Les Femmes de proie. Mademoiselle Cachemire
—Turlututu! A votre aise... Faites saisir. Avec ça que les frais que vous ferez ne vous coûteront pas un peu plus que l'escompte en question. Voyons, voulez-vous me rabattre vingt pour cent sur vos factures?
—Vingt pour cent!
—C'est une plaisanterie!
—Fous nous brenez donc pour des vilous? dit Moïse. Gombien groyez-fous que nous gagnons?
—Ne parlons plus de vingt pour cent. Ça peut-il passer pour quinze? Ah çà! est-ce que vous croyez qu'on ne rabattrait pas ça si je faisais estimer tous vos comptes par des experts?
—En voilà une idée! Estimer nos comptes!
—Nous ne sommes pas des maçons!
—Paix, alors. Voyons, nous disons quinze pour cent?
—Non... Non...
—Touze, si fous foulez, dit Moïse!
—Je suis bonne princesse, fit maman Anaïs. Va pour douze! apportez les factures demain à cette heure-ci acquittées, et je solde. Seulement ne mentionnez pas l'escompte sur l'acquit. C'est inutile. Acquittez la somme brute, ça suffira, je marquerai la différence sur mes livres!
Les fournisseurs se retirèrent enchantés. Madame Labarbade, fière d'avoir apaisé la tempête alla tout droit chez Cachemire.
—Eh bien? dit Suzanne.
—Fini. Envolés. Ah! les gredins, ils crient comme des grives. Ce n'est pas sans peine que j'ai congédié la compagnie. Tu sais, j'ai promis que demain on les payerait...
—Allons donc! Es-tu folle? Je n'ai pas un sou!
—Il faut pourtant les payer. Il y a assez longtemps qu'ils droguent. D'ailleurs j'ai promis...
—Tu as promis, tu as promis...
—Ma petite, une honnête femme n'a que sa parole. On a dit qu'on payerait. On payera. Voyons, bête, est ce que tu n'as pas quatre fois trop de diamants? On en met la moitié au clou et il en reste assez pour donner dans l'œil de ceux qui regardent...
—C'est que je dois beaucoup, je parie!
—Une misère, au contraire. Tu n'as pas d'ordre. Cinquante-huit mille francs. Ce n'est rien. Il y a quatre châles d'Inde dans ce total-là. Tu vois, je sais tes comptes. Voyons, donne-moi ta parure verte, ta grosse croix, les boucles d'oreilles que cet Espagnol t'a envoyées.—Il n'est jamais venu chercher la monnaie, cet imbécile-là.—Je porte tout ça aux Blancs-Manteaux ou chez un orfèvre et adieu les créanciers, ou une partie des créanciers. C'est toujours ça de moins!
—Tu as raison, dit Cachemire. Payons-en quelques-uns. J'ai justement besoin d'un nouveau châle. Quand j'aurai bouché l'ancien trou, j'en referai un second.
—Tu as oublié d'être sotte, Suzanne, fit maman Anaïs.
En une après-midi, madame Labarbade, toujours active, mit au Mont-de-Piété, ou accrocha chez des changeurs de contre-bande les diamants en question. Elle en tira plus de soixante-deux mille francs. Au retour, elle accusa à Cachemire cinquante-huit mille francs en entrée... tout juste de quoi solder les créanciers le lendemain.
—Eh bien! donne-moi une partie de cet argent-là, dit Suzanne.
—En voilà une idée! Nous sommes engagées d'honneur pour demain. Cet argent n'est pas à nous!
—Et les reconnaissances?
—Je les garde, dit la belle-mère, tu les perdrais!
Le lendemain, madame Labarbade paya pour cinquante-sept mille deux cents francs de fournitures, mais en réalité, déduction faite de l'escompte de quinze pour cent, elle ne sortit de sa caisse que quarante-huit mille six cent vingt francs. Elle congédia les créanciers enchantés et, rentrée chez elle, calcula sur la couverture du roman jaune, ce que cette petite affaire lui avait rapporté.
Quatre mille francs cachés à Cachemire, plus huit mille cinq cent quatre-vingts francs produits par l'escompte obtenu, c'était plus de douze mille francs qui lui tombaient dans la poche.
—J'irai trouver demain mon agent de change, pensa maman Anaïs.
Elle sourit encore à cette idée qu'avant un mois Cachemire serait de nouveau forcée de liquider sa position, et qu'il y aurait un autre profit pour l'intermédiaire.
—La petite a du bon, songeait-elle.
Puis elle prit le journal, regardant à la colonne de la bourse, les valeurs qu'il fallait acheter.
Terral, pendant ce temps, courait dans Paris à la recherche d'un certain Duréchaud, agent de change, qu'on n'avait pas vu depuis la veille. On disait,—mais les bruits de Paris ont si peu de consistance,—qu'un grand bal avait été donné la nuit précédente à la maison Duréchaud, et que l'agent avait profité de la fête pour faire atteler une chaise de poste et gagner quelque ville de province d'où sans doute il serait monté en wagon pour la Belgique. Huit jours auparavant, Terral avait remis à M. Duréchaud trente-deux mille francs, pour une opération qu'il tentait. L'affaire avait réussi. A la liquidation, Terral devait toucher quelque chose comme deux cent soixante mille francs. Il se présenta à la caisse au jour dit. La caisse était fermée. Il s'informa, on lui répondit par l'histoire du bal. Il courut et fouilla Paris. Partout la même réponse et le bruit s'accréditant, grossissait.
Le soir, l'on dit était une vérité.
Or, Terral avait joué la veille et perdu quinze mille francs. Une dette de jeu (ironie du préjugé!) est chose sacrée. Comment payer? Il avait jusqu'au lendemain midi. Mais, en dehors de l'argent risqué chez Duréchaud, Terral ne possédait rien. Pas une ressource. Duréchaud demeurant à Paris, Fernand continuait ses entreprises audacieuses. Cette dernière venait de réussir—prodigieusement—comme avaient réussi toutes les autres. Et voilà que sur son chemin cet intrépide rencontrait un coquin!
—Misère! se dit Terral, je n'avais jamais calculé la partie qu'en la jouant avec des honnêtes gens.
—Qu'est-ce que cela prouve? ajouta-t-il. Que je suis un niais, comme les autres. Un sot. Ce Duréchaud a bien fait.
—Je ne lui conseillerais pourtant pas, conclut-il avec une menace dans la pensée, de se retrouver sur mon passage!
Cependant, il fallait se procurer les quinze mille francs dus à Barberino. Le temps s'écoulait, le soir venait, demain arrivait. Terral s'adressa à tout le monde en souriant, demandant quinze mille francs comme il eût demandé cinq louis, avec un accent délibéré, comme s'il eût dû les renvoyer dix minutes après par son laquais, lui qui n'avait pas cinquante francs en poche! On lui refusa partout avec le même sourire, la même politesse, la même phrase. Le comte Broski, ses amis, ses connaissances de cercle, tous. Terral sentait fuir les heures, et avec quelle rapidité! Il avait des sueurs froides à cette idée que demain tout Paris, ce tout Paris qui le connaissait, dirait: «Vous savez bien, Terral? Fernand Terral, celui qui a tué M. de Bruand? Il n'a pas pu payer une dette de jeu,—15,000 livres, un rien!—au petit Barberino!»
—Un homme à la mer!
Accablé, morne, face à face avec la pensée de son isolement, de sa non-réussite, de cette terrible dette de Damoclès qui allait le tuer net demain, Fernand se rendit le soir presque machinalement chez Cachemire. Pourquoi y allait-il? Il ne le savait. Le malheureux avait besoin de parler à quelqu'un qui ne fût pas un camarade de boulevard et de retrouver autre chose que cet éternel sourire qui refusait éternellement. Il se faisait un grand bruit justement chez Cachemire. Cachemire se plaignait, madame Labarbade répliquait. Le petit Adolphe pleurait. On venait de ramener, à l'heure même, Adolphe, renvoyé du collége pour insubordination féroce.
Fernand alla droit à l'appartement de Cachemire. Elle sortait du bain et tendait ses petits pieds au pédicure.
—Ah! c'est vous, mon ami, dit-elle en présentant son front à son amant. Me donnez-vous une minute pour achever ma toilette?
Fernand s'assit dans un fauteuil, la regardant enveloppée dans une longue robe de chambre de mousseline blanche garnie de rubans roses, toujours charmante, un peu pâle cependant.
Il ne disait rien, et ce silence étonnant Cachemire:
—Quelles nouvelles? demanda-t-elle.
—Rien.
Elle congédia le pédicure.
—Voyons, dit-elle, il y a quelque chose? Quoi?
—Rien, en vérité.
—Je vois, fit Cachemire en fronçant ses lèvres avec une adorable moue, vous êtes encore jaloux, vilain!
—Moi? jaloux!... Ah! répondit-il en la repoussant doucement, j'ai bien d'autres préoccupations à cette heure que la jalousie...
—Tu es poli, dit-elle.
—Poli!... C'est vrai, j'ai eu tort. Voyons, ta main.... Tu sais bien que je t'aime... malgré tout.
—Malgré tout? Il y a une intention dans ce malgré tout. Quand je te dis que je le déteste, ce Messidor. Est-ce ça, voyons, qui t'ennuie? Regarde-toi. Tu as une paire de sourcils. Brr! On dirait que tu vas y aller de ton cinquième acte!
—Ah! c'est que tu ignores, toi.... Je suis perdu, dit Terral.
—Comment, perdu?
—J'ai joué, je dois, je n'ai pas d'argent. Voilà. Comprends-tu?
—Comment, pas d'argent? Décavé? Plus rien.... Et la Bourse?
—Sur ce terrain, j'ai trouvé plus fort que moi. On m'a volé. Un misérable! Ah! du diable si je ne songe pas à me faire sauter la cervelle!
—Te tuer! dit Cachemire en l'embrassant. Tu ne vas pas te tuer, mon Fernand, dis?... Oh! d'abord je te suis partout, comme ton ombre, je te surveille. Non, tu ne te tueras pas!
—Ne crains rien, va! tu as raison. Et qu'est-ce que le suicide? Une bêtise. Il s'agit de trouver un expédient et non un pistolet. Voyons, as-tu de l'argent, toi, à me prêter?
—De l'argent?
—Oui, de l'argent. Elle t'étonne, cette question-là? Ne sommes-nous pas associés? Appui pour appui. Demain soir j'aurai peut-être cent mille francs, trouvés je ne sais où, si j'ai demain matin la misérable somme...
—Et combien te faut-il?
—Quinze mille francs.
—Eh! dit Cachemire, c'est une fortune cela! Je n'ai pas un sou!
Il baissa la tête et regarda le tapis, comme un homme écrasé.
—Pas un sou, c'est vrai, reprit Cachemire... Il faut pourtant trouver cet argent-là. Une dette de baccarat, c'est solennel comme un sacrement. Je vous demande un peu pourquoi? Si on pouvait faire un billet, parbleu; on s'en moquerait. Tiens au fait, j'en ai un demain, un billet. C'est le 15... Sans compter le terme. J'étais déjà assez tracassée. Ton affaire me renverse. Nous ne pouvons cependant pas rester comme ça... Mais voyons, tu n'as pas d'amis, personne ne peut te prêter?...
—Personne, dit Terral amèrement. Ah! ma foi, fit-il, c'est chose réglée. Voilà le commencement de la fin. Le cheval a bronché. Le cavalier est désarçonné. A un autre!
Il s'était mis à marcher, frappant de sa canne les fauteuils, irrité, mordillant sa moustache.
—Baste! je ne me plains pas, dit-il avec colère, il faut, dans l'assaut au succès, bien des cadavres pour combler le fossé, et laisser passer ceux qui ont leur étoile. Si je suis destiné à servir de marchepied à d'autres, tant pis pour moi. Je ne serai pas le seul. N'importe! J'étais,—oh! je le sens bien,—marqué pour la fortune, et c'est,—quoi?—une partie malheureuse, une carte,—une carte!—qui me rejette à l'ornière! Eh! bien, non, je chercherai, je trouverai, je payerai!
—Où vas-tu? dit Cachemire en le voyant se diriger vers la porte.
—Je ne sais pas, au hasard. C'est parfois un bon chemin.
—Fernand, dit-elle, écoute-moi, je ne suis pas une mauvaise fille, va! Je t'ai fait du mal, l'autre jour, c'est vrai, mais il ne faut pas m'en vouloir. Eh! bien, quoi? On a ses heures bêtes, n'est-ce pas? Oublie Messidor, veux-tu, et je te le trouve cet argent qui te manque, je te le donne!
—Messidor? répondit Terral. Qui te parle de Messidor? Mais tu l'as donc toi, cet argent-là?
—Je l'ai ici, dit-elle en montrant une chiffonnière. Elle ouvrit un tiroir, y prit des joyaux, des écrins et les montrant à Terral:—J'envoie tout à l'orfèvre et tu es sauvé, tu payes, tu rejoues, tu gagnes, tu fais ce que tu veux! Ah! et dites après cela que je ne suis pas gentille!...
—Suzanne, fit Terral en la serrant dans ses bras.
—C'est tout ce qui reste, dit-elle en haussant les épaules, mais c'est moi qui m'en moque. Eh! bien, nous en mangerons de la vache enragée! Après? J'ai un bon estomac! Veux-tu les porter toi-même au marchand?
—Moi?... Non, dit-il après avoir hésité.
Eh! bien, j'appellerai maman Anaïs.
Elle tira un cordon de sonnette et dit à Constance de prévenir madame Labarbade.
La belle-mère vint avec Adolphe, à qui on avait déjà acheté, dans un magasin de confection, un paletot pour remplacer sa tunique de lycéen.
—Et qu'y a-t-il donc? demanda maman Anaïs.
—Un méli-mélo, dit Adolphe tout bas à l'oreille de sa mère. Je parie qu'on se chamaille?
—Tiens, répondit Cachemire en prenant les bijoux. Mets ça dans ton tablier, Anaïs; j'ai besoin d'argent.
—Ah! bah! Encore?
Madame Labarbade regarda alternativement Fernand et Cachemire. Fernand debout contre la cheminée feuilletait une pièce de théâtre.
—Eh! bien, oui, dit Cachemire, encore! Va!
—Mais ce sont les derniers...
—Ce sont les derniers. Va donc, je te dis!
—C'est bon, dit maman Anaïs. Parbleu, ce n'est pas à moi de faire des observations. Viens, toi!
Adolphe suivit sa mère qui haussa les épaules en fermant la porte, et dit en avançant la lèvre inférieure:
—Dieu de Dieu, en voilà une qui est pressée! Pauvre cervelle, va! Train d'hôpital, grande vapeur. Au fond, heureusement, c'est moi qui m'en moque!
—Et moi donc! dit le tendre Adolphe.
Ce n'était certes pas l'héroïsme qui avait poussé Cachemire à sacrifier à Fernand Terral ses derniers bijoux; elle avait obéi à ce premier mouvement, un peu banal dans sa précipitation, de toutes ces femmes au cœur mou qui recevraient sans une larme la nouvelle de la mort d'une mère, et verseraient des torrents de pleurs sur le trépas d'une perruche. Elle obéissait d'ailleurs encore,—sans s'en rendre compte,—à l'influence de Terral. Elle se faisait humble et dévouée pour le forcer à oublier qu'elle l'avait fui et trompé. Non pas qu'elle le craignît vraiment. C'était la force de l'habitude. Le chien rampe jusqu'au moment où parfois il dévore la main qui le caresse ou le menace. Cachemire n'était pas assez énergique pour dévorer qui que ce fût; mais elle songeait bien souvent à rompre sa chaîne et à s'enfuir. En attendant, elle demeurait souriante et caressante comme autrefois.
L'argent trouvé, les bijoux vendus, tout fut réparé. Fernand paya. Il s'était dit qu'il effacerait bien vite cette première perte. Il joua encore. Cachemire, un soir, en voulant aller à un bal que donnait Antonia, regretta pour la première fois une parure d'améthystes qu'elle aimait beaucoup.
—J'aurais dû conserver au moins celle-là, pensa-t-elle.
Elle se consola bien vite. Les mécomptes glissaient sur elle. Elle l'aimait d'ailleurs, cette existence heurtée, la gêne dans le luxe, les antithèses de la bohème, l'éternelle bascule, les hauts et les bas. Tout ce dont M. de Bruand l'avait entourée semblait fuir peu à peu. Le linge, la garde-robe, ce bien-être excessif où elle nageait, tout cela s'était comme tari. Madame Labarbade lui faisait chaque jour des observations et des remontrances. Elle parlait raison. Elle prêchait.
—Voyons, disait-elle, il faut être sage une fois dans sa vie. As-tu bien réfléchi, où vas-tu? Je m'étais promis de n'en souffler mot, mais c'est plus fort que moi. Je te vois glisser, glisser...; je crie: au secours! Tu vis là, depuis tantôt un an, avec ce grand diable de Terral, qui est joli homme, je le veux bien, mais qui te pèse plus que tes écus. Il est sur tes talons, il t'ennuie, il dit qu'il t'adore. C'est très-joli, l'amour, mais c'est peu nourrissant. Et au fond, est-ce que vous vous affectionnez tant que ça? Il t'aurait pour sa part, depuis longtemps, souhaité le bonsoir si tu n'avais pas eu la faiblesse de monnayer, pour monsieur, tes bijoux... Et quant à toi, si tu étais franche, tu avouerais qu'il est passablement gênant. Il a la prétention d'être aimé. A son aise. Mais que fait-il pour ça? Songe donc, ce dadais de M. de Bruand te rendait du moins heureuse. Il s'inquiétait de tes désirs, il te comblait de cadeaux, il n'était pas du tout désagréable, sans compter qu'on pouvait dire que c'était un homme bien élevé. Et puis tu étais libre avec lui; il ne faut pas te figurer... Essaye donc d'avoir une inclination, maintenant que M. Fernand a mis le grapin sur toi! Pas possible. Oh! vois-tu, ma petite, la première condition pour qu'une femme ne périsse pas d'ennui, c'est qu'elle fasse à sa tête. Et tu es plus esclave qu'une négresse. C'est vrai. Un jaloux, un bourru. Enfin, il ne me dit jamais bonjour. Je vaux pourtant un coup de chapeau, saperlotte! Et puis! mon Adolphe, il lui a tiré les oreilles, le brutal, un jour que le petit lui a marché sur le pied sans le vouloir. Je dis le petit, pas si petit, ça devient un homme au contraire, et un bel homme, si je m'y connais. Il verra bien, un jour ou l'autre, ce monsieur Terral, il verra! Pour en revenir à toi, ma chérie, à ta place je me dépêcherais d'envoyer promener ce monsieur, j'aurais le courage de m'en dépêtrer, et je vivrais à ma guise, j'aurais un époux qui ne me laisserait manquer de rien et à qui je boucherais assez adroitement les yeux pour qu'il ne pût rien voir aux petites distractions dont je sèmerais mon existence. Comment! Tu es actrice, jolie comme un cœur, adorée, enviée,—tu es mademoiselle Cachemire,—et tu vis avec un boursicotier comme si tu étais sa femme. Car enfin, tu lui es fidèle, bête! au lieu de collectionner les billets que je recevrais, j'y répondrais. Il ne manque pas de gens à Paris qui ne savent où mettre leur argent. Voyons, n'ai-je pas raison, dis? Tu restes-là, rêveuse, tu n'as pas de courage, tiens! Flanque-lui donc son congé en deux mots: «C'est fini, va te promener.» C'est clair et net, et tu verras, quand tu n'auras plus le Terral dans tes jupes, que les parures en améthystes ne te manqueront jamais!
—J'y songerai, répétait Cachemire.
Et, fatiguée de Terral, avide de liberté, de bruit, de nouveauté, elle n'osait changer, elle demeurait dans sa lassitude, sans faire encore un mouvement pour la secouer. Elle n'était vraiment satisfaite, gaie, triomphante qu'au théâtre, parmi les cancans de coulisses et les historiettes du Manteau d'Arlequin. Ce n'était pas l'art qu'elle aimait,—elle ne le comprenait certes pas,—c'était le dessous du métier, les mille propos de la loge, les blagues de la répétition, les lazzis avec les camarades, le plaisir d'écraser une rivale, de faire poser un jeune premier prenant son rôle un peu trop au sérieux ou de remettre un régisseur à sa place. Elle était assez insolente, et très-paresseuse, bravait les amendes, envoyait les rôles au diable, et n'en faisait qu'à sa tête. Il fallut la remplacer un soir.
Au moment de lever le rideau, Cachemire était absente de sa loge. Le régisseur fit une annonce au public, en déclarant que mademoiselle Cachemire avait manqué à tous ses devoirs. Le public des étages supérieurs siffla vertement, le public de l'orchestre applaudit à tout rompre. Pendant ce temps Cachemire, oubliant le théâtre, oubliant son rôle, oubliant Terral, dînait avec des Anglais au pavillon d'Armenonville.
A partir de ce jour, elle commença à le braver singulièrement, ce Fernand, et à s'en détacher de plus en plus. Il ne ressemblait plus d'ailleurs au Fernand d'autrefois. Il devenait sombre, inquiet. Son audace l'abandonnait. La chance avait tourné. Terral avait marché jusque-là comme sur un terrain sec où il faisait fièrement retentir ses talons: maintenant, il s'enfonçait comme en un terrain fangeux. Chaque effort fait pour avancer le plongeait plus avant dans ce marais. Il jouait et perdait. Ses opérations,—celles qu'il croyait les plus solides,—lui craquaient dans les mains. Il s'endettait; il s'embourbait: il n'avait plus ce coup d'œil d'aigle qui pénétrait hommes et choses; il voyait faux; ou plutôt la fureur de ne pas réussir, les rages concentrées l'aveuglaient. Il s'inquiétait peu de Cachemire. S'il ne la quittait pas, c'est que l'habitude l'enchaînait à elle. Puis, dans tout ce Paris qui le connaissait pourtant, il n'y avait peut-être plus qu'elle qui lui sourît encore. Comédie, ce sourire, il le savait bien. Mais c'était un sourire, et cela lui suffisait.
