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Les Éthiopiennes, ou Théagènes et Chariclée, tomes 1-3

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LES ÉTHIOPIENNES

OU

THÉAGÈNES ET CHARICLÉE

Roman écrit en grec par

HÉLIODORE

TRADUCTION NOUVELLE ET EXACTE,
AVEC DES NOTES.

Par N. QUENNEVILLE,

Membre de plusieurs Sociétés Littéraires,
et Professeur de Langue Grecque.

A PARIS,
CHEZ BERTRANDET, Impr.-Lib. rue de Sorbonne, N°. 384.
Et chez l'Auteur, rue du Faubourg S. Antoine, N°. 164, près la Barrière du Trône.
AN XI.

Je te tiens, Scélérat. — Dessin: Huot — Sculp.: Lorieux.


LES ÉTHIOPIENNES.


LIVRE HUITIÈME.

SOMMAIRE.

Instruit par Achémènes de la passion d'Arsace, Oroondates envoie Bagoas pour lui amener Théagènes et Chariclée. Thyamis va au palais réclamer Théagènes et Chariclée. Il est renvoyé avec menaces. Cybèle essaie vainement de séduire Théagènes. Constance de Théagènes. Douleur de Chariclée. Cybèle veut l'empoisonner. Mort de Cybèle. Chariclée accusée, condamnée, échappée aux flammes, reconduite en prison. Entretien de Théagènes et de Chariclée dans la prison. Bagoas arrive à Memphis, et emmène Théagènes et Chariclée. Mort d'Arsace. Bagoas pris par les Ethiopiens avec les deux amans.


Le roi d'Ethiopie avoit prévenu Oroondates, et s'étoit emparé de Philes, ville sans défense, et une des causes de cette guerre. Le Satrape étoit dans un embarras extrême, obligé de se mettre en campagne à la hâte et sans avoir eu le tems de faire ses préparatifs. La ville de Philes est située sur les bords du Nil, au-dessus des petites cataractes: elle est éloignée d'environ cent stades, (environ trois lieues trois quarts) de Syène et de l'Eléphantide. Des exilés Egyptiens s'en étoient autrefois emparés et s'y étoient établis. Les Egyptiens et les Ethiopiens s'en disputoient la possession. Ceux-ci vouloient que les cataractes servissent de limites aux deux empires; mais les Egyptiens prétendoient encore que Philes leur appartenoit par droit de conquête, ayant eu pour premiers habitans des exilés d'Egypte.

Ouverte de tous côtés et sans défense, cette ville recevoit le premier venu, et se soumettoit toujours au plus fort: elle avoit une garnison composée de Perses et d'Egyptiens. Le roi d'Ethiopie avoit envoyé des ambassadeurs à Oroondates pour redemander cette ville et les mines de diamans. Il y avoit long-tems qu'il les avoit redemandées au Satrape pour la première fois, sans avoir pu les obtenir. Il lui avoit encore tout récemment envoyé des ambassadeurs. Quelques jours après leur départ, il s'étoit mis en campagne à la tête d'une armée puissante, sans faire part de ses projets à personne, et feignant de marcher contre un autre ennemi. Lorqu'il crut ses députés au-delà de Philes, dont ils avoient trompé les habitans et la garnison, qu'ils avoient laissés dans la plus grande sécurité, en leur disant qu'ils alloient traiter de la paix, il se présenta tout-à-coup à ses portes en personne, en chassa la garnison, qui, cédant au nombre des ennemis et à la vigueur des attaques, ne résista que trois jours. Il se rendit ainsi maître de Philes, et ne fit aucun mal aux habitans.

Oroondates avoit appris cet échec par les fuyards, et il se trouvoit dans un grand embarras, lorsque l'arrivée subite et imprévue d'Achémènes vint encore redoubler ses inquiétudes. Il lui demande s'il n'est point arrivé quelque malheur à Arsace ou à sa maison. Oui, répond Achémènes; mais je veux vous en informer en particulier. Tout le monde s'étant retiré, il lui raconte tout en détail.

Que Théagènes, fait prisonnier par Mitranes, lui a été envoyé à Memphis, pour le faire conduire à la cour du grand roi, s'il l'eût jugé à propos; que ce jeune homme étoit digne d'être présenté au monarque, et de le servir; que les Besséens avoient tué Mitranes, et avoient enlevé son prisonnier, qui étoit venu ensuite à Memphis. Il lui parle aussi de Thyamis; enfin, il expose l'amour d'Arsace pour Théagènes, le séjour de celui-ci dans le palais, les bons traitemens qu'il éprouve; qu'il sert Arsace, qu'il est son échanson: il ajoute que, grâce à la résistance et à la fermeté du jeune étranger, son honneur est encore intact; mais qu'il est à craindre que la violence et le tems ne le subjuguent, si on ne l'enlève promptement de Memphis, et si on n'ôte de devant les yeux d'Arsace l'aliment de sa flamme; qu'il s'est secrètement échappé pour venir lui annoncer toutes ces intrigues, son zèle pour son maître ne lui permettant pas de garder un coupable silence.

Lorsqu'il voit Oroondates outré d'indignation et de colère, brûlant du désir de la vengeance, il enflamme son amour par le portrait qu'il lui fait de Chariclée, dont il vante les charmes et les attraits. Il la compare aux déesses; il lui assure que jamais il n'a vu et que jamais il ne verra de beauté pareille. Parmi les femmes qui vous suivent, ajoute-t-il, ou parmi celles qui sont restées à Memphis, il n'en est point qui puisse lui être comparée. Achémènes ajoute encore beaucoup d'autres choses, dans l'espérance d'obtenir Chariclée pour prix de sa fidélité, quand même Oroondates la mettroit au nombre de ses femmes.

La colère, l'amour s'emparent de l'ame du Satrape. Il envoie aussitôt Bagoas, le plus fidèle de ses eunuques, à Memphis, avec cinquante cavaliers, et lui ordonne de lui amener sur-le-champ Théagènes et Chariclée, en quelqu'endroit qu'ils se trouvent: il lui remet aussi deux lettres, une pour Arsace, conçue en ces termes:

Oroondates à Arsace.

«Envoyez-moi Théagènes et Chariclée; ils sont prisonniers et esclaves du roi, je les ferai passer à la cour: envoyez-moi-les de bon gré, ou je les ferai enlever de force: j'ajouterai toujours foi aux rapports d'Achémènes».

L'autre étoit adressée à Euphrastes, le chef des eunuques à Memphis; en voici le contenu:

«Vous me rendrez compte de la négligence avec laquelle vous veillez à ce qui se passe dans mon palais. Remettez les deux prisonniers grecs à Bagoas, pour me les amener; soit qu'Arsace y consente, soit qu'elle n'y consente pas, livrez-les-lui; sans quoi j'ai donné ordre de vous charger de chaînes, de vous conduire ici, pour vous dépouiller de votre dignité, et vous écorcher tout vif.»

Bagoas part avec son escorte. Arrivé à Memphis, il montre l'ordre du Satrape, pour prouver sa mission, et se faire remettre les deux jeunes gens. Cependant Oroondates se mit en marche, ordonnant à Achémènes de le suivre. Il le faisoit garder à vue, sans qu'il s'en apperçût, jusqu'à ce qu'il se fût assuré de la vérité.

Voici ce qui se passoit à Memphis pendant ce tems-là. Après le départ d'Achémènes, Thyamis, revêtu du sacerdoce, la première dignité de la ville, ayant célébré les obsèques de son père, et rendu à sa cendre les devoirs funèbres dans le tems prescrit, pouvant, par les lois de la religion, se montrer en public, s'occupa à chercher Théagènes. Après beaucoup d'informations, ayant appris que ces deux amans étoient dans le palais, il fut trouver Arsace. Il avoit bien des motifs pour s'intéresser à ces deux étrangers. Il se souvenoit que son père, en mourant, les lui avoit recommandés d'une manière toute particulière. Il remercia la princesse de ce que, pendant ces jours de deuil, où le temple n'avoit été ouvert qu'aux prêtres, elle avoit reçu dans son palais, et traité avec toutes sortes d'égards, deux Grecs à la fleur de l'âge, sans amis et sans connoissances. Il ajouta qu'en re-demandant un pareil dépôt, il ne demandoit rien que de juste.

Vous m'étonnez, lui répond Arsace; votre bouche rend témoignage à ma bonté et à mon humanité, et votre démarche actuelle semble annoncer le contraire: vous semblez douter que je puisse et que je veuille protéger ces deux étrangers, et leur faire un sort digne d'eux. Non, répond Thyamis, je n'en doute point: je sais que s'ils veulent rester ici, rien ne leur manquera. Mais ils sont d'une naissance illustre; ils ont été jusqu'ici en butte aux traits de la fortune, errans de pays en pays. Ils n'aspirent qu'à retourner dans leur patrie, à revoir leurs parens. Outre les liens particuliers qui m'attachent à eux, mon père m'a laissé, par héritage, l'obligation de les secourir. Fort bien, réplique Arsace, vous semblez ne vouloir réclamer ici que les droits de la justice: eh bien! ils sont pour moi, ces droits de la justice, autant que les droits de propriété l'emportent sur toutes ces frivoles raisons d'attachement.—Comment donc êtes-vous leur maîtresse?—Par les lois de la guerre: ils sont prisonniers, et, en cette qualité, esclaves.

Thyamis comprend qu'Arsace veut parler de l'expédition de Mitranes. Princesse, dit-il, nous ne sommes plus en guerre, mais en paix; l'une enlève, l'autre rend la liberté aux hommes: mettre ses semblables dans les fers, c'est être tyran; les mettre en liberté, c'est régner. Ce ne sont pas les mots, mais les effets qui font la paix et la guerre. Rendre la liberté à ces étrangers, ce seroit agir bien plus noblement: jamais le beau et l'utile ne sont séparés l'un de l'autre, ils sont toujours liés. Quelles vues de gloire ou d'intérêts peuvent vous engager à retenir ces deux étrangers?

A ces mots, Arsace n'est plus maîtresse d'elle-même; elle ressent tous les tourmens des amantes poussées à bout. Elles veulent cacher leur passion, et elles rougissent; est-elle découverte, elles renoncent à toute pudeur. Tant que leur amour n'est pas connu, elles sont douces, traitables; mais si leur secret leur échappe, elles sont audacieuses, effrontées. Trahie par sa conscience, persuadée que Thyamis connoît l'état de son ame, Arsace ne voit plus en lui un ministre des dieux, revêtu d'un caractère respectable; elle quitte tout sentiment de la pudeur si naturelle à son sexe. Non, non, s'écrie-t-elle, vous ne vous applaudirez pas long-tems de votre victoire sur Mitranes; il viendra un tems où Oroondates vengera sa mort et celle de tous ses guerriers. Je ne vous rendrai pas ces deux étrangers; ils sont aujourd'hui mes esclaves; bientôt, comme l'ordonnent les lois de notre empire, ils seront envoyés au grand roi mon frère. Parlez, discutez à loisir sur la nature du juste, de l'utile, de l'honnête; la puissance ne connoît rien qui puisse la contraindre; notre volonté tient lieu de tout. Sortez au plus tôt de mon palais, de peur que je ne vous en fasse chasser.

Thyamis sort, prenant les dieux à témoin, et déclarant que cette affaire aura une issue funeste. Il veut en instruire les habitans de Memphis, et réclamer leur secours. Votre sacerdoce n'est rien pour moi, lui dit Arsace; l'amour n'en reconnoît qu'un, c'est la jouissance. En même-tems elle se retire dans sa chambre, fait venir Cybèle, et délibère avec elle.

Achémènes ne paroissoit plus; elle soupçonnoit qu'il étoit parti; elle questionnoit Cybèle, et lui demandoit où étoit son fils. Celle-ci apportoit différentes causes de son absence, et ne cachoit que la véritable: elle ne put cependant en imposer jusqu'à la fin, la princesse commençoit à se défier d'elle. Cybèle, lui dit-elle alors, que ferons-nous? quel remède aux maux qui m'assiègent. L'ardeur de mon amour ne se rallentit point; c'est une flamme dévorante dont l'activité ne fait que s'accroître. Théagènes est inflexible, rien ne peut le toucher; il a paru d'abord moins impitoyable: il calmoit mes feux par des promesses vaines, il est vrai; mais aujourd'hui il ne se déguise plus, il me refuse ouvertement. Une chose augmente encore mes tourmens; je crains qu'il ne soit instruit du départ d'Achémènes, et qu'il ne craigne encore plus de me satisfaire. Achémènes sur-tout me désespère; il est allé trouver Oroondates; peut-être va-t-il le prévenir contre moi, ou me calomnier auprès de lui. Si je voyois seulement Oroondates.... Non, il ne résisteroit pas aux larmes ni aux caresses de son épouse: les regards d'une femme ont bien du pouvoir sur les hommes; mais le comble du malheur pour moi seroit d'être accusée avant d'avoir rien obtenu de Théagènes; et, si je suis accusée, d'être punie, si Oroondates ajoute foi aux rapports qu'on lui fera. O Cybèle! n'épargne rien, emploie tout; tu vois le précipice ouvert sous mes pas: le moment critique est arrivé.[57] Songes que si je me vois perdue, je n'épargnerai personne: tu seras la première victime de la perfidie de ton fils. Je ne puis comprendre comment tu ignores ses projets.

Princesse, lui répond Cybèle, la conduite de mon fils vous est suspecte, vous doutez même de mon attachement; le tems vous détrompera; vous ne connoissez vous-même que les ménagemens. Vous êtes foible, pusillanime; vous vous en prenez à ceux qui ne sont coupables de rien. Vous ne parlez point en maîtresse; vous semblez une esclave qui ne sait employer que les caresses. Ces moyens pouvoient être bons, tant que nous avons cru son ame sensible et encore neuve; mais puisqu'il dédaigne votre amour, qu'il éprouve votre puissance, que les coups de fouet, que les tourmens le rendent docile à vos volontés: naturellement rebelle aux caresses, la jeunesse cède à la violence, et la douceur obtiendra de Théagènes ce que la rigueur ne peut obtenir.

Hélas! répond Arsace, tu as peut-être raison; mais.... Dieux! moi..... soutenir le spectacle de ce corps maltraité, déchiré!—Toujours la même foiblesse! ne dépendra-t-il pas de lui, après quelques mauvais traitemens, de les faire cesser? Quelques momens de chagrin ne vous mettront-ils pas au comble de vos vœux? D'ailleurs, n'affligez point vos regards d'un pareil spectacle; livrez-le à Euphrastes; ordonnez-lui de le punir sous prétexte qu'il a commis quelque faute; vous vous épargnerez la douleur de le voir souffrir: ce que l'on entend afflige bien moins que ce que l'on voit[58]. Si son cœur change, s'il se repent de sa conduite précédente, nous mettrons fin à ses souffrances.

Arsace suit le conseil de Cybèle. L'amour au désespoir ne connoît point de ménagemens. Le mépris l'irrite, et il court à la vengeance. Arsace fait venir le chef des eunuques, et lui commande d'exécuter ce qu'elle vient de résoudre. Tourmenté par la jalousie, passion ordinaire dans les eunuques, déjà aigri contre Théagènes par tout ce qu'il voyoit et ce qu'il soupçonnoit, Euphrastes l'enferme dans un cachot ténébreux, le met aux fers, lui fait souffrir la faim et toutes sortes de tourmens. Théagènes n'ignoroit pas la cause d'une pareille conduite; mais il feignoit de l'ignorer, la demandoit à son bourreau, dont il ne recevoit aucune réponse.

Euphrastes ne craint pas d'outre-passer les ordres d'Arsace. Tous les jours il invente de nouvelles tortures, et multiplie les souffrances de sa victime. Il ne permet à personne de voir Théagènes: Cybèle seule a la liberté de pénétrer dans son cachot. Elle va souvent le voir, sous prétexte de lui porter de la nourriture en secret. Elle feint de le plaindre, de s'attendrir sur le sort d'un homme avec lequel elle est liée; mais elle ne veut que sonder ses dispositions, voir l'état de son ame, s'assurer si les tourmens ne triomphent point de sa constance. Théagènes n'en est que plus ferme, n'en oppose que plus de courage à toutes ces épreuves. Dans un corps épuisé par les mauvais traitemens, il conserve une ame inébranlable dans ses principes de vertu: il brave les traits du sort; il remercie la fortune de lui accorder, par tous ces maux, la faveur inappréciable de pouvoir faire éclater dans tout son jour son attachement et sa fidélité pour Chariclée. Tout ce qu'il souhaite, c'est qu'elle soit instruite de ses souffrances. Sans cesse il appelle Chariclée sa lumière, son ame, sa vie.

Arsace vouloit fléchir et non faire mourir Théagènes. Elle avoit recommandé à Cybèle de ne pas le tourmenter trop cruellement: celle-ci le trouvant inflexible, de son autorité privée, et au mépris des ordres de sa maîtresse, ordonne à Euphrastes de redoubler de rigueur. Mais tous ses efforts sont inutiles: elle perd toute espérance; elle voit la profondeur de l'abîme creusé sous ses pas; elle voit fondre sur elle la vengeance d'Oroondates, informé de toutes ses intrigues par Achémènes; elle craint encore d'être immolée par Arsace, outrée de se voir trompée dans son amour. Elle prend le parti d'aller au-devant de son destin par un grand coup, de mettre Arsace au comble de ses vœux; de se garantir, pour le présent, du danger qui la menace de sa part, ou d'anéantir toutes les preuves de cette abominable trame, en faisant descendre dans le tombeau tous ses complices.

Elle va trouver Arsace: O ma maîtresse! dit-elle, tout est inutile, il est insensible à tout: il n'en devient que plus audacieux de jour en jour. Le nom de Chariclée est sans cesse dans sa bouche; il l'appelle sans cesse: ce nom semble pour lui un baume salutaire qui calme ses douleurs. Il ne nous reste plus qu'une ressource[59]. Chariclée seule fait obstacle à nos désirs. Il faut nous en défaire. Lorsqu'il saura qu'elle n'est plus, son amour trompé sera moins rebelle, et se rendra plus facilement à vos vœux. Arsace, que le fiel de la jalousie consume depuis long-tems, n'en devient que plus furieuse, en apprenant l'amour de Théagènes. Elle saisit avidement cette proposition. Eh bien! dit elle, je saurai me défaire de cette furie. Qui voudra, reprend Cybèle, vous prêter son ministère? Votre puissance, il est vrai, est sans bornes; mais les lois vous défendent d'ôter la vie à qui que ce soit, sans un jugement des magistrats de la Perse. Il faudra prendre la peine de controuver des griefs, d'imaginer des crimes à Chariclée. Je suis prête à tout faire, à tout souffrir pour vous; le poison servira votre vengeance: un breuvage préparé par mes mains vous défera de votre rivale.

Arsace approuve ce conseil, et lui ordonne de l'exécuter. Cybèle va aussitôt trouver Chariclée: celle-ci étoit déjà instruite du sort de Théagènes. Cybèle d'abord l'avoit trompée, et avoit imaginé différens prétextes, pour l'empêcher de voir son amant, d'aller dans son appartement, selon sa coutume. Elle la trouve plongée dans la douleur, noyée de larmes, seule douceur qu'elle connût encore, et ne songeant qu'à sortir de la vie. Hélas! lui dit-elle, pourquoi vous consumer ainsi dans les regrets et la douleur? Théagènes va recouvrer sa liberté: il reviendra ce soir auprès de vous. Arsace, irritée contre lui pour quelque faute qu'il a commise dans le service, l'a fait enfermer, et a promis de lui rendre aujourd'hui sa liberté, à ma prière, et à cause d'une fête solennelle qu'elle doit célébrer par un magnifique repas. Levez-vous donc; prenez au moins aujourd'hui un peu de nourriture avec moi, et ranimez vos forces.

Quelle foi puis-je ajouter à vos paroles? répond Chariclée. Toujours trompée par vous, j'ai appris à me défier de tout ce que vous me dites. Je prends les dieux à témoins, dit Cybèle, que vos chagrins cesseront et vos peines finiront aujourd'hui; ne restez pas si long-tems sans prendre de nourriture: n'attentez pas vous-même à vos jours; goûtez de ces mets.

Toujours en défiance contre Cybèle, Chariclée a de la peine à se déterminer à manger. Mais les sermens la persuadent; elle se laisse séduire par l'espoir de revoir Théagènes: on croit aisément ce qu'on désire.

Toutes deux se mettent à table et mangent. Abra les sert: deux coupes sont pleines de vin; Cybèle lui fait signe d'en donner une à Chariclée: elle prend elle-même l'autre; elle ne l'a pas vidée, que ses yeux se couvrent d'un nuage; elle en renverse un peu qui restoit au fond de la coupe, et lance en même-tems des regards terribles sur l'esclave. Bientôt elle éprouve des convulsions et des déchiremens d'entrailles. Chariclée se trouble, veut lui porter du secours: l'alarme s'empare de tous ceux qui sont présens. Le breuvage, composé d'un poison plus rapide qu'un trait, capable de tuer un jeune homme robuste et à la fleur de l'âge, circule promptement dans un corps cassé, desséché de vieillesse, et opère avec une vîtesse inexprimable. Les yeux de Cybèle sont enflammés, ses membres se roidissent, sa peau se noircit; son ame scélérate est encore plus cruelle que le poison qui la consume: ainsi périt Cybèle en méditant encore des forfaits; car en mourant elle désigne par ses signes et par quelques paroles mal articulées, Chariclée comme coupable de sa mort.

Chariclée aussitôt est chargée de chaînes et conduite devant Arsace. La princesse lui demande si elle a préparé le poison, et la menace de la faire appliquer à la torture, si elle ne veut pas avouer la vérité. Quel est l'étonnement de tous ceux qui sont présens! Chariclée ne tremble point; elle ne montre point une honteuse frayeur: elle paroît au contraire avec un visage riant, et se réjouit de la catastrophe dont elle a été témoin. Forte du témoignage de sa conscience, elle brave la calomnie, s'applaudit de ce qu'elle ne survivra pas à Théagènes, et de ce qu'on lui épargne un crime, qu'elle méditoit contre elle-même.

Auguste princesse, dit-elle à Arsace, si Théagènes vit encore, je suis innocente; mais s'il a été victime de vos criminels desseins, vous n'avez pas besoin de recourir aux tourmens: c'est moi qui ai empoisonné celle qui vous a nourrie, et qui vous a si bien instruite. Hâtez-vous de m'ôter la vie; vous ferez un sacrifice agréable à Théagènes, qui a résisté si généreusement à vos criminelles sollicitations.

Arsace, l'entendant ainsi parler, entre en fureur; elle la fait charger de coups: Traînez en prison, dit-elle, cette mégère, dans l'état où elle est; montrez-lui son digne amant traité comme elle, et comme il le mérite. Ne lui laissez pas l'usage d'un seul membre; livrez-la à Euphrates; qu'il la garde jusqu'à demain; une sentence des magistrats perses, lavera mon injure dans son sang.

L'esclave qui avoit présenté la fatale coupe à Cybèle, étoit Ionienne d'origine, et celle qu'Arsace avoit d'abord donnée à Chariclée pour la servir. Pendant que l'on emmenoit celle-ci, soit par attachement pour une personne avec laquelle elle vivoit, soit que les dieux le voulussent ainsi, elle se mit à pleurer et à gémir. Malheureuse! disoit-elle, et tout-à-fait innocente! On l'entend, on s'étonne, on l'oblige de s'expliquer. Elle avoue que c'est elle qui a donné le poison à Cybèle; mais qu'elle l'avoit reçu des mains de Cybèle pour le donner à Chariclée; elle ajoute qu'effrayée d'un pareil attentat, ou même troublée par Cybèle, qui lui avoit fait signe de présenter d'abord à boire à Chariclée, elle a changé les coupes, et a donné à la vieille celle qui étoit empoisonnée. On la conduit donc devant Arsace; tout le monde désire ardemment que Chariclée soit trouvée innocente: une ame noble, une figure charmante attendrit les barbares eux-mêmes. La déclaration de l'esclave ne sert auprès d'Arsace qu'à la faire soupçonner de complicité avec Chariclée. Elle est mise aux fers, et gardée pour être mise en jugement. Arsace prévient les magistrats qui composent les tribunaux, et qui infligent des peines, de s'assembler le lendemain pour les juger.

Les juges s'assemblent le lendemain, et se placent sur leurs sièges. Arsace rapporte les choses comme elles se sont passées, se déchaîne contre Chariclée, qu'elle accuse d'empoisonnement; elle verse des larmes sur la mort de sa nourrice: elle a perdu la plus chérie, la plus fidelle de ses femmes: elle en appelle à la conscience des juges; elle a donné un asyle dans son palais à Chariclée, elle l'a comblée de bienfaits, et voilà comme elle en a été payée. Enfin elle invective contre elle avec tout le fiel de la rage la plus furieuse.

Chariclée ne se justifie point: elle convient de tout; elle avoue qu'elle a empoisonné Cybèle. Elle ajoute qu'elle auroit fait périr Arsace elle-même, si on ne l'avoit pas prévenue. Elle accable Arsace d'outrages, et provoque de toute manière la vengeance des juges. Pendant la nuit dans la prison, elle avoit tout raconté à Théagènes, avoit appris tout ce qui le regardoit; étoit convenue avec lui de se reconnoître coupable de la mort de Cybèle, de braver le supplice avec toutes ses horreurs, de terminer une vie malheureuse et toujours errante; de mettre fin aux poursuites implacables de la fortune. Elle avoit dit le dernier adieu à son amant, l'avoit embrassé pour la dernière fois. Accoutumée à porter secrètement le collier exposé avec elle, elle l'avoit alors autour de ses reins, sous sa robe, comme un ornement destiné à parer son tombeau. C'étoit d'après cette convention, qu'elle avouoit tout ce dont elle étoit accusée, qu'elle disoit avoir donné la mort à Cybèle, et se faisoit même plus coupable qu'elle n'étoit.

Les juges furieux, sont prêts à la condamner à un supplice cruel et digne des Perses. Mais touchés peut-être de la beauté, de la jeunesse, des charmes de l'accusée, ils la condamnent au feu.

A l'instant les bourreaux la saisissent, la conduisent à quelque distance des murs. Les cris réitérés d'un hérault, annoncent son crime et son châtiment. Une multitude innombrable de peuple la suit. Les uns l'avoient vue emmener, et le brait s'en étant répandu dans la ville, la curiosité y avoit mis tout le monde en mouvement. Arsace arrive et se place sur les murs pour la considérer. Il eût été cruel pour elle de ne point rassasier ses yeux d'un pareil spectacle. Les bourreaux construisent un vaste bûcher. Déjà la flamme s'élève dans les airs. Chariclée demande à ceux qui la conduisent, de la quitter quelques momens, leur promet de monter elle-même sur le bûcher. Elevant alors les mains au ciel, et tournant ses regards vers le soleil: O soleil! s'écrie-t-elle, ô terre! ô dieux du ciel et des enfers! vous qui voyez et punissez les coupables, vous êtes témoins que je suis innocente du crime qu'on m'impute; mais je reçois volontiers un trépas qui me soustrait aux coups de la fortune. Recevez-moi favorablement; mais punissez l'impure Arsace, cette exécrable furie, dont la honteuse passion ne veut que m'arracher des bras de mon époux.

A ces mots, on pousse de grands cris. Les uns désirent, les autres demandent hautement, qu'on instruise une seconde fois son procès, avant de lui faire subir son châtiment; mais Chariclée les prévient, s'élance sur le bûcher, se place au milieu, et y reste long-tems sans recevoir aucun mal. La flamme coule autour d'elle plutôt qu'elle n'en approche; elle la respecte et se retire par-tout où elle se présente. Chariclée brille au milieu des feux, dont l'éclat ajoute encore à celui de sa beauté: elle semble une jeune épouse couchée sur un lit de flammes. Etonnée d'un pareil prodige, et appelant la mort, elle se jette tantôt d'un côté, tantôt de l'autre; mais c'est en vain: les flammes se retirent et semblent fuir devant elle.

Cependant l'ardeur des bourreaux ne se rallentit point; ils redoublent d'activité. Effrayés des signes menaçans d'Arsace, ils ne cessent d'entasser du bois, des roseaux sur le bûcher, et d'exciter les flammes le plus qu'ils peuvent.

Tous leurs efforts sont inutiles. Le tumulte s'accroît parmi les spectateurs. Persuadés que les dieux eux-mêmes se déclarent pour Chariclée, ils s'écrient qu'elle est pure et innocente; ils s'approchent du bûcher, en écartent les bourreaux. Thyamis, le premier, invoque le secours de la multitude. Les clameurs l'avoient averti de ce qui se passoit, et l'avoient appelé. Ils veulent sauver Chariclée; mais n'osant approcher du bûcher, ils l'exhortent à s'élancer elle-même hors des flammes. Ils lui disent que, puisqu'elle vit au milieu du feu, elle peut en sortir sans crainte. Chariclée, voyant un pareil prodige, entendant ces cris, persuadée que les dieux la protègent, ne croit pas devoir refuser leur bienfait, et descend du bûcher.

Les habitans de Memphis, transportés de joie, frappés d'étonnement, célèbrent à l'envi et à grands cris la puissance des dieux. Arsace, hors d'elle-même, descend à la hâte de dessus les remparts, sort par une petite porte avec ses gardes et les principaux Perses, arrête elle-même Chariclée; et, lançant des regards terribles sur cette multitude émue: Quoi! s'écrie-t-elle, vous osez arracher au supplice un monstre, une empoisonneuse, prise sur le fait, avouant elle-même ses forfaits! Vous soutenez cette détestable furie; vous vous révoltez contre les lois de la Perse, contre le grand roi lui même, contre les satrapes, les seigneurs, les juges! Aveuglés par une fausse pitié, vous croyez reconnoître ici un effet de la puissance des dieux! La raison ne vous dit-elle pas que ce que vous voyez, n'est qu'une preuve plus authentique de ses forfaits? Telle est la force de ses sortilèges, qu'elle arrête même l'action de la flamme. Venez demain au palais; les juges tiendront une séance publique pour vous éclairer: vous entendrez vous-mêmes ses aveux; vous la verrez convaincue par la déposition de ses complices que j'ai en mon pouvoir.

En même-tems elle saisit Chariclée à la gorge et l'entraîne. Elle ordonne à ses gardes d'écarter la multitude: le peuple indigné veut résister; mais il se retire, soit qu'il soupçonne Chariclée d'être magicienne, soit qu'il craigne Arsace et son escorte. Chariclée est remise une seconde fois entre les mains d'Euphrates, chargée de plus de chaînes, destinée à subir un second jugement et un second supplice. Au milieu de ses maux elle goûte le plus doux des plaisirs, celui d'être avec Théagènes, et de lui raconter ce qui vient de se passer.

Arsace, pour aigrir leurs maux, et ajouter la barbarie à l'insulte, a enfermé nos deux amans dans la même prison, pour les rendre témoins de leurs tourmens mutuels. Elle sait que le cœur d'un amant est plus affligé des souffrances de ce qu'il adore, que des siennes propres. Mais cette réunion n'est pour eux qu'une source de consolations. Ils se réjouissent d'être en proie aux mêmes douleurs. L'un deux souffre-t-il moins, il se regarde comme vaincu par l'autre: il est persuadé qu'il aime moins. Ils s'entretiennent, se consolent, s'exhortent mutuellement à opposer un courage invincible aux coups du sort, à signaler leur amour pour la vertu et leur fidélité mutuelle, par une patience héroïque.

Après s'être entretenus jusques bien avant dans la nuit, s'être dit tout ce que peuvent se dire des amans qui vont se séparer dans peu d'heures, pour ne plus se revoir; après s'être rassasiés l'un de l'autre, ils font quelques réflexions sur le prodige qui a arrêté l'action des flammes.

Théagènes y voit la main des dieux, irrités des infâmes calomnies d'Arsace, des dieux protecteurs de la vertu et de l'innocence opprimées. Chariclée semble en douter. Le miracle de ma conservation, dit-elle, ne peut être que l'ouvrage des dieux; mais souffrir toujours les mêmes maux, en souffrir même de plus cruels, n'annonce-t-il pas dans ces dieux une colère et une haine implacables? à moins qu'ils ne veuillent, pour signaler leur puissance d'une manière extraordinaire, nous précipiter dans quelque abîme, et nous en retirer au moment où nous l'espérerons le moins?

Ainsi parle Chariclée. Théagènes l'exhorte à mieux parler des dieux, à être plus circonspecte et réservée à leur égard. O dieux! s'écrie-t-elle tout-à-coup, soyez-nous favorable. Je me rappelle un songe que j'ai eu la dernière nuit, si toutefois ce n'étoit qu'un songe: je ne sais comment je l'avois oublié; mais à présent il me revient à l'esprit. Il est conçu en deux vers, avec leur mesure: le divin Calasiris, soit que je l'aie vu, soit que j'aie cru le voir, les prononçoit; en voici à-peu-près le sens:

Toi qui portes une pantarbe, ne crains point les atteintes de la flamme. Les destins font des choses auxquelles on ne s'attend pas.

Théagènes, comme s'il étoit saisi d'une fureur divine, s'agite, s'élance autant que lui permettent ses chaînes. O dieux! s'écrie-t-il, regardez-nous d'un œil de pitié. Et moi aussi je suis poète; un oracle m'a aussi été rendu par le même devin, soit que ce fût Calasiris, soit que ce fût quelque dieu revêtu de ses traits; je croyois entendre ces paroles:

Demain tu échapperas aux chaînes d'Arsace, et tu arriveras en Ethiopie.

Je vois quel est le sens de cet oracle. Par l'Ethiopie, il désigne l'empire des morts, où je serai avec Proserpine, qui est la jeune fille dont parle l'oracle. Mes fers seront brisés; c'est-à-dire, mon ame se dégagera des liens de mon corps. Trouves-tu dans cette explication quelque chose de contraire au sens que présente cet oracle? Pantarbe veut dire qui craint tout; et l'oracle ordonne de ne pas craindre, même le feu.

O mon cher Théagènes! reprend Chariclée; toujours malheureux, lu ne vois par-tout que des malheurs et des souffrances. L'homme ne considère que le présent. Cet oracle me présente quelque chose de plus flatteur. Je pourrois bien être cette jeune fille avec laquelle tu dois t'échapper des fers d'Arsace, et aller en Ethiopie, ma patrie. Nous n'en voyons pas, il est vrai, les moyens; cependant nous pouvons le croire: rien n'est impossible aux dieux; s'ils nous ont rendu cet oracle, ils l'accompliront: déjà ils ont accompli le premier. Me voilà pleine de vie, moi que tu n'espérois plus revoir. J'ignorois que je portois moi-même l'instrument de mon salut. Mais à présent je comprends comment j'ai échappé aux flammes.

J'ai toujours eu la précaution de porter sur moi les objets exposés avec moi. Prête à paroître devant les juges, voyant mon tombeau ouvert sous mes pas, je les ai secrètement attachés à ma ceinture, pour me ménager une ressource dans l'avenir, si j'échappois, ou pour parer mon cercueil et renfermer ma cendre, si je descendois dans l'empire de la mort. Ce sont de riches colliers, des pierres précieuses des Indes et d'Ethiopie, parmi lesquelles se trouve un anneau dont mon père fit présent à ma mère, lorsqu'il briguoit sa main. Le chaton est une sorte d'émeraude appelée pantarbe: des caractères sacrés sont gravés dessus. Elle a, je crois, quelque chose de surnaturel qui lui donne la vertu de garantir des atteintes du feu, de donner au milieu des flammes l'impassibilité: c'est elle sans doute et la volonté des dieux qui m'a sauvée. Ce qui me confirme encore dans cette opinion, c'est que j'ai souvent entendu dire au divin Calasiris que les caractères gravés sur cette bandelette exposée avec moi, et qui me ceint les reins actuellement, lui attribuent cette vertu.

Tout cela est vraisemblable, répond Théagènes: le prodige qui vient de s'opérer semble l'attester. Mais quelle pantarbe nous tirera des dangers qui nous menacent pour demain? Hélas! pour préserver du feu, elle ne préserve pas sans doute de la mort; et nous ne pouvons douter que l'implacable Arsace n'invente quelque supplice nouveau. Plût aux dieux qu'elle nous fît subir, et à tous deux, le même genre de mort! Non, elle ne nous ôteroit pas la vie, elle ne feroit que mettre fin à nos maux. Ne crains rien, dit Chariclée, les oracles sont pour nous une outre pantarbe: mettons notre confiance dans les dieux. Si nous échappons, nous n'en trouverons que plus de douceurs dans la vie; et s'il faut souffrir encore, nous souffrirons avec plus de résignation.

Tels sont les entretiens de Théagènes et de Chariclée dans la prison. Tantôt ils versent des larmes, et chacun proteste qu'il est plus sensible aux maux de l'autre qu'aux siens propres; tantôt ils se disent le dernier adieu, et jurent par tous les dieux, et leur situation présente, que le flambeau de leur amour ne s'éteindra qu'avec le flambeau de leur vie.

Cependant Bagoas et son escorte arrivent à Memphis au milieu de la nuit, dans le tems où tout est plongé dans un profond sommeil. Il éveille les gardes des portes, s'en fait reconnoître: tous s'avancent ensemble et à la hâte vers le palais, Bagoas dispose ses cavaliers tout autour, pour le soutenir en cas de résistance, et pénètre lui-même par une entrée inconnue à tout le monde, force une porte, se fait reconnoître du gardien, et lui recommande le silence. A la faveur de quelques foibles rayons de la lune, et de la connoissance qu'il a du local, il va trouver Euphrates, qu'il trouve couché. Celui-ci, éveillé en sursaut, pousse un cri[60]: Rassurez-vous, dit Bagoas: c'est moi; faites venir de la lumière, ajoute-t-il, Euphrates aussitôt appelle un des esclaves qui étoient avec lui, lui ordonne d'allumer un flambeau, sans éveiller personne. L'esclave vient, apporte un flambeau, et se retire. Quel malheur nous annonce une arrivée si subite et si imprévue, dit Euphrates? Il ne faut point perdre le tems en vaines paroles, répond Bagoas: prenez cette lettre et lisez-la; examinez auparavant le cachet, et assurez-vous qu'elle est d'Oroondates lui-même. Exécutez cette nuit même, à l'instant, ce qu'il vous commande: profitez des ténèbres de la nuit pour n'être point vu: quant à la lettre adressée à Arsace, voyez s'il est à propos de la lui remettre.

Euphrates prend les lettres et les lit toutes deux. Les larmes d'Arsace couleront, dit-il: elle est déjà sur le bord du tombeau. Hier une fièvre ardente la saisit; le feu circule dans ses veines; elle est dans le plus grand danger, et sa vie est presque désespérée. Je ne lui donnerois pas cette lettre, quand même elle me la demanderoit: elle sacrifieroit sa vie et la nôtre plutôt que de livrer ces deux étrangers. Mais vous ne pouvez arriver plus à propos: prenez-les et emmenez-les; donnez-leur tous les secours que vous pourrez; ayez pitié de ces deux malheureuses victimes, en proie à mille tourmens, à mille supplices divers que je leur fais souffrir malgré moi, et par l'ordre d'Arsace; tout annonce qu'ils sont d'une naissance illustre; le tems et des faits ne me permettent pas de douter de leur vertu.

En parlant ainsi, il le conduit à la prison.

Bagoas voit ces deux prisonniers. Quoique épuisés par les tourmens, la grandeur, la beauté de leurs traits le frappent. Persuadés que leur dernière heure est arrivée, que Bagoas vient les séparer pour jamais l'un de l'autre, et les conduire à la mort, ils ne peuvent se défendre de quelque trouble; mais bientôt le calme renaît dans leur ame: la sérénité, la gaieté même paroît sur leur visage.

Bagoas approche, et se met en devoir de dégager leurs chaînes des morceaux de bois qui les retiennent. Exécrable Arsace! s'écrie Théagènes, tu penses ensevelir tes forfaits dans les ombres de la nuit; mais l'œil de la justice est pénétrant: il éclaire, il met au jour les secrets les plus cachés. Vous, exécutez les ordres que vous avez reçus; faites-nous périr par le feu, par le fer ou par l'eau; mais, nous vous en conjurons, faites-nous périr en même-tems, et par le même genre de mort. Chariclée leur fait la même prière.

Les eunuques sont attendris par ces paroles; leurs larmes coulent. Ils les font sortir de prison avec leurs fers: ils sortent du palais et quittent Euphrates. Bagoas fait ôter les fers aux deux amans; il ne leur laisse que les chaînes nécessaires pour s'assurer d'eux sans les incommoder. Il les fait monter chacun sur un cheval, les met au milieu de sa troupe, et court à bride abattue vers Thèbes. Ils continuent de courir le reste de la nuit et le jour suivant, jusqu'à la troisième heure, sans s'arrêter un instant. Enfin, ne pouvant plus résister à la chaleur du soleil, excessive en Egypte au fort de l'été, accablés de fatigues, voyant Chariclée excédée d'une marche si longue, ils s'arrêtent pour se reposer, faire reposer leurs chevaux, et laisser respirer Chariclée.

Sur le bord du Nil, est une éminence qui, coupant le fil de l'eau, oblige les flots à faire un demi-cercle. Les eaux revenant sur leurs pas, forment une avance de terre dans le fleuve: ce lieu, arrosé de tous côtés, est rempli de gazon. Les troupeaux y trouvent de gras pâturages et de l'herbe en abondance. Des sycomores, des arbres de Perse, et ceux qui se plaisent sur les bords du Nil, y forment un ombrage épais.

C' est-là que Bagoas s'arrête avec sa troupe. Les arbres les garantissent des ardeurs du soleil. Il prend de la nourriture, et en donne à Théagènes et à Chariclée, qui d'abord la refusent et finissent par l'accepter, quoiqu'avec beaucoup de peine. Persuadés qu'ils vont à la mort, ils regardent comme inutile de prolonger leurs jours. Bagoas leur dit qu'ils n'ont rien à craindre, qu'il ne les mène point à la mort, mais à Oroondates.

Déjà la chaleur étoit diminuée, et le soleil, sur son déclin, laissoit tomber obliquement ses rayons affaiblis. Bagoas avec sa troupe se dispose à partir, lorsqu'un cavalier arrive en courant à toute bride: il est hors d'haleine; son coursier inondé de sueur est rendu de fatigue. Il parle à Bagoas en particulier et se repose ensuite. Bagoas, les yeux fixés sur la terre, semble réfléchir: étrangers, dit-il ensuite, prenez courage; vous êtes vengés: Arsace n'est plus. A la nouvelle de votre départ, elle s'est étranglée, et a prévenu, par un trépas volontaire, la mort qui l'attendoit: elle n'eût pu éviter la vengeance d'Oroondates et celle du roi. Le fer ou un opprobre éternel eût été la récompense de ses crimes. Telles sont les nouvelles qu'Euphrates m'apprend par la bouche de ce cavalier. Prenez donc courage, ayez bonne espérance: vous êtes innocens, je n'en doute point; votre ennemie a vécu.

Ainsi parle Bagoas, balbutiant la langue grecque, qu'il ne connoissoit que très-peu. Il est lui-même transporté de joie. Il avoit beaucoup souffert des hauteurs et du despotisme d'Arsace. Il fortifie, il console ses captifs; il espère voir croître son crédit auprès d'Oroondates, s'il lui conserve un jeune homme au-dessus de tous ceux qui composent sa maison, et une jeune fille d'une beauté incomparable, qui succédera à Arsace et sera son épouse.

Les paroles de Bagoas raniment la joie dans le cœur de Chariclée et de Théagènes. Ils admirent la puissance et la justice des dieux. Quand même ils éprouveroient encore toute la rigueur de la fortune, il n'est point de calamité qu'ils redoutent, depuis que l'odieuse Arsace ne respire plus. Tant il est vrai qu'on ne regrette point la vie, quand on a survécu à ses ennemis.

La nuit approchoit; l'air étoit rafraîchi, et permettoit de se mettre en route. Bagoas et sa troupe montent à cheval, marchent toute la nuit et le lendemain matin, pour arriver à Thèbes et rejoindre Oroondates, s'il étoit possible; mais leur célérité est inutile. Ils rencontrent un officier d'Oroondates, qui leur apprend que le Satrape est parti de Thèbes. Que lui-même est envoyé pour rassembler toutes les troupes, même celles qui sont dans les garnisons, et les conduire en diligence vers Syène; que le trouble et la consternation sont répandus par-tout; qu'il est à craindre que cette ville ne soit prise, vu la lenteur du Satrape et la célérité des Ethiopiens, qui ont paru aux portes de Syène, avant qu'on eût aucune nouvelle de leur marche.

Bagoas quitte donc la route de Thèbes, pour prendre celle de Syène. A quelque distance de cette ville, il tomba dans une embuscade. Une troupe d'Ethiopiens bien armés avoient été envoyés à la découverte, pour assurer la marche de leur armée et la garantir de tout danger. Surpris par la nuit, ne connoissant point les lieux, éloignés de leurs compatriotes, ces Ethiopiens, pour se mettre eux-mêmes en sûreté, et tendre un piège à l'ennemi, se postent au milieu des buissons, où ils passent la nuit sans dormir.

Au point du jour, ils entendent Bagoas et ses gens: ils voient le petit nombre de guerriers qui l'accompagnent, le laissent passer. Bien assurés qu'il n'est point suivi d'un plus grand nombre, ils quittent les bords du fleuve, poussent de grands cris et se mettent à sa poursuite. Bagoas et toute sa troupe sont saisis de frayeur. Ils reconnoissent les Ethiopiens à la couleur de leur peau: ils sont au nombre de mille, légèrement armés. Trop foibles pour leur résister, les Perses n'osent même les regarder. Ils se retirent d'abord lentement et à petits pas, pour ne point paroître fuir; mais les Ethiopiens les poursuivent, détachent d'abord contre eux deux cents Troglodytes.

Les Troglodytes, nation Ethiopienne, sont nomades et voisins de l'Arabie. Leur légèreté naturelle est encore augmentée par les exercices auxquels ils s'adonnent dès leur enfance. Ils n'apprennent jamais à se servir d'armes pesantes. Dans les combats, ils escarmouchent à coups de fronde, fondent impétueusement sur les ennemis, et se dispersent avec la même rapidité, quand ils trouvent trop de résistance. Les ennemis, qui connoissent leur agilité, ne les poursuivent pas dans les cavernes où ils vont chercher un asyle.

Ces deux cens Troglodytes, quoique à pied, atteignent bientôt les cavaliers perses, et en blessent quelques-uns à coups de fronde. Les voyant faire volte-face, au lieu de les attendre, ils tournent le dos, et fuyent vers leurs compatriotes qui les suivoient, mais à une grande distance. Les Perses les voyant fuir, méprisent leur petit nombre, marchent avec audace à eux, dispersent ceux qui les poursuivoient tout à l'heure, et recommencent à fuir avec toute la rapidité dont ils sont capables. Ils se séparent, se réfugient dans un angle formé par le Nil comme dans une citadelle, et se dérobent à la vue des Ethiopiens. Le cheval de Bagoas tombe, entraîne son maître dans sa chute, lui fracasse une jambe, et le livre aux ennemis. Théagènes et Chariclée sont pris avec lui. Ils pouvoient échapper; mais ils ne veulent point abandonner Bagoas, dans lequel ils ont trouvé tant d'humanité, et dont ils attendent encore des services. Ils descendent de cheval, restent auprès de lui, et se livrent eux-mêmes aux ennemis.

Le voilà accompli, dit Théagènes à Chariclée, ce songe que tu as eu. Les voilà ces Ethiopiens chez lesquels nous devons aller. Nous ne faisons que changer de fers. Remettons-nous donc entre leurs mains: il vaut mieux nous abandonner à l'incertitude des évènemens, que de courir les dangers qui nous attendent auprès d'Oroondates. Chariclée, se regardant conduite par les destins comme par la main, remplie des meilleures espérances, ne voyant que des amis dans les vainqueurs, sans communiquer ses idées à Théagènes, paroît approuver ses réflexions.

Les Ethiopiens avancent, et, reconnoissant un eunuque, un ennemi peu redoutable dans Bagoas; voyant dans les chaînes, sans armes, deux personnes d'un extérieur majestueux, d'une beauté sans égale, voulant savoir quels ils sont, les font interroger par un d'entre eux, Egyptien de nation, qui savoit la langue des Perses, croyant que, si leurs prisonniers n'entendent point les deux langues, ils en entendent au moins une; car les espions, que l'on envoie pour pénétrer les projets de l'ennemi, mènent ordinairement avec eux des hommes familiarisée avec la langue du pays et celle des ennemis. Théagènes, qui avoit demeuré long-tems en Egypte, répond en peu de mots, qu'ils sont esclaves du satrape, que lui et Chariclée sont Grecs d'origine; qu'ils passent, sans doute pour leur bonheur, des mains des Perses en celles des Ethiopiens.

Ceux-ci les font prisonniers, résolus de les présenter à leur roi comme le premier, le meilleur butin de cette guerre, le plus précieux des biens d'Oroondates; car chez les Perses, les grands ne voyent, n'entendent que par leurs eunuques. Ni leurs enfans, ni leurs proches ne jouissent de leur confiance et de leur tendresse: elle est toute entière pour l'esclave qui a su gagner leur affection. Les Ethiopiens croyent donc faire un présent bien flatteur à leur roi, en lui amenant ces prisonniers pour le servir et être l'ornement de sa cour. Comme Bagoas blessé, Théagènes et Chariclée, chargés de fers, ne peuvent marcher vîte, ils les font monter à cheval. C'est ainsi que, par une nouvelle aventure, assez semblable au prologue d'une pièce, Chariclée et Théagènes, étrangers captifs, après avoir vu leur tombeau ouvert, semblent moins être conduits qu'accompagnés par des hommes qui devoient bientôt les reconnoître pour leurs souverains.

Fin du Livre Huitième.

LIVRE NEUVIÈME.

SOMMAIRE.

Siège de Syène. Théagènes et Chariclée conduits devant Hydaspe. La ville de Syène se rend. Fêtes du Nil. Perfidie d'Oroondates. Il va à Eléphantide, se met à la tête de ses troupes. Consternation des Syènois. Combat entre les Perses et les Ethiopiens. Oroondates vaincu et pris. Hydaspe entre dans Syène. Il partage le butin à ses soldats. Bagoas est chargé de garder Théagènes et Chariclée. Songe d'Hydaspe. Il traite Oroondates avec bonté.


La ville de Syène assiégée de tous côtés par les Ethiopiens, étoit prise comme dans un filet. Oroondates ayant appris qu'ils approchoient, qu'ils avoient passé les cataractes et marchoient vers Syène, n'avoit eu que le tems de se jeter dans la ville. Il en avoit fait fermer les portes, garnir les remparts d'armes, de traits, de machines, et il attendoit les évènemens.

Le roi d'Ethiopie, Hydaspe, avoit appris de ses espions que les Perses étoient encore éloignés de Syène. Il s'étoit mis en marche pour leur livrer bataille avant qu'ils y fussent arrivés. Mais n'ayant pu les rejoindre, il s'étoit rabattu sur la ville, l'avoit environnée de toutes parts, et restoit dans l'inaction, déployant aux yeux des ennemis une multitude innombrable d'hommes, de chevaux, d'armes dont il couvroit les plaines des environs.

Ce fut là que ses éclaireurs le trouvèrent, lorsqu'ils lui amenèrent les prisonniers qu'ils avoient faits. Leur vue réjouit beaucoup le prince; et je ne sais par quel doux pressentiment, il sembla s'intéresser pour des jeunes gens qu'il ne reconnoissoit pas encore pour ses enfans. Il tira de cet évènement un présage favorable. Bon! dit-il, à en juger par les prémices de cette guerre, les dieux nous livrent les ennemis enchaînés; comme ce sont les premiers qui tombent entre nos mains, il faut les réserver pour les immoler suivant les lois de notre patrie: leur sang coulera sur les autels des dieux, protecteurs de l'Ethiopie.

Il récompensa ensuite magnifiquement ses guerriers, les envoya parmi ceux qui gardoient le bagage de l'armée, avec leurs captifs, auxquels il donna un certain nombre de personnes qui parloient leur langue; il leur recommanda d'en avoir le plus grand soin, de ne les laisser manquer de rien, de les empêcher de contracter aucune souillure, de les nourrir comme des victimes destinées aux dieux: il ordonna encore de leur ôter leurs chaînes, pour leur en donner d'or; car chez les Ethiopiens, l'or s'emploie aux mêmes usages que le fer chez les autres peuples. Ses ordres sont exécutés. Pendant qu'on ôte à Chariclée et à Théagènes leurs fers, ils conçoivent quelques espérances de liberté, qui s'évanouissent bientôt, en voyant qu'on les remplace par des fers d'un autre métal. Ah! le beau changement, dit Théagènes en riant! voilà donc les grands bienfaits de la fortune! des chaînes d'or remplacent des chaînes de fer. Mais des chaînes plus riches ne font de nous que des prisonniers plus précieux. Chariclée sourit aussi; mais elle tâche d'inspirer d'autres idées à Théagènes, de lui donner de la confiance aux oracles des dieux, de le consoler par la vue d'un avenir plus heureux.

Hydaspe, en se présentant devant Syène, avoit espéré emporter la ville d'emblée, malgré les remparts dont elle étoit défendue. Il fut d'abord repoussé par les assiégés, qui, non contens de se défendre avec courage, l'accablèrent encore d'injures du haut des murs. Irrité de ce qu'au lieu de se rendre à la première attaque, ils osoient lui résister, ce prince résolut de ne pas perdre le tems à faire un siège dans les formes, ni à essayer le secours des machines, qui laissent toujours échapper des ennemis. Il fit faire des travaux immenses, qui devoient, en peu de tems, détruire la ville entièrement: voici ce qu'il entreprit.

Il distribua par portions le terrein autour de Syène; il assigna à dix hommes un espace de dix orgies (dix toises), leur ordonna de creuser un fossé, dont il fixa la largeur et la profondeur, qui devoient être très-grandes. Les uns béchoient, les autres tiroient la terre, d'autres l'entassoient sur les bords du fossé, élevoient un mur vis-à-vis celui de la ville. Personne ne les troubla dans leurs travaux, et ne traversa la construction de ce mur. Effrayés de la multitude des ennemis, les assiégés n'osoient sortir de la ville; les flèches qu'ils lançoient du haut des murs ne pouvoient les atteindre; car Hydaspe, pour les rendre inutiles, avoit laissé entre les deux murs un espace assez large pour que ses soldats fussent hors de la portée des traits. Ces ouvrages furent achevés avec une promptitude incroyable, vu la multitude innombrable des Ethiopiens. Il en entreprit ensuite un autre.

Il laissa entre les deux murs, dans toute leur circonférence, un espace d'environ un demi-plèthre, plein et uni. A l'extrémité il construisit deux murs, qu'il prolongea jusqu'au Nil, et dont la hauteur augmentoit progressivement. Ces deux murs, écartés l'un de l'autre d'un demi-plèthre, occupoient, en longueur, tout l'espace qui séparoit la ville du Nil. Lorsqu'ils furent prolongés jusqu'au bord du fleuve, il facilita l'écoulement des eaux par un conduit qui donnoit entre ces deux murs. Les flots alors, tombant d'un lit élevé, vaste et large, dans un autre incliné, étroit et resserré par des rives que l'art avoit construites, se précipitèrent avec un bouillonnement affreux et un fracas horrible qui retentit au loin.

A ce bruit, à ce spectacle, les assiégés comprennent toute l'horreur de leur situation; ils voient que ces travaux n'ont pour but que de les inonder: ils se disposent à se défendre contre les dangers qui les menacent, dans une ville dont les ouvrages des ennemis, et l'eau qui approche de leurs remparts, les empêchent de sortir. D'abord, ils garnissent d'étoupe et de bitume les fentes des portes; ils affermissent ensuite leurs murs sur leurs fondemens: l'un porte de la terre, un autre des pierres, celui-ci des morceaux de bois, chacun ce qu'il trouve; personne n'est oisif: femmes, enfans, vieillards, tous travaillent. Quand la vie est en danger, les distinctions d'âge et de sexe disparoissent.

Les plus robustes et les plus vigoureux sont occupés à creuser un canal souterrain, qui communique de la ville au fossé des ennemis. Voici comme ils exécutent ce projet. Ils creusent perpendiculairement auprès du mur un puits de la profondeur de cinq orgies (cinq toiles); passant ensuite sous les fondemens de leurs murs, ils conduisent obliquement, à la lueur des flambeaux, une mine jusques sous les travaux des ennemis: derrière les pionniers sont des travailleurs qui prennent les terres, se les transmettent les uns aux autres, et les transportent dans un endroit de la ville autrefois cultivé, où ils élèvent un tertre: ils veulent, en creusant ainsi, faire enfoncer le terrain sous la masse des flots: mais leur travail est inutile. Déjà le Nil a franchi la longueur du canal; déjà les flots remplissent l'espace renfermé entre la ville et le mur élevé par les ennemis. Syène n'est plus qu'une île au milieu des terres, autour de laquelle se balancent les vagues du Nil.

Ce mur résiste pendant quelque tems. La masse des flots qui se succèdent les uns aux autres, grossit à chaque instant, et pénètre jusques dans les fondemens à travers les crevasses d'une terre noire et mouvante, entr'ouverte par les chaleurs excessives de l'été. Déjà le terrain cède à un si grand poids dans les endroits où il est miné, et le mur s'affaisse. Le balancement des crénaux, l'oscillation des guerriers qui défendent les remparts, présagent une ruine prochaine. Aux approches de la nuit, une partie du mur qui est entre les tours, tombe avec fracas. Cependant, l'eau, arrêtée par les décombres, qui excèdent sa hauteur de cinq coudées, ne peut entrer encore dans la ville, mais la menace d'une inondation prochaine. Syène alors retentit de cris de douleur et de désespoir, qui sont entendus des ennemis eux-mêmes. Les habitans élèvent les mains au Ciel, implorent le secours des dieux, la seule espérance qui leur reste: ils conjurent Oroondates de traiter avec Hydaspe.

Le Satrape, contraint de céder à la nécessité, se rend à leurs prières. Mais les flots l'environnent de toutes parts, et il ne peut envoyer personne pour traiter avec les assiégeans. La nécessité lui suggère un expédient. Il écrit une lettre, l'attache à une pierre, et la lance avec une fronde au-dessus des flots[61]. Mais l'espace est trop large, et la pierre tombe dans l'eau: une seconde tentative ne lui réussit pas mieux. Le danger est pressant; il s'agit de la vie de tous les habitans: aussi tous les frondeurs et tous les archers de lancer au-delà des eaux. Enfin les habitans, tendant les mains vers les ennemis, qui, placés sur leurs retranchemens, jouissent du spectacle de leur désespoir, tâchent, par leur attitude suppliante, de leur faire comprendre l'intention de ces archers. Tantôt ils les élèvent vers le Ciel, tantôt ils les mettent derrière le dos, et les présentent aux chaînes, comme des esclaves.

Hydaspe comprend qu'ils lui demandent la vie, et il est prêt à la leur accorder. Un ennemi suppliant éveille les sentimens d'humanité dans un vainqueur magnanime. Mais ces signes ne suffisent pas pour l'assurer de leurs dispositions; il en veut des preuves certaines. Il avoit des barques qui flottoient sur le fleuve; il les fait descendre le canal. Lorsqu'elles sont arrivées à l'enceinte, il les fait approcher du bord, en choisit dix nouvellement construites, y embarque des archers et des frondeurs, les instruit de ce qu'ils doivent dire, et les envoie vers les Perses. Ils voguent vers la ville couverts de leurs armes, pour se défendre en cas d'attaque imprévue de la part des assiégés.

Ce fut alors qu'on vit un spectacle nouveau: des vaisseaux voguant d'un mur vers un autre mur, des nautonniers naviguant en terre ferme, des barques traversant des plaines qu'avoit sillonnées le soc de la charrue: prodige étonnant que n'avoit pas encore montré la guerre, si féconde en miracles. Des guerriers moulés sur des vaisseaux, s'avancent vers d'autres guerriers postés sur des remparts, et sont près d'engager un combat à-la-fois naval et terrestre.

A la vue de ces barques et de ces navigateurs armés, voguant vers le côté où le mur est renversé, les habitans sont frappés de stupeur: tout ce qu'ils voient redouble leur effroi; ils doutent s'ils viennent comme amis ou comme ennemis: tout est suspect, tout alarme dans un danger extrême. Ils lancent sur eux une grêle de traits et de flèches du haut des murs. Prolonger son existence de quelques heures, semble un avantage à des malheureux réduits au désespoir. Ils tâchent moins de les atteindre avec leurs traits, que de les écarter de leurs murs. Les Ethiopiens ripostent: soit qu'ils soient plus habiles, soit qu'ils ne s'apperçoivent pas de l'intention des Perses, ils en atteignent plusieurs; quelques-uns même, frappés d'un coup mortel et subit, tombent du haut des murs dans les flots.

Le combat alloit s'engager et devenir sanglant. Les uns ne vouloient qu'empêcher les ennemis d'approcher de leurs murs; les autres se défendoient avec fureur. Un des principaux de Syène, déjà avancé en âge, arrive sur les remparts: Insensés! s'écrie-t-il, est-ce la crainte du danger qui obscurcit votre raison? Quoi! des hommes que nos prières appellent à notre secours, qui y viennent contre vos espérances, vous les éloignez! S'ils viennent comme amis, vous offrir la paix, c'est pour vous sauver; et s'ils viennent comme ennemis, laissez-les approcher: vous les vaincrez plus facilement. Environnés d'eau comme vous êtes, et de cette multitude immense d'ennemis, que gagnerez-vous à tuer ceux-ci? Recevons-les plutôt dans la ville, et voyons ce qu'ils veulent.

Tous approuvent cet avis: le Satrape lui-même l'adopte; ils abandonnent cette partie du mur, et restent tranquilles. Quand l'espace entre les tours ne fut plus occupé, et que les habitans, en agitant des drapeaux, eurent fait comprendre aux ennemis qu'ils pouvoient approcher sans rien craindre, les Ethiopiens avancèrent, et, s'adressant de dessus leurs barques aux assiégés, ils leur parlèrent ainsi:[62]

Perses, et vous habitans de Syène, Hydaspe, roi de l'Ethiopie orientale et occidentale, et aujourd'hui le vôtre, sait également subjuguer ses ennemis, et se laisser fléchir par leurs prières. La victoire est le fruit de la valeur, mais la compassion est celui de sa sensibilité. Il doit l'une à son armée; mais il ne doit l'autre qu'à lui. Votre vie est entre ses mains. Fléchi par vos prières, il consent à vous tirer du danger où la guerre vous a précipités, du danger que vous voyez, et dont vous ne pouvez échapper; mais il ne veut point vous fixer les conditions de votre délivrance; il vous laisse les maîtres de les régler. Ce seroit, selon lui, agir en tyran; et il ne veut point irriter la fortune par l'abus de ses faveurs.

Les assiégés répondent qu'ils se soumettent à tout ce qu'Hydaspe voudra ordonner d'eux, de leurs femmes et de leurs enfans; qu'ils lui remettent leur ville, s'ils peuvent la sauver; ce qu'ils n'espèrent point, à moins qu'un Dieu, ou Hydaspe lui-même, ne leur présente quelque moyen de salut. Oroondates promet de renoncer à tout ce qui avoit été la cause de cette guerre; d'abandonner la ville de Philes, et les mines de diamans; il demande de ne point être traité avec rigueur, mais la liberté de s'en aller avec sa garnison, il ajoute qu'Hydaspe montrera son humanité dans toute son étendue, en ne l'inquiétant point, mais en le laissant se retirer avec ses troupes à Eléphantine; que d'ailleurs il lui est indifférent de périr ou de n'échapper du danger présent, que pour perdre la vie par les ordres du roi de Perse, qui ne manquera pas de l'accuser d'avoir livré ses guerriers; que même il aime mieux périr d'un genre de mort ordinaire, que d'expirer victime de la barbarie d'un prince cruel, qui plaira à imaginer des tourmens pour le faire souffrir davantage.

Il prie encore les Ethiopiens de recevoir dans leurs barques deux Perses, pour les envoyer à Eléphantine, promettant de se rendre, si ceux qui s'y trouvoient, vouloient recevoir la loi du vainqueur. Les députés se retirent, emmènent avec eux deux Perses, et rapportent tout à Hydaspe. Ce prince ne put s'empêcher de rire de la folie d'Oroondates, qui vouloit discuter les conditions dans un moment où sa vie et sa mort dépendoient d'un autre. Il ne faut pas cependant, dit-il, que tant de gens soient victimes de l'extravagance d'un seul. Il laisse aller à Eléphantine les deux Perses envoyés par Oroondates, sans rien redouter de ce que pourroient entreprendre les troupes rassemblées dans cette ville. Il ordonne ensuite de fermer l'embouchure par laquelle les eaux du Nil couloient dans le canal, et de pratiquer un écoulement dans les retranchemens, afin que les eaux du fleuve ne venant plus dans le canal, celles qui y étoient, se retirant, le terrein séchât autour de la ville, et s'affermit sous les pas.

Les Ethiopiens obéissent à leur roi, et mettent à l'instant la main à l'œuvre; mais la nuit, qui survint, les obligea d'interrompre leurs travaux, et de remettre au lendemain à les achever.

Cependant, les assiégés n'oublient rien pour se mettre à l'abri du danger. Trompés agréablement dans leur attente, ils ne désespèrent plus de leur salut. Les uns continuent de creuser le souterrain: déjà ils approchent des retranchemens des ennemis; ils mesurent de l'œil l'espace qui les en sépare, et jugent qu'ils n'ont plus à creuser que la longueur d'un schœnix; d'autres relèvent, à la lueur des flambeaux, la partie du mur écroulée; les pierres éboulées dans la ville leur fournissent des matériaux suffisans pour ce travail.

Ils se croyoient en sûreté, lorsqu'un accident vint jeter la terreur parmi eux. Vers le milieu de la nuit, une partie du retranchement, que les Ethiopiens avoient commencé à percer le soir, s'éboula tout-à-coup; soit que la terre ramassée en cet endroit, fût molle et sans consistance, et qu'étant abreuvée d'eau, elle se fût affaissée; soit que les ennemis, en détachant de la terre du parapet, l'eussent rendu trop foible pour résister à là masse des eaux, qui grossit pendant la nuit, et élargit peu-à-peu le passage, soit qu'on aime mieux l'attribuer aux dieux, le fracas fut tel qu'il jeta l'épouvante dans tous les cœurs. Les assiégés et les assiégeans en ignoroient également la cause; mais les uns et les autres croyoient que la plus grande partie des murs et de la ville étoit renversée.

Les Ethiopiens, en sûreté dans leur camp, restent tranquilles, en attendant le jour qui devoit les éclairer sur cet évènement. Mais les assiégés courent de tous côtés dans la ville et sur les murs. Chacun se voyant sans danger, croit que la désolation est ailleurs. Enfin le jour paroît et fixe leur incertitude; ils voient le retranchement entr'ouvert, et l'eau s'écoulant à flots pressés.

Les Ethiopiens bouchent cette ouverture avec des planches attachées les unes aux autres, soutenues en dehors avec de grosses poutres de bois; ils y entassent des fascines, qu'ils apportent, les uns du rivage, et les autres sur des barques. C'est ainsi que l'eau s'écoula; mais le terrain entre le camp et la ville étoit impraticable: ce n'étoit plus qu'une boue molle, une vase humide, dont la surface paroissoit sèche et solide, mais où les pieds des hommes et des chevaux enfonçoient également.

On passe ainsi deux ou trois jours; les portes de la ville sont ouvertes. Les Ethiopiens laissent reposer leurs armes: tout dans leur camp retrace l'image de la paix; c'est une véritable trêve conclue par un accord tacite de part et d'autre: aucun des deux partis n'établit de sentinelles. Les habitans se livrent au plaisir et à la joie. La fête la plus solennelle dans l'Egypte, la fête du Nil, arriva dans cet intervalle: elle se célèbre ordinairement vers le solstice d'été, lorsque les eaux du Nil croissent. Il n'en est point de plus auguste ni de plus solennelle en Egypte. En voici la cause:

Les Egyptiens regardent le Nil comme un dieu, et le plus puissant des dieux. Ils voyent en lui le rival du ciel. Chaque année, à des époques fixes, sans neige, sans pluie, leurs moissons sont arrosées par ses eaux. Telle est l'opinion de la multitude, et voici les motifs de son respect pour le Nil. Pour entretenir la vie de l'homme, il faut, selon les Egyptiens, la réunion du sec et de l'humide. Ils prétendent que tous les principes de l'existence sont contenus dans ces deux élémens. L'élément humide produit le Nil, et l'élément sec, leur pays. Voilà ce qui est connu du public.

Mais les prêtres, et tous ceux qui sont admis aux mystères, changent la signification des mots: ils désignent par Isis la terre, et le Nil par Osiris. La déesse gémit de son absence, le reçoit avec transport; elle pleure encore quand elle ne le voit plus. Elle abhorre Typhon comme un ennemi implacable. Les personnes versées dans la physique et la théologie, ne dévoilent pas aux profanes le sens caché sous ces allégories; elles les débitent comme des fables. Mais le flambeau le plus brillant de la vérité étincelle toujours aux yeux de ceux qui se font initier, et qui sont admis au ministère des autels. Que l'on me pardonne cette indiscrétion: les mystères les plus cachés resteront ensevelis sous le secret le plus impénétrable.

Je retourne au siège de Syène. La fête du Nil étant arrivée, les habitans, au milieu des sacrifices et des cérémonies religieuses, se délassent de leurs fatigues et de leurs maux. Leur ame recueille toutes ses forces pour oublier leurs souffrances et s'élever jusqu'à la divinité.

Oroondates, à la faveur des ténèbres de la nuit et du profond sommeil des habitans, sort de la ville avec toutes ses troupes. Il fait avertir secrètement les Perses de se rendre, à une heure déterminée, à la porte par laquelle il doit sortir. Il recommande à chaque officier de n'amener ni les chevaux ni les bêtes de somme, pour prévenir l'embarras, empêcher le bruit et le tumulte qui pourroient les trahir, de ne faire prendre aux soldats que leur armes, une planche ou une pièce de bois. Arrivés à la porte indiquée, ils jettent dans la vase ces pièces de bois, et les mettent à côté l'une de l'autre. Les derniers les transmettent aux premiers à mesure qu'ils avancent. Oroondates fait passer promptement et facilement ses soldats par-dessus ces planches, comme par-dessus un pont. Il gagne la terre ferme à l'insu des Ethiopiens, plongés dans un profond sommeil, sans précaution, sans sentinelles; il marche avec toute la célérité possible vers Eléphantide, et y arrive sans trouver aucun obstacle.

Les deux Perses qu'il avoit envoyés de Syène à Eléphantide, l'attendoient, comme ils en étoient convenus avec lui: à peine leur a-t-il prononcé le mot d'ordre, qu'il leur avoit donné, que les portes s'ouvrent à l'instant.

Les habitans ne s'apperçurent de la fuite des Perses qu'au point du jour. Chaque habitant ne trouve plus à son réveil les soldats qu'il logeoit. Ils s'assemblent ensuite, et ne doutent plus de leur retraite à la vue du nouveau pont. Ils se croyent perdus sans ressource. Ils s'attendent aux plus vifs reproches de la part d'Hydaspe, d'avoir abusé de sa générosité pour mieux le tromper, et faciliter la fuite des Perses. Ils prennent le parti de sortir tous de la ville, et de se remettre à la discrétion des Ethiopiens, de protester avec serment qu'ils ne se sont apperçus de rien, et de tâcher de les fléchir. Ils se rassemblent tous, sans distinction d'âge, prennent des rameaux, portent les images des dieux dans leurs mains, avec des torches, comme pour leur servir de sauve-garde. Ils avancent vers le camp des Ethiopiens par le pont qu'avoit jeté Oroondates; ils s'arrêtent à quelque distance, tombent à genoux. Tout-à-coup des cris lamentables s'élèvent vers le ciel, et implorent la clémence du vainqueur. Pour attendrir encore les ennemis, ils leur abandonnent les enfans en bas âge, pour les emporter, persuadés que ces innocentes victimes, hors de tout soupçon, réussiront mieux à émouvoir leur pitié. Ces enfans consternés, ne sachant rien, effrayés peut-être des cris qu'ils entendent, fuient loin de leurs parens et de leurs nourrices, les uns se traînant vers le camp ennemi, les autres, balbutiant, sanglottant, forment le spectacle le plus touchant et le plus lamentable.

A cette vue, Hydaspe croit qu'ils viennent implorer une seconde fois sa clémence, reconnoître leur aveuglement, et avouer leur faute. Il leur envoie demander ce qu'ils veulent, pourquoi ils viennent seuls, et que les Perses ne sont pas avec eux. Les Syènois l'instruisent de tout ce qui s'est passé; que les Perses ont pris la fuite, à la faveur d'une fête solennelle qu'ils célébroient: ils protestent qu'ils n'y ont eu aucune part; que, pendant qu'ils étoient occupés des devoirs de la religion, qu'après le banquet sacré, pendant qu'ils donnoient, les Perses se sont échappés; que, quand même ils les auroient vus, ils nauroient pu les en empêcher, étant sans armes contre des hommes armés.

Hydaspe soupçonne que le dessein d'Oroondates est de le surprendre et de lui tendre quelque piège. Il fait approcher les prêtres seuls; il adore les images des dieux qu'ils portent dans leurs mains, pour se faire respecter. Il leur demande s'ils n'ont pas encore quelques renseignemens à lui donner sur les Perses; où ils sont partis; quelles sont leurs forces; comment ils reviendront l'attaquer. Les prêtres répondent qu'ils ignorent leurs projets; mais qu'ils conjecturent qu'ils sont partis à Eléphantine; que la plus grande partie des forces d'Oroondates y est rassemblée; que ce général met toutes ses espérances dans cette armée, et sur-tout dans ses cavaliers, bardés de fer. Ils prient en même-tems Hydaspe d'entrer dans une ville qui lui appartient désormais, et d'appaiser sa colère.

Le roi ne croit pas devoir entrer, pour le moment, dans Syène. Il y envoie deux corps d'Oplites, pour s'assurer s'il n'y a pas quelque embuscade, et pour la garder, s'ils n'y trouvent point d'ennemis. Il renvoie les habitans avec les meilleures espérances: il range ensuite son armée en bataille, pour recevoir les Perses, ou aller au-devant d'eux, s'ils tardent à arriver.

Toutes ses dispositions n'étoient pas encore faites, que ses coureurs viennent lui annoncer que les Perses paroissent en bon ordre. Oroondates avoit fixé à Eléphantine le lieu de rassemblement de ses guerriers. A la nouvelle de l'arrivée subite des Ethiopiens, il avoit été contraint de s'enfermer, avec un petit nombre de troupes, dans Syène. Environné de toutes parts de retranchemens, il avoit demandé et obtenu la vie, et s'étoit rendu coupable de la perfidie la plus noire envers Hydaspe. Il avoit engagé les Ethiopiens à emmener avec eux deux Perses, sous prétexte de les envoyer à Eléphantine consulter ceux qui y étoient, et leur demander à quelles conditions il devoit traiter avec l'ennemi, mais en effet pour les prévenir de se tenir prêts à combattre, lorsqu'il se seroit échappé de Syène. Sa perfidie lui avoit réussi. Il avoit trouvé ses troupes en état de marcher, s'étoit mis à leur tête, et s'avançoit à grandes journées, dans l'espérance de surprendre l'ennemi. Déjà il se montroit, donnant par-tout ses ordres, brillant de l'appareil et du faste persan. Ses armes, enrichies d'argent et d'or, étincellent au loin. Le soleil ne faisoit que de paroître, et ses rayons naissans, tombant sur le visage des Perses, de leurs armes jaillissoient des éclairs qui faisoient de la plaine un océan de lumière.

A l'aile gauche sont les Mèdes et les Perses de nation: devant sont rangés les Oplites; ensuite viennent les archers et les frondeurs, qui, n'étant pas couverts d'une armure complète, doivent être défendus par les Oplites pendant qu'ils lanceront leurs traits[63]. Les Egyptiens et les Lybiens sont à l'aile gauche, avec toutes les troupes étrangères; ils ont aussi avec eux des frondeurs, qui doivent se répandre ça et là, et attaquer l'ennemi en flanc. Le Satrape s'est placé au centre, monté sur un char armé de faulx; à sa droite et à sa gauche est sa phalange, pour le défendre: devant lui sont ses cavaliers caparaçonnés: c'est sur eux, sur-tout, qu'il fonde l'espérance de la victoire.

Cette phalange est composée des guerriers les plus braves de la Perse; c'est un rempart impénétrable à tous les efforts de l'ennemi; voici quelles sont ses armes:

Les guerriers, tous d'élite, tous robustes et vigoureux, couvrent leur tête d'un casque d'une seule pièce, bien fait, qui, connue un masque, représente tous les traits de la figure humaine. Depuis le haut de la tête jusqu'au col, il enveloppe tout, excepté les yeux, dont il laisse le libre usage. Une javeline, plus longue qu'une lance, est dans leur main droite; de la gauche, ils tiennent les rênes de leurs coursiers: à leur côté est un cimeterre. Non-seulement leur poitrine, mais encore le reste de leur corps est cuirassé. Je vais décrire la structure de cette cuirasse.

On taille d'abord, en forme de tétragone, des lames de fer et de cuivre, de la largeur d'un empan; on les adapte ensuite de manière que, dans le sens perpendiculaire et transversale, elles se couvrent les unes les autres; des coutures faites en-dessous les attachent ensemble. Cette cuirasse forme un manteau d'écailles, qui tombe sur le corps, l'enveloppe de toutes parts, sans causer la moindre douleur, et s'applique sur chaque membre, sans en gêner les mouvemens: ils ont aussi des brassarts, qui prennent depuis le col jusqu'aux cuisses, mais qui n'en couvrent point la partie intérieure, qui presse les flancs du coursier. Cette cuirasse résiste à tous les traits, garantit de toutes les blessures: un autre cuissart enveloppe aussi la jambe depuis le talon jusqu'au genou. Une armure presque, semblable couvre aussi le cheval; ses jambes sont garnies; toute sa tête est enveloppée: de dessus son dos pend de chaque coté une cuirasse de fer, qui lui couvre les flancs: par le vide, qu'on a soin de laisser, la légèreté du coursier n'est point gênée.

Ainsi armé et caparaçonné, le cavalier, surchargé d'un si grand poids, a besoin d'aide pour monter à cheval. Au moment du combat, il lâche la bride à son coursier, et fond avec la rapidité du vent sur l'ennemi: on diroit d'un homme de fer, ou d'une statue d'airain vivante. Une pique, dont la pointe dépasse la tête du cheval, est soutenue par un anneau attaché à son cou; l'autre extrémité est suspendue au pommeau de la selle. Dans les combats, elle arme la main du cavalier, qui, en la dirigeant, en seconde l'effort, et redouble la violence du coup qu'elle porte: aussi perce-t-elle tout ce qu'elle rencontre, et souvent deux ennemis en même-tems.

A la tête d'une armée ainsi rangée, soutenue de cette cavalerie, le Satrape marche au-devant d'Hydaspe. Le fleuve est derrière, pour que les Ethiopiens ne puissent environner son armée, moins nombreuse que la leur.

Hydaspe avance à sa rencontre. A l'aile droite des ennemis, composée des Mèdes et des Perses, il oppose les habitans de Méroë, guerriers armés de toutes pièces, et accoutumés à combattre de pied ferme. Les Troglodytes, et les habitans des pays voisins des climats où naît la cinnamome, légèrement armés, vîtes à la course, habiles à lancer des traits, sont opposés aux frondeurs et aux archers d'Oroondates. Hydaspe, ayant appris que le général Perse mettoit beaucoup de confiance dans sa cavalerie bardée de fer, se place lui-même au centre avec les éléphans chargés de tours: devant eux il range les Blemmyes et les Serres, pesamment armés, et les instruit de ce qu'ils ont à faire pendant l'action.

On lève les drapeaux de part et d'autre, et on donne le signal du combat: du côté des Perses, les trompettes retentissent, et du côté des Ethiopiens les tambours et les timballes. Oroondates conduit sa phalange à l'ennemi en poussant de grands cris. Hydaspe ordonne à ses soldats de s'avancer à petits pas pour ne pas laisser ses éléphans derrière, et pour ralentir l'ardeur et amollir le choc de la cavalerie ennemie. Arrivés à la portée du trait, les Blemmyes, voyant les Perses aiguillonner leurs coursiers pour tomber sur eux, se mettent en devoir d'exécuter les ordres de leur roi: ils laissent les Serres rangés devant les éléphans pour les soutenir, s'élancent hors des rangs, et se précipitent contre cette cavalerie couverte de fer. Les Perses, les voyant s'avancer en petit nombre contre des troupes plus nombreuses et bien cuirassées, les prennent pour des frénétiques; ils redoublent d'ardeur, volent à l'ennemi avec la confiance de la victoire, et persuadés qu'ils vont les renverser du premier choc. Les Blemmyes, prêts à en venir aux mains, et à la portée de la lance, se baissent tout-à-coup, et tous en même-tems, et se glissent sous les chevaux. Un genou en terre, la tête et le dos sous le ventre des coursiers, ils se signalent par des prodiges inouis: ils saisissent l'instant où les chevaux passent, pour leur percer le ventre à coups d'épée; ces animaux, ne pouvant supporter la douleur, ne sentant plus le frein, renversent leurs cavaliers; beaucoup même s'abattent: ces cavaliers, incapables de se remuer sans un secours étranger, étendus par terre, immobiles, sont égorgés par les Blemmyes.

Tous ceux dont les chevaux ne sont point atteints, tombent sur les Serres; mais ceux-ci, les voyant approcher, se retirent promptement derrière les éléphans, qui leur servent comme de remparts: il se fait là un horrible carnage; presque tous ces cavaliers y périssent: les chevaux voient paroître tout-à-coup les éléphans; à la vue de ces masses énormes et nouvelles pour eux, ils retournent en arrière, ou s'embarrassent les uns les autres, et portent le désordre dans les rangs de la phalange. Dans les tours que portent les éléphans, sont six guerriers, deux de chaque côté, armés chacun d'un arc; la partie de derrière est vide: ils ne cessent de tirer de ces tours comme d'une citadelle; l'air est obscurci de la multitude des traits qu'ils lancent. Bientôt les Ethiopiens ne visent plus qu'aux yeux des ennemis: on diroit que, sûrs de la victoire, ils ne font plus que s'exercer. Ils décochent leurs flèches avec tant de dextérité, que les Perses atteints de ces traits qu'ils portent ainsi dans leurs yeux, s'abandonnent en désordre au milieu de leurs troupes. Ceux qui sont emportés par la rapidité de leurs chevaux, vont tomber au milieu des éléphans; les uns sont renversés, foulés aux pieds par ces animaux; les autres sont immolés par les Serres et les Blemmyes, qui, sortant de derrière les éléphans comme d'une embuscade, ou les percent de leurs traits, ou les saisissent et les renversent de dessus leurs chevaux. Tous ceux qui échappent, s'enfuient à toute bride, sans faire aucun mal aux éléphans; car ces animaux, lorsqu'ils vont au combat, sont aussi couverts de fer. La nature d'ailleurs les a munis d'une peau en écailles impénétrables, dont la dureté repousse tous les traits.

Enfin, tous les autres étant mis en fuite, le satrape Oroondates lui-même, oubliant le soin de sa gloire, abandonne honteusement son char, monte sur un coursier de Nisa, et s'enfuit précipitamment. Les Egyptiens et les Lybiens, qui sont à l'aile gauche, ignorant cette déroute, soutiennent le combat avec une valeur héroïque: quoiqu'ils reçoivent plus de mal des ennemis qu'ils ne leur en font, ils ne s'en défendent pas avec moins d'intrépidité. Ils ont en tête les peuples qui habitent les climats où naît le cinnamome, et qui les maltraitent cruellement. Lorsqu'ils avancent, les ennemis fuient devant eux, et, tout en fuyant, les accablent d'une grêle de traits: s'ils se retirent, ils fondent sur eux; les uns, à coups de fronde, les attaquent en flanc; d'autres, avec de petites flèches trempées dans du sang de dragon, portent une mort certaine dans leurs rangs.

Ces peuples semblent jouer avec leurs arcs, plutôt que se battre sérieusement. Leur tête est enveloppée d'un tissu, dans lequel leurs flèches sont piquées tout autour. La partie de ces flèches garnie de plumes, est dans le tissu, et les pointes, comme autant de rayons, sortent en dehors. Chaque guerrier, dans les combats, les prend à ce tissu, qui lui tient lieu de carquois. On les voit sauter, bondir légèrement, tantôt avançant, tantôt reculant, la tête ainsi couronnée de traits, et le reste du corps nud[64]. La pointe de ces traits n'est point armée de fer. Ils tirent du dos d'un serpent un os qu'ils aiguisent, et dont ils font une flèche longue d'une coudée: peut-être même est-ce pour cela que les Grecs appellent des traits oïstoi.

Les Egyptiens résistent quelque tems; ils opposent leurs boucliers à tous les traits qui pleuvent sur eux. Ce peuple est naturellement courageux, brave la mort, autant par vanité que par devoir, et craint peut-être aussi d'être puni, s'il quittoit son poste. Mais, apprenant que la cavalerie caparaçonnée est détruite; qu'Oroondates a quitté le champ de bataille; que les Mèdes et les Perses, si célèbres pour leur valeur, n'ont point soutenu leur renommée contre les habitans de Méroë, qu'ils avoient à combattre, et dont ils ont été bien maltraités, ils tournent aussi le dos, et prennent la fuite.

Hydaspe, du haut d'une tour, voyant ses troupes partout victorieuses, envoie de tous côtés des hérauts pour empêcher le carnage, et ordonner à ses guerriers de prendre vivans tous ceux qu'ils pourront, et de les lui amener, et sur-tout de prendre Oroondates. Pour exécuter les ordres de leur monarque, les Ethiopiens s'étendent à droite et à gauche, diminuant beaucoup la profondeur de leurs rangs. Les deux aîles de l'armée forment un demi-cercle, enveloppent les Perses, et ne leur laissent, pour fuir, que le côté du fleuve. Ceux-ci s'y précipitent en foule. Les chevaux, les chars armés de faulx, le tumulte, le trouble, inséparables d'une déroute, les renversent les uns sur les autres. Ils reconnoissent la folie de ce qu'ils avoient d'abord regardé comme un trait d'habileté de la part du Satrape. Avant l'action, Oroondates, pour ne point être enveloppé, avoit appuyé ses derrières du fleuve, et ne s'étoit point apperçu qu'il se fermoit par là le chemin de la retraite: ce fut là qu'il fut pris. Le fils de Cybèle, Achémènes, ayant appris la catastrophe arrivée à Memphis, se repentoit d'avoir découvert à Oroondates des choses qu'il ne pouvoit plus prouver, et cherchoit à tuer le Satrape au milieu du désordre et de la déroute. Il venoit de le manquer, lorsqu'un trait, lancé par un Ethiopien, le punit de sa perfidie. L'Ethiopien, ne reconnoissant pas le Satrape, mais voulant lui sauver la vie, selon l'ordre d'Hydaspe, fut indigné de voir un Perse, à qui l'ennemi vouloit sauver la vie, tourner, par la plus noire scélératesse, ses armes contre ses compatriotes, et profiter de l'occasion d'une déroute, pour satisfaire sa vengeance particulière.

Oroondates, prisonnier, est emmené devant son vainqueur. Le monarque éthiopien, le voyant couvert de sang, près d'expirer, ordonne à ses médecins de le panser, et de le rappeler à la vie[65]: lui-même il le console par ses discours. Vivez, lui dit-il; ce n'est point à vos jours que j'en veux. S'il est beau de vaincre ses ennemis sur le champ de bataille, et les armes à la main, il ne l'est pas moins de les vaincre par ses bienfaits, quand ils sont terrassés. Pourquoi avez-vous été perfide envers moi?—Oui, perfide envers vous, mais fidèle envers mon roi.—A présent que vous êtes en mon pouvoir, quel châtiment croyez-vous mériter?—Celui que mon roi infligeroit à un de vos généraux qui vous seroit fidèle.—Il le renverroit comblé d'éloges et de présens, s'il est vraiment roi, s'il n'est pas un tyran, et s'il veut, par des éloges donnés à des étrangers, faire naître dans le cœur de ses sujets le désir de les imiter. Vous avez été fidèle, soit; mais il faut convenir que vous avez été téméraire d'en venir aux mains avec une armée si supérieure en nombre.—Je n'ai point été téméraire, puisque je n'ai fait que remplir les intentions de mon roi. La moindre lâcheté à la guerre est punie par lui plus que le courage n'est récompensé. Aussi je n'ai point balancé à affronter tous les dangers. Je pouvois espérer, vu les hasards innombrables de la guerre, remporter une victoire éclatante, ou après une défaite, trouver mon apologie dans mon courage et mon activité.

Hydaspe le comble déloges, l'envoie à Syène, et recommande à ses médecins d'en avoir le plus grand soin. Il entre lui-même dans la ville avec l'élite de ses troupes. Tous les habitans de tout âge sortent au-devant de lui. Ils jettent sur ses guerriers des couronnes faites des fleurs qui croissent sur les bords du Nil. Tous, par des chants d'alégresse et des cris de victoire, célèbrent les louanges du monarque Africain.

Lorsqu'il fut entré dans la ville, monté sur un éléphant, comme sur un char de triomphe, son premier soin fut d'offrir aux dieux des sacrifices et de les remercier de la victoire qu'il venoit de remporter. Il interrogea les prêtres sur l'origine des fêtes du Nil, et sur tout ce qu'il y avoit dans la ville de beau et de curieux. Ils lui montrèrent d'abord le puits qui mesure la hauteur des eaux du Nil: semblable à celui de Memphis, il est construit de même en pierres de taille. En dedans, sont gravés des caractères à une coudée de distance les uns des autres. Les eaux du Nil coulent dans ce puits par dessous terre, baignent ces différens caractères destinés à marquer la hauteur de ses inondations. Les accroissemens et la diminution des eaux, se calculent sur le nombre de ces caractères qui est apparent. Ils lui montrent aussi des cadrans solaires, dont l'aiguille à midi ne projette pas d'ombre. Au solstice d'été, les rayons du soleil tombent perpendiculairement sur Syène; la lumière, répandue partout, ne forme point d'ombre, et pénètre jusque dans la profondeur des puits.

Ces objets ne piquèrent pas beaucoup la curiosité d'Hydaspe: ou en voyoit de semblables à Méroë en Ethiopie. Les prêtres célébroient alors les fêtes du Nil, qu'ils chantoient sous le nom d'Orus et de Zeidore, comme le protecteur de toute l'Egypte, le sauveur de la haute, le père de la basse; ils disoient que chaque année il apporte sur les terres des engrais, qui lui ont fait donner le nom de Nil; qu'il annonce le retour des différentes saisons; de l'été, par l'accroissement de ses eaux; de l'automne, par leur rentrée dans leur lit; du printems, par les fleurs qui croissent sur ses rives; par la ponte des crocodiles; enfin, que le Nil n'est autre chose que l'année; que son nom en est une preuve; que les différentes combinaisons des lettres qui le composent, se montent à trois cens soixante et cinq, nombre égal à celui des jours de l'année. Ils ajoutaient encore les qualités des plantes, des fleurs, des animaux et beaucoup d'autres choses.

C'est à l'Ethiopie, répond Hydaspe, et non à l'Egypte qu'en appartient toute la gloire. Ce fleuve que vous regardez comme un dieu, ces engrais qu'il roule avec lui, c'est l'Ethiopie qui vous les envoie: c'est l'Ethiopie, la mère de vos divinités, qui mérite vos hommages. Aussi l'honorons-nous, répondent les prêtres, puisque c'est d'elle que vient notre salut et notre religion. Il faut être réservés dans vos louanges, réplique Hydaspe; et en même tems il entre dans sa tente, et passe le reste du jour à se récréer, au milieu d'un repas qu'il donne aux principaux Ethiopiens, et aux prêtres de Syène. Il permit à toutes ses troupes de se livrer à la joie. Les habitans de la ville leur vendirent ou leur donnèrent une quantité prodigieuse de bœufs, de brebis, de chèvres, de porcs et de vin.

Le lendemain, Hydaspe, assis sur un trône, distribua à ses guerriers, selon leurs services, le butin pris dans la ville et dans le combat. Celui qui avoit fait Oroondates prisonnier, étoit présent. Demandes, lui dit le roi, ce que tu désires. Sire, lui répond le soldat, je ne demande rien. Je suis bien récompensé; j'ai obéi à vos ordres en sauvant le général des Perses; d'ailleurs je me suis moi-même récompensé, pourvu que vous me laissiez ce que je lui ai pris. En-même tems il lui montre le ceinturon du satrape orné de diamans d'un grand prix, et qui valoit plusieurs talens. Parmi ceux qui étoient présens, plusieurs s'écrient, qu'une pièce pareille est au-dessus de la fortune d'un particulier, et digne d'un roi. Qu'y a-t-il de plus digne d'un roi, répond Hydaspe en souriant, que de ne pas montrer moins de générosité qu'il ne montre d'avidité? Les lois de la guerre permettent au vainqueur de dépouiller son prisonnier; qu'il garde comme un présent de ma part, un objet qu'il auroit pu me cacher et posséder sans mon aveu.

Ceux qui avoient pris Chariclée et Théagènes se présentent ensuite: Prince, disent-ils, le butin que nous avons pris sur les ennemis ne consiste point en diamans, en or ni en argent, richesses communes en Ethiopie, et que l'on trouve en abondance dans votre palais. C'est un jeune homme et une jeune fille, le frère et la sœur, originaires de la Grèce, dont la beauté et les grâces ne le cèdent qu'aux vôtres, et que nous vous avons déjà présentés.

Daignez, prince, ne pas nous oublier dans la distribution de vos bienfaits. Il est vrai, répond Hydaspe, vous me les avez déjà présentés; mais le trouble, le tumulte m'empêchèrent alors de les considérer. Qu'on les fasse venir; que les autres prisonniers paroissent aussi.

Aussitôt un soldat sort de la ville, court vers ceux qui gardent le bagage de l'armée, et leur porte l'ordre du roi. On amène donc les deux prisonniers. Ceux-ci demandent à un de leurs gardes, moitié grec, moitié barbare, où on les conduit. Le roi Hydaspe, répond le soldat, passe en revue tous les prisonniers. Dieux sauveurs! s'écrient-ils au nom d'Hydaspe; car ils ne savoient pas que le roi d'Ethiopie portoit ce nom.

O mon amie! dit Théagènes à Chariclée, à voix basse, tu instruiras sans doute le roi de nos aventures. Voilà cet Hydaspe que tu me disois souvent être ton père. O mon ami! répond Chariclée, les grands évènemens demandent à être ménagés de longue main. Nos aventures, dont les commencemens sont si compliqués, si embarrassés, ne peuvent avoir un dénouement prompt et simple. Il n'est pas de notre intérêt de découvrir tout-à-coup des choses sur lesquelles une longue suite d'années a répandu de l'obscurité. Ma mère Persine, d'ailleurs, dépositaire du secret de ma naissance, peut seule montrer l'enchaînement de tout; et nous apprenons que, grâces aux dieux, elle vit encore.—Mais si on nous immole.... si Hydaspe nous rend comme prisonniers.... si nous n'arrivons pas en Ethiopie....—C'est ce que nous n'avons pas à craindre: nous avons souvent entendu dire à nos gardes que l'on nous réservoit pour être immolés sur les autels; Hydaspe se gardera bien de rendre ou de faire périr des prisonniers dont il a promis le sang aux dieux. Pour un homme religieux, c'est un crime de manquer à un vœu pareil. Si, aveuglés par la joie, nous révélons aujourd'hui ce qui nous regarde, en l'absence de ceux qui peuvent nous reconnoître et attester la vérité de nos discours, nous pourrions, sans nous en douter, aigrir, irriter Hydaspe. Ce prince pourroit regarder la majesté du trône comme insultée et outragée, si des captifs, destinés à l'esclavage, venoient, par une imposture insigne et dénuée de toute vraisemblance, se donner tout-à-coup pour les enfans du roi.—Mais les signes que tu as, que tu conserves toujours avec toi, prouveront que nous ne sommes point des imposteurs.—Ces signes sont des preuves pour ceux qui les connoissent, ou qui les ont exposés avec moi; mais pour ceux qui ne les connoissent point, qui ne peuvent même les connoître, ils ne prouvent rien: peut-être même feroient-ils soupçonner notre probité, nous feroient-ils regarder comme des brigands. Quand même Hydaspe les reconnoîtroit, qui lui persuadera que je les tiens de la reine, que c'est une fille qui les a reçus d'une mère? Théagènes, le naturel d'une mère est un témoignage irréfragable. Dès la première entrevue, un sentiment secret réveille l'amour maternel pour le fruit de ses entrailles: il ne faut donc pas négliger une circonstance, qui peut donner tant de poids à toutes les preuves que je peux apporter.

En s'entretenant ainsi, ils arrivent devant le roi; Bagoas y paroît avec eux. A leur vue, Hydaspe tressaille: Dieux puissans! dit-il, je vous implore; puis il réfléchit quelques instans. Les grands de sa cour, qui l'environnent, lui demandent ce qui l'occupe. Je me rappelle, dit-il, qu'il m'est né aujourd'hui une fille semblable à celle-ci et du même âge. Je n'ai tenu aucun compte de mon songe; mais les traits de cette jeune fille me le rappellent. Ses courtisans lui répondent que son songe n'est qu'une image, qui représente souvent les choses à venir. Hydaspe, sans parler davantage de son songe, demande aux prisonniers qui ils sont. Chariclée garde le silence, et Théagènes répond qu'ils sont frère et sœur, grecs de nation. J'en suis charmé, réplique Hydaspe. La Grèce est un pays très-bon et très-beau, qui nous donne, pour remercier les dieux de notre victoire, des victimes magnifiques et du plus heureux présage. Mais pourquoi, ajoute-t-il, en souriant à ceux qui l'environnent, un fils ne m'est-il pas né aussi en songe? Les traits de ce jeune homme, frère de cette jeune captive, qui devoit paroître avec elle devant moi, auroient dû, selon vous, se présenter aussi à mon esprit en songe.

S'adressant ensuite à Chariclée et lui parlant en grec, langue cultivée par les Gymnosophistes et à la cour d'Ethiopie: Et vous, dit-il, pourquoi gardez-vous le silence, et ne répondez-vous pas à mes questions?—C'est aux autels, sur lesquels vous devez faire couler notre sang en l'honneur des dieux, que vous connoîtrez moi et mes parens.—Où sont-ils?—Ils sont ici et ils assisteront au sacrifice. Elle rêve en effet, dit Hydaspe en souriant, cette fille qui m'est née en songe; elle s'imagine que, du milieu de la Grèce, ses parens se trouveront ainsi transportés à Méroë. Qu'on prenne soin d'eux; qu'on ne les laisse manquer de rien: ils orneront la fête. Quel est cet autre auprès d'eux, qui ressemble à un eunuque? C'est vraiment aussi un eunuque, répond un des spectateurs: il s'appelle Bagoas; Oroondates n'a point fait de perte plus sensible. Qu'il suive ces captifs, reprend Hydaspe, non pour être immolé avec eux, mais pour garder cette jeune fille. Sa beauté demande qu'elle soit surveillée de près, pour qu'elle soit conservée pure et sans tache jusqu'au moment du sacrifice. La jalousie, passion naturelle aux eunuques, s'oppose à ce que les autres jouissent de plaisirs qui leur sont interdits.

Le monarque Ethiopien continue de passer en revue et d'examiner les autres prisonniers qui défilent devant lui. Il donne comme esclaves, ceux qui le sont par état, et rend la liberté à ceux qui sont de condition libre. Il choisit dix jeunes gens et autant de jeunes filles, à la fleur de l'âge, d'une beauté remarquable, les joint à Théagènes et à Chariclée, et leur réserve le même sort.

Après avoir répondu à tout le monde, il s'adresse à Oroondates qu'il avoit appelé, et que l'on portoit en litière. Il ne reste plus, lui dit-il, de semences de guerre; je suis maître de Philes et des mines de diamans, la cause de celle-ci. Je n'ai point l'ambition des conquérans: mes succès ne m'enorgueillissent point; je ne veux point profiter de ma victoire pour reculer au loin les bornes de mes états. Je me renferme dans les limites que la nature elle-même a posées entre les deux empires, les cataractes. Comme je possède actuellement ce qui m'a amené, je respecte l'équité, et je retourne dans mes états. Si vous revenez à la santé, vous garderez votre gouvernement; vous annoncerez au roi de Perse qu'Hydaspe, votre frère, vous a vaincu par son courage; mais que sa générosité vous a rendu tout ce que vous possédiez; qu'il ne demande que votre amitié; qu'il ne connoît point de bien plus précieux; mais qu'il ne redoute pas la guerre, si vous voulez la recommencer. Je remets aux habitans de Syène les impôts pour dix ans, et je vous prie de les en exempter.

A ces mots, tous les spectateurs poussent de grands cris: les applaudissemens et les acclamations des habitans et des soldats se mêlent ensemble. Oroondates, étendant les deux bras, et les croisant, se prosterne devant lui et l'adore, contre l'usage des Perses, qui ne rendent jamais de pareils hommages à des rois étrangers. O vous! qui êtes ici présens, dit-il, je ne crois pas manquer aux usages, ni violer les lois de mon pays, en adorant un prince qui me rend mon gouvernement. Ma vie est entre ses mains: il est maître de mon sort; il ne me témoigne que de la bonté, me rétablit dans ma dignité. Si je recouvre la santé, je promets d'unir les Ethiopiens et les Perses par les liens d'une amitié et d'une paix éternelles. Je promets de remplir envers les habitans de Syène les intentions d'Hydaspe; mais si ma destinée..... Puissent les dieux m'acquitter envers Hydaspe et toute sa famille!

Fin du Livre Neuvième.

LIVRE DIXIEME.

SOMMAIRE.

Hydaspe retourne en Ethiopie. Description de l'île de Méroë. Préparatifs pour recevoir Hydaspe. Théagènes et Chariclée au pied des autels. Persine veut sauver Chariclée. Sisimithrès désapprouve les victimes humains. Chariclée se fait connoître. Discours d'Hydaspe au peuple. On l'empêche d'immoler Chariclée. Des ambassadeurs de différentes nations viennent féliciter Hydaspe. Théagènes terrasse un Athlète d'une taille gigantesque. Arrivée de Chariclès. Théagènes, sauvé, épouse Chariclée.


Nous terminerons ici ce qui regarde la ville de Syène. Nous avons vu quels dangers l'ont menacée; nous avons vu la magnanimité du héros Africain la tirer des extrémités où elle étoit réduite.

Hydaspe fit d'abord partir la plus grande partie de son armée, et il se mit ensuite lui-même en marche pour l'Ethiopie. Il fut reconduit fort loin au milieu des acclamations et des cris de joie des habitans de Syène et des Perses. Il côtoya le Nil. Arrivé aux cataractes, il immola des victimes au fleuve et aux dieux qui protègent les limites; il se détourna ensuite, et s'avança à travers les terres. A son arrivée à Philes, il fit reposer ses troupes pendant deux jours; il fit encore prendre les devants à la plus grande partie de son armée et aux prisonniers, s'arrêta à Philes, la fortifia, y établit une garnison et partit. Il choisit deux cavaliers, qui devoient le précéder, et qui, changeant de chevaux dans chaque ville et dans chaque village, devoient porter ses ordres avec la plus grande célérité. Il leur ordonna d'aller annoncer sa victoire à Méroë, de remettre aux sages une lettre conçue en ces termes: (on les appelle Gymnosophistes; ils sont les assesseur et les conseillers du roi, qui les consulte dans toutes les affaires de l'état.)

Le roi Hydaspe au sacré collège.

«Je vous annonce la victoire que j'ai remportée sur les Perses. Mais je ne m'énorgueillis pas de mon triomphe; je redoute trop l'inconstance de la fortune. J'ai toujours reconnu, et je reconnois aujourd'hui particulièrement la sagesse de vos conseils. Je vous invite, je vous prie même de vous assembler au lieu ordinaire; votre présence rendra plus auguste le sacrifice, que nous offrirons aux dieux en reconnoissance de cette victoire.»

Voici ce qu'il écrivit à Persine, son épouse.

«Nous sommes vainqueurs; et, ce qui vous touche le plus, je suis en bonne santé. Préparez une fête brillante, un sacrifice solennel, pour remercier les dieux de notre victoire. J'ai écrit aux sages; joignez vos invitations aux miennes; engagez-les à se trouver avec vous hors la ville, dans le champ consacré aux dieux protecteurs de l'Ethiopie, le Soleil, la Lune et Bacchus.»

Le voilà donc, dit Persine, à la lecture de cette lettre, le voilà ce songe qui m'est apparu cette nuit! Je me croyois enceinte; je devenois mère; je mettois au jour une fille devenue tout-à-coup belle et grande: les douleurs de l'enfantement n'étoient que les inquiétudes où me jetoit cette guerre: cette fille, que je mettois au monde, n'étoit que l'emblème de cette victoire. Allez, répandez dans la ville cette heureuse nouvelle.

Aussitôt des coureurs exécutent cet ordre. Couronnés de lotos, qui croît sur les rives du Nil, agitant dans leurs mains des branches de palmier, ils parcourent à cheval les principaux quartiers de la ville. Leur extérieur seul annonce la victoire. La joie se répand dans Méroë. Nuit et jour, ce ne sont que danses, jeux, sacrifices offerts aux dieux dans les maisons et dans les places publiques. On couronne les temples; l'alégresse est universelle, bien moins à cause de la victoire, que de la conservation d'Hydaspe, prince chéri de ses sujets, comme un père de ses enfans, pour sa justice, sa bonté et sa douceur.

Persine fait rassembler dans l'enceinte sacrée, au-delà du fleuve, une multitude de bœufs, de chevaux, de brebis, de cailles, de gryffons et d'animaux de toute espèce. Cent de chaque espèce doivent être immolés, et les autres sont destinés pour un banquet public. Elle va trouver aussi les Gymnosophistes: ils habitent un bois consacré à Pan; elle leur remet la lettre d'Hydaspe, les exhorte à se rendre à l'invitation du roi, et, par déférence pour elle-même, à venir embellir de leur présence la cérémonie. Ils prient la reine d'attendre quelques instans. Ils se retirent dans un temple pour consulter les dieux, selon leur coutume, sur ce qu'ils doivent faire: ils reviennent bientôt; tous se taisent; le chef du sacré collège, Sisimithrès, prenant la parole: Princesse, dit-il, nous nous y rendrons; les dieux l'approuvent: ils nous annoncent qu'il s'élèvera du trouble et du tumulte pendant la fête; mais l'issue sera heureuse. Un membre de votre corps, une partie de la famille royale est perdue; mais le destin vous la fera retrouver. Votre présence, répond Persine, préviendra tous les malheurs et les changera en bien. Lorsque je saurai l'approche du roi, je vous en instruirai. Vous n'avez pas besoin de nous en instruire, répond Sisimithrès? il arrivera demain matin; une lettre que vous recevrez bientôt vous l'apprendra.

Persine était prête de rentrer dans son palais, lorsqu'un cavalier lui remet une lettre d'Hydaspe, dans laquelle ce prince annonce son arrivée pour le lendemain matin. Des hérauts aussitôt publient cette nouvelle dans Méroë: les hommes seuls peuvent aller au-devant du roi; les femmes sont privées de ce plaisir; il ne leur est pas permis d'assister aux sacrifices offerts aux plus purs et aux plus brillans des dieux, la Lune et le Soleil. On craint que ces sacrifices ne soient souillés par quelque impureté, même involontaire De toutes les femmes, la seule prêtresse de la Lune a droit d'y assister; Persine est revêtue de cette dignité; d'après l'usage et les lois de l'Ethiopie, le roi est prêtre du Soleil, et la reine prêtresse de la Lune. Chariclée devoit y être, non comme spectatrice, mais comme une victime, dont le sang devoit arroser l'autel de la Lune.

Tout dans la ville est en mouvement. Sans attendre le jour indiqué, les habitans passent dès le soir le fleuve Astaboras; les uns sur les ponts, les autres dans des barques faites de roseaux. Il y en a beaucoup répandues sur les bords du fleuve: elles abrègent le chemin à ceux qui demeurent loin des ponts. Ces barques, construites de matières légères, volent rapidement sur les flots: elles ne portent que deux ou trois hommes. On coupe un roseau en deux, et chaque côté forme une de ces barques.

Méroë, capitale de l'Ethiopie, est dans une île triangulaire formée par trois fleuves navigables: le Nil, l'Astaboras et l'Asasobas. Les eaux du Nil rencontrent un angle qui les sépare en deux bras. Les deux autres fleuves coulent de l'autre côté, se déchargent l'un dans l'autre, et tombent bientôt dans le Nil, qui les absorbe et leur fait perdre leur nom. Cette île est très-vaste, et semble même un continent. Elle a trois mille stades de longueur (environ 114 lieues) sur mille de largeur (environ 38 lieues). Elle nourrit des animaux très-grands, entr'autres des éléphans. Elle a ses arbres et ses plantes particulières. Outre qu'elle produit des palmier très-grands, dont les fruits sont très-gros et très-agréables, elle produit encore de l'orge et du bled, qui s'élèvent à une telle hauteur, qu'un homme, monté sur un cheval et même sur un chameau, peut s'y cacher. La terre y rapporte trente pour un. C'est là que croissent les roseaux dont nous avons parlé.

Pendant toute la nuit, les habitans de Méroë passent le fleuve en différens endroits, et vont fort loin au-devant de leur roi. Dans les transports de leur joie, ils le regardent comme un dieu. Les Gymnosophistes le rencontrent à quelque distance de l'enceinte sacrée, lui donnent la main et l'embrassent. Après eux on voit Persine dans le vestibule du temple; mais elle ne sort point de l'enceinte. D'abord ils se prosternent, adorent les dieux, leur adressent des prières, les remercient de la victoire remportée sur les Perses et de la conservation des jours de leur monarque. Ils sortent ensuite du temple, vont s'asseoir sous une tente dans la plaine, et s'occupent du sacrifice.

Cette tente, construite avec quatre roseaux, est quarrée. Chaque roseau, comme une colonne, soutient chaque côté. Le haut se replie en ceintre, et, entrelacé avec les extrémités des trois autres, forme le toit. Dans une autre tente voisine, dressée sur un tertre, sont les statues des dieux du pays, les images des héros, Memnon, Persée, Andromède, que les rois d'Ethiopie regardent comme leurs premiers ancêtres. Sur un siège plus bas, pincé aux pieds de ces statues, sont assis les Gymnosophistes. En dehors, sont les troupes pesamment armées: rangées en cercle, tenant leurs boucliers droits et entrelacés les uns dans les autres, elles contiennent la multitude, et font régner la tranquillité nécessaire dans une fête si auguste.

Hydaspe, après avoir parlé au peuple, lui avoir annoncé les triomphes des armes Ethiopiennes, ordonne aux prêtres de commencer le sacrifice. Trois grands autels sont élevés; deux, au Soleil et à la Lune, distingués l'un de l'autre quoique unis. D'un autre côté est celui de Bachus. On immole à ce dieu toutes sortes d'animaux, sans doute parce que sa puissance est reconnue et célébrée de tous les peuples. On immole au Soleil quatre chevaux blancs, pour honorer le plus rapide des dieux par le sacrifice du plus léger des animaux; à la Lune, un couple de bœufs, pour honorer une déesse, qui tourne autour de la terre, par l'effusion du sang des animaux qui la cultivent.

A peine ces victimes sont-elles immolées, qu'on entend tout à-coup des cris confus et tumultueux, tels qu'il s'en élève au milieu d'une multitude immense d'hommes rassemblés. Qu'on satisfasse aux lois de nos pères, s'écrient tous les spectateurs: qu'on immole, au nom de la patrie, les victimes accoutumées: qu'on offre aux dieux les prémices de la guerre. Hydaspe comprend qu'ils demandent du sang humain; mais ce sang est celui des prisonniers, et il n'est jamais répandu que dans les guerres étrangères. Il fait faire silence avec la main, leur fait entendre qu'ils vont être satisfaits, et il ordonne aussitôt d'amener ceux qui sont destinés à la mort.

Ces malheureux paroissent; avec eux, sont Théagènes et Chariclée. On leur a ôté leurs chaînes; la frayeur, l'abattement sont peints sur leur visage. Théagènes est moins consterné; la gaieté, le sourire sont sur les lèvres de Chariclée: ses regards sont fixés sur Persine. La reine se sent émue en la voyant; elle pousse un profond soupir: O mon époux, dit-elle, quelle victime vous avez choisie! jamais je n'ai vu de beauté aussi accomplie: quelle majesté dans ses regards! quel courage dans l'adversité! que sa jeunesse attendrit mon cœur! Hélas! si la fille que nous avons perdue vivoit encore, elle auroit à peu-près cet âge. Dieux! s'il était possible de la dérober au funeste couteau..... quel plaisir ce serait pour moi d'être servie par elle! Peut-être l'infortunée est grecque; son extérieur n'est pas celui d'une égyptienne.

Elle est grecque, reprend Hydaspe; elle doit faire connoître aujourd'hui les auteurs de ses jours; au moins elle l'a promis; mais elle ne le pourra. Il est impossible de la sauver. Son sort me touche; je ne sais pourquoi je me sens attendri: je voudrais.... mais la loi, vous le savez, veut qu'on immole un homme au Soleil, et une fille à la Lune. C'est la première prisonnière qui m'est tombée entre les mains; c'est elle qui a été destinée la première à la mort. Il n'est pas possible de tromper le peuple, de différer le sacrifice: il ne reste pour elle qu'une ressource, c'est de monter, comme vous savez, sur le brasier, et d'être convaincue de s'être souillée par le commerce de quelque homme. La loi veut que l'on ne présente au Soleil et à la Lune que des victimes sans tache. Il n'en est pas de même des victimes offertes à Bacchus. Mais si elle est convaincue d'avoir perdu sa virginité, pourrez-vous, sans vous compromettre, l'admettre auprès de vous? Quelle en soit convaincue, répond Persine, peu m'importe, pourvu qu'elle soit sauvée. La guerre, la captivité, l'éloignement de sa patrie, suffisent bien pour excuser une jeune fille que sa beauté a dû exposer, plus que toute autre, à la violence.

Ainsi parle la reine. Des larmes, qu'elle s'efforce de cacher, s'échappent de ses yeux. Hydaspe fait apporter le gril. Les enfans seuls peuvent le toucher impunément. On choisit parmi les prisonniers les plus jeunes; on les fait sortir du temple; on les place au milieu de l'assemblée, et on les fait monter, sur ce gril les uns après les autres. A peine y posent-ils les pieds, qu'ils sentent les atteintes de la flamme; quelques-uns même n'en peuvent supporter les approches. Ce gril est formé de barres d'or, qui se coupent transversalement: il est uniquement destiné à cet usage. Quiconque est souillé ou même parjure, se sent brûler aussitôt qu'il pose les pieds dessus, tandis que l'innocence et la vertu le foulent impunément. Tous ceux qui y montent, excepté deux ou trois Grecques, dont le fatal foyer atteste la pureté, sont destinés à être immolés sur l'autel de Bacchus. Théagènes y monte à son tour, et sa vertu est hautement reconnue. L'admiration que sa beauté, son port, avoient d'abord excitée, redouble, lorsqu'on voit qu'à la fleur de l'âge il n'a point encore goûté les plaisirs de l'amour: dès ce moment sa mort est arrêtée.

Les voilà donc, dit-il à Chariclée à l'oreille, les voilà, les récompenses que l'on destine en Ethiopie à la vertu! Une mort funeste est le prix de la chasteté. Pourquoi donc ne pas te faire connoître? qu'attends tu? qu'on nous immole. Parle, je t'en conjure; lève le voile qui couvre ton berceau. Si tu te fais reconnoître, et que tu demandes ma vie, peut-être l'obtiendras-tu: au moins sauve-toi, si tu ne peux me sauver; que je sache tes jours hors de danger, et je recevrai le coup de la mort sans regret.

Il approche, répond Chariclée, le moment critique: mon sort est dans la balance du destin[66]. En même-tems elle tire d'une petite besace, qu'elle porte avec elle, sa robe de prêtresse apportée de Delphes, et s'en revêt. Cette robe est un tissu brillant d'or et de pourpre; sa chevelure flotte sur ses épaules; elle semble remplie de l'esprit de quelque divinité: elle court, s'élance sur le gril, y reste quelque tems, sans ressentir aucune douleur. Exposée ainsi aux regards de cette multitude, sa beauté n'en paroît que plus éblouissante: on la prendroit pour l'image d'une déesse, plutôt que pour une mortelle.

Tous les spectateurs sont frappés d'étonnement. Un bruit sourd et confus, expression de la surprise, se fait entendre. Les uns voient avec admiration tant de pureté jointe à tant de charmes; les autres sont fâchés qu'elle soit sans tache. Quoique religieux, ils la verroient avec plaisir sauver sa vie par quelque artifice: Persine sur-tout est pénétrée de douleur. Fille malheureuse, dit-elle à Hydaspe, fille infortunée, qui s'enorgueillit encore de ce qui la perd, et qui va descendre dans le tombeau au bruit des éloges prodigués à la sublimité de sa vertu! Mais qu'arriveroit-il....? Vos instances, répond Hydaspe, sont vaines; votre compassion est inutile. Elle ne peut échapper; il semble que, depuis long-tems, les dieux eux-mêmes se la réservent, à cause de l'excellence de sa vertu. S'adressant ensuite aux Gymnosophistes: Pourquoi donc, leur dit-il, puisque tout est préparé, ne commencez-vous pas le sacrifice? Hélas! lui répond Sisimithrès en grec, pour ne point être entendu de la multitude, nos regards jusqu'ici et nos oreilles n'ont été que trop souillés; nous allons nous retirer dans le temple, pour ne pas être témoins de cet horrible sacrifice, que nous n'approuvons point, que nous ne croyons point agréable aux dieux. Nous voudrions empêcher d'immoler même des animaux, persuadés que les prières et l'encens suffisent pour appaiser le Ciel. Mais vous, demeurez. Vous ne pouvez douter que la présence du roi ne soit nécessaire pour contenir la fougue de la multitude. Achevez ce sacrifice impie, que les antiques lois de l'Ethiopie rendent indispensable; mais prenez garde d'avoir besoin, par la suite, d'expiation; car je ne crois pas qu'il s'achève. Je ne puis douter que le Ciel ne protège ces jeunes gens. Cette brillante lumière qui les environne, m'annonce que quelque dieu veille sur eux. En achevant ces mots, il se lève avec les autres Sages, et se dispose à se retirer.

Cependant Chariclée descend de dessus le foyer, et va se jeter aux pieds de Sisimithrès. Ses gardiens, persuadés qu'elle va le conjurer de la soustraire au glaive, veulent la retenir, mais inutilement. O le plus sage des hommes! dit-elle, arrêtez; j'ai un différend à vider avec le roi et la reine: vous seuls, dit-on, êtes juges dans de pareilles causes. Prononcez donc ici; il s'agit de ma vie. Vous allez voir que je ne puis, que je ne dois pas être immolée. Les Gymnosophistes se rendent avec joie à sa demande. Prince, dit Sisimithrès, entendez-vous l'appel de cette étrangère? Hydaspe aussitôt se mettant à rire: quel jugement réclame-t-elle, dit-il, et à quel sujet? quels rapports entre nous deux peuvent y avoir donné lieu?—Son discours va nous le faire voir.—Mais ceci paroîtra moins un jugement qu'un outrage: un roi entrer en discussion avec sa captive!—La justice ne connoît point toutes ces distinctions. Il n'est qu'un roi pour elle; c'est celui qui l'a de son côté.—La loi vous établit juges des différends qui naissent entre le roi et ses sujets, et non entre le roi elles étrangers.—Aux yeux des Sages, la personne ne fait point la justice, mais le droit.—On ne peut douter qu'elle n'extravague: prête à voir couper le fil de ses jours, elle ne cherche qu'à en prolonger la durée de quelques instans. Cependant qu'elle s'explique, puisque Sisimithrès le juge convenable.

Chariclée est pleine d'espérances: elle ne doute point qu'elle n'échappe au péril qui la menace; mais sa joie redouble en entendant le nom de Sisimithrès. C'étoit lui qui l'avoit enlevée, lorsqu'elle étoit exposée, qui l'avoit remise à Chariclès, il y avoit dix ans, lorsqu'il avoit été envoyé en ambassade vers Oroondates à Catadupes, pour redemander les mines de diamans. Il étoit dès-lors un des Gymnosophistes; mais à l'époque où nous sommes, il se trouvoit le chef de cet auguste corps. Chariclée, séparée de lui à l'âge de sept ans, ne se rappeloit point ses traits; mais son nom lui étoit connu: elle se flatte donc de trouver en lui des lumières qui dissiperont les ténèbres qui couvrent sa naissance, et la feront reconnoître. Elevant les mains au Ciel, et parlant assez haut pour être entendue de tout le monde: Soleil, dit-elle, toi le père de mes aïeux; et vous, dieux, héros, que nous comptons parmi nos ancêtres, je vous atteste ici que je ne vais parler que le langage de la vérité. Je vous implore; la justice est de mon côté: Prince, la loi vous ordonne-t-elle d'immoler des Ethiopiens ou des étrangers?—Des étrangers.—Et bien! cherchez une autre victime. Vous allez voir que je suis Ethiopienne, née dans ce pays. Hydaspe, étonné, l'accuse d'imposture. Quoi! reprend Chariclée, vous êtes étonné! mais vous allez l'être encore davantage[67]. Non-seulement je suis Ethiopienne, mais encore des liens très-étroits m'attachent à la famille royale. Hydaspe rejette avec mépris des discours qu'il regarde comme l'expression du délire. O mon père! continue Chariclée, cessez d'outrager votre fille. A ces mots, le roi, non-content de la mépriser, commence à s'irriter; il se croit moqué et insulté par ces paroles. Sisimithrès, dit-il, vous voyez quelle est ma patience. Chercher à se soustraire à la mort par une imposture aussi grossière, n'est-ce pas le comble de la folie? Elle vient tout-à-coup, comme sur un théâtre, se donner pour ma fille, moi qui n'ai jamais été assez heureux pour avoir des enfans. Une seule fois, hélas! j'ai appris en même-tems la naissance et la mort d'un enfant dont j'étois le père. Qu'on l'emmène aux autels, et que le sacrifice commence.

Non, s'écrie Chariclée, personne ne m'emmènera jusqu'à ce que ces juges aient prononcé: ceci n'est pas donner votre avis, c'est juger. La loi peut vous ordonner d'immoler des étrangers; mais ni la loi, ni la nature ne permettent à un père d'immoler ses enfans: les dieux vous obligeront aujourd'hui à me reconnoître pour votre fille. Il est deux sortes de preuves bien authentiques devant les tribunaux; l'une est celle qui résulte des écrits, et l'autre est celle qui est appuyée sur des témoignages: ces deux sortes de preuves se réunissent ici en ma faveur. J'invoque ici le témoignage, non pas d'un homme du peuple, mais le témoignage de notre juge lui-même; et le témoignage d'un juge est une preuve bien forte. Cet écrit vous apprendra quels liens nous unissent l'un à l'autre.

En même-tems elle tire la bandelette qui lui ceint les reins, la développe et la porte à la reine. A cette vue, Persine reste muette, interdite: ses regards se portent alternativement sur cette bandelette et sur Chariclée: elle tremble, elle frémit; la sueur ruisselé sur tout son corps: elle est au comble de la joie; mais cette joie est altérée par les plus vives inquiétudes: elle redoute les soupçons, l'incrédulité même d'Hydaspe; elle redoute sa colère et sa vengeance. Hydaspe, la voyant interdite, et dans de si terribles angoisses: Princesse, dit-il, qu'avez-vous? Pourquoi cette bandelette fait-elle sur vous une telle impression? O vous! répond Persine, vous, mon roi, mon maître et mon époux.... Je ne puis vous en dire davantage; prenez et lisez: cette bandelette vous apprendra tout. Elle la lui donne aussitôt, le regarde, baisse les yeux et se tait.

Hydaspe la prend, invite les Gymnosophistes à s'approcher, à lire avec lui. Il s'étonne, et voit Sisimithrès partager sa surprise; il voit se peindre sur son visage les différentes agitations de son ame; il le voit promenant ses regards sur la bandelette et sur Chariclée. Enfin il apprend l'exposition et la cause de l'exposition de sa fille. Je ne puis douter, dit-il, que je n'aie donné le jour à une fille. La reine me dit alors qu'elle étoit morte; je vois aujourd'hui qu'elle a été exposée; mais qui la prise? qui l'a sauvée? qui la nourrie? qui l'a transportée en Egypte? Cet homme là ne seroit-il pas aussi prisonnier? qui m'assurera que c'est ma fille, qu'elle n'a point péri, lorsqu'elle a été exposée? Quelqu'un ne pourroit-il pas avoir trouvé ces objets, et ne voudroit-il pas profiter aujourd'hui d'une si heureuse rencontre? Je crains que la fortune ne m'en impose; que quelque divinité, revêtue des traits de cette jeune personne, comme d'un masque, ne veuille me leurrer du plaisir d'être père, et ne m'amène ici un enfant qui n'est pas le mien, pour l'asseoir après moi sur mon trône. Cette bandelette donne à tout un air de vérité[68].

Sisimithrès alors prenant la parole: Je vais, dit-il au roi, lever votre première difficulté. Celui qui a trouvé votre fille exposée, qui l'a emportée, qui l'a nourrie secrètement, qui l'a portée en Egypte, c'est moi, et cela, quand vous m'y avez envoyé en ambassade. Vous savez, ajoute-t-il, que nous nous faisons un scrupule de trahir la vérité. Je reconnois cette bandelette, sur laquelle vous voyez tracées ces lignes en caractères royaux; vous ne pouvez avoir aucun doute sur l'auteur; vous ne pouvez méconnoître la main qui les a tracées: c'est celle de la reine elle-même. Avec elle, étoient encore exposés d'autres objets que je donnai à un grec, entre les mains duquel je remis votre fille, et dont l'ame me parut honnête et vertueuse.

Rien n'est perdu, répond Chariclée; et aussitôt elle montre le collier. A cette vue, l'étonnement de Persine redouble; Hydaspe lui demande quels sont ces objets; si elle a encore quelque nouvel éclaircissement à donner. Elle répond qu'elle les reconnoît, mais que c'est dans son palais qu'elle veut tout examiner. Hydaspe est dans une extrême perplexité. Ces indices, reprend Chariclée, je les tiens de ma mère; mais cet anneau vient de vous; et elle lui montre sa pantarbe. Hydaspe reconnoît le présent qu'il avoit fait à Persine, lorsqu'il briguoit sa main. Il est bien vrai, dit-il, que cet anneau vient de moi? mais quoiqu'il soit entre vos mains, il ne prouve pas que vous êtes ma fille. La couleur de votre peau, sur-tout, semble démentir une origine Ethiopienne.

L'enfant que je recueillis alors, répond Sisimithrès, étoit blanc; le tems où je le trouvai, s'accorde parfaitement bien avec son âge: dix-sept ans remplissent exactement l'espace qui s'est écoulé depuis son exposition. Je reconnois aujourd'hui en elle le même regard, les mêmes traits, la même beauté éblouissante. Tout en elle nous montre aujourd'hui ce qu'elle promettait alors.

Ces raisons, réplique Hydaspe, sont plausibles; mais elles ont plus de poids dans la bouche d'un défenseur ardent, que dans celle d'un juge. Prenez garde qu'en dissipant un nuage, vous n'en éleviez un autre, qui obscurcira la vertu de la reine, et que vous ne pourrez dissiper. Comment, tous deux Ethiopiens, avons-nous mis au jour un enfant blanc? Sisimithrès le regardant d'un œil de pitié, et avec un sourire ironique: Je ne sais, lui dit-il, ce que vous prétendez. Vous me reprochez de prendre la défense de cette jeune fille; mais je ne fais que remplir mon devoir: le véritable juge parmi nous, est celui qui défend la justice. N'est-ce pas vous servir plus que cette jeune personne, que de vous la faire reconnoître, avec le secours du ciel, pour votre fille, que de défendre à la fleur de l'âge, après qu'elle a échappé à tant de dangers, celle que j'ai sauvée à sa naissance? Décidez de nous ce qu'il vous plaira; tout nous est indifférent: l'opinion des hommes n'est point la règle de notre conduite. Attachés invariablement à la justice et à la vertu, nous ne sommes jaloux que du témoignage de notre conscience. Cette bandelette révèle tout le mystère de la couleur de votre fille; Persine elle-même se justifie. Pendant que vous remplissiez envers elle les devoirs de mari, ses yeux se sont arrêtés sur Andromède, dont les traits, par la force de l'imagination, se sont retracés sur l'enfant qu'elle a conçu. Voulez-vous encore d'autres preuves? Prenez le tableau; considérez l'image d'Andromède, et vous retrouverez une ressemblance parfaite entre l'héroïne et cette jeune personne.

On apporte aussitôt l'image d'Andromède; on la place vis-à-vis Chariclée: de toutes parts retentissent des acclamations. Ceux qui comprennent ce qui se dit et se fait, en instruisent les autres; tous sont frappés de la parfaite ressemblance. Hydaspe lui-même ne doute plus; il reste long-tems muet, immobile de surprise et de plaisir. Ce n'est pas tout, reprend Sisimithrès, il s'agit ici de la royauté, de la succession au trône, et sur-tout de la vérité. Jeune fille, découvrez votre bras: il étoit marqué au-dessus du coude d'une tache noire, qui en relevoit encore la blancheur; cette tache atteste votre origine. Chariclée découvre son bras gauche. On voit une tache noire comme de l'ébène briller sur une peau aussi blanche que l'ivoire.

La reine n'est plus maîtresse d'elle-même: elle s'élance tout-à-coup de son trône; elle se précipite dans les bras de Chariclée, la presse contre son sein, l'arrose de ses larmes. Dans les convulsions de sa joie, des sons plaintifs et sourds s'échappent de sa poitrine oppressée. Souvent un plaisir excessif a des suites funestes: peu s'en faut qu'elle ne tombe avec Chariclée. Hydaspe, à la vue de son épouse en larmes, est attendri: aussi ému qu'elle, il la regarde cependant d'un œil sec et immobile; il fait effort sur lui-même pour retenir ses pleurs[69]; il se livre au-dedans de lui un combat violent entre la tendresse paternelle et la fermeté, qui se disputent son ame. Enfin, après une lutte longue et violente, la nature l'emporte: il prouve qu'il est père, et qu'il en a les sentimens. Il relève Persine, tombée entre les bras de Chariclée, qu'elle presse contre sa poitrine: on le vit racine embrasser Chariclée; des larmes paternelles coulent de ses yeux. Cependant il n'oublie pas le sacrifice: il s'arrête quelques instans. Il voit le peuple partager son émotion; il le voit, ivre de joie, compléter cette scène touchante, par les larmes qu'il répand. De grands cris s'élèvent jusqu'au ciel. En vain les hérauts commandent le silence: ils ne sont point entendus. Cependant, au milieu du trouble, les intentions de cette multitude ne s'expliquent pas assez clairement. Enfin le roi, étendant la main, fait signe au peuple agité de se calmer, et lui adresse ce discours:

Les dieux, comme vous le voyez et l'entendez, me déclarent père, contre mes espérances. Des preuves multipliées ne me permettent pas de douter que cette jeune fille ne soit la mienne; mais tel est mon amour pour vous et pour la patrie, que j'oublie les intérêts de ma maison, les liens du sang, tous les avantages que m'offrent une pareille reconnoissance, et que je suis prêt à l'immoler aux dieux pour vous. Je vois les larmes couler de vos yeux; je vois vos cœurs émus de compassion pour un âge si tendre, déplorant la mort prématurée de ma fille, le rejeton de ma famille, que depuis long-tems j'attends inutilement. Il faut cependant se résoudre à satisfaire à la loi de nos pères, quand même ce seroit contre votre gré: il faut sacrifier l'intérêt particulier au bien public. Les dieux prennent-ils donc plaisir à me montrer et à m'enlever ma fille en même-tems? Je l'ai pleurée à sa naissance, et quand je la retrouve, ce n'est encore que pour la pleurer. Veulent-ils, après l'avoir arrachée du sein de sa patrie, l'avoir transportée à l'extrémité de la terre, et l'avoir ramenée, par une suite de miracles, comme prisonnière, veulent-ils que son sang coule sur leurs autels? Si vous l'exigez, j'immolerai, lorsque je la reconnois pour ma fille, celle dont j'ai épargné la vie, lorsqu'elle étoit mon ennemie, celle que j'ai respectée tant qu'elle n'a été que ma captive. Je ne montrerai point une foiblesse, bien pardonnable cependant dans un père. Vous ne me verrez point vous supplier de me pardonner, d'oublier pour aujourd'hui, en faveur de la nature, les lois de notre pays, exciter en vous une compassion d'autant plus juste, que vous pouvez offrir aux dieux d'autres victimes. Plus vous êtes sensibles à mes maux, plus vous vous intéressez à ma situation, plus je dois faire pour vous, être insensible à mes propres douleurs, à la désolation de l'infortunée Persine, à qui le même jour rend et enlève son premier enfant. Calmez votre douleur, cessez de verser sur votre roi des larmes stériles: ne nous occupons que du sacrifice. Et vous, ma fille, c'est la première et la dernière fois que je vous appelle de ce nom. Hélas! votre beauté est inutile; c'est en vain que vous avez retrouvé les auteurs de vos jours: votre patrie vous est plus cruelle que les pays étrangers; vous avez trouvé des sauveurs chez les autres peuples, et parmi vos compatriotes, vous ne trouvez que des meurtriers. Ne me déchirez point le cœur par vos gémissemens; déployez aujourd'hui toute la force de votre ame; montrez que le sang des rois coule dans vos veines; suivez votre père. Hélas! ce n'est pas pour l'hyménée qu'il va vous parer; ce n'est pas dans la chambre nuptiale, dans les bras d'un époux qu'il vous conduit; c'est une victime qu'il orne pour l'immoler. Sur les autels vont brûler les torches sacrées, au lieu des flambeaux de l'hymen; cette tendre jeunesse, cette beauté si éblouissante, vont expirer sous le couteau sacré. O dieux! protégez-nous; pardonnez-moi les paroles funestes, qu'un intérêt aussi cher auroit pu me faire prononcer: c'est mon sang que je vais répandre.

En achevant ces mots, il saisit Chariclée, et feint de la conduire aux autels. Mais la nature lui parle; sa voix retentit fortement au fond de son cœur: il craint lui-même que la multitude n'ait pas compris le sens de son discours, et qu'elle ne lui laisse achever le sacrifice. L'assemblée est émue; le peuple ne peut soutenir le spectacle de Chariclée emmenée aux autels. Tous s'écrient d'une voix unanime: Sauvez votre fille; épargnez votre sang: sauvez celle que les dieux ont sauvée. Nous sommes contens; la loi de nos pères est accomplie. Nous reconnoissons dans vous un roi reconnaissez-y un père: les dieux nous pardonneront. Ce seroit nous rendre coupables que de nous opposer à leurs desseins. Respectons une vie qu'ils ont conservée. O vous! le père de votre peuple, soyez aussi le père de vos enfans! Telles sont les paroles, et d'autres semblables, qui, de tous côtés, viennent frapper les oreilles du roi. On retient Chariclée: on menace d'employer la force; on demande que l'on appaise les dieux par d'autres sacrifices.

Hydaspe se laisse fléchir: cette violence avoit trop de charmes, pour qu'il opposât une plus longue résistance. Il cède donc aux transports de cette multitude, qui, par des cris et des acclamations redoublés, s'abandonne aux éclats de la joie la plus excessive, et se rassasie du plaisir d'applaudir. Il attend que le calme se rétablisse de lui-même. Il s'approche alors plus près de Chariclée: Ma fille, lui dit-il, les signes de reconnoissance que vous portez, le témoignage du sage Sisimithrès, la faveur des dieux sur-tout, tout annonce que vous êtes ma fille. Mais quel est ce jeune homme pris avec vous, réservé avec vous pour être immolé, actuellement auprès des autels, où il attend le coup fatal? Pourquoi l'appeliez-vous votre frère, quand vous fûtes amenés tous deux à Syène? Sans doute que nous ne trouverons pas un fils en lui. Persine n'a été mère qu'une fois.

Chariclée rougit, baisse les yeux: J'ai feint qu'il étoit mon frère, dit-elle, mais par nécessité. Comme il est homme, il dira mieux que moi quel il est; il craindra moins que moi de s'expliquer. Hydaspe ne comprend point le sens de cette réponse. Pardonne-moi, ma fille, lui répond-il, si ma demande indiscrète a blessé ta pudeur et fait rougir ta vertu. Va dans cette tente auprès de ta mère; dédommage-la aujourd'hui de ce qu'elle souffrit à ta naissance; qu'elle jouisse du plaisir de te voir: console-la par le récit de tes aventures. Je vais m'occuper du sacrifice, chercher une jeune fille qui puisse te remplacer, pour l'immoler avec ce jeune homme.

Un gémissement s'échappe du sein de Chariclée. L'annonce de la mort de Théagènes lui pénètre l'ame. Quoique la vivacité de son amour ne soit guère capable des ménagemens que demandent les circonstances, cependant la nécessité la contraint de se faire violence; et, pour arriver à son but: O mon maître, dit-elle, vous n'avez pas besoin de chercher de jeune fille: le peuple aujourd'hui fait grâce à mon sexe; mais s'il demande une victime de chaque sexe, il vous faut non-seulement chercher une jeune fille, mais encore un jeune homme, ou ne chercher ni l'un ni l'autre, mais m'immoler moi-même. Que dis-tu, reprend Hydaspe? que signifie ce langage? Ma destinée, réplique Chariclée, est de vivre et de mourir avec ce jeune homme. Hydaspe, ne comprenant encore rien à ces paroles: Ma fille, lui dit-il, je loue la bonté de ton cœur. La pitié te parle en faveur d'un jeune Grec de ton âge, prisonnier avec toi, dont tu t'es fait un ami dans tes longs voyages. Tu veux sauver ses jours; mais tu ne peux le dérober au trépas. D'ailleurs, ce seroit un sacrilège d'enfreindre tout-à-fait la loi de nos pères, et de n'immoler aucune victime: le peuple lui-même ne le souffriroit pas; ce n'est que par une faveur spéciale des dieux qu'il a consenti à te laisser la vie.

Prince, répond Chariclée, (car je ne sais si je puis encore vous appeler mon père) si la faveur des dieux a sauvé mon corps, cette même faveur devroit bien aussi sauver mon ame; ils savent quelle est mon ame; puisque eux-mêmes l'ont ainsi ordonné; mais si le destin s'y oppose absolument; s'il faut que le sang de ce jeune étranger soit répandu, accordez-moi une grâce; laissez-moi frapper la victime; laissez-moi, le fer à la main, signaler mon courage aux yeux des Ethiopiens.

Hydaspe s'étonne à ces paroles. Je ne puis comprendre, dit-il, l'étrange changement qui vient de s'opérer dans ton ame. Tout à l'heure tu voulois sauver cet étranger, à présent tu veux lui ôter la vie de ta propre main, comme s'il étoit ton ennemi; mais je ne vois dans cette action rien de grand, rien d'illustre ni pour ton sexe, ni pour ton âge. Mais il y a encore un autre obstacle insurmontable. Les lois de nos ancêtres ne permettent qu'aux prêtres d'immoler les victimes destinées au Soleil et à la Lune; tous même n'ont pas ce droit indistinctement. Une femme seule peut immoler les victimes destinées au Soleil, et une femme mariée, celles qui sont destinées à la Lune. Comme vierge, tu ne peux obtenir une demande aussi extraordinaire. Ceci n'est pas un obstacle, dit Chariclée à la reine, en lui parlant à l'oreille. Il est un homme qui peut le lever, si vous y consentez. Sans doute, répond la reine en souriant, nous y consentirons; nous te marierons bientôt; nous te choisirons, avec l'aide des dieux, un époux digne de toi et de nous. Il n'est pas besoin d'en choisir un, réplique Chariclée: j'en ai un. Elle alloit tout révéler; le moment critique, le danger que courent les jours de Théagènes, alloient lui faire franchir les bornes de la pudeur; mais Hydaspe, hors de lui-même, s'écrie: Dieux! toujours quelque amertume est mêlée à vos faveurs; c'est ainsi que vous altérez aujourd'hui la douceur d'un bienfait si inespéré. Vous me rendez une fille que je n'espérois plus revoir; mais vous me la rendez presque folle; car n'y a-t-il pas de folie à dire des choses si peu d'accord entr'elles? Elle appelle son frère, un jeune homme, qui ne l'est point. Je lui demande quel est ce frère, cet étranger; elle me dit qu'elle ne le connoît point; et cet étranger, qu'elle ne connoît point, elle veut le sauver comme son ami: ne pouvant le sauver, elle veut l'immoler elle-même comme son plus cruel ennemi. Je lui représente qu'elle ne le peut, que c'est un droit réservé exclusivement à une femme qui a un époux: elle répond qu'elle en a un, et ne le fait point connoître; mais comment en auroit elle? l'épreuve du foyer ne démontre-t-elle pas que jamais elle n'a eu commerce avec aucun homme? Cette épreuve peut-être, infaillible pour les Ethiopiennes, ne l'est point pour elle. Quoiqu'elle n'ait point senti les atteintes de la flamme, peut-être ne se glorifie-t-elle que d'une fausse vertu; peut-être elle seule, peut-elle mettre en même-tems les mêmes personnes au nombre de ses amis et de ses ennemis; se donner pour frères et pour époux, ceux qui ne le sont pas. Princesse, dit-il en s'adressant à la reine, entrez sous cette tente, rappelez votre fille à la raison; soit que quelque dieu, descendu au milieu des victimes, soit que la joie excessive, causée par un bonheur aussi inespéré, la lui ait fait perdre. Je vais donner des ordres, faire chercher une victime pour la remplacer: je vais, en attendant qu'elle soit trouvée, donner audience aux ambassadeurs, recevoir les présens qu'ils m'apportent, pour me féliciter de ma victoire.

En parlant ainsi, Hydaspe monte sur un trône élevé près de la tente où, est la reine. Il ordonne d'introduire les députés avec les présens qu'ils apportent. Harmonias, l'introducteur, lui demande s'il faut faire paroître tous les ambassadeurs ensemble, ou les uns après les autres. Le roi lui ordonne de les appeler les uns après les autres, pour rendre à chacun les honneurs qu'il mérite. Prince, répond le héraut, le premier qui va paroître est votre neveu Méroëbe; il vient d'arriver, et il attend auprès de l'enceinte qu'on l'appelle. Pourquoi, répond Hydaspe avec aigreur [70], ne m'as-tu pas averti sur-le-champ: tu sais que c'est un roi et non un ambassadeur, le fils de mon frère, mort depuis peu. Tu sais que je l'ai mis sur le trône, et qu'il me tient lieu de fils. Prince, répond Harmonias, je le sais; mais je suis aussi que le devoir d'un introducteur c'est de saisir l'occasion favorable; que c'est un point très-délicat; excusez-moi: je n'ai pas voulu troubler le plaisir que vous aviez à vous entretenir avec les princesses. Qu'il paroisse au moins à présent, réplique Hydaspe. Le héraut court, exécute l'ordre et revient.

Bientôt on voit paroître Méroëbe, jeune prince d'une grande beauté, âgé de dix-sept ans: il entre dans la classe des adolescens. Il paroît, par sa haute stature, au-dessus presque de tous les spectateurs. Une garde brillante l'accompagne: les soldats Ethiopiens, rangés autour de leur roi, saisis d'admiration et de respect, lui ouvrent un passage au milieu d'eux. Hydaspe lui-même descend de son trône, va au-devant de lui, l'embrasse avec une tendresse vraiment paternelle, le place auprès de lui, et, lui prenant la main: Mon fils, lui dit-il, vous arrivez bien à propos; vous allez offrir avec moi un sacrifice aux dieux, pour les remercier de ma victoire, et célébrer en même-tems un hyménée. Les dieux et les héros nos ancêtres, me font retrouver à moi une fille, et à vous une épouse. Vous apprendrez dans la suite un évènement si extraordinaire; mais en attendant, si vous avez quelque affaire importante à traiter, parlez.

Au mot d'épouse, Méroëbe rougit de plaisir et de pudeur. Sa peau noire se teint d'un léger incarnat, comme on voit ne foible étincelle briller au milieu d'un tourbillon de fumée. Mon père, dit-il, après quelques momens de silence, les autres ambassadeurs, pour vous féliciter d'une victoire si éclatante, vous apportent ce qu'ils ont de plus précieux. Vous êtes intrépide dans les combats; vous avez remporté le prix de la valeur: je veux vous faire un présent analogue à vos qualités. Je vous amène un homme si terrible dans les combats, si accoutumé à répandre le sang de ses ennemis, qu'il n'a point encore trouvé d'antagoniste digne de lui. A la lutte, au pugilat, personne ne lui peut résister. En même-tems il fait un signe et appelle ce redoutable athlète. Celui-ci s'avance au milieu de l'assemblée, et se prosterne devant Hydaspe. Sa taille est si gigantesque, que, prosterné aux pieds du roi, il paroît presque aussi grand que ceux qui sont assis sur des sièges élevés. Bientôt il met bas sa robe, reste debout, nud, et défie au combat quiconque veut se mesurer contre lui, soit avec des armes, soit sans armes. Comme personne ne se présente, malgré les invitations réitérées que fait le héraut par l'ordre du roi: je vais, lui dit le prince, vous faire un présent digne de votre valeur; et il lui fait donner un éléphant très-grand et déjà âgé. L'athlète satisfait, emmène l'animal.

Le peuple applaudit par de grands cris à l'action du roi, et se venge de la supériorité de l'athlète par des sarcasmes, qu'il lance sur sa vanité et son orgueil.

On voit paroître ensuite les députés des Serres. Ils présentent deux robes, l'une teinte en écarlate, l'autre d'une blancheur éblouissante: toutes deux sont issues des fils de ces vers admirables qu'on trouve dans leur pays. Hydaspe accepte leurs présens, et accorde à leurs prières la liberté de quelques-uns de leurs compatriotes, détenus dans les fers et condamnés à mort.

Viennent après les députés de l'Arabie heureuse. Ils apportent une grande quantité de feuilles odoriférantes, de cinnamome, de toutes les plantes dont abonde leur pays. Tout en est parfumé.

Les députés des Troglodytes sont admis après eux. Ils offrent une fourmillère d'or, une paire de gryffons, dont les rênes sont de même métal.

Les Blemmyes se présentent ensuite. Ils ont une couronne de flèches, dont la pointe est d'os de dragon: Prince, disent-ils, nos présens ne sont pas aussi riches que ceux des autres députés; mais ils ne vous ont pas été inutiles sur les bords du Nil contre les Perses, et vous-même vous pouvez l'attester. Ils sont plus précieux à mes yeux, répond Hydaspe, que les dons les plus riches: c'est à eux que je suis redevable des autres. Il leur permet en même-tems de demander ce qu'ils désirent: ils demandent une diminution d'impôts; le roi les leur remet tous pour dix ans.

Presque tous les ambassadeurs avoient été entendus, et avoient reçu du monarque Ethiopien des présens égaux à ceux qu'ils lui avoient apportés; la plûpart même en avoient reçu de plus magnifiques. Les derniers qui parurent, étoient les députés des Axiomites: ces peuples ne sont point tributaires, mais amis et alliés d'Hydaspe; ils viennent le féliciter de ses triomphes, et lui offrent, entre autres présens, un animal d'une espèce et d'une forme extraordinaires et surprenantes.

Il est de la grandeur d'un chameau; sa peau est mouchetée et nuancée de taches de différentes couleurs: la partie postérieure jusqu'au ventre, rampe contre terre, et ressemble à celle d'un lion; mais les épaules, les pieds de devant, la poitrine n'ont aucune proportion avec ses autres membres: sur la partie antérieure s'élève un cou mince, et qui se prolonge comme celui d'un cigne; sa tête, semblable à celle d'un chameau pour la forme, est presque deux fois grosse comme celle d'un oiseau de Lybie: ses yeux terribles semblent teints de sang. Il ne marche point comme les autres animaux terrestres; il ne saute point comme les poissons; il n'avance point les pieds alternativement les uns après les autres: les deux jambes du côté droit avancent en même-tems; celles du côté gauche ensuite: tout son corps se balance lorsqu'il marche. Il est très-agile, et si bien apprivoisé qu'il se laisse conduire avec une petite corde passée autour du col: docile aux volontés de son maître, il entend ses moindres signes et y obéit à l'instant. A la vue de cet animal, la multitude est frappée d'étonnement. Il emprunte son nom de sa forme, et le peuple l'appelle caméléopardalis, (une giraffe.)

Cependant il s'élève un tumulte affreux au milieu de l'assemblée. Auprès de l'autel de la Lune, étoient deux taureaux; auprès de celui du Soleil, quatre chevaux blancs destinés à être immolés. La présence de cet animal extraordinaire et inconnu, les trouble et les effraye. Un des taureaux, le seul, sans doute, qui eût apperçu l'animal, et deux chevaux brisent leurs liens, et se mettent à courir avec une vîtesse incroyable; mais ils ne peuvent sortir de l'enceinte: les soldats, disposés en cercle, couverts de leurs boucliers, forment une barrière impénétrable. Ils courent donc au hasard dans l'enceinte, tournent dans toute son étendue, et renversent tout ce qu'ils rencontrent. Alors des cris confus s'élèvent dans l'assemblée; les uns, voyant ces animaux approcher d'eux, sont effrayés; les autres éclatent de rire de voir les hommes à leur approche tomber, se renverser, se fouler les uns les autres. Chariclée et Persine, inquiètes, soulèvent la toile de la tente où elles sont, pour voir ce qui se passe.

Théagènes alors, ou emporté par son courage naturel, ou poussé par quelque divinité, voyant ses gardiens dispersés de côté et d'autre, se lève tout-à-coup. Il étoit au pied de l'autel, un genou en terre, attendant le coup fatal. Il saisit une branche sur l'autel, prend un des chevaux qui ne s'étoient point enfuis, s'élance sur son dos, empoigne ses crins, s'en sert comme d'un frein pour le guider, et l'aiguillonne avec ses talons: la branche lui tient lieu de fouet. Il court après le taureau qui a pris la fuite. Les spectateurs croient d'abord qu'il veut se sauver. Ils s'exhortent l'un l'autre, par de grands cris, à lui fermer le passage; mais ils s'apperçoivent bientôt que ce n'est point par crainte de la mort, et qu'il ne cherche point à s'y soustraire. Il atteint le taureau, le chasse devant lui, le frappe pour lui faire précipiter sa marche. Monté sur le cheval, il ne s'éloigne point de l'animal, le suit dans tous ses tours et détours; enfin, il l'accoutume à le voir et à se laisser conduire. Déjà il marche à ses côtés; les flancs du cheval pressent les flancs du taureau: l'haleine et la sueur des deux animaux se confondent; enfin, tel est l'accord de leurs pas, que, de loin, on croiroit que les deux têtes sont sur le même col. La multitude, voyant ces deux animaux marcher ainsi de front, comble Théagènes de louanges, et l'élève jusqu'au ciel.

Cependant Chariclée, qui ne pénètre point les desseins de Théagènes, est dans les transes les plus cruelles: elle craint qu'il ne lui arrive quelque malheur. Une blessure faite à Théagènes, seroit pour elle le coup de la mort. Persine voit son trouble: Ma fille, lui dit-elle, quelle est cette inquiétude? vous semblez partager les dangers de cet étranger. Il est vrai que moi-même je me sens émue; sa jeunesse me touche; je désire qu'il échappe au danger, et qu'il soit ramené au pied des autels, pour satisfaire aux devoirs de la religion. Les plaisans vœux que vous faites, lui répond Chariclée! désirer qu'il ne meure pas, afin qu'il meure! O ma mère! si vous le pouvez, conservez les jours de cet infortuné. Persine, sans pénétrer le vrai sens de ces paroles, y voit cependant le langage de l'amour. Il est impossible, répond Persine, de le sauver; mais quels liens t'attachent à lui? qu'as-tu de commun avec lui? d'où vient un intérêt si vif? Ne crains rien, c'est à ta mère que tu parles. Si ton jeune cœur est en proie à quelque passion désavouée par la vertu, la tendresse maternelle saura cacher la faute de sa fille, faute dans laquelle tombent toutes les personnes de notre sexe.

Les larmes coulent des yeux de Chariclée. Ce qui redouble mes maux, dit-elle, c'est que personne ne m'entend. Je parle de ce que je souffre, et j'en parle à des sourds. Je me vois réduite à la nécessité de m'accuser moi-même, sans détour et sans feinte. Ainsi parle Chariclée. Elle alloit découvrir le fond de son ame, mais des cris poussés par la multitude l'en empêchent.

Théagènes pousse le cheval avec rapidité, de manière que son poitrail soit de niveau avec la tête du taureau. Alors il s'élance de dessus le cheval sur le col du taureau, appuie son visage entre ses deux cornes, embrasse sa tête de ses deux mains, entrelace ses doigts sur son front, et laisse pendre le reste de son corps le long de son côté droit. Le taureau le porte ainsi suspendu, et l'agite par des secousses violentes. Théagènes le voit fatigué du fardeau, sent que ses muscles perdent leur force. Au moment où il passe devant Hydaspe, il se met devant l'animal, entrelace ses jambes dans celles du taureau, les frappe continuellement, et l'empêche ainsi de marcher. L'animal ne peut plus avancer; il est accablé du poids qu'il traîne; il chancèle, tombe sur la tête, se renverse sur le dos, et reste ainsi étendu. Ses cornes enfoncées dans terre, tiennent sa tête immobile; ses jambes s'agitent vainement et frappent l'air; leur foiblesse atteste la victoire de Théagènes. Celui-ci tient le taureau dans cet état de la main gauche, lève l'autre au ciel, l'agita sans cesse, porte des regards de satisfaction sur Hydaspe et l'assemblée, et, par son sourire, invite tout le monde à la joie. Les mugissemens du taureau proclament sa défaite[71]. Le peuple y répond par des cris confus, mal articulés. La bouche béante, il exprime, par des sons uniformes et prolongés, son admiration et sa surprise.

Des esclaves, par ordre d'Hydaspe, accourent. Les uns emmènent Théagènes; les autres passent une corde autour des cornes du taureau, le conduisent, baissant la tête, au pied de l'autel, où ils l'attachent avec le cheval. Hydaspe veut parler à Théagènes, et lui faire quelques questions. Mais le peuple, qui avoit commencé à s'intéresser à lui, dès qu'il l'avoit vu, charmé de son courage, étonné de sa force, encore plus jaloux de l'athlète de Méroëbe, s'écrie d'une voix unanime il faut le mettre aux prises avec l'homme de Méroëbe; que celui qui a reçu l'éléphant se mesure contre celui qui a terrassé le taureau.

Vaincu par leurs cris réitérés, Hydaspe y consent. L'Ethiopien paroît au milieu de l'assemblée, promenant autour de lui des regards fiers et terribles, marchant à grands pas, déployant sa taille énorme, et se frappant les bras avec grand bruit.

Lorsqu'il est près du trône, Hydaspe, regardant Théagènes: Etranger, lui dit-il, il faut que vous vous mesuriez contre cet adversaire; ainsi le veut l'assemblée.—Elle sera satisfaite; mais comment faut-il combattre?—A la lutte.—Pourquoi pas le fer à la main, armé de toutes pièces? Peut-être je pourrois, par ma victoire ou par ma défaite, satisfaire Chariclée, qui s'obstine à garder le silence, et qui semble m'avoir absolument abandonné.—J'ignore ce que Chariclée fait ici; mais il faut combattre, non le fer à la main, mais à la lutte. C'est un crime de répandre du sang avant le sacrifice. Théagènes, comprenant qu'Hydaspe craint qu'il ne soit tué: Je vous entends, dit-il, vous me réservez pour être immolé aux dieux; mais ces dieux sauront bien me conserver la vie.

En même-tems il prend de la poussière, la répand sur ses bras et ses épaules encore fumant de sueur, et se secoue ensuite. Il allonge les deux mains, s'affermit sur ses pieds, se rappetisse, courbe le dos et les épaules, baisse un peu la tête; enfin se rétrécit tout le corps, et attend son ennemi de pied ferme.

L'Ethiopien, à sa vue, l'insulte par un sourire de dédain, l'outrage par ses gestes, et ne témoigne que du mépris pour un tel adversaire. Il se précipite tout-à-coup vers lui, lève le bras, qui, comme une poutre énorme, tombe sur le col de Théagènes. Le coup retentit au loin. Le barbare s'applaudit par de grands éclats de rire. Théagènes, exercé à ces sortes de combats, et possédant parfaitement l'art de la lutte, prend le parti de reculer d'abord devant son ennemi, dont il venoit d'éprouver la force extraordinaire. Il a recours à l'adresse contre un antagoniste aussi terrible, et dont la férocité égale celle des bêtes sauvages. Quoiqu'à peine ébranlé du coup, il feint d'avoir plus de mal qu'il n'en a en effet. Il présente l'autre côté de la tête aux attaques. L'Ethiopien redouble: Théagènes chancèle, et fait semblant de tomber le visage contre terre. L'Ethiopien le voit, s'anime, se prépare à porter un troisième coup, sans aucune précaution. Déjà il a allongé le bras et est prêt de frapper. Théagènes se baisse, évite le coup, s'élance contre lui, écarte avec son bras droit, le bras gauche de son adversaire: celui-ci est entraîné par le poids de son bras, qui ne frappe que l'air. Théagènes se glisse dessous son aisselle, le prend par derrière, embrasse avec peine son ventre épais, entrelace ses pieds dans ses pieds, ses jambes dans ses jambes, l'oblige à s'agenouiller, le serre au défaut des côtes, lui presse les articulations, lui saisit la tête, le tire en arrière, et lui fait mesurer la terre.

Un cri plus fort que ceux qu'on avoit encore entendus, s'élève de toutes parts. Le roi n'est pas maître de lui-même; il s'élance de son trône: cruelle nécessité! s'écrie-t-il; quel homme les lois nous ordonnent d'immoler! Il appelle Théagènes: Jeune héros, dit-il, prêt à être immolé, vous devez, suivant l'usage, être couronné. Vous méritez sans doute de l'être, pour une victoire aussi glorieuse; mais, hélas! c'est en vain que vous avez vaincu. Je ne puis vous arracher au trépas, quand je le voudrois. Je vous accorderai tout ce qui est en mon pouvoir; demandez ce que vous désirez, avant que de descendre au tombeau. En même-tems, il lui met sur la tête une couronne d'or enrichie de diamans, et il la lui met en pleurant. Eh bien! lui dit Théagènes, je vais vous le demander, c'est à vous de tenir votre promesse: Puisque rien ne peut me soustraire à la mort, accordez-moi de mourir de la main de celle que vous venez de reconnoître pour votre fille. Hydaspe, étonné, se rappelle que Chariclée lui a fait une pareille demande; mais il ne croit pas devoir y réfléchir long-tems. Etranger, lui dit-il, je ne vous ai permis de demander, comme je n'ai promis de vous accorder, que des choses possibles. La loi veut que vous mourriez de la main d'une femme qui ait un mari, et non de la main d'une vierge. Eh bien! répond Théagènes, elle en a un. Vos discours, réplique Hydaspe, sont ceux d'un homme en délire, et qui voit le tombeau ouvert sous ses pas. L'épreuve du foyer nous a démontré que Chariclée est vierge, qu'elle n'a point encore goûté les plaisirs de l'amour, à moins que vous ne vouliez parler de Méroëbe; mais je ne sais comment vous le connoissez, et je ne lui ai encore que promis ma fille. Ne parlez pas, dit Théagènes, d'un hymen qui ne se fera pas, si je connois bien les sentimens de Chariclée: vous devez croire à mes prédictions; je suis une victime. Les victimes, reprend Méroëbe, ne prédisent que quand elles sont immolées; c'est dans leurs entrailles palpitantes que les prêtres lisent l'avenir. Ainsi, mon père, vous avez raison de dire que cet étranger parle comme un homme que la mort va saisir. Ordonnez qu'on le mène aux autels. Vous ferez le sacrifice quand tous aurez tout terminé. Théagènes est donc conduit aux autels.

Chariclée, voyant son amant vainqueur, avoit repris courage et conçu de bonnes espérances; mais le voyant reconduire aux autels, le désespoir s'empare d'elle. Persine la console; ce jeune homme, lui dit-elle, sauveroit peut-être sa vie, si vous vouliez parler et vous expliquer nettement. Pressée par les circonstances, cédant à la nécessité, Chariclée se détermine à tout révéler à sa mère.

Cependant Hydaspe demande à son héraut s'il y a encore quelques ambassadeurs à entendre. Prince, lui dit Harmonias, il n'y a plus que des députés de Syène, qui viennent d'arriver avec une lettre et des présens de la part du Satrape Oroondates. Faites-les venir, dit Hydaspe. Les députés paroissent aussitôt, et présentent la lettre conçue en ces termes:

Oroondates, Satrape du grand roi, à Hydaspe, le plus humain et le plus heureux des rois.

Après m'avoir vaincu par la force des armes et sur-tout par vos vertus; après m'avoir rendu mon gouvernemen, j'ose encore espérer que vous ne me refuserez pas la faveur que je vous demande. Une jeune fille, que l'on m'amenoit de Memphis, est tombée entre les mains de vos guerriers; ceux qui l'accompagnoient alors, et qui ont échappé au danger, m'ont rapporté que vous l'aviez conduite en Ethiopie. Je vous la demande comme un présent: je l'aime moi-même; mais je désire encore plus la rendre à son père. Ce vieillard, cherchant sa fille de contrée en contrée, a été pris par la garnison d'Eléphantine. Je l'ai vu en passant en revue les débris de mes troupes. Il m'a demandé à être envoyé vers vous: il est au nombre des députés; ses manières annoncent une naissance distinguée; son extérieur imprime le respect. Prince, je me flatte que vous le renverrez satisfait, et qu'il n'aura pas seulement le nom de père, mais qu'il le sera réellement.

Quel est celui, dit Hydaspe, après la lecture de la lettre, qui cherche sa fille? On lui montre un vieillard. Etranger, lui dit-il, je suis prêt à satisfaire à toutes les demandes d'Oroondates. Je n'ai réservé que dix jeunes captives: il en est une reconnue pour n'être point votre fille; voyez les autres: et si elle se trouve parmi elles, emmenez-la. Le vieillard se prosterne, baise les pieds du roi. On amène devant lui ces jeunes captives: il ne reconnoît point sa fille parmi elles. Prince, dit-il à Hydaspe, tout pénétré de douleur, ma fille n'est point parmi celles-ci. Vous voyez mes dispositions, répond Hydaspe. Si vous trouvez pas votre fille, accusez-en la fortune. Vous pouvez vous convaincre, par vos propres yeux, qu'il n'y a point ici d'autre captive. Le vieillard se meurtrit le visage, verse un torrent de larmes, promène ses yeux sur l'assemblée, et se met à courir tout-à-coup comme un furieux. Il va droit aux autels: du bord de son manteau fait comme un lien, qu'il passe au col de Théagènes, et le traîne, en criant de toutes ses forces: Je te tiens, scélérat! je te tiens, sacrilège! Les gardes font des efforts inutiles pour l'arrêter et lui arracher Théagènes. Il le serre, l'embrasse étroitement, et vient à bout de le conduire devant Hydaspe. Prince, dit-il, voilà celui qui m'a ravi ma fille, celui qui a porté la désolation chez moi, qui a enlevé, du milieu du temple de Delphes, celle qui faisoit toute ma joie: je le trouve aujourd'hui au pied des autels, comme s'il étoit pur et sans tache.

Toute l'assemblée est émue des paroles du vieillard, qui sont une énigme pour elle: son action cause le plus grand étonnement. Hydaspe le prie de s'expliquer plus clairement. Ce vieillard étoit Chariclès: il cachoit la véritable naissance de Chariclée, dans la crainte que, dans son exil, ayant manqué aux lois de la pudeur, elle ne lui fit des ennemis de ses véritables parens. Il raconte d'abord succinctement tout ce qui ne peut lui nuire. Prince, j'avois une fille, dont la beauté et la vertu pourroient attester ce que je dis. Elle étoit vierge, prêtresse de Diane à Delphes. Ce beau Thessalien est venu à Delphes, pour offrir un sacrifice solennel, à la tête d'une théorie; il a enlevé, pendant la nuit, ma fille du milieu du temple et du sanctuaire d'Apollon; il a outragé le dieu de vos pères, Apollon, le même que le Soleil, et il doit être réputé coupable de sacrilège, même envers vous. Un faux-prêtre de Memphis lui prêta son ministère pour commettre ce forfait. J'ai été en Thessalie; j'ai demandé vengeance à ses concitoyens: ils l'ont abandonné à ma discrétion, comme un scélérat et un impie. Conjecturant qu'il s'étoit enfui à Memphis, patrie de Calasiris, j'y ai passé. J'ai trouvé Calasiris mort, digne châtiment de sa perfidie. Thyamis, son fils, m'a appris ce qu'étoit devenue ma fille; il m'a dit qu'elle avoit été envoyée à Syène vers Oroondates. Je n'ai pu me rendre à Syène, ni auprès d'Oroondates: j'ai été fait prisonnier à Eléphantine. Vous me voyez devant vous, suppliant et cherchant ma fille. Ayez pitié d'un père malheureux; consultez votre cœur; souvenez-vous que c'est Oroondates lui-même qui vous parle en ma faveur. A ces mots il se tait, et ses larmes coulent en abondance.

Hydaspe, s'adressant alors à Théagènes: Que répondez-vous, lui dit-il?—Tout ce que cet homme dit est vrai. Oui, je suis coupable envers lui de rapt et de violence; mais je suis votre bienfaiteur.—Rendez-lui donc un bien qui ne vous appartient pas. Votre vie est dévouée aux dieux; vous devez être immolé comme une victime pure et sans tache, et non comme un coupable frappé du glaive de la justice.—Le châtiment doit retomber, non sur celui qui a commis le crime, mais sur celui qui en profite. Or, c'est vous qui en profitez; rendez-la donc vous-même, à moins qu'il ne la reconnoisse aussi pour votre fille. Cette scène met tous les spectateurs hors d'eux-mêmes. Sisimithrès, après quelques momens de réflexion, se rappelle son entrevue avec Chariclès. Il attendoit que la divinité répandît quelques lumières sur toute cette affaire. Il court vers Chariclès, l'embrasse: Celle que vous regardez comme votre fille, lui dit-il, celle que je vous remis autrefois entre les mains, vit encore: elle est reconnue des auteurs de ses jours.

Chariclée sort de la tente: elle oublie la timidité et la pudeur si naturelles à son sexe et à son âge. Transportée hors d'elle-même, elle se jette aux pieds de Chariclès: O mon père! lui dit-elle, ô vous que je ne respecte pas moins que ceux qui m'ont donné le jour, traitez-moi comme vous voudrez; je suis criminelle, parricide; n'examinez pas si je n'ai fait que suivre la volonté des dieux, si je n'ai fait qu'obéir à leurs inspirations.

Persine, d'un autre côté, embrasse Hydaspe: Oui, prince, lui dit-elle, croyez que tout est ainsi; sachez que ce jeune Grec est l'amant de notre fille. Chariclée venoit de lui révéler, quoique avec beaucoup de peine, le secret de son amour. Le peuple fait éclater sa joie par des cris et des danses. Les hommes de tout âge et de toute condition célèbrent cet évènement par leurs transports: ils n'entendent pas ce qui se dit, mais ils en jugent par ce qui est arrivé à Chariclée. Eclairés peut-être par quelque divinité, qui s'étoit plue à ménager ce dénouement, ils soupçonnent la vérité. On voit au milieu de cette assemblée les contrastes les plus frappans. On voit éclater la joie et la douleur, les ris se mêler aux sanglots; la plus affreuse situation se change en fête; on voit dans la joie et l'alégresse ceux qui étoient dans la douleur et le désespoir. Les uns trouvent ce qu'ils ne cherchoient point; les autres perdent, sans espérance, ce qu'ils espéraient trouver. On s'attendoit à voir le sang couler sur les autels, et on n'y offre que des victimes pures et innocentes.

O le plus sage des hommes, dit Hydaspe à Sisimithrès, que faut-il faire? Ne pas immoler des victimes aux dieux est une impiété. Leur immoler des personnes, dont l'arrivée ici est un de leurs bienfaits, en est une autre aussi criante. Prince, lui répond Sisimithrès en langue éthiopienne, pour être entendu de tout le monde, une joie excessive obscurcit les lumières des hommes les plus sages. Depuis long-tems vous deviez comprendre que les dieux n'agréent point de pareils sacrifices. C'est au pied même des autels, c'est sous le couteau sacré qu'ils vous font reconnoître Chariclée pour votre fille. Du milieu de la Grèce, ils ont amené ici, comme par miracle, celui qui l'a élevée: ce sont eux qui ont effrayé ces chevaux, ces taureaux qui ont suscité ce tumulte. Ils veulent nous faire entendre qu'il ne faut leur présenter que des sacrifices dignes d'eux. Pour mettre le comble à leurs bienfaits, ils vous amènent dans ce jeune Grec, l'époux de votre fille, comme un flambeau dont la lumière doit éclairer le dénouement de cette grande pièce. Ne fermons pas les yeux sur les merveilles de la Divinité; secondons ses desseins: abolissons pour jamais la coutume d'immoler des hommes.

Sisimithrès prononce ces mots d'une voix claire et haute, pour être entendu de tout le monde. Hydaspe, qui savoit la langue vulgaire, prenant Théagènes et Chariclée: Vous tous, dit-il, qui êtes ici présens, nous ne pouvons nous empêcher de reconnoître l'influence des dieux dans tout ce que nous venons de voir. Leur résister est un crime: en présence des dieux, dont tout ceci est l'ouvrage, en présence de vous tous, qui vous montrez si dociles aux volontés du ciel, j'unis ces deux amans par les liens de l'hymen. Puisse-t-il naître d'eux des enfans qui les resserrent encore! Mais, occupons-nous des devoirs de la religion, et sanctifions cette alliance par des sacrifices.

Tous les spectateurs applaudissent; des acclamations se font entendre de tous côtés en signe d'approbation. Hydaspe s'approche de l'autel, et avant de commencer le sacrifice: Soleil s'écrie-t-il, et toi Lune, divinités protectrices de cet empire, s'il est vrai que vous approuviez l'hymen de Théagènes et de Chariclée, ils peuvent vous offrir des sacrifices. En même-tems il prend sa mître et celle de Persine, symbole du sacerdoce, met l'une sur la tête de Théagènes,et l'autre sur celle de Chariclée.

Chariclès alors rappelle l'oracle rendu autrefois à Delphes, que l'événement réalisoit sous ses yeux, et dont il pénètre alors le sens. Voici ce que disoit cet oracle: Ils arriveront dans un pays brûlé par le soleil; des couronnes placées sur des têtes noires, seront la récompense de leur vertu sans tache.

Les deux époux, couronnés de mitres blanches, revêtus du sacerdoce, font un sacrifice à la lueur des flambeaux, au bruit des flûtes et des instrumens. Ils se rendent ensuite à Méroë. Hydaspe et Théagènes sont sur un char, traîné par des chevaux; Sisimithrès et Chariclès sur un autre: des bœufs blancs mènent Chariclée et Persine. Le bruit des applaudissemens et des acclamations retentit autour d'eux. Ils vont célébrer l'hyménée dans la ville avec plus de pompe et de solennité.

Ainsi finissent les aventures de Théagènes et de Chariclée. L'auteur est Héliodore, phénicien, d'Emèse, de la race du Soleil, fils de Théodose.

Fin du Dixième et Dernier Livre.


NOTES

Quoi! des notes hérissées de grec et de latin à la suite d'un roman! L'auteur est sans doute quelque savant en us, qui se croit encore au quinzième siècle, où l'explication de quelques phrases latines et grecques, étoit regardée comme un prodige de science, et un brevet d'immortalité.—Je ne suis pas un savant en us. Je me croirois trop heureux de les valoir, ces savans, qui ont rendu tant de services aux lettres, et que notre reconnoissance aujourd'hui persiffle et tourne en ridicule si injustement. Le règne des philosophes du dix-huitième siècle entièrement anéanti, les épouvantables scènes qui ont signalé cette destruction, ne me permettent pas de douter que je ne suis au commencement du dix-neuvième.—Quelle est votre folie d'insérer dans votre traduction des notes qui peuvent devenir des notes de réprobation, et empêcher d'acheter votre ouvrage?—Dites-moi, ces notes vous empêcheront-elles de l'acheter?—Non; je supposerai qu'elles n'y sont pas; je me garderai bien d'y jeter les yeux.—Vous pensez donc que bien peu de personnes auront le bon esprit d'en faire autant que vous?—Enfin, pourquoi surcharger votre ouvrage de choses qu'on ne lira pas?—Je pense bien, comme vous, que la plus grande partie des lecteurs ne les regarderont pas, et c'est pour cela que je les ai rejetées à la fin du dernier volume. Mais, sur trente, n'y en eût-il qu'un qui les lût, c'est pour celui-là que je les ai mises; comme il m'est arrivé de contredire en plusieurs endroits la traduction latine et la traduction française qui est en vogue aujourd'hui, j'ai voulu mettre les pièces sous les yeux de quiconque voudra se constituer juge, et le mettre en état de prononcer avec connoissance de cause.


Note 1: A ces affreux monumens de la rage, etc. ἦν δὲ οῦ καθαροῦ πολεμοῦ τὰ φαινὸμενα σὺμβολα. Voici la traduction latine, qui ne me paroît pas rendre le sens du texte. Cœterùm non fuerant justi prælii notæ et indicia. Fuerant n'est point le tems qui convient ici, mais erant. τὰ φαινὸμενα, traduit par notæ ou par indicia, n'est point entendu. καθαροῦ ne peut pas vouloir dire justi. Je le crois employé ici dans le même sens que purus dans le vers 771 du douzième livre de l'Enéïde.

.... Puro ut possent concurrere campo.

Afin qu'ils pussent combattre dans un champ, où rien ne les embarrassât.

Dans le cinquième livre on lit cette phrase: ταχα δὲ ποῦ καὶ τἧς ἀνθρὼπου φυσέως ἀμιγὲς καὶ κἀθαρον τὸ χαῖρον οὐκ ἐπιδεχομὲνης. La nature de l'homme ne pouvant peut-être pas goûter un plaisir pur et sans mélange. Le traducteur latin rend bien ici κὰθαρον par meram; et je suis étonné qu'il ne l'ait pas entendu dans la première phrase; en voici le mot-à-mot: les choses que l'on voyait, n'étoient pas les signes d'une guerre seule, parce que les débris d'un festin y étoient mêlés.

Note 2: Tu vois ceci... S'il ne m'a pas servi, etc. εἱς δεῦρο ἤργησεν ὑπὸ ῆτς σῆς ἀναπνὼης ἐπεχὸμενον. Il a été jusqu'ici oisif, retenu par ton souffle. Cette expression m'a paru hasardée. Je n'ai pas cherché à rendre l'image qu'elle présente, parce qu'elle ne m'a point paru naturelle. Je ne conçois pas comment le souffle peut arrêter un poignard. On trouve dans Héliodore quelques autres passages qui paroissent recherchés. Tel m'a semblé encore le passage suivant.

Note 3: Prends pitié de ces cheveux blancs. φεῖσαι πολιῶν αἵ τὲ σὲ ἀνὲθρεψαν, Epargne ces cheveux blancs qui t'ont nourri. Je ne sais comment des cheveux peuvent nourrir. J'ai mis dans la phrase précédente l'idée que renferme celle-ci, parce que cette idée est belle, touchante, puisée dans la nature.

Note 4: A peine est-il au rivage, etc. οὒπω δὲ τῆς ἀποβαθρας ἀκριβῶς κειμὲνης, la planche pour descendre n'étant pas encore bien posée. J'ai cru devoir me contenter d'un à-peu-près, sans, m'attacher à la lettre, parce que je n'ai rien vu à peindre.

Note 5: Dont il s'étoit dégoûté, etc. ἐπειδὴ κυρτοὺμενην ἀυτῃ τὴν παρείαν ἐν τοῖς ἀυλημασιν εἶδς, καὶ πρὸς τὸ βιαίον τῶν φυσημὰτων ἀπρεπὲστερον ἐπὶ τὰς ῥινας ἁνισταμὲνην, τὸ τε ὄμμα πιμπραμενον καὶ τῆς ὀικείας ἒδρας εξωθούμενον. Lorsqu'il eut vu ses joues s'enfler en jouant de la lyre, s'élever hideusement vers son nez à force de souffler, et son œil enflammé, chassé de sa place ordinaire. Je n'ai pas cru devoir entrer dans le détail de la difformité d'Arsinoë. L'image ne m'a point paru assez gracieuse pour chercher à en rendre tous les traits avec une exactitude scrupuleuse.

Note 6: Vous paroîtrez moins demander, etc. καὶ ἐμοὶ δοκειτε, τοῖοιδε ὁντες, οὐκ άκόλους ἁλλ' ἄορας του καὶ λεβητας ἀιτησειν. Vous me paroissez, étant tels, devoir demander, non des morceaux de pain, mais des trépieds et des vases; ou bien comme ἄορας signifie encore femme, mais des femmes et des trépieds. Quelque signification que l'on donne à ἄορας, je crois qu'ici il désigne les récompenses que l'on donnoit aux vainqueurs dans les jeux.

On trouve dans l'Odyssée, livre P, vers 222:

ἀιτίζων ὰκόλους, ουκ ἄορας οὐδε λεβήτας.

Demandant des morceaux de pain et non des trépieds ni des vases, ou, non des femmes ni des vases.

On ne peut douter qu'Héliodore n'ait fait allusion au vers d'Homère. Dans Homère il est question d'un mendiant qui ne demande que des morceaux de pain, et ne pense guère à demander les prix des vainqueurs aux jeux publics. Ainsi le sens du vers d'Homère n'est pas équivoque; mais, dans Héliodore, que veut dire Cnémon? entend-il que Théagènes et Chariclée n'auront jamais l'air de mendians? que leur bonne mine, même sous les haillons de la misère et de l'indigence, les trahira, et qu'on verra bien que ce ne sont pas des morceaux de pain qu'ils demandent? Dans celte supposition, il faudroit, je crois, prendre ἄορας κὰ λεσητας pour une expression proverbiale, dont le sens seroit, qu'ils portent leurs vues plus haut. Il seroit possible encore que ces mots renfermassent une espèce de calembourg, une contre vérité, et que Cnémon voulût dire: on verra bien que des amans aussi beaux et aussi passionnés ne cherchent pas des femmes, et alors on donneroit à ἄορας la signification de femmes; mais ce sens ne me paroît point naturel: le traducteur anonyme, dont l'ouvrage a été réimprimé en l'an 4, et que j'ai sous les yeux, s'est tiré de toute espèce d'embarras, en ne traduisant point cet endroit, ainsi que plusieurs autres, comme je le ferai voir dans la suite de ces notes.

Note 7: La nuit approchoit. καὶ ουν μὲν ὠρα περὶ βούλυτον ἡδὴ. Le latin dit: et jam exequendi consilii tempus erat. Il étoit tems d'exécuter son dessein. Je ne sais comment le traducteur a expliqué le texte pour y trouver ce sens; mais il m'en présente un bien différent: voici mot-à-mot ce qu'il veut dire, selon moi: il étoit l'heure où l'on détache les bœufs de la charrue. Cette façon de parler se rencontre fréquemment dans Homère et dans les autres écrivains grecs.

Note 8: Si vous me voyez revêtu, etc. La phrase grecque est plus énergique, en ce que l'anthitèse est mieux marquée. δυστυχήματα το λαμ' προν μετοῦτο σχῆμα μετημφίασε. Mes malheurs m'ont revêtu de cette robe brillante. Il faut cependant convenir que cette pensée, et sur-tout la manière dont elle est exprimée, a quelque chose de recherché, et qui sent un peu le bel-esprit.

Note 9: Les Troyens n'en souffrirent, etc. Ιλίοθεν μὲ φέρεις, καὶ σμῆνος κακῶν, καὶ τὸν ἐκ τοῦτων βόμβόν ἀϖείρον επισέαυτον κινεῖε. Vous me rapportez de Troie. On peut expliquer ce passage autrement; mais le sens sera toujours le même, Les Grecs ne souffrirent pas plus en revenant de Troie. Les Grecs disoient ἱλίας κακῶν, pour dire des maux sans nombre. Le traducteur anonyme n'en dit pas un mot. Vous excitez contre vous un bourdonnement sans fin. Je crois qu'il faudroit mieux dire: ils retentiront long-tems à vos oreilles. J'aime d'autant mieux cette traduction, que le texte, par βόμβόν, me semble faire allusion au bourdonnement des abeilles, dont il a donne l'idée par le mot σμῆνος qui précède, et qui veut dire proprement un essaim d'abeilles.

Note 10: Ceci est un épisode, etc. ἐϖεισόδιον δὴτουτο οὐδὲν, φάσι, πρὸς τὸν Διονύσον ἐϖεισκυκλήσας. Vous avez introduit cet épisode, qui, comme on dit, n'a aucun, rapport à Bacchus.

Note 11: Il partoit de ses yeux, etc. La phrase grecque me paroît belle et remarquable; elle rappelle les chaînes d'or que les anciens donnoient à Mercure. ἀφυκτὸν τίνα καὶ ἀπρόσμαχον ἐταρίας σαγήνην ἐκ τῶν ὀφθαίλμων ἐπεσύρετο. Elle traînoit un filet de coquetterie, partant de ses yeux, auquel il étoit impossible de résister et d'échapper. J'aurois désiré pouvoir rendre cette métaphore; ne le pouvant pas, j'ai été obligé d'en substituer une autre.

Note 12: J'opposai long-tems, etc. ἐπὶ πολυ τε τοις σώματος ὀφθάλμοις τοὺς τῆς ψύχης ἀντιστήσας. Ayant opposé long-tems les yeux de l'ame aux yeux du corps. Antithèse qui m'a paru froide, puérile, de mauvais goût, que je n'ai cherché ni à rendre, ni à suppléer.

Note 13: Les eaux tombées du Ciel, etc. θίγειν προσηνέστατος. Un des traducteurs d'Homère prétend que ces mots veulent dire que les eaux du Nil sont flexibles au toucher; mais cette pensée me paroît niaise. Des eaux sont toujours flexibles, à moins qu'elles ne soient gelées. Je crois que προσηνέστατος θίγειν veut dire, douces au toucher. Les eaux du Nil, à sa source, ne sont pas douces au toucher, parce qu'elles sont brûlantes; mais en Egypte, elles ne sont que tièdes. Je n'ai vu d'abord dans ces mots qu'une répétition de ϖιεῖν γλυκυτατος et je ne les ai point rendus; mais je crois que j'ai eu tort, et qu'ils veulent dire qu'on peut s'y baigner.

Note 14: Elle tourne contre moi, etc. τοῖς ἓμοῖς, τὸ τοῦ λόγου, καὶ ἐμου κεχρήται ϖτέροις. Elle se sert contre moi, comme on dit, des aîles que je lui ai données. Il faut faire attention que ἐμοῖς ϖτέροις ne veut pas dire mes aîles, comme le dit le latin, mais les aîles qu'elle a reçues de moi.

Note 15: Les théories, chez les Grecs, étoient des députations plus ou moins nombreuses, plus ou moins magnifiques, que les villes de la Grèce envoyoient, à certaines époques, à Delphes, à Délos, à Olympie, etc. Le but de ces théories était ordinairement d'offrir un sacrifice, de remplir quelque devoir de religion. On trouve dans le soixante-seizième chapitre des voyages du jeune Anacharsis, une description magnifique des différentes théories qui se rendoient à Délos, pour célébrer des fêtes en l'honneur d'Apollon.

Note 16: Sur son visage étoit peint, etc. ἡ ῥίς ἐνεϖαγγελία θὺμου. Son nez annonçoit son courage. On trouve dans le dix-huitième vers de la première idylle de Théocrite, quelque chose de semblable. ........... ἔντιγε πικρος καὶ οἱ ἄει δριμεῖα χολὰ ποτὶ ρίνι καθήται. Il est acariâtre, et toujours une humeur aigre est assise sur son nez. Les anciens, comme on le voit par ces deux exemples, croyoient que les affections de l'ame se peignoient sur le nez.

Note 17: Déjà les courtisannes, etc. ἠδὴ δὲ ὄσαι δημὼδεις γυναῖκες μὴλοις τε καὶ ἄνθεσίν ἔβαλλον, εὐμενείαν απ' ἀυτου τίνα, ὡς ἑδοκοῦν, ἐφελκὸμεναι. Déjà les femmes publiques lui jetoient des fruits et des fleurs, s'attirant, comme elles le croyoient, sa bienveillance. C'étoit, chez les anciens, un genre d'agacerie, dont il est parlé dans Aristénète, Lucien, et particulièrement dans le vers 85 de la cinquième idylle de Théocrite.

βὰλλει καὶ μὰλοισι τὸν αἵπολον ὰ κλεαρίστα.

Cléariste jette des fruits au chevrier.

Il n'est personne qui ne se rappelle ces deux vers de l'églogue troisième de Virgile:

Malo me galathea petit, lasciva puella,
Et fugit ad salices, et se cupi antevideri.

La folâtre Galathée me jette un fruit, s'enfuit vers les saules, et veut être vue avant d'être cachée.

Note 18: Mais votre fille étoit un astre, etc. τὴνδε κορὼ νι δα τῆς πομπῆς καὶ ὄφθαλμον ἀληθῶς τὴν σὴν θυγὰτερα γνωρίζοντες. Reconnoissant votre fille comme le complément et véritablement l'œil de la fête. J'ai substitué, comme on voit, une autre métaphore à celle d'Héliodore. On trouve dans le dernier livre, vers la fin, cette phrase. νῦν τὴν κορὼνιδα τῶν ἀγὰθων καὶ ὥσπερ λαμπὰδιον δρὰματος τὸν νὺμφιον τῆς κορῆς τοῦτονι τὸν ξὲνον νεανίαν ὰναφῃνὰντες. Ayant montré aujourd'hui, pour complément de biens, et comme flambeau de cette pièce, ce jeune étranger, époux de votre fille. On voit que, dans ces deux phrases, κορὼνις a le même sens, et qu'il veut dire complément.

Κορὠνις en grec, et coronis en latin, signifie une marque en forme de V ou de 7, que l'on ajoutoit à la fin d'un ouvrage qui étoit terminé. C'est pour cela que Martial a dit, liv. 5, épigramme première:

Si nimius videor serâque coronide longus
Esse liber.

Note 19: Cet homme ne nous permet pas, etc. οὖτος τἠν ἀπὸ ξὺλου κλὴσιν ἥκειφὲρων. Cet homme vient apportant une invitation avec le bâton. Je me suis contenté de prendre l'idée de l'auteur, et j'ai négligé le sens littéral.

Note 20: Je ne vous parlerai point des danses, etc. τὴν ὲνὸπλιον τῶν ὲφηβῶν καὶ πυῤῥιχιον ὀρχὴσιν. De la danse armée et pyrrhique des jeunes gens. Dans la première, le danseur étoit couvert d'une armure; la seconde étoit ainsi appelée, parce que Pyrrhus en étoit l'inventeur.

Note 21: Il se lève à l'instant. ὥσπερ οἱ θησαυρῳ προστυχοντες, comme ceux qui trouvent un trésor.

Note 22: Ses yeux noyés de larmes, etc. καὶ τὸ φλὲγον βλὲμματος, κὰθαπερ ὕδασιν ἐῳκει τοῖς δὰκρυσιν ἀποσβενυμὲνῳ. Le feu de ses regards sembloit éteint par ses larmes, comme avec de l'eau. J'ai cru devoir ne saisir que l'idée du texte, la présenter clairement, noblement; et, pour y arriver, j'ai laissé κὰθαπερ ὕδασιν.


NOTES DU SECOND VOLUME

Note 23: Que les Oplites paroissent. ὀπλίται étoient des hommes revêtus d'une armure pesante, qui consistait ordinairement en un casque, une cuirasse, un bouclier, une pique et une épée. Comme je ne pouvois traduire le mot grec que par une longue périphrase, j'ai hasardé le mot Oplite. On le trouve bien dans les voyages du jeune Anacharsis; mais il emporte avec lui l'idée de soldat, comme cher nous le mot fusilier ne désigne pas tout homme armé d'un fusil, mais un soldat armé d'un fusil. Ici le mot Oplite ne désigne qu'un homme revêtu d'une armure pesante.

Note 24: Elle tressaille, elle bondit etc. ἀλλ' ἐσφὰδαζεν ἡ βὰσις, καὶ ὁι ϖὸδες ἐσκιρτῶν, ὥσπερ, οιμαι, τῆς ψύχης τῳ θεαγὲνες συνεξαιροὐμὲνης καὶ τὸνδρὸμον σὺμπροθυμουμὲνης. Son siège étoit secoué; ses pieds trépignoient, comme si son ame aidoit Théagènes, et accéléroit la rapidité de sa course. On trouvera que je me suis écarté du texte; mais j'ai cru devoir peindre, avant tout, l'état de Chariclée, les divers mouvemens qui l'agitent, en voyant courir son amant, persuadé que c'est-là ce qui fait le mérite d'une traduction, bien plus que de rendre tous les mots du texte. L'anonyme ne dit rien de toute cette phrase. En général, il a changé tout cet endroit; il fait agir ses acteurs comme nos preux chevaliers dans les tournois. On est tout étonné de voir l'antagoniste de Théagènes se prosterner aux pieds de Chariclée; lui demander la permission de disputer le prix. On est étonné d'entendre Chariclée parler le langage des Blanche-fleur et des maîtresses de nos chevaliers de la table ronde.

Note 25: On ne se rassasie point, etc. οὔτε τὸ καθ' ἡδὸνην ἀνυὸμενον, οὐτ' εἱς ἀκὸην ἐρχὸμενον φὲρει πλησμὸνην. Ni ce qui se fait, ni ce qui entre dans l'ouie pour le plaisir, ne porte satiété. Voilà, je crois, le texte mot-à-mot. L'auteur me semble parler de deux sortes de plaisirs, le plaisir physique et le plaisir moral; et je ne trouve pas ce sens dans cette traduction latine: Neque cum fruitur quispiam, neque cum auditu percipit.

Note 26: Le silence nourrit des maux, etc. τρὸφη γὰρ νὅσων σιωπὴ. Le silence n'est pas la nourriture des maux; il est cause que les maux se nourrissent. On trouve dans le Philoctète de Sophocle, vers 975, τρὸφην employé de même.

ἔισειμι πρὸς σε ψίλος, ουκἔχων τρόφην.

Je viens vers vous désarmé, n'ayant plus de nourriture, c'est-à-dire, n'ayant plus mon arc qui me nourrissoit. #/

Note 27: Quelque tems après je le rencontre, περι πληθοὐσαν ἄγοραν. Dans le tems que la place publique est pleine.

Note 28: Ma fille est frénétique. δαιμονᾀν εοικεν. Semble tourmentée par quelque génie mal-faisant.

Note 29: Nous nous sommes précipités, etc. λὸγου θὰττον ἁπελλαγὴμεν. Nous sommes sortis plus vîte que la parole. C'est ainsi qu'on lit dans le premier livre de l'Enéïde, vers 146:

Sic ait, et dicto citiùs tumida æquora placat.

Il dit, et, plus vîte que la parole, il appaise la mer soulevée.

Note 30: Je ne sais comment, etc. ἀφελὸμενος ἔιχεν ἐν κὺστιδι, τοῦ μὴ τὸν χρὸνον λυμὴνᾳσθαι αὐτῃ. Me l'ayant prise, il l'a gardée dans une boîte, pour que le tems ne la gâtât point. ἕνεκα est sous-entendu devant τοῦ.

Note 31: Un espace immense, etc. τοῦ μεσεὺοντος ἀπειροῦ διαστὴματος συνεκδραμεῖν τῃ πτὴσει τὴν θὲαν ένεδρεὺσαντος. Un espace immense, qui étoit au milieu, empêchant ma vue de courir avec son vol. Voilà encore une de ces phrases où l'on voit l'exactitude sacrifiée à l'harmonie. Comme ma traduction m'a paru dire tout ce que dit le texte, et le dire clairement et assez noblement, j'ai cru devoir m'en contenter, sans examiner si tous les mots étoient rendus ou non; et c'est en général d'après ce système-là, que ma traduction est faite.

Note 32: Je les quitte au milieu, etc. πρὸς ἀυλοῖς ὲτὶ καὶ ὀρχὴσεσιν ὄντας. Je les quitte encore tout occupés de flûtes et de danses.

Note 33: Théagènes, guidé par l'Amour, etc. ἐστρατηγεῖ δε θεαγὲνης τὸν ειρὼτικον τοὺτον πὸλεμον. Théagènes conduisoit cette guerre d'amour. Il y a dans le texte quelque chose de joli, qui n'est pas dans la traduction. La pensée n'est pas la même précisément, ni présentée de même. Peut-être auroit-il mieux valu traduire ainsi: Théagènes conduisoit ce bataillon formé par l'Amour.

Note 34: Il s'échappe de mes yeux, etc. καὶ νῳ πλὲον ἡ ὀφθὰλμῳ τοῖς νεοῖς' ἑπιδακρὺσας. Ayant pleuré sur ces jeunes gens, plus par l'esprit que par les yeux. Mauvais jeu de mots, antithèse froide, que je n'ai pas cherché à rendre. On est fâché de trouver dans l'ouvrage d'Héliodore des puérilités semblables.

Note 35: Elle étoit, pour ainsi dire, etc. χαρικλεία μὸνη μοι παραψὺχη, καὶ, ὠς ἔιπεῖν, ἄγκυρα. Chariclée étoit ma seule consolation, et, pour ainsi dire, mon ancre. J'ai substitué une autre métaphore plus usitée en français.

Note 36: Tels étoient les mouvemens, etc. ἡ μεν δὴ πὸλις ἡ Δὲλφων ὲν τουτοῖς ἦν, καὶ ἔδρασὲν ο τι δὴ καὶ ἔδρασὲν. La ville de Delphes étoit dans ces mouvemens, et elle fit ce qu'elle fit. On ne sera peut-être pas fâché de voir comment l'anonyme a rendu cette phrase. Je n'ai parlé jusqu'ici que de choses qu'il n'avoit pas mises; je vais montrer ici un échantillon de sa manière de traduire; ce que je ne ferois pas, si, dans sa préface, il ne disoit pas qu'il croit sa traduction assez fidelle pour être appelée littérale.

Le bruit de notre évasion s'étoit répandu dans la ville; et la renommée, toujours habile à publier les évènemens, avoit annoncé la nouvelle de notre fuite en autant de manières qu'elle a de bouches différentes.

Note 37: Car le jour approchoit. καὶ γὰρ ἀλεκτρὺονες ἡδη τὸ δεὺτερον ἠδον. Car les coqs chantoient pour la seconde fois.

Note 38: Bon, c'est ce qu'il faut. χαρίεν ἔφη, τὸ σὺμμετρον. La proportion est plaisante, dit-il.

Note 39: Sont pères de famille. ὀικοῦ ἀρχοῦσι. Sont chefs de maison. J'ai traduit comme le latin; je crois cependant que le sens ne pourrait être rendu exactement que par l'expression un peu triviale, sont établis.

Note 40: Un nouvel orage, etc. κῦμα, φασιν, ἐπι κῦμα προσεβαλλεν ὁ δαιμων. La fortune, comme on dit, roula flot sur flot.

Note 41: Tu as poussé l'indifférence, etc. ὼς μηδὲ τοῦτο δὴ κοῖνον προσειπεῖν. Au point de ne pas me dire ce que l'on dit à tout le monde.

Note 42: Il coupe aussitôt le cable, etc. ἄλλον χειμῶνα τοῦτον ἐφὲλκεσθαι σφᾶς διατεινομενος. Assurant que c'étoit une seconde tempête qu'ils traînoient. L'anonyme est ici d'une grande exactitude. Notre vaisseau, dit-il, déchargé de cette seconde tempête qu'il traînoit après soi. Je doute qu'on dise d'un vaisseau, qu'il est déchargé d'une tempête, comme on dit qu'il est déchargé de sa cargaison; qu'il traîne une tempête, comme on dit qu'il traîne une barque. Il me semble qu'il étoit permis ici de ne pas être si exact.

Note 43: Désespérée de ne pouvoir, etc. ὡς γὰρ ἁποροῦσαπρὸς τὴν ἔνεργον συμμὰχιαν ἡ χαρικλεια, λὸγον ἐπικοὺρον τῳ θεαγὲνες διετοξεὺσεν, ὰνδριζοὺ φιλτατε, έμβοὴσασα. Car Chariclée, ne sachant comment faire pour secourir efficacement, décocha à Théagènes une parole secourable, ayant crié: SOIS HOMME, MON AMI. Héliodore me semble ici trop recherché, et je crois qu'il a eu tort. La situation est assez intéressante par elle-même, sans que le bel-esprit y mêle ses faux-brillans. L'anonyme ne dit pas un mot de cette phrase.

Note 44: La plus grande peine, etc. ἀλλὰ μοὶ ζημία καὶ μὸχθος ὁ ἀν μη ἐπιτὰττῃ μέγα ῃ μικρον Ισίας ἑκεινη. Voici comme j'explique cette phrase mot-à-mot: Ce que cette Isias ne me commande point, soit que ce soit quelque chose de petit, soit que ce soit quelque chose de grand, est pour moi une peine et une affliction. Je ne sais comment le traducteur latin a expliqué le texte pour y trouver le sens qu'il a mis. Quanquam indè nihil præter muletam et molestiam laboris reportem.

Note 45: Mes affaires exigent, etc. καὶ με, κάθαπερ κῃρυγμα ἡ χρεία πρὸς τὴν εις ἐλλήνας ἐκδημιαν καλεῖ. Le besoin, comme la voix d'un héraut, m'appelle à un voyage dans la Grèce. Comme κηρύγμα m'a semblé ici inutile, pour ne rien dire de plus, je n'en ai tenu aucun compte.

Note 46: Que mes chants, etc. ἀσώμεν ἀυτῳ θρἠνους, καὶγοους ὑπορχηςώμεθα. Chantons-lui des gémissemens, dansons-lui des lamentations. La phrase grecque m'a paru expressive et énergique. J'ai tâché de mettre dans ma traduction la même force et la même énergie.

Note 47: Comment, dira-t-on peut-être, ces choses sont-elles impénétrables, puisqu'elle les pénètre! Critique ridicule et injuste. On ne s'est jamais avisé de blâmer ces vers du Pindare Français:

Qui pourra, grand Dieu, pénétrer
Ce sanctuaire impénétrable,
Où tes saints inclinés, etc.?

On pourroit cependant dire: comment ce sanctuaire est-il impénétrable, si les saints y ont pénétré? D'ailleurs, il y a dans le texte, ἁκινήτα κινοῦσαν; remuant des choses immobiles. Je n'ai pas cru pouvoir rendre cette antithèse mieux qu'en me servant des expressions du grand Rousseau.

Note 48: La divinité ou la fortune, etc. τὸτε δὴπως εἶτε δαιμὸνιον, εἶτε τυχη τίς τ' ἀνθρὼπεια βραβεὑουσα, καίνον ἑπεισὸδιον ἐπετραγωδεῖ τοῖς δρωμὲνοις, ὥσπερ εις ἁνταγὼνισμα δρὰματος ἄρχην ἅλλου παρεισφερουσα. Alors une divinité, ou la fortune, qui règle les choses humaines, ajouta aux choses représentées alors un nouvel épisode, comme si elle eût apporté le commencement d'un autre drame pour rivaliser. Voilà le mot-à-mot de la phrase grecque. On voit que je n'en ai rendu que les idées. Je crains même qu'on ne m'accuse d'avoir passé trop légèrement sur le texte. L'anonyme s'est mis à l'abri d'un pareil reproche. Voici comme il traduit cet endroit: Alors le destin ou la fortune, qui que ce soit qui préside aux choses humaines, fit que le vieillard Calasiris, etc.

Note 49: L'œil des amans reconnoît, etc. ὀξὺ γὰρ τὶ πρὸς πὴνγνωσιν ἐρωτικων ὄψις, καὶ κινήμα καὶ σχῆμα μόνον, κἄν ποῤῥὼθεν ἡ κᾴν εκ νώτων τῆς ομοιοτήτος τήν φαντασιάν παρεστησεν. La vue des amans est perçante pour reconnoître: un mouvement seul, l'extérieur seul, même de loin, même par derrière, leur présente des traits de ressemblance.

Note 50: C'est celui-là même. Il y a dans le grec une expression que le traducteur latin a rendue par mater, et que je n'ai point rendue dans ma traduction; celle expression est μαμμιδιον. Je ne connois en français, pour la traduire, que l'expression triviale, ma petite maman.

Note 51: Cybèle croit que le hasard, etc. ἠ δὲ Κυβέλη τἣν ξυντυχίαν ἄρπαγμα καὶ ὥσπερ ἄγρας ἃρχην ποιησαμενη. Cybèle ayant regardé cette remontre comme un moyen d'enlever et comme un commencement de chasse.

Note 52: Des hommes comme nous, etc. χαὶροῦσα καὶ προστρέουσαχ τοις, οἶοι νῦν ὑμεῖς, ἡ τοἷς ἐντεὐθεν. Voici la traduction latine: Gaudens iis et se oblectans qui indè adveniunt. οἶοι νῦν ὑμεῖς n'est pas rendu. Ces mots cependant ne sont pas inutiles ici. Dans la bouche de Cybèle, ils désignent plutôt la beauté que la patrie de Théagènes. τοἷς ἐντεὐθεν veut dire, des hommes d'ici, c'est-à-dire, du pays d'Arsace, des Perses et des Egyptiens, et non pas des Grecs. Il faudroit τοῖς ὲκεῖθεν pour entendre des Grecs.

Ensuite, devant il faut sous-entendre μάλλον; ellipse dont les exemples ne sont pas rares. On en trouve un dans le premier livre de l'Iliade, vers 117:

Βούλομαι ἐγὼ λάον σοονἔμμεναι ἡ ἀπολέσθαι.

J'aime mieux voir mon peuple sauvé que périr.

Voici comme j'explique mot-à-mot la phrase d'Héliodore: Se réjouissant et courant au-devant de ceux qui sont comme vous êtes maintenant, plus que de ceux d'ici.

Note 53: Calasiris n'est plus, etc. ἡ πάντων καθ' ἡμᾶς ἄγκυρα Καλὰσιρις απολωλς, τὴν ἀθλίαν ἡμᾶς ξυνὼριδα, πὴρους ὥσπερ τῶν πρακτεων ἐπὶ τῆς ἀλλοδατῆς καταλίπων. Calasiris, l'ancre de nos affaires, est mort, laissant dans une terre étrangère nous, malheureux attelage, aveugles sur ce qu'il faut faire. On a dû remarquer plusieurs fois que les Ethiopiennes se ressentent du siècle où l'auteur a vécu. Le cachet du bel-esprit y est empreint en plusieurs endroits, Héliodore n'a pas su se préserver du mauvais goût qui régnoit de son tems.

Note 54: Vomit mille imprécations, etc. τὴν γραῦν ἐπὶ κεφὰλην ἐξωσθῆναι προσταξασα. Ayant ordonné de précipiter la vieille sur la tête. Je n'ai pas cru devoir prendre ces mots à la lettre; je n'y ai vu que l'expression de la fureur.

Note 55: Vous êtes un jeune homme. ἀδολεσχεἵς ne veut pas dire vous êtes un jeune homme, mais vous ne dites que des choses frivoles. Il faut convenir que ce que demandoit Achémènes à sa mère, étoit bien frivole en comparaison de ce qui l'occupoit. Cette réponse de Cybèle me paroît un coup de pinceau digne de Molière, et comparable au, voilà-t-il pas de ces coups de langue de M. Jourdain.

Note 56: Nous sommes sans ressource, etc. πᾶν τοῦτο δὴ τὸτοῦ λὸγου πεῖσμα διεῤῥὴκται, πᾶσα ἔλπιδος ἄγκυρα παντοίως ἀνηρπὰςται. Tout cordage, comme on dit, est rompu; tout ancre d'espoir est enlevé.


NOTES DU TROISIÈME VOLUME.

Note 57: Le moment critique est arrivé. πρὸς ὀξὺ καὶ τὴν ἄκραν ἀκμὴν περιεστὴκοτα ἡμῖν ὁρῶσα τα πραγματα. Voyant mes affaires arrivées au moment décisif, et au plus haut point de maturité. On trouve dans Sophocle la même pensée exprimée différemment. Je ne la rapporte que parce que je la crois proverbiale. AJAX, V. 797:

ξυρεῖ γὰρ ἐν χρῲ τοῦτο μὴ χαιρεῖν τίνα

Le quelqu'un ne pas se réjouir de cela frotte sur la peau, c'est-à-dire, ceci se terminera mal pour quelqu'un.

On trouve dons l'Iliade, livre K, vers 173:

νῦν γάρ δὴ παντὲσσιν ἐπὶ ξὺρου, ἵσταται ἀκμῆς ἠ μαλὰ λὺγρος ὄλεθρος Αχαιοῖς ἠὲ βιῶναι

Car maintenant, ou une mort cruelle ou la vie est pour tous les Grecs sur le piquant d'une pointe, c'est-à-dire, un abîme prêt à engloutir les Grecs, est ouvert sous leurs pas.

Note 58: Ce que l'on entend afflige, etc. ἀκοἠ γὰρ όψὲως εἱς τὸ λυπῆσαι κουφὸτερον. Car l'ouie est plus légère que la vue pour chagriner. Cette pensée est la même que celle-ci d'Horace:

Segniùs irritant animos demissa per aures,
Quam quæ sunt oculis subjecta fidelibus.

Ce que l'on entend émeut l'ame beaucoup moins que ce que l'on voit.

Note 59: Il ne nous reste plus qu'une ressource. Τελευταῖον οὐν, εἰ δοκεῖ, τὸ του λὸγου, ῥιψῲμεν ἄγκυραν. Jetons, si vous le voulez, comme on dit, notre dernier ancre.

Note 60: Pousse un cri. τίς οὖτοσι, βοῶντα κατὲστελλε Βαγὼας. Bagoas fait taire lui criant qui va là. Je me suis contenté de rendre βοῶνθα, pousse un cri, sans rendre τίς οὖτοσι, persuadé que le sens du texte n'est nullement altéré par cette suppression.

Note 61: Il écrit une lettre, etc. αγραψὰμενος γὰρ ἅ έβοὺλετο, καὶ λίθῳ τὴν γρὰφην ἑναψὰμενος, σφενδὸνη πρὸς τοὺς ἐναντίοὺς ἠπρεσβευετο, διαπόντιον τὴν ἰκεσίαν τοξευὸμενος. Ayant écrit ce qu'il voulait, et ayant attaché son écriture à une pierre, il députa avec une fronde vers les ennemis, et lança sa prière au-dessus des flots. On trouvera peut-être que j'ai passé légèrement sur cette phrase; mais elle m'a paru une de celles dans lesquelles Héliodore a voulu mettre de l'esprit, et qui n'en est pas meilleure.

Note 62: Les Ethiopiens avancèrent, etc. τὸτε δὴ καὶ Αιθίοπες πλησιασαντες ὥσπερ ἀπ' ἐκκλησίας των πορθμειων πρὸς τὸ πολιροκοὺμενον θὲατρον θὲατρον τοῖαδε ἔλεγον. Les Ethiopiens s'étant avancés, de dessus leurs vaisseaux, comme de dessus une tribune, parlèrent à ce théâtre assiégé.

Note 63: Ensuite viennent les archers, etc. ὡς ἄν γυμνοι ὄντες πανοπλιας, ασφαλεστερον βάλλοιεν ὐπὸ τοῖς όπλιταις προασπι ζομενοι. Afin que n'ayant point d'armure complette, ils lançassent leurs traits plus en sûreté derrière les Oplites.

Parmi les contre-sens innombrables dont fourmille la traduction anonyme, on remarque celui-ci: Ils étoient suivis des Arbalêtriers et gens de trait, nuds et sans armes, afin qu'ils eussent plus de facilité à tirer leurs flèches. Comment des Arbalêtriers et des gens de trait peuvent-ils être nuds et sans armes? et s'ils sont nuds et sans armes, comment peuvent-ils tirer des flèches? je n'en sais rien.

Il est bien vrai que γυμνοι veut dire nuds; mais cette nudité est déterminée par πανοπλιας, qui veut dire armure complette; de manière qu'ils étoient nuds d'une armure complette.

Note 64: On les voit sauter, bondir, etc. πλὲγμα γὰρ τικυκλότερες τῄ κεφάλῃ περιθεντες, καὶ τοῦτο βελεσι κατὰ τὸν κύκλον περιπεῖραντες τὸ μὲν ἐπτερὼμενον τοῦ βελους πρὸς τὴ κεφαλῃ περιτιθενσαι, τὰς δ'ἄκιδας οἷον ἄκτὶνας εἱς το ἐκτὸς προβεβλυὴται. Ayant mis autour de leur tête un tissu en rond, et l'ayant garni de traits tout autour, ils mettent contre leur tête la partie empennée du trait, et en dehors les pointes comme des rayons.

Rien de plus curieux que de voir comment l'anonyme rend cette phrase; il fait dire à Héliodore les choses les plus plaisantes. Par lui, la tête des guerriers d'Hydaspe se trouve être un parc d'artillerie. D'autres fois, dit-il, avec de petits dards, qui partoient de leurs bonnets, comme d'un arc, ils harceloient sans cesse les ennemis, en sautant et en se jouant autour d'eux y comme des satyres.

Note 65: Il ordonne à ses médecins, etc. τοῦτο μεν (αἶμα) ἐπαοιδῃ δὶα τῶν τοῦτο εργον πεποιημενων επεσχε. Il arrêta le sang par enchantement, par le moyen de ceux qui faisoient cette fonction. En quoi consistaient ces enchantemens? c'est ce que j'ignore. Au rapport des voyageurs, toute la médecine des peuples d'Afrique, encore aujourd'hui, n'est autre chose que superstitions bizarres et cérémonies ridicules qui, vraisemblablement, subsistent depuis long-tems, et dont l'origine se perd dans la nuit des tems.

Note 66: Il approche le moment, etc. πλὴσιον ὁ ἂγων, καὶ νῦν ταλαντεὺει καθ' ἡμασ ἡ μοῖρα. La décision est proche, la destinée pèse mon sort: Cette idée me semble belle, grande et bien noblement exprimée dans le texte. Elle est digne de la majesté de l'Epopée, et d'autant plus juste que Chariclée va devenir un personnage intéressant et de la plus grande importance, puisqu'elle va se trouver fille d'un puissant monarque, et héritière d'un vaste empire.

Note 67: Mais vous allez l'être, etc. τὰ μικρὸτερα, ἔφη, θαυμαζεις τὰ μείζονα δἔστιν ἔτερα. Vous vous étonnez, dit-elle, des plus petites choses; il en est d'autres plus grandes. J'ai cru devoir me contenter de l'idée, et la rendre plus succinctement que dans le texte, pour ne pas ralentir la vivacité du dialogue.

Note 68: Cette bandelette, etc. καθαπερ τῃ ταινιᾳ την ἀληθειαν ἐπισκιαζων. Ombrageant, pour ainsi dire, la vérité avec cette bandelette. Au premier coup-d'œil ma traduction semble s'éloigner du sens du texte. Je crois cependant avoir saisi l'idée d'Héliodore. Cette bandelette cachoit la vérité aux yeux d'Hydaspe, en ce qu'il ne pouvoit, à cause d'elle, assurer que Chariclée n'étoit pas sa fille; mais elle cachoit la vérité, de manière qu'elle donnoit un air de vérité à tout ce que Chariclée disoit.

Note 69: Il fait effort sur lui-même, etc. το ὄμμα δε οἱονει κερας ἡ σιδηρον εἱς τα όρωμενα τεινας, ἐιστηκει προς τας ὡδῖνας τῶν δακρυων ἀϖομαχομενος. Fixant sur ce qu'il voit un œil comme de la corne ou du fer, il étoit debout, combattant contre l'éruption des larmes. Voilà le texte mot-à-mot. Si j'eusse trouvé en français une métaphore pour rendre celle du texte, je l'aurois employée.

Note 70: Pourquoi, répond Hydaspe, etc. εἶτα, ὧ νωθεστατς καὶ ἡλιθις, προς αὐτον ὁ Υδασπης. Quoi! ô le plus sot et le plus stupide des hommes, dit Hydaspe. Je n'ai pas cru devoir rendre νωθεστατε καὶ ἡλιθις, qui n'auroient pas été en français un langage digne de la majesté royale.

Note 71: Les mugissemens du taureau, etc. καὶ τῳ μυκηθμω τοῦ ταυρουκαθαπερ σαλπιγγι το ἑπινικιον ἁνακηρυττομενος. Proclamant sa victoire par les mugissemens du taureau, comme avec une trompette.

FIN DES NOTES.

TABLE DES MATIÈRES

PRÉFACE.
LIVRE PREMIER.
LIVRE SECOND.
LIVRE TROISIÈME.
LIVRE QUATRIÈME.
LIVRE CINQUIÈME.
LIVRE SIXIÈME.
LIVRE SEPTIÈME.
LIVRE HUITIÈME.
LIVRE NEUVIÈME.
LIVRE DIXIÈME.
NOTES
NOTES DU SECOND VOLUME
NOTES DU TROISIÈME VOLUME.

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