← Retour

Les Femmes de proie. Mademoiselle Cachemire

16px
100%
Voici les apprêts du supplice
Nouveau, tu vas mourir!
Ton père et toute sa famille
Versent sur toi des larmes de sang!
Une, deux, trois!

—Voyons, dit madame Labarbade, veux-tu les servir, oui ou non?

—A quoi bon? fit-il. Je suis fatigué. Je suis malade.

—Malade?

—Je ne me tiens plus. Tu ne vois donc pas que j'ai la fièvre? Qu'ils s'en aillent!

Dans la salle à manger, les couteaux accompagnaient sur les verres la vieille complainte de Barbison:

Les peintres de Barbison
Ont des barbes de bison!

—Décidément, tu veux perdre ton auberge, tiens! dit madame Labarbade.

La porte de la cuisine s'ouvrit et un jeune homme aux cheveux roux s'écria:

—Quand vous serez satisfait de notre pose, père Labarbade, nous vous saurons gré d'apporter le goujon?

—Il n'y a pas de poisson ici, dit Labarbade brusquement.

—Comment?

—Inutile d'attendre. Vous ne déjeuneriez pas.

—Vous dites?

—Allez au pont de Valvins, on vous servira.

—Ah çà! dit le jeune homme, mais c'est insensé, cela!

—Vous ne voyez donc pas qu'il est fou, dit madame Labarbade. Je vais vous servir, moi!

Elle mit bravement la main à la pâte et quand ils furent partis, elle s'approcha de Labarbade, courbé en deux sur une chaise.

—Quand on est malade, dit-elle, on se couche. Je ferai bien aller les fourneaux sans toi, tu sais. Je n'ai pas peur de me salir les mains, après tout. Nous avons Adolphe à élever, et je veux qu'il ait de quoi s'établir à sa majorité.

—Nous ne sommes pas des mendiants, dit Labarbade.

—Il ne manquerait plus que cela. Mais si tu peux doubler les quatre sous que nous avons, pourquoi ne pas le faire? Tu étais plus courageux que cela quand tu travaillais pour mademoiselle ta fille!

—Ah! pour Dieu, s'écria brusquement Labarbade, ne parle pas de ma fille!

—Et pourquoi? dit-elle. Elle est donc sacrée à présent, mademoiselle Cachemire!

—Cachemire! dit-il en se levant. Pourquoi l'appelles-tu Cachemire? Tu es une mauvaise femme! Je te défends de l'appeler Cachemire. Ce n'est pas son nom, n'est-ce pas? Je sais bien, je sais bien. Tu ne l'as jamais aimée. Était-elle assez malheureuse ici! C'est peut-être toi qui es cause... Et moi, bête brute, qui la battais... Donne-moi de l'eau, ajouta-t-il en retombant assis... Oh! ma tête!... Quand je te dis de me donner de l'eau!

Madame Labarbade haussa les épaules, remplit un bol à la fontaine et l'apporta à Labarbade, qui y trempa son mouchoir.

Il se rafraîchissait le front, les tempes, les lèvres qui le brûlaient. Ses yeux semblaient de feu. Il regardait avec une expression souffrante et fixe.

Il voulut se lever encore, ses jambes plièrent.

—Mais qu'est-ce que j'ai donc? dit-il.

—Eh! parbleu, fit-elle. Tu as que tu t'emportes pour une ingrate qui ne se moque pas mal de toi et de nous, et que tu vas te donner la migraine!

—Qui t'a dit qu'elle ne pensait pas à moi? Je l'ai maudite, c'est comme si je l'avais chassée. Elle n'ose plus revenir. Elle m'aime encore. J'irai à Paris, j'irai. Je la verrai. A quelle heure part le train?... Il faut une demi-heure d'ici à Fontainebleau. Je serai ce soir à Paris. Où est mon chapeau?... Je ne peux pas avoir mon chapeau à présent? Tu me regardes là comme une oie. Je suis bien libre d'aller embrasser Suzanne, n'est-ce pas?... A moins qu'elle ne me fasse mettre à la porte. C'est possible. Tout est possible. Elle a des chevaux, des robes de soie. Je te les déchirerai, ses robes! Tu dis?... Je te demande ce que tu dis?

—Rien, fit madame Labarbade, qui commençait à avoir peur.

—J'étouffe, continuait-il... Un bain de pieds... Ça ferait descendre le sang... Je serais mieux. Oh! je suis malade, je le sens bien. Il me semble qu'on me scie la tête... Je veux me coucher!

—Et s'il vient du monde encore?

Labarbade éclata de rire.

—A la porte, le monde, à la porte!

Madame Labarbade fut effrayée de ce rire nerveux, Elle courut chez le médecin,—qui, en arrivant, trouva Labarbade couché, lui tâta le pouls, l'interrogea et partit, hochant la tête, disant à madame Labarbade:

—C'est fort grave. Attaque foudroyante. Il y a longtemps que couvait fort l'encéphalagie hématogène. Votre mari est tombé comme frappé par un coup de feu.

—Mais qu'est-ce donc? Il est fou?

—C'est la fièvre chaude. Je le saignerai tout à l'heure. Je vais chercher ma trousse. En attendant, de la glace autour de la tête.

—La fièvre chaude! dit madame Labarbade.

Et cette fois elle fut atterrée.

Le délire gagnait déjà Labarbade. Il se remuait dans son lit par brusques soubresauts. Tantôt il se tenait sur son séant, roulant des yeux hagards, tantôt il se couchait de tout son long, cherchant dans ses draps un peu de fraîcheur. Il n'entendait et ne voyait rien, ne comprenait plus. Toutes ses souffrances refoulées, ses amertumes, ses douleurs lui venaient aux lèvres. Il appelait sa fille et la repoussait, il la maudissait, voulait l'embrasser et parlait de la tuer. Il criait, râlait et pleurait. Ses mains désignaient parfois quelque chose ou quelqu'un dans le vide; elles s'étendaient, pleines de caresses, puis, tout d'un coup presque au même instant, se roidissaient et se crispaient, chargées de menaces. Le visage était ravagé, déjà presque méconnaissable. Madame Labarbade tremblait. Elle était toute seule dans cette auberge avec le mourant, qu'elle prenait pour un fou. Elle se sentit saisie de terreur, et, laissant le malade là, elle voulut s'enfuir, aller chercher Adolphe à la pension, une voisine, quelqu'un... Comme elle ouvrait la porte, le docteur rentrait. Il voulait saigner Labarbade. Mais il se débattit et lutta; il fallut appeler des maçons qui travaillaient à côté pour maintenir le pauvre homme en délire. Ensuite, madame Labarbade leur versa la goutte.

Cette saignée fit du bien à Labarbade; elle l'affaiblit. Il put s'assoupir et dormit jusqu'au soir.

—Je reviendrai, dit le docteur, demain matin. J'espère que la nuit sera tranquille.

Vers neuf heures, Madame Labarbade veillait auprès de son mari, à la chandelle, en compagnie d'une vieille femme de Samoreau, qui se vantait de connaître des simples pour les guérisons.—Labarbade s'éveilla. Il se redressa brusquement, regarda la lumière avec deux yeux fixes, et dit, d'une voix creuse et brusque:

—Qui est là?

—Moi! dit madame Labarbade.

—Qui, vous?... Suzanne! Où est Suzanne? L'avez-vous vue? C'est elle que je cherche. Pourquoi m'a-t-on attaché dans ce lit? Est-ce que je suis un coquin, moi? Qu'est-ce que j'ai fait? Où est-elle?

Les deux femmes se regardèrent. C'était le délire qui continuait. Labarbade rejeta loin de lui sa couverture et sortit du lit. Ses pieds brûlants s'appuyaient sur le carrelage de la chambre. Il marchait, gesticulant, devant ces femmes effarées qui tremblaient de terreur.

—Je la leur enlèverai, parbleu, ma fille! Ils me la rendront. Adolphe! qui a parlé d'Adolphe? Ah! les enfants! Des ingrats... des ingrats... J'espère que je l'aimais, celle-là! Plus que le petit, tu as dit? Oui, eh bien, après?... Il se moque pas mal de moi, lui... J'ai faim... A manger! Je veux manger, sacrebleu!... Certainement, je la reverrai, Suzanne! Ah! qu'il fait chaud!... Anaïs!

—Quoi? dit madame Labarbade toute surprise de ce nom ainsi jeté dans ce chaos et qui était le sien.

—Je t'avais dit de me donner mes habits d'été. Tu ne l'as pas fait... Je sais, si je pouvais étouffer, cela t'irait... N'aie pas peur, tout te reviendra, tout. Nos pauvres rentes sont à ton nom. Mais, vois-tu, ce n'est pas une raison; il fallait me donner mes habits d'été!

—Oh! dit madame Labarbade effrayée, ne le croyez pas, madame Germain... Il est fou!...

—Voulez-vous que je lui fasse une tisanne? dit madame Germain.

—Oui.

La bonne femme tira des herbes de sa poche, les jeta dans une cafetière et y versa de l'eau mélangée de vin blanc, puis elle mit la cafetière sur le feu.

—Et vous croyez?

—Vous verrez.

Labarbade, épuisé, s'était rejeté instinctivement sur son lit. Ses cheveux, presque blancs, roulaient, pleins de sueur, sur l'oreiller. Sa poitrine, découverte par l'ouverture de la chemise, se soulevait par brusques secousses, et la gorge se contractait sous des pressions douloureuses. Ses yeux, fiévreux, élargis, égarés, regardaient le plafond. Il ne jetait plus que des mots sans suite, des soupirs:

—Ah! mon Dieu!... Suzanne!... Maudite la mort!

Lorsque la mixture de madame Germain fut prête, on essaya de la faire prendre au malade. Mais il saisit la tasse qu'on lui tendait, et la brisa contre la muraille.

—Du poison! dit-il, du poison!

Madame Labarbade devint rouge, puis verte de colère.

—Ah! s'écria-t-elle, c'est trop à la fin. Je ne suis pas ta fille, moi!...

Elle sortit et laissa Labarbade délirer toute la nuit. Madame Germain, profondément vexée du peu de succès de sa panacée, s'était retirée aussi. Le malade était seul dans sa chambre, éclairée par une veilleuse. Il criait, il menaçait, il geignait; il parlait à des êtres invisibles. La fièvre l'envahissait de plus en plus, et l'étreignait à présent tout entier. Quelquefois il riait d'un rire strident, et terrifiait madame Labarbade, qui l'entendait, assise sur une chaise, dans la pièce du bas.

Elle n'osait plus bouger. Il lui semblait que ces cris et cette fureur s'adressaient à elle. Elle eût tremblé que, passant la nuit au chevet de Labarbade, il ne se jetât sur elle comme un insensé. Elle restait donc là, devant le feu, écoutant ces plaintes et ces exclamations qui déchiraient la nuit et la faisaient tressaillir comme autant de secousses électriques. Les ombres des meubles qui dansaient, mises en mouvement par la flamme remuante du foyer, l'effrayaient encore davantage. Elle se levait parfois, soulevait les rideaux de la fenêtre et regardait, dans la campagne, si le jour ne venait pas.

Les étoiles brillaient sur le ciel clair, et se reflétaient dans l'eau calme; les silhouettes des maisons se détachaient nettement sur l'autre rive. C'était la nuit.

Madame Labarbade revenait à sa chaise, s'asseyait, poussait un soupir et songeait.

Elle songeait à cette Cachemire que Labarbade aimait encore, et au petit Adolphe, à son fils, qui dormait, à cette heure, dans son lit de fer, à la pension Desvignes, de Fontainebleau. Elle savait que Suzanne avait fait fortune à Paris et trouvé la pie au nid dans les quartiers neufs. Elle avait lu les journaux; elle y avait vu, signalés l'un après l'autre, les succès de Cachemire.

Son imagination grandissait ces petits faits divers de la chronique et en faisait des événements. Elle pensait que Cachemire devait être riche, et bien souvent déjà elle avait regretté, comme elle disait, de l'avoir tarabustée. Elle se disait cela à elle-même. D'ailleurs, elle haïssait toujours autant Suzanne,—davantage peut-être—depuis qu'elle était devenue Cachemire. Elle se reprochait seulement de s'être fait une ennemie de cette enfant, qui maintenant pouvait être une puissante alliée.

—Car elle doit m'en vouloir, se disait-elle. Quel dommage! Quel appui Adolphe eût trouvé chez elle! Ah! si j'osais... Non. Assurément elle m'en veut encore. Puis elle se disait qu'après tout Suzanne était faible, capable d'une violence et d'un coup de tête, incapable d'une longue rancune et d'une haine profonde. Elle se répétait que la sœur pouvait, si elle voulait, assurer l'avenir du frère, et souriant alors, elle bâtissait d'ambitieux châteaux en Espagne...

Le matin venait. La lumière blafarde entrait dans la salle où madame Labarbade avait passé la nuit. Là-haut, dans la chambre du malade, plus de cris, plus rien. Le feu s'éteignait. Frissonnante, madame Labarbade se leva, et monta l'escalier en bâillant.

A la porte de la chambre de Labarbade, elle s'arrêta, tendit l'oreille et écouta. Point de bruit. Elle tourna la clef, entra brusquement et regarda le lit.

Personne. Au même instant, en une seconde, elle aperçut, dans un coin de la chambre, couché roide, les jambes croisées, les bras étendus, la face contre le carreau, Labarbade, les pieds encore enveloppés, et comme empêtrés dans la couverture, qui, retenue aux tringles des rideaux, n'avait pas suivi tout entière le corps. Il s'était, en voulant s'élancer hors de son lit sans doute, ouvert le crâne à la tempe droite, contre le marbre de la commode, et déjà le froid de la mort était venu. Madame Labarbade poussa un grand cri en touchant ces membres glacés.

Le médecin, qui arriva bientôt, déclara que le décès remontait à trois ou quatre heures.

—Madame, ajouta-t-il un peu sévèrement, on ne laisse jamais seuls des malades attaqués de fièvre chaude.

Il hocha la tête et ajouta:

—Au surplus, le cas était foudroyant et tout à fait désespéré.

C'était une consolation.

Madame Labarbade, le jour même, alla chercher son fils à la pension.

—Ton père est mort, lui dit-elle.

—Ah!

Il baissa un moment la tête, puis, tout à coup:

—Aussi, cela m'étonnait de te voir. Je me disais: Ce n'est pourtant pas un jour de sortie!

On enterra Labarbade sans grands frais. Le petit Adolphe portait une grosse couronne. Quand on descendit la bière dans la fosse, il jeta sa couronne, et, curieusement, se pencha pour juger de l'effet qu'elle faisait sur le cercueil.

Le soir, madame Labarbade le prit entre ses bras, le caressa et lui dit en l'embrassant:

—Tu n'as plus que moi maintenant, mais tu n'as pas perdu celui des deux qui t'aimait le mieux.

—Est-ce que tu me remettras en pension, toi! dit l'enfant.

—Nous verrons. Peut-être. Je ne sais pas.

Elle songeait à Cachemire.

—On s'y embête tellement, dit Adolphe.

—Pauvre chéri, va, fit la mère. Tu es tout pâlot, c'est vrai. Tiens, va prendre la clef de la grande armoire dans le paletot gris de ton père, que je te fasse une trempette dans un petit verre.

Le jour même de la mort de Labarbade, elle avait écrit à Cachemire. Cachemire n'était pas à Paris. Léon de Bruand l'avait emmenée passer une huitaine de jours à Arcachon. La lettre traîna dans la loge du concierge. Lorsque Cachemire revint, elle la découvrit dans un tas de billets, la prit et la lut avant les autres, devint un peu pâle et resta absorbée dans un fauteuil.

Presque au même instant sa femme de chambre entrait.

—Madame, c'est le coiffeur.

—Bien. Tout à l'heure. Tu ne sais pas, Constance?

—Madame?

—Mon chapeau de crêpe rose, impossible de le mettre! Je suis en deuil à présent.

—En deuil?

—Papa est mort!

—Ah! madame!

—Oh! ça me contrarie. Si tu crois qu'on n'aime pas ses parents. C'est vrai ça, me voilà toute chose. Eh bien! où est-il ce coiffeur?

Le coiffeur entra.

—Il y a longtemps que vous ne m'avez coiffée, M. Anatole? A Arcachon, pas un bon perruquier. Je suis peut-être trop difficile. Vous savez, vous me lirez toujours le Moniteur de la Coiffure. Je voudrais y trouver un type nouveau... Ah! que je suis contrariée!... Avez-vous déjà perdu votre père, vous?

—Il y a joliment longtemps!

—Ça vaut mieux. Quand on est petit, on ne s'en aperçoit pas! Oh! c'est assez de frisure, allez. Je suis bien comme cela. Aujourd'hui, je reste ici, d'ailleurs. Au fait, avez-vous des nouvelles de la pièce de Meilhac? Qu'est-ce qu'on en dit? Je voulais revenir d'Arcachon deux jours plus tôt pour être à la première! Ah! bien oui!... Mon époux était enchanté des sapins, de l'odeur de résine, des promenades en canot, de la mer... Et moi je me faisais vieille! Ah! Dieu!

—C'est un succès, cette pièce.

—Et Camille?

—Hum! hum! vous savez. Je rasais ce matin M. Olivier Renaud. Il prétend qu'elle est actrice comme le serait une tulipe. Jolie, rien de plus.

—Gentillette, oui! Encore si c'était elle qui eût perdu son père! Elle est blonde. Qu'est-ce que cela lui ferait, le deuil?

—Eh bien, à demain, monsieur Anatole! dit Cachemire en saluant d'un petit mouvement de main, à l'espagnole.

Elle s'étendit sur une causeuse, les bras nus et repliés sous sa tête brune, ferma les yeux et essaya de dormir. C'était sa sieste. Mais le sommeil ne vint pas. Elle se releva, et sonna sa femme de chambre. Elle voulait avoir des nouvelles de Fernand Terral.

—Il est venu hier encore, dit Constance. Je l'ai averti du prochain retour de madame. Assurément, il reviendra aujourd'hui.

—J'y serai pour lui. Si Monsieur vient, tu lui diras que je suis au Bois. Dis à Firmin qu'il attelle et qu'il aille promener ses chevaux où il voudra.

Les huit jours qu'elle avait passés à Arcachon avaient semblé bien longs à Cachemire. Elle aimait ce Terral, ou peut-être croyait-elle l'aimer: en tout cas, il s'était imposé à elle, il l'avait conquise, la subissait et l'adorait à la fois. Il avait bien visé; il avait attaqué ce cœur de femme par toutes ses vanités et par tous ses vices. Il avait su, tout en lui montrant son amour, lui faire entrevoir quelque chose comme un mépris. Elle se sentait dominée par cette volonté de fer, transportée, enivrée et rapetissée aussi sous un regard ardent, impuissante devant cet implacable jeune homme qui semblait se livrer et qui se gardait tout entier. Si Léon de Bruand l'eût aimée ainsi, d'un amour où la raillerie succédait brusquement aux caresses, Cachemire eût adoré Léon de Bruand. Mais Léon, plus froid et plus dédaigneux en réalité, quoiqu'il n'affichât point son dédain, se contentait de sourire, de traiter Cachemire en enfant gâté et de céder poliment à tous les caprices qui ne pouvaient l'entraîner trop loin. Fernand, au contraire, s'étudiant à pénétrer chaque jour plus avant dans le cœur de cette femme, à la dompter, à l'étonner, à se poser devant elle comme un problème, à la fasciner par le contraste de ses élans et de ses froideurs, s'emparait peu à peu de Cachemire, la séduisait par ses railleries et ses amertumes, par sa gaieté feinte, par ses regards hardis, par la conscience de sa force et de sa beauté. Léon de Bruand avait voulu emmener Cachemire à Arcachon. Mais elle ne fût point partie si Fernand ne lui eût pas dit de partir. Elle eût tout risqué pour lui, tout brisé. Elles croient peut-être, ces vierges folles, se rattacher ainsi à la pitié, à la vertu, au pardon, à tous les soleils purs et réchauffants, en se livrant, sans lutter, au courant passionné qui les emporte, comme si ce nouvel amour, comme si cette âpre volupté pouvaient «refaire une virginité» à ces Marions qui prennent le désir pour le repentir.

Mais Fernand Terral trouvait peut-être que l'heure n'était pas venue de regarder en face Paris,—le Paris presque fantastique des rêves,—avec Cachemire à son bras. Il voulait être sûr de cette femme, et l'éprouver, il voulait surtout frapper un coup de Maître Ambitieux; par exemple, ajouter un autre titre à celui qu'on ne manquerait pas de lui donner. Être Fernand Terral, celui qui a enlevé Cachemire à M. de Bruand, ne lui suffisait pas. Il voulait autre chose. Mais quoi? Il attendait, comptant sur son étoile.

Fernand croisa, un soir, dans le Luxembourg, un jeune homme qu'il reconnut, Charles Bourdenois, son camarade d'enfance, son compagnon de voyage qu'il n'avait plus revu, qu'il croyait mort. On causa. Bourdenois n'était pas riche. Il avait été nommé pensionnaire du département, avec un subside de 600 francs par an.

—Tu comprends, dit-il, quelle aubaine. Chacun me félicitait de mon bonheur et se plaisait à faire ressortir la générosité intelligente de mes protecteurs. Cinquante francs par mois, c'est-à-dire la liberté, Paris, les Musées, les ateliers en renom, les joies de la camaraderie, puis un nom, la gloire, la fortune, peut-être... Hélas! mon ami, tu le sais sans doute comme moi, cinquante francs par mois, c'est en réalité l'atroce misère: et en fait de camaraderie, on ne trouve que jalousie, dénigrement et haine, en sorte qu'aux difficultés matérielles viennent se joindre les obstacles vivants. Qu'importe, au surplus! j'ai accepté la lutte, je travaille opiniâtrement, je ne dîne pas tous les jours, je vis à peu près seul, mais je veux arriver, et les progrès que je fais soutiennent et avivent incessamment ma foi.

«Je ne viserai jamais à l'argent. Mon seul chagrin, c'est de n'avoir pas un atelier assez grand pour travailler, et de ne pouvoir payer des modèles. Je suis obligé, quand je veux faire des études d'après nature, d'aller, comme aujourd'hui, chez un de mes amis qui a un vaste atelier, boulevard Pigale, et qui a toujours des modèles. C'est une grande course, car je demeure faubourg Saint-Jacques, et qui me fait perdre beaucoup de temps. Le soir, je vais faire une promenade en fumant ma pipe le long des grands boulevards déserts qui vont du chemin de fer de Sceaux à la barrière Fontainebleau. Cela, les jours où j'ai dîné.

—Et les jours où tu n'as pas dîné?

—Ah! dans ce cas, je supprime la promenade et je la remplace par le lit, conformément au proverbe.

—Eh bien! moi, dit Fernand Terral, plutôt que de mener une vie aussi plate et morne, je déchirerais ma dernière chemise pour m'en faire une corde de pendu.

—Tu mènes donc une existence de Sardanapale? Je parie que tu as fait fortune? Moi, mon cher Fernand, je n'ai pas un sou, je vis dans un grenier, je mange à la fortune du pot et je suis le plus heureux des hommes!

—Ah bah! Eh bien, moi, je suis complétement agacé, mécontent, et pourtant le ciel parisien s'ouvre, j'ai ma part d'amour au festin et j'aurai demain ma part de richesse. Nous ne raisonnons pas de même.

—Tant pis. Tu es donc amoureux, toi aussi?

—Je suis aimé, voilà tout. Amoureux? A quoi cela m'avancerait-il. Et toi?

—Moi? mon cher, je ne sais pas la première lettre du nom d'une charmante fille qui vient, tous les jours, au Luxembourg, se promener avec son père; je la suis comme une bête, échangeant avec elle,—quelquefois,—un regard, par-ci par-là, un petit signe, un rien; je ne lui ai jamais parlé, elle ne soupçonne pas qui je suis ni comment je m'appelle. Malgré tout, je suis fortuné comme un roi, Louis XVI excepté.

—Alors, c'est une idylle?

—Une pure idylle! L'idylle d'un réaliste! J'ai un camarade qui prétend que je traite l'amour comme M. Gleyre ses tableaux. Bah! les jolis rêves de Gleyre valent bien les cabarets de François Bonvin!

—C'est ce qu'on aime le mieux qui vaut le plus.

—Mon cher, dit Bourdenois, c'est un ange. L'autre jour, là, dans cette allée, son père passait, marchant lentement,—l'air d'un savant, cet homme-là,—je parie qu'il est bibliothécaire à la Sorbonne! Tu sais, on s'imagine des choses comme cela! Bref, il avait son pantalon retroussé, on voyait ses bas bleus. Pauvre bonhomme! J'avais envie de rire. Mais elle était-là. Elle se pencha, mon cher ami, et si gracieusement!—tu ne l'as pas vue, il fallait la voir,—elle remit le pantalon en ordre, lui donnant des petits coups avec ses petites mains, comme pour lui dire: Allons, voyons, voulez-vous tout de suite couvrir les bas bleus de mon père!... J'en ferai un tableau... Le tableau y est!... Ah! cette femme!

—Antigone et Œdipe.

—Le diable t'emporte avec ta mythologie. Non pas Antigone. Un ange, je t'ai dit. Un ange! Adieu, sceptique. Va à celles qui t'aiment. Moi, je rêve à celle qui ne me connaît pas. Au fait, tu sais, puisque tu es reçu chez Dame-Fortune, si cette dame peut me fournir une commande, cela mettrait du beurre dans les épinards. Au revoir!

Fernand Terral allait justement engager Cachemire à suivre M. de Bruand à Arcachon. Elle était partie à contre-cœur. Huit jours sans voir Terral! S'il allait ne plus l'aimer, l'oublier? Elle en avait peur. Elle fut maussade pendant tout le voyage.

—Vous trouvez donc Arcachon horrible, ma chère? disait Léon de Bruand.

—Horrible, oui!

—Bah! Cela vous fera un bien énorme. L'air résineux des sapins est excellent pour les poumons.

—Oui, moquez-vous! Et si j'allais engraisser?

—Vous boiriez du vinaigre. C'est souverain.

Il allumait un cigare, quittait Cachemire, et allait se promener et rêver sur la plage.

Elle revit Paris avec une joie de prisonnier délivré. Paris! Le bruit, les lumières, les théâtres, les chevaux, les coulisses. C'était tout cela. C'était Terral surtout. Après avoir congédié son coiffeur, et demandé des nouvelles de Fernand à sa femme de chambre, elle sonna encore Constance.

—Madame, j'allais justement venir. Il y a là une dame qui vous demande.

—Une dame?... Dis-moi. Si M. Terral ne devait pas venir aujourd'hui, je lui écrirais...

—Oh! madame, soyez-en sûre, il viendra.

—Tu crois? Et qui est cette dame?

—Madame Labarbade, madame.

Cachemire devint rouge.

—Ah!... une dame en deuil?

—Oui, madame.

—Fais-la entrer!...

Au fond, Cachemire était enchantée de revoir la belle-mère et de se présenter à elle dans tout son luxe. Aussi elle lui tendit les mains, mais cela ne suffit pas à madame Labarbade qui lui prit le front, l'embrassa et dit, avec des larmes dans la voix:

—Crois-tu, ma pauvre enfant? quel malheur!

—Oui, dit Cachemire... Assieds-toi, tiens, là...

—Il est mort mercredi dans la nuit, ma pauvre enfant... Conçois-tu cela? Je l'ai bien soigné, va! Et puis j'ai tant fait qu'il t'a pardonné... Et te pardonner, quoi, je te le demande? Parce que tu as su faire ton chemin et devenir une actrice, une bonne actrice, je le sais,—au lieu de faire frire des goujons dans notre auberge. Un joli métier, aubergiste! Ton père aura travaillé trente ans,—trente ans, ni plus ni moins,—et il a laissé à ton pauvre petit frère et à moi personnellement, (moi, cela m'est égal), juste de quoi grignoter un morceau de pain... Ah! il faut encore que je t'embrasse de la part d'Adolphe... Là, sur les deux joues... Il t'aime bien, va. Cher enfant! Et intelligent! Oh! Il ne te fera pas honte, ma bonne Suzanne... Laisse-moi t'appeler Cachemire, veux-tu? Un joli nom que tu as choisi là. On te connaît, tu sais, à Samoreau. Ah! si tu allais jamais dans ta calèche, tu en trouverais des gens pour te tenir le marche-pied. Car tu as une calèche?

—Un coupé.

—Un coupé!... Ah! un coupé? Tiens, oui, c'est juste, un coupé! Ah! il t'aimait bien, ton père, va! Quel malheur qu'il ne t'aie pas vu ici, avec tes meubles... C'est superbe, sais-tu? je n'ai vu que l'antichambre, fichtre! Il faut te rendre cette justice de dire que, toute petite, tu as toujours été intelligente. Ça m'ennuyait quelquefois—j'étais si bête—tes airs de supériorité, mais je disais comme cela à ton père,—plus de mille fois je l'ai dit:—Ta fille? Elle a l'air d'une petite reine.

Cachemire se sentait doucement caressée par ces compliments. Elle était vaine. Madame Labarbade visait et frappait juste. Elle fit si bien qu'elle convertit Cachemire à elle, qu'elle l'endoctrina, et, peu à peu, à force de cajolerie, lui fit adopter le plan qu'elle avait mûri à Samoreau et qui était celui-ci: Entrer chez Cachemire en qualité de majordome féminin, surveiller les gens, la cuisinière, le cocher, le groom, la femme de chambre, vérifier les comptes des fournisseurs, tenir la maison en ordre, dépouiller la correspondance et parfois répondre à de certaines lettres qu'il était inutile de jeter au feu.

—Écoute, ma chère petite, tu es riche et tu es jolie, tu es lancée à toute vapeur, c'est très-bien—disait-elle—mais on peut s'arrêter, enlaidir et se ruiner. Cela n'arrivera pas, j'en suis sûre. Mais cela peut arriver. Laisse donc ta belle-maman prendre soin de te garder une pomme pour la soif. D'autant plus qu'une femme de mon âge donne du poids à une femme du tien, tu le sais. L'union fait la force. Tu verras que tu t'en trouveras mieux. Je ne te demande en retour que de faire élever ton petit frère; c'est peu de chose et tu dois bien cela à un brave enfant qui est si gentil et qui t'aime tant.

—Puisque tu le veux, dit Cachemire...

Elle avait souvent rêvé la dame de compagnie, et la surveillante.

Il ne lui déplaisait pas de la trouver dans madame Labarbade, ainsi amendée et convertie.

—Soit, dit-elle.

—Ah! tu es fille d'esprit! dit madame Labarbade. Mais songe bien qu'il ne faut plus se tutoyer à présent. C'est plus digne. Je t'appellerai Cachemire.—C'est un joli nom décidément, tu as du goût,—et tu m'appelleras tout court Anaïs.

L'installation de la belle-mère demanda peu de temps. Madame Labarbade, subitement transplantée à Paris, prit terre avec rapidité et marqua son coin dans l'appartement de Cachemire. M. de Bruand s'informa à peine de la nouvelle venue. Il lui déplaisait, assurément, de voir aller et venir cette mouche du coche, mais il ne laissa rien voir de son déplaisir.

—Vous ne m'aviez jamais parlé de votre belle-mère, dit-il à Cachemire.

—Non. J'étais assez mal avec elle. Je ne comptais jamais la revoir.

Madame Labarbade s'était mise au fait de toutes choses. Cachemire lui avait donné les clefs des armoires et la laissait libre. Chaque matin, maman Anaïs faisait les comptes, distribuait l'argent, établissait le bilan de la maison. Les domestiques la détestaient; elle leur pesait horriblement. Jusqu'à présent, ils avaient été maîtres de leurs actions dans cette maison, où la surveillance était inconnue. Il leur semblait dur à présent d'avoir un Cerbère aux côtés, toujours en éveil, et dont l'œil ne se fermait jamais.

—Il vaut bien la peine de servir chez une demoiselle, disait le cocher un soir à la femme de chambre. Alors, vaut autant soigner les chevaux de gens honnêtes!

Ils avaient envie de se plaindre à M. de Bruand. Ils eussent été bien reçus! Léon ne s'occupait point de ce qui se passait chez Cachemire, et se laissait diriger par elle absolument comme s'il n'eût pas eu de volonté. Et que lui importait? Cachemire, par exemple, obéissant en cela aux obsessions de madame Labarbade, avait demandé que son frère fût élevé auprès d'elle par un précepteur. Aussi bien M. de Bruand avait consenti à se heurter, à chaque visite, contre le petit Adolphe, qui emplissait l'appartement de ses criailleries. Il avait même trouvé le précepteur.

—Voilà votre affaire, dit-il un jour à Fargeau. Une nature torse à redresser, qu'est-ce que vous en dites?

—J'y tâcherai, répondit Fargeau.

Il venait chez Cachemire tous les jours, et, dans le salon ou le boudoir—n'importe où—en présence de madame Labarbade quelquefois, il enseignait le latin au petit Adolphe, qui bâillait, se mettait à grimper sur les fauteuils au milieu de la leçon, ou fredonnait quelque couplet de vaudeville appris la veille. Fargeau, tout d'abord, avait essayé de dompter ce caractère d'enfant mutin, tapageur, méchant et mauvais. Peine perdue. Madame Labarbade, d'ailleurs, avait déclaré qu'elle entendait qu'on ne causât pas le moindre chagrin à son fils.

—Mais voyez donc le pauvre petit, disait-elle à Fargeau. Il est faible comme un poulet, pâlot et les yeux cernés.... le travail le fatiguerait. Laissez-le tranquille, allez. Une promenade au Luxembourg lui vaut tout autant qu'une leçon de votre satanée grammaire. Et puis, à quoi ça sert-il, le latin?

—Dites-le-moi? faisait Fargeau.

Il se tournait vers son élève et tout en haussant les épaules:

—Va-t'en jouer, mon ami, va. Tu n'as pas besoin de te tailler un avenir dans le marbre. Tu as une maman qui songe pour toi au solide.

Madame Labarbade souriait. Elle trouvait que Célestin Fargeau avait du bon.

Un beau jour, le petit Adolphe revint chez Cachemire escorté d'un sergent de ville, qui le tenait par le bras. L'enfant pleurait. Madame Labarbade poussa les hauts cris. Elle eût volontiers fait sur-le-champ une barricade contre l'arbitraire. On s'expliqua. Le jeune Adolphe, d'après le rapport du sergent de ville, avait trouvé fort ingénieux de faire tremper des grains de mil et de chenevis dans du rhum,—il avait lu la recette dans quelque almanach—de les y laisser macérer, puis de jeter aux poissons des bassins du Luxembourg ces graines ainsi imbibées d'alcool. Aussitôt les poissons, pris d'ivresse, de surnager, le ventre en l'air, comme morts, dans leurs bassins. Ç'avait été un grand scandale. Les habitués du jardin croyaient à un empoisonnement des eaux. Le petit Adolphe se vantait tout haut de l'espièglerie. Un sergent de ville l'emmena aussitôt chez le commissaire, qui renvoya l'enfant chez ses parents.

A ce récit, madame Labarbade faillit étouffer d'un accès de fou rire.

Quand le sergent de ville fut parti, elle prit son fils sur ses genoux et le couvrit de baisers, tout en disant à Cachemire et à Fargeau, qui étaient là:

—Hein? Quel esprit! Il inventerait le diable, ce gamin-là! Qu'en dites-vous, monsieur Fargeau?... Oui, mon chéri, tu as bien fait... Concevez-vous cela, Suzanne, griser des poissons rouges... Embrasse-moi, mon petit, tu ne seras pas un imbécile, va, toi, quand tu seras grand!

Depuis quelque temps, Cachemire ne jouait plus. Le théâtre tenait, comme on dit, un de ces succès de saison qui devait le mener jusqu'à l'hiver, une pièce d'été. Le mois de Juillet finissait à peine, et Cachemire ne devait rentrer qu'en octobre. Elle avait, d'ailleurs, besoin de repos. Elle était fatiguée. Elle passait quelquefois des heures entières, étendue sur une chaise longue, bâillant, prenant un livre, le laissant tomber, regardant le plafond, lasse, ennuyée, paresseuse. Bien souvent M. de Bruand la trouvait ainsi, un peu maussade. Il n'insistait pas, et se retirait. Cachemire en était satisfaite, et pourtant, au fond du cœur, bien au fond, elle se sentait un peu atteinte dans sa vanité. Elle eût voulu faire un peu souffrir—légèrement, d'ailleurs, et comme en passant—ce M. de Bruand, si froid et si dédaigneux.

Au surplus, elle l'oubliait bien vite, en songeant à Terral. C'est de ce côté-là qu'était sa vie. Quand elle savait que Fernand l'attendait quelque part, l'heure du rendez-vous venue elle quittait tout, se jetait dans un fiacre et allait vers lui. Elle montait bien souvent, en courant, les cinq étages qui menaient chez Terral. Elle arrivait essoufflée, poussait la porte et se précipitait dans ses bras, se pendait à son cou et l'enlaçait en lui répétant qu'elle l'aimait.

Il la laissait dire.

Cet amour, qui l'avait un moment enveloppé lui-même, commençait à s'affaiblir et disparaissait. Il avait cru trouver d'autres jouissances, jouissances d'orgueil, dans une liaison avec une femme comme Cachemire. Tout d'abord, il s'était senti fier de tenir sous sa main celle que tous enviaient et qui se jouait de tous. Il avait comparé cette vie enivrante, cet amour plein de griserie à cette vie calme et froide qu'il avait failli trouver à Saint-Mesmin et qu'il avait évitée. Il s'était dit que maintenant Paris compterait avec lui, ce Paris à qui il enlevait une de ses sirènes. Mais Paris s'était bien inquiété de lui! A peine l'avait-il regardé passer. Puis, encore un coup, il lui fallait se cacher pour aimer Cachemire. Elle n'était pas à lui tout entière, et cet amour, il le volait. Son impuissance le rendait furieux. Quand il disait qu'il pouvait bien se faire adorer de Cachemire, mais qu'il lui était impossible de la faire vivre, quand il s'avouait—et il fallait bien, à toute heure, qu'il se l'avouât—qu'un autre le payait, cet amour, il lui prenait de violentes rages. Il avait envie de faire un éclat.

Repousser Cachemire? Il y avait songé. Mais c'était briser peut-être le balancier qui devait lui permettre d'arriver à son but. L'afficher bravement aux yeux de tous, la forcer à rompre tout à coup avec M. de Bruand? Mais c'était aller droit à l'aventure! Que deviendraient-ils, l'un et l'autre? Il lui manquait, pour tenter cela, la première mise de fonds, l'argent qui lui eût permis de faire des dettes, de vivre de la haute vie, en attendant le hasard, ce compère des ambitieux.

Mais Fernand était pauvre; il avait atteint, sans en être satisfait, un de ses premiers rêves,—il devenait amer parfois—rarement,—il avait peur que l'avenir ne tînt pas plus que le présent. Sans cette foi robuste en lui-même qui lui faisait tout supporter, tout entreprendre, il eût renoncé à tout assaut. Il avait pourtant la patience en même temps que l'audace. Aussi bien, après quelques pensées défaillantes, se redressait-il plus impétueux que jamais dans sa course à la fortune.

Il ne voyait plus Fargeau. Ses visées s'étaient tournées d'un autre côté. Il s'était fait présenter, par un ami qu'il connaissait à peine, dans un cercle où l'on jouait. Quelque crédit chez un tailleur, et Terral, élégant des pieds à la tête, avait fait son entrée un soir. Au lansquenet, il risquait peu de chose,—quelques louis empruntés çà et là,—mais si bien, si à propos que, limitant son gain, il ne sortait pas sans avoir grossi son maigre capital. Il savait calculer le nombre des séries, et juger si la main s'épuisait, comme si pendant dix ans il eût piqué le carton dans une maison de jeu. Quelle que fût son audace, il ne risquait pas les coups énormes. Une perte brusque eût pu le ruiner. Une fois décavé, plus de ressources. Il avait trouvé, grâce à des tentations comprimées et à une terrible force de volonté, l'introuvable moyen de vivre du jeu à Paris, dans un cercle—et il s'était juré de vivre ainsi, dépensant le lendemain ce qu'il avait gagné la veille, jusqu'au jour où, un capital en main, il pourrait se mesurer face à face, pied contre pied, comme dans un duel, avec sa Chance.

Cette vie de privations relatives, d'envies inassouvies, de rages sourdes, de bouillantes ambitions, comme elle lui pesait cependant! Il était temps qu'il trouvât, n'importe où, de n'importe quelle façon, une occasion d'employer ses forces inactives, et de dépenser ce trésor de combinaisons, de projets et de machinations, entassé le jour dans ses courses à travers Paris, la nuit dans ses veilles, seul sous les toits, si haut, près des étoiles qu'il dédaignait; si haut, loin de cette rue où il voulait passer, tête levée, en ouvrant la foule comme le boulet.

Un soir, au cercle, Gontran de Rives prit à part M. de Bruand, et le conduisit jusqu'au boulevard tout en fumant.

—Mon cher ami, lui dit-il, savez-vous ce qui m'a été dit, ce matin? Vous vous en moquez sans doute parfaitement. Mais on m'a assuré que mademoiselle Cachemire s'est montrée, l'autre soir, avec un créole quelconque,—cheveux de jais, moustaches noires,—dans une avant-scène des Délassements.

—Ah bah? fit Léon en souriant.

—Charmante, mademoiselle Cachemire, mais si elle goûte à l'avant-scène des Délassements-Comiques...

—On s'est trompé, mon cher Gontran, répondit Léon. Je n'ai pas quitté Cachemire durant une seule soirée depuis quinze jours.

—Je retire donc ce que j'ai dit. Quant à moi, vous savez bien, Géraldine?

—Parfaitement.

—Je l'entraîne à la campagne. Elle m'adore. Je me construis un Eden à quelques dix lieues d'ici, et, jusqu'à ce que le caprice soit passé, je mène une vie de berger d'Arcadie, en mangeant du raisin, de l'amour et du fromage à la crème! Je vous enverrai mon adresse campagnarde. Adieu!

M. de Bruand n'avait pas mis en doute une minute qu'on se fût trompé. Mais il tenait à ne point parler plus longtemps de Cachemire avec M. de Rives.

—Qu'est-ce que ce créole? se dit-il une fois seul. Le diable m'emporte s'il parviendra à me rendre jaloux. Mais il est désagréable de savoir qu'un monsieur qu'on ne connaît pas se plaît à marcher sur vos brisées!

Cachemire avait voulu déménager. Elle habitait à présent, dans l'avenue des Champs-Élysées, un petit hôtel qui appartenait à M. de Bruand, et qu'il avait loué jusqu'ici à la comtesse Simpson. Lady Simpson étant retournée en Angleterre, il avait mis l'hôtel à la disposition de Cachemire. Suzanne quitta son appartement avec une joie d'enfant. Elle n'avait pas ce culte des souvenirs qui rend la vie si chère et peuple le chemin que l'on suit d'ombres souriantes qui doucement vous accompagnent, tout bas vous parlent et rendent la route et moins longue et moins dure. Elle ne savait pas ce que l'homme laisse de joies accrochées aux angles des maisons, repliées dans les recoins des murailles, et comme assises encore ou endormies sur les vieux meubles, joies qu'il retrouve, bien changées quelquefois à la première visite faite au passé. S'éveiller dans la dentelle, sous un plafond peint par Chaplin, après s'être endormie dans des draps jaunes, sous des poutres de chêne noir, luisantes et tarotées par les vers, loger ici, puis là, puis ailleurs, ne tenir à rien, ne s'arrêter nulle part, ne rien laisser de soi-même aux lieux qu'on habite et ne rien leur prendre, jouir de tout, comme en courant, et tout oublier, en une nuit, en une seconde, c'est leur existence! Elles portent tout avec elles, comme un voyageur qui n'est sûr ni du gîte, ni du pain. Elles ne connaissent que le Présent. Et qu'elles ont raison! Le Passé? Fi, l'horreur! Et l'Avenir? Ah! l'Avenir... Je vous le dis en vérité, elles font bien de ne pas le regarder!

C'était un hôtel élégant, situé entre cour et jardin, avec un perron en pierre, une grille Louis XV et des murailles de hauteur moyenne toutes couronnées de lierres. Deux étages seulement, une bonbonnière. Au premier, le salon tendu de blanc, avec des horloges à cadran bleu incrustées dans les cheminées de marbre blanc veiné de jaune. Un boudoir à gauche, à droite un petit salon de lecture. Du côté du jardin, un fumoir avec divan et canapés de soie jaune. Au second, la chambre de Cachemire, un nid de soie et de dentelles, candide, virginal, du duvet de cygne ou de l'hermine. Un cabinet de toilette, une autre chambre, et, au-dessus du fumoir du premier étage, un autre boudoir dominant les jardins environnants, un boudoir plein de parfums et plein de fleurs. Les écuries et le logis des gens étaient au fond du jardin, cachés par des catalpas énormes et des arbres de Judée. Madame Labarbade habitait la chambre parallèle à celle de Cachemire. Elle avait fait, du spacieux cabinet de toilette qui y attenait, l'appartement du petit Adolphe. Elle vivait là, grosse et grasse, se mirant avec complaisance, prenant l'air du bureau et se faisant les ongles tout comme une autre. Elle ressemblait à ces vastes Flamandes des tableaux de Rubens, appétissantes, hautes en couleur; et, se comparant à cette petite Cachemire, blanche et délicate,—elle se disait, souriant de ses lèvres rouges:

—Ma foi... dame... le hasard... qui sait?

Lorsqu'elle voulait voir Fernand Terral, Cachemire allait le plus souvent chez lui. Ou bien ils se donnaient un rendez-vous au pied de quelque monument, à l'angle d'une rue, ils montaient dans un fiacre et se promenaient à travers Paris. Il y avait dans ces courses, stores baissés, une saveur de fruit défendu qui plaisait à Cachemire. Elle était née pour tromper: elle trompait. Quelle joie! La fille d'Ève se sentait à l'aise dans ce milieu de petits mensonges, de fuites furtives, d'intrigues embrouillées et de perfidies.

Quand madame Labarbade, qui avait surpris la plus grande partie des secrets de Suzanne et qui s'était fait confier les autres, lui disait:

—Prenez garde! M. de Bruand n'a pas l'air bien patient. S'il apprend ce qui est, il se fâchera, et ce n'est pas ce M. Terral qui fera marcher la maison lorsque nous serons sur le pavé.

—Ah bah! répondait-elle. Je ne suis pas une esclave, n'est-ce pas? Il arrivera ce qui arrivera, J'aime Fernand, et l'autre m'ennuie, voilà!

Au mois de septembre, un jour que M. de Bruand était parti dans le Nivernais, pour ouvrir la chasse, elle avait invité Fernand à venir prendre le thé à son hôtel. Fernand était venu, par hasard, l'air ennuyé. Il était las décidément de cette liaison, il s'était trompé de route. Il songeait à rompre. Et pourtant il vint.

C'était le soir; madame Labarbade était sortie; elle avait emmené son Adolphe au théâtre. Cachemire n'avait gardé que sa femme de chambre, Constance, pour faire le thé.

—Vilain, dit-elle à Fernand dès qu'il arriva, tu t'es fait attendre. Regarde-moi. D'où viens-tu?

—Qu'importe? fit-il.

—Il importe beaucoup... C'est vrai, ça... On n'aime qu'un être au monde, et quand on l'appelle, il ne vient pas. Assieds-toi là!

—Voyons, dit-elle, car Fernand ne répondait pas, qu'y a-t-il? Tu es triste? Es-tu tracassé? Qu'as-tu donc?

—Rien.

—Rien, c'est toujours quelque chose. Est-ce que je ne t'aime pas assez? Est-ce que tu es jaloux? Est-ce que tu as joué... perdu de l'argent?... Quoi?... Il y a toujours moyen de tout réparer.

—Ce n'est pas cela, dit Fernand. Encore une fois, ce n'est rien. Tiens, tu es charmante, dit-il en lui prenant les mains... Tu es une bonne fille... Mais...

—Mais quoi?... Dis donc.... Oh! certainement, tu as quelque chose. Dis-le tout de suite.

Il n'avait rien à dire. Toutes ses lassitudes, Cachemire ne les eût pas comprises. Puis, en la regardant, il se reprenait à cette séduction qu'elle distillait de ses grands yeux noirs, et qui courait par tout son corps comme un fluide. A quoi bon lui conter ses dégoûts et ses colères contre la lenteur du sort? N'était-elle point la plus enviable des maîtresses et ces trésors de beauté ne lui suffisaient-ils pas? Il se leva avec vivacité comme pour secouer plus facilement ses pensées, et d'un geste prompt:

—Bah! dit-il, comme se parlant à lui-même. Laissons cela. Le vent propice viendra tôt ou tard. Il ne s'agit que d'avoir un solide vaisseau.

Il se frappa la poitrine, qui rendit un son mat, et ajouta, riant à demi;—La carcasse est bonne!

Cachemire, toujours assise, lui avait pris les mains et les couvrait de baisers.

—Je t'aime, va! disait-elle. Aie confiance!

Au même moment, la porte s'ouvrit et laissa passer M. de Bruand. Léon parut un peu surpris; ses lèvres effleurèrent un sourire. Il resta un moment immobile, regardant Cachemire et étudiant Terral. Puis, au bout d'un moment:

—Je n'ai pas l'honneur de connaître monsieur, dit-il. Je vous saurais gré de me le nommer, ma chère amie.

Mais Fernand releva la tête avec hauteur, et répondit, à son tour, de sa voix vibrante:

—Je vous demande pardon, monsieur. Je ne tiens à être présenté qu'aux gens qui me plaisent!

Une idée brusque,—une de celles qu'il avait caressées aussi durant ses ambitieuses songeries,—lui était revenue, invincible.

—J'ai sans doute mal entendu, répliqua M. de Bruand. Je suis ici chez moi!

Cachemire, assise encore, pâle, tremblant un peu, suppliait Fernand du regard.

—Je me retire donc, dit Terral. Mais je croyais me trouver ici sur un terrain neutre où un homme de cœur est l'égal d'un gentilhomme.

—Ah! pardieu, fit M. de Bruand en s'asseyant avec un petit éclat de rire, je vous vois venir, monsieur... Vous êtes, je le conçois, fâché de me rencontrer. Oui, j'ai trouvé Pougues-les-Eaux assez maussade et je suis revenu. Je vous en demande pardon. Je vous prie encore de m'excuser d'avoir consacré ma première visite à ma maîtresse, dont je ne vous savais pas l'ami...

Fernand était pâle comme un mort, et ses mains tremblaient un peu. Il avait envie de souffleter cet homme qui le tenait à distance, et le cravachait de sa raillerie.

—Pardon, ma chère amie, continua M. de Bruand. N'étiez-vous pas avec monsieur dans une avant-scène d'un petit théâtre, l'autre jour? J'avais fait louer la loge par Jean, l'après-midi, si j'ai bonne mémoire...

—Monsieur, s'écria Terral, devenu livide, c'est assez! Ceci est une grossièreté, vous venez de m'insulter, et vous m'en rendrez raison!

—Ah bah!

—Je me nomme Fernand Terral; et n'ai jamais laissé passer, sans la relever, une allusion ou une injure.

—Méthode excellente, dit M. de Bruand en regardant le bout de ses bottes. Au surplus, si vous vous croyez insulté, vous êtes libre de m'envoyer vos témoins. Mais je vous préviens que je ne ferai pas une seconde largesse. C'est assez de la loge en question. Je ne fournirai ni les épées ni les pistolets!

Cachemire s'était levée; elle se jeta sur Terral qui, poussant un cri de rage sourde, la main levée, allait se précipiter sur M. de Bruand.

—Allons donc! dit Léon. Voilà un geste inutile!

Il ouvrit son portefeuille, y prit une carte, la jeta sur un guéridon, et dit, rallumant son cigare:

—Vos amis me trouveront chez moi le matin!

Il se tourna vers Cachemire, la salua et dit, en riant:

—Surtout ne croyez pas qu'il y ait guet-apens. Ah! si j'avais su être importun, comme je serais demeuré là-bas. Mais il pleuvait. Je hais la pluie. Au revoir!

Il salua Cachemire interdite et les laissa l'un et l'autre pâles, elle tremblante, prête à pleurer, perdant la tête, lui se disant:—Cette fois, c'est la fortune, peut-être!

—Quelle sottise! se dit M. de Bruand en rentrant chez lui. Je ne connais pas ce monsieur!... Terrin, Terreau, Terral! Bah! je n'ai jamais reculé devant un coup d'épée..... mes témoins?

Il se mit à écrire, puis sonna son domestique.

—Vous porterez ces deux lettres, l'une à M. de Handa-Machado, l'autre à M. de Rives. De suite.

Jean sortit.

—Un duel, fit Léon une fois seul, cela est bon pour un désœuvré comme moi. Au fond, c'est stupide!

Il rencontra, du regard, une lettre sur son bureau et reconnut l'écriture.

—Une lettre de Gontran de Rives... et datée de Bade. Gontran n'est pas à Paris!

—C'est dommage, dit M. de Bruand.

Il songeait, et pendant ce temps on sonnait à sa porte, on sonnait toujours. Le timbre de M. de Bruand sonnait à se rompre.

Le cocher promenait les chevaux; Jean était sorti. M. de Bruand alla ouvrir lui-même.

—Ah! c'est vous, dit-il. Je suis heureux, je suis bien heureux de vous voir!

C'était Célestin Fargeau.

—Et vous arrivez bien, dit M. de Bruand à Fargeau. Je ne serais pas fâché de philosopher avec vous sur le chapitre du duel. Je me bats demain!

—Vous?

—Avec un monsieur Fernand Terral, que vous connaissez....

—Terral! Ah! mon Dieu, dit Fargeau, se souvenant de la présentation qu'il avait faite de Terral à Cachemire, comme c'est étrange!...

—Voulez-vous me servir de témoin? dit M. de Bruand.

—Moi?... Une bizarre idée, celle-là! Que dira-t-on à votre club? Bast! vous avez raison, on dira ce qu'on voudra... Je suis tout à vous, fit-il, et cela me rappellera ma jeunesse. En ce temps-là, nous étions des têtes brûlées et nous soutenions, le sabre au poing, les idées qui étaient les nôtres. C'était absurde. Et comment est survenu ce duel?

—M. Terral est l'amant de Cachemire.

—Bah!.... Et c'est pour cela que vous vous battez?

—C'est pour cela. Je sais bien qu'il y a du ridicule en tout ceci. Il faut être un champignon comme moi, sans parents et sans affections, pour risquer sa vie à propos de vétilles... Mais je m'ennuie tant!

—Je conçois cela, dit Fargeau. Moi aussi j'ai mes moments où je calcule si la véritable sagesse ne consisterait pas à enjamber le parapet du Pont-Neuf, mais j'ai mes raisons. A quoi suis-je bon? Notez que je me trouve bon à quelque chose, puisque la Seine est encore vierge de mon paletot. Mais vous!...

—Moi? Je suis las, las de tout, las de vivre!

—Las de vivre! C'est folie. A votre âge! avec votre fortune. Nous déraisonnons. Voyons, quel est votre second témoin?

—M. Handa-Machado.

—Ignoré pour moi.

—Voici son adresse. Je vous saurais gré de vous entendre avec lui pour régler avec les témoins de M. Terral, les conditions du combat. Pas de transactions. Rien. Tout ce que ces messieurs voudront sera accepté.

—Tout?

—Tout!

—Le diable m'emporte si je croyais vous servir de témoin, mon cher Léon. Le duel? Usage vieux et bête!... Mais vous le voulez! Je conçois, c'est une distraction. Au surplus, vous devez être merveilleux sur le terrain. Et voulez-vous que je dise tout?

—Dites, fit M. de Bruand.

—C'est votre réputation qui vous vaut ce duel. Je le vois bien à présent. La peste soit des ambitieux qui pataugent dans les bas-fonds, avec toutes les envies dans le cœur!

—Je ne vous comprends pas.

—Ce Terral, vous ne le savez peut-être pas, c'est moi qui l'ai présenté à Cachemire. Il avait l'air curieux de voir de près une étoile: j'ai fourni le télescope. Mais, en vérité, je ne me doutais guères qu'il nourrissait le projet de se mesurer avec vous!...

—Comment? vous croyez?...

—J'en suis sûr. Ce Machiavel périgourdin a toutes les colères de la médiocrité qui rampe et qui voudrait des ailes. Nos provinces sont pleines de ces jeunes gens-là, vivant les yeux fixés sur Paris, comme sur la Ville Promise, dédaigneux du bonheur qu'ils ont la plupart du temps sous la main, avides de cet Inconnu vers lequel ils tendent leurs lèvres altérées, et qui viennent traîner leurs souliers dans nos rues, avec l'espoir d'être raccrochés aussitôt par la Fortune. Ah! qu'il serait temps de décentraliser toutes choses pour rejeter dans leur milieu où ils auraient été de braves gens, des notaires de campagne ou des conseillers municipaux, tous ces Fernand Terral, que Paris change subitement en chevaliers d'aventures.

—Est-ce pour m'empêcher de me battre avec lui, que vous me dites ceci!

—Pas le moins du monde. Je ne serais pas fâché, d'ailleurs que ce muguet reçût de vous une leçon profitable. Ne le tuez pas surtout! J'ai peur que ce Terral ne s'emporte et ne s'enferre comme un poulet.

—Qui sait? fit M. de Bruand.

Au bout d'un moment, M. Handa-Machado fit passer sa carte à Léon. M. de Bruand lui présenta Fargeau. M. Handa-Machado eut la politesse de ne pas arrêter son regard sur les vêtements de Célestin, et lui offrit aussitôt sa voiture pour rejoindre les témoins de Fernand Terral.

L'affaire fut bientôt arrangée. Terral avait choisi pour ses témoins un officier de spahis, son compatriote qu'il avait rencontré le matin même dans la rue, et une de ses connaissances de table d'hôte. Il avait un moment songé à Charles Bourdenois. Mais l'officier lui plaisait mieux, et le second témoin avait, dans le quartier latin, une excellente réputation de duelliste.

Les témoins de Terral vinrent le trouver chez lui.

—C'est pour demain, dit l'officier. Bois de Boulogne, Auteuil, où l'on pourra. Le rendez-vous est à Courbevoie.

—Bien, dit Fernand.

—Veux-tu que je t'enseigne un coup excellent, dit le spahi.

—Merci. Je réponds de moi.

—C'est votre premier duel, monsieur? demanda le second témoin.

—Mon premier duel.

—Ah!

Au bout d'un moment de silence, l'officier demanda des fleurets.

—Je n'ai pas de fleurets, dit Terral.

—Bon. En ce cas, vite à la salle d'armes. Il faut se dérouiller la main.

—C'est juste, dit Fernand.

Il fit des armes jusqu'à l'heure du dîner. Son jeu, très-serré et très-fin, était à la fois élégant et sûr. Le prévôt avec lequel il faisait assaut paraissait un peu étonné et lui demandait de qui il était élève.

—D'un gendarme, dit Terral.

—Ancien soldat? vieux, sans doute? continua le prévôt tout en continuant l'assaut. Ce coupé de couronnement sent l'ancienne méthode. Mais votre jeu est excellent. Avec cela, classique. Ah! pardon, mauvaise; cette parade de quarte basse est mauvaise. Remarquez-le. Elle se prend sur un coup porté dans la ligne basse en frappant vigoureusement le fer de l'adversaire par un coup sec,—là! bien,—parfait! La main en tierce, l'épée horizontale. Excellent! Et vous vous battez demain, monsieur?

—Je me bats demain.

—Bonne chance, dit le prévôt.

—J'en aurai, répondit Fernand.

Il emmena ses témoins dîner avec lui au restaurant, près de la barrière. On les servit dans le jardin, sous les acacias. Il y avait autour d'eux des familles d'ouvriers qui, au dessert, chantaient en s'accompagnant sur leurs verres. Terral paraissait extrêmement gai. Il ressemblait à un homme qui, sentant approcher l'heure décisive de sa vie, se contraindrait à sourire pour faire bon visage à la fortune.

Ce n'était pas, d'ailleurs, le duel en lui-même qui lui importait, mais les conséquences du duel. M. de Bruand était assez connu dans le monde parisien pour que sur son adversaire, heureux ou malheureux, rejaillît une bonne partie de sa renommée.

—Que je le blesse ou qu'il me blesse, songeait Fernand, le résultat sera le même pour moi, et tout aussi profitable. Il se peut faire pourtant que je succombe... il peut me tuer.

Mais rapidement la réflexion succédait à la réflexion, et il ajoutait bien vite:

—Bast! les morts sont arrivés, et je n'aurai pas à me préoccuper de l'avenir.

Il quitta ses témoins assez tard, leur donnant rendez-vous pour le lendemain. Il rentra chez lui, seul. Il entendit du bruit dans sa chambre. C'était Cachemire qui était venue.

—Ah! mon pauvre Fernand, dit-elle en se jetant à son cou, il y a longtemps que je t'attends là. Tu te bats, dis?... n'est-ce pas que tu te bats? Je ne veux pas que tu te battes, moi!

—Ma chère amie, fit Terral, à cette heure il me faut tout mon sang-froid. Ce que j'ai résolu se fera, vous le concevez bien. Laissez-moi.

—Mais s'il allait te tuer, songe donc! Qu'est-ce que je deviendrais, moi?

—Tu es folle. C'est pour me dire cela que tu es venue ici? J'ai besoin d'être seul.

—Ah! voilà que tu me chasses, à présent? Tu ne m'aimes plus, tiens!

—C'est pour vous que je me bats, ma chère enfant, vous l'oubliez!

—Oui, dit Suzanne en lui prenant les mains, tu as raison... Je suis une ingrate... Mais, vois-tu, j'ai tellement peur de te perdre... Ah! ce monsieur de Bruand, si tu savais comme je le déteste. On dit qu'il est très-fort aux armes?... le sais-tu?... A quoi vous battez-vous?

—A l'épée.

—Voilà. J'ai peur, moi. Rassure-moi, dis-moi quelque chose. Tu te défendras bien, mon Fernand?

—Je me défendrai, dit-il brusquement. Écoute, ajouta-t-il un moment après, mais laisse-moi: ma première visite sera pour toi, demain, après le duel.

—Oh! tu me trouveras debout, va. Je ne dormirai pas. Seulement tu as raison, je m'en vais. Je te laisse là. Mon pauvre Fernand, je ne t'ai jamais autant aimé!

Elle lui prit le front, pencha jusqu'à ses lèvres la tête robuste de Terral, et lui donna un long baiser. Puis elle descendit, et regarda sa montre sous le premier réverbère.

—Huit heures, dit-elle. J'ai le temps d'aller retrouver Antonia.

Elle fit signe à un fiacre qui passait et jeta une adresse au cocher.

—Tu as une place dans ta loge? dit-elle à Antonia en arrivant chez son amie.

—Oui.

—Je vais avec toi. Je ne suis pas fâchée de revoir le ballet, moi. Et puis, ce Colbrun, est-il drôle au quatrième acte!

Resté seul, Fernand Terral, accoudé à sa fenêtre, regardait tour à tour la rue pleine de passants, les boutiques éclairées, la brume lumineuse au-dessus des maisons, le ciel d'un bleu profond, plein d'étoiles, mais surtout cette fourmillière bruyante, où, se disait-il, demain il allait s'ouvrir une place, brusquement, au prix de son sang peut-être!

M. de Bruand était seul, chez lui, dans son cabinet de travail, songeant. Il était assis devant son secrétaire encombré de papiers, relisant de vieilles lettres jaunies, se retrempant amèrement dans ce passé qui lui avait promis un si triomphant avenir. Il y avait des lettres de sa femme, des lettres d'amis, de Paul Barré, de quelques autres. Combien parmi ceux-là, qui n'écriraient jamais plus! Que de morts, de séparations, d'éternels adieux!

—Et l'on veut que le monde soit gai, songeait M. de Bruand. Il s'agite pour oublier, voilà tout. Quant au vrai sourire, cherchez-le sur les lèvres de roses des enfants. Passé quinze ans, la grimace commence!

Il ne savait pourquoi il s'était assis de la sorte devant les tiroirs où dormaient les douleurs et les joies d'autrefois. Le résultat de la rencontre du lendemain l'inquiétait peu. Il était sûr de lui. Mais un secret instinct le poussait. Il s'était senti le besoin de jeter un regard en arrière; la pente des souvenirs est glissante et le coup d'œil était devenu une contemplation.

Les années écoulées revivaient dans ces papiers ensevelis côte à côte. Ses premiers espoirs, ses ivresses premières lui revenaient comme des parfums mal évanouis. Il les respirait avec une volupté attendrie, passant en revue, et sans amertume, toutes ses déceptions et toutes ses souffrances.

Parfois il prenait une lettre au hasard, la relisait, se trouvait subitement transporté vers un temps qu'il avait oublié, et il revivait, en une minute, parfois toute une année de bonheur.

—Ah! le souvenir, dit-il tout haut, tout à coup, comme si on l'eût écouté, il n'y a décidément que cela au monde.

Il entendit, en ce moment, qu'on frappait à sa porte.

Il eut un geste de mauvaise humeur. Ne pouvoir demeurer seul un moment!

—Qui est là?

Peut-être un importun!

—C'est moi, dit la voix de Fargeau.

—Vous, mon ami? Entrez.

Fargeau paraissait grave, ennuyé. Il y avait une ride profonde entre ses deux gros sourcils.

—Je comptais vous trouver seul, dit-il. Je viens causer un peu.

—Et vous arrivez bien, dit Léon de Bruand. Je mets en règle mes affaires.

—Allons donc! fit Célestin. Cela en vaut-il la peine?

—Non. Aussi bien n'est-ce pas à cause de ce duel. Mais, insensiblement, songeant à tous les heurts de la vie, j'ai été amené à ressentir comme une soif de souvenirs... J'ai ouvert ces lettres... Cela m'a soulagé.

—Les bains de passé, dit Fargeau, c'est souverain pour ceux qui ont le moindre bonheur derrière eux. Pour moi, je retournerais bien cinq cents fois la tête que je ne verrais rien, pas un sourire.

—Vous voilà triste, fit Léon avec étonnement.

—Oui... On a des moments comme cela... C'est ce maudit duel!... Le diable soit de ce M. Terral... J'ai donc encore un fonds d'illusions? L'ambition de cet homme m'avait un moment séduit. J'y voyais la légitime impatience d'une âme qui sent sa force. L'âme? Imbécile! Il ne s'agissait que d'appétit! Ah! depuis ce matin, j'ai beaucoup songé, tout en fumant ma pipe... Vous évoquez votre passé? Ce n'est pas le Fargeau d'à-présent qui vient de vous parler, mais le Fargeau d'autrefois... celui qui vous a connu tout enfant et qui a fait de vous un homme.

—Vous êtes un brave garçon, tenez, dit Léon.

—Un peu bien bohême!... Mais si l'on creusait... Ah! que cette nuit va me sembler longue!

—Passez-la ici.

—Je veux vous laisser dormir. Mais, ah! çà, voyons, dit Fargeau, vous êtes bien décidé à ce duel?

—Décidé, non! mais je me battrai. Oh! je connais toutes les phrases faites là-dessus. Rousseau dixit. Désertion, lâcheté, suicide à deux. Et l'on a bien d'autres choses à faire en ce monde qu'à se lever à 5 heures du matin, à se mettre en bras de chemise comme un garçon tapissier et à déranger quatre hommes de bonne volonté. Mais empêchez les malapris de vous marcher sur le pied ou de salir de leurs talons les tapis de vos maîtresses! Ce qui m'ennuie, c'est que le mélodrame finit la plupart du temps par un vaudeville, et que la grande dame des champs de bataille et des guerres civiles vous fait neuf fois sur dix l'affront de vous mépriser et de vous renvoyer sain et sauf et remettant son habit comme un bourgeois qui vient de faire des haltères.

—Tout cela est triste et vous riez, dit Fargeau.

—Croyez-vous? fit M. de Bruand.

—Au fait, reprit-il, voilà comme la force des choses fait qu'on se mêle de la partie alors qu'on voulait seulement juger les coups. Le rôle de spectateur indifférent est des plus difficiles, et bien fort qui résisterait à l'envie de siffler les marionnettes. Qu'avais-je besoin de rouler des yeux d'Othello devant Cachemire et son amant? Se battre, c'est du temps à perdre et les désœuvrés comme moi n'en ont pas trop pour mener leur existence inutile!

Fargeau dans un fauteuil, les jambes croisées et la tête renversée sur le dossier roulait une cigarette en regardant la rosace du plafond où pendait une lanterne japonaise.

—Bah! donnez une leçon à ce Terral et le temps ne sera point perdu. Mais du diable s'il était utile de dégainer pour mademoiselle Cachemire. Quand je songe que cette fille, avec toute sa perversité, est encore une des meilleures que l'on puisse rencontrer, j'en ai froid dans le dos. On est fort indulgent, à mon avis, pour ces créatures qui ont la circonstance atténuante de la beauté. Que la Vénus de Milo soit une scélérate, elle trouvera demain des défenseurs qui prouveront par A plus B que tant de perversité ne peut entrer dans une telle poitrine. A la vérité, la plupart de ces filles ne valent que le mépris, mais j'en sais qui méritent aussi la colère des honnêtes gens. Passe pour Cachemire! Inconsciente du mal qu'elle peut faire, obéissant aux sollicitations de ses appétits et de ses sens, elle se laisse aller à la dérive, à la garde du diable, au hasard, et mettant le pied en riant sur la côte où le vent la pousse. Et elle briserait les existences sans qu'on pût lui en vouloir beaucoup, à peu près comme l'enfant casse en deux son joujou,—pour tuer le temps. Ce n'est point là la grande courtisane. Celle-ci, il faut la voir de près pour la bien juger et, tel que je suis, je connais bien des choses. Le monde ébloui qui les voit passer au Bois, je ne sais où, partout,—puisqu'on ne peut entrer nulle part sans se cogner à l'une d'elles,—se laisse prendre encore à leur luxe, à leur grâce, à leur beauté composite, engluer par leurs sourires. Et pour lui, qui sait? ce sont peut-être les grandes calomniées. Qu'elle daigne saluer Héraclite qui passe et, tout grincheux qu'il est, Héraclite avouera qu'elles valent mieux que leur réputation. Pauvre de moi! J'ai le crâne assez dépourvu de cheveux, et le cœur assez chauve d'illusions pour les considérer sous leur jour véritable. Vivent les sceptiques; ils voient juste! Souvenez-vous de Montaigne et rappelez-vous ce qu'il dit de ces fameuses courtisanes italiennes si vantées, si chantées. Il n'en eût point donné, je parie, un fétu même à l'heure où la libéralité du temps ne l'avait pas doté de sa gravelle. Eh bien! moi, simple spectateur comme vous,—mais plus désintéressé que vous,—j'aperçois le vrai et je le dis tout cru. Le cœur me saute à voir la France, cette pauvre diablesse de nation qui est encore la meilleure de toutes, ainsi livrée à ce sérail. La courtisane a tout envahi, elle est à toutes les avenues, elle tient tous les secrets, elle dirige toutes les consciences. C'est la courtisane qui prend par la main la jeunesse et la traîne dans le monde,—tiers, quart ou fraction de monde,—pendue à sa jupe, étiolée, pâlie. Le jeune homme passe brusquement du salon de sa mère au boudoir de Cora. Là, dans ce milieu bizarre, capiteux, troublant, il apprend à douter de sa foi, à railler ses croyances, à tout jeter, lest d'honneur et de convictions, par dessus les moulins. Et vous le savez bien, parbleu, que le Mentor de nos Télémaques a maintenant de la poudre de riz sur les joues, et dans le dos des suivez-moi jeune homme! Encore si c'était Ninon de Lenclos. Mais les Ninons du jour n'offriraient à Voltaire d'autre bibliothèque que les mémoires d'Anonyma ou les Parnasses, édition belge. Jeunes gens où êtes-vous? Demandez aux avant-scènes! Le gilet échancré jusqu'à l'abdomen—qui naîtra plus tard,—le camélia blanc à la boutonnière, les cheveux en deux, ils sont autour d'elles, autour d'Anna qui sourit, ou de la vieille Esther qui fronce les lèvres. On joue du George Sand sur la scène et pendant ce temps l'on trace dans cette loge, là-bas, le programme du souper prochain, l'on s'associe pour le lansquenet, et, pour passer le temps, on se fiance. La Marceline décrépite épouse Chérubin qui paye les cornettes, et si Chérubin réclame, parle d'oiseau bleu, ou, par hasard, de la romance à madame, Marceline dit:—Eh bien! et ta sœur? Voilà les adolescents. Que seront les hommes? Mon cher Bruand, par ma foi, je vous trouve l'indulgence même. Vous voyez cette comédie et vous haussez les épaules. Mais c'est un drame aussi cela. Songez que, par leurs amants, vieux ou jeunes, ces femmes ont un œil dans toutes les familles, une oreille à la chambre de vos épouses, qu'elles ont le secret de vos fautes et le dernier mot de vos défaillances, qu'elles ont les lettres et les serments, qu'elles tiennent la moitié de Paris par le cœur, par les sens ou par la gorge, qu'elles gardent pour leurs vieux jours ce qu'elles ont deviné de secrets de familles, de plaies cicatrisées qu'elles rouvriront, de blessures qu'elles essaieront de faire saigner. Elles sont inoffensives, dit-on, naissent et passent, emportées comme elles sont venues—par un souffle? Et c'est votre indulgence ou votre curiosité qui fait leur force. Inoffensive? Et dans combien de drames bourgeois n'ont-elles pas joué le premier rôle? Que de foyers déserts! Par elles, que de faibles gens déshonorés, de cœurs flétris! Elles peuvent tout. Et si toutes elles n'agissent pas, c'est qu'elles sont lâches. Ah! que de haines dans ces âmes fangeuses contre vos mères, contre vos femmes, contre vos sœurs! Que de vengeances méditées, quelle âpre soif de prendre leur revanche sur ces honnêtetés qui les éblouissent! Elles tremblent et reculent, soit. Leur main défaille. Mais supposons-les aussi courageuses qu'elles sont haineuses, avec la force dont elles disposent (et quelle force la faiblesse des autres!) l'équilibre est rompu. Elles règnent et vous mettent vos fautes sous le menton comme on y mettrait un couteau. Les exemples ne manquent pas,—ni les scandales, Paris a vu de ces chantages à l'amour organisés comme un plan de bataille. Vous avez été trop bon, M. de Bruand, et Cachemire peut-être n'a qu'à attendre pour devenir mauvaise. Les femmes, c'est le contraire du vin. Elles s'aigrissent en vieillissant.

Peu après, ils se séparèrent. Il y eut, dans la poignée de main que Fargeau donna à Léon, quelque chose de l'embrassement d'un père.

Le lendemain, on se rencontra au bois de Boulogne. Le jour s'éveillait, un vent un peu frais passait à travers les branches. Il y avait, dans le ciel, comme une promesse de chaleur et de vie. Dernier sourire de l'été. On devinait des oiseaux dans les arbres, on sentait des frémissements d'ailes sous des frémissements de feuilles, et parfois dans cette matinée de septembre, comme des bouffées de printemps.

Dans la voiture qui les conduisait, M. Handa-Machado, tenant les épées, enveloppées de serge verte, ne disait mot. Fargeau, tête baissée, semblait regarder son pantalon noir, luisant aux genoux; M. de Bruand, à la portière, contemplait les arbres déjà jaunes et le ciel toujours bleu.

—Nous ne serons pas les premiers, dit M. Handa-Machado en apercevant une voiture à l'entrée du pont de Courbevoie.

—Ah!

Lorsqu'ils furent près d'elle, Fargeau jeta un coup d'œil sur cette voiture, et vit justement la tête de M. Fernand Terral, un peu pâle.

On donna le mot aux cochers qui touchèrent vers le bois de Boulogne.

Puis on choisit le terrain.

Le spahi jetait feu et flammes et semblait diriger le duel.

M. Handa-Machado, assez froid, le laissait dire, puis discutait doucement.

—C'est bête, songeait Fargeau.

Le second témoin de Terral devait servir, au besoin, de médecin.

Terral, adossé contre un chêne, les bras croisés, attendait en se mordillant la moustache. M. de Bruand, comme s'il n'eût pas eu de rôle dans le drame qui se préparait, étudiait les colorations que donne l'automne au feuillage.

Il fallut tirer les armes au sort. Le spahi avait apporté de longues épées à coquilles, d'apparence brutale comparées aux fines aiguilles que tenait M. Handa-Machado.

Le sort choisit les lourdes épées du soldat.

On se mit en garde.

Fargeau, le sourcil froncé, regardait Terral avec une certaine expression de menace.

Blanc et l'œil étincelant, Fernand s'était déjà précipité sur M. de Bruand avec l'impétuosité d'un duelliste habitué au terrain. Quoique ce fût sa première affaire, il se sentait sûr de lui. Mais, souriant, M. de Bruand écarta son fer.

Fernand, par un brusque mouvement de moulinet, cherchait à envelopper l'arme de M. de Bruand. Le poignet de Léon tenait son épée immobile.

M. de Bruand n'avait qu'à se fendre pour percer Terral en pleine poitrine.

—Allons donc! murmura Fargeau dans sa barbe.

Mais M. de Bruand, dédaigneux, demeurait en garde, les yeux sur les yeux de Terral.

Tout à coup, Fernand recula, rompit, puis bondit en avant avec une terrible brusquerie, et son épée disparut dans la poitrine de M. de Bruand.

—Tonnerre! dit Fargeau.

Fernand Terral, appuyé sur la coquille de son épée, regardait M. de Bruand couché sur l'herbe.

Le docteur pansait déjà la blessure. Célestin Fargeau, agenouillé, soutenait le corps entre ses bras.

M. de Bruand n'avait pas perdu connaissance. Il était livide, les lèvres blêmes, mais son œil conservait la même vivacité.

—Eh bien! murmura-t-il. C'est fini!

Fernand Terral s'approcha alors et lui tendit la main.

—Inutile, dit Léon. Je vous ai accordé le droit de croiser l'épée avec moi, c'est assez!

Une rougeur de colère teignit les joues de Fernand qui s'en alla, poussé par le spahi.

—Voilà le duel, songeait Fargeau, et la justice!

On amena la voiture.

M. de Bruand fut couché soigneusement sur les coussins.

—Je vous accompagne, dit M. Handa-Machado à Fargeau.

Doucement, lentement, la voiture prit le chemin des Champs-Élysées. A chaque cahot, M. de Bruand retenait une plainte. Fargeau se mordait les lèvres pour ne point jurer de rage, et le docteur soutenait la tête du blessé.

A la hauteur de l'Arc de Triomphe, le cocher entendit deux maçons qui allaient à leur ouvrage, échanger à haute voix ce propos:

—Hein,—celui-ci clignait des yeux,—une voiture comme ça à nous!

—Ah! dame!

—Il y a des gens qui ont de la chance!

VI

Les cahots de la voiture secouaient M. de Bruand et lui arrachaient des plaintes sourdes. Parfois une sanglante écume venait à ses lèvres, et le médecin ou Fargeau l'essuyait. Le docteur tenait la main de Léon et lui tâtait le pouls. La fièvre gagnait.

—Nous ne sommes qu'aux Champs-Élysées? dit le médecin en regardant par la portière, et les minutes sont des siècles. Un tour de roue peut être mortel. M. de Bruand a-t-il un ami de ce côté chez qui il puisse être transporté?

—Il a un hôtel à lui.

—Parbleu, l'hôtel de Cachemire.

On arrêta les chevaux. Fargeau courut à la grille, sonna. Constance vint ouvrir.

—Vite, un lit; et appelez les gens. Monsieur se meurt.

Monsieur!

Le docteur et le cocher soutenaient M. de Bruand et le portaient, comme un enfant, vers la porte de l'hôtel. Il était évanoui. La foule s'assemblait. Le petit hôtel s'emplissait de cris. Madame Labarbade, dans la cour, agitait son mouchoir en criant au meurtre. Mais le petit Adolphe, qui vit passer la figure blanche de M. de Bruand, se contenta de dire:

—Parlons-en. Joli teint pour aller en soirée!

Cachemire n'était pas là. Depuis le matin, elle attendait dans la chambre de Terral.

Il fallut tous les soins éclairés du docteur, toute l'activité de Fargeau, pour que M. de Bruand ne mourût point durant l'heure qui suivit. On l'avait couché dans le lit de Cachemire. Sa tête penchée sur l'oreiller, ses yeux clos, sa bouche ouverte lui donnaient l'air d'un cadavre. Fargeau se cognait le front, jurait, faisait de la charpie, lançait les domestiques chez le pharmacien, et servait d'aide-chirurgien. Il resta là, sans manger, jusqu'au soir et il y passa la nuit.

En revenant à lui, M. de Bruand l'avait aperçu le premier. Il le remercia, lui tendant la main, et il allait parler, mais Fernand fit un signe, et dit souriant:

—Chut! n'ouvrez pas la bouche! Plus tard!

Madame Labarbade, de temps à autre, venait s'informer de l'état du malade. Mais Cachemire ne paraissait point. Elle avait passé la nuit dehors. Elle revint le lendemain, apprit tout, et dit:

—C'est amusant! Où coucherai-je ici? Bien certainement je ne mettrai pas les pieds dans ma chambre!

—Et pourquoi?

—Je ne veux pas le voir, lui!

—Tu as tort.

—C'est possible.

—Après tout, dit madame Labarbade, tu sais, comme tu voudras!

La blessure était grave. Le coup d'épée, traversant le poumon droit, avait ouvert la veine sous-clavière: porté de bas en haut, il avait longé le ventricule gauche du cœur. Une ligne de plus et ce coup terrible eût été foudroyant. Léon avait voulu connaître la gravité de sa blessure. Il connaissait assez d'anatomie pour savoir quels dangers il courait. Il fit son testament. Toute sa fortune revenait à des parents éloignés qu'il ne connaissait même pas. Madame Labarbade avait appris que le blessé, demandant du papier et de l'encre, était resté durant quelque temps à écrire des lettres, dans son lit. Elle avait même mis l'œil à la serrure, mais le lit de M. de Bruand ne lui apparaissait ainsi que de trois quarts. Elle ne voyait que le secrétaire qu'on avait approché, et sur lequel brûlait une bougie, entourée de papiers et de bâtons de cire.

La curiosité tenait bien fort madame Labarbade, et son pouls battait une charge fébrile. Elle eût donné un mois de sa vie pour pénétrer dans cette chambre; elle avait déjà la main sur le bouton de la serrure lorsqu'elle entendit, derrière elle, un froissement de soie.

C'était Cachemire.

—Qu'y a-t-il donc? fit Suzanne. Que regardez-vous là?

—Tu ne sais pas, dit maman Anaïs, il fait son testament!

—Le Bruand?

—C'est ton sort qui se décide-là!

—Mon sort? Je m'en moque. Il doit être furieux contre moi, sans compter qu'il a ses raisons. Fernand l'a joliment arrangé. Voilà ce que c'est! Et puis je n'y tiens pas à sa «fortune...» J'espère bien ne manquer de rien avec Terral!

—Avec Terral?

—Oh! dit Cachemire en surprenant un reproche dans le regard de sa belle-mère. Tout ce que vous direz et rien, c'est la même chose. Je l'ai dans le sang!

—Mais, fit madame Labarbade, avec ça que je t'empêche de l'aimer! Où as-tu pris que je voulais te dire quelque chose! Il est assez joli garçon pour qu'on lui passe des dragées. Seulement, si tu étais adroite, au lieu de prendre la poudre d'escampette et toujours, et toujours, sans décesser comme tu le fais, de temps à autre tu te mettrais une chaise et tu irais t'asseoir au chevet de M. de Bruand. Ce n'est pas gai, mais tu gagnerais bien tes journées...

—Oui, l'héritage?

—Sans doute, l'héritage! Il faut songer au solide. Et puis, tu sais, si ça t'ennuyait trop, tu pourrais patienter avec cette idée qu'il n'en a pas pour longtemps.

—Oh! ma foi, dit Cachemire, qu'il garde son argent s'il veut. Je ne lui demande rien. Je ne veux pas le voir. Quand je pense qu'il aurait pu tuer Fernand... Le bon Dieu a été juste, heureusement... D'ailleurs les cartes, toutes les réussites, étaient pour nous, tu sais! Je sors, moi... Garde-le, ton M. de Bruand, si tu tiens aux picaillons. Moi, je suis jeune, je m'en moque; j'ai quelqu'un qui m'aime, je n'ai plus besoin de me fatiguer à causer avec ceux que je n'aime pas.

Elle tourna les talons et dit: «Adieu!»—avec un sourire.

Madame Labarbade entendit les volants de sa robe crier joyeusement sur les escaliers de l'hôtel.

—Petite sotte! dit-elle tout haut... Je suis jeune? Oui, tu es jeune. Parbleu! Mais tu ne le seras pas toujours. Si tu crois que la jeunesse a été inventée pour toi... Va avec ton Terral, va. Un joli monsieur. Il te mènera loin!

Elle reprit son poste d'observation, l'œil à la serrure, le cou tendu, Mohican femelle, toute prête à scalper un mourant. M. de Bruand n'écrivait plus. Il y avait sur le secrétaire plusieurs plis cachetés d'un large placard rouge. Le testament était-là! Cette fois, madame Labarbade n'y tint plus. Elle voulut voir. Elle ouvrit la porte, entra doucement dans la chambre, croisant les mains et penchant la tête sur l'épaule gauche, avec une attitude douloureuse.

—Vous m'avez appelée? dit-elle, lorsqu'elle fut près du lit.

—Moi?

—J'avais cru... Vous n'avez donc pas sonné?

—Non.

Elle jetait sur les papiers un regard oblique. Elle voulait lire. Mais le dernier pli, jeté-là au hasard, couvrait tous les autres et il était tourné du côté de la cire. Madame Labarbade ne voyait ni écriture ni adresse.

—Vous n'êtes pas plus mal?

—Au contraire, dit Léon, je vais mieux!

—Ah! j'en suis ravie. Parbleu, je savais bien... Le docteur disait...

—Il disait?

—Rien. D'ailleurs ces médecins sont des ignorants. Ce ne sont pas leurs ordonnances qui guérissent, allez, mais bien plutôt les soins... les soins intelligents... Où est la teinture d'arnica? Là! Il faut la secouer de temps en temps. (Elle agitait la fiole violemment)... Je voudrais vous panser moi-même. Je suis sûre que je vous guérirais plus vite.

—Je vous remercie, dit M. de Bruand en souriant un peu.

—Ah! les mains de femme, continua madame Labarbade... Les sœurs de charité!... Cachemire n'est pas venue ce matin?... Ni hier, je parie?... Je vous le demande, son poste ne devrait-il pas être à vos côtés?

—Pourquoi? fit-il.

—Mais... parce qu'elle vous doit...

—Elle ne me doit rien.

—Que voulez-vous! elle est oublieuse... Ah! si l'on m'avait aimée comme vous l'avez aimée...

—Je ne l'aimais pas, dit M. de Bruand.

—Ah!

Madame Labarbade demeura un instant décontenancée. Elle souriait, regardait Léon, regardait les lettres, et remuait les doigts comme si elle eût égrené un chapelet.

—Après tout, dit-elle, votre vraie garde-malade, c'est moi...

—Je le sais, dit Léon. Vous ne m'avez pas souvent quitté.

Elle crut voir là un reproche; mais elle ne laissa pas deviner qu'elle pouvait comprendre, et continua, d'une voix qu'elle adoucissait:

—Votre appareil n'est point dérangé?

—Non. Tout est pour le mieux. Merci.

—Mais ce secrétaire vous gêne, dit-elle en dérangeant brusquement les lettres mises les unes sur les autres.

Léon surprit ce mouvement, se redressa en s'aidant de ses mains et dit avec vivacité:

—Laissez ceci!

—Je vous demande pardon... je croyais...

Elle n'avait pu découvrir que l'adresse d'une lettre. A Monsieur Paul Barré, officier de marine. Ce nom ne lui apprenait rien.

—Vous ne voulez pas un livre? dit-elle en faisant mine de se retirer.

Léon ne répondit pas.

—Si vous avez besoin de quelque chose, je ne quitte pas la maison, moi. Au premier signe j'accourrai.

—Bien, dit M. de Bruand.

Elle se retira comme elle était venue, doucement, et referma la porte avec précaution. Elle s'éloignait lorsqu'elle aperçut Célestin Fargeau qui la salua sans rien dire, et entra dans la chambre de Léon.

—Le diable emporte celui-là, dit madame Labarbade entre ses dents. Fin comme l'ambre avec ses airs de Job et de pané. Je suis sûre qu'il aura le gros lot. Bast, ajouta-t-elle, pourvu que l'autre époumonné ne m'oublie pas!

Fargeau venait souvent à l'hôtel. Léon le recevait toujours et à toute heure. Fargeau entrait même lorsque le médecin était là. M. de Bruand ne vivait plus guère que lorsqu'il causait avec son ancien précepteur. Les anciens amis du club, M. Handa-Machado et les autres, ressemblaient vaguement à des importuns. Maintenant que leur compagnon de plaisir se trouvait cloué dans ce lit, il n'y avait plus grand'chose de commun entre eux et lui. La vie folle, la vie rapide, la vie à haute atmosphère les rappelait. Ils plaignaient beaucoup M. de Bruand et le regrettaient, mais ils commençaient à l'oublier. On parlait d'autre chose là-bas, et Léon avait déjà comme l'intuition de cet oubli.

—Ce n'est pas la mort, disait-il, c'est la façon dont je meurs qui m'accable... Triste fin pour un grand seigneur, comme je me piquais de l'être, que de tomber ainsi sous le fleuret d'un aventurier, de râler dans une chambre où peut-être elle a reçu cet homme,—et de mourir, en un mot, «en la plume comme canards.» C'est une expression de Brantôme qui me revient. Heureux ceux qui finissent bien, mon cher Fargeau, comme ce comte de Bure, qui voulut mourir cuirassé, épée au côté et casque en tête. Moi, je l'avoue, je finis mal.

Il reprenait alors:

—Ah! les rêves! Les premières journées, les premiers pas, les premiers sourires! Vingt ans! L'espoir! L'air libre et pur! Une femme! Ma femme!... Et les lendemains! Les journées folles, les courses, les soupers, l'air asphyxiant, le gaz, les restaurants, Cachemire! Quel kaléidoscope! Quelle ironie! quelles chimères, et quelles folies!

—Je suis puni par où j'ai péché, dit-il un soir... Étais-je né pour cette vie de mannequin parisien? Vous le savez, ce qu'il me fallait, c'était un coin où rêver, un bon livre, un ami, vous et elle (il songeait à celle qui n'était plus.) Mais je n'ai pas eu la force de supporter la solitude. Je meurs inutile, après avoir—qui sait? vécu ridicule. Tu l'as voulu, George Dandin de boulevard!

—Et après tout, fit M. de Bruand avec un rire sec, ne l'ai-je pas mérité? Oui, sotte existence, que celle-ci! Encore une fois, il y avait d'autres façons d'oublier. L'homme est si peu de chose sans le devoir! J'ai trop tôt désespéré, je me suis lassé trop tôt, j'ai jeté le manche et la cognée, me contentant de regarder, en spectateur, tous ces bûcherons humains acharnés après les obstacles. La fatigue m'a pris. J'avais bien le droit d'être las, mais j'aurais dû avoir la force de secouer cette torpeur, et de me mesurer avec la vie, au lieu de la laisser passer sans m'enquérir si elle était bonne ou mauvaise. Toutes les choses humaines, mon cher Fargeau, ont leur sanction!

—Et quelle sanction méritiez-vous, je vous le demande? dit Fargeau presque avec colère. Ah! si le sort, pour être équitable, tenait tellement à vous porter quelque coup, tonnerre! que réservera-t-il donc à la folie de Cachemire et à l'ambition de ce Terral?

—Attendons la fin, dit Léon avec un sourire railleur. Pour moi, cet homme et cette femme, faits l'un pour l'autre évidemment, ressemblent à des gens qui croiraient étreindre un marbre merveilleux et qui presseraient entre leurs bras une statue de plâtre. Ils veulent la fortune et l'amour; c'est—je le gagerais—la misère et le dégoût qu'ils trouveront... s'ils ont la patience d'attendre et de chercher ensemble. Non, pas votre misère, Fargeau. Eh! pardieu, votre habit est râpé, mais votre conscience est neuve. J'entends une misère terrible, dissimulée sous un sourire, la misère en gants blancs et en robe de soie.

—Possible, dit Fargeau.

—Au fond, continua Léon de Bruand, Cachemire n'aime que la misère, la bohême, le ruisseau. Elle suivra Terral au cabaret si Terral y descend. Par passion? Jamais. Je vous l'ai dit souvent. Par caprice, par goût, par amour de l'antithèse. Elle a, comme toutes les autres, la nostalgie du passé, du vin bleu, des bottines trouées et du haillon. Elle m'aurait aimé, qui sait? si je l'avais salie. Elle aime le luxe d'instinct, mais au fond la fantaisie sans le sou, l'amour va-nu-pieds est son amour à elle. C'est une amoureuse de la misère, comme vous, Fargeau.

—Amoureux de la misère moi? dit Fargeau! C'est possible. Lourd bagage, la fortune! Je marche d'un pas plus léger en ne portant rien. Ont-ils l'air bête, les garçons de banque, avec leurs sacoches! N'importe. On réfléchit aussi, vous savez, à ses moments perdus. Vous parlez de vie inutile? Et la mienne, bon Dieu!—Une intelligence gâchée, une volonté sans muscles. Bast! Est-ce bien ma faute ou celle du temps?—Un de mes amis, dit Fargeau, un exilé de la vie européenne, revenant d'un séjour de dix ans en Abyssinie, me disait que ce qui l'avait frappé tout d'abord au retour c'était le peu de solidité de nos pas. Nous mettons le pied à terre en hésitant, nous allons, comme si quelque vent nous secouait, tremblants, en gens qui cherchent leur voie, ignorent le but, demandent le chemin. Tout au contraire, les nègres de là-bas posent hardiment sur le sol la plante de leurs pieds. Le but? Ils le connaissent. Leur chemin? il est tout tracé, comme leur existence. Ils savent ce que leur tiendra la vie; nous, nous espérons en ce qu'elle nous promet. Ils ont des lois, ils ont des dogmes. Dogmes et lois, nous avons tout analysé, discuté, détruit. Nous cherchons. De là cette démarche hésitante. De là leurs pas fermes et certains. Puis ici les têtes entraînent le corps. La boîte crânienne est trop lourde. L'équilibre est rompu et l'individu titube. Nous n'avons plus assez de muscles, tout le mal est là! Le sang disparaît, les nerfs arrivent. Ce monde est anémique. Nous faisons réellement trop bon marché de la matière. En développant notre cerveau outre mesure, nous réduisons à rien la machine humaine qui est construite pour l'équilibre, non pour l'instabilité. Un homme n'est complet que lorsque son intelligence et ses instincts sont d'accord, lorsque tout en lui se pondère. Mais qui fait la part des instincts aujourd'hui? La foule! Quant à l'élite, elle n'a ni sang ni muscles, et comme elle refuse ses droits à la bête, c'est par la bête qu'elle est domptée. La bête, lisez la femme. Chez elle du moins l'éducation est instinctive; aussi, armée de son flair elle vient à bout de l'intelligence la plus solide. Sa subtilité étrangle notre franchise. C'est le combat du sauvage contre l'Européen. Il a la nature pour lui, ses organes contre nos armes, son instinct contre notre savoir. Les femmes sont des Peaux-Rouges et elles scalpent notre génération. A preuve,—il se touchait le front,—l'inévitable, l'implacable, la terrible calvitie régnante! Mais,—puisque j'ai parlé de moi,—j'aurais pu être énergique, lutter, me roidir; moi aussi j'ai déserté. Tenez, il y a quelque chose d'injuste en tout ceci! Et à quoi, diable, pense donc la nature, lorsqu'elle souffle une énergie de démon à des gens comme ce Terral et qu'elle prête une âme de cire molle et une insurmontable amitié pour le far niente à d'honnêtes garçons comme moi qui ne demandaient, après tout, qu'à être de braves gens, utiles aux autres? Ah! si du moins tous les coquins pouvaient être des paresseux!

Pendant que M. de Bruand demeurait ainsi couché dans le petit hôtel des Champs-Élysées, Fernand Terral s'était mis déjà en campagne pour faire rendre à la situation nouvelle qu'il s'était faite tout ce qu'elle pouvait contenir «d'avantageux.» Il lui importait à cette heure que l'événement fît tout le bruit possible, et il ne voulait s'en remettre à personne qu'à lui-même pour attacher le grelot, et même pour sonner la cloche. Il avait rencontré dans le courant de sa vie parisienne, un de ces journalistes in partibus qui tiennent bureau de nouvelles, les transmettent aux journaux des départements et de l'étranger, chroniqueurs assermentés de tous les accidents et de tous les scandales; qui sont au littérateur véritable, ce que le courtier marron est au négociant. Au courant de tout, sachant tout, prévoyant tout, Matouchard était, en son genre, une puissance. Il disposait de onze journaux de province, sans compter les feuilles belges, allemandes ou espagnoles. Il avait établi une boutique de correspondance où les hommes de lettres sans ouvrage trouvaient à s'occuper et à caser leur expérience, à prix réduits. Matouchard, transformant son appartement en salle de rédaction, surveillait ses rédacteurs comme un contre-maître ses ouvriers. Il les aiguillonnait, les activait, les renseignait parfois, relisait la copie, revoyait, corrigeait, mettait lui-même l'adresse des lettres et faisait ce qu'il appelait les variantes.

Ces variantes était bien simples. Un événement politique surgissait-il, concernant,—par exemple,—la question romaine, Matouchard tirait, à l'aide de la presse à copier, un second exemplaire de la correspondance faite par un de ceux qu'il appelait ses «nègres» et se contentait d'enlever un mot ou d'en ajouter deux à l'un des textes. Si la correspondance était destinée à un journal démocratique, Matouchard, assaisonnait ainsi la nouvelle du jour. «Enfin, il est presque certain que les troupes françaises vont évacuer Rome. La Convention du 24 novembre...»—Mais si la correspondance devait être imprimée dans un journal religieux, Matouchard enlevait prestement l'adverbe plein d'espérance et le remplaçait par un regret ainsi formulé: «Hélas! il est presque certain que les troupes françaises vont évacuer Rome...» Le reste de la correspondance ne variait pas d'ailleurs d'un iota pour le journal radical et pour le journal catholique.

Matouchard, au surplus, ne se donnait pas pour un homme de lettres. Il entreprenait la nouvelle et le renseignement, comme d'autres entreprennent la maçonnerie. Sa maison était une Agence Havas au petit pied, un centre où se donnaient rendez-vous ceux qui désiraient du nouveau et ceux qui en apportaient, une halle aux cancans politiques et littéraires. Parfois, les nouvelles expédiées de Paris par la maison Matouchard et Compagnie, revenaient à Paris sur les ailes du Moniteur de la Côte-d'Or ou du Courrier du Centre, comme des nouvelles inédites, et Paris en faisait ses gorges chaudes ou fraîches. Il était donc bien évident que le récit du duel de M. de Bruand et de Terral, publié dans ses détails par un journal de province, devait être reproduit par quelque feuille parisienne.

Fernand, qui ne connaissait pas de journalistes célèbres—de ceux qu'on lit et qui se font lire,—se félicitait que le hasard l'eût mis en relation avec un homme aussi précieux, en pareille circonstance, que Philippe Matouchard.

Aussitôt donc, il se rendit chez lui, dans une des maisons de la rue Geoffroy-Marie, au cœur de ce faubourg Montmartre où se distillent les bruits du jour, creuset de la pensée où les cerveaux bouillonnent, où la vapeur siffle, où la machine halète, où, de la rue du Croissant à la rue Grange-Batelière, tout ce que le monde entier lira, applaudira ou sifflera demain, s'imprime, se dit, se raconte, se maquille, se conteste et se blague ce matin ou ce soir.

Fernand monta au troisième. Il y avait sur la porte le nom de Matouchard. Il frappa; un gamin vint ouvrir, et Terral entra dans une antichambre encombrée de papiers, de vieux journaux, simplement ornée de chapeaux et de cannes suspendus à des patères. Il demanda M. Matouchard.

Matouchard était déjà près de lui, la main ouverte, souriant, un cigare à la bouche.

—Eh parbleu! monsieur Terral, vous arrivez à merveille. On parlait de vous. Entrez donc! Mes compliments. Un fameux duel! Entrez, entrez.

Fernand passa dans la pièce à côté, la salle de rédaction, où une demi-douzaine de pauvres diables, penchés sur des pupitres ou des tables, écrivaient tout en fumant. Il y en avait de vieux et de jeunes, tous de costume médiocre, qui regardèrent Fernand Terral sans curiosité, presque avec dédain. Rien dans cette pièce qui dénotât quelque chose de littéraire (et, certes, le contraire eût été étonnant). A peine, aux murailles, quelques charges du Gaulois ou du Diogène, Alphonse Karr déguisé en guêpe, par Hadol; Paulin Ménier, dans le Courrier de Lyon, par Durandeau, des lithographies de Carjat, des dessins, tout ce qui survit de ces pauvres diables de petits journaux fulminants au début, puis éteints tout à coup comme des feux d'artifice qui ne durent pas et dont il ne reste que la carcasse. Il y avait aussi sur une table recouverte d'un tapis vert des journaux amoncelés, la plupart découpés au ciseau, écrémés par le «correspondancier» chargé de faire la cuisine. Dans un coin, auprès d'un poële, cinq ou six lampes à tringles attendaient le soir pour éclairer ces malheureux faisant encore, et toujours de la copie.

—Asseyez-vous donc, monsieur Terral, dit Matouchard.

A ce nom, il y eut plus d'un regard fixé sur Fernand, qui soutint le feu, s'assit élégamment et alluma un cigare à l'allumette que lui tendait Matouchard.

—Avez-vous des nouvelles de M. de Bruand? demanda Matouchard.

—Oui. Il va mieux.

—Ah! ah!... Joli coup, le vôtre, à ce qu'il paraît. Voyons, contez-nous la chose, et vous autres, écoutez. Il ne faut pas rater ça. C'est tout ce qu'il y a aujourd'hui. C'est vrai, calme plat. Jusqu'à la session, ne me parlez pas de correspondance... un métier de chien!

—De chien de Bruxelles! dit un des porions littéraires.

Fernand conta dans tous ses détails l'affaire de la veille. Il se tailla un rôle à la fois romanesque et digne. Il savait trop bien que tout allait être répété.

—Bravo! bravo! disait Matouchard.

Il tira sa montre.

—Voyons, le courrier part à cinq heures. Il est trois heures, vous pouvez bien brosser la chose, Landrumeau?... Deux heures, il ne vous faut même pas ça?

—Pour l'Observateur de l'Aube?

—Oui. Demain nous l'enverrons à d'autres.

—Allons-y, dit Landrumeau.

—Vous savez que ça va rudement vous poser? fit Matouchard en tapant sur l'épaule de Terral... Bruand était un terrible... Mouché par vous, diable!

—J'ai vu plus fort que ça dans les Antilles, dit un des correspondanciers en quittant sa plume. Un duelliste acharné,—il avait tué dix-sept personnes,—un fort à bras, démoli net par un crapaud qui n'avait touché un fleuret de sa vie.

—C'est roide, fit Matouchard d'un ton incrédule.

—Parole. Le petit est lieutenant de dragons à présent. Tiens, à propos... J'ai oublié d'annoncer la nomination de Riovel.

—Un ruban qui n'est pas volé, dit un autre. Vous savez que Riovel a été le confident de Caussidière, en 1848?

—C'est bien pour ça qu'on le décore. Ses anciennes opinions sont mortes. On met une croix dessus.

—Oh! un mot!... Matouchard, dites donc, Matouchard? Vérillac qui a fait un mot!

—Pourvu qu'il ne le mette pas dans sa correspondance. La province se plaindrait.

—C'est vrai, dit Vérillac... Quand je flanque de l'esprit dans un Courrier de Paris, les Quimper-Corentinois, qui croient que je me moque d'eux, menacent Matouchard,—qui signe—de lui casser les reins!

—Ne causez pas tant, dit Matouchard, et allez-y de la fin. Après ça—vous pourrez jouer la Fille de l'Air.

—Ouf, dit Vérillac, moi j'ai conclu. Voilà!

Pendant que Matouchard relisait le courrier de Vérillac, Fernand Terral causait.

—Pourquoi n'êtes-vous pas allé trouver Olivier Renaud? demandait Vérillac. Il aurait conté votre affaire dans ses Echos.

—Je ne le connais pas.

—Quelle raison!... Il vous aurait sauté au cou. Est-ce que vous croyez qu'il a tous les jours des machines comme ça à se mettre sous la dent?

—Le fait est, dit un autre, que ses articles sont bien pauvres.

—Toujours la même chose!

—Toujours. Je vous dis qu'il est vidé!

—Pour être vidé maintenant, il aurait fallu d'abord qu'il eût quelque chose dans le ventre. Il n'avait rien.

—Pas grand'chose...

—Rien...

—Et Paul Duchemin?

—Ça vaut mieux. Mais c'est vieillot.

—C'est Ermite de la Chaussée d'Antin.

—Restauration.

—Ganache!

—Il a fait des romans pas mauvais, pourtant... Arnaud... Avez-vous lu Arnaud?

—Ça a paru chez Amyot?

—Chez Lévy.

—Pas lu.

—De jolis détails... Du paysage... Mais ça ne se tient pas!

—C'est bonhomme. Il devrait lire Balzac.

—C'est selon. Le Balzac de Vautrin, oui, le Balzac de la Recherche de l'absolu, non!

—Mon cher ami, ce que tu dis là est stupide. La Recherche de l'absolu? un chef-d'œuvre...

—Un chef-d'œuvre embêtant. L'as-tu lu?

—Et toi?

—Ne blaguons pas. Balzac a de la poigne. C'est le bonhomme du temps. Lamartine passera... Mais Balzac...

—Et Musset?

—Ah! vous savez, dit Matouchard, vous nous assommez là-bas! Nous ne sommes pas ici sous la coupole de l'Institut. Si vous voulez disséquer les gloires, allez dehors. Musset? Est-ce que c'est une actualité, Musset? Si vous savez le refrain de la nouvelle chanson de Thérésa, dites-le-moi, je l'enverrai à l'Etoile Belge. Mais des mots! Faites du Sainte-Beuve alors..., vous m'embêtez!

Terral sortit de cette fabrique de nouvelles très-satisfait de son expédition et certain que, sous peu de jours, tout Paris s'occuperait de lui. Il marchait dans la rue en conquérant, le front haut, comme si chacun eût pu déchiffrer sur son visage ce qui faisait son triomphe. Il gagna ainsi les quais, s'assit au café d'Orsay et se prit à regarder les gens qui passaient. Devant lui, de l'autre côté de la Seine, les arbres des Tuileries frissonnaient aux derniers souffles chauds; les feuilles, dorées par l'automne, tombaient une à une en tournoyant et le soleil égayait les tons assombris déjà des horizons. Mais que regardait Terral, c'était la mêlée des équipages, la foule des cavaliers et des piétons élégants qui se croisaient à deux pas de lui. Le quai d'Orsay conduit à la fois aux Champs-Élysées, au bois de Boulogne et au Corps-Législatif. A quelques minutes du faubourg Saint-Germain, faisant face au jardin des Tuileries, près des casernes de cavalerie, c'est un quai élégant, un peu grave, où les voitures blasonnées, les officiers à cheval, les députés se rendant à la Chambre défilent reconnus et salués par les passants qui les heurtent. Un provincial ferait là en quelques minutes connaissance avec la plupart des privilégiés du nom et de la fortune politique. Fernand Terral, qui connaissait les hommes et les choses de la vie parisienne, regardait et souriait à la pensée que parmi tous ces gens qui ne le connaissaient pas, dans ces équipages où caquetaient délicieusement des femmes souriantes, on ne parlait peut-être, à cette heure, que de son duel avec M. de Bruand.

—Et ce sera bien mieux, songeait-il, lorsque les journaux auront dit leur mot!

Il se balançait sur sa chaise, le bras gauche replié sur le dossier, les jambes croisées et fumant son cigare en rêvant. Un vent frais lui caressait doucement les cheveux; il se sentait vraiment heureux, la tête pleine de projets et d'ambitions—si près maintenant de se réaliser.

Tout à coup, il fit un mouvement et se redressa en apercevant Célestin Fargeau qui venait de son côté, la tête baissée. Fargeau regardait le pavé et n'aurait certes par aperçu Fernand Terral, mais celui-ci l'appela par son nom et se leva, lui tendant la main.

—Comment va M. de Bruand? dit-il.

—Ah! c'est vous, fit Célestin en le reconnaissant. Mes compliments, ajouta-t-il avec un sourire plein d'amertume. La partie est bien jouée.

—Quelle partie? demanda Terral.

—Ayez donc les qualités de vos vices, dit Fargeau brusquement. Vous êtes dévoré d'ambition. Corrigez donc cela par un peu de franchise.

—Je ne vous comprends pas du tout.

—Diable? On est donc devenu bien dur à l'entendement? Vous avez voulu un bout de renommée, n'est-ce pas, et M. de Bruand vous a servi de cible, pour montrer votre adresse aux badauds? C'est bien. Vous voilà satisfait. Il vous reste à vous montrer aussi habile que vous avez été audacieux.

Ces paroles avaient été dites avec une sévérité de ton qui ajoutait à leur valeur. Terral, un peu pâle écoutait en retroussant sa moustache avec son index.

—Je ne savais pas, dit-il, rencontrer en vous un juge.

—Ah! bah! Et pourquoi?

—Vous me comprenez, dit Terral.

—Oui-da! fit Célestin, parce que j'ai un chapeau bossué et des pantalons qui se frangent! Ah! il vous faut des moralistes en gilet blanc? Écoutez. Il est probable que nous ne nous reverrons jamais. Quand je vous retrouverai sur le trottoir de droite, je prendrai soin d'ailleurs de passer sur le trottoir de gauche. Mais je vous le dis une bonne fois, je n'échangerais pas ces misérables souliers que vous voyez-là et qui ne doivent rien à personne contre les bottes vernies que vous portez et dont les semelles sont tachées de sang!

—Ah! pardieu! s'écria Terral...

Il fit un mouvement pour se jeter sur Fargeau qui le regarda d'un air dur en caressant sa longue barbe. Mais il se contint, et, les lèvres frémissantes encore, les mains crispées:

—Vous n'avez pas répondu à ma question, dit-il, avec une froideur que démentait le tremblement de sa voix. Je vous ai demandé des nouvelles de M. de Bruand.

—M. de Bruand est mort, répondit Fargeau.

Terral ne répondit rien, il baissa la tête, laissa échapper sourdement un ah! et recula d'un pas, tandis que Fargeau continuait sa marche.

Puis tout à coup il courut après lui, le rappela.

—Eh! bien, dit Fargeau, quoi encore?

Terral lui tendait la main.

Fargeau regardait cette main d'un air indifférent et reportait ses yeux sur ceux de Terral comme pour l'interroger.

—Oublions, dit Terral lentement.

Fargeau redressa la tête avec une expression de mépris hautain.

—Oubliez, dit Terral en se reprenant.

Fargeau haussa les épaules.

—Soit, dit-il...

—Votre main, en ce cas?

—Oh! oh! fit l'autre. Autre chanson. L'oubli? Va pour l'oubli! Je ne suis pas un justicier, après tout. Mais la main! Tenez, vous allez rencontrer à présent bien des flatteurs et des courtisans;—parbleu! les sourires des thuriféraires, les compliments des envieux et l'admiration des niais, cela se trouve à l'angle des rues, mais la poignée de main d'un honnête homme, monsieur Terral, voilà ce que l'on cherche et ce que l'on ne découvre pas!

Il laissa Terral pétrifié et se demandant s'il avait bien entendu. Méprisé par cet homme! Renié par Fargeau! Le bohème repoussant l'aventurier! Fernand se maîtrisa encore; il se sentait pris de rage. Mais, en réfléchissant, que lui importait,—se dit-il,—le suffrage de ce Diogène du Café Athalie? Le reverrait-il jamais à présent? Mieux valait certes le laisser passer. Il se rassit, se prit à réfléchir de nouveau. M. de Bruand était mort! Cette idée ne laissait pas que de le remuer un peu. Mort!

Et il songeait.

—Bah! se dit-il ensuite. Après? N'ai-je pas joué franc jeu ma vie contre la sienne? C'était affaire au sort de choisir. Si j'ai gagné, tant mieux pour moi!

Puis il réfléchit que la justice allait s'en mêler, qu'on allait l'arrêter, qu'il fallait passer par la cour d'assises avant d'entrer front levé dans le monde parisien. Assurément il serait acquitté, mais la prison préventive était chose dure. L'instruction pouvait longtemps durer.

—Eh! bien, soit, se dit-il, je partirai pour Bruxelles et j'y resterai jusqu'au jour du procès.

Et comment partir? Il n'avait pas d'argent. Il trouverait certes bien le prix du voyage: on emprunte. Mais comment vivre là-bas? Il rentra chez lui, tourmenté. Dans sa chambre, comme s'il lui avait donné rendez-vous (il n'y songeait guères) il trouva encore Cachemire.

—Tu ne sais pas? commença-t-elle.

—Si, je sais. M. de Bruand est mort.

—Qui te l'a dit?

—Fargeau.

—Encore un qui me déplaît!... Mais, voyons, Fernand, s'il est mort, est-ce qu'on ne peut rien te faire à toi?... J'ai peur... Dis, réponds, dis-moi quelque chose.

—On me jugera, fit Terral.

—Des juges?... Oh! mon Dieu!... Et s'ils allaient te condamner, mon Fernand?

—Ils ne me condamneront pas.

—Est-ce qu'on sait? Ah! il avait bien besoin de mourir, dit-elle en s'asseyant sur le lit de Terral.

—Et que vas-tu faire? demanda-t-elle au bout d'un moment.

—Ah! si j'avais de l'argent, dit Terral comme à lui-même en frappant la table de son poing fermé.

—Il te faut de l'argent? Pourquoi?... Pour te sauver, n'est-ce pas? C'est pour te sauver que tu veux de l'argent, dis?

—Oui.

—Tu en auras!

—Allons donc! C'est toi qui me l'apporteras, n'est-ce pas? Je le refuse...

—Et pourquoi cela, reprit Cachemire étonnée... Je veux te sauver, entends-tu? combien te faut-il?

—Rien.

—Combien as-tu ici?

Elle lui enleva son porte-monnaie de sa poche, en visita le contenu, ouvrit des tiroirs, regarda et dit:

—Où vas-tu avec cela? en Belgique?

—Oui, je pars ce soir.

—Mais tu mourras de faim, là-bas. Voyons, Fernand, dis-moi, est-ce que tu m'aimes?

—Si je t'aime, dit-il, réellement touché ou flatté par le sourire suppliant de la jeune fille.

Il l'embrassa follement, et elle, implorant toujours:

—Si je t'apporte, ce soir, de quoi vivre là-bas, le prendras-tu, dis?... Accepte, va. Est-ce que nous ne sommes pas des amis de toujours? Qui nous sépare à présent? Personne. Et puis, tu ne resteras pas longtemps à Bruxelles... Tu reviendras... Si tu ne reviens pas, j'irai, moi, j'irai. Tu le prendras, cet argent, hein? Va-t-en, mon chat, ils te mettraient en prison, vois-tu. Ah! ça serait payer cher un homme qui ne te vaut pas!

—Eh bien, soit, dit Terral, je prends. Demain je serai à Bruxelles. Avant un mois le procès aura lieu. Je reviendrai, je te reviendrai tout entier, Suzanne, et nous ne nous quitterons jamais, tu entends, jamais!

Cachemire sortit de chez Terral folle de joie. Jusqu'à présent, cet homme l'avait dominée, et elle avait senti que son amour pour elle était fait de supériorité et de dédain. Mais à cette heure, au contraire, c'était elle qui protégeait! Sans elle, il se voyait traqué, perdu peut-être: elle le sauvait. La fille d'Ève triomphait en appesantissant sa petite main sur ce front orgueilleux. Maintenant Terral—elle le répétait enivrée,—était bien à elle. Elle l'enchaînait, elle se l'attachait. Elle arriva, joyeuse, dans ce petit hôtel des Champs-Élysées, où dans une chambre, entre des cierges allumés, M. de Bruand, froid et roide, dormait son dernier sommeil.

Tout l'hôtel était en désordre. Madame Labarbade allait et venait, parcourant les escaliers, interrogeant les chambres, les armoires, fouillant, inventoriant, prenant possession de toutes choses. Les domestiques la laissaient faire, un peu étonnés, bavardant tout bas, maugréant, mais n'osant prendre sur eux de s'opposer à cet envahissement. Madame Labarbade ne pouvait-elle point avoir le droit de l'accomplir, M. de Bruand n'avait-il pas laissé un testament? Ne devait-elle pas espérer d'y figurer en bon lieu? Et non-seulement elle l'espérait, mais elle en était certaine. Aussi regardait-elle déjà la plupart des objets comme siens. En apercevant Cachemire, elle l'appela, et lui dit tout bas que M. Fargeau avait emporté le testament chez le notaire, et que l'ouverture aurait lieu le lendemain,—après les funérailles,—chez M. de Bruand.

—Je me moque pas mal du testament, dit Cachemire en montant à sa chambre.

Elle n'avait pas d'argent, mais elle avait des diamants. Là était le salut de Terral.

Au moment d'entrer dans la chambre, elle s'arrêta; elle songea tout à coup (elle l'avait oublié) que c'était là qu'était mort M. de Bruand.

Assurément elle allait se heurter au cadavre, derrière cette porte.

Elle s'arrêta, hésitante; elle tremblait un peu, et elle était pâle. Mais brusquement elle poussa la porte et fut un instant suffoquée par une odeur de cire fondue.

Personne dans cette chambre. Les rideaux fermés, laissant filtrer à peine la lueur affaiblie du jour; au fond, sur le lit, entre les cierges, le mort, M. de Bruand, maigre sous les draps aux lignes marmoréennes. Elle n'osa pas regarder; elle marcha, détournant la tête, jusqu'au petit secrétaire dont elle avait la clef et où elle avait enfermé ses diamants,—les diamants que celui qui était là lui avait donnés autrefois.

Elle avait peur au fond. Il lui semblait sentir un frisson courir sur sa nuque. Derrière elle, on avait fait du bruit. Elle s'arrêta. Rien. Elle fit alors tourner la clef dans la serrure; le petit meuble s'ouvrit, elle y prit trois ou quatre écrins et referma le secrétaire vivement; elle avait hâte de sortir. Et pourtant l'instinct qui pousse toute créature vivante vers le spectacle de la créature morte l'agitant, elle voulut voir aussi, voir M. de Bruand, voir le cadavre.

Elle se retourna, regarda, demeura immobile.

Les yeux ouverts, fixes et vitreux, les cheveux collés par grosses mèches et tombant roides sur l'oreiller, le cou sinueux, la bouche contournée par l'agonie, M. de Bruand la terrifia.

Elle poussa un cri, arracha, pour ainsi dire, ses pieds alourdis au tapis et s'élança dans l'escalier. Là elle se heurta contre deux hommes qui montaient. C'étaient Célestin Fargeau et M. Gontran de Rives, accouru de Baden aussitôt pour passer la dernière nuit auprès de son ami mort.

Cachemire avait pris une voiture et s'était fait conduire au Mont-de-Piété. Elle demanda cinq mille francs sur ses diamants. Fernand Terral ne prit que la moitié de la somme. Il partit le soir même. Cachemire voulait rompre son engagement et partir avec lui. Il l'en détourna. Pendant que la vapeur l'emportait vers Bruxelles, elle entrait en scène et chantait un rondeau sur une musique nouvelle, souriant aux provocations des lorgnettes et aux bravos gantés de blanc.

A cette même heure, Fargeau et Gontran de Rives, assis à côté l'un de l'autre, commençaient la veillée funèbre. Fargeau avait vu mourir M. de Bruand, la nuit précédente, en plein délire. Il était fatigué. Peu à peu il s'assoupit. M. de Rives contemplait à la lueur des cierges renouvelés ce visage froid qui avait souri, cette bouche livide qui avait aimé! Gontran n'était pas un Hamlet, mais l'antithèse le glaçait. Tout en veillant ainsi, il se souvenait de ces autres veilles chaudes et joyeuses où Léon, le roi du festin, semblait défier l'avenir. Que ce temps-là était loin! Il datait d'un mois à peine pourtant. Et les mêmes rires éclataient à la même place, à la même heure; les mêmes salons s'allumaient, les mêmes femmes se fardaient pour d'autres... On oubliait celui qui partait, comme dans une bataille celui qui tombe. Serrez les rangs! Et les rangs se resserraient. Et l'on marchait, et le cadavre restait là-bas, abandonné, sans un souvenir. La nuit parut longue à Gontran de Rives. Pour la première fois cet insouciant en mesura la durée, aux battements de son cœur. Quand vint le jour,—lui que ce jour avait tant de fois surpris à table et riant encore,—il la trouva sinistre, l'aurore blafarde; il eut froid, il se sentit seul et un peu tremblant; il secoua Fargeau pour l'éveiller.

—C'est le jour dit-il.

—Ah! le jour!

Fargeau regarda le corps de M. de Bruand et hocha la tête.

—J'avais espéré un moment, dit-il, que tout cela était un rêve!

—Cela, dit M. de Rives, c'est pour moi le réveil... Mon pauvre Bruand!

Les journaux inséraient, ce soir-là, les lignes suivantes à la colonne des faits divers:

«Aujourd'hui ont eu lieu, en présence de quelques amis, les funérailles de M. le comte Léon de Bruand. Plus à plaindre peut-être que la victime, le vainqueur de ce duel, M. Fernand Terral, s'est réfugié à Bruxelles, où il attendra la fin de l'instruction. On pense que l'affaire viendra devant le jury avant la fin du mois prochain.»

Paris s'était vivement préoccupé de ce duel; puis, avec le temps, il l'oublia, et ne s'en souvint que lorsque la publication du procès devant la cour d'assises vint lui rappeler qu'il avait eu lieu. Dès l'ouverture de la première audience, Terral s'était constitué prisonnier. Son attitude parut excellente dans l'auditoire, aux journalistes qui rendirent compte des débats et surtout aux femmes. Cachemire se fit remarquer par une toilette tapageuse qu'on eut envie d'applaudir. Les jurés acquittèrent Fernand Terral à l'unanimité. Célestin Fargeau s'était montré excessivement calme dans sa déposition. Mais à la sortie de l'audience, il se heurta contre Fernand Terral, et lui lança un regard ironique qui n'était pas exempt de menace. Il avait cependant promis d'oublier! A ce regard, Terral ne répondit rien. Il était libre, très-connu maintenant, presque illustre.

La pomme d'or était là, à portée de sa main; il n'avait plus qu'à la cueillir! A quoi bon s'attarder en chemin?

Le soir même, il se montra au théâtre, dans une avant-scène, avec Cachemire et l'attention de toute la salle fut pour lui.

—Tiens, je t'aime, dit Suzanne, toute fière du succès et de la gloire—c'était de la gloire—de son amant.

Elle n'habitait plus le petit hôtel des Champs-Élysées. Le testament de M. de Bruand exilait de là Cachemire, et le petit Adolphe, et la maman Anaïs elle-même, qui s'en alla furieuse et secoua la poussière de ses souliers sur la mémoire du défunt. M. de Bruand laissait ce qui lui restait de sa fortune (fort éprouvée), à Paul Barré, son ami d'enfance, une rente viagère à Jean, son domestique, et partageait ses objets d'art entre ses camarades, donnant la meilleure part à M. Gontran de Rives. Il avait, au dernier moment, effacé un paragraphe concernant Célestin Fargeau.

Fargeau, qui connaissait les intentions de M. de Bruand, n'avait rien voulu entendre.

—Ai-je besoin de quelque chose? avait-il dit. Oui, de ne plus ressembler à un corbeau qui dépécerait les héritages.

Il n'avait consenti à accepter que quelques livres, de la main à la main. C'était assez.

Madame Labarbade, d'abord écrasée et furieuse, se calma peu à peu. Il le fallait bien. Elle ne songea qu'à mettre sur pied le nouvel appartement de «sa chère Suzanne.» Elle fut vraiment superbe,—ayant l'œil à tout, comme un chef de tranchée. Cachemire, comptant sur l'avenir et l'imprévu, avait pris un logement luxueux, rue Taitbout, et n'avait voulu rien retrancher de son genre de vie. Madame Labarbade choisit, parmi les bijoux, ceux qu'il fallait mettre en gage pour assurer les frais de premier établissement. Elle fit vendre à l'encan certains meubles inutiles et un peu vieillis, en acheta d'autres et, pour le payement du tapissier échelonna des billets mensuels; elle organisa le crédit comme Carnot organisa la victoire,—et réalisant une partie des bracelets, colliers et parures de Cachemire, elle mit, comme elle disait, la maison en avance, de telle façon qu'on pût attendre les beaux jours, la pluie d'or et les Jupiters en mac-farlanes.

Mais ce ne fut pas sans prélever un léger escompte que la bonne madame Labarbade s'acquitta de cette mission. On la vit, en ce temps-là, rôder dans les bureaux d'un agent de change, et maman Anaïs commença à collectionner de grands morceaux de papier jaune qui étaient des obligations de chemins de fer. Cachemire l'ignorait, et peu lui importait d'ailleurs. Madame Labarbade essayait parfois de lui donner des conseils,—en particulier de la détourner de Fernand Terral, qui continuait à trotter par le cerveau de la jeune fille. Mais Cachemire accueillit ces observations d'une façon telle que maman Anaïs jugea peut-être inutile de les risquer une nouvelle fois.

Cachemire eût voulu tout d'abord que Fernand partageât son appartement. Il refusa. Il voulait être libre et la laisser libre aussi. Il avait, à son tour, abandonné son ancien logement, et maintenant il habitait un charmant entresol, meublé à l'antique, vieux chêne et vieux bronzes, boulevard des Italiens. Tout cela non payé, mais il était désormais de ceux à qui l'on n'envoie pas la facture acquittée. Il s'était mis à jouer à la Bourse. La hausse et la baisse valent parfois la rouge et la noire. Ses opérations étaient heureuses. Il avait le flair.

Dès les premiers jours de l'installation de Cachemire, Fernand se plaignait de la présence du jeune Adolphe qui grandissait et devenait de plus en plus insupportable. Il conseilla à Cachemire de le mettre au collége. Ce fut une éruption dans le logis. Madame Labarbade jeta feu et flammes. Mais Cachemire, que son frère gênait aussi, se montra inflexible. Maman Anaïs vit qu'il fallait céder ou rompre. Elle était prudente; elle rompit. Adolphe s'achemina donc un jour, tout larmoyant, vers les hauteurs de la rue Blanche, accompagné de sa mère qui portait dans toutes ses poches des pots de confitures. On arriva sous une porte cochère décorée d'un drapeau tricolore et des armes de la ville de Paris; maman Anaïs tira la sonnette, et, une heure après, le collége Chaptal comptait une jeune âme de plus. Pendant que l'enfant se mordillait les ongles sur son banc en recevant la bordée de regards que les anciens jettent infailliblement au nouveau, maman Anaïs s'en revenait vers la rue Taitbout en essuyant ses yeux rouges avec un mouchoir de batiste emprunté à Cachemire.

—Va, disait-elle pour se consoler, et comme si Adolphe l'eût écoutée, ta mère te nourrit du moins un magot qui se portera bien. N'aie pas peur, un jour tu t'en moqueras pas mal de cette sœur qui tient si fort à t'emprisonner comme ça! A chacun son tour. Tu auras le tien, mon chéri.

Débarrassée du chéri, Cachemire se trouva plus à l'aise. Elle se sentait vraiment heureuse. Jusqu'à présent, elle n'avait pas vécu à sa guise. M. de Bruand lui pesait. Elle s'était cachée pour aimer; à cette heure, elle pouvait marcher tête haute, sans craindre d'être suivie, épiée, dénoncée. Ce Fernand! elle se pendait à son bras avec une audacieuse fierté. Elle aimait à marcher à pied sur le boulevard pour se montrer avec lui; elle jouissait des regards qu'on jetait au vainqueur de M. de Bruand. Une première représentation partagée avec lui, elle la savourait comme une liqueur. Elle maudissait son théâtre qui les séparait fatalement à de certaines heures; elle eût souhaité qu'il fût acteur pour que le métier les réunît comme le faisait l'amour. Mais cet amour, qui n'avait, semblait-il, jamais été plus ardent en elle, changeait déjà de face. Elle se figurait à présent aimer davantage Fernand Terral, en réalité elle l'aimait moins. Son orgueil seul maintenant et son amour-propre étaient caressés. Elle prenait plaisir à entendre murmurer quelque éloge de Fernand, et elle se parait aussitôt de cette louange; mais ce n'était déjà plus ce sentiment doublé de je ne sais quel sacrifice et qui, deux mois auparavant, l'eût poussée à tout vendre, à tout quitter, tout perdre pour suivre Fernand—nu-pieds, n'importe où,—si Fernand l'eût voulu.

D'ailleurs, elle était venue en aide à Fernand, à ce Fernand si haut placé au-dessus d'elle. Depuis ce temps elle se regardait comme son égale.

Les premiers moments d'ivresse passés, lorsqu'elle se fut habituée à se montrer au bras de Fernand, lorsqu'elle le vit bien à elle, et qu'elle eut bien dit à tous et à toutes qu'il était à elle, elle commença à désirer autre chose, d'autres secousses, d'autres surprises, d'autres distractions. Elle se prit à regretter la mort de ce M. de Bruand, qui, jadis traversait sa vie comme un reproche, et qu'elle détestait si bien. Haïr quelqu'un, cela aide parfois à en aimer un autre.

Elle s'avoua un jour qu'elle s'ennuyait.

L'ennui! L'ennui au milieu du luxe, du bruit du théâtre, des courses au Bois, des billets doux, de cette vie pour ainsi dire électrisée.

Elle voulut secouer cette torpeur, s'étourdir. Elle fut de toutes les fêtes,—elle et lui. On les voyait partout, Fernand et Cachemire, cherchant, chassant, traquant le plaisir. Aujourd'hui à ce bal, demain à cet autre, ce soir ici, là, ici et là à la fois. Le théâtre, les courses, les soupers. Ils épuisaient toutes choses.

L'argent que Fernand gagnait le matin se fondait le soir comme dans un creuset. Il ne s'en inquiétait pas. La Bourse n'était-elle point là? Il avait le secret de ce Temple. Et chaque jour, le steeplechase à l'argent, et chaque soir le steeplechase aux voluptés. Mais ce n'était ni le luxe, ni le théâtre en fête, ni les rires s'envolant au plafond avec le champagne, qui grisaient et égayaient Cachemire. Si Fernand la voulait rendre heureuse, il n'avait qu'à l'emporter vers ce bal où l'orchestre cuivré lançait ses notes éclatantes,—Mabille,—où tournoyaient les valseurs, où se crispait le quadrille, où les saxhorns vomissaient leurs accords de tonnerre au-dessus d'une foule hystérisée par la danse folle.

On dînait au Moulin-Rouge dans quelque cabinet et l'on riait et chantait, fenêtres ouvertes. Par ces belles soirées d'août qui pastichent à Paris les crépuscules de Florence, la lune se levait, là-bas, au bout de la mer de verdure formée par tous ces arbres des Champs-Élysées et des Tuileries. Elle s'élevait blonde dans le fond du ciel d'un gris bleu, à peine allumée dans cette ombre indécise, argentée, brumeuse où se détachaient les deux clochers de Sainte-Clotilde et les pavillons des Tuileries. Point de vent; un air déjà frais après la journée chaude, les feuilles immobiles çà et là comme une guirlande de perles dans un écrin vert; des rinceaux de boules dépolies, des colliers de becs de gaz qui tout à l'heure allaient s'allumer dans la verdure. Ils regardaient cela, vaguement, sans rien analyser, respirant l'air, prenant le frais, la main dans la main sur le divan, et les yeux tournés vers le paysage.

—Ça vous grise, cet air du soir, disait Cachemire.

L'air du soir et aussi le champagne rosé qui fondait la glace des carafes. Peu à peu la nuit venait. Les lumières naissaient, pétillaient dans les feuilles. Ce vert des arbres est si beau, animé par le gaz! On entendait monter du bas des charmilles un bruit d'assiettes et de voix. La lune se faisait plus intense, noyait les marronniers d'une teinte laiteuse. Les guirlandes s'incendiaient, l'heure approchait des bals voisins. Un bruit de cuivre éclatait, poussé par le vent, des valses, des quadrilles, les Miserere de Verdi et les épilepsies d'Offenbach. Les notes arrivaient par bouffées, sur le vent rafraîchi, dans ce cabinet chaud de gaz. Et Cachemire alors, une cigarette à la main, allait à la fenêtre, regardait les dîneurs en bas dans leurs boxes de verdure, ou respirait, narines dilatées, les airs de danse qui venaient du lointain. Elle se retournait alors:—J'ai des envies de sauter, disait-elle, et, devant la glace, se regardant, se souriant, elle cambrait les reins, levait les bras, gonflait le cou ou jetait sa tête en arrière et levait le pied jusqu'aux bougies.

Puis c'était Mabille. On y allait à pied, Cachemire frétillant au bras de Terral, fredonnant un refrain entendu la veille, s'interrompant pour dire des mots, des riens. Elle faisait frissonner sa robe en entrant par la porte illuminée, devant les sergents de ville ennuyés, et les gamins jeunes et railleurs, et les fillettes avides qui la regardaient passer avec de grands yeux où il y avait l'envie. Ils faisaient un tour de bal, saluaient çà et là, s'asseyaient, regardaient la foule. Terral jouissait de ces fêtes, parodies des nuits du midi, affichait Cachemire, tendait son gant à d'autres gants qui passaient. Cachemire écoutait la musique et battait le sable du bout de son pied. Des femmes pâles et peintes l'analysaient et se la montraient. Tous les couples ou les groupes qui passaient avaient un regard pour elle. Mais brusquement elle se relevait, prenait le bras de Terral, le menait autour du jardin, jetait des yeux allumés sur les endroits où les danseurs s'agitaient à l'ombre des palmiers de zinc à lanternes blanches. Parfois, le long des arcades de bois décorées de verres de couleur, un cliquitement éclatait. Cachemire se reculait, se pressait contre Terral, puis riait en voyant des taches d'huile sur sa robe traînante.

Elle allait aux jeux, à la toupie hollandaise qu'elle regardait se cogner avec un coup sec aux arêtes de cuivre. Elle gagnait pour vingt francs un morceau de fayence de cinq sous. Puis, vite, la tireuse de cartes. Une grosse femme vêtue d'une robe à raies rouges et noires, une toque polonaise sur la tête, l'air bien nourri, se tenait sur une chaise. Elle se levait. Terral entrait—et Cachemire—dans une façon de chaumière où, sur une table à tapis de damas, une grosse lampe éclairait des cartes dispersées.—Le grand jeu ou le petit jeu?—Tous les jeux! disait Cachemire. L'autre débitait sa chanson éternelle: Vous êtes en ce moment ennuyée. Mais patience. Il y a beaucoup de cœur. C'est un jeune brun qui vous aime—Cachemire serrait la main de Terral—Et voilà du trèfle! oh! neuf de trèfle, c'est bon signe que ce trèfle-là! avant huit jours on vous apportera beaucoup d'argent. Il y a bien un peu de carreau, mais si peu! Patience!—Et vous, monsieur, le grand ou le petit jeu?

—Merci. Je le connais, mon avenir! répondait Terral.

Ils sortaient, Cachemire fière, enchantée, songeant à ce trèfle et à ce cœur qui ne quittaient pas sa destinée.

Elle revenait vers les quadrilles. Ses yeux s'agrandissaient. Fernand la sentait se serrer contre lui avec des frémissements d'oiseau qui veut s'envoler, elle battait la terre de ses pieds, elle accompagnait l'orchestre de ses lèvres. O le souvenir du bal de Samoreau!

Comme elle eût voulu se lancer dans cette foule tournoyante. Et l'orchestre allait, un orchestre criant, hurlant, où des bruits de bois se mêlaient aux bruits de cuivre, il secouait ses danseurs frénétiques, les hommes sautillant—les pouces dans l'entournure du gilet, le chapeau en arrière,—croisant les jambes, les tordant, les jetant en l'air, tournoyant comme des derviches en ébriété sur le talon ou sur le bout du soulier, criant, se courbant, se relevant, faisant les gracieux devant des femmes qui luttaient de gestes frénétiques, agitées comme par une torpille, semblables à des paquets de linge et de chair. Dans un tourbillon, on ne voyait que des pointes de bottines s'élevant en l'air, des jupes froissées, des flots de cheveux secoués sur le front, sur la nuque, des gestes épileptiques, des têtes jetées en arrière, des yeux perdus, et des mains s'agitant au-dessus de ces corps, comme des mains de noyés au-dessus de l'eau. Et tout cela fouetté, secoué, activé par des clameurs, des bravos, des trépignements, des hurlements de bêtes fauves.

Cachemire, alors, regrettait d'être Cachemire, et la «nostalgie de la boue» lui entrait au cœur.

VII

Fernand Terral eût volontiers élevé, dans un coin de son logis, non pas un autel aux dieux inconnus, mais une statue à l'Audace. Il lui devait tant! Il avait touché le but, la fortune lui souriait. On parlait de son coup d'œil en affaires et de son bonheur en amour sous les galeries de la Bourse. Matouchard le poursuivait pour fonder avec lui une grande affaire littérario-industrielle, un journal-annonces, quelque chose de gigantesque. Terral devait trouver les fonds dans la poche de ses amis et Matouchard le succès du journal dans la cervelle de ses rédacteurs. Mais Terral n'y tenait qu'à moitié. Pourquoi s'imposer une position sociale lorsqu'il lui était si facile de s'en passer? Il figura bientôt au premier rang de cette bohème dorée sur toutes les coutures qu'on rencontre partout à Paris, sans pouvoir affirmer au juste ni d'où elle vient ni où elle va. Le boulevard est ainsi encombré de personnalités bizarres, dont on connaît tout au plus le nom et le visage; gens charmants, souriants, au fait de tous les petits mystères de tous les mondes, sachant sur le bout du doigt la comédie contemporaine, rôdeurs et maraudeurs de toutes les coulisses, et mieux renseignés cent fois sur les Parisiens et les Parisiennes que l'almanach Bottin tout entier.

Héros éphémères au surplus, qui disparaissent un beau matin comme une bulle de savon qui se crève. Il en est ainsi qui durent huit jours, d'autres un mois, d'autres dix ans. Ces derniers sont rares. Ce ne sont pas les privilégiés d'ailleurs: leur vieillesse est sinistre et l'on devient mélancolique à compter les efforts qu'ils multiplient pour ne pas se survivre.

Terral s'était décidément classé parmi ces célébrités du macadam qui font qu'on se demande souvent ce que c'est que la gloire. On citait ses mots dans les petits journaux.

On vantait son escrime et la façon dont il conduisait son dog-cart; pour mille écus il n'eût point manqué son tour du lac à l'heure où il est «convenable» d'aller au Bois. Il savourait largement cette atmosphère de flatteries, d'encens, de grosses envies et de petites calomnies qu'il s'était faite. Cette vie trouvée, c'était la vie cherchée. Il marchait en pleine terre promise.

Il remontait les Champs-Élysées, un matin, tout en fumant, lorsque à travers les allées il aperçut, allant à pas comptés et baissant la tête, Bourdenois, qu'il n'avait pas revu depuis le jour où ils avaient échangé leurs confidences. Bourdenois ne le voyait pas; il ne devait rien voir; il paraissait absorbé, il était pâle et fatigué. Terral hésita un moment à le reconnaître, puis il marcha droit à lui, autant pour causer avec un camarade d'enfance que pour étaler son succès devant un ami.

—Bourdenois, dit-il tout haut, quand il fut à quelques pas du peintre.

L'autre releva la tête, se retourna, aperçut Terral et s'arrêta, ébauchant un sourire un peu attristé.

—Je suis heureux de te retrouver, dit Terral. Que diable! Es-tu donc un lycanthrope ou as-tu oublié mon adresse?

—Moi? dit Bourdenois... Non...

Il paraissait un peu embarrassé.

Le contraste était frappant entre Terral, le front haut, l'attitude fière sous ses vêtements élégants, et Bourdenois qui semblait regarder son paletot aux coudes usés et son pantalon soigneusement brossé mais où les genoux avaient, avec le temps, marqué leur place.

—Tu as l'air sombre, caro Carlo, dit Terral... Le cœur est malade?

—Oui, fit Bourdenois avec un sourire, le cœur!

—Et l'estomac, pensa Terral. Il y a des gens maladroits. As-tu déjeuné? dit-il tout haut.

—Non... Oui, répondit le peintre en se reprenant.

—A cette heure-ci? Impossible! Tu as pris du chocolat peut-être. Allons, tu me tiendras compagnie!

Il l'entraîna par le bras, tout en causant, vers le Café du Rond-Point, où les gentlemen de ce quartier hippique fraternisent volontiers avec les maquignons voisins et les écuyers du Cirque. Bourdenois aurait bien voulu refuser.

—Allons, dit Terral, je suis vraiment enchanté de causer un moment avec toi. Je tiens à te prouver que j'avais raison jadis de souhaiter beaucoup et de désirer. Les désirs deviennent plus rapidement qu'on ne pense des réalités, et le royaume de ce monde n'est décidément qu'aux audacieux.

—J'en suis persuadé, fit Bourdenois.

Il semblait réfléchir et regardait la nappe blanche avec des yeux qui ne voyaient pas.

—Mange donc, reprit Terral en riant... Et bois, quoique ce vin soit détestable.

Il appela le garçon et demanda du Moulin-à-Vent;—puis regardant Bourdenois:

—Oui, mon cher, dit-il, je suis au comble de mes vœux, et tu sais si ces diables de vœux étaient gigantesques. Je suis riche et je suis aimé. Le louis et la femme,—les deux pommes d'or à cueillir. Les voilà cueillies et je les croque. Et chose bizarre, mon ami, je dois tout cela à ce duel.

—Quel duel? demanda Bourdenois.

—Comment, quel duel?

Terral posa sur son assiette la fourchette qu'il portait à sa bouche et regarda son ami d'un air stupéfait.

—Tu ne sais pas l'histoire de mon duel?

—Tu t'es battu?

—Tu ne lis donc pas les journaux?

—Mon ami, dit Bourdenois, tu m'excuseras; je vis comme un ours, dans mon atelier. Je ne sais rien, je ne lis rien. J'attends et je travaille.

Terral contraint de s'avouer que sa renommée n'avait pas franchi certaines frontières, parut un peu vexé un moment, mais il s'en consola bien vite en racontant l'aventure. Bourdenois écoutait de l'air d'un homme qui songe à autre chose et qui n'a pas grande attention à accorder aux malheurs d'autrui.

Lorsque Fernand eut achevé, Bourdenois le félicita modérément, et il se fit un silence.

Puis Terral interrogea son compatriote par politesse:

—Ah! çà, dit-il, et toi? Tes amours? Car tu avais des amours? Cette idylle en pleine pépinière du jardin de Marie de Médicis! Daphnis et Chloé échangeant des regards aux pieds de la statue de Velléda? Que devient ta Vierge du Luxembourg?

—Tu as bien tort de railler, fit Bourdenois. Je suis malheureux, et je souffre.

—Je ne raille pas, dit Terral.

—Eh! bien, reprit Bourdenois, tout cela n'existe plus. Un joli rêve. Mais il a bien fallu s'éveiller.

—Comment!... Cet ange?

—Tu ne comprends pas, dit Bourdenois en voyant le sourire de Terral. Ce n'est point une déception. D'ailleurs ce n'était pas une maîtresse que je souhaitais, mais une femme. Tu n'as jamais désiré le foyer, toi qui désires tant? Et tu te crois ambitieux! Je le suis plus que toi! Est-ce que je ne t'ai pas dit que je la voyais souvent au Luxembourg, dans la même allée, à la même heure, comme si elle fût venue à un rendez-vous. Son père l'accompagnait toujours. Son père! un honnête homme, celui-là. Un pauvre vieux professeur entêté dans ses idées et qui a donné sa démission en 1851... Il est pauvre, et vend des leçons de latin à des marmots qui se mouchent dans leur grammaire, quand il devrait enseigner la philosophie dans une chaire de la Sorbonne. On ne choisit pas. D'ailleurs il préfère sa position à toute autre. Sa conscience lui tient lieu de dessert. Puis, il mange après tout, le bonhomme! Sa fille—elle s'appelle Claire, Claire, tu entends?—fait de la tapisserie pour les magasins du voisinage. Elle tient la maison en ordre. Ils n'ont pas de bonne. Et c'est un nid pourtant, un nid flamand, propre et gai. Il m'a invité à aller le visiter. J'y suis allé. Nous avons causé. Il fallait voir sa joie quand il a découvert que mes idées étaient les siennes! Et comme il prenait soin de me convertir sur la question des nuances imperceptibles! Bref, je l'adore.

—Et sa fille aussi? dit Terral.

—Et sa fille aussi, fit Bourdenois que le vin rendait bavard.

Il s'était habitué à ne boire que de l'eau.

—Et mademoiselle Claire?

—Eh! bien?

—Est-ce qu'elle t'aime?

—Oui, dit Bourdenois simplement.

—Alors épouse-la.

Bourdenois recula brusquement sa chaise et avec un accent désespéré qui ne toucha pourtant pas Terral:

—Eh! voilà, mon ami, ce qui me tue. L'épouser? Impossible!

—Et pourquoi?

—Ah! pourquoi? Parce que je ne gagne pas avec mes pinceaux de quoi me nourrir, comprends-tu? Parce que la municipalité de notre petite ville qui m'avait envoyé ici pour étudier, m'a retranché net la pension qu'elle me faisait à Paris. Vote du conseil municipal. Il faut s'incliner. Alors pourquoi m'ont-ils mis en diligence un beau matin, comme un colis, s'ils devaient ici me laisser pour compte? Oui, j'ai beau chercher, aller, venir, lutter, je suis gueux comme devant. Et je m'en moquerais, si je n'aimais pas. Me marier?... Parbleu! Mais que deviendrait Claire avec un imbécile qui n'a pas de quoi vivre entre les mains. Et son père! Elle ne veut pas le quitter. Elle a raison. Et les enfants? me vois-tu à la tête de cette famille qui me dirait: Nourris-moi! Tiens, il me prend des idées folles. J'ai envie d'en finir par le saut du pont. Je doute, que veux-tu? Je n'ai peut-être pas de talent! Non, je n'en ai pas puisqu'on m'achète vingt francs des tableaux qui me coûtent plus que cela de toile et de couleur. Et quand je vois des sots qui vendent leurs barbouillages comme de la paille... Des sots, il n'y a pas à dire... Je me demande si j'y vois clair, et si c'est moi qui suis un niais, ou si ce sont eux...

—A la bonne heure, dit Terral, te voilà bien près de haïr. La rage est le premier échelon du succès.

—La rage? dit Bourdenois étonné. Ah! bien, oui, la rage! Je t'en moque, la rage! Je vis dans mon coin, un triste coin, et je ne déteste personne, je te prie de le croire; je n'en veux qu'à moi-même... Il y a longtemps que je ne me suis plaint comme je le fais... Mais je ne sais pas, ce matin... Qu'est-ce que ce vin-là?... J'ai mal à la tête... Je n'en bois pas tous les dimanches... Du fromage, un petit pain, de la charcuterie dans les grands jours, et de l'eau, voilà le régime. Ça ne refait pas l'estomac. Seulement de temps en temps, j'entre dans un bouillon Duval, je verse dans le bouillon un demi-septier de vin,—c'est la mesure—et j'avale le mélange, je fais chabrol, comme nous disions chez nous. Avec cela, on se soutient. Non, je n'enrage pas. Je me plains, mais je me résigne. Eh bien, quoi! ou je succomberai et ce sera fini, ou je m'en tirerai et j'oublierai vite. Tiens, sortons. Ma tête tourne. Ouf! Il fait chaud ici!

—Sortons, dit Terral en souriant.

Il paya le garçon et alla faire un tour de Bois avec Bourdenois, mais dans une voiture fermée. Bourdenois parla encore et de son amour et de ses luttes, et de sa résignation.

—Où veux-tu que je te conduise? dit enfin Terral un peu lassé.

Bourdenois allait dire son adresse. Il s'arrêta.

—Où tu voudras.

Terral le déposa sur le boulevard et le quitta sans insister. Il avait été tenté de lui glisser quelques louis dans la poche.

—Bast! se dit-il. A quoi bon? D'ailleurs à l'avenir, je prendrai garde à de pareilles rencontres! C'est un chapitre de la Morale en action, ce garçon-là. Il y a deux sortes de gens qu'il faut éviter: les coquins forcenés et les gens vertueux!

Charles Bourdenois rentra seul dans son atelier, un pauvre diable de taudis où un poële immense, veuf de charbon depuis longtemps, ne chauffait même pas en hiver les toiles, les lambeaux d'études, les plâtres et le chevalet de l'artiste. C'était une pièce assez vaste, prenant le jour par une large fenêtre vitrée avec balcon, qui donnait sur le boulevard extérieur. A la muraille étaient accrochés les différents objets qui formaient le luxe de Bourdenois, des tableaux inachevés, des croquis, un portrait de femme, un portrait en pied qu'on avait laissé pour compte à l'artiste,—accident plus commun qu'on ne pense. Le reste était bien dégarni. Les meubles en vieux chêne, un bahut et des bronzes que Bourdenois avait achetés jadis, s'étaient peu à peu dirigés vers le marchand de bric-à-brac ou le revendeur. Ce qui restait n'avait plus de valeur et sentait la misère. On avait froid au cœur en entrant-là.

Bourdenois se laissa tomber sur une façon de divan usé et crevé, laissant voir le crin qui le rembourrait et qui sortait par flocons—et, croisant les bras, il se mit à rêver. La porte d'un petit cabinet noir qu'on eût dit creusé dans un placard, laissait apercevoir le petit lit en fer, plat comme un lit de camp, où il dormait, où il oubliait, où il rêvait d'elle!

Il se sentait véritablement étourdi. Le Moulin-à-Vent avait monté à la tête du buveur d'eau; puis, cette rencontre l'avait troublé et mis hors de lui. Terral puissant, Terral riche, l'audace s'imposant à la foule, la fortune conquise par un coup de main. Il y avait de quoi ébranler la foi la mieux affermie.

—Je suis peut-être un sot, pensait Bourdenois. La lutte assidue n'est que bêtise, et quelque brutalité vaudrait mieux. Pour attirer l'attention, un coup de grosse caisse vaut mieux qu'une plainte. L'homme qui a le mieux compris son époque, c'est Mangin. Terral a joué sa vie et il a gagné. Ah! si j'osais!

—Et oser quoi? reprenait-il ensuite. Est-ce que je suis de ceux qui inventent les événements? Comment saurais-je les faire naître quand je suis incapable peut-être d'en profiter?...

Il était horriblement découragé. Ses idées se mêlaient, se heurtaient. Pour la première fois, il en avait peur. Quelle vie triste, mais calme et d'incessant labeur jusqu'alors. Sa médiocrité lui avait suffi; il ne s'était même pas révolté quand elle était devenue la misère. Maintenant, le succès de Terral le transformait. Il le sentit si bien qu'il fit un effort pour penser à autre chose. Il songea à Claire.

M. Gouvenot, le professeur, habitait avec sa fille, rue Soufflot au cinquième étage, un appartement dont le balcon donnait à la fois sur le Panthéon et sur le Luxembourg. Quatre pièces, la chambre du père, la chambre de Claire, une salle à manger qui servait de salon, une bibliothèque et une cuisine. Tout cela propre, presque gai, flamand comme avait dit Bourdenois à Terral. C'était là, dans ce paisible intérieur, que le peintre reportait sa pensée lorsqu'il voulait oublier un peu les âpretés de tous les jours.

Il évoquait le visage pur, les grands yeux noirs, le sourire confiant et pourtant mélancolique de Claire, et soudain le voilà rasséréné, plus décidé que jamais à tout braver, plus certain de réussir. M. Gouvenot accueillait avec un vif plaisir ce jeune homme qu'il avait rencontré comme par hasard et qui, de jour en jour, de conversation en conversation, lui était devenu véritablement cher. M. Gouvenot était le fils d'un conventionnel et il avait vieilli dans les idées de son père, qui avaient été celles de son enfance. Justement Bourdenois avait, parmi ses oncles maternels, un de ces proconsuls de la République que la réaction essaya d'englober dans une réprobation générale et qui furent—je ne parle pas de quelques terribles exceptions—de patients et zélés organisateurs, prêts à sacrifier leur existence et leurs intérêts au devoir, de braves gens et de bons citoyens. Il n'en avait pas fallu davantage pour que M. Gouvenot s'éprît de belle amitié pour le peintre. Le vieillard était d'ailleurs un homme confiant, communicatif, marchant désarmé dans la vie, l'œil sur son idéal, et ne regardant guères à ses pieds.

Il avait été bien des fois trompé, trahi, berné sans que sa candeur native—doublée de résolution et de fermeté—se fût un instant démentie. C'était Claire qui veillait sur lui.—C'est moi qui suis sa fille, disait-il parfois en riant. Absorbé par des travaux importants sur l'histoire de la Révolution et de la réaction thermidorienne qu'il avait entrepris d'écrire, il accumulait depuis trente ans des matériaux, des journaux, des dessins, des autographes, des brochures, les réunissait en liasses, les étiquetait, et ne se décidait jamais à mettre la main à la plume.

—Le temps n'est peut-être pas venu, disait-il doucement. Laissons marcher les choses. Plus on s'éloigne d'une époque, plus on y voit clair. Il est peut-être bien tôt!

—Ah! çà, mais, lui demandait parfois Claire, est-ce que tu vas raconter des histoires de 1789 aux élèves à qui tu donnes des répétitions?

—Eh! eh! faisait M. Gouvenot qui souriait à cette idée.

Le fait est qu'il expliquait avec complaisance les vieux auteurs latins, et qu'il s'enthousiasmait tout naïvement,—devant les enfants étonnés—aux discours de Tite-Live, aux sévérités de Tacite.

Il se morigénait ensuite et se disait:

—Vieille bête, tu auras donc toujours dix-huit ans?

Claire était déjà majeure. Mais décidée à rester et toujours aux côtés de son père. Elle ne voulait se marier que si son mari acceptait cette vie à trois. En cela Charles Bourdenois était assurément l'homme qu'elle eût choisi. Elle l'aimait et surtout l'estimait. Seulement encore fallait-il réfléchir. Entre eux deux, dès le premier jour, le maigre fantôme de la misère menaçait de se dresser. Il ne fallait pas songer à cette union—qu'elle eût souhaitée—tant que Charles ne pouvait répondre de son avenir et de l'avenir des siens.

Et le temps passait. Bourdenois, semblable à la sœur Anne du conte de fées, ne voyait rien venir. Il désespérait. Cette rencontre de Terral lui fit l'effet d'une heure d'ivresse. Il demeura pendant quelques jours la tête lourde et le cœur mal affermi. Il n'avait plus la même ardeur au travail, il lui semblait avoir bu quelque liqueur mauvaise. D'ailleurs, ce n'était plus seulement la gêne qui le torturait, c'était la faim. Oui, la faim, avec toutes ses horreurs. Bourdenois ne vendait rien, n'avait rien, ne connaissait personne, s'enfermait d'ailleurs dans son atelier comme dans son antre et se laissait dévorer par cette maladie qu'on n'a pas encore su guérir. Un matin, il sortit de sa bauge. Pourquoi? Il n'en savait rien. Ce logis farouche lui faisait peur. Il y avait deux jours qu'il n'avait mangé, et, l'avant-veille, son repas, arrosé d'eau, avait été misérable. Il se sentait l'estomac tiraillé, la tête vide, il lui semblait que les passants avaient des tournures étranges, que les voitures roulaient avec un son bizarre, que les maisons tournaient.

Il marchait au hasard, mais regardant à terre pourtant, le trottoir, les pavés, les ruisseaux.

Il se souvenait qu'autrefois il avait trouvé, en sortant de chez lui, 20 francs entre deux pavés. Il les avait donnés à un pauvre.

—Aujourd'hui, songeait-il, je les garderais et je mangerais!

Il ne savait où il allait. Il se retrouva sur les boulevards extérieurs; il s'arrêtait machinalement aux étalages des marchands de livres ou de chansons, devant les images accrochées à des cordes. Il marchait plus vite en passant devant les traiteurs ou les cafés. Puis il avait envie d'entrer, de s'asseoir, de manger et de ne point payer.

Mais il passait. Il alla ainsi jusqu'à Montmartre. Il faisait beau. Bourdenois se souvenait être venu souvent là regarder Paris au soleil couchant. La butte était envahie par des bandes d'enfants. Ils se battaient, se culbutaient ou se laissaient glisser sur leur pantalon jusqu'en bas. Toute cette joie, ce mouvement, ces cris, ces joues rouges, firent mal à Bourdenois. Il marcha encore. Les terrains devenaient vagues. Il s'arrêta sur la route de Saint-Denis, aux fortifications. Ses nerfs horriblement tendus l'avaient seuls soutenu jusqu'ici. Il s'affaissa tout à coup et tomba plutôt qu'il ne s'assit sur l'herbe.

Le soleil envoyait aux murs blancs des maisons des reflets d'or. Il s'élevait de l'herbe comme un murmure. Des oiseaux se poursuivaient et se chamaillaient dans les arbres grêles et poudreux. Bourdenois se coucha tout de son long sur l'herbe. On dut le prendre pour un homme ivre.

Il espérait dormir. Impossible. Ses entrailles le tiraillaient, appelaient, torturaient. Il se redressa sur le coude, regardant la route d'où le soleil était parti, le ciel qui se teignait de rouge, la nuit qui venait.

Un frisson le parcourait tout entier. Il se vit seul dans ce silence qui montait.

Un enfant vint à passer près de lui portant—pour son père qui travaillait près de là sans doute—du ragoût dans une gamelle et un morceau de pain sous son bras.

Bourdenois sentit cette odeur de sauce, et ses yeux dilatés virent à deux pas de lui cette nourriture qui venait.

Il eut l'idée—un éclair—de se jeter sur cet enfant, d'arracher, de voler... Brusquement il se recoucha, mordant ses poings.

—Je suis un misérable, se dit-il.

La pensée qui avait surgi lui faisait horreur. Il retomba épuisé.

C'était une torpeur étrange, une sorte d'ivresse qui s'emparait de lui. Il entendait comme des chants—là-bas, bien loin, une voix d'homme,—voulait appeler, se soulever et ne pouvait pas. Il éprouvait cette sensation bizarre qu'on a parfois en rêve. La terre manque sous vos pieds et l'on tombe brusquement—dans le vide.

L'homme qui chantait aperçut, par hasard, sur le talus, Bourdenois sans connaissance. Il fut tenté de continuer sa route, croyant avoir affaire à quelque ivrogne. Mais il vit la face pâle du jeune homme, amaigrie, creusée.—Drôle de figure, pensa-t-il. Il s'avança, se pencha sur Bourdenois et lui prit la main. Elle était comme glacée. Le pouls battait faiblement.

—Hum! dit l'homme tout haut, ce n'est pas un soiffard, c'est un malade.

Il lui frappa dans les mains, il lui ôta sa cravate, il appela le premier passant venu,—un charretier qui menait du bois à la Briche,—et lui dit de l'aider.

—A cause? fit l'autre.

—Vous ne voyez donc pas que cet homme-là se meurt. Portons-le chez le pharmacien et plus vite que cela!

—Facile à dire. Et le pharmacien demandé, où est-il?

—Alors, chez le marchand de vin. C'est un bouchon, ça, là-bas?

—Oui.

Ils emportèrent Bourdenois, on le ranima, il regarda autour de lui. Il ne s'expliquait rien, ne comprenait pas, interrogeait tous ces visages curieux.

—Eh bien! dit l'homme qui l'avait vu le premier, comment vous trouvez-vous!

C'était un ouvrier à l'air franc et gai; Bourdenois le regarda fixement comme s'il le reconnaissait.

—Inutile de me dévisager, continua l'autre en riant. Vous ne m'avez jamais vu. Mais c'est égal. Voyons que vous est-il arrivé?

—Je ne sais pas, dit Bourdenois dont la tête tournait.

—Ah! mon Dieu, s'écria la marchande de vin... Du vinaigre! Il s'évanouit encore!

La tête de Bourdenois se penchait sur l'épaule gauche.

—Ah! sacrebleu, fit alors l'ouvrier en se cognant le front, je devine à présent. Il meurt de faim tout simplement.

—De faim?

Ils étaient dix ou douze à regarder d'un air incrédule les vêtements de Charles Bourdenois.

—Oui, de faim!... Quand vous m'examinerez avec des yeux de loto?... De faim... Allons vite, un bouillon, un beefsteack, du pain, du vin, du vin surtout. Leste!

La marchande débouchait déjà une bouteille de cachet vert. Bourdenois revint à lui peu à peu, trempa ses lèvres dans le verre, s'informa et tendit la main à l'ouvrier.

—Oh! dit celui-ci, il n'y a pas de quoi. Seulement, je ne suis pas fâché d'avoir deviné que vous tombiez d'inanition. Eh! la mère. On n'est pas si bête que ça, qu'en dites-vous?

Bourdenois, attablé devant un beefsteack qui saignait sous le couteau, mangeait avec la voracité et le contentement naïf des enfants ou des convalescents. Il ne songeait pas que tout à l'heure il faudrait payer. Le besoin était le plus fort: l'appétit, dans le réveil de son être, avait pris le pas sur le raisonnement.

L'ouvrier, assis devant le peintre, lui remplissait son verre et trinquait de temps à autre.

—Et comme ça, dit-il, vous étiez donc sorti sans argent? Comment diable...

Bourdenois laissa brusquement tomber sa fourchette sur son assiette, et resta immobile. Sans argent! Il se rappela tout, et fit un mouvement pour se lever de table.

—Eh bien! quoi? dit l'autre. Vous partez?

Le peintre retomba assis sur son tabouret.

—Vous ne mangez plus?

—Non.

—En voilà une idée! Tenez, je devine, dit l'ouvrier en baissant la voix; pas le sou, hein?

Le regard de Bourdenois répondit pour lui.

—Alors c'est donc une affaire, ça! fit l'ouvrier. J'ai cent sous sur moi—heureusement. Nous partagerons.

—Eh! dit Bourdenois, qui sait si je pourrai seulement vous rendre...

—Ah! çà, on est donc bien bas percé? Excusez la question. Mais peut-on savoir quel état...

—Je suis peintre...

—Peintre de tableaux?

—Oui.

—Comme ça se trouve. Nous pouvons nous donner la main—de loin. Je suis peintre sur porcelaine... Décorateur... Mais alors, la toile, ça ne roule pas, hein! C'est les photographes qui sont cause de tout, je parie.

—Peintre sur porcelaine, songeait Bourdenois. Et combien gagnez-vous par jour? demanda-t-il.

—Cent sous... La journée est de dix heures. Ensuite, je puis encore travailler à mes veillées.

—Et, fit Bourdenois, croyez-vous que je pourrais...

—Vous? Certainement. Je me charge de vous donner l'emploi des couleurs qui ne sont pas les mêmes que vos couleurs à l'huile. Et si vous voulez faire la figure ou le paysage, vous pourrez patienter. D'autant plus que si vous torchez pas mal la toile, vous pouvez devenir plus fort, au bout d'un certain temps, que les peintres sur porcelaine. Seulement, ah! ma foi! pas de simagrées. C'est du métier, vous savez!

—Eh! le métier! dit Bourdenois comme s'il se fût parlé à lui-même. Je le sais par cœur, ce mot-là. «C'est du métier!» Le grand argument de la Bohême qui veut ne rien faire et croupir en son coin. Eh! bien, j'en ferai, du métier! Le principal est de vivre. Ensuite j'irai à l'art, si je puis,—la journée finie et le pain gagné. Le hasard fait bien ce qu'il fait, tenez. Il vous a jeté sur mon chemin pour me sauver. Je m'appelle Charles Bourdenois. Je n'ai pas un sou, mais je suis un honnête garçon, et je vous suis dès aujourd'hui tout dévoué,—corps et cœur.

—Accepté! fit l'autre. Je m'appelle Rambosson. Aussi riche que vous, et avec ça marié de l'an dernier, et une fille en nourrice. Malgré tout, gai comme un pierrot,—ce qui vaut mieux que de l'être comme un croque-mort. La chose a voulu que j'aille aujourd'hui pour figurer à Saint-Denis dans un conseil de famille, et que je passe à côté de vous. Ça s'est bien trouvé. Demain je demande au patron qu'il vous donne une banquette dans l'atelier,—à moins que vous ne préfériez travailler chez vous.

—Non, dit Bourdenois, L'atelier!... Je travaillerai mieux loin de ces maudites toiles qui ne vous nourrissent pas!

Ils revinrent ensemble à Paris. Rambosson donna rendez-vous à Bourdenois pour le lendemain. Charles revint dans son pauvre logis, le cœur plus allègre, confiant à présent, et revoyant plus près de lui le visage de celle qu'il aimait. C'était par le travail de chaque jour, par le travail de l'ouvrier, qu'il allait tenter d'arriver jusqu'à elle. Il se sentait fier du sacrifice, plein de courage, emporté par cette idée qui prenait corps devant ses yeux:

—Tu pourras la nourrir! Demain ton travail ne sera plus infécond, et ton dévouement stérile.

Avant de s'endormir, il jeta à ses toiles inachevées un dernier regard, et comme un amant parlerait à sa maîtresse:

—Je reviendrai à vous, dit-il tout haut, oui, je vous reviendrai, mais lorsque chaque soir j'aurai gagné la nourriture du lendemain!

Pendant ce temps, Fernand Terral montait en voiture, et se rendait avec Cachemire chez Antonia Raymond, une femme à la mode, qui donnait une soirée. Les invitations imprimées en lettres d'or sur Bristol glacé, portaient que la toilette la plus simple était de rigueur; aussi se trouva-t-il dans l'appartement d'Antonia, rue du Helder, assez de diamants pour nourrir tout un faubourg pendant un mois. La fine fleur de l'élégance et de l'insolence parisienne, y luttait de parures et de toilettes chimériques. C'était pourtant un médianoche intime où quelques rares étrangers avaient été admis. Célébrités de turf et de boulevard, illustrations des coulisses dramatiques heurtant les héros des coulisses de la Bourse, une grande partie de ce tout Paris qui défraye les chroniques, avait franchi l'antichambre d'Antonia Raymond. Des boursiers, des acteurs, un ou deux de ces journalistes qui font plus de bruit ou de tapage, à eux seuls, que la corporation tout entière, des actrices, des mondaines du demi-monde, quelques gens titrés accourus en hâte (la plupart de fort loin), pour se brûler aux chandelles parisiennes, un amalgame étrange, l'image exacte de ce qui reste au fond du vase lorsque les forces vives de la province et de l'étranger, tout ce qu'il y a de riche, de beau, ou de noble un peu partout a fini de se dissoudre au grand foyer.

Antonia rayonnait dans ce milieu hybride où le blason coudoyait la boutique, où, dans les propos, l'argot de la rue venait donner de la tête contre le langage encore mal désappris du faubourg Saint-Germain ou d'une cour allemande. Elle avait fait tendre de fleurs sa vaste salle à manger, et Chevet y dressait un souper de trois mille francs. Elle était l'amie de Cachemire. Suzanne, simplement vêtue d'une robe blanche, garnie de violettes du pôle naturelles, éclipsait les toilettes les plus diamantées, et Antonia ne tarissait pas d'éloges sur cette parure. Tout le succès, comme on dit, était d'ailleurs pour Cachemire, et Terral savourait ce triomphe avec une certaine nuance de dédain.

Les invités n'avaient pas grand besoin d'être présentés les uns aux autres. Tous se connaissaient ou à peu près, beaucoup se tutoyaient. Un chroniqueur de petit journal prenait en note, dans un coin, les noms des convives, car après la chronique des bals du grand monde, il était donné à ce temps-ci de connaître la chronique des fêtes du monde interlope. Berthe Jouanni était là, celle qui provoqua en duel un de ses amants qui venait de se marier; Félicie Germont, l'ancienne écuyère de l'Hippodrome; Géraldine de Riancourt, qui porte le nom de son père comme on se parerait d'un ruban qu'on aurait sali,—bien d'autres encore—; le comte Broski, Olivier Renaud, le petit Barberino, venu d'Italie pour faire tourner les cervelles féminines de la rue de Bréda; bien d'autres, dont on redisait les noms à tous les angles d'écurie, sur tous les champs de course, dans tous les cabinets de restaurants.

Et—comme deux souverains parmi leurs sujets,—Terral portant sa tête haute, Cachemire arborant son plus chaste et son plus irrésistible sourire.

—Et M. de Rives? demanda Antonia avant de se mettre à table.—Rieusaint, vous n'avez pas amené M. de Rives?

—Impossible, ma chère, répondit le comte, M. de Rives est un anachorète à présent. Rangé comme les papiers d'un bureaucrate. C'est bête!

—Eh bien! nous souperons sans lui!

On soupa.

Elles se ressemblent toutes, ces nuits passées sous les lustres étincelants,—chaudes, fiévreuses, enivrées, gloutones,—pendant qu'au dehors il fait froid ou faim! Les mêmes gaîtés, les mêmes plaisanteries, les mêmes baisers, les mêmes cris. Les mêmes cris, surtout. Point de plaisir sans hurlements, disent ces fous. Tous entraînés alors dans la ronde grimaçante, élèvent leur diapason et détonnent. Choc des verres, rires sans cause, éclats sans fin, tout se heurte. La symphonie tourne au bruit.

On ne converse pas, on s'interpelle, et le rictus remplacé la gaieté! Chasse au plaisir! Les lendemains seuls valent quelque chose—par l'enseignement. La morale se nomme alors indigestion, dyspepsie, névralgie. L'eau de Pullna prend des attitudes de vieux sermoneur. Tout se paye.

En ce moment, ils ne songeaient pas à l'échéance.

—Hurrah! Du vin! Du Madère! Finissez donc! Imbécile! Un seul, rien qu'un seul!... A la porte!... Une chanson! Rien! Personne! Ah! Oh! Eh!... En jouant du mirliton! Espèce d'académicien en chambre!... Ta parole?... Ça doit se manger la levrette! Jamais! Oui!... Non! Tu m'en rendras raison!... Bonsoir!

Et parmi cette confusion, cette tempête, des propos plus longs,—mais aussi fous:

—C'est insensé! Géraldine, vous mangez trop de parfait, mon enfant... C'est une indigestion que vous préparez à la fille de votre mère!

—Eh! bien, qu'est-ce que ça vous fait, à vous? Encore du parfait, Robert, donne-m'en. Rien qu'un peu. Oh! est-il agaçant... Passe-moi le reste, Berthe!

—Ah! vous savez, on a des nouvelles de Miron, qui avait sauvé la caisse?

—Tiens, tiens...

—Il mène un train de prince, à Bruxelles. La Rue aux Herbes Potagères ne parle que de lui!

—Vive Miron!

—Un toast à Miron!

—Mesdames, Josépha n'a pas bu. Je demande pourquoi Josépha n'a pas bu!

—Parce que Miron est une canaille, voilà!

—Un peu fort, Josépha, ma fille!

—Comment écris-tu canaille? Par un K?

—Oui, une canaille. Il m'a flouée. Une chaîne superbe, grosse comme ça. Il me la donne. Je saute de joie. Moi qui étais si gentille pour lui! Un jour, je veux mettre la chaîne au clou... C'était du doublé!

—Je m'en doutais!

—Très-fort, Miron. Tromper ses actionnaires, bien, mais tromper Josépha... Mieux... Très-fort!

—Vive Miron! vive Miron!

—Sur l'air des Lampions: Vive Miron! vive Miron! vive Miron!

—Est-elle grue, cette Josépha! dit Berthe en vidant une coupe de Champagne.

Josépha se leva furieuse, saisit une pomme dans une corbeille et l'envoya brusquement à la tête de Berthe qui esquiva le coup. La pomme alla briser un petit miroir de Venise, ce qui, dit quelqu'un, fit rire l'assemblée aux éclats. Le petit Barberino raccommoda Berthe et Josépha en les embrassant toutes les deux. Antonia s'était levée pour voir les dessins faits par la brisure de la glace.

—Deux losanges à droite, dit-elle en se rasseyant. Signe d'argent! Le petit Polonais casquera!

—Oh! superbe! Antonia, ma chère, tu es superbe! Boranoff, ça vous venge ça, hein? Le petit Polonais casquera! Vive la Russie!

—Ah! je m'en moque, cher... Laissez-moi. Félicie me raconte son histoire!

—De quel droit?

—Pas de faveur! Vive l'égalité! Pas de préférence!

—On ne doit pas se parler à voix basse!

—A la porte, Félicie!

—Qu'elle parle pour tout le monde!

—Faites-la monter sur la table...

—Félicie, monte sur la table et conte-nous ton histoire!

—L'histoire de Félicie! On demande l'histoire de Félicie!

—Tout haut!

—Silence!

—Elle parlera.

—Elle ne parlera pas!

Félicie pleurait. Le vin lui montait à la fibre lacrymale. Elle contemplait son assiette avec mélancolie. Ses cheveux s'étaient dénoués et retombaient sur ses épaules. Elle regarda toute la table d'un air vague et lentement:

—Ça m'est égal, vous savez, dit-elle avec les hésitations et les accents traînards de l'ivresse... Je vais vous la dire, mon histoire... Si vous croyez qu'elle est drôle?... Passe-moi du vin, mon petit Léopold... Non, le Xérès... Il faut vous dire que j'ai habité chez mes parents!

—Parbleu!

—Tout le monde a habité chez ses parents, cria Cachemire qui reposait sa tête dans le gilet de Fernand Terral.

—A Chaillot, les parents! fit Berthe en suçant un morceau de citron trempé dans le poivre.

—Ah! oui, continua-t-elle, avec ça qu'ils étaient mignons. Moi, je m'embêtais... Laissez mes cheveux, vous! Et puis, il y avait un petit clerc d'huissier sur le même carré. Il était joli comme tout.

—Joli comme Barberino.

—Si c'est une scie! fit le petit napolitain avec humeur.

—Chut! Silence! L'histoire de Félicie.

—Inélégante, cette histoire-là! dit le comte Broski.

Félicie n'entendait rien.

—A la fin des fins, eh! bien! quoi!... Je devins sa maîtresse... Mais voilà... Et l'enfant?

—Ah! ah! il y avait un enfant!

—Un enfant? Tableau!

—Et qu'en as-tu fait de ton enfant, Félicie?

Elle regarda encore la table de son œil atone et avec un terrible sourire—celui des folles:

—Je l'ai tué, dit-elle doucement.

Ils étaient ivres, ils étaient fous, ils riaient, ils criaient, ils se galvanisaient, ils se tordaient, et s'hystérisaient.

Mais quand elle eut dit ces mots, instinctivement ils se regardèrent, devenus glacés dans leur ivresse.

—Je l'ai tué!... continuait Félicie au milieu de ce silence. Si petit! Je l'ai étouffé... De cette main-là... Ensuite, je l'ai mis dans la caisse à fleurs sur notre fenêtre—dans la terre... J'arrosais tous les matins. Il n'y avait pas besoin d'arroser, allez! Ça poussait! ça poussait! Du fumier, quoi! J'ai toujours gardé un bouquet de ces fleurs-là... Il est fané le pauvre bouquet, dit-elle en pleurant dans le verre qu'elle tenait, mais vrai,—il sent encore bon!

Le silence était devenu glacé, sinistre, sépulcral. On s'examinait, chacun se demandant qui le premier allait partir.

—Eh! bien, s'écria Terral en se levant brusquement, en voilà une partie de plaisir! On se tait... Jetons-la par la fenêtre, Félicie, avec ses histoires de revenants!... Le diable l'emporte, elle est lugubre!... Olivier Renaud, mon cher, un article à faire celui-là!

—Ça a jeté un froid! dit Renaud.

—Du vin! s'écria Antonia. Versez à boire!

—Et oublions Félicie Hamlet!

—Félicie Young! dit Olivier Renaud.

—Je ne sais pas pourquoi vous m'insultez, dit-elle, je m'appelle Germot, moi!

La symphonie du souper allait crescendo. De moment en moment, cette salle où l'on étouffait s'emplissait d'un bruit plus intense, de notes plus aiguës. Ce fouillis de têtes avinées, de pommettes rougies, d'étoffes claires et d'habits noirs, ce mélange de froissements de soie, de bruits de bouchons sautant en l'air, de verres heurtés et brisés, de lourds propos, cette chaleur parfumée, cette atmosphère chargée, pénétrante, électrique, les transportaient, les grisaient davantage.

Cachemire se sentait heureuse dans cette fièvre.

Ses tempes battaient. Elle pressait dans ses petites mains les mains de Terral. Elle regardait Antonia d'un air de triomphe. Elle se savait la reine de toutes ces femmes, la mieux aimée, la plus enviée! Elle avait toujours à présent un écrasant sourire. La fille du père Labarbade se donnait des airs d'Impéria.

Et Terral aussi rayonnait. Il surprenait au passage plus d'un regard féminin braqué sur lui. Par ces hommes qui étaient là, lui aussi se savait étudié, jalousé! Il avait maintenant de l'or dans ses poches. Qui pouvait l'arrêter? Tout s'ouvrait. L'ambitieux voyait avancer l'avenir.

—Terral, lui cria du bout de la table Olivier Renaud qui le regardait, allons, un toast!

—Le diable soit des toasts, dit-il, ou buvez à la grande famille des sots, si vous voulez! Vous leur devez bien cela, journaliste!

—Et vous, millionnaire futur!

—Pourquoi pas? dit-il. Il y a assez d'imbéciles qui rampent. Laissez les gens d'esprit prendre leur vol. Il est bien temps que l'intelligence soit payée à sa valeur. Et si on ne la paie pas, qu'elle prenne! Oui, ma foi. Qu'est-ce que la morale absurde qui changerait le monde en cloître? La nature nous a créés appétits et désirs. C'est pour que désirs et appétits, tout soit satisfait. Que diable! si nous avons des dents, ce n'est point pour être condamné à nous les arracher. C'est pour dévorer. Et ceux qui ont les dents les plus longues doivent dévorer davantage!

—Bravo!

—Terral, vous êtes superbe!

—Une chaire à la Sorbonne pour Fernand Terral!

—La morale? Jolie sottise! Ce qui est bien ici est détestable là. Allez donc au Malabar avec votre morale stupide, ô gens vertueux! On vous pendra comme des gredins. Tout ce qui est profitable est bon, qu'en dites-vous, Broski?

—Approuvé! Passez-moi le rhum!

—D'autant plus que l'humanité est pétrie d'ineptie! Triste espèce!

—Ah! dites donc, Terral, pas de sottises, fit Berthe.

Cachemire regardait Terral avec amour. Elle ne l'avait jamais vu si beau!

—Il n'y a que deux sortes de gens, continuait-il, ceux qui osent affirmer leur ambition. Place à ceux-là. Vive l'audace. Puis ceux qui se rongent le foie dans leur coin, sans oser faire un mouvement. Ils meurent tout aussi haineux et non satisfaits. Tant pis pour les timides! La règle donc est celle-ci: Vouloir beaucoup et prendre le plus possible. A l'assaut!

—A la baïonnette!

—Vous êtes magnifique, Terral, criait Olivier Renaud: L'Achille du boulevard!

—Machiavel lui-même!

—Oh! des bêtises alors, fit Antonia. Pas de noms propres!

—Terral nous ennuie, disait Félicie en pleurant sur sa robe de soie mauve... Une chanson!

—Une chanson! La Femme à barbe!

—Comment? Il n'y a plus de liqueur? Passez-moi de l'eau de Cologne alors!

—De l'eau de Cologne! C'est une idée!

—Ah! çà, mais là-bas vous êtes ivres donc?

—Oui! De l'eau de Cologne!... J'ai soif, moi, répétait Félicie... J'ai soif!

—Du vinaigre de toilette, n'importe quoi!

—A boire!

Ils buvaient.

La nuit finissait, la longue nuit embrasée, la nuit folle; le jour se levait, les ouvriers sortaient déjà dans les rues silencieuses, et, fous, avides encore, les lèvres cuites, ces insatiables demandaient à boire, à boire encore, toujours! Ils n'avaient plus de vin. Ils avaient bu des liqueurs précieuses, des crus princiers, des crêmes exquises, et pour apaiser cette soif terrible, le matin venu, ils buvaient encore, mais cette fois, du petit bleu, pris à la hâte chez le marchand de vins, dans la rue,—du vin âpre qui les rafraîchissait, qui les jetait à terre, çà et là, groupés d'une façon sinistre, pâles, hâves, le fard tombé, verdâtres, les bougies s'éteignant dans les bobèches qui craquaient, quelques-uns ronflant, d'autres se plaignant, geignant, d'autres pleurant. Et Terral seul, debout, regardait ces yeux plombés, ces corps écrasés, ces vaincus de l'orgie en soutenant Cachemire qui s'était affaissée entre ses bras.

VIII

Un soir, en rentrant de sa répétition, Cachemire, toute joyeuse, dit à Fernand Terral:

—Tu ne sais pas? Le théâtre répète une féerie! Il a assez de la comédie en costume moderne. C'est si bête! On aura des jupes courtes. C'est Marcelin qui va dessiner les costumes, et j'ai un rôle, oh! mais un rôle!... Six toilettes!

—Ah! fit Terral.

—Tu n'as pas l'air content?

—Moi? si fait!

Cachemire ne répliqua point. Mais elle ne s'était pas trompée. Terral avait paru contrarié; il l'était en effet, et il songeait à présent. Depuis quelque temps, d'ailleurs, il était jaloux.

Terral, à la fin, s'était pris pour Cachemire d'un amour plus profond ou du moins plus violent qu'il n'osait se l'avouer. Encore ne pouvait-il se plaindre à personne de cette chute. C'était lui-même qui avait creusé la fosse où il était tombé. A force de jouer avec la passion, il s'y était brûlé le cœur ou les sens, un peu de l'un et beaucoup des autres. Il s'était cru au-dessus de la moyenne des hommes, et la cuirasse qu'il avait endossée avait pourtant ses défauts par où les flèches pouvaient pénétrer. Ce Titan avait trouvé son maître, et cet audacieux était bien près, à cette heure, de se voir dominé par la faible volonté et les caprices fous de Cachemire. Mais comme il était fort, réellement fort, il leur résistait. Il ne voulait pas qu'elle prît sur lui plus d'empire qu'il ne voulait lui en donner, et comme il reconnaissait instinctivement la puissance de cette enfant, instinctivement aussi il se roidissait et ne voulait pas faiblir.

Ce qui avait poussé dans une sorte d'amour ce Terral, incapable pourtant d'aimer, c'était la jalousie. Il comprenait, il sentait depuis quelque temps que Cachemire n'était plus à lui tout entière. Elle semblait lasse et rassasiée, elle n'avait plus de ces élans qui la poussaient vers lui, de ces paroles où elle se livrait,—et sans mentir,—emportée qu'elle était elle-même par l'orgueil de sa conquête. Maintenant, au lieu de bavarder comme autrefois quand elle se trouvait avec Terral, la linotte demeurait triste avec de grands yeux ouverts sur quelque chose que Fernand ne voyait pas. Il la questionnait, elle balbutiait une réponse qui n'expliquait rien et elle soupirait.

L'orgueilleux Terral souffrait vraiment de voir qu'elle ne lui appartenait plus. Il y avait une ombre, un désir,—il ne savait quoi,—entre elle et lui. Sa vanité s'en froissa. C'était le seul sentiment peut-être par lequel ce roc vivant fût accessible. Dès qu'il fut jaloux, il devint faible.

Cachemire s'en aperçut et en abusa.

Elle demeurait plus longtemps à présent à ses répétitions, elle n'était pas exacte à tous les rendez-vous qu'elle donnait, elle se faisait attendre, elle écoutait à peine les reproches, loin de demander pardon comme autrefois, elle souriait, chantonnait, passait à autre chose. Elle se sentait sûre de Terral, et n'avait plus besoin de se l'attacher aussi fortement. Pourtant elle l'aimait encore, par habitude peut-être. Fernand se demandait s'il ne valait pas mieux la quitter que de vivre ainsi, à ses côtés. Car enfin, l'argent qu'il gagnait était pour elle, et il en gagnait beaucoup. Cachemire avait des goûts de dépense folle. Il se creusait la tête pour y découvrir une mine d'or. Souvent il la trouvait. Ses coups de bourse étaient d'une audace effrénée, toujours heureux. Il remuait des millions en n'ayant pas mille francs en poche. Avec Rien il avait, il arrachait Tout.

Cachemire ne lui en savait pas gré. Naturellement Terral, accablé de préoccupations, n'était plus le Terral dédaigneux et fier qu'elle avait connu, qui l'avait séduite. C'était un élégant comme tout le monde, comme M. de Bruand, non plus un amant, mais presque un mari, un maître. Toute domination la fatiguait. Ce n'était pas tant la vie luxueuse que la vie facile qu'elle aimait. Oh! sa liberté!

Elle la trouvait, cette liberté, entre deux portants, dans les coulisses, dans sa loge où les lettres pleuvaient. Cette loge étroite, encombrée de pots de pommades, de brosses, de cold-cream, de couleurs, de poudre, de fausses nattes, de bijoux, de soie, cette loge sentant le gaze et le patchouly, cette boîte à cancans où l'habilleuse, le perruquier, les camarades, la portière, se suivaient, c'était un Eldorado. Elle y passait ses meilleures heures, ses plus enviées. Quand il fallait la quitter, elle se sentait un peu triste. Elle y restait donc le plus possible, caquetant, riant, à peine habillée, devant un miroir qui marivaudait avec elle, et lui répétait, tout un soir, qu'elle était belle et faite pour être aimée.

Être aimée! Eh! certes, elle savait bien que Terral l'aimait. Mais cet amour-là avait quelque chose de déjà vu qui la fatiguait. Elle eût voulu le conserver, mais y juxtaposer quelque roman nouveau, et de nouvelles émotions dont elle avait soif. Parfois aussi, comme dans le souper chez Antonia, elle sentait se réveiller en elle sa passion pour Terral. Mais cela durait peu. Elle songeait ensuite et rêvait;—si le Désir peut s'appeler le Rêve! Tout Paris connaît Messidor. C'est un petit homme maigre, couturé par la petite vérole, la figure en lame de couteau, mais les yeux pleins de poudre et la voix vibrante. Il jouait alors dans un drame quelconque un rôle comique, et tombait dans la pièce comme marée en carême pour chanter la ronde de rigueur.

Pendant qu'il détaillait ses couplets un soir, il vit dans une avant-scène une jeune femme vêtue de blanc qui tenait sur lui une lorgnette braquée.

—Tiens, se dit Messidor, Cachemire!

C'était Cachemire.

On en causa au foyer; Messidor en rit le premier. Le lendemain, à l'heure de la ronde, Cachemire était encore là.

—Oh! oh! dit-on à Messidor, c'est significatif. Messidor, tu as tourné la tête à Cachemire. Le bourreau des cœurs, ce Messidor! On demande le crâne de Messidor.

—Et qu'est-ce qu'on en ferait? dit mademoiselle Fernande, une des victimes de Messidor.

Le surlendemain, à son entrée en scène, Messidor aperçut encore Cachemire.

—Ah! mes enfants, dit-il en rentrant dans les coulisses, écoutez, je ne suis point fat, quoiqu'on m'ait fait assez laid pour me permettre de l'être, mais,—il porta en riant la main à son cœur,—c'est certain, je suis aimé!

—Aimé! dit mademoiselle Fernande en haussant les épaules.

Elle ajouta, dans le dialecte des Frontins du Palais-Royal:

—Il croit, ma parole, que toutes les femmes le gobent! Mais regarde-toi donc, Messidor!

Messidor ne se trompait pas. Cette face maigre, ce corps malingre, ce je ne sais quoi de spirituellement grêle, avaient séduit Cachemire, cette Cachemire à la recherche d'un idéal. L'éclectisme,—qu'elle ne connaissait pas,—l'avait conduite de Terral à Messidor. Il l'eût menée tout aussi bien de la statue de l'Apollon du Belvédère au surmoulage de quelque pauvre statuette mexicaine. Elle mit d'ailleurs une certaine hardiesse dans l'aventure. Un soir, elle monta bravement dans les coulisses, saluant à droite et à gauche quelque camarade, elle alla droit à la loge de Messidor, et l'enleva littéralement dans son coupé. On en parla deux jours dans le monde des théâtres. Ce fut un petit scandale.

Comme il en est de plus gros, on oublia celui-ci pour les autres, et tout fut dit.

La vie de mensonge pour laquelle elle était née, la vie de ruses, de tromperies, de souriantes hypocrisies recommença donc pour Cachemire. Elle se sentit dans son élément, et respira. Elle avait langui jusqu'à présent (la constance, quel supplice pour ses pareilles! il ne leur faut ni la vertu ni les demi-vertus!), mais dès-lors, Cachemire redevint elle-même. Volupté suprême de la fille d'Ève, elle avait trompé M. de Bruand pour Terral, elle trompa Terral pour Messidor. Ce n'était que le début. S'étourdir, aller, venir, la vie folle, le choc des verres, les courses, le bruissement de la soie, l'odeur du souper, c'était son atmosphère, sa vie. Elle était née pour cela. Elle trouvait qu'il était temps de secouer les jougs. Terral pesait autant qu'avait pesé Armand. Terral! Elle le craignait cependant, et elle se cachait. Ah! s'il avait su!...

Or, il savait. Il savait puisqu'il devinait. Il était furieux. Il se contraignait pour laisser croire qu'il ignorait. Il avait peur de l'explosion. Il n'avait point de preuves, mais des soupçons. Le jour où sous peine de ridicule il ne lui serait plus permis de laisser croire qu'il ne savait rien, ce jour-là serait terrible.

Et ce jour-là devait arriver.

Cachemire lui avait dit de venir la prendre, une après-midi, à l'heure du dîner. Il l'emmènerait au restaurant, puis au théâtre. Elle ne jouait pas. Terral avait loué une loge dans la journée. A l'heure indiquée il se présenta.

Cachemire était absente.

Terral trouva madame Labarbade et le petit Adolphe, en tunique, qui grimpait sur les fauteuils de reps blanc. C'était un jeudi; sa mère l'avait fait sortir.

—Cachemire rentrera-t-elle bientôt? demanda Fernand.

—Ah! fit madame Labarbade. Voilà!

Elle avait pris un air important, et, les mains fermées, faisait tourner ses pouces autour l'un de l'autre.

—Elle est au théâtre? dit encore Terral.

—Je ne crois pas!

—Rentrera-t-elle pour dîner?

—Non, non, certainement. Je vais, moi, dîner avec mon Adolphe au Palais-Royal, et après le repas, nous irons au théâtre voir jouer Gil-Pérès!

—Et mademoiselle Schneider! dit le collégien en clignant l'œil gauche.

—Gamin, va! fit la mère.

Terral s'était assis, un peu impatient.

—C'est bien, j'attendrai.

Madame Labarbade passa dans sa chambre pour prendre son châle.

—Vous savez, vous, dit alors Adolphe en s'approchant de Terral, si vous attendez ma sœur, vous attendrez longtemps. Il y a beau jour qu'elle a filé. Elle la fait bonne, allez! Savez-vous où elle dîne? A Nogent!

—Parbleu! dit Terral en se levant.

Il prit son chapeau et sortit brusquement pendant que le jeune Adolphe, étendu à la créole, battait avec ses souliers une charge sur le canapé, pour témoigner son contentement.

—Tu ne sais pas? dit-il à sa mère lorsqu'elle rentra, j'ai déclaqué tout. Il va tomber au beau milieu du balthazar, là-bas. Ça va être du joli!

—Ah! petit scélérat, fit madame Labarbade en riant, tu n'auras donc jamais fini?

—Jamais! C'est la tête du Messidor que je voudras voir. M. Fernand va mettre les pieds dans le plat. V'là ce que c'est, c'est bien fait, chantait-il d'une voix de grillon.

—Tu peux te vanter d'avoir de la malice, toi, répétait madame Labarbade en l'embrassant... Et puis, je ne suis pas fâchée que la péronelle ait sur les doigts. Si elle croit que celui-là est du bois dont on fait les M. Bruand!

—Ensuite, tu sais, dit Adolphe, elle m'embête! L'autre dimanche, je n'avais pas de tabac, je lui demande vingt sous, elle refuse. Oh! bien, alors!... C'est pas une sœur, ça!

—Ne crains rien, va, ajouta la mère, ses châles de l'Inde ne dureront pas toujours..... On aura sa revanche. Allons, viens!

Terral était parti pâle, les dents serrées, cherchant une voiture sans une autre pensée que celle-ci: courir à Nogent, y trouver Cachemire, et la ramener à Paris après avoir souffleté celui... Mais le nom de cet homme, il l'ignorait. Puis il ne savait même pas où la rencontrer, elle, dans ce Nogent. Il revint machinalement chez Cachemire. Personne. Madame Labarbade était partie, la femme de chambre n'était plus là, le cocher avait sans doute conduit Cachemire à la campagne. Terral passa une soirée agitée; son amour-propre, plus douloureux que son amour, le torturait, ainsi outragé. Mais il saurait bien se venger.

Il alla à son cercle, joua, perdit, perdit follement. En sortant il devait seize mille francs au petit Barberino. Peu lui importait. Il devait toucher le lendemain une liquidation. Il payerait. C'était Cachemire seule qui le rendait nerveux, furieux. Il voulut attendre au lendemain pour sa revanche. Il rentra chez lui, essaya de lire, puis de s'endormir, passa la nuit la plus agitée du monde, et se leva avec le jour. A dix heures, il était chez elle; Cachemire n'était pas rentrée.

—Bien, dit Terral à madame Labarbade qui prenait un air inquiet pour lui parler, je reviendrai.

Il revint. Cachemire couchée, dormait,—à quatre heures.

—Madame a dit que personne... commença la femme de chambre.

—Je sais, fit Terral, mais j'entre.

Il poussa brusquement la porte de la chambre.

Les rideaux étaient tirés; les gais rayons de soleil, arrêtés au passage, filtraient à peine de petits jets de lumière, semblables à des égratignures, qui se fichaient tout droit, comme des flèches, sur le tapis blanc à fleurs pâles.

Le lit, aux grands rideaux de guipure soutenus par des rubans roses, se dessinait vaguement, comme une blancheur, dans la pénombre. Il y avait réellement quelque chose de candide et de virginal dans cette chambre où l'on n'entendait maintenant que la respiration un peu oppressée de celle qui dormait.

Terral s'approcha du lit.

Il s'était habitué à l'obscurité, à cette obscurité sourde des appartements qui confisquent la nuit pendant le jour. Il regarda Cachemire, elle était étendue, la tête appuyée sur son bras droit dont la main pendait et elle reposait, la bouche entr'ouverte. Ses cheveux noirs, dénoués, s'étaient répandus sur son front, et ruisselaient sur la dentelle de l'oreiller. Les paupières alourdies semblaient baissées sur les yeux battus comme par une main de plomb. Il y avait sur ce visage aux lignes pures quelque chose comme de la fatigue, la fatigue lente à secouer des lendemains du plaisir.

Terral examina un moment Cachemire, puis il alla à la fenêtre, tira brusquement les rideaux sur leur tringle, souleva l'espagnolette, poussa les volets et fit, dans l'ombre parfumée de la chambre à coucher, comme une trouée de lumière.

Cachemire n'avait rien entendu. Elle n'avait pas bougé.

Il la prit par le bras et la secoua presque brutalement.

Elle se souleva doucement, écartant de ses deux mains les cheveux qui lui coulaient sur le front, se frottant les yeux avec des mouvements de chatte et souriant, instinctivement.

Quand elle aperçut Terral, elle poussa comme un soupir.

—Ah! c'est toi!...

—C'est moi.

Elle fut en un instant réveillée, et sur le qui vive.

—Tu m'en veux beaucoup, n'est-ce pas? dit-elle.

Elle avait préparé ses batteries, sûre d'elle-même.

—Non, dit-il froidement. Pourquoi t'en voudrais-je, n'es-tu pas libre?

Il comprenait bien que ce n'était pas en s'imposant à une nature inconstante et vaine qu'on la domptait. Dans ces paroles, il mit une teinte de mépris. C'était le moyen de ramener, par le dépit, celle qui s'enfuyait.

—Des pactes comme le nôtre ne sont pas signés pour longtemps, ajouta Fernand. Eh! pardieu, qui nous réunit? Un caprice. Il est fini, n'en parlons plus. J'ai—une minute—été tenté hier de me fâcher ridiculement. J'ai réfléchi. Je viens t'embrasser et te dire adieu.

—Comment prononces-tu ça?

—Tu es une bonne fille au fond, dit Terral en lui prenant les mains,—il eût voulu les broyer—nous serons toujours d'excellents amis. Donne ton front, que je t'embrasse...

—Fernand, fit-elle alors en se redressant et en le regardant en face, dis-moi la vérité, tu ne m'aimes plus?

—Vous avouerez, ma chère enfant, que vous m'avez peut-être donné le droit de vous oublier un peu...

—Je t'ai oublié, moi?

—Du diable si j'essayerai de m'en plaindre, mais je serais aveugle de ne pas le voir. Je t'ai attendue hier une heure au moins, d'autres se seraient cruellement désespérés.... A chacun son tempérament, moi...

—Toi, tu es allé chez Antonia? Voyons, ne le nie pas.

—J'ai parfaitement, que je sache, le droit d'aller où bon me semble, et vous de même au surplus, ma chérie. Je n'interroge pas, ne me faites pas de questions, c'est bien le moins.

—Et si je te dis tout, moi, te tairas-tu encore?

—Ah! çà mais, dit Terral en riant, tu es jalouse, Dieu me pardonne!

—C'est possible! J'ai mon amour-propre comme une autre, n'est-ce pas?

—Pardieu!

—Écoute, vois-tu, Fernand. C'est vrai, on m'a entraînée à Nogent. C'est Florine... Une partie de campagne, voilà tout... C'était sa fête!... Je t'ai fait attendre... mais ce n'est pas une raison... Ah! j'ai été contrariée. Tu m'en veux encore, je le vois bien. Dis-moi, tu as vu Antonia, n'est-ce pas?

—Ah! s'écria Terral, laisse-là cette niaise scène de jalousie. Que t'importe Antonia, et moi, et les autres? Me prends-tu pour un sot? Ce n'est pas Florine qui t'a entraînée hier, tu es allée à Nogent avec Messidor!

—Fernand...

—Eh! si je te le dis, c'est que je le sais!

—Je jure, commença Cachemire...

—Pourquoi jurer? Est-ce que je crie, est-ce que je me plains? Y a-t-il un reproche sur mes lèvres ou dans mes yeux? Regarde-moi. Après M. de Bruand, Messidor..., pourquoi pas? Est-ce que je te suis une chaîne, moi? Tu désires être libre... Va! Mais ce que je ne veux pas, entends-tu bien, c'est qu'on rie de moi par derrière et qu'on croie m'avoir trompé quand on m'aura menti! Je ne suis pas de ceux qu'on prend aux glus vulgaires. Et tu as cru faire de moi ton jouet, pauvre petite! Mais regarde-moi encore, je te briserais, toi et ce petit, entre ces deux doigts.

Il se promenait à grands pas à travers la chambre, redressant sa tête hardie, suivi des yeux par cette Cachemire, devenue humble tout à coup, en retrouvant le Terral d'autrefois,—celui dont le regard la traversait comme un éclair.

—Je ne suis pas un tyran, dit-il encore, et quel autre droit ai-je sur toi que celui du hasard et d'une fantaisie échangée? Mais à personne,—pas même à toi,—je ne permets d'oser me railler. Passer de mes bras dans ceux d'un autre? Soit. Tu es née d'ailleurs, ajouta-t-il avec mépris, et faite pour cela. Mais,—et Fernand Terral redressait son torse splendide,—essayer de me prendre pour dupe, Cachemire, voilà, entends-tu bien, ce que je te défends!

—Eh! bien, oui, dit-elle tout à coup entraînée et écrasée à la fois par cette colère dédaigneuse et contenue, j'ai eu tort. Je te demande pardon. Je m'accuse. Je me repens. Je t'aime toujours. Tu es mon Terral. Voyons, est-ce que tu ne m'aimes plus, toi? Regarde-moi. Je suis ta petite femme. Je t'en prie, ne t'en va pas, Fernand, ne t'en va pas sans m'avoir dit que tout est oublié!

Sur un fauteuil, la robe que Cachemire portait la veille, était jetée comme au hasard. Terral la prit, la repoussa et s'assit. Cachemire était venue se blottir à ses pieds, lui prenant les mains, appuyant sur les genoux de Terral sa tête brune et pâlie, et le carressant d'un sourire d'esclave, implorant, priant, s'humiliant. Il la regardait, les épaules nues, irrésistible, avec des battements de cœur, et se contenait, sachant bien, que le salut de la partie était dans sa froideur et dans son implacable dédain. Alors elle fut servile et basse, elle supplia, elle lui arracha son pardon par des larmes. Elle ne l'aimait plus pourtant. Mais il la tenait toujours. Elle ne devinait pas que cet homme l'adorait. Elle se croyait délaissée. Elle avait peur,—par vanité,—de le perdre et de le voir à une autre. Sans doute elle voulait bien le tromper, mais elle était résolue à ne pas le laisser échapper. Malgré tout, malgré l'habitude, la lassitude, le temps, il n'avait point perdu de son prestige aux yeux de cette femme, et il était encore le préféré sinon le seul, l'aimant sinon l'amant.

Terral s'applaudissait dans son orgueil d'avoir affecté avec un tel courage un détachement qu'il n'avait pas. Il savait bien que le jour où elle lirait clairement en lui, il serait perdu. Elle n'avait fait heureusement qu'épeler les premières faiblesses de Terral, et cette scène dernière venait de la rejeter dans ces réflexions pleines de troubles qui lui venaient lorsqu'elle essayait autrefois de s'expliquer cet étrange caractère de Terral. Tant de câlineries d'enfant opposées à des intrépidités audacieuses, le mépris et l'amour, l'ironie et la caresse, l'ardent baiser et la main de fer prête à frapper, Terral avait à la fois, et à quelques heures de distance, tout cela, ces tendresses et ces brutalités, le charme qui attirait et la colère qui terrifiait.

—C'est donc le diable, songeait Cachemire pendant que Constance, sa femme de chambre, l'habillait. Puis elle se rappelait l'attitude qu'elle avait eue devant lui tout à l'heure, et rougissait de tant de faiblesse. Elle eût voulu sur-le-champ prendre sa revanche. Elle! Cachemire! Pleurer!

—Bah! fit-elle, tout à coup, si c'est le diable, on lui coupera les griffes!

—Madame a dit? interrompit Constance en demeurant stupéfaite.

—Rien. Un peu plus de poudre de riz ici. C'est cela. Bon, et qui fait tout ce bruit dans l'antichambre? demanda-t-elle en tendant l'oreille. Va donc t'informer.

Mademoiselle Constance revint en disant que c'étaient plusieurs créanciers qui désiraient parler à madame.

—Et personne n'est là pour les recevoir? fit Cachemire.

—Si fait, Héloïse.

Héloïse était la cuisinière.

—Héloïse est une sotte, dit Suzanne, elle ne s'en tirera jamais. Il faut leur envoyer maman Anaïs.

Constance sortit par la porte qui conduisait à la chambre de madame Labarbade pendant que Cachemire, comme pour accompagner le chœur des créanciers, se mit à fredonner sur le piano l'air d'Ay Chiquita!

Madame Labarbade étendue sur une causeuse, lisait un roman de Xavier de Montépin, édition Cadot,—les classiques du boudoir. Elle regarda Constance d'un air de mauvaise humeur en posant sur le guéridon l'in-octavo jaune, et marquant d'une croix avec son ongle le passage où elle s'était arrêtée.

—Madame, dit Constance, ce sont des fournisseurs. Ils font un beau tapage dans l'antichambre, et madame m'a priée...

—Allons bon! fit madame Labarbade, je vous vois venir. Jolie commission! C'est Suzanne qui fait les dettes, et c'est maman Labarbade qui reçoit les camouflets. Ah! je puis me vanter d'avoir été maligne le jour où j'ai eu la sottise de venir ici. On n'est bien que chez soi décidément. Et puis des corvées, à n'en plus finir! Est-ce que ce sont mes créanciers, à moi, est-ce que je les connais, moi, voyons?

—Ah! mais, dit Constance, il faut cependant se dépêcher. Ils vont tout briser, et il n'y a là-bas que cette grue d'Héloïse.

—C'est bon, grommela maman Anaïs. On y va.

Elle donna devant la glace un tour à sa chevelure, un petit coup à son tablier de soie, prit un air digne en fourrant ses mains dans ses poches, et passa dans l'antichambre.

Ils étaient là, criant, réclamant et parlant de forcer les portes, et jetant dans leurs clameurs de menaçants noms d'huissiers. Le plus acharné, le petit père Moïse, n'en démordait pas, et demandait qu'on lui serfit mam'zelle Gagemire.

—Eh! bien, eh! bien, qu'est-ce que c'est, dit madame Labarbade! On se dévore?... C'est donc une tuerie ici? On se croirait à la Bourse. Tas de sans cœur! Vous ne savez donc pas que la petite est couchée, malade?

Malate? demanda Moïse avec anxiété. Alors, raison de blus pour bayer!

—C'est vrai, dit un autre. La santé de mademoiselle Cachemire, c'est notre garantie.

—N'ayez pas peur, fit madame Labarbade. Elle a bon pied, bon œil. Seulement est-ce une raison pour faire un sabbat à réveiller toute une caserne, s'il était nuit?

—Il fait chour reprit Moïse, et nous afons le droit de tapacher guand on baye bas!

—Tiens, vous croyez ça, vous?

—Parbleu! qu'on nous paye, nous nous tairons!

—Voilà une heure que nous faisons le pied de grue!

—On m'a fait rapporter ma note vingt-deux fois. Vingt-deux fois une note de boucherie!

—Et moi donc!

—Et moi, en ai-je fait de ces pas pour ne rien toucher!

Foui! foui! nous les gonnaissons, les marges de zet esgalier, bar exemple! z'est eine invamie! z'est intécent!

—Indécent! dites donc, parlez pour vous, vieux sans-culotte, dit madame Labarbade. Et qui vous a dit qu'on ne vous solderait pas?

—Comment qui nous l'a dit, puisqu'il y a trois mois que nous avons le bec dans l'eau!

—Eh bien, et les à-compte? dit madame Labarbade.

—Ils m'égrazeraient bas le bied, les à-gomptes, z'ils dompaient tessus!

—Enfin, quoi! reprit maman Anaïs. Si je vous disais que demain à cette heure-ci vous serez payés!

—Nous n'en croirions pas un mot!

—On nous l'a vaite drop soufent!

—Foi d'honnête femme, dit madame Labarbade.

—L'honnêteté ne paye pas, répondit quelqu'un.

—Vous verrez que si, mon gros. Seulement, ah! seulement, je vais vous dire (et maman Anaïs baissait la voix), c'est de l'argent et du bon argent sorti de ma poche que vous aurez. Aussi dites donc, hé, on fera bien l'escompte à la banquière?

—L'escompte!

—Ah bien, l'escompte!

—Parlons-en!

—On ne vait d'esgompte gu'au gompdant, ma ponne tame!

—Chut donc! En voilà des criards. A votre aise. Je garderai mon saint-frusquin. Il est bien à moi.

—Zoit. Nous aurons regours sur mam'zelle Gagemire!

Chargement de la publicité...