Il la voyait rarement. Avait-il le temps de la voir? Il passait des nuits entières à jouer avec de faibles sommes ramassées çà et là, empruntées comme autrefois. Quand il gagnait, il relevait la tête, mais c'était pour reperdre bientôt. Le jour alors, il se cachait, ou il dormait, ou il cherchait,—penché sur le papier,—de folles martingales. Cet homme pratique se repaissait de chimères!
Il marchait à une ruine certaine, à un tollé immense que pousseraient un jour ceux qui lui prêtaient encore quelques louis, qui lui tendaient la main, ou qui le tutoyaient. Oui, un jour.... Il n'y voulait pas songer. Il entendait le chœur grondant de tous ces gens, l'accabler de dédains. Et toutes les portes condamnées, tous les cercles fermés, tous les vastes espoirs, chassés comme une volée d'oiseaux,—la partie si fièrement entamée, cette partie, immense avec le destin, perdue, à jamais perdue!
—Aussi bien, se disait-il, faut-il se roidir et résister. Ah! je la trouverai, la pierre philosophale du jeu, et vive encore Fernand Terral! Je ne suis pas battu!
Cachemire ne se doutait pas de tout ce qu'il souffrait, mais elle le voyait nerveux, irrité, assombri, et elle le trouvait maussade. Parfois, elle lui refusait sa porte. Il redescendait, la mort dans le cœur, cet escalier tant de fois franchi avec l'assurance orgueilleuse, et se demandait s'il devait lutter contre cette enfant, et l'écraser. Puis, bientôt:
—A quoi bon? ajoutait-il. L'adversaire, le seul adversaire, c'est le Sort!
Cet amour, qui l'avait un moment saisi, il l'étouffait. Cette jalousie, qui l'eût rendu si ridicule à ses propres yeux, il l'avait vaincue. Et peu lui importait cette femme, maintenant que la lutte redevenait pour lui aussi terrible qu'auparavant, et que son rocher de Sisyphe,—la misère, l'obscurité, l'oubli,—menaçait encore de l'écraser.
Il eût eu au surplus fort à faire en s'inquiétant de Cachemire. Elle était bien aise, elle aussi, de lui échapper.
Les paroles de madame Labarbade, qu'elle s'était tant de fois répétées, lui revenaient à l'oreille. Elle avait échappé à la fascination de Fernand.
Il s'était humilié en acceptant ces secours qu'elle lui avait offerts sans arrière-pensée pourtant.
Depuis qu'il n'était plus invincible, intrépidement résolu, comme autrefois, Cachemire, le craignant moins, ne l'aimait plus autant. Elle songeait à en finir avec lui; il était temps, disait-elle, de se faire une position.
Elle n'avait qu'à vouloir. Elle voulut.
Dès lors, elle ne fut plus visible lorsque Fernand se présenta. Elle lui donnait de rares et courts rendez-vous. Elle avait l'air affairée, elle paraissait et disparaissait.
Il n'insistait pas, d'ailleurs, et la laissait libre. Il eût rompu volontiers sur-le-champ. Mais c'était elle, elle encore qui gardait une sorte d'hypocrite apparence, et ne voulait pas avouer que tout était fini lorsque le dénouement était bien arrêté dans son esprit.
Elle était vraiment affranchie, heureuse, emportée par la vie torrentielle. Point de soupers complets sans la chanson de Cachemire. Point de fêtes dans ce monde barriolé sans la fille du père Labarbade.
Elle était des plus rieuses, des plus affolées. Elle en arrivait à avoir de l'esprit. On citait ses mots dans les petits journaux.
Elle était de fer. La nuit, debout; le jour, debout. Elle jouait, répétait, apprenait ses rôles dans son bain, déjeunait en ville, courait au théâtre, dînait, soupait, passait la nuit, recevait ses amis, tout cela dans une journée, tout cela tous les jours, sans compter les fournisseurs à recevoir, les chapeaux à choisir, les robes à essayer, les cheveux à friser, les photographes qui vous traquent, les camarades qui vous poursuivent, les ennemis, les importuns et les amoureux!
La vie lui eût été cent fois plus douce et plus facile, mariée là-bas, à Samoreau, travaillant en chantant et dormant avec de beaux rêves. Mais il lui plaisait,—comme aux autres,—de se condamner à perpétuité au bagne parisien.
Elle traînait son boulet, qui pesait tout aussi lourd, malgré ses dorures.
Elle le traînait avec des éclats de rire d'une gaieté épileptique, et quand elle le sentait à son pied,—ce qui lui arrivait rarement, car elle ne pensait pas,—elle le plongeait dans le champagne.
IX
C'était un jour de course,—l'inauguration du turf de Vincennes. Le faubourg Saint-Antoine étonné, vit arriver ces voitures emportées, entendit ces grelots et ces coups de fouets, et se regarda, ne comprenant pas. Il y eut alors un cri, un grand cri. Comme on avait crié jadis: Les faubourgs descendent,—on s'écria, non moins effrayé: La fashion monte!
Elles passaient, les filles folles, étendues dans leurs victorias, regardant ces maisons hautes, chargées d'enseignes, maisons de travailleurs, avec des noms d'ébénistes, des noms laborieux, des noms d'ouvriers.
Elles souriaient.
On les voyait examiner les ruisseaux du faubourg d'un air curieux, comme si elles ne les connaissaient pas.
Promenant leurs femmes et faisant prendre l'air à leurs enfants, les faubouriens, inquiétés par cette tempête de soie, ne savaient que penser.
Ils avaient peur.
Les fillettes qui s'étaient peignées tout à l'heure, devant leurs miroirs de quatre sous, se sentaient prises de fièvre. Quelqu'un dit: Prenez garde, il y aura de mauvais rêves dans les mansardes!
Depuis, les voitures allant aux courses, laissent le faubourg à leur droite et passent par un boulevard.
Le champ de courses est vaste et beau. Les tribunes, chargées de spectateurs, fourmillent.
Les voitures, qui paraissent vouloir se heurter, s'emboîtent adroitement comme les steam-boats sur la Tamise.
Il y a des coupés élégants et d'humbles fiacres, des calèches et des voitures de commerce, avec le nom du fabricant, et où s'empile, où s'étouffe toute une famille qui veut voir.
Il y a des voitures faites tout exprès, avec des élégants juchés dessus, et débouchant du Cordon Impérial.
Les femmes veulent grimper.
On leur tend la main, on les hisse. Les piétons qui passent regardent. On applaudit.
C'est un tohu-bohu de couleurs et de costumes. On risque-là les modes nouvelles.
L'excentricité donne le mot d'ordre.
Des gens qui ne se sont pas rencontrés depuis un an, se reconnaissent. Les élégantes en voiture découverte, recueillent à droite et à gauche les saluts, les sourires.
Elles distribuent des poignées de mains, se font présenter de nouveaux soupirants par les anciens, ébauchent des romans aux dénouements faciles. Entre deux courses, on a le temps de signer un pacte qui coûte bien peu à celle-ci, et fort cher à celui-là.
On parie, on joue. Cette prairie est aussi un tapis vert.
Quand les jockeys partent, un grand frisson parcourt la foule. Il y a des cris quand on hisse au poteau la couleur du vainqueur. Les chapeaux s'agitent, et l'on pousse des hurrahs, mais l'enthousiasme hippique n'est qu'une parodie des courses anglaises. La course à cheval est à la mode, comme demain peut-être, le seront les courses de taureaux. Si la chose arrive, nous verrons éclore une race d'aficionados comme nous avons vu naître un clan de gentlemen riders. Tout est bien.
Prétexte à tapage, à retour bruyant, à champagne débouché, à saluts échangés avec mademoiselle Trois-Étoiles, à paris, à voile vert, à déjeuner sur la pelouse, à souper le soir et la nuit, voilà les courses. Quelques-uns seuls savent le nom du cheval qui court; tous trépignent comme secoués par une ardeur de jockey. Les crieuses d'amour seules ont la franchise de se rendre là, maquillées, plâtrées, charmantes de provocation, comme à un étal.
Cachemire avait emmené avec elle Flore Hardy, une de ses camarades de théâtre.
La pauvre Flore, servant de repoussoir à son amie, voyait les soupirants, non, les hennissants, assiéger la voiture de Cachemire; elle entendait les propos échangés, les caresses de la voix, les plaisanteries plus qu'équivoques, applaudies par ceux qui les risquaient et par celle qui les recueillait,—et de tout ce bouquet amoureux, elle ne recevait pas même une feuille.
Flore trouvait maintenant, dans son for intérieur, que Cachemire était une poseuse.
Elle regrettait d'être venue.
Cachemire, accoudée sur les coussins de sa voiture, répondait à tous, caquetait, montrait ses dents blanches et ses petites mains moulées par ses gants. Elle jouait de l'éventail, et respirait de temps à autre un gros tas de violettes du pôle qu'elle avait sur ses genoux.
Autour d'elle, les railleries féminines partaient comme des pois fulminants.
—Regarde donc Cachemire. Elle fait foule!
—La pauvre petite a bien raison de jouir de son reste. Elle se décatit furieusement.
—Plâtrée...
—Pâlotte...
—Elle m'a toujours déplu!
Et pendant qu'elle souriait ainsi dans ce luxe, comme si elle eût eu le ciel dans le cœur, Suzanne Labarbade songeait que demain, à midi, peut-être serait-elle saisie, car la veille, le tapissier qu'on n'avait pas «réglé» depuis longtemps, avait parlé de contrainte par corps.
Cachemire se trouvait «embarrassée.» Elle devait beaucoup de tous côtés, et, comme elle disait, sa liaison avec Terral l'avait mise en retard. Madame Labarbade lui montrait bien souvent, à l'heure des comptes, tout ce qu'elle avait perdu à s'attarder au bras de Fernand dans les petits chemins du sentiment. Elle soupirait, regrettant ce temps dépensé, puis haussait les épaules en regardant son miroir.
—Ne suis-je pas assez jeune et jolie pour tout réparer? demandait-elle.
—Parbleu! répondait le miroir.
—Il n'est que temps, ajoutait la prudente madame Labarbade.
Elles tinrent conseil, un soir, en tête à tête, tout en prenant une tasse de thé que maman Labarbade arrosait de curaçao.
La maison ne marchait pas, les fournisseurs se plaignaient. On avait des démêlés avec le fruitier; la cuisinière prenait le parti du boucher qui réclamait au moins des à compte. Il ne fallait même pas hausser la voix quand on parlait aux domestiques. Mal payés, ils devenaient insolents, tout prêts à déclarer qu'ils ne tenaient pas à la barraque.
Avisons, dit maman Labarbade. Les billets protestés, c'est peu ragoûtant. Et quand ça se met quelque part. Brr! Défunt ton pauvre père a eu trop de mal avec ces gredins d'huissiers pour que je ne les porte pas dans ma basse. Il faut éviter ces gens-là. Pour ça, ma petite, je te le répète, je te le dis tous les jours, je ne vois qu'un moyen. Prendre quelqu'un en titre. Rien de plus facile; quand on te savait avec Terral, on te laissait, respectant ce hérisson-là! Mais maintenant tu n'as qu'un signe à faire. Réfléchis seulement, pas trop longtemps à cause des billets à ordre, vois, choisis. Tu as bien, dans le tas, quelqu'un qui te plaise? Non?... Voyons... Examine... Mais paye tes billets, Suzanne, paye tes billets! On est honnête femme ou on ne l'est pas!
Cachemire recevait depuis quelque temps, tous les soirs dans sa loge, un superbe bouquet de roses blanches, avec un camellia immaculé au milieu, parfois un billet, d'autres fois une carte de visite avec des protestations au crayon sur le carton porcelaine. Le tout signé René de Navailles. L'enveloppe des lettres portait une couronne de comte, gauffrée en bleu sur le vélin. Cachemire ne connaissait pas le nom, mais elle connaissait l'homme.
M. René de Navailles était depuis quelque temps un des plus assidus habitués du Vaudeville. On le voyait en habit noir démesurément ouvert, avec des parements écarquillés à droite et à gauche, le camellia de rigueur à la boutonnière, les coudes appuyés sur le velours rouge de l'avant-scène, les mains coupées en deux par des manchettes hyperboliques retenues par des émeraudes, les gants blancs, la cravate blanche passée sous un col géométriquement rabattu et boutonné par un brillant. Au physique un peu maigre, un peu pâle, l'air ennuyé, le lorgnon incrusté dans l'arcade sourcilière, la moustache petite et retroussée, les cheveux séparés au milieu du front par un coiffeur géomètre. Toute l'élégance compassée et régulière d'un jeune homme élégant qui baillait sa vie et usait un peu partout ses vingt-cinq ans comme si la jeunesse était chose embarrassante ou inutile.
Dès l'abord, Cachemire le trouva de son goût par la simple raison qu'elle aperçut, avant toute chose, les émeraudes des manchettes. Elle s'informa.
—Comment, lui dit Antonia à qui elle parla de M. de Navailles, tu ne connais pas le petit René, le jeune René, celui qu'Olivier Renaud appelle René d'Anjou? Ah! çà mais, ton Terral t'a enterrée, ma fille, il faut te refaire. Tu n'y es plus!
—Possible, mais enfin, quoi! Je ne le connais pas. Quel homme est-ce?
—Un homme charmant, un peu crampon, mais généreux; un homme comme il faut. Du Jockey, s'il te plaît. Comment donc! C'est lui qui a inventé de briser les cols carcans, et depuis ce temps-là on les appelle les cols Navailles, tu ne sais pas ça?
—Non, dit Cachemire devenue songeuse.
—Et riche, ajouta Antonia. C'est un bon parti.
Le soir, en rentrant au théâtre, Cachemire dit à la concierge:
—S'il venait encore un commissionnaire apporter un bouquet, vous lui remettriez ce billet!
—Mais ce n'est pas un commissionnaire, fit la concierge, c'est un domestique, et galonné, Dieu sait!
—Raison de plus.
Le billet faisait savoir à M. le comte René de Navailles que mademoiselle Cachemire consentait à le recevoir le lendemain dans l'après-midi. M. de Navailles ne parut pas au théâtre ce soir-là, mais Suzanne savait déjà que le domestique avait emporté le billet. Elle se mit sous les armes le lendemain, et manqua sa répétition pour attendre M. de Navailles. L'huissier s'était présenté le matin avec la broche du tapissier non payée. Madame Labarbade lui avait dit de patienter, assurant que le solde ne tarderait pas à s'effectuer. «Inutile de faire le protêt. Ce sera acquitté. Nous ne sommes pas des imbéciles!» Et l'huissier s'était retiré en clignant des yeux. Mais il était temps que Cachemire, menacée d'une inondation de dettes, se rattachât à quelque branche un peu solide. Elle avait choisi la branche Navailles.
On sonna tout à coup, elle se regarda dans la glace, donna un tour à ses beaux cheveux noirs et s'allongea savamment sur sa causeuse, les bras nus dans sa robe de chambre, un rôle à la main et les pieds jouant avec des babouches.
Brusquement la porte s'ouvrit et madame Labarbade parut.
—Tu ne sais pas? dit-elle. Ce n'est pas le comte, C'est ton Terral. Faut-il le congédier?
—Et pourquoi? demanda Terral d'un air railleur en se dressant derrière maman Anaïs. Est-ce que je vous gêne?
La belle-mère parut un peu effrayée, puis elle voulut répondre, mais un regard hautain de Fernand la fit reculer.
Elle se retira, grommelant, et télégraphiant, derrière Terral, des signes d'intelligence à Cachemire.
Celle-ci n'avait pas bougé; elle demeurait sur sa causeuse, l'air maussade et ne disant mot.
—Eh! bien? fit Terral. Qu'y a-t-il?... Du nouveau, ce me semble! On ne m'attendait pas? Je te gêne? En vérité, je ne traîne pourtant pas souvent mes souliers dans ton salon. Mais je conçois... le passé, c'est fatigant, et je suis le passé... Voyons, sois franche, ma présence te pèse... Pourquoi diable suis-je venu? dit-il en se promenant de long en large, la main dans les poches.
Il avait l'air défait, pâle; ses yeux brillaient d'un éclat singulier.
Il se sentait mal à l'aise, comme après un accès de fièvre.
De fait, ses tempes et ses orbites brûlaient; toute la nuit précédente, penché sur des cartes, il avait joué, disputé sa vie aux cartes, perdu...
—Tu attends quelqu'un? dit-il brusquement, en se plantant tout à coup devant Cachemire.
—Oui, dit-elle en souriant.
Terral devint un peu plus pâle, recula légèrement et dit:
—C'est bien!
Il alla droit à la porte.
—Eh! dit Cachemire, tu t'en vas?
—Oui.
—Sans m'embrasser?
—Oh! fit Terral. Point de comédie. Tu as de moi par-dessus les épaules. Je le sens, je le sais bien. Si je suis venu, c'est qu'une sotte habitude m'a poussé. Et puis,—et puis dans ce Paris, pas un réduit, pas un ami, rien, personne! Au fond peu m'importe et pourtant... Ne crains rien. Cette visite est la dernière. Je le conçois, Terral pauvre et barbottant, te compromettrait. Est-ce que je veux te compromettre? Adieu, va, adieu!
—Fernand, dit Cachemire en se levant et en allant à lui... Fernand!
—Quoi? fit-il.
—Tu vas me détester, tu t'en vas irrité. Pourquoi ne nous quitterions-nous pas amis encore, puisque nous devons nous quitter?
—C'est juste, dit Terral amèrement. Voici ma main, tiens!
—Tu sais, fit-elle, je t'ai bien aimé, va...
—C'est possible.
—Tu ne me crois pas? Écoute, je t'aime encore, va... Je le sens... Oui, je t'aime. Seulement, que veux-tu? Je suis née pour tout ce luxe... Je ne pourrais pas vivre sans cela. J'aime mieux mourir jeune, éreintée, poitrinaire et avoir eu tout, chevaux, voiture, cachemires, soupers, le diable! Tu m'as donné tout cela, tu ne peux plus me le donner. Je vais ailleurs, il ne faut pas m'accuser. C'est ma nature. Mais si tu voulais,—songe donc,—si tu voulais, vois-tu, cette vie-là, nous la partagerions... Tu en aurais ta part... Tu sais, je me cacherais comme autrefois—pour t'aimer—et ce luxe, qui est ma vie, je te l'apporterais chez toi, en te disant: Voilà ta part!
—Tu es folle, dit Terral en la repoussant, et tu te trompes toi-même, aveugle que tu es. Demain, pas plus tard que demain, tu songerais à me fuir, comme tu y penses à présent. Et qui te dit que je toucherais à ta part de festin?... Misère, je suis tombé bien bas, mais je ne suis pas encore de ceux-là. La lutte, oui, la lutte à main armée au besoin, contre tout et contre tous, mais la bataille et non pas la vie hideuse de celui qui marche derrière une femme, et ramasse les miettes d'un pain mal gagné! j'ai pu t'emprunter quelque chose, je croyais te rendre tout et davantage, mais accepter... Tu ne sais donc pas ce que tu me proposes-là? Parbleu, non, tu ne le sais pas. Seulement un jour viendrait où tu me jetterais le tout à la face et où je rougirais d'avoir... car j'ai bien peur, imbécile que je suis, de pouvoir encore rougir.
—Ah! tu es bête, va! s'écria Cachemire moitié souriante, moitié blessée... Si tu savais!
Un coup de sonnette coupa net la phrase qu'elle allait commencer. Elle tressaillit...
—C'est lui? demanda Terral froidement.
Cachemire ne répondit point.
—Je ne voudrais pas le rencontrer, continua Terral dont la voix tremblait.
Sans répondre, Cachemire ouvrit une porte qui donnait sur l'escalier de service par l'appartement de madame Labarbade.
—Tu reviendras? murmura Cachemire.
—Jamais, dit Terral.
Il sortit.
Cachemire referma la porte sur lui, et avec un soupir:
—Eh! bien, dit-elle, tout compte fait, j'aime mieux cela. C'est plus simple.
Elle prit un air souriant pour recevoir M. de Navailles.
Terral était déjà dans la rue.
Il s'arrêta un moment sous les fenêtres, il regarda ces rideaux de guipure, les rideaux de cette chambre où il s'était éveillé parfois avant Cachemire, où il la contemplait dormant.
Il se revoyait lui-même rayonnant, audacieux... Ce passé datait d'hier. Et maintenant!...
Il fût demeuré là longtemps peut-être, mais il remarqua, à côté de lui, le cocher d'un coupé qui le considérait du haut de son siége. Ce coupé portait les chiffres RN entrelacés et surmontés d'une couronne de comte. Terral devina. Il s'éloigna, secouant cet attendrissement subit—et bête, pensait-il.
Au coin de la rue, il aperçut, passant dans une voiture découverte avec une femme, un jeune homme qui le salua de la main—à l'espagnole,—et lui jeta un:
—Bonjour, cher!
C'était Adolphe, le petit Adolphe, qui se rendait au Bois.
Terral haussa les épaules et continua sa marche, ne songeant plus déjà à Cachemire, et se retrouvant en face de cette pensée qui l'obsédait maintenant, se dressait devant lui à toute heure et partout: la misère!
M. le comte René de Navailles était le dernier héritier d'une famille illustre. L'histoire des Navailles est écrite en lettres d'or et de sang, dans les annales de l'Auvergne. Gontran-Raoul-Hubert, comte de Navailles, seigneur d'Yprevard, fut un des compagnons de plaisirs et de chasses à l'homme de ce l'Espinchal, dont Fléchier raconte l'histoire. Ce Navailles n'échappa que par hasard à la justice des Grands Jours, se réfugia à la cour de Savoie, obtint des lettres de grâce, et fit amende honorable devant le Parlement de Paris, un cierge de six livres à la main. Son fils, tué à Fontenoy, était le père de ce comte de Navailles qui mourut sur l'échafaud le 5 thermidor, laissant deux héritiers, l'un capitaine à l'armée de Condé, l'autre compagnon de voyage de Chateaubriand, en Amérique. L'aîné devait être fait pair de France au retour des Bourbons, et mourir d'apoplexie à la tribune. Le cadet, grand-père de René de Navailles, continua à voyager, fit le tour du monde avec Dumont d'Urville, se composa une superbe collection ethnologique, écrivit même plusieurs volumes de relations scientifiques, et vit son nom plusieurs fois cité parmi ceux des naturalistes qui pouvaient prétendre à une place méritée sur les banquettes de l'Institut. Il fut un causeur charmant, hôte assidu des soirées de l'Arsenal, fort apprécié de Nodier et de Cuvier, ces deux aimables illustres, l'érudit le plus charmant, et le savant le moins empesé de cette époque. Ce M. de Navailles versa même, dit-on, dans l'utopie. Personne ne lui en fera un crime. Il plaida pour Saint-Simon, lui, vieillard, à l'heure où les jeunes gens seuls s'enrôlaient sous la bannière saint-simonienne. Vivement épris des choses de l'idée, ce petit-fils des terribles châtelains de Clermont apporta une somme considérable aux fondateurs du Globe, et jamais un inventeur ou un chercheur ne frappa vainement à sa porte.
Il mourut vieux, laissant un fils, Charles de Navailles, qui avait embrassé, malgré ses conseils, la carrière militaire.
Ce fut le père de René de Navailles.
Le nom de Charles de Navailles menaça un moment de devenir illustre, à côté des noms de ces généraux africains, les Lamoricière, les Changarnier, les Bedeau, les Cavaignac; il s'était fort distingué à la retraite de Constantine, sous les ordres du général Clauzel.
Mais une blessure assez grave mit le comte, jeune encore et pouvant espérer à tous les honneurs, hors du service militaire. Il eût pu, sous le dernier règne, aspirer à d'autres faveurs et l'on crut un moment qu'il occuperait un fauteuil à la pairie. Mais le comte était mal vu au château. Ancien garde du corps, on soupçonnait quelque peu son orléanisme de nouvelle date. Ces soupçons irritaient M. de Navailles plus que de raison, il apprit qu'on s'occupait de lui chercher une place; mais il refusa nettement, demeura en dehors de toute politique, se maria, devint veuf, vit passer la révolution de Février et le nouvel Empire sans acclamer ni protester, et mourut en 1855, laissant le souvenir d'une élégance suprême et toute française.
Le nom de Charles de Navailles avait été prononcé jadis à l'occasion de toutes les fêtes et de toutes les excentricités. Grand sportman, il avait battu les chevaux anglais, sur le terrain britannique, à une époque où les chevaux français occupaient un rang fort inférieur; grand chasseur, il remportait le prix aux chasses du roi Charles X. On citait de lui des traits dignes de Lauzun; on parlait de certaine causeuse qui valait bien la cheminée tournante de d'Argenson; ses duels étaient illustres et c'est lui qui était monté à l'assaut de Constantine, sans éteindre son cigare et sans ôter ses gants. Son dernier mot, en mourant, avait été celui-ci:
—Du moins j'ai laissé intact le vieux blason et j'ai suivi la coutume des Navailles: point de fille! Mon héritier est un fils.
Ce fils, dernier rejeton de la race, était cet aimable René, célèbre sur les champs de courses, illustre au Café-Anglais, le petit René, le René d'Anjou du journaliste Olivier Renaud. C'était pour lui assurer une centaine de mille livres de rente que ses aïeux avaient risqué leur tête contre la justice du roi et contre la justice du peuple. Le petit-fils du pair de France s'habillait en jockey, toque rouge, veste jaune, et courait les steeple-chase en tutoyant son groom. Il ne disait, ne savait, n'écoutait rien; il s'habillait, se déshabillait, se rhabillait, passait de l'écurie au boudoir et pensait à Miss Amelia en courtisant Cidalise. Il était partout, sans s'amuser nulle part. Il cherchait, Don Juan de l'émotion, une distraction, un tressaillement. Il était blasé sans le savoir. Il parlait peu et parlait trop. Il s'était habitué à bâiller élégamment. Il s'était composé un langage hybride, mélange d'anglais d'écurie et de français de coulisses. Il trouvait les pièces idiotes et la musique infecte. Il posait en axiome que madame Viardot est une gêneuse à côté de mademoiselle Thérésa. Quand il parlait de son aïeul, l'ami de Bougainville, il l'appelait le vieux raseur. Sa trivialité de langage contrastait avec sa tenue correcte. Il se départissait pourtant de cette attitude de soldat prussien. Ce héros du grand Seize avait, un matin, jeté une partie de la vaisselle du Café-Anglais sur le boulevard. Mais sa principale journée,—sa journée glorieuse,—c'était le premier dimanche d'une foire de Saint-Cloud où il avait dévasté une boutique de pain d'épices en refusant de rien payer. Le marchand avait pris M. le comte au collet et l'avait traîné devant le commissaire, entre deux rangées de huées. Quand il y songeait, deux ans après, René de Navailles en riait, disait-il, comme une petite folle.
Tel était l'homme que Cachemire avait promis d'adorer.
Il avait pourtant ses manies. Antonia l'appelait un empêcheur de danser en rond.
—Ma chère enfant, dit-il un soir à Cachemire, est-ce qu'il n'y aurait pas moyen d'envoyer ton théâtre au diable? C'est ennuyeux, les jours de courses et les soirs de soupers. Encore si l'on te donnait des rôles!
—Le fait est, répondit-elle en faisant la moue, que c'est passablement ennuyeux. Quelle fatigue!
—Un rasoir, répliqua M. le comte René de Navailles en allumant un londrès.
—Et puis, continua Cachemire, ne m'ont-ils pas retiré le rôle de la Fée des Eaux, dans la pièce qu'ils montent. Une féerie, je vous demande! Moi, j'ai maintenant un pauvre petit rondeau, rien de plus!... Et quel rôle, La Pluie! On va m'ennuyer avec ça, me monter des scies. «Mademoiselle Cachemire, dite la pluie qui marche. Elle est amusante comme la pluie, etc.» Un tas de bêtises! Tandis qu'il y avait un travesti superbe. Ah! bien oui, le travesti. Bernique! c'est Flore Hardy qui a le travesti! Une grande fadasse comme ça... Ah! que je les lâcherais avec plaisir!
—Quand passe-t-elle, cette pièce?
—Lundi.
—Et c'est aujourd'hui?
—Jeudi.
—Lâche-les. Il fait beau. Nous irons à Trouville. J'ai un costume de bain à essayer. Rayé noir et jaune, avec des clochettes au bonnet. Le fou—baigneur. J'aurai un succès!
—Tiens, fit Cachemire, j'irais bien à Trouville. Je ne connais pas la mer.
—Allons donc?
—Parole!
—Alors, c'est décidé... nous partons!... Au diable, ton régisseur!
—Veux-tu faire une chose bien faite? dit Cachemire. Attendons à samedi. C'est la répétition générale. Je les laisse en plan au milieu de la pièce. Ah! quelle chance!
—Attendons, fit René de Navailles.
Le samedi, devant ce public des répétitions générales qui est, à peu de chose près, le public des premières représentations, auteurs, acteurs, journalistes, directeurs, amis des amis, mères d'actrices, coiffeurs et couturières, la toile se leva sur le premier acte de la féerie—une tentative de littérature fantaisiste qui ne devait pas réussir au Vaudeville. Les décors étaient posés, la scène remplie par les artistes. Quelques-uns n'avaient pas leur costume encore, et répétaient en habit de ville. On voyait le Génie des Eaux en paletot brun causer avec la nymphe des Fontaines vêtue de gaze. Les quatre ou cinq auteurs de la pièce, logés dans une avant-scène, faisaient leurs observations. Le directeur, à côté d'eux, se levait parfois furibond, jetait un conseil menaçant à un acteur, et tempêtait contre les machinistes. Messieurs de la censure écoutaient. A l'orchestre, les amis des auteurs commettaient des mots trempés de vinaigre. Vint l'entrée de mademoiselle Cachemire.
—«Que vois-je? dit alors Le Génie des Eaux, j'aperçois ma fidèle alliée, la Pluie!»
Le chef d'orchestre leva son archet et les musiciens jouèrent les premières mesures du rondeau de la Pluie.
Mais la Pluie manqua son entrée.
Les acteurs se regardaient entre eux, regardaient la coulisse, interrogeaient l'avant-scène des auteurs.
—Eh bien! et mademoiselle Cachemire? disait le directeur...
—Mademoiselle Cachemire! criait le régisseur.
—La pluie est absente, murmurait Olivier Renaud à l'orchestre. Qu'on aille chercher saint Médard, il la fera venir.
A quoi répondait Paul Duchemin:
—La pièce a de la sécheresse.
Il y avait tumulte sur la scène. Tout à coup, grande marque de satisfaction. C'était Cachemire. Elle faisait enfin son entrée. Jupe courte, corsage de soie verte, coiffure de brillants. Marcelin avait dessiné le costume. Elle s'avança sur le devant de la scène, sourit à quelques amis, et entama son rondeau:
Souvent j'ennuie
Quand j'apparais, trempant les horizons
Et la bergère
Dans la chaumière
Avec Colin rentre ses blancs moutons
Marche grommelant....
—Grondant, dit un des cinq auteurs. Il y a grondant. Grommelant aurait un pied de plus. Le vers serait faux.
—Il y a grondant, répéta le régisseur.
—Grondant, grommelant. Qu'est-ce que ça fait? dit Cachemire en haussant ses épaules blanches de poudre de riz.
Elle fit une moue dédaigneuse et poussa un soupir ennuyé en regardant les fauteuils d'orchestre.
Le directeur parut ébahi, risqua une observation. Le régisseur s'était approché de Cachemire, lui mettant sous les yeux le manuscrit même des cinq auteurs.
—Ah! au fait, dit-elle, ça m'est bien égal! D'ailleurs je ne le sais pas, mon rondeau!
—Eh bien! on vous mettra à l'amende, répliqua le directeur du bord de sa loge.
Cachemire ne répliqua point, se retourna et passa dans les coulisses. Les acteurs en scène se regardaient. Olivier Renaud riait dans sa stalle. Le régisseur bondit, partit comme une flèche, et une fois dans la coulisse:
—Mademoiselle, dit-il à Cachemire qui se tenait au milieu d'un groupe d'artistes et de figurantes, il s'agit de répéter sérieusement ou de ne pas répéter du tout. Vous moquez-vous de nous, par hasard?
—Pas le moins du monde, dit Cachemire. Mais je me moque du rôle. C'est une panne. C'est absurde. Me faire chanter l'air de Margot, un air vieux comme les rues. Je n'en veux pas, je refuse le rôle.
—Où allez-vous?
—Je vais me déshabiller!
Le lendemain, l'engagement était rompu, Cachemire était assignée par son directeur, et partait pour Trouville avec M. René de Navailles.
Elle ne connaissait point la mer. Quand on la lui montra, elle la trouva ridicule. Tout le monde ne comprend pas cette voix qui parle si haut de l'infini.
Les journées d'ailleurs n'étaient que d'amples mascarades. La vie des bains de mer pour les femmes c'est le mouvement perpétuel, c'est la fièvre, pour les maris c'est un peu l'ankylose. Madame va, vient, s'habille, babille, ôte une robe, en remet deux, change de costume comme les princesses de féeries, multiplie les rubans, décuple les glands, les pompons, centuple, accumule les cocardes. C'est une consommation frénétique de toquets, de tuniques, de chignons, de jupes courtes, de cannes longues, de bottines jaunes, de cheveux rouges. C'est une course éternelle de la plage au salon, du salon au théâtre, de la vase noirâtre au parquet luisant, des crabes aux rinceaux, de la lame au piano. Quelle fatigue! Quelle intensité de vie dans ces corps féminins pour supporter une telle gymnastique! Cependant, monsieur se promène, s'assied, bâille, regarde, joue. Les paysages qu'il contemple sont peu récréatifs: quelque salle de Casino, une règle de jeu de l'écarté collée au mur, l'affiche des règlements du cercle. Dans un coin de méchantes croûtes, des tableaux à vendre. Çà et là, des bougies à abat-jour vert pour le soir. Il va au café. Les stores baissés cachent la vue de la mer immense. On se croirait rue du Sentier. Des boks de bière, des journaux qui traînent, des mouches qui volent. Un bruit de billes de billards. C'est l'ennui. Le salon de lecture n'est pas plus gai. Des journaux déchirés, des revues non coupées. Il faut marcher doucement pour n'éveiller pas les gens qui dorment. Et le soir, pour se distraire, quelque concert, quelque bal. C'est la Vie des Eaux. Et pas un, peut-être, pas une n'a respiré à quelque pas de là le sain parfum de cette terre normande, noire et profonde, l'air qui passait sur ces haies ombreuses et grasses, sur ces terrains verts, où paissaient les moutons forts et gourmands.
Cachemire s'amusa un moment à faire mouiller par la vague mourant sur le sable, le bout de ses bottines, à regarder les crabes courir obliquement sur la grève, à lorgner les baigneurs dont les silhouettes grêles se dessinaient près des cabines. Elle faisait deux ou trois toilettes par jour. Elle restait sur une chaise, au milieu de ce fourmillement de jupes et de corsages rouges, bleus, blancs, fouillis de couleurs, élégance de bal masqué, et caquetait avec M. René de Navailles qui ne tournait point la tête de peur de déranger un seul de ses cheveux. La plage l'intéressa un jour, deux jours. La fashion a su faire, du bord de l'Océan, un musée de gravures de mode. Elle les feuilletait, une à une, puis s'ennuyait. Le soir, elle allait au concert, s'ennuyait encore, ou bien elle prenait une voiture, et, en compagnie de René, courant la vallée d'Auge, avec les chemins herbus et les vertes allées, les horizons vastes, les pommiers, les moissons hautes, les maisons couvertes d'ardoises, enfoncées dans les vergers, elle s'ennuyait toujours. La côte de Grâce et son panorama infini, ensoleillé, plein d'eau, plein de ciel, plein d'espace, la fatiguait. Elle remarquait, d'ailleurs, ou du moins René de Navailles remarquait pour elle, que sur la plage, au concert, au Casino, on l'évitait. Le Cant bourgeois semblait établir autour d'elle une façon de barrière. Ils quittèrent Trouville, revinrent à Paris, et, presque sans s'y arrêter, prirent gaiement la route de Bade.
Bade! Le paradis des fous!
Pendant ce temps, madame Labarbade transformait doucement son genre de vie. Elle était allée, un matin, chez un photographe. L'envie de son portrait la démangeait. Le photographe,—Photographie de l'Étoile, au rabais, boulevard Sébastopol,—était un loustic, fruit sec de l'atelier de Bouguereau, qui eut, avec maman Anaïs, le petit mot pour rire.
—A la bonne heure, disait madame Labarbade, voilà ce que j'appelle un photographe charmant! Je vous enverrai des pratiques.
—Inutile, répondait l'autre. Vous me rendriez beaucoup plus heureux en venant plus souvent vous-même.
—Voyez-vous ça... Lovelace!...
—Eh! eh! Lovelace a croqué des pommes moins appétissantes que vous!
Madame Labarbade était enchantée. Elle aspirait cet encens avec un sourire olympien.
Quand elle s'éloigna, elle lança au photographe une œillade qu'il ne dut pas oublier.
Il s'appelait Firmin Monséchard.
—Firmin! Quel joli nom! se disait madame Labarbade. Firmin!
Elle le gardait dans sa bouche, comme un bonbon fondant. Ce Monséchard, avec ses vingt-huit ans, ses cheveux longs et gras, son bagout de rapin l'avait bouleversée. Elle songeait à l'épouser. Mais elle se ravisa en pensant aux lendemains du mariage. N'importe. Maman Anaïs était sur une pente glissante, et Firmin Monséchard ne lui sortait pas du cerveau. «Lovelace en a croqué de moins appétissantes!» Tout le jour, cette phrase se modulait à son oreille ou sautillait devant ses yeux. Il fallut retourner à la photographie pour voir l'épreuve dans le baquet, et l'épreuve séchant dans l'atelier, et le portrait collé sur le carton. Madame Labarbade n'était pas assez stoïque pour résister à tant d'assauts. Puis la chair est faible. Et c'est ainsi que pendant que Cachemire tentait à Bade la fortune, accompagnée de René de Navailles, maman Anaïs cédait aux sollicitations d'un photographe, et commanditait de deux mille francs ce fond de portraitiste,—car Firmin Monséchard était bien insinuant et le commerce de la photographie va si mal!
A Bade, Cachemire avait trouvé le pays de son rêve. Une ville petite, proprette et gaie, où le plaisir est roi, la fantaisie souveraine, l'imprévu demi-dieu. Le bruit de l'or, le tapis vert, la promenade sous les sapins, les courses dans la forêt avec des voitures jaunes et des cochers en veste rose, le défilé devant la Conversation, la musique autrichienne, les verroteries, les sculptures, les curiosités de la Forêt-Noire, une foire de Saint-Cloud perpétuelle, mais plus élégante, plus surprenante et plus folle. Le soir, le théâtre, la musique, Paris, Paris partout, le Paris du bruit, des fêtes et du plaisir. Elle saluait cent figures de connaissance en une heure. Elle était au diable, libre, et pourtant elle n'avait pas quitté la rue Taitbout. Olivier Renaud était là, Antonia était là, le petit Barberino était là, M. Gontran de Rives était là.
Elle lui avait même parlé.
—Eh bien! qu'est-ce que vous devenez?
—Moi? Je me range, que voulez-vous! Vous croyez que je suis à Bade pour jouer, je parie? Non. Tout simplement pour prendre des bains de bourgeons de sapin. Hôtel à la Cour de Darmstadt. C'est bête comme tout. Mais c'est comme ça. Et croyez-vous, ma chère amie, que l'hydrotérapie me réussit mieux que le souper. C'est un fait.
—Mais vous devenez lugubre, alors!
—Pas tant que ça. Je songe à me marier, voilà tout. Les petits marmots! Ah! les marmots! Je souhaite que vous en trouviez un, un jour, sous un chou. Vous verrez. Adieu. Et bonne chance!
—Il est niais, ce de Rives, avait-elle dit.
—Un poseur, avait ajouté M. de Navailles.
Deux pas plus loin, ils rencontrèrent Olivier Renaud, riant beaucoup.
—Vous êtes gai, fit Cachemire.
—Je crois bien. Je n'ai pas ri comme cela depuis le soir de votre répétition, vous savez. Figurez-vous, j'avais fait le chemin de Strasbourg à Paris avec un charmant compagnon, très-spirituel et très-gai, qui revenait de Suisse. Il était enchanté de Bâle, des wagons helvètes et parlait avec reconnaissance de Zurich et de son lac. Nous avions causé de choses et d'autres; il avait bien voulu m'avouer qu'il voyageait pour son plaisir, et je lui avais répliqué que je m'étais mis en route pour mes affaires. Il voulait voir le Rhin, je voulais étudier un coin de l'Allemagne. Il était bien convenu que nous ferions le voyage ensemble. J'avais un moment quitté mon compagnon, à l'arrivée, et je m'étais mis tout seul en route vers la Maison de Conversation. Mais la première figure que je devais rencontrer en y entrant, c'était la sienne. Il regardait le tapis vert et jouait. Le premier jour, il perdit une somme assez ronde, le second jour, il perdit une somme plus forte, le troisième jour il était complétement dépouillé.—«Bah! se dit-il, il me reste ma chaîne de montre.» Le voilà parti chez un orfèvre de la Léopold-Strasse; il engagea sa montre pour une dizaine de frédérics d'or, et revint triomphant. «De cette façon, je pourrai regagner Paris dès ce soir et j'en serai quitte pour quelques louis! Quant à la Maison de Conversation, du diable si j'y reviens!» Dix minutes après, il avait perdu les frédérics d'or de sa chaîne de montre. «Eh bien! fit-il, n'ai-je point mes boutons de manchettes?» En effet. Les boutons de manchettes engagés, il réfléchit qu'une pièce d'or peut refaire une fortune en un quart-d'heure. Il joua les boutons de manchette. On trouve toujours à emprunter. Il emprunta; pendant ce temps, l'argent demandé à Paris arrivait. L'argent venu, il le joua encore. Un ami, qui le rencontra et qui partait pour la France le soir même, le jeta dans le wagon et le ramena de force chez lui. Bref, mon compagnon revint au boulevard, sans avoir vu le Rhin, maussade, ennuyé, Bade lui ayant fait oublier la Suisse, ses beautés et ses surprises... Et celui-là voyageait pour son plaisir!
—Tiens, dit Olivier Renaud, vous ne riez pas. Je parie que vous avez perdu?
—Des sommes folles, dit Cachemire. Mais c'est amusant. Ce râteau, gai comme tout!
—D'autant plus que la veine reviendra, fit René de Navailles. J'ai un fétiche.
—Lequel?
—Un décime avec une croix.
—Excellent! dit Olivier Renaud.
—Et moi, fit Cachemire, un morceau de corde de pendu. Un imbécile qui s'est éteint d'amour pour Olympe Gérard.
—Parfait, dit encore Olivier. Venez-vous voir la Trinkhalle? C'est encore un autre fétiche.
—C'est ça, dit Cachemire, et vous nous raconterez les histoires peintes là-dessus.
—De jolies peintures, fit Olivier. Le Gœtzenberger qui en a accouché, était un fameux drôle. Pas plus de couleur que sur la main. Tenez, voici l'histoire de l'Image de Keller, et du château de Neuwindeck. Connaissez-vous? Non. Voici:
«Un chevalier de Thuringe, passant un soir près de Lauf, s'arrête au château de Neuwindeck pour y passer la nuit. A travers les herbes qui envahissent la porte d'entrée, il se fraye un passage jusqu'à la salle des chevaliers. Sur son chemin, personne. L'abandon, l'ombre, le silence. Mais dans la grande salle, il aperçoit une jeune fille vêtue de blanc, assise, et l'œil fixé sur les dalles. Ça vous amuse?
—Oui... si vous voulez.
«Le chevalier fit quelque bruit. Elle se lève, le salue, et ses grands yeux bleus brillant dans un visage pâle, semblent interroger l'étranger.
«—C'est l'hospitalité que je demande, damoiselle,—je dis damoiselle,—et le pain et le sel qu'on offre aux errants.
«La jeune fille s'inclina, apporta une coupe et du vin, de la venaison, et des fruits. Point de pain ni de sel.
«—Ce château est le vôtre? dit le chevalier.
«Elle inclina la tête et demeura silencieuse.
—Pas bavarde! fit René de Navailles.
—Vous allez voir.
«—Le seigneur de ce logis est-il donc absent? continua le jeune homme.
«Elle étendit la main vers les portraits de la muraille, et répondit lentement:
«—Je suis la dernière du nom!
—Ah! très-joli! fit le dernier des Navailles.
«La légende, continua Renaud, dit naïvement que, tout en causant, le chevalier «était souvent revenu à la bouteille,» et la très-sceptique brochure qu'on vous vendra à Bade pour quelques kreutzers ajoute: «Il n'est donc pas surprenant qu'il se sentît le cœur épris.» Bref, le chevalier proposa à la jeune fille de l'épouser.
»—En vérité! s'écria-t-elle.
»Et sa pâleur sembla soudain se colorer, elle se leva, prit deux anneaux dans un reliquaire, et sur ses blonds cheveux posant une couronne de romarin:
»—Venez, dit-elle au chevalier.
»Elle marchait. Il la suivit. A l'entrée de la chapelle, deux chevaliers, couverts de leurs armures, se tenaient roides et comme pétrifiés. A la vue de la jeune fille, ils quittèrent leur attitude, et le chevalier les vit marcher à ses côtés. Des cierges brûlaient dans la chapelle, éclairant les visages de marbre des morts couchés sur leurs tombes. Au milieu de la chapelle, la statue de bronze d'un évêque revêtu de ses ornements pontificaux, s'élevait, les mains jointes. La jeune fille toucha du doigt l'évêque de bronze, et la statue se dirigea lourdement vers l'autel. Alors, les lèvres d'airain s'agitèrent, l'œil sombre s'illumina, et de cette poitrine de bronze, la voix de l'évêque fantôme sortit, et cette voix disait:
»—Kurd de Stein, prenez-vous pour femme, Bertha de Windeck, fille du comte de Windeck?
—C'est gai comme tout, ce que vous nous racontez-là, dit René.
—Vous l'avez voulu: fit Olivier.
»Ici les légendes, qui s'accordent à peindre la terreur du chevalier, diffèrent sur le dénouement. Les unes veulent que, soudain, le coq ait chanté, et dissipé de sa voix claire ce tourbillon de fantômes, et que le chevalier se soit retrouvé évanoui, «dans les hautes herbes de la cour, auprès de son cheval fidèle.» Les autres, plus sévères, font engloutir par la terre entr'ouverte, Kurd de Stein qui répondit: «Oui,» à la question de l'évêque de bronze. Ce dernier et terrible dénouement se retrouve, absolument semblable, dans une légende espagnole qui fait épouser à don Juan, une morte fiancée, et le foudroie au moment où il passe son anneau aux doigts glacés de la jeune fille. Il est assez curieux que cette lumineuse Espagne emprunte ainsi ses brumeuses terreurs aux légendes du Rhin.
—Ça m'est égal, la lumineuse Espagne! dit René.
—Eh! bien, moi non, fit Cachemire. Je voudrais voir ça, l'Espagne!
—Toujours est-il, conclut Olivier Renaud, que je viens de vous réciter l'article que j'envoie ce soir à mon journal. C'est de la primeur. Du Renaud inédit. Au revoir!
Le soir, Cachemire gagna dix ou douze mille francs.
Cachemire jouait ainsi, perdait, rejouait, regagnait, enfiévrée, le sang à la tête, heureuse, se montrant à la Lichtenthal, au théâtre, au Vieux-Château, avec des mises éclatantes, des bijoux superbes, un peu maquillée déjà, toujours séduisante. Que de jaloux et de jalouses! Elle se moquait bien du théâtre. Cette ville de Bade, quelle scène où elle s'étalait, se montrait, se sentait admirée et applaudie. Elle en venait à aimer ce René de Navailles, comme un moment elle avait aimé M. de Bruand, pour tous ces triomphes! Elle était la reine de ces allées superbes, l'enviée, la fêtée, la charmeresse! Alors quand elle songeait à son enfance, à sa jeunesse, au bateau qu'elle passait, à son père s'asphyxiant sur ses fourneaux, à la brave femme qui l'avait recueillie et qui était morte, à Madame Herbaut, à Joseph, à ce foyer d'honnêteté qu'elle avait fui:
—Il y a des gens, se disait-elle, qui trouvent le bonheur dans la vertu! Sont-ils bêtes!
La malheureuse les plaignait.
X
La couche d'orgueil que Terral portait en lui s'était comme soulevée à cette idée qu'il pouvait recevoir de l'argent de Cachemire. Il était de ces gens qui rêvent le crime et qui reculeraient devant la honte. C'est par horreur de la boue qu'ils marchent dans le sang. Il revint chez lui, accablé. Son logis à présent était redevenu morne et presque aussi lugubre que jadis—plus sinistre, car Terral avait dépensé de sa provision d'audace. Tout ce qu'il avait pu vendre était vendu. Les tableaux, les bronzes partis. Çà et là quelques bimbelots encore accrochés, traînant—la momie du luxe. Un lit, une table, quelques chaises. Rien de plus. Cette vue serrait le cœur de Terral. Il avait envie de pleurer ou de crier. Il se barricadait là comme dans un antre. Si l'on sonnait, il n'ouvrait pas. On pouvait le surprendre, le voir ainsi misérable. Quelle honte!
Il se laissa tomber sur son lit, rêvant.
—Étrange fille, songeait-il. Certes elle ne m'aime plus. Mais elle voulait me sauver. Et ce sacrifice banal pouvait me tirer du mauvais pas.... il me faut si peu d'argent! Combien? Qui sait! Dix louis! La chance est terrible. En une heure, dix louis peuvent devenir une fortune. Avec dix louis j'irais à Baden, essayer ma martingale...
Il allait à un petit tiroir où il enfermait des fèves, traçait à la craie, sur sa table, un jeu de trente et quarante et jouait.
Les fèves figuraient l'enjeu. Elles se doublaient, se triplaient. Il gagnait, gagnait toujours... Au lieu de fèves, mettez des florins, ce gain eût été une fortune.
—Parbleu, se disait-il, je la tiens, ma martingale. Infaillible. Il faut absolument que je la risque. Oh! réparer la brèche, me reconstruire une richesse, et vivre. Car je n'ai pas su vivre.
Sa pensée le reportait soudain vers Suzanne.
—Mais je ne pouvais pas accepter, non. C'eût été infâme. Et pourquoi infâme? J'ai des pudeurs que je ne me connaissais pas. Jolis, mes scrupules. A quoi bon? Dix louis, et c'est assez! Eh! bien, est-ce que je n'aurais pas pu le lui rendre, cet argent? Elle prêtait, elle ne donnait pas. J'ai été un sot!
Puis se levant, allant à la porte:
—Après tout, quoi, il est encore temps. Je monte. Je sonne. Cet argent, je l'accepte! Elle me le donne. Je l'ai dans les mains, là. Je l'emporte. J'attends le soir. Je joue. Je gagne. C'est bien... Je... Oui, j'y vais!
Il boutonnait son habit, cherchait son chapeau.
Il s'arrêta brusquement.
—Et si j'allais rencontrer un de ses amants chez elle. Cette fois, je n'aurais pas le droit de le tuer comme M. de Bruand: s'il me connaissait, il raillerait. Écrire? La lettre peut se perdre. Non. Et puis, non, décidément, pas de son argent, à elle. C'est fini. Qu'elle aille où son destin la pousse, et moi aussi!
Pourtant, il lui fallait un enjeu—il redemandait un levier; où trouver ce qui était sa vie? Il fallait donc recommencer ces âpres chasses à l'or d'autrefois, il fallait espérer au lieu de jouir, attendre au lieu de posséder. A qui se livrer? A qui emprunter? Il devait, il devait partout. Demander encore, c'était dévoiler le secret de sa misère.
—Pas d'amis! se disait-il accablé par le vide qu'il avait fait autour de lui, au temps où dédaigneux de toutes choses, confiant en sa force, il criait le moi seul! de Médée.
Pas d'amis!
Il cherchait, interrogeait, fouillait ses souvenirs et dans cette nuit, dans cette foule qui l'entourait, il ne trouvait qu'un nom, un seul. Bourdenois,
—Oui, Bourdenois. Mais qu'est-il devenu? Sombré! Perdu! Oublié!
Bourdenois! Celui-là peut-être aurait pu le sauver. Le Titan se raccrochait à l'enfant; l'homme fort regrettait le naïf. Terral s'arrêta longuement devant ce nom, plein du passé, et, peu à peu, comme si la lumière s'était faite en lui, il se rappela qu'il l'avait vu imprimé, çà et là, ce nom, il ne savait où,—dans des comptes-rendus de journaux peut-être.
—Qui sait? Bourdenois est peintre... C'est peut-être lui dont parlait la critique...
—C'est lui, se dit bientôt Terral, l'idée confuse prenant corps et se fixant... Je suis sauvé!
C'était le cri de l'égoïsme à la mer. Dans ce grand naufrage, Bourdenois restait seul. Il alla à Bourdenois.
Terral entra dans un cabinet de lecture, demanda le livret du Salon, chercha à la lettre B, et poussa un grand soupir comme si on venait de lui enlever un monde des épaules.
Il avait lu:
Bourdenois (Charles-Henri), né à Mussidan (Dordogne), élève de M. Cabanel.
Rue d'Enfer, 11.
269.—Les Volontaires de 92.
270.—Hérault de Séchelles brûlant les trophées de la royauté.
—C'est lui! se dit Terral. Ah! voilà le salut!
Il alla à pied, la tête en feu, plein de projets, plein de fièvre, rue d'Enfer, et monta rapidement, comme si on l'eût poursuivi, jusqu'au cinquième étage, où demeurait Bourdenois.
Ce fut une femme qui ouvrit, une jeune femme souriante et un peu étonnée et qui demanda le nom du visiteur.
—Fernand Terral.
—Oh! dit la jeune femme dont le visage s'éclaira... Veuillez entrer, je vous prie. Mon mari m'a souvent parlé de vous!
—Marié, songea Terral. Parbleu! La tortue a trouvé sa carapace.
La porte de l'antichambre s'ouvrit brusquement; et Bourdenois, en vareuse rouge, s'écria, tendant les mains à Terral:
—Ah! ah! D'où diable sors-tu?... je t'ai cherché, je t'ai traqué,... Rien! Pas de Terral. J'avais envie de te réclamer dans les Petites affiches. Ah çà! tu reviens de Chine, du Mexique, de Tombouctou?
—Moi?... Non, dit Terral, je reviens de plus loin.
—Mais entrez donc, interrompit madame Bourdenois, vous ne pouvez causer ici.
Terral fut introduit dans l'atelier. Il y avait, sur le chevalet, une toile commencée. Des esquisses le long des murs. Partout, de petits panneaux grands comme la main, représentant des tableaux projetés. Une propreté flamande. On sentait qu'un œil de ménagère inspectait tout cela. L'atelier d'ailleurs respirait le calme, sentait bon. Le mobilier était un brave ameublement sans prétention; mais tout cela gai, souriant. Les choses ont leur bonheur.
Il fallut que Terral entendît l'histoire tout entière de Bourdenois, et comment la misère s'était lassée à la fin, et comment l'artiste s'était fait peintre sur porcelaine, gagnant son pain le jour, gagnant la nuit sa gloire, composant à la lampe des tableaux qui enfin avaient trouvé des juges et des acheteurs. Une première toile vendue, dix avaient suivi. Bourdenois avait eu des commandes, çà et là. Les marchands de tableaux l'exploitaient bien un peu, mais c'est le sort commun des débutants de passer sous ces fourches caudines. Enfin, il avait pu jeter aux orties la palette du peintre sur porcelaine, l'horizon s'ouvrait, le pain était assuré et non-seulement le sien, mais celui des autres. Plus d'obstacles alors au mariage. Le père avait consenti. Ah! que Bourdenois avait cherché Terral pour lui annoncer cette joie! Mais, à ce moment même, Terral se cachait, dévorait sa déveine, et ne sortait que la nuit. Ce mariage ne datait que de deux mois, trois mois au plus. On s'était marié le jour même de l'ouverture du Salon, et Bourdenois apportait, dans la corbeille qui n'existait pas, une médaille.
—Médaillé! Conçois-tu?... disait-il. Tout est fini, le nuage a passé, je me moque de la pluie. Le beau temps est venu. Je suis heureux comme un vaurien. Tu vois ma petite femme? Je me couperais en quatre pour elle. Ah! il fait bon respirer un bouquet de lilas après s'être déchiré à toutes les ronces de la création. Tu vois, je donne dans le poétique. C'est bête comme chou. Mais rends-moi la justice de dire, mon pauvre Terral, que je n'ai pas volé mon bonheur!
—Certes, dit Terral.
—Ah çà! Et toi?
—Moi?—(Madame Bourdenois préparait des grogs dans la chambre à côté. Charles et Terral étaient seuls).—Moi, j'ai fait naufrage. J'ai mené ma barque à toute vapeur. J'ai perdu de vue le manomètre. La machine a sauté.
—Ah!
—C'est une leçon, dit Terral, et je l'accepte. Mais m'en voilà déjà consolé. Je suis de ceux qui s'arrêtent, je ne suis pas de ceux qui tombent!
—Oui, très-bien, fit Bourdenois. Mais où en es-tu, voyons? Naufragé, soit, mais il te reste au moins...
—Rien.
—Rien?
—Eh! bien, dit gaiement Bourdenois, nous allons partager!
Il s'était levé, allant droit à un petit buffet en vieux chêne dont il ouvrit le tiroir.
—Tiens!
—Qu'est cela?
—Tu vois, dit Bourdenois en lui tendant un billet de cent francs. Le quart d'un tableau. Je voudrais en avoir dix fois autant à t'offrir, mais...
Terral hésitait, humilié à demi, écrasé aussi par ce mouvement si simple du brave garçon. Tout à coup, il prit le billet, le mit dans sa poche et dit:
—Soit. Je te rendrai cela bientôt, je t'en réponds. A demain.
—Tu pars?
—Oui. C'est cet argent que je venais te demander, tu ne comprends pas? Maintenant je suis tiré d'affaire. Ces cent francs là, mon cher, c'est peut-être un million. Tiens, merci. Au revoir. A demain!
—Eh! bien, dit madame Bourdenois, qui rentrait dans l'atelier, et mes grogs? Vous ne pouvez pas refuser, monsieur...
Terral causa encore un moment, trouva pour madame Bourdenois un ou deux compliments, serra la main de son ami, et descendit. Dans les escaliers, il se croisa avec un vieux bonhomme qui montait, chargé de livres, en fredonnant l'hymne de M. Joseph Chénier. C'était le beau-père.
—J'en échapperai donc, se dit Terral une fois dans la rue, et malgré toutes les fatalités du monde. Cinq louis. Cela suffit.
Il s'habilla. Bien portés, ses vêtements râpés, mais de bonne coupe, lui donnaient encore une élégance presque insolente. Il attendit le soir et se promena avant le dîner, devant son cercle. Des amis de boulevard, des agents d'affaires, le rencontrèrent.
—Ah! quel hasard! Est-ce que votre soirée est prise, Terral?
—Non.
—En ce cas, nous vous invitons, nous vous entraînons, nous vous enlevons. Grande réception dans les salons de Brébant. C'est la Compagnie qui paye.
Il s'agissait d'un repas d'actionnaires, de la fondation d'une société de crédit industriel. On avait invité des journalistes, Terral rencontra Olivier Renaud, bien d'autres qu'il connaissait, le petit Barberino, des compagnons de plaisir. Barberino avait amené avec lui un jeune homme au regard bleu, souriant, les cheveux blonds, un peu pâle.
—Quel est ce monsieur? demanda Renaud à Terral.
—Je ne le connais pas.
Il apprit, cinq minutes après, au potage, que le jeune homme se nommait Paul de Rieux,—une grande famille de Bourgogne, disait-on.
Pendant le dîner, M. Paul de Rieux fit des mots.
Il était placé en face de Terral et ses dents blanches découvertes par un immuable sourire, il semblait quêter, à chaque saillie, son approbation.
Dans le brouhaha du repas, le bruit des conversations partielles se mêlant aux interpellations d'un bout de la table à l'autre, Terral se taisait et songeait. Tout à l'heure on allait jouer. C'était alors qu'il risquerait ce suprême enjeu, venu du hasard. Il n'écoutait pas. Ses voisins le trouvaient maussade. Le diapason des entretiens s'élevait à chaque nouveau vin annoncé par le garçon. Le Léoville et le Rœderer formaient les dièzes et les bémols. On se mit à parler politique et l'on finit par ne plus s'entendre du tout. Les toasts à la prospérité de l'entreprise se perdirent dans les considérations sur la conduite de Robespierre et le procès des Girondins.
Le café était versé dans une pièce contiguë. La table desservie, les garçons étendirent un tapis vert, on apporta des cartes et l'on joua.
—Allons, se dit Terral, c'est l'instant. Et,—comme il arrive parfois aux heures difficiles,—un souvenir de ses vieilles lectures lui revint et il murmura, presque tout haut, le mot de Julien Sorel à l'heure des crises: Aux armes!
On établit un lansquenet.
Le petit Barberino prit la banque. Terral jeta un louis, puis un autre, perdit, alluma un cigare en souriant et ne rejoua plus avant de l'avoir fumé. Puis il revint à la table de jeu, et Olivier Renaud lui passa les cartes.
—Trois louis! dit Terral.
—Je les tiens, fit Barberino.
Terral gagna.
—Six louis!
Il gagna encore. Il passa sept fois, gagnant toujours.
Il avait devant lui un tas d'or, trois mille huit cent quarante francs, gagnés en deux minutes. Il passa la main, ramassa son gain et revint à la fenêtre.
Il regardait les boulevards, noirs, le ciel pluvieux, les lanternes des voitures qui se croisaient, les passants de plus en plus rares avec des parapluies.
—Allons, dit-il gaiement, ce ne sera pas le soleil, ce sera la pluie d'Austerlitz...
Il se remit à la table de jeu, tint une mise considérable, mais perdit cette fois, perdit toujours. Il n'eut plus rien bientôt et demeura debout contre la table, regardant les cartes, l'or, les joueurs, le tapis,—pétrifié. Il lui semblait que c'était un rêve. Quoi, plus rien? Rien. Eh! bien, il allait emprunter à quelqu'un des convives, là, sur-le-champ. Mais il n'osait pas. Il avait honte. Le jeu commençait à peine; avouer qu'il était décavé, impossible. Alors il se prit à regarder, il examina les joueurs, il s'efforçait de s'intéresser à la partie, il se grisait avec le bruit de l'or, il se disait: «Je vais gagner. Tout à l'heure. Patience!»
Ses yeux s'arrêtaient surtout, machinalement, sur M. Paul de Rieux, qui lui faisait face, souriant toujours. M. de Rieux avait à l'annulaire gauche des diamants qui jetaient des étincelles de lumière électrique. Terral regardait ces diamants. Il les vit soudain disparaître, il vit les mains de M. de Rieux se perdre dans les basques de l'habit et, rapidement, faire passer dans la manche gauche du vêtement, un jeu de cartes.
Terral recula. Si rapidement que le tour eût été exécuté, il avait tout vu.
Il attendit.
Deux minutes après, M. de Rieux prenait la main.
Il la prenait à vingt louis. Il passa neuf fois et gagna net cinquante et un mille deux cents francs.
Puis il dit, avec son sourire éternel:
—Ouf! je passe la main!
Il leva alors ses yeux bleus et gais sur les spectateurs.
Terral le regardait d'un air foudroyant.
L'aventurier pâlit devant ce regard et comprit que Terral savait tout. Mais il se remit bien vite de l'émotion, essuya d'un air négligent les bijoux de sa main gauche, se leva comme fatigué et passa, s'étirant les bras, dans la pièce à côté. Terral l'y suivit. M. de Rieux avait déjà disparu. En regardant à terre, dans un coin, Terral aperçut un petit paquet que l'autre avait dû laisser là.
Il se baissa, le prit, et devint pâle à son tour.
C'était un jeu de cartes, un double jeu de cartes préparé.
Haletant, Terral regarda. Il y avait là dix coups arrangés. On pouvait passer dix fois. Une fortune!
Oui! il contemplait ces morceaux de carton, il les comptait, sans les déranger, l'œil embrasé, le sang aux tempes, tremblant, fasciné par ces cartes qui lui murmuraient mille choses mauvaises. Ces figures aux couleurs crues lui souriaient. Il avait chaud et froid en même temps. Il croyait qu'il allait s'évanouir.
Tout à coup, il se secoua brusquement.
—Si on me voyait ici, pensa-t-il. Et si on apercevait cela!
Il enfonça le jeu de cartes dans son habit et il rentra le tenant toujours, la main dans la poche. Il avait peur de devenir fou. Tout tournoyait autour de lui. La tenture rouge du salon l'aveuglait, les glaces se renvoyaient les milles lumières rosées ou bleuâtres des cristaux des lustres; Terral ne voyait pas, n'entendait pas. Tout se troublait autour de lui et bourdonnait.
Rien de distinct que cette pensée:
—Dans ta main, une fortune!
Alors, comme un homme ivre, il se rapprocha de la table, prit les cartes du jeu en main, les battit, et, avec l'adresse étonnante d'un grec, y substitua audacieusement les cartes de l'autre.
Il gagna, et toujours, et dix fois, il gagna, fatalement, forcément, mathématiquement; on s'extasiait autour de lui, l'or s'entassait, il entendait le bruit des louis, les chuchottements, les exclamations et cette musique l'enivrait. Ah! c'était vraiment la fortune, cela! Plus que M. de Rieux, il gagnait, plus qu'il n'avait osé le rêver, les coups étaient formidables. Il avait là, devant lui, à lui, tous ses rêves, ses rêves détruits ce matin et reconstruits ce soir, le luxe, le bruit, l'éclat, les chevaux, les femmes, Cachemire!
Tout à coup, un bras se pencha devant lui, une main lui arracha les cartes des doigts et, foudroyé, il entendit ce cri:
—On nous vole, messieurs!
Terral bondit, livide.
Le petit Barberino montrait les cartes.
—Reconnaissez-vous votre jeu? Non! Ce jeu-là est préparé!
—C'est une infamie! s'écria M. de Rieux qui regardait en face Fernand Terral de l'autre côté de la table.
Terral, vert et farouche, bondit comme pour s'élancer sur le misérable, mais un cercle irrité le retint, on se partageait le tas d'or déjà; il se sentit poussé au dehors, et ce ne fut que dans l'antichambre qu'il put se dégager. Il secoua alors ceux qui le tenaient,—ils étaient quatre,—et les envoya d'une secousse, contre la muraille, jurant.
Il se trouva sur le boulevard, nu-tête, sous la pluie, seul, abîmé.
—Messieurs, disait en haut le petit Barberino, remercions M. Paul de Rieux, mon ami, ici présent, de nous avoir averti de l'infamie dont nous allions être les victimes!
On remercia M. Paul de Rieux.
Terral eut un moment l'idée du suicide. Décidément la partie était achevée, et la ruine complète. Le sort avait eu le dessus. S'acharner eût été folie. Il s'achemina à travers les rues boueuses, jusqu'à la Seine et, sur le parapet d'un pont, il demeura tête-nue, regardant l'eau couler. Le fleuve avait des remous sinistres et les lumières du gaz s'allongeaient sur lui comme des lames rouges. La silhouette du Châtelet et les tourelles se découpaient en noir sur le ciel sombre avec des attitudes bizarres. Il demeurait là hésitant. Ses mains brûlantes se rafraîchissaient sur le grès mouillé du pont. Le vent lui passait dans les cheveux et calmait sa fièvre.
—Le suicide? Pourquoi? se disait-il. N'y a-t-il que Paris au monde?
Après l'idée de mort, l'idée de fuite. Il se voyait, emporté au loin, sauvé, recommençant ailleurs, en Espagne, en Amérique, il ne savait où, une vie nouvelle, et, plus tard, revenant ici, s'imposant, relevant le front, écrasant ceux qui l'écrasaient.
Elle est rapide, la pente des songes. Plus le malheur vous étreint, mieux le délire vous montre, rapproché, le but qui s'échappe. Terral se détacha de cette eau bourbeuse qui clapotait, qui scintillait, qui attirait. Il revint chez lui, machinalement, comme le chien rentre au chenil et, au lieu de se coucher, il resta assis, sans lumière, avec cette idée fixe: Partir!
La nuit l'avait encore maintenu dans ses pensées nouvelles. Mais avec le jour, toute son audace parut s'affaisser. La matinée était livide, c'était une de ces aurores qui ont froid. Il se sentait pénétré jusque dans les os par une atroce humidité. Il grelottait, ses dents claquaient comme les dents d'un cholérique. Il se déshabilla et se mit au lit. La fatigue l'accablait. Il s'endormit d'un sommeil troublé, plein de cauchemars et de visions mauvaises. Quand il se releva, le soir, il était plus fatigué que le matin.
Il avait faim, d'ailleurs.
—J'ai faim.
Cette pensée,—ce besoin,—s'empara de lui tout entier.
Il fouilla dans ses poches, ouvrit ses tiroirs, chercha: il avait trente sous à lui, trente sous.
—Qu'importe!
Il prit un vieux chapeau défoncé qu'il avait jeté autrefois, dans le fond d'une armoire et sortit, les pantalons crottés encore de la boue de la veille, les habits fripés. Alors il s'achemina vers les quartiers pauvres, chercha quelque gargotte où il pût manger sans crainte d'être reconnu, et entra. C'était une façon de crêmerie et de débit de vins, avec tables et bancs scellés au mur, et des saladiers de riz tout jaune et de compotes des poires à la devanture, sur fond de rideau rouge. La porte arborait encore, comme enseigne, le classique cadran bleu avec l'aiguille marquant neuf heures, ce qui voulait dire autrefois (ces cadrans aujourd'hui sont rares): Soupe à neuf heures.
Il y avait des maçons et des ouvriers qui mangeaient en faisant du bruit.
Terral choisit un coin, s'assit et demanda du bouillon, du bœuf, un peu de vin, n'importe quoi.
—Misère, se disait-il avec une amère colère, j'ai faim!
On ne le regardait point. Il n'est pas si rare de voir ainsi courir les crèmeries des affamés en habit noir. La misère n'a pas d'uniforme. Terral entendait dans un cabinet vitré, des maçons attablés en pique-nique, et qui arrosaient de chansons leur dessert:
Méprisez pas les compagnons
Qu'ils vous ont mis le pain en main,
Que vous en aviez grand besoin!
Il restait là, n'ayant plus d'appétit, à écouter, absorbé. La salle se vidait peu à peu. Les habitués faisaient, en passant, des amitiés à la dame de comptoir et si le mari se fâchait, ils lui jetaient en riant quelque épigramme. A la fin, Terral s'aperçut qu'il était presque seul. Il se leva, et dit à la crèmière:
—Combien?
Elle regarda son mari.
Celui-ci fit un petit calcul mental, et répondit:
—C'est dix-huit sous.
Terral paya. Il se dit, en sortant:
—Il faut peu de chose. Si l'on était philosophe, pourtant! Bah! ajouta-t-il, les philosophes sont des sots!
Il regarda l'heure à la pendule d'un pharmacien: huit heures. Quelle soirée lente à passer. Et que faire? Retourner chez lui. A quoi bon? Il n'avait même pas de lumière au logis. Le boulevard? A présent, ce boulevard lui faisait peur. Que de gens avaient le droit de le souffleter du regard! Le droit? Et quel droit? Parce qu'il avait été plus fou ou moins habile. Ce M. de Rieux! Ce Barberino! Il n'avait même pas l'idée de se venger. Il était perdu; le courant l'entraînait. C'était d'une autre façon qu'il entendait le remonter.
Mais quel scandale! comme on avait dû s'entretenir de lui dans tous ces cercles! Les journaux allaient s'en mêler.
—Je ne les lirai pas, songeait-il. Qu'est-ce que cela me fait? Ah! le proverbe ment comme un homme: les oreilles ne «m'ont point tinté» aujourd'hui!
Tout en pensant, il allait au hasard, fatigué. En route, il se sentit accablé.
—Eh bien! se dit-il, j'ai encore douze sous... une fortune, fit-il avec un affreux sourire.
Il côtoyait le Luxembourg, il entra dans un petit café, et s'assit.
—Je resterai là jusqu'à minuit.
Il prit un journal au hasard, s'accouda dessus comme s'il se fût plongé dans la lecture, et s'absorba dans ses réflexions irritées. On lui servit du café. Il ne le vit pas. Il franchissait déjà l'Océan, débarquait à New-York, triomphait... Puis, brusquement, il releva la tête, aux accents d'une voix qu'il connaissait. Il écouta et promena son regard autour de lui. Il y avait, coupant la salle en deux, un énorme poêle de faïence qui lui masquait une ou deux tables. La voix partait de derrière ce poêle. Il la connaissait, cette voix. Il l'avait entendue souvent. Mais où? Mais quand?
—Ma foi, oui, disait-elle, je suis boudhiste. Pourquoi ne serais-je pas boudhiste? Avec ça que le Çakia-Mouni est si bête que ça! Mais il avait trouvé la doctrine chrétienne 500 ans avant Jésus, songez donc! Un bonhomme qui prêche la vertu à des sauvages, l'oubli des injures à des étrangleurs, la haine du sang à des espèces de Caraïbes. Vous savez une chose, c'est que parmi les trois ou quatre cent mille boudhistes qui peuplent l'Asie, le meurtre est cent fois plus rare qu'en Europe. Il y a des villes peuplées comme Paris où l'on s'assassine moins que dans le faubourg Montmartre. Et puis, la doctrine est calmante. Qui ne s'est un peu consolé, à l'idée d'un nirvâna colossal, d'un anéantissement complet de la nature se fondant, goutte d'eau en une mer, avec la création tout entière? Ça fait passer bien des méchantes heures et ça évite bien des indigestions. Notez que j'ai été assez heureux pour trouver dans cette vie un brin de nirvâna, sans attendre ce que je puis en absorber dans l'autre. Le calme, voyez-vous, doublé de dédain ou de mépris, il n'y a que cela au monde!
—Mais je le reconnais, se dit Terral en se levant machinalement, c'est Fargeau!
Il s'approcha du poêle, jeta un regard de l'autre côté et vit, causant et fumant, trois hommes, l'un gros et grand, l'autre long et mince, avec des cheveux roux, et au milieu, Fargeau, une pipe entre les dents, et qui s'interrompait parfois dans son exposé de doctrines, pour lancer au plafond un peu de fumée.
Instinctivement, au lieu de se rejeter en arrière, Terral s'avança. Un je ne sais quoi le poussait. La curiosité, peut-être. Fargeau lui avait refusé la main, jadis. Que ferait-il, maintenant? Et un dédain de plus ou de moins, peu importait à Terral.
Fernand alla à Fargeau et lui frappa sur l'épaule.
L'autre se retourna, vit Terral, et dit:
—Ah!
Puis il ajouta:
—C'est vous, eh bien!
—Je voudrais vous parler, dit Terral.
—Ah! bon! fit Célestin, je sors.
Il se leva. L'homme aux cheveux roux, long comme une perche à houblon, en fit autant. Celui-ci tenait sous son bras une livraison de la Grève de Samarez, de Pierre Leroux.
—Vous ne venez pas, Vobrichon? dit le maigre personnage au gros homme qui restait assis.
—Non. Je veux lire la Revue des Deux-Mondes. La machine de Sand m'intéresse!
Fargeau avait pris le bras du philosophe Goussard (ainsi se nommait son maigre interlocuteur), et il avait fait signe à Terral de le suivre.
On sortit. A peine dans la rue, Goussard reprit la conversation où elle en était restée:
—Fargeau, mon ami, dit-il d'une voix douce, enfantine (il avait bien quarante-cinq ans), vous n'êtes pas dans le vrai. Vous êtes pour l'anéantissement, je suis pour le progrès. Vous arrêteriez l'humanité dans le bien, je veux qu'elle aille jusqu'au mieux. Nous avons du chemin à faire pour arriver à l'égalité, à la fraternité, à la concorde universelle, mais nous y arriverons.
—Voyons, voyons, dit Fargeau. Vous allez, vous allez! Égalité! c'est joli. Égalité de droits, soit. Mais l'égalité de situation? Goussard, vous êtes un archange, mais vous rêvez.
—Je rêve?
—Ah! çà, voyons, dit Fargeau, il y aura bien toujours des députés et des égouttiers?
—Oh! dit Goussard. Eh bien! non, ajouta-t-il. Pourquoi des députés, quand tout le monde sera heureux? Et pourquoi des égouttiers, lorsque la science, étant arrivée à nourrir l'homme par des vapeurs et non par la matière, et à remplacer le beefsteak par une liqueur concentrée, une essence nutritive, la nature humaine se trouvera transformée et idéalisée? Quand on digérera des parfums au lieu de... Enfin, les égouts seront inutiles, et,—les villes assainies, la santé publique sera sauvegardée,—la vie humaine décuplée, les égouttiers se feront jardiniers, et...
—Et vous avez bu trop de bière, mon bon Goussard. Vous êtes plus Allemand, à vous seul, que toute l'université de Bonn et celle d'Heidelberg... Allez vous coucher!
—Vous ne comprenez rien au progrès. Au fond, dit Goussard, vous êtes un matérialiste.
Il salua Terral, serra la main de Fargeau et disparut à l'angle d'une ruelle.
Ils étaient arrivés, en causant, dans les quartiers pauvres de la rive gauche, les quartiers de Fargeau.
—Eh bien! dit Célestin, que me voulez-vous?
—Moi, fit Terral en riant presque, d'un rire nerveux, je viens philosopher aussi... un moment... et je tiens à vous dire que le fond du sac de la vie est bête et sale... Je suis ruiné, perdu, accablé. J'ai voulu me jeter à l'eau et je vais me jeter au diable!
—Ah! dit Fargeau gravement. Je ne savais pas que le sort fût aussi adroit!
—Oui, oui, reprit Terral, j'entends déjà tout ce que vous allez me dire. Mais je ne suis point fâché de l'entendre de vous. C'est le fer rouge sur la plaie. On crie et l'on guérit. Allez! Dites-moi que l'audace est stupide, que l'honnêteté est souveraine, et que j'ai eu tort de ne pas me nourrir de Berquin et de lait de poule. Mais, entre nous, que vous a-t-il servi de croire à votre Bouddha, tandis que je ne croyais à rien, pour en arriver à être tout aussi misérable que moi, et tout aussi désespéré?
—Je pourrais vous dire, répondit Fargeau: Que vous a-t-il servi de ne croire à rien pour avoir des souliers aussi troués que les miens? Ma foi, non! La morale serait niaise. Vous êtes vaincu, voilà la morale. Vos ongles se sont brisés sur le roc; c'est la morale, cela! La morale, c'est votre pâleur, c'est votre colère, c'est votre pensée de suicide. Je n'ai jamais songé à me tuer, moi. Je sais depuis longtemps que la vie est absurde et que tout est au delà,—dans l'anéantissement, la paix des atômes. Seulement, j'attends, étant sûr de ce lendemain auquel vous préfériez le jour présent. Et voilà qu'aujourd'hui vous manque, et que vous ne croyez pas à demain!
Involontairement, Fernand Terral baissait la tête. Fargeau le regardait et l'étudiait comme un médecin examinerait un malade.
—Voulez-vous ma pensée? dit Fargeau à Terral qui courbait la tête; tout votre salut est dans vos revers. Vous êtes jeune! Si c'était une leçon, cela? Je sais que les leçons d'habitude ne servent pas à grand'chose. Mais le hasard!...
—Le hasard, fit Terral, c'est encore le seul dieu que je reconnaisse, et c'est à lui que je vais demander de me tirer de ce bourbier!
—Il y en a d'autres au-dessus de lui; vous savez, le travail...
—Le travail!
Et Terral se prit à rire.
—Ce n'est pas à l'heure où j'en suis qu'on recommence sa vie. Je serai logique jusqu'au bout, en étant audacieux jusqu'à la fin. Vous avez déjà perdu votre morale avec moi. Restons-en là.
—Ah! dit Fargeau avec une certaine fierté dédaigneuse, vous croyez que je pose en professeur de philosophie spiritualiste.... Moi?.... Jamais!... Je vous prends comme un cas et je vous étudie comme un sujet qu'on peut conseiller et qui est parfaitement libre de ne pas suivre les conseils. Vous voulez être logique? Soyez logique! Allez! Mais moins d'orgueil, jeune homme, ce n'est pas vous qui avez inventé le Satan de Milton, plus audacieux que vous. Vous vous croyez un type, je parie? Vous êtes un produit de ce temps, pas autre chose:—un résidu. Votre audace vient de votre époque. Vous êtes moins fort que troublé. Les forts, ce sont les apathiques. Vous êtes trop nerveux, Terral!
—Soit! dit Fernand.
—Ah! le joli temps, le joli moment, reprit Fargeau. Vous avez bien fait d'épargner à M. de Bruand le souci d'y vivre. Quant à vous, vous êtes de votre heure, avec un mélange d'Antony qui a tout gâté. Vous voyez que je vous connais bien.
—Continuez, dit Terral.
—Bien. Philosophons... Il en est, voyez-vous, de la marche des sociétés comme des caravanes lancées à travers le désert. Souvent, aux heures de fatigue et d'épuisement, apparaissent les longues plaines du désert, les chemins lépreux, sans oasis, sans eau, sans ombre: c'est le repos qu'on veut: c'est l'effort qu'il faut. Les routes accablantes succèdent aux routes longues et lourdes, les cailloux aux cailloux, les pierres qui déchirent au sable qui aveugle, le vent qui étouffe, au simoun qui tue. N'importe, il faut marcher, il faut aller, il faut être debout, il faut lutter. Courage! On va, on s'épuise, on halète, on plie sous le fardeau, on se couche sous le faix; plus de force, plus de nerfs, plus de salive! Marchez toujours! Ces déserts maudits de l'Afrique durent des lieues et encore des lieues! Les déserts de la vie durent des années et des années encore. Là, comme les pèlerins, les gens étouffent; ils ont soif, ils ont faim, ils crient. Marchez toujours! Ces temps noirs, ces temps de trouble, d'inaction, d'ennui, de misères ont des lendemains qui se prolongent, qui ne finissent jamais. Un malaise général plane sur tout comme une nuée d'orage. On respire mal, on se tâte, on cherche des remèdes introuvables à des maux inconnus. Tout craque et se disloque. Les appétits effrénés montrent leurs dents féroces. Les désirs refoulés heurtent les ambitions non satisfaites. Les aspirations légitimes d'un cœur qui croit s'unissent aux lamentations du ventre qui veut. Les flots d'espérances grossissent et les issues manquent; les groupes de voyageurs s'agglomèrent et les routes sont obstruées. On se pousse sans pitié, on se heurte sans remords, on s'écrase sans honte. Quand on voit tomber un rival, on dit: Un de moins! Il en meurt un, il en naît mille. Quand on s'est bien étouffé, bien secoué, bien égorgé, on regarde à ses pieds. On n'a point fait un pas. On a marché à la même place; mais on a marché sur des cadavres. La route, là-bas, est toujours obstruée. Une colère mauvaise agite tous ces gens; un éclair fauve passe dans les yeux, et tous, avec la même rage, le même appétit, les mêmes besoins, se ruent en se renversant sur les chemins boueux; le vice ricane, il règne, il attire à soi cette foule; il lui dit: «Viens! va! sois satisfaite! Il y a toujours place autour de mes tonneaux, de mes tapis verts, de mes lits souillés, de mes splendeurs et de mes fanges.» Alors, alors, largesse et joie! Alors les lumières qui ne s'éteignent pas, les viandes qui saignent toujours, les joues qui ne rougissent plus, les baisers qui crépitent et qui grisent, les rires nerveux, les joies saccadées, les plaisirs qui secouent comme une pile électrique, les voluptés qui éreintent, qui souillent, qui tuent! Tu ne nous veux pas pour tes soldats, société? Nous serons tes bohêmes et tes va-nu-pieds! Nous aurons des bottes vernies ou des souliers éculés, peu importe! Nous volerons cent mille francs ou nous emprunterons cent sous, tais-toi donc! Nous serons infâmes et te mépriserons. Tu barreras nos chemins? Nous prendrons par les fossés, où est la boue et nous te jetterons cette boue au visage. Ce sera ta lèpre, ces curieux, ces déclassés, ces débraillés, ces déguenillés, ces sans-le-sou qui valaient peut-être de marcher le front haut. Tu fais la prude, ils mettront à nu tes ulcères. Temps maudit où les portes se referment vers les mains tendues, où les espoirs comprimés se changent en haines, où les amours trahis tournent en débauche, où les échappées de lumière deviennent de la nuit. Quelle fièvre te secoue, société, que tu te tournes sur ton lit de malade comme une vieille qui agonise? Le poison qui te tord les entrailles, c'est toi qui l'as versé. Tu as dédaigné jadis ceux qui sont tes ennemis à présent. Tu as désappris ces mots magiques qui faisaient ta force et ta beauté: Dévouement, sacrifice, honneur, abnégation? Mots oubliés qui sonnent ainsi qu'un glas funèbre, et, comme on ne les sait plus, ils ne sont ni un frein ni un drapeau. On les entend, on ne les comprend plus. Et non-seulement les esprits souffrent, mais les corps. Nerfs tourmentés, machines délabrées, yeux caves, fronts éteints par la main d'ombre, les hommes marchent courbés et endoloris. Parfois un vent semble souffler, qui les agite comme des arbres à demi morts. On les voit pris de maux innommés qui ressemblent à des vertiges. La folie passe en ricanant dans cette foule, touche du front au hasard quelqu'un de ces pâles visages, et le visage se contracte et fait la simagrée d'un rire sans cause. Cependant la joie semble régner. Tambours et cimbales, fêtes et concerts; à moi le bal, à moi les quadrilles, à moi le cotillon! Grincez les violons, hurrah les clairons, bien rugi les contre-basses! En danse! Eh! par Dieu, jamais on ne vit tant de fleurs, et de diamants, et de dentelles, et d'épaules blanches, et de cheveux noirs, et de teints roses, et de teints fardés! En danse! en danse! Où est la misère, bon Dieu, et la maladie et les souffrances? Ambitieux, ceux qui demandent; insensés ceux qui espèrent; mendiants, ceux qui ont faim! Tournez, tournez. La valse est bonne pour étourdir. La jolie toilette de bal, société, ma mie, et que ce râtelier te va mieux que ta double rangée de dents déchaussées. Tu es presque belle, sais-tu, dans ce salon et sous ce lustre! Mais qu'on ne s'avise pas de te regarder dans la rue. Pouah! la laide grimace! Le pauvre Yorick avait aussi ce sourire-là. Il faut avoir de bons yeux et bien regarder, et des oreilles, et t'ausculter, car tu es malade. Tes flatteurs te trouvent jeune et charmante! Pardieu! leur ordonnance est facile à suivre. Bains de mer et douches de Vichy, soierie de Lyon, chapeau de Laure, dentelle de Malines et vin de Syracuse! Médecins Tant-Mieux, écoutez un peu les médecins Tant-Pis: Bains de pieds sinapisés; il faut faire descendre le sang en bas; régime sobre et sain; se coucher tôt et travailler, courses au grand air dans ces Alpes de la morale qui s'appellent le droit et l'honneur, ascension des glaciers sublimes; c'est là-haut, ma mie, qu'on respire! Et chercher le repos, et chasser l'excitation, et penser et apprendre. Rien n'est désespéré, ma chère malade; mais regarde ton miroir et vois ce laid et maigre visage, ces lèvres violettes, ce teint plombé, et dis-toi bien qu'il faut combattre ce cancer implacable qui te ronge le sein,—ton vautour, ô Prométhée femelle, coupable, non pas d'avoir ravi, mais d'avoir laissé éteindre le feu du ciel!
Fargeau avait parlé avec une sorte d'excitation et de colère que Terral ne lui connaissait pas. Ses yeux fatigués avaient rajeuni; sa voix avait repris les accents d'autrefois. Il avait dû souffrir avant d'abdiquer.
Terral, étonné, le regardait. Mais ce coup de clairon ne l'atteignait pas, ne l'ébranlait pas. Il n'était point ému.
—Tout cela est fort beau, dit-il, et prouve que le monde est mal fait. Je ne me charge pas de l'orthopédie. Redressez-les, don Quichotte! Moi, je veux la fortune, et je vais à elle—encore une fois, toujours—si je puis!
—Meilleure chance, dit Fargeau.
Ils se séparèrent.
Fargeau suivit des yeux un moment Terral qui marchait, courbé sur le pavé, le long de la rue. Puis il le perdit de vue. Il haussa les épaules, et rentra chez lui.
—J'ai fait de la copie pour le roi de Prusse, songeait-il. On ne le convaincra plus, celui-là. Mais c'est justice. Le repentir serait immoral parfois.
Il allait se mettre au lit, quand il aperçut sur sa cheminée une lettre que le concierge avait dû placer là.
—Qui diable peut m'écrire?
C'était Adolphe Labarbade qui priait M. Célestin Fargeau de l'attendre le lendemain à midi.
—J'attendrai, se dit Fargeau. Encore un joli monsieur!
Le lendemain, à midi, M. Adolphe Labarbade faisait son entrée chez Célestin Fargeau. Il avait dépouillé les habits du lycéen et revêtu le veston d'ordonnance du gandin. On l'eût pris pour une réclame de Dusautoy. Son premier regard fut un peu dédaigneux. Le logement qu'habitait Fargeau contrastait avec les cabinets des restaurants, dorés sur toutes les moulures, que le fils de maman Anaïs avait coutume de fréquenter. Il n'en tendit pas moins la main à Fargeau en lui disant: Bonjour, cher?
—Eh bien! dit Fargeau, qu'y a-t-il pour votre service?
—Voilà, répondit Adolphe.
Il alluma un cigare puisé dans un étui de Manille, et tout en fumant:
—Vous ne devez pas ignorer, pas vrai, mon bon Fargeau, que le baccalauréat a été institué par les gouvernements pour l'aplatissement des jeunes gens qui se moquent de Cicéron comme de leur première culotte?
—Parbleu! dit Fargeau qui s'amusait de cet aplomb.
—D'un autre côté, impossible de faire son droit sans le morceau de parchemin qu'ils appellent un diplôme.
—Oui. C'est bien ridicule.
—Dites que c'est obscène! Infect, parole d'honneur! Toujours est-il que je veux faire mon droit. Maman le veut. Désobligerai-je pas maman, moi? Jamais de la vie! Comprenez?
—Parfaitement. Eh bien! passez votre baccalauréat.
—Voilà le hic! Ils me refuseront.
—Pourquoi?
—Parce que leur latin m'embête et que je ne l'ai pas appris. C'est une raison. Mais j'ai songé à vous, citoyen Fargeau. Vous êtes un puits de science, vous êtes ferré à glace sur Homère, vous êtes riche en savoir, un Rothschild de science...
—Je ne suis même riche qu'en cela!
—On n'est pas parfait. Bref, voulez-vous m'enlever le diplôme à la pointe d'une version latine?
—Hein, vous dites?
—Passez le bachot pour moi!
—A votre place? sous votre nom?
—C'est si facile!
—Ah! çà, mais, dit Fargeau en croisant les bras et en essayant de rire, pour qui me prenez-vous, décidément?... Pas physionomiste, mon jeune monsieur! Tous les gens qui n'ont pas des bottines vernies ne sont pas fatalement des canailles. L'habit ne fait pas le moine. Savez-vous ce que vous m'offrez? De commettre un faux, rien de plus. C'est quelque chose. Il y a de pauvres diables, misérables comme les pierres, qui font cela. Les entrailles qui crient sont si éloquentes! On les écoute. Moi, j'aime mieux serrer la boucle de mon pantalon et garder mon nom, qui en vaut un autre. Je m'appelle Célestin Fargeau et non Adolphe Labarbade. Si vous croyez que j'échangerais ma défroque contre la vôtre, c'est une erreur de plus à ajouter à vos folies. Où est mon chapeau? J'ai à sortir!
—Ah! dit le jeune homme étonné. Ainsi, vous refusez?
—Radicalement.—Et sans rancune, dit Fargeau en montrant la porte au fils de madame Labarbade.
Le jeune Adolphe descendit l'escalier en haussant les épaules et se disant que Fargeau était un imbécile. Il remonta dans le coupé qui l'attendait à la porte, et jeta au cocher le nom de Vachette. On l'attendait pour déjeuner, et en chemin il prépara, d'après les vaudevilles à la mode, les mots qu'il devait improviser au dessert.
Cachemire avait déjà fini son roman avec M. de Navailles. Ce fils des Croisés une fois ruiné, elle lui avait signifié son congé sur vélin. Elle ne pouvait d'ailleurs vivre longtemps avec la même pensée en tête. Les contrats qu'elle signait se déchiraient bientôt. Elle avait en circulation tant de billets d'amour qu'elle en laissait protester quelques-uns. C'était la vie assourdissante, étourdissante, d'ailleurs luxueuse car maintenant elle savait le prix d'un bijou, son poids et elle amassait. Les amours ne duraient guères, les morts allaient vite. Elle lançait sa fantaisie à toute bride sur le pavé, courant, changeant, avide de nouveauté, d'imprévu, de sensations non encore éprouvées, de liqueurs non goûtées, de frémissements inconnus. Cette vie frénétique, électrique, toute de soubresauts et de galvanisme qui eût écrasé un porte-faix, ces journées lourdes après des nuits passées dans le gaz du souper, ces réveils accablés, ces soirées de théâtre, ces faiblesses de tête, ces délabrements d'estomac et ces haut-le-cœur qui accompagnent de semblables existences, elle les supportait vaillamment, riant toujours, héroïquement, remplaçant par les bains chimiques, les pâtes, les couleurs, les engins de toilette, tout ce qui s'en allait d'elle, s'écaillant et se frelatant.
Elle était, elle était toujours la Cachemire désirée, lorgnée, détestée, adorée, des premières représentations, des courses, des concerts, des soirées du Cirque, de partout. Son sourire était le même, découvrant les dents par le même rictus, mais impassible maintenant, mais attristé, mais comme taillé dans le plâtre avec un ciseau. Elle ne laissait rien paraître des défaillances soudaines qui la venaient assaillir parfois, et qui, lorsqu'elle était seule, lui faisaient pousser des cris de souffrance. Sa poitrine lui faisait mal, des frissons lui couraient dans les reins. Elle se regardait dans ses miroirs à biseau, effrayée de sa pâleur. Mais elle reprenait,—si quelqu'un entrait, à sourire et chantonnait—peut-être pour oublier.
Et le soir, le théâtre, le bal, le souper l'attiraient, l'étreignaient encore! Elle se brûlait l'estomac avec les écrevisses bordelaises; elle était dyspeptique déjà, usée. Souvent, dans son luxe fou, il lui prenait des envies de s'encanailler, elle rêvait d'aller danser à la Boule-Noire, déguisée, et de boire des saladiers de vin chaud sur les tables grasses. Le crin-crin du bal de barrière lui secouait les nerfs, ou bien, elle courait les cafés-concerts, avalant cette musique endiablée qui s'envole parmi l'aigre odeur de la bière et les asphyxiantes bouffées du tabac. Les pièces de théâtre qu'il fallait suivre quelque peu l'ennuyaient. Sa tête se faisait vide. Elle n'éprouvait plus de réelle fièvre que devant les écuyers qui tournaient, emportés par des chevaux sans selle, autour du Cirque, pendant que les cymbales de l'orchestre marquent le galop de leur voix de cuivre. Elle ouvrait de grands yeux en regardant ces hommes demi-nus risquant leur vie, et ses petites mains applaudissaient en déchirant leurs gants.
Toutes ces secousses au fond disloquaient ce faible corps. On eût dit une de ces boîtes mécaniques qu'on démonte pièce à pièce, et qui tombent éparses brusquement. De tout ce qui avait été Cachemire, la brune Cachemire, à la chair savoureuse comme un beau fruit, il restait un visage maquillé, aux muscles enduits de blancs d'œufs, de grands yeux hystériques dans un visage blafard. Elle aurait pu parfois, lorsqu'elle entrait dans une loge, entendre, à ses côtés, le petit rire content d'une rivale qui voyait ou devinait la ruine sous cette beauté repeinte, la maladie sous cette splendeur encore insolente et la souffrance sous ce sourire.
Madame Labarbade, au retour de quelque promenade avec Firmin Monséchard, le photographe, trouvait souvent Cachemire buvant de la tisane et rêvant, la tête appuyée dans la main, le coude sur le bras d'un fauteuil, hochant la tête et revoyant peut-être, comme dans un rêve, Samoreau, les journées pleines de soleil, et les nuits pleines d'étoiles, là-bas contre la forêt où le vent passait en chantant...
Madame Labarbade haussait les épaules.
Parfois, aussi, Cachemire faisait atteler son coupé—car elle était riche, on l'aimait encore, on se ruinait encore pour cette femme qui toussait—et elle donnait ordre qu'on la descendît aux Tuileries.
S'il faisait beau, elle allait s'asseoir sur une chaise, sous les marronniers, et regardait jouer les enfants. Les uns troquaient leurs timbres-postes, les autres jouaient aux soldats, chantant une Marseillaise enfantine, d'autres, une petite pelle en main, bâtissaient des châteaux avec du sable. Les petites filles regardaient leur jupe ballonner. Tout cela était rose, frais, bruyant. Vaguement, Cachemire se disait peut-être que c'était bien beau un enfant et que ce devait être bien bon.
Elle prenait le soleil. Ses yeux fatigués allaient du jardin à la rue, d'un arbre à l'autre. On voyait passer derrière la grille un omnibus chargé de monde, le chapeau de cuir d'un cocher ou le casque d'un municipal. Cela l'amusait. Et le soir, quel contraste! Étendue sur le coussin rouge d'un restaurant, elle chantait, riait, comme si la fièvre ne l'eût pas rongée, comme si elle n'eût pas dû payer, le lendemain, par un accablement énervé ces secousses toujours nouvelles.
Les médecins qu'elle appelait ne lui disaient pas le nom de la maladie. Cette maladie avait tant de noms. Elle le cherchait dans les tarots. Les cartes disaient: «Tu guériras!» Mais il fallait éviter la glace, ne pas se regarder. Ses yeux plombés, ses joues livides lui répondaient alors: C'est bien fini.
Elle se roulait parfois, déchirant ses vêtements, brisant ses meubles, écumante, répétant comme des râles ces cris:
—Je ne veux pas mourir!
D'autres fois, anéantie, elle demeurait des journées entières, dans un fauteuil, comptant et recomptant les fleurs du tapis ou les dessins de la tenture.
On lui remettait des cartes. Elle lisait les noms.
—Je ne connais pas! dit-elle.
C'étaient les noms de ses amants.
Elle était ainsi, un jour, causant avec madame Labarbade, lorsque Adolphe entra, fort animé, revenant du restaurant. Il fit signe à sa mère, l'amena au fond de la chambre, et lui dit:
—Maman, est-ce qu'il n'y aurait pas cinq louis de trop dans ton porte-monnaie, pour ton fils chéri?
Madame Labarbade leva les yeux au ciel.
Cachemire entendait qu'on parlait par-derrière son fauteuil.
—Qui est-là? dit-elle.
—C'est moi, petite sœur, dit Adolphe.
—Ah! tu viens?
—Je viens chercher de l'argent!
Il s'approcha de Cachemire.
—Tu sais... J'ai joué et j'ai perdu!
—Combien!
—Dix louis?
—Toujours intelligent, pensa madame Labarbade avec un sourire.
—Est-ce que tu ne les as pas?
—Si fait. Dans ce tiroir. Là.
Adolphe se pencha pour embrasser sa sœur.
—Tu sens le rhum, dit-elle.
—C'est possible!
—Elle sent bien la tisane, maugréa madame Labarbade.
—C'est vrai, dit Cachemire en hochant la tête, depuis quelque temps, je ne peux pas supporter une odeur... le rhum! C'est bon, le rhum, dit-elle avec un sourire vague.
Madame Labarbade prit Adolphe par la main et le reconduisit jusqu'à la porte:
—Tu as ce que tu veux, gamin? Sauve-toi. Elle n'aurait qu'à te le reprendre!
—Et il n'aurait qu'à m'en demander encore, songea-t-elle. J'ai bien assez des exigences de l'autre!
L'autre, c'était Firmin Monséchard.
Adolphe était déjà dans l'escalier.
—C'est vrai, disait Cachemire toute seule avec un sourire d'envie, le rhum... le punch... les petites flammes bleues... C'est joli... Ce soir, avec Raoul, je ferai un punch. Nous nous amuserons. C'est bon le rhum!
Fernand Terral ne tenait plus à rien dans ce Paris qu'il avait voulu conquérir. Il en avait respiré les parfums enivrants; c'était maintenant l'âcre odeur de ses boues qui lui montait au cerveau. Plus un espoir, plus une ambition tapie au coin de ces rues; sur ces pavés, foulés aux pieds chaque jour par des orpailleurs avides, plus une pépite, plus rien. Il fallait s'enfuir, secouer à jamais ses dernières soifs, et creuser ailleurs une autre mine pour trouver un autre filon.
—Soit, se dit Terral, je partirai.
Deux jours après il était à Boulogne, avec un peu d'argent raccroché en vendant ses derniers meubles, des habits, une bague, un médaillon, ce qui lui venait de sa mère. Dans le trajet de Paris à Boulogne,—la nuit,—l'ambitieux avait rêvé son dernier rêve. Après Paris, Londres était là. Londres, cet autre Océan, cette Californie, ce monde. Là, encore, triomphe l'intrépide assurance de l'homme qui veut s'ouvrir, toute large, une trouée. Là, le gâteau est savoureux pour ceux qui ont des dents. Il ne s'agit que de se faire une place à table à coups de courage ou à coups de couteau.
Terral arpentait la jetée, au vent frais du matin, pendant qu'on embarquait sur le packet les bagages des passagers. Ses bagages à lui n'étaient point lourds. Il portait tout avec lui, César et sa fortune. Les Anglais qui regagnaient leur pays, aussi flegmatiquement qu'ils l'avaient quitté, entraient dans les hôtels et mangeaient. Un garçon s'approcha de Terral, lui vantant la cuisine de l'Hôtel d'Albion.
—Je n'ai pas faim, dit Terral.
Il avait décidé qu'il mangerait seulement le soir, à Londres,—par économie.
Et pour se réchauffer,—car la brise le glaçait en pénétrant dans ses vêtements,—il marchait, frappant du pied, et songeant. En allant ainsi, il se heurta contre un jeune homme qui sourit et profita de l'occasion pour lui demander, en français, mais avec un accent étranger, à quelle heure partait le paquebot.
—A sept heures, dit Terral.
—Nous avons donc quinze minutes encore, fit le jeune homme en regardant l'heure à un merveilleux chronomètre.
—Quinze minutes, oui, dit Terral.
Et il s'éloigna.
Comme il revenait sur ses pas, frappant toujours le quai de ses semelles, il retrouva, à la même place, le jeune homme regardant la mer.
—Pardon, dit le jeune homme en souriant encore, pensez-vous que la traversée soit mauvaise aujourd'hui?
—Je n'y connais rien, répondit Fernand avec une certaine brusquerie. Je ne suis pas marin.
—Ah!... Mais, au moins, reprit l'étranger après un court silence, craignez-vous le mal de mer?
—Non, dit Terral. Qu'est-ce que je crains? ajouta-t-il mentalement.
—Je vous demande mille excuses pour toutes mes questions, monsieur, mais entre compagnons de voyage... Vous allez à Londres, n'est-ce pas?
—Oui, monsieur.
—Moi aussi.
—Et connaissez-vous cet hôtel, je vous prie? dit le jeune homme en tendant une carte à Terral.
—Je ne suis jamais allé à Londres. Je suis tout aussi ignorant que vous. Je ne saurais vous répondre, monsieur.
—Je demanderai donc à un Anglais. C'est dommage. Je n'aime pas les Anglais.
—Ah!
—Je suis Espagnol. Voilà trois ans que je voyage un peu partout. Je traverse la Manche parce qu'il faut bien avoir vu l'Angleterre, mais ce ciel plein de brume me terrifie par avance... Connaissez-vous l'Espagne, monsieur?
—Non, dit Terral.
—Tant mieux pour vous, fit l'autre avec l'assurance chevaleresque des Castillans, il vous reste donc des émotions à éprouver!
—Qui sait? dit Terral.
La cloche du paquebot sonnait. Ils descendirent l'escalier du quai, et, par la planche d'embarquement, ils entrèrent dans le bateau encombré déjà de colis et de malles et dont les siéges étaient occupés par des figures de keepsakes, effrayées par avance à l'idée du tangage.
—Allons, dit l'Espagnol, je vais être horriblement malade. De Barcelone à Marseille, j'ai souffert le martyre. C'est un second supplice.
Il s'accouda contre le bastingage regardant le quai, Boulogne encore endormie et échelonnée en amphithéâtre, puis se retournant vers Terral, il lui offrit, dans un porte-cigares de paille de manille, un papelito andalou.
Terral remercia, prit la cigarette et l'alluma.
Il s'était jusqu'alors tenu sur une certaine réserve, hésitant et se drapant dans sa fierté. Depuis quelques minutes, au contraire, un projet lui était venu et germait. Il étudiait ce jeune homme que, tout à l'heure, il ne connaissait point et qui se livrait ainsi avec l'expansion—souvent apparente—des Méridionaux.
L'Espagnol pouvait avoir vingt-six ans; il était petit, brun, avec des yeux grands et profonds, une moustache d'hidalgo, un teint de Maure et des mouvements électriques. Irréprochablement vêtu, les doigts pleins de bijoux comme beaucoup de ses compatriotes, il portait en sautoir un sac de voyage fermé par une serrure en acier surmontée d'une couronne de comte. Son élégance un peu roide et mâle, dans sa recherche, effaçait ce que ce goût des joailleries, inhérent aux races du Midi, pouvait avoir peut-être de ridicule ou de bizarre.
Le caractère distinctif de sa physionomie était la franchise, une gaieté vive, quelque chose de pétulant et de sévère en même temps.
En quelques minutes, Fernand avait analysé et deviné tout cela. Il était assez fataliste et l'idée lui était venue que le hasard ne jetait peut-être pas pour rien cet inconnu sur sa route. C'était peut-être la branche de salut tendue au noyé, la main qu'il fallait saisir, l'occasion qu'il devait arrêter... Puis il se disait, allant de l'avant à l'arrière du bateau, regardant sans les voir, les matelots qui tiraient les cordages, et se préparaient au départ:
—A quoi vais-je songer? le salut n'est pas ici, il est là-bas... Et va donc conter ce que tu souffres à ce confident de rencontre!
Pendant que le bateau s'éloignait, laissant Boulogne à chaque tour de roue, et l'horizon découper les dentelures de ses falaises, l'Espagnol fumait, fredonnant la Jota aragonaise.
L'embarquement avait pris du temps à cause d'une vingtaine de chevaux qu'il avait fallu caser sur le pont dans des boxes.
Le marchand qui les transportait à Londres interrogeait le capitaine d'un air inquiet.
—Aurons-nous beau temps, au moins?
—Je l'espère.
—Bon vent, bonne mer?
—Nous verrons.
—Diable! fit le marchand en regardant le ciel.
Pas un nuage pourtant, une nappe unie, un peu pâle, un vent frais, une mer calme.
—On a pourtant vu des gens mourir du mal de mer, disait un bourgeois parisien à un matelot anglais qui ne le comprenait pas.
Les blondes ladies et les transparentes miss débouchaient déjà leurs flacons d'eau-de-vie et en arrosaient—par précaution—les énormes tranches de sandwiches qu'elles escamotaient—par hygiène.
L'Espagnol se rapprocha de Terral:
—Vous voyagez pour votre plaisir?
—Moi?... Oui... Si vous voulez...
—Moi aussi. Nous avons pourtant, nous autres Espagnols, la réputation de ne connaître aucunes montagnes autres que nos Sierras et d'autre fleuve que le Mançanarès... Ah! que cette odeur de goudron est insupportable!... Marchons, voulez-vous?...
—Marchons.
—Je voudrais être de retour déjà de mon expédition. Peut-être cependant pousserai-je jusqu'en Ecosse. Londres me déplaît par avance. J'y vais pour en être revenu, vous savez.
Tout cela dit gaiement, avec cet accent castillan qui n'est pas sans charme.
—Et vous?
—Oh! fit Terral, il est probable que je demeurerai à Londres. C'est Paris qui me pèse.
—Je regrette de n'être point de votre avis. Ah! Paris!
Et soulignant son admiration par des gestes, l'Espagnol fit de Paris, du Paris épris de folie et du Paris amoureux de sciences, car il connaissait l'un et l'autre, un magnifique tableau.
—Notez que je l'ai quitté voilà longtemps, dit-il, car je n'ai fait qu'y passer quelques jours. Mais Pétersbourg, Vienne et Berlin, que cette fois j'ai vues, m'ont appris à le regretter.
Ainsi causant, ainsi glissant sur la pente des confidences, l'Espagnol en vint à confier à Terral qu'il s'appelait Don Antonio Godova, comte d'Oriola, qu'il était orphelin, qu'il avait quitté Barcelone après un mariage manqué, et laissé la Rambla pour courir le monde. On se console en voyageant. Il avait voyagé. Il avait feuilleté ce livre curieux qui s'appelle la France et cet album de pastels qui se nomme la Suisse; il avait vu l'Allemagne des bords du Rhin et l'Allemagne des bords du Danube, l'Autriche et la Russie, et peu s'en était fallu qu'il ne poussât jusqu'en Sibérie. En route, il avait laissé son chagrin, retrouvé sa gaieté et acheté, argent comptant, l'expérience, cette vraie richesse.
—Je n'ai pas de banquier, disait Don Antonio, je porte avec moi ce qu'il me faut. Tout est dans ce petit sac et quand je m'aperçois qu'il est vide, j'écris à la maison Perez y Ancho à Barcelone et je reçois ce qui me plaît. Je n'ai point de domestique. Un domestique est un souci. Je ramasse le premier venu et je me l'attache pour le temps de mon séjour. Et je voyagerai sans doute ainsi jusqu'à la fin, en curieux; mais, hombre! que Dieu eût été bien avisé de ne pas créer d'Océan pour les chrétiens qui craignent le mal de mer!
Terral, absorbé, écoutait. Il n'avait dans tout cela entendu qu'une chose: je porte tout avec moi!
Le pont du bateau présentait déjà ce spectacle comiquement lugubre dont le mal de mer se fait l'impresario. Les visages pâles grimaçaient. Le brandy luttait vainement contre le malaise. Godova se sentait pris à son tour et s'était affaissé sur son banc.
La mer se faisait d'ailleurs menaçante. On signalait un grain. Le capitaine avait donné l'ordre de caler les chevaux dans leurs boxes et de leur boucher les yeux.
—Satané temps de chien, disait le marchand, à la dernière traversée j'en ai perdu trois et il faut encore que le même jeu recommence.
Les matelots manœuvraient en sifflant d'un air narquois. Si l'on se plaignait de la pluie qui commençait à tomber doucement, ils répondaient avec ce flegme railleur des Anglais:
—Ce sera bien autre chose tout à l'heure!
D'autres chantaient le Tirely que les matelots de Nelson entonnèrent au matin de Trafalgar.
Terral était heureux de ce trouble, de cet orage qui s'annonçait, de ce ciel soudain obscurci.—Il ne s'expliquait pas sa joie, mais il respirait plus librement dans cette atmosphère qui sentait le soufre. Il aimait ces sourdes colères des hommes et des choses. Peut-être se fût-il improvisé tribun, un soir d'émeute, parmi cette atmosphère électrique que dégagent les foules.
—Eh! bien, capitaine, disait-il d'un ton joyeux, c'est la tempête?
—Vous êtes bien gai, disait l'autre.
La pluie était plus rude, le noir du ciel s'étendait, bavait à travers l'horizon comme une tache d'encre qui gagnerait un papier de soie.
Parfois aussi ce ciel se rayait de larges zébrures rougeâtres qui tranchaient sur le fond noir comme autant de plaies vives et saignantes. C'était la nuit, une nuit crépusculaire, coupée par de sinistres éclaircies. Le bateau rudement secoué, montait, lancé comme un bouchon sur cette masse formidable et retombait, prêt à se briser contre les lames ou à s'engloutir dans le trou profond qui s'ouvrait soudain devant lui, comme un gouffre.
On entendait parmi les rafales qui grinçaient dans les cordages, les commandements et les appels—ou les hennissements des chevaux. Sur le pont, couchés çà et là, enveloppés dans des manteaux, sans mouvement, semblables à des paquets, des passagers râlaient ou criaient. Parfois une prière affreuse s'entendait au milieu de l'orage:
—Je souffre, jetez-moi donc à la mer!
Terral, roide, droit comme un chêne, les bras croisés, tête nue, passait avec un audacieux mépris parmi cette foule renversée et peureuse. Il retrouvait toute sa force dans l'orage. Il lui plaisait de la défier, cette mer irritée, et quand, dans un brusque roulis, la vague jetait à travers le pont son écume bouillonnante, il secouait ses cheveux noirs imprégnés de sel et ricanait comme un Manfred.
Le marchand de chevaux se heurta contre lui, jurant, les poings fermés.
—Eh! bien, quoi? dit Terral. Qu'y a-t-il?
—Cette tempête m'en tuera la moitié. Je suis ruiné, dit l'autre. Tonnerre!
Terral haussa les épaules.
Il revint s'asseoir à l'arrière du bateau, entre des caisses recouvertes de toiles goudronnées, près de Godova. L'Espagnol, cramponné à un cordage, les nerfs tendus, l'œil fixe, les joues effroyablement caves, poussait des gémissements et regardait fixement les choses avec une prunelle embrasée. Il se plaignait, jurait, appelait, et se tordait parfois en poussant des cris:
—Valgame dios!... La muerte!... Tiene usted cuchillo?... Un cuchillo! La muerte! la muerte!
Terral, les bras croisés, face à face avec ce moribond—car Godova souffrait à mourir—sentait croître en lui—comme ces plantes mauvaises qui, disent les fables, poussent avec une vertigineuse rapidité,—une pensée atroce, lancinante ainsi qu'un fer rouge.
C'était ce ciel obscurci, cette mer furieuse, cette nuit soudaine, ce bruit de vagues, ces sifflements de vent, ces hurlements, cette fièvre, qui faisaient sourdre dans le cœur de l'ambitieux brisé une terrible tempête—l'antithèse de cet autre ouragan qui grondait.
—Si cet homme mourait, songeait Terral, et si ce sac qui est là disparaissait,—qui s'en inquiéterait?
Peu à peu l'horrible pensée prit corps, et se planta devant Terral avec un arsenal de discussions, de conseils et de logique.
—Qui songe donc à l'Espagnol à présent?... Il râle! S'il passait par-dessus le bord, le bruit de sa chute dans le flot ne mourrait-il pas étouffé sous ce grondement gigantesque?... Qui le saurait? qui le verrait? Une fortune tient pourtant dans ce sac? Une fortune dans un sac de cuir grand comme les deux mains!
Dans cette espèce de sombre brouillard qui fondait toutes choses, les recouvrait comme d'une couche de suie, la serrure seule du petit sac brillait, lançant à Terral de provoquants éclairs.
Il se reculait, il se sentait trembler. Un affreux délire le secouait. Il étouffait, et, le long de son dos, coulait une sueur froide.
—La muerte! La muerte! criait l'Espagnol en se mordant les poings.
Il voulait mourir.
La mort?
—Elle est près de lui, songeait Terral, et l'obsession de cette pensée se faisait ironique comme un défi.
Il se rapprochait alors. Ses mains, agitées d'un prurit nerveux, se tendaient vers le sac de cuir qu'il allait arracher d'une secousse, emporter soudain!—Puis l'idée du vol lui apparaissait plus vile que l'idée du crime. Quelle différence y aurait-il bientôt dans ses souvenirs entre l'agonie de M. de Bruand et la mort de cet inconnu!
Et puis en fin de compte pourquoi celui-ci se trouvait-il sur son chemin? Pourquoi ce triple sot s'était-il livré?
Lui avait-on demandé ses confidences? Il avait fait parade de sa fortune, il avait tout dit, le niais! Et à quoi lui servait cette richesse maintenant? Il agonisait, se tordait, une sanglante écume lui venait aux lèvres. Sa bile remuée le faisait vert,—un cadavre!
—Ah! bah! se dit Terral.
Et il se dressa, les yeux en feu, roide, décidé, prêt à jouer sa vie, cette fois,—sa tête,—pour de l'or!
Il se pencha sur Godova, le prit brusquement entre ses bras. L'ombre était toujours profonde. Dans ce coin du bateau, personne. L'équipage manœuvrait, là-bas, à l'avant. De ce côté, rien, pas un regard. Seul avec son crime. Il attira l'Espagnol contre sa poitrine qui haletait, et sa main droite chercha déjà le sac de cuir, prêt à l'arracher.
—Merci! je vous remercie!... dit alors Godova d'une voix qui se mourait.
Et Terral sentit tout à coup une main froide qui pressait la sienne.
Cette fois il recula.
Ses bras se détendirent et Godova retomba sur le pont, la tête couchée sur son bras gauche.
—Ah! misérable! cria Terral tout haut, et, comme un fou, hagard, il descendit,—se cognant le front à l'escalier étroit,—dans les cabines, se jeta sur son lit et demeura accroupi, là, comme une bête fauve.
Quand il revint à lui,—car cette réflexion sombre fut comme un évanouissement—il vit la cabine remplie de gens qui, attablés, mangeaient. La tempête était passée. On avait quitté la haute mer, et maintenant le bateau voguait en pleine Tamise. Il se leva, se mit à table, demanda des œufs, coupa machinalement un peu de fromage dans le bloc de Chester que la stuardess posa devant lui, paya et remonta sur le pont.
—Eh bien! lui cria aussitôt une voix claire... Nous sommes donc sauvés!
Terral tressaillit.
C'était la voix de don Antonio.
—Oui, dit Terral.
Et dès lors il ne parla plus.
Quatre heures après, ils étaient arrivés à Londres. Le bateau s'arrêta devant Custom-House, et l'on déchargeait les bagages. Terral voyait cette foule sur le quai, à gauche, la grande arche de London-Bridge qui découpe sa silhouette sur le brouillard. Il apercevait sur le pont des flots pressés de passants, des cabs, des omnibus, des camions; il entendait le bruit immense de la fournaise humaine. Il redressait le front. Il disait encore comme le héros de Stendhal: Aux armes! Et il s'enfonçait, seul, sans guide, dans la grande Cité.
Il s'arrêta devant un hôtel-taverne d'apparence médiocre, entra, demanda une chambre, et lorsqu'il fut seul:
—Qu'est devenu l'Espagnol? se dit-il. Je n'ai pas voulu le suivre. J'avais peur de moi; oui, peur. Fiez-vous donc au premier venu! Cet homme-là ne saura jamais qu'il me doit la vie. Et pourtant, ajouta-t-il avec un singulier sourire, il me la doit! Quelle générosité! Qui sait? Cela peut être une faiblesse!
XI
Cachemire avait trouvé comme une excitation suprême dans les orgies finales. Littéralement elle avait soif maintenant d'alcools; ce punch, qu'elle aimait, lui communiquait une ardeur nouvelle, une flamme inconnue. Elle ressemblait à ces lampes qui s'éteignent et projettent tout à coup une lueur rajeunie. Elle put faucher comme un regain de succès et de louanges. Avec ses joues embrasées et ses yeux pleins de fièvre, ses lèvres carminées, ses cheveux opulents encore, elle avait une singulière attraction et comme un charme inconnu. Le successeur de M. Raoul de Navailles, (un agent de change ou un député—peut-être était-il deux) en était fier. Il recevait de ses amis des compliments à l'adresse de Cachemire et les prenait pour lui.
La gaieté d'autrefois, le fol entrain semblaient être revenus à Suzanne. Elle se sentait transportée pour ainsi dire dans un air nouveau, et la vie lui paraissait semblable à ces rêves où le corps ne touche point la terre, où l'on voit tout du haut de l'éther et comme balancé dans un hamac. Se trouvant belle ainsi, elle voulut qu'on lui fît son portrait. M. de Navailles s'adressa à un jeune peintre, déjà en pleine réputation, Charles Bourdenois. L'artiste vint, et, de cette physionomie déjà transfigurée par une maladie intérieure, il fit un chef-d'œuvre en quelques séances. Cachemire, transportée, le regardait souvent, ce portrait, s'admirant et s'envoyant des sourires. Par amour pour le tableau, elle s'éprit du peintre et le lui dit, un matin, en causant, pendant qu'il retouchait quelques méplats des joues. Bourdenois feignit de croire à une plaisanterie, répondit spirituellement, et dès ce jour ne revint plus. Le portrait d'ailleurs était achevé.
Cachemire appela, pour le leur montrer, madame Labarbade et le jeune Adolphe:
—Tiens, c'est joli, ça, dit maman Anaïs. Mais, vois-tu, ma petite, comme ressemblance, ça ne vaudra jamais la photographie!
Peut-être songeait-elle à Firmin Monséchard, le collaborateur du soleil.
Adolphe avait mis son lorgnon et examinait le portrait en sifflotant le quadrille de la Belle-Hélène.
—Pas mal, cette petite machine!... Bigre, si la chose va au Salon, ça te fera une fameuse réclame... Ame qui s'avance, âme qui s'avance, ponpon, ponpon... Adorable, décidément, le portrait. On en mangerait!
—Oui, adorable!
Cachemire, seule, demeurait bien des fois avec ce portrait en tête-à-tête, se comparant à ce chef-d'œuvre, où l'artiste, sans le vouloir peut-être, avait mis une mélancolie poignante, et que les Egyptiens eussent appelé le goût de la mort. Mais ce n'est point cela qu'elle y voyait, et dans ce sourire navré qui était le sien, elle retrouvait, comme nichées là, toutes les heures dépensées sans compter, tous les refrains du passé,—ceux d'hier aussi, ces refrains qu'on entonnait avec les baisers cristallins des verres comme accompagnement.
—C'est égal, dit-elle, nous avons eu de bons moments!
Et,—défilant comme une lanterne magique,—ils passaient tous, rieurs, bruyants, saccadés, surmenés, ces souvenirs. Elle les saluait d'un sourire, et ses yeux fixés sur les jours finis, sur les nuits oubliées, jetaient encore des éclairs. Elle frissonnait en se rappelant, frissonnait toujours d'ivresse!—Point de regrets. Elle eût refait encore, sans s'arrêter d'un pas, ce chemin où les fleurs poussent dans la boue. Elle se mourait, elle s'en allait, elle sentait en elle quelque chose qui la dissolvait, et pas de remords. Une fièvre nouvelle, fièvre de plaisir, besoin de secousses et d'émotions, soif de bruit, de soupers et d'amours.
Elle avait renvoyé son médecin qui l'ennuyait, la réprimandant après chaque excès nouveau. Elle avait jeté au feu ses ordonnances. Elle désaltérait par de la tisane de champagne son corps en feu. Elle trouvait,—cette fille faible et qui n'avait eu dans sa vie que des instincts, point de volonté,—une énergie singulière pour résister à son mal, défendre sa vie et rire au nez de la mort.
Mais la mort se moque bien que l'on rie. Elle avançait chaque jour d'un pas. Elle étendait la main, cette maigre main qui trouve toujours ce qu'elle cherche, toujours. Cachemire se sentait à présent profondément atteinte. C'était, aux moments imprévus, des engourdissements profonds, des fourmillements bizarres, de terribles douleurs de tête, des souffrances sourdes, fixes et tenaces qui la faisaient crier,—portant la main à son front, et pleurant:
—Mais qu'ai-je donc là?...
Elle rappela son médecin.
—Qu'ai-je donc? dites! Qu'est-ce que j'ai?
Le docteur ne répondait pas; il prescrivait les remèdes d'autrefois, des bains, des tisanes, du calme.
—Du calme! disait Cachemire en se tordant sur son canapé; ces gens-là sont fous!... Est-ce qu'on peut être calme?
Excitée, agacée, les nerfs à fleur de peau, elle souffrait à présent d'un mot, d'un regard, d'un objet mal placé qui l'affectait douloureusement. Les moindres choses maintenant, un tableau accroché de travers, un chiffon traînant sur un meuble, lui faisaient pousser les hauts cris. Une affreuse maladie nerveuse, compliquée d'affection cérébrale, la secouait, et la jetait dans des bizarreries cruelles. Elle ressentait toujours en elle un sentiment de gêne et de pesanteur; des crampes survenaient. Parfois aussi un affaissement complet, et quand on lui parlait, ses yeux arrêtés sur le tapis ou sur les moulures d'une porte, semblaient morts.
M. Raoul de Navailles que Cachemire avait vexé, pouvait se dire bien vengé. La solitude maintenant se faisait autour d'elle.
On parlait de Suzanne, un soir, à son cercle.
—Eh bien! Raoul, lui en veux-tu toujours?
—Ah! mes amis, au fond c'était la reine des crampons! Une sensitive. A Chaillot, les sensitives! C'est parfaitement moi qui l'ai lâchée. Pour le moment, parlez-moi de Grenouillette. Un type, Grenouillette!
—Ranula, batrakion, traduisit un auditeur, qui avait fait ses classes.
—Une vraie femme, messieurs. Née dans une loge de portier et faite pour mourir dans un palais. Et puis, des manies! Elle a tant brossé d'habits dans son jeune temps, que sa joie est d'épousseter mon mackintosh, le matin, quand je sors de chez elle. Je la laisse faire!
—De sorte que lorsque cet ange de la brosse de chiendent s'ennuiera chez elle comme maîtresse, tu pourras la prendre chez toi comme femme de chambre!
—Toujours adroit, ce Raoul!
—Vive Raoul!
Cachemire ne s'expliquait point le mal qui la courbait, qui la creusait, qui la disséquait chaque jour. Elle semblait, en effet, rapetisser; sa poitrine se cavait et sa colonne vertébrale, comme si elle eût dévié, se bombait. Une pâleur de cire gagnait sa tête et s'étendait tristement sur ses mains, où les nerfs et les os faisaient saillie. Ses yeux, toujours étranges, s'enfonçaient dans leurs orbites bleuies, où couraient des fibrilles sanglantes. Ses tempes s'accusaient par des cavités qui faisaient ressortir davantage son front, devenu bossué et déprimé en même temps. Tous ses mouvements avaient comme une rigidité cadavérique. Elle poussait parfois, en étendant le bras, des cris étouffés, et l'on eût dit que ses os, devenus friables, s'étaient brisés tout à coup.
Des médecins, appelés en consultation, avaient murmuré, certain jour, un nom que Cachemire n'avait pas entendu. Ramollissement aigu, avait dit l'un. L'autre avait ajouté: Ramollissement ataxique.
—Parbleu, dit madame Labarbade, qui prêtait l'oreille; avec la vie qu'elle a menée! Il y a un proverbe là-dessus: «Tant va la cruche à l'eau...»
Lorsque cette maladie affreuse vous vient et vous torture, c'est chaque jour comme un pas fait plus avant dans un enfer. La sensibilité, atrocement exaltée, multiplie et centuple les douleurs. Le tortionnaire semble vous casser et vous désarticuler les membres. La mobilité peu à peu se paralyse comme l'intelligence, et l'on ne peut bientôt ni étendre le bras, ni comprendre pourquoi on ne l'étend pas. Ce n'est point la folie, ce n'est point l'idiotisme. C'est la paralysie. Forces et facultés, tout baisse en même temps et dégénère. Le rachitisme est là, bien près. Cachemire se voyait, à présent, mourir. Elle se faisait horreur. Parfois, bravant ses souffrances, elle soulevait ses draps, quand elle était couchée et se regardait sous ses couvertures. Sa poitrine avait disparu; plus de seins; les os des hanches semblaient près de crever la peau tendue qui les recouvrait. Une maigreur extrême ciselait ses jambes, où les muscles grêles faisaient à peine saillie autour des os, cruellement dessinés. Elle se contemplait, fantôme d'elle-même, et parfois triste fantaisie, elle essayait de mettre des maillots d'autrefois, qui s'enroulaient à présent, comme des hardes, autour de ses tibias rongés.
Alors elle pleurait, baissait la tête, sanglotait. Ou c'étaient des cris, une rage folle, des défis soudains, et des révoltes, qui se résolvaient en des rêveries sans motif et en des accablements comateux.
Il lui fallait boire des eaux ferrées, du vin de quinquina, des huiles de foie de morue, qui lui soulevaient le cœur, amenaient de grosses larmes de dégoût à ses yeux rouges.
—Quelle pharmacie! disait-elle parfois, en portant ses pauvres mains à sa poitrine.
Le délire aussi venait parfois. Alors elle voulait aller au théâtre, encore entendre la musique, le crin-crin des violons, les cuivres des instruments de Sax. Elle voulait voir des costumes, des décors, des acteurs. Maman Anaïs la faisait transporter, en haussant les épaules, dans quelque baignoire bien obscure, d'où Cachemire dévorait sans comprendre ce qui se passait sur la scène, ses grands yeux braqués sur le théâtre, le cou tendu, comme un formicaleo, qui guetterait sa proie. Puis, tout-à-coup:
—Je m'ennuie! disait-elle.
Et il fallait partir.
Madame Labarbade poussait des soupirs à fendre les rochers de Fontainebleau, mettait sa belle-fille en voiture et souvent revenait dans la baignoire, écouter la fin de la pièce, pendant que la petite partait seule. Elle donnait aussi, dans le théâtre, des rendez-vous à Firmin Monséchard, qui secouait, à ses côtés, sa chevelure superbe, où le parfum des Mille Fleurs luttait avec le collodion. Arrivée chez elle, Cachemire se faisait déshabiller par la servante (Constance l'avait quittée depuis longtemps, elle avait été ravie à la France par un Valaque), et tâchait de dormir. Mais les nuits se succédaient longues, lentes, cruelles, pleines de délires, de fièvres, de cris, avec des aurores insultantes et accablées. Ah! les nuits d'autrefois, le café Anglais, les aventures, la chanson, la passion! Et c'était encore la passion, mais déviée, dépravée. Une nuit, pendant que la fantasmagorie de la congestion l'entourait, Cachemire aperçut, mais comme une figure étrange et falotte, Terral—ce Terral qu'elle avait oublié; oui, oublié, comme les autres.
Ce nom, cette pensée, les souvenirs de cet homme tourmentèrent toute la nuit cette tête affaiblie, d'où l'intelligence fuyait.
—J'ai envie de l'épouser, dit-elle le lendemain, au matin, quand madame Labarbade entra dans sa chambre.
—Comment, l'épouser? l'épouser? Épouser qui?
—Fernand.
—Le Terral?... Oh! oh! Il revient sur l'eau, celui-là. Tiens, au fait, voilà longtemps qu'on n'en avait parlé! Eh bien! mais, épouse-le, ma petite. A ton aise. Vous ferez bon ménage, je parie!
—Ménage! balbutia Cachemire, tout bas, comme un enfant.
—Il est joli, le Terral, songeait maman Anaïs, s'il ressemble à la jeune première.
—Le ménage! répétait Suzanne.
Peu à peu, elle s'assoupit. Sa petite tête ratatinée se fixa sur son oreiller,—un oreiller de dentelles, dont le luxe semblait railler tant de misère. Ses grandes paupières transparentes tombèrent sur ses pauvres yeux fatigués. Elle s'endormit.
Madame Labarbade se faisait belle pour recevoir son photographe.
Ce matin-là, justement, Fernand Terral s'était levé furieux, dans sa petite chambre, n'ayant rien trouvé depuis quinze jours de recherches dans Londres, acculé là-bas, comme il l'avait été ici, désespéré.
—La chance a tourné! pensait-il.
Il avait tout fait pour l'attirer à lui, cette chance, tout essayé pour sortir de son ombre et de son bourbier. Londres devait être plein de ressources! Il les avait cherchées. Mais cette ville immense ne livre ses secrets qu'aux initiés. Elle est mystérieuse et comme secrète pour l'étranger. C'est là surtout que le malheureux se voit seul. La foule parisienne a des voix, un mouvement, une âme; la foule de Londres est une mer terrible qui vous submergerait si vous tombiez. Puis toute civilisation est une énigme; Terral avait deviné les rébus de Paris, du boulevard, des coulisses, du demi-monde, des égouts et des dessous de Paris; mais il faut être un terrible Œdipe pour déchiffrer d'un coup d'œil les termes inconnus du problème anglais.
Terral creusait, semblable à un mineur, remuant le terrain et ne découvrant point la pépite d'or. Il allait, par les rues innombrables, cherchant le filon qu'il devait suivre. Mais dans cette foule, dans ce bruit, dans ce monde, il se trouvait isolé, découragé, perdu. Son argent, sa maigre bourse, s'épuisaient. Il se présenta dans une maison de commerce, demandant une place. On n'avait pas besoin de ses services. Les Anglais d'ailleurs sont défiants; un Français expatrié, sans ressource sur le pavé de Londres ne pouvait inspirer qu'une confiance médiocre. Il y en a tant de ces aventuriers, cherchant partout et par tous les moyens, fortune!...
Il s'offrit à un libraire de Pater-Noster-Street pour lui faire des traductions d'ouvrages français. Il savait l'anglais assez bien, et le libraire se chargeait de corriger lui-même les fautes de langue. Ces libraires de Pater-Noster-Street forment une race particulière. C'est-là, dans cette ruelle, que se débitent, soigneusement pliés, cachetés, empaquetés, les livres licencieux qui courent le Royaume-Uni. Ce sont les Galeries de Bois de la librairie. Terral traduisit ainsi certains livres, des poésies, des contes. Ce travail lui faisait monter la sueur au front. Il n'était point né pour cela. A la fin, il se brouilla avec l'éditeur et se vit de nouveau sans ressources.
Il replongea, chercha et lutta encore. Mais décidément la fortune l'abandonnait. Les portes se fermaient devant lui. Il avait à peine deux guinées à manger avant de songer à mourir de faim. Dans les rues interminables d'Oxford ou de Piccadilly, les angoisses de Paris lui revenaient. En passant devant ces oyster rooms où les poissons, les crabes, les huîtres marinées sont exposés derrière les vitrines, il se disait qu'une heure allait bientôt sonner où, passant famélique, il regarderait cette mangeaille de ses yeux avides.
Ou bien:
—Décidément, se disait-il encore, ma veine est finie. Il faut songer à se rendre. Mes cinquante francs achevés, je m'achemine un soir vers Waterloo-Bridge et vive la Tamise, avec son eau saumâtre!...
Il songeait aussi à s'engager, lorsqu'en passant auprès du Parlement, il voyait les sergents recruteurs en uniforme, rubans au schako, entraîner au fond d'une taverne quelques jeunes gars enivrés de porter, devant qui ils posaient en riant, un petit tas d'or et une feuille d'enrôlement.
Une seule chose l'effrayait: la discipline.
Né libre, il voulait mourir comme il avait vécu, quitte à mourir plus vite. Puis revenir en France sans argent, affamé, vaincu!... Chose impossible. Londres le tenait. Il s'était donné à Londres jusqu'à ce que Londres voulût bien se donner à lui.
Ce matin-là, il compta, en se levant, que c'était le trente-deuxième de son séjour. Plus d'un mois d'efforts, plus d'un mois de perdu!
—Bast, dit Terral, la fortune m'attend peut-être au coin de quelque square. Cherchons toujours!
Il se sentait, par extraordinaire, plus allègre, tout dispos, presque confiant. Il ouvrit sa fenêtre, une fenêtre à guillotine, sans rideaux, qui donnait sur la rue. La pluie fine des matins de Londres tombait sur les trottoirs, et les ruisseaux noirs reflétaient les cuivres des portes que les servantes en chapeau passaient au tripoli. Des chanteurs longs et maigres jouaient du petit bugle et jouaient faux—en marchant en cadence. Les laitiers sonnaient aux portes des maisons, et les marchands de nourriture pour les chats vendaient, de porte en porte, des morceaux de chevaux achetés aux équarisseurs. Au-dessus de cette rue boueuse et grise, des cheminées, d'innombrables cheminées perçaient le brouillard de leurs noirs tuyaux qui semblaient près de crever le ciel aux nuages bas et sombres.
—Et voilà justement l'image de ma vie, pensait Terral tout en s'habillant, brume, brouillard, boue, frissons, ennui. Tout cela doit finir pourtant!
Machinalement il s'assit, songeant avant de sortir; il prit un volume qui se trouvait là, à portée de sa main, l'ouvrit sans penser. C'était une Bible, une de ces Bibles que les Sociétés de propagande anglaises sèment un peu partout, à leurs frais. Collée sur le carton, à l'intérieur, une inscription. Terral lut; c'étaient un ou deux noms, John Bigelow, Mary Bigelow, Anna, Peter, suivis de trois noms formant devise: Truth, Justice, Patience!
—Vérité, Justice, Patience! Ah! dit Terral, en jetant le livre loin de lui, mots d'ordre des niais et des sots, je vous retrouverai donc pourtant!
Il sortit, agité et mécontent. On lui avait indiqué une espèce de maison de commission qui avait besoin d'employés, la maison Nicholson, Anderson and Co, King-William Street (Strand). Terral déjeuna dans une taverne, et à midi, se présenta dans les bureaux. On lui répondit que ces messieurs étaient à leurs docks, près de Lambeth. Ce fut une façon de jeune commis, logé dans une antichambre, qui lui donna cette réponse. Terral remercia, et descendant par Trafalgar-Place, il traversa le pont de Westminster; et, de l'autre côté de la Tamise, demanda la maison Nicholson-Anderson. Après des recherches il la trouva. C'était un de ces entrepôts comme on n'en voit que là-bas, une cave, un trou fumeux, où tout le jour durant, le gaz éclairait des étoffes, des conserves, des soieries, du fromage, de tout un peu. Des hommes pâles allaient et venaient parmi les colis. Dans un coin, appuyé contre un tonneau de mélasse, un petit homme frais, poupin, souriant, l'oreille rouge, le nez plein de rubis et l'œil plein de santé, causait en anglais avec un grand monsieur maigre et desséché comme un hareng.
Terral s'approcha d'eux et demanda, un peu contraint:
—Monsieur Nicholson?
—C'est moi, monsieur, répondit le petit homme en excellent français. Qu'y a-t-il pour votre service?
Terral dit sa position, conta ses mésaventures, ses espoirs trahis, se montra acculé, misérable, et demanda, dans les bureaux, une place qui pût le faire vivre.
—Et comment vous appelez-vous? dit M. Nicholson avec un accent bordelais très-prononcé:
—Fernand Terral.
—Tiens! dit M. Nicholson en regardant Terral assez fixement. Mais je connais ce nom-là, moi!... Pardieu, nous lisons aussi à Londres les chroniques parisiennes. Vous êtes un joueur émérite, monsieur, ajouta-t-il en soulignant le mot avec malice.
—Moi? fit Terral en devenant tout pâle.
—Si j'en crois certain récit publié par le London Herald, d'après le Figaro, il vous est arrivé dernièrement... Eh?... A moins que ce ne soit un homonyme... Eh! bien, ma foi, dit M. Nicholson, je ne vous en fais pas un crime. Au contraire. La vie à présent est une lutte à main armée. La ruse ou la force. Eh! eh!... vous devez être un garçon intelligent, monsieur Terral... Dear Anderson?...
Le monsieur maigre s'avança.
M. Nicholson lui dit, en mauvais anglais, quelques mots que Terral comprit:—Ce garçon-là pourrait nous être utile, dit M. Nicholson.
—Ah! fit M. Anderson.
—Il a eu des malheurs, là-bas!
—Ah! dit encore M. Anderson.
—C'est ce qu'il nous faut.
—Pour l'associer?...
—L'associer? Comment vont tes pauvres pieds?
Terral, peu au fait de l'argot londonner, ne comprit pas la dernière phrase de M. Nicholson. Elle équivaut, en anglais, à l'expression du ruisseau parisien: Et ta sœur?—Mais il la traduisit et la devina, au ton dont elle fut prononcée. M. Nicholson commençait fort à l'intriguer. Ce petit homme avait des allures railleuses, et, en parlant le français, un accent gascon au moins singulier. Terral le regardait et l'étudiait, lorsque M. Nicholson lui fit signe de le suivre derrière les colis, dans un retrait méphitique qui servait de bureau à la maison Nicholson, Anderson et Ce.
M. Nicholson, flanqué du maigre M. Anderson, ressemblait à une boule de bilboquet à côté de son manche.
—Monsieur Terral, dit-il à brûle-pourpoint, je suis enchanté que vous soyez venu à nous. Vos précédents (il souriait) me font espérer que nous pourrons nous entendre. Je vais donc jouer cartes sur table,—cartes sur table, cela doit vous séduire. Eh! eh! Ne vous fâchez pas, dit-il, en voyant le front de Terral se rembrunir. Et d'abord, sachez qui je suis. Je m'appelle Arnaud-Léon Caminade, je suis né à Bordeaux; je ne suis pas plus Anglais que ma savate, et pas plus Nicholson que vous. M. Anderson, ici présent, est un ancien matelot de la flotte de l'amiral Napier, qui a trouvé que S. M. Victoria récompense peu les services de la marine et qui s'est associé avec moi. Charmant homme, M. Anderson! Quand j'arrivai à Londres, j'étais comme vous, sans ressources, avec plusieurs prises de corps lancées à Bordeaux contre moi. Je résolus de gagner ma vie, eh! eh! Et, me demandant quel commerce je pouvais tenter (à Bordeaux, j'étais marchand de contre-marques), je résolus, de concert avec l'ami Anderson, d'exploiter la crédulité humaine et la confiance française. Ah! que vous êtes niais, mes bons compatriotes! M. Anderson, en bon Anglais qu'il est, ne demandait pas mieux que de jouer sous jambe la perfide Gaule. Nous nous associâmes, et avec nous, un jeune bachelier parisien coupable d'avoir imité de trop près l'écriture d'un sien parent. Ce fut lui que nous chargeâmes de la correspondance. Un imprimeur nous fit des têtes de lettres, nous louâmes cet entresol, voilà deux mois, et nos commandes se mirent à pleuvoir sur le marché parisien. On nous expédia tout. Nous vendîmes et payâmes. Aujourd'hui, la maison Nicholson, Anderson et Ce est assez bien posée pour se faire livrer pour 500,000 fr., pour un million de marchandises en huit jours. Nous avons un logement dans le Strand pour faire du genre. Le Strand! Cela sonne l'or, à Paris. Mais notre bachelier nous a quittés et volés. Le drôle a traversé l'Atlantique. Le repêcher à New-York, impossible! Il faut le remplacer. Or, M. Anderson ne sait pas aligner deux phrases françaises de suite, et ce n'est pas à la porte du Grand-Théâtre ou à Bataclan que j'ai appris l'orthographe. Soyez notre scribe, voulez-vous? Bons appointements, part dans les bénéfices. Vous n'avez qu'à faire la correspondance, à enjôler le fabricant, caresser le Parisien, emmieller l'expéditeur. Affaire de deux mois. On fait traite sur nous à trois mois. Dans trois mois, les traites arrivent. On les présente. Plus personne! Nicholson est mort, Anderson est parti, mais Caminade est millionnaire, mais l'ex-marin a un sac superbe..... Mais vous pouvez être aussi riche que nous!
—Tudieu, dit Terral, vous avez confiance en moi!
—C'est que je suis physionomiste! Et puis je connais votre histoire, je vous dis. J'ai roulé quatre mois dans les coulisses parisiennes té!—Eh! bé, la réponse?
—Je suis tout à vous, dit Terral.
—Bravo! fit Nicholson.
—All right! s'écria M. Anderson.
—Vous faites votre fortune et la nôtre, dit Caminade. Maintenant, où logez-vous?
—Dans Soho.
—Il faut loger ici, ne pas quitter Lambeth, ne pas vous montrer. On nous connaît à peine. Le gouspin qui habite le Strand ne soupçonne pas qui nous sommes. Nous lui laisserons l'affaire sur le dos, à l'heure du départ, et il barbotera dans les réclamations et les accusations comme il pourra. Ces gens qui nous servent de commis sont de pauvres Irlandais idiots qui suent et s'échinent, et ne voient pas plus loin que leur nez. Que personne ne vous connaisse, c'est le principal. Té! monsieur Terral, vous êtes un heureux. Nous attendions un homme de bonne volonté. Il vient, et c'est vous! Si vos lettres sont éloquentes, c'est deux millions que nous levons à Lutèce!
Terral sortit ivre, congestionné, croyant rêver, hésitant, et pourtant fou de joie. La fortune, c'était la fortune! C'était le vol aussi. Ah! bast! c'était la guerre, la conquête de l'intelligence sur la bêtise, le triomphe de la hardiesse; c'était aussi l'audace! Ce qui l'étonnait et l'encourageait dans son projet, c'était le bruit de son aventure, venu jusque-là. Il était donc déshonoré, puisqu'on le devinait, puisqu'on le jugeait sur son nom? Raison de plus alors pour disputer une proie à ce monde d'honnêtes gens qui le méprisaient ainsi.
—Je le tiens, le levier d'Archimède, disait-il, je le tiens et je saurai bien, entre cet Anglais et ce Caminade, me faire bientôt la part du lion! L'instrument deviendra la volonté. Ah! j'ai médit de mon étoile. Elle se lève!
Il solda le prix de sa chambre, choisit un logement dans Lambeth, the smutty Lambeth, «le sale Lambeth» comme on dit à Londres. MM. Caminade et Anderson logeaient à Twickenham, à la campagne, et partaient chaque soir pour revenir tous les matins. Terral rumina tout le jour des projets de tactique, et sa tête en feu semblait près d'éclater. Le soir, il alla au théâtre machinalement, comme autrefois à Paris. C'était à Princess' Theater. On jouait une pièce politique où la reine, les lords, le gouvernement hommes et choses, tout était discuté. A chaque allusion, le public trépignait, applaudissait ou sifflait. Au nom d'O'Connell, un Irlandais se leva et cria: bravo! On ne protesta pas. Point de policemen. Liberté. Terral ne voyait et n'écoutait rien. La représentation finie, il erra longtemps encore dans les rues, songeant toujours. Il se perdit. Des policemen le remirent dans son chemin. Il s'égara encore.
En passant par une rue étroite, noire,—il se trouvait dans Saint-Gilles, sans le savoir,—il vit une ombre devant lui, immobile. Il avança. C'était un homme aux épaules carrées, qui l'attendait. Terral fit mine de vouloir boxer. Au même moment, trois ou quatre bandits, se détachant des ténèbres, le saisirent par derrière, en un tour de main l'étendirent sur le carreau et le laissèrent là, nu comme un ver.
MM. Nicholson et Anderson furent étonnés, le lendemain, de ne pas revoir leur associé. Ils se crurent trahis et se prirent à trembler.
—Pourtant, té, disait Caminade, sa coquinerie m'inspirait bien de la confiance!
Le soir, ils furent rassurés. On leur dit qu'un Français avait été, la nuit précédente, étranglé dans Saint-Gilles par la bande d'étouffeurs, de garrotters, dont on parlait tant. M. Caminade alla voir le cadavre et reconnut Terral.
—Ah! pas de chance! dit-il. Comment faire? Bast! Après tout, j'écrirai avec des fautes d'orthographe; ce n'en sera que plus vraisemblable té! Mais vous voyez, master Anderson, que M. Terral était un des nôtres!
Ce fut l'oraison funèbre du révolté.
XII
Madame Labarbade prit à part, un matin, le médecin qui venait chaque jour chez Cachemire.
—Eh bien, docteur? demanda-t-elle, d'un air plutôt ennuyé qu'affligé.
Le docteur remettait ses gants et donnait un coup d'œil à son pantalon pour examiner si les plis tombaient méthodiquement sur ses bottines vernies. C'était un médecin gracieux, le médecin des petites dames, qui ne diffèrent même pas des grandes par la taille.
—Ma foi, dit-il, je n'espère plus rien; tout est dit à présent. Il faudrait un miracle pour la sauver, et M. Renan (il souriait), a prouvé que les miracles sont rares. Toujours charmante, vous, madame Labarbade!
—On fait ce qu'on peut. Alors, docteur, c'est réglé le compte de la petite?
—La maladie est la plus forte, et le médecin ressemble à la plus belle fille du monde: il ne peut donner que ce qu'il a de science!...
—C'est trop juste. Oh! je ne vous accuse pas, vous savez bien. C'était si chétif! Et... comment dirai-je?... l'échéance?
—Quelle échéance?
—Enfin, pour combien de temps...
—Ah! dit le médecin, ceci est le secret de la nature. Un mois, un an, un jour, on ne sait pas, madame Labarbade!
Il prit la main de la belle-mère et la baisa, puis redescendit l'escalier en souriant:
—L'échéance! songeait-il. Le mot est charmant... L'échéance!
Son coupé l'attendait à la porte. Il se fit conduire chez madame de Mirvieille qui, à demi évanouie, se désolait en l'attendant. Quelle chose affreuse! Madame de Mirvieille avait une rougeur sur le nez!
Madame Labarbade rentra dans la chambre de Cachemire avec un air maussade. Suzanne, toujours étendue sur cette chaise longue où, depuis si longtemps, elle semblait rivée, regardait devant elle d'un air hébété. L'autre s'arrêta, la contempla en croisant les bras, d'un air de pitié dédaigneuse, et poussa un soupir. Puis, haussant les épaules:
—Eh! bien, dit-elle en traînant sa voix pour l'adoucir, il t'a apporté de bonnes nouvelles, ce docteur. Cela va mieux!
—Oui.... dit Cachemire en relevant la tête péniblement. Ah! oui.
—Tu ne l'as donc pas entendu?
—Non... Alors, dit-elle avec le sourire niais d'un enfant timide, je puis guérir? Guérir!
—Comment donc! fit la mère Labarbade d'un ton presque railleur, mais tu vas guérir!
—Je voudrais, continua Suzanne... J'essaye... Mais j'ai si mal... La tête, les bras, le cou, tout. J'ai bien mal. Il n'est pas venu de lettres pour moi?
—Comment des lettres? Quelles lettres?
—Je ne sais pas... Des lettres... un billet, n'importe quoi. Je m'ennuie!
—Il y a beau temps que c'est fini, le facteur, murmura madame Labarbade entre ses dents. Encore heureuse d'avoir gardé un quartier de poire pour la soif!
—Anaïs, dit Cachemire en essayant de se soulever sur ses oreillers. Écoute donc!
—Et qu'est-ce que tu veux que j'écoute?
—Oui, oui, fit Cachemire. Ouvre la fenêtre, dis! La fenêtre. Je veux entendre. Tu n'entends pas?
—Eh! bien, quoi? dit madame Labarbade en tirant les rideaux et en ouvrant la fenêtre toute grande.
Une bouffée d'air un peu frais entra brusquement dans cette chambre de malade et, en même temps, un son d'orgue, un son joyeux qui semblait ironique.
—C'est bien ça, dit Cachemire.
Et sa lèvre supérieure, relevée par un sourire, découvrit ses dents jaunies dans sa petite bouche agrandie maintenant.
—Quoi? demanda encore maman Labarbade.
—Cet air... tu ne sais pas... cet air...
Elle l'avait entendu, elle l'avait chanté, cet air de la rue, autrefois,—et cet autrefois datait de l'an dernier,—devant tant de gens qui l'adoraient, tant de femmes qui l'enviaient. Elle se revoyait dans le costume qu'elle portait alors. Jupe courte, une toque sur les cheveux, des diamants au cou, frappant bravement les planches des talons de ses bottines et riant quand, tournant sur elle-même, la flamme de la rampe semblait vouloir s'élancer vers elle pour lui donner un baiser de feu. Et maintenant l'air revenait, le même air, toujours gai, toujours fou, sous ses fenêtres, et il lui semblait que ce refrain la ranimait et torturait en même temps.
—Je l'ai chanté, tu sais, dit-elle en tournant ses grands yeux caves vers madame Labarbade... Ah! je parie que je le sais encore... Tiens!
Elle fit un terrible effort de mémoire, rappelant des idées et des mots dans sa tête vidée, et sa voix brisée, déchirée, sa voix qui n'était qu'un râle, commença. Mais elle s'arrêta bientôt, ne trouvant plus, cherchant... de grosses larmes lui venant aux yeux, un sanglot étouffant sa chanson qui n'avait plus de force.
Alors elle s'affaissa sur ses oreillers, la bouche béante, la figure creusée et livide, et murmurant, sans qu'on l'entendit:
—Ferme la fenêtre... La fenêtre... J'ai froid...
Dans la rue, s'accompagnant sur l'orgue, le chanteur commençait un autre refrain: