Les Éthiopiennes, ou Théagènes et Chariclée, tomes 1-3
LES ÉTHIOPIENNES
OU
THÉAGÈNES ET CHARICLÉE
Roman écrit en grec par
HÉLIODORE
TRADUCTION NOUVELLE ET EXACTE,
AVEC DES NOTES.
Par N. QUENNEVILLE,
Membre de plusieurs Sociétés Littéraires,
et
Professeur de Langue Grecque.
A PARIS,
CHEZ BERTRANDET, Impr.-Lib. rue de Sorbonne, N°. 384.
Et chez l'Auteur, rue du Faubourg S. Antoine, N°. 164, près la Barrière du Trône.
AN XI.
C'est Calasiris, c'est votre père, arrêtez. — Dessin: Huot — Sculp.: Lorieux.
LES ÉTHIOPIENNES.
LIVRE QUATRIÈME.
SOMMAIRE.
Jeux pythiques. Théagènes remporte le prix de la course. Entretien de Calasiris avec Chariclée, et ensuite avec Théagènes. Crédulité de Chariclès. La maladie de Chariclée se découvre. Artifice de Calasiris pour apprendre quelle est la naissance de Chariclée. Chariclée apprend que Chariclès n'est pas son père. Conseil donné par Calasiris à Chariclès. Calasiris détermine Chariclée à se laisser enlever. Il trompe Chariclès. Enlèvement de Chariclée. Discours de Chariclès aux Delphiens. Discours d'Hégésias. Les Delphiens se mettent à la poursuite des Thessaliens.
Les jeux pythiques se terminèrent le lendemain. Une jeunesse nombreuse étoit rassemblée. L'amour lui-même, je crois, y présida et distribua les prix; l'amour, qui voulut faire voir quelle énergie il sait inspirer aux ames qu'il a subjuguées. Voici ce qui s'y passa:
La Grèce entière étoit spectatrice. Les Amphyctions présidoient. Quand les combats de la course, de la lutte, du pugilat furent terminés avec la plus grande pompe, un héraut, élevant la voix, s'écrie: que les Oplites paroissent.[23] En même-tems, on voit briller à l'extrémité de la carrière, la belle Chariclée. Pour ne pas enfreindre les lois de sa patrie, elle avoit pris sur elle-même d'assister à la célébration des jeux; mais je crois plutôt que le désir de voir Théagènes l'y avoit amenée. Dans sa main gauche est une torche allumée; dans la droite une branche d'olivier. Aussitôt qu'elle paroît, tous les regards se tournent vers elle; mais les yeux de Théagènes préviennent ceux de toute l'assemblée. Rien de plus perçant que la vue d'un amant. Théagènes, averti peut-être qu'elle alloit paroître, épioit le moment heureux où elle devoit se montrer: il étoit assis à mes côtés. Aussitôt qu'il l'apperçoit, il ne peut garder le silence; c'est Chariclée, me dit-il, à voix basse. C'est elle-même. Je lui ordonne de rester tranquille. A la proclamation du héraut, un Athlète, fier de ses premiers triomphes, bouillant de courage, revêtu d une armure brillante, s'élance impétueusement dans la carrière, comme s'il ne devoit point trouver d'antagoniste: personne en effet ne se présente pour lui disputer la victoire; personne sans doute n'osoit se mesurer contre lui. Les Amphyctions le renvoient, sous prétexte que les lois ne permettent pas de couronner un Athlète, sans qu'il ait combattu. Celui-ci demande que le héraut fasse une seconde proclamation; qu'il demande si quelqu'un veut lui disputer la victoire; les présidens des jeux le lui accordent. Le héraut fait une seconde proclamation. Cet homme m'appelle, me dit Théagènes.—Comment, cet homme vous appelle!—Oui, mon père, personne en ma présence, sous mes jeux, ne prendra des mains de Chariclée, le prix dû au vainqueur.—Mais ... une défaite ... mais la honte qui la suivra n'est-elle rien à vos yeux?—Quel coureur aura la vue assez perçante, les pieds assez agiles, pour voir, pour atteindre Chariclée avant moi et me laisser derrière lui? Quel homme, à la vue de Chariclée, s'élèvera dans les airs, volera avec la rapidité d'un oiseau? Les aîles que les peintres donnent à l'Amour, ne sont-elles pas l'emblème de la vitesse d'un amant? Personne, jusqu'ici, pardonnez à la confiance qui m'anime, non, personne, jusqu'ici, ne peut se vanter d'avoir surpassé Théagènes à la course.
En achevant ces mots, il se lève brusquement, s'avance au milieu de l'arène, donne son nom, celui de son pays et tire sa place au sort. Couvert de son armure, il se tient à l'entrée de la carrière, ne respirant qu'après le moment heureux, attendant avec impatience que la trompette donne le signal. Tel Homère nous représente Achille sur les bords du Scamandre, ne respirant que les combats.
A la vue d'un spectacle si inattendu, toute la Grèce est agitée: les spectateurs font pour Théagènes les mêmes vœux que pour eux-mêmes. La beauté a quelque chose de séduisant: elle sait mettre tous les hommes dans ses intérêts. J'observois Chariclée de loin; je la voyois agitée de mouvemens violens. Je voyois se peindre successivement sur sa figure les différentes passions d'une amante. Enfin, le héraut proclame au milieu des spectateurs, les noms des deux athlètes, Ormène d'Arcadie, et Théagènes de Thessalie. On donne le signal. Ils partent. L'œil a peine à les suivre. Chariclée ne peut se contenir. Elle tressaille; elle bondit: elle court avec Théagènes;[24] elle lui donne des aîles. L'inquiétude, l'attente se peignent dans les yeux des spectateurs. Pour moi, j'étois dans la plus violente agitation; je tremblois pour celui que j'avois adopté pour mon fils. On ne doit pas s'étonner, dit Cnémon, que les spectateurs fussent dans des transes si violentes, puisque je tremble moi-même en ce moment pour Théagènes. Hâtez-vous de me dire s'il fut proclamé vainqueur.
Arrivé au milieu de la carrière, il se retourne et regarde Ormène; puis soulevant son bouclier, il lève la tête, arrête ses regards sur Chariclée, s'élance avec la rapidité d'un trait qui vole vers le but, et devance son antagoniste de plusieurs orgies, comme on le vit ensuite par la mesure. Il vole vers Chariclée; et feignant d'être emporté par la rapidité de la course, il se précipite dans ses bras. Je m'apperçus même qu'en prenant la branche d'olivier, il baisa la main qui la lui donnoit. Cette victoire, ce baiser de Théagènes, dit Cnémon, me rendent la vie.... Que fit-on ensuite? Vous êtes insatiable, répond Calasiris: le sommeil même ne peut vous subjuguer. Déjà la plus grande partie de la nuit est passée, et vous ne songez pas encore à vous livrer au repos. La longueur de mon récit ne vous fatigue point. Mon père, répond Cnémon, je ne suis pas de lavis d'Homère, qui dit qu'on se rassasie de tout, et même de l'amour. On ne rassasie point de plaisirs, de quelque manière qu'on les goûte[25]. Il n'y auroit qu'une ame aussi dure que le fer et le diamant, qui put être insensible aux charmes d'entendre parler, même pendant une année, des amours de Théagènes et de Chariclée. Continuez donc, je vous prie, votre narration.
Théagènes est couronné, proclamé vainqueur, et reconduit au milieu des acclamations de tous les spectateurs. Chariclée, revoyant Théagènes, ne dissimule plus sa défaite. Sa passion la subjugue entièrement. La rencontre de deux amans réveille l'amour dans leur ame, rallume des feux, qui les consument comme les flammes consument une forêt. Chariclée, de retour chez elle, passe une nuit encore plus triste que les précédentes.
Pour moi, il me fut impossible de dormir un instant; je ne songeai qu'aux moyens de cacher notre fuite. Je cherchai dans quel pays la divinité m'ordonnoit de conduire ces jeunes amans. Je résolus de fuir par mer; et les dernières paroles de l'oracle,
Fendant les flots écumeux, partez pour arriver dans une terre brûlée par les rayons du soleil,
me déterminèrent à prendre cette voie. Mais je ne savois dans quel pays les mener. Les bandelettes trouvées avec Chariclée, auroient pu me donner quelques lumières. Chariclès m'avoit dit avoir appris que sur ces bandelettes étoit tracée son histoire. J'espérois aussi y trouver le nom de sa patrie et le secret de sa naissance. Je conjecturois que c'étoit dans sa patrie que les dieux m'ordonnoient de la conduire.
Je me rends au point du jour chez Chariclée. En entrant, je trouve tout le monde, et sur-tout Chariclès, plongé dans la douleur. Je m'approche; je demande quel est le sujet de cette consternation. La maladie de ma fille a redoublé, dit Chariclès: elle a passé une nuit plus cruelle que les précédentes. Levez-vous, lui dis-je; retirez-vous tous: qu'on m'apporte seulement du laurier, un trépied, de l'encens et du feu. Que personne n'entre ici que je n'appelle. Chariclès fait exécuter mes ordres. Lorsque je fus seul, je me mis en devoir de jouer mon rôle, comme un acteur qui paroît sur la scène. Je brûle de l'encens. Je prononce quelques prières à voix basse, en agitant la branche de laurier sur Chariclée, remuant la tête et bâillant comme si j'eusse été accablé de sommeil et de vieillesse. Je ne cesse qu'après avoir fait mille extravagances sur elle et sur moi. Elle sourioit du bout des lèvres, me faisant entendre que tout étoit inutile; que je ne connoissois point sa maladie. Enfin, m'asseyant auprès d'elle: Prenez courage, ma fille, lui dis-je, elle n'est pas dangereuse; il est facile de la guérir. On a jeté un charme sur vous, quand vous avez présidé à la fête, et sur-tout quand vous avez distribué les prix. C'est Théagènes qui vous a charmée. Je l'ai observé courant dans le stade, couvert de son armure. Ses yeux se sont arrêtés plus d'une fois sur vous. Que Théagènes, dit-elle, m'ait regardée ou non, peu m'importe.... Quelle est sa naissance, sa patrie? J'ai vu beaucoup de personnes le regarder avec admiration.—Il est de Thessalie. Vous avez dû l'apprendre du héraut qui l'a proclamé vainqueur. Il se prétend issu d'Achille, et je l'en crois, si l'avantage de la taille, la beauté, sont des signes certains d'une naissance illustre. Mais il n'a ni l'orgueil, ni la fierté du vainqueur d'Hector. La douceur de ses manières tempère la fierté de son courage. Malgré tous ces avantages, malgré le charme que ses regards ont jeté sur vous, il souffre plus de maux qu'il ne vous en fait. Mon père, me dit-elle, je vous rends grâce de l'intérêt que vous prenez à mon état; mais pourquoi calomnier un innocent? Ma maladie n'est point un enchantement.—Ma fille, pourquoi me la cacher? pourquoi ne pas parler avec franchise et avec confiance, afin que je puisse vous soulager? ne suis-je donc pas votre père par le nombre des années, et sur-tout par la tendresse que j'ai pour vous? ne suis-je pas l'ami de votre père? n'est-ce pas la même ame qui anime nos deux corps? Découvrez-moi la cause de vos tourmens, et comptez sur ma discrétion. Je vais même, si vous le désirez, vous en assurer par des sermens. Ouvrez-moi le fond de votre ame; ne vous obstinez pas à garder un silence funeste. Une maladie qui seroit bientôt guérie, si elle étoit connue, devient incurable avec le tems. Le silence nourrit des maux qui seroient bientôt soulagés, si les malades voulaient parler[26].
Chariclée resta quelques momens sans me répondre; mais on voyoit les divers mouvemens qui agitoient son ame, se peindre sur sa figure. Accordez-moi aujourd'hui; me dit-elle enfin; demain vous apprendrez quelle est ma maladie, si toutefois vous ne la connoissez pas, puisque vous vous prétendez doué de l'esprit prophétique. Je me lève aussitôt, et je sors pour ménager sa pudeur. Chariclès vient au-devant de moi. Qu'avez-vous à m'annoncer, me dit-il?—Tout va bien. Demain vos inquiétudes cesseront; votre fille sera guérie. Elle consentira encore à une autre chose, qui ne peut manquer de vous faire plaisir. Rien cependant n'empêche d'appeler un médecin. Je le quittai aussitôt pour prévenir les autres questions qu'il auroit pu me faire?
A peine étois-je sorti de chez Chariclée, que j'apperçois Théagènes errer autour de l'enceinte qui environne le temple, s'entretenant avec lui-même. La vue seule de la demeure de Chariclée sembloit l'enchanter. Je détourne la tête, et je passe auprès de lui, feignant de ne pas le voir. Bon jour, Calasiris, me dit-il. Arrêtez: c'est vous que j'attendois. Je me retourne aussitôt. C'est le beau Théagènes, dis-je. Je ne vous avois pas vu.—Comment beau! je ne puis plaire à Chariclée! Ne cesserez-vous point de m'insulter, lui dis-je d'un air indigné, d'insulter à mon art, qui a subjugué Chariclée; qui l'a forcée de vous aimer? Vous êtes à ses yeux un dieu. Elle désire vous voir.—O mon père! que dites-vous? Chariclée ... me voir.... Que ne me conduisez-vous à l'instant chez elle! En même-tems il se met à courir. Arrêtez, lui dis-je, en le saisissant par la robe; modérez votre ardeur. Il n'est pas ici question d'un bien qui soit le prix de l'agilité, qu'il soit facile d'atteindre et d'enlever. Il faut user de beaucoup de circonspection pour ne rien faire qui puisse être désavoué par l'honneur, bien prendre ses mesures pour assurer le succès. Ignorez-vous que Chariclès est un des principaux, de Delphes? ignorez-vous que les lois condamnent les ravisseurs à la mort?—Que m'importe la mort, pourvu que je meure dans les bras de Chariclée. Cependant, si vous le jugez plus convenable, allons trouver Chariclès, demandons-lui la main de sa fille; mon alliance ne le déshonorera pas.—Nous ne l'obtiendrons pas. Ce n'est pas que Chariclès dédaigne votre alliance; mais depuis long-tems il a promis sa fille à son neveu. Malheur à lui, quel qu'il soit, s'écrie Théagènes! Personne, tant qu'il me restera un souffle de vie, non, personne n'obtiendra la main de Chariclée: ce bras, ce fer sauront bien l'empêcher. Modérez-vous, lui dis-je, il ne faut ici ni emportement, ni violence; suivez seulement mes avis; soumettez-vous à tout ce que je vous dirai. Retirez-vous maintenant; gardez-vous de vous montrer ici fréquemment; venez me trouver seul et à l'insu de tout le monde. Théagènes se retire d'un air morne et abattu.
Le lendemain je rencontre Chariclès. A peine m'a-t-il apperçu, que, se précipitant dans mes bras, il me serre contre son sein et m'embrasse à plusieurs reprises. C'est à votre sagesse, c'est à votre amitié que je le dois, s'écrie-t-il. Vous avez opéré un prodige. L'inflexible Chariclée est gagnée; son cœur indomptable est fléchi: elle aime. Mon amour-propre étoit flatté. Je fronçois le sourcil; je marchois fièrement et à grands pas. Je savois bien, lui dis-je, qu'elle ne tiendroit pas contre mes premiers efforts; cependant je n'ai pas employé toutes les ressources de mon art.—Mais comment avez-vous découvert qu'elle aime? J'ai suivi votre conseil; j'ai appelé les médecins les plus renommés de cette ville; je les ai priés de la voir; je leur ai promis de payer leurs soins de toute ma fortune. Entrés dans la chambre de ma fille, ils lui ont demandé quel étoit son mal. Au lieu de leur répondre, elle s'est retournée de l'autre côté, répétant sans cesse ce vers d'Homère:
O Achille, fils de Pelée, le plus brave des Grecs.
Acestinus, que vous connoissez peut-être, lui prend la main, croyant découvrir sa maladie dans les pulsations du pouls, correspondant aux battemens du cœur. Après avoir réfléchi quelque tems, tantôt levant, tantôt baissant la tête: Chariclès, me dit-il, c'est en vain que vous nous avez appelés; notre art ne peut rien contre une telle maladie. Grands dieux! me suis-je écrié, que dites-vous? C'en est donc fait de ma fille: je n'ai donc plus d'espoir! Ne vous désolez pas, me dit-il, écoutez-moi; et me prenant en particulier, il me parle ainsi:
Notre art n'a de pouvoir que contre les maladies du corps; mais il ne peut rien contre celles de l'ame. Lorsque celle-ci souffre des maladies du corps, elle peut trouver quelque remède dans la médecine. Il est bien vrai que votre fille est malade: mais ce n'est point de corps. Elle n'a ni plénitude d'humeurs, ni pesanteur de tête. La fièvre ne circule point dans ses veines. Enfin, aucune partie de son corps n'est attaquée, soyez-en bien persuadé. Je redouble mes instances; je le conjure de m'éclairer, s'il est possible, sur la cause de cette maladie. Chariclée elle-même, continue-t-il, ignore que c'est son ame qui est malade, et que sa maladie n'est qu'un violent amour. Ne voyez-vous pas comme ses yeux sont humides de pleurs, son visage abattu, son teint pâle? Elle ne se plaint d'aucun mal interne. Sa raison est égarée; ses discours n'ont point de suite. Ce n'est point la douleur qu'elle ressent, qui lui ôte le sommeil: elle a perdu tout-à-coup son embonpoint. C'est à vous de chercher celui qui peut la guérir. Puissiez-vous le trouver. Acestinus, à ces mots, se retire.
C'est vous que j'implore; vous, mon sauveur, mon ange tutélaire, de qui j'attends tout, vous qui avez seul la confiance de Chariclée. Je l'ai priée, conjurée de me découvrir son mal; elle s'est contentée de me répondre qu'elle ne le connoissoit point; que tout ce qu'elle savoit, c'est que Calasiris seul pouvoit la guérir. Elle m'a prié en même-tems de vous conduire auprès d'elle. J'ai jugé aussitôt que votre art l'a fléchie.—Vous connoissez sa passion; en connoissez-vous aussi l'objet?—Non, assurément; comment le connoîtrois-je? Mais il n'est point de sacrifice que je ne fisse pour que ce fût mon neveu Alcamène, que depuis long-tems je lui propose, et que je lui ai proposé toutes les fois que j'ai tenté de changer sa résolution.—Vous pouvez vous en assurer; conduisez votre neveu chez elle; faites-le paroître à ses yeux. Il approuve mon avis et me quitte.
Quelque tems après je le rencontre[27]. J'ai une chose bien affligeante à vous apprendre, me dit-il. Ma fille, je crois, est frénétique[28]. Son état présente quelque chose de bien extraordinaire. J'ai suivi votre conseil; j'ai paré mon neveu Alcamène, et je l'ai conduit chez elle. La vue de la tête de la Gorgone, ou de quelque autre objet plus affreux encore, n'auroit pas fait plus d'impression sur elle. Elle a poussé un cri aigu et perçant; elle a tourné la tête de l'autre côté, se serrant le col dans ses deux mains, menaçant de se donner la mort, si nous ne sortions au plus tôt. Nous nous sommes précipités hors de sa chambre[29]. Que pouvions-nous faire en voyant une chose si extraordinaire? Je viens vous supplier encore une fois de ne pas laisser ma fille dans un pareil état; de ne pas m'abandonner moi-même, dont les vœux sont si cruellement déçus.
Chariclès, lui dis-je, vous ne vous trompez point. Votre fille éprouve véritablement des accès de frénésie: c'est la violence de mes remèdes qui l'a mise dans cet état; mais il les falloit tels pour la contraindre à faire ce qui répugnait également à son tempérament et à ses goûts. Un dieu ennemi, je crois, en empêche le succès et combat mes efforts. Il faut me montrer cette bandelette que vous avez trouvée parmi les autres objets exposés avec Chariclée. Je crains que cette bandelette ne soit, enchantée, qu'elle ne porte avec elle quelques prestiges qui lui endurcissent l'ame. Je crains que quelque ennemi n'ait fermé l'entrée de son cœur aux charmes de l'amour et aux douceurs de l'hymen. Quelques momens après, il m'apporte cette bandelette. Je le prie de me laisser seul. Il se retire. Je retourne chez moi; je m'empresse d'examiner cette bandelette: je la trouve remplie de caractères éthiopiens, non de ceux dont se sert le peuple, mais de ceux dont se servent les rois et qui ressemblent beaucoup aux caractères sacrés des Egyptiens. Je les parcoure et je trouve ce qui suit:
«Persine, reine d'Ethiopie. C'est pour une fille, dont je ne sais quel sera le nom, que je ne connois que par les douleurs de l'enfantement, que je trace ces mots, présent funeste et arrosé de mes larmes».
Je fus frappé d'étonnement, Cnémon, en voyant le nom de Persine. Je lus le reste, ainsi conçu:
«O ma fille! j'étois innocente quand je t'ai exposée pour te dérober aux yeux de ton père Hydaspe; j'en prends à témoin le soleil, de qui nous descendons. Cependant, pour me justifier à tes yeux; si tu prolonges tes jours, aux yeux du mortel bienfaisant et envoyé du ciel pour te sauver, s'il en est qui te sauve, aux yeux de l'univers entier, je vais détailler les motifs qui m'ont déterminée à t'exposer.
Nos premiers ancêtres sont, parmi les dieux, le Soleil et Bacchus; et parmi les héros, Persée, Andromède et Memnon. Ceux qui, dans la suite des tems, construisirent le palais des rois d'Ethiopie, l'ornérent de peintures qui représentent nos ancêtres. Les statues, les tableaux où sont tracés les exploits de ces héros, sont placés dans les portiques et les appartemens des hommes. Les amours d'Andromède et de Persée ornent l'appartement ou je couche. Les nœuds de l'hymen m'unissoient depuis dix ans à Hydaspe; mais nous n'avions pas encore d'enfans. Un jour, pendant les ardeurs brûlantes du midi, le sommeil s'empara de moi. Ton père, prétextant des ordres qu'il avoit reçus en songe, vint me trouver et réclama les droits d'époux. Bientôt je m'apperçus que j'étois enceinte. Tout le tems qui précéda l'enfantement, ne fut qu'une fête continuelle pour tous les Ethiopiens. Le roi, qui se flattoit que je lui donnerais un successeur à la couronne, remercioit les dieux par des sacrifices sans nombre. Mais je donnai le jour à une fille blanche, couleur inconnue en Ethiopie. Voici, je crois, quelle en étoit la cause. Au moment où je tenois ton père dans mes bras, mes yeux s'arrêtèrent sur le tableau qui représentait Andromède absolument nue, puisque l'artiste avoit saisi le moment où Persée venoit de la descendre du rocher; et le fruit malheureux que je conçus dans mon sein, ressembla à l'image qui m'avoit frappée. Persuadée que ta couleur déposeroit contre moi, que personne ne croiroit à ce que je pourrois alléguer pour ma justification, j'ai mieux aimé, pour me garantir d'une mort ignominieuse, t'abandonner à la fortune, que de te livrer à un trépas assuré, ou t'entendre appeler d'un nom injurieux à ma vertu. Je trompai ton père: je lui dis que tu étois morte; mais je te fis exposer en secret, avec beaucoup de richesses destinées à celui qui te sauveroit la vie. Entre autres ornemens, je te parai de cette bandelette où est tracée ta malheureuse histoire et la mienne: elle est arrosée de mes larmes et de mon sang. O toi! qui la première m'as fait connoître le plaisir d'être mère, qui as été en même-tems une source de douleurs pour moi; ô ma fille! qui ne l'as été qu'un instant, si tu prolonges tes jours, souviens-toi de ta naissance. Chéris la pudeur; c'est la vertu de notre sexe. Par elle, tu soutiendras la gloire de ton origine, tu honoreras ceux qui t'ont donné le jour. Parmi tous les objets exposés avec toi, conserve avec le plus grand soin un anneau dont ton père m'a fait présent lorsqu'il recherchoit ma main: il porte l'empreinte du sceau royal; le chaton, fait d'une pantarbe douée d'une vertu secrète, doit te le faire regarder comme sacré. Telles sont les paroles que je t'adresse sur cette bandelette, puisqu'un dieu jaloux me prive du plaisir de te voir et de t'entretenir de vive voix. Peut-être seront-elles vaines; peut-être aussi seront-elles un jour d'une grande utilité; car l'avenir est voilé aux yeux des mortels. Ta beauté, funeste à ta mère, ne te sert de rien. Cette bandelette, si tu vis, révélera le secret de ta naissance. Mais si ... puissé-je ne jamais l'apprendre...! ce sont des larmes de regret et d'amertume dont j'arrose ta cendre».
La lecture de ce qui étoit tracé sur cette bandelette, dissipa mes incertitudes. J'admirois la sagesse des dieux. La tristesse et la joie remplissoient mon cœur; des larmes, mêlées de plaisir, coulèrent de mes yeux. Pendant que je m'applaudissois d'avoir levé le voile qui me cachoit le passé et d'avoir démêlé le sens de l'oracle, l'incertitude de l'avenir, les misères de la vie, l'inconstance, la fragilité des choses humaines, les caprices et les bizarreries de la fortune, dont Chariclée me présentoit un exemple si frappant, me remplissoient de compassion, de soucis et d'inquiétudes. Sa naissance, ses aventures, ses traverses, la distance immense qui la séparait de sa patrie, se présentoient sans cesse à mon esprit. Ethiopienne d'origine, née du sang royal, elle avoit perdu tous ces titres, et n'étoit regardée que comme le fruit du libertinage. J'étois dans la plus grande perplexité, déplorant le passé, et n'osant lui assurer un sort plus heureux pour l'avenir. Enfin le calme se rétablit dans mon ame; je résolus d'exécuter mon projet et sans délai.
Je me rends chez Chariclée. Je la trouve seule, accablée par sa maladie. Son courage la soutenait encore; mais son corps abattu, ses forces épuisées la mettoient hors d'état de résister long-tems aux progrès du mal. J'ordonne à tous ceux qui étoient présens de se retirer; je demande le calme le plus profond, sous prétexte que je vais faire des vœux et des invocations sur Chariclée. Chariclée, lui dis-je, c'est aujourd'hui qu'il faut m'ouvrir votre cœur. Vous m'avez promis hier de n'avoir aucune réserve pour un homme qui peut, malgré votre silence, pénétrer dans le fond de votre ame. A ces mots, Chariclée me prend la main, la baise, l'arrose de ses larmes: Sage Calasiris, me dit-elle, accordez-moi cette première faveur; ne m'obligez pas de vous révéler mes tourmens, puisque vous dites les connoître: mon honneur me commande le silence. Permettez-moi de taire un mal honteux, qu'il est plus honteux encore de dévoiler. Les progrès qu'il fait tous les jours m'accablent; mais ce qui me déchire l'ame, c'est de ne l'avoir point arrêté dès sa naissance, de m'être laissée subjuguer par une passion, contre laquelle mon cœur s'étoit révolté jusqu'à ce funeste moment, une passion dont le nom seul flétrit le saint nom de chasteté.
Ma fille, lui dis-je pour la consoler, ce silence sur l'état de votre cœur mérite les plus grands éloges. Je n'ai pas besoin d'apprendre de votre bouche ce que les secrets de mon art m'ont appris depuis long-tems. Il est beau de vous voir rougir d'un sentiment qu'il est glorieux à votre sexe de tenir caché. Mais, puisqu'enfin votre cœur connoît l'amour, puisque l'image de Théagènes y règne (les dieux eux-mêmes m'ont instruit de son bonheur) sachez que vous n'êtes ni la seule, ni la première qui ressentez cette passion. Bien des femmes illustres, bien des vierges ont eu, comme vous, un cœur sensible. L'amour est le plus puissant des dieux: on nous représente les autres immortels asservis à ses lois. Il faut que la sagesse elle-même préside à toutes vos démarches. Il eût été beau, sans doute, de rester inaccessible aux traits de l'amour; mais quand une fois il est maître de nous, c'est à la vertu à nous retenir dans les bornes du devoir. Vous pouvez m'en croire, fuyez l'opprobre dont pourroit vous couvrir votre passion; que des nœuds légitimes vous lient à celui que vous aimez, et que l'hymen guérisse vos maux.
Pendant que je parlois ainsi, la sueur ruisseloit sur tout son corps. La joie que lui inspiroient mes discours, les tourmens de l'espérance, la honte de voir son secret arraché, se peignoient successivement sur son visage. Mon père, me dit-elle; après un long silence, vous me parlez d'hymen; mais Chariclès y consentira-t-il? mon vainqueur lui-même ne me dédaignera-t-il pas? Vous n'avez rien à redouter de la part de Théagènes, lui dis-je; l'amour le domine avec plus d'empire peut-être que vous. Vous avez allumé dans son cœur tous les feux qui vous dévorent. Vos ames, dès votre première entrevue, ont senti qu'elles étoient faites l'une pour l'autre, et ont éprouvé sur-le-champ les mêmes sentimens. Mon art vous a servi auprès de lui; il a redoublé l'ardeur qui le consume. Celui que vous regardez comme votre père, vous destine un autre époux: c'est Alcamène, que vous devez connoître. Alcamène! dit-elle; qu'il lui prépare un tombeau. Théagènes sera mon époux, ou la Parque tranchera plutôt le fil de mes jours. Mais, dites-moi, je vous en conjure, comment savez-vous que Chariclès n'est pas celui qui m'a donné le jour, et qu'il n'est que mon père adoptif?—Voilà ce qui me l'a appris, lui répondis-je en lui montrant cette bandelette.—Comment est-elle entre vos mains? car au moment où Chariclès me reçut des mains de celui qui m'avoit nourrie, lorsqu'il m'emmena ici, je ne sais comment, il me prit cette bandelette, qu'il a conservée avec le plus grand soin[30].—Je vous dirai par la suite comment je l'ai tirée des mains de Chariclès. Mais, dites-moi, savez-vous ce quelle contient?—Non, je l'ignore.—Cette bandelette est un flambeau qui éclaire les ténèbres qui environnent votre berceau, et dans lesquelles vous avez marché jusqu'ici. Elle me prie aussitôt de lui faire part de ce que j'avois découvert. Je lui explique, je lui détaille tout ce qui étoit sur la bandelette. A peine se connoît-elle elle-même, que son courage se ranime. Elle prend des sentimens dignes de sa naissance. Elle me demande ce qu'il faut faire. Je lui parle ouvertement; je lui développe mes projets. Ma fille, lui dis-je, j'ai été en Ethiopie, pour m'instruire dans les sciences qu'on y cultive. J'ai connu votre mère Persine; car dans ce pays, le palais des rois est ouvert aux sages. Les connoissances des Egyptiens, que je joignois à celles des Ethiopiens, augmentoient la considération dont je jouissois.
Lorsqu'elle sut que je me disposois à retourner en Egypte, elle m'apprit votre histoire; mais elle me fit jurer auparavant que je n'en parlerons à personne. Elle m'avoua même qu'elle n'auroit pas la même confiance dans les sages du pays. Elle me pria de demander d'abord aux dieux si vous n'aviez point perdu la vie, ensuite dans quel pays vous étiez. Elle ajouta que, malgré toutes ses recherches, elle n'avoit pu trouver personne qui vous ressemblât. Les dieux m'avoient instruit de tout. Je dis donc à votre mère que vous viviez, dans quel pays vous étiez. Elle me pria alors de vous chercher, de vous ramener dans le sein de votre patrie; elle ajouta que, depuis qu'elle vous avoit mise au monde, elle n'avoit point eu d'enfans; qu'elle étoit prête, lorsque vous paroîtriez, à avouer tout le passé à votre père, qui, assuré par une longue suite d'années de la vertu de son épouse, transporté de joie lorsqu'il se verroit un enfant héritier de sa couronne, ne verroit que la vérité dans tout ce qu'elle lui diroit.
Tel fut le discours de votre mère. Elle y ajouta des prières ardentes; elle me fit jurer par le Soleil, serment inviolable pour les sages d'Ethiopie, de m'occuper de vous. Je viens donc pour satisfaire à ses prières et dégager mes sermens. Ce n'est pourtant pas là le motif qui m'amène à Delphes; mais c'est le plus grand avantage que je retire de l'exil auquel les dieux eux-mêmes m'ont déterminé. Depuis long-tems je suis comme aux aguêts, vous témoignant tous les égards dus à votre naissance, attendant en silence un moment favorable de vous présenter dans cette bandelette une preuve non équivoque de la vérité de ce que je vous dis. Il ne tient qu'à vous, avant de voir votre inclination forcée par Chariclès, qui veut vous unir à Alcamène, de fuir de ce pays avec moi; de retourner dans votre patrie, dans les bras de vos parens; d'épouser Théagènes, prêt à nous suivre par-tout où nous voudrons aller; de quitter votre vie errante et précaire, pour rentrer dans le rang où vous appelle votre naissance, et faire asseoir avec vous sur le trône celui que votre cœur adore, s'il faut toutefois ajouter foi aux oracles des dieux. Je lui rappelai en même-tems l'oracle d'Apollon; je lui en expliquai le sens. Elle n'ignoroit pas que beaucoup de personnes parlaient de cet oracle, et cherchoient à l'interprêter. Elle fut frappée d'étonnement. Mon père, reprit-elle, je ne doute pas que la volonté des dieux ne soit telle que vous le dites. Mais que faut-il faire?—Il faut feindre de consentir à votre hymen avec Alcamène.—Il est bien affligeant et bien honteux de faire même de simples promesses à un autre que Théagènes. Quoi qu'il en soit, je m'abandonne aux dieux et à vous.... Mais ... quel est le but de ce mensonge? comment me dégager de mes promesses sans les accomplir?—Le tems vous l'apprendra. Il est des choses dont les discours d'une femme retardent l'exécution; mais la célérité, secondée de l'audace, vient à bout de tout. Je ne vous demande que de suivre mes avis; de convenir avec Chariclès, pour le moment, de donner votre main à Alcamène. Il ne fera rien sans me consulter. Elle me promet de faire tout ce que je lui dis; je la quitte versant un torrent de larmes.
A peine suis-je sorti, que je rencontre Chariclès en proie à la plus vive douleur et au chagrin le plus cuisant. Quoi! lui dis-je, quand vous devriez vous livrer à la joie, remercier les dieux par des sacrifices de ce que vous êtes enfin parvenu au comble de vos vœux, de ce que mon art et mon adresse ont triomphé de Chariclée, de ce que je l'ai déterminée à subir le joug de l'hymen, vous paroissez triste et rêveur! Vous pleurez presque! D'où vous vient donc cette tristesse?—Hélas! ne suis-je pas en effet le plus malheureux des hommes! S'il en faut croire les songes qui me tourmentent, et celui sur-tout que j'ai eu cette nuit, ma fille, l'objet de ma tendresse, ne doit pas se marier, mais changer de séjour. Je croyois voir un aigle, parti de la main d'Apollon, s'abattre tout-à-coup sur moi, arracher ma fille d'entre mes bras, la transporter à l'extrémité de la terre, dans un pays peuplé de fantômes et d'ombres noires; enfin j'ignorois absolument ce quelle étoit devenue. Un espace immense la déroboit à mes regards[31].
Je n'eus pas de peine à interprêter ce songe; mais je tâchai de le consoler et d'épaissir encore les ténèbres qui lui cachoient l'avenir. Vous, lui dis-je, le prêtre du plus éclairé des dieux, vous ne me paroissez pas bien saisir le sens de votre songe; il ne vous annonce que le prochain hymenée de votre fille. Cet aigle n'est que l'emblème de l'époux qui la recevra de vos mains. Vous y voyez qu'Apollon lui-même approuve cette alliance; qu'il conduit comme par la main celui qui va passer dans les bras de Chariclée; et ce songe porte la douleur et la consternation dans votre ame! O Chariclès! augurons mieux. Secondons les desseins des dieux. Appliquons-nous à déterminer encore mieux votre fille.
Il me demande ce qu'il doit faire pour fixer plus sûrement la volonté de Chariclée. Avez-vous, lui dis-je, quelques objets précieux, une robe enrichie d'or, un collier magnifique? Gagnez-la par ces présens; faites-les lui remettre comme venant de son amant. L'or et les bijoux ont des charmes auxquels les femmes ne résistent guère. Faites en même-tems tous les préparatifs de la noce; car il ne faut point différer l'hymen, mais profiter de l'effet que mon art a opéré sur l'esprit de Chariclée, et ne pas lui donner le tems de changer. Je n'oublierai rien, croyez-moi, me dit Chariclès. En même-tems il se retire transporté de joie; bien résolu de tout exécuter sur-le-champ. En effet, il se hâta, comme je le vis par la suite, de faire tout ce que je lui avois conseillé. Une robe précieuse, ce collier d'Ethiopie, que Persine avoit donné à sa fille en l'exposant, pour la reconnoître, furent portés à Chariclée, comme venant d'Alcamène.
Ayant rencontré Théagènes, je lui demande où sont ses compatriotes, qui sont venus avec lui en députation. Il me dit que les jeunes filles sont déjà parties; qu'elles ont pris les devants pour ne point être obligées de précipiter leur marche; que les jeunes gens, impatiens de retourner dans leur patrie, ne veulent plus retarder leur départ; qu'il ne peut plus se refuser à leurs désirs. Je l'instruis aussitôt de ce qu'il doit leur dire, de ce qu'il doit faire lui-même; je lui recommande d'attendre que je lui indique le moment favorable à l'exécution de nos projets.
Delà je me rends au temple, pour prier le dieu de vouloir bien nous diriger lui-même dans notre fuite. La divinité est plus prompte que la pensée; elle nous protège dans ce que nous entreprenons pour lui plaire, et souvent sa bonté prévient nos demandes. Le dieu n'attendit pas que je l'interrogeasse; des effets m'assurèrent bientôt de sa protection. Plein du projet qui m'occupoit tout entier, j'allois consulter la prêtresse, lorsque ces mots vinrent frapper mes oreilles: Hâtez-vous; ces étrangers vous appellent. En effet, des étrangers célébroient, en l'honneur d'Hercule, un festin solemnel au son des instrumens de musique. A ces mots, je m'arrête. Je ne pouvois, sans crime, fermer l'oreille aux paroles de la divinité. Je prends de l'encens, que je brûle en l'honneur d'Apollon. Je fais des libations d'une eau pure. Ils paroissent étonnés de la magnificence de mon offrande. Ils me prient de prendre part à leur banquet. Je me rends à leur invitation. Couché comme eux sur une feuillée de branches de myrthe et de laurier, je mange des mets dont j'ai coutume de me nourrir. Mes amis, leur dis-je, quelqu'agréable que soit votre repas, il n'excite point mon appétit. J'ignore encore qui vous êtes. Je voudrois cependant vous connoître. Ce seroit, je crois, manquer à la bienséance et à l'honnêteté, si, après avoir fait ensemble des libations, mangé à la même table, après avoir formé les premiers nœuds d'amitié au milieu d'une cérémonie sainte, nous nous séparions sans nous connoître les uns les autres.
Nous sommes Tyriens, disent-ils, marchands de profession; nous allons à Carthage en Lybie. Notre vaisseau est chargé de beaucoup de marchandises des Indes, d'Ethiopie et de Phénicie. Nous célébrons ce banquet en l'honneur d'Hercule, protecteur de Tyr, pour le remercier de la victoire remportée par ce jeune homme (ils me montrent en même-tems celui qui étoit assis devant moi) qui a vaincu à la lutte, et qui a fait proclamer le nom de Tyr au milieu des Grecs. Nous avions passé le cap Malée, et les vents contraires nous avoient forcés d'aborder à Céphalénie. Un songe lui annonce pendant la nuit qu'il remportera une victoire aux jeux pythiques. Il le jure par le dieu adoré dans notre patrie. Il nous persuade de nous détourner de notre route et d'aborder ici. L'effet a justifié sa prédiction. Marchand jusqu'à ce moment, le voilà aujourd'hui couvert de lauriers. Il a offert un sacrifice au dieu qui lui a annoncé sa victoire, pour l'en remercier et en même-tems pour lui demander sa protection pendant le voyage; car nous nous embarquons demain matin, si les vents nous sont favorables. Vous allez, leur dis-je, mettre à la voile?—Tel est notre dessein.—Voudriez-vous me recevoir sur votre bord? Des affaires m'appellent en Sicile; et cette île, comme vous le savez, est située sur la route de la Lybie.—Si vous voulez vous embarquer avec nous, nous nous regarderons comme très-heureux d'avoir à notre bord un sage, un Grec, dans lequel nous croyons encore voir l'ami des dieux.—Ce sera pour moi un plaisir bien sensible, pourvu que vous m'accordiez un jour pour faire les préparatifs nécessaires—-Eh bien, nous vous accordons la journée de demain; mais trouvez-vous aux approches de la nuit sur le bord de la mer. Les nuits sont très-favorables aux navigateurs. Il s'élève de terre des vents légers, avec le secours desquels un vaisseau fend rapidement les îlots tranquilles.
Je conviens de tout avec eux; mais je leur fais jurer qu'ils ne partiront point avant. Je les quitte au milieu de la joie et des plaisirs[32]. Ils dansent, au son mélodieux d'une flûte, les danses syriennes. Tantôt, par des sauts légers, ils s'élancent dans les airs, ils retombent à terre, ploient avec grâce sur leurs jarrets; tantôt ils pirouettent comme ceux qui sont agités de l'esprit divin. Je me rends chez Chariclée: elle contemploit les présens que Chariclès lui avoit envoyés. Delà je vais trouver Théagènes; je les instruis l'un et l'autre de ce qu'ils ont à faire, et du moment où il faudra le faire. Je me retire chez moi, attendant ce qui alloit se passer.
Au milieu de la nuit, dans le tems où toute la ville étoit plongée dans un profond sommeil, une troupe de jeunes gens armés environne la maison de Chariclée. Théagènes, guidé par l'amour, marche à leur tête.[33] Il avoit composé un bataillon de guerriers des jeunes Thessaliens qui l'avoient escorté pendant la cérémonie. Ils poussent tout-à-coup de grands cris; font un bruit horrible avec leurs boucliers, pour effrayer ceux qui pourroient les appercevoir. Ils se précipitent, à la lueur des flambeaux, dans la maison de Chariclée, qu'ils n'ont pas de peine à forcer. Les portes sont fermées de manière à s'ouvrir aisément. Chariclée étoit prévenue de tout. Ils la trouvent préparée, l'enlèvent sans qu'elle fasse la moindre résistance, emportent en même-tems tout ce qu'elle leur commande de prendre; ils sortent de la maison. Les cris de victoire, mêlés au bruit effrayant des boucliers frappés l'un contre l'autre, retentissent de toutes parts. Ils traversent la ville; la terreur et l'épouvante marchent devant eux. Les ombres de la nuit, les échos bruyans du Parnasse redoublent l'effroi. Ils font entendre le nom de Chariclée. Au sortir de la ville, ils gagnent, à bride abattue, les montagnes des Locriens et des Etéens.
Chariclée et Théagènes, comme nous en étions convenus, quittent les Thessaliens, se réfugient secrètement auprès de moi, tombent à mes genoux, les tiennent long-tems embrassés, tremblans de frayeur, et répétant sans cesse: Mon père, sauvez-nous! Chariclée, les yeux baissés vers la terre, rougissant d'une démarche aussi extraordinaire, ne prononce que ces mots: Mon père, sauvez-nous! Calasiris, disoit Théagènes, sauvez-nous; sauvez des étrangers, sans patrie, qui renoncent à tout pour être l'un à l'autre; sauvez deux amans qui vont devenir le jouet de la fortune, qu'un chaste amour embrase de feux mutuels: volontairement exilés, mais pleins de courage, nous n'avons d'espérance de salut qu'en vous. Ces paroles me percent l'ame. Il s'échappe de mes yeux quelques larmes que je leur cache, et qui soulagent mon cœur oppressé[34]. Je les relève; je les ranime; je leur montre dans l'avenir un sort plus heureux; je leur représente que les dieux eux-mêmes, favorisent leur dessein. Je m'en vais, leur dis-je, préparer le reste: attendez-moi ici; mais prenez bien garde qu'on ne vous voie. Aussitôt je me mets en devoir de partir.
Chariclée, saisissant ma robe, m'arrête. O mon père! me dit-elle, n'est-ce pas un crime, ou plutôt une trahison de votre part? Quoi! Vous vous en allez! vous m'abandonnez ainsi à la discrétion de Théagènes! Ne songez-vous pas combien peu on doit se reposer sur un amant de la garde de son amante, lorsqu'il est maître de satisfaire sa passion, et qu'il ne voit personne dont la présence lui en impose! La vue de l'objet de son amour, seul et sans défense, ne fait que redoubler la violence de ses feux. Je ne vous quitte donc point que vous n'ayez fait promettre à Théagènes, avec serment, de ne point attenter à mon honneur, mais de me respecter à présent et dans la suite, jusqu'à ce que je sois rentrée dans le sein de ma patrie et de ma famille; et, si la fortune ennemie ne me le permet pas, de ne jamais entreprendre de forcer mon consentement. Je ne vous laisse aller qu'à ces conditions. Je fus surpris des paroles de Chariclée; cependant j'en reconnus la sagesse. J'allume un brasier sur l'autel; j'y jette quelques grains d'encens, Théagènes prête le serment exigé tout en se plaignant que c'étoit l'outrager que de compter sur un serment plus que sur ses principes de vertu, qui ne pouvoient guère être suppléés par une promesse forcée, et dont on n'a pour garant que la crainte de la divinité. Il jure cependant par Apollon Pythien, par Diane, par Vénus, par les Amours, d'être soumis aux volontés de Chariclée. Ils se font encore l'un à l'autre d'autres promesses dont les dieux sont également garans.
Je cours aussitôt chez Chariclès. L'alarme, la consternation régnoient dans sa maison. Déjà les esclaves de Chariclée étoient arrivées, et lui avoient annoncé l'enlèvement de sa fille. Les habitans s'assemblent en foule, environnent ce malheureux père, désespéré d'un pareil évènement, et incertain sur le parti qu'il a à prendre. Lâches! m'écriai-je aussitôt, êtes-vous donc insensibles? Quoi! vous restez ainsi immobiles, en silence! Est-ce que ce malheur a éteint en vous tout sentiment? Vous ne vous armez pas! vous ne poursuivez pas les ravisseurs! vous ne les atteindrez pas! vous ne punirez pas une aussi noire perfidie! Hélas! me répond Chariclès, il est inutile de lutter contre ma destinée: ce sont les dieux qui me punissent. Je me suis attiré leur colère du moment où j'entrai, par mégarde, dans le sanctuaire d'Apollon, et où je vis des objets que mes yeux ne devoient pas voir. Le dieu m'annonça aussitôt que je serois puni de mon imprudence, par la perte des objets les plus chers à mon cœur. Rien n'empêche cependant de combattre, comme on dit, contre la fortune. Si nous connoissions ceux que nous devons poursuivre, qui sont les auteurs de nos maux.... Ce beau Thessalien, lui dis-je, l'objet de votre admiration, dont vous m'avez fait un ami, Théagènes, avec ses jeunes gens, est le ravisseur. Il en est resté hier dans la ville jusqu'au soir, et sans doute vous en trouverez encore quelqu'un. Levez-vous donc, et assemblez le peuple.
On suit mes avis. Les généraux convoquent l'assemblée; la trompette, par leur ordre, retentit dans toute la ville; le peuple s'assemble aussitôt, et on délibère pendant la nuit au théâtre. Chariclès paroît au milieu de l'assemblée revêtu d'une robe de deuil, la tête couverte de poussière. Sa seule présence fait passer dans l'ame des spectateurs, toute l'amertume de sa douleur. Il parle ainsi:
«Vous voyez, ô Delphiens! l'excès de mes maux; et vous pensez peut-être que je ne vous ai assemblés et que je ne parois au milieu de vous que pour gémir sur moi-même. Non; je ne vous importunerai point de mes plaintes, quoique mon sort soit mille fois plus affreux que la mort. Les dieux me replongent dans une affreuse solitude. Mes yeux ne rencontrent plus dans ma maison aucun des objets si chers à mon cœur; cependant cette illusion, si commune à tous les hommes, me séduit encore; un vain espoir vit encore au fond de mon cœur: je me flatte encore de retrouver bientôt ma fille; c'est en vous sur-tout que repose cet espoir. Oui, Delphiens, vous allez poursuivre celui qui m'a outragé, et vous reviendrez avec la victoire. Ils ne vous ont pas sans doute ôté le courage, ces jeunes Thessaliens, ni le sentiment de l'opprobre imprimé à notre patrie et à nos dieux. Quelle bonté! quelle tache! de jeunes danseurs, en petit nombre, venus pour relever l'éclat d'une cérémonie religieuse, ont bravé la première ville de la Grèce, ont ravi l'objet le plus précieux du temple d'Apollon, Chariclée, l'ame de ma vie! Destin affreux! fortune impitoyable! Ma première fille, vous le savez, celle à qui j'avois donné le jour, est descendue dans le tombeau, en entendant retentir encore les cris de joie qui avoient célébré son hymen. Le flambeau de sa vie s'est éteint au milieu des torches nuptiales. Bientôt après il m'a fallu élever un autre tombeau à sa mère. Le destin m'a éloigné de ma patrie; mais je me consolois de tous ces maux. J'avois trouvé Chariclée; Chariclée étoit mon espérance, ma vie; je voyois en elle celle qui perpétueroit mon nom. Chariclée me tenoit lieu de tout; elle étoit, pour ainsi dire, la colonne sur laquelle reposait ma maison[35]. Un funeste revers, un coup de foudre vient d'enlever cet appui à ma vieillesse; et le destin, par un raffinement de barbarie et de cruauté, dont j'ai déjà été victime, choisit, pour me l'enlever, le moment où se préparoit son hymenée. Déjà vous en aviez été avertis.»
Chariclès parloit encore, se livrant à toute la vivacité de sa douleur, lorsque le général Hégésias, l'interrompant, parle ainsi:
«Citoyens, laissons à Chariclès le soin de pleurer l'enlèvement de sa fille. Pour nous, ne nous laissons point abattre par sa douleur; ne nous amusons point à mêler nos larmes aux siennes. Ne laissons point échapper le moment favorable: la célérité décide en tout, et principalement à la guerre, du succès des entreprises. En prenant les armes au sortir de rassemblée, nous pouvons espérer atteindre nos ennemis. Ils se reposent sur la lenteur de nos préparatifs, et ne hâtent point leur retraite. Nous abandonner aux larmes, comme des femmes, c'est leur donner le tems de gagner de l'avance; et nous n'aurons pour nous que la honte d'avoir été outragés par des jeunes gens. Poursuivons-les au plus vite; saisissons-nous d'eux; faisons-leur subir une mort ignominieuse. Etendons notre vengeance au-delà du trépas, en flétrissant leur postérité. Nous pouvons encore, pour satisfaire notre ressentiment, allumer l'indignation des Thessaliens contre ceux qui pourroient échapper à nos coups, et contre leurs descendans. Décrétons de ne point recevoir désormais leur théorie, et de ne point leur permettre d'offrir des sacrifices à Néoptolème. Ordonnons que le trésor public de Delphes fournira aux frais de cette cérémonie. Le peuple approuve cette proposition, et la ratifie sur-le-champ. Ordonnez encore, continue le général, que la prêtresse de Diane ne paroîtra plus lorsque les athlètes disputeront le prix de la course armée: car c'est là la source de l'impiété de Théagènes: c'est dès ce moment qu'il a médité d'enlever Chariclée. Il faut prévenir, pour la suite, de pareils attentats.»
Le peuple décrète d'une voix unanime tout ce que lui propose Hégésias. Le général ordonne de prendre les armes. La trompette guerrière retentit dans toute la ville. L'assemblée quitte le théâtre et se disperse pour voler aux combats. On voit s'armer à l'envi, non-seulement ceux qui sont en état de porter les armes, mais encore les enfans, les jeunes gens sans distinction.... Le courage supplée aux forces. Tous veulent partager les dangers de cette expédition. Beaucoup de femmes même, s'élevant au-dessus de la foiblesse de leur sexe, s'arment de tout ce quelles trouvent, et grossissent l'armée de leur troupe inutile. Mais bientôt elles sentent toute leur foiblesse et rentrent chez elles. On voit même des vieillards vouloir secouer le poids des ans, et, leurs forces ne répondant point à leur courage, reprocher à la vieillesse de laisser une ardeur impuissante à un corps usé et sans vigueur: tant est grande la désolation que l'enlèvement de Chariclée a répandue dans la ville de Delphes. Tous les habitans, comme frappés du même coup, sans attendre le jour, se mettent à la poursuite de ses ravisseurs.
Fin du Livre Quatrième.
LIVRE CINQUIÈME.
SOMMAIRE.
Calasiris s'embarque sur un vaisseau phénicien, avec Théagènes et Chariclée. Retour de Nausiclès. Plaintes de Chariclée, sous le nom de Thisbé. Frayeur de Cnémon, au nom de Thisbé. Théagènes et Chariclée tombent entre les mains de Mitranes. Théagènes envoyé à Oroondates. Chariclée remise à Nausiclès. Sacrifice fait à Mercure. Calasiris reprend le récit de ses aventures. Il aborde à Zacynthe. Il demeure chez un pêcheur. Le marchand tyrien demande Chariclée en mariage. Trachin, chef de pirates. Calasiris s'embarque avec Théagènes et Chariclée. Ils sont pris par les pirates. La tempête les pousse en Egypte. Trachin se prépare à épouser Chariclée. Adresse de Calasiris. Trachin tué par Pélore, et Pélore par Théagènes.
Tels étoient les mouvemens de la ville de Delphes[36]; mais je ne sais quelle fut l'issue de l'expédition. Je profitai du tems qu'ils mirent à la poursuite des Thessaliens pour m'échapper. Je fus rejoindre Théagènes et Chariclée, je les conduisis au bord de la mer cette même nuit, et je les fis monter dans le vaisseau phénicien qui nous attendoit pour mettre à la voile.... Le jour étoit prêt à paroître; mais les Phéniciens m'avoient promis avec serment de m'attendre, et ils ne voulurent pas manquer à leur parole. Ils nous reçoivent avec les démonstrations de la joie la plus vive. Ils font force de rame pour sortir du port et gagner la pleine mer. Un doux zéphir souffle de la terre. Ils déploient les voiles, et le vaisseau sillonne rapidement la surface unie des ondes tranquilles. Ils laissent bientôt derrière eux le golphe de Cyrrha, le promontoire du Parnasse, les rochers d'Etolie et de Calydon. Le soleil étoit prêt de se coucher, lorsque les isles Aiguës, à qui leur forme a fait donner ce nom, se montrèrent à nous. Mais pourquoi prolonger ainsi mon récit? Je m'oublie, Cnémon, je vous oublie aussi dans ces détails. Arrêtons-nous ici, et livrons-nous au sommeil. Laissons voguer nos deux amans sur les îlots. Quelque avide que soit votre curiosité, avec quelque force que vous résistiez au sommeil, je crois que le détail de toutes mes aventures, continué bien avant dans la nuit, fatigueroit votre attention. Les années, mon fils, m'appesantissent; mon ame s'attendrit au souvenir de mes malheurs, et le sommeil ferme mes yeux.
Mon père, répondit Cnémon, arrêtez-vous ici; ce n'est pas que je sois fatigué de vous entendre; non, mon attention se soutiendront toujours, quand même votre narration dureroit plusieurs jours et plusieurs nuits, tant les charmes de votre éloquence sont séduisans. Mais depuis long-tems j'entends un bruit sourd, un tumulte confus: j'en étois même troublé; mais la peur de perdre quelque chose de votre récit me contraignoit au silence. Je n'ai rien entendu, dit Calasiris; les années en sont peut-être la cause. L'affaiblissement de l'ouie est une des infirmités de la vieillesse. Peut-être aussi étois-je trop attentif à mon discours. C'est sans doute Nausiclès, le maître de cette maison, qui revient.... Grands dieu! comment a-t-il réussi dans son entreprise? Au gré de mes vœux, dit Nausiclès, paroissant tout-à-coup devant eux. Je n'ignore pas, mon cher Calasiris, dans quelles inquiétudes vous a jeté mon expédition. Je sais que votre ame étoit, pour ainsi-dire, à mes côtés. Votre conduite passée envers moi, le sujet de votre entretien quand je suis entré, tout me prouve quelle part vous prenez à tout ce qui me touche.... Mais, quel est cet étranger?—C'est un grec. Vous apprendrez le reste par la suite. Dites-nous au plus tôt si vous avez réussi, afin que nous puissions partager votre joie.—Je vous en instruirai demain. Pour le présent il vous suffit d'apprendre que j'ai retrouvé Thisbé, et plus belle. Je suis accablé de fatigues, épuisé de peines et de soucis, et j'ai besoin d'un peu de repos pour rétablir mes forces; et il quitte ses hôtes pour se livrer au sommeil.
Au nom de Thisbé, Cnémon reste interdit. Son esprit roule de pensées en pensées, sans s'arrêter à aucune. Il soupire, il gémit amèrement. Il passe la nuit dans la plus cruelle perplexité. Calasiris, quoique endormi, s'apperçoit qu'il souffre; il lève la tête de dessus son chevet, et, s'appuyant sur son coude, il lui demande la cause de ses peines, et d'un égarement d'esprit qui le rapproche des frénétiques, Quoi! lui répond Cnémon, j'apprends que Thisbé vit encore, et je serois tranquille!—Quelle est donc cette Thisbé? comment la connoissez-vous? pourquoi ne pouvez-vous apprendre qu'elle est en vie, sans en être troublé?—Vous le saurez lorsque je vous raconterai mon histoire. Mes yeux l'ont vue étendue sans vie; mes mains lui ont rendu les derniers devoirs chez les Bucoles.—Dormez; dans peu nous aurons la solution de cette énigme.—Il m'est impossible de dormir. Tranquillisez-vous.—La vie m'est un fardeau insupportable. Il faut que je sorte, que je m'assure, à quelque prix que ce soit, si Nausiclès n'est point dans l'erreur, et si en Egypte les morts reviennent à la vie. Calasiris sourit, ferme les yeux et s'endort.
Cnémon, sortant de la chambre, éprouve l'embarras d'un homme errant pendant la nuit au milieu des ténèbres, dans une maison qu'il ne connoît pas. Mais l'inquiétude où il est au sujet de Thisbé, lui fait surmonter tous les obstacles. Il veut éclaircir ses soupçons. Il erre de côté et d'autre, passe et repasse plusieurs fois par les mêmes endroits. Enfin, il entend les gémissemens sourds et plaintifs d'une femme. Tel le rossignol, pendant une nuit du printemps, fait entendre au loin des sons lamentables. Guidé par ces douloureux accens, il approche de l'appartement d'où ils sortent, applique son oreille à l'endroit où les deux battans de la porte se réunissent. Il écoute et entend ce qui suit: «Non, mon sort ne peut être plus affreux. Echappée des mains des brigands, soustraite à une mort cruelle, je me flattois de passer le reste de ma vie errante et vagabonde avec celui que mon cœur adore, et qui l'auroit remplie de charmes. Avec lui j'aurois supporté aisément les plus cruels revers. Mais la fortune, acharnée à me poursuivre, ne m'a montré quelques lueurs d'espérance que pour me tromper plus cruellement. Je me croyois libre, et me voilà encore esclave. Je croyois mes fers brisés, et m'en voilà encore chargée. J'étois renfermée dans une île, environnée de ténèbres, et mon sort aujourd'hui, loin d'être changé, n'est devenu que plus affreux, puisque je suis séparée de celui qui vouloit et qui pouvoit me consoler. Hier je quittai une caverne de brigands, séjour affreux, abîme inaccessible, que j'habitois, où plutôt j'étois enterrée; mais la présence de mon bien-aimé me consoloit. Là, il a pleuré ma mort, quoique je fusse pleine de vie; là, ses larmes ont arrosé des cendres qu'il croyoit les miennes. Aujourd'hui je suis privée de toutes ces consolations. Il n'est plus avec moi celui qui partageoit mes douleurs, celui qui allégeoit le poids de mes chagrins. Seule, abandonnée, prisonnière, abîmée dans la douleur, en butte aux jeux cruels de la fortune, si je supporte encore la vie, c'est dans l'espérance de revoir l'objet de ma tendresse. O toi, l'ame de ma vie! dans quels lieux es-tu? quel est ton sort? es-tu aussi esclave, toi qui naquis au sein de la liberté, toi qui ne connus jamais d'autre esclavage que celui de l'amour? Réserve-toi à ma tendresse. Puisses-tu revoir un jour ta chère Thisbé! car tel est le nom qu'il faudra bien que tu me donnes».
Cnémon, à ces mots, n'est plus maître de lui; il ne peut en écouter davantage. Il avoit d'abord soupçonné qu'il étoit dans l'erreur; mais ces dernières paroles lui persuadent que c'est vraiment Thisbé qu'il entend. Peu s'en fallut qu'il ne se laissât tomber contre la porte; mais il se retint, dans la crainte d'être surpris; car le jour approchoit[37]. Il se retire. Ses genoux chancellent; ses pieds heurtent à chaque pas: il donne contre les murailles; sa tête frappe contre le haut des portes, choque contre différens objets suspendus au plancher. Enfin, après bien des détours, il arrive à la chambre où il demeuroit, et se laisse tomber sur son lit. Tout son corps tremble; ses dents claquent les unes contre les autres, et peut-être auroit-il expiré, si Calasiris, s'appercevant de son état, ne l'eût ranimé en le pressant contre son sein, et ne fût venu à bout de le rappeler à la vie. Lorsqu'il a repris connoissance, il lui demande la cause de ces mouvemens convulsifs. Mon père, dit-il, je suis perdu. Thisbé ... ce monstre ... est véritablement en vie. En prononçant ces mots il retombe encore. Calasiris fait de nouveaux efforts pour retenir son ame prête à s'échapper.
Cnémon n'étoit alors que la victime des bisarreries de la fortune, qui souvent prend plaisir à se jouer des hommes, qui corrompt les plaisirs les plus vifs par l'amertume des chagrins. Elle lui montra un sujet de douleur dans ce qui devoit être pour lui un sujet de joie, et elle lui fit sentir toute la cruauté de ses caprices. Peut-être aussi l'homme n'est-il pas fait pour goûter des plaisirs purs et sans mélange. Cnémon alors fuyoit l'objet de ses vœux. Cnémon redoutoit une vue qui devoit le combler de joie. C'étoit Chariclée et non Thisbé qu'il avoit entendue gémir. Voici ce qui s'étoit passé.
Lorsque Thyamis eut été pris par les ennemis et chargé de chaînes, que l'île eut été livrée aux flammes et entièrement dévastée, Cnémon et Thermutis, l'écuyer de Thyamis, traversèrent le lac au point du jour pour s'informer du sort du chef des brigands. On a vu ce qu'ils devinrent. Théagènes et Chariclée, restés seuls dans l'île, tirèrent du sein même de leurs maux une source inépuisable de plaisirs: rien n'arrêta les élans de leur tendresse. Seuls, éloignés des importuns, ils s'abandonnent à toute la vivacité de leur amour. Oubliant l'univers entier, ils se tiennent long-tems et étroitement serrés dans les bras l'un de l'autre: ils se rassasient des charmes d'un amour pur et honnête: des larmes brûlantes se mêlent à leurs pudiques baisers. Théagènes, dans l'ardeur de ses désirs impétueux, vouloit-il franchir les bornes de la pudeur, Chariclée lui rappeloit ses sermens, modéroit ses transports, et son amant s'arrêtoit aussitôt. Vaincu par l'amour, mais vainqueur du plaisir, l'austère vertu parloit toujours à son cœur. Enfin la nécessité de réfléchir sur le parti qu'ils ont à prendre, impose silence à leurs transports, et Théagènes parle ainsi:
«O Chariclée! puissent les dieux de la Grèce nous accorder ce qui pour nous est le plus précieux des biens, ce qui nous a fait supporter tout, ce qui fait encore l'unique objet de nos vœux, d'être toujours l'un avec l'autre. Mais comme les choses humaines n'ont ni solidité, ni consistance; comme nous avons déjà beaucoup souffert, que nous nous attendons à souffrir beaucoup encore; que nous devons nous rendre au bourg de Chemmis, selon nos conventions avec Cnémon; que nous ignorons le sort qui nous attend; que le pays où nous devons nous rendre est sans doute bien éloigné d'ici, convenons de certains signes, qui nous éclaireront sur le sort de l'un et de l'autre, qui nous dirigeront dans nos recherches, si nous nous trouvons séparés. Des signes dictés par l'amour, imaginés pour réunir deux amans, peuvent épargner bien des fatigues, et sont des guides sûrs dans les voyages.
Chariclée approuve cet avis. Ils conviennent que sur les temples, les monumens publics, les statues, les pierres, dans les carrefours, Théagènes écrira le Pithique, et Chariclée la Pithie est partie à droite ou à gauche, vers telle ville, tel village, tel pays, avec l'indication du jour et de l'heure du départ. Si nous nous rencontrons, disent-ils, il suffira de nous voir pour nous reconnoître; jamais le tems ne pourra effacer de nos cœurs des traits que l'amour y a gravés. Ils conviennent encore que Chariclée montrera l'anneau que sa mère a exposé avec elle, et Théagènes une cicatrice à son genou blessé à la chasse d'un sanglier; que le mot flambeau dans la bouche de Chariclée, et celui de palmier dans celle de Théagènes, serviront encore à se reconnoître mutuellement. Ils s'embrassent ensuite l'un l'autre, versent des larmes, qui sont comme des libations offertes à l'amour, et se donnent des baisers garans de leur fidélité mutuelle.
Ils sortent de la caverne sans toucher à aucun des objets qu'elle recèle: ce seroit un crime à leurs yeux que de porter la main sur des richesses qui ne sont que le fruit du brigandage; mais ils prennent ce qu'ils ont apporté de Delphes, et que les brigands leur ont enlevé. Chariclée se déguise. Elle enferme dans une besace ses colliers, sa couronne, sa robe de prêtresse; et pour qu'on ne les voie point, elle met par-dessus quelques objets de vil prix. Elle donne son arc et son carquois à Théagènes: fardeau bien doux pour un amant, armes consacrées au dieu qui le tient asservi sous ses lois.
Déjà ils sont près du lac, se disposent à entrer dans une barque, lorsqu'ils apperçoivent une troupe d'hommes armés qui le traversent. Etonnés, interdits à cette vue, ils restent immobiles, comme frappés de stupeur. Ils gémissent amèrement sur les caprices de la fortune, qui se joue d'eux si cruellement. Mais les ennemis sont près d'aborder. Chariclée veut s'enfuir et retourner s'ensevelir dans cette caverne, pour se soustraire à leurs recherches. Déjà elle se met en devoir de courir, lorsque Théagènes, l'arrêtant: Jusqu'à quand, dit-il, fuirons-nous le destin qui nous poursuit? Cédons à la fortune; abandonnons-nous au torrent qui nous entraîne. L'avantage, que nous retirerons de fuir, sera de fuir encore, d'errer de climats en climats, d'essuyer encore des malheurs enchaînés à d'autres malheurs. Ne vois-tu pas, ô ma chère Chariclée! comme nous sommes le jouet de la fortune. A peine sortis de notre patrie, nous sommes tombés entre les mains des pirates. Aux dangers de la mer ont succédé sur terre des dangers plus grands. Des mains des ennemis nous sommes passés entre celles des brigands. Il n'y a qu'un instant, nous étions encore dans leurs chaînes. Nous nous voyions seuls, libres; il ne tenoit qu'à nous de nous échapper; de nouveaux meurtriers surviennent: ce ne sont que de nouveaux acteurs que la fortune amène sur un théâtre où nous jouons le premier rôle. Terminons ici cette affreuse tragédie; livrons-nous nous-mêmes au fer des assassins; prévenons une catastrophe peut-être plus terrible; craignons d'être réduits à nous donner nous-mêmes la mort.
Chariclée ne pense pas tout-à-fait comme Théagènes. Elle trouve justes ses plaintes contre la fortune, mais elle ne croit pas comme lui qu'il faille se livrer aux ennemis. Il n'est pas sûr, dit-elle, qu'ils nous ôteront la vie: non, la fortune ne nous favorise pas assez pour mettre ainsi fin à nos infortunes; peut-être veut-elle nous réserver aux horreurs de l'esclavage. Est-il genre de mort aussi affreux qu'une pareille destinée? Etre exposé aux insultes, aux outrages de barbares grossiers et brutaux, est un sort auquel il faut nous soustraire, à quelque prix que ce soit. Echappés plusieurs fois à des dangers plus grands, nous pouvons espérer d'échapper encore à celui-ci. Faisons ce qui te plaît, répartit Théagènes, et aussitôt il suit les pas de son amante, comme s'il eût été entraîné par une force invisible.
Mais ils ne peuvent arriver jusqu'à la caverne. Pendant qu'ils regardent les ennemis qu'ils ont en face, ils tombent, sans s'en appercevoir, entre les mains d'une autre troupe débarquée d'un autre côté de l'île, et ils se trouvent pris comme dans un filet. Ceux-ci s'arrêtent frappés d'étonnement en voyant Chariclée courir dans les bras de Théagènes pour y recevoir le coup de la mort: quelques-uns lèvent déjà la main pour les frapper; mais les regards de ces deux amans les éblouissent; leur colère se calme, le fer leur tombe des mains: la beauté désarme même les barbares; un spectacle touchant remplit l'œil le plus farouche des larmes de la sensibilité. Théagènes et Chariclée sont pris et conduits au général comme la plus belle partie du butin: ce fut même la seule proie qu'ils trouvèrent. En vain ils parcourent l'île entière d'une extrémité à l'autre; en vain ils la couvrent de la multitude de leurs soldats, comme d'un filet; leurs recherches sont infructueuses; l'incendie précédent l'avoit entièrement dévastée; la caverne seule, qu'ils ne connoissoient pas, étoit restée intacte. Théagènes et Chariclée paroissent devant le général.
C'étoit Mitranes, officier d'Oroondates, que le grand roi avoit établi Satrape de l'Egypte. Nausiclès, comme nous l'avons dit, l'avoit engagé, à force d'argent, à marcher vers cette île pour chercher Thisbé. Théagènes et Chariclée sont amenés devant lui, implorant le secours des dieux. Nausiclès, avec toute l'adresse et la présence d'esprit d'un marchand, s'élance vers Chariclée: c'est Thisbé, s'écrie-t-il, c'est elle-même. Les barbares Bucoles me l'avoient enlevée. O Mitranes, c'est votre bras, c'est la protection des dieux qui me la rendent! En même-tems, il prend Chariclée, tout transporté de joie; il s'approche d'elle, lui parle à l'oreille et en grec, pour n'être entendu de personne; il l'engage à dire elle-même qu'elle est Thisbé, pour conserver ses jours. Son stratagème lui réussit: Chariclée, qui entendoit la langue grecque, espérant tirer quelque service de Nausiclès, se prête à ses vues. Mitranes lui demande son nom. Elle répond qu'elle s'appelle Thisbé. Nausiclès alors courant vers Mitranes, l'embrasse mille fois, admire son bonheur; et flattant la vanité du barbare, il le félicite de ses anciens exploits, et sur-tout de la manière dont il a conduit cette expédition.
Enflé de ces éloges, trompé par le nom de Thisbé, persuadé de la vérité de ce que lui dit Nausiclès, Mitranes admire la beauté de Chariclée. Comme la lune environnée de nuages n'en brille qu'avec plus d'éclat, de même les haillons dont Chariclée est couverte, ne font que rendre les graces de sa figure plus brillantes. Nausiclès, par son adresse, s'étoit prémuni contre la légèreté du général persan, et empêchoit le repentir de naître dans son ame. Prenez-la, lui dit Mitranes, puisqu'elle vous appartient, et emmenez-la. En même-tems il la lui remet entre les mains, ayant toujours les yeux attachés sur elle, montrant que ce n'est qu'à regret et pour satisfaire à ses engagemens, et parce qu'il en avoit déjà reçu le prix. Mais celui-ci, dit-il, en montrant Théagènes, est à moi, quel qu'il soit: c'est une proie qui m'appartient. Je l'emmène, et il partira, sous bonne garde, pour Babylone. Il mérite de servir le roi à table.
Ils traversent ensuite le lac, et se quittent l'un l'autre. Nausiclès avec Chariclée, retourne à Chemmis. Mitranes dirige sa marche vers d'autres villages de son ressort. Il envoie aussitôt à Oroondates, à Memphis, Théagènes, avec une lettre conçue en ces termes:
Le général Mitranes au Satrape Oroondates.
«J'ai fait prisonnier un jeune grec, qui ne mérite pas d'être au nombre de mes esclaves: il est digne de ne paroître que devant le grand roi, et de le servir. Je vous l'envoie pour en faire présent à notre commun maître. Jamais la cour de Babylone n'en a vu et n'en verra d'une aussi grande beauté.» Tel étoit le contenu de la lettre.
Les premiers rayons de la lumière ne faisoient que de commencer à paroître, lorsque Calasiris et Cnémon vont trouver Nausiclès, dans l'espérance d'en tirer des lumières consolantes, et pour s'informer du succès de son expédition. Nausiclès lui raconte tout; son arrivée dans l'île, qu'il a trouvée déserte, et où il n'a d'abord rencontré personne; avec quelle adresse il a trompé Mitranes, qui lui a remis, sous le nom de Thisbé, une jeune fille que les Perses ont trouvée. Il ajoute qu'elle le dédommage bien de la perte de Thisbé; qu'elle est, par la beauté, au-dessus de Thisbé, autant qu'une déesse est au-dessus d'une mortelle; qu'il ne peut décrire tous ses charmes; qu'elle est dans sa maison, et qu'il peut la leur faire voir.
Ces paroles leur font soupçonner ce qui étoit arrivé. Ils prient Nausiclès de faire venir devant eux sa captive. Ils connoissoient la beauté incomparable de Chariclée. La jeune fille paroît. Elle baisse d'abord les jeux: un voile lui couvre le visage jusqu'aux sourcils. Ranimée par les paroles consolantes de Nausiclès, elle lève la tête, regarde. O surprise! tous trois aussitôt, comme de concert, comme frappée du même coup, poussent un cri aigu, gémissent, sanglottent; la maison retentit long-tems de ces paroles: O mon père! ô ma fille! tu es vraiment Chariclée, et non la Thisbé de Cnémon.
Nausiclès, étonné, garde le silence. Il voit Calasiris serrer Chariclée dans ses bras, la baigner de larmes. Troublé, incertain, il se croit transporté sur un théâtre, témoin de la reconnoissance de deux personnages. Enfin Calasiris, l'embrassant avec transport: O le meilleur des hommes, dit-il, puissent les dieux m'acquitter envers vous, et remplir tous vos vœux! C'est vous qui rendez à ma tendresse une fille que je n'espérois plus revoir; c'est vous qui réjouissez mes yeux du plus agréable des spectacles. O ma fille! ô Chariclée! où as-tu laissé Théagènes? A cette demande, Chariclée gémit. Celui, répond-elle après quelques instans de silence, celui qui m'a livrée à cet homme, l'emmène prisonnier. Calasiris prie Nausiclès de l'instruire du sort de Théagènes, lui demande quel est son nouveau maître, et où il l'emmène. Nausiclès alors comprend que ces deux jeunes gens sont ceux dont le vieillard lui a souvent parlé; que ce sont eux qu'il pleuroit, lorsqu'il le rencontra plongé dans la plus amère douleur. Il leur rapporte tout ce qui regarde Théagènes; il ajoute que, dans l'état de dénuement où il est, il n'aura d'autre consolation que de le reconnoître, et qu'il seroit étonné s'ils pouvoient, à force d argent, obtenir sa liberté de Mitranes. Nous sommes riches, dit Chariclée à Calasiris à l'oreille: promettez tout ce que vous voudrez; je conserve ce collier que vous connoissez; je l'ai avec moi.
Ces paroles inspirent de la confiance à Calasiris. Craignant que Nausiclès n'eût quelque soupçon, et ne comprît ce que Chariclée lui disoit: ô mon cher Nausiclès, dit-il, jamais le sage n'est pauvre: ses richesses égalent toujours ses besoins; il reçoit des dieux tout ce qu'il peut leur demander sans honte. Dites-moi seulement où est celui qui retient Théagènes dans les fers? Les dieux ne nous abandonneront pas; nous trouverons dans leurs bienfaits de quoi satisfaire l'avarice des Perses. Pour me persuader, répondit Nausiclès en souriant, que vous avez des moyens inconnus de vous enrichir, commencez par me compter le prix de la rançon de Chariclée. Vous pensez bien qu'un marchand n'aime pas moins l'argent que les Perses. Je le sais, dit Calasiris, et vous serez satisfait. Que ne méritez-vous pas, vous dont la générosité sans égale prévient mes désirs, vous qui me rendez ma fille, sans attendre que je vous la redemande? Il faut d'abord que je m'adresse aux dieux. Vous le pouvez, répond Nausiclès; je dois offrir un sacrifice aux dieux, pour les remercier du succès de mon expédition; assistez-y, si vous le voulez; priez-les, demandez-leur des richesses pour nous, et ne vous oubliez pas. Ne plaisantez point, lui dit Calasiris, et ne soyez pas incrédule. Allez préparer votre sacrifice; je m'y rendrai quand tout sera prêt.
Nausiclès va donner ses ordres. Peu après, quelqu'un vient de sa part inviter Calasiris et Cnémon à assister au sacrifice. Ils étoient convenus de ce qu'ils devoient faire. Ils ne manquent pas de s'y rendre avec Nausiclès et une foule d'autres personnes pareillement invitées; car le sacrifice se faisoit publiquement. Chariclée s'y rend aussi avec la fille de Nausiclès, et toutes les autres femmes qui, à force de prières et d'instances, lui persuadent de les accompagner. Peut-être ne se seroit-elle pas rendue à leurs sollicitations, si elle n'eût espéré, à la faveur de ce sacrifice, adresser au ciel des vœux pour Théagènes.
Arrivés au temple de Mercure, le dieu du commerce et des marchands, que Nausiclès honoroit d'un culte particulier, on immole la victime. Calasiris en considère quelque tems les entrailles. Les différentes altérations qui se manifestent sur son visage, annoncent le mélange de biens et de maux qu'il voit dans l'avenir; enfin il met les mains sur l'autel, en prononçant quelques mots, et feignant de tirer du foyer sacré un objet qu'il tenoit depuis long-tems: Nausiclès, dit-il, voilà ce que les dieux vous donnent pour la rançon de Chariclée. En même-tems il lui remet un anneau magnifique d'un prix inestimable: le contour est d'un métal précieux; le chaton, d'une améthyste d'Ethiopie, est de la grosseur de l'œil d'une jeune fille; sa beauté efface celle des améthystes de l'Ibérie et de la Grande-Bretagne; celles-ci sont d'un coloris doux, ressemblent à une rose dont les feuilles, récemment sorties du bouton, commencent à se colorer aux rayons du soleil; mais l'améthyste d'Ethiopie a l'éclat vif et pur d'une fleur de printems; quand on la tourne, il en part des rayons de lumière dont la vivacité n'éblouit point les yeux, mais les réjouit par un éclat tempéré. Elle a encore une vertu que n'ont point les améthystes d'occident: elle mérite vraiment son nom; elle garantit réellement de l'ivresse ceux qui la portent. Telles sont toutes celles qui viennent des Indes et d'Ethiopie, bien inférieures cependant à celle que Calasiris donna alors à Nausiclès. Elle est ornée de gravures: différentes figures y sont représentées. On y voit un jeune berger, gardant des troupeaux, placé sur la cîme d'une petite roche, d'où il voit tout autour de lui; il fait paître au son de la flûte, des chèvres qui, dociles à ses accens, sensibles à ses accords, semblent brouter le gazon fleuri: on diroit que leur toison est d'or; mais c'est moins une illusion de l'art, que l'effet de la couleur de l'améthyste. On voit aussi bondir les tendres agneaux: les uns courent en troupe à la roche; les autres sautent autour du berger, et forment, par cette gradation pastorale, un escarpement; d'autres, au milieu des feux de cette améthyste, aussi étincelans que ceux du soleil, grimpent légèrement vers la cîme de la roche. Les plus jeunes et les plus hardis semblent vouloir s'élancer par-dessus les bords; mais ce chaton, comme une bergerie d'or, les enferme dans son enceinte, ainsi que la roche, qui n'est point une illusion des yeux, mais qui existe réellement. L'ouvrier, en applanissant les bords, avoit fait en réalité ce qu'il vouloit représenter. Il avoit cru inutile d'imiter une pierre dans une pierre. Tel est cet anneau.
Nausiclès, étonné d'une chose si extraordinaire, transporté de joie à la vue d'un présent, que toute sa fortune auroit à peine payé: mon cher Calasiris, dit-il, je plaisantois; jamais je n'ai eu dessein de vous demander la rançon de Chariclée: mes vues étoient entièrement désintéressées; mais puisque, comme vous le dites, il ne faut pas rejeter les présens des dieux, je reçois cet anneau comme un don du ciel. Sans doute, Mercure, mon protecteur, le meilleur et le plus bienfaisant des dieux, me l'envoie: c'est lui qui vous l'a fait trouver au milieu des flammes: aussi en a-t-il toute la vivacité. Un présent, d'ailleurs, qui enrichit celui qui le reçoit sans appauvrir celui qui le donne, est à mes yeux le plus beau de tous les présens. En achevant ces mots, il invite à un repas Calasiris, et tous ceux qui avoient assisté au sacrifice. Il place les femmes dans l'intérieur du temple, et les hommes dans le vestibule. A la fin du repas, lorsque les tables furent desservies, et que l'on ne songea plus qu'à boire, les hommes font des libations à Bacchus, et chantent la chanson des nautonniers lorsqu'ils s'embarquent. Les femmes dansent, en rendant graces à Cérès. Chariclée seule, retirée à l'écart, ne partage point l'alégresse générale: elle demande aux dieux de sauver Théagènes, et de le lui conserver fidèle.
Les vapeurs du vin commençoient à échauffer la tête des convives; ils ne songeoient plus qu'à se livrer à diverses sortes d'amusemens. Nausiclès alors présentant à Calasiris une coupe pleine d'eau pure: mon cher Calasiris, dit-il, buvons, puisque c'est la seule liqueur que vous connoissiez; buvons en l'honneur des chastes nymphes qui n'ont aucun commerce avec Bacchus, des véritables nymphes. Si vous vouliez vous rendre à nos désirs, payer votre écot en discours, de quelle agréable liqueur vous nous verseriez! Vous entendez ces femmes; elles mêlent le plaisir de la danse à celui de la table. Mais le récit de vos aventures, si vous vouliez nous les raconter, plus agréable pour nous que la danse et le son des instrumens, assaisonneront ce repas d'un plaisir bien piquant. Vous avez plusieurs fois, comme vous le savez vous-même, différé de m'en faire part; vous gémissiez, affaissé sous le poids de la douleur.
Vous ne pouvez demander un moment plus heureux. De vos enfans, l'un est retrouvé, est entre vos bras; l'autre, avec le secours des dieux, vous sera bientôt rendu, sur-tout si vous ne me chagrinez pas encore par un nouveau délai.
O Nausiclès, reprit Cnémon, puissent les dieux vous combler de biens! Vous avez rassemblé ici des plaisirs de toute espèce; mais vous les dédaignez, vous les laissez au vulgaire, pour le plaisir d'entendre des choses vraiment étonnantes, des choses qui vous procureront tout ce que le plaisir a de plus piquant et de plus vif. Cette association de Mercure avec Bacchus; ce mélange des plaisirs de la conversation avec ceux de la table, annonce en vous une pénétration admirable à distinguer les qualités particulières de la divinité. Vos immenses richesses vous mettent bien en état de vous attirer la protection des dieux par la magnificence de vos offrandes; mais on ne peut mieux se concilier la faveur de Mercure qu'en montrant les mêmes goûts que lui, en unissant les charmes de la conversation à ceux de la bonne chère.
Calasiris, par complaisance pour Cnémon, par déférence pour Nausiclès, qu'il vouloit s'attacher de plus en plus, leur raconte son histoire, mais succinctement. Il abrège beaucoup tout ce qu'il avoit déjà raconté à Cnémon; il passe même sous silence tout ce qu'il croit inutile à Nausiclès de savoir. Il reprend le fil de sa narration à l'endroit où ils s'enfuirent de Delphes, et s'embarquèrent sur le vaisseau phénicien. Ils avancèrent d'abord au gré de leurs vœux. Un vent doux et favorable enfloit les voiles. Arrivés au détroit de Calydon, leur vaisseau est violemment agité au milieu d'une mer naturellement turbulente et orageuse. Cnémon interrompt Calasiris, et le prie de leur expliquer la cause des tempêtes qui régnent particulièrement sur ce bras de mer.
La mer Ionienne, reprend Calasiris, est renfermée en cet endroit dans un lit très-resserré: elle ne communique avec le golfe de Crisa que par un petit détroit. L'isthme du Péloponèse l'empêche de se jeter dans la mer Egée. C'est une digue opposée sans doute par la Providence à l'impétuosité de ses flots, qui, sans cette digue, inonderoient les pays voisins. Les flots, obligés de refluer dans ce détroit, rencontrent ceux qui y coulent, les choquent avec une extrême violence. De ce conflit il résulte une ébullition terrible; les flots se soulèvent, se couvrent d'écume; et de là les tempêtes si fréquentes dans ce détroit. Tous les convives applaudissent et reconnoissent la véritable cause des tempêtes qui agitent la mer Ionienne. Calasiris poursuit ainsi:
Après avoir passé ce détroit, et laissé derrière nous les îles Aiguës, nous crûmes appercevoir le promontoire de Zacynthe, qui s'offrit à nos yeux comme un nuage obscur. Le pilote fait caler les voiles. Nous lui demandons pourquoi il rallentit ainsi la marche du vaisseau, poussé par un vent favorable. Avec ce vent, dit-il, nous arriverons à terre vers la première veille de la nuit. Je crains déchouer, au milieu des ténèbres, contre un rivage bordé de rochers et d'écueils. Il vaut donc mieux passer la nuit en pleine mer, ne donner de vent à nos voiles que ce qu'il en faut pour prendre terre au point du jour. Voilà ce que le pilote nous répondit; mais il se trompa dans ses conjectures. Le soleil se levoit lorsque nous jetâmes l'ancre.
Nous débarquâmes à peu de distance de la ville. Les insulaires fixés le long du rivage, accourent comme à un spectacle extraordinaire. Ils admirent la légèreté, la beauté, la grandeur de notre vaisseau; ils croient y reconnoître la construction phénicienne; ils sont sur-tout étonnés de nous voir aborder heureusement et sans accident: bonheur auquel nous ne devions pas nous attendre dans un voyage entrepris après le coucher des Pleïades. Presque tous les passagers descendent du vaisseau pendant qu'on l'attache au rivage, et se dispersent dans la ville pour leurs affaires.
J'avois appris du pilote que nous passerions l'hyver dans cette île. Je ne voulus point rester sur le vaisseau, au milieu de la licence qui règne parmi les gens de mer, ni chercher une demeure dans la ville, de peur qu'on ne découvrît l'asyle de mes deux jeunes gens. Je résolus de chercher sur le rivage un endroit où je pourrais passer l'hyver. J'avance quelques pas; j'apperçois un vieux pêcheur assis devant sa porte, raccommodant les mailles de son filet. Je m'approche: Vieillard, lui dis-je, je vous salue; dites-moi où je pourrois trouver un séjour?—Il s'est accroché hier à ce rocher voisin, et ces mailles se sont rompues.—Ce n'est pas là ce que je vous demande. Vous nous obligerez beaucoup, si vous voulez nous recevoir chez vous, ou nous indiquer une autre demeure.—Ce n'est pas moi: je n'y étois pas. Non, Thyrrène n'est pas assez imprudent: la vieillesse ne l'a pas aveuglé jusques-là. C'est la faute de mes enfans, qui, par leur inexpérience, ont été jeter ce filet dans un endroit dont ils ne devoient pas approcher.
Enfin je m'apperçois qu'il est sourd. Vieillard, lui dis-je alors en élevant la voix, je vous salue. Nous sommes des étrangers qui vous prions de nous indiquer une demeure.—Si vous voulez, me répondit-il, en nous rendant le salut, vous demeurerez avec nous, à moins que vous ne cherchiez une maison grande et riche, et que vous ne meniez avec vous une multitude d'esclaves.—Je n'ai que deux enfans, et moi je suis le troisième.—Bon, c'est ce qu'il faut[38]: nous ne sommes qu'un plus que vous; j'ai encore avec moi deux de mes enfans, les autres sont mariés et pères de famille[39]; la nourrice de mes enfans fait la quatrième; car leur mère est morte depuis peu. Soyez donc le bien-venu; croyez que nous noua ferons un plaisir de recevoir un homme en qui, dès le premier abord, j'ai remarqué un air distingué.
J'accepte ses offres; je reviens ensuite avec Chariclée et Théagènes retrouver Thyrrène, qui nous reçoit bien, et nous cède la partie de sa maison la plus chaude. Nous y trouvâmes assez d'agrément pendant l'hyver: nous passions les jours tous ensemble. Chariclée couchoit avec la nourrice, moi avec Théagènes, et Thyrrène, avec ses deux enfans, dans un autre appartement. Nous mangions tous ensemble; nous défrayions nos hôtes de tout. Thyrrène donnoit aux deux amans du poisson qu'il alloit pêcher lui-même: quelquefois, pour passer le tems, nous y allions avec lui. Il avoit singulièrement diversifié ce plaisir, que, grâce à son intelligence, on pouvoit se donner en tout tems. Il connoissoit les endroits les plus favorables et les plus poissonneux: bien des personnes attribuoient à une faveur spéciale de la fortune, ce qui n'étoit que le fruit de son adresse; mais la fortune, comme on dit, ne donne pas de relâche à ceux qu'elle poursuit. La beauté de Chariclée lui attira des désagrémens jusques dans cette solitude. Ce marchand tyrien, qui avoit remporté une couronne aux jeux pythiques, qui nous avoit emmenés sur son vaisseau, me prenoit souvent en particulier, m'accabloit d'importunités et d'instances, me demandant Chariclée en mariage, comme si j'eusse été son père. Une tarissoit point sur ses qualités, sa noblesse, son mérite, ses richesses: le vaisseau lui appartenoit, ainsi que la plus grande partie de la cargaison; qui consistoit en or, en diamans, en soieries. A tant d'avantages il falloit encore ajouter sa victoire récente; enfin il possédoit tout.
Je lui représente l'état de dénuement où je me trouve; j'ajoute que jamais je ne donnerai ma fille à un étranger, dont la patrie est si éloignée de l'Egypte. Mon père, reprend-il, il est aisé de lever toutes ces difficultés; la possession de votre fille me tiendra lieu de dot, d'argent, de tous les trésors possibles. J'abandonne ma patrie pour me fixer dans la vôtre: dès ce moment je renonce à mon voyage de Carthage; je vous suis par-tout où vous voudrez aller. Enfin, le voyant s'opiniâtrer dans ses desseins, mettre toujours plus de chaleur dans ses poursuites, m'obséder continuellement de ses importunités, je lui donne des espérances, pour me délivrer de ses sollicitations; et dans la crainte qu'il ne se portât même à quelque violence dans cette île, je lui promets de tout arranger à mon retour en Egypte.
A peine étois-je débarrassé du Phénicien, qu'un nouvel orage se forma et gronda sur notre tête[40]. Quelques jours après, Thyrrène, me tirant à l'écart dans un angle formé par les sinuosités du rivage: Calasiris, me dit-il, j'en jure par Neptune, le dieu de la mer, et par les autres divinités de son empire, je vous aime comme mon frère; vos enfans me sont aussi chers que les miens. Je veux vous faire part d'un projet funeste que l'on médite et que je ne puis taire. Vous mangez avec moi à la même table: le silence seroit un crime de ma part; je veux donc vous en instruire. Des pirates, placés en embuscade dans une baie, derrière ce promontoire, cherchent à s'emparer du vaisseau phénicien; des sentinelles, qui se succèdent sur les rochers, épient le moment où il mettra à la voile. Songez-y; mettez-vous sur vos gardes: voyez ce que vous avez à faire. C'est sans doute à vous, ou plutôt à votre fille, qu'en veulent ces hommes pour qui il n'y eut jamais rien de sacré.
Thyrrène, lui dis-je, puissent les dieux vous récompenser comme vous le méritez! Mais, comment ce projet vous est-il connu? Comme pêcheur, me répond-il, je connois ces hommes; je leur porte du poisson, que je leur vends plus cher qu'à tout autre. Hier, pendant que je ramassois mes filets auprès de ces bas-fonds, le chef de ces pirates s'approchant de moi, me demande si je sais quand les Phéniciens mettront à la voile. Pénétrant aussitôt son dessein: Trachin, lui dis-je, je ne puis vous dire le jour précis; mais je crois que ce sera au printems. La jeune fille qui demeure chez vous partira-t-elle avec eux?—Je l'ignore; mais pourquoi me faire toutes ces questions?—Je ne l'ai vue qu'une fois, et je l'aime éperduement. Parmi le grand nombre de femmes, et même belles, qui me sont tombées entre les mains, jamais je n'ai vu de beauté pareille.
Je voulois l'engager à me découvrir ses projets. Pourquoi, repris-je, ne pas éviter le combat contre les Phéniciens, et ne pas l'enlever de chez moi sans qu'il vous en coûte une goutte de sang, et avant qu'ils se mettent en mer?—Les pirates eux-mêmes ont des égards et de l'humanité pour ceux qu'ils connoissent: c'est vous que je ménage; je ne veux pas vous jeter dans l'embarras, ni vous faire chercher vos hôtes. Je veux d'ailleurs frapper deux grands coups en même-tems, m'emparer des richesses du vaisseau et de la jeune fille; ce que je ne pourrais faire en l'enlevant sur terre: le voisinage de la ville m'exposeroit encore à des dangers. Quand on apprendrait cet enlèvement, on pourroit se mettre à ma poursuite.
Je l'ai quitté en louant beaucoup sa prudence. Je vous préviens des desseins que trament contre vous ces ennemis du genre humain. Songez à votre salut et à celui de vos enfans.
Ces paroles jetèrent la consternation dans mon ame; mon esprit effrayé formoit projet sur projet, sans s'arrêter à aucun. Le hasard me fait rencontrer ce même marchand phénicien, qui, en m'entretenant de son amour, me présente un moyen d'échapper au danger. De tout ce que j'avois appris de Thyrrène, je ne lui dis que ce que je crus nécessaire. Je feins qu'un habitant de l'île songe à enlever ma fille; qu'il n'a pas assez de forces pour l'empêcher. Tout me parle pour vous, ajoutai-je; je vous connois: vous êtes riche. Vous m'avez promis de vous fixer dans ma patrie; et j'aimerois mieux vous donner la main de ma fille. Il faut donc, pour l'intérêt de votre amour, vous hâter de quitter ce lieu avant de voir l'orage fondre sur nous.
Ces paroles le transportent de joie: Mon père, me dit-il en m'embrassant, quand voulez vous que nous mettions à la voile? Quoique la saison ne soit pas encore favorable aux navigateurs, nous pouvons au moins changer de rade, nous mettre hors de danger, en attendant le printems. Eh bien, lui dis-je, si vous voulez suivre mon conseil, nous partirons au commencement de la nuit. Vous serez satisfait, me répond-il; et en même-tems il se retire.
De retour à la maison, je ne dis rien à Thyrrène; mais je préviens mes enfans qu'au milieu de la nuit nous nous embarquerons. Ils sont étonnés de la précipitation de ce départ, et m'en demandent la raison. Je remets à un autre moment de les en instruire; je me contente de leur dire qu'il faut que nous partions. Nous prenons un repas léger, et nous allons nous coucher. Je crus voir en songe un vieillard maigre et décharné, mais dont la robe retroussée laissoit appercevoir des muscles et des nerfs qui annonçoient que, dans sa jeunesse, il avoit été vigoureux. Un casque est sur sa tête; il a le regard perçant et rusé: il semble boîter d'une blessure à la cuisse. Il s'approche de moi, et, avec un sourire menaçant: Mon ami, me dit-il, tu es le seul qui n'as pas songé à moi: tous les voyageurs qui passent auprès de Céphalénie, visitent ma demeure: la célébrité de mon nom les y attire. Tu as poussé l'indifférence jusqu'à ne pas me saluer[41], quoique tu demeures dans le voisinage; bientôt tu porteras la peine due à ton insouciance: aussi malheureux que moi, tu trouveras des ennemis sur terre et sur mer. Mon épouse salue la jeune fille que tu mènes avec toi; elle s'intéresse beaucoup à elle, parce qu'elle sacrifie tout à la chasteté. Elle lui annonce une heureuse fin à toutes ses calamités.
Troublé par ce songe, je me lève brusquement. Qu'avez-vous, me dit Théagènes?—Je crains que nous n'ayons passé l'heure de nous embarquer: voilà la cause de mon trouble. Levez-vous; préparez tout pour notre départ. Je vais trouver Chariclée; mais elle étoit déjà auprès de moi. Thyrrène nous entend, se lève et nous demande ce que nous avons. Nous allons suivre votre conseil, lui dis-je, et tâcher de nous soustraire à nos ennemis. Je prie les dieux de vous récompenser de la bonté avec laquelle vous nous avez traités. J'ai encore un dernier service à vous demander; c'est de passer à Ithaque, d'offrir pour nous un sacrifice à Ulysse et de l'appaiser. Il m'est apparu cette nuit, s'est plaint que je l'ai négligé, et ma menacé de toute sa colère. Thyrrène me promet de remplir mes intentions; il nous accompagne jusqu'au rivage, en pleurant, nous souhaite une navigation heureuse, et telle que nous pouvons la désirer. Mais pourquoi vous fatiguer par ces détails? Le jour commençoit à paroître, et nous avancions en pleine mer. Les matelots d'abord avoient refusé de partir; mais enfin le marchand phénicien les y avoit déterminés, en leur représentant qu'ils avoient à craindre d'être attaqués par les pirates. Il étoit loin de penser qu'il disoit la vérité.
Nous eûmes d'abord à lutter contre l'impétuosité des vents et la fureur des flots. Enfin, après des peines incroyables, après avoir failli être engloutis dans les ondes, nous abordons à un promontoire de Crète. Nous avions perdu notre gouvernail; nos antennes étoient brisées en grande partie. Nous résolûmes de nous y arrêter quelques jours, pour remettre notre vaisseau en état, et nous rétablir nous-mêmes des fatigues de la mer. On nous annonça que nous partirions le premier jour après la jonction de la lune avec le soleil.
A peine fûmes-nous en pleine mer, que les zéphyrs enflèrent nos voiles. Notre pilote, attaché au gouvernail jour et nuit, cingla vers la Lybie. Il disoit qu'avec un vent favorable, il pouvoit traverser la mer en droite ligne, et qu'il falloit se hâter d'aborder à quelque terre, d'entrer dans quelque rade, parce qu'il voyoit venir derrière nous un vaisseau de pirates. Depuis que nous avons quitté l'île de Crète, ajouta-t-il, il suit exactement nos traces, et semble régler sa course sur la nôtre. Plusieurs fois j'ai feint de détourner notre vaisseau de sa route; je l'ai vu autant de fois faire la même manœuvre.
Les uns, effrayés de ces paroles du pilote, veulent se préparer au combat; d'autres, sans y apporter la moindre attention, disent qu'on voit souvent en pleine mer de petits vaisseaux suivre les grands, croyant naviguer avec plus de sûreté sur leurs traces. Chacun soutient son avis. La nuit approche. On étoit au moment où les laboureurs abandonnent leurs travaux. Le vent s'appaise; son souffle doux et foible ne fait plus qu'agiter les voiles, sans faire avancer le vaisseau. Enfin il tombe tout-à-fait au coucher du soleil, comme s'il étoit d'intelligence avec nos ennemis: un calme profond règne sur les flots.
Tant que le vent continua de souffler, les pirates restèrent bien loin derrière nous. Les voiles de notre vaisseau étant plus grandes, recevoient un plus grand volume d'air; mais le calme et l'immobilité des flots nous obligèrent alors d'avoir recours aux rames pour avancer. Les pirates, tous rameurs exercés, montant un vaisseau plus léger que le nôtre, ne tardèrent pas à nous atteindre: déjà ils sont près de nous. Un habitant de Zacynthe, embarqué avec nous, s'écrie: Les voilà! les voilà! nous sommes perdus; ce sont des pirates: je reconnois le vaisseau de Trachin. Ces cris jettent l'épouvante parmi les passagers. Au milieu du calme, nous sommes agités de la plus violente tempête: on n'entend que des plaintes, des gémissemens; tout est dans un désordre affreux. Les uns se précipitent dans la sentine; les autres, sur le pont, s'animent mutuellement au combat; d'autres cherchent à s'emparer de la barque de secours pour s'échapper. Cependant l'ennemi est près de nous: il faut se défendre. Le tumulte cesse; chacun s'arme de ce qu'il trouve sous sa main. Chariclée et moi nous arrêtons Théagènes, dont nous avons peine à modérer l'ardeur et le courage impétueux à la vue de l'ennemi. Chariclée craint d'en être séparée, même à la mort; elle veut partager son sort, périr du même coup, et expirer dans ses bras. Mais lorsque j'eus vu que notre ennemi étoit Trachin, je crus travailler à notre salut en retenant Théagènes; je ne fus point trompé dans mes espérances.
Les pirates s'approchent, se présentent obliquement: ils ne lancent point de traits; ils tâchent de s'emparer de notre vaisseau sans répandre de sang. Ils voltigent autour de nous, et nous forcent à rester en place. Ils semblent nous assiéger et vouloir nous prendre par composition. Malheureux! s'écrient-ils, quelle est votre folie! voulez-vous, par une résistance inutile à des forces si supérieures, vous exposer à la mort, tandis que nous vous offrons la vie? Il ne tient qu'à vous de sauver vos jours: passez dans cette barque, nous vous laissons aller.
Ainsi parlent les pirates. Tant que les armes ne brillèrent point, que le sang ne coula point, les Phéniciens montrèrent de l'audace, et refusèrent d'abandonner le vaisseau. Mais bientôt le plus hardi des ennemis s'élance au milieu de nous, frappe à grands coups d'épée tout ce qu'il rencontre, et fait voir que la force des armes seule doit décider l'affaire. Les autres le suivent. Les Phéniciens, effrayés, se jettent aux pieds des pirates, leur demandent quartier et s'abandonnent à la discrétion des vainqueurs. Déjà les pirates, animés par la vue du sang qui aiguisoit leur fureur, commençoient un carnage affreux. Trachin ordonne d'épargner le reste. Nous nous soumettons à tout: nous mettons bas les armes; mais nous sommes traités plus cruellement que si nous eussions fait la plus vigoureuse résistance. On nous ordonne de sortir du vaisseau avec un seul habit, sous peine de mort. Il n'est rien que les hommes ne sacrifient à la conservation de leurs jours. Les Phéniciens perdoient tout espoir de fortune en perdant leur vaisseau; cependant, à les voir s'élancer à l'envi dans la barque pour mettre leur vie en sûreté, on eût dit qu'ils gagnoient au lieu de perdre.
Lorsque, pour obéir aux lois imposées par le vainqueur, nous nous présentâmes pour sortir, Trachin, arrêtant Chariclée: O vous! le digne objet de ma tendresse, dit-il, ce n'est pas contre vous, mais pour vous que nous avons combattu. Je vous suis depuis votre départ de Zacynthe; c'est pour vous que j'ai traversé tant de mers, que j'ai bravé tant de périls; calmez-vous, tout ici vous est soumis: ainsi parle Trachin.
C'est le comble de la sagesse que de savoir s'accommoder aux circonstances. Chariclée, par mes conseils, paroît insensible à son malheur: elle fait effort sur elle-même; et, empruntant le langage de la séduction: Je rends graces aux dieux, dit-elle, de vous avoir inspiré des sentimens humains pour nous. Si vous voulez m'inspirer véritablement de la confiance, et m'engager à demeurer auprès de vous, donnez-moi cette marque de votre bienveillance: vous voyez mon père et mon frère, sauvez-les; ne souffrez pas qu'ils sortent du vaisseau: la vie, sans eux, me seroit à charge. En même-tems elle se jette à ses genoux et les tient long-tems embrassés. Trachin feint de résister à ces tendres supplications: sa captive à ses pieds est un spectacle qui flatte son orgueil. Enfin, les larmes de Chariclée le touchent; la douceur de ses regards subjugue son ame; il la relève: Je vous accorde, dit-il, votre frère avec plaisir; je vois en lui un jeune homme rempli de courage, qui pourra nous rendre des services. Mais ce vieillard est un fardeau inutile, dont je ne me charge que pour vous plaire.
Cependant le soleil, arrivé au bout de sa carrière, ne laissoit plus tomber que quelques foibles rayons, luttant avec peine contre les ténèbres de la nuit: tout-à-coup la mer s'enfle, soit que les approches de la nuit soulevassent ses flots, soit que la fortune le voulût ainsi. On entend les vents siffler dans le lointain. Les pirates avoient quitté leur vaisseau, et s'étoient précipités dans l'autre pour en piller la cargaison. Le vent qui s'élève jette le trouble parmi eux; ils ne savent comment gouverner un si grand vaisseau. Les différentes manœuvres se trouvent exécutées au hasard et par le premier venu; chacun se prétend capable de faire ce qu'il n'a jamais appris, et croit que ses lumières naturelles suffisent. Les uns hissent les voiles sans ordre; d'autres attachent les cordages sans connoître leur usage. Celui-ci, sans aucune expérience, se met à la proue; celui-là à la poupe et tient le gouvernail. Nous courûmes les plus grands dangers, moins par la violence de la tempête, qui ne bouleversoit pas encore les vagues, que par l'impéritie du pilote, qui résista aux flots, tant qu'une foible lumière nous éclaira, mais qui céda quand la nuit fut arrivée. Les vagues commençoient à nous gagner, et nous étions sur le point d'être engloutis. Quelques pirates tentent de passer dans le vaisseau qu'ils avoient quitté; mais les vagues les en empêchent. Le commandant les retient, en leur représentant que celui où ils sont, avec les richesses qu'il contient; vaut bien mieux que plusieurs vaisseaux semblables au leur. Il coupe aussi le câble qui les attache, sous prétexte qu'ils sont plus en danger[42]. Ses vues se portent encore dans l'avenir. Aborder à terre avec deux vaisseaux, c'étoit se rendre suspect: on ne manqueroit pas de s'informer par qui ils étoient montés. Enfin on approuve une mesure qui garantit d'un double danger.
A peine le cordage qui attachoit les deux vaisseaux l'un à l'autre est-il coupé, que nous nous sentons soulagés, sans cependant être hors de danger. Après avoir été long-tems balottés par les flots en courroux; après avoir jeté beaucoup de choses à la mer; après avoir vu de près toutes les horreurs de la mort, et avoir passé cette nuit dans les angoisses les plus horribles, nous abordons le jour suivant, vers le soir, à une embouchure du Nil, appelée l'embouchure d'Hercule. Malheureux! nous abordons en Egypte. Les pirates sont dans la joie; et nous, nous reprochons à la mer de nous avoir laissé la vie, de nous avoir dérobés à une mort exempte d'outrages, pour nous livrer sur terre à un sort plus cruel, à une attente plus affreuse entre les mains de brigands sans pudeur et sans retenue.
Leurs premières démarches ne furent pas propres à nous rassurer. A peine sont-ils à terre, que, sous prétexte de remercier Neptune de les avoir sauvés, ils débarquent du vin de Tyr, et quelques autres choses. Ils envoient dans les villages circonvoisins quelques-uns d'entr'eux avec de grandes sommes d'argent, pour acheter des provisions: ceux-ci reviennent bientôt après, amenant avec eux un troupeau entier, de porcs et de brebis. Ceux qui étoient restés à bord les reçoivent, allument un grand feu, les égorgent et préparent un festin.
Trachin, me prenant en particulier pour n'être entendu de personne: Mon père, me dit-il, je veux unir mon sort à celui de votre fille; je vais, comme vous le voyez, célébrer aujourd'hui cet hymen; je vais, en offrant un sacrifice aux dieux, célébrer la plus belle de toutes les fêtes. J'ai cru devoir vous prévenir de mes intentions, pour ne pas vous voir triste au milieu de ce repas, pour que votre fille, instruite par vous de mes volontés, s'y prête sans répugnance. Je ne prétends pas que vous serviez auprès d'elle ma passion: j'ai en main ce qui peut me répondre de son consentement, la force; mais je veux suivre les voies de l'honneur, et je crois que votre fille prévenue, par la bouche même de son père, de la fête qui se prépare, se montrera moins rebelle à mes intentions.
J'applaudis à son discours; je lui témoigne de la joie; je feins d'avoir de grandes actions de grâces à rendre aux dieux, qui donnent à ma fille un époux dans son maître. Je m'éloigne quelques instans pour réfléchir sur le parti que j'avois à prendre: me rapprochant ensuite de lui, je le prie, pour mettre le plus grand éclat dans la célébration de cette fête, de donner à ma fille la jouissance du vaisseau pour se préparer; de défendre à qui que ce soit de la troubler, afin qu'elle puisse autant que lui permettent les circonstances, relever la pompe de cette cérémonie par la magnificence de sa parure. Je lui représente qu'il ne convient pas qu'une jeune fille, distinguée par sa naissance et sa fortune, qui va passer dans les bras d'un époux, ne se montre pas aussi brillante quelle le peut, quoique ni le lieu, ni le tems ne lui permettent pas de déployer toute la magnificence digne d'un tel hymenée.
Trachin, ivre de joie, me promet d'avoir égard à mes demandes. En effet, il ordonne à ses gens de tirer du vaisseau tout ce dont on avoit besoin, et leur défend d'en approcher ensuite. Ses ordres sont aussitôt exécutés. On tire du vaisseau des tables, des coupes, des tapis de Tyr et de Sidon, et tout ce qui peut orner un festin; on les voit charger sur leurs épaules indistinctement des objets précieux, fruits de tant de sueurs et d'épargnes, qui, grâce aux bizarreries de la fortune, vont parer le repas de ces insolens pirates.
Je vais ensuite voir Théagènes et Chariclée; je la trouve fondant en larmes. Ma fille, lui dis-je, vous devez être accoutumée à toutes ces épreuves. Sont-ce vos maux passés que vous pleurez? avez-vous quelque nouveau sujet de chagrin? Tout, dit-elle, tout me désespère. Je pleure l'avenir; je pleure le funeste amour de Trachin: les circonstances ne servent qu'à le rendre plus ardent. Un bonheur inespéré fait oublier les lois de l'honneur; mais Trachin pleurera son amour trompé: la mort me dérobera à ses embrassemens. Si je suis séparée de vous avant le trépas, ce sont vos conseils, ce sont ceux de Théagènes qui causent mon malheur.
Vous ne vous trompez point, lui dis-je. Trachin, après le sacrifice, veut, par un festin solemnel, célébrer son hymen avec vous. Il me croit votre père, et il m'a prévenu de ses desseins. Il y a long tems que Thyrrène m'a instruit, à Zacynthe, de la passion violente de ce pirate; mais je croyois pouvoir vous soustraire à ses feux, et si je ne vous les ai point révélés, c'est que je ne voulois point vous affliger par la perspective d'un avenir douloureux. Hélas! mes enfans, la fortune ennemie a renversé mes espérances; nous sommes suspendus sur un abîme. Il ne nous reste plus qu'à nous armer de courage et d'intrépidité. Bravons les dangers qui nous environnent. La liberté, une vie honorable, ou une mort glorieuse sera le prix de nos généreux efforts.
Ils me promettent de tout oser. Je leur montre le parti que nous avons à suivre; et je les presse de prendre toutes les mesures nécessaires pour en assurer le succès. Je vais trouver le lieutenant de Trachin, nommé, je crois, Pélore. Je lui dis que j'ai quelque chose d'intéressant à lui communiquer. Il se fait un plaisir de m'écouter, me tire à l'écart pour n'être entendu de personne: Mon fils, lui dis-je, écoutez-moi en peu de mots; le tems ne me permet pas de m'expliquer ici fort au long. Ma fille vous aime: ce sont vos qualités qui vous ont gagné son cœur. Elle soupçonne que votre commandant ne prépare un repas que pour célébrer ses noces. Elle a cru entrevoir ses desseins dans l'ordre qu'il lui a donné de mettre ses plus belles robes. Songez à rompre ce dessein; car ma fille aime mieux mourir que devenir l'épouse de Trachin.
Vieillard, me répond Pélore, soyez tranquille; moi-même depuis long-tems j'aime votre fille; je n'attends qu'un moment favorable: dans le combat, je me suis élancé le premier sur le vaisseau ennemi. Trachin doit un prix à ma valeur. Par reconnoissance, il cédera votre fille à mon amour, ou il pleurera son hymen, et ce bras le punira comme il le mérite.
Je le quitte aussitôt pour ne donner lieu à aucun soupçon. Revenu auprès de mes enfants, je fortifie leur courage, en leur promettant un heureux succès de mon stratagème.
Le festin commença peu de tems après; déjà les convives, échauffés par le vin, ne connoissoient plus de bornes ni de frein. Me penchant vers Pélore, auprès duquel je m'étois placé à dessein: Avez-vous vu, lui dis-je, comme Chariclée est parée?—Non.—Eh bien! vous pouvez la voir: entrez dans le vaisseau, mais secrètement; car vous savez que votre commandant l'a défendu: vous croirez voir Diane elle-même. Modérez l'ardeur de vos désirs; n'allez pas exposer ses jours et les vôtres. Il se lève aussitôt; et, feignant quelque besoin pressant, il court secrètement au vaisseau. Il voit Chariclée couronnée de laurier, revêtue d'une robe étincelante d'or. Persuadée qu'elle alloit à la victoire ou à la mort, elle s'étoit revêtue de la robe qu'elle portoit à Delphes dans les cérémonies religieuses: toute sa personne brilloit d'un éclat éblouissant; tout annonçoit une vierge qui va passer sous les lois de l'hymen. A sa vue, le cœur de Pélore est embrasé des feux de l'amour et de la jalousie; les bouillans transports, la sombre fureur, la rage sont peints dans ses yeux. A peine est-il à sa place: Pourquoi, s'écrie-t-il, ne reçois-je pas le présent dû à celui qui monte le premier sur un vaisseau ennemi? Tu ne l'as pas demandé, répond Trachin; il n'a pas encore été question du partage des dépouilles.—Eh bien! je demande la jeune captive.—Prends tout ce qui te fera plaisir, excepté elle.—Tu annulles donc la loi établie parmi les pirates, loi qui autorise à choisir à son gré celui qui, le premier, s'élance sur un vaisseau ennemi, et s'expose pour tous les autres aux plus grands dangers.—Je ne casse point cette loi; mais j'en invoque une autre qui ordonne aux sujets d'obéir à leur chef. J'aime aussi cette jeune captive; et je ne crois pas demander trop que demander à être préféré. Si tu ne te soumets à cet ordre, cette coupe te punira de ton insolence. Voyez-vous, s'écrie Pélore, en s'adressant aux convives, comme la valeur est récompensée? C'est ainsi que chacun de vous, victime de cette loi tyrannique, se verra arracher le fruit de ses travaux.
L'affreux spectacle que nous vîmes alors, Nausiclès! Telle la mer, soulevée par les vents, mugit sous les coups de la tempête; tels ces pirates, ivres de vin et de fureur, s'agitent, s'élancent, poussent des cris horribles. Il se forme deux partis: les uns veulent faire respecter leur chef; les autres, la loi. Enfin, Trachin lève le bras pour lancer une coupe à Pélore; mais celui-ci est sur ses gardes. Il enfonce son épée dans le sein de son rival, qui, atteint d'un coup mortel, tombe sans vie. Un combat sanglant s'allume: les pirates se jettent les uns sur les autres, et confondent leurs coups: les uns veulent venger leur chef; les autres prétendent défendre le parti de la justice, en défendant Pélore. Les cris confus des combattans, des mourans, retentissent au loin; les coupes, les morceaux de bois, les pierres, les débris des tables, tout sert leur aveugle fureur.
Retiré à l'écart sur une éminence, je considère le combat sans partager le danger. Cependant Théagènes et Chariclée ne restent pas spectateurs oisifs de cette scène sanglante. Théagènes, hors de lui, et bouillant de courage, se jette d'abord, comme nous en étions convenus, dans un des deux partis. Chariclée, voyant le combat engagé, décoche des flèches de dessus le vaisseau, prenant bien garde d'atteindre Théagènes. Egalement ennemie des deux partis, elle immole le premier qui s'offre à ses coups; elle voit les combattans à la lueur des flammes, et n'en est point vue. Les pirates ignorent d'où partent ces traits; quelques-uns s'imaginent que les dieux eux-mêmes combattent contre eux. Enfin, tous périssent; il ne reste plus que Théagènes et Pélore. Pélore est brave, accoutumé à verser le sang. Chariclée ne peut plus se servir de son arc: brûlant du désir de secourir son amant, elle craint d'être trahie par son adresse; car les deux rivaux se tiennent corps-à-corps. Mais Pélore ne résiste pas long-tems. Désespérée de ne pouvoir secourir son amant par des effets, Chariclée le secoure par ses paroles[43]: Courage, mon ami, s'écrie-t-elle, courage! Ces paroles raniment la valeur et les forces de Théagènes; il voit dans Chariclée le prix de la victoire. La défaite de Pélore est assurée. Quoique couvert de blessures, son ardeur redouble: il s'élance sur son ennemi, lui porte un coup d'épée à la tête. Pélore évite le coup par un léger mouvement; l'épée effleure l'épaule, et coupe le bras à la jointure du coude. Aussitôt l'un prend la fuite, et l'autre le poursuit.
Je ne sais comment se termina le combat; je ne vis point revenir Théagènes. Je restai sur cette éminence: je ne voulus point descendre dans un lieu fumant de sang et de carnage; mais Chariclée le vit revenir. Lorsque le jour parut, je l'apperçus couché, environné des ombres de la mort, Chariclée assise auprès de lui et abîmée dans la douleur: elle sembloit vouloir s'immoler sur le corps de son amant; mais quelque lueur d'espérance de le voir revenir à la vie arrêtoit son bras. Malheureux, je ne pus lui parler, apprendre quel étoit son sort; je ne pus la consoler, lui donner les secours qu'elle pouvoit attendre de moi. Aux malheurs éprouvés sur la mer, se joignirent d'autres malheurs sur terre.
Au point du jour je descendois de l'éminence où j'étois, lorsqu'une troupe de brigands Egyptiens, partis du haut de la montagne voisine, s'avance vers le rivage. Déjà ils sont maîtres de mes deux enfans: peu après ils s'en vont emportant du vaisseau tout ce qu'ils peuvent. Hélas! je les suis de loin, pleurant ma destinée et celle de ces deux amans. Ne pouvant les sauver, je ne voulus point me joindre à eux, dans l'espérance de briser leurs fers par la suite. Je ne pus les suivre long-tems; les forces m'abandonnèrent: la vieillesse m'empêcha de franchir, comme les Egyptiens, le sommet de la montagne. Si j'ai retrouvé une fille aujourd'hui, c'est aux dieux, c'est à votre bonté, Nausiclès, que je dois un tel bonheur; je n'y ai contribué que par mes larmes et mes gémissemens.
Calasiris, en achevant ces mots, ne peut retenir ses larmes; tous les convives pleurent avec lui, et trouvent du plaisir à pleurer; le vin féconde la source des larmes. Enfin Nausiclès, rassurant Calasiris; Mon père, dit-il, ne perdez pas espérance; déjà votre fille est entre vos bras; demain vous verrez votre fils. Au point du jour nous irons trouver Mitranes; nous tâcherons, à quelque prix que ce soit, de délivrer le beau Théagènes. Je le désire, répond Calasiris; mais il est tems de nous séparer. N'oublions pas les dieux; faisons-leur des libations; remercions-les de m'avoir rendu ma fille. Les convives font des libations et se retirent.
Calasiris cherche Chariclée. Placé à l'entrée de la salle des femmes, il les examine sortir: il ne la voit point parmi elles. Enfin, d'après les renseignemens qu'il reçoit d'une d'elles, il entre dans le temple, la trouve couchée aux pieds de la statue de la déesse: abîmée dans la douleur, elle s'y étoit endormie. Le vieillard laisse tomber quelques larmes; il prie la déesse de jeter sur elle un œil de compassion. Il la réveille doucement, et la conduit dans sa chambre. Elle semble rougir de s'être laissée surprendre par le sommeil; elle se retire avec la fille de Nausiclès dans le gynecée, et passe la nuit avec elle. Les soucis, les inquiétudes qui l'agitent, chassent le sommeil loin de ses yeux.
Fin du Livre Cinquième.
LIVRE SIXIÈME.
SOMMAIRE.
Calasiris, Cnémon et Nausiclès vont chercher Théagènes. Ils apprennent qu'il a été délivré par Thyamis. Ils reviennent à Chemmis. Mariage de Cnémon et de la fille de Nausiclès. Désespoir de Chariclée. Elle apprend que Théagènes est avec Thyamis. Chariclée et Calasiris se déguisent en mendians, et quittent Nausiclès. Ils apprennent la défaite et la mort de Mitranes. Horrible cérémonie dont ils sont témoins.
Cnémon et Calasiris vont coucher dans un appartement destiné aux hommes. La plus grande partie de la nuit s'étoit écoulée pendant qu'ils étoient à table, ou qu'ils écoutoient le long et agréable récit des aventures de Calasiris; le reste s'écoula plus vite qu'ils ne pensoient, et cependant trop lentement encore au gré de leurs désirs. A peine le jour commence-t-il à paroître qu'ils vont trouver Nausiclès, le prient de leur dire dans quels lieux il soupçonne Théagènes, et de les y conduire au plus tôt. Nausiclès y consent. Chariclée, après beaucoup d'instances pour les suivre, est contrainte de rester: ils lui représentent qu'ils ne vont pas loin, qu'ils reviendront bientôt avec Théagènes; ils la quittent désolée de ne pas les accompagner, mais pleine d'espérance et de joie.
Ils étoient sortis du village et suivoient les bords du Nil, lorsqu'ils apperçoivent un crocodile passer de leur droite vers leur gauche, et s'élancer dans le fleuve avec grand bruit. Nos voyageurs, habitués à voir des crocodiles, n'en sont point effrayés: Calasiris seulement en augure des obstacles au succès de leur voyage; mais Cnémon, qui n'avoit vu que l'ombre du crocodile, sans voir le crocodile lui-même, est saisi de frayeur: peu s'en faut qu'il ne prenne la fuite. Cnémon, dit Calasiris, pendant que Nausiclès éclatoit de rire, je ne vous croyois timide que pendant la nuit et au milieu des ténèbres; mais votre incroyable intrépidité ne se dément point pendant le jour. Non-seulement les noms, mais la vue même des objets les moins effrayans, les plus communs, jettent la consternation dans votre ame.
Est-ce le nom de quelque dieu ou de quelque génie, dit Nausiclès, qui glace d'effroi notre brave Cnémon? Je ne sais, répond Calasiris; mais le nom d'une personne, et non d'un héros intrépide renommé pour ses exploits; mais, ce qu'il y a de plus étonnant, le nom d'une femme, et d'une femme morte (il le dit lui-même), prononcé devant lui, suffit pour le faire trembler. La nuit où vous avez ramené Chariclée de Bucolie, (il connoissoit de nom, je ne sais comment, celle dont je veux parler) il ne m'a pas laissé dormir un instant. Toujours mourant de frayeur, je n'étois occupé qu'à le rappeler à la vie; et, pour vous faire rire encore davantage, si je ne craignois de le chagriner, ou même de l'effrayer encore, je vous dirois ce terrible nom: et en même-tems il prononça le nom de Thisbé.
Nausiclès alors ne rit plus: il tressaille au nom de Thisbé; il reste long-tems tout pensif: il ignore comment et pourquoi le nom de Thisbé a fait tant d'impression sur Cnémon. Celui-ci plaisante Nausiclès à son tour. Voyez-vous, Calasiris, dit-il, quelle vertu a ce nom? quel épouvantail il est, non-seulement pour moi, mais encore pour Nausiclès lui-même! Il s'est même opéré en nous un changement total. Je sais que Thisbé n'est plus, et je ris; et le brave Nausiclès, qui tout-à-l'heure s'égayoit aux dépens des autres....
Grace, Cnémon, grâce, dit Nausiclès; vous avez assez bien pris votre revanche. Au nom des dieux protecteurs de l'hospitalité et de l'amitié, par cette table où, je crois, vous avez été reçu avec toute la cordialité possible, dites-moi comment le nom de Thisbé vous est connu? pourquoi ce nom vous a tant effrayé? pourquoi je suis devenu le sujet de vos railleries? Cnémon, dit alors Calasiris, ces paroles s'adressent à vous. Vous m'avez promis plusieurs fois de m'apprendre votre histoire; vous avez toujours différé, sous divers prétextes: racontez-nous-la aujourd'hui, et par complaisance pour Nausiclès, et pour adoucir les fatigues et charmer l'ennui du voyage.
Cnémon leur raconte succinctement tout ce qu'il avoit déjà raconté à Théagènes et à Chariclée; qu'il est Athénien; que son père s'appelle Aristippe; qu'il a eu pour belle-mère Démœnète. Il leur peint la passion criminelle de Démœnète; les pièges que lui tendit son amour dédaigné, qui employa le ministère de Thisbé pour se venger. Il leur dit, qu'accuse devant le peuple d'un parricide, il a été banni de sa patrie; que, retiré à Egine, il a appris de Chabrias, jeune Athénien, la mort de Démœnète, victime, à son tour, des perfidies de Thisbé; qu'Anticlès ensuite l'a instruit des malheurs de son père, dont les biens ont été confisqués par le peuple, qui, trompé par les insinuations des parens de Démœnéte, l'a soupçonné coupable de la mort de son épouse; que Thisbé s'est enfuie avec un marchand de Naucrate, son amant; enfin, il ajoute qu'il s'est embarqué pour l'Egypte avec Anticlès, pour chercher Thisbé, la ramener à Athènes, faire reconnoître l'innocence de son père, et la faire punir comme elle le méritoit. Qu'exposé à mille dangers dans ses voyages, pris par des pirates, échappé de leurs mains en abordant en Egypte, il est tombé entre celles des Bucoles, et que là il a fait connoissance avec Théagènes et Chariclée; enfin, il leur apprend la mort de Thisbé, ce qui l'a suivie, en un mot, tout ce qu'ils ignoroient.
Cependant Nausiclès est agité de mille pensées différentes: tantôt il est prêt à les instruire de ses liaisons avec Thisbé; puis il remet à un autre tems. Enfin, une rencontre qu'ils font, jointe aux motifs qu'il pouvoit avoir de garder le silence, l'en empêche.
Ils avoient fait soixante stades (environ deux lieues et demie) et déjà ils approchoient du bourg où résidoit Mitranes, lorsqu'ils rencontrent un ami de Nausiclès, et lui demandent où il va avec tant de célérité. Nausiclès, lui répond cet homme, vous me demandez la cause de mon empressement, comme si vous ignoriez que mon unique souci actuellement est d'exécuter les ordres que me donne Isias de Chemmis. Pour elle, je cultive la terre; pour elle, il n'est rien que je ne fasse; pour elle, je veille jour nuit avec une ardeur infatigable. La plus grande peine, le plus grand châtiment qu'elle pourroit m'imposer, seroit de ne me rien commander[44]. Aujourd'hui elle m'a ordonné de lui porter cet oiseau du Nil, ce phœnicoptère que vous voyez, et je me hâte de satisfaire celle que mon cœur adore. Il vous en coûte peu, lui répond Nausiclès, pour vous attacher Isias: ses ordres ne sont pas difficiles à remplir, puisqu'au lieu d'un phœnicoptère (oiseau ainsi appelé, parce que ses aîles ressemblent à celles du phénix: c'est le flambant), elle ne vous a pas demandé un véritable phénix venu d'Ethiopie ou des Indes.—Mon zèle, mon ardeur à la servir, n'en sont pas moins un sujet de plaisanteries perpétuelles.... Mais, vous, où allez-vous? quelle affaire vous appelle?—Nous allons trouver Mitranes.—Votre voyage est inutile, et votre peine perdue. Mitranes n'est plus dans le pays; il s'est mis en campagne cette nuit: il marche contre les habitans de Bessa. Un jeune prisonnier, grec d'origine, qu'il envoyoit à Oroondates, à Memphis, pour le faire passer à la cour de Suze, et en faire présent au grand roi, a été enlevé dans une incursion par les Besséens, commandés par Thyamis, qu'ils venoient de mettre à leur tête. Je m'en vais, ajouta notre homme, en achevant ces mots: il faut me rendre en diligence auprès d'Isias. Si, avec ses yeux perçans, elle me voyoit, mon amour pourroit bien porter la peine de ma lenteur: elle est ingénieuse à trouver des prétextes, des sujets de plainte contre moi, et des raisons pour me tourmenter.
A ces mots, ils restent étonnés et interdits; ils ne s'attendoient pas à voir ainsi leurs espérances trompées. Nausiclès ranime leur courage; il leur représente qu'il ne faut pas, pour un léger contre-tems, se désespérer, ni renoncer à leur entreprise; mais retourner à Chemmis examiner à loisir le parti qu'il faut prendre, se préparer à un plus long voyage, à aller chercher Théagènes chez les Bucoles, par-tout où ils apprendront qu'il pourra être, bien persuadé qu'à la fin ils le trouveront. Il ajoute que ce sont les dieux eux-mêmes qui leur ont fait rencontrer cet ami, dont les renseignemens les dirigent vers les lieux où ils doivent chercher Théagènes, et fixent le terme de leur voyage au village des Bucoles.
Il n'eut pas de peine à les persuader. Une autre considération les détermina encore à ce parti. Cnémon calma les inquiétudes de Calasiris, en lui assurant que Thyamis sauveroit Théagènes. Ils prennent donc le parti de revenir. En arrivant, ils trouvent Chariclée à la porte de la maison: elle portoit ses regards au loin et de tous côtés. Ne voyant point Théagènes avec eux, elle pousse un cri aigu. Quoi! mon père, dit-elle, vous êtes partis seuls, et vous revenez seuls! Théagènes, sans doute, n'est plus! Au nom des dieux, dites-moi ce que vous avez appris. Me cacher mon malheur, c'est le rendre plus amer. Il y a de l'humanité à montrer à un infortuné ses maux dans toute leur étendue: son ame alors réunit toutes ses forces contre les coups du sort, et bientôt elle ne sent plus les pointes de la douleur.
Chariclée, dit Cnémon, en l'interrompant, combien vous vous tourmentez vous-même! vous êtes toujours disposée à n'augurer que des maux, et l'événement dément toujours vos conjectures: en cela vous êtes, excusable. Théagènes vit; les dieux vous le conservent. Il lui dit, en peu de mots, comment il étoit sauvé, et où il étoit. Cnémon, lui dit Calasiris, vos discours sont ceux d'un homme qui n'a point aimé; autrement vous sauriez que le cœur d'une amante est dans les alarmes, lors même qu'il n'y a point de danger; que, sur l'objet de sa tendresse, elle n'en croit que le témoignage de ses yeux; l'absence de cet objet tourmente, déchire son ame: la source des chagrins des amans est en eux-mêmes; ils sont persuadés que ceux qui s'aiment tendrement ne peuvent être éloignés l'un de l'autre, à moins que des obstacles insurmontables ne s'opposent à leur réunion. Il faut donc pardonner à Chariclée; son cœur brûle de tous les feux de l'amour. Entrons dans la maison; délibérons sur ce que nous avons à faire. En même-tems il prend Chariclée par la main, et la fait rentrer, en lui témoignant toute la tendresse d'un père.
Cependant Nausiclès, pour calmer le chagrin de ses hôtes, et méditant un autre projet, fait préparer un repas magnifique: il n'y admet que Cnémon et Calasiris, avec sa fille; mais il veut qu'elle y paroisse dans tout l'éclat de sa parure. Sur la fin du repas il leur parle ainsi:
Je prends les dieux à témoin de la vérité de ce que je vais vous dire. Je serois ravi de vous voir consentir à passer votre vie avec moi, à partager avec moi tout ce que je possède et tout ce que j'ai de plus cher. Je ne vous regarde pas comme des étrangers et des hôtes, mais comme de vrais et de sincères amis. Je me ferai toujours un plaisir de vous servir. Je suis prêt à m'occuper avec vous à chercher Théagènes, tant que je resterai ici. Mais vous n'ignorez pas que je suis marchand, que le commerce est ma profession. Vous savez que les vents, plus doux, ont applani la surface des mers, et que les zéphyrs annoncent aux marchands le retour de la belle saison. Mes affaires exigent que je fasse un voyage dans la Grèce.[45] Je crois donc devoir vous demander ce que vous désirez de moi, afin que je puisse concilier l'envie que j'ai de vous être utile, avec le soin de mes propres affaires.
Nausiclès, répond Calasiris après quelques momens de silence, puissiez-vous vous mettre en mer sous d'heureux auspices; puisse le dieu des marchands et le dieu des flots vous conduire, vous protéger, appaiser les vagues devant vous, faire souffler des vents favorables; puissiez-vous aborder en sûreté dans tous les ports, être reçu dans toutes les villes commerçantes, vous qui nous laissez aller au gré de nos désirs, qui nous avez traité avec tant de bonté pendant notre séjour ici, qui avez rempli si saintement envers nous les devoirs de l'amitié et de l'hospitalité. Il est douloureux pour nous de nous séparer de vous, de quitter votre maison, que, grâce à votre générosité, nous regardions comme la nôtre; mais la nécessité, notre devoir nous obligent à chercher une personne qui nous est bien cher. Tel est le parti que nous prenons, moi et Chariclée. Que Cnémon s'explique; qu'il dise s'il veut nous accompagner, ou s'il a quelque autre dessein.
Cnémon est prêt de répondre; les sanglots lui étouffent la voix: ses larmes coulent en abondance; il ne peut articuler aucune parole. Enfin il modère ses pleurs. Comme la vie humaine, dit-il avec un profond gémissement, est remplie de vicissitudes et de changemens! O fortune! comme tu enchaînes les maux les uns aux autres! comme tu me précipites de malheurs en malheurs! Tu m'as arraché à ma famille, aux foyers paternels; tu m'as chassé de ma patrie, tu m'as séparé de tout ce que j'avois de plus cher; après bien des traverses, tu mas jeté sur les côtes de l'Egypte; tu m'as livré aux brigands du Bucolie; tu as paru calmer tes rigueurs, en me liant avec des personnes malheureuses comme moi, du même pays que moi, avec lesquelles j'espérois passer le reste de mes jours: aujourd'hui, tu m'ôtes encore cette consolation. Où aller? que faire? Abandonner Chariclée, avant qu'elle ait trouvé Théagènes? je ne le puis sans crime. Faut-il que je la suive par-tout, et que je l'aide dans ses recherches? il n'y auroit que de la gloire à partager ses travaux avec l'espoir du succès, et l'assurance de le trouver; mais l'avenir est incertain: il sera peut-être encore plus funeste que le passé; et je ne sais quel sera alors le terme de nos maux. Ne vaut-il pas mieux implorer votre bonté, celle des dieux protecteurs de l'amitié, profiter de l'occasion que me présente la faveur du Ciel, pour retourner dans ma patrie, dans les bras de ma famille, avec Nausiclès, qui, comme il le dit lui-même, se prépare à retourner dans la Grèce? Je crains bien, hélas! que mon père ... que sa maison ne reste abandonnée, sans héritier. Dussé-je vivre dans l'indigence, au moins est-il de mon devoir de tâcher de sauver quelques débris du naufrage de sa fortune, et de les laisser à ma famille. O Chariclée! c'est à vous que je m'adresse: Excusez Cnémon, pardonnez-lui. Je vais prier Nausiclès d'attendre quelque tems, quelque pressé qu'il soit de partir. Je vous suivrai jusqu'aux Bucolies. Si je suis assez heureux pour vous remettre entre les mains de Théagènes, je partirai avec la satisfaction d'avoir fidèlement gardé un dépôt si précieux. Soutenu du témoignage de ma conscience, plein des plus belles espérances, je me séparerai de vous. Si la fortune nous trompe, puissent les dieux ne pas le permettre! vous me pardonnerez encore. Je ne vous laisserai pas seule, mais entre les mains d'un père tendre, d'un sage mentor, de Calasiris.
L'œil d'un amant est perçant: il lit au fond des cœurs; Chariclée s'étoit apperçue à plusieurs indices que Cnémon aimoit la fille de Nausiclès; elle avoit compris aussi, par les discours de Nausiclès, qu'il verroit cette alliance avec plaisir; que depuis long-tems elle étoit l'objet de ses démarches, et qu'il n'épargnoit rien pour gagner Cnémon. Elle crut encore que Cnémon ne pourroit la suivre sans compromettre son honneur, sans faire soupçonner sa vertu. Cnémon, dit-elle, vous prendrez le parti qui vous paroîtra le meilleur. Vous m'avez déjà rendu d'assez grands services. Je sens et je ne dissimule pas toute l'étendue de mes obligations; mais il n'est rien qui vous oblige à étendre vos soins pour moi dans l'avenir, à partager des dangers qui ne sont pas les vôtres, que vous pouvez vous épargner. Retournez dans votre patrie, dans vos foyers, dans le sein de votre famille: profitez du voyage de Nausiclès; ne laissez pas échapper une si belle occasion. Calasiris et moi, nous supporterons seuls les revers de la fortune. Si les hommes nous abandonnent, sans doute que les dieux ne nous abandonneront pas.
Nausiclès alors prenant la parole: Puissent les vœux de Chariclée, dit-il, s'accomplir! puissent les dieux lui accorder la protection qu'elle leur demande, la rendre aux auteurs de ses jours! Une ame aussi belle, aussi élevée, un esprit aussi sage, méritent bien une pareille destinée. Pour vous, Cnémon, ne vous chagrinez point de ne point emmener Thisbé avec vous. Vous voyez son ravisseur; c'est moi qui l'ai enlevée; c'est moi qui l'ai transportée en Egypte. Ce marchand de Naucrate, cet amant de Thisbé, c'est moi. Ne redoutez point l'indigence; ne craignez point d'être réduit à la mendicité. Si vous voulez entrer dans mes vues, vous jouirez d'une fortune brillante. Vous verrez votre patrie; vous rentrerez dans la maison paternelle: je vous conduirai à Athènes. Je vous donnerai en mariage ma fille Nausiclée, avec une dot immense. Je connois votre patrie, votre naissance, votre famille, et je me croirai honoré d'une pareille alliance.
Cnémon, au comble de ses désirs, voyant s'accomplir des vœux qu'il faisoit depuis long-tems, mais dont il n'espéroit rien, répondit à Nausiclès qu'il acceptoit ses offres. Nausiclès aussitôt lui remet sa fille entre les mains, et commande en même-tems que sa maison retentisse des chants de l'hymenée. Lui-même il commence la danse, et les noces se célèbrent sur-le-champ et dans ce même festin. Tout le monde aussitôt se met à danser; des chants d'alégresse se font entendre. Les torches nuptiales dissipent les ombres de la nuit.
Chariclée s'éloigne du tumulte de cette fête: elle se retire dans l'appartement où elle avoit coutume de coucher, et en ferme la porte. Là, seule, sans témoins, semblable à une Menade, elle dénoue ses cheveux, déchire sa robe: Et nous aussi, dit-elle, dansons en l'honneur du dieu qui préside à notre destinée, mais des danses qui lui conviennent. Que mes chants soient les cris de la douleur, et mes danses les convulsions du désespoir.[46] Que les ténèbres m'environnent; qu'une nuit obscure préside à tout. Eteignons les feux de cette lampe. Quel hymen, quelle couche nuptiale m'a préparée cette affreuse divinité! Seule, loin de mon amant, ce dieu funeste ne me laisse que le nom de son épouse. Cnémon danse; Cnémon est époux. Théagènes erre; Théagènes, prisonnier, est peut-être chargé de chaînes: ce n'est encore que le moindre de mes maux, pourvu qu'il vive! Nausiclée est dans les bras d'un époux; Nausiclée, avec qui je passois les nuits, est séparée de moi. Chariclée est seule abandonnée. O fortune! ô barbare divinité! loin de moi tout sentiment jaloux! Hélas! puissent-ils être heureux! C'est de mon sort que je me plains, de mon sort, si différent du leur. C'est trop prolonger la tragédie de mes calamités: elles retentisssent encore, lorsque la scène est fermée. Mais, hélas! à quoi bon ces plaintes contre les dieux? Qu'ils terminent mes malheurs, quand ils voudront. O mon cher Théagènes! ô l'ame de ma vie! si tu n'es plus ... si la fortune ennemie.... Grands dieux! Non ... que je ne l'apprenne jamais. Non, je ne te survivrai pas; j'irai te rejoindre. Tiens, reçois ces présens funèbres. En même-tems elle arrache ses cheveux et les jette sur le lit. Je t'offre encore ces libations: elles coulent de ces yeux que tu adorois; elle arrose son lit de ses larmes. Hélas! si tu vis encore, viens, mon ami, viens du moins en songe te reposer dans mes bras. Respecte, ô mon cher Théagènes! respecte ta Chariclée; attends que des nœuds légitimes t'unissent à elle; respecte-la même en songe. Viens ... c'est toi!... je te presse contre mon sein!
En parlant ainsi, elle se jette le visage sur son lit, et l'embrasse. Un délire affreux l'agite: ses sanglots résonnent; enfin, l'excès de la douleur l'étourdit. Les ténèbres se répandent sur ses yeux; ses sens s'assoupissent: elle s'endort profondément, jusque bien avant dans la journée. Calasiris s'étonne de ne la point voir paroître selon sa coutume: il la cherche, va à sa chambre, frappe à la porte avec violence, l'appelle plusieurs fois par son nom, et enfin la réveille. A ses cris, Chariclée se trouble: elle court à la porte tout en désordre, et ouvre au vieillard. Calasiris voit ses cheveux épars, sa robe déchirée: il voit dans ses yeux, encore humides, les transports qui l'ont agitée avant son sommeil. Il en devine la cause: il la conduit à son lit, la fait asseoir, l'habille; et après l'avoir mise dans un état un peu plus décent: Qu'avez-vous donc, Chariclée, dit-il? pourquoi cette douleur amère, qui ne connoît point de bornes? pourquoi vous laisser ainsi abattre par la fortune, vous que j'ai vue opposer à ses coups tant de constance et de magnanimité? Je ne vous connois plus. Ne mettrez-vous pas fin à ce délire? ne songerez-vous pas que vous êtes mortelle; qu'il n'y a rien de plus mobile et de plus inconstant que les choses humaines? Pourquoi vous ôter la vie, quand des espérances vous restent encore? O ma fille! épargnez-moi; épargnez-vous vous-même, ou plutôt épargnez Théagènes, qui ne veut vivre que pour vous, qui ne trouve de charmes dans la vie qu'autant que vous vivrez.
A ces mots Chariclée rougit, en songeant sur-tout dans quel état elle a été trouvée; elle garde un long silence. Calasiris la presse de lui répondre. O mon père! dit-elle, vos reproches sont justes; mais, hélas! je ne suis pas tout-à-fait inexcusable. Ce n'est pas une passion ordinaire, une passion récente qui m'égare; c'est un amour pur et chaste pour un époux, que je ne connois encore que par ma tendresse, pour Théagènes, dont l'absence est pour moi le plus cruel des tourmens.
Chariclée, répond Calasiris, calmez-vous; Théagènes vit: les dieux vous le rendront. S'il faut en croire les oracles, nous ne pouvons refuser d'ajouter foi à celui qui nous a dit hier qu'il est tombé entre les mains de Thyamis, pendant qu'on le conduisoit à Memphis. S'il est au pouvoir de Thyamis, ses jours sont en sûreté: Thyamis le connoît; ils sont amis. Il ne faut plus tarder, mais nous rendre le plus promptement que nous pourrons au bourg de Bessa. Vous, vous allez chercher Théagènes; et moi, mon fils avec Théagènes; car vous savez sans doute que Thyamis est mon fils.
Calasiris, répond Chariclée, après quelques momens de réflexion, si vous êtes père de Thyamis, si Thyamis est votre fils, si ce n'est pas un autre Thyamis, fils d'un autre père, nous courons les plus grands dangers. Calasiris, étonné, lui en demande la raison. Vous savez, continue Chariclée, que j'ai été prise par les Bucoles: ces funestes appas, que la nature semble ne m'avoir donnés que pour mon malheur, séduisirent alors le cœur de Thyamis: il voulut m'épouser. J'eus recours à la ruse pour me soustraire à ses feux. Je crains que, s'il nous rencontre dans nos recherches, il ne me reconnoisse, et ne veuille effectuer ses premiers desseins.
Non, répond Calasiris; l'amour ne dominera pas mon fils sous les yeux de son père. Il respectera la présence de l'auteur de ses jours; il réprimera une passion illégitime, si elle existe encore. Cependant, rien ne nous empêche de songer aux moyens de tromper ceux que vous redoutez. Vous me paroissez avoir dans l'esprit des ressources admirables pour échapper aux poursuites de vos amans.
Chariclée sourit à ces paroles: je ne sais, dit-elle, si vous parlez sérieusement, ou si vous plaisantez; mais ne cherchons aucun moyen pour l'instant: tenons-nous-en à ce que j'avois imaginé avec Théagènes: la fortune nous a empêché jusqu'ici d'en tirer aucun avantage; peut-être serons-nous plus heureux. Nous cherchions à sortir de l'île des Bucoles; nous résolûmes de nous couvrir de haillons, de nous métamorphoser en mendians, et d'entrer ainsi dans les villes et les bourgs. Couvrons-nous encore de ces mêmes haillons; mendions encore: par-là, nous nous mettrons à l'abri contre les entreprises de ceux que nous rencontrerons: la pauvreté est une bonne sauve-garde; la pitié, plutôt que l'envie, marche à sa suite. Chaque jour fournira aisément à ses besoins. Dans un pays étranger, tout se vend cher aux étrangers; mais les cœurs s'attendrissent à la vue des malheureux, et on leur donne des secours.
Calasiris approuve l'avis de Chariclée, et hâte le moment du départ. Ils vont trouver Nausiclès et Cnémon, et les instruisent de leur résolution. Enfin ils se mettent en route vers la troisième heure du jour, sans vouloir être accompagnés de personne, sans vouloir accepter aucune des offres de leurs hôtes. Nausiclès, Cnémon et tous les gens de la maison les suivent pendant quelque tems. Nausiclée, dont la tendresse pour Chariclée l'emporta alors sur la pudeur naturelle à son sexe, obtint de son père, à force d'instances, de les suivre. Après avoir fait environ cinq stades, (472 toises, un peu moins d'un quart de lieue), ils s'embrassent les uns les autres, et se jurent une amitié éternelle. Ils s'arrosent mutuellement de leurs larmes et se souhaitent une destinée heureuse. Cnémon leur demande pardon de ne point les accompagner plus loin. Il s'en excuse sur son nouvel hyménée, et promet de les rejoindre, s'il en trouve l'occasion favorable; ensuite ils se séparent.
Les uns retournent à Chemmis. Chariclée et Calasiris se revêtent d'habits déchirés, dont ils se sont munis, et prennent le costume de mendians. Chariclée se barbouille le visage avec de la suie et de la boue délayées ensemble; et, pour dernier coup de pinceau, le bord d'un voile en lambeaux enveloppe un côté de son visage et lui cache un œil. Sous son bras est une besace, destinée en apparence à mettre les fruits de sa quête, mais qui renferme des objets bien plus précieux, sa robe de prêtresse, qu'elle portoit à Delphes, ses couronnes, et toutes les autres richesses que sa mère avoit exposées avec elle. Calasiris enveloppe de peaux déchirées le carquois de Chariclée, l'attache obliquement sur ses épaules, et comme si c'eût été un paquet: il détache la corde de l'arc, qui se redresse peu-à-peu, et devient entre ses mains un bâton qui affermit ses pas chancelans. Apperçoivent-ils quelqu'un dans le lointain, il semble alors accablé sous le faix des ans; il boîte même, et quelquefois Chariclée le conduit par la main.
Après avoir bien étudié leur rôle, avoir plaisanté sur leur déguisement, s'être complimentés mutuellement sur la bonne mine qu'il leur donne; après avoir encore prié la cruelle divinité, qui les persécute, de mettre un terme à ses fureurs, ils marchent promptement vers Bessa, où ils espèrent trouver Théagènes et Thyamis; mais leur espoir est encore trompé.
Le soleil se couchoit, et ils étoient près d'arriver, lorsqu'ils apperçoivent les cadavres d'une multitude d'hommes récemment égorgés; un grand nombre étoient Perses; ils les reconnoissent à leur habillement et à leur armure; et parmi eux il y avoit quelques habitans du pays. Ils jugent que ce lieu a été le théâtre d'un sanglant combat; mais ils ignorent quels ont été les combattans. Ils avancent au milieu de ces cadavres, examinent s'ils n'y verront point quelques-uns de leurs amis. Quand le cœur craint pour l'objet de sa tendresse, il se livre aux plus funestes pronostics. Ils trouvent une vieille femme en proie aux larmes et aux gémissemens, embrassant étroitement un de ces cadavres: ils prennent le parti d'en tirer tous les éclaircissemens possibles; ils s'arrêtent auprès d'elle, tâchent de la consoler et d'appaiser la violence de sa douleur. Elle les écoute. Calasiris lui demande, en langue égyptienne, qui elle pleure et entre qui ce combat s'est livré.
La vieille leur répond, en peu de mots, qu'elle pleure son fils; qu'elle vient chercher la fin de ses jours sur ce champ de bataille; que c'est sur le cadavre de son fils que ses larmes tombent; qu'elle veut lui rendre les devoirs funèbres, comme elle le pourra. Voici ce qu'elle leur apprend du combat:
On conduisoit à Memphis, à Oroondates, satrape du grand roi, un jeune homme d'une taille majestueuse, d'une grande beauté. Mitranes, officier d'Oroondates, l'avoit fait, dit-on, prisonnier, et le lui envoyoit comme un présent inestimable. Les habitans du village que vous voyez (et elle leur montra un village voisin) étant survenus, ont prétendu connoître le jeune prisonnier; soit qu'ils le connussent en effet, soit que ce ne fût qu'une feinte de leur part. A cette nouvelle, Mitranes, outré d'une juste colère, marcha contre eux, il y a deux jours. Les habitans de ce village, brigands par état, accoutumés à braver la mort, sont très-belliqueux; ils ont déjà enlevé à bien des épouses et des mères leurs maris et leurs enfans: je suis aujourd'hui une de leurs victimes. Au bruit de la marche de Mitranes, ils lui dressent une embuscade, tombent sur sa troupe, et remportent une victoire complète. Les uns l'attaquent en tête, les autres sortent de leur embuscade, fondent sur lui à l'improviste et en poussant de grands cris. Mitranes est tué un des premiers en combattant. Environnés de toutes parts, les Perses ne pouvant fuir, sont tous immolés: quelques Egyptiens ont aussi perdu la vie; mon fils, atteint d'un trait à la poitrine, est resté sur le champ de bataille. Malheureuse! je pleure aujourd'hui celui-ci; bientôt, hélas! je pleurerai encore celui qui me reste, et qui marche avec les Besséens contre la ville de Memphis.
Calasiris lui demande pourquoi les Besséens marchent contre Memphis. Je vais vous dire, reprend la vieille, ce que j'ai appris de ce fils qui me reste: Les Besséens, teints du sang des troupes du grand roi et de celui de leur général, jugent bien qu'une action aussi hardie ne restera pas impunie; qu'ils vont courir les plus grands dangers; qu'Oroondates, qui réside à Memphis, à la première nouvelle de ce massacre, viendra avec de plus grandes forces, environnera leur village, et lavera dans leur sang la tache imprimée au nom persan. Résolus de tout risquer, ils tentent une grande entreprise, pour se garantir du malheur qui les menace: ils veulent prévenir les préparatifs d'Oroondates, en tombant à l'improviste sur lui, l'immoler, s'ils le surprennent dans Memphis; ou, s'il en est absent, occupé, comme on dit, à la guerre d'Ethiopie, il leur sera plus aisé de s'emparer d'une ville dénuée de défenseurs, et par-là, ils se mettront à l'abri de tout danger, au moins pour le présent. Ils veulent encore rétablir dans la dignité de grand-prêtre Thyamis, leur chef, dont le crime d'un frère, plus jeune que lui, l'a dépouillé. S'ils ne réussissent point, ils sont déterminés à mourir les armes à la main, plutôt que de se voir chargés de fers, exposés aux outrages et à la cruauté des Perses.
Mais vous, étrangers, continue-t-elle, où allez-vous?—A Bessa.—Vous ne pouvez, sans danger, y entrer si tard, ni vous mêler parmi les habitans qui y sont restés, si vous n'êtes connus de personne.—Si vous nous y conduisiez, nous ne courrions aucun danger.—Je n'en ai pas le tems; j'ai des cérémonies funèbres à faire cette nuit. Je vous prie de vous retirer dans quelque endroit, où il n'y ait point de cadavres, ou je saurai bien vous y contraindre. Passez-y la nuit; quand le jour sera venu, je vous donnerai l'hospitalité, et je vous mettrai à l'abri de tout danger.
Calasiris explique à Chariclée ce que la vieille vient de lui dire; ensuite ils s'éloignent tous deux. A quelque distance du champ de bataille, ils trouvent une petite éminence: là, Calasiris se couche, la tête appuyée sur son carquois; Chariclée s'asseoit sur sa besace. La lune qui, depuis trois jours, étoit dans son plein, commençoit à paroître, et à éclairer la terre de ses rayons. Calasiris, avancé en âge, fatigué du chemin, s'endort bientôt; mais Chariclée, dévorée d'inquiétudes, ne pouvant fermer les yeux, est témoin d'un spectacle affreux que donnent souvent les femmes égyptiennes.
La vieille femme, voyant le calme régner autour d'elle, et ne se croyant vue de personne, commence par creuser une fosse, et allumer un bûcher à côté; le cadavre de son fils est entre deux: elle prend un vase d'argile de dessus un trépied voisin; elle en verse du miel dans la fosse, du lait d'un autre, du vin d'un troisième; elle façonne ensuite une figure de pâte, la couronne de laurier, de fenouil, et la jette dans la fosse; elle saisit une épée, et, transportée d'une fureur divine, elle adresse à la lune une longue prière, conçue en termes barbares et inconnus; elle ouvre la veine de son bras, essuie le sang avec une branche de laurier, et en arrose le bûcher. Après bien d'autres cérémonies magiques, elle se courbe sur le cadavre de son fils, lui parle à l'oreille; enfin elle l'éveille, et, par la force de ses enchantemens, elle le fait tenir debout.
Chariclée, émue dès le commencement de cette scène, frémit de terreur à un spectacle si inoui; elle réveille Calasiris, pour le rendre témoin de tout ce qui se passe. Enveloppés des ténèbres de la nuit, ils ne sont point vus, et voient tout à la lueur des flammes du bûcher. Peu éloignés de la vieille, ils l'entendent interroger à haute voix le cadavre. Elle lui demande si son frère, le seul fils qui lui reste, reviendra de l'expédition où il est parti. Le mort ne répond rien; mais il fait seulement un signe de tête, pour laisser à sa mère les illusions de l'espérance; il retombe ensuite, et reste couché sur le visage. La vieille le retourne, et continue de l'interroger: elle lui parle à l'oreille, et redouble la force de ses enchantemens, pour l'obliger sans doute à rompre le silence. L'épée à la main, elle s'élance, tantôt vers le bûcher, tantôt vers la fosse; elle relève ce cadavre, lui répète les mêmes questions, et, peu contente de ses signes de tête, elle veut le forcer à lui dévoiler, à haute voix, les secrets de l'avenir.
Cependant Chariclée conjure Calasiris d'approcher de la magicienne, de l'interroger sur le sort de Théagènes; mais le vieillard s'y oppose: il lui dit que la nécessité seule peut les excuser d'être témoins de cette scène impie; qu'il n'est pas permis aux ministres de la religion d'assister à des choses aussi horribles; qu'ils peuvent, par des victimes sans tache et des prières pieuses, pénétrer dans l'avenir; que les impies n'ont d'autres moyens que de ramper à terre, et d'outrager les morts, comme fait cette Egyptienne, dont les circonstances leur font voir les horribles mystères.
Calasiris parloit encore, lorsque des sons sourds et lugubres, qui sembloient partir d'une caverne profonde et ténébreuse, viennent frapper leurs oreilles: Ma mère, répond le cadavre, je vous ai d'abord ménagée, malgré vos forfaits envers l'humanité, malgré votre infraction des lois de la mort, malgré l'exécrable curiosité que vous avez de pénétrer, par les enchantemens, des choses impénétrables[47]. Les morts conservent jusques dans les enfers, autant qu'il leur est possible, du respect pour les auteurs de leurs jours; mais puisque vous éteignez en moi ce respect, autant qu'il est en vous, par votre sacrilège opiniâtreté; puisque, non contente de m'avoir fait lever, d'avoir obtenu de moi des signes de tête, vous voulez entendre la voix d'un mort; puisque vous ne pensez point à me rendre les devoirs de la sépulture, que vous m'arrachez de la compagnie des autres morts, pour satisfaire votre détestable envie, écoutez des secrets que je voulois vous taire: Le fils qui vous reste, ne reviendra point: vous-même, vous mourrez par l'épée; vous allez périr au milieu de la célébration de vos horribles cérémonies; vous allez porter la peine réservée à vos semblables. Quoi! vous osez exposer aux regards des hommes, des mystères qui devroient être enveloppés du voile impénétrable du silence et des ténèbres les plus épaisses! vous osez, sous les yeux de pareils témoins, insulter ainsi aux morts! Un grand-prêtre vous voit; mais c'est votre moindre crime: c'est un sage; il saura tout cacher sous le plus grand secret; d'ailleurs, il est l'ami des dieux. S'il se hâte, il trouvera ses deux enfans, le fer à la main, prêts à s'égorger; mais sa présence leur en imposera et arrêtera leur furie. Ce qu'il y a de plus affligeant, c'est qu'une jeune fille entend et voit tout ce qui se passe ici: brûlant d'amour, elle erre de climats en climats, et cherche son amant. Après des souffrances et des dangers sans nombre, elle le rejoindra aux extrémités de la terre, et elle passera le reste de ses jours avec lui sur le trône, et au comble du bonheur.
En achevant ces mots, le cadavre retombe. La vieille comprend que les témoins de ses mystères ne sont que les deux étrangers qu'elle a vus. Transportée de rage, l'épée à la main, elle se lève brusquement, les cherche par-tout sur le champ de bataille, et les croit cachés parmi les cadavres: elle veut les immoler comme des ennemis et des témoins de son infernale entreprise. Pendant qu'elle erre ainsi au milieu de ces morts, aveuglée par la fureur, un éclat de lance lui perce le sein; elle tombe et expire. Ce fut ainsi que les prédictions de son fils commencèrent à s'accomplir sur elle.
Fin du Livre Sixième.
LIVRE SEPTIÈME.
SOMMAIRE.
Théagènes et Thyamis, à la tête des Besséens, arrivent devant Memphis. Combat singulier de Thyamis et de Pétosiris. Calasiris arrive et les sépare. Chariclée reconnue de Théagènes. Passion d'Arsace pour Théagènes. Mort de Calasiris. Chariclée et Théagènes attirés dans le palais d'Arsace. Cybèle tâche d'inspirer à Théagènes de l'amour pour Arsace. Fidélité de Théagènes. Fureurs d'Arsace. Achémènes demande Chariclée en mariage. Elle lui est promise. Adresse de Théagènes pour empêcher ce mariage.
Échappés à un si grand danger, Chariclée et Calasiris quittent ce théâtre d'horreurs. Les prédictions qu'ils viennent d'entendre les animent encore. Ils se hâtent de se rendre à Memphis: déjà ils approchoient de cette ville, où commençoient à s'accomplir les choses qu'ils avoient apprises au sujet de Calasiris.
Thyamis, à la tête des brigands de Bessa, avoit paru tout-à-coup aux portes de Memphis. Un soldat de Mitranes, échappé au carnage, et qui avoit prévu les desseins des ennemis, étoit venu avertir les habitans, qui n'avoient eu que le tems de fermer leurs portes. Thyamis ordonne à ses guerriers de poser leurs armes vers une des parties de la ville, les fait reposer des fatigues de la marche, et paroît vouloir faire un siège dans les règles.
Les habitans sont d'abord saisis de frayeur à la vue des ennemis. Mais s'étant apperçus du haut des murs qu'ils sont en petit nombre, ils se disposent à prendre avec eux quelques archers, quelques cavaliers, restés pour garder Memphis, à armer le peuple de tout ce qu'ils trouveront, a faire une sortie et à livrer un combat. Un des principaux de la ville, avancé en âge, les arrête, en leur représentant que, vu l'absence du Satrape Oroondates, occupé à la guerre d'Ethiopie, ils doivent communiquer leurs projets à Arsace son épouse; que les soldats, demeurés dans la ville, sûrs de son approbation; combattront avec plus de courage pour la défense des murs. Ils adoptent cet avis, et se rendent en foule au palais, séjour ordinaire des Satrapes, quand le roi n'étoit point en Egypte.
Arsace étoit grande et belle: son esprit étoit pénétrant, son ame élevée. Fière de sa naissance, elle avoit tout l'orgueil que pouvoit donner la qualité de sœur du grand roi; mais ses mœurs n'étoient rien moins qu'irréprochables; des plaisirs illicites et scandaleux souilloient sa vie; elle avoit même beaucoup contribué à faire bannir Thyamis de Memphis. Effrayé des oracles des dieux au sujet de ses deux enfans, Calasiris avoit disparu à l'insu de tout le monde, et on le croyoit mort. Thyamis, l'aîné de ses fils, lui avoit succédé dans la dignité de grand-prêtre: il étoit à la fleur de l'âge, d'une grande beauté. Un jour qu'il offroit un sacrifice dans le temple d'Isis, pour célébrer son installation, Arsace le vit: sa bonne mine le faisoit remarquer au milieu de la foule qui l'environnoit. Elle en fut éprise, jeta sur lui des regards criminels, et lui fit des signes, indices de ses coupables feux. Thyamis, dont l'ame n'étoit remplie que de principes de vertu, n'entendit point ce langage, ne comprît point les désirs d'Arsace; peut-être même qu'occupé tout entier au sacrifice, il donna à ces signes un sens tout opposé.
Jaloux de l'élévation d'un frère dont il ambitionnoit la dignité, Pétosiris s'étoit apperçu de l'amour de la princesse. Il résolut de se servir de sa passion pour dépouiller son frère. Il va trouver Oroondates, lui révèle les flammes dont brûle son épouse, accuse Thyamis d'intelligence avec elle. Le Satrape connoissoit le caractère d'Arsace; il n'eut pas de peine à ajouter foi aux rapports de Pétosiris; mais il n'avoit point de preuves. Il ne donna aucun signe de mécontentement à son épouse; d'ailleurs, le respect pour la famille du roi l'empêcha encore de manifester ses soupçons; mais il éclata contre Thyamis, et le menaça même de la mort; enfin il ne s'appaisa qu'après l'avoir contraint de se retirer. Il revêtit aussitôt Pétosiris de la dignité de grand-prêtre.
Arsace étoit déjà instruite de l'arrivée des ennemis: elle voit accourir cette multitude, qui lui demande de lui permettre de faire une sortie avec les soldats restés dans Memphis. Elle leur refuse leur demande, sous prétexte qu'elle ignore en quel nombre sont les ennemis, quels ils sont, d'où ils viennent, ni quel motif leur met les armes à la main. Elle leur représente qu'il faut d'abord monter sur les remparts, examiner tout, rassembler ensuite d'autres soldats, et tomber sur l'ennemi avec avantage.
Ils approuvent cet avis, et se répandent ensuite sur les remparts. Arsace y fait dresser une tente magnifique de pourpre et de tapis enrichis d or; elle met elle-même ses plus beaux habits, s'assied sur un trône élevé, entourée de ses gardes, couverts d'une armure étincelante d'or: un caducée à la main, elle fait signe qu'elle veut parler de paix: elle invite les chefs des ennemis à s'avancer au pied des murs.
Thyamis et Théagènes, choisis par les Besséens, paroissent revêtus de leurs armes, mais sans casque. Le hérault aussitôt s'adressant à eux: voici, leur dit-il, ce que dit Arsace, épouse d'Oroondates, le premier des Satrapes, et sœur du grand roi: Qui êtes-vous? que voulez-vous? de quoi vous plaignez-vous? pourquoi avez-vous pris les armes? Ils répondent qu'ils sont Besséens; mais Thyamis dit qui il est; qu'il a été dépouillé du sacerdoce par les intrigues de Pétosiris son frère et par Oroondates; que les Besséens viennent le rétablir dans ses droits; qu'une fois rentré dans sa dignité, il mettra bas les armes, et que les Besséens retourneront chez eux sans causer aucun dommage: qu'autrement la force des armes en décidera; qu'Arsace elle-même, pour sa propre gloire, doit profiter de l'occasion pour punir les trames de Pétosiris, se venger de ces atroces calomnies, par lesquelles il l'a noircie dans l'esprit d'Oroondates, et l'a contraint lui-même à fuir de sa patrie.
Les habitans de Memphis sont frappés d'étonnement à ces paroles: ils reconnoissent Thyamis. Ils avoient ignoré la cause et l'époque de son exil. Au vague des soupçons succèdent les lumières de la vérité. Arsace est encore plus frappée que les autres: différentes passions se disputent son cœur; elle est outrée de colère contre Pétosiris; elle se rappelle le passé, et médite déjà des projets de vengeance. Elle considère Thyamis et Théagènes: son cœur se partage entre eux; sa passion pour Thyamis se ranime; mais de nouveaux feux s'allument dans son ame avec plus de violence: ceux mêmes qui l'environnent s'apperçoivent de son trouble; enfin, revenant à elle après quelques instans, semblable à ces malheureux que viennent d'agiter des mouvemens convulsifs: C'est une folie de la part des Besséens, dit-elle, de prendre les armes; mais sur-tout de la vôtre, jeunes guerriers, qui, aux grâces de la figure, à la vigueur de l'âge, joignez une illustre naissance. Quoi! c'est pour des brigands que vous vous précipitez ainsi au milieu des dangers! S'il faut en venir à un combat, vous ne pourrez résister même au premier choc. Le roi n'est pas encore réduit à un tel état de foiblesse, qu'il ne puisse, malgré l'absence du satrape, vous envelopper tous avec ce qui lui reste de troupes. Mais il n'est pas nécessaire, je crois, de sacrifier tant de monde, d'armer tant de bras pour une querelle particulière qui n'intéresse point le public: il faut se soumettre à ce que les dieux eux-mêmes et la justice en ordonneront. Je crois donc, ajouta-t-elle, qu'il est juste, et je demande que les Besséens et les habitants de Memphis restent tranquilles, et ne se fassent point la guerre sans sujet: que les deux compétiteurs se mesurent l'un avec l'autre; le sacerdoce sera le prix de la victoire.
A ce discours d'Arsace, la ville retentit de cris de joie; tous applaudissent aux propositions de la princesse: ils commencent à soupçonner les perfides intrigues de Pétosiris. Chacun se voit avec plaisir délivré d'un danger imminent par ce combat singulier. Parmi les Besséens, il en est beaucoup qui ne veulent point accepter ce parti, ni souffrir que leur chef s'expose aux dangers. Enfin Thyamis leur persuade d'y consentir, leur représente la foiblesse, l'inexpérience de Pétosiris; que tout l'avantage de ce combat est pour lui: c'étoient ces mêmes réflexions qui avoient déterminé Arsace elle-même à proposer ce combat singulier; elle espéroit par-là arriver à son but, sans compromettre sa réputation: elle espéroit se venger de Pétosiris, en le mettant aux prises avec un adversaire plus brave que lui.
On se hâte de tout préparer pour ce combat. Thyamis, plein de courage, transporté de joie, prend ce qui lui manque de son armure: Théagènes l'anime encore, pendant qu'il lui attache son casque sur la tête, lui arrange son aigrette brillant d'or, et le revêt de toutes ses armes.
Pétosiris, cédant à la nécessité, contraint de sortir de la ville par les ordres d'Arsace, s'écrie qu'il ne veut pas combattre, et qu'il ne s'arme que malgré lui. Thyamis l'apperçoit: Voyez-vous, dit-il à Théagènes, de quelle frayeur est saisi Pétosiris?—Je le vois.... Mais comment allez-vous vous comporter dans ce combat? Ce n'est pas seulement un ennemi; c'est encore un frère.—Vous avez raison, et vous devinez mes intentions. Je veux, avec le secours de la divinité, le vaincre et non lui ôter la vie. Non, la colère, le ressentiment ne m'emporteront point jusqu'à rougir mes mains du sang d'un frère, de celui qui a été renfermé dans le même sein que moi; je ne veux que me venger du passé, et me couvrir de gloire pour l'avenir.—Je vous approuve; vous parlez en héros; vous entendez encore la voix de la nature.... Mais moi, que me faudra-t-il faire?—Mon adversaire n'est pas redoutable; cependant, comme on voit chaque jour la fortune signaler parmi les hommes ses caprices et son inconstance.... Si je suis vainqueur, vous resterez avec moi dans la ville, vous partagerez ma destinée; si je suis trompé dans mes espérances, restez à la tête des Besséens: ils vous aiment; vous vivrez parmi eux jusqu'à ce que la fortune cesse de vous persécuter.
Ensuite ils s'embrassent l'un et l'autre les larmes aux yeux. Théagènes s'asseoit au même endroit pour être témoin de tout, et se livre, sans le savoir, à toute l'avidité des regards d'Arsace, dont les yeux ne peuvent se rassasier du plaisir de le contempler. Thyamis marche contre Pétosiris; mais celui-ci ne l'attend pas; au premier mouvement qu'il voit faire à son ennemi, il retourne aussitôt vers les portes pour rentrer dans la ville. C'est en vain: ceux qui sont aux portes, l'empêchent d'entrer; ceux qui sont sur les murs crient de ne pas lui livrer le passage par-tout où il se présentera. Ce malheureux alors jette bas ses armes, et se met à courir de toutes ses forces autour des murs. Théagènes inquiet, voulant voir tout, quitte sa place; mais, pour qu'on ne soupçonne pas qu'il veut secourir Thyamis, il laisse son bouclier et sa lance à l'endroit qu'il quitte, sous les yeux d'Arsace, qui, ne pouvant plus le considérer, considère ses armes. Théagènes suit à pas précipités les deux rivaux. Pétosiris est prêt d'être atteint; mais il échappe à chaque instant, et n'a d'avance sur son frère qu'autant qu'en a un homme sans arme, qui fuit la poursuite d'un homme armé.
Déjà ils ont fait deux fois le tour des murs de la ville, et ils commencent le troisième. Thyamis agite sa lance derrière son frère; il lui crie d'arrêter, ou qu'il va le percer. Tous les habitans, placés sur les murs, comme sur un théâtre, ont les yeux attachés sur les combattans. La divinité ou la fortune qui conduit tout ici-bas, vient mêler un épisode inattendu à la tragédie qui se représentoit alors. Un nouvel acteur se trouve transporté comme par miracle sur la scène.[48] En ce jour, à cette heure même, le malheureux Calasiris arrivent voit ses deux fils armés l'un contre l'autre. Il s'étoit exilé de sa patrie, avoit erré de climats en climats, avoit tout fait, tout souffert, pour fuire cet horrible spectacle; mais sa destinée prévalut: il ne put éviter un malheur que les dieux lui avoient annoncé. Il avoit vu de loin des hommes qui se poursuivoient; et tout ce qu'il avoit entendu ne lui permettoit pas de douter que ce ne fût ses deux enfans. Il oublie à l'instant sa vieillesse; sa vigueur se ranime: il court pour empêcher au moins les épées de se croiser. A peine est-il arrivé, qu'il se précipite au milieu d'eux! Thyamis! Pétosiris! ô mes enfans! que vois-je! s'écrie-t-il, à plusieurs reprises. Mais ils ne reconnoissent point leur père dans ce vieillard déguisé en mendiant, couvert de haillons; tout occupés de leur combat, ils ne font pas plus d'attention à lui qu'à un vagabond ou à un frénétique.
Du haut des murs, parmi les spectateurs, les uns le voient avec surprise se jeter aveuglement au milieu des épées; les autres le prennent pour un furieux, dont l'esprit et la raison sont aliénés, et ils ne font qu'en rire. Le vieillard comprend enfin que son extérieur l'empêche d'être reconnu. Il quitte ses haillons, laisse tomber sa chevelure flottante à la manière des prêtres, met bas le fardeau qui charge ses épaules, jette son bâton, et présente à leurs yeux une figure vénérable, sur laquelle est empreinte une sainte majesté. Il s'incline; et, leur tendant les bras en suppliant: O mes enfans! dit-il en sanglottant et versant des larmes, c'est Calasiris, c'est votre père. Arrêtez; que votre funeste destinée ne vous aveugle pas: voyez et respectez celui qui vous a donné le jour.
Epuisés de leur course, les forces les abandonnent; ils tombent dans les bras de leur père, embrassent ses genoux, fixent les yeux sur lui, et enfin le reconnussent. C'est leur père; ils n'en peuvent plus douter: leur ame est déchirée par des passions diverses et opposées. La vue d'un père, qu'ils ne croyoient plus jamais revoir, les remplit de joie; mais le moment où ils ont été surpris, les couvre de honte et les afflige. Ce qui redouble encore leurs angoisses, c'est qu'ils ignorent quelle sera l'issue d'un pareil évènement. A ce spectacle, les habitans, muets et immobiles d'étonnement, semblables à des peintres fixés sur un seul objet, tiennent les yeux attachés sur ce tableau.
D'un autre côté, il se passe une scène non moins touchante: Chariclée, qui suivoit Calasiris, avoit reconnu Théagènes de loin. L'œil des amans reconnoît promptement les traits qu'ils adorent; le moindre mouvement suffit pour les leur retracer, même de loin[49]. Chariclée, hors d'elle-même, et comme agitée d'une fureur divine, se précipite vers Théagènes: elle l'embrasse, le serre étroitement, reste suspendue à son col: des sanglots s'échappent de son sein. Théagènes voit un visage flétri, défiguré, une robe en lambeaux; il la prend pour une malheureuse vagabonde, l'écarte, la repousse loin de lui; enfin, comme elle ne le quitte point, et l'empêche de jouir du spectacle de la reconnoissance de Calasiris et de ses enfans, il lui donne un soufflet. O Pythius! lui dit-elle avec l'accent de la douceur, ne vous souvenez-vous plus du flambeau? Ces paroles sont pour Théagènes un coup de foudre; ce mot flambeau lui rappelle leurs conventions mutuelles. Il arrête ses yeux sur ceux de Chariclée; il les voit briller d'un éclat semblable à celui du soleil lorsqu'il darde ses rayons à travers un nuage. Il l'embrasse, la presse contre son sein. Enfin, tout le côté de la ville où est assise Arsace, dont le cœur, déjà gros de soupirs, commence à sentir les pointes de la jalousie, présente un spectacle frappant, et qui a quelque chose de surnaturel.
Les deux frères avoient mis bas leurs armes sacrilèges. Un combat, qui sembloit devoir coûter la vie à l'un des deux, avoit eu l'issue la plus inattendue. Calasiris avoit vu ses deux fils, l'épée à la main l'un contre l'autre: ses regards paternels avoient été sur le point d'être souillés par l'effusion du sang de ceux qui lui devoient le jour: il avoit rétabli la paix entre eux; et, s'il n'avoit pu éluder l'arrêt du destin, il avoit eu le bonheur de survenir au moment où il alloit s'accomplir. Il revenoit, après dix ans d'absence, dans les bras de ses enfans. Ils le couronnent eux-mêmes, le conduisent au temple, le revêtent des marques d'une dignité qui avoit allumé entre eux le flambeau de la discorde, flambeau qui avoit été prêt de ne s'éteindre que dans le sang d'un des deux.
Théagènes, sur-tout, et Chariclée, tous deux jeunes, tous deux beaux, se revoyant tous deux contre leurs espérances, fixant sur eux les regards de toute la ville, jouent dans cette pièce un rôle bien touchant, celui de l'amour. Tous les habitans de Memphis sortent, et bientôt la campagne voisine est couverte d'un peuple immense. Les jeunes gens environnent Théagènes; les hommes qui reçonnoissent encore Thyamis, s'assemblent autour de lui. Les jeunes filles, dont le cœur commence à sentir les premiers traits de l'amour, s'empressent autour de Chariclée, tandis que Calasiris est entouré des vieillards et de tous les ministres de la religion: cortège sacré et vénérable que viennent de lui former les caprices de la fortune.
Thyamis congédia les Besséens, après les avoir remerciés de leur zèle, et leur promit de leur envoyer, peu de tems après, et pour la pleine lune, cent bœufs, mille brebis et dix drachmes par tête. Il soutient dans ses mains la tête de son père, l'aide à marcher, assure ses pas chancelans par l'excès de la joie. Pétosiris partage les attentions de son frère. Calasiris est conduit au temple d'Isis à la lueur des flambeaux, au bruit des applaudissemens et des acclamations de tout le peuple, au milieu d'une musique sacrée, aux accords de laquelle danse une jeunesse folâtre, ivre de joie.
Arsace elle-même renvoie ses gardes, quitte le faste et l'appareil qui l'environnent, et suit le cortège. A l'exemple des autres habitans, elle offre dans le temple d'Isis des colliers et beaucoup d'or; mais ses yeux sont toujours attachés sur Théagènes: Théagènes seul l'occupe; il fixe toute son attention. Cependant le plaisir qu'elle trouve à le considérer est mêlé d'amertume. Théagènes, conduisant Chariclée par la main, écartant la foule qui se presse pour la voir, abreuve son cœur des poisons de la jalousie.
Arrivé au sanctuaire du temple, Calasiris se jette le visage contre terre, reste prosterné aux pieds de la déesse pendant plusieurs heures, et est prêt à expirer. Ceux qui l'entourent le rappellent à la vie; il se relève avec beaucoup de peine, fait des libations à Isis, lui adresse quelques prières, prend la couronne sacerdotale de dessus sa tête, la met sur celle de son fils. Il représente à la multitude qu'il est vieux, sur le bord de son tombeau; que son fils aîné a les forces et les qualités nécessaires pour remplir cette dignité; qu'elle lui est due par la loi: le peuple manifeste sa joie par des acclamations, et applaudit au choix de Calasiris. Ce vieillard fixe son séjour dans une partie du temple destinée aux prêtres; il y demeure avec ses enfans, Chariclée et Théagènes: la multitude se retire.
Arsace s'en va aussi, mais en se retournant sans cesse, mais après avoir prolongé ses actes religieux le plus qu'elle a pu; mais enfin elle s'en va, reportant toujours ses yeux sur Théagènes. Arrivée à son palais, elle se retire à l'instant dans son appartement, se jette sur son lit, telle qu'elle est, y reste long-tems sans proférer une seule parole; son cœur, qui plus d'une fois avoit brûlé de feux illégitimes, est épris d'amour pour Théagènes, dont les charmes effacent ce qu'elle a vu de plus beau: elle passe ainsi toute la nuit, se tournant sans cesse, tantôt d'un côté, tantôt d'un autre, poussant de profonds soupirs. Elle se lève, puis elle se recouche; elle ôte une partie de ses habits, et elle retombe; elle appelle une esclave, et la renvoie sans lui rien commander: en un mot, l'amour s'est emparé entièrement de son cœur, et a égaré sa raison.
Enfin, une vieille esclave, nommée Cybèle, ministre ordinaire des plaisirs de sa maîtresse, accourt vers elle: elle n'ignoroit rien de ce qui venoit de se passer; elle avoit tout vu à la lueur d'un flambeau, dont les feux semblent redoubler ceux de la princesse. O ma chère maîtresse! s'écrie-t-elle, que vois je! quel nouveau sujet de douleur avez-vous? quel nouvel objet jette le désordre dans un cœur que j'ai formé? homme est assez insensible, assez stupide, pour ne point être ébloui de ces charmes, pour ne passe croire au comble du bonheur dans vos bras, pour oser résister aux moindres signes de votre volonté? Dites-le-moi, ô vous que j'aime plus que ma vie! Non, il n'est point de cœur assez insensible pour tenir contre mes artifices. Parlez, et vous verrez vos vœux remplis: l'expérience, je crois, est un garant assez sûr de mon pouvoir.
En prononçant ces paroles et d'autres semblables, Cybèle se jette aux genoux d'Arsace, les embrasse, lui prodigue les caresses, et n'oublie rien pour lui arracher son secret.
Ma mère, dit la princesse, après quelques momens de silence, jamais je n'ai été atteinte d'un trait aussi aigu: votre zèle m'a sauvé plusieurs fois dans de pareilles occasions; mais je ne sais s'il pourra me sauver aujourd'hui. La guerre qui menaçoit, il y a quelques instans, la ville de Memphis; cette guerre qui s'est terminée tout-à-coup par une heureuse paix, sans coûter une goutte de sang, a allumé dans moi un véritable combat; mais ce n'est pas mon corps qui est blessé, c'est mon cœur. Mes yeux, hélas! ont vu ce jeune étranger qui suivoit Thyamis dans son combat. Vous savez, sans doute, ô ma mère! de qui je veux parler. Sa beauté, qui brilloit avec tant d'éclat au milieu d'un peuple si nombreux; sa beauté, capable de séduire l'ame la plus grossière, l'être le plus insensible aux charmes les plus enchanteurs, n'a pas sans doute échappé à des yeux aussi clairvoyans que les vôtres: vous connoissez la source de mon mal; faites jouer tous les ressorts imaginables, déployez toute l'adresse, tous les artifices que les années peuvent vous avoir donnés, si vous voulez conserver la vie à celle que vous avez nourrie; car je ne puis vivre, si ma passion n'est satisfaite.
Je connois ce jeune homme, répond la vieille; il a la poitrine et les épaules larges, la démarche fière et majestueuse: il porte la tête droite, et s'élève au-dessus de tous les autres. Ses yeux sont bleus, son regard aimable et fier en même-tems; un tendre duvet couvre ses joues. Une femme étrangère, et qui, avec quelque beauté, ne manquoit pas d'impudence, est venue se jeter dans ses bras, est restée suspendue à son col: n'est-ce pas celui-là que vous aimez?—C'est celui-là même[50]. Vous m'avez bien rappelé cette misérable, à qui des attraits long-tems cachés dans l'ombre, et que l'art a besoin de ranimer sans cesse, inspiraient tant de confiance: avec un tel amant elle est mille fois plus heureuse que moi.
O ma princesse, répond la vieille avec un sourire ironique, consolez-vous: elle a paru belle à ses yeux jusqu'aujourd'hui; mais s'il peut vous voir, si vos traits frappent ses regards, bientôt il changera, comme on dit, son plomb contre de l'or; bientôt il abandonnera cette courtisanne, avec toute sa suffisance et ses prétentions orgueilleuses.—O ma chère Cybèle! ce seroit me guérir de deux maladies bien cruelles, l'amour et la jalousie: vous contenterez l'une, et vous bannirez l'autre de mon cœur.—Je n'épargnerai rien; remettez-vous, tranquillisez-vous, ne vous abandonnez pas au chagrin: ayez bonne espérance. A ces mots, elle prend le flambeau, ferme la porte de la chambre, et se retire.
Au point du jour, Cybèle ordonne à un eunuque du palais et à une esclave de prendre des gâteaux et d'autres offrandes et de la suivre. Elle se hâte de se rendre au temple d'Isis. Arrivée à la porte, elle dit qu'elle vient offrir un sacrifice à la déesse pour Arsace, sa maîtresse, que des songes ont effrayée cette nuit; qu'elle veut détourner les maux qui la menacent.
Un des gardiens du temple lui en ferme l'entrée, sous prétexte que la douleur règne par-tout; il lui dit que Calasiris, de retour dans sa patrie après une longue absence, a donné le soir un magnifique repas à ses amis, où il a manifesté toute la joie du cœur le plus sensible; qu'après le repas, il a fait des libations à la déesse, lui a adressé des prières; qu'il a dit à ses enfans que bientôt ils ne verroient plus leur père; qu'il leur a bien recommandé de rendre aux deux jeunes Grecs venus avec lui, tous les services qu'ils pourront; qu'il s'est ensuite couché; que, soit que l'excès de la joie ait trop relâché les ressorts d'un corps usé par les années, et abandonné de ses forces; soit qu'il l'ait ainsi demandé aux dieux, et que ses vœux aient été accomplis, il a été trouvé mort, aux approches du jour, entre ses deux enfans, qui, d'après ses intentions, ont passé la nuit auprès de lui.
Aujourd'hui, continua le même homme, nous avons envoyé de tous côtés appeler tous les prêtres, tous les ministres de la religion qui sont dans la ville, pour lui faire des funérailles telles que l'ordonnent les lois. Retirez-vous: non-seulement vous ne pouvez offrir des sacrifices, mais encore la porte du temple vous est absolument fermée: elle n'est ouverte pendant sept jours qu'aux prêtres. Où vont donc demeurer ces étrangers, reprit Cybèle?—Thyamis, le nouveau pontife, a ordonné de leur préparer une demeure hors du temple: vous les voyez, pour obéir aux lois, sortir et s'avancer vers nous.
Cybèle croit que le hasard lui présente un moyen favorable d'exécuter son dessein, et d'emmener Théagènes.[51] O le plus religieux des hommes, dit-elle, vous pouvez obliger ces étrangers, nous faire plaisir, ou plutôt faire plaisir à Arsace elle-même, sœur du grand roi. Vous connoissez son inclination pour les Grecs, sa générosité à exercer l'hospitalité. Dites à ces jeunes étrangers que, par l'ordre de Thyamis, on leur prépare une demeure dans le palais du Satrape.
Cet homme ne soupçonnoit rien des exécrables projets de Cybèle. Il pensoit rendre un service important à ces deux jeunes gens, en leur procurant un asyle dans le palais d'Oroondates; il consent donc à se joindre à Cybèle, vu qu'il ne s'agissoit que d'obliger, sans qu'il en coûtât rien à personne.
Voyant approcher Chariclée et Théagènes, la douleur dans l'ame et les larmes aux yeux: étrangers, dit-il, nos lois défendent ces larmes et ces gémissemens à la mort d'un grand-prêtre; c'est les violer que d'arroser de ses pleurs les cendres de Calasiris: vous ne devriez montrer que de la joie et de l'alégresse. Notre religion nous apprend qu'au sein de la divinité il jouit d'un bonheur parfait. Mais votre douleur est excusable; vous pleurez un père, un soutien, vous pleurez vos espérances perdues; cependant il ne faut pas perdre courage. Thyamis, héritier de sa dignité, hérite aussi de sa bienveillance pour vous. Vous avez été le premier objet de ses soins. Il a ordonné de vous préparer une demeure brillante, digne d'un Egyptien distingué par son opulence, digne par conséquent d'étrangers dont la fortune ne paroît pas éclatante. Suivez cette femme, ajouta-t-il, en leur montrant Cybèle; regardez-la comme votre mère: elle vous donne l'hospitalité; abandonnez-vous à elle.
Ainsi parla le gardien du temple. Théagènes et Chariclée suivent ses conseils. Le nouveau malheur qu'ils venoient d'éprouver les avoit abattus. Ils sont un peu consolés par les offres qu'on leur fait: offres qu'ils se seroient bien gardés d'accepter, s'ils eussent prévu que ce palais dût être pour eux le théâtre d'une scène encore plus tragique que celles qu'ils avoient essuyées précédemment. Mais la divinité qui régloit leur destinée, s'adoucit pour quelques instans, et à quelques momens de bonheur fit succéder de nouvelles catastrophes, en les livrant, pour ainsi dire, liés et garottés entre les mains de leur ennemie. Les beaux mots d'amitié et d'humanité séduisirent leur jeunesse sans expérience et sans lumières. Tant il est vrai que la misère et l'indigence aveuglent l'esprit.
Arrivés au palais, ils voient un vestibule immense;, plus élevé que les maisons des particuliers, rempli de gardes, brillant de toute la pompe qui environne le trône. A la vue d'un séjour si peu proportionné à leur fortune présente, ils sont dans l'étonnement et le trouble. Ils suivent Cybèle, dont les discours soutiennent leur courage et leur espoir. Mes enfans, dit-elle, vous que j'aime si tendrement, croyez que vous serez reçus avec toute la bienveillance et l'amitié possible. Elle les conduit chez elle dans un appartement écarté, fuit retirer tout le monde; et, prenant à part les deux étrangers, elle leur parle ainsi:
Mes enfans, je connois la cause de votre tristesse. Je sais que la mort du grand-prêtre Calasiris est la source de vos larmes. Il convient que vous me disiez qui vous êtes, d'où vous venez. Je sais que la Grèce est votre patrie. Votre extérieur annonce une haute naissance: des yeux aussi beaux, un port aussi majestueux, des manières aussi aimables, sont l'empreinte d'une origine illustre; mais de quelle ville de la Grèce êtes-vous? qui sont vos parens? comment vous trouvez-vous en Egypte? Votre intérêt demande que vous m'instruisiez de tous ces détails, pour que je puisse moi-même en instruire Arsace, sœur du grand roi, épouse d'Oroondates, le plus grand des Satrapes. Elle est galante, aime les Grecs, se plaît à faire du bien aux étrangers. Vous n'en serez traités qu'avec plus d'égards et de considération. Je ne suis pas moi-même étrangère pour vous; je suis grecque d'origine. La ville de Lesbos m'a vu naître. Prisonnière de guerre, amenée ici, mon sort est beaucoup plus heureux que dans la Grèce. Je suis tout pour ma maîtresse, elle ne respire, ne voit, ne pense, n'entend que par moi: par moi les personnes belles et aimables sont admises auprès d'elle.
Théagènes se rappelle que, la veille, Arsace l'a contemplé long-tems avec des yeux lascifs, indices non-équivoques de criminels desseins. Il rapproche les discours de Cybèle de la conduite de la princesse. L'avenir ne se montre plus à lui sous un aspect aussi flatteur. Il alloit répondre, lorsque Chariclée, s'approchant de lui, lui dit à l'oreille: Souvenez-vous de votre sœur dans tout ce que vous allez dire. Théagènes comprend quelles sont ses intentions: Ma mère, dit-il en s'adressant à Cybèle, vous savez que la Grèce nous a vu naître; nous sommes enfans du même père et de la même mère; nos parens ayant été pris par des pirates, nous nous sommes mis en mer pour les chercher; mais nous avons encore été plus malheureux qu'eux: tombés au pouvoir d'hommes cruels, dépouillés des immenses richesses que nous portions avec nous, nous ne sommes échappés qu'avec beaucoup de peines. Un heureux hasard nous a fait rencontrer l'illustre Calasiris; nous voulions passer en Egypte le reste de nos jours avec lui. A la perte de nos parens, s'est jointe celle d'un mortel généreux qui les remplaçoit; et nous sommes, comme vous voyez, seuls et abandonnés: telle est notre histoire.
Nous n'oublierons jamais la bonté, la générosité avec laquelle vous nous recevez; mais nous vous supplions de nous laisser, dans notre obscurité, abandonnés à nous-mêmes. Il n'est pas encore tems de signaler votre bienfaisance envers nous, de nous faire paroître devant Arsace. N'environnez pas de tant de pompe et d'éclat de malheureux mendians voués à la misère. Vous savez qu'il ne faut chercher des amis que parmi ses semblables.
Cybèle, à ces mots, n'est plus maîtresse d'elle-même: sur son visage éclate la joie dont elle est pénétrée aux noms de frère et de sœur; elle se flatte que Chariclée ne mettra aucun obstacle à l'accomplissement des désirs d'Arsace. O le plus beau des hommes! dit-elle, vous ne tiendrez pas ce langage quand vous connoîtrez Arsace. Elle se communique à tout le monde sans distinction de rang; elle se plaît sur-tout à réparer les outrages et les injustices du sort. Persane d'origine, elle est grecque par les sentimens. Des hommes tels que vous, elle les préfère à ses compatriotes[52]. Elle aime singulièrement les mœurs et la société des Grecs. Prenez confiance: égards, honneurs, tout ce qui est du à votre qualité d'homme, rien ne vous manquera. Votre sœur, toujours avec elle, partagera ses amusemens. Quels sont vos noms?
Lorsqu'elle eut entendu les noms de Chariclée et de Théagènes, elle leur dit de rester là, et elle court vers Arsace; mais elle recommande auparavant à la portière, vieille comme elle, de ne laisser entrer personne, ni de laisser sortir ces deux jeunes gens. Si votre fils Achémènes vient, dit la portière.... Pendant que vous étiez partie au temple, il est sorti pour se bassiner les yeux; car vous savez qu'il n'est pas encore guéri. Ne le laissez point entrer, répond Cybèle. Fermez la porte, prenez la clef; dites-lui que je l'ai emportée. La vieille exécute ponctuellement ces ordres.
Le départ de Cybèle laisse un libre cours aux larmes et aux gémissemens de Chariclée et de Théagènes. C'est dans l'un et dans autre la même douleur, les mêmes expressions de la douleur. O Théagènes! dit l'une; ô Chariclée! dit l'autre en soupirant. Quel sera notre sort? dit l'un; où sommes-nous? dit l'autre. A chaque parole ils s'embrassent, pleurent et s'embrassent encore. Enfin le souvenir de Calasiris se présente à leur esprit, et vient ajouter encore à l'amertume de leurs regrets. Chariclée sur-tout pleure sa mort: elle avoit vécu avec lui plus long-tems que Théagènes; elle en avoit reçu plus de marques de tendresse et d'attachement. O Calasiris! s'écrie-t-elle, je ne puis vous appeler du doux nom de père; il semble que la fortune veuille m'interdire l'usage de ce nom. Je ne connois point celui qui m'a donné le jour. Celui qui m'avoit adoptée pour sa fille, hélas! je l'ai abandonné. Celui qui m'a reçue, nourrie, sauvée, n'est plus.... La religion me défend de payer à sa cendre le tribut de ma reconnoissance, de verser des larmes sur son tombeau. O mon père! ô mon sauveur! Oui, malgré les rigueurs de la fortune, je vous appellerai mon père. Recevez ces larmes, ces cheveux, seules libations, seules offrandes que je puisse présenter à vos mânes. En parlant ainsi elle s'arrache les cheveux.
Théagènes emploie les prières, la force même pour la retenir. Hélas! s'écrie-t-elle, pourquoi faut-il que je vive? Quel espoir nous reste-t-il encore? notre soutien, notre guide, celui qui devoit nous reconduire dans ma patrie, me faire reconnoître de mes parens, celui qui nous consoloit, qui adoucissoit nos maux, celui en qui reposoient nos espérances, Calasiris n'est plus. Il nous abandonne tous deux dans une terre étrangère, dénuée de tout, ne sachant quel parti prendre.[53] Notre expérience nous ferme également les chemins par mer et par terre. Cet homme doué d'un ame si douce, si sensible, ce sage si vénérable n'est plus. Il n'a pu mettre le comble à ses bienfaits.
Pendant que Chariclée s'abandonne au désespoir; pendant que Théagènes, tantôt gémit avec elle, tantôt dévore ses larmes, concentre sa douleur, pour ne pas aigrir celle de son amante, Achémènes arrive, trouve la porte fermée, en demande la cause à la portière: celle-ci lui répond que c'est sa mère qui l'a fermée. En ignorant la cause, il approche; il entend les plaintes de Chariclée: il se baisse, regarde à l'endroit où les deux battans se rejoignent, et voit tout ce qui se passe dans la chambre. Il demande encore à la portière qui est dedans: elle répond qu'elle l'ignore; mais qu'elle juge que c'est un jeune homme avec une jeune fille, que Cybèle vient d'y amener. Il se baisse encore, et tâche de distinguer leurs traits; il admire la beauté de Chariclée, sans la connoître; il se la représente dans la joie et brillante de tous ses charmes: bientôt l'amour succède à l'admiration; il croit reconnoître Théagènes.
Tandis qu'Achémènes examine ainsi ce qui se passe dans cette chambre, Cybèle revient: elle a instruit Arsace de tout, la félicitant de son bonheur, qui, dans cette affaire, l'a mieux servie que toute son adresse et tous ses artifices n'auroient pu faire. Elle lui a dit que son amant est dans son palais; qu'elle peut le voir et en être vue à loisir. Arsace, hors d'elle-même, vouloit venir contempler Théagènes; mais Cybèle l'en a empêchée, quoiqu'avec beaucoup de peine, en lui représentant qu'elle ne devoit pas se montrer aux yeux de son amant, pâle, défaite, abattue par les veilles; qu'elle devoit se reposer ce jour-là pour recouvrer sa première beauté; enfin elle lui a donné les plus belles espérances, lui a indiqué ce quelle doit faire, et quelle conduite elle doit tenir envers ces jeunes gens.
Que faites-vous, mon fils, dit Cybèle, de retour, à Achémènes?—Je regarde quels sont ces étrangers, d'où ils viennent.—Mon fils, votre curiosité est condamnable: taisez—vous; gardez le plus profond silence sur ces étrangers; ne vous inquiétez point d'eux: ainsi le veut la princesse. Achémènes obéit à sa mère, et se retire; il ne voit dans Théagènes que l'objet des plaisirs ordinaires d'Arsace. N'est-ce pas là, dit-il, en s'éloignant, le jeune homme que Mitranes m'avoit chargé de conduire à Oroondates, pour le faire passer à la cour du roi, que les Besséens et Thyamis m'ont enlevé dans ce combat, où j'ai couru un si grand danger, et dont je suis seul échappé? Mes yeux ne me trompent-ils pas? Non; ils ne sont plus malades, et je vois aussi bien qu'à l'ordinaire. J'apprends encore qu'hier Thyamis est arrivé à Memphis; qu'après un combat singulier contre son frère, il a recouvré le sacerdoce: c'est lui, je n'en doute plus. Gardons le silence, et observons quels sont les desseins d'Arsace sur ces étrangers: ainsi parloit Achémènes.
Revenue auprès de Théagènes et de Chariclée, Cybèle s'apperçoit qu'ils ont pleuré. Au bruit qu'avoit fait la porte en s'ouvrant, ils avoient tâché de se composer, et d'effacer de dessus leur visage les traces de la douleur; mais la vieille Cybèle voit que leurs yeux sont encore mouillés: O mes enfans! leur dit-elle, pourquoi cette douleur déplacée, quand vous devez vous livrer à la joie, vous féliciter de votre bonheur? Les dispositions d'Arsace envers vous sont aussi favorables que vous pouvez le désirer: elle consent à vous voir demain; elle veut que l'on vous traite aujourd'hui avec les plus grands égards. Arrêtez donc le cours de ces larmes puériles, de cette affliction indigne de vous; disposez-vous à paroître devant Arsace, et à faire tout ce qu'elle vous demandera.
O ma mère! répond Théagènes, c'est la mort de Calasiris que nous pleurons; c'est un père que nous regrettons. Vous n'y pensez pas, dit Cybèle; Calasiris, votre père adoptif, avancé en âge, a payé le tribut à la nature; mais aujourd'hui tout est à vous, richesses, plaisirs? honneurs; vous allez jouir de votre jeunesse: n'envisagez que votre bonheur; adorez Arsace. Je vais vous dire comment vous devez paroître devant elle, vous en approcher, quand elle vous appellera; il faut vous prêter à tout ce qui lui fera plaisir: elle a, comme vous savez, tout l'orgueil que donne le pouvoir, soutenu de toutes les grâces de la jeunesse et de la beauté: la moindre résistance à ses ordres l'irrite.
Théagènes garde un morne silence; il n'entrevoit à travers ces beaux discours que des peines et des souffrances dans l'avenir. Quelques momens après paroissent des eunuques, qui apportent dans des vases d'or des mets de la table d'Arsace: mets qui annonçoient un luxe et une magnificence sans égal. Tels sont, disent-ils, les présens que la princesse envoie aux deux étrangers: ils les mettent devant eux, et se retirent. Théagènes et Chariclée, cédant aux sollicitations de Cybèle, et ne voulant point paroître insensibles à ces attentions, mangent un peu. On les servît ainsi le soir du premier jour et les jours suivans.
Le lendemain matin, les mêmes eunuques viennent trouver Théagènes. La princesse vous appelle, lui disent-ils; nous avons ordre de vous conduire devant elle: venez jouir d'une faveur qu'elle n'accorde que rarement et à peu de personnes. Théagènes hésite quelques momens; enfin il se lève: il semble ne céder qu'à la contrainte. Dois je paroître seul devant elle, dit-il, ou bien ma sœur doit-elle m'accompagner? Ils répondent qu'elle ne demande que lui; qu'elle verra sa sœur en particulier; qu'Arsace se trouve avec quelques magistrats; que d'ailleurs l'usage des Perses est de donner audience aux hommes et aux femmes séparément. Théagènes, se penchant vers Chariclée: Des soupçons, dit-il, s'élèvent dans mon ame; je n'entrevois rien de bon dans tout ceci. Chariclée lui répond qu'il ne doit point résister, mais se montrer doux d'abord, et prêt à faire tout ce qu'on exigera. Il suit les eunuques: ceux-ci lui apprennent comment il doit paroître, saluer; que l'usage, en entrant, est d'adorer la princesse. Théagènes ne leur répond rien.
Il trouve Arsace assise sur un trône: elle est vêtue d'une robe de pourpre enrichie d'or. La magnificence de ses colliers, l'éclat de sa tiare ajoutent encore à son orgueil naturel. Enfin l'art de la coquetterie et de la séduction semble avoir épuisé sur elle toutes ses ressources. Une garde nombreuse l'entoure: à ses côtés sont assis les seigneurs les plus distingués; mais tout cet éclat n'en impose point à Théagènes. Il semble avoir oublié qu'il a promis à Chariclée de se prêter à tout, pour gagner les bonnes grâces d'Arsace. Il s'arme d'une noble fierté, à la vue de tout cet appareil du faste Persan. Sans s'humilier, sans se prosterner, la tête droite: princesse dit-il, je vous salue.
L'indignation s'empare de tous les assistans. On murmure sourdement de l'audace de Théagènes, qui ne se prosterne point devant la sœur du grand roi. Pardonnez-lui, dit Arsace en souriant, il est étranger, jeune, il a les sentimens des Grecs, et pour nous, le mépris naturel à sa nation. En même-tems elle ôte sa tiare au grand mécontentement de toute l'assemblée; car c'est ainsi que chez les Perses on rend le salut. Etranger, lui dit-elle, par un interprète, (car elle n'entendoit point la langue grecque,) ayez confiance; que demandez-vous? parlez, vous n'essuyerez point de refus. En même-tems elle fait signe aux eunuques de remmener, des gardes l'accompagnent. Achémènes le revoit et le reconnoît: il soupçonne la cause qui lui attire de si grands honneurs; il en est étonné: cependant il garde le silence comme sa mère le lui a recommandé.
Arsace donne un magnifique repas aux seigneurs Perses, sous prétexte de les honorer, mais en effet pour célébrer sa première entrevue avec Théagènes. Elle ne se contente pas de lui envoyer, comme à l'ordinaire, des mets de sa table; elle lui envoie encore des tapis, des étoffes précieuses, travaillés à Sidon et en Lydie, des esclaves pour le servir, une jeune fille à Chariclée, un jeune garçon à Théagènes, tous deux originaires d'Ionie, tous deux à la fleur de l'âge. Elle presse en même-tems Cybèle d'accomplir sa promesse. Elle lui dit qu'elle ne peut résister à sa passion. Cybèle n'attendoit pas les ordres d'Arsace; elle employoit tout pour gagner Théagènes. Elle ne lui expliquoit pas encore ouvertement les volontés de sa maîtresse; elle cherchoit, par des détours, à les lui faire comprendre. Elle lui rappeloit sans cesse les bontés d'Arsace pour lui, lui parloit de sa beauté, des grâces de sa personne; elle savoit même adroitement lui en peindre les charmes secrets; elle n'oublioit pas ses manières engageantes, son goût pour les jeunes gens et pour les plaisirs; enfin elle tâchoit de s'assurer s'il étoit sensible aux plaisirs de l'amour.
Théagènes louoit le caractère aimable d'Arsace, son penchant pour les Grecs, et ses autres qualités; il reconnoissoit toute la grandeur de ses bienfaits; mais il feignoit de ne point entendre les propositions de Cybèle, et n'y répondoit point. Celle-ci pensa étouffer de dépit et de rage: persuadée que Théagènes entendoit bien ses discours, elle ne pouvoit pas douter qu'il n'opposât un refus absolu et outrageant à toutes ses avances. Arsace, dévorée de tous les feux de l'amour, ne pouvoit supporter un état aussi violent: elle réclamoit les promesses de Cybèle; celle-ci la remettoit, sous différens prétextes: tantôt Théagènes étoit prêt à tout; mais la crainte l'arrêtoit: tantôt il étoit indisposé.
Déjà le cinquième et le sixième jours étoient écoulés. Arsace avoit appelé Chariclée auprès d'elle, une ou deux fois. Pour plaire à Théagènes, elle l'avoit traitée avec beaucoup d'égards et de bonté. Cybèle enfin est contrainte de s'expliquer nettement avec Théagènes, et de lui dévoiler la passion de sa maîtresse. Elle lui promet que sa complaisance sera payée par des trésors immenses: elle lui demande ce qu'il peut craindre: elle s'étonne de ce qu'à la fleur de l'âge, avec tant de charmes, il ne connoît point l'amour; de ce qu'il se refuse aux embrassemens d'une femme douée de tant d'attraits, qui brûle pour lui; de ce qu'il ne saisit pas avec empressement une occasion si belle, si avantageuse, vu qu'il n'a rien à craindre; que le mari est absent. C'est moi, continue-t-elle, qui l'ai nourrie; c'est à moi qu'elle confie tous ses secrets: je vous ménagerai cette entrevue; rien ne peut vous retenir; votre cœur n'est point engagé; vous n'avez point subi le joug de l'hymen: considérations par dessus lesquelles ont passé avant vous bien des personnes sensées; elles n'ont point cru, par là, nuire à leur famille; elles n'ont vu, dans un pareil commerce, qu'une source de richesses et de plaisirs. Elle mêle aussi les menaces. Un refus allume la fureur et la soif de la vengeance dans l'ame des femmes de ce rang, quand elles sont dédaignées. Le mépris alors est un outrage sanglant qu'elles punissent cruellement. Songez qu'Arsace est Persanne, du sang royal. Vous dites vous-même qu'elle a du crédit et de la puissance; sa reconnoissance peut être sans bornes et sa vengeance terrible. Vous êtes étrangers, sans amis, sans appui. Ayez pitié de vous; ayez pitié d'Arsace. Un amour aussi ardent mérite bien votre compassion. Redoutez une passion dédaignée. Craignez une amante en fureur: plus d'une fois une telle retenue a enfanté le repentir. J'ai plus d'expérience que vous en amour. Ces cheveux n'ont pas blanchi, sans que j'aie acquis bien des lumières; mais je n'ai point encore vu de cœur aussi dur, aussi inflexible que le vôtre.
S'adressant ensuite à Chariclée, en présence de laquelle la nécessité la contraignoit de tenir un pareil langage: O ma fille! dit-elle, joignez-vous à moi, unissez vos prières aux miennes, auprès de votre frère.... Je ne sais quel nom lui donner ici. Votre intérêt l'exige, vous n'en serez que plus considérée, sans en être moins aimée. Vous nagerez au sein de l'opulence; Arsace vous fera contracter un mariage brillant: un pareil sort pourrait tenter des personnes d'un rang élevé, à plus forte raison n'est-il pas à dédaigner pour des étrangers réduits aujourd'hui à la mendicité.
Chariclée, lançant à Cybèle le regard du mépris et de l'indignation: Il seroit à souhaiter, dit-elle, pour la gloire même de la belle Arsace, qu'elle ne se fût pas laissée enflammer d'un amour aussi violent, ou qu'elle y résistât courageusement; mais puisqu'elle est femme, puisque, comme vous le dites, elle ne peut éteindre l'ardeur des feux qui la dévorent, je conseille à Théagènes de satisfaire les désirs de la princesse, s'il le peut sans danger; mais qu'il prenne garde d'attirer la foudre sur sa tête et sur celle d'Arsace. Si cette intrigue venait à transpirer.... Si le Satrape apprenoit son déshonneur! A ces mots, Cybèle se précipite vers Chariclée, la serre étroitement dans ses bras, la couvre de baisers. O ma fille! dit-elle, vous avez pitié d'une personne aussi belle que vous: le salut de votre frère vous est cher; mais ne craignez rien, le secret le plus inviolable couvrira tout. Arrêtez, lui dit Théagènes, donnez-nous quelques momens pour délibérer.
Cybèle sort aussitôt. O Théagènes! dit Chariclée, qu'elles sont amères les faveurs de la fortune! elle nous trompe bien cruellement! mais votre sagesse saura mettre à profit, pour votre honneur, une circonstance aussi délicate. Je ne sais si vous êtes résolu de vous rendre aux désirs d'Arsace, si vous l'étiez, je ne vous en détournerois pas, si notre salut ou notre perte dépendent de votre consentement ou de votre refus. Mais si vous ne croyez pas devoir vous y rendre, feignez-le au moins; entretenez d'espérances la passion de la princesse; qu'une condescendance simulée l'empêche de prendre un parti violent contre vous. Calmez ses feux, modérez ses fureurs par des espérances et des promesses; peut-être, avec le secours des dieux, le tems nous donnera quelque moyen de salut. O Théagènes! prenez garde que vos réflexions ne vous conduisent hors des voies de l'honneur.
O Chariclée! répond Théagènes en souriant, cette maladie si naturelle aux femmes, la jalousie, vous tourmente au milieu de vos malheurs. Sachez que Théagènes est incapable d'une pareille bassesse: faire et dire des choses malhonnêtes, me semble également honteux. D'ailleurs, ôter toute espérance à Arsace, c'est nous ménager quelques douceurs, puisque c'est nous délivrer de ses importunités. S'il faut souffrir, mon ame, formée à l'école du malheur, saura résister à tout. Prenez garde, réplique Chariclée, d'attirer sur notre tête un déluge de maux; et elle se tut.
Pendant que Chariclée et Théagènes s'entretiennent ainsi, Cybèle ramène l'espoir dans le cœur d'Arsace, l'assure des dispositions favorables de Théagènes, et lui fait entrevoir l'accomplissement de ses vœux. Bientôt elle revient auprès de nos deux amans. Le soir, la nuit, elle redouble ses instances auprès de Chariclée qui couchoit avec elle, la conjure de l'aider à fléchir Théagènes. Au point du jour, elle va le trouver, lui demande quelle résolution il a prise. Sur un refus formel, et qui ne lui laisse plus aucune espérance, elle retourne vers Arsace, la douleur peinte dans les yeux. La princesse, apprenant la cruelle réponse de Théagènes, vomit mille imprécations contre Cybèle[54], se retire dans sa chambre, se jette sur son lit, et dans son désespoir se meurtrit le sein.
Cybèle, sortant de la chambre d'Arsace; rencontre son fils Achémènes, qui, la voyant consternée, toute en pleurs: Ma mère, lui dit-il, est-il arrivé quelque malheur imprévu? quelque funeste nouvelle ne chagrine-t-elle point Arsace? l'armée n'a-t-elle point essuyé quelque échec? les Ethiopiens n'ont-ils pas l'avantage sur Oroondates? Il lui fait encore beaucoup d'autres questions semblables. Vous êtes un jeune homme[55], lui dit Cybèle, et elle le quitte. Achémènes, sans se rebuter, la suit, lui prend les mains, l'embrasse, la conjure de lui faire part de son chagrin.
Elle le prend alors en particulier, l'emmène à l'écart dans un jardin, et lui parle ainsi: Jamais, mon fils, je n'aurois révélé à personne mes maux, ni ceux d'Arsace; mais elle est aujourd'hui dans un état effrayant. Moi-même je m'attends à périr victime de son désespoir et de ses fureurs; je suis donc obligée de rompre le silence. O vous! que j'ai porté dans mon sein, que j'ai mis au jour, vous que j'ai nourri de mon lait, ne pourriez-vous trouver un remède à nos maux? Arsace aime ce jeune étranger qui est dans le palais. Ce n'est point une passion ordinaire, une passion qu'elle puisse réprimer; c'est un feu dévorant qui la consume. En vain nous nous sommes flattées jusqu'ici de la satisfaire; cet amour est la cause des égards, des bontés, avec lesquelles on traite ces étrangers. Ce jeune insensé, dont l'audace égale la cruauté, est sourd à mes prières. Je sais qu'Arsace en mourra, je sais qu'elle me précipitera avec elle dans le tombeau, persuadée que je l'ai trompée, que je l'ai bercée de vaines espérances. Voilà, mon fils, ce qui fait couler mes larmes: trouvez un remède à tant de maux, ou vous n'ayez plus de mère.
Quelle sera ma recompense? répond Achémènes. Je ne veux pas ici me faire valoir; dans l'état d'angoisse où est la princesse, prête à expirer, il n'est pas tems d'user de détours, d'artifices ni de finesses. Demandez, répond Cybèle, tout ce qui vous fera plaisir. Déjà Arsace, à ma considération, vous a élevé à la dignité de premier échanson: votre ambition n'est-elle pas satisfaite? Parlez. Si vous sauvez l'infortunée Arsace, d'immenses trésors seront votre récompense. Depuis long-tems, dit Achémènes, je soupçonnois la passion de la princesse, et je n'en doutois même plus; mais j'attendois en silence. Ce ne sont ni les richesses ni les dignités que j'ambitionne. Je demande à Arsace, pour prix d'un service si important, de m'unir par le mariage, à cette jeune fille que l'on dit sœur de Théagènes. Je l'aime passionnément: la princesse peut juger de mon amour par le sien; atteinte du même mal que moi, elle ne refusera rien aux vœux d'un homme qui promet de la mettre au comble du bonheur.
Non, répond Cybèle, non, n'en doutez pas; Arsace ne refusera rien à son bienfaiteur, à son sauveur. D'ailleurs, nous pourrions bien nous-mêmes obtenir le consentement de cette jeune personne. Mais, dites-moi, quel est ce moyen que vous offrez? Je ne m'expliquerai, répond Achémènes, que quand la princesse m'aura promis avec serment de m'accorder ma demande. Ne faites aucune tentative auprès de la jeune fille; je connois son orgueil et sa fierté, vous pourriez renverser tous mes projets. Vous serez content, répond Cybèle.
En même-tems elle court à l'appartement d'Arsace; tombant à ses pieds: Ne vous désespérez pas, lui dit-elle; grâce aux dieux, vos vœux seront remplis. Faites seulement venir mon fils Achémènes.—Eh bien, qu'il vienne; mais peut-être allez-vous me tromper encore une fois. Achémènes paroît. Cybèle expose les demandes de son fils. Arsace promet, avec serment, à Achémènes de l'unir à la sœur de Théagènes.
Princesse, dit alors Achémènes, que Théagènes, votre esclave, cesse désormais de refuser d'obéir à sa maîtresse.—Comment mon esclave!—Théagènes est votre prisonnier; vous avez sur lui les droits qu'un vainqueur a sur son captif. Mitranes le faisoit conduire à Oroondates, pour l'envoyer ensuite à la cour du grand roi; moi-même j'étois chargé de le conduire. Les Besséens et Thyamis, fondant sur moi, me l'ont enlevé. Je n'ai échappé qu'avec beaucoup de peines. Il montre ensuite à Arsace la lettre de Mitranes, adressée à Oroondates. Il ajoute que si elle veut d'autres preuves, Thyamis pourra attester la vérité de tout ce qu'il dit.
Arsace respire. Elle sort à l'instant de sa chambre, passe dans l'appartement où, assise sur un trône, elle avoit coutume de donner ses audiences, et fait venir Théagènes. Lorsqu'il est devant elle, elle lui montre Achémènes et lui demande s'il le connoît.—Oui, je le connois.—Vous conduisoit-il comme prisonnier de guerre?—Oui.—Eh bien, sachez que vous êtes à moi. Vous allez descendre au rang de mes esclaves, soumis à mes moindres volontés. Je promets votre sœur en mariage à Achémènes, en considération de la place qu'il occupe auprès de moi, en considération de sa mère, et de son attachement à ma personne; je ne diffère cet hymen que pour fixer le jour et préparer le repas que je veux donner pour le célébrer.
Ces paroles furent un coup de poignard pour Théagènes: il résolut de ne pas résister ouvertement, mais d'esquiver les poursuites d'Arsace, comme celles d'une bête féroce. O ma maîtresse! dit-il, je remercie les dieux de ce qu'étant d'une illustre origine, au milieu de nos malheurs, ce sont vos fers que nous portons, de ce que vous daignez abaisser des regards de bonté et de bienveillance sur de malheureux étrangers; mais ma sœur n'est point prisonnière: elle n'est donc point votre esclave; cependant elle veut bien vous servir, faire tout ce qu'il vous plaira: commandez-lui donc ce que vous jugerez à propos.
Qu'on le mette, reprend Arsace, au nombre de ceux qui servent à table. Qu'il apprenne d'Achémènes à présenter à boire. Qu'il s'instruise ici avant d'aller servir le grand roi. Ils se retirent ensuite. Théagènes tout pensif, réfléchit sur ce qu'il a à faire; mais Achémènes, avec un sourire moqueur et insultant: toi, dit-il, qui nous parlois avec tant de fierté; toi, qui portois la tête si haute et te vantois d'être seul libre, qui ne pouvois fléchir les genoux devant Arsace, tu vas à présent courber le front, ou l'on saura bien te rendre docile.
Arsace, ayant congédié tout le monde, retient Cybèle. Il n'y a plus de prétextes, dit-elle: allez dire à mon orgueilleux amant que s'il m'obéit, s'il se rend à mes désirs, il sera libre, nagera au sein de l'opulence; mais s'il persiste dans ses refus, il sentira tout le poids de la colère d'une amante dédaignée, d'une maîtresse en fureur: rampant dans l'esclavage le plus vil et le plus cruel, il essuiera les traitemens les plus barbares.
Cybèle rapporte à Théagènes ces paroles d'Arsace: elle ajoute toutes les raisons qu'elle croit les plus propres à le fléchir. Théagènes la prie de le laisser quelques instans seul avec Chariclée. O mon amie! lui dit-il, c'en est fait de nous, nous sommes sans ressources, sans espérances[56]. Dans notre malheur nous n'avons pas même la consolation de nous dire libres: nous sommes esclaves; et il lui rapporte son entrevue avec Arsace. Oui, nous sommes esclaves, continue-t-il, exposés à toutes les insultes et à la férocité des barbares, dans la cruelle alternative d'obéir aux caprices de nos tyrans, ou de nous voir condamnés comme des scélérats; mais ce qu'il y a de plus déchirant, ce qui met le comble à nos maux, c'est qu'Arsace a promis ta main à Achémènes, au fils de Cybèle.... Non, il ne se fera pas cet odieux hymen; du moins je ne le verrai pas, tant qu'il me restera une épée pour m'ôter la vie. Que faire? quel moyen de me soustraire aux poursuites de l'odieuse Arsace, et toi, à celles de l'exécrable fils de Cybèle?
Il n'en est qu'un, répond Chariclée; c'est de consentir à tout: par-là tu empêcheras mon hymen.—Que dis-tu? quoi! ma funeste destinée me condamneroit à goûter dans des embrassemens coupables des plaisirs que je n'ai pas encore goûtés dans les bras de celle que j'adore!... Mais ... je crois avoir trouvé un moyen: la nécessité est la mère des bons conseils. Se tournant vers Cybèle: allez avertir Arsace, dit-il, que je veux lui parler en particulier et sans témoins.
Persuadée que Théagènes se rendoit, la vieille va rapporter ces paroles à Arsace. Elle en reçoit l'ordre de l'amener après le repas. Elle l'amène en effet; recommande à tout le monde de laisser la princesse seule et tranquille, et de faire régner le plus profond silence autour de sa chambre. Elle introduit Théagènes. Les ténèbres environnent tout et favorisent le mystère; un seul flambeau éclaire la chambre. A peine Théagènes est-il entré, que Cybèle se retire; mais Théagènes l'arrête: Arsace, dit-il, je vous en conjure, que Cybèle reste; je sais qu'elle a votre confiance, qu'elle est la dépositaire de tous vos secrets. En même-tems il prend les mains d'Arsace; Non, princesse, dit-il, ce n'est point mon orgueil qui s'est révolté jusqu'ici contre votre volonté. Je me ménageois les moyens de m'y soumettre sans danger: depuis que, par une faveur spéciale de la fortune, je suis votre esclave, je n'en suis que plus en état de vous obéir en tout: accordez-moi une grâce. Je sais que je vous demande de violer une promesse solennelle: ne donnez point la main de Chariclée à Achémènes; car, sans parler du reste, une jeune princesse, d'une si haute naissance, ne peut passer dans les bras d'un valet. Oui, Arsace, je le jure par le soleil, par tous les dieux, vous n'aurez pas d'esclave plus rebelle que moi, si vous forcez le penchant de Chariclée: vous me verrez plutôt me donner la mort à moi-même.
Croyez, répond Arsace, que je ne veux que vous plaire, moi qui suis prête à me livrer à vous. J'ai cependant juré de donner votre sœur à Achémènes.—J'y consens, donnez-lui ma sœur; mais mon amante ... mais mon épouse ... car qu'est-elle autre chose que mon épouse? Non, je n'en puis douter; vous ne voulez pas la donner.—-Que dites-vous?—La vérité. Chariclée n'est point ma sœur, elle est mon épouse, comme je viens de vous le dire; et vous êtes dégagée de votre serment. Vous pouvez, si vous le voulez, vous en convaincre, et célébrer, par un repas solennel, mon hymen avec elle. Arsace ne put apprendre sans émotion que Chariclée étoit l'épouse, et non la sœur de Théagènes. Quoi qu'il en soit, dit-elle, vous serez satisfait: nous consolerons Achémènes par un autre mariage.
Personne, dit alors Théagènes, ne sera plus docile que moi. Il s'avance en même-tems pour baiser la main de la princesse; mais Arsace se baisse, lui donne sa bouche à baiser au lieu de sa main, et Théagènes sort, ayant reçu plutôt que donné un baiser.
Il instruisit Chariclée de tout ce qui venoit de se passer le plus tôt qu'il put. Elle avoit déjà appris quelque chose, et ne pouvoit même se défendre d'un peu de jalousie. Il lui expose les suites que doit avoir sa démarche: elle nous procure, dit-il, plusieurs avantages. Achémènes ne peut plus aspirer à ta main. J'ai imaginé, pour le présent, une raison de ne pas me rendre aux désirs d'Arsace. Outre de voir ses espérances trompées, indigné de voir son crédit auprès de la princesse effacé par le mien, Achémènes ne manquera pas de remplir tout de trouble et de désordre; il n'ignorera rien: Cybèle lui dira tout. Si j'ai voulu qu'elle fût présente à notre entretien, c'est pour qu'elle rapportât tout à son fils; c'est pour avoir un témoin de mon entrevue avec Arsace, entrevue qui s'est bornée à de simples paroles. Il suffit peut-être à une ame pure et intègre de se reposer sur la protection du Ciel; mais il est beau aussi de ne laisser aucun doute sur sa vertu, et de pouvoir marcher dans le chemin de la vie d'un pas ferme et sûr.
Il faut s'attendre, ajouta-t-il, qu'Achémènes ourdira quelque trame contre Arsace. Il est esclave par état; mais un maître n'a point de plus grand ennemi que son esclave: il est maltraité; on a violé à son égard la sainteté des sermens; il se voit abaissé au-dessous des autres; il est instruit des infamies et des débordemens de la princesse; son ressentiment n'a pas besoin des armes de la calomnie, dont la vengeance s'est servie plus d'une fois: la vérité lui en fournira de suffisantes.
Ces raisons et d'autres semblables rendent l'espoir à Chariclée. Le lendemain Achémènes vient chercher Théagènes pour servir Arsace à table. Elle l'avoit ainsi ordonné; elle lui avoit même envoyé une magnifique robe persanne: il s'en revêt, non, sans éprouver, dans sa douleur, un certain plaisir à se parer de ces riches brasselets et de ces colliers tout brillant d'or. Déjà Achémènes se mettoit en devoir de l'instruire, de lui montrer comment il devoit verser du vin, présenter la coupe, lorsque Théagènes court à un buffet chargé de coupes, et, en prenant une précieuse: je n'ai pas besoin, dit-il, de tes leçons. Quand il s'agit de servir ma maîtresse, mon cœur m'en dit assez; et ce foible talent ne m'enorgueillit point. Mon ami, tu n'es ici que l'élève de la fortune, à laquelle il a plu de t'élever à ce rang; et moi, je le suis de la nature et des circonstances, et leurs leçons me suffisent. En même-tems, il verse légèrement du vin, et présente la coupe à Arsace du bout des doigts et avec une grâce admirable. Cette coupe achève de bouleverser, de subjuguer la princesse: les yeux fixés sur Théagènes, elle boit plus d'amour encore que de vin, laisse de la liqueur au fond de la coupe, et la rend à Théagènes comme si elle buvoit à sa santé.
Achémènes n'est pas insensible à tout ce qu'il voit: le dépit et la jalousie remplissent son cœur; ses coups-d'œil, son affectation à parler à l'oreille des convives, n'échappent point à Arsace elle-même. Après le repas, Théagènes s'adressant à Arsace: O ma maîtresse! dit-il, j'ai une grâce à vous demander; permettez-moi de ne porter cette robe que quand je vous servirai. Il obtient sa demande, reprend ses habits ordinaires et se retire.
Achémènes, sortant avec lui, lui reproche sa suffisance, son orgueil puéril; lui dit que la princesse a conçu pour lui tout le mépris que mérite un étranger sans usage, sans connaissance. Si vous continuez, dit-il, à garder les mêmes airs, vous ne plairez pas long-tems. C'est l'amitié qui vous donne ces avis; je m'intéresse à un homme avec lequel je vais m'unir, dont je vais épouser la sœur, comme Arsace me l'a promis. Achémènes ajoute encore beaucoup d'autres choses semblables. Théagènes, feignant de ne point l'entendre, s'en va les yeux baissés.
Cybèle, allant coucher sa maîtresse vers midi, les rencontre; elle voit la tristesse peinte sur le visage de son fils, et lui en demande la cause. On nous préfère, dit-il, ce jeune étranger: à peine a-t-il paru dans le palais, que le voilà échanson. Une charge que nous possédons depuis si long-tems, il nous en dépouille; il est auprès de la princesse, lui présente la coupe, en un mot, il ne lui manque plus que le titre d'échanson. Qu'il s'élève, qu'il parvienne aux plus hauts emplois, qu'il partage tous les secrets, ce n'est pas là ce qui me chagrine le plus: notre silence, notre mollesse, font toute sa grandeur; mais il pouvoit ne pas nous insulter, nous outrager, nous qui l'avons dirigé, qui lui avons appris à remplir des fonctions si glorieuses. Nous en parlerons une autre fois; je cherche Chariclée, mon amante: elle est tout pour moi; sa présence dissipera peut-être mon chagrin. O mon fils! reprend Cybèle, quelle amante! vous pleurez, je crois, vos moindres maux, et vous ignorez les plus amers. Chariclée ne sera point votre épouse.—Que dites vous? est-ce que je ne suis pas digne d'épouser une esclave comme moi? pourquoi donc ne sera-t-elle point mon épouse?—C'est notre zèle, c'est notre attachement pour Arsace qui en sont cause; nous avons sacrifié pour elle notre tranquillité; nous avons exposé nos jours, pour contenter ses passions, nous avons tout fait pour lui plaire. Ce jeune étranger, ce bel amant, est entré dans sa chambre, n'a paru qu'une fois devant elle, et il lui a persuadé de violer ses sermens. Il lui a assuré que Chariclée n'est point sa sœur, mais une amante dont la foi lui est engagée.—Et Arsace la lui a promise!—Elle la lui a promise; j'étois présente, je lai entendue. Dans quelques jours elle célébrera cet hymen par un repas magnifique: elle vous fera contracter une autre mariage.
Achémènes, poussant un profond soupir, et frappant ses deux mains l'une contre l'autre: ce mariage, dit-il, sera funeste à tous deux; faites-le différer de quelques jours. Si l'on me demande, dites que je suis à la campagne pour ma santé. Chariclée n'est plus la sœur de Théagènes, c'est son amante; je sens qu'il ne veut par-là que me l'enlever. Oui, s'il l'embrassoit, s'il la serroit contre son sein, s'il passoit les nuits à côté d'elle, il pourroit prouver qu'elle est son épouse et non sa sœur. Secondé des dieux vengeurs du parjure, je saurai bien me faire rendre justice.
Ainsi parla Achémènes: le démon de la rage, de la jalousie, de la vengeance, bien capable d'aveugler tout autre homme qu'un barbare, souffle dans son ame toutes ses fureurs. Emporté par les mouvemens impétueux de sa passion, sans consulter les lumières de la prudence, et vers la fin du jour, il prend un coursier Arménien, parmi ceux dont le Satrape se servoit dans les pompes et les cérémonies publiques, va rejoindre Oroondates, le trouve près de Thèbes, assemblant ses forces, faisant des préparatifs de guerre, et se disposant à marcher contre les Ethiopiens.