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Les femmes qui font des scènes

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The Project Gutenberg eBook of Les femmes qui font des scènes

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Title: Les femmes qui font des scènes

Author: Charles Monselet

Release date: October 24, 2020 [eBook #63543]
Most recently updated: October 18, 2024

Language: French

Credits: Produced by Laurent Vogel, Hans Pieterse, The Internet
Archive and the Online Distributed Proofreading Team at
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generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES FEMMES QUI FONT DES SCÈNES ***

Au lecteur

Table

L’image de couverture a été réalisée pour cette édition électronique.
Elle appartient au domaine public.

LES
FEMMES
QUI FONT DES SCÈNES

CHEZ LES MÊMES ÉDITEURS


OUVRAGES
DE
CHARLES MONSELET
Format grand in-18


L’ARGENT MAUDIT 1 vol.
LES FEMMES QUI FONT DES SCÈNES 1  — 
LES FOLIES D’UN GRAND SEIGNEUR 1  — 
LA FRANC-MAÇONNERIE DES FEMMES 1  — 
LES GALANTERIES DU XVIIIe SIÈCLE 1  — 
M. DE CUPIDON 1  — 
M. LE DUC S’AMUSE 1  — 
LES ORIGINAUX DU SIÈCLE DERNIER 1  — 

Clichy.—Imprimerie Maurice Loignon, et Cie, rue du Bac d’Asnières, 12.

LES
FEMMES
QUI FONT DES SCÈNES

PAR
CHARLES MONSELET

M L

PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS
RUE VIVIENNE, 2 BIS, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE


1865

Tous droits réservés

PRÉFACE


Vous êtes marié, très-marié, mon cher;
Personne plus que moi ne vous en félicite.
Parmi les gens heureux en tous lieux on vous cite.
Voulez-vous rire un peu—des autres—par bel air?
Ma muse, grâce au ciel, est une des plus folles;
On ne la comprend guère au delà de Paris.
Vous lisez cependant les choses que j’écris;
C’est que vous demeurez tout juste à Batignolles.
Si je vous dédiais cet ouvrage sans fiel?
Pourquoi pas?—Mais alors silence à votre femme!
J’y raille doucement un sexe pour lequel
Je suis toujours tout prêt à vendre ma pauvre âme.
C’est l’œuvre d’un esprit qui, revenu du Lac,
Toujours trompé, se croit de plus en plus sagace;
Un obscur descendant du rayonnant Boccace;
Un séïde à tous crins de Mahomet-Balzac.
Balzac est ce grand maître en malice émérite,
L’éclaireur sans pitié de ceux qu’on va dupant,
L’Astolphe qui ricane où Joconde s’irrite,
Le damné confesseur des filles du serpent.
C’est ce témoin narquois perché sur leurs faiblesses,
Comme un faune égrillard qui guette un couple amant,
Et qui, derrière un arbre, épiant leurs caresses,
Entre deux longs baisers jette—un éternuement!
J’ai peut-être trop lu les Contes drôlatiques,
Et les ai lus trop tôt, je dois en convenir.
La moquerie a pris mes instincts poétiques,
Et, me voyant ému, m’a dit:—Ça va finir?...
Depuis, je vais riant des femmes que j’adore,
Sûr qu’on me le rend bien, qu’on me l’a bien rendu,
Et qu’on me le rendra plus d’une fois encore.
Donc, sauvons mon esprit, si mon cœur est perdu!

LES
FEMMES QUI FONT DES SCÈNES


Lecteur,—si tu as souffert par les femmes, et je te crois assez intelligent pour cela, tu retrouveras dans ces quelques lignes un écho de tes souffrances.

Lectrice,—si tu as été injuste, cruelle et stupide, ce qui t’est certainement arrivé plus d’une fois, tu rougiras au tableau de tes égarements.

Les femmes qui font des scènes sont nombreuses, et les scènes qu’elles font sont d’une variété infinie.

Je ne me suis attaché qu’aux scènes purement classiques, à celles qui se reproduisent chaque jour, dans les mêmes circonstances et avec les mêmes mots.

Il m’a suffi d’écouter et de noter.

J’ai donné souvent le beau rôle à l’homme, cela va sans dire; je l’ai placé dans son jour le plus avantageux; je l’ai éclairé de toutes les lueurs de l’innocence,—parce qu’il est temps de réagir contre le parti pris de madame George Sand.

I
La scène dans la rue.

LA FEMME. Qui est-ce que tu salues?

LE MARI. C’est un camarade de collége, avec sa femme.

LA FEMME. Tu l’appelles?

LE MARI. Bompart.

LA FEMME. Ce n’est pas vrai!

LE MARI. Je te jure...

LA FEMME. Si c’était vrai, tu m’aurais déjà parlé de lui.

LE MARI. J’ai six cents camarades de collége; je n’ai pas pu te parler d’eux tous.

LA FEMME. Et tu dis que c’est sa femme, ce petit chiffon qui est avec lui?

LE MARI. Sans doute.—Ne te retourne donc pas comme cela...

LA FEMME. Çà, une femme mariée, çà?

LE MARI. Le mariage luit pour tout le monde.

LA FEMME. Pourquoi essayer de me faire prendre le change, Alphonse?

LE MARI. Quel change?

LA FEMME. Cette femme n’est pas la femme de ton ami; cela saute aux yeux. C’est une de tes anciennes maîtresses.

LE MARI. Allons, bon!

LA FEMME. Ose soutenir le contraire: je t’ai vu changer de couleur en l’apercevant.

LE MARI. Par exemple!

LA FEMME. Je ne t’aurais pas cru capable, moi étant à ton bras, de saluer une n’importe qui.

LE MARI. Mais je t’affirme...

LA FEMME. Du reste, je ne t’en fais pas mon compliment: de gros yeux, de grands pieds, et quelle tournure! Un sac de pommes de terre!

LE MARI. Caroline...

LA FEMME. C’est une indignité! Laissez-moi; je veux rentrer seule.

LE MARI. Es-tu folle?

LA FEMME. Voyons, laissez-moi, vous dis-je. Qu’est-ce que cela vous fait que je m’en aille? Vous serez plus libre pour aller retrouver cette personne. Croyez-vous que je n’ai pas surpris le coup d’œil qu’elle vous a lancé? Me prenez-vous pour une aveugle ou pour une sotte? Il fait là un joli métier, votre ami.

LE MARI. Oh!

LA FEMME. Je ne sais qui me retient d’aller souffleter cette effrontée.

LE MARI. Tu l’étonnerais, pour le moins.

LA FEMME. Après un an de mariage, Alphonse, je n’attendais pas cela de toi!

LE MARI, perdant patience.—Mais quoi? mais quoi? mais quoi?

LA FEMME. Encore si tu avais un reproche à me faire! Mais y a-t-il un mot, un seul, à dire sur ma conduite?

LE MARI, faisant signe à un cocher de coupé.—Cocher, êtes-vous libre? (A sa femme) Monte là-dedans ou je t’assassine!

II
La scène de la lettre.

LA FEMME. Vous sortez, mon ami?

LE MARI. Oui, mon amie.

LA FEMME. Vous n’attendez pas le facteur?

LE MARI. Le facteur doit être passé maintenant.

LA FEMME. Comment le savez-vous?

LE MARI. Je le sais parce qu’il est midi et demi.

LA FEMME. Il n’avait rien pour moi?

LE MARI. Probablement, puisqu’on ne vous a rien remis.

LA FEMME. Ni... pour vous?

LE MARI. Pas davantage. A moins que la femme de chambre n’ait oublié... Voulez-vous que je la sonne?

LA FEMME. C’est inutile. N’obligez pas vos gens à mentir. Vous avez reçu une lettre.

LE MARI.—Parbleu! voilà la première nouvelle que j’en ai.

LA FEMME. Vous avez reçu une lettre, vous dis-je.

LE MARI. Ma chère amie, le temps me presse, et je crains fort de ne plus trouver maître Panchost à son étude. Adieu, mon Adèle; à tantôt, mon trésor.

LA FEMME. Montrez-moi cette lettre.

LE MARI. Encore? Mais quelle lettre? Je n’ai pas de lettre.

LA FEMME. Je vous ai vu la serrer dans la poche de votre habit, là...

LE MARI. De ce côté?

LA FEMME. Oui.

LE MARI. Eh bien, vous avez mal vu, ma chère, voilà tout.

LA FEMME. Je ne vous demande pas à la lire; je ne veux que la voir.

LE MARI. L’un est aussi impossible que l’autre.

LA FEMME. Vous me refusez?

LE MARI. Tyranniquement.

LA FEMME. Dites-moi seulement d’où elle vient?

LE MARI. De votre cerveau, petite tête folle et aimée.

LA FEMME, fondant en larmes. Ah! que je suis malheureuse!

III
La scène de la brosse.

«Du temps que j’étais en garnison à Versailles,—me racontait mon ami Franolle,—j’avais une maîtresse préférée qui venait, de Paris, me voir tous les huit jours. C’était chaque fois de longues et chaudes scènes, d’autant plus singulières qu’elles ne portaient pas à faux, comme la plupart des scènes. Elle se posait en face de moi, les bras croisés, disant: «—Il est venu une brune pendant mon absence!» ou bien: «—Il est venu deux blondes!» Et elle devinait juste. Moi, j’étais confondu.

«A la fin, j’eus le mot de cette énigme par mon ordonnance, qui la surprit un jour occupée à éplucher minutieusement ma brosse à tête, pour y découvrir un de ces longs fils bruns ou blonds sur lesquels elle basait avec certitude ses accusations,—puisque je portais les cheveux ras.»

IV
La scène après minuit.

LUI, un peu gai; fredonnant. Buena sera... Docteur Barbe-à-l’eau... docteur Barque-à-l’eau! Bonsoir, mignonne; pas encore couchée?

ELLE. Oui, vous êtes dans un bel état; regardez-vous, je vous y engage.

LUI. Me regarder, moi? Jamais! Je crains trop le sort de Narcisse.

ELLE. Et votre chapeau? Depuis quand est-ce qu’on se coiffe de cette manière?

LUI. Mon chapeau penche un peu, c’est vrai. Tout penche en ce monde.—Tu es belle!

ELLE. S’il est permis de rentrer à des heures semblables! Où vous êtes-vous fourré, je vous le demande? Votre redingote est toute blanche.

LUI. On démolit tant dans ce Paris! (Il s’assied.)

ELLE. Vous allez défoncer le divan. Vous feriez mieux d’aller vous coucher. Vous mettez de la boue par tout le tapis.

LUI. Joue-moi sur le piano un air de Cimarosa

ELLE. Et vous vous dites artiste! Est-ce avec de telles mœurs qu’on peut prétendre à ce titre élevé?

LUI. Bah! pour quelques flacons défaits en bataille rangée!—Tout s’est fort aristocratiquement passé, je t’assure. D’ailleurs, tu vois, il me reste encore la légèreté dans la démarche, la souplesse dans les mouvements, la grâce dans le geste... (Il heurte un meuble.)

ELLE. Mais faites donc attention; vous allez tout casser ici.

LUI. Ne veuillez voir en cela, ma belle, qu’un prétexte honnête pour renouveler votre mobilier.—Palsambleu! la jolie phrase!—Ah! ma Thérèse, que je t’aime!

ELLE. Vous me faites horreur.

LUI. Je te fais horreur?... horresco referens... Reviens de ce funeste sentiment.

ELLE. Je vous défends de m’approcher! je vous considère comme un monstre!

LUI. Ne disons pas de mal des monstres:

Il n’est point de serpent ni de monstre odieux
Qui, par l’art imité, ne puisse plaire aux yeux.

J’ai pour moi l’opinion du législateur du Parnasse... Les monstres sont fort bien portés aujourd’hui.—Mais pourquoi te tiens-tu à une lieue de moi? Viens t’asseoir, mon idole, sur ce cuir américain.

ELLE. Vous allez partir, n’est-il pas vrai?

LUI. Tu vas voir comme je vais partir. (Il commence à ôter ses bottines.)

ELLE. O mon Dieu! que vous ai-je fait, pour que vous m’ayez jetée sous les pas de cet homme!

LUI. Mignonne, allons voir si la rose...

ELLE. Mais vous n’avez donc ni cœur ni dignité? Le premier vagabond venu est au-dessus de vous par les sentiments. Entendez-vous?

LUI. J’entends.

ELLE. Si vous n’étiez que méprisable, mais vous êtes ignoble! On ne se dégrade pas à plaisir, comme vous faites. Vous sentez le vin!

LUI. Forcé de l’avouer.

ELLE. Quand donc m’enverrez-vous la mort? ô mon Dieu!

LUI. Te reste-t-il encore de cet excellent thé de la caravane?

ELLE. Ne me parlez pas! Ne me parlez pas!

LUI. D’abord, vous allez me faire le plaisir d’élever moins la voix. Ensuite, si vous exigez de moi une réponse à peu près sensée, écoutez. J’éprouve sans doute beaucoup de satisfaction à boire de bonnes choses, et en grande quantité, puisque, malgré les indispositions qui en sont le résultat, je recommence tous les jours. J’ai connu le vin avant de vous connaître. Il m’a consolé avant vous. Cessez donc de lutter contre une affection aussi ancienne,—et ne refusez pas de me préparer une tasse de thé, avec un nuage de lait, comme dans le Caprice, de Musset.

V
La scène du bouquet.

A madame Cheneau, à Saint-Pierre-les-Hauteaux, par Auxerre (Yonne.)

«Ma chère maman,

»Je suis aux cent coups de ne pouvoir pas t’envoyer tout de suite l’argent que tu me demandes par ta lettre du 28 de ce mois. Le blanchissage ne va pas, parce que le monde n’est pas encore revenu de la campagne. Madame Philippe, qui est pourtant une brave femme et le cœur sur la main, n’a pas pu m’avancer une semaine; elle m’a dit d’attendre à mercredi. Attendre avec une petite fille et ne faire que des demi-journées! Ça ne serait rien encore, si j’avais de la santé; mais les reins ont recommencé à me faire mal, et avec ça des étouffements qui me durent quelquefois toute la nuit.

»La petite devient bien gentille, excepté qu’il lui est venu des feux sur la figure depuis huit jours; mais le pharmacien m’a dit qu’il ne fallait pas s’en inquiéter, que cela passerait tout seul. Je crois que c’est la nourriture; Céline n’aura pas un bon estomac, elle aime mieux manger son pain sec qu’avec du hareng ou des radis noirs. Elle me dit d’envoyer des baisers à sa bonne grand’maman de Bourgogne, qu’elle ira voir au printemps prochain. Elle a bon cœur et ne se plaint jamais, quoique la pauvre enfant en ait souvent l’occasion. A la Saint-Charles, elle aura huit ans: c’est tout mignon, un corps blanc comme la neige. J’avais peur qu’elle ne fût nouée; mais, depuis sa dernière maladie, elle s’est bien développée; c’est une grande fille, à présent. Elle aura tes yeux, mais, pour le reste, son père tout craché; et cette ressemblance me met souvent les larmes aux yeux, comme tu penses. Alors, je lui dis: «Céline, va jouer en bas.»

»A propos de son père, j’ai eu une bien malheureuse idée le mois dernier. Tu sais que je ne peux pas m’habituer à l’abandon de cet homme qui m’a tant aimée et que j’ai vu pleurer si souvent à mes genoux. J’ai beau me faire une raison, c’est plus fort que moi. J’ai donc eu l’idée d’habiller la petite en bouquetière et de lui acheter des violettes; je lui avais mis sur la tête le petit bonnet que tu lui as envoyé au premier de l’an, et c’était le coiffeur qui avait arrangé ses cheveux; mais, depuis, je les ai fait couper, car elle en avait trop et ça la fatiguait. Enfin, elle était jolie à croquer, et tu aurais ri de voir ses petites coquetteries déjà.

»Nous sommes sorties toutes deux à trois heures, et nous avons été nous poster dans le faubourg Saint-Honoré. J’avais choisi un beau temps. Quand j’ai vu la porte cochère s’ouvrir, et lui tout seul dans sa voiture, j’ai dit vite à Céline de courir dans l’avenue Marigny et de lui présenter toutes ses violettes en disant: «C’est de la part de Louise!»

»Elle savait bien sa leçon, la petite futée! elle a fait arrêter la voiture; il a pris son bouquet avec étonnement et lui a donné un louis. De loin, je le regardais; j’avais la bouche dans mon mouchoir. En rentrant chez nous, j’ai dit à la petite: «Ce sera pour ta bourse, ma chérie.»

»Ah bien, oui! la misère!... Le surlendemain, il a fallu changer la pièce.

»Mais voilà le pire, ma chère maman. J’ai voulu recommencer onze jours après. Madame Philippe avait bien voulu, cette fois, me prêter une robe claire à sa fille, qui est de l’âge de la mienne. J’ai attendu une heure dans l’avenue. «Tiens! le voilà!» lui ai-je dit, pendant que mon cœur sautait et m’étouffait. Elle a couru comme l’autre fois; elle criait, elle tendait ses fleurs; mais le cocher l’avait reconnue, et il ne voulait pas arrêter. La petite y a mis de l’entêtement; elle a cramponné ses pauvres doigts à la portière, elle s’est accrochée et a vidé ses fleurs dans la voiture. Je lui criais: «Reviens! reviens!» C’est peut-être ça qui lui a perdu la tête. En lâchant, elle est tombée sur le pavé et s’est fait au front une bosse grosse comme le poing. Elle n’a pas souffert sur le moment; mais il lui prend quelquefois des douleurs qui doivent venir de là. M. Herel, notre voisin, m’a recommandé de soigner ça, parce que, dit-il, il pourrait bien lui venir un dépôt.

»Tu le vois, nous ne sommes pas nées sous une bonne étoile, maman. Du reste, cette chère Céline n’a pas de rancune; et même, en portant la main à sa pauvre petite tête et en se plaignant, elle me parle de son papa, qu’elle trouve bien beau et bien habillé. Ah! si elle l’avait connu il y a six ans! il était bien plus beau encore. Quelquefois je me demande si je n’ai pas eu des torts envers lui, mais je ne trouve rien. Que Dieu lui pardonne!

»Mercredi, je ferai tout mon possible pour t’envoyer sept francs par la poste; tâche que cela te conduise jusqu’à la fin du mois. Voici l’hiver, où tout va doubler: il va falloir de la chandelle et du feu. Mes meubles sont restés rue des Barres-Saint-Paul, en garantie des deux derniers termes; je les retirerai en donnant des à-compte, à tant par mois. La petite couche par terre, ce qui n’est pas bon pour elle. Enfin, il ne faut pas se désespérer.

»Je ferme ma lettre en t’embrassant de tout mon cœur, et Céline aussi, qui fait sa prière chaque soir pour sa grand’mère.

»Ta fille dévouée,

»Louise Cheneau.

»A présent, rue des Moineaux, 1; adresse tes lettres à M. Vidry, marchand de charbon, pour remettre à Madame Cheneau.»


LA PREMIÈRE BONNE


I
Prologue.

LE MARI. Décidément, il faut que nous prenions une bonne, ma chère amie.

LA FEMME. Crois-tu, Antonin?

LE MARI. Cela est indispensable; tu te fatigues trop, il n’y a pas de bon sens!

LA FEMME. J’apprécie le sentiment qui t’inspire, et je t’en remercie. La vérité est qu’il y a beaucoup à faire ici, sans que cela paraisse. Mais réfléchis bien, mon ami. Nous avons pu nous en passer jusqu’à présent; et l’économie...

LE MARI. Mon ministère m’a augmenté de 300 fr.; je ne puis mieux employer cette somme qu’à te procurer un peu de soulagement. Prenons une bonne.

LA FEMME. Eh bien, prenons une bonne.

II
Ouverture du concours.

Le choix de la bonne—chose importante et grave! dura trois semaines environ.

On était difficile.

On voulait une bonne comme il n’en existe pas, comme il n’en existera jamais. La bonne chef-d’œuvre! La bonne idéale! La bonne phénomène!

On s’adressa d’abord à toutes les connaissances; les connaissances se récusèrent.

On eut alors l’idée d’en commander une en province, avec un mouvement neuf; solidité et moralité garanties.

On écrivit en Alsace, en Bourgogne, en Champagne, en Auvergne même.

Les fabricants demandèrent un temps et un argent considérables.

Il fallut recourir aux bureaux de placement.

Plus de cinquante bonnes défilèrent devant—la femme;—aucune ne lui convint, cela va sans dire.

C’est pourquoi, au bout de trois semaines, elle prit la première venue.

. . . . . Voyez, à la nuit tombante, ces deux jeunes filles qui sortent d’un misérable hôtel garni, et qui tiennent, chacune par une extrémité, une vieille malle recouverte d’un cuir déchiré et pelé. Elles traversent tout Paris en portant cette malle, s’arrêtant de temps en temps pour se reposer ou pour changer de bras.

C’est la bonne, accompagnée d’une de ses amies, qui se rend chez ses maîtres.

III
Allocution de la femme à la bonne.

—Ma fille, la maison n’est pas dure, mais il y a de quoi s’occuper. Je m’en vais vous dire en quoi consistera votre travail; écoutez-moi bien, afin que je n’aie plus besoin d’y revenir. D’abord, j’entends que vous soyez levée tous les jours à six heures; être matinale entretient la santé. Vous commencerez par faire la salle à manger, ensuite les chaussures. Monsieur salit beaucoup. Vous battrez ses habits sur le palier et vous nettoierez mes robes à la fenêtre. Nous déjeunons à neuf heures, parce qu’il faut que Monsieur soit à dix heures à son ministère; nous nous contentons des restes du dîner et d’un plat, soit d’œufs, soit de légumes. Après déjeuner, vous aurez à faire la chambre à coucher; vous n’époussetterez pas les étagères: il y a des choses très-susceptibles; ce soin me regarde. Vous aurez une demi-heure pour vous habiller; je n’aime pas la coquetterie, mais je veux que l’on soit toujours propre. Votre tablier devra vous durer deux jours. Une fois habillée, vous vous occuperez du dîner. Je descendrai tout à l’heure avec vous, afin de vous faire connaître les fournisseurs. Nous sommes assez regardants, Monsieur et moi, pour la nourriture. Tous les jeudis, le pot-au-feu; tous les dimanches, le gigot de mouton ou une volaille. Il est rare que nous ayons du monde à dîner plus de deux ou trois fois par mois. Nous avons du vin en cave et du charbon. On nous monte l’eau et le pain. Vous voyez qu’il y a bien des petites douceurs. Par exemple, vous savonnerez et vous repasserez une fois par semaine; vous frotterez tous les jours. Il faudra aussi que votre cuisine soit lavée chaque soir avant de vous coucher; ne remettez jamais la vaisselle au lendemain, c’est un très-mauvais système. Quand vous aurez un moment de loisir dans la journée, vous aiguiserez les couteaux, vous entretiendrez les boutons de porte, vous nettoierez les peignes. Je ne peux pas souffrir qu’une bonne reste sans rien faire, la bouche ouverte comme b, a, ba. Le soir, vous raccommoderez le linge. Vous aurez un jour de sortie par mois. Je n’ai pas besoin de vous recommander la modestie au dehors; si j’apprenais que vous ayez mis le pied dans un bal public, je vous renverrais sur-le-champ. Je n’aime pas votre nom de Joséphine; vous vous appellerez Marie. Toutes les bonnes s’appellent Marie. Évitez de vous lier avec les autres domestiques de la maison; ne vous familiarisez pas avec le concierge, et n’entrez dans sa loge que le moins possible. Ah! j’oubliais! vous vous coucherez sans chandelle, de peur des incendies. C’est tout.—Je crois que vous vous plairez beaucoup ici, ma fille.

IV
Description de la bonne.—Plan, coupe et élévation.

Une belle bonne!—Et comme taillée dans un chêne de Picardie! Cinq pieds trois pouces! Rouge comme un brugnon! Fraîche comme marée! Des cheveux pommadés avec du beurre!—Des estomacs à faire loucher saint Antoine! Des bras continuellement troussés jusqu’à l’aisselle, invitation à la lessive! Les mains d’Hyacinthe! Le pied de Charlemagne! Pesante en sa marche comme un régiment! Aimant désordonnément les rubans rouges! Sensible aux galanteries des garçons bouchers! Une de ces créatures que les libertins dégagés de tous préjugés ne craignent pas d’appeler une femme sérieuse!

Signes particuliers: Couchant avec ses bas et n’ayant jamais de rêves.

V
Exposition.—A table.

LE MARI. Tiens! ce n’est pas mauvais, ce petit fricot-là!

LA FEMME. Tu n’es pas difficile. Quand c’était moi qui faisais la cuisine, tu ne trouvais rien de bon. (Moment de silence.)

LE MARI, complaisamment. Il y a un peu trop d’ail.

LA FEMME. Ah! je le savais bien!—Marie!

LA BONNE. Vous m’avez appelée, madame?

LA FEMME. D’abord, je vous ai recommandé de dire: Madame m’a appelée?

LA BONNE. Madame m’a appelée, madame?

LA FEMME. A quoi pensez-vous donc, ma fille? Votre ragoût empeste l’ail! Monsieur ne peut pas le manger.

LE MARI. Je ne dis pas cela; seulement...

LA FEMME. Ce n’est que dans les gargottes que l’on fourre de l’ail à tout propos.

LA BONNE. Je n’en mettrai plus, madame.

LA FEMME. Je ne vous dis pas de ne plus en mettre; vous allez d’un extrême à un autre; je vous dis d’en mettre moins.

LA BONNE. Oui, madame.

LA FEMME. Enlevez cela!

LE MARI, essayant de protester. Mais, je n’ai pas fini...

LA FEMME. Enlevez cela, et apportez le rôti. (La bonne sort.) Où as-tu donc la tête? Est-ce que je n’ai pas vu le moment où tu allais me contredire devant cette fille?

LE MARI. Puisqu’elle a promis de ne plus mettre autant d’ail!

LA FEMME. Ah bien! si tu te mets sur le pied de donner raison à ta domestique, tu auras fort à faire; je ne te dis que ça.

LE MARI. Mangeons.

(Le rôti passe, sans soulever d’observation de part ni d’autre. Vient le dessert, puis le café.)

LA FEMME, à la bonne. Vous pouvez dîner à présent, Marie. Apportez-moi le pain, que je vous en coupe un morceau.

LA BONNE. Voilà, madame.

LA FEMME. Donnez-moi votre verre, que je vous verse du vin.

LA BONNE. Oui, madame. (La bonne sort).

LE MARI, à la femme. Oh!... Tu n’as pas honte de lui mesurer ainsi son boire et son manger?

LA FEMME. Cela se fait partout. Ah çà! d’où sors-tu donc?

LE MARI. C’est vrai; cela ne me regarde pas, et je n’y entends rien. (Il se frotte les mains.) Ma foi! je suis enchanté d’avoir pris une bonne!

VI
Deuxième journée.—Retour du bureau.

LE MARI. Bonjour, Lucie; bonjour, ma petite femme. Ouf! quelle journée! Cette circulaire nous a donné un mal... Figure-toi que Laffitot étant malade, toute sa besogne m’est retombée sur le dos. Je suis harassé, je n’y vois plus.

LA FEMME. Tu ne sais pas... la bonne...

LE MARI. Laisse-moi m’asseoir.

LA FEMME. Elle a cassé une tasse.

LE MARI. Diable!

LA FEMME. Comme c’est amusant! Mais je la lui retiendrai sur son mois.

LE MARI. Oh! pour une tasse... Cette fille ne l’a pas fait exprès.

LA FEMME. Tant pis! cela lui apprendra à faire plus d’attention une autre fois.

LE MARI. Tu serais bien aimable de me donner mes pantoufles. Excuse-moi, chère belle; mais en vérité, je ne me tiens pas.

LA FEMME, appelant. Marie! Donnez les pantoufles à Monsieur.

LE MARI. Bah! ce n’est pas la peine... Elles sont sous le lit, je les vois d’ici. (Il va les chercher.)

LA FEMME. Alors, à quoi sert d’avoir une bonne?

LE MARI. Approche-toi, et apprends une grande nouvelle. Il est question de moi au ministère comme sous-chef.—Ah!—Je ne voulais pas le croire; mais le secrétaire général m’a fait demander deux fois aujourd’hui dans son cabinet. Deux fois! Il m’a beaucoup questionné, sans en avoir l’air. Il paraît que Rollin doit bientôt prendre sa retraite, car...

LA FEMME. Et ce lit! comme c’est fait en dépit du bon sens!... Ah! la pauvre fille a fort à apprendre!

VII
Intermède.

LE MARI, à la femme. Que tu es gentille, ce soir! Cette coiffe de nuit te donne un petit air lutin auquel on ne saurait résister.

LA FEMME. N’as-tu pas remarqué comme notre sucre va vite?

LE MARI. Non. Je trouve à ton regard un éclat nouveau, un... Est-ce donc maintenant la mode de saupoudrer ses yeux avec de la poudre de diamant?

LA FEMME. Autrefois, une livre nous faisait trois jours.

LE MARI. Embrasse-moi.

LA FEMME. Laisse donc, tu es impatientant! On ne peut pas causer raison avec toi une minute.

LE MARI. Il y a temps pour tout, Lucie. L’heure du couvre-feu est sonnée; tout dort dans la nature; seul, mon amour...

LA FEMME. Quel homme, mon Dieu! quel caractère! Après cela, si cela t’amuse d’être volé!

LE MARI, éteignant la lampe. Il y a de la poésie dans l’air, ce soir...

LA FEMME. Demain, je compterai les morceaux.

VIII
Formation du drame.

LE MARI, accrochant à la fenêtre un petit miroir pour se faire la barbe. Marie, mon eau chaude!

LA BONNE. La voilà, monsieur.

LE MARI. Merci. (La bonne sort.)

LA FEMME. Tu la regardes beaucoup, ta bonne.

LE MARI, laissant tomber son rasoir. Hein!

LA FEMME. Elle est belle fille.

LE MARI, haussant les épaules. Autre chose, à présent!

LA FEMME. Et il y a des hommes si peu délicats!

LE MARI. O mon Dieu!

LA FEMME. Des gens que le torchon ne rebute pas...

LE MARI, continuant de se raser. Va toujours.

LA FEMME. Antonin, n’essaie pas de jouer la comédie avec moi; tu sais que cela ne mord pas. Veux-tu que je te prouve que je sais tout?

LE MARI. Ah oui! par exemple.—Mais prends garde de me faire couper.

LA FEMME. Eh bien, le fruitier t’a vu causer hier matin avec ta bonne, dans la rue.

LE MARI. Ah bah!

LA FEMME. Le nieras-tu?

LE MARI. Je m’en garderai bien. Le fruitier est un voyant.

LA FEMME. Ainsi, tu as causé avec Marie?

LE MARI. Je n’ai pas causé avec elle, je lui ai parlé; c’est bien différent.

LA FEMME. Dans la rue?

LE MARI. Dans la rue. Je lui ai dit de m’acheter un autre blaireau pour ma barbe; tous les poils du mien s’en vont. Vois plutôt.

IX
Crise suprême.

Dans l’alcôve. Trois heures du matin. Le mari ronfle.

LA FEMME, éclatant tout à coup en sanglots.—Oh! oh! oh!

LE MARI, réveillé en sursaut. Lucie, qu’as-tu? Ma bonne amie, que t’arrive-t-il? Est-ce que tu te trouves mal?

LA FEMME. J’en étais sûre!

LE MARI. Sûre de quoi! Attends, je me lève. Où sont les allumettes? C’est une attaque de nerfs, probablement.

LA FEMME. Ne me touchez pas! ne me touchez pas!

LE MARI. Eh bien, non; mais qu’est-ce que tu éprouves, ma chère femme? réponds-moi, c’est Antonin, c’est ton mari...

LA FEMME. Devais-je m’attendre à cette indignité!

LE MARI. A quelle indignité? Tu as un peu de délire... Je vais te faire du tilleul, veux-tu? Cela ne sera rien.

LA FEMME. Monstre!

LE MARI. Qui est-ce que tu traites de monstre?

LA FEMME. Tu oses le demander?

LE MARI. Certainement.

LA FEMME. Tout à l’heure, pendant que tu rêvais, ne t’ai-je pas entendu prononcer le nom de ta bonne: Marie?

LE MARI. Ah! (Il regarde fixement sa femme; puis, à peine vêtu d’un caleçon, il se précipite hors de la chambre à coucher, un bougeoir à la main.)

X
Dénoûment.

LE MARI, entrant comme une bombe dans le cabinet de la bonne. Ma fille, levez-vous sur-le-champ! m’entendez-vous?

LA BONNE, se dressant sur son séant. Quoi qu’il y a? Est-ce le feu ou les voleurs?

LE MARI. Levez-vous tout de suite et allez-vous-en!

LA BONNE. Que je me lève! à cette heure-ci! Bien sûr, vous êtes malade, notre maître...

LE MARI. Voilà vingt francs, voilà trente francs, voilà cinquante francs. Faites votre malle et partez. Ne perdez pas une minute. Vous êtes la plus brave fille du monde, un trésor pour la cuisine. Mais que voulez-vous? ma femme s’est imaginé... Ce n’est pas ma faute. Je vous trouve affreuse, moi; je n’y vais pas par quatre chemins. Mais elle a cela dans l’idée. Allez-vous-en, je vous prie. Vous ne voudriez pas être la cause d’un malheur. Attendre à demain! Ah bien! je préfère vous aller chercher une voiture. Voyons, ma fille, soyez raisonnable...

LA BONNE. Voilà, monsieur, je me lève. C’est bien extraordinaire tout de même.

LE MARI. Oui, oh! oui. Mettez-vous à ma place, j’ai besoin de mon repos. Passez votre jupe, je tourne le dos. Tous les jours, l’enfer! Il vaut mieux que vous vous en alliez. Ma femme est ridicule, injuste, je le sais bien, mais c’est ma femme...

LA BONNE. Ah! c’est qu’il ne faudrait pas qu’elle s’avisât de dire quelque chose sur mon compte! Elle trouverait à qui parler, oui-dà!

LE MARI. Là, maintenant, vos bottines. Quand vous passeriez quelques œillets... Dépêchez-vous! Je vais dire au portier qu’il vous ouvre. Allez!...

LA FEMME, accourant. Elle ne s’en ira pas avant que j’aie visité sa malle!


IL Y AURA
DES FEMMES CHARMANTES


I

A Monsieur Marc Ducerneau, à Paris.

»Mon cher Marc,

»Paul a perdu son pari avant-hier soir. Je l’avais bien dit: c’était absurde! A peine avait-il fait soixante pas dans l’avenue des Champs-Élysées, les yeux bandés, qu’il est allé donner du pied contre le trottoir. Nous étions quinze à le suivre. Les sergents de ville, indifférents, avaient l’air de dire: «Nous la connaissons!»

»C’est jeudi prochain que Paul s’exécute, et nous invite à manger les cinquante louis en question à la Maison Dorée. On compte sur toi. Ne va pas inventer des prétextes d’affaires ou de moralité pour manquer à ce rendez-vous solennel. A notre âge, le plaisir est la seule chose sérieuse; consacrons-lui nos jours! (Bis.)

»Donc, à jeudi, rendez-vous au Cercle, à sept heures, militairement.—All right!

»Ton vieux complice,

»Onésime Hébert.

»P.S. Il y aura des femmes charmantes.»

II
Coup de foudre.

C’était la première fois que madame Ducerneau osait se permettre de décacheter une lettre adressée à son mari. Mais elle avait été tourmentée, la veille, par des pressentiments; elle avait rêvé «d’eau trouble, de chat et d’oculiste,» ce qui, selon les livres sibyllins, correspond à une série d’événements funestes. Alors, elle s’était portée à cet acte inouï d’audace conjugale. Il faut avouer qu’elle n’avait pas de chance.

Je manque de la science dramatique nécessaire pour rendre la douleur et l’indignation de madame Ducerneau... Que devait-elle faire?

Elle pensa d’abord, et tout naturellement: 1o à anéantir cette impudente invitation.

Mauvais!

2o A la mettre soudainement sous les yeux de M. Ducerneau, en enfermant toute sa colère dans le «Qu’en dis-tu?» de Manlius.

Mauvais! mauvais!

Après avoir hésité entre plusieurs partis, madame Ducerneau se décida à recacheter cette lettre, à la replacer parmi les autres,—et à voir venir son mari.

III
Partie poétique—En déjeunant

MADAME.
As-tu lu ton courrier, ce matin, mon ami?
MONSIEUR.
Certainement. Pourquoi?
MADAME, dissimulant.
Goûte donc ce salmi.
MONSIEUR.
Ah! tu me fais songer qu’Eugène, en sa dernière,
De tous ses compliments me charge pour ta mère.
MADAME.
Eugène?
MONSIEUR.
Oui.
MADAME, avec intention.
C’est bien Eugène?... c’est le nom?...
MONSIEUR.
C’est Eugène, te dis-je; es-tu malade?
MADAME.
Non.
MONSIEUR.
Il va tout à fait mieux; et de son mariage
L’affaire est terminée à son grand avantage.
MADAME, amèrement.
Une affaire!
MONSIEUR.
La noce a lieu le mois prochain.
Ainsi, prépare-toi, Mathilde, dès demain;
Car les fêtes seront sans doute éblouissantes.
MADAME, l’observant.
Surtout, il y aura...
MONSIEUR.
Quoi?
MADAME.
Des femmes charmantes!
MONSIEUR, avec tranquillité.
Certes! C’est pour le quinze, et nous en approchons.
MADAME, à part.
J’étouffe!
MONSIEUR.
Fais-moi donc passer les cornichons.

IV
Le grand jour.—Ce que l’on appelle la scène filée

MADAME. Tu sors, mon ami?

MONSIEUR. Comme d’habitude, mon amie.

MADAME. Et tu vas...

MONSIEUR. Au cercle, tout bonifacement. (Il boutonne ses gants.)

MADAME. Au cercle?

MONSIEUR. Adieu, chère belle.

MADAME. Au moins, rentreras-tu de bonne heure?

MONSIEUR. A l’heure accoutumée, aux environs de minuit.

MADAME. Pas avant?

MONSIEUR. Avant, peut-être. Adieu.

MADAME. Écoute, Marc.

MONSIEUR. Quoi?

MADAME. Sacrifie-moi cette soirée.

MONSIEUR. Quel caprice!

MADAME. Un caprice, tu l’as dit. Reste avec moi.

MONSIEUR. Si je reste, qu’est-ce que nous ferons?

MADAME. Eh bien, nous causerons au coin du feu; nous parlerons du passé, de ce passé où tu m’aimais tant.

MONSIEUR. C’est cela, nous aurons l’air de jouer de l’Octave Feuillet.

MADAME. Le grand mal!

MONSIEUR. Ce n’est pas un crime, je le sais bien. Mais j’ai besoin d’aller à mon cercle; c’est là que je fais toutes mes affaires, tu ne l’ignores pas.

MADAME. Hélas!

MONSIEUR. Allons, sois gentille; je ne tarderai pas à revenir, je te le promets.

MADAME. Tu es bien pressé.

MONSIEUR. Le besoin d’air, de mouvement...

MADAME, comme si quelque chose se brisait dans son cœur. Marc!

MONSIEUR. Quoi encore?

MADAME. Attends une minute.

MONSIEUR. Eh bien?

MADAME. Tu es habillé avec un soin tout particulier.

MONSIEUR. Pas plus que les autres jours.

MADAME. Mais si: je te trouve plus de recherche, plus de...

MONSIEUR, avec complaisance. Cette nuance de pantalon est assez heureuse, en effet.

MADAME. Ta cravate a quelque chose de dérangé. Approche.

MONSIEUR. Me voici.

MADAME, le serrant violemment au cou, avec explosion. IL Y AURA DES FEMMES CHARMANTES!!!

V
Suite de la scène filée.

MONSIEUR. Aïe! aïe!... au secours!... à moi! Ouf!

MADAME. Fourbe! hypocrite! lâche! traître! misérable! effronté! parjure! infâme! monstre! scélérat! libertin! infidèle! perfide! menteur! trompeur! coureur! débauché!... Ah! que je suis malheureuse! (Elle tombe sur un canapé en sanglotant.)

MONSIEUR, se remettant. Quelle poigne!

MADAME. Mon Dieu! mon Dieu! mon Dieu!

MONSIEUR, sévère. Me ferez-vous l’honneur de m’apprendre le motif d’une agression d’un goût si contestable?

MADAME. O duplicité!

MONSIEUR, impatienté. Duplicité ou non, le motif, madame?

MADAME, se redressant. Mais n’avez-vous donc pas assez entendu? IL Y AURA DES.....

MONSIEUR, se frappant le front. La lettre d’Onésime!

MADAME. Oui, de votre digne complice!

MONSIEUR, avec un admirable sang-froid. C’était donc pour aujourd’hui? Je l’avais absolument oublié.

MADAME. Pas de feinte, monsieur! Ayez au moins le courage de votre ignominie.

MONSIEUR. Je n’aurai le courage de rien du tout. Comment! c’est pour cela que tu te livres sur moi à des tentatives d’homicide par strangulation?

MADAME. Nieras-tu qu’on t’ait écrit?

MONSIEUR. Non, certes. Je ne peux pas empêcher les imbéciles de m’écrire. Mais je nierai que j’aie répondu.

MADAME. Il t’attend cependant ce soir.

MONSIEUR. Qui?

MADAME. Cet Onésime.

MONSIEUR. Qu’il attende, parbleu!

MADAME. Voudrais-tu me faire croire, par hasard, que tu n’allais pas à ce rendez-vous?

MONSIEUR. Le ciel m’écrase si j’en avais la moindre intention!

MADAME, indécise. Marc! Marc!

MONSIEUR. Je te le jure... et la preuve.... (Il déboutonne ses gants.)

MADAME, avec élan. Tu restes?

MONSIEUR. Sans effort.

MADAME. Merci, oh! merci!

MONSIEUR. Octave Feuillet soit avec nous! (Ils s’embrassent tendrement.)

VI
L’auteur a des remords.

Eh bien, non, non!

Cela ne passera pas ainsi!

Laissez-moi! laissez-moi!

Je veux parler!

Je parlerai, au risque de détruire tout l’intérêt que j’ai pu répandre sur ce petit drame intime!

Je dévoilerai ce mari, capable d’avoir surpris la sympathie de quelques âmes candides!

Le repas en question avait eu lieu la veille.

Il avait été avancé d’un jour, sur la demande d’un des convives forcé de quitter Paris.

M. Marc Ducerneau s’y était montré d’une gaieté folle: il avait dansé un pas de caractère sur la table, aux applaudissements de mademoiselle Trompette et de mademoiselle Brindisi,—deux femmes charmantes.....


LA GRUE


I
Amène une de tes amies.

ALPHONSE, à Jeanne. Amène une de tes amies, dimanche prochain.

JEANNE. Pourquoi?

ALPHONSE. Parce que Cathala viendra passer la journée avec nous. Il m’a écrit pour m’annoncer son arrivée à Paris après-demain. Le pauvre garçon s’ennuie à crever dans son tribunal de province; c’est une fête lorsqu’il peut s’échapper pendant deux ou trois jours. Amène une de tes amies.

JEANNE. Mais laquelle? Tu sais que je ne vois pas beaucoup de femmes.

ALPHONSE. Une bonne enfant. Cathala n’est pas si exigeant, parbleu! Nous irons dîner à quatre à la campagne. Tu aimes cela. Nous mangerons des petits plats, nous ferons des bouquets. Cathala est un bon. Nous nous amuserons.

JEANNE, réfléchissant. Si j’amenais Hermance?...

ALPHONSE. Qu’est-ce que c’est qu’Hermance?

JEANNE. Oh! tu ne la connais pas. Une belle fille, élancée, avec des cheveux couleur de paille, mais très-bien. Elle n’a pas une toilette à tout casser, mais ce qu’elle a sur elle est toujours soigné.

ALPHONSE. Eh bien, amène Hermance.

II
Où la grue se pose.

ALPHONSE, à Cathala. Encore un cigare, mon cher Cathala?

CATHALA. Merci, plus tard... Écoute! je crois qu’on monte l’escalier; ce sont sans doute ces dames.

ALPHONSE. Eh non! le rendez-vous est pour deux heures, et il est à peine une heure et demie.

CATHALA, consultant sa montre. Une heure quarante s’il te plaît.

ALPHONSE. Quelle impatience! Sais-tu que tu es redevenu juvénile en diable?

CATHALA. Que veux-tu? J’ai eu le temps de me refaire des illusions à Agen. J’ai soif des Parisiennes, telles que nous les représentent vos livres et vos dessins. Quels démons de grâce et d’esprit, hein! dis, dis?

ALPHONSE. Oui, il y en a.

CATHALA. Oh! toi, tu les coudoies trop chaque jour pour les admirer avec sincérité, comme nous autres provinciaux.... Ah! pour le coup, je ne me trompe pas, il y a de la soie dans l’escalier....

Entrent Jeanne et Hermance. Hermance est plus grande qu’on l’a annoncé, plus blonde aussi. Ses cheveux sont ébouriffés sous un chapeau élevé. Elle porte une robe dite Princesse, haute de taille, étroite de ventre et traînante par derrière. Sur un de ses bras, elle tient un petit brimborion de chien havanais, dont on n’aperçoit ni les yeux, ni la tête, ni les pattes, ni la queue.

JEANNE. Monsieur Cathala, comment allez-vous?.... Bon Dieu, comme vous engraissez! Je ne vous aurais pas reconnu!... Mon petit Alphonse, embrasse-moi là, au-dessus de l’œil, ni trop haut, ni trop bas, à cause de la poudre de riz... Je t’ai réservé un petit rond.

CATHALA. Ces Parisiennes!

JEANNE. Messieurs, permettez-moi de vous présenter ma chère Hermance, une de mes meilleures amies, que j’ai pris la liberté d’amener.

CATHALA. Une telle liberté équivaut à une bonne fortune pour nous.

HERMANCE. Ça n’était donc pas convenu?

JEANNE, bas à Hermance. Tais-toi donc!

ALPHONSE, bas à Jeanne. Pourquoi a-t-elle apporté un chien?

JEANNE. Ah! demande-le-lui.

ALPHONSE, bas à Cathala. Comment la trouves-tu?

CATHALA. O mon ami! adorable! idéale! que je te suis reconnaissant!

JEANNE, bas à Hermance. Comment le trouves-tu?

HERMANCE. Ça m’est égal. (Le chien se manifeste par quelques grognements.) Mirza, voulez-vous rester tranquille? Qu’est-ce que nous n’avons donc, la belle fifille à sa mémère?

CATHALA. Votre petite chienne s’appelle Mirza, madame? C’est un bien joli nom, un nom turc.

HERMANCE. Non, monsieur; elle me vient d’une dame de la rue de Chabrol.

ALPHONSE. Eh bien, mesdames, si nous nous consultions pour choisir l’endroit où nous irons dîner?

JEANNE. Ah! oui!

CATHALA. Oh! allons à Asnières! à Asnières! N’est-ce pas, mesdames, qu’il n’y a qu’Asnières?

ALPHONSE. On ne va pas à Asnières le dimanche.

JEANNE. Il y a trop de monde, et c’est trop près.

HERMANCE. Et puis, Georges n’aurait qu’à y être! (Jeanne tousse pour étouffer cette remarque.)

CATHALA. Je propose alors Bougival.

ALPHONSE. En France? C’est bien encombré. Moi, je vote pour Meudon, ou le bois de Fleury.

HERMANCE. Ah! non.

TOUS. Pourquoi?

HERMANCE. Emile est au fort. (Ce mot jette un froid, comme dirait Giboyer. On se regarde.)

ALPHONSE. Cela devient embarrassant. (Bas à Jeanne.) Elle a peut-être des connaissances jusque dans les arbres de Robinson!

JEANNE. J’ai une idée. Allons à Sérizy-lès-Voyou.

CATHALA. Où est cela?

JEANNE. C’est sur le chemin de fer de Lyon.

HERMANCE. Oh! les chemins de fer! j’en ai une peur... Je n’ai de confiance que dans celui de Saint-Germain, parce qu’un de mes frères y est employé.

CATHALA. Va pour Saint-Germain! Saint-Germain-en-Laye, sa forêt, sa terrasse, ses fritures! Partons avec enthousiasme.

ALPHONSE. Laissons-nous le chien? La portière en aura le plus grand soin.

HERMANCE. Laisser Mirza! jamais de la vie! Entends-tu, Mirza? Ils veulent t’abandonner, les vilains! Embrasse vite ta maîtresse; encore, encore...

CATHALA. Mais elle est tout à fait mignonne, cette petite bête; elle nous amusera infiniment. Partons.

III
Vol de la grue.

En forêt. Jeanne et Alphonse marchent en avant; Hermance et Cathala les suivent à quelque distance.

CATHALA. Lisez-vous beaucoup, mademoiselle?

HERMANCE. Oh oui! j’achète le Pour tous toutes les semaines. C’est-à-dire que je préférerais me passer de je ne sais quoi plutôt que de me passer de mon Pour tous.

CATHALA. Hermance, c’est un nom bien charmant! il donne tout de suite envie d’aimer la personne qui le porte!

HERMANCE. Oh! ce n’est pas mon nom... je m’appelle Imilie.

CATHALA. Emilie?

HERMANCE. Non, Imilie.

CATHALA. Eh bien, ma chère Imilie... Décidément j’aime mieux vous appeler Hermance.

HERMANCE. Allez-y. Vous êtes comme Jules, vous.

CATHALA. Qu’est-ce que c’est que Jules?

HERMANCE. Un grand toqué, qui ne sait pas dire un mot de sérieux. Il est dans les contributions.

CATHALA. Hermance, laissez-moi vous aimer. (Il cherche à lui prendre la main.)

HERMANCE. Vous allez vous faire mordre par Mirza.

CATHALA. Si nous déposions le chien à terre? Cela lui ferait peut-être du bien de marcher...

HERMANCE. Oh! non, il salirait ses pattes, ses belles petites pattes blanches. Voyez donc!

CATHALA. Laissez-moi vous aimer, Hermance.

HERMANCE. Qu’est-ce que je traîne derrière moi? Je parie que c’est encore une branche morte qui s’est accrochée à ma robe.

CATHALA. Attendez, je vais vous en débarrasser. Oh! le joli pied!

HERMANCE. Il me fait bien souffrir, allez. J’ai un cor que j’ai oublié de tailler avant de sortir.

CATHALA, réprimant une grimace. Pauvre chérie! Mais vous ne répondez point à ce que je vous dis?

HERMANCE. Vous ne me dites que des bêtises.

CATHALA. Des bêtises! N’avez-vous donc jamais aimé, Hermance?

HERMANCE. Si... mais il m’en a cuit.

CATHALA. Ah! (A part.) Il y a, dans la langue française, des métaphores ignobles.

HERMANCE, après un moment de silence. Quel métier faites-vous, vous?

CATHALA. Un métier assez mélancolique: je suis substitut en province.

HERMANCE. Substitut?... Et qu’est-ce que vous vendez?

CATHALA, stupéfait. Ce que je... (Riant.) Ah! bon, c’est une farce... je comprends... oui, oui. Je vends des épices.

HERMANCE. Gagnez-vous beaucoup?

CATHALA, s’arrêtant, et la regardant en face. Merci... cela dépend. (A part.) Elle a de l’originalité, au moins.

HERMANCE. Mais avancez donc; vous restez là planté comme le terme. Je ne vois déjà plus nos amis, nous finirons par les perdre.

CATHALA. A se perdre on se retrouve, dit un proverbe. Pourquoi ne nous perdrions-nous pas un peu tous les deux?

HERMANCE. Oh! vous êtes énervant!

CATHALA. Quelle taille d’abeille!

HERMANCE. Monsieur, je vous prie de ne pas m’insulter! Si j’ai consenti à venir à la campagne, c’est à cause de Jeanne que je connais depuis longtemps.

CATHALA. Eh! qui songe à vous insulter, ma chère enfant! Vous me plaisez, j’essaye de vous le dire aussi poliment que possible; tout cela est fort simple. Nous nous sommes réunis pour nous égayer; je tâche d’être gai. Asseyons-nous sous ces beaux tilleuls.

HERMANCE. Pas de ça, Lisette!

CATHALA. Pourquoi?

HERMANCE. Parce qu’il y a trop de petites bêtes dans l’herbe, et que j’ai peur des petites bêtes.

CATHALA. Il y en de si jolies pourtant!

HERMANCE. Tenez, vous ne cherchez qu’à me contrarier. Rejoignons Jeanne et Alphonse.

CATHALA. Comme vous voudrez.

IV
Le repas de la grue.

Un restaurant à Saint-Germain-en-Laye.

UN GARÇON. Mesdames et messieurs, nous n’avons plus un seul cabinet de libre pour le moment; mais entrez dans cette salle où il n’y a qu’une table d’occupée. Vous y serez fort bien. (Bas, en désignant un groupe de cinq ou six jeunes gens.) Ces messieurs auront bientôt fini.

ALPHONSE. Allons, puisqu’il n’y a pas moyen de faire autrement! Cathala, charge-toi du menu.

CATHALA. Mesdames, qu’aimez-vous?

HERMANCE. Avez-vous un parfait, garçon?

LE GARÇON. Certainement, madame.

HERMANCE. Et du maquereau?

LE GARÇON. Du maquereau aussi... Mais pour commencer, quel potage?

HERMANCE. Oh! je n’y tiens pas.

JEANNE. Dis donc, nous y tenons, nous. Une purée Crécy, garçon.

HERMANCE. Et un tapioka pour Mirza.

CATHALA, qui a écrit un menu. Mesdames, voulez-vous vous en rapporter à moi? Je crois que vous n’aurez pas à vous repentir de cette marque de confiance. Tenez, garçon, et vivement.

JEANNE. A présent, plaçons-nous. Monsieur Cathala à côté d’Hermance.

CATHALA, à Hermance. Qu’avez-vous, mademoiselle? Vous semblez contrariée...

JEANNE. Qu’as-tu, en effet?

HERMANCE, à demi-voix. Ce sont ces messieurs de la table, là-bas, qui ont l’air de me regarder en riant.

CATHALA, se levant. Croyez-vous.

JEANNE. Mais non! mais non! tu es folle! Ils ne s’occupent pas de toi. Monsieur Cathala, rasseyez-vous donc.

HERMANCE. Je t’assure...

JEANNE. Est-ce qu’on n’a pas le droit de rire en dînant, maintenant? Tu verras bien si nous nous gênons, nous, tout à l’heure!

ALPHONSE, bas, à Jeanne. Ah çà, elle n’est pas amusante, ton amie. (Le garçon apporte le potage.)

HERMANCE. Garçon, vous me donnerez un bol pour Mirza... elle n’aime pas manger dans les assiettes.

ALPHONSE. Comment? est-ce que le chien va dîner avec nous?

HERMANCE. Mais oui, sur mes genoux, comme cela. Montre ta petite langue rose, Mirza! C’est mon enfant, monsieur. (Le dîner continue.)

CATHALA, à Hermance. Vous offrirai-je du vin?

HERMANCE, qui ne cesse d’avoir les yeux fixés sur l’autre table. Oh! cette fois...

CATHALA. Qu’est-ce qui arrive encore?

HERMANCE. Je suis bien sûre que ce monsieur m’a désignée du doigt en se moquant.

CATHALA. Lequel?

HERMANCE. Celui qui a la cravate bleue.

JEANNE, vivement. Je te dis, Hermance, que tu rêves... je ne sais pas où tu as la tête aujourd’hui!

CATHALA. Allons, il faut en finir. (Il se lève et se dirige vers l’autre table.)

JEANNE. Monsieur Cathala!

ALPHONSE. Cathala! qu’est-ce qui te prend donc?

CATHALA, à un jeune homme. Monsieur... madame prétend que vous la regardez avec une obstination inconvenante.

LE JEUNE HOMME, étonné. Je vous affirme, monsieur, que je ne sais pas ce que vous voulez dire.

CATHALA. Cependant, monsieur...

LE JEUNE HOMME. Ah! monsieur, après ma déclaration, c’est votre insistance qui devient déplacée.

ALPHONSE. Reviens donc, Cathala!

UN AUTRE JEUNE HOMME, à Cathala. Mais oui, vous nous ennuyez.

CATHALA, faisant un geste immédiatement arrêté par le premier jeune homme. Vous devez savoir la valeur de vos paroles, monsieur. (Échange de cartes.)

ALPHONSE, à Hermance. Il n’y a pas de bon sens, madame, à soulever des scènes pareilles pour des niaiseries!

HERMANCE. Alors, il faut me laisser mépriser par les premiers venus? Je vous remercie de l’intention. (Alphonse hausse les épaules.)

CATHALA, revenant. Voyons, Alphonse, cela ne te regarde pas. Ma petite Hermance, ne pleurez pas.

HERMANCE. Non, je suis de trop ici; je préfère m’en aller.

ALPHONSE, à part. Le diable m’emporte si je la retiens!

HERMANCE. Monsieur Alphonse a bien su me faire sentir ma position.

ALPHONSE, à part. Bon! est-ce qu’elle va essayer aussi de me brouiller avec Cathala?

CATHALA, à Hermance. Vous resterez, ma chère. (A Jeanne et à Alphonse.) Et vous, mes amis, vous allez me faire le plaisir de vider vos verres, où le vin commence à s’éventer...

L’ordre se reconstitue peu à peu, surtout lorsque les jeunes gens de la table voisine abandonnent la place. La diversité des flacons amène la gaieté. Hermance fait goûter de tous les plats à Mirza. Le champagne est accueilli avec une bruyante faveur.

JEANNE. Vous saurez, messieurs, qu’Hermance a une voix délicieuse. Il faut qu’elle chante quelque chose.

CATHALA et ALPHONSE. Ah! oui! oui!

HERMANCE. C’est que j’ai mangé des artichauts crus ce matin, et je crains...

CATHALA. Bah! bah! ça ne fait rien.

HERMANCE. Alors voulez-vous entendre l’Écuyer du roi de Sicile, ou bien Ernest, éloignez-vous?

TOUS. Ernest, éloignez-vous!

HERMANCE. Elle est toute nouvelle.

Partez, Ernest, partez, je vous en prie!
Mon cœur est faible et craint votre pouvoir.
Je vous aimais, et par coquetterie
J’ai trop longtemps méconnu mon devoir.
Oui, près de vous, j’aurais pu être heureuse;
De mon bonheur vous vous montrez jaloux.
Si vous m’aimez, laissez-moi vertueuse!
Éloignez-vous, Ernest, éloignez-vous!

ALPHONSE. Ah! très-bien!

HERMANCE. Messieurs, en chœur au refrain!

ALPHONSE. Fichtre! nous n’aurions garde d’y manquer.

TOUS.

Si vous m’aimez, laissez-moi vertueuse!
Éloignez-vous, Ernest, éloignez-vous!

ALPHONSE. Crapule d’Ernest!

HERMANCE. Deuxième couplet, messieurs. Je crois que je l’ai pris un peu haut.

CATHALA sombre, à part. Si jolie!

HERMANCE. On ne change pas d’air.

Vous le savez, mon mari vient d’apprendre
Qu’il est trompé par moi, qu’il aime tant!
Au saint autel, ah! laissez-moi me rendre;
Je dois me rendre ou m’enfouir au couvent...

ALPHONSE, roulant sous la table. Non, non! assez! assez!

CATHALA, à Jeanne. Qu’est-ce qu’a donc Alphonse?

HERMANCE, à Jeanne. La musique fait trop d’impression à votre époux. Je vais passer au dernier couplet.

JEANNE. Oui, c’est cela.

HERMANCE. Ce n’est plus la femme qui parle.

Deux mois plus tard, dans la sainte chapelle,
Aux doux accords des cantiques pieux,
Sœur Amélie, aussi pâle que belle,
Prenait le voile et prononçait ses vœux.
Le même jour, étendu sur la pierre,
Ernest mourait à la maison des fous,
Et murmurait, en fermant la paupière:
Éloignez-vous, de grâce, éloignez-vous!

TOUS.

Et murmurait en fermant la paupière:
Éloignez-vous, de grâce, éloignez-vous!

ALPHONSE, se débattant. Ernest était mon ami... J’ai mérité son sort... je demande à faire des révélations!

JEANNE. Reviens à toi, Alphonse.

ALPHONSE. A la condition qu’on fera boire du champagne au chien! Je demande que le chien boive du Champagne!—Évohé!

La fête continue. Onze heures sonnent. On se hâte de regagner le chemin de fer.

V
La grue au nid.

Une chambre à coucher. Meubles recouverts de perse. Le portrait lithographié de Lacressonnière.

HERMANCE, à Cathala. M’aimerez-vous toujours, au moins?...

CATHALA. Parbleu!


MA FEMME M’ENNUIE


I

C’était un jeune homme très-doux.

Seulement il avait quelques idées fixes.

Il ne pouvait souffrir ni le vent, ni la grêle, ni les grosses chaleurs, ni les grands froids, ni les enfants à table, ni les opérettes, ni les embarras de voitures.

C’était moins un original qu’un délicat.

Il comprenait la vie à sa manière; il se la représentait comme un beau jardin, rempli de lumière et de parfums, avec de larges parties d’ombre et des perspectives infinies, égayé de mille chansons d’oiseaux (rien des perroquets!), traversé d’eaux vives, et couronné d’un ciel blanc et bleu,—le ciel des hommes doux.

On l’appelait Francis.

Il était riche; il semblait devoir être heureux, et il l’aurait été infailliblement sans un accident qui vint l’en empêcher tout à coup.

Il se maria.

II

Ce fut comme qui dirait un plongeon dans l’océan Parisien, le pire des océans.

Il piqua une tête à la hauteur de la Mairie du deuxième arrondissement, et il disparut.

Au bout de six mois seulement, on le revit à la surface du boulevard des Italiens,—mais pâle, verdi, vaseux, souillé d’algues, amaigri et incommensurablement mélancolique...

Sa première sortie fut pour le club, où l’on hésita à le reconnaître.

—Francis!

Allons donc!

—Pas possible!

—Mais si fait!

Puis, parmi tous ces jeunes gens, il s’en trouva un qui eut l’héroïque candeur de lui décocher ces sept mots en pleine poitrine:

—Donnez-nous des nouvelles de votre femme?

Francis répondit simplement, de l’air souriant d’un gentleman à qui l’on scie une jambe:

—Ma femme m’ennuie.

III

Ce jour-là, il joua et perdit quinze mille francs au baccarat.

C’était la première fois qu’il touchait une carte.

A partir de cet instant, ce jeune homme si doux donna dans tous les plaisirs et dans toutes les turbulences. Il loua à l’année le char de la fantaisie et le lança à travers toutes les ornières.

Lui, qui avait toujours enveloppé les courtisanes d’une insouciance et d’un mépris sans égal, il s’enquit des plus fameuses et des plus chères.

On lui en indiqua plusieurs.

Il les harnacha et les empanacha d’une façon excessive, et il se montra avec elles dans les endroits les plus voyants, devant Tortoni, dans les avant-scènes des théâtres de vaudeville, aux courses d’Iffisheim. Il les fit souper à toute heure, il les excita à être insolentes et insupportables, et souvent elles dépassèrent son désir.

L’étonnement fut général.

Il arrivait quelquefois qu’un de ses amis l’abordait au sortir d’une orgie, harassé, débraillé, les yeux brûlés, les mains tremblantes.

—Qu’avez-vous, mon cher Francis? et dans quel état vous trouvé-je? Il faut que vous ayez quelque chagrin inconnu. Répondez.

Francis demeurait les yeux attachés au sol, et il finissait par dire:

—Ma femme m’ennuie.

IV

Il se décida à voyager.

Ce n’était pas qu’il aimât les voyages.

Au contraire.

Il fit comme tous les gens qui se déplacent rarement: il alla au bout du monde.

Là, comme il se trouvait sur le sommet d’une très-haute montagne et qu’il bâillait à un magnifique lever de soleil, il se vit soudain nez à nez avec un savant, membre correspondant de l’Institut, envoyé en mission extraordinaire pour étudier je ne sais quelle matière rocheuse.

Il le salua fort poliment.

Le savant, qui reconnut ce jeune homme si doux pour l’avoir rencontré dans les meilleurs salons de Paris, ne put retenir une exclamation.

—Vous ici!

—Comme vous voyez, dit Francis.

Le savant eut l’esprit traversé par un soupçon; il flairait un émule, un concurrent.

—Peut-on vous demander dans quel but vous êtes ici? lui demanda-t-il avec un accent inquiet.

—Oh! mon Dieu, c’est bien simple, répondit Francis.

—Ah!

On était à trois mille huit cents mètres au-dessus du niveau de la mer.

Le savant retenait sa respiration.

Francis, ne voulant pas prolonger plus longtemps son anxiété, laissa tomber cette parole:

—Ma femme m’ennuie.

V

Or, un matin qu’il souffrait d’un cor au pied, il envoya chercher un pédicure.

Le pédicure arriva.

Francis lui tendit la jambe, et s’étendit silencieusement dans un vaste fauteuil.

Le pédicure, tout en déployant sa trousse et en tâtant le pied, voulut causer, comme font un assez grand nombre de pédicures.

—Voilà une callosité, monsieur,—essaya-t-il de dire,—qui doit vous occasionner de vives souffrances, surtout pendant les changements de température.

Mais lui, pensif, se contenta de répondre au pédicure:

—Vous allez vous taire, n’est-ce pas?

Le pédicure, un peu troublé, baissa la tête et se mit à l’œuvre.

Tout à coup, l’acier, guidé par une main mal assurée, entama la chair vive.

Francis poussa un rugissement.

Il retira précipitamment sa jambe; de l’autre, il sauta vers un secrétaire ouvert, y prit un revolver et brûla la cervelle au pédicure.

Une seconde avait suffi à la perpétration de ce drame de cabinet, qui n’excita aucune émotion dans le quartier.

Le bris du pédicure passa pour une explosion de gaz.

Dire que Francis éprouva quelque regret de ce forfait, ce serait beaucoup s’avancer, mais, à coup sûr, il en éprouva un certain embarras.

Le cadavre d’un pédicure est toujours gênant.

Après avoir mûrement réfléchi pendant un quart d’heure, il prit le parti de l’emballer fort proprement dans une caisse (peut-être lésina-t-il sur les aromates) et de l’expédier au chemin de fer de l’Est, par la petite vitesse.

VI

On traduisit Francis en cour d’assises.

Il y apporta sa physionomie indifférente.

Toutefois, l’appareil de la justice humaine parut exciter sa curiosité.

Il examina avec une profonde attention les juges, le public, les gendarmes, comme s’il n’eût pas été là pour son propre compte,—prenant souci des moindres épisodes, d’une porte qui grince, d’un greffier qui se lève, d’un juré qui fait passer un papier à son voisin.

La lecture de l’acte d’accusation le ramena au sentiment de sa situation.

Un éclair d’intérêt brilla dans ses yeux lorsqu’il s’entendit traiter de bête fauve, de chacal, et comparer aux scélérats les plus consommés.

Il s’oublia au point d’en frissonner lui-même.

Son avocat, qui appartenait à la nouvelle école du barreau, c’est-à-dire à l’école mondaine, essaya de rejeter tous les torts sur la victime. Il prétendit que le pédicure avait été l’agresseur, et que son client n’avait fait qu’user de son droit de légitime défense.

—La vue de son sang lui aura tourné la tête, dit-il; il a pu croire à un guet-apens, s’imaginer que sa blessure était mortelle. Se voyant attaqué par le fer, il a riposté par le feu. Quoi de plus naturel? Vous en auriez fait autant à sa place, messieurs!

Il y eut plusieurs signes de dénégation parmi les jurés.

—Si! si! continua l’avocat, en insistant; on ne se laisse pas charcuter de sang-froid. Je prétends même qu’il faut considérer comme un bonheur le trépas purement accidentel de ce pédicure, de ce maladroit, de cet empirique. Qui nous affirmera que ce bourreau n’avait point estropié déjà un nombre considérable d’individus? Combien d’autres n’en eût-il pas mutilés encore! Il eût fini par décimer notre belle France sous son outil homicide. Mon client a purgé l’humanité d’un monstre. Et voilà pourtant celui contre lequel vous avez voulu prononcer une peine. Vous n’y pensez pas!...

Ce système ingénieux ébranla quelques jurés; mais il était écrit que Francis devait gâter toutes ses affaires.

Lorsque le président «qui avait dirigé les débats avec une lucidité merveilleuse,» lui adressa la phrase consacrée, dernière perche tendue aux criminels:

—Accusé, n’avez-vous rien à ajouter pour votre défense?

Il répondit, en levant les yeux au ciel, comme un ange qui aurait fait un mauvais coup:

—Ma femme m’ennuie!

VII

Il fut condamné à mort.

Cela ne parut pas l’affecter outre mesure.

Il conserva sa présence d’esprit et sa douceur jusqu’au dernier moment, ce qui est le propre des grands coupables.

Il se refusa à toutes les visites, afin d’éviter les attendrissements; et, en fait de consolation suprême, il se contenta philosophiquement de la compagnie du concierge de la prison, avec lequel il avait obtenu la permission de jouer au piquet.

Le jour de l’exécution, il mangea de bon appétit la classique aile de volaille, et but les trois-quarts d’une bouteille de vin de Bordeaux,—prise derrière les fagots.

Après quoi, les cheveux rafraîchis, il se mit en route pour la place publique, par un petit soleil de printemps.

Ses regards, qu’il ne cessa de promener sur la foule pendant le trajet, le convainquirent du sentiment unanime de réprobation dont la société était animée contre lui.

Arrivé au lieu de destination, il monta tranquillement l’escalier.

Une fois sur la plate-forme, il voulut parler au peuple; mais les aides exécuteurs l’en empêchèrent, et l’on n’entendit que ces mots immédiatement tranchés par le couperet:

—Ma fem...


LA ROSIÈRE


PERSONNAGES:

LA ROSIÈRE.
LE PÈRE.
LA MÈRE.
LE FRÈRE.
LE TAMBOUR.
UNE VOIX DU CIEL.

SCÈNE PREMIÈRE.

Un village aux environs de Paris.—Le théâtre représente une pauvre chambre.

LE PÈRE, LA MÈRE.

LE PÈRE, soucieux. Qu’est-ce qu’elle peut bien avoir depuis deux jours?

LA MÈRE. Qui ça?

LE PÈRE. Notre vache.

LA MÈRE. Un peu d’échauffement, peut-être. Espérons que cela ne sera rien.

LE PÈRE. Faudrait la montrer à M. Maillard, le vétérinaire.

LA MÈRE. Oui, tu as raison; il faudra aller demain chez lui... Mais aujourd’hui, ne pensons qu’au bonheur de voir couronner notre Thérèse.

LE PÈRE. C’est donc aujourd’hui?

LA MÈRE. Eh! tu le sais bien, mon homme.

LE PÈRE. Ce n’est pas dommage; je commence à être ennuyé de toutes ces allées et venues dans notre maison.

LA MÈRE. Mais c’est pour le bien de ta fille.

LE PÈRE. La prime de trois cents francs, oui...

LA MÈRE. Et l’honneur donc!

LE PÈRE. L’honneur, l’honneur, ce n’est pas ça qui guérira notre vache. (Il retombe dans sa rêverie.) Elle rechigne sur tout, ce n’est pas naturel.

LA MÈRE. Une rosière dans notre famille!

LE PÈRE. Pauvre Biquette...

LA MÈRE. Elle s’habille en haut, aidée par la vieille mademoiselle Chuquet, la tapissière. Tu verras comme elle est belle. Chère enfant! c’est le premier beau jour de sa vie. (Le père se lève.) Ne t’impatiente pas, Bertrand, la cérémonie n’est que pour dix heures.

LE PÈRE, avec agitation. Je me moque de la cérémonie! je te parle de notre vache, et je dis comme ça que c’est n’avoir pas de cœur que d’attendre à demain, quand on peut aujourd’hui procurer du soulagement à cette bête.—Donne-moi ma veste.

LA MÈRE. Pour quoi faire?

LE PÈRE. Pour aller chez M. Maillard, et l’amener avec moi voir Biquette.

LA MÈRE. Attends au moins à ce tantôt. Tu ne seras pas de retour assez à temps pour donner le bras à ta fille.

LE PÈRE. Son frère l’accompagnera.

LA MÈRE. Auguste? Où veux-tu que j’aille le chercher à présent?

LE PÈRE. Enfin, tu feras comme tu pourras. Mais je ne connais que la justice: notre vache est notre vache, et je n’aime pas à voir souffrir personne. Je vais chez M. Maillard.

LA MÈRE, suppliante. Bertrand!

LE PÈRE. Veux-tu que je te dise? Eh bien, toi, tu as toujours eu le cœur sec. (Il sort.)

LA MÈRE, seule. Qu’est-ce qu’il a dit? J’ai mal entendu, ce n’est pas Dieu possible... Voici mon fils!

SCÈNE II

LA MÈRE, LE FRÈRE, dix-huit ans environ; pâle comme sa blouse. Il entre silencieusement et va au buffet.

LA MÈRE. Trois jours sans rentrer? Où étais-tu?

LE FRÈRE. Je travaillais au pont.

LA MÈRE. La nuit aussi? (Le frère ne répond pas). Comme tu as chaud, mon cher fils! viens ici que je t’essuie la figure.

LE FRÈRE. Finis donc.

LA MÈRE. Tu sais, mon ami, le bonheur qui nous est arrivé...

LE FRÈRE. Où est le vin?

LA MÈRE. Ta sœur a été nommée rosière.

LE FRÈRE, haussant les épaules. Qué malheur!

LA MÈRE. Tu penses si j’ai remercié le bon Dieu! Notre Thérèse, la plus sage de la commune!

LE FRÈRE. C’est flatteur pour les autres.

LA MÈRE. Tu vas mettre ta redingote; je t’ai repassé une chemise.

LE FRÈRE. A cause? Je ne m’habille pas le dimanche, c’est trop commun.

LA MÈRE. Mais il faut que tu conduises ta sœur à la mairie.

LE FRÈRE. Qu’est-ce qui a dit ça?

LA MÈRE. C’est M. Bersalotte, l’adjoint, qui est venu hier chez nous.

LE FRÈRE. C’est tout ce qu’il paye? (Il prend sa casquette et se dispose à sortir.)

LA MÈRE. Auguste! où vas-tu?

LE FRÈRE. Jouer au tonneau.

LA MÈRE. Ne fais pas affront à ta sœur; accompagne-la, je t’en prie.

LE FRÈRE. Merci! Pour qu’on m’embête encore au chantier, comme on fait depuis trois jours. J’en ai assez, des rosières.

LA MÈRE. Oh? mon fils, un si grand honneur...

LE FRÈRE. Laisse donc; de la comédie en bâton!

LA MÈRE. Auguste, mon cher enfant, va mettre ta redingote.

LE FRÈRE. Eh! je l’ai vendue.

LA MÈRE. Ah!

LE FRÈRE. Adieu, maman. (Il sort.)

LA MÈRE, un moment interdite. Allons je n’ai pas le temps de pleurer.

SCÈNE III

LA MÈRE, LA ROSIÈRE.

LA ROSIÈRE. Eh bien, qu’est-ce que tu fais donc, maman? Voilà une heure que je t’appelle. Tu n’entends jamais quand on a besoin de toi.

LA MÈRE, en extase. Belle comme une reine!

LA ROSIÈRE. Ma robe a craqué à l’épaule; il a fallu y faire un point. Comme c’est agréable!

LA MÈRE. Cela ne se voit pas, je t’assure... Mais embrasse-moi donc, ma Thérèse!

LA ROSIÈRE. Voyons, ne me touche pas; tu vas toute me salir. Où est papa?

LA MÈRE. Il est sorti.

LA ROSIÈRE. Et Auguste?

LA MÈRE, embarrassée. Auguste aussi.

LA ROSIÈRE. Tous les deux! Qui est-ce qui m’accompagnera alors?

LA MÈRE. Dame!... moi, mon enfant.

LA ROSIÈRE. C’est pour rire, n’est-ce pas?

LA MÈRE. Il faut bien que ce soit quelqu’un, puisque ton père et ton frère...

LA ROSIÈRE. Et avec quoi t’habilleras-tu? Tu n’as seulement pas de bonnet à te mettre.

LA MÈRE. J’ai ma robe verte.

LA ROSIÈRE. Elle est propre, ta robe verte! Tu veux donc me faire honte?

LA MÈRE. Ma chère fille, on sait que nous ne sommes pas riches; c’est connu.

LA ROSIÈRE. C’est connu ici; mais il viendra beaucoup de monde de Paris. Qu’est-ce qu’on dirait en te voyant à côté de moi?

LA MÈRE. On dirait que je suis ta mère. Une mère n’a pas besoin de coquetterie.

LA ROSIÈRE. Tu crois cela? Non, maman, reste. Il est nécessaire qu’il y ait quelqu’un pour garder la maison.

LA MÈRE. Mais je veux te voir couronner, moi!

LA ROSIÈRE. Je t’apporterai ma couronne. Je te la donnerai. Tu pourras la serrer dans ta commode.

LA MÈRE, joignant les mains. Je t’en prie...

LA ROSIÈRE. Sois raisonnable; cela ne se peut pas. (On entend les cloches.)

LA MÈRE. Ah! j’ai ma robe de noce!

LA ROSIÈRE. Je l’ai donnée l’autre jour à la petite Maria pour sa première communion. Est-ce que je ne te l’avais pas dit?

LA MÈRE. Tu... as donné ma robe de noce?

LA ROSIÈRE. Une guenille!

SCÈNE IV

Les Mêmes, LE TAMBOUR, Amies de la rosière.

LE TAMBOUR. Serviteur, la compagnie. Mademoiselle Thérèse Hallut, c’est pour vous prévenir comme cela que voilà vos amies qui viennent vous chercher, vu qu’il est l’heure.

LA ROSIÈRE. Vous êtes bien honnête, monsieur Laflême. Je suis prête; mais vous nous ferez le plaisir de vous rafraîchir, n’est-ce pas? Ces demoiselles aussi.—Bonjour, Flore; bonjour, Annette.—Maman, donne des verres.

LA MÈRE. Oui, tout de suite.

LE TAMBOUR, après avoir bu, à la mère.—Eh bien, madame Hallut, êtes-vous assez heureuse!

SCÈNE V

Le théâtre change.—Tableau rustique.—Les rues sont tendues de grands draps blancs; les chemins sont jonchés d’herbes odorantes et de fleurs: coquelicots, bluets.—Tout le monde aux fenêtres.—Une rumeur annonce que le cortége sort de la mairie et se dirige vers l’église.

CORTÉGE DE LA ROSIÈRE.

Le tambour de la commune.

Le garde champêtre, sabre nu.

Dix jeunes filles, vêtues de blanc, formant la haie.

Une enfant de cinq ans, portant une couronne de roses sur un coussin de velours.

La rosière.

La rosière de l’an précédent.

Monsieur le maire.

Monsieur l’adjoint au maire.

Deux pompiers.

Les notables de l’endroit.

Des coups de fusil et des détonations d’artifices signalent l’entrée du cortége dans l’église.

SCÈNE VI

Le soir. Une tente ornée de drapeaux tricolores, avec cette inscription: Bal Morel.

UN EMPLOYÉ DU BAL. En place! en place, pour le quadrille!

UN PAYSAN. Viens, Denise.

UNE PAYSANNE. Je veux bien; où est Marie? (Criant.) Marie! ici! viens donc!

L’EMPLOYÉ. Un vis-à-vis! un vis-à-vis!

UN COUPLE. Voilà! (On se place. La musique joue. Le frère de la rosière, ivre, traverse les groupes.)

UN DANSEUR. Hé! faites attention.

LE FRÈRE. De quoi?

UN PAYSAN. Tiens, c’est Auguste. Oh! là, là, Auguste!

UN AUTRE. Est-ce que ta sœur va bientôt venir?

LE FRÈRE. Colle-moi la paix avec ma sœur...

VOIX DIVERSES. Voilà la rosière! Vive la rosière! (On monte sur les banquettes.)

UN PARISIEN. C’est là une rosière? Je demande la tête de Florian!

UNE PARISIENNE. Elle a des gants de coton.

L’EMPLOYÉ. En place! en place!

UN ZOUAVE, s’approchant de la rosière. Mademoiselle, vous m’avez promis un quadrille?

LA ROSIÈRE. Le second, oui, monsieur; je danse celui-ci avec M. Maillard.—Mais qu’est-ce que vous avez à la joue? du sang...

LE ZOUAVE. Oh! ce n’est rien; une égratignure... Un polisson qui se permettait des plaisanteries sur vous...

LA ROSIÈRE. Sur moi?

LE ZOUAVE. Soyez tranquille, mademoiselle, je viens de lui donner son compte; il en a pour huit jours de lit.—Tenez, le voilà qu’on emporte.

LA ROSIÈRE. Ah! mon Dieu! c’est mon frère!

M. MAILLARD. Mademoiselle Thérèse, le quadrille commence. Votre main, s’il vous plaît?

LA ROSIÈRE. C’est juste, monsieur Maillard. (Elle danse.)

SCÈNE VII ET DERNIÈRE

La chambre de la scène première.—La mère, seule, assise sur une chaise et pleurant.

UNE VOIX DU CIEL. Humble femme, il est tard; les bruits s’éteignent dans le village; tu as travaillé toute la journée; tes genoux tremblent de fatigue; la lassitude est peinte sur ton visage; il est tard. Cesse de pleurer, ou plutôt endors-toi dans tes larmes; cherche un apaisement dans le sommeil, pauvre cœur meurtri. Oublie et pardonne; oublie les lâchetés et les ingratitudes; pardonne aux goujats et aux méchants. Endors-toi en priant: tes douleurs cesseront bientôt, et tu seras glorifiée alors pour tout ce que tu auras souffert.—Saintes fleurs du peuple, tristes fronts courbés dans la poussière, Dieu vous voit et vous bénit; il sait vos insomnies en attendant l’époux enivré et brutal; il compte vos supplications au fils détourné et farouche. Vous êtes les âmes naïves, vous êtes les âmes tendres à qui une éternité d’amour est promise. Endors-toi, pauvre mère, endors-toi, et je te ferai voir en rêve la couronne qui t’attend, ainsi que la robe étoilée dont tu seras revêtue le jour où tu monteras au Ciel! (La mère s’endort.)


LA BAGUE


SCÈNE PREMIÈRE

Il est quatre heures de l’après-midi. Le théâtre représente le boudoir de madame de Monbazon, belle femme de quarante ans.

Mme DE MONBAZON. En vérité, mon Georges, il faut que je vous aime bien pour oublier ainsi tous mes devoirs d’épouse. Oh! laissez-moi cacher ma rougeur dans votre sein!

SON GEORGES. Cachez, cachez.

Mme DE MONBAZON. Vous semblez préoccupé, mon Georges? Qu’est-ce qui peut mettre ainsi un pli à votre front! O mon Dieu? un malheur plane sur vous, peut-être!

SON GEORGES. Mais non, mais non.

Mme DE MONBAZON. C’est que, voyez-vous, un rien m’effraie, pauvre femme que je suis! Je vous aime tant!

SON GEORGES, à part. Et Adèle qui m’attend chez moi à quatre heures et demie.

Mme DE MONBAZON. Que vous êtes beau, mon Georges! que vous êtes distingué! Il n’y a que vous pour savoir porter une cravate rose. Je veux vous en envoyer une douzaine.

SON GEORGES. Pas de frais, voyons, pas de frais. (A part.) Quatre heures vingt!

Mme DE MONBAZON. Vos regards se portent toujours sur la pendule. Je finirai par croire que mon Georges a un rendez-vous.

SON GEORGES. Un rendez-vous?... oui, un rendez-vous d’affaires, avec mon banquier, qui demeure au Gros-Caillou. Ainsi permettez...

Mme DE MONBAZON. Qu’avez-vous donc fait de la montre que je vous ai donnée?

SON GEORGES. Est-ce que je ne l’ai pas sur moi? Elle sera restée accrochée... auprès de mon lit.

Mme DE MONBAZON. soupirant. Allez à votre rendez-vous, mon ami, à votre rendez-vous... d’affaires. Oh! si c’était une femme qui vous attendît?

SON GEORGES. N’y a pas de danger.

Mme DE MONBAZON. Si quelque rivale tentait de vous arracher à mon amour!... je ne sais pas ce que je lui ferais. Vous ne me connaissez pas encore, voyez-vous! Mais où mon esprit va-t-il s’égarer?... Vous n’aimez que moi, et vous n’aimerez jamais que moi, n’est-il pas vrai, mon noble Georges?

SON GEORGES. Naturellement.

Mme DE MONBAZON. Georges est à son Herminie, comme Herminie est à son Georges!

SON GEORGES, à part. Oh! il y a des dents nouvelles à la scie. (Haut.) Adieu.

Mme DE MONBAZON. Attendez! Georges, c’est aujourd’hui le 8 novembre.

SON GEORGES. Eh bien?

Mme DE MONBAZON, avec émotion. Cette date ne vous dit-elle rien?

SON GEORGES. Je croyais être au 9.

Mme DE MONBAZON. Oublieux! C’est l’anniversaire de notre liaison... de notre coupable liaison.

SON GEORGES. Pas possible!

Mme DE MONBAZON. Acceptez cette bague en souvenir d’un jour qu’il n’est plus en notre pouvoir d’effacer de notre existence.

SON GEORGES. Une bague?

Mme DE MONBAZON. Oh! bien simple... Je veux vous la passer au doigt. Si elle ne peut nous fiancer devant les hommes, qu’elle nous fiance au moins devant Dieu!

SON GEORGES, à part. Je n’éviterai pas une scène d’Adèle.

Mme DE MONBAZON. Et maintenant, partez, Georges; allez à vos occupations. Je ne prétends pas être un obstacle dans votre vie; je ne veux pas qu’on dise: «Cette femme a brisé l’avenir de ce jeune homme.» Ah! c’est que je ne vous aime pas d’un amour égoïste, moi! Vous reviendrez samedi, à la même heure.

SON GEORGES. J’aurais mieux aimé lundi.

Mme DE MONBAZON. Pourquoi?

SON GEORGES. Oh! pour rien... Va pour samedi. Mais votre mari?

Mme DE MONBAZON. Ne craignez rien; je l’éloignerai, comme toujours.

SON GEORGES. A samedi donc. Adieu, ma belle comtesse. (Sortie.)

Mme DE MONBAZON. le regardant s’éloigner par la fenêtre. Qu’il est gracieux, mon Georges! qu’il a l’air comme il faut!

M. DE MONBAZON, entrant dix minutes après. Bonjour, chère amie. Il n’est venu personne pendant mon absence?

Mme DE MONBAZON. Si fait... ce jeune homme qui désire tant vous voir... M. Georges Mac’Interlop.

M. DE MONBAZON. C’est étrange! Voilà dix-huit mois que ce monsieur a une lettre de recommandation pour moi, et il n’est pas encore parvenu à me la remettre.

Mme DE MONBAZON, indifféremment. Vous vous croisez toujours.

SCÈNE II

Il est cinq heures et demie de l’après-midi. Le théâtre représente la chambre de Georges dans un hôtel garni de deuxième ordre. Adèle, jeune blanchisseuse des environs, s’y trouve seule en ce moment.

GEORGES, entrant, tout essoufflé. Je te jure qu’il n’y a pas de ma faute, mon Adèle! Ouf!

SON ADÈLE. Merci! je te retiens, toi. Une heure de retard! Que dira ma maîtresse de magasin!

GEORGES. Si tu savais que de courses j’ai faites! J’en suis esquinté.

SON ADÈLE. Avec cette toilette de notaire et ces souliers de bal? Tiens, regarde-moi, tiens, tiens! (Elle hausse les épaules.)

GEORGES. J’ai été à l’enterrement d’un de mes amis.

SON ADÈLE, chantonnant. Trou la trou, trou la trou... Si tu avais été à l’enterrement, tu sentirais le vin.—Approche ta tête, s’il vous plaît.—Et ton mouchoir? Pouah! Monsieur se met du musc à présent, comme les vieilles femmes.

GEORGES, à part. Le parfum préféré d’Herminie! Profanation!

SON ADÈLE. Tu sais bien pourtant que je t’ai défendu de te servir d’autre chose que du Bully.

GEORGES. C’est vrai; je ne le ferai plus; pardonne-moi, ma petite Adèle.

SON ADÈLE. Non; tu n’es pas gentil; tu me traites comme la première venue.—Vois, nous sommes au commencement de l’hiver, et tu n’as pas encore retiré mon manteau de chez la mère Trudaine.

GEORGES. Eh bien, et moi, ai-je retiré ma montre?—Voyons, viens m’embrasser, mon loulou. (Il lui prend les mains, et cherche à l’attirer sur ses genoux.)

SON ADÈLE. Aïe! tu me fais mal... Qu’est-ce qui me blesse donc?... Tiens, tu as une nouvelle bague!

GEORGES, à part. Pincé!

SON ADÈLE. Mais c’est un brillant!

GEORGES. Allons donc! une modeste pierre...

SON ADÈLE. Attends que je l’essaie... Elle me va comme si on m’avait pris mesure. Merci, Georges!

GEORGES. Pas de bêtises! Rends ça tout de suite.

SON ADÈLE. Eh bien, quoi? Du strass, tu peux bien m’en faire cadeau. Ne dirait-on pas?

GEORGES. C’est la bague de ma mère!

SON ADÈLE. Connu! Pourquoi ta mère ne la porte-t-elle pas, sa bague?

GEORGES. Elle me l’a confiée pendant vingt-quatre heures pour y faire graver...

SON ADÈLE. Son chiffre; encore connu!—Je sais un graveur qui ne te prendra pas cher. Adieu; il faut que je rentre au magasin.

GEORGES. Veux-tu bien me rendre cette bague?

SON ADÈLE. Madame doit être dans tous ses états. Je suis aussi sûre d’attraper un savon que deux et deux font quatre... Ce sera ta faute. (Elle arrange ses cheveux devant un miroir.)

GEORGES. Mon petit chat, sois raisonnable; tu ne veux pas que je me fâche?

SON ADÈLE. Si; je voudrais voir ça. (Elle se dirige vers la porte.)

GEORGES, lui barrant le passage. Adèle... Une fois, deux fois!... de bonne volonté!

SON ADÈLE. Non! (Elle court à travers la chambre.) Tu me casseras plutôt le doigt... Aïe!... je vais crier... Georges! Eh bien, je te la reporterai demain... bien sûr!

GEORGES. Bien sûr?

SON ADÈLE. Mais lâche-moi! Oh! le monstre! j’ai le poignet tout bleu. (Elle gagne la porte.) C’est égal, ta bague a fait mon caprice! (Elle se sauve.)

GEORGES, la poursuivant. Adèle!

SON ADÈLE, dans l’escalier. Écris ton linge; je l’enverrai chercher.

GEORGES, seul. Après tout, tant pis pour la Monbazon! Je trouverai une excuse.

SCÈNE III

Il est six heures et demie. Le théâtre représente l’arrière-boutique de madame Trudaine, marchande à la toilette.

ADÈLE, entrant. Êtes-vous seule, mère Trudaine?

Mme TRUDAINE. Oui, mon petit pruneau; qu’est-ce qu’il y a pour votre service?

ADÈLE, ôtant la bague de son doigt. Combien ça vaut-il, ça?

Mme TRUDAINE. Peste! ma fille, tu ramasses maintenant de ces petits cailloux-là? Je t’en fais mon compliment. L’amidon va bien, à ce que je vois.

ADÈLE. Combien? combien?

Mme TRUDAINE. Écoute, ma petite, ne joue pas la finesse avec moi; je connais ton jeu comme si je te l’avais taillé. Tu sors de chez le bijoutier, et tu sais son prix.

ADÈLE. Eh bien, après? quel mal y a-t-il à cela?

Mme TRUDAINE. C’est que le prix de maman Trudaine n’est pas tout à fait celui du bijoutier.

ADÈLE. Mais enfin, qu’est-ce vous en offrez, vous?

Mme TRUDAINE. A cause de toi, mon chéri, j’irai jusqu’à cent francs.

ADÈLE, remettant la bague à son doigt. Prenez donc garde d’attraper un effort.

Mme TRUDAINE. Ah! je sais bien, nous préférerions traiter avec le bijoutier, qui est plus généreux, plus large. Mais le bijoutier est curieux; il veut tout savoir, les tenants et les aboutissants; il exige des papiers, et quelquefois il ne paie qu’à domicile. Tandis que maman Trudaine ne demande rien du tout; elle est glissante, elle...

ADÈLE. Mais, dites donc, cette bague vient de mon Georges!

Mme TRUDAINE. Oh! alors, c’est bien simple! Que ton Georges t’accompagne chez le bijoutier. (Moment de silence.)

ADÈLE, embarrassée. Ainsi, nous ne faisons pas affaire, mère Trudaine?

Mme TRUDAINE. Je n’ai pas dit cela, mon bibi.

ADÈLE. Cent francs! Ce n’est pas même le prix du Mont-de-Piété!

Mme TRUDAINE. Voyons, entendons-nous. Tu me dois douze francs pour l’engagement de ton manteau, n’est-ce pas? Bien. Huit francs pour ta robe écossaise. Douze et huit font vingt. Plus, quatre-vingts francs pour la montre de ton homme. Voilà déjà tes cent francs.

ADÈLE. Oui, mais...

Mme TRUDAINE. Laisse-moi finir. Je te rends le manteau, la robe et la montre. Ensuite... tu vas voir si je suis gentille... je te donnerai un joli chapeau, qui n’a pas été porté deux fois, et que je dois aller chercher tout à l’heure avec d’autres choses, chez Élisa Spiralifère, ma meilleure pratique. De plus, tu pourras choisir deux paires de bottines parmi celles que j’ai ici. J’espère que je fais bien les choses!

ADÈLE. Et cinquante francs d’argent.

Mme TRUDAINE. Ah! non.

ADÈLE. Je m’en vais, mère Trudaine.

Mme TRUDAINE. Mais, méchante enfant, tu ne me laisses aucun bénéfice.

ADÈLE. Qu’est-ce que ça me fait?

Mme TRUDAINE. Trente francs, et tais-toi.

ADÈLE. Non.

Mme TRUDAINE. Eh bien, va-t’en; j’aime mieux ça.

ADÈLE. Allons, quarante; voici la bague.

Mme TRUDAINE, la prenant. Les diamants ne sont plus à la mode; c’est d’un goût détestable aujourd’hui.—Je vais te chercher tes nippes.—Et ton petit enfant, comment va-t-il?

ADÈLE. Toujours en nourrice à Saint-Denis, mère Trudaine; il n’a pas été bien portant, ces jours-ci.

Mme TRUDAINE. Ce sont les dents.

SCÈNE IV

Il est minuit passé. Le théâtre représente un salon particulier d’un restaurant du boulevard, où la célèbre Élisa Spiralifère soupe avec quelques-unes de ses amies.

UN GARÇON, entrant. M. le marquis de Beffaria demande à présenter ses hommages à ces dames.

ÉLISA SPIRALIFÈRE. Joseph, nous vous avons défendu de laisser entrer aucun homme ici. Présentez nos excuses à M. le marquis, et dites-lui de nous ficher la paix.

BLANCHE, CAMILLE, ERNESTINE. C’est cela; pas d’hommes! pas d’hommes!

NANCY. Cha tient trop de plache!

ÉLISA SPIRALIFÈRE. Joseph! un parfait!

CAMILLE. Joseph! des impériales!

BLANCHE. Joseph! une carafe frappée!

ERNESTINE. Joseph! le café! les liqueurs! la chartreuse!

NANCY, au piano. Mon arrêt, descends du ciel?.... Venez tous, c’est une fê...ê...ê...te!

TOUTES. Non! non! non!

CAMILLE, à Élisa Spiralifère. Oh! le joli diamant! Depuis quand l’as-tu?

ÉLISA SPIRALIFÈRE. Depuis ce soir.

CAMILLE, tristement. Tu as de la chance, toi.

ÉLISA SPIRALIFÈRE. Je l’ai acheté à ma revendeuse.

CAMILLE. Cher?

ÉLISA SPIRALIFÈRE. Je ne sais pas; nous sommes en compte.

BLANCHE, à Ernestine. Je n’ai jamais compris le javanais.

ERNESTINE. Que tu es bête!

NANCY. Pas à moi, ces dents-là! Regarde donc. (Elle mâche la griffe à sucre.)

ERNESTINE. Je te parie de casser cette autre assiette au même endroit.

BLANCHE. Je te parie que non!—Mesdames, taisez-vous donc; on ne s’entend pas casser les assiettes!

ÉLISA SPIRALIFÈRE. Joseph! (Elle attire le garçon dans un coin du salon.) Vous viendrez chez moi demain matin avec l’addition.

LE GARÇON. Très-bien, madame.

ÉLISA SPIRALIFÈRE. A onze heures.

LE GARÇON. Oui, madame.

ÉLISA SPIRALIFÈRE. Vous insisterez pour être introduit. Il y aura peut-être un monsieur chez moi.

LE GARÇON. Madame peut compter sur la façon discrète...

ÉLISA SPIRALIFÈRE. Vous êtes un serin. Vous parlerez très-haut, au contraire. Vous direz que vous me rapportez cette bague, que je vous ai laissée en nantissement. Prenez-la, avez-vous compris, cette fois?

LE GARÇON. Oui, madame.

ÉLISA SPIRALIFÈRE. Ce n’est pas dommage. Allez maintenant, et envoyez-moi chercher du tabac turc!

LE GARÇON, hésitant. Madame...

ÉLISA SPIRALIFÈRE. Quoi?

LE GARÇON. C’est qu’il y a dans le corridor le jeune M. de Chalossé qui sollicite la faveur...

ÉLISA SPIRALIFÈRE, sévèrement. Encore, Joseph!

TOUTES. A bas les hommes!

SCÈNE V

Le lendemain. Il est onze heures du matin. Le théâtre représente la chambre à coucher d’Élisa Spiralifère, chez qui M. de Monbazon se trouve en visite.

M. DE MONBAZON. Encore, si j’étais certain de votre amour, Élisa!

ÉLISA SPIRALIFÈRE. Pouvez-vous en douter, Paul, après tous les sacrifices que j’ai faits pour vous!

UNE FEMME DE CHAMBRE, entrant. Madame...

ÉLISA SPIRALIFÈRE. Qu’est-ce qu’il y a, Victoire?

LA FEMME DE CHAMBRE. C’est...

ÉLISA SPIRALIFÈRE. Parle. Tu sais bien que je n’ai pas de secrets pour M. le comte.

LA FEMME DE CHAMBRE. Eh bien, madame, c’est un garçon de la Maison Dorée.

ÉLISA SPIRALIFÈRE. Ah! oui, je sais ce que c’est. Fais-le entrer.

M. DE MONBAZON, avec étonnement. La Maison Dorée?...

ÉLISA SPIRALIFÈRE. N’allez-vous pas être inquiet déjà? C’est pourtant bien simple. Hier soir, en sortant des Variétés, j’ai invité trois ou quatre de mes bonnes amies à manger un morceau. Nous avons sucé des crevettes et bu deux doigts de tisane. Une orgie! J’avais oublié mon porte-monnaie; j’ai laissé la première chose venue, c’est sans doute cela que ce garçon me rapporte.

M. DE MONBAZON. Toujours évaporée! (Entrée du garçon.)

ÉLISA SPIRALIFÈRE. Ah! c’est vous, mon ami. (A M. de Monbazon.) Paul, donnez donc dix louis, je vous prie.

M. DE MONBAZON, faisant la grimace. Dix louis de crevettes! diable!

ÉLISA SPIRALIFÈRE. Dix ou onze, je ne sais pas. Avez-vous votre papier, garçon, votre note... comment appelez-vous cela?

LE GARÇON. Voici, madame, avec la bague.

M. DE MONBAZON, après s’être exécuté. Voyons cette bague. Elle est gentille, oui, elle est gentille.

ÉLISA SPIRALIFÈRE. La voulez-vous?

M. DE MONBAZON. Qu’est-ce que vous voulez à la place?

ÉLISA SPIRALIFÈRE. Vous le savez bien, gros vilain... le cachemire... Hein?

M. DE MONBAZON. Oh! Oh!

ÉLISA SPIRALIFÈRE. Vous n’en mourrez pas, chéri.

M. DE MONBAZON, mettant la bague dans sa poche. Encore, si j’étais certain de votre amour, Élisa!

ÉLISA SPIRALIFÈRE. Pouvez-vous en douter, Paul, après tous les sacrifices que j’ai faits pour vous!

SCÈNE VI ET DERNIÈRE.

Même jour. Il est midi et demi. Le théâtre représente le boudoir de madame de Monbazon. Même décoration qu’à la première scène.

M. DE MONBAZON. Bonjour, chère amie. Vous allez bien? Allons, tant mieux. A propos... vous me reprochez toutes mes préoccupations, mon manque de galanterie. Je veux vous prouver aujourd’hui que j’ai été sensible à vos reproches. Permettez-moi de vous offrir ce bijou.

Mme DE MONBAZON. avec stupeur, à part. Ma bague!!!


LES INVITEURS


PERSONNAGES:

CAZENAVE, de Toulouse[1].
ROUCOUMILLE, id.
DIOMÈDE, id.
MOI, de Paris, personnage de convention.

[1] Il me fallait une ville de province pour les besoins de cette esquisse. Je n’ai pas choisi Toulouse, de préférence à une autre, avec l’intention de ridiculiser spécialement ses habitants; je l’ai prise précisément parce que je ne la connais pas, que je n’y suis jamais allé, espérant échapper de la sorte à des suppositions de satire trop directe. (Note de l’auteur.)

PREMIÈRE PARTIE.

Le théâtre représente un café, à Paris. Les quatre personnages ci-dessus y sont groupés autour d’un bol de punch, après un dîner excellent. Les têtes sont un peu échauffées.

CAZENAVE. Comment! vous ne connaissez pas Toulouse?

MOI. Non, monsieur, à mon grand regret.

CAZENAVE. Est-ce possible!—Dis donc, Roucoumille; monsieur n’a jamais vu Toulouse.

ROUCOUMILLE. Oh!!!

CAZENAVE. Il faut absolument que vous nous fassiez l’honneur de venir y passer quelque temps.

ROUCOUMILLE. Vous ne pouvez pas vous en dispenser.

DIOMÈDE. Vous n’avez pas le droit de vivre sans connaître Toulouse.—Garçon! un autre bol de punch!

CAZENAVE. Nous serons heureux de vous y offrir une hospitalité qui ne soit pas trop indigne de vous.

MOI. Merci, messieurs, merci...

CAZENAVE. Nous ne sommes que de petites gens auprès de vous autres Parisiens, mais enfin, quand nous voulons nous mêler de faire les choses... N’est-ce pas, Roucoumille?

ROUCOUMILLE. Fiez-vous à Cazenave: il sait traiter son monde.

MOI. Je suis aussi touché qu’embarrassé de ces témoignages de cordialité.

DIOMÈDE. Eh bien, vous seriez bien bon d’y mettre des façons; on voit bien que vous ne nous connaissez pas.—A votre santé!

MOI. A la vôtre, monsieur. (On choque les verres, et l’on boit.)

CAZENAVE. Voyons, quand venez-vous à Toulouse?

ROUCOUMILLE. Oui, quand partez-vous? dites-nous ça.

MOI. Mais... je ne sais pas... aussitôt que je le pourrai.

ROUCOUMILLE. Pourquoi pas tout de suite?

CAZENAVE. C’est justement la saison des bécassines.

MOI. Cela m’est impossible en ce moment.

DIOMÈDE. Allons, faites un sacrifice. Que diable! vous n’êtes pas tellement retenu à Paris!

MOI. Mais si, je vous assure. Tout ce que je peux vous promettre, pour répondre à vos charmantes instances...

CAZENAVE. Ah!

DIOMÈDE. Écoutons!

MOI. C’est d’aller à Toulouse le printemps prochain.

ROUCOUMILLE, d’un ton désappointé. Dans six mois!

CAZENAVE. Au moins, est-ce une affaire bien entendue?

DIOMÈDE, sur un air de basse. Bien convenue?

MOI. Oh! j’y engage ma parole.

ROUCOUMILLE. A la bonne heure! Vous verrez une ville comme vous n’en avez jamais vue.

DIOMÈDE. Ce n’est pas Paris... c’est autre chose.

CAZENAVE. Je me charge de vous montrer toutes nos curiosités; et nous n’en manquons pas!

DIOMÈDE. Moi, les monuments ne sont pas mon fort, mais je vous ferai manger d’un poisson unique au monde, et boire d’un certain vin... Dis donc, Roucoumille, le vin de l’avocat!

ROUCOUMILLE. Ah! oui! le vin de l’avocat!

CAZENAVE. Oh! le vin de l’avocat!

DIOMÈDE. Il faudra le mener aussi chez le père Morel, un restaurant de Clémence Isaure. C’est là qu’on fait de bons repas.

CAZENAVE. Nous lui ferons faire la connaissance de Constantin.

ROUCOUMILLE. C’est une idée!

CAZENAVE. Vous verrez un bon garçon, sans pose, tout franc, tout rond... pas bête cependant.

DIOMÈDE. Qui, bête? Constantin! Je crois bien qu’il n’est pas bête!

ROUCOUMILLE. Un peu braque, par exemple. Il arrivera chez vous sans chapeau, ou avec un soulier d’une façon et l’autre de l’autre.

DIOMÈDE. Je vous présenterai à notre cercle. Le président sera heureux de vous accueillir.

MOI. En vérité, messieurs, vous me comblez.

ROUCOUMILLE. Êtes-vous amateur d’opéra?

MOI. Jusqu’au délire!

ROUCOUMILLE. Nous avons une troupe comme il n’y en a pas deux. Le ténor est un peu faible; mais la basse... c’est ça.

DIOMÈDE. Nous n’aimons que les basses, à Toulouse.

CAZENAVE. Vous n’aurez pas le temps de vous ennuyer, je vous en réponds.

MOI. J’en suis convaincu.

DIOMÈDE. Et les femmes, donc! Vous nous en direz des nouvelles. Quels yeux! quels cheveux! Et comme c’est établi!—Hein! les femmes, Cazenave?

CAZENAVE. Oui, Clara, la maîtresse à Peyrolle.

ROUCOUMILLE. Et Clotilde, celle au commandant!

DIOMÈDE. Laisse donc! ta Clotilde a quatre dents fausses.

CAZENAVE. Pour une belle femme, parlez-moi de Mariette, qui tient un magasin de modes! Je veux que nous organisions une partie avec elle...

MOI. Messieurs, messieurs, je suis marié!

CAZENAVE. Bah! bah! une fois à Toulouse vous nous appartenez. Nous sommes une petite bande de lurons; nous avons un commissaire de police dans notre manche...—Mais vous ne pourrez rien voir en huit jours. Il faut nous rester un mois.

ROUCOUMILLE. Deux mois!

DIOMÈDE. Tout l’été!

MOI. Je le voudrais de tout mon cœur, mais...

CAZENAVE. Mais quoi? Est-ce que vous ne vous reposez point quelquefois? Est-ce que vous ne prenez jamais de vacances?

MOI. Si fait; je tâcherai...

CAZENAVE. Ah ça! pas de bêtise! Vous savez que vous descendez chez moi, et que vous y demeurerez tout le temps de votre séjour.

MOI. Oh! pour cela, je ne peux accepter.

CAZENAVE. Ce serait me faire un véritable affront, à moi et à mes amis, que d’aller à l’hôtel.

ROUCOUMILLE. Certainement.

DIOMÈDE. D’abord, il n’y en a pas un de passable à Toulouse.

CAZENAVE. Je vous installerai dans une jolie petite chambre, au deuxième étage. Il y a une très-belle vue. Vous serez là entièrement chez vous; vous pourrez sortir et rentrer quand vous voudrez; personne ne vous dérangera.

MOI, ébranlé. Mais c’est moi qui vous dérangerai.

CAZENAVE. Cessez. Je vous attends du premier au quinze mai.

MOI. Eh bien, vous l’emportez, mon cher monsieur, mon cher...

CAZENAVE. Appelez-moi Cazenave tout court, vous me ferez plaisir.

MOI. Oui, mon cher Cazenave, je cède à tant d’urbanité; j’irai à Toulouse, et je descendrai chez vous.—Messieurs, soyez témoins de l’engagement solennel que j’en prends; j’ai éprouvé trop de plaisir dans votre compagnie pour ne pas désirer de me retrouver avec vous le plus tôt possible.—A votre santé encore, messieurs, et au revoir à Toulouse!

TOUS LES QUATRE, unissant leurs verres, comme dans une fin d’acte. A Toulouse!

DEUXIÈME PARTIE

Une rue, à Toulouse.

MOI, un sac de voyage à la main, interrogeant un passant. M. Cazenave, s’il vous plaît?

LE PASSANT. Quel Cazenave? Il y a cent cinquante Cazenave à Toulouse.

MOI. Diable! (Après quelques minutes d’irrésolution, il se met bravement à la recherche de son Cazenave; vers la fin de la journée il en a FAIT soixante-quinze. Il s’adresse, pour le soixante-seizième, à une femme du peuple.) M. Cazenave, s’il vous plaît!

LA FEMME. C’est bien facile; vous voyez ce puits qui fait le coin de la petite place, à côté du marchand de balais? Eh bien, c’est la seconde rue en tournant sur votre droite, après la boutique des demoiselles Fabrègue, dans la maison du menuisier, l’étage au-dessus de M. Subleyras le fils.

MOI. C’est limpide. (Il arrive à la maison indiquée, monte deux étages, et sonne à une porte percée d’un guichet.)

UNE DOMESTIQUE, ouvrant le guichet. Que voulez-vous, vous?

MOI. Voir Cazenave et m’asseoir!

LA DOMESTIQUE. Comment vous nomme-t-on?

MOI. J’aurais préféré lui faire une surprise... (Il donne sa carte; la domestique referme le guichet, et le laisse sur le palier.)

MOI. Précieuse rusticité des mœurs de la province!

LA DOMESTIQUE, revenant au bout de dix minutes, et rouvrant le guichet. Vous êtes bien seul?

MOI. Tiens! cette idée!

LA DOMESTIQUE. Entrez. (Elle l’introduit dans un salon.)

CAZENAVE, survenant, froid, embarrassé, parlant à demi-voix. Monsieur, veuillez m’excuser de vous avoir fait attendre.

MOI, les mains tendues. Cher monsieur... Enfin!... j’ai cru que je ne vous trouverais jamais!

CAZENAVE. J’avais d’abord mal lu votre nom sur votre carte; mais j’ai fini par me rappeler... Nous nous sommes vus si peu de temps!...

MOI. Cela m’a suffi pour me souvenir continuellement de votre courtoisie. Aussi, vous voyez, je suis fidèle à ma promesse. (Montrant son sac de voyage.) Où puis-je déposer ceci?

CAZENAVE. Mais... où vous voudrez... sur le premier meuble venu.

MOI. Cet excellent Cazenave! Pas changé; toujours aussi bonne mine... Je vous aurais reconnu entre mille Cazenave. (Riant.) Il est tellement ému qu’il oublie de m’offrir une chaise. Ma foi! sans façon, je l’accepte! (Il s’assied.)

CAZENAVE, avec un rire forcé. Ah! ah!—Et... peut-on vous demander, au risque d’être indiscret, ce qui vous amène à Toulouse?

MOI. Hein?—Ce qui m’amène à... Ah? oui, oui, oui... je comprends... Elle est bonne!—Ce qui m’amène à Toulouse? (Feignant un grand sang-froid.) Je ne sais pas. (Sur un ton joyeux.) Farceur de Cazenave!

CAZENAVE. Où êtes-vous descendu?

MOI. Je ne suis pas descendu; je vous dis que j’arrive.

CAZENAVE. Dans ce cas, je vous recommande l’hôtel des Colonies; c’est ce que nous avons de moins mal.

MOI, stupéfait. Ah! l’hôtel des...

CAZENAVE. Ou celui des Quatre-Sœurs. La table d’hôte y est préférable.

MOI. Je vous sais gré de ce renseignement.

CAZENAVE. En toute autre circonstance, je me serais fait un plaisir de vous offrir un logement; mais nous sommes si petitement, si petitement... Et puis, j’ai la tante de ma femme qui est venue demeurer chez nous depuis six semaines.

MOI. Pas un mot de plus, Cazenave; je n’ai jamais prétendu être un gêneur. Vous savez quelles ont été mes résistances à ce sujet. L’hôtel des Quatre-Sœurs fera parfaitement mon affaire; je vous dirai même plus: cette nouvelle combinaison me met à mon aise.

CAZENAVE. J’en suis ravi.

DIOMÈDE, entrant. Comment vas-tu, Cazenave, mon vieux?

MOI. Monsieur Diomède!—Parbleu! la place m’est heureuse!

CAZENAVE, à Diomède. Est-ce que tu ne remets pas ce monsieur!

DIOMÈDE. Attends donc...

CAZENAVE. C’est monsieur N..., de Paris, avec qui nous avons soupé un soir... tu sais bien... et avec Roucoumille.

DIOMÈDE. Bah! C’est étonnant comme ma mémoire s’en va! Enchanté néanmoins de vous revoir, monsieur...—Qu’est-ce que vous venez faire ici?

MOI, à part. Lui aussi!

DIOMÈDE. Quelle diantre d’affaire peut vous avoir conduit dans notre trou?

MOI. Un trou?

DIOMÈDE. Eh oui! morbleu! et de la pire espèce. (Il se jette sur un canapé.)

MOI. Vous ne disiez pas cela, il y a six mois; Cazenave non plus. A vous entendre, Toulouse...

CAZENAVE. Ah! Toulouse est bien changée!

DIOMÈDE. Changée du tout au tout.

CAZENAVE. Le commerce est mort.

MOI. Bon! il reste encore les monuments, les bons repas, les femmes charmantes, le théâtre...—Vous me mènerez chez le père Morel, au restaurant de Clémence Isaure.

DIOMÈDE. Le père Morel?... Ah oui!—Mais c’est qu’il est retiré; il a cédé son fonds.

MOI. Eh bien, nous irons chez son successeur. Je ne tiens pas au père Morel, moi; je ne tiens qu’à ses fourneaux. Vous m’avez aussi prôné un vin dont je veux boire: le vin de l’avocat.

DIOMÈDE. Hum! il ne doit pas lui en rester beaucoup.

MOI. Nous boirons le reste.—Oh! j’ai votre programme gravé dans la tête, et je ne vous ferai grâce d’aucun article. Lequel des deux me présente au cercle?

CAZENAVE. Ce sera Diomède, car moi, je n’y mets presque plus les pieds, autant dire.

DIOMÈDE. Le cercle!... Moi, présenter quelqu’un au cercle! Il y a bel âge que je les ai tous envoyés coucher... un tas d’imbéciles, de serins!

MOI. Je vois qu’il faudra que je me rabatte sur le théâtre.

CAZENAVE. Il est fermé.

MOI. Fermé!

DIOMÈDE. Est-ce qu’il y a un théâtre possible à Toulouse? Est-ce qu’on vient à Toulouse pour aller au théâtre!

MOI. Mais dites donc, si je suis venu à Toulouse, c’est parce que vous m’avez engagé à y venir, entendez-vous!

DIOMÈDE. Une fichue idée que nous vous avons donnée là.

MOI. Allons, allons, vous êtes des sournois; vous hésitez et vous vous consultez avant de me recevoir dans votre confrérie. Rassurez-vous, je suis un drille de votre trempe, et je ne trahirai pas vos secrets. A Issoudun, j’aurais été un des plus hardis compagnons de la Désœuvrance; à Toulouse, je ferai merveille dans votre bande de lurons.

DIOMÈDE. Ah bien, oui! notre bande! dissoute, mon cher monsieur, dissoute. Nous nous couchons maintenant à neuf heures.

MOI, incrédule.—Mariette aussi?

DIOMÈDE. Quelle Mariette?

MOI. Vous savez bien... qui tient un magasin de modes.

DIOMÈDE. Il n’y a plus de Mariette pour moi. Il n’y a plus de veilles; il n’y a plus rien. C’est fini.

MOI. Comment? fini!

DIOMÈDE. Je ne bois plus, je ne mange plus, je me soigne. Voyez-vous, les bons dîners, les noces, tout cela c’est de la duperie. On y laisse sa peau à ce jeu-là. (Tirant sa montre.) Cinq heures! Je vais prendre mon huitième bouillon aux herbes. Rien ne vaut cela, monsieur, rien! vous y viendrez comme les autres. Adieu, Cazenave. (Il sort.)

CAZENAVE, après un moment de silence. Il a raison.

MOI. Il a raison?

CAZENAVE. Oui. C’est bon, à vous autres, Parisiens, cette vie de dissipation. C’est votre élément.

MOI, à part. Des injures, par-dessus le marché. (Prenant son sac de voyage.) Adieu.

CAZENAVE. Je vous retiendrais bien à dîner, si je n’avais pas aujourd’hui ma belle-mère, qui est loin d’être gaie, la pauvre femme. Mais il faudra que vous me donniez un jour...

MOI. Vraiment?

CAZENAVE. Lorsque vous repasserez par Toulouse...


LE PHOTOGRAPHE


La scène est chez un photographe,—célèbre, cela va sans dire,—ils le sont tous. Le théâtre représente la salle de pose; plusieurs objectifs sont dressés çà et là, menaçants comme une batterie. Sur une estrade, un fauteuil sculpté, frangé, en velours vert;—à côté, une colonne en bois;—une toile de fond, figurant un paysage italien. Des livres et des vases de fleurs encombrent une table recouverte d’un tapis, qui tombe jusqu’à terre. Il est midi et demi; le soleil boude, comme un associé mécontent.—Au lever du rideau, le photographe, habillé à l’instar d’un premier rôle de l’Ambigu, joue aux cartes avec un de ses apprentis.

L’APPRENTI. Je demande.

LE PHOTOGRAPHE. Combien?

L’APPRENTI. Quatre.

LE PHOTOGRAPHE. En voilà quatre. (A un domestique qui se présente.) Est-ce qu’il y a beaucoup de monde au salon?

LE DOMESTIQUE. Six personnes, monsieur.

LE PHOTOGRAPHE. Sont-elles inscrites?

LE DOMESTIQUE. Oui, monsieur.

LE PHOTOGRAPHE. Ont-elles donné des arrhes?

LE DOMESTIQUE. Oui, monsieur.

LE PHOTOGRAPHE. Fais-les attendre.

LE DOMESTIQUE. C’est qu’elles attendent déjà depuis une heure.

LE PHOTOGRAPHE. Donne-leur à feuilleter les collections, dans ce cas.

LE DOMESTIQUE. Je les leur ai données, monsieur.

LE PHOTOGRAPHE. Même la Galerie des rois de France?

LE DOMESTIQUE. Même la Galerie.

LE PHOTOGRAPHE. Et l’Album du Notariat aussi?

LE DOMESTIQUE. Ah! non, monsieur.

LE PHOTOGRAPHE. Étourdi! le plus beau fleuron de ma couronne! Va vite leur faire admirer l’Album du Notariat. (Sortie du domestique. A l’apprenti.) Nous disons...

L’APPRENTI. Le roi.

LE PHOTOGRAPHE. Que le diable t’emporte!

L’APPRENTI. Valet de trèfle.

LE PHOTOGRAPHE. Atout... atout... Conçois-tu quelque chose à la rage qu’ont tous ces individus de faire faire leur portrait?

L’APPRENTI. Inexplicable.

LE PHOTOGRAPHE. Ils n’ont donc pas de miroir chez eux pour s’y regarder tant que cela leur plaît! (Au domestique, qui se représente.) Encore?

LE DOMESTIQUE. Monsieur, ce n’est pas ma faute. On se plaint.

LE PHOTOGRAPHE. Bah! murmures flatteurs de ma renommée grandissante... Il fallait annoncer que j’étais avec les ambassadeurs du Pic de Ténériffe. Qu’est-ce que tu as à la main?

LE DOMESTIQUE. C’est la carte d’une demoiselle qui insiste pour être introduite tout de suite.

LE PHOTOGRAPHE. Folle naïveté!

LE DOMESTIQUE. Elle prétend qu’elle vous est recommandée par M. Jules Prével.

LE PHOTOGRAPHE. Diable! M. Jules Prével, une influence, une tête de lettre! Passe-moi cette carte: «Mademoiselle Acacia, artiste dramatique.»

L’APPRENTI. Joli nom.

LE PHOTOGRAPHE. S’est-elle fait inscrire à l’avance?

LE DOMESTIQUE. Non, monsieur.

LE PHOTOGRAPHE. A-t-elle donné des arrhes?

LE DOMESTIQUE. Non, monsieur.

LE PHOTOGRAPHE. Fais-la entrer. (A l’apprenti.) Toi, misérable apprentif, au laboratoire!

LE DOMESTIQUE. Par ici, mademoiselle.

MADEMOISELLE ACACIA. Oh! la drôle d’odeur!

LE PHOTOGRAPHE. Détestable, en effet... C’est du collodion... quelque chose d’infect, et qui s’attache aux vêtements. Il faut huit jours pour s’en débarrasser.

MADEMOISELLE ACACIA. Ah! mon Dieu!

LE PHOTOGRAPHE. N’en croyez pas un mot.—Tiens! mais je vous ai vue quelque part.

MADEMOISELLE ACACIA. Au théâtre.

LE PHOTOGRAPHE. Au théâtre, je veux bien: je ne suis pas méchant, moi. A quel théâtre?

MADEMOISELLE ACACIA. Vous savez: rue de la Tour-d’Auvergne.

LE PHOTOGRAPHE. Il y a donc un théâtre rue de la Tour-d’Auvergne?

MADEMOISELLE ACACIA. Voyons, vous n’allez pas me faire poser?

LE PHOTOGRAPHE. Si... en pied.

MADEMOISELLE ACACIA. A la bonne heure! Promettez-moi de me faire aussi bien que mon amie Clémentine.

LE PHOTOGRAPHE. Clémentine qui?

MADEMOISELLE ACACIA. Eh bien, Clémentine. Vous ne connaissez donc rien?

LE PHOTOGRAPHE. Je ne connais pas Clémentine, voilà tout.

MADEMOISELLE ACACIA. J’ai sa carte sur moi, tenez.

LE PHOTOGRAPHE, jetant un coup d’œil dédaigneux sur la carte. Cela ne sort pas de nos ateliers. Ensuite, mademoiselle, nous n’aurons pas beaucoup d’efforts à vous faire aussi jolie que votre amie.

MADEMOISELLE ACACIA. Vrai?

LE PHOTOGRAPHE. Surtout si vous consentez à poser dans le même costume qu’elle.

MADEMOISELLE ACACIA. C’est bien comme cela que je l’entends... dans mes costumes de théâtre.

LE PHOTOGRAPHE. De théâtre, puisque vous le voulez. Est-ce que vous en avez plusieurs?

MADEMOISELLE ACACIA. Je le crois bien! C’est moi qui joue les fées dans les revues, les lutins dans les ballets, les sylphes dans les féeries, les pages dans le drame, les jockeys dans le vaudeville...

LE PHOTOGRAPHE. Je vois cela d’ici, sans jumelles. Mais alors, vous allez entrer dans cette chambre, à côté.

MADEMOISELLE ACACIA. Pour quoi faire?

LE PHOTOGRAPHE. Pour vous habiller.

MADEMOISELLE ACACIA. Oh! il n’y a qu’à ôter.

LE PHOTOGRAPHE. Raison de plus. Vous trouverez là une toilette garnie.

MADEMOISELLE ACACIA. Y a-t-il une pomme d’api?

LE PHOTOGRAPHE. Une pomme d’api elle-même... avec une boîte à couleurs.

MADEMOISELLE ACACIA. Peste! vous faites bien les choses, vous.

LE PHOTOGRAPHE. En avez-vous pour longtemps?

MADEMOISELLE ACACIA. Trois secondes! Changement à vue!—Pourquoi cette question?

LE PHOTOGRAPHE. C’est que je vous demanderai la permission d’expédier une ou deux têtes de bourgeois, en vous attendant.

MADEMOISELLE ACACIA. Autant de têtes que vous voudrez; je ne suis pas plus pressée que cela.

LE PHOTOGRAPHE. Car je ne dois pas vous céler que je vous ai fait passer avant un secrétaire de ministre et deux agents de change.

MADEMOISELLE ACACIA. Oh! des agents de change! On les connaît tous, mon photographe. J’ai leur tableau dans ma chambre à coucher.

LE PHOTOGRAPHE. Des agents de change ou des banquiers, je ne sais pas au juste. Enfin, des gens excessivement bien.—Vous ferez sonner le timbre quand vous serez prête. (Mademoiselle Acacia entre dans une chambre voisine. Il appelle le domestique.) Domitien!

LE DOMESTIQUE. Monsieur?

LE PHOTOGRAPHE. Introduis les clients... par ordre alphabétique.

LE DOMESTIQUE. Les clients sont partis, monsieur.

LE PHOTOGRAPHE. Comment, partis? Depuis quand? Et de quel droit?

LE DOMESTIQUE. Ils se sont impatientés.

LE PHOTOGRAPHE. Bravo, c’est une réclame magnifique; ils vont se plaindre partout.

LE DOMESTIQUE. Il y en avait de furieux.

LE PHOTOGRAPHE. Je ne redoute pas la réclame au courroux.—Pourtant, cela me gêne à l’heure qu’il est; voilà justement le soleil qui se lève: un jour superbe! Il faudrait utiliser ce météore, comme dirait un vaudevilliste. (Jetant les yeux sur son domestique.) Domitien!

LE DOMESTIQUE. S’il vous plaît, monsieur?

LE PHOTOGRAPHE. Ai-je fait ton portrait?

LE DOMESTIQUE. Vingt-sept fois, monsieur.

LE PHOTOGRAPHE. En vérité?

LE DOMESTIQUE. Je suis exposé à tous les coins de rue du quartier, debout, assis, tête nue, en casquette, avec mon plumeau, sans mon plumeau, avec ma culotte de peluche, de face, de trois-quarts...

LE PHOTOGRAPHE. C’est que tu as, en effet, une très-belle tête de serviteur. Allons, mets-toi là, et profitons du soleil.

LE DOMESTIQUE. Quoi! monsieur serait encore assez bon?...

LE PHOTOGRAPHE. Oui, je serai encore assez bon.—Diables de clients!

LE DOMESTIQUE. Cela fera la vingt-huitième fois.

LE PHOTOGRAPHE. Bah! bah! je te retiendrai cela sur tes gages.

LE DOMESTIQUE. C’est que si cela était égal à monsieur, moi je ne tiens pas beaucoup à avoir un nouveau portrait.

LE PHOTOGRAPHE. Eh bien, je te le ferai pour rien. Dépêchons.

LE DOMESTIQUE, grognant. Mon ouvrage n’avance pas pendant ce temps-là...

MADEMOISELLE ACACIA, sortant de la chambre, en maillot et en jupe de gaze. Là, me voilà! Suis-je bien? (Apercevant le domestique, et riant.) C’est ça votre agent de change?

LE PHOTOGRAPHE, embarrassé. Non, c’est mon domestique. Je faisais une étude... de queue-rouge. N’est-il pas vrai qu’il a une bonne tête de Jocrisse?—Tu peux te retirer, mon garçon.

LE DOMESTIQUE, indigné. Jocrisse! (Il sort.)

MADEMOISELLE ACACIA. Comment me trouvez-vous?

LE PHOTOGRAPHE. Pas mal.

MADEMOISELLE ACACIA. Est-ce que je ne suis pas assez décolletée?

LE PHOTOGRAPHE. Oh! si, si.

MADEMOISELLE ACACIA. Ma jupe est peut-être un peu longue... je vais la raccourcir.

LE PHOTOGRAPHE. Non pas! non pas! Diantre! c’est déjà furieusement court comme cela.

MADEMOISELLE ACACIA. Elle est coupée sur le modèle de celle de Clémentine.

LE PHOTOGRAPHE. Ah! c’est une garantie.—Et puis, d’ailleurs, nous mettrons au bas: «Mademoiselle Acacia, dans le rôle de... de...

MADEMOISELLE ACACIA. De Trilby.

LE PHOTOGRAPHE. De Trilby... cela sauve tout. Essayons l’attitude, à présent.

MADEMOISELLE ACACIA. Je vais me mettre à cheval sur une chaise, comme Clémentine.

LE PHOTOGRAPHE. Fi! vous n’y pensez pas!

MADEMOISELLE ACACIA. Aimez-vous mieux que j’aie un pied à terre et l’autre posé sur cette table?

LE PHOTOGRAPHE. De pis en pis. Pourquoi pas tout de suite faire: Portez armes avec votre jambe?

MADEMOISELLE ACACIA. Tout de même.

LE PHOTOGRAPHE. Ou le grand écart?

MADEMOISELLE ACACIA. Je peux essayer.

LE PHOTOGRAPHE. Ma chère belle, ne sortons point des bornes de l’anacréontisme; laissons à Vénus sa ceinture...

MADEMOISELLE ACACIA. Laissons les roses aux rosiers. Cependant je ne peux pas rester droite comme un piquet.

LE PHOTOGRAPHE. Comme un piquet, non, mais comme un arbrisseau flexible. Voyons, montez sur ce tremplin; arrondissez le bras gauche par-dessus votre tête, d’une façon provocante; et, de votre main gauche, pincez votre jupe à la façon des danseuses espagnoles. Là! Appuyez votre tête entre ces deux branches de fer. Oui. Laissez-moi juger de l’effet à distance. Très-bien! Renversez un peu le corsage. Parfait! Est-ce assez Trilby, ô mon Dieu!

MADEMOISELLE ACACIA. Où faut-il que je regarde?

LE PHOTOGRAPHE. Du côté de la porte. Ne craignez pas de forcer l’expression. (Il va à son objectif.) Oh! que c’est bien comme cela!

MADEMOISELLE ACACIA. Dites donc, il n’est pas chargé?

LE PHOTOGRAPHE. Laissez-moi tranquille... Moins de jupe, lâchez un peu de jupe.

MADEMOISELLE ACACIA. Êtes-vous donc amusant avec votre voile noir sur la tête!

LE PHOTOGRAPHE. Pas de plaisanterie.

MADEMOISELLE ACACIA. Puis-je remuer les yeux?

LE PHOTOGRAPHE. Tant que cela vous fera plaisir; mais vous ne ferez plus aucun mouvement quand je dirai: Stope!

MADEMOISELLE ACACIA. Ne me regardez pas, vous allez me faire rire.

LE PHOTOGRAPHE. Y êtes-vous?

MADEMOISELLE ACACIA. Attendez. Il me prend une douleur au cœur.

LE PHOTOGRAPHE. Bon!

MADEMOISELLE ACACIA. Cela passe.

LE PHOTOGRAPHE. Ne parlez plus. Une, deux, trois... stope! (Quelques secondes s’écoulent.)

MADEMOISELLE ACACIA, tressaillant. Hein?

LE PHOTOGRAPHE. Chut.

MADEMOISELLE ACACIA, entre ses dents. Oh!

LE PHOTOGRAPHE, frappant du pied. Là, voilà que vous avez tout fait manquer!

MADEMOISELLE ACACIA. Écoutez donc j’avais des fourmis dans les mollets. (Elle saute à bas de l’estrade.)

LE PHOTOGRAPHE. Comme c’est agréable!

MADEMOISELLE ACACIA. Et votre branche de fer dans les oreilles, croyez-vous que c’est agréable aussi! Et puis quoi? Nous allons recommencer, mon petit photographe, voilà tout.

LE PHOTOGRAPHE. Voilà tout! Lorsqu’il y a plus de quinze personnes qui attendent dans l’antichambre!

MADEMOISELLE ACACIA. Connu!... Fume-t-on chez vous?

LE PHOTOGRAPHE. Parbleu!

MADEMOISELLE ACACIA. Alors, passez-moi le pot à tabac.

LE PHOTOGRAPHE. C’est une idée. (Ils roulent des cigarettes.)

MADEMOISELLE ACACIA. Dites-donc, mon petit photographe, est-ce que vous me mettrez dans un grand cadre, sur le boulevard?

LE PHOTOGRAPHE. Certainement.

MADEMOISELLE ACACIA. En belle compagnie?

LE PHOTOGRAPHE. Splendide!

MADEMOISELLE ACACIA. Ah! quel bonheur! (Elle vient s’asseoir à côté de lui.) Voulez-vous être gentil, gentil, gentil?... Placez-moi à côté d’un général.

LE PHOTOGRAPHE. Un général?

MADEMOISELLE ACACIA. C’est un caprice. Clémentine est à côté d’un député.

LE PHOTOGRAPHE. On tâchera de se procurer un général. (Jetant sa cigarette.) Allons, recommençons.

MADEMOISELLE ACACIA. Déjà! que c’est ennuyeux!

LE PHOTOGRAPHE. Au fait, l’heure est bien avancée, le soleil baisse, et je suis rompu de fatigue. Remettons la séance.—Ah! la journée a été rude!

MADEMOISELLE ACACIA. Quand faudra-t-il que je revienne?

LE PHOTOGRAPHE. Eh bien, mais... ce soir... Entre dix et onze heures.

MADEMOISELLE ACACIA, pudiquement. Monsieur...

LE PHOTOGRAPHE. Je vous ferai à la lumière électrique.


IL SAIT OU EST LE CADAVRE


I

Tout est là: savoir où est le cadavre.

Et quand on le sait, on est le maître de la situation.

Ah! c’est une jolie langue que le parisien, et qui pour la plupart des habitants de nos fertiles provinces n’est pas sans rapport avec le tibétain. De nos jours, elle a été singulièrement enrichie par Gavarni, par les acteurs, par les ouvriers typographes et par quelques condamnés à mort.

Pourtant, il ne faut pas confondre le parisien pur avec l’argot.

L’argot crée des mots;—le parisien se contente des mots créés; il vit en bonne intelligence avec les dictionnaires français, et ne procède que par images.

Mais quelles images!

Tropes-clowns! Métaphores plus soudaines et plus hardies que des danseuses espagnoles! Comparaisons saisies de vertiges! Hyperboles qui ont dû s’épanouir dans un coup de foudre, comme la fleur de l’aloès.

Et adjectifs de toutes les couleurs!

Une illumination générale de la grammaire!

C’est en langue parisienne qu’on dit:

Avoir son plumet,—pour: être gris.

Attraper un papillon de guinguette,—pour: recevoir un coup de poing.

Lâcher la rampe,—pour: se laisser mourir.

Avaler un enfant de chœur,—pour: boire un verre de vin rouge.

Et Il sait où est le cadavre,—pour: il connaît un secret.

II

Qu’il y ait une histoire sinistre sous ces paroles, on ne peut pas en douter. Seulement, les renseignements me manquent—ainsi que pour cette autre locution, qui m’a souvent fait rêver: «Croquer le marmot.»

Il est évident qu’il y a eu autrefois un marmot de croqué par quelqu’un qui s’impatientait.

Ça, revenons à notre cadavre.

Il y a des cadavres de toutes sortes et de toutes dimensions: des cadavres bien embaumés dans des cercueils de cèdre; de jolies momies ornées de bandelettes élégantes; des cadavres poétiques enfin,—comme la tête de cet amant qu’une femme des contes de Boccace enterre dans un pot de fleurs.

Il y a aussi des cadavres horribles, défigurés, crispés, que le coup de pelle d’un paysan expose soudainement au grand jour, et qui n’ont d’autre linceul qu’un haillon taché de sang...

III

Francbeignet se présente chez un riche négociant.

Francbeignet a une cravate jaune et un large pantalon; il mâche un cigare éteint.

Un garçon de bureau, qui lit le Pays dans un fauteuil de cuir, devant un pupitre, le toise et lui dit:

—Monsieur n’y est pas.

—Tu as vu cela, toi? réplique Francbeignet avec un air goguenard.

Et, d’un revers de main, envoyant le Pays au plafond, il ajoute:

—Tu vas me faire l’amitié d’annoncer à ton maître que son ami Francbeignet a besoin de le voir sur-le-champ. Entends-tu? son cher petit Francbeignet.

Le garçon de bureau, abasourdi, se lève et accomplit la commission.

Francbeignet est immédiatement introduit auprès du négociant.

—Tu vas bien, Édouard? lui dit Francbeignet en se jetant sur un canapé.

—Oui... Qui... Que me veux-tu?

—Oh! presque rien.... Tu est fort bien logé ici, sais-tu? Jolie vue... le mouvement du port... Combien paies-tu cela?

Le négociant feint de remuer une masse considérable de papiers.

—Si tu es occupé, dit Francbeignet, je reviendrai.

—Non, non! réplique vivement le négociant; je suis tout à toi.

—Tes affaires vont comme sur des roulettes, à ce que j’entends répéter par tout le monde. Je t’en félicite. D’ailleurs, tu mérites ton bonheur; tu as toujours été très-actif, très-habile, très...

Le négociant s’agite sans répondre.

—Où mets-tu les allumettes? continue Francbeignet, en se levant et en cherchant par la chambre.

Quand il en a trouvé une, et quand il a essayé de rallumer son tronçon de cigare charbonné:

—Ah! ça tu ne me demandes pas ce que je fais, moi? s’écrie-t-il.

—Eh bien, qu’est-ce que tu fais!

—Je suis à la tête d’une entreprise magnifique, mon cher! Je dirige une usine de décortication de haricots, à la Villette... j’anoblis le soissonnais; je réhabilite un légume estimable, en lui enlevant ce vernis de ridicule sous lequel le préjugé l’a tenu étouffé trop longtemps.

—Ah!

—La chance m’a souri à mon tour; d’ici à deux ans j’aurai deux cent mille francs. Mais pour faire face aux premières éventualités, j’ai besoin de dix mille francs... que je viens te demander, mon bon Édouard.

Le bon Édouard saute sur son siége, de façon à en rompre tous les élastiques.

—Dix mille francs! répète-t-il.

—Dix ou douze, comme tu voudras, dit Francbeignet insensible à cette expérience de galvanisme.

—Es-tu fou?

—Peut-être bien... sans le savoir.

—C’est impossible, dit sèchement le négociant.

—Oh! je suis sûr du contraire! dit Francbeignet, essuyant tranquillement du revers de la main la poussière qui est au bas de son large pantalon.

—Comment cela?

—Tu ne veux pas que je te fasse l’injure de m’adresser ailleurs, je suppose.

—Mais...

—Non, cela ne serait pas décent.

—Où veux-tu que je les prenne, ces dix mille francs? dit le négociant en levant les bras vers l’Éternel.

—Dame!... où as-tu pris les autres, répond Francbeignet.

Le négociant emprunte les tons d’un parfait à la pistache.

—Te souvient-il de nos farces d’autrefois? dit Francbeignet; que d’imagination tu avais en ce temps-là! les bons tours que tu savais inventer! Et cette certaine nuit, chez...

Francbeignet n’achève pas.

Dix billets de banque sont tombés dans sa main.

Il sait où est le cadavre.

IV

—Je te chasserai, maraud! glapit un petit vieillard, écumant de colère et trépignant dans un salon décoré pompeusement.

Le maraud, qui est un valet de chambre, demeure indifférent et immobile.

—Je te ferai périr sous le bâton, faquin!

Le faquin se contente de hausser imperceptiblement les épaules.

—Je te livrerai à la justice, pendard!

Le pendard ébauche un sourire et compte les boutons de sa veste.

—Va-t’en! dit le vieillard à bout de forces.

Le valet de chambre, comme s’il n’avait pas entendu, se dirige vers une armoire, et l’ouvrant, il dit:

—Monsieur le comte mettra-t-il aujourd’hui son corset bleu-de-ciel ou son corset amarante?

Le vieillard pousse un cri étouffé.

Le valet de chambre poursuit:

—Monsieur le comte a reçu ce matin deux nouvelles perruques; laquelle des deux faudra-t-il lui essayer?

Le vieillard va fermer la porte.

Le valet de chambre dit:

—Monsieur le comte ne se souvient plus que mademoiselle Éléonore vient le voir dans deux heures, et qu’il n’a pas encore commencé sa toilette.

Le vieillard tend vers lui ses mains suppliantes.

Le valet de chambre dit:

—Monsieur le comte oublie sans doute qu’il m’a chassé.

Le vieillard tombe à genoux...

Le valet de chambre ne s’en ira pas, il ne s’en ira jamais.

Il sait où est le cadavre.

V

Dans une des tribunes de l’hippodrome de la Marche, une jeune femme est assise. C’est une des plus séduisantes reines d’un monde de dissipation, d’élégance et d’amour. Elle est admirablement jolie, admirablement vêtue. Ses yeux ont de l’esprit. Elle a un nom aussi célèbre que ceux des chevaux qu’elle regarde courir.

Derrière elle, mais formant un groupe à part, se tiennent quelques jeunes gens à la mode, riant et pariant.

Arrive un gandin au milieu d’eux, un gandin heureux de sa personne, bruyant, chauve, portant aux bas-côtés des joues une paire démesurée de buissons flavescents qui semblent deux commencements d’incendie, habillé comme un garçon coiffeur qui voudrait faire rire ses camarades, c’est-à-dire couvert d’un paletot aussi court qu’un gilet de flanelle, le menton scié par un col d’un métal inconnu, l’œil clignotant, la bouche entr’ouverte.

Voici les paroles que laisse échapper ce gandin, d’une voix singulièrement claire:

—Bonjour... bonjour... Comment va? Je viens du pesage. On ne fera rien aujourd’hui, je l’ai dit à Mackensie. Qu’est-ce que vous faites là? Est-ce qu’il y a des femmes? les connaît-on? d’où cela sort-il? Si vous voyez Jeanne, ne lui dites pas que je suis ici: elle me cherche partout pour me casser son éventail sur la figure. Avec qui est donc Frédéric... là-bas, oui?... Ce n’est pas possible, le voilà remis avec Mathilde! A propos, avez-vous quelque chose d’arrangé pour ce soir? Je suis parti hier après le quatrième acte; j’ai soupé avec Anna et les deux Chambuy-Roufflet; Anna a été étourdissante, elle a eu des mots... A qui dis-tu bonjour! Bah! la petite Lucie? elle va bien depuis cet hiver. Moi, je n’en peux plus! je suis dégoûté des femmes, je ne veux plus qu’on m’en parle. Je ne sais vraiment pas comment j’existe depuis quelque temps en menant un train pareil! Tout autre que moi serait sur les dents. Il faut avoir une santé de fer comme j’en ai une...

Tout à coup, la jeune femme qu’il n’a pas encore vue se retourne vers lui, en montrant un visage moqueur.

Le gandin rougit et perd la parole.

On le presse en vain de continuer, il rompt la conversation, il cesse de se vanter de sa santé de fer.

Elle sait où est le cadavre.

VI

Le grand critique s’est enveloppé dans sa grande robe de chambre, et il s’est préparé à écrire son grand article pour son grand journal.

Un de ses amis (l’avant-dernier) entre, et se penche sur son papier.

—Quelle est la victime d’aujourd’hui? demande-t-il.

—Une victime de troisième choix, dit le grand critique, en essayant de sourire sans se compromettre; un jeune!

—De la chair fraîche?

—Oh! presque crue... un réaliste! Il est temps de réagir contre une école superficielle et simplement grossière. M. Constantin Goëmon a osé m’envoyer son nouveau roman: le Couteau ébréché, scènes de la vie d’abattoir.

L’ami se gratte le nez.

—Je venais justement vous recommander M. Goëmon, dit-il.

—J’en suis fâché, répond le grand critique; mais il sera égorgé avec son propre couteau, et il n’aura que ce qu’il mérite.

—C’est pourtant un jeune homme agréable, laborieux, modeste; je le connais intimement, et j’avais espéré...

—Son roman est mauvais et obtient du succès; Goëmon est condamné.

—Est-ce votre dernier mot?

—Parbleu!

—Alors, tant pis pour vous! dit l’ami.

—Qu’entendez-vous par ces mots? demande le grand critique étonné.

—J’entends que M. Goëmon est décidé à vous rendre la pareille; il a ses entrées dans plusieurs journaux, et il peut vous faire un fort ridicule parti. Vous avez l’épiderme sensible, à ce que je crois me rappeler?

—Je l’avoue; je n’ai jamais pardonné à M. de Chateaubriand de m’avoir traité en petit garçon; et Balzac est rayé pour moi du nombre des vivants depuis quelques plaisanteries malséantes.

—Goëmon ne vous épargnera guère.

—Bon! menaces d’enfant! quelles sont ses armes?

—Il a découvert sur les quais un péché de votre jeunesse, un petit livre burlesque, passablement compromettant, signé de vous et intitulé: Cocorico.

Cocorico! s’écrie le grand critique; cela est faux! J’en ai fait rechercher et détruire tous les exemplaires.

—Pas tous, puisque Goëmon en a un; je l’ai vu, vous dis-je.

—O mon Dieu! murmure le grand critique.

—Et il est déterminé à en publier des extraits, dont le ton scandaleux contrastera étrangement avec la solennité de vos articles actuels.

—Des extraits de Cocorico! il faut l’en empêcher!

—N’est-ce pas?

—A tout prix!

—Alors... dit l’ami, en replaçant sous ses yeux le volume de son protégé.

Le grand critique soupire et ne répond pas.

Constantin Goëmon peut être tranquille: il ne sera pas abîmé par le grand critique.

Il sait où est le cadavre.


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