens de Démœnète toutes les intrigues de Thisbé contre sa maîtresse; leur dit tout ce qu'elle a appris de Thisbé elle-même pendant leurs liaisons: elle y ajoute tout ce que la malignité lui suggère. Les parens de Démœnète se réunissent contre mon père; ils engagent, à force d'argent, les orateurs les plus renommes à l'accuser. Ils crient que Démœnète a perdu la vie sans avoir été jugée, ni convaincue; ils publient que l'accusation intentée contre elle n'est qu'un voile qui couvre un assassinat; ils exigent que l'on montre l'adultère vivant ou mort, ou seulement que l'on dise son nom. Enfin, ils demandent Thisbé pour l'appliquer à la torture. Mon père la promit, mais il ne put la représenter. Thisbé l'avoit prévu, et, de concert avec le marchand, elle avoit pris la fuite. Le peuple indigné ne regarde pas mon père comme le meurtrier de son épouse: il l'avoit instruit de tout; mais il le juge complice de mon exil et des trames criminelles qui avoient coûté la vie à Démœnète. Il le bannit et confisque ses biens. Tels ont été les fruits de son second hymen. Thisbé a quitté Athènes et a subi ici, comme vous le voyez, la peine dûe à ses forfaits.

Tels sont les faits que j'ai appris d'Anticlès, avec lequel je suis passé en Egypte pour chercher Thisbé à Naucratie, la ramener à Athènes, dissiper les soupçons élevés contre mon père, le justifier et demander vengeance de tous les crimes de cette femme. Pris par les brigands pendant mes recherches, je me trouve aujourd'hui avec vous. Vous apprendrez dans la suite les causes de ma captivité, les circonstances qui l'ont accompagnée. Un Dieu seul, je crois, pourroit vous dire comment Thisbé est venue dans cette caverne, quelle main lui a ôté la vie. Lisons le billet que nous avons trouvé dans son sein; peut-être nous en apprendra-t-il davantage; en même-tems il ouvre le billet et lit ce qui suit:

Thisbé, ennemie et vengeresse, à Cnémon mon maître.

Je vous annonce une heureuse nouvelle; Démœnète n'est plus: c'est moi qui vous ai vengé. Si vous me permettez de me présenter devant vous, je vous raconterai les circonstances de sa mort. Depuis dix jours je suis dans cette île: j'ai été prise par un des brigands qui se dit l'écuyer du chef. Il me tient renfermée sans me permettre de me montrer, même à la porte de sa cabane; c'est par attachement pour moi, dit-il, qu'il en agit si rigoureusement; mais je soupçonne qu'il craint un ravisseur. Un Dieu sans doute a trompé sa vigilance: je vous ai vu passer; je vous ai reconnu et je vous envoie ce billet par une vieille femme, qui demeure avec moi, à laquelle j'ai recommandé de le remettre à ce beau Grec, l'ami du chef des brigands. Tirez-moi de leurs mains; prenez-moi pour vous servir. Quand je vous ai fait du mal, j'y ai été contrainte; mais quand je vous ai vengé, je n'ai suivi que les mouvemens de mon cœur. Si votre ressentiment est inflexible, usez envers moi de toute votre rigueur. Je ne désire que d'être auprès de vous, dusse-je y trouver la mort. Il vaut mieux mourir de votre main et obtenir les honneurs de la sépulture, que de vivre dans un état plus affreux que la mort. La tendresse d'un barbare m'est plus odieuse que la haine d'un Athénien. Tel étoit le contenu du billet.

O Thisbé! ajouta Cnémon, vous avez bien mérité votre sort: vous nous apprenez vous-même vos malheurs; c'est sur votre sein, percé d'un coup d'épée, que nous trouvons l'histoire de votre fin. C'est ainsi qu'une furie vengeresse, attachée à vos côtés, n'a cessé de vous poursuivre, qu'en donnant en Egypte le spectacle de votre supplice à la première victime de votre scélératesse. Que méditiez-vous, que machiniez-vous contre moi, par cette lettre, quand la vengeance divine, s'appesantissant sur votre tête, a coupé le fil de vos projets? Votre trépas même ne me rassure pas encore contre vous. Je crains bien que la mort de Démœnète ne soit encore qu'une imposture, que l'on ne m'ait trompé par une fausse nouvelle. Peut-être veniez-vous à travers les flots nous jouer, sur le théâtre de l'Egypte, quelque nouvelle pièce semblable à celle que vous avez jouée sur le théâtre d'Athènes.

Quoi! dit Théagènes, votre courage ne se démentira pas: des ombres, des chimères vous effraient? Je suis étranger aux intrigues de Thisbé: elle ne m'a point fasciné les yeux; vous pouvez m'en croire; Thisbé est réellement morte; elle n'est plus redoutable pour vous; mais à qui avez-vous obligation de sa mort? Comment se trouvoit-elle ici? C'est ce qui m'embarrasse et m'étonne.—Je suis dans la même ignorance que vous. Mais le meurtrier de Thisbé est Thyamis, s'il faut en croire l'épée que nous avons trouvée près d'elle; à cet aigle d'ivoire que vous voyez à la poignée, je la reconnois pour l'épée de Thyamis.—Savez-vous comment, dans quel moment, pour quelle raison Thyamis lui a ôté la vie?—Comment en serois-je instruit? Cette caverne ne m'a pas donné le don de deviner, comme le sanctuaire de Pytho, ou l'antre de Trophonius le communiquent, dit-on, à ceux qui y pénètrent. Ces mots réveillèrent les douleurs de Chariclée et de Théagènes. O Pytho! ô Delphes! s'écrièrent-ils en pleurant. Cnémon, étonné, ne pouvoit s'imaginer la cause de l'impression que faisoit sur leur ame le nom de Pitho. Telle étoit la situation de Cnémon, de Théagènes et de Chariclée.

Cependant Thermutis, l'écuyer de Thyamis, blessé dans le combat, avoit gagné la terre à la nage. Lorsque la nuit fut arrivée, il trouva, au milieu des débris, qui couvroient le lac, une baraque, voguant ça et là, au gré des flots. Il y monte, aborde dans l'île et court vers Thisbé. Il y avoit quelques jours que, placé en embuscade dans un chemin étroit, au pied d'une montagne, il l'avoit enlevée à Nausiclès, qu'elle accompagnoit. Pendant le tumulte inséparable d'une attaque soudaine, Thyamis l'avoit envoyé chercher une victime; pour mettre Thisbé hors de danger et la conservera son amour, il l'avoit conduite secrètement dans la caverne. Dans le trouble et l'empressement où il étoit, il l'avoit laissée à l'entrée. Effrayée des ténèbres qui l'environnoient, ne connoissant pas les détours qui conduisoient dans l'intérieur, Thisbé étoit restée au lieu où Thermutis l'avoit laissée. C'est là que Thyamis l'avoit percée de son épée, croyant percer Chariclée.

Thermutis, échappé du combat, retourne auprès de Thisbé. A peine est-il dans l'île, qu'il court aux cabanes; mais il ne trouve qu'un monceau de cendres. Il a bien de la peine à découvrir la pierre qui ferme l'entrée de la caverne. Il rallume quelques roseaux qu'il trouve fumans encore et s'élance dans la caverne. Il appelle Thisbé par son nom: c'est le seul mot grec qu'il sut prononcer. Il la voit étendue et sans vie. Il reste long-tems immobile et comme pétrifié. Enfin il entend un bruit sourd, une espèce de bourdonnement partant du fond de la caverne: c'étoient Cnémon et Théagènes qui s'entretenoient ensemble. Il les croit aussitôt les meurtriers de sa chère Thisbé; mais il ne sait quel parti prendre. Son amour trompé redouble sa colère et sa fureur, dont les accès sont si violens dans les brigands et les barbares. Il veut venger sur eux la mort de Thisbé, dont il les accuse; mais il est sans armes, sans épée, et obligé d'imposer silence à son ressentiment. Il croit ne pas devoir d'abord se déclarer leur ennemi, bien résolu de ne pas les ménager, aussitôt qu'il pourra se venger. Il aborde Théagènes, portant autour de lui des regards effrayans et terribles. Son extérieur annonce les sinistres projets qu'il médite.

A l'apparition imprévue d'un homme nud, liesse, altéré de sang, Chariclée se retire dans le fond de la caverne; sa pudeur, encore plus que son ame, est alarmée d'un tel spectacle. Cnémon reconnoît Thermutis qu'il ne croyoit plus revoir. Il craint qu'il ne se porte à quelque violence, et il recule à petits pas. Plus irrité qu'intimidé, Théagènes saisit son épée, menace de le percer s'il ose entreprendre quelque chose. Arrête, dit-il, ou tu es mort. Déjà je t'aurois percé, si je ne t'avois reconnu, quoique avec peine et si j'eusse pénétré tes intentions. Thermutis tombe à ses pieds, implore sa clémence. Le péril, bien plus que son caractère, le force à cette démarche humiliante: il invoque le secours de Cnémon. Sauvez, lui dit-il, la vie à un homme dont vous n'eûtes jamais à vous plaindre, que vous avez jusqu'ici regardé comme un de vos amis. Je ne viens moi-même que me rejoindre à des amis. Attendri par ces paroles, Cnémon s'approche, le relève, comme il tient embrassés les genoux de Théagènes et lui demande où est Thyamis.

Thermutis lui raconte que Thyamis, dans le combat, s'est précipité au milieu des ennemis avec un courage déterminé, sans épargner sa vie ni la leur, tuant tout ce qui se trouvoit à la portée de ses coups; qu'un ordre, intimé à tous de ne pas le tuer, a sauvé ses jours; mais qu'il ne sait quel est son sort: moi-même, ajoute-t-il, couvert de blessures, j'ai gagné la terre à la nage. En ce moment, je reviens chercher Thisbé dans cette caverne.—Pourquoi vous intéressez-vous à Thisbé? d'où la connoissez-vous?—Je lai enlevée à des marchands. Je l'aimois éperduement. Je l'ai tenue cachée pendant tout le tems qu'elle a été en mon pouvoir. A l'arrivée des ennemis je l'ai conduite ici. Je la trouve étendue sans vie. Je ne sais qui l'a immolée. Je voudrois connoître son meurtrier, pour savoir la cause de sa mort. Son meurtrier est Thyamis, répond Cnémon avec vivacité, pour dissiper les soupçons de Thermutis, et il lui donne pour preuve l'épée trouvée auprès du cadavre de Thisbé. A la vue de cette épée, encore fumante du sang de son amante, Thermutis la reconnoît pour celle de son maître. Il gémit, il soupire, il garde un morne silence; un nuage épais se répand sur ses yeux. Il retourne à l'entrée de la caverne. Arrivé auprès du cadavre de Thisbé, il pose sa tête sur son sein. O Thisbé! s'écrie-t-il à plusieurs reprises. La douleur ne lui permet pas d'en dire davantage. Enfin il tombe en défaillance, et le sommeil s'empare de lui.

Cependant Théagènes, Chariclée et Cnémon sont absorbés dans de profondes réflexions. Toutes les traverses qu'ils ont éprouvées, viennent se présenter en foule à leur esprit. Les maux sans nombre qu'ils ont soufferts, les circonstances difficiles dans lesquelles ils se trouvent, enveloppent leur ame de ténèbres épaisses. Ils se regardent l'un l'autre; chacun attend que l'un d'eux prenne la parole: trompés dans leur attente, ils baissent la tête, la relèvent, poussent de longs soupirs et soulagent ainsi leur douleur. Enfin Cnémon se couche par terre. Théagènes s'appuie contre un rocher. Chariclée se laisse tomber sur lui. C'est envain qu'ils repoussent le sommeil, qui s'appesantit sur leurs paupières. C'est envain qu'ils veulent décider le parti qu'ils prendront. Leur ame affaissée, leurs forces épuisées les contraignent de céder à la loi de la nature. L'excès même de leurs souffrances les force de se livrer au sommeil. Leur esprit, leur corps également fatigués et abattus, ont également besoin de repos.

A peine ont-ils fermé les paupières, à peine un doux sommeil s'est-il emparé d'eux, qu'un songe se présente à l'esprit de Chariclée. Un homme dont la chevelure est en désordre, le regard farouche, les mains teintes de sang, s'approche d'elle sans bruit, tire une épée et lui arrache l'œil droit. Elle s'écrie aussitôt qu'on lui arrache l'œil. A sa voix, Théagènes s'éveille et ressent la même douleur que son amante, comme s'il avoit eu le même songe. Cependant Chariclée portant la main à sa figure, la passe sur la partie blessée, cherche partout, et voyant que ce n'est qu'un songe: c'est un songe, dit-elle, mon cher Théagènes; calme tes inquiétudes: je ne suis pas blessée. Ces paroles tranquillisent son amant. O ma chère Chariclée, dit-il, conserve tes yeux, dont l'éclat égale celui des rayons du soleil. De quelle terreur as-tu été frappée?—Pendant que je dormois appuyée sur toi, un barbare, un furieux, sans redouter ton courage indomptable, s'est élancé sur moi l'épée à la main, et j'ai cru qu'il m'avoit arraché un œil. Plût aux dieux, ô Théagènes, que ce ne fut pas un vain songe, sans réalité!—Que dis-tu? pourquoi de pareils vœux?—-J'aime mieux perdre un œil que d'être toujours inquiète à ton sujet. Je crains bien que ce songe ne te regarde, toi qui es mon œil, ma vie, mon tout. Arrêtez, s'écrie Cnémon, qui, réveillé par les cris de Chariclée, entendoit leur entretien. Je crois pouvoir donner au songe de Chariclée une autre explication. Les auteurs de vos jours vivent-ils encore?—Ils vivent; et s'ils étoient....—Eh bien! croyez que votre père ne vit plus; et voici mes motifs pour le croire. Nous nous reconnoissons redevables de la vie et de la jouissance de la lumière à ceux qui nous ont mis au monde: c'est par les yeux, que nous voyons, que nous distinguons les objets: dans votre songe ils sont l'emblème de votre père et de votre mère.—C'est un malheur que vous m'annoncez. Puissiez-vous cependant conjecturer mieux que moi! puisse votre oracle être accompli, et puissé-je être dans l'erreur!—L'événement vous démontrera la vérité de ma prédiction. Mais, continua Cnémon, n'est-ce pas rêver en effet, que de ne nous occuper que de songes, au lieu de profiter d'un moment si favorable pour réfléchir sur notre situation, pendant que cet Egyptien (il parloit de Thermutis) éloigné, pleure la perte de son amante? Cnémon, reprend Théagènes, puisqu'un Dieu a lié votre destinée à la nôtre, puisque vous partagez nos malheurs, donnez le premier votre avis. Vous connoissez les lieux, vous entendez la langue du pays. Accablés de plus de maux que vous, nous sommes moins en état de discerner le meilleur parti. Après quelques instans de silence, Cnémon parla ainsi:

Nous ne savons qui de nous est le plus malheureux; la fortune ne m'a pas épargné. Mais puisque vous voulez que, comme le plus âgé, je donne le premier mon avis, je vais vous satisfaire. Cette île, comme vous le voyez, est abandonnée; nous en sommes les seuls habitans: il y a beaucoup d'or, d'argent et d'étoffes. Dans cette caverne sont déposées les richesses, que Thyamis et ses gens ont enlevées à vous et à beaucoup d'autres; mais elle est dépourvue de tout ce qui est nécessaire à la vie. Si nous y restons, nous risquons d'y mourir de faim, ou d'y voir revenir les ennemis qui l'ont déjà désolée, ou même les anciens habitans. Ils connoissent l'endroit où sont recélées ces richesses. La cupidité pourroit les rassembler et les ramener ici. Nous ne pourrions alors éviter la mort; et ce seroit en être traité avec humanité que de n'en recevoir que des outrages. Les Bucoles, gens sans foi et sans aveu, sont encore plus à craindre, maintenant qu'ils n'ont point de chef pour mettre un frein à la violence et à la férocité de leur caractère. Il faut donc abandonner cette île: c'est un filet, une prison dont il faut nous échapper; mais il faut envoyer devant Thermutis, sous prétexte d'aller à la découverte, et de s'informer de ce qu'est devenu Thyamis. Nous délibérerons ensuite plus à notre aise; nous exécuterons plus facilement ce que nous aurons résolu. Oui, il faut éloigner un homme d'un naturel féroce, sur lequel nous ne pouvons compter, qui voit toujours en nous les meurtriers de Thisbé, qui ne cesseroit de chercher l'occasion d'attenter à notre vie, et la saisiroit avec joie, quand elle se présenteroit.

L'avis de Cnémon est approuvé de Théagènes et de Chariclée, et ils se disposent à le suivre. S'appercevant qu'il est jour, ils remontent à l'entrée de la caverne, réveillent Thermutis, plongé dans un profond sommeil, lui font part de leur résolution; mais ils ne lui disent que ce qu'il est nécessaire qu'il sache. Cet homme léger et sans réflexion adopte leur avis. Ils commencent par creuser une fosse, y déposent le corps de Thisbé, ramassent, pour le couvrir, la cendre qui restoit des tentes embrasées, et lui rendent, comme ils peuvent, les devoirs funèbres. Au lieu de sacrifices et de libations, ils arrosent son tombeau de larmes. Ils font partir Thermutis comme ils en sont convenus. A peine a-t-il fait quelques pas, que revenant il déclare qu'il n'ira point seul, qu'il ne s'engagera point seul dans une démarche si périlleuse, et il demande que Cnémon l'accompagne.

Théagènes voyant Cnémon saisi de frayeur à la demande de l'Egyptien (car Cnémon, en expliquant les paroles de Thermutis, ne déguisoit pas la crainte où il étoit:) quoi donc! dit-il, Cnémon, si hardi dans le conseil, ne seroit qu'un lâche dans l'exécution! Vous me confirmez bien en ce moment dans l'opinion douteuse où j'étois depuis long-tems sur votre courage. Rappelez donc votre valeur et prenez des sentimens dignes d'un homme. Il faut vous rendre à sa demande et l'accompagner la première journée, pour ne pas lui laisser soupçonner le dessein où vous êtes de l'abandonner. Armé de pied en cap, une épée au côté, qu'avez-vous à craindre d'un homme sans armes? Vous pourrez, à la première occasion favorable qui se présentera, l'abandonner sans qu'il s'en apperçoive, et venir nous rejoindre dans un endroit dont nous allons convenir. Choisissons pour rendez-vous un bourg voisin, habité par des hommes d'un naturel doux et facile.

Cnémon goûte l'avis de Théagènes: il lui indique un bourg appelé Chemmis, riche, peuplé, situé vers les bords du Nil, sur une éminence, servant de barrière contre les brigands de Bucolie, dont il étoit à-peu-près éloigné de cent stades, (un peu moins de quatre lieues) du côté du midi. Nous y arriverons avec peine, dit Théagènes. Chariclée n'est pas habituée à faire de si longs voyages; cependant nous nous y rendrons déguisés en mendians réduits à la plus extrême indigence. Et déjà vous n'êtes pas mal défigurés, reprit Cnémon, et Chariclée sur-tout, depuis qu'elle a perdu un œil: sous un pareil extérieur, vous paroîtrez, je crois, moins demander des morceaux de pain, que des trépieds et des vases.[6] Ces mots furent suivis d'un sourire forcé et seulement marqué du bout des lèvres. Ils s'engagent en même-tems, par serment, à ne point s'abandonner, prennent les dieux à témoins de la parole qu'ils se donnent, et se séparent.

Au lever du soleil, Cnémon et Thermutis passent le lac, traversent une forêt profonde, dont ils ont beaucoup de peine à sortir. Thermutis marche devant; ainsi l'a demandé Cnémon, sous prétexte qu'il le guidera dans un pays dont il doit connoître beaucoup mieux les difficultés; mais il ne veut, en effet, que se garantir de Thermutis et se ménager en même-tems les moyens de prendre la fuite. Avancés dans le pays, ils rencontrent des troupeaux, dont les gardiens disparurent et s'ensevelirent dans la profondeur de la forêt, lorsqu'ils les apperçurent. Les deux voyageurs prennent un des plus beaux béliers, le tuent, le font griller sur des charbons allumés par les bergers eux-mêmes, et en dévorent la viande: leur faim impatiente n'attend pas qu'elle soit cuite. Semblables à des loups affamés, ils mangent les morceaux à peine amollis au feu, à mesure qu'il les coupent: le sang jaillit sous leurs dents et coule le long de leurs joues. Après s'être bien remplis de viande et de lait, ils continuent leur route.

La nuit approchoit:[7] Cnémon et Thermutis gagnent le haut d'une colline, au pied de laquelle Thermutis disoit être un village où il conjecturoit que Thyamis étoit détenu dans les fers, ou avoit été mis à mort: Cnémon se plaint d'être incommodé de la quantité de viande qu'il a prise, feint une dyssenterie violente occasionnée par le fait qu'il a bu en même-tems, engage Thermutis à continuer sa route et lui promet de le rejoindre. Il emploie le même artifice jusqu'à trois fois, se plaint à l'Egyptien qu'il a beaucoup de peine à l'atteindre, et finit par le faire croire à son indisposition. Après l'avoir accoutumé à ce manège, il s'arrête enfin pour la dernière fois, se précipite avec toute la vitesse possible à travers les buissons les plus épais de la montagne et disparoît. Arrivé à la cîme, Thermutis se repose appuyé sur un rocher, attendant la nuit, pendant laquelle il étoit convenu avec Cnémon de descendre dans le village, et de s'informer du sort de Thyamis. Il regarde s'il ne le voit point venir; il médite en même-tems des projets de vengeance contre lui. Il le soupçonnoit toujours d être le meurtrier de Thisbé, et ne cherchoit qu'à l'immoler à son ressentiment. Non content de la mort de Cnémon; sa fureur vouloit encore étendre ses coups jusqu'à Théagènes. Ne voyant point paroître Cnémon, et la nuit devenant plus obscure, il s'abandonne au sommeil, qui fut pour lui le sommeil éternel de la mort. Piqué par un aspic, tel étoit sans doute l'ordre des destins, il termina ses jours d'une manière digne de la férocité de son caractère.

Cnémon, après avoir quitté Thermutis, continua de courir jusqu'à ce que la nuit fût arrivée et l'obligeât de s'arrêter. Il se blottit contre terre à l'endroit où les ténèbres le surprirent, ramasse le plus de feuilles qu'il peut et s'en couvre; mais le sommeil fuit loin de ses paupières; son ame est en proie aux plus violentes agitations. Le moindre bruit, le souffle du vent, le mouvement d'une feuille, tout est pour lui Thermutis. Le sommeil vient-il assoupir ses sens, il croit fuir encore, regarde sans cesse derrière lui, voit Thermutis, qui ne pensoit guère à le poursuivre. Il appelle, il repousse ensuite le sommeil, qui lui présente des objets plus effrayans que la réalité. La nuit même lui paroît plus longue que les autres nuits, et redouble encore ses frayeurs.

Enfin le retour de la lumière rend le calme et la joie à son esprit. Il diminue d'abord la longueur de ses cheveux. Il se dépouille de tout ce qui pouvoit lui donner quelque ressemblance avec les brigands. Entre autres moyens qu'ils emploient pour inspirer la terreur, ils rabattent une partie de leurs cheveux sur leur front, et laissent flotter l'autre sur leurs épaules, persuadés que la chevelure, qui relève la beauté d'un amant, donne aussi aux brigands un air terrible. Cnémon retranche donc de sa chevelure ce qui le rendoit semblable aux Bucoles, et il se hâte de se rendre à Chemmis, comme il en étoit convenu avec Théagènes.

Déjà il approchoit du Nil et se disposoit à le passer pour gagner ce village, lorsqu'il voit errer ça et là, à grands pas, sur les bords du fleuve, un vieillard qui semble s'entretenir avec les flots et leur communiquer de tristes réflexions. Sa chevelure, blanche comme la neige, descend le long de ses épaules, à la manière des prêtres. Une barbe épaisse et vénérable ombrage son menton; sa robe et le reste de son costume ressemble à celui des Grecs. Cnémon s'arrête quelques instans: livré tout entier à ses méditations, l'esprit attaché au seul objet qui l'occupe, le vieillard passe et repasse devant lui sans l'appercevoir. Cnémon se présente à sa rencontre: Que la joie soit dans votre cœur, dit-il! De la joie? répond le vieillard, il n'en est plus pour moi; la fortune lui a fermé pour jamais rentrée de mon ame. Vous êtes étranger, reprend Cnémon, vous êtes Grec?—Non, je ne suis point grec, ni étranger. L'Egypte est ma patrie.—Pourquoi donc portez-vous l'habit grec?—Si vous me voyez revêtu de cette robe magnifique. ce sont mes malheurs qui en sont cause.[8] Cnémon, étonné de voir ainsi un homme tirer sa parure de ses malheurs mêmes, le prie de les lui raconter. Mes malheurs, dit le vieillard; les Troyens n'en souffrirent pas plus, et ils égalent la multitude des abeilles qui sont dans une ruche: c'est un récit qui vous fatigueroit.[9] Mais vous, jeune étranger, où allez-vous? d'où venez-vous? Comment! un grec en Egypte!—Votre question me surprend. Je vous ai prié de me raconter vos malheurs; vous ne m'avez encore rien appris de ce qui vous touche, et vous voulez que je vous parle de moi!—Non, je ne veux point vous insulter, votre extérieur m'annonce un grec que la fortune a contraint de se déguiser. Vous souhaitez ardemment connoître mes aventures; vous serez satisfait: j'ai moi-même un tel désir de les raconter, que si vous ne vous fussiez présenté, je les aurois racontées, comme on dit, à ces roseaux. Quittons les bords du fleuve; le soleil du midi y darde ses rayons enflammés: ce lieu n'est point un théâtre propre à un récit aussi long. Allons au village que vous voyez devant vous, si une affaire plus pressante ne vous appelle point ailleurs. Je vous y donnerai l'hospitalité, non chez moi, mais dans la maison d'un mortel vertueux, qui m'a reçu dans mes malheurs et qui m'a donné un asyle chez lui. Là, je satisferai votre curiosité, là aussi vous m'apprendrez ce qui vous est arrivé. Je le veux bien, dit Cnémon; je vais moi-même dans ce village, je dois y attendre quelques-uns de mes amis.

Ils entrent tous deux dans une barque (plusieurs étoient attachées au rivage, toujours prêtes à recevoir les passagers pour un léger salaire,) et se font porter à l'autre bord. Ils gagnent le village, arrivent dans la maison où logeoit le vieillard. Le maître en étoit absent; mais sa fille, qui déjà avoit atteint l'âge nubile, ses esclaves, qui respectoient ce vieillard comme leur père, les reçurent fort bien: elles ne faisoient sans doute que suivre les ordres de leur maître. L'une lave leurs pieds, essuie la poussière de leurs jambes; l'autre arrange leur chambre et leur prépare des lits commodes; celle-ci apporte un vase et allume du feu; celle-là dresse une table qu'elle charge de mets et de fruits de toute espèce.

O mon père! s'écrie Cnémon étonné; sans doute nous sommes dans la demeure de Jupiter hospitalier. Quelle bonté, quelle attention, quelle bienveillance on nous témoigne! Non, répond le vieillard, nous ne sommes pas dans la demeure de Jupiter, mais dans celle d'un homme qui respecte Jupiter, protecteur des étrangers et des supplians; mon fils, c'est un marchand qui a beaucoup voyagé. Les villes sans nombre qu'il a vues, l'étude qu'il a faite des mœurs et du caractère de beaucoup de peuples et de nations, lui ont donné une grande expérience. Il a déjà donné plusieurs fois asyle dans sa maison à des malheureux et à moi, entre autres, lorsqu'il me rencontra, il y a quelques jours, errant et dans l'affliction.—Pourquoi donc, mon père, erriez-vous ainsi?—Des brigands, mon fils, des brigands m'ont arraché mes enfans. Je les connois ces barbares ravisseurs, mais je ne puis les punir. J'erre dans ces lieux témoins de mes malheurs; je les arrose de mes larmes. Telle la sensible tourterelle, à la vue du serpent qui a porté la désolation dans sa demeure, dévoré ses enfans sous ses yeux, n'ose approcher, ne peut fuir. Il se livre dans son cœur un combat violent entre la tendresse maternelle et la crainte de la mort. Elle voltige autour de son nid; ses prières sont vaines; ses gémissemens ne sont point entendus d'un monstre qui ne connut jamais la pitié!—Voudriez-vous, mon père, m'instruire des circonstances d'un évènement aussi cruel et aussi affligeant?—Oui, vous saurez tout; mais il faut commencer par appaiser la faim qui nous presse. C'est sans doute dans un moment pareil, c'est parce que tout lui est subordonné, qu'Homère l'appelle impérieuse. Conformons-nous d'abord aux usages établis en Egypte par les sages; commençons par faire des libations aux dieux: c'est un devoir auquel jamais rien ne pourra me faire manquer; jamais la douleur n'absorbera mon ame jusqu'à me faire oublier ce que je leur dois. En même-tems il verse de l'eau pure d'une coupe qu'il tient dans sa main. J'offre ces libations, dit-il, aux dieux de l'Egypte et de la Grèce, à Apollon-Pythien. Je les offre aussi à Théagènes et à Chariclée, dont la vertu égale la beauté. Oui, je les mets au nombre des dieux. Ses larmes coulent en prononçant ces dernières paroles, et sont comme une seconde libation offerte à ces deux amans.

Au nom de Théagènes et de Chariclée, Cnémon est frappé d'étonnement. Il parcoure des yeux le vieillard. Que dites-vous, s'écrie-t-il? Théagènes et Chariclée sont vos enfans?—Oui, reprend le vieillard, ils sont mes enfans, quoique je n'aie jamais connu leur mère. La fortune et les dieux me les ont donnés. C'est mon cœur qui les a enfantés; ma tendresse m'a donné auprès d'eux les droits de la nature; depuis ce temps, ils me regardent comme leur père et m'en donnent le nom. Mais, dites-moi, d'où les connoissez-vous?—Non-seulement je les connois; mais encore je vous annonce qu'ils sont pleins de vie. O Apollon! s'écrie le vieillard, dieux puissans! où sont-ils? montrez-les moi. Oui, vous serez mon sauveur, vous serez un dieu pour moi.—Quelle sera ma récompense?—L'hospitalité, que je vous donne ici, est le premier gage de ma reconnoissance: il n'en est pas, je crois, de plus beau pour un cœur ami de la vertu; bien des hommes regardent un pareil bienfait comme le plus précieux des trésors; et si, comme les dieux nous le promettent, nous rentrons bientôt dans notre patrie, nos richesses seront à vous; vous pourrez satisfaire vos désirs.—Vous ne me faites que des promesses, vous ne me donnez que des espérances incertaines, tandis que vous pouvez, dès l'instant même, me témoigner votre gratitude.—Dites, que demandez-vous? Il n'est point de sacrifice qui me coûte, fallût-il vous immoler une partie de moi-même.—Il ne faut pas vous mutiler; mais je me croirai bien récompensé, si vous me révélez le secret de la naissance de vos enfans; si vous m'apprenez quelle est leur patrie, comment ils se trouvent ici, et ce qui leur est arrivé.—Vous me demandez une récompense bien grande: il n'est rien qui l'égale; les richesses du monde entier ne lui sont pas comparables. Prenons auparavant un peu de nourriture; vous aurez à m'écouter pendant long-tems, et moi un long récit à vous faire.

Leur repas fut des noix, des figues; des dattes nouvellement cueillies, et d'autres fruits semblables. Le vieillard, accoutumé à une nourriture simple et frugale, n'accordoit jamais rien aux sens aux dépens de la raison. Jamais il ne donnoit la mort à aucun être vivant pour se nourrir de sa chair; sa boisson fut de l'eau, taudis que Cnémon but du vin. Mon père, dit Cnémon quelques instans après, Bacchus, comme vous le savez, se plaît aux entretiens, et n'est pas ennemi de la joie: ce dieu s'est emparé de moi, je suis prêt à vous entendre. Je réclame les promesses que vous m'avez faites: il est temps de nous représenter ici, comme sur un théâtre, la pièce que vous m'avez annoncée.—Eh bien! je vais vous satisfaire. Je voudrois que le généreux Nausiclès fût ici; plusieurs fois il m'a demandé de lui faire part de mes aventures, je me suis toujours refusé à ses instances sous différens prétextes—Où pourroit-il être à présent? Le nom de Nausiclès ne m'est pas inconnu;—Il est à la chasse.—Quelle espèce de chasse?—A la chasse des Bucoles, brigands par état, les plus féroces des animaux, très-difficiles à atteindre. Ils se retirent dans un marais, qui leur sert de repaire.—Il a sans doute à se plaindre d'eux?—Ils lui ont enlevé une Athénienne, son amante, qu'il appeloit Thisbé. Hélas! s'écrie Cnémon; et il se tait, comme s'il se reprenoit lui-même. Qu'avez-vous donc, dit le vieillard? Je m'étonne, reprit Cnémon, pour lui donner le change, et je désirerois savoir avec quelles forces et comment il a osé entreprendre une pareille expédition.—Oroondates gouverne l'Egypte au nom du roi de Perse. Mitrane, un de ses officiers, réside par son ordre dans ce village. Nausiclès l'a engagé, à force d'argent, à le suivre avec une armée puissante en cavalerie et en infanterie. Il regrette dans Thisbé moins son amante, qu'une excellente musicienne, qu'il devoit conduire, disoit-il, au roi d'Ethiopie, pour accompagner l'épouse de ce monarque, lui apprendre les jeux et les amusemens en usage chez les grecs, Privé des sommes immenses, qu'il attendoit pour un pareil présent, il met tout en usage pour la tirer des mains des Bucoles. Moi-même je l'ai excité a cette entreprise, dans l'espérance de retrouver aussi mes enfans.—C'en est assez sur les Bucoles, les Satrapes, les rois eux-mêmes. Vous m'entraînez, sans que je m'en apperçoive, loin de notre sujet. Ceci est un épisode étranger à la pièce.[10] Revenons donc à ce que vous m'avez promis. Vous cherchez, comme un autre Protée, à m'échapper, non par l'illusion et la rapidité de vos métamorphoses, mais à me faire perdre de vue mon objet, par vos digressions.—Vous serez satisfait. Je vais commencer par vous raconter succinctement mes propres aventures. N'attendez pas de moi que je répande des fleurs sur mon récit. Je ne vous mettrai sous les yeux qu'un tableau simple et exact des faits.

Memphis m'a vu naître. Je suis père; je m'appelle Calasiris. Errant aujourd'hui, il n'y a pas long-tems que j'étois grand-prêtre. Je fus uni, suivant les lois de ma patrie, à une épouse que la loi de la nature m'enleva bientôt. Lorsqu'elle se fut endormie du sommeil éternel, je vécus heureux avec deux enfans qu'elle m'avoit laissés. Quelques années se passèrent ainsi. Mais bientôt une fatale révolution des astres changea le cours de ma destinée; le bras du fils de Saturne s'appesantit sur moi. Je vis fondre sur moi des maux que ma science me montra bien, mais qu'elle ne put me faire éviter. Il est possible de prévoir les coups du sort, mais il n'est pas possible de s'y soustraire; et la prévoyance alors n'en est pas moins un véritable bien: elle adoucit l'amertume des revers. Les malheurs inattendus nous accablent; mais ils nous semblent plus légers, quand nous les avons prévus. Dans le premier cas, l'ame est terrassée par des coups subits; dans le second, elle est déjà familiarisée avec les douleurs, quand elles fondent sur nous: voici ce qui m'arma.

Une femme de Thrace, d'une beauté rare et qui ne le cédoit qu'à celle de Chariclée, nommée Rhodope (je ne sais d'où elle venoit, ni comment elle fit le malheur de tous ceux qui la connurent) parcourait l'Egypte et se montra à Memphis. Un cortège nombreux la suivoit: brillante de luxe et d'opulence, elle étoit consommée dans l'art d'exciter les passions et de séduire. Il étoit impossible de la voir sans se laisser éblouir: il partoit de ses yeux des traits qui pénétroient jusqu'au fond de l'ame et y faisoient des blessures incurables.[11] Elle venoit souvent au temple d'Isis, dont j'étois grand-prêtre, faisoit à la déesse de riches offrandes et beaucoup de sacrifices. Je rougis de le dire; plus je la regardois, plus elle me paroissoit belle. Ses charmes triomphèrent des principes de sagesse, dont j'avois fait profession pendant toute ma vie. J'opposai long-tems la raison à la séduction des sens.[12] Enfin je cédai; je sentis les feux de l'amour brûler dans mon cœur; je crus voir dans cette femme la source des maux qui devoient m'accabler et que la divinité m'avoit annoncés: elle me parut servir d'instrument aux destins qui me menaçoient. Je crus que le dieu qui me poursuivoit, s'étoit revêtu de ses traits. Je résolus de ne pas flétrir des fonctions que j'exerçois depuis ma jeunesse; je ne voulus pas souiller la majesté des temples et des autels. Je m'imposai la peine que méritoient des fautes que, graces aux dieux, je n'avois commises qu'en idée. La raison fut mon juge: je me punis de l'exil; je quittai ma patrie pour me dérober à la rigueur des destins, prêt à souffrir tout ce qu'ils décideroient de moi et pour fuir en même-tems le danger auquel m'exposoit Rhodope. Je craignis, ô mon fils, que la funeste influence de mon astre ne l'emportât, que quelque foiblesse ne déshonorât ma vie passée. Mais ce qui me détermina sur-tout à m'éloigner de ma patrie, furent mes enfant. Plus d'une fois les oracles des dieux me les avoient montrés les armes à la main l'un contre l'autre: je voulus donc fuir un spectacle auquel je crois que le soleil lui-même refuseroit sa lumière; je m'expatriai pour que mes regards paternels ne lussent pas souillés par l'effusion du sang de mes enfans. Je ne prévins personne que je quittois ma patrie et la maison paternelle. Je feignis un voyage à la fameuse Thèbes, pour voir l'aîné de mes enfans qui étoit alors chez son grand-père maternel et qui s'appeloit Thyamis.

Le nom de Thyamis est comme un trait qui frappe Cnémon. subitement; mais il est maître de lui et garde le silence, pour entendre la suite du récit de Calasiris. Le vieillard continue ainsi:

Je passe sous silence une grande partie de mes voyages, qu'il est inutile de vous raconter. J'appris que dans la Grèce il y avoit une ville nommée Delphes, consacrée à Apollon, le temple commun de tous les dieux, l'école des sages, dont la tranquillité n'étoit jamais troublée par aucune émeute populaire. Je partis pour cette ville, séjour si digne d'un grand-prêtre: je la préférai à toutes les autres, parce qu'elle est particulièrement attachée au culte des dieux et aux cérémonies religieuses. J'abordai par le golphe de Crisa à Cyrrha. A peine fus-je sorti du vaisseau que je me rendis à la ville. En y entrant, je sentis comme mon oreille frappée d'une harmonie divine. Delphes me parut, sur-tout par sa situation, le séjour des immortels. Le Parnasse, comme une citadelle construite par la nature sans le secours de l'art, la domine dans toute son étendue: à ses pieds est une espèce d'angle, dans l'intérieur duquel elle est comme enfermée.

Votre description est exacte, dit Cnémon; fussiez-vous inspiré par l'oracle, vous ne parleriez pas avec plus de vérité ni de justesse. Tel étoit le tableau que m'en faisoit mon père, qui avoit vu cette ville, lorsqu'Athènes l'avoit député à l'assemblée des Amphictyons.—Vous êtes donc Athénien?—Oui.—Votre nom?—Cnémon.—Votre histoire?—Je vous la raconterai. Mais à présent continuez votre récit.—Je le reprends, et je retourne à Delphes.

Après avoir admiré le stade de la ville, ses places, ses fontaines, Castalie elle-même, après m'être purifié dans ses eaux, je me hâte d'aller au temple. J'avois entendu dire à la foule nombreuse qui y couroit; que le moment étoit arrivé où la prêtresse montoit sur le trépied. J'entre; je me prosterne devant la divinité: je lui adresse des vœux du fond de mon cœur. La Pythie me répond ainsi:

«O toi qui, pour te soustraire à ta funeste destinée, fuis les fertiles plaines que le Nil arrosse, ne te laisses point abattre; je te rendrai les campagnes d'Egypte. Aujourd'hui je te prends sous ma protection.»

A peine eus-je entendu cet oracle, que je me prosterne au pied des autels, conjurant le Dieu de jeter sur moi un regard favorable. La multitude qui m'environne, me félicite de l'oracle rendu en ma faveur, la première fois que je viens au temple: tous me caressent; tous me témoignent beaucoup d'égards; ils disent que depuis le Spartiate Lycurgue, je suis le seul dont le Dieu se soit ainsi déclaré le protecteur. Je fis entendre que je désirois fixer ma demeure dans les environs du temple. On me l'accorda; on arrêta même que je serois nourri aux dépens du trésor public. Enfin rien ne manquoit à mon bonheur: ma vie étoit consacrée au culte des dieux. J'étois sans cesse au milieu des sacrifices que les étrangers et les habitans du lieu offroient tous les jours dans le temple, pour se concilier la faveur du Dieu qui l'habite, ou je m'entretenois avec des sages que l'on voit se rassembler autour du temple d'Apollon Pythien; en un mot, la ville consacrée au Dieu qui préside le chœur des neuf Muses, est le centre des sciences et des lettres. Dans les commencemens de mon séjour, je fus accablé d'une multitude de questions que l'on me faisoit sur divers sujets. L'un me demandoit quel culte les Egyptiens rendent aux dieux indigènes. Un autre, pourquoi certains animaux obtiennent de certaines personnes les honneurs de l'apothéose, et m'interrogeoit sur les différentes traditions du pays; celui-ci, sur la construction des pyramides; celui-là, sur la sinuosité des canaux qui fécondent l'Egypte: en un mot, leur curiosité ne laissoit échapper aucune particularité. Tout ce qui parle, tout ce qui traite de l'Egypte, fixe singulièrement l'attention des Grecs.

Ils me questionnoient encore sur le Nil, sur sa source, sur les lois particulières auxquelles il est assujetti. Ils me demandoient pourquoi, de tous les fleuves, il est le seul qui déborde en été. Je leur disois ce que je savois sur ce fleuve, ce que j'avois lu dans les livres sacrés, qui ne sont ouverts qu'aux ministres du culte. Le Nil, leur disois-je, prend sa source à l'extrémité de l'Ethiopie, sur les frontières de la Lybie, où l'orient finit et le midi commence, La crûe de ses eaux en été ne vient point, comme quelques-uns l'ont pensé, du souffle opposé des vents, qui soulèvent ses flots; mais ces vents, vers le solstice d'été, rassemblent tous les nuages des climats septentrionaux, les poussent vers le midi, les amoncèlent dans la Zone torride: les chaleurs excessives les empêchent de passer outre Réunis, entassés avec les autres vapeurs de cette Zone, ces nuages se résolvent en humidité; des pluies abondantes tombent en torrens; le Nil grossit: ce n'est plus un fleuve, c'est une mer qui franchit ses digues, couvre l'Egypte de ses flots, et féconde ses campagnes dans son passage.[13] Ses eaux tombées du Ciel, sont bonnes à boire; elles ne conservent plus la chaleur qu'elles ont à leur source, et ne sont que tièdes. Aussi de tous les fleuves, le Nil est-il le seul qui n'exhale point de brouillards, tandis qu'il s'en couvriroit, si, comme le prétendent quelques illustres personnages de la Grèce, la fonte des neiges étoit la cause de son accroissement.

Pendant que je parlois ainsi, un prêtre d'Apollon, que je connoissois beaucoup, nommé Chariclès, me dit: j'adopte votre avis; c'est ainsi que j'ai entendu expliquer les phénomènes du Nil aux prêtres qui demeurent à Catadupes.—Vous avez donc été dans ce pays?—~ Oui, sage Calasiris.—Quelle affaire vous y a conduit?—Des malheurs domestiques, qui sont devenus pour moi une source de félicité. Je parus étonné d'une telle réponse. Votre étonnement cessera, dit-il, quand je vous aurai instruit de tout, et je vous en instruirai quand vous voudrez.—Eh bien, je ne demande pas mieux que de vous entendre à l'instant même. Chariclès aussitôt fait éloigner la foule qui nous environne et me parle ainsi:

Des raisons particulières me font désirer depuis long-tems de vous entretenir de ce qui m'est arrivé. J'avois une épouse, mais je n'avois point d'enfans. Enfin, sur le déclin de l'âge, mes vœux ardens furent exaucés, et une fille m'appela du nom de père. Apollon m'avoit averti qu'un astre malfaisant présideroit à sa naissance. Déjà elle étoit nubile. Je l'unis à celui que je crus le plus vertueux parmi les nombreux amans qui briguèrent sa main. La première nuit où le lit nuptial la reçut, le feu du ciel, ou une flamme allumée par le crime, tomba sur la chambre et consuma ma fille. Les cris de la douleur succédèrent aux chants de l'hymenée. De la pompe nuptiale, elle fut portée au tombeau; les flambeaux de l'hymen furent changés en torches funèbres, qui allumèrent le bûcher et réduisirent ma fille en cendres.

Peu contente de cette proie, la mort en saisit bientôt une autre: bientôt mes mains élevèrent un second tombeau. Mon épouse, inconsolable de la perte de sa fille, mourut peu de tems après de douleur et de regrets. Ecrasé sous le poids du malheur, je ne voulus pas cependant quitter la vie: c'est un crime pour un ministre des dieux de se donner la mort; mais je quittai ma patrie, pour ne pas rester chez moi dans une solitude affreuse. L'éloignement des objets qui peuvent nous rappeler de tristes souvenirs, contribue beaucoup à nous faire oublier nos maux. J'errai de climats en climats; j'allai en Egypte, jusqu'à Catadupes, pour voir les cataractes du Nil. Voilà, mon cher Calasiris, la cause de mon voyage dans votre patrie.

Mais je ne veux pas vous laisser ignorer une rencontre que je fis dans mes voyages, qui est même ce qu'ils ont de plus remarquable. Je profitais de mon séjour pour visiter la ville. Le tems avoit adouci l'amertume de mes regrets; je songeois à revenir dans ma patrie, et j'achetois quelques objets rares dans la Grèce, lorsqu'un homme d'un extérieur imposant, dont la figure annonçoit un esprit cultivé, dans la fleur de l'âge, d'un noir d'ébène, s'approche de moi, me salue et me dit en langue grecque, qu'il ne parloit pas avec facilité, qu'il désiroit m'entretenir. J'y consens; il me conduit dans un temple voisin et me parle ainsi:

Je vous ai vu acheter quelques feuilles, quelques racines des Indes, d'Ethiopie et d'Egypte; si vous voulez traiter avec moi de bonne-foi, sans fraude, sans artifice, je suis prêt à vous montrer mes marchandises.—Je le veux bien, montrez-les moi.—-Je vais vous les montrer; il ne faut pas ici cet esprit d'intérêt qui guide les marchands.—Promettez-moi aussi de ne pas me demander un prix excessif.

En même-tems il prend de dessous son bras un petit sac, et me montre une quantité prodigieuse de diamans: c'étoient des pierreries de la grosseur d'une petite noix, parfaitement rondes, la plûpart d'une blancheur éclatante; les unes, vertes comme le gazon au printems, brilloient d'un éclat doux et uni, comme si elles eussent été frottées d'huile: d'autres imitoient la couleur des bords de la mer, dominés par un énorme rocher, et qui se teignent du tendre coloris de la violette. Enfin, de cet assemblage résultait un éclat mélangé, dont les nuances flattaient agréablement la vue.

Etranger, lui dis-je après les avoir considérées, il vous faut chercher d'autres acheteurs. Tout ce que je possède ne suffiroit pas pour payer un seul de ces diamans—Eh bien, si vous ne pouvez les acheter, vous pouvez les recevoir en présent.—Sans doute je peux bien les recevoir en présent; mais je ne vois pas pourquoi vous vous moquez ainsi de moi.—Je ne me moque point de vous; je parle très-sérieusement; j'en prends à témoin le Dieu que l'on adore dans ce temple. Je vous donnerai toutes ces choses, si vous voulez recevoir encore un autre présent, bien plus précieux. A ces derniers mots, je ne pus m'empêcher de rire. Pourquoi riez-vous, me dit-il?—Quoi! promettre toutes ces richesses, offrir d'en payer l'acceptation dune récompense encore plus précieuse, n'est-ce pas une chose bien capable de faire rire?—Croyez ce que je vous dis; jurez-moi d'user de mon présent comme je vous le dirai. J'étois étonné, embarrassé; j'espérois, je jurai.

A peine eus-je fait le serment prescrit, qu'il me mène chez lui et me montre une jeune fille d'une beauté parfaite et divine. Il me dit qu'elle étoit âgée de sept ans: je croyois qu'elle touchoit déjà à l'âge de puberté, tant il est vrai que les charmes de la beauté trompent les yeux, et suppléent au nombre des années. Interdit, stupéfait, je ne pouvois me lasser d'admirer cette jeune personne; quand cet étranger, reprenant la suite de son discours me parla ainsi:

Celle que vous voyez, étranger, a été exposée par sa mère, enveloppée de langes, abandonnée à la fortune pour des causes dont vous serez instruit par la suite. Je l'ai vue et je l'ai enlevée; il ne m'étoit pas permis d'abandonner au milieu des dangers une ame qui animoit un corps humain: c'est un des dogmes de nos Gynmosophistes, dont j'avois mérité, depuis quelque tems, d'entendre les leçons. Les yeux de cet enfant, même dans cet état d'abandon, brilloient d'un éclat divin: je vis la douceur et la majesté peintes dans ses regards. Elle avoit un collier formé de ces diamans que je viens de vous montrer et une bandelette tissue de fils de soie, sur laquelle son histoire étoit tracée en caractères du pays. La prévoyance de sa mère lui avoit sans doute, en l'exposant, donné ces indices pour la faire reconnoître. A peine eus-je parcouru ces caractères, que je vis d'où elle étoit et quels étoient ses parens. Je la pris, je l'emportai à une de mes terres loin de la ville. Je la remis à mes pasteurs, auxquels je recommandai le plus inviolable secret. Je gardai tous les objets que j'avois trouvés avec elle, dans la crainte qu'ils ne devinsent pour elle un arrêt de mort. C'est ainsi que le berceau de cet enfant a été enveloppé de ténèbres épaisses.

Le tems ne faisoit qu'ajouter à ses charmes; ses traits se développoient, s'agrandissoient et prenoient un caractère au-dessus de la condition de l'homme. La beauté ensevelie dans les entrailles de la terre ne pourroit rester inconnue, et je crois que son éclat la trahiroit. Je craignis donc que le mystère de sa naissance ne fût révélé, qu'il ne lui en coutât la vie et que je ne fusse moi-même victime de mes soins. Étant venu à bout de me faire envoyer en ambassade vers le Satrape d'Egypte, je l'ai emmenée avec moi pour mettre ses jours en sûreté. Je vais remplir aujourd'hui l'objet de ma mission; car le Satrape m'a annoncé qu'il me donneroit audience. J'abandonne cette jeune fille à vos soins, à la protection des dieux qui le veulent ainsi. Je vous la remets aux conditions que vous avez juré d'observer. Elle sera libre; vous ne la marierez qu'à un homme de condition libre, telle que vous la recevez de mes mains, ou plutôt de celles de sa mère elle-même. Par les informations que j'ai prises depuis plusieurs jours que vous êtes ici, je me suis assuré de votre vertu, de votre patrie. Vous êtes né dans la Grèce; plein de confiance en votre probité, je me flatte que vous exécuterez tout ce que vous m'avez juré. Mes affaires ne me permettent pas de vous en dire davantage pour le présent. Demain, trouvez-vous auprès du temple d'Isis, je vous donnerai des renseignemens plus exacts et plus circonstanciés.

Je fis tout ce qu'il m'avoit dit. Je pris la jeune fille; je la couvris d'un voile et je la portai chez moi. Je passai le reste de la journée à lui prodiguer des soins et de tendres caresses. Je rendois grâce aux dieux d'une si heureuse rencontre: dès ce moment je la regardai comme ma fille, et je lui donnai ce nom.

Le lendemain, au lever de l'aurore, je me hâte de me rendre au temple d'Isis, comme j'en étois convenu avec l'étranger. Après m'être long-tems promené, ne le voyant pas paroître, je me rends au palais du Satrape; je m'informe si l'on n'a pas vu l'ambassadeur d'Ethiopie; on me dit qu'il est parti, qu'il a été renvoyé avec menaces de la mort de la part du Satrape, si, avant le coucher du soleil, il n'étoit pas sorti de ses états. J'en demande la raison; c'est, me dit-on, parce qu'il a ordonné au Satrape de ne pas toucher aux mines de diamans, sous prétexte qu'elles appartiennent aux Ethiopiens.

Je m'en retourne pénétré de chagrin et comme frappé d'un coup violent, de n'avoir pu apprendre quelle est cette jeune fille, son pays et qui lui a donné le jour. N'en soyez pas étonné, lui dit Cnémon, car moi-même j'en suis fâché; mais peut-être que je l'apprendrai.

Vous le saurez sans doute, lui répond Calasiris, écoutez la suite du récit de Chariclès.

De retour chez moi, je vois venir cette jeune fille au-devant de moi, sans me dire une seule parole; car elle ne savoit pas la langue grecque. Elle me salue de la main. Sa seule vue porte la joie dans mon ame: je l'admirois. Comme les petits chiens de bonne race caressent tous ceux qu'ils ne connaissent que depuis peu de temps, elle étoit déjà sensible à l'amitié que je lui avois témoignée. Elle m'aimoit comme son père. Je résolus de quitter Catadupes; je craignois que le destin jaloux ne me ravît encore cette seconde fille. Je descendis le Nil. Arrivé à la mer, je trouvai un vaisseau et je m'embarquai pour revenir dans ma patrie.

Ma fille est actuellement ici.... Oui, ma fille; je lui ai donné mon nom: elle est l'unique appui de ma vieillesse. Elle me cause aujourd'hui des chagrins bien cuisans; du reste elle a surpassé mes espérances: elle a appris la langue grecque en très-peu de tems; elle s'est développée, comme une jeune plante favorisée de la nature. Sa beauté efface celle de ses compagnes, et lui attire les regards de tous les étrangers. Partout où elle se montre, dans les temples, dans les jeux, dans les places publiques, ses traits, comme ceux d'une statue parfaite, fixent sur elle les yeux et l'attention de tout le monde.

Avec toutes ces belles qualités, elle me cause des déplaisirs mortels; elle dédaigne les nœuds de l'hymen; elle veut garder une perpétuelle virginité. Diane est sa divinité chérie; elle ne connoît d'autre plaisir que de chasser; tirer de l'arc. La vie est devenue pour moi un fardeau insupportable: j'espérois lui donner pour époux mon neveu, jeune homme aimable, dont la société et le commerce sont remplis d'agrémens. Tous ces avantages ne lui servent de rien; elle demeure inébranlable dans sa résolution: caresses, promesses, raisons, tout est inutile. Ce qui m'afflige le plus,c'est qu'elle tourne contre moi les armes que je lui ai données.[14] Elle tire de l'instruction et des leçons qu'elle a reçues de moi, des preuves de la bonté du plan de vie qu'elle a embrassé. La chasteté, à ses yeux, est une vertu plus qu'humaine; elle nous approche de la divinité: c'est un bien incorruptible, impérissable, que rien ne peut altérer; Vénus, les Amours, l'Hymen, ne méritent que le mépris. O Calasiris! j'implore votre secours. J'ai profilé de l'occasion favorable, que m'a présenté le hasard pour vous entretenir un peu long-tems: obligez-moi; employez auprès d'elle toutes les ressources que peuvent vous fournir votre adresse, vos lumières, votre éloquence; persuadez-lui qu'elle est née femme. Vous pouvez aisément la voir, si vous le désirez: elle ne fuit point la société des hommes; très-souvent elle est au milieu d'eux, et n'en reste pas moins vierge. Elle habite, comme vous, l'enceinte qui environne le temple. Ne rejetez pas mes prières, ne souffrez pas que je passe ma vieillesse dans une triste solitude, sans enfans, sans consolation. Je vous en conjure au nom d'Apollon, et de tous les dieux que vous adorez en Egypte.

Je ne pus retenir mes larmes, mon fils, quand je vis couler celles de Chariclès; je lui promis de faire tout ce qui seroit en mon pouvoir.

Pendant que nous réfléchissions sur les moyens de changer le cœur de Chariclée, on vint annoncer à Chariclès que le chef de la théorie[15] des Ænéens étoit depuis long-tems à la porte du temple, et attendait le grand-prêtre pour commencer le sacrifice. Je demandai à Chariclès quels étoient ces Ænéens, cette théorie et le sacrifice qu'ils venoient offrir. Les Ænéens, me dit-il, sont les plus nobles des Thessaliens; leur sang est le plus pur de la Grèce: ils descendent d'Hellen, fils de Deucalion, et habitent les bords du golphe de Mélie; ils donnent à leur capitale le superbe nom d'Hypate, nom qui lui vient, selon eux, de sa supériorité et de sa prééminence sur les autres villes, et selon d autres, de sa situation aux pieds du mont Æta. Tous les quatre ans, à l'époque de la célébration des jeux pythiques qui, comme vous le savez, se célèbrent actuellement, les Ænéens envoient une théorie pour offrir des sacrifices à Néoptolême, fils d'Achille; car c'est ici, au pied même de l'autel d'Apollon, qu'il expira sous les coups du perfide Oreste, fils d'Agamemnon.

Cette théorie est plus magnifique que toutes les autres; celui qui est à sa tête prétend descendre d'Achille. J'ai vu ce jeune homme, rien en lui ne dément cette origine: sa beauté, sa taille annoncent vraiment une naissance illustre. Je parus surpris; je lui demandai comment un Ænéen osoit se dire descendant d'Achille; car l'Egyptien Homère dit dans ses ouvrages qu'Achille étoit de la Phthie. Ce Thessalien, me répondit Chariclès, et tous les Ænéens avec lui, n'en soutiennent pas moins qu'Achille naquit parmi eux; que Thétis sortit du golphe de Mélie pour épouser Pelée; que cette contrée étoit autrefois appelée Phthie; que la célébrité d'Achille a seule dicté tant d'impostures aux autres peuples sur la naissance du vainqueur d'Hector. Il fait même remonter son origine jusqu'aux Æacides. Il dit que Ménesthius, l'un de ses ayeux, fils du Sperchius et de Polydore, fille de Pelée, accompagna Achille sous les murs de Troye, comme un de ses premiers capitaines; qu'il dut à sa naissance le commandement du premier corps des Mirmidons. Tant de titres de noblesse, tant de preuves qu'Achille est né parmi eux, sont encore appuyées par ce sacrifice immolé à ses mânes. Ils prétendent que les

Thessaliens ne leur ont cédé le droit de l'offrir, que parce qu'ils reconnoissent les liens qui.... On peut, dis-je à Chariclès, leur céder toutes leurs prétentions, convenir de la vérité de ce qu'ils disent. Faites venir ce jeune homme; je désire ardemment de le voir.

Chariclès s'empresse de me satisfaire, et le jeune homme paroît. Il avoit en effet beaucoup de traits d'Achille, son regard, sa fierté; il portoit la tête droite: sa chevelure, séparée dessus son front, étoit bouclée et arrêtée par derrière; sur son visage étoit peint un courage martial;[16] ses narines ouvertes respiroient l'air librement; ses yeux, d'un bleu foncé, tiroient un peu sur le noir; son regard avoit une noble et aimable fierté, et faisoit l'impression d'une mer qui se calme après avoir été agitée.

Lorsqu'il nous eut fait les complimens d'usage, auxquels nous ne manquâmes point de répondre: il est tems, dit-il à Chariclès, d'offrir le sacrifice, afin que nous puissions faire des libations sur le tombeau de Néoptolême, et accomplir toutes les cérémonies usitées. Allons, reprit Chariclès; et en même tems il se leva. Vous verrez Chariclée aujourd'hui, dit-il, en s'adressant à moi, si vous ne l'avez pas encore vue: il est d'usage que la prêtresse de Diane assiste à cette solemnité, et aux libations que l'on offre à Néoptolême.

J'avois déjà vu plusieurs fois Chariclée; plus d'une fois elle avoit immolé avec moi des victimes; elle m'avoit plus d'une fois questionné sur les choses saintes cependant je ne répondis rien à Chariclès, attendant l'avenir avec impatience.

Nous dirigeâmes nos pas vers le temple: déjà les Thessaliens avoient tout préparé. Quand nous arrivâmes aux autels, le jeune homme commençoit déjà le sacrifice, qui fut précédé de la prière du grand-prêtre. La Pythie, du fond du sanctuaire, rendit cet oracle:

Célébrez, ô Delphiens, celle dont le nom commence par Charis et finit par Cléos, et le fils de la déesse; ils quitteront mon temple, fendront les flots écumans, arriveront dans un pays brûlé par le soleil. Là, une mître blanche, qui couronnera leurs cheveux noirs, sera la récompense de leur vertu.

Cet oracle jette tous les Delphiens dans une grande perplexité: ils ne peuvent en pénétrer le sens; chacun l'interprète diversement et selon ses désirs; mais personne n'en donne la véritable explication. Les oracles,

comme les songes, ne s'interprètent guère que par l'événement. Les Delphiens, d'ailleurs, tout occupés de la magnificence et de l'éclat de la cérémonie, ne s'appliquent point à démêler le sens de celui-ci.

Fin du Livre Second.

LIVRE TROISIÈME.

SOMMAIRE.

Calasiris continue son récit. Description de la pompe des Ænéens. Portrait de Théagènes et de Chariclée. Sacrifice des Thessaliens. Entrevue de Théagènes et de Chariclée. Maladie de Chariclée. Inquiétudes de Chariclès. Dissertation sur les enchantemens. Théagènes donne un repas. Songe de Calasiris. Des apparitions des dieux. Naissance et patrie d'Homère. Étude des Egyptiens. Théagènes découvre son amour à Calasiris. Chariclès prie Calasiris de secourir Chariclée malade; tous deux vont la voir; dans quel état ils la trouvent.


Quand la fête et toutes les cérémonies furent achevées.... Mais, mon père, dit Cnémon, elles ne sont pas achevées, vous ne m'avez encore rien fait voir; je brûle d'en entendre le détail. Je viens, comme dit le proverbe, derrière tout le monde, pour voir une aussi brillante solemnité et vous passez outre; vous fermez et vous ouvrez la scène en même tems. O mon fils! reprit Calasiris, je ne voulois pas vous fatiguer par un détail hors de mon sujet: je voulais arriver aux principaux points de ma narration, à ce qui peut vous intéresser le plus: mais puisque par cet esprit de curiosité, si naturel aux Athéniens et que vous n avez point perdu, vous voulez jouir, comme en passant, d'un tel spectacle, je vais vous mettre sous les yeux un tableau raccourci de la plus belle fête que j'aie jamais vue; elle le mérite, et par sa magnificence et par les évènemens qui la suivirent.

A la tête paroissent cent victimes, conduites par une troupe d'initiés, dont l'extérieur et l'habillement sont agrestes; ils portent une robe blanche, serrée à la ceinture par une courroie; leur bras droit, leur épaule et leur sein, sont nuds; dans leur main est une hache à deux tranchans. Tous les taureaux sont noirs et vigoureux; leur col large et épais décrit une courbe, quand ils lèvent la tête; leurs cornes, droites et sans sinuosités, sont d'une grandeur ordinaire: l'un les a dorées, l'autre, ornées de guirlandes de fleurs; ils sont bas sur jambes; leurs fanons épais descendent jusque sur leurs genoux: comme ils sont au nombre de cent, ils forment vraiment une hécatombe.

Après eux vient une multitude de diverses autres victimes: elles marchent en ordre, divisées selon leur espèce. Des flûtes, des instrument font entendre des airs mystérieux et des chants préparatoires.

Après les victimes et leurs conducteurs, de jeunes Thessaliennes, magnifiquement vêtues, avec de larges ceintures, la chevelure éparse et flottante, sont partagées en deux chœurs. Parmi celles qui composent le premier, les unes portent des paniers remplis de fleurs et de fruits; les autres des corbeilles pleines de gâteaux sacrés et de parfums, qui exhalent une odeur délicieuse. Disposées avec ordre et symétrie, leurs fardeaux fixés sur leur tête, elles se tiennent les unes les autres par la main, de manière à pouvoir danser et marcher en même-tems. Le second chœur règle les chants, entonne un hymne à la louange de Thétis, de Pelée, de leur fils et du fils d'Achille.

Après elles, Cnémon.... Quoi! Cnémon, dit Cnémon; mais, mon père, c'est me priver d'une grande partie du plaisir, que dépasser cet hymne sous silence. Je ne fais que voir la pompe et je n'entends rien. Eh bien! reprit Calasiris, vous allez l'entendre, puisque vous le désirez. Tel étoit à-peu-près cet hymne.

Je chante Thétis à la chevelure dorée, fille immortelle de Nerée, dieu de la mer; Thetis devenue, par l'ordre de Jupiter, l'épouse de Pélée; Thetis l'ornement de la mer, notre protectrice, comme Vénus l'est de Paphos. Elle mit au jour le terrible dieu des combats;

le sauveur de la Grèce, le divin Achille, dont la gloire est montée jusqu'au ciel. Achille eut de Pyrrha l'invincible Néoptolème, le destructeur de Troie, le rempart des enfans des Grecs. Soyez-nous favorable, divin Néoptolème, vous dont la cendre repose dans la terre de Pytho; recevez nos présens; délivrez-nous de toute crainte. Je chante Thétis à la blonde chevelure.

Tel étoit cet hymne, autant que je puis m'en souvenir. Il régnoit dans ces chœurs une harmonie si parfaite, le bruit des pieds s'accordoit si justement avec la mesure de la musique, que l'ouie, plus affectée encore que la vue, goûtoit seule tout le plaisir, et que les spectateurs entraînés, pour ainsi dire, par cette mélodie, suivoient les pas des jeunes vierges à mesure qu'elles avançoient, jusqu'à ce qu'une troupe de jeunes gens, avec leur chef, montés sur de superbes coursiers, paroissent et font oublier les charmes de ce concert. Divisés en deux corps de vingt-cinq chacun, ils escortent le chef de la théorie, qui marche au milieu d'eux; leur chaussure est attachée au-dessus de la cheville du pied par une bandelette de pourpre de Phénicie; une agraffe d'or relève, sur leur sein, une robe blanche mouchetée de bleu jusqu'en bas. Tous les coursiers sont de Thessalie; dans leurs yeux est peinte la liberté qu'on respire dans le climat où ils ont été nourris; ils semblent dédaigner l'esclavage, rongent leur frein, le couvrent d'écume; ils obéissent cependant à toutes les impressions qu'ils reçoivent de leurs maîtres: ils sont ornés de housses enrichies d'or et d'argent: on diroit que ces jeunes Thessaliens se sont disputé la gloire de parer leurs coursiers.

Quelque magnifique, quelque brillant que soit ce cortège, l'œil des spectateurs le dédaigne pour s'arrêter sur le chef. C'étoit Théagènes, dont le sort me cause aujourd'hui tant d'inquiétude: il paroît comme un astre dont les feux éclipsent tout ce qui brilloit ayant qu'il se montrât. Cavalier et fantassin en même-tems, il agite dans sa main une lance pesante garnie d'un large fer; il marche sans casque, la tête nue, revêtu d'une robe de pourpre, sur laquelle, entre autres évènemens, on voit représenté en or le combat des Centaures contre les Lapithes: on voit sur son agraffe Pallas, dont le sein est couvert de l'égide avec la tête de la Gorgone. Ce qui lui donne encore de nouvelles graces, c'est un vent léger dont la faible haleine agite mollement sa chevelure sur ses épaules, partage sur son front les boucles de ses cheveux; et fait flotter les extrémités de sa robe jusque sur la croupe et les cuisses de son coursier: on diroit que l'animal lui-même, sensible à l'éclat qui l'environne, l'est encore à la gloire d'être guidé par un maître si beau; il se rengorge, porte la tête droite; dans ses yeux, dans sa démarche, est peint l'orgueil que lui inspire un tel fardeau: docile au frein, il avance lentement, se balançant majestueusement à droite, à gauche, appuyant légèrement le bout du pied à terre, et réglant ses pas de manière à ne point trop agiter son maître. Tous les spectateurs sont ravis d'admiration, tous d'une voix unanime décernent à Théagènes le prix de la beauté et du courage. Déjà toutes les courtisannes, éprises pour lui d'une passion violente qu'elles ne peuvent déguiser, sèment des fleurs et des fruits sur son passage,[17] dans l'espérance de s'attirer un de ses regards: toutes décident que jamais on n'a rien vu de plus beau que Théagènes.

Quand la fille de l'air, l'Aurore aux doigts de rose, s'éleva sur l'horison, pour parler le langage d'Homère; quand la belle, la vertueuse Chariclée, sortie du temple de Diane, parut, nous fumes alors convaincus que la beauté de Théagènes pouvoit être surpassée, mais aux yeux des hommes, qui trouvent dans les grâces et les appas d'une femme quelque chose de plus séduisant. Elle s'avance montée sur un char traîné par deux taureaux blancs; un manteau de pourpre, parsemé de fleurs d'or en forme de rayons, descend jusque sur ses pieds; autour de son sein est une ceinture sur laquelle l'ouvrier a épuisé tous les secrets de son art: jamais auparavant il n'en avoit fait de pareille, et jamais il n'en fit dans la suite. On voit par derrière des queues de serpens s'entrelacer l'une dans l'autre; leurs cols, revenant par dessus son sein, forment un nœud tortueux duquel sortent leurs têtes qui pendent de chaque côté, et semblent partir du milieu du nœud: tels sont les prestiges de l'art, qu'on diroit qu'ils se traînent; la cruauté n'est point peinte dans leurs regards; ils n'inspirent point la frayeur; ils semblent plongés dans un doux sommeil; on diroit que le plaisir les a endormis sur le sein de Chariclée. Ils sont travaillés en or, de couleur bleue et avec tant d'art, que ce métal a pris, sous la main de l'ouvrier, une couleur foncée qui, contrastant avec le jaune, représente au naturel la teinte mobile et luisante des écailles de ces serpens. Telle est la ceinture de Chariclée. Une partie de sa chevelure est tressée, tandis que l'autre flotte avec grâce sur son col et sur ses épaules; une couronne, formée de branches de laurier, arrête sur sa tête et écarte ses cheveux de son visage, aussi frais que la rose, aussi éclatant que le soleil, et les empêche de voltiger de côté et d'autre au gré du vent. Dans sa main gauche est un arc. Le long de son épaule droite descend un carquois. Dans sa main droite est une torche ardente, dont les flammes ne jettent pas un éclat aussi vif que celui de ses yeux.

Les voilà, s'écrie Cnémon! je reconnois Théagènes et Chariclée, ce sont eux-mêmes. Montrez-les moi, au nom des dieux, je vous en supplie, lui dit Calasiris, qui croyoit que Cnémon les voyoit en effet.—O mon père! vous m'avez dépeint avec des traits si vrais des personnes que j'ai vues, que je connois, que, malgré leur absence, je croyois les voir.—Je ne sais si vous avez jamais vu des personnes telles que la Grèce et le soleil en virent alors, des personnes aussi regardées, aussi applaudies; l'une réunissant les suffrages de tous les hommes; l'autre ceux de toutes les femmes: le bonheur d'épouser l'un des deux, égaloit à leurs yeux celui des immortels: Théagènes, sur-tout, étoit regardé des habitans du pays, et Chariclée des Thessaliens. L'admiration des uns et des autres se fixoit sur celui qu'ils ne connoissoient point; car un objet inconnu attire davantage notre attention. Douce erreur! séduisante pensée! ô Cnémon, dans quel transport j'étois! je pensois que vous alliez me les montrer; hélas! que vous m'avez cruellement trompé! Au commencement de notre entretien, je pensois qu'ils alloient arriver, que bientôt je les verrais; vous ne m'avez même demandé le récit de leurs aventures, que comme le prix d'un pareil bienfait. Le soleil est couché, la nuit est arrivée, et vous ne me les montrez point encore! Ne vous désespérez point, reprit Cnémon; soyez persuadé qu'ils arriveront: peut-être ont-ils trouvé quelque obstacle, qui les empêche de se rendre à tems au lieu fixé. D'ailleurs, fussent-ils présens, je ne vous les ferois pas connoître avant que vous vous fussiez entièrement acquitté envers moi. Remplissez donc vos engagemens, si vous avez tant d'impatience de les voir. Ce n'est qu'avec le sentiment de la plus profonde douleur, reprit Calasiris, que je me rappelle des évènemens aussi tristes. Je craignois d'ailleurs de vous ennuyer par des détails aussi longs; mais puisque vous êtes avide de choses touchantes, je vais reprendre le fil de ma narration. Allumons d'abord un flambeau; faisons des libations aux dieux qui président à la nuit; acquittons-nous envers la divinité, afin que rien ne vienne troubler le plaisir de notre entretien. Ainsi parla Calasiris.

Par son ordre, une esclave apporte un flambeau; le vieillard fait des libations; il invoque les dieux et sur-tout Mercure; il les prie de ne lui envoyer que des songes agréables; de lui montrer au moins pendant le sommeil, les objets les plus chers à son cœur. Il continue ainsi son récit.

Lorsque le cortège a trois fois fait le tour du tombeau, et que les cavaliers l'ont parcouru trois fois, on entend les gémissemens des femmes mêlés aux cris confus des hommes. Toutes les victimes, les taureaux, les béliers, les agneaux, comme frappées du même coup, tombent sous le couteau sacré. Un vaste autel est chargé d'une grande quantité de bois, sur lequel on met, suivant l'usage, les extrémités des victimes. On prie le grand-prêtre de commencer les libations et de mettre le feu au bûcher. Je dois, il est vrai, dit Chariclès, faire des libations; mais il faut que le chef de la théorie prenne un flambeau de la main de la prêtresse de Diane, et allume le bûcher; ainsi l'ordonnent les lois établies parmi nous: en même-tems il commence les libations, et Théagènes va prendre le flambeau.

O Cnémon! si nous croyons que les ames ont une origine céleste, et qu'elles ont entr'elles une sympathie invincible, ce n'est pas sans raison. A peine Chariclée et Théagènes s'apperçoivent-ils que leur ame, dès ce premier abord, semble reconnoître son image et s'élancer vers un objet digne d'elle. Ils restent tous deux saisis, étonnés. Ils ne se hâtent point, l'un de prendre, l'autre de recevoir le flambeau. Ils se regardent long-tems mutuellement: ils semblent s'être déjà vus, se reconnoître et chercher les traits l'un de l'autre; après vient un sourire léger et furtif que le mouvement seul de leurs yeux indique: ils rougissent comme s'ils en avoient honte; ils palissent comme si un trait aigu eût pénétré jusqu'au fond de leur cœur. En un mot, mille changemens qui se succèdent rapidement sur leur visage, l'altération de leurs traits, tout révèle l'agitation de leur ame.

Tous les assistans étoient occupés des différentes cérémonies du sacrifice, de pensées diverses; Chariclès attentif aux vœux et aux prières accoutumées qu'il récitoit: personne ne s'apperçut de rien. Je ne pensois qu'à observer ces jeunes gens depuis le moment que j'avois entendu l'oracle rendu à Théagènes pendant le sacrifice, et je croyois pouvoir percer le nuage qui couvroit l'avenir: mes efforts furent vains, je ne pus rien découvrir. Enfin Théagènes, s'arrachant de-là comme par violence, met le feu au bûcher: là finit la cérémonie. Les Thessaliens furent se livrer à la bonne chère; chacun se dispersa et se retira chez soi.

Chariclée se revêt d'une robe blanche, et, suivie de quelques-unes de ses compagnes, elle se rend dans l'enceinte qui environne le temple, où étoit sa demeure. Elle n'habitoit plus avec celui qu'elle regardoit comme son père; elle s'en étoit séparée pour se perfectionner dans la pratique des vertus. Ce que j'avois vu, ce que j'avois entendu n'avoit fait que redoubler mon inquiétude. Je cherche Chariclès avec empressement, et lui-même vient au-devant de moi. Avez-vous vu, me dit-il aussitôt qu'il m'apperçut, celle qui fait ma gloire et l'ornement de la ville de Delphes, Chariclée?—Je l'ai déjà vue plusieurs fois, et non, comme dit le proverbe, en passant et par hasard. Plusieurs fois j'ai offert des sacrifices avec elle. Elle m'a interrogé sur tout ce qui concerne les dieux et la religion; et j'ai eu le plaisir de satisfaire à ses questions.—Que pensez-vous? A-t-elle ajouté à l'éclat de la fête?—Ah! Chariclès, c'est me demander si la lune brille au milieu des autres astres.—Cependant les yeux se sont arrêtés sur le jeune Thessalien.—Il est vrai, mais on ne lui donnoit que la seconde et même la troisième place; mais votre fille étoit un astre lumineux dont la splendeur éclairoit toute la pompe.[18]

Chariclès étoit au comble de la joie. Je voulois gagner sa confiance et je parvenois à mon but. Je vais voir Chariclée, me dit-il en souriant. Voulez-vous m'accompagner? Allons voir si le tumulte de la fête ne lui a pas causé quelque indisposition. J'acceptai sa proposition, en lui disant que rien ne me touchoit autant que ce qui pouvoit l'intéresser.

Arrivés à la demeure de Chariclée, nous entrons et la trouvons sur son lit, l'air égaré, l'œil humide de pleurs que l'amour lui faisoit verser: elle embrasse son père, qui lui demande ce qu'elle souffre. Elle se plaint d'un violent mal de tête. Elle demande qu'on la laisse seule pour qu'elle repose. A ces mots, Chariclès sort de la chambre, recommande aux esclaves de faire le plus grand silence. Qu'y a-t-il donc, mon cher Calasiris, me dit-il? Quelle est cette indisposition de ma fille? Ne soyez pas étonné, lui dis-je, si dans une fête aussi brillante, au milieu d'un peuple aussi nombreux, votre fille a été enchantée. Quoi donc, me répond-il avec un sourire ironique, vous croyez aux enchantemens, comme la multitude? Sans doute, lui dis-je, autant qu'à toute autre vérité; et voici le fondement de ma croyance.

L'air, qui nous environne, pénètre dans notre intérieur par les narines, par les yeux; par la respiration et par tous les autres passages: il nous transmet avec lui les qualités dont il est imprégné, et les communique à tous ceux qui le respirent. Un homme regarde-t-il avec des yeux d'envie un bel objet, l'air qui l'environne se trouve infecté de cette funeste qualité, et par la respiration il transmet à tout ce qui l'approche le germe de cette passion: cet air extrêmement délié et subtil pénètre jusque dans la moële des os; et l'envie cause alors une maladie qui s'appelle proprement fascination. Examinez, mon cher Chariclès, combien de personnes sont attaquées de maux d'yeux, de la peste, sans avoir touché aucune personne atteinte de ces maladies, sans avoir couché dans le même lit, sans avoir mangé à la même table, mais par le seul contact de l'air qu'elles ont respiré. La génération de l'amour est encore une preuve de cette vérité. C'est par les yeux que, comme à la faveur d'un vent favorable, il décoche ses traits dans nos ames. De tous nos sens la vue est le plus mobile, le plus susceptible de s'enflammer, celui qui reçoit le plus aisément les impressions des objets étrangers. Les flammes qui pétillent dans nos yeux, facilitent à l'amour l'entrée de notre cœur.

Je vais vous en donner encore une preuve, tirée de la nature elle-même. Elle est consignée dans nos livres sacrés, qui traitent des animaux. Le Charadrius guérit de la jaunisse: si cet oiseau est regardé par un homme attaqué de cette maladie, il détourne les yeux, les ferme et s'enfuit; ce n'est pas, comme quelques-uns le croient, qu'il refuse son secours; mais, s'il regarde cet homme, il attire à lui sa maladie. C'est une qualité qu'il tient encore de la nature: aussi évite-t-il sa vue comme un trait perçant. Vous savez encore que l'haleine et les regards du serpent appelé Basilic, sont funestes et mortels à tout ce qu'il rencontre. Il ne faut donc pas s'étonner si quelques personnes enchantent même leurs meilleurs amis, ceux à qui elles veulent le plus de bien. Envieuses par tempérament, le cœur chez elles est innocent, la nature seule est coupable.

Vous venez, me dit Chariclès, après quelques instans de silence, de faire luire à mes yeux un flambeau qui dissipe les ténèbres dont mon esprit étoit obscurci. Plût aux dieux que le cœur de Chariclée fût sensible et qu'il connût l'amour! Non, je ne la regarderois pas comme malade, mais comme jouissant d'une parfaite santé. Vous savez ce que je vous ai demandé. Hélas! il n'est pas à craindre qu'avec son aversion pour l'hymen et pour l'amour, elle soit attaqué de ce mal: c'est plutôt à quelque enchantement qu'il faut attribuer son indisposition. O vous, mon ami, vous dont les lumières sont si étendues, sans doute vous n'oublierez rien pour la guérir! Je lui promis tous les secours dont je serois capable, si je la voyois dans un état alarmant.

Pendant que nous cherchions ainsi à découvrir la maladie de Chariclée, un homme hors d'haleine accourt à nous. Mes amis, nous dit-il, on diroit, à voir votre lenteur, qu'on vous appelle à des combats sanglans, et non au festin que le beau Théagènes a préparé, et auquel le plus grand des héros Néoptolème, doit présider. Venez; il ne manque plus que vous: ne vous faites pas attendre jusqu'au soir. Chariclès, s'approchant de mon oreille: cet homme, me dit-il, ne nous permet pas de délibérer.[19] Il me semble pris de vin. Allons, car il pourroit bien finir par en venir aux voies de fait. Vous plaisantez, lui dis-je; cependant partons.

Aussitôt que nous fûmes arrivés, Théagènes place Chariclès à côté de lui, et me témoigne à moi-même quelques égards en faveur du grand-prêtre. Je ne vous ennuierai point par un long détail de ce festin. Je ne vous parlerai point des danses des jeunes filles, de la musique, des divers amusemens auxquels se livrèrent les jeunes gens,[20] de la délicatesse, du goût exquis des viandes, ni des autres choses, qui rendirent ce repas agréable et délicieux. Mais je n'oublierai pas des choses qu'il vous est nécessaire de savoir, qu'il m'est agréable de rapporter.

Théagènes montroit beaucoup d'enjouement et tâchoit de bien accueillir tous les convives. Mais il ne put me cacher les secrets tourmens de son ame. Ses regards erroient ça et là; de tems en tems de profonds soupirs s'échappoient de son sein: tantôt, la tête baissée, il sembloit absorbé dans de profondes réflexions; bientôt après il revenoit à lui, comme s'il se fût apperçu de ses distractions, et l'on voyoit alors la joie briller sur son visage. Ces changemens rapides sembloient ne lui coûter rien. L'ame d'un amant, comme celle d'un homme ivre, est mobile et sans consistance: tous deux sont dominés par une passion susceptible de bien des modifications. Aussi un amant est-il sujet à l'ivresse, et un homme ivre, à l'amour; mais lorsqu'il succomboit sous le poids de l'ennui et du chagrin, tous les convives s'appercevoient de son mal-aise. Chariclès lui-même, voyant ces inégalités, me dit à l'oreille: quelque regard d'envie s'est sans doute arrêté sur Théagènes; il me semble être dans le même état que Chariclée. Assurément, lui dis-je; et vous ne devez pas en être étonné. Comme elle, il a été beaucoup regardé pendant la cérémonie.

Lorsque le moment de porter la coupe à la ronde fut arrivé, Théagènes, quoique malgré lui, but le premier, et présenta ensuite la coupe à chacun des convives. Lorsqu'il fut arrivé à moi, je le remerciai et ne voulus point boire. Attribuant ce refus au mépris, il me lance un regard terrible et enflammé de colère. Chariclès s'en apperçut: cet homme, lui dit-il, ne boit point de vin et ne mange rien de ce qui a eu vie. Théagènes lui en demande la raison. Il est Egyptien, de Memphis, continua Chariclès, et grand-prêtre d'Isis. Ces mots remplissent l'ame de Théagènes d'une joie subite: il se lève à l'instant,[21] demande de l'eau, en boit; puis s'adressant à moi: ô le plus sage des hommes! s'écrie-t-il, recevez au moins cette coupe de ma main: elle contient la liqueur que vous aimez. Faisons sur cette table des libations à l'amitié. J'y consens, beau Théagènes, lui dis-je; depuis long-tems je suis votre ami. Je reçus la coupe de ses mains et je bus.

Ainsi finit le festin. Les convives se séparent; je me retire accubié des caresses de Théagènes, qui m'embrassa plusieurs fois avec toute l'effusion du cœur le plus sensible. Rentré chez moi, je fus long-tems à m'endormir; je ne songeai qu'à Théagènes et à Chariclée: je repassai dans mon esprit les dernières paroles de l'oracle, dont je cherchai encore à pénétrer le sens. Déjà la nuit étoit au milieu de sa course, lorsque je crus voir Diane et Apollon, si toutefois je ne les vis pas réellement. L'un me remettoit Théagènes et l'autre Chariclée; et, m'appelant par mon nom: il est tems, me disoient-ils, de retourner dans ta patrie: tel est l'ordre des destins. Abandonne cette terre; emmène avec toi ces deux jeunes gens; traites-les comme tes enfans; conduis-les en Egypte, et par-tout où il plaira aux dieux. Après avoir ainsi parlé, ils disparoissent, me laissant bien persuadé que ce n'est point une vision.

Je ne doutois pas que ce que j'avois vu ne fût réel; mais je ne savois dans quel pays, chez quelle nation, les dieux m'ordonnoient de conduire ces deux jeunes gens. Mon père, dit Cnémon, vous me l'apprendrez par la suite; mais, dites-moi, comment croyez-vous que les dieux se sont manifestés à vous, si ce n'est en songe? Car vous prétendez les avoir vus en personnes. Le sage Homère l'apprend lui-même, répondit Calasiris; mais bien des lecteurs lisent ses vers sans y faire attention: J'ai reconnu, dit le poëte, le Dieu à sa démarche aisée; car les dieux se font bien reconnoître. Je crois moi-même, répond Cnémon, avoir fait comme la plûpart des lecteurs; et peut-être ne me rappelez-vous ce passage que pour m'en convaincre. Il ne m'a jamais présenté d'autre sens que celui que j'y ai trouvé la première; fois que je l'ai lu; et j'ignore quelles particularités il peut renfermer concernant la divinité.

Calasiris, après quelques instans de silence et de recueillement, comme s'il méditoit sur la divinité: Cnémon, dit-il, les dieux et les génies viennent à nous et disparoissent cachés le plus souvent sous la figure humaine, quelquefois sous celle d'êtres d'une autre espèce; mais leur apparition sous les traits de l'humanité nous en impose davantage. Fussent-ils méconnus des profanes, le sage ne les méconnoît jamais; leurs regards fixes, leurs paupières immobiles peuvent les faire distinguer aisément: ils ne marchent point, comme nous, en remuant leurs pieds alternativement; mais ils semblent glisser, voler rapidement, fendre les airs comme les oiseaux. Aussi, chez les Egyptiens, les statues des dieux ont-elles les deux pieds unis et serrés l'un contre l'autre; c'est ce que l'Egyptien Homère, qui avoit vu nos livres sacrés, fait entendre dans ses ouvrages en termes couverts, mais cependant intelligibles. Il dit, en parlant de Minerve: Des éclairs partoient de ses yeux, de Neptune; à sa démarche facile je reconnus un Dieu; comme s'il eût dit, à son vol rapide. Car le poëte veut dire qu'il marchoit aisément, et non pas, je reconnus aisément.

Divin Calasiris, dit alors Cnémon, vous venez de m'initier aux choses divines; mais vous avez plusieurs fois surnommé Homère l'Egyptien; et personne, peut être jusqu'à présent, n'a entendu dire qu'Homère fût d'Egypte. Je n'ai pas de preuve du contraire; mais vous m'étonnez, et je vous prie de vouloir bien m'éclaircir ce point. Ce que vous me demandez, répond Calasiris, est absolument étranger à notre sujet; cependant je vais tâcher de vous satisfaire en peu de mots.

Que d'autres fassent naître Homère dans un autre pays; que le sage n'ait point d'autre patrie que l'univers, je le veux bien. Mais Homère n'en est pas moins Egyptien; il naquit à Thèbes, qu'il appelle lui-même Thèbes aux cent portes. Son véritable père fut Mercure, quoiqu'on le crût fils d'un prêtre de ce Dieu. L'épouse de ce prêtre, après s'être purifiée selon le rit de nos pères, s'endormit dans le temple. Mercure s'approcha d'elle, et donna le jour à Homère, qui même porta des indices de l'illégitimité de sa naissance. Lorsqu'il vint au monde, une de ses cuisses se trouva toute couverte de longs poils. Il fut appelé Homère, parce qu'il erroit de pays en pays, et sur-tout dans la Grèce, en chantant ses poëmes. Il ne parle ni de lui, ni de sa patrie, ni de sa famille; et ceux qui connoissoient cette marque, qu'il portoit sur son corps, vinrent à bout de le faire appeler Homère. Mais pourquoi? reprit Cnémon, a-t-il gardé le silence sur sa patrie? Peut-être, dit Calasiris, eut-il honte de se voir chassé de sa terre natale; car il fut chassé par son père, lorsque sortant de l'adolescence, il se présenta pour se faire initier. Cette tache imprimée sur son corps, en imprima une à sa naissance. Peut-être même est-ce par sagesse qu'il a tu le nom de sa patrie. Peut-être a-t-il voulu, à la faveur de ce silence, passer pour citoyen de l'univers. Ce que vous me dites, reprit Cnémon, me paroît assez probable. Les poëmes d'Homère, dont la sublimité et les charmes se ressentent du climat de l'Egypte, la majesté de son génie, tout prouve qu'il n'auroit pu s'élever ainsi au-dessus des hommes, si quelque dieu ou quelque génie ne lui eût donné le jour.

Lorsque vous eûtes reconnu les dieux aux signes indiqués par Homère, que fîtes-vous?—Je continuai de veiller comme auparavant, de réfléchir dans le calme et le silence de la nuit, si favorables à la méditation. Je me réjouissois; j'entrevoyois quelque lueur d'espérance: je me flattois de retourner bientôt dans le sein de ma patrie; mais l'idée de séparer Chariclès de sa fille me déchiroit l'ame. Je ne savois comment emmener avec moi ces deux jeunes gens; comment les préparer à ce départ; comment cacher notre fuite; de quel côté fuir; par mer ou par terre: tout me jetoit dans un extrême embarras. Enfin je passai la nuit dans la plus grande perplexité, sans pouvoir fermer les yeux.

Le jour commencent à paroître, quand j'entendis du bruit dans le vestibule de ma demeure. La voix d'un jeune homme vient frapper mon oreille. Mon esclave demande, qui frappe à la porte et pourquoi. La voix répond; c'est Théagènes le Thessalien. L'arrivée de ce jeune homme me causa beaucoup de plaisir: je le fis entrer. Je crus que la fortune me facilitoit elle-même les moyens d'exécuter mon projet. Je crus encore qu'ayant appris, pendant le repas, que j'étois Egyptien et grand-prêtre, il venoit me prier de servir son amour. Il avoit la même opinion que le reste des hommes, qui, dans leur ignorance, s'imaginent que tous les hommes, en Egypte, ont la même étendue de connoissances.

Il y a en Egypte des charlatans, vil rebut de la populace, adonnés au culte de certaines idoles, toujours entourés de cadavres, n'étudiant que les simples, ne s'occupant que d'enchantemens, aussi inutiles à eux-mêmes qu'à ceux qui les consultent, échouant dans presque tout ce qu'ils entreprennent, ne rendant que de funestes services, donnant des chimères pour des réalités, ne prédisant que des malheurs, n'inventant que des pratiques abominables, et se rendant les ministres de plaisirs infâmes. Mais, mon fils, il y a aussi des hommes véritablement instruits, et qui n'ont rien de commun avec les premiers: ce sont les prêtres et les ministres du culte, qui, dès leur jeunesse, s'appliquent à s'instruire. Ils considèrent les astres, vivent avec les dieux, scrutent les merveilles de la nature, contemplent les mouvemens des corps célestes. La connoissance de l'avenir est le fruit de leurs veilles; éloignés des maux qui affligent l'humanité, ils ne s'étudient qu'à être bons et utiles aux autres hommes. C'est cette sagesse, qui m'a exilé pour un tems de ma patrie, afin de me soustraire aux malheurs qu'elle me montroit dans l'avenir, afin de ne pas voir, comme je vous l'ai dit, mes deux fils fondre l'un sur l'autre le fer à la main. Les dieux et le destin en décideront selon leur volonté; eux seuls sont les maîtres de notre sort. C'est moins, je crois, pour dérober à mes regards un spectacle si funeste, qu'ils m'ont banni de ma patrie, que pour me faire trouver ici Chariclée, comme vous le verrez par la suite de mon récit.

Théagènes entre dans ma chambre; il m'embrasse, je l'embrasse à mon tour; je le fais asseoir auprès de moi sur mon lit. Quelle affaire si pressante lui dis-je, vous amène chez moi de si grand matin? Hélas! me dit-il, après avoir plusieurs fois passé la main sur son visage, il s'agit de tout pour moi. Je rougis de dire la cause de mon arrivée; et il se tut. Je crois avoir trouvé le moment de faire l'inspiré, de paroître deviner ce que je savois parfaitement bien. Je le regarde d'un air de bonté et de douceur. Pourquoi craignez-vous de parler, lui dis-je? Il n'est point de secret pour les dieux ni pour moi. Après quelques momens de silence, je pose mes doigts sur de petits cailloux, comme si je voulois compter, quoique je n'eusse aucun calcul à faire; j'agite ma chevelure; j'imite ceux qui sont agités d'une fureur divine: Mon fils, lui dis-je, vous aimez. A ces mots, il tressaille; mais quand j'eus ajouté: Chariclée est celle que vous aimez, il croit entendre un dieu; il est près de se jeter à mes pieds pour m'adorer. Je l'arrête; il se précipite dans mes bras, me prodigue mille caresses. Il remercie les dieux de ne s'être point trompé dans ses espérances. Il me presse de le sauver; me dit que c'en est fait de lui; que la violence de son mal, que l'ardeur des flammes dont est embrasé son cœur, qui n'a point encore senti les feux de l'amour, exigent un prompt remède. Il m'assure avec serment qu'il n'a encore connu aucune femme, qu'il les a dédaignées toutes; que, jusqu'ici, il a méprisé l'hymen et les amours; que la beauté de Chariclée l'a convaincu qu'il n'est pas insensible; mais qu'il n'a point encore trouvé de femme capable de fixer ses regards. En même-tems il verse un torrent de larmes, comme s'il eût été indigné de sa défaite.

Je tâche de le ranimer, de le consoler: Ne vous désespérez pas, lui dis-je, je vous promets mes soins, et je saurai trouver le secret de toucher le cœur de Chariclée: ses mœurs sont austères; elle brave les lois de l'amour; elle méprise Vénus et l'hymenée; mais elle ne les méprise que de bouche. Je tenterai tout pour vous: l'adresse triomphe quelquefois de la nature. Je ne vous demande que de ne pas perdre courage, de vous soumettre à tout ce que je vous ordonnerai. Il m'assura qu'il feroit tout ce que je voudrois, fallût-il marcher sur des épées nues.

Pendant que Théagènes me promettoit une docilité sans bornes, et toute sa fortune pour reconnoître mes services, un homme arrive de la part de Chariclès. Le grand-prêtre, me dit-il, vous prie de vous rendre auprès de lui: il est ici près dans le temple d'Apollon. Un songe a jeté la frayeur dans son ame; il implore le secours du dieu. Je congédie aussitôt Théagènes et je me lève. Arrivé au temple, je trouve Chariclès assis, accablé, de douleur et gémissant sans cesse. D'où viennent donc, lui dis-je, cette affliction et cet abattement? Hélas! me répond-il, ne suis-je pas en effet le plus malheureux des hommes? J'ai eu un songe effrayant. J'apprends que ma fille est plus mal; qu'elle n'a pu fermer les yeux de toute la nuit. Pour comble de malheur, on célèbre demain les jeux. La prêtresse de Diane doit en vertu de nos lois, présenter un flambeau au vainqueur dans la course armée, et distribuer les prix. Chariclée se trouve dans l'alternative d'enfreindre les lois de nos pères, en s absentant, ou d'assister malgré elle à ces jeux, et d'accroître son mal. La justice, la reconnoissance, les devoirs de l'amitié et de la religion réclament aujourd'hui auprès de vous. Apportez remède à ses maux. Je sais, et vous l'avez dit vous-même, qu'il est aisé de guérir un charme donné par un œil d'envie: rien n'est impossible aux prêtres Egyptiens. Je feignis de ne m'être point occupé de la maladie de Chariclée. Je lui demande la journée pour préparer un médicament. A présent, lui dit-je, allons voir votre fille; assurons-nous bien de son état: consolons-la autant que nous pourrons. Je vous prie aussi de m'annoncer à elle comme quelqu'un que vous connoissez bien. Il faut qu'elle me regarde comme un ami, et qu'elle me donne toute sa confiance. Eh bien! dit Chariclès, je ferai tout ce que vous voudrez.

Je ne vous peindrai pas l'état dans lequel nous la trouvâmes. Le mal l'avoit entièrement abattue; les roses de son teint étoient fanées; ses yeux, noyés de larmes, étoient mornes et flétris.[22] Cependant elle se composa quand elle nous apperçut; elle s'efforça de prendre son maintien et son ton de voix ordinaires. Chariclès, la prenant dans ses bras, lui donne mille baisers, lui prodigue mille caresses: ô ma fille, lui dit-il, ô l'ame de ma vie! c'est à moi, c'est à ton père que tu caches ton mal! Un œil malin t'a enchanté; c'est le silence du crime que tu gardes ici. Des regards funestes t'ont mise dans cet état déplorable; mais ne te désespère point: voici le sage Calasiris qui va remédier à ton mal; c'est un homme vertueux et qui peut te guérir. Prêtre d'Isis, initié aux mystères des Egyptiens dès son enfance, il possède un art divin. C'est encore l'ami intime de ton père; reçois-le avec confiance: il veut te rendre la santé; abandonne-toi donc à lui. D'ailleurs, tu ne fuis pas la société des sages.

Chariclée ne nous répondit rien; mais elle nous fit comprendre, par un signe de tête, qu'elle entendoit parler de moi avec plaisir. Nous la quittâmes aussitôt. Chariclès me rappela ce qu'il m'avoit demandé, de travailler à vaincre l'aversion de sa fille pour les hommes et pour l'hymen. Je l'assurai que bientôt il seroit satisfait, et je calmai un peu ses inquiétudes.

Fin du 3.e Livre et du Tome premier.


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