← Retour

Les femmes qui font des scènes

16px
100%

LA SYMPHONIE DU BANQUET


Le grand salon des Provençaux. Une table magnifiquement servie. Soixante convives recrutés dans le Paris très-connu et très-mêlé: représentants de l’industrie, de l’art, de la dissipation. Éclairage à outrance. On vient d’annoncer que le dîner est servi; tout le monde se place.

Andante

—A côté de moi, monsieur Billeron. Vous, Édouard, ici, si vous voulez bien.

—Tiens, Vermot! Il faut des circonstances comme celle-ci pour te rencontrer. Je ne te demande pas comment tu te portes. Mâtin! le ventre d’un homme arrivé. Change donc de couvert avec Alphonse. Que nous causions, au moins.

—Vous cherchez votre nom? Je crois l’avoir vu à l’autre bout de la table.

—Ah! merci.

—Sept heures moins le quart; et l’invitation était pour six heures. Comme c’est agréable!

—Qu’est-ce que ça vous fait, mon cher!

—Ça me fait que c’est jour des Italiens, et que je serai obligé de partir à neuf heures.

—Bon! voilà Lambert. Hé! Lambert, par ici, par ici. Il est myope comme Augustine Brohan.

—Oh! mille pardons, monsieur, je vous ai heurté.

—Ce n’est rien.

—Lequel? celui qui a la cravate blanche?

—Non; l’autre qui est chauve et qui se tourne vers nous à présent.

—Ah! je le vois. C’est le baron de Mondénard, un homme très-distingué; il est de tous les conseils de surveillance.

—Monsieur, il reste trois couverts inoccupés; faut-il les enlever?

—Non, laissez-les; on viendra peut-être.

—Je me félicite du hasard qui m’a rapproché de vous, monsieur; il y avait bien longtemps que je désirais faire votre connaissance.

—Monsieur... Croûte au pot ou printanier?

—Croûte au pot.

—On a fait 68 80; quant aux actions de chemins de fer, calme complet. Printanier.

—Madame va bien?

—Vous êtes trop bon. Elle va à merveille. Printanier, garçon. Elle se plaint, comme moi, de ne plus vous voir. Vous êtes rare comme les beaux jours.

—Si vous saviez combien j’ai eu d’affaires depuis deux mois! Croûte au pot.

—Je n’ai pas cet honneur, non, monsieur. Je suis artiste.

—Ah! artiste... peintre, peut-être?

—Non, monsieur. Voulez-vous avoir la complaisance de me passer le menu, qui est auprès de vous?

—Comment donc!

—J’espérais l’avoir aujourd’hui, messieurs. Il m’avait même promis de la manière la plus formelle. Mais il vient de m’écrire à l’instant pour s’excuser. Il paraît qu’il a perdu une de ses maîtresses.

—Ou qu’une de ses maîtresses l’a perdu.

—Oh! un mot?

—Déjà? au potage!

—Qu’est-ce que Martinet a dit?

—Si vous craignez de vous trouver dans un courant d’air, monsieur le baron, nous pouvons changer de place.

—Du tout, du tout, je vous remercie; je suis fort bien là.

—Ne faites pas de façons, au moins.

—Dis donc, Vermot, j’ai un voisin qui remue perpétuellement sa jambe gauche. Cela me promet de l’agrément pendant le dîner.

—Mords-le.

—Docteur, vous avez l’air inquiet. Est-ce qu’il vous manque quelque chose? Donnez donc les sauces anglaises au docteur. Pardonnez-moi, mon cher; c’est ce gros bouquet de fleurs qui m’empêchait de vous apercevoir. Otez cela, garçon; ces fleurs, oui. Là, c’est cent fois mieux comme cela; on se voit au moins. Alphonse, je te recommande le docteur; c’est une de nos belles fourchettes.

—Dites plutôt une fourche.

—Et quel gobelet!

—Messieurs, vous me rendez confus, en vérité.

—Sauce genevoise?

—Oui, sauce genevoise.

—Je suis venu uniquement pour faire plaisir à Gigomer, qui est mon camarade de collége; car les grands dîners n’ont aucun attrait pour moi. La soupe et le bouilli, je ne connais rien au-dessus de cela. Voilà des kramouski qui sont délicieux.

—Musicien, peut-être?

—Non, monsieur, non. Je ne suis pas musicien.

Scherzo

—Ce silence annonce la faim du monde.

—Martinet, vous êtes incorrigible.

—A la porte, Martinet!

—Comment appelez-vous ce vin, garçon?

—Du château-larose, monsieur.

—Çà, du château-larose? Vous voulez plaisanter sans doute. Il n’y a pas deux maisons à Paris où l’on puisse boire du château-larose. Vous comprenez bien, garçon, que ce n’est pas à moi qu’il faut conter de ces choses-là. J’ai été au Château-Larose, je sais ce qu’on y récolte.

—Oh! il est assommant, ce monsieur! Sais-tu qui c’est?

—Moi? jamais de la vie!

—Dans le principe, je ne dis pas non... Mais Gaëte ne pouvait pas tenir plus longtemps; c’était impossible. Admettons une minute, seulement une minute, comme vous le désirez, que la solution soit entre nos mains. Très-bien! Voilà donc la solution entre nos mains. C’est un grand pas, je l’avoue; tout est là, je le sais. Mais après? après?

—Après, tout va de soi; l’intervention se reconstitue.

—Sur quelles bases, s’il vous plaît? Vous me feriez plaisir de me dire sur quelles bases.

—Étienne? Cinquante ans, lui? Allons donc! Étienne n’a pas plus de quarante-cinq ans. Quarante-six, au maximum. Je dois le savoir, puisque nous avons quitté Rouen tous les deux la même année. J’avais alors... dix-huit mois de plus que lui. Mon calcul est donc parfaitement juste, et je le disais bien: si Étienne a quarante-cinq ans, c’est tout le bout du monde.

—Les Bordelais s’en vont!

—Par où?

—Vois-tu, Vermot, la Revue des Deux Mondes est le seul endroit où l’on vous apprenne à ne pas vous compromettre. Une fois, j’y ai apporté une nouvelle commençant par: «Il faisait jour.» Je l’ai remportée parce que l’on exigeait cette variante diplomatique: «Il n’était pas impossible qu’il fît jour.»

—Je te trouve bon! Pourquoi veux-tu que je m’étonne de la vogue de ces filles-là? Je m’étonnerais bien davantage de la vogue d’une honnête femme. L’étonnement est la plus aristocratique des sensations, que diable! et je n’en suis pas prodigue.

—Brasseur est magnifique. La pièce, c’est lui; ça ne signifie rien, mais c’est sublime.

—Théâtre ou lanterne magique, pour moi, je n’y fais pas de différence. Ce sont deux arts aussi primitifs l’un que l’autre. Il n’y a qu’une question de boîte plus ou moins vaste...

—Mais Shakspeare?

—Quel admirable romancier il aurait fait!

—Cela vous serait-il égal, monsieur, de ne pas agiter ainsi votre jambe gauche? Je ne saurais vous dire à quel point ce mouvement m’est désagréable.

—Excusez-moi, monsieur; cela est d’autant plus involontaire que, moi non plus, je ne peux pas souffrir ce mouvement chez les autres.

—Est-ce sain, docteur?

—Quoi? ces quenelles de volaille aux truffes? Rien de plus sain.

—Elle n’a ni gorge, ni épaules, ni cheveux. De jolies dents si vous voulez, mais voilà tout.

—Et la jambe?

—Plus qu’ordinaire.

—Eh! là-bas, dans le coin? de quoi causez-vous donc? Plus haut, s’il vous plaît!

—Messieurs, il s’agit de l’honneur d’une femme...

—Oh! oh! Ah! ah! Prrrrt! Ksss!

—Je vous ferai remarquer, monsieur le baron, que vous ne buvez pas. Votre verre est toujours plein.

—Mais vous vous trompez; je bois énormément au contraire; vous me faites faire des excès aujourd’hui.

—La photographie, Édouard! La photographie! Attends vingt-cinq ans, et tu m’en diras des nouvelles.

—Attendre vingt-cinq ans? Je suis prêt.

—Mes amis, disons du mal des femmes autant que vous voudrez, mais n’en disons pas de l’amour. Ah! j’ai bien aimé, j’aime encore, et je sens que j’aimerai toujours, comme le troisième compagnon de la ballade d’Uhland.

—Diable! l’heure du lyrisme a sonné; faisons frapper le champagne.

—Moi, je n’aime plus depuis sept ans; mais ce n’est pas ma faute, parole d’honneur! Mon cœur est dans le statu quo. J’attends un coup de sympathie, sans le chercher, par exemple.

—Nous te comprenons; tu es en congé militaire, et tu attends qu’on rappelle ta classe.

—Si nous rappelions quelques grands crus, classe de 1811?

—Édouard est peut-être dans le vrai.

—S’il n’est pas dans le vrai, il est à coup sûr dans le vin.

—A bas les concetti!

—Je ne me plains pas outre mesure d’avoir été souventes fois trompé par les femmes; cela ne m’a jamais étonné, et cela m’a toujours instruit. Il arrive un âge où l’on se trouve savoir par cœur le conte de Joconde, sans l’avoir étudié. Après tout, c’est un charmant conte, où la jeunesse, la poésie et l’expérience font un assez bon ménage... pour le temps.

—Bah! bah! ta philosophie n’est qu’une duperie. A d’autres le rôle de patient! Pour ma part, j’ai toujours eu le soin, et je l’ai encore, de rendre aux femmes blessure pour blessure, œil pour œil, dent pour dent... et ainsi de suite.

—Ainsi de suite est un mot léger. Je le fusille!

—Demandez à Lucienne, à Emma, à Armande, si elles n’ont pas gardé un douloureux souvenir de mes flèches? Interrogez Juliette, Fanny, Olympe, Ernestine...

—Tais-toi, grand fat; tu me fais l’effet du marchand de mort-aux-rats, avec sa perche.

—Vous dites, garçon?

—Clos-vougeot!

—Ça, du clos-vougeot! ça? ça? Montrez-moi le bouchon.

—Pardieu! voilà un animal qui a le don de m’agacer, et je ne veux pas qu’il l’ignore plus longtemps. Monsieur...

—Tais-toi donc, Alphonse; allons!

—Non; c’est plus fort que moi. Monsieur... oui, vous, monsieur... c’est étonnant comme vous ressemblez à Jud!

—Comment l’entendez-vous, monsieur?

—En bien; oh! en très-bien!

—Accordez-moi, monsieur, de trouver votre plaisanterie au moins singulière.

—Je vous l’accorde, monsieur.

—Allons, Alphonse, sois raisonnable.

—Comment appelez-vous donc ce monsieur, qui a le verbe si haut?

—Faisan ou bécassines?

—Bécassines, garçon; et faisan aussi. Alors, monsieur, vous êtes sculpteur?

—Non, monsieur, je ne suis pas sculpteur.

Allegro

—Gustave Doré est un grand peintre!

—Gustave Doré n’est qu’un dessinateur qui a de la main.

—Ah çà! on n’entend que vous, là-bas! Est-ce que vous n’avez pas encore de champagne? Garçon! prenez donc soin de ces messieurs.

—Toi?

—Moi!

—Ils prennent ça pour du champagne! J’en hausse les épaules, vraiment. De quelle marque, ce champagne, garçon? Vous allez voir; je connais le champagne, moi. Je suis passé deux fois à Épernay. De quelle marque?

—Je ne sais pas, monsieur.

—Qu’est-ce que je vous disais?

—Bon! voilà M. Jud qui refait des siennes? Hé, monsieur Jud! Il n’y a donc que vous en France qui ayez le privilége de boire du bon vin?

—Je ne vous parle pas, monsieur.

—Je l’espère bien. Je ne vous en accorderais pas la permission.

—Qu’est-ce qu’il a dit?

—De grâce, monsieur, faites attacher votre jambe gauche; je vous en supplie!

—Comment! est-ce que je la remue encore?

—Tenez, regardez, en ce moment même...

—Tu crois que l’on fera un petit lansquenet?

—Oui, j’ai demandé à Julien. Dans le salon bleu du troisième étage. J’ai joliment besoin de me refaire.

—Messieurs... messieurs!!

—Quoi? qu’est-ce qui se passe?

—Un peu d’attention, messieurs. Martinet demande la parole. Parlez, Martinet.

—Mon Dieu, messieurs, c’est bien simple. Je crois ne remplir ici que l’office d’un écho, en portant un toast qui est dans la bouche de tout le monde...

—Hein! Vermot, quelle littérature!

—Messieurs, à la santé de notre excellent amphitryon Julien de Gigomer!

—Bravo! bravo! hourra! A Julien! à Gigomer! à Gigomer de Julien! Hou! Psitt! Ohé! Tends donc ton verre, là-bas! Et toi, Alphonse? A Julien! au clergé! à la magistrature! à l’armée de terre et de mer! aux sénéchaleries! Non! non! A Julien, au seul Julien! Au Julien des boudoirs! Vive Julien!

—Réponds, à présent, Julien.

—Tu ne peux pas te dispenser de répondre. Julien va répondre. Chut!

—Messieurs...

—Quelques paroles bien senties; vas-y, mon bonhomme.

—Messieurs et amis... je vous remercie profondément d’avoir bien voulu accepter...

—Parfait!

—Allons, c’est indécent! Silence! Taisez-vous! Ça ne se fait pas, ces choses-là! Laissez-le parler! Chut! chut!

—... D’avoir bien voulu accepter mon accept... non, mon invitation. Vous avez prouvé une fois de plus.

—Deux fois de plus!

—Trois fois de plus!

—Quatre fois de plus!

—Zut! vous êtes tous des crétins! Je bois à la santé de Georgette. Voilà mon opinion.

—Julien n’a jamais été aussi beau que ce soir.

—Je vote un ban pour Julien.

—Adopté! Un ban pour Julien! Pan, pan, pan... pan, pan... pan, pan, pan, pan... pan!!

—Ces messieurs me paraissent un peu partis.

—Je suis de votre avis. M. de Gigomer a invité beaucoup d’artistes; cela se voit.

—Peut-on fumer?

—Si l’on peut fumer? Je crois bien! D’abord, moi, je me trouverais mal si je ne fumais pas. Il faut que je fume avant tout.

—Laissez-moi alors vous offrir ce cigare. Sentez-moi ça. Deux ans de boîte!

—Quel vacarme!

—Tu m’ennuies; cela me plaît ou me déplaît! Eh bien, cela me déplaît.

—Un gilet perdu!

—Non; le champagne ne tache pas.

—Messieurs... messieurs... on réclame un peu de silence. M. Lucien Formel va nous chanter le Voyage aérien, de Nadaud.

—Toujours donc? Je demande: J’ai du bon tabac dans ma tabatière.

—Nadaud, un charmant garçon.

—D’accord; mais le Voyage aérien, j’en ai assez. C’est l’école du bon sens en ballon; Godard regrettant papa et petite sœur, et demandant: Cordon, s’il vous plaît.

—Comment! vous nous quittez, baron?

—Masquez ma retraite. Je suis attendu à dix heures, à une séance du comité de surveillance de l’Orphelinat des casernes; vous comprenez, je ne peux pas y manquer.

J’ai rompu le dernier lien...

—Ainsi, vous voulez bien me permettre, monsieur le baron, de vous faire ma petite visite, après-demain mercredi?

—Mercredi, c’est convenu. Apportez vos huit mille francs. Adieu. Avant midi! car à midi un quart, vous ne me trouveriez plus.

Et dans l’immensité je plane... aane... aaaane!

—Ah! bravo! bravo! délicieux! exquis!

—Tiens-moi les poignets ou je vais faire un malheur.

—Silence donc! Au deuxième couplet.

—Le deuxième couplet!

—Au moins, donne-moi à boire! Verse-moi quelque chose... de l’eau forte, tout ce que tu voudras... pourvu que je n’entende pas ce scélérat!

Bonjour mes sœurs, bonjour ma mère... èère... èèèère.

Bis! bis! bis au dernier!

—Messieurs, vous êtes priés de vouloir bien passer au salon pour prendre le café.


EXAMEN DE CONSCIENCE
D’UN HOMME DE LETTRES


§ Ier
Invocation

O Vérité! déesse sans toilette et sans rouge, viens m’aider à découvrir mes fautes les plus cachées! Darde un rayon de ton miroir ovale dans l’escalier tournant de ma conscience! Fais, ô Vérité! que je retrouve l’endroit où mes pas ont trébuché, le jour où ma langue a failli, l’heure à laquelle les anges du ciel ont détourné de moi leur face! Je veux m’immoler sur ton autel, Vérité, et offrir, comme un exemple funeste à mes confrères, le tableau de mes défaillances et de mes égarements!

§ II
Par pensées, par paroles, par actions et par omissions

Contre le prochain: Avoir émis des doutes sur la probabilité de la candidature de M. Michel Delaporte à l’Académie française.

Avoir parié que le Vasco de Gama, de M. Meyerbeer, ne serait pas joué avant quinze jours, ce qui peut porter un préjudice considérable aux intérêts du directeur de l’Académie impériale de musique.

Avoir détenu plus longtemps que de raison un exemplaire de Catherine d’Overmeire qui m’avait été prêté, et avoir de la sorte privé M. Ernest Feydeau de lecteurs plus avides que moi.

M’être endormi,—avec un billet de faveur,—aux Troyens.

Contre moi-même: N’avoir pas craint de me montrer en public avec une barbe et des gants de la veille, ce qui est de nature à discréditer la profession à laquelle je suis plus fier qu’heureux d’appartenir.

Avoir souvent mieux aimé relire Balzac que d’écrire pour gagner ma vie.

M’être senti profondément découragé après le succès de la reprise de Jocko.

Avoir donné des entorses à la grammaire. (Combien de fois?)

§ III
Sur les sept péchés capitaux

Par paresse: En négligeant d’aller voir les Rameneurs, de M. Paul Siraudin.

En feignant une maladie afin d’être dispensé d’aller entendre M. Eugène Pelletan au Cercle de la rue de la Paix.

*
*  *

Par envie: Avoir envié la sémillance et les bonnes fortunes d’Émile Solié.

Avoir fait semblant de ne pas reconnaître, sur le boulevard, M. Louis Énault, bien que ses riches fourrures me crevassent l’œil.

Avoir maugréé contre les trente-deux éditions des Trente-deux duels de Jean Gigon, en songeant à l’édition unique de mes Mélodies intimes.

Avoir supputé les droits d’auteur de la Mariée du Mardi-Gras, et être tombé dans une rêverie profonde.

*
*  *

Par avarice: Économisé quinze centimes par soirée, en n’achetant pas le Pays.

Refusé deux mille francs à Fernand Desnoyers.

Joué le vermouth au domino, en cent cinquante liés, avec le même, plutôt que de le lui offrir magnifiquement.

Par orgueil: M’être trouvé beau.

M’être trouvé grand.

M’être trouvé digne.

Avoir désiré immodérément la croix du Mérite d’Ernestine de Saxe.

M’être fait photographier tour à tour par Nadar, par Pierre Petit, par Disdéri, par Thierry et par Carjat.

N’avoir été satisfait d’aucune de ces épreuves.

*
*  *

Par colère: M’être laissé emporter au point de traiter M. Ernest Legouvé d’écrivain de deuxième ordre.

Avoir levé la main sur le buste de Casimir Delavigne, dans le foyer de la Comédie-Française.

Avoir envoyé des témoins à M. de La Rounat, le soir de la reprise d’Une fête sous Néron.

*
*  *

Par gourmandise: Avoir cherché dans le chambertin et dans le saint-marceaux l’oubli de mes engagements sacrés envers le journal le **********.

Avoir fait la noce (voir le dictionnaire de M. Lorédan Larchey) avec mon ami Philibert Audebrand.

*
*  *

Par luxure: Être allé six fois au Pied-de-Mouton; y avoir prêté les yeux à des danses immodestes et l’oreille à des chants dissolus.

Avoir arrêté ma pensée, en y prenant plaisir, sur la possibilité d’arriver à la conquête de Léonie Trompette.

§ IV
Acte de contrition

Quelle confusion pour moi de tomber toujours dans les mêmes fautes, si souvent, si facilement, et après avoir tant de fois promis de ne les plus commettre! Ah! que la chair est faible, l’esprit aussi, la plume aussi! Mais aussi combien le travail de l’imagination est peu rétribué! Il y aurait sans doute un moyen d’éviter les sources et les occasions du péché: ce serait de renoncer absolument à la littérature et à ses pompes. Pour ma part, je ne demande pas mieux.


LES VÉTÉRANS DE CYTHÈRE


§ Ier
Défilé

Une nombreuse armée que celle-là!

Un cortége pour lequel ce ne serait pas assez du fusain excessif de Daumier et du crayon coquettement impitoyable du sieur Chevalier, dit Gavarni!

Des têtes! des ventres! toutes les obésités du Céleste-Empire! des maigreurs à la don Quichotte! des crânes évadés de chez les tourneurs d’ivoire! des apoplexies cravatées de batiste! des chairs sanglées à l’abdomen! des rhumatismes en pantalon collant! des bronchites faisant la bouche en cœur! toutes les coquetteries sur toutes les infirmités! des diamants à des doigts de squelette! des regards en coulisse dans des yeux éraillés! des voix insinuantes filtrant à travers des palais d’argent! des corsets plus compliqués qu’un drame de Bouchardy! des ressorts invisibles! des énergies de deux heures, de trois heures, d’une nuit!

En avant, marche!

Toute la colonne s’ébranle, grotesque et douloureux spectacle, guidée par un Cupidon invalide, auquel il ne reste rien d’entier, comme un maréchal de Rantzau,—pas même le cœur!

§ II
Entre deux pastilles de Vichy

Toute vieillesse qui n’est pas discrète m’apparaît comme une monstruosité.

Un aimable vieillard, soit; mais rien de plus.

Pas de tabatière à double fond!

Pas de gaudriole au dessert!

Pas de menton pincé, surtout!

Du moment qu’un vieillard croit aux propriétés de la truffe, aux vertus du céleri; qu’il s’adonne aux coulis incendiaires, qu’il achète une lorgnette de ballet grosse comme sa tête, cet homme entre immédiatement dans les vétérans de Cythère.

§ III
Aphorismes et discours familiers aux vétérans de Cythère

«Je connais les femmes, Dieu merci!

«Ce n’est pas à moi qu’on peut en remontrer!

«Sur vingt femmes assiégées, il y en a toujours dix-neuf de vaincues: retiens bien cela, mon neveu.

«A la grenadière, morbleu! voilà comment il faut les traiter!

«A ton âge, quand on est jeune et bien tourné, est-ce qu’on est fait pour payer les femmes! Allons donc!

«Cette petite brune, vois-tu, mon garçon, si je m’en étais mêlé, dans mon temps, j’aurais voulu qu’elle fût à moi dans les vingt-quatre heures.

«Eh! eh! un tendron de quinze ans,—il n’y a plus que cela qui puisse me réveiller aujourd’hui...»

Reprenons un à un ces blasphèmes, et exprimons-en tout ce qu’ils contiennent de sottises et d’impossibilités.

«Je connais les femmes, Dieu merci!»

Tu ne connais rien du tout, vieil imbécile. Est-ce qu’on connaît les femmes! est-ce qu’on connaît les hommes! est-ce qu’il y a une expérience! Si je veux bien te comprendre, connaître les femmes, cela veut dire pour toi: se méfier de toutes les femmes. Je te vois, assis dans un salon et balançant une jambe où la souffrance veille comme un perpétuel et inutile avertissement; chaque jeune personne qui passe,—maintien réservé, front noble, œil limpide,—tu la flétris aussitôt d’un grossier soupçon. Voilà ce que tu appelles ta science, professeur d’impureté!

«Ce n’est point à moi qu’on peut en remontrer!»

Tu crois cela? La première pécore qui va te regarder, te sourire d’une certaine façon, et qui te jettera au nez une énorme flatterie, celle-là fera de toi tout ce qu’elle voudra, mon bon; celle-là recommencera avec toi, scène par scène, l’éternelle comédie du baron Hulot.

«Sur vingt femmes assiégées, il y en a toujours dix-neuf de vaincues; retiens bien cela, mon neveu.»

Assiéger,—faire le siége,—une femme est une citadelle,—autant d’images favorites des vétérans de Cythère, qui les ont rapportées du premier Empire; autant de fanfaronnades, destinées exclusivement à étonner les lycéens.

«A la grenadière, morbleu! voilà comment il faut les traiter.»

Même ordre d’idées, avec la brutalité en plus, quelque chose qui se rapproche du viol, la lutte, la main sur la bouche, les cordons de sonnette arrachés, un gracieux tableau!

«Voilà comment il faut les traiter!»

A moins pourtant qu’ils ne soient traités eux-mêmes à la façon de ce prince russe, qui s’était enfermé avec sa maîtresse pour la cravacher, et qui fut cravaché par elle. A la grenadière, morbleu!

«A ton âge, quand on est jeune et bien tourné, est-ce qu’on est fait pour payer les femmes? Allons donc!»

De plus en plus joli!

Il faut croire cependant que, depuis Faublas, les choses sont un peu changées; car aujourd’hui l’homme, si jeune qu’il soit, qui ne paye pas une femme galante, est flétri d’un nom pire que celui de voleur.

Mais les vétérans de Cythère n’y regardent pas de si près. Rien n’égale leur cruauté, quand il s’agit de faire triompher leur vanité.

Aimables vauriens! délicieux chenapans!

Canailles!

«Cette petite brune, vois-tu, mon garçon, si je m’en étais mêlé, dans mon temps, j’aurais voulu qu’elle fût à moi dans les vingt-quatre heures!»

Passe pour la fatuité, on en peut rire; la caricature de Potier, dans le Ci-devant jeune homme, est arrivée jusqu’à nous.

«Eh! eh! un tendron de quinze ans, il n’y a plus que cela qui puisse me réveiller aujourd’hui!»

Pour ce qui est du tendron, je demanderai la permission d’aborder un paragraphe spécial.

§ IV
Du tendron et des conteurs d’autrefois

Je ferai remonter la faute jusqu’à La Fontaine et à Boccace, ces corrupteurs de tant de charme et d’esprit.

Les premiers, ils ont appelé l’innocence—un gibier.

Leur œuvre est pleine de moines et de fillettes, festoyant à qui mieux mieux.

Écoutez-les; ils vous feront croire que rien n’est plus naturel, lorsqu’on rencontre Lise ou Nanette au fond d’un bois, que de—chiffonner leur collerette.

Cela s’appelle aussi de l’Anacréontisme.

Pourquoi les gardes champêtres ont-ils si peu de lecture!

Les vétérans de Cythère ont pris au pied de la lettre les préceptes de La Fontaine; ils ont fait plus, ils les ont transformés en paroles d’Évangile. Ils seraient hommes à lire naïvement, devant la cour d’assises, pour leur défense: Comment l’esprit vient aux filles ou la Clochette.

Je parcourais l’autre jour avec stupeur un de ces recueils échappés aux loisirs d’un homme soi-disant sérieux. Je tombai sur le couplet suivant:

A madame et à mademoiselle N..., qui me demandaient de les comparer au printemps et à l’été.

Rose, du printemps est l’image;
Elle a sa riante fraîcheur.
Hébé, sous son charmant visage,
Versait le nectar enchanteur.
Comme un bouton qui vient de naître
Brillent ses appas séduisants.
Puissé-je lui faire connaître
Le doux emploi de ses quinze ans!

Pour de telles infamies débitées en vers, on n’a que des sourires et des applaudissements.

Essayez de dire la même chose en prose, toute la famille vous fera sauter par les fenêtres!

Et elle aura bien raison.

§ V
Fresque destinée à couvrir les murs du temple de Cottyto.

La fresque court, immense, racontant tous les caprices, toutes les inventions des vétérans de Cythère.

Il y en a qui se couvrent d’une peau de dogue et qui marchent à quatre pattes—devant celles qu’ils aiment—en aboyant.

Il y en a qui tendent leur chambre de noir, qui allument des cierges, qui se couchent dans un cercueil, et qui font chanter le De profondis—par Cydalise.

Il y en a qui s’habillent en bébé et à qui il faut absolument donner la bouillie,—sinon leurs larmes et leurs cris dureront jusqu’au matin.

Il y en a qui courent, éperdus, et qui sautent sur les meubles, poursuivis par les fanfares d’un cor de chasse.

La fresque court, immense, racontant tous les délires, toutes les habitudes des vétérans de Cythère.

Celui-ci veut rester coloriste quand même; il se pare de plumes de paon, et le voilà qui fait la roue.

Celui-ci est ingénieux, il a de la littérature: il va trouver le matin sa bien-aimée, il lui remet un morceau d’éloquence érotique, qu’il a laborieusement composé, et qu’elle devra apprendre par cœur et lui réciter le soir.

Celui-ci aposte un domestique avec un pistolet chargé.

Celui-ci se contente de moins: d’une chevelure à natter, d’une paire de bottines à cirer...

La fresque court, immense, racontant les déviations de l’intelligence humaine, les désordres, les folies des vétérans de Cythère.

Elle se continue, tantôt compassée et minutieuse comme les séries d’Hogarth, d’autres fois sombre et malsaine comme les cauchemars de Goya.

Elle ne s’arrête ni devant les hontes, ni devant les fétidités, ni devant les férocités;—elle plonge dans l’impossible.

Nous ne pouvons la suivre.

§ VI
Le châtiment

Je veux vous dire la fin d’un vétéran de Cythère, assurément l’un des plus aimables et des plus spirituels, de Bernard, ou plutôt de Gentil-Bernard, comme l’avait rebaptisé Voltaire. A soixante-trois ans, le sémillant auteur de l’Art d’aimer courait encore les bonnes fortunes; plus que personne, il croyait aux Eglé, aux Phrosine, aux Zélide, aux Delphire, aux Agatilde, aux Claudine qu’il avait chantées. Un matin qu’il sortait du boudoir de l’une d’elles, après s’y être couronné d’un nombre trop considérable de myrtes, (il est heureux que nous ayons le style mythologique pour exprimer ces choses-là), Gentil-Bernard alla se présenter au lever de madame d’Egmont. «Mon poëte, lui dit-elle, puisque vous voilà, vous allez écrire pour moi à madame de T*** et la remercier d’une invitation qu’elle m’adresse.» Bernard s’assied, mais il paraît égaré. «Eh bien, qu’avez-vous donc, mon cher Ovide?—Madame... excusez-moi...—Comment, dit-elle, vous ne sauriez écrire ce billet?—Madame... madame...—Vous m’étonnez; je n’imagine pas qu’il faille votre talent pour une semblable misère.» Mais Bernard ne répond point; la plume demeure entre ses mains; il regarde; la volonté l’abandonne; il n’a plus conscience de lui-même; il n’est pas fou, il est hébété. On le ramène chez lui.

Depuis cette heure, Gentil-Bernard n’a plus traîné qu’une existence idiote; on le conduisait à la comédie, il n’y comprenait rien et n’y reconnaissait personne; on lui récitait ses propres vers, peine inutile! Le poëte n’avait pas survécu à l’homme. De loin en loin seulement, il relevait sa tête appesantie, et promenant autour de lui un regard respectueux, presque craintif, il répétait comme un perroquet: «Que dit le roi?... Comment se porte madame la marquise de Pompadour?»

§ VII
Autre variété de châtiment

Encore n’est-ce rien que cela; c’est un exemple du genre gracieux, après tout. Mais il faut entendre un de mes amis, ancien clerc de notaire en province, raconter de sa voix calme l’histoire d’une déchéance bien autrement effrayante. Le clerc de notaire se met en route un matin pour aller communiquer des papiers de famille à M. H..., riche, très-riche propriétaire,—et vieux garçon. Il arrive devant une maison de belle apparence. Il franchit le perron. Des valets badinent entre eux, et lui répondent à peine. Il traverse des antichambres, il parcourt des salles de billard, des galeries, il ne rencontre personne. Un bruit de musique le guide cependant; il avance, il pousse une porte..., mais il la referme aussitôt, comme s’il venait d’être frappé d’un éblouissement. Le clerc de notaire a vu un spectacle indescriptible: plusieurs personnes exécutant une danse sans nom,—où M. H... se distinguait par ses bondissements.

Quinze minutes après cette vision, M. H..., froid, compassé, tout de noir vêtu, faisait mander le clerc de notaire dans son cabinet, et causait gravement avec lui d’intérêts et de procédure.

Au bout de dix ans environ, le clerc achetait l’étude de son patron et devenait notaire à son tour. En feuilletant des dossiers, il retrouvait le nom de M. H..., et, comme il avait justement besoin de sa signature, il se décida à aller lui faire une seconde visite.—La maison de campagne n’offrait plus l’animation d’autrefois; les domestiques insolents et joyeux étaient partis; il n’en restait plus qu’un, lequel hocha la tête quand le notaire demanda à parler à M. H... «Vous feriez mieux de vous en retourner tout de suite, monsieur,» lui dit-il. Il fallut que le notaire insistât. Le vieux domestique l’introduisit alors dans cette même chambre où il avait vu M. H..., dix ans auparavant, et où il l’aperçut triste, amaigri, blanchi, étendu sur un fauteuil. «Voilà, monsieur, votre notaire qui veut vous faire signer quelque chose,» dit le vieux serviteur. M. H... ne bougea pas; son regard errait dans le vague. «Monsieur, monsieur, c’est votre notaire.» Pas de réponse. «Oh! je vais bien le faire entendre!» Le domestique se dirigea vers une armoire, et l’ouvrant, il en tira une petite poupée, à laquelle il fit semblant de donner le fouet. M. H... avait suivi tous ses mouvements avec une incroyable anxiété; ses yeux lancent la flamme, ses lèvres remuent. «Eh! eh! eh!» fait-il en riant du rire du crétin.

Le notaire s’était enfui, épouvanté.


POURQUOI
L’ON AIME LA CAMPAGNE


I

UN SPÉCULATEUR, marchant dans la rosée, un cigare à la bouche.

Quel bois ravissant, élégamment planté, plein d’ombre et de jeux de lumière! Je le ferai abattre.

Comme on respire ici un air pur!... Une usine serait merveilleusement placée auprès de ce cours d’eau.

Une fabrique de noir animal, peut-être.

Et ce point de vue! ce village dans le fond, tout baigné de vapeurs! ces maisonnettes cramponnées au flanc du coteau! le rose des tuiles et le bleu du ciel.

J’ai rarement trouvé de site plus pittoresque. Si le nouveau chemin de fer le coupe en deux, ma fortune est faite.

Qu’il est doux de fouler un tapis de mousse!...

UN BOUTON D’OR, à demi écrasé. Aïe! prenez donc garde!

LE SPÉCULATEUR. Excellent terrain d’ailleurs; il faudra que je le fasse étudier.

Mesurons la distance qu’il y a d’ici à la route. (Il tire un mètre de sa poche.)

UNE FAUVETTE, à un pinson.—Voyez-vous ce qu’il fait?

LE PINSON. Il marche, le dos courbé.

LE SPÉCULATEUR. Cinq, six, sept... sept mètres... et vingt-trois centimètres.

J’aime la campagne, je l’avoue.

Ce n’est plus qu’à la campagne qu’on peut encore faire des affaires.

II

UN MALADE, au seuil d’une étable, tenant une tasse de lait, et se bouchant le nez.

Pouah!—J’aime la campagne parce qu’elle me fait du bien; mais attendez que je sois mieux portant, et vous verrez avec quel plaisir je retournerai sur le boulevard.

UN CHOU. Ingrat!

UN COCHON. Mal élevé!

LE MALADE. Des végétaux stupides! des animaux ignobles! des hommes qui vous regardent de travers, et des femmes qui disent: J’avons!

Voilà pourtant ce que les poëtes ne cessent de célébrer depuis que le monde est monde!

UN COQ. Cet infirme!

UN CANARD. Je vais l’éclabousser d’un coup d’aile.

LE MALADE. Je sais bien... le lait naturel, les œufs sortant de la poule. Parbleu! sans cela, est-ce que je consentirais à m’enterrer tout vivant?

Les médecins m’ont envoyé au vert. Je suis au vert. Je n’avais pas le choix des couleurs.

J’aime la campagne, comme on aime une maison de santé. (Il avale une tasse de lait.) Pas autrement.

III

DEUX AMOUREUX, vingt-cinq ans et dix-huit ans, brun et blonde, bras entrelacés, en forêt.

L’AMOUREUX. Je t’aime, Valentine!

L’AMOUREUSE. Paul, je t’aime!

L’AMOUREUX. Ce sentier touffu est inaccessible aux rayons du soleil. Laisse-moi dénouer les rubans de ton chapeau de paille.

L’AMOUREUSE. Tu as défait tous mes cheveux; je dois être affreuse maintenant.

UNE TOURTERELLE. Comme ils sont gentils!

LES PETITES CLOCHETTES BLEUES. Bonjour! bonjour! bonjour!

L’AMOUREUSE. Où me conduis-tu, Paul?

L’AMOUREUX. Je ne sais; mais qu’importe! Le chemin des amoureux est toujours devant eux.

L’AMOUREUSE. Alors, pourquoi quitter le chemin fréquenté?

L’AMOUREUX. Je cherche une place pour nous reposer, ma charmante.

L’AMOUREUSE. Je ne suis pas fatiguée...

LA TOURTERELLE. Par ici! par ici! l’allée à droite, en descendant vers les saules; vous trouverez ce qu’il vous faut.

L’AMOUREUX. Viens, chère belle; nous avons tant de choses à nous dire.

L’AMOUREUSE. Crois-tu?

UN COQUELICOT, à demi-voix. Mais rougis donc!

L’AMOUREUSE. Ces branches ont failli me déchirer la joue. C’est égal; c’est bien beau la campagne, n’est-ce pas, mon Paul?

L’AMOUREUX. J’aime la campagne!

ENSEMBLE. Nous aimons la campagne, parce qu’on y sent mieux son cœur battre; parce que les aveux y fleurissent naturellement sur les lèvres; parce que les serments sont faits pour être prononcés sous le ciel et dans les parfums!

Nous aimons la campagne, parce que la campagne c’est le désert. (Un bruit semblable à un baiser.)

UN LÉZARD. C’est étonnant; ceux-là ne me font pas fuir.

IV

DES BOURGEOIS, tout en sueur, leurs habits sous le bras, ployant sous des paniers de victuailles.

Vive la campagne! Vive l’herbe! Vive les moutons! Vive la joie et les pommes de terre en fleur!

Arrêtons-nous dans cet endroit, qui nous semble très-favorable pour manger un morceau.

N’est-ce pas, madame Menesson?

N’est-ce pas, monsieur Douillard?

Avec les châles de ces dames, que nous accrocherons aux branches des arbres (pas les dames, les châles; hi! hi! hi!) nous nous préserverons du soleil.

Allons, Charlot, mets la nappe, pendant que nous allons déballer les provisions...

UNE ROSE SAUVAGE. Fi! quelle société! D’où cela sort-il?

UN COUCOU. J’ai longtemps habité une cage, rue Saint-Denis; je crois que je reconnais une de ces figures-là.

LES BOURGEOIS. Dépêchons-nous! dépêchons-nous! Ohé! les autres, arrivez donc!

Fichtre! le pâté s’est cassé en route, et la charcuterie a crevé le papier.

C’est égal, les morceaux en sont bons.

Il n’y a pas de plaisir sans peine, la brigue-dondaine!

Nous n’avons que trois assiettes, elles seront pour les dames; honneur au beau sexe!

Quant aux verres, puisque nous les avons oubliés, ma timbale d’argent servira pour tout le monde; nous ne sommes pas dégoûtés les uns des autres.

LE COUCOU. Oui, j’en reconnais un; voilà le passementier qui fait le coin de la rue du Ponceau.

UN BLUET. Oh! cette grosse maman qui s’assied sur moi!... Adieu le jour!

UN HANNETON. On dit que je suis sans malice. J’ai bien envie de me laisser choir dans leur salade.

LES BOURGEOIS. Mangeons! mangeons! mangeons! Nous aimons la campagne, parce que la campagne fait trouver le saucisson meilleur.

Buvons! buvons! Nous aimons la campagne, parce que la campagne communique au vin un petit goût suret qui est plein de charmes.

Vive la campagne!

LE COUCOU. Je les reconnais tous.

V

UN HOMME BARBU, couvert d’une blouse, un gourdin à la main, sur la route de Poissy-lès-Bestiaux.

La belle nuit!—Le ciel et la terre ne forment plus qu’une vaste tache d’encre; la lune, ma digne complice, s’est creusé une retraite impénétrable au milieu des nuages épaissis.

Seules, quelques étoiles clignotantes tiennent conseil au fond de l’étang.

Mais, avant une heure, le brouillard les aura recouvertes de sa trame glacée.

La belle nuit!—Et le joli trimard!

UN PEUPLIER. J’ai frémi sans savoir pourquoi.

UN ROSSIGNOL. Le son de cette voix me fait peur. Distinguez-vous quelque chose?

UN LINOT. Non. Il faudrait nous procurer du feu.

UN VER-LUISANT. Du feu? Voilà!

L’HOMME BARBU. Tous les bruits s’apaisent un à un; on n’entend, par intervalles, que le vent qui s’engouffre et se débat dans les buissons noirs, et le roulement des charrettes attardées.

C’est par ce chemin creux que doit passer le riche Mancheron, qui a vendu aujourd’hui plusieurs paires de bœufs au marché de Poissy, et qui porte son argent dans sa ceinture.

J’aime la campagne.

Je l’aime surtout à l’heure de minuit, l’heure discrète, l’heure du recueillement...

UN HIBOU. Hou! Hou! Houch!

L’HOMME BARBU. J’ai cru que c’était lui... Comme ce Mancheron est lent à venir!

Pourvu qu’on ne cherche pas à le retenir au Grand Café. Tout serait perdu.

Mais non; c’est un homme rangé, et qui n’a pas l’habitude de coucher hors de chez lui,—ce dont je le loue hautement.

Patientons un peu, en respirant l’air de la campagne.

J’aime la campagne.

On ne peut plus exercer tranquillement qu’à la campagne. (On entend le trot d’un cheval; l’homme barbu se précipite au-devant.)

La bourse ou la vie!

VI

UN VAUDEVILLISTE, errant dans les environs de la Celle-Saint-Cloud, l’air préoccupé.

Non, pas ici.... je serais trop en vue.

Inclinons plutôt du côté de ce petit fourré.

UN PIVERT, interrompant ses coups de bec contre un arbre. Que veut cet homme-là?

UN MERLE. Son air n’est pas méchant.

UNE ALOUETTE. Fuyons! il a deux miroirs sur les yeux!

LE MERLE. Eh non! c’est une paire de lunettes.

LE VAUDEVILLISTE. J’aime la campagne... moi, que l’on prend pour un sceptique et pour un corrompu.

Air de la Famille de l’Apothicaire.

Comme tant de sages vantés,
Je raffole de la campagne.
Pour fuir l’air impur des cités,
Souvent je me mets en campagne.
Au théâtre, par mon effort,
Je suis fier de mainte campagne.
Si ce couplet n’est pas très-fort,
Qu’on me pardonne... A la campagne!

Oh! oui, j’aime la campagne! (Jetant les yeux autour de lui.)

LE MERLE. Il tient du papier à la main.

UN MOINEAU. Moi qui ai passé mon enfance dans le jardin du Palais-Royal, je sais ce que c’est: c’est un journal.

LE VAUDEVILLISTE. Hâtons-nous; mes instants sont précieux.

Je suis seul... bien seul...


LE
SAMARITAIN DU BOULEVARD


Faire du feston,—c’est, en style bachique, vaciller sur ses jambes et dessiner avec icelles de bizarres arabesques sur le pavé des rues.

Or, dans la nuit du premier mai de cette année, le rédacteur d’un journal plus grand que nature faisait du feston sur le trottoir du boulevard des Italