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Les Femmes de proie. Mademoiselle Cachemire

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The Project Gutenberg eBook of Les Femmes de proie. Mademoiselle Cachemire

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Title: Les Femmes de proie. Mademoiselle Cachemire

Author: Jules Claretie

Release date: October 14, 2012 [eBook #41065]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Produced by Clarity, Hans Pieterse and the Online
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES FEMMES DE PROIE. MADEMOISELLE CACHEMIRE ***

Note de transcription:

L'orthographe originale a été conservée (ex: maronniers, ébulition, tisanne etc.)

Quelques corrections ont été apportées. Celles-ci sont indiquées dans le texte. Pour les voir, faites glisser votre souris, sans cliquer, sur un mot souligné en pointillés gris et le texte d'origine apparaîtra.

LES FEMMES DE PROIE

MADEMOISELLE

CACHEMIRE

EN PRÉPARATION

DU MÊME AUTEUR:

CAMILLE DESMOULINS et LES DANTONISTES, essai sur la Révolution française (1789-1794), 1 vol. in-8o.

Coulommiers.—Typ. de A. MOUSSIN.

LES FEMMES DE PROIE

MADEMOISELLE
CACHEMIRE

PAR

JULES CLARETIE

Logo éditeur

PARIS

E. DENTU, ÉDITEUR

LIBRAIRE DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES

PALAIS-ROYAL, 17 ET 19, GALERIE D'ORLÉANS

1867

Tous droits réservés

A JULES LEVALLOIS


Voilà plusieurs jours déjà que je suis à Florence. C'est loin de Paris, mon ami! Il n'y a pas seulement les Alpes et les Apennins entre les boulevards et les Cascine, il y a un monde. Monde d'idées, monde de faits. Tout s'agite ici; là-bas, dirait-on, tout est calme. J'entends passer sous mes fenêtres des chants de joie, des hymnes de guerre. Le mot de liberté traverse l'air du matin au soir, et c'est le premier nom qui m'éveille. Ah! ce n'est plus la Femme à barbe! Ces Italiens sont en retard.

Ils vont se battre, paraît-il, ils partent. Je vois passer les volontaires avec leurs sœurs qui pleurent et leurs pauvres mères qui ont les yeux rouges. Ils marquent le pas, ne disent rien, mais ils savent où ils vont. On pourra les vaincre—la guerre a ses destins—mais ils sauront mourir. Ce sont là d'étranges spectacles et je n'y suis pas habitué. Quelle antithèse! Et—pour la première fois peut-être—en voyage je ne regrette point Paris. C'est à lui pourtant que je pense et c'est lui que j'ai voulu peindre—une de ses mille faces tout au moins—dans un livre que je suis heureux de vous dédier et que je souhaiterais plus digne de vous. Paris? Il est là-bas, avec ses tournoiements, ses mugissements, sa perpétuelle agitation, sa fièvre éternelle. Il va et vient, s'agite, se démène, vit à grands guides, rit à grosse voix, s'excite, s'irrite, s'éperonne et s'époumonne. Il y a, dirait-on, un peu de tétanos dans son cas. Je le vois ainsi, du moins, épileptique et fou, et c'est de la sorte que je l'ai présenté. L'image ne séduira pas tout le monde. Il est évident qu'un pastel est plus aimable et beaucoup plus poli qu'un miroir. Mais je réponds de la plupart des traits.

Qui sait? Vous m'accuserez peut-être, mon cher ami, d'avoir à plaisir broyé le bitume et poussé au noir, vous qui regardez les choses de loin et qui de Paris ne voyez plus que l'immense figure, couchée là-bas, sous le vaste ciel, toute de marbre, dirait-on, éclatante et fière, blanche par les jours de soleil. C'est de Montretout que vous contemplez le spectacle. Les cris de forcenés lorsqu'il vous parviennent à Saint-Cloud ont eu le temps de s'adoucir; l'âcre senteur de boudoirs et d'usines, de restaurants et d'écuries, s'est saturée des parfums sains des arbres, de l'eau, de la terre retournée. Puis, à deux pas, la forêt vous console. Vous avez vos livres et vos fourmis, Goëthe qui vous parle de la nature et la nature qui vous parle de tout. Vous avez bien le temps quand frissonnent les marronniers, quand les feuilles s'ouvrent au printemps ou se dorent à l'automne, quand l'herbe vous tend ses tapis et le bon livre ses pages fraîches, vous avez bien le temps d'écouter le récit de la ruelle, le scandale qui court, ou le boursier qui vole!—Ou si vous le faites, ô philosophe, c'est pour en rire.

Mais on ne peut pas toujours rire. Voilà pourquoi j'ai écrit ce livre—moral, vous le verrez, de la morale brûlante—et malheureusement encore actuel. Il fait bien pourtant de se presser, car un temps viendra—qui n'est pas loin, je l'espère—où il ne sera plus possible. Il arrivera une heure où le roman, où le drame—sur lesquels elle règne depuis quinze ans—n'appartiendront plus à la femme de proie. Celui qui croirait alors écrire une œuvre d'art sur ce sujet ne composerait plus qu'une façon de mémoire historique. La saison sera finie parce que la femme de proie sera vaincue. On s'en occupe déjà beaucoup moins, ce me semble. Il faut à nos appétits une autre nourriture, d'autres inspirations à nos écrivains.—Il est temps de remplacer cette matière par un idéal.

Non pas, à mon avis, qu'on ait abusé du sujet. Il fallait bien peindre ce qu'on avait sous les yeux. Le prosecteur ne peut disséquer, dans son amphithéâtre, que les cas atteints par maladie régnante. Que si l'épidémie persiste ne vous en prenez pas à lui, dites-vous: l'atmosphère est mauvaise, et laissez faire le scalpel du chirurgien. Je sais bien; des études pareilles ne sont pas du goût de tout le monde. Le lecteur, quoiqu'en dise cet autre, veut encore moins être respecté que flatté! Tout écrivain qui respecte quelque peu l'hypocrisie doit s'attacher à faire style de velours. Devant Saint-Simon assurément Dangeau fût devenu blême, disant: Quel est ce duc mal léché? Mais la bile de Saint-Simon avait raison de passer dans son encre et l'encre est restée. Voilà le fait.

Nous écrivons un roman, il est vrai. Vous allez me dire: «Ne pouviez-vous pas justement laisser loin de vous cette réalité douloureuse, regarder plus haut que la terre, chercher autre part et vous échapper, à votre gré, vers les grands horizons, les lignes pures, les régions consolantes!» Certes. Vous avez deviné, mon ami, lorsque parut Robert Burat et vous avez bien voulu dire que la tristesse des œuvres de notre génération venait seulement des obstacles que nous avions rencontrés à nos débuts,—obstacles moraux, j'entends,—manque d'air et d'espace et que, dépouillés de ces sources vivifiantes et libres nous nous étions réfugiés dans le doute ou dans l'ironie. Et vous nous indiquiez le remède et vous ressuscitiez nos espoirs. En effet, vous aviez raison. Il y a encore des espérances de par le monde. Il y a encore des souffles puissants et des courants invincibles, le droit n'est point frappé à mort, la liberté n'est point à jamais vaincue.

Ne la croyait-on pas au tombeau cette Italie, qui tressaille et se redresse à cette heure? Soupçonnait-on que cette poussière de morts pût se retrouver aussi vivante? Ne la regardait-on pas depuis longtemps comme un Musée, campo-santo de l'art où l'on venait admirer des cadavres? Eh bien! la patrie des Donatello et des Ghirlandajo, la terre des Brunelleschi et des Michel-Ange, le pays des artistes allait devenir le pays des citoyens. Ils sont debout, ils marchent. Mal armés, faibles et chétifs, ces paysans nourris de riz vont se mesurer avec les robustes soldats de l'Autriche. Ce qui les attend, peu leur importe. S'ils tombent, ils tomberont joyeux. Ils ne doutent pas du succès. Ceci est le secret. Mais ils ont la justice. C'est quelque chose. Ils réclament le droit à la patrie, rien de plus: Les canons ennemis qui les mitrailleront ne pourront les priver du moins d'une tombe dans la terre natale.

Et voilà comment renaissent les nations.

Mon cher ami, je ne crois pas avoir assombri les tableaux parisiens que je vous présente. Cela est ainsi. Mademoiselle Cachemire me paraît même, si je dois l'avouer, un peu bien modeste auprès de certaines de ses rivales qui courent non pas le roman mais le monde. Mais, tout en se piquant de faire vrai, on est encore forcé de se contenter d'indications. Que voulez-vous? J'ai tâché aussi de relever les côtés sombres d'un tel sujet par des coins assez consolants. Il faut tout prévoir. M. Tartufe pourrait se fâcher:

Comment! couvrez ce sein....

Puis je ne suis point pessimiste, diable! Je m'arrête volontiers devant un marais aux eaux croupissantes—surtout quand le marais va jusqu'à ma porte. Je vois ces taches verdâtres, cette eau stagnante, ces herbes mauvaises, fauves et perfides, luisantes comme des glaives, ces façons de terre ferme qui sollicitent et qui engloutissent, ces squammes et ces moisissures, mais vienne un rayon de soleil, un oiseau qui chante, une libellule qui passe, et, je vous en réponds, mon cher Levallois, c'est le rayon qui m'attire, c'est la libellule au corselet bleu que je regarde, que je suis des yeux et c'est l'oiseau que j'écoute.

Tenez, quelque plaisir que j'aie à causer avec vous, je laisse ma plume et je vous quitte. Je vais à deux pas, dans ces jardins de Boboli où passa Montaigne, où se promena Pétrarque sans doute, et Masaccio et Marcile Ficin, et les artistes et les poètes; où les arbres en berceaux, les oliviers, les citronniers font de l'ombre avec du soleil et réalisent un vers de Virgile:

Est iter in sylvis ubi cœlum condidit umbra.

J'y vais rêver, j'y vais songer, j'y vais oublier Paris et penser à vous.

Florence, 31 mai 1866.


Paris.

Je n'ai rien changé, mon cher ami, à cette dédicace écrite, là-bas, entre deux dépêches, entre deux journaux lus en hâte, entre deux nouvelles dont l'une apportait la paix, l'autre la guerre. Recevez ce livre comme un faible témoignage d'un vif et profond attachement. Encore une fois, j'aurais dû le revoir davantage avant de vous l'adresser, avant de le présenter au public. Un autre jour je ferai mieux. Je ferai du moins autre chose. Il est temps d'aborder les questions hautes et palpitantes, et de laisser aller où elles vont toutes les reines d'une nuit ou d'un jour.

Bref, j'ai peint ici Paris qui dépense. J'eusse préféré vous présenter Paris qui pense. C'est un autre travail. Croyez-moi, mon bien cher ami, votre affectueusement dévoué,

Jules Claretie.

5 Septembre 1866.

LES

FEMMES DE PROIE

I

L'auberge est au bord de l'eau et ses murailles blanchies se reflètent dans la Seine. Une barque pleine de poisson frais est amarrée sous les fenêtres, parmi les roseaux. Quelque peintre de passage—il en vient beaucoup de ce côté—a peint, sur la porte d'entrée un lapin à demi dépouillé qui fricasse tout vif sur un feu clair. Le nom de l'aubergiste se détache en grosses lettres bleues: Labarbade. C'est là que descendent les artistes en tournée dans la forêt de Fontainebleau. La fille du père Labarbade était une célébrité à Samoreau, dans ce pays qu'une chanson a fait illustre:

A Samoreau y a de belles filles,
Y en a-t-une si parfaite en beauté,
Que Godefroid y a tiré son portrait.

Qu'est-ce que ce Godefroid, le Titien inconnu de cette belle fille? L'histoire de l'art est là-dessus muette, Vasari se tait, mais la belle fille était peut-être Suzanne Labarbade.

Elle avait seize ans alors, pas davantage; de grands yeux noirs dans un visage un peu hâlé, des cheveux épais, mal attachés et qui roulaient sur ses épaules parfois, brusquement. Elle se savait jolie. Quand elle passait dans les rues, les regards venaient à elle tout droit. Puis elle avait des miroirs. Ce qu'elle savait déjà, les miroirs le lui répétaient. Elle les cachait sous son lit, ou derrière son armoire, parce que le père Labarbade ne badinait pas. C'était un homme dur, rendu plus rude encore par le malheur. Toute sa vie il avait travaillé sans grande chance. Il était de ceux qui naissent condamnés. Sa première femme, la mère de Suzanne, était morte jeune. Remarié, le pauvre homme n'avait trouvé que le chagrin, la mauvaise humeur au logis, les querelles. Madame Labarbade, la seconde, avare, criarde, très-belle d'ailleurs et très-vaniteuse, élevait la petite Suzanne à la dure. Elle la battait souvent, plus souvent la privait de manger, l'envoyait au lit sans souper pour lui apprendre. Suzanne ne disait rien, se couchait et mordait ses draps afin que dans la pièce à côté la belle-mère ne l'entendît pas pleurer.

L'enfant, à défaut d'orgueil, avait l'entêtement. On ne la faisait point plier. Elle se raidissait contre les injustices, opposait ses ironies aux sévérités et peu à peu s'habituait à l'abandon.

Dans les premiers temps, le père Labarbade avait bien pris le parti de sa fille. Il la défendait. Cela ne lui convenait pas qu'on la maltraitât. Il élevait la voix, et bien souvent quand arrivaient ces scènes, il coupait une grosse miche de pain, la mettait dans les bras de l'enfant, avec des pommes ou des confitures et lui disait: va-t-en maintenant! Mais comme les querelles l'ennuyaient, il se lassa de lutter contre la ménagère qui savait trop bien lui faire payer toutes ces colères. Il en vint même à se persuader que toutes les criailleries étaient du fait de Suzanne, et que sans elle bien certainement la maison eût été plus tranquille.—Arrangez-vous comme vous voudrez, dit-il un beau soir, je ne me mêle plus de vos affaires. Cette petite est trop ennuyeuse, à la fin des fins.

Et il donna à Suzanne une brusque poussée. A partir de ce jour, dans cette maison, l'enfant se sentit bien seule.

D'ailleurs, le père venait d'avoir un fils. Madame Labarbade était accouchée d'un gros garçon, pesant et criant. Labarbade, complétement faible sous son apparence solide, avait brusquement viré de bord, abandonné la petite fille pour ne plus s'occuper que de son gamin. Suzanne, livrée sans défense à l'humeur de sa belle-mère s'irritait tout bas contre son père; elle avait compté jusqu'alors sur cette apparence de secours, sur cette pseudo-volonté, sur les violences de Labarbade succédant brusquement, comme des coulées de lave, à de longs mois de soumission; et voilà que tout lui manquait, c'était fini. La belle-mère triomphait. Quel isolement! Mais elle patientait encore. Un je ne sais quoi lui disait que cette vie ne durerait pas longtemps. Elle travaillait pour s'étourdir ou plutôt elle s'agitait. Elle pêchait. Elle conduisait le bateau elle-même, et aimait à le lancer dans les joncs qui pliaient tout autour. Les cheveux dénoués, les bras nus dans un casaquin qui laissait voir ses aisselles, elle dirigeait sa barque et servait de passeuse aux jeunes gens qui voulaient traverser l'eau pour descendre à l'auberge de Labarbade. Quand ils essayaient de plaisanter avec elle, elle devenait toute pâle. Ces rires soulignés par des gestes, des mots bizarres, les phrases à double entente la troublaient et lui donnaient chaud. Une fois seule elle se répétait tout cela, fermait les yeux, devinait, rêvait. L'inconnu la tourmentait. Elle avait soif d'un avenir mal défini qui tardait bien à se montrer. On lui avait dit bien des fois,—des passants—peut-être sans y ajouter grande importance: Viendrais-tu à Paris avec moi? Paris! Ce seul mot ne signifiait pas autre chose pour elle que: Liberté! Mais ce qu'elle souhaitait par dessus tout c'était d'être libre. La maison lui pesait, elle étouffait dans sa chambre, prenait en haine son père, son petit frère, les voisins, le pays.

Quelle vie! s'user là, se marier là, vieillir, devenir maigre sous le travail ou engraisser. On est laide si vite. Et tous ces paysans l'ennuyaient tant avec leurs grosses mains et leurs gros pieds! Quand elle n'allait pas au bateau, prendre pour la cuisine les anguilles gluantes qui glissaient brusquement entre ses doigts ou tirer de l'eau du puits ou ramasser les salades dans le verger, elle s'appuyait sur le rebord de la fenêtre ouverte et regardait l'eau courir, les arbres frissonner, les passants marcher en sifflant sur la route. Ou bien elle sortait et s'asseyait au bord de l'eau. C'était là qu'il faisait bon! Seule, avec ses désirs, avec ses rêves! La berge, pleine d'herbes hautes et fraîches, s'adoucissait, glissant vers l'eau. C'était vert, ce terrain, marécageux, tentant. A deux pas les roseaux, les ajoncs courbés miroitaient au soleil comme des aiguilles, les nénufars jaunes et luisants ouvraient à l'air leurs feuilles larges. Point de bruit. Les froissements des ailes sèches des libellules qui volaient lançant des reflets bleus. Le miroitement d'acier de l'eau pailletée où, çà et là, sautillaient les poissons comme dans la poële à frire. Et derrière, sur la route, le murmure vague, lent, sourd et comme menaçant des peupliers qui s'agitaient. Vivre là, dormir là, y voir Paris en songe! Mais tout à coup la voix du père appelait Suzanne, il fallait se lever, regagner la maison, se mettre au fourneau ou s'enfermer dans cette vieille chambre où, tant de fois, elle avait pleuré se rongeant les poings.

Que c'était triste maintenant. Des murailles blanchies à la chaux, le parquet carrelé et froid, au plafond des traverses de bois toutes noires. De la poussière, un lit à couverture jaune, une vieille armoire luisante et brune, un dressoir avec des faïences à fleurs rouges et bleues ébréchées, des chaises de paille et de noyer, des imageries d'Epinal, Mathilde et Malek-Adel dans un cadre orange, des paquets de ficelles suspendus ici, là des champignons en grappes. Un pot de pommade en verre opaque, une terrine de foie gras conservée comme une relique, de vieux papiers, des livres poudreux et déchirés, mais quels livres! Elle les avait lus, relus. Des almanachs, la Vie d'Abd-el-Kader, l'Annuaire du département. On étouffait là-dedans. Sans ses espoirs de lendemain, ses soifs de revanche, elle y fut morte.

Mais elle était décidée à vivre.

Un soir—c'était la fête de Samoreau—Suzanne alla danser malgré sa belle-mère. Elle avait passé des nuits pour coudre elle-même une robe blanche que Labarbade lui avait achetée pour ses étrennes, et que madame Labarbade avait conservée en pièce. Mais Suzanne savait où était la robe. Elle avait ouvert l'armoire, pris l'étoffe et sur un patron emprunté à une couturière de Fontainebleau, elle avait taillé cette robe.

La nuit était tombée, une nuit de juillet, et les paysans de Samoreau dansaient sur la petite place. Les carabines partaient, l'on gagnait des lapins en logeant de grosses boules dans des trous, l'on cassait en deux les pipes de terre, les tourniquets chargés de porcelaine mal peinte grinçaient lourdement sur leur axe. On entendait un bruit composé de mille bruits: des cris, des chants, des rires, de la musique, des coups de fusil, des notes de crécelles et de mirlitons. La lumière était rouge; des lampes de schiste éclairaient la salle de danse, formée par quelques piquets soutenant une corde qui tenait lieu de muraille. Juchés sur une estrade de planches, qui criait et menaçait au moindre geste, quatre musiciens, les joues enflées, jouaient de la clarinette et du cornet. La lumière des lampes suspendues aux arbres paillettait le cuivre des instruments, rougissait les faces apoplectiques des musiciens, enveloppait de reflets les paysans en paletots, les jeunes filles en robe de percale blanche. Hommes et femmes, tout se heurte. Les danseurs étalent des grâces lourdes, empoignent brutalement les fillettes qui suent et rient, et les entraînent dans un galop plein de chocs. Ils vont, rouges, essoufflés, tournent et poussent des cris, et la musique achevée, ils tombent sur des bancs, s'essuyent le front ou se jettent à terre pour respirer.

A travers les feuilles d'un vert sombre des maronniers, la lune glissait des rayons pâles parmi cette fournaise en plein air, faite de hurlements, de poussière, de poudre et de fumée.

Au milieu de la foule, Suzanne dansait. Elle était charmante, le teint animé, affolée de danse, les prunelles électriques, avec une expression de joie. Comme elle se sentait regardée, elle s'étudiait. Elle avait de ces balancements de corps qui attiraient. Réservée pourtant, avec je ne sais quelles intuitions aristocratiques, elle faisait l'effet d'une note plus calme au milieu de ces chœurs épileptiques. Il y avait autour d'elle des jeunes gens de la ville et des dames qui ne la quittaient pas des yeux. Elle était fière de ces regards; elle éclatait d'une joie profonde. C'était cela qu'elle souhaitait. Être vue! Tout à coup, la foule des danseurs s'écarta, fendue par des bras robustes et Suzanne, reçut, sur le nez, un énorme et brutal soufflet. Elle chancela et parut s'évanouir. Elle ne voyait plus rien, n'entendait plus rien. Le sang coulait sur sa robe blanche. Une rumeur s'éleva, et, parmi le bruit, Suzanne distingua ces mots:

—Je t'apprendrai à venir danser sans ma permission, pécore!

C'était le père. Elle sentit qu'une main forte l'entraînait.

Une fois au logis, folle de colère, de honte, d'amour-propre outragé, prise de rage, elle fit un paquet de ses robes, de ses peignes, de sa pommade, de ses miroirs, sauta par la fenêtre, qui n'était pas haute, sur les plates-bandes du jardin, et se sauva jusqu'au pont de Valvins. Puis, à travers la forêt, à travers la nuit, sans rien craindre, elle se dirigea sur Paris.

C'était bien loin. Mais elle connaissait la route. Un 15 août Labarbade l'y avait menée en carriole, voir la fête. Le feu d'artifice était encore devant ses yeux. Elle mangea, en chemin, des morceaux de pain qu'elle avait emportés. D'ailleurs, elle avait un peu d'argent, de quoi vivre quelques jours. C'était peu. Cela lui suffisait. Elle compta sa fortune en arrivant. Il lui restait vingt francs, une pièce d'or et des sous. Le soir était venu, elle avait faim, rôdait autour des petits restaurants, toute seule, son paquet à la main. Elle ne savait guère où elle se trouvait. C'était une rue montante, pleine de bruit, de voitures, de gens en blouse, d'ouvriers, d'ouvrières, qui s'en allaient chez eux, la journée finie. Il avait plu. Tous ces gens étaient pleins de boue, et Suzanne, fatiguée, sentait sa jupe appesantie qui claquait, à chaque pas, sur ses talons. Mais elle n'était pas attristée. Tout ce qu'elle voyait la grisait; de temps à autre passait auprès d'elle, en sifflant, un drôle hardi qui la regardait. Elle ne baissait pas les yeux, et il lui semblait qu'elle avait entendu cette chanson, ce refrain, ces cris—quelque part.

Il fallait manger pourtant, le pain était fini. Au détour d'une rue, une odeur de graisse fondue arrêta court Suzanne sur le trottoir. Elle regarda avec des yeux pleins d'appétit et tendit la main. C'était une marchande de pommes de terre frites et de harengs qui remuait sa poële.

—Donnez-m'en, dit Suzanne.

Elle demeurait, la main tendue, regardant cette graisse qui grésillait.

—Pour combien? dit la marchande.

Suzanne ne savait pas; elle répondit au hasard et tendit sa pièce de vingt francs pour payer.

—Comment, dit l'autre, vous n'avez pas de monnaie?... Six sous!

Suzanne fouilla dans sa poche, jeta les sous et s'enfuit. Elle cherchait un coin, n'importe où, pour s'asseoir. Partout du monde. Alors, tout en marchant, elle grignotait ses pommes de terre, déchiquetait de ses dents blanches son hareng saur, et se sentait fière, heureuse, confiante, libre.

Du premier coup, elle avait bien vu que Paris était son élément. La fange même des rues lui plaisait. Comme la boue liquide que la pluie délayait dans la campagne l'attristait, lorsqu'elle la regardait, du haut de sa fenêtre, à Samoreau! A Paris, elle trouvait comme une volupté à marcher là-dedans, crottée, salie, et à regarder les voitures aux lanternes à biseaux, qui passaient, éclaboussant le monde. Elle n'avait pas d'étonnements, elle n'avait rien oublié de tout cela qu'elle avait vu, petite; elle l'eût deviné. C'était son milieu. Ce terrain était fait pour elle. Il lui semblait qu'elle avait eu cent fois la vision de ces maisons hautes, de ces longues rues, de cette foule. Elle avait soif; elle entra chez un marchand de vin, demanda à boire et vida son verre, au milieu des hommes qui l'examinaient.

Elle marchait toujours, lasse cependant, brisée, devant tous ces magasins pleins de lumières, pleins de bijoux, pleins de soie, pleins de luxe. Ses jambes pliaient, mais elle voulait voir, regarder, toucher des yeux ces merveilles. Des chapeaux, des robes, des diamants! Elle savait bien que c'était à Paris qu'on trouvait tout cela.

En attendant, il fallait vivre et se reposer, dormir. Où cela? Suzanne se disait, un peu tremblante, qu'il fallait donner son nom à l'hôtel garni, celui de ses parents, son âge. Elle le savait par plus d'une qui était partie comme elle, un jour de fièvre. Elle se dénonçait ainsi, elle était découverte si le père voulait la poursuivre. Elle s'éloignait alors brusquement des maisons où des transparents allumés annonçaient les hôtels garnis comme on se détournerait d'un piége. Mais comment faire? Elle errait toujours, laissant passer les heures, accablée, ses pieds alourdis la retenant à chaque pas. C'était un long boulevard qui durait toujours, avec des bancs de temps à autre et des rangées de petits arbres maigres. D'un côté les maisons étaient basses, resserrées, avec des enseignes vieillies, et faisaient face à de grands bâtiments sombres d'où s'échappaient des mugissements de bœufs. Le ciel était bas et le gaz semblait attristé dans ces ténèbres.

Suzanne commençait à se sentir envahie par un vague effroi. La solitude ne lui était jamais apparue sous la forme d'une nuit passée en plein air, sur un banc, par un temps pluvieux. Elle s'était assise, les bras alanguis, les yeux à terre, entendant comme un bourdonnement vague autour d'elle, la pensée reportée vers cet intérieur qu'elle avait quitté, et où le pain, le gîte, le petit lit de noyer lui étaient du moins assurés. Elles doivent avoir souvent de telles nostalgies, soudaines, imprévues, aussitôt étouffées que nées, ces filles du hasard, lancées à cœur perdu dans la vie d'aventure.

Suzanne s'éveilla, pour ainsi dire, tout à coup. On venait de lui frapper sur l'épaule. Elle regarda. Il y avait une femme assise à côté d'elle, une ouvrière, le costume décent, la voix douce et fatiguée. Le gaz éclairait nettement son visage, jeune encore, pourtant plein de rides, maigre et chagrin.

—Qu'avez-vous donc? dit cette femme. Vous pleurez?

—Non, dit Suzanne, comme si on l'eût prise en faute, et elle écrasa entre ses paupières deux grosses larmes qui lui montaient aux yeux.

Elle s'était dit, depuis longtemps, qu'il faut se défier, au début. Puis elle ne voulait pas avouer qu'elle pouvait regretter quelque chose.

La femme haussa doucement les épaules, se leva du banc où elle était assise et s'éloignait déjà, lorsque Suzanne la rappela.

—Madame?...

Elle revint sur ses pas et dit à Suzanne:

—Que me voulez-vous?

—J'arrive à Paris. Je n'y connais personne. Je cherche un logement. Ne pouvez-vous pas m'en indiquer un?

—Si fait, dit la femme, j'ai ma chambre.

On se prête ainsi volontiers asile, ou nourriture, dans ces classes qui savent le prix d'un abri. Le peuple a conservé l'habitude, sinon le culte de l'hospitalité, ou plutôt il comprend, il pratique la franc-maçonnerie du besoin. La femme était une ouvrière, point riche, qui vivait seule, séparée de son mari. Elle habitait à quelques pas de là, chaussée du Maine, une chambre avec une cuisine et une façon d'antichambre qui était son atelier. Elle travaillait à de la chaussure avec une machine à coudre. Ce qu'elle gagnait lui suffisait bien. Elle économisait même pour les mauvais jours. C'était une honnête femme, mariée à un de ces beaux parleurs d'atelier qui pérorent au fond des cafés, laissant l'ouvrage les attendre. Elle l'avait aimé beaucoup, puis la désillusion et la lassitude étaient venues. Un jour, on s'était séparé, d'un commun accord. Victoire Herbaut restée seule, sans enfants, s'était cloîtrée, à trente ans, l'espoir fini, n'aimant plus que son frère, qui la venait voir quelquefois, et tâchait de l'égayer, sans y réussir. Si elle travaillait encore avec un peu de courage, c'était pour lui. Il avait dix ans de moins qu'elle. Elle l'avait élevé. C'était presque son enfant, et cette femme était de celles qui naissent mères.

Suzanne savait déjà tout cela en arrivant chez Victoire. L'autre était un peu bavarde, très-confiante, facile à se livrer, à s'apitoyer. Elle avait lu sur le visage de la jeune fille une telle angoisse qu'elle s'était offerte sans trop réfléchir.

—Vous allez trouver le logis bien petit, disait-elle en montant l'escalier. Mais à la guerre comme à la guerre. Demain nous aviserons!

On fit un lit dans l'antichambre, sur le parquet, avec un matelas et des draps. Puis Suzanne se coucha. Mais elle ne dormit pas. Victoire Herbaut, assise à côté d'elle, questionnait. Il fallut tout dire. Victoire hochait la tête et paraissait peu rassurée.

—Ma pauvre petite, disait-elle, vous avez fait un mauvais coup. Ah! le logis du papa! La cheminée où bout la soupe aux choux. Je n'ai jamais été si heureuse que lorsque maman me grondait, parce que je mettais du vinaigre de Bully dans mes cheveux. Car j'ai été coquette, moi aussi. Ça m'a passé! ça vous passera! Voyez-vous, il faut travailler, travailler beaucoup, vous amasser un petit magot, pas bien lourd, parce qu'on économise peu, malgré tout, et quand vous voudrez vous marier, bien choisir pour ne pas vous tromper!

—Vous avez raison, disait tout bas Suzanne dont les yeux s'emplissaient de gravier et qui s'enfonçait déjà, en rêve, dans ces pyrotechnies de velours et de rubis qu'elle voulait....

—Allons, je vous fatigue, fit brusquement madame Herbaut en se retirant. Ne m'en veuillez pas. Je suis jacasse. A demain!

Suzanne n'entendait déjà plus.

Le lendemain, quand elle s'éveilla, elle éprouva une grande joie. Le soleil entrait par la fenêtre qui donnait sur l'antichambre, un soleil joyeux, plein de chaleur et de vie. Elle se leva reposée. Madame Herbaut travaillait déjà, à côté! Tout ce petit logis était gai, propre; il y avait une pendule sur la cheminée avec Paul embrassant Virginie, des chandeliers en zinc, des gravures sur la muraille; dans un cadre en œil-de-bœuf, sous verre, fané, triste, jauni, un bouquet de fleurs d'oranger avec des rubans pleins de poussière. Le lit était déjà fait, avec une couverture au crochet, rouge et blanc, et madame Herbaut avait étalé sur la commode les chaussures qu'elle devait piquer ce jour-là.

—Ah! dit-elle à Suzanne, vous avez une bonne mine! Voyons, causons, en attendant que votre café chauffe.—Je prends le café au lait le matin, et vous?... Que savez-vous faire?...

—Moi? rien!

—Allons donc! Il faut apprendre à coudre! regardez-moi aller... Ce n'est pas bien difficile. Tenez, essayez!

Elle installa Suzanne devant la machine à coudre et lui enseigna comment manœuvraient les aiguilles et comment le cuir se trouvait cousu à double chaînette.

—Je comprends bien, dit Suzanne, mais je ne saurai jamais. Cela m'ennuierait.

—Pourtant, dit madame Herbaut, il faut bien vous décider à faire quelque chose!

Il y avait justement, dans la maison, au-dessus de l'appartement de Victoire, une petite chambre à louer. Cent cinquante francs par an, avec une fenêtre sur la chaussée. Suzanne l'arrêta et, aussitôt, écrivit à son père. Elle disait que sa résolution était depuis longtemps prise, qu'elle serait morte à Samoreau, qu'il lui fallait Paris, qu'elle allait travailler d'ailleurs, qu'elle avait déjà un état et qu'elle ne demanderait jamais rien à personne. Le dernier trait était dirigé contre sa belle-mère. La réponse ne se fit pas attendre. Labarbade, poussé sans doute par sa femme, envoyait Suzanne au diable et écrivait qu'il ne voulait plus en aucune façon entendre parler d'elle. Son dernier mot était celui-ci: Tu n'es plus rien pour moi!

Suzanne le lut sans émotion. Labarbade avait pleuré en l'écrivant.

Dans les premiers temps, Suzanne travailla. Il le fallait bien; les vingt francs étaient partis vite; mais ce travail lui pesait; elle souhaitait l'inaction, le repos, ce que Paris lui avait promis. Elle faisait part quelquefois de ses rêves à madame Herbaut, qui la regardait avec un certain effroi:

—Ma pauvre enfant, disait l'ouvrière, nous sommes nées en bas, restons en bas. C'est dangereux de chercher à monter. J'ai eu de mes amies qui ont fait aussi de ces rêves-là. Où sont-elles, les pauvres filles? Tandis que moi, je ne suis pas riche, ni heureuse, mais je vis.

Joseph Guérin, l'imprimeur, venait voir sa sœur quelquefois. C'était un garçon gai, franc, rieur, bruyant, chantant, amusant, blagueur. Il savait tout, causait de tout, apportait toutes les nouvelles, celles du jour, celles de la veille, et celles du lendemain. Rien ne lui échappait à Paris. Il savait la couleur des cheveux de la femme à la mode, l'heure à laquelle elle allait au bois, les noms de ceux qu'elle ruinait, la liste des dettes qu'elle contractait chez les fournisseurs, le secret des coulisses littéraires, et pourquoi telle pièce n'aurait pas de succès, et pour quelle raison mademoiselle Jane Essler avait refusé le rôle, quel roman allait faire scandale, quel cadavre avait été apporté à la Morgue, quel mot avait été dit au Jockey-Club, quel duel menaçait d'avoir lieu, pour quoi, pour qui, quelle nouvelle politique préoccupait les esprits, ce qui se passait au boulevard Montmartre, rue de Bréda, rue Mouffetard, au Pérou et au Mexique. Sans avoir rien appris foncièrement, il avait de toutes choses une teinture solide; frotté de science, de lettres, d'arts, il ne restait jamais à court, ramassait et colportait les propos de l'atelier, y ajoutait de son cru, tout en composant devant sa casse, imitait Mélingue ou Bressant, courait aux pièces nouvelles, jugeait, appréciait, condamnait, ne se montant pas le coup et clignant de l'œil quand on lui citait tel ou tel écrivain à la mode, en disant avec son accent gouailleur:

—Encore bien heureux qu'on lui corrige ses fautes de participes!

C'était surtout avec lui que Suzanne aimait à causer. Elle se sentait comprise et devinée. L'argot parisien, dont Joseph émaillait ses discours, elle l'entendait. Elle avait l'intuition de tout ce qui pousse, fleur de serre ou fleur de ruisseau, sur le terreau parisien. Quand Joseph, parlant à sa sœur, s'arrêtait, quand Victoire Herbaut, doucement, en souriant, donnant une tape au jeune homme sur la joue, disait: «Tais-toi donc, bavard!» Suzanne s'écriait: «Encore!»

Suzanne n'était déjà plus la petite paysanne un peu sauvage de Samoreau. Le soleil parisien avait effacé le hâle trop rude des rayons campagnards, ne laissant à cette physionomie éveillée que des tons chauds, des reflets sains et mordorés comme on en voit sur certains bronzes. Joseph avait du goût; il savait un peu dessiner. Il fit le portrait de Suzanne. Les séances avaient lieu le soir, à la lampe. C'était tout une affaire. Suzanne ne pouvait rester en place, Joseph se fâchait et grondait. Ce portrait aux deux crayons, assez mal dessiné, mais très-expressif, leur prit deux semaines, et, une fois fini, Joseph le fit encadrer. Suzanne était étonnée de tout ce que savait Joseph Guérin. Il chantait bien, dansait à merveille, écrivait avec de magnifiques paraphes.—C'est un phénix! disait madame Herbaut. A force de l'admirer, très-naïvement, Suzanne finit par l'aimer. Elle n'avait jamais aimé, mais elle savait ce que c'était que l'amour et se rendait compte de ce qu'elle éprouvait. Elle ne le lui dissimula pas, et le jour où Joseph, à bout d'hésitations, lui confia à son tour qu'il l'adorait,—depuis le jour où il l'avait vue,—elle se sentit remuée d'une façon nouvelle, conquise par un sentiment de triomphe, fière d'elle-même, heureuse.

Madame Herbaut voyait ou devinait ces sentiments-là sans rien dire, hochant la tête, songeant qu'ils feraient ensemble un joli couple. Elle attendait pour parler mariage; elle les laissait causer, aller et venir où ils voulaient. Suspendue au bras de Joseph, les cheveux dans un petit filet garni de jais, avec une petite broche en doublé à son col et des manchettes blanches, Suzanne allait se promener le dimanche ou courait les champs, dansait dans les bals de campagne. Elle aimait surtout Nogent, avec ses îles touffues, sa population de canotiers se croisant sous les grandes arches du viaduc, ses cabarets en plein air, ses rives où les ouvriers, les commis, les grisettes, les militaires, assis et bruyant, déjeunaient en regardant couler la rivière. Une promenade en bateau la comblait de joie. C'était Joseph qui ramait; elle plongeait ses mains dans la Marne, cassait au passage les nénufars ou essayait de prendre les petites ablettes qui filaient. Elle se rappelait, comme on se souvient d'un temps bien éloigné, de ces jours où elle passait les pratiques, dans le lourd bachot du père Labarbade. Parfois, elle s'amusait à réveiller quelque canotier endormi dans sa barque, sous les saules. On se fâchait, Suzanne riait, et Joseph ramait de plus belle.

Le soir, on dînait dans l'île d'Amour, sur la pelouse. On sautait sur la balançoire du restaurant, et Suzanne se laissait aller dans le vide, hésitante, effrayée, ouvrant ses narines à l'air frais qui la frappait au visage et collait sa jupe contre ses jambes. Puis, c'était le bal. Elle bondissait sur l'herbe aux premières notes cuivrées de ces orchestres de campagne. Le quadrille l'affolait, elle se lançait dans la danse, entraînait Joseph, secouée par la musique criarde comme par une pile voltaïque, intrépide, déterminée, toujours debout, jamais lassée.

Une ville à part, d'un caractère singulier, née d'hier, coulée d'un jet, c'est Plaisance,—un des quartiers inconnus de ce grand Paris.

Toutes les rues de cette petite ville dans une grande ville datent de 1845. On le voit du reste, au nom des carrefours, rue Médéah, rue Mazagran, rue Constantine, souvenirs de la campagne d'Algérie, alors toute récente, glorification des victoires africaines alors toutes fraîches. Les maisons sont basses, coquettes, beaucoup à un seul étage—pas plus—presque toutes peintes, au moins en partie, avec une physionomie gaie, vivante. Les hôtels garnis, les guinguettes, les petits restaurants, les marchands de vins fraternisent, s'appuient l'un contre l'autre, peuplent les rues. Il y a des grilles de bois, peintes en vert, et de la vraie verdure aussi, des acacias, des marronniers montrant à travers ces moellons leurs feuilles pleines de poussière. Du mouvement partout, du bruit sur la chaussée et des chansons sous les tonnelles. Une population, laborieuse ou flâneuse, ouvriers ou bohèmes, ruisselle là du soir au matin, et le jour et la nuit. Des filles en fichu, des rôdeurs de comptoirs en casquettes avec des paletots luisants. La Chaussée du Maine, non loin de là, a la physionomie de tous les boulevards extérieurs. Des arbres grêles, de petites maisons, des étalages de bouquinistes ou de marchands de bric-à-brac, les vieux pastels et les vieilles estampes coudoyant les vieux habits et les vieilles pendules; çà et là, un établissement plus vaste, des maisons de confection pour les travailleurs, avec des blouses bleues et des pantalons de coutil à bouton d'os à la montre, ou des bureaux de déménagements, des loueurs de voitures à bras, toute une série d'industries à l'usage des petits commerces et des pauvres gens. On tourne à droite et voilà l'ancien chemin de ronde, triste et vaste qui conduit au cimetière Montparnasse. C'est le cimetière pauvre. On se heurte aux corbillards nus, aux bières d'enfants portés à bras d'hommes, aux convois où les parents suivent la casquette à la main, et les femmes, en bonnets noir, en châles de quatre sous, avec les yeux gonflés. La route est semée des boutiques de ces gens qui vivent de la mort: marbriers, marchands d'immortelles. Les adieux tout faits, les regrets stéréotypés larmoient sur les couronnes qu'on achète en passant, par hasard, parce qu'on a oublié. Des petits enfants en plâtre, poupins et laids, joignent les mains à l'étalage avec le même geste et attendent qu'on les mette là-bas, sur les tombes, sous la pluie qui les verdira.

Les croque-morts habitent là, ou ils y mangent. Leur restaurant attitré est une petite gargote, dans une ruelle qui donne—quelle antithèse!—rue de la Gaîté. L'établissement est petit, d'aspect bizarre, une construction d'un autre siècle, avec des grilles, une porte basse, des murs peints en vert et des pots au fronton de la maison. Les murs du cabaret n'entendent pas d'ailleurs des requiem ou des dies iræ; la gaudriole, chassée de partout, y règne en maîtresse. Quand ils ont fini leur journée, tout en mangeant, les croque-morts chantent.

La plupart de ces rues sont sales. Le ruisseau coule emportant tous les détritus, brun et boueux. Les enfants y barbotent sans craindre les voitures qui sont rares, et deviennent gros et gras, au grand air. Le voisinage du cimetière les fait bien porter. Il y a aussi des vieillards. Près de là, au Champ d'Asile, se réunissent les joueurs de boules. Le cochonnet exilé du Luxembourg, refoulé par les constructions et les démolitions nouvelles, s'est réfugié là, dans ce terrain vague où, sans doute en 1815, avant de gagner la route de Fontainebleau, les grognards vaincus campèrent un moment. Petits employés, petits rentiers, des gens regardent, appuyés sur leur canne, les boules qui roulent et mesurent les distances. Il y a des juges du camp que leur équité rend célèbres. On a de la gloire à tout âge et partout.

Suzanne aimait à se promener dans ce quartier, à voir, à écouter, à vivre. Elle battait les pavés de sa jupe où se dessinait, en cercle, l'armature d'une crinoline qui ballottait. Tête nue, ses cheveux bien pommadés, un fichu de soie autour du cou, elle sortait sans but, pour regarder les boutiques. Toutes se ressemblent. Des traiteurs, avec des peaux de lapins écorchés pendus aux branches d'un pin minuscule devant la porte, des pâtissiers avec des gâteaux étalés, des beignets, des flans, des chaussons, çà et là un gâteau de Savoie avec un bouquet ou un saint en pastillage planté au milieu; des modistes, ou des lingères, de petits bonnets avec des rubans bleus ou de jolies ruches derrière les vitres, des corsets parfois piqués de rose; puis des libraires, des marchands d'images, de livraisons à un sou, de cahiers de chansons, de complaintes; et des photographes, avec leurs enseignes; des portraits-cartes pendus à la porte, autant de stations pour Suzanne, autant de réflexions, de spectacles. Les brodequins la faisaient rêver, les portraits surtout l'attiraient. Il y en avait de toutes sortes, ouvriers endimanchés, pétrifiés dans la pose choisie, étranglés dans leurs cravates avec de gros yeux et de grosses mains; jeunes filles maigres et chlorotiques regardant les passants d'un air niais; des soldats, leur briquet entre les jambes, des bourgeois, leur parapluie à la main. Tout cela, l'air triste, ennuyé, ankylosé. Suzanne ne les regardait pas. Ce qui la charmait, c'était la réunion des artistes du théâtre, jeunes gens aux cheveux longs et gras, l'air penché ou insolent, leur main dans la poche, ou revêtus de leurs costumes, mousquetaires, bandits, seigneurs moyen-âge. Et les femmes! Des robes traînantes, galonnées d'or, une couronne sur la tête, superbes, fières, irrésistibles,—des princesses! «Il y a des femmes qui s'habillent ainsi, pensait Suzanne, et qui se montrent sous ces habits, le soir!» Quel rêve, quel aiguillonnant désir, quelle envie! Le théâtre n'était pas loin, ce théâtre au fronton duquel un Buridan en plâtre, l'air malade, regarde une Folie qui se porte trop bien. Suzanne y allait, se grisait de spectacles, se donnait la fièvre, écoutait la voix des jeunes premiers comme on écoute une musique, fermait les yeux pour se voir à la place de la jeune première, derrière cette rampe, et le rideau tombé, la lumière éteinte, rentrait avec un monde dans la tête de désirs inassouvis.

Joseph avec tout cela en était venu à l'aimer follement. Elle s'était donnée à lui tout entière. Peut-être l'aimait-elle vraiment. Il y avait si longtemps qu'elle «savait!» Il héritait de toutes ses inquiétudes, des sollicitations d'autrefois, des éveils qu'elle avait comprimés, là-bas. Mais elle fut surtout grise de Joseph, le jour où celui-ci lui annonça qu'on organisait à son imprimerie une représentation dramatique au bénéfice d'un camarade que la machine avait estropié, et qu'il avait obtenu pour elle, Suzanne, un rôle dans la représentation.

—Allons, donc, dit-elle en devenant rouge, puis pâle. Un rôle! Je ne saurai jamais jouer!

—Toi?... Mais, bête que tu es, tu as tout ce qui fait le talent. Regarde toi!

Suzanne joua. Elle remplissait un rôle dans ce petit tableau populaire qui est comme la clef de voûte de toutes ces représentations, la Corde sensible. Joseph lui avait fait répéter le rôle, le soir, avec grand soin, lui donnant les intonations, l'expression, le geste. Elle obtint un succès; elle fut applaudie. Il y avait dans la salle un ou deux journalistes qu'on avait décidés à venir à ce petit théâtre du passage du Saumon, et qui citèrent le nom de Suzanne quelques jours après. Elle en fut éperdue de joie. Elle prenait le journal, le regardait, épelait ce nom qui était le sien, riait, embrassait Joseph et le remerciait. Elle était heureuse, car elle sentait maintenant que la route s'ouvrait. Elle avait trouvé sa voie. Ces planches pouvaient être un piédestal. Elle déclara qu'elle se ferait actrice. Cette vie lui plaisait. Joseph ne s'étonna qu'à demi. Il avait rêvé plus d'une fois aussi les succès du théâtre; il avait joué déjà, à Montparnasse, dans des représentations extraordinaires; il chantait à ravir la chansonnette, ce succédané de la romance.—«Eh bien! soit, dit-il.» Il avait beaucoup d'amis parmi les acteurs. Sans plus hésiter, il alla en prendre un sous le bras, le priant de le présenter au directeur. On engagea Suzanne, qui débuta la semaine suivante.

—Quel nom mettrons-nous sur l'affiche? demanda le directeur.

—Dame! répondit Joseph en interrogeant Suzanne du regard.

—Attendez, fit le régisseur, qui écoutait. Je vote pour Bruyère?

—Oh! non, voilà un nom que je n'aime pas, fit-elle, c'est campagne!

—Alors, dit le régisseur, mettez Cachemire ou Camélia, ce sera parisien!

—Ah! Cachemire, oui, c'est joli, ça, tiens! dit Suzanne, Cachemire!

Et, en riant, elle battait des mains.

Cachemire passa ainsi, subitement, de l'ombre à la lumière. Chaque soir, on l'applaudissait, non point pour son talent, mais pour cette grâce et cette fraîcheur auxquelles le public n'est pas habitué. On la traitait en enfant gâté. Elle sortait de scène, ivre, joyeuse, toute rouge, grisée par les bravos et les sourires. Dans la coulisse, Joseph l'attendait. Au milieu des deux ou trois habilleuses du petit théâtre, des figurants, des hommes de service, des pompiers, Suzanne trônait comme une reine. Joseph sentait que chaque jour il perdait pied dans ce cœur, qui n'était déjà plus à lui. Il avait été un passe-temps pour cette tête désœuvrée et avide d'inconnu. Maintenant son rôle était fini.

—Qu'est-ce que vous avez donc ensemble? lui demandait un soir Victoire Herbaut. Êtes-vous brouillés?

—Non.

—Cependant, je ne me trompe pas, voyons. Tu as fait quelque chose à Suzanne. Elle ne te parle plus comme auparavant. Il faudrait pourtant songer à vous marier.

—Nous marier?... Ah! nous marier! fit Joseph. Mariage de coulisses, mariage à la détrempe! Non, va, je te promets qu'à présent nous ne nous marierons pas!

—Pourquoi?

—Parce que. Tu verras.

Joseph se repentait maintenant d'avoir poussé Suzanne dans cette voie du théâtre. Il s'était d'abord senti flatté par les succès de la jeune fille. Au fond de plus d'un ouvrier parisien, il y a toujours un germe de cabotin qui ne demande qu'à fleurir. Pour un peu, Joseph se serait fait acteur, lui aussi, comme il eût été goguettier, si les goguettes avaient encore existé. Il était né artiste, disait-il. Il ne lui déplaisait pas que Suzanne débutât et se fît applaudir. Madame Herbaut avait bien résisté un peu, mais elle cédait facilement, et elle en était venue à présent à coudre elle-même les robes que Suzanne devait mettre sur la scène, des petites toilettes de quatre sous, relevées avec quelques méchants rubans, et qui rendaient charmante celle qui les portait et qui tournait toutes les têtes du quartier. Mais Joseph se voyait maintenant séparé de Suzanne par les becs de gaz de la rampe, comme si cette rampe eût été une barrière infranchissable. Elle était d'un monde et lui d'un autre. Quoiqu'il la ramenât tous les soirs à la maison, causant, riant, penchée à son bras comme jadis, il sentait bien qu'elle n'était plus la même.—«On t'a changée derrière un portant, ma pauvre fille, disait-il. Tu n'es plus Lisette, ça se sent. Mais après tout, tu sais, tu feras comme tu voudras; tu es libre, et tu ne mettras pas la mode au pays!» A quoi Suzanne se mettait à rire, apaisant Joseph comme elle pouvait, mais sans insister. Elle songeait bien à autre chose.

A présent, sa pauvre chambre lui déplaisait. C'était étroit, triste, misère. Elle aimait mieux loger chez Joseph, qui avait du moins un petit appartement, avec des bustes en plâtre, des gravures et une bibliothèque. Elle songeait déjà à avoir mieux que cela. Elle avait vu de ses camarades partir, le soir, après le spectacle, dans quelque coupé. Elle était lasse des robes d'Orléans, des chapeaux de paille, des talmas de taffetas. Les robes bouffantes, à jupons relevés, les pince-taille aux larges ceintures et les sombreros empennés l'attiraient, la fascinaient. Il fallait qu'elle eût cela bientôt.

En remontant un soir cet escalier qui menait chez madame Herbaut et qu'elle avait franchi, le cœur ému si fort, lors de son arrivée à Paris, elle entendit un bruit au-dessus d'elle, des cris, une trépidation; elle se hâta, et, en ouvrant la porte de l'appartement de Victoire, elle vit la pauvre femme qui se débattait, pâle et meurtrie, entre les bras d'un homme menaçant. Suzanne, effrayée jeta un cri. L'homme se tourna vers elle.

—Bon! quelle est celle-ci, à présent? dit-il d'une voix avinée.

Victoire s'était dégagée, et, poussant Suzanne vers la porte:

—Allez-vous-en, ma pauvre enfant, disait-elle, allez-vous-en. Il vous battrait aussi. Partez. C'est mon mari!

Suzanne était demeurée interdite, sur le palier, n'osant faire un pas, écoutant encore les cris qui partaient de la chambre, lorsque l'homme sortit brusquement, poussant avec fracas la porte derrière lui, et jetant un regard farouche et terne à la fois, le regard de l'ivresse mauvaise. Il descendit l'escalier lourdement, faisant vibrer la rampe à laquelle il s'accrochait. Lorsque Suzanne n'entendit plus rien, elle entra, et trouva madame Herbaut assise sur son lit et pleurant.

—Mais qu'y a-t-il donc? dit-elle. Pourquoi est-il venu?

Victoire hocha la tête sans répondre, étouffant ses sanglots dans son mouchoir.

—Vous a-t-il fait mal, madame Herbaut?

Elle releva la manche de sa robe et montra à Suzanne son poignet rouge et meurtri. Suzanne tremblait encore. Elle était toute pâle. Elle avait réellement eu peur.

—Il ne faut pas vous effrayer, mon enfant, dit Victoire. Ça devait arriver. S'il m'avait laissée tranquille, c'eût été trop beau. Il paraît qu'il n'a pas d'ouvrage; il lui faut de l'argent. Je ne voulais pas en donner. Je n'en ai pas trop. Alors il a frappé... Mettez donc un peu de sel dans de l'eau pour mon bras... C'est vrai, j'ai mal... Et puis il a pris la tire-lire, vous savez... Mais non, au fait, vous ne savez pas, Suzanne... Je mettais de côté pour Joseph et pour vous. Vous auriez trouvé ça au mariage, mes pauvres petits!

—Au mariage! songea Suzanne. Il lui semblait qu'elle entendait l'écho lointain d'un mot qu'elle ne comprenait plus.

—Dame, fit madame Herbaut, il faudra bien que vous en veniez là. Vous vous aimez, c'est bien, mais être comme vous êtes, ce n'est pas une position. Il peut venir des enfants; c'est pour les enfants qu'il faut se mettre d'accord avec la loi. Il n'y a que cela au monde, des petits êtres bons et doux comme le pain! Je sais bien que si j'en avais eu un, moi!... La charbonnière en a un, l'avez-vous vu? Un petit ange! noir comme tout, et quand on le débarbouille, un amour! Ça me fait mal, moi! Oh! un petit garçon...

—Comme vous êtes écorchée, madame Herbaut!

—Ce n'est rien. Seulement, s'il revient souvent, ce sera à en perdre la tête!

—Pourquoi reviendrait-il?

—Il en a le droit.

—Eh bien! et le commissaire?

—Oh! Herbaut est chez lui, ici. Nous sommes séparés de bonne volonté, mais la loi n'a rien dit. Il peut venir à toute heure; je suis sa chose... Se séparer? Il faut plaider pour ça, il faut être riche!.., mais il ne reviendra pas, il faut l'espérer. C'est quelque femme qui lui aura monté la tête. Comme on en fait des mauvais coups pour de l'argent!

—Dites-le à Joseph, alors!

—Non! oh! non, fit Victoire. Ils se battraient!

Ils se battraient! Ce mot resta sur le cœur de Suzanne. Une fois seule dans sa chambre, elle se prit à réfléchir. Comment! c'était là le mariage! cette chaîne, cet esclavage, c'était ce qu'elle avait eu l'idée de partager avec Joseph? Elle frémit à l'idée seule qu'elle pût être liée pour la vie comme l'était madame Herbaut. Elle s'étonnait aussi qu'on pût se résigner comme le faisait Victoire.

—Ah! disait-elle tout haut, ce n'est pas moi qu'on mènerait ainsi.

Puis, en songeant, elle se sentait mal à l'aise. Elle éprouvait un sentiment de crainte. Cet homme pouvait revenir. Il était chez lui, avait dit Victoire. S'il s'avisait de frapper encore? Elle était donc exposée à ses coups, elle aussi?

—Ma foi, non, fit Suzanne...

Elle se revit, faisant ses paquets et fuyant la maison paternelle. Elle eut l'idée de se sauver encore, mais cette fois au grand jour, sans se cacher et sans craindre, et sachant bien où elle allait.

On frappa à sa porte. C'était Joseph.

—Qu'y a-t-il, voyons, dit-il d'un air alarmé... Victoire est blessée... Que s'est-il passé?

—Tu ne le sais pas? fit Suzanne.

—Non.

—Elle ne t'a rien dit?

—Elle n'a rien voulu dire.

—Ma foi, tant pis, fit-elle... C'est son mari qui est venu!

—Herbaut? Il l'a frappée?... Ah çà, mais, dit Joseph en serrant les poings, ce gredin-là va donc continuer à nous ennuyer toute la vie?

—Dame! dit Suzanne.

—Qu'il n'y revienne pas, reprit Joseph, je serais là!... Pauvre Victoire, va! Elle ne disait rien, elle ne voulait pas parler... Comprends-tu cela? Elle était embarrassée, et vois, j'ai cru un moment... mais en voilà une idée...

—Quelle idée? dis...

—C'est trop bête!

—Mais enfin...

—Eh bien, j'ai cru qu'il y avait eu bisbille entre vous.

—Tiens, fit Suzanne, c'est gracieux pour moi cette pensée-là! Note que tu en as beaucoup de la sorte depuis quelque temps.

Elle parut froissée, plus qu'elle ne l'était véritablement. Mais elle tenait à montrer cette mauvaise humeur et cet ennui qui la pénétraient, qui l'accablaient. Elle commençait à éprouver les lassitudes ressenties déjà chez son père, cette soif de grand air, ce désir de mouvement qui dominaient sa nature changeante. Cette vie fausse partagée entre le théâtre et la vie médiocre, presque besoigneuse, lui pesait. Elle se sentait mal à l'aise auprès de Joseph. Auparavant, la pièce finie, elle s'habillait lestement, descendait de sa loge, se pendait au bras du jeune homme et regagnait le logis avec lui en babillant. Maintenant elle tardait à descendre. Elle bavardait avec celui-ci, avec celui-là, avec le jeune premier et le troisième rôle qui avaient l'un et l'autre le droit de la tutoyer sans qu'ils fussent jaloux.—«Il peut bien attendre, disait-elle.» Quand elle trouvait Joseph à la porte des artistes, elle étouffait un soupir.—Ah! c'est toi? disait-elle, comme elle eût dit: C'est encore toi? Il n'y avait plus entre eux rien de commun. Elle avait pris sa volée, il était demeuré à terre. Quand il parlait elle n'écoutait pas, elle n'entendait plus. S'il lui arrivait encore de faire allusion au mariage projeté, elle répondait comme quelqu'un qui sort d'un rêve.

Joseph sentait bien tous ces changements. Rien ne lui échappait. Il pouvait mesurer le terrain qu'il avait perdu. Il le faisait, un peu tristement tous les jours, et doucement en prenait son parti, tout en maudissant les coulisses, la rampe et, comme il disait, le diable dramatique et son train.

—Ah! tu boudes! dit-il à Suzanne en la voyant s'asseoir sur une chaise, le menton dans la paume de la main. Si tu t'ennuies, je vais m'en aller!

—Je ne boude pas, fit Suzanne... Mais pourquoi penser que je pouvais me quereller avec ta sœur? Vous ai-je habitués jamais à des mauvaises humeurs? Lors même que j'ai à parler, je me tais!

—Ah! tiens, voilà une bonne parole! C'est à moi qu'elle s'adresse? Pourquoi donc se taire, quand on a quelque chose à se dire? As-tu quelque raison de te plaindre de moi?... C'est possible. A parler franchement, je ne suis plus ton fait. On se lasse de tout, tu me diras; j'ai fait mon temps. A un autre! C'est ça que tu penses, hein?

—Si j'étais menteuse, pourtant......, fit Suzanne en hochant la tête.

—Je te rends justice. Tu es franche. On t'ennuie, tu le dis. Pauvre fille, va! Tu crois être heureuse? Avec une tête comme la tienne, changeante, jamais satisfaite, on se lasse de tout et toujours. Tu crois que les châles de l'Inde font le bonheur, je parie? Va voir rue de Bréda si j'y suis. Tu es libre! Mais note bien que le fricot chez nous t'aurait aussi bien nourrie que le homard là-bas. Ça te regarde. J'ai fait ce que j'ai pu pour t'attacher à moi. Je t'aimais, mais, là, vraiment. En travaillant on aurait fait bouillir la marmite, et on ne reste pas toujours imprimeur, n'est-ce pas? Enfin, soit! Mais ne reviens jamais te plaindre.

—Après tout, dit Suzanne, est-ce ma faute si je ne suis pas née grisette?

—Une bonne excuse, parlons-en. Tu te crois faite pour le luxe? Parbleu! tu es jolie. La soie te va bien. Un chapeau à plumes fait plus d'esbrouffe qu'un bonnet. Mais il y en a tant d'autres comme toi; et toutes ne réussissent pas. Mieux encore valait servir la pratique chez ton père ou recoudre mes boutons, va. C'est plus ennuyeux, mais c'est plus sûr.

—C'est possible dit Suzanne en se levant et en mettant son chapeau.

—Tu sors?

—Oui.

—Moi, j'ai mon après-midi, je tiendrai compagnie à Victoire!

En sortant, Suzanne alla droit rue de Laval, dans une maison meublée, chez une amie de théâtre qui l'avait bien souvent raillée sur sa liaison avec Joseph. Elle lui dit qu'elle était lasse, décidée à rompre avec cette existence d'actrice bourgeoise.

—Je sens que je touche déjà du doigt ce luxe, je n'ai qu'à étendre la main, je n'ai qu'à vouloir, je veux.

—Eh bien! ma petite Cachemire, dit l'autre, quittez le boulevard extérieur et venez ici. Il y a un appartement dans la maison que le portier me laissera occuper jusqu'au 15. Je suis très-bien avec le portier. Et d'ici au 15 vous avez le temps d'avoir un coupé!

Le soir même, Suzanne annonça qu'elle partait. Madame Herbaut devint toute pâle et pleura un peu. Joseph se contenta de dire à sa sœur:—Il y a des gens qui aiment la misère, que veux-tu?

II

Léon de Bruand à Paul Barré, officier d'infanterie de marine, à Saïgon (Cochinchine).

25 décembre.

«Mon cher ami,

«Je continue à t'entretenir de moi. Aimable confident, placé à deux mille lieues de son ami et qu'il me semble voir si souvent, et qui m'écoute et qui me répond! Ah! que tes Armanites me valent mieux que nos Parisiens. C'est une fête que j'ai à te raconter, figure-toi. Encore un réveillon! Il est probable que je finirai par m'en lasser. Quelle étrange chose, un plaisir officiel! Être contraint à la gaieté parce que finit le mois de décembre, et que l'on célèbre quelque part la messe de Noël! Gontran m'avait écrit. Je lui avais envoyé le matin deux mots de réponse; on m'attendait. Je suis allé au théâtre d'abord; il y avait, çà et là, à travers les fauteuils d'orchestre, des jeunes gens qui se promettaient de s'amuser beaucoup, en sortant; j'ai entendu ce bout de dialogue:

«—Berlurette y sera-t-elle?

«—Je ne sais pas, mais il y aura des truffes!

«Cher esprit français!—Gontran m'avait annoncé des femmes ravissantes! C'est le mot d'usage. J'avais ordonné à Jean de bourrer ma voiture de bouquets de violettes. Me voilà parti. J'arrive chez Gontran, je passe devant la loge du concierge, toute bruyante et encombrée de voisins. Je remarque sur la table l'oie proverbiale, doublée de marrons. Et je fais mon entrée chez Gaston, suivi de Jean, qui portait majestueusement les bouquets.

«Gontran avait décoré son appartement d'une façon charmante, à la chinoise, avec des lampes d'opale, projetant sur la table de très-agréables demi-clartés. Les faïences détrônées de leur dressoir, s'étalaient sur la nappe avec leurs garnitures de bananes et de figues de Barbarie. On était assis déjà. A mon arrivée, grande clameur. Gontran, Paul et Gérard s'écrient:

«—C'est Léon! ce cher Léon! Bravo, Léon! L'exactitude est la royauté des hommes polis!

«Jean déverse ses monceaux de violettes.

«—Oh! oh! Léon a dévalisé un parterre. Quelle est cette idée d'empereur de la décadence? Et ces violettes du pôle? C'est gai comme un enterrement!

«—Pourquoi ces fleurs... et pour qui?

«En effet, je regarde de tous côtés, je cherche un visage féminin, partout des favoris ou des moustaches.

«—Mon cher ami, pardonnez-moi, dit Gontran. Ces dames se sont excusées.

«—Par lettre, ajoute Gérard.

«—Je demande les lettres!

Cliché no 1:

«Mon petit chat,

«Tu sais combien mon pas du deuxième acte est fatigant. Je serai rompue ce soir. Avec cela que le directeur nous fait répéter toute la journée et que le régisseur est à giffler. Je ne pourrai pas vraiment me rendre à ce réveillon. Et puis mon bottier m'attend pour m'essayer des bottines.

«Je t'embrasse sur le nez.

«Angèle

—L'excuse du bottier est valable, étant absurde.

Cliché no 2:

«Je suis ennuyée comme tout, mon cher Paul, mais vrai, je ne peux pas aller chez M. Gontran. Je n'aurais qu'à y rencontrer Mathilde; vous savez combien je la déteste. J'aime mieux rester à la maison. Peut-être que je jetterais un froid, voyez-vous, je suis franche. Les femmes qui posent, et moi, ça fait deux.

«Mes excuses à M. Gontran et à Angèle.

«Louise.

«P.S.—Venez donc prendre le thé chez moi demain. Je vous en conterai de Mathilde!»

Cliché no 3:

—Non, non! Passez-le! dit Paul, c'est convenu, les absentes n'ont pas tort!

—A table!

—A table, dit Gontran, et tâchons d'avoir de l'esprit!

—Moi, qui n'en ai jamais que devant les femmes!

—Quelles femmes? Celles qui ne savent pas l'orthographe?

—Eh! ma foi, messieurs, interrompt Gontran, faut-il vous l'avouer? Je suis très-satisfait de ce qui arrive. Un réveillon entre hommes. Pas de prétention. Soyons Gaulois. Puis que diraient nos maîtresses si elles apprenaient que nous avons soupé avec des créatures?

—Un joli mot, créatures... Vous l'avez bien dit, Gontran!

—Madame de... serait furieuse, dit Gérard en essuyant son lorgnon.

—Ce Gérard, savez-vous pourquoi il ne la nomme pas; c'est pour qu'on lui demande son nom?

—Hélas! je n'en suis plus là...

—Amusons-nous, messieurs!

Amusons-nous! amusons-nous! le mot d'ordre éternel! Le plaisir à la rescousse!

On croit généralement qu'il est facile de s'amuser. Pourtant, à peine connaissons-nous par le temps qui court, non pas la gaieté, mais le sourire, cette mélancolie de la gaieté. Quant au bon gros et gras rire d'autrefois, où est-il? Qui l'a entendu? On dit le rire de nos pères. De nos pères! On a bien raison!

Amusons-nous! Et nous voilà, nous efforçant, nous surmenant, nous excitant, comme si nous avions pris quelque haschich.

—Savez-vous le dernier mot de Raoul?

—S'il n'est pas méchant, ne le dites pas!

—Il est très-méchant!

—Tant mieux pour nous!

—On lui parlait de William. William, a-t-il dit, ce n'est pas un sot, c'est le Sot!

—Oh! oh! un peu vieillot! Ce diable de Raoul... Il a donc lu Royer-Collard? Excellent vin, Gontran!

—Le vin de mes aïeux, mon cher Léon! le cru m'appartient!

—Vous êtes vigneron à présent?

—Non, mais Bourguignon, tout pâle que je suis!

—Et la pièce d'Augier nous n'en parlons pas?

—Je n'aime guère le dernier acte!

—C'est comme notre réveillon, ça manque de femmes!

—Ne parlons ni des femmes ni de l'amour... cela porte malheur!

—Au jeu...

—L'amour? Une forêt de Bondy... au temps de Cartouche!

—Joli! Ah! à propos, Gérard, reconnaissez-vous ce portrait-carte?

—Elle vous l'a donné?

—Lisez la dédicace!

—Diable! Et vous gardez cela dans votre portefeuille?

—Le fait est que sa place est dans un porte-monnaie.

—Messieurs, pardon, vous savez, à propos de Céleste, j'ai des nouvelles de Robert!

—Tiens, tiens!

—Il a été tué en Kabylie!

—Bah! et l'on disait que le pays était si bien gardé?

—Ce Gérard est d'un flegme féroce!

—Dame, vous savez, je l'ai peu connu, Robert. Et vous, Paul?

—Moi, beaucoup. J'ai encore une paire de fleurets à lui!

—Un brave garçon, Robert.

—Et malheureux!

—Parbleu!

—Messieurs, messieurs, et le mot d'ordre?

—Ah! oui, le mot d'ordre, amusons-nous!

—J'ai eu tort de renvoyer les domestiques. Le service laisse à désirer. Lucien, vous ne versez pas!

—Allons donc! j'ai déjà mal à la tête.

—Une femme dirait: j'ai mal au cœur! Menteuse!

—Excellent, ce champagne.

—Oui, mais pourquoi des coupes, c'est ennuyeux.

—Je vous avoue que, sur ce chapitre, je suis horriblement rétrograde. Je préfère les flûtes pour boire le champagne!

—Les flûtes? Un grand verre bête et bourgeois! Quand on le tient à la main on a toujours envie d'improviser des couplets de baptême! Une coupe, à la bonne heure! cela rajeunit de cinq cents ans!

—Gaston rêve toujours l'Italie des Médicis et la maîtresse du Titien!

—Ambitieux, ce Gaston!

—Non, mais je trouve l'habit noir stupide, que voulez-vous? Et vous êtes de mon avis aussi! Quant aux soirées, il faut être maigre comme je le suis pour n'y pas mourir d'apoplexie! Puis c'est fatigant d'être regardé comme un gibier par toutes les jeunes filles à marier. Un bal me fait toujours l'effet d'une chasse à courre.

—A court d'esprit!

—A l'ordre, Gontran! Gontran abuse de son titre d'amphytrion, messieurs!

—J'ai décrété la liberté de la tribune! Pourquoi exiler le calembour?

—Le calembour? il n'y a plus que cela au monde!

—Le calembour et le souper: la bêtise et l'appétit! Quand on s'est bien ennuyé dans un salon, et qu'entre une valse et un quadrille on a causé trois pour cent avec le père, idéal avec la mère et beau temps avec la fille, rien n'est bon comme d'ôter ses gants dans un cabinet de restaurant et de causer librement...

—Avec des filles d'Ève!

—Filles d'Ève?... mauvaise désignation! Dites filles de Rabelais!

—Mais au fait, Paul, pourquoi Louise en veut-elle tant à Mathilde?

—Affaire de commerce!

—Vous savez que Léon a été amoureux fou de cette petite Louise?

—Moi? Je jure que non!

—Il renie ses déesses! Mon cher, vous vous êtes compromis avec elle, d'avant-scène en avant-scène!

—Messieurs! messieurs! On voit que vous n'êtes pas du secret! Louise n'était pas une passion... c'était un éventail!

—Un éventail?

—Relisez le Chandelier, de Musset.

—Un éventail qui lui permettait de feuilleter tout à son aise son roman avec madame...

—Pas de noms propres!

—Parbleu, nous parlons de Louise!

—Discrétion! discrétion! Vous ne buvez pas, Urbain?

—Je suis dyspeptique, vous savez!...

—Passer du Chandelier au Malade imaginaire! ce n'est pas sortir de la comédie!

—Il n'y a point là d'imagination. La dyspepsie Dyspepsia. Difficulté de digérer ou digestion dépravée.

—Au diable les définitions, Urbain! Amusons-nous, messieurs!

Et s'amusait-on?...

Tu es bien indiscret, mon cher ami! On riait un peu, on criait beaucoup, le champagne pétillait et le parfait fondait en même temps que les bougies. De temps à autre le cliquetement d'une bobèche qui se fendillait jetait sa petite note grêle dans cette symphonie. On ouvrait les fenêtres par intervalles et une bouffée de vent piquant, nous apportait quelques notes du Noël d'Adam qu'on exécutait à tue-tête dans la loge du portier. Ou bien, c'était une bourrée limousine qui se dansait, là-bas, à coups de pieds, chez le charbonnier maître chez lui. La fenêtre se refermait et nous reprenions nos propos qu'on voulait originaux, qu'on arrosait de champagne et qui ne poussaient pas.

—Vous savez, dit Gaston, que ces gens-là s'amusent plus que nous?

Il y eut autour de la table un sourire rempli d'une mélancolique approbation.

—Il faut bien nous l'avouer, dit Gérard, il n'y a plus que les portiers qui aient l'esprit de se divertir.

—Le fait est que nous avons été bêtes comme des acrobates.

—Bah! qui le saura?... Personne. L'important est que le réveillon soit terminé. Il est bien convenu n'est-ce pas que tout le monde s'est amusé?

«—Comme des fous, répondis-je.

«Au même moment, la porte s'ouvre. Deux femmes paraissent. L'une, c'est Pauline, une petite actrice de la banlieue, fort jolie, et qu'on vient d'engager au Vaudeville; l'autre, une jeune fille charmante, brune, l'œil intelligent et voluptueux, la toilette encore modeste, des mains de reine, un joli sourire.

«Pauline nous la présente.

«—Mademoiselle Cachemire!

«Retiens ce nom, il sera célèbre dans le high-life du plaisir. A partir de ce moment, j'ai pris intérêt à ce souper absurde. Cette jeune fille, qui dans un an sera terriblement blasée, regardait de tous ses yeux, mais sans étonnement, comme quelqu'un qui se retrouve chez elle. Pythagore avait raison; mademoiselle Cachemire a été évidemment une beauté célèbre, au temps d'Alcibiade. Elle éclatait de joie, elle n'était pas habituée à ces meubles et à ces lumières. C'était évident. On ne se trompe pas à ces choses-là. Pourtant elle avait assez d'art pour qu'un plus clairvoyant se fût mépris et se fût persuadé qu'elle n'est pas née, comme cela doit être, dans la loge d'un concierge.

«J'ai pris intérêt à l'étudier. Jusqu'à trente ans, on est poëte; à trente ans, on est philosophe, et j'ai trente-deux ans. De plus, j'aime la médecine, tu le sais. J'ai pris mademoiselle Cachemire pour sujet. Il serait assez intéressant de savoir où arrivera cette enfant de vingt ans qui débute maintenant et qui rêve toutes les splendeurs des courtisanes en renom. J'ai du temps à perdre, et bien des choses à oublier, j'ai grande envie de me donner ce spectacle et de servir de premier échelon à Cachemire. Et qui sait si je ne jouerai pas de cette façon un rôle dans l'éternelle comédie de la rédemption que tous les hommes de cœur ont tentée?

«Sottise! L'ère des rédemptions est close. Je le sais. Mais la vie parisienne est si plate et si niaise...

«Je t'en reparlerai, et te donnerai des nouvelles de mademoiselle Cachemire. En attendant je sors de chez Gontran, harassé.

«Je n'aime pas ces fêtes périodiques, dont la fatalité même est banale et qui vous obligent—pourquoi?—à pourchasser la gaieté, alors que souvent c'est le repos, le calme, la quiétude que vous souhaitez. Puis, ces plaisirs qui portent avec eux leur date—comme les forçats leurs numéros—ont quelque chose de particulièrement attristant, et le matin, quand on se met au lit, la tête lourde et les membres las, un petit spectre malin vient ricaner tout près de vous:—Tu as un an de plus!

«Un an de plus! A mon âge qu'est-ce que cela? Rien. Et cependant, je me souviens que, l'an passé, pas plus tard, j'avais fait réveillon avec Robert. Pauvre Robert! Quelle gaieté, quel entrain, quel esprit! Il avait eu de la bonne humeur pour tous, lui! Poor Yorick!

«Mais conçois-tu, ce réveillon qui aboutit à un sermon, comme un chapitre de Paul de Kock qui finirait par le monologue d'Hamlet? Au fait, et pourquoi pas?

«Tout à l'heure, pendant que ma voiture me ramenait chez moi, je regardais ces rues encore sombres, le gaz tremblotant, le ciel blafard, les pavés humides, les bouchers en tabliers blancs ouvrant leurs boutiques où les lampes éclairaient des monceaux de chair rose, les balayeuses nettoyant les trottoirs avec des mouvements d'automates, les ouvriers, le pain de la journée sous le bras, se rendant à l'ouvrage... Tout à coup, un homme est venu, qui a brusquement éteint le gaz à demi-mourant. La rue n'était plus éclairée que par une lueur pâle. Cette lueur, c'est le jour.

«Le jour!... On s'éveille, on va parler, on va penser, on va vivre! Maudit réveillon! je vais me coucher.»

III

M. de Bruand était comte. Le fief et le château de Bruand, sis à trois lieues de Cosne-en-Cosnois, lui appartenaient encore. Son grand-père n'avait pas émigré. Il avait servi la République, comme Custine, comme M. de Biron, et s'était fait tuer à la tête des chasseurs de Lecourbe, à Hohenlinden. Son fils,—le père de Léon,—élevé dans le château de Bruand par un vieux prêtre, avait grandi libre, courant les bois, vêtu comme un de ses métayers, montant à cheval, chassant, pêchant, menant depuis l'enfance la vie facile du gentilhomme campagnard. Il s'était marié à vingt ans, avait eu trois enfants d'une femme morte jeune. Léon, le cadet, seul avait survécu; c'était encore un enfant lorsque M. le comte Hubert de Bruand mourut misérablement dans une partie de chasse. A dix ans, Léon, orphelin, se trouvait possesseur d'une fortune considérable en terres, et formant un revenu suffisant pour mener partout, même à Paris, un aristocratique train de vie. Son tuteur était un brave et digne cousin de madame de Bruand, très-faible et très-bon homme, qui envoya le jeune homme à Paris, et le laissa agir à sa guise, proclamant que la nature de Léon était essentiellement honnête et bonne, et que, quoi que fît le jeune homme, il retomberait toujours sur ses pieds.

En cela, le tuteur avait raison. Léon de Bruand ressentit d'abord cette fièvre de Paris, qui embrase, qui torture, qui jette hors des gonds tant de faibles esprits et de consciences hésitantes. Mais la vanité de toutes ces cohues de plaisirs, toujours semblables, lui apparut bientôt. Il eut des lendemains amers, pleins de réflexions et de déceptions, et au lieu de s'étourdir, en descendant plus avant dans le gouffre, il s'arrêta sur le bord, et se contenta du spectacle. Il devint un Parisien dilettante. A vingt ans, il était las d'agir. A vingt-deux ans, il était las de regarder; à vingt-cinq ans, il se mariait.

Alors, Léon respira, se sentit réellement vivre, et fut heureux. Il croyait avoir jeté l'ancre. Sa femme mourut en couches, après deux années de ménage, laissant Léon effaré devant cette fosse soudainement ouverte à ses pieds. En se revoyant face à face avec la solitude qui lui était si chère, quand il la partageait avec elle (la solitude à deux, c'est le monde entier resserré dans un Eden de quelques pas), il se troubla, il eut peur, il se lança dans les voyages, cherchant à oublier et se souvenant toujours; il avait beaucoup aimé sa femme. Il avait cru sa vie assurée, nouée à elle, solide et défiant le sort. Maintenant, tout était à recommencer. Une vie nouvelle à refaire! Une vie, soit, on la reconstruirait encore. Mais un bonheur! Il restait à Léon de Bruand, pour se consoler, une petite fille, celle qui avait coûté la vie à sa mère. Il l'avait mise en nourrice, ne voulant pas la voir; il semblait la haïr, et il la plaignait.—Pauvre enfant qui grandira sans mère! disait-il. On lui annonça, un jour, que l'enfant était morte. Il en éprouva comme de l'étonnement; puis il tomba sur une chaise. On le vit pleurer et on l'entendit qui disait:

—Comme je suis seul!

Bientôt après, subitement, il reparut dans le cercle de ses anciennes amitiés. Ce fut une clameur.—«Léon! Léon de Bruand! Léon qui nous revient! Vous nous aviez donc fui, mon cher ami?—Le mariage? Vous en faisiez donc une prison?»—Puis des condoléances devant la douleur que Léon dissimulait mal, des consolations, puis le silence sur ce sujet, puis les propos nouveaux, les anecdotes du moment, la biographie des héros du jour, toutes les historiettes parisiennes qui sont la vie, la préoccupation, et comme l'âme de ce monde où Léon reposait le pied. Ce mouvement électrique, sans cesse renouvelé autour de lui, était seul capable de lui faire oublier le passé. Pour la première fois de sa vie, il s'étourdit. Il fut des plus bruyants et des plus fous. On le vit partout à la fois, aux théâtres, aux courses, aux eaux, au club. Il joua, il fit courir, il eut des chevaux et des maîtresses. On copiait son élégance et l'on ramassait les miettes de son esprit. Il fut à la mode. Il eut des ennemis, il eut des flatteurs, il eut des envieux. Tout cela faisait cortége. Les bacheliers qui débutaient dans la vie et les bourgeois fascinés par l'inconnu, le dévoraient des yeux, au théâtre, quand il entrait dans une avant-scène avec une femme en renom. Il était brun, grand, élancé, la moustache relevée, quelque chose de sympathique et de froid en même temps, le sourire semi-bénin, semi-railleur, les dents blanches, l'œil vert, plein de flamme et de franchise.

Ainsi, du moins, le voyaient ceux qui ne le connaissaient pas. Il fallait à peine l'approcher pour deviner toute l'amertume, toute la lassitude, tout le dédain cachés sous cette désinvolture charmante. L'œil, qui brillait tout à l'heure, songeait à présent, se fixait longuement sur les objets, sans les voir, regardant ailleurs, dans le passé, quelque image évanouie, chère à ce cœur vaillant et à cette pensée haute. Léon était triste; il vivait de cette vie rapide, parce qu'elle était la plus facile, la plus étourdissante et la plus intelligente, après tout.

—Je suis curieux, disait-il, parfois. Otez-moi la curiosité, je n'ai plus de prétexte pour vivre.

Cette curiosité s'usait tous les jours, mais il en restait encore assez pour que Léon se tînt debout. Il allait avoir vingt-huit ans. Son cœur en avait soixante. Il raisonnait comme un vieillard, et disait parfois: De mon temps... Ce temps-là datait de cinq ans, mais entre ce moment et celui où il vivait, il y avait une tombe, un monde...

En apercevant Cachemire, Léon de Bruand se sentit soudain, non pas conquis, il ne pouvait plus l'être, mais attiré, assez étonné de cette fleur encore un peu campagnarde,—juste ce qu'il fallait pour la rendre charmante,—ainsi rencontrée dans une serre chaude de Paris. Léon traitait l'amour en artiste, comme toutes choses. Il le cherchait partout, certain d'avance de ne le trouver nulle part. Il y avait en lui du peintre et de l'impresario. Pour le plaisir de quelque spectacle un peu bizarre il fût allé bien loin, plus loin encore; il descendait quelquefois dans les régions inconnues de Paris, en quête d'inédit, promenant son crochet dans les haillons moraux, tout heureux quand il avait éclairé, de sa lanterne, un morceau de caillou qu'il lançait à travers Paris comme un diamant. Il cherchait des étoiles dans le ruisseau. Il en avait déjà trouvé quelques-unes—des nébuleuses.

Cachemire lui sembla digne d'un regard. Il l'analysa, et se promit de connaître le secret de ce joli petit sphinx aux dents blanches, aux yeux noirs, aux joues roses.

—Secret banal, pensait-il. Qu'importe!

Le samedi suivant, il y avait bal à l'Opéra. De la poussière sur les boulevards, des ifs de gaz allumés aux coins de la rue Le Peletier et de la rue Drouot, quelques masques en cache-nez, courant le long de l'Opéra brillant de lumières. Chez les marchands de vins et les cafés environnants, de pauvres garçons, transis de froid, déguisés en défroques, prenant de l'eau-de-vie en attendant le premier quadrille. On se prépare. Onze heures sonnent. Les boulevards s'encombrent. A travers la foule compacte, les danseurs costumés circulent, jouant du coude, entraînant quelque pauvre fille dont les épaules nues frissonnent, et qui grelotte en jupe courte. Cela crie, se heurte, se bouscule, se succède, va, vient, fait groupe, grossit, s'enrégimente, défile, se jette dans la salle de bal, hurle, danse, entrejette de ci de là ses bras et ses jambes, s'excite, s'enivre, s'embrasse, s'insulte. La salle est pleine. Sous les lustres, les couleurs s'injurient. Le blanc, le jaune, le rouge, le bleu,—l'arc-en-ciel émietté—gambadent. Par les escaliers, des flots de soie, de plumets, de dominos, d'habits noirs, de décorations, d'agents de change, de cabotins, de diplomates, de paillasses, de gens sans nom, de gens illustres, d'hommes, de femmes, montent et descendent en s'accrochant, en se déchirant, en se jetant des œillades ou des sottises. Les couloirs s'encombrent, les galeries s'emplissent, on étouffe, on conquiert le parquet pas à pas; les femmes vous arrêtent, on arrête les femmes. Une odeur de poussière, de couleur, de sueur et de poudre de riz pénètre dans les poumons. Et cet air qui asphyxie semble parfumé. L'acide carbonique voltige à travers les quadrilles. L'on se cherche sans se trouver et l'on se parle sans s'entendre; la Laryngite fait des signes de tête à la Migraine derrière les piliers, happant un monsieur qui passe, une dame qui s'enfuit, une fille qui rit à grosses gouttes. Tout est bouleversé, la musique devient du bruit, la gaieté de la névrose, la couleur crie, le langage sent l'ail; les échos de la halle s'échappent des lèvres carminées. Dans une avant-scène, un municipal, les bras croisés, regarde la cohue avec effarement. Et, là-bas, au fond de la salle, parmi le tourbillon des rubans, des plumets, des toques, des bonnets, des jupons, des pompons, derrière ces bras qui s'agitent, ces jambes qui se démènent, ces cous qui se tendent et se gonflent, ces torses qui se cambrent, ces reins qui se brisent; derrière cette épilepsie hurlante, un homme pâle se dresse sur ses pieds, lance ses bras en télégraphe et du geste domine et dirige un tonnerre de musiciens qui clame victorieusement de tous ses cuivres...

—Allons au foyer, dit Gontran de Rives à Léon de Bruand.

Léon traversa le grand couloir où se tiennent les aficionados, les journalistes, les promeneurs, les élégants, passant en revue de l'œil et de la main les dominos et les masques féminins qui circulent.

Il entra dans le foyer; autre cohue, plaisanteries de commis en congé, robes déchirées par les bottes maladroites, coups de coude dans l'estomac, poussière, bruit, gaz, chaleur, avec un parfum de punch du côté des buvettes et des bustes en marbre écarquillant, devant tout ce monde étrange, leurs énormes yeux blancs.

Soudain un domino rose vint se pendre au bras de M. de Bruand.

Tous les dominos se ressemblent. L'œil brille, aiguisé, derrière le loup de velours. Le sourire resplendit sous la barbe de dentelle; les mains se posent sur l'habit noir comme deux petits problèmes. La voix se dissimule sous le capuchon enrubanné et les ondulations du corps vous raillent sans pitié dans leur large fourreau soyeux.

Mais Cachemire avait intérêt à se faire reconnaître. On lui avait, depuis la soirée de Noël, parlé beaucoup du comte et de son humeur.

—Êtes-vous moins triste, à présent? dit-elle.

—Ai-je été triste, jamais? fit Léon en raillant.

—L'autre soir, vous aviez l'air maussade.

—Le vilain mot, et qu'il faut une jolie bouche pour le faire passer.

—La mienne est horrible!

—Elle ment.

—Pourquoi dites-vous qu'elle ment? Vous ne me connaissez pas.

—Croyez-vous?

—Quel est donc mon nom?

—Il est fort joli, et vous va bien.

—Vous voyez que vous ne le savez pas!

—Je vous le dirai tout bas, ce soir, au dessert, à la Maison-d'Or. Tenez-vous à le connaître?

—Oui, dit Cachemire.

Elle entra à la Maison-d'Or, qu'elle ne connaissait pas encore, comme une reine entre chez elle. Elle monta l'escalier, la tête haute, impérative, insolente, charmante. Elle était jolie à ravir; son teint, ordinairement un peu pâle, animé ce soir-là, rayonnait. Ses yeux jetaient feu et flammes. Elle avait des dents à tout croquer.

Léon de Bruand en agit avec elle comme on fait avec les jeunes tigres. Il lui tendit, jour par jour, juste ce qu'il voulait qu'elle dévorât,—non pas son cœur, mais le bout des doigts,—puis la main tout entière, et un peu le bras, au sortir des théâtres. Dès lors, Cachemire fut à la mode. On félicita Léon sur sa découverte. On jeta des bouquets à Cachemire quand elle chanta des couplets de revue. Le comte lui meubla un entresol rue Taitbout. Elle donna des soirées.

Elle reçut des lettres, des déclarations, des vers. Elle eut des articles dans les journaux. On cita un jeune Valaque qui tenta de se suicider pour elle. On la chercha aux premières représentations; on détourna les lorgnettes du cheval à la mode pour lui donner un coup d'œil, à elle, aux courses. Les photographes implorèrent qu'elle vînt poser chez eux, en passant. Les collégiens achetèrent ses portraits—cartes, pour les contempler, le soir en se couchant, ou à l'étude, derrière leur pupitre éperdûment levé. On fit même sa biographie.

Le père Labarbade rentra un soir chez lui, après une course à Fontainebleau, avec des yeux rouges.

—Qu'as-tu? lui demanda sa femme.

—Rien!

Le père Labarbade prit son petit garçon sur ses genoux, l'enfant avait sept ans déjà, et lui dit tout doucement:

—Au moins tu seras gentil, toi, quand tu seras grand?

—Gentil?... Mais je suis gentil, dit le gamin en faisant la moue et en se dégageant des bras du père.

Il courut se réfugier sous l'égide de madame Labarbade, regardant le vieux avec des sourcils froncés, et disant:

—N'est-ce pas, maman, que je suis gentil?

—Toi, tu es un amour, fit la mère.

—C'est vrai, ça, papa gronde toujours... Je t'aime mieux que papa, toi!

Labarbade se leva brusquement, sortit, tira de sa poche un portrait-carte de Cachemire, qu'il avait trouvé à Fontainebleau chez un papetier, le déchira et marcha dessus avec rage.

A la maison, madame Labarbade taillait au petit Adolphe une tartine de confitures que l'enfant guignait avec des yeux avides en chantant une chanson qui courait Samoreau:

Je viens d'enterrer ma grand' tante,
Je l'ai clouée en son cercueil.
Ell' me laiss' dix mill' livres de rente
Et ça m'aide à porter son deuil.
Je lui fais faire une bière en chêne
Où tout de son long ell' peut dormir.
Je prends bien gard' que rien ne la gêne
Où il y a de la gên' y a pas de plaisir.

Léon de Bruand était bien décidé à ne mettre dans cette liaison avec Cachemire, rien de ce qui était vraiment lui. Son esprit, sa bonne grâce, sa fantaisie, il les accordait généreusement. Mais il comptait, pour ainsi dire, chaque soir, en avare, les molécules de son cœur. Ces sortes de liaisons duraient plus ou moins. Elles se ressemblaient toutes. Comme en naissant, elles portaient avec elle leur dissolvant, Léon se fût parfaitement cru coupable, coupable envers le passé, envers ses souvenirs, envers sa conscience, en accordant à ce qui n'était qu'une distraction le sérieux d'un amour véritable.

Cachemire le trouvait d'ailleurs charmant. Il était sympathique, avec ce quelque chose de dédaigneux qui domine les âmes nées en bas. Cachemire comprenait la supériorité de Léon. Elle en fut d'abord fière, Léon était comte! Elle voulut, quand il lui écrivait, qu'il imprimât chaque fois son cachet sur la cire rouge. Ces armoiries l'amusaient à regarder. Un comte! Elle avait rêvé les titres aussi dans son lit enfiévré de Samoreau! Ses rêves se réalisaient. Au théâtre, elle écrasait ses camarades avec ce nom du comte de Bruand.—On voit bien que vous êtes une parvenue, lui dit un jour Clara Peplum, qui s'appelle Louise de Haris.

Un soir, Léon de Bruand causait de Cachemire avec Gontran de Rives. Gontran est gai, toujours en éveil, bon, un peu rouge, un peu gros, une âme délicate dans une enveloppe de fermier normand.

—Mais, par ma foi, disait Gontran, voilà une aventure qui dure longtemps! C'est une passion...

—Peuh! fit Léon.

—Un caprice?...

—Pas le moins du monde. Je n'ai jamais aimé Cachemire, si la définition du verbe aimer est exacte. Elle m'a séduit et un peu intrigué. Mon vice suprême, la curiosité, a parlé et j'ai voulu savoir où irait cette jeune fille, sachant d'où elle était venue. Aussi bien, cette liaison peut durer longtemps encore. Mon dilettantisme n'est pas lassé. Cachemire m'intrigue. Elle ne s'est pas, jusqu'à présent, dirait un peintre, dessinée. S'il me fallait te faire son portrait j'hésiterais. Bonne? elle ne l'est pas. Ses vices parlent trop haut. Méchante? elle est incapable de l'être. Il lui faudrait déployer une énergie qu'elle n'a point. Elle est comme ses pareilles, paresseuse et vulgaire, avec des traits de madone de Vinci et un charme de fille de Shakespeare. Ce n'est pas la première fois, dans notre vie parisienne, que nous rencontrons des anges du Pérugin dignes tout au plus d'entonner les refrains de Charles Colmance! Seulement, chez elle ce n'est pas la voix, c'est le cœur qui est enroué!

Cachemire demeurait dans cet état de béatitude parfaite qui suit le triomphe. Elle n'ambitionnait plus rien, jouissait du succès, de son luxe, de ses robes, de ses chevaux, de ce coup de féerie qui lui avait fait gravir l'échelle si soudainement. Elle était partout à la fois, étalant ses toilettes, sa joie, son assurance. Quand elle ne jouait pas, elle courait les théâtres deux ou trois fois par soirée; se montrait ici, remontait en voiture, allait là, faisait frissonner sa robe contre la porte des loges ou riait tout haut pour qu'on la remarquât. Elle provoquait les lorgnettes, rendait le feu à son tour, prenait des airs de tête répétés devant sa glace, essayait des sourires, arrangeait sa voilette, donnait un tour à ses cheveux, posait ses mains sur le rebord des avant-scènes. Elle applaudissait le premier comique; aux drames, elle se cachait derrière son éventail quand venait une scène attendrissante comme si tout cela lui eût semblé ridicule, et, au fond, se sentait remuée par les gros effets, les grosses pièces, les gros drames, les féeries épicées, les décors, les pyrotechnies. Elle aimait à dîner dans les restaurants, à souper, insultait les garçons, tachait ses robes et riait. Elle manquait l'heure des répétitions, bravait les amendes, arborait de folles toilettes aux premières, écrasait ses rivales, et semblait adorer Léon pour tous ces succès d'amour-propre qui venaient de lui. Elle se sentait au fond un peu tenue, comme elle disait. Léon passait quelquefois des journées entières chez elle, la faisant causer, la questionnant, l'ennuyant. Il parlait peu, et Cachemire lui disait:

—Ah! que vous êtes drôle! Qu'est-ce que cela vous fait que j'aie été ceci ou cela quand j'avais seize ans?

—Oh! rien, disait Léon.

Alors elle songeait aux propos de ses camarades, aux parties de plaisir des acteurs qu'elle connaissait, aux pique-niques à Asnières ou à Bougival, aux déjeuners sans façon, à la gaieté libre, aux échappées de Bohême, au luxe un instant secoué, et à l'école buissonnière du sentiment!

Léon la voyait devenir tout à coup rêveuse, et souriait en lui-même, car le spectacle menaçait d'être curieux.

Le domestique de M. de Bruand lui annonça, un matin, à l'heure du lever, qu'un M. Célestin Fargeau demandait à lui parler.

—Célestin Fargeau! dit Léon. Qu'il entre!

C'était son ancien précepteur du château de Bruand, un répétiteur que M. de Bruand, le père, avait appelé de Paris à Bruand pendant trois années, un esprit bizarre et indépendant, un professeur capable de s'attacher pour quelque temps à un élève, comme il s'était attaché à Léon, mais improbable, de s'astreindre à un enseignement régulier, et menant à Paris une existence décousue, improbable, à la façon de Lazarille de Tormes,—une vie à la belle aventure et à la vilaine étoile.

Fargeau entra, comme une bombe, dans la chambre de M. de Bruand. Léon était en pantalon du matin en flanelle grise, en chemise de soie rose, et fumait un cigare. Fargeau, pour toute toilette, s'était contenté de brosser dans l'antichambre son chapeau bossué.

Célestin Fargeau avait cinquante ans déjà, de petits fils blancs frisaient dans sa barbe noire, et sa tête commençait à devenir chauve. Il avait le teint pâle de ceux qui vivent la nuit et les rides profondes de ceux qui ont souffert.

Sa physionomie s'éclaira lorsqu'il aperçut M. de Bruand.

—Pardieu, dit-il, vous n'avez pas changé! Je voudrais bien en avoir fait autant.

Puis, après avoir serré la main que Léon lui tendait:

—Or çà, dit-il en se jetant dans un fauteuil et en croisant les jambes, je viens vous demander un service, non pour moi, Dieu merci! mais pour une autre, pour une femme...

—Je suis tout à vous, mon cher Fargeau, dit Léon.

—Voici donc ce que c'est. J'habite, dans le quartier des Batignolles, une maison d'ouvriers où loge une brave femme assez pauvre et très-honnête qui s'est jetée par la fenêtre pas plus tard qu'hier... A vrai dire, elle est tombée, car c'est à la suite d'une querelle de ménage. Bref, elle est fort malade, une côte enfoncée, le tibia et le péroné brisés... Elle est mourante et pas d'argent... Vous comprenez?...

—Merci d'avoir pensé à moi, mon cher maître, dit Léon de Bruand en allant à son secrétaire.

Il prit cinq billets de cent francs et les tendit à Fargeau qui se mit à les plier avec précaution, en homme qui n'est pas habitué à ces paperasses.

—Et quand votre protégée aura besoin d'autres secours, commença Léon.

Fargeau l'interrompit.

—Nous en avons assez pour un moment, dit-il. J'avais eu d'abord l'intention de faire une collecte dans le quartier. Mauvaise idée. Puis, le frère de la femme m'en a détourné. Un brave garçon qui a tout de suite apporté ses économies. Alors j'ai pensé à vous. Ah! ma parole, je suis content de vous avoir revu!

—Me voici, dit aussitôt,—comme si elle eût attendu, pour entrer, la fin de la phrase de Fargeau,—Cachemire traînant sur le parquet une robe de soie vert-chou, garnie de malines noires.

Fargeau se leva de son fauteuil et salua en tendant en avant son crâne ravagé, et Cachemire le regarda d'un air un peu étonné et un peu dédaigneux.

—M. Célestin Fargeau, mon ami, dit Léon de Bruand. Mademoiselle Cachemire, ajouta-t-il en désignant Suzanne.

—Parbleu, je connais madame, fit Célestin, et je l'ai applaudie plus d'une fois.

Cachemire salua à son tour du regard et de la tête.

—Eh bien, fit alors Célestin, la main sur le bouton de la porte. Je vous laisse, mon cher Léon. Merci encore pour notre protégée.

—Quelle protégée donc? demanda tout à coup Cachemire.

—Une pauvre femme tombée d'un troisième étage et à demi-morte à l'heure qu'il est.

—Ah! mon Dieu, fit-elle... une femme?... Et pauvre sans doute?

—Pauvre, dit Fargeau.

—Mais elle doit avoir les os brisés?

—Elle est cruellement blessée. Seulement, la chirurgie est une science superbe et peut-être...

—Ah! la pauvre femme! Vous la connaissez, Léon? dit Cachemire en joignant ses mains gantées.

—Non.

—Eh bien, je voudrais la connaître, moi... Je ne sais pas, ce que vous me dites-là m'a remuée... Elle doit être tout en sang. On voit ses blessures, n'est-ce pas? Conduisez-moi chez elle, monsieur. Mais, au fait, venez avec nous, Léon!

—Soit, fit M. de Bruand.

Il donna ordre d'atteler. Fargeau monta en voiture à côté de Cachemire, en face de Léon. De temps à autre il s'essuyait le front et se penchait à la portière. L'odeur de patchouly qu'affectionnait Cachemire lui montait à la tête et l'étourdissait.

On arriva devant la maison de Fargeau. Cachemire monta la première. L'escalier était gras, humide, et sa robe criait en l'essuyant. Elle se rappelait l'escalier de la chaussée du Maine. Arrivée au troisième étage, elle s'arrêta:

—C'est bien là, n'est-ce pas?

—Oui, dit Fargeau.

—Elle vient ici comme elle irait à l'Ambigu, songeait M. de Bruand.

La clef était sur la porte, Fargeau ouvrit. Après une petite antichambre, dans une pièce éclairée par un feu de charbon de terre brûlant dans un poële de faïence où chauffait une tisane, Cachemire aperçut une femme dont le front était à demi caché sous une bandelette et qui étendait sur la couverture du lit un bras maintenu dans un appareil de bois. La malade fixait sur elle de grands yeux un peu égarés, et, à mesure que Cachemire avançait, semblait plus étonnée et plus inquiète. Tout à coup, elle poussa un cri étouffé, et Cachemire y répondit par un nom, en reculant, toute rouge:

—Victoire!... Comment c'est vous!

C'était Victoire Herbaut. Une vieille voisine, qui était assise au pied du lit, se leva, recommandant de ne pas trop faire parler la malade.

Le visage de Victoire était livide, maigre, effrayant, des yeux enfiévrés dans une face émaciée. Cachemire la regardait en sentant son cœur serré par une sorte d'angoisse. Il y avait en elle plus de terreur que de pitié, mais il y avait une émotion vraie.

—Oh! ma pauvre madame Herbaut, dit-elle.

—Oui, articula faiblement Victoire... voilà comme on se retrouve... C'est fini, moi... vous savez, c'est Herbaut qu'est cause de tout... J'avais déménagé, pour l'éviter. Il revenait toujours me faire des scènes. De Plaisance au quartier de Clichy il y a loin, je me disais: Il ne viendra plus... Est-ce qu'il saura où je suis? Ah! bien, il l'a su, et rapidement encore. Il est revenu.... toujours ivre, ma pauvre Suzanne, toujours...

Cachemire avait tressailli à ce nom de Suzanne qui n'était plus le sien. Elle fit à madame Herbaut, un signe pour lui dire de se taire.

—Non, non, dit Victoire... Je veux vous dire... Mais asseyez-vous donc, messieurs, fit-elle en tournant ses grands yeux vers Fargeau et M. de Bruand. Madame Grédouard, approchez donc des chaises... Alors, je vous disais, il est revenu. Il m'a frappée... Je l'ai mis à la porte, une fois, deux fois... Mais, l'autre soir, il est arrivé, sentant l'eau-de-vie. Il voulait de l'argent. Je n'en ai plus, moi. Il a recommencé ses menaces. Seulement, cette fois, il avait l'air si égaré,—des yeux d'assassin il avait—que j'ai eu peur... J'ai ouvert la fenêtre pour appeler, et, comme il revenait avec un tabouret levé, je me suis penchée et voilà; je suis tombée. Je suis dans un joli état, si vous me voyiez... Tenez, dit-elle en allongeant son bras.

—Madame Herbaut! s'écria madame Grédouard la voisine, le médecin a recommandé l'immobilité, vous savez...

—C'est vrai... Quoique ça me semble bien inutile, allez. Je suis délivrée... Mais c'est mon pauvre Joseph...

—Joseph! fit Cachemire en essayant de sourire...

—Oui, continua madame Herbaut, il est allé chercher Herbaut au fin fond d'un cabaret où il se cachait, et il l'a traîné chez le commissaire de police. Seulement, en se battant, Herbaut lui a donné un coup de couteau dans le bras. On dit que ce ne sera rien. Je le voudrais... Joseph! Il me parlait de vous l'autre jour. Il ne vous en veut pas...

—Mais vous, fit Cachemire en interrompant brusquement madame Herbaut, vous souffrez beaucoup, dites?

—Pas trop, vous savez. Je m'en vais. Je le sens bien. Je suis presque contente!

Cachemire se sentait mal à l'aise dans cette chambre, en présence de cette femme qui ne connaissait pas Cachemire et qui se souvenait de Suzanne. Elle regardait Léon de Bruand comme pour l'interroger et chercher s'il devinait quelque chose. Ce nom de Joseph, ainsi jeté dans le milieu de ces confidences, l'avait un peu effrayée. Léon, causant tout bas avec Fargeau, paraissait ne rien entendre.

Cachemire n'était pas encore bien revenue de l'étonnement que lui avait causé cette rencontre ou plutôt ce heurt avec Victoire Herbaut. «Comme c'est étrange! pensait-elle.» Quant à Victoire, elle ne voyait même pas la bizarrerie de la rencontre. Elle ne se rendait plus compte de ce qui arrivait. Sa tête était comme brisée. Elle regardait, sans la bien voir, la robe verte de Suzanne. Elle songeait à toute autre chose qu'au présent; elle évoquait le passé, les débuts de Suzanne, ses amours avec Joseph... Elle allait en parler, lorsque Cachemire se pencha brusquement sur elle et lui dit tout bas:

—Ne dites rien, madame Herbaut, mon époux est ici!

—Ah! vous êtes donc mariée, Suzanne? fit Victoire avec un étonnement douloureux.

Elle ajouta un moment après, tout bas aussi:

—Certainement, Joseph ne vous aurait pas faite aussi riche. C'est égal, il vous aimait bien!

On entendit, à ce moment, la clef qui grinçait dans la serrure.

—Justement c'est Joseph! dit madame Herbaut.

Cachemire devint pâle. Léon se leva, et regarda la porte qui s'ouvrait. Joseph entra, le bras gauche en écharpe, sa casquette sur la tête et s'arrêta un peu saisi devant tant de monde. En apercevant Cachemire, il rougit, recula légèrement, hésita; puis, ôtant sa casquette, il la salua sans mot dire, et M. de Bruand après elle, puis il tendit la main à Fargeau.

—Mon ami, lui dit Célestin à l'oreille, j'apporte de l'argent. Vous êtes sauvés!

—De l'argent? cette bêtise! c'est madame qui le donne peut-être?

—Non, dit Léon qui avait entendu, c'est moi, monsieur, et je vous le prête. Vous me le rendrez quand vous pourrez.

Joseph avait pris les billets de banque, les regardait, hésitait, ne savait que dire.

—Voici ma carte, fit M. de Bruand. Quand votre sœur sera guérie et que vous pourrez travailler, songez seulement à votre créancier.

Joseph était maintenant horriblement pâle, ne comprenant point, n'osant prendre ni refuser.

—C'est que vous ne savez pas, commença-t-il.

Fargeau lui saisit la main droite et lui dit à l'oreille:

—C'est de nous qu'il vient, non pas d'elle!

Léon s'était déjà éloigné. Il attendait sur le palier.

Cachemire se pencha de nouveau sur Victoire:

—Je reviendrai, dit-elle.

—Oui, n'est-ce pas? revenez, fit la mourante.

Sa voix tremblait.

Quant à Cachemire, un peu pâle sous son blanc, elle ne regardait pas Joseph. Mais, tout à coup, son assurance lui revint, elle alla droit à lui, lui tendit la main et, découvrant ses dents entre ses lèvres peintes:

—Faisons la paix, dit-elle.

—La paix? répondit Joseph. Sommes-nous donc en guerre?... Il y a quinze jours, je vous ai fait votre entrée, au premier acte. Vous savez, chevalier du lustre. On va au théâtre comme on peut!

—Eh bien! votre main?

—La voici.

—Viens me voir, lui dit-elle tout bas.

Il répondit tout haut:

—Vous demeurez trop loin.

Célestin Fargeau offrit son bras à Cachemire pour descendre l'escalier. Il en était fort embarrassé et s'accrochait dans ses jupes. Alors il riait.

A la porte, Léon lui dit sérieusement:

—Il s'est passé là-haut une comédie... l'avez-vous remarquée, Fargeau?... Qu'en dites-vous? Pour moi, je trouve affreux ce mélange de sang et de patchouly.

—C'est de l'antithèse! fit Célestin. Les chevaux emportaient Léon et Cachemire.

Il tira de sa poche une pipe en écume, vieille et noire, et l'alluma dans la rue, après avoir refoulé le tabac sous son pouce. Puis, tout en fumant, il redescendit, comme il disait, «vers Paris,» et, s'arrêtant parfois aux étalages des bouquinistes, examinant les gravures anciennes et les tableaux enfumés, il arriva rue Racine, devant une façon de petit café dont il ouvrit la porte brusquement, en habitué. En l'apercevant, la dame du comptoir, éternellement assise à la même place, parmi les bocaux de chinois, les prunes à l'eau-de-vie, les drageoirs en plaqué, garnis de morceaux de sucre disposés symétriquement, lui adressa un sourire stéréotypé. Il porta la main à son chapeau, machinalement et alla s'asseoir dans un coin. Sans lui demander ce qu'il désirait le garçon lui apporta une canette de bière et les journaux.

—Avez-vous vu M. Terral? demanda Célestin.

—Pas encore.

—Quand il viendra, vous nous donnerez les échecs.

Il ouvrit un des journaux, le parcourut rapidement en homme qui sait lire, et en déplia un autre dont il prit le suc de la même façon. De temps à autre, il arrosait sa lecture d'une gorgée de bière et s'arrêtait pour regarder tournoyer la fumée de sa pipe.

Depuis vingt ans que le Café Athalie existait, Fargeau avait ainsi dépensé bien des heures, à la même table, causant, jouant, développant volontiers ses idées, toujours bizarres, étonnantes quelquefois et laissant le temps passer, pour les choses, sans se douter que l'âge venait et que les auditeurs n'étaient plus les mêmes.

IV

Célestin Fargeau était comme le produit de la paresse et du dédain, une sorte d'étranger, dans cette civilisation qui se fait tous les jours plus hypocrite à mesure qu'elle se décompose davantage, un déclassé, un inutile, un bohème. Il avait fait de tout, hormis peut-être une malhonnêteté. Avec mille cordes à son arc, il n'était jamais parvenu à toucher le but. Né pauvre, il avait vécu pauvre, bien résigné à mourir de même. Il avait été élevé par un vieil oncle, assez riche, qui devait le faire son héritier. Mais une aventurière survint, et l'oncle ne put léguer à son neveu une fortune qu'il n'avait plus. Célestin s'en consola, entra à l'École Normale, travailla modérément et devint professeur. On l'envoya en province, à Lisieux, faire la classe à quelques marmots mal débarbouillés.

Célestin était un esprit avide d'espace, désordonné, systématique, enclin à l'ennui. Au bout d'un an, il donna sa démission. Un vieux bonhomme, qui habitait Pont-l'Evêque, le choisit pour le précepteur de son fils. Fargeau, au milieu des rues paisibles de la petite ville, regardant les anciennes maisons aux murs couverts d'ardoises, déchiffrant sur l'église les inscriptions du temps des baillis ou de Robespierre, passait, bâillant sa vie du matin au soir. Quand il avait quelques heures devant lui, il allait s'asseoir sous les pommiers, fumait sa pipe et regardait, s'étendant au loin, la grasse campagne de la vallée d'Auge. Au fond, cette existence de province l'étouffait. Mais, né paresseux, l'inactivité le retenait malgré lui, par de molles attaches, dans ce coin de la Normandie, où la vie est saine et facile.

Il le quitta pourtant, revint à Paris, essaya d'y faire sa trouée, lutta comme un autre et longtemps, fit taire son besoin de repos, son humeur rêveuse, tenta çà et là plus d'une voie, fut repoussé, prit en dégoût le succès et se retira dans un coin, comme en quelque fossé, pour y végéter, en attendant qu'il y mourût.

Sans haine, d'ailleurs, acceptant sans protestations la vie qu'il s'était faite ou qu'on lui avait faite, comprenant tout, sachant tout ou devinant tout. Frotté à tous les mondes dans sa vie de hasards et de rencontres, il avait été professeur, répétiteur, pion à l'occasion, et la plupart de ses anciens élèves le saluaient encore; il avait écrit des livres sans les signer, des dictionnaires, des manuels technologiques, des encyclopédies, des prospectus; il avait été commis dans un magasin de nouveautés, tenant des livres, inspecteur de l'affichage, prote dans une imprimerie, voyageur de commerce, rédacteur en chef d'un journal philosophique, La vraie Morale, écrivain public, et que de choses encore, lorsque, les positions dites stables lui paraissant à la longue un peu bien changeantes, il se résigna—en riant—à vivre de flânerie, de rêverie, d'aventures, travaillant selon le hasard, corrigeant les ouvrages des écrivains amateurs, donnant des leçons de sanskrit et de malais, collaborant à des dictionnaires improbables, toujours anonyme, toujours exploité, toujours dédaigneux.

Sa tête était un pandœmonium littéraire et scientifique. Toute la bibliothèque philosophique de Ladrange s'y était casée. Ses systèmes, ses souvenirs, ses lectures, ses chimères s'y heurtaient avec des chocs bruyants. Il était pythagoricien, anti-platonicien—c'est lui qui appelait Platon, «le penseur autoritaire, le Bossuet des Grecs,»—un peu swedenborgiste, babouviste, connaissait par cœur le Moniteur de la Révolution, taillait et rognait dans les héros de 1793, les jugeait curieusement, en politique qu'il était et aussi en moraliste, pouvait à la moindre réquisition, citer les dates et les faits les plus nébuleux, et n'ignorait rien, ni du passé, ni du présent;—prêt à donner un jugement sur toute la dynastie des Tchin et un renseignement sur l'article de tel ou tel publiciste, en telle année, dans tel journal ou telle revue.

Célestin Fargeau eût fait la fortune d'un polémiste. Sa mémoire avait gardé, dans leurs moindres détails, tous les faits de l'histoire des trente dernières années. Mais de cette science et de cette netteté d'impressions et de souvenirs, il ne se servait que pour se faire écouter des habitués du Café Athalie.

Depuis quelque temps, Fargeau, en réalité peu liant de sa nature, avait l'habitude de faire, chaque jour, avant le dîner, sa partie d'échecs avec un jeune homme, Fernand Terral, qui passait parfois de longues heures à causer «avec le philosophe.» Fernand Terral avait vingt-huit ans «tout au plus.» Mais, désillusionné, sceptique, amer, l'esprit faussé, il était l'aîné de Fargeau par ses propos et ses idées. Fargeau, au milieu de toutes ses traverses, avait conservé la foi. Il s'irritait souvent, et fulminait, mais ne savait nier. Il lui plaisait d'ailleurs de converser avec ce Terral, si éminemment intelligent, embrassant toutes choses, l'esprit à fleur de peau, comme les désirs et les appétits.

C'était lui que Fargeau attendait. Le jeune homme ne tarda pas, vint s'asseoir en face de Fargeau qui lui donna la main, et demanda de l'absinthe.

On se mit à jouer aux échecs. Fargeau, patient et mathématique, eut rapidement battu son adversaire; Terral, au surplus, paraissait distrait. Sa main manœuvrait les pièces du jeu avec fièvre, son œil noir regardait devant lui, presque sans voir.

—Mais surveillez donc votre jeu! disait Fargeau de temps à autre.

Terral haussait les épaules, comme pour s'accuser, et continuait à songer à toute autre chose qu'à sa Tour et à son Fou.

Grand, maigre, la peau brune, les cheveux longs et noirs, très-brillants, un peu bouclés, le nez gros, légèrement bossué, les joues presque imberbes, mais de grosses moustaches relevées en croc, à la façon de quelque raffiné, le menton carré, solide, la main nerveuse et fine, la souplesse et la force réunies, un grand charme et en même temps une résolution énergique dans ses yeux noirs, presque en même temps doux, caressants, menaçants, pleins d'éclairs, et pleins de promesses, Terral se campait fièrement, marchait d'ordinaire comme si le bitume ou le pavé eussent été conquis par lui, élargissant la poitrine, aspirant l'air à pleins poumons, la tête en feu, les narines ardentes. Il avait les poches plates; mais il portait avec désinvolture ses vêtements, les rendait élégants en les arborant un peu à la façon d'un «premier rôle» de théâtre, et passait dans la rue la tête haute, avec quelque chose de méprisant qui lui allait bien.

Ainsi s'affirmait-il d'habitude dès la première vue. Mais ce jour-là, songeur, un peu abattu, il rêvait. Fargeau s'en aperçut, se mit à rire. Cette nature complexe, bruyante, audacieuse, prête à toute escalade et en même temps à toute raillerie, lui fournissait un curieux sujet d'étude. Cet homme revenu maintenant du voyage au pays d'Espérance—prenait plaisir à analyser ce singulier type d'ambitieux.

—Voyons, dit-il brusquement, ne jouons plus, cela est plus simple. Les échecs vous importent peu aujourd'hui.

—Ma foi, fit Terral, à la vérité, ce n'est pas cette partie qui me tient au cœur, mais celle que je joue avec la fortune. Je commence à désespérer.

—Allons donc! si cela était vrai, vous ne le diriez pas.

—C'est possible. Et j'ai pourtant comme une appréhension de défaite. Il y a longtemps déjà que je lutte à Paris.

—Un an peut-être?

—Deux ans!

—Oh! oh! dit Fargeau en riant. Il y a trente ans pour le moins, moi, et je me suis résigné à ne plus vaincre.

—Oui, vous êtes né heureux, vous, satisfait de tout, vous, un sage!

—Joli titre! Pourquoi pas Socrate tout de suite!

—Quant à moi, je m'irrite à la fin, je désespère. Je ne vois rien venir, rien éclore. Toutes mes espérances crèvent comme des bulles de savon. Je deviens haineux, j'attends, et j'attends depuis trop longtemps. Je suis de ceux à qui le succès prompt, le luxe, la vie large,—la seule vie!—doivent arriver aussitôt, sous peine de rejeter parmi les classés un affamé de plus et des dents féroces.

—Ah! c'est charmant, dit Fargeau en hochant la tête, et voilà une excellente façon de prendre patience. Mais, que diable espériez-vous rencontrer à Paris, en quittant votre province? La poule aux œufs d'or. Il y a longtemps qu'on l'a mise à la broche. Le plat est épuisé. On n'en fait plus. Or, comme ce rôti fantastique me fait songer au repas du soir, laissons la partie et allons dîner. Nous causerons inter pocula.

Ils sortirent.

Terral, dans la rue, marchait, regardant les pavés, sans mot dire, et Fargeau, passant son bras sous celui du jeune homme, l'examinait en dessous. Il le conduisit ainsi par la rue Monsieur-le-Prince, jusqu'à l'escalier qui mène à la rue Saint-Hyacinthe-Saint-Michel. Ils escaladèrent les marches, et se trouvèrent presque aussitôt à l'entrée d'une sorte de boutique sans enseigne, dans laquelle on apercevait du dehors deux longues tables pouvant donner place chacune à trente convives.

—Table d'hôte habituelle, dit Fargeau. On dîne fort mal; mais il n'est pas question de plaisir; c'est un devoir strict que la nature nous impose, et que nous accomplissons en faisant la grimace.

Quelques dîneurs avaient déjà pris place. Devant eux on venait de placer leurs bouteilles à moitié pleines, cravatées de serviettes avec des ronds par-dessus les goulots. L'un avalait un potage tandis qu'un autre dépêchait un roastbeef et que le voisin mâchait une salade. La nappe portait des taches variées, dont l'analyse aurait exercé la sagacité des chimistes. Autour de la table circulait une jeune fille maigre et brune, d'une beauté douteuse, mais dont les grands yeux noirs et les lèvres d'un rouge vif paraissaient exercer une magnétique influence. Les intonations des habitués prenaient une douceur évidente quand ils adressaient à mademoiselle Julie leurs humbles suppliques. On n'entendait point d'ordres impératifs comme: Garçon, mon veau!—Sacrebleu! garçon, vous vous moquez du monde? il me semble que vous ne pressez guère ma saucisse! Mais:—Auriez-vous l'extrême obligeance, mademoiselle, de me faire donner un gigot braisé? Et, visiblement, il y avait une caresse dans la simple demande qu'on faisait d'un fromage de gruyère. Bien des espérances voletaient autour du tablier sale et des mains rouges de mademoiselle Julie.

Une femme d'un âge respectable et de cet embonpoint qu'on s'obstine à qualifier de raisonnable alors qu'il est un défi jeté à l'anatomie remplissait le comptoir. Son œil d'aigle veillait à tout. Elle tenait le livre où étaient inscrits les comptes des clients. Et, à sa façon de saluer chaque nouvel arrivant, il était aisé de mesurer exactement le crédit dont chacun jouissait dans la maison.

Généralement, les tables d'hôte du quartier Latin offrent cette particularité, qu'elles sont hantées presque exclusivement par des jeunes gens appartenant à une même province. Telle n'est remplie que de Bretons, telle autre que de Poitevins. Et malgré ce lien apparent, il est bien rare que les habitués se traitent entre eux comme des camarades. On remarque des groupes de cinq ou six personnes, le plus souvent amis de collége, quelquefois réunis par cette communauté de plaisirs que créent des budgets identiques, mais la conversation ne se généralise guère. Après le repas, chacun tire de son côté. On se rencontre, on ne se lie pas. Il faudrait forcer les couleurs, si l'on voulait donner à ce détail de mœurs une physionomie plus accentuée.

En face de Terral trois étudiants parlaient examen, boules blanches, Colmet d'Aage, Oudot, Bugnet et Machelard. Le sujet paraissait inépuisable.

A côté on dissertait sur la célébrité du bal Bullier; le sujet paraissait bien plus inépuisable encore.

—Savez-vous quel est le bonheur pour moi? dit brusquement Terral à Fargeau qui mangeait lentement, selon le précepte de l'école de Salerne.

—Voyons, fit l'autre.

—C'est le luxe, le tapage, le bruit, les passants éclaboussés, les grands lévriers suivant la voiture que l'on conduit soi-même, la vie des eaux, le jeu, la table, la femme, la femme surtout...

—Quelle femme? dit Fargeau froidement. Nous en avons de plusieurs espèces. Il s'agirait de s'entendre.

Il vit l'occasion de placer là un de ses systèmes, posa sur la nappe maculée sa fourchette et s'essuyant la barbe:

—Écoutez-moi une minute, une seule, voulez-vous?

—J'écoute.

—C'est toute une théorie. Sans avoir eu beaucoup de maîtresses, dit Fargeau, j'ai appris, je crois, à connaître la femme. J'ai bâti pour l'espèce un tableau de classificateur. Je divise les femmes en femmes de basse-cour, comprenez-vous? et en femmes de proie. Il y a bien encore les oiseaux à plumage doré et charmant; inutiles ceux-là! Je n'en dirai rien. Les femmes de basse-cour, saintes femmes très-inconnues dont on ne parle point, les mères, les sœurs, les poules qui couvent les œufs, élèvent leurs petits, et se contentent d'être dévouées, compatissantes, utiles, et qui traduisent le mot séduction par dévouement. Puis, les femmes de proie, celles-ci fort répandues et que mon amour de l'histoire naturelle m'a fait particulièrement étudier. Il en est des femmes de proie comme des oiseaux rapaces, et les livres de fauconnerie vous en apprendront tout autant sur les mœurs de ces créatures que les travaux des moralistes. D'ailleurs, sans être matérialiste, il faut avouer que l'anatomie peut expliquer bien des choses. En fait d'oiseaux de proie, il y a les rapaces superbes et les oiseaux de la haute et de la basse volerie. Cherchez bien, cette division vous la trouverez non-seulement dans l'ornithologie, mais ailleurs. Chez les oiseaux, à côté des gerfauts, des sacres et des faucons, oiseaux rameurs aux doigts déliés, aux serres élégantes dans leur longueur féroce, il y a les voiliers, griffes ramassées, doigts gros et courts, les voiliers saillants, comme on dit. Les premiers font partie de la haute, les seconds de la basse volerie. Il y a encore les voiliers communs, dits ignobles, et que les fauconniers n'employaient pas, les vautours, les milans, les orfraies, les balbazards... toute une race sanguinaire qui s'affirme à coups de becs et de griffes. Eh bien! regardez la ménagerie parisienne et dans la serre des femmes, ne trouvez-vous pas tout d'abord cette haute volerie qui porte un plumage soyeux, des ongles rosés et des mains fines? Race d'oiseaux de proie qui dissimule sa férocité sous son élégance et se promène au bois, richement parée comme le faucon couronné d'une aigrette sur le poing du fauconnier. Puis, à côté, la famille nombreuse des éperviers, famille intermédiaire, aussi avide, moins civilisée, ne dissimulant rien de ses appétits, dévorant au grand jour la proie convoitée, le butin volé, moins dangereuse quoique plus gourmande, puisqu'elle est moins hypocrite et qu'elle garde dans ses mains liantes, les lambeaux de chair qu'elle a déchirés. Enfin, tout au bas de l'échelle, la tourbe au vol circulaire des buses et des harpies, toute fangeuse de boue, toute souillée de carnage, troupeau terrible qui rongerait encore plus que le foie de Prométhée, qui lui déchirerait le cœur, engloutirait son cerveau et fouillerait du bec jusqu'à son âme. Notez que je ne parle que des oiseaux diurnes; les chauves-souris et les hiboux, je ne m'en inquiète guère. C'est l'affaire de la police et du garde-champêtre, homme charitable qui les tient de l'œil et du bâton. Je me contente de ce qui se voit, de ce qui nous menace. Les oiseaux nocturnes ne sont pas les plus dangereux et je les plains de n'être pas faits pour la lumière. Mais ces oiseaux de proie qui dépèceraient tout un troupeau si on les laissait faire, que n'ai-je des ciseaux pour rogner comme il faut leurs griffes! Tiens! ajouta Fargeau, j'allais oublier l'aigle, l'oiseau royal des naturalistes, le plus redoutable, le plus majestueux et aussi le plus féroce des oiseaux de proie, au demeurant assez lâche et vivant de charognes souvent, lorsque la proie vivante est dangereuse à conquérir. Eh bien! ne trouvez-vous pas que nos femmes de proie ont aussi leurs aigles? De grande taille, l'envergure surprenante, le regard embrassant des lieues entières de terrain, examinant la proie de là-haut, tombant tout à coup et comme la foudre sur le mouton bêlant, puis, les ailes en éventail, toute grandes, regagnant son aire. Voilà dona Aquilina. J'imagine que les courtisanes de grande race appartiennent à cette famille. Pour moi, qui n'ai regardé mademoiselle Cachemire qu'avec les yeux du physionomiste, je puis vous affirmer qu'elle a—en petit modèle, réduction Collas,—de l'aigle le regard implacable, perçant, la serre puissante et l'appétit farouche. Avis au berger. Ici il fera bien de prendre sa fronde s'il veut conserver ses moutons. Et pourtant qui sait? vous trouverez peut-être des philosophes qui proclameront la nécessité de ces vampires! Le doux Joseph de Maistre plaiderait leur cause comme il a plaidé celle du bourreau, lui qui veut que tous les êtres soient in mutua funera... Souvenez-vous de ces fameuses Soirées de Saint-Pétersbourg: «Il y a des insectes de proie, des oiseaux de proie, des poissons de proie et des quadrupèdes de proie!» Il n'oublie que les bipèdes,—les femmes de proie,—le Savoisien!

—Et maintenant, dit Fargeau en reprenant sa fourchette, il s'agirait de savoir si c'est la femme de proie que vous appelez la femme!...

—Pardon, demanda Terral comme s'il n'eût entendu et retenu qu'un nom de toute cette tirade... vous avez dit que vous connaissez Cachemire?

—Oui, Cachemire.

—Cachemire, du Vaudeville?

—Cachemire, du Vaudeville.

—La maîtresse de M. de Bruand?

—M. de Bruand est mon ancien élève, et c'est chez lui que j'ai vu mademoiselle Cachemire.

—Ah! dit Terral, votre élève?

—Mon seul élève, je peux dire, et j'en suis fier.

—Cachemire! murmurait Terral, devenu tout à coup silencieux. Il entrevoyait, derrière ce nom, tout un monde de voluptés ignorées, de surprises et de fièvres. Il lui venait à l'esprit d'âpres tentations. Dominer cette femme, qui dominait Paris, et—par cette femme,—Paris lui-même, car il allait aussi vite, l'impatient!

—Et la reverrez-vous? demanda-t-il à Fargeau.

—Cachemire?

—Oui.

—Demain peut-être, si elle revient au chevet de Victoire Herbaut.

—Victoire Herbaut?

—Une pauvre femme qui se meurt dans ma maison et que M. de Bruand et sa maîtresse sont venus secourir aujourd'hui.

—Mais, demanda Terral en levant sur Fargeau des yeux résolus, ne pourrais-je aussi secourir cette femme?

—Quelle idée, fit Célestin. Au contraire!

—J'irai donc demain! dit Terral.

—Demain?

—Demain.

—Va pour demain! fit Célestin Fargeau.

Jusqu'à la fin du repas, Fernand Terral, qui avait vu Suzanne au théâtre, au bois, un peu partout, la regardant, la contemplant, l'enviant, ne songea qu'à celle qu'il appelait, comme Fargeau, comme M. de Bruand, comme tout le monde, mademoiselle Cachemire.

La famille de Fernand Terral était une famille de petite bourgeoisie; le père avait été huissier, mais sa vue affaiblie l'avait forcé au repos. Il vivait de peu à Saint-Mesmin, près de Mussidan, plantant ses choux, mais très-hargneux, très-irrité contre la destinée. Veuf d'ailleurs, ce qui le consolait un peu, il avait obtenu pour son fils une bourse au collége de Bergerac. C'est là que Fernand avait grandi, enfermé toujours, en butte aux attaques, car ce titre de boursier est comme un point de mire de railleries. De bonne heure pris entre l'humeur acariâtre d'un père vieux et n'entendant rien aux premiers élans de la jeunesse et la méchanceté de ses condisciples, Fernand s'était posé ce hardi problème, qui est celui de la vie même: vaincre! Vaincre les concurrents et les obstacles, sauter par-dessus les fossés, culbuter les ennemis, et ne s'embarrasser point d'inutiles et gênantes amitiés. On appelle cela jeter son lest.

Mais au lieu de marcher à cette victoire par les routes droites et larges, Fernand, peu instruit, assoiffé de jouissances, comprimé et aspirant à la libre satisfaction de ses besoins, se dicta dès son entrée dans le monde, ce programme net, farouche, absolu: Arriver, coûte que coûte et quand même!

C'est l'idéal, c'est la règle de bien des gens.

Fernand Terral était de cette race de combattants acharnés qui disputent, comme avec des crocs, leur proie dans la mêlée humaine. Il lui fallait sa place à tous les soleils, une place large qu'il entendait conquérir, sinon par le mérite, du moins par la force. La nature l'avait fait beau, hardi, entreprenant. Elle lui avait donné l'audace, la grande vertu qui devient si facilement le grand vice. Il lui était permis de beaucoup oser: il avait les épaules assez larges pour supporter bien des espoirs écroulés, bien des châteaux en Espagne tombant tout à coup en ruines. Mais il voulait arriver vite, aller droit au but, sans se demander où et sur qui il marchait.

Il avait soif, il avait faim. Soif de toute liqueur, faim de la vie parisienne, des mets recherchés, de ce je ne sais quoi de pimenté que la grande ville, inépuisable, donne en détail et vend en gros. Avec de telles idées on ne peut rester longtemps en province, à regarder les canards barboter dans le ruisseau de la rue. Fernand quitta Saint-Mesmin. Le jour même partait pour Paris, par le même train, un compatriote de Terral, un peintre, Charles Bourdenois, qui allait tenter, lui aussi, la fortune. Ils avaient été amis d'enfance, et, à Coutras, pendant la longue attente du train qui vient de Bordeaux, ils échangèrent bien des rêves. On se quitta à Paris. Bourdenois allait loger à Saint-Denis, chez un parent, contre-maître dans une usine, «s'enterrer,» songeait Fernand. On s'était promis de se revoir. Deux heures après, Fernand ne songeait pas plus à Charles Bourdenois qu'il ne songeait au vieux père Terral, enfoncé dans sa vieille maison de province, seul à présent, comme dans une tanière.

Et qu'allait-il faire à Paris, ce Fernand? Qu'allait y faire Cachemire? Attendre le hasard et, au passage, le harponner. Fernand n'avait pas d'état. Le père Terral n'avait pas voulu payer les inscriptions de droit. L'autre, d'ailleurs, ne tenait pas à s'enfermer encore dans l'école. Il n'avait ni place, ni protecteur, ni talent, ni métier. Mais il était sûr d'avoir tout cela un jour, ou plutôt de s'en passer. Un instant, il songea à se faire homme de lettres. Il y a tant de gens qui remplacent la vocation par l'aventure! Il aurait pu réussir. Il laissa passer le temps, il ne commença pas, il prit bientôt en dégoût toute carrière, vécut d'expédients; un été, à Baden, par hasard, il gagna quelques mille francs, et, souriant à cette chance palpable, rentra à Paris, joua à la Bourse, mangea tout.

Mais le temps avait marché et Fernand avait vécu,—c'était quelque chose,—de plus, quelques-uns commençaient à le connaître à Paris.

Être connu! C'était là son rêve! Non pas qu'il aimât la célébrité! Cela ne se monnaye pas. Mais la réputation, c'était le premier échelon de la fortune. Un homme connu est plus qu'à demi arrivé. Il trouve des protecteurs à revendre, et des amis, et des commanditaires, et des prêteurs, et des garants. Donc, Fernand Terral voulait être connu. Connu par quelque action d'éclat, par quelque excentricité, par quelque scandale, que lui importait, mais connu. Parfois, sa pensée se fixait sur quelqu'un des privilégiés de Paris, des illustres du boulevard, et il se disait: «Si je me mêlais à cette vie, si je me trouvais sur son chemin!»—Ou encore, songeant à telle héroïne de la vie facile:—«Si on la voyait à mon bras, un soir, se disait-il, je serais en lumière le lendemain.» Ainsi raisonnait Fernand Terral lorsque Célestin Fargeau lui proposa de le présenter à Cachemire.

C'était peut-être l'occasion qui venait. Fernand se tenait encore en marge de ce monde parisien où régnait Cachemire, mais il en connaissait tous les secrets et toutes les misères. Riche, il aurait pu s'y introduire brusquement, de par le droit du plus offrant; artiste ou écrivain, il aurait eu là comme les autres, ses grandes ou ses petites entrées. Inconnu, il lui fallait ruser ou s'imposer par quelque violence. Il avait vu Cachemire, elle était déjà de celles qui, folles, vivent selon le principe du sage, dans une maison de verre. Paris tout entier est dans le secret de la vie de ses héros. La Chronique, cette Renommée aux cent plumes, s'était emparée de Cachemire, de ses vêtements, de ses appartements, de sa façon d'être. On la pourctraiturait à l'envi, on retrouvait sa photographie dans les Courriers de Paris aussi fréquemment qu'aux vitrines de la rue Vivienne. Sa jolie tête brune était célèbre, son sourire,—elle souriait de ses lèvres rouges et de toutes ses dents blanches—était banal. On retrouvait partout ses beaux cheveux, légèrement ébouriffés sur son front mat, son nez un peu gros et spirituel, ses yeux de feu. Ces yeux-là avaient rendu fou le quart de Paris. Elle avait de rusées façons de les alanguir, de les adoucir, de les mieux attiser en amortissant leur éclat. Sa tête penchait gracieusement sur son cou estompé à la nuque de cheveux fins, comme ceux qui se jouaient sur ses tempes. Elle avait des mains d'enfant, des mouvements de créole. Sa pâleur qu'elle affectait, qu'elle préparait, ajoutait à sa séduction. Sous la poudre et les pâtes on eût retrouvé le ton brun et savoureux de sa peau de paysanne.

Un journal parisien avait publié—par le menu, comme un commissaire-priseur—l'inventaire de l'appartement que lui avait meublé, rue Saint-Georges, M. Léon de Bruand. L'antichambre donnait sur la salle à manger, en vieux chêne authentique avec d'horribles magots, et des coquetteries de Saxe. Trois portes: ici le salon, là le boudoir, à droite la chambre à coucher. Dans le salon, tendu de blanc, avec un plafond peint par Voillemot—par Voillemot ou par Chaplin—des jardinières garnies de bruyères rosées, de cathaléas et de fusains du Japon teintés de pourpre. Dans le boudoir, des meubles roses, un portrait de Cachemire avec une dédicace, une coupe craquelée pour les cartes!—une chiffonnière de laque, pour les billets doux. Deux hécatombes! Que de tendresses ignorées, de dévouement dédaigné, d'amour méconnu. Puis on entrait dans la chambre où le lit blanc, couvert de dentelles, se reflétait dans une psyché garnie d'amours joufflus. C'était le rêve! Terral, en passant dans la rue, depuis que Fargeau lui avait parlé, avait regardé les fenêtres de cette chambre où dormait Cachemire, les volets encore fermés à midi.

Elle avait une façon à elle de se vêtir qu'elle avait trouvée d'intuition. Mise, avant toutes, à la mode du premier empire, elle portait la taille haute, les cheveux à la grecque et les jupes unies. Une longue robe blanche, quelques rubans pourpres dans les cheveux, aux bras et au cou des cercles d'or, et la voilà charmante. Elle avait surtout la manie des chapeaux; elle en changeait chaque jour. Certain chapeau orné de plumes de pintades eut seul l'honneur d'être porté une semaine. Un jour, elle eut l'idée de compter ceux qu'elle entassait dans un coin. Cent vingt chapeaux! Et tous frais et tout neufs. M. de Bruand la trouva les jetant en riant à sa femme de chambre qui les recevait à la volée.

Terral savait tout cela. Et il allait voir cette femme! Fargeau le prit par le bras; ils montèrent en causant de Montparnasse à la rue des Dames. Toujours les longs espoirs échangés en chemin!

—Quelle ville, disait Terral, et quels hommes ceux qui la tiennent dans leurs mains ou sous leur genou.

—Ah! çà, mais, s'écria Fargeau en riant, vous me faites l'effet d'être un cerveau chauffé à trente-six atmosphères. Dominer Paris, diriger les foules! C'est un joli état parbleu. Voulez-vous un moyen d'y arriver? Ayez du génie. Appelez-vous Victor Hugo ou Balzac, et ne vous inquiétez de rien, c'est fait! Eh! vraiment oui, c'est la grande ville! Que de gens ont la soif de Paris, l'hystérie de Paris! que de gens partent pour Lutèce, un beau soir, à pied, comme les grands hommes marchent aux conquêtes futures, comme Fabert a emboîté le pas vers le bâton de maréchal de France, comme Amyot s'est lancé par les chemins, pour ce Paris qui était aussi l'intelligence et la lumière de son temps. Il n'y a qu'une ville comme celle-là au monde. A Paris, du jour au lendemain, du matin au soir, du soir au matin, un homme est célèbre, une femme est illustre, pour un héroïsme, pour une infamie, pour un chef-d'œuvre, pour un bon mot, pour un dévouement, pour une méchanceté, pour rien. L'ébulition est à l'ordre du jour; cette ville, chauffée à blanc, lance des bouillons, et l'écume blanche paraît à la surface. Et c'est cette écume qui en est en même temps la gloire et le fléau. Il y a de tout, en ces flocons, en ces tourbillons: des hommes de génie et des sots, des pourvoyeurs de bagnes et des martyrs d'honnêteté. Le sublimé de Paris,—un sublimé corrosif, celui-là—c'est Paris, le Paris qui vit, qui chante, qui pleure, qui caresse, qui menace, qui jette au monde en pâture sa ration d'esprit, de joie, de terreur, sa part de chanson et sa part de drame; Paris le grand acteur que tous regardent et qui chaque soir, devant tous, joue un rôle nouveau, souvent sublime, parfois terrible, étonnant toujours. Il fait bon, pour les ambitieux, passionner cette ville de passion, et la dominer tout entière. La grande Catherine se fût faite courtisane, si elle n'avait pu être impératrice, pour avoir cette capitale à ses pieds. On devient infâme à vouloir régner sur ces tas de maisons qui pensent. Voilà pourquoi tant de chastes et pures consciences, venues de partout, sont tombées, dès le premier pas, dans la boue, sans se relever jamais. Ces pavés vous donnent le vertige. Il y a des tentations de toutes parts, dans les boutiques qui flamboient, dans les fenêtres qui rayonnent, dans les regards qui étincellent, dans les ombres qui glissent la nuit le long des rues. La chute est partout, le succès n'est qu'en un seul endroit: un oasis de luxe, dans un désert de fange. Règle générale, donc:—prenez garde à vous crotter! Gare à vos pantalons et à vos consciences!

—Mais chut, maintenant, dit Fargeau! Nous allons voir une malade.

Victoire Herbaut s'affaiblissait chaque jour. Le médecin désespérait. Bien souvent elle avait fait demander Cachemire. Elle voulait se rattacher à elle, la revoir un peu, causer. Elle voulait peut-être la ramener à Joseph. Joseph était là. Mais lorsque Cachemire entrait, il prenait sa casquette et gagnait l'escalier;—toujours doucement, avec son honnête sourire.

—Tu ne l'aimes donc plus? lui demandait sa sœur parfois.

—Je n'aime pas ses robes.

—Mais tu souffres peut-être?

—Moi, petite sœur, j'ai mal à ton bras, voilà tout.

—Bien vrai?

—Quand on te le dit. La petite bête est morte ou envolée, comme on voudra. Au choix: de Profundis—ou bon voyage!

Cachemire venait là par distraction peut-être. Puis, cette douleur était un spectacle aussi. Ensuite, cela la changeait, et la rue des Dames était, au surplus, un but de promenade.

Fernand Terral la vit enfin. Il se campa devant elle comme un général devant une citadelle, l'étudiant, interrogeant ses grands yeux noirs, voulant deviner et dompter cette femme qu'on ne domptait pas. Il y réussit. Dès l'abord, il étonna Cachemire. Ses regards avaient quelque chose d'assez dédaigneux et de fier qui intriguèrent et irritèrent un peu Suzanne. Elle se sentit piquée. Fernand, avec ses cheveux noirs, insolemment épais, son teint mat, sa moustache relevée, sa mâle stature, n'était pas un cavalier de médiocre suffrage. Elle le retrouva le lendemain encore au chevet de Victoire Herbaut, et le surlendemain, il l'attendait encore. Il la séduisit par une froideur profondément jouée, car la beauté et le charme de cette femme le séduisaient. Il l'attira à lui, et Cachemire en vint à aller visiter Victoire, non pour Victoire, mais pour ce jeune homme dont les grands yeux brillants la troublaient.

Fargeau ne se montrait que rarement. Quelquefois M. de Bruand venait chercher Cachemire au chevet de Victoire. Il la trouvait, causant avec Terral, et ne paraissait pas s'en apercevoir.

Il essayait de donner du courage à la malade, saluait le jeune homme et s'éloignait.

Fernand avait envie de le poursuivre dans l'escalier et de le frapper au visage.

Quand Joseph rentrait, bien souvent il rencontrait Terral près du lit, avec Suzanne. Il le regardait et ne le saluait pas, ne disait rien à cause de sa sœur, mais devinait tout. Quand Terral s'éloignait, Suzanne lui donnait la main.

Les forces de Victoire diminuaient de plus en plus. Elle le sentait, souriait, disait à son frère:

—Allons, cette fois, c'est fini!

—Mais non, mais non... courage!

—Ah! du courage! J'en ai eu assez, hein? Ce n'est pas maintenant que j'en ai besoin! Toujours piocher, c'est dur! Il m'en a pris des envies de flâner des fois! Mais comment faire?

Joseph s'asseyait au pied du lit, regardait sa sœur avec des yeux qui caressaient, et voulait causer. Mais elle l'interrompait:

—Tu sais, mon Joseph, il ne faut pas lui en vouloir à lui. Ce n'est pas un mauvais homme au fond. Quand je ne serai plus là, mon pauvre petit, il faudra le faire relâcher. Tu me le promets? Je ne veux pas le voir. Ça ferait encore des histoires. Mais quand il saura que je n'y suis plus, je parie qu'il réfléchira, tout fou qu'il est. Et puis, voilà une chose que je voudrais... Sa montre est au Mont-de-Piété,—sa montre en argent. Il y a joliment longtemps. Ce qu'elle me coûte, je ne le sais même pas. J'ai toujours renouvelé les reconnaissances. Cette pauvre montre! Il l'avait le jour de nos noces. Le soir, aux Barreaux Verts, pendant le repas, il la regardait, il la regardait... Après ça, qui te répond qu'il ne m'aimait pas? Je n'ai peut-être pas su le prendre. Je me suis toujours dit: Rien ne serait arrivé, rien, si nous avions eu un enfant.

Elle revenait toujours à cette idée:—Tu dégageras la montre?

Joseph promettait.

—Tu la lui porteras, quand tu auras retiré la plainte, tu lui diras bien que je ne lui en veux pas, que je suis partie en oubliant tout. N'est-ce pas, Joseph? Ou, si ça ne peut pas s'arrêter, ne le charge pas trop, va. Il ne me fera plus de mal.

Et Joseph, suffoqué, se levait et allait fumer une cigarette sur le palier, pendant que les larmes lui coulaient sur les joues. Il savait bien, il voyait bien qu'elle allait mourir.

—C'est le premier chagrin, songeait-il, qu'elle aura fait à ceux qu'elle aime!

Un soir, Cachemire rentrait du théâtre, au bras de M. Léon de Bruand.

On lui remit une lettre.

Elle n'était pas signée. Mais c'était Joseph qui l'avait écrite. Elle reconnut l'écriture.

—Ah! parbleu! dit-elle simplement, je l'avais condamnée, moi aussi.

—Qui donc? fit M. de Bruand.

Cachemire lui tendit la lettre.

«Victoire est morte. Elle vous aimait bien. On l'enterrera après-demain, à l'église des Batignolles; dix heures.»

—Pauvre femme! dit M. de Bruand.

Cachemire, devant la glace, arrangeait ses cheveux pour la nuit.

Elle se souvint, pourtant, le surlendemain, en prenant son chocolat dans le lit, que, ce jour-là, on enterrait Victoire Herbaut. Elle appela sa femme de chambre.

—Je m'habille!

—Et quelle robe prendra madame?

—Attendez... Ah! en sortant de l'église, je vais à Asnières, chez Coralie. Donnez-moi ma robe mauve!

La messe était dite dans une chapelle basse. La bière, couverte du drap noir, attendait, au milieu, entre les cierges. Joseph avait payé les frais de l'église. Il était là, blanc comme un linge, avec les yeux rouges. A côté de lui les amis d'atelier, de pauvres gens, de vieilles femmes. Le prêtre disait la messe vivement et récitait les prières avec des borborygmes. Fernand Terral était venu. Il regardait, en curieux, ces gens qui priaient ou pleuraient.

Tout à coup on entendit un bruit de chaises remuées sur les dalles.

On se retourna.

C'était Cachemire qui entrait, avec des frous-frous, un livre de messe en velours bleu dans ses mains gantées.

Elle s'agenouilla près de la bière.

Les yeux fatigués de Joseph la regardaient.

Quand on bénit le corps, elle prit le goupillon des mains de Fernand, qui s'était avancé, et le remercia d'un sourire.

Puis elle fit le signe de la croix avec l'eau bénite.

Au moment de partir, elle dit à Fernand:

—Votre bras jusqu'à ma voiture, monsieur Terral?

Intérieurement Fernand sourit.

—Pauvre femme! dit Cachemire en sortant de l'église. Monsieur Terral, venez donc me trouver chez moi. J'y suis tous les jours après la répétition et jusqu'au dîner, de quatre à cinq heures.

Fernand s'inclina.

Cachemire, à Asnières, montait en canot avec les amis de Coralie, pendant que Joseph demeurait encore, accablé, devant la tombe à peine fermée de madame Herbaut.

Terral arrivait, à l'heure dite, dans la vie de Cachemire. Elle s'ennuyait. M. de Bruand lui offrait un luxe trop uniforme; il y avait un nuage dans son bonheur. Ce n'était pas cela, c'était une autre vie, plus heurtée, qu'elle avait désirée, qu'elle rêvait, au bord de l'eau, là-bas, dans ses songeries malsaines, que berçaient les frissons des peupliers. Joseph Guérin, les cabotins de Montparnasse, M. de Bruand, les rencontres de coulisses, c'était bien, mais il n'y avait point là encore l'homme fait pour elle, son maître. M. de Bruand était trop poli, Joseph avait été trop aimant. Elle rêvait d'être battue. Elle se jeta à la tête de Fernand. Avant même qu'il fût son amant, il la dominait, la pliait à ses volontés. C'était bien ce qu'il avait espéré. Une fois à lui, elle se sentit heureuse, elle voulut l'être tout-à-fait, briser sa chaîne, laisser là M. de Bruand, laisser le théâtre, aller vivre de pain et d'œufs à la coque quelque part, dans un grenier.—Allons donc, fit Terral. Il la voulait en évidence, aimée, enviée. Ce n'était pas une maîtresse pour lui, mais un instrument. Il n'avait jamais aimé, n'aimerait jamais. «—La mansarde, le grenier de Béranger, dit-il: Tu es folle!» C'était ce grenier qu'il voulait fuir,—«Non, tu resteras avec M. de Bruand. Que m'importe? Je sais que tu m'aimes, cela me suffit. D'ailleurs tu es chez toi, il te laisse libre. Laisse-moi faire mon œuvre, j'ai le levier. Le pavé cédera!—»

—Tiens, tu es un ange, toi, disait Cachemire qui ne comprenait pas.

Elle était satisfaite, elle vivait. C'était, du matin au soir, un mouvement, une correspondance, des petits mots, des lettres de Fernand qu'elle recevait, qu'elle embrassait, qu'elle portait sur elle, qu'elle relisait. Ils couraient ensemble dans des fiacres, Terral baissant les stores pour qu'on ne le vît pas, car ce n'était pas l'heure, il fallait attendre, il s'afficherait quand il faudrait.—Tu as donc honte de moi? disait-elle en l'embrassant. C'était des bavardages sans fin. On allait dans les coins de Paris où le tout Paris ne va pas, dans les théâtres de banlieue, à Saint-Denis, au Jardin des Plantes. Cachemire s'excusait comme elle pouvait auprès de M. de Bruand, mentait comme un diplomate pour expliquer ses absences, et retrouvait tous les fils de sa toile avec une adresse qui tenait du prodige. Et quelle joie de s'échapper de ce boudoir qu'elle avait voulu et qui lui pesait, d'aller manger du pain de seigle quelque part, grignoter des goujons, redescendre, se rapprocher du ruisseau. Ces écoles buissonnières étaient rares. On pouvait être découvert. Terral se savait mieux caché à Paris que partout ailleurs, et il le cachait, cet amour, comme un adultère. L'amour volé! Je crois justement qu'il a sa punition, à Paris, dans ceci, que, pour se satisfaire, il lui faut courir les hôtels, se blottir dans les fiacres, se dissimuler vulgairement, se faire bas. Les promenades au grand soleil, les journées où l'on part le matin, joyeux, et d'où l'on revient le soir, baigné d'air, lui sont interdites. Il cherchait les bois: il a les ruelles!

V

La fuite de Suzanne avait porté un coup terrible au père Labarbade. Il n'avait plus le cœur à l'ouvrage, vieillissait et chaque jour devenait plus sombre. On le voyait bien, à Samoreau. Les commères en caquetaient sur le pas de leurs portes. Les amis de l'aubergiste lui disaient de faire attention, qu'on doit se soigner si l'on veut ne pas tomber malade, et qu'il faut parfois secouer le chagrin pour qu'il s'envole. A tout cela, Labarbade répondait par des haussements d'épaule, allait s'asseoir sur le banc, devant l'auberge, et regardait couler la Marne, comme un homme qui a envie de se noyer.

Sa femme lui disait quelquefois:

—Tu deviens maussade, sais-tu, et tes pratiques déserteront l'auberge si tu continues à leur présenter ce visage de mauvaise humeur.

—A leur aise, disait-il.

Il ajoutait quelquefois:

—L'auberge peut bien tomber si elle veut. Nous en aurons bien assez pour nous, n'est-ce pas?

—Pour nous, oui, parbleu! Pour toi surtout.

Tu t'habilles comme un paysan et tu vis comme un ours. Mais pour le petit?

Et Labarbade avait alors un amer sourire.

—Ah! parlons-en du petit!... Je m'en moque pas mal. Il a des bras, il travaillera. J'ai bûché dur, moi, il me semble. A chacun son tour. Se sacrifier pour ses enfants, à présent? Une bêtise.

La plupart du temps, madame Labarbade regardait alors son mari, et le bravant du regard et du geste:

—Est-ce la faute d'Adolphe, disait-elle, si ta fille est allée faire à Paris les cent dix-neuf coups? Pauvre petit amour. Il faut bien que sa mère l'aime, puisque tu le détestes...

—Moi?

Et bien souvent encore, Labarbade quittait la place, sortait par la porte de la cuisine, allait s'asseoir dans le jardin, sous le grand cerisier où, toute petite, il avait fait jouer Suzanne, et quand il se sentait bien seul, il pleurait.

Madame Labarbade le voyait, un matin, pâle, les yeux rouges, très-agité, qui marchait dans la maison, comme un automate, au hasard. Il était venu des peintres de Barbison qui avaient commandé un repas, de la friture, des côtelettes, et qui attendaient, dans la salle, en chantant.

—Eh bien! dit-elle, t'occupes-tu du déjeuner? On réclame. Ils appellent.

—Le déjeuner? fit Labarbade machinalement. C'est vrai, ils ont commandé un déjeuner. Où est le poisson?

—Dans le bateau; veux-tu que j'aille le chercher?

—Quel bateau? dit-il.

Madame Labarbade le regarda d'un air effrayé.

—Ah çà! qu'as-tu donc, dit-elle... Tu deviens fou?

—Le diable m'emporte, ma tête se perd... Ils crient, ces gens-là à présent?

On entendait chanter, à tue-tête, le grand morceau du Nouveau, paroles et musique célèbres dans les ateliers:

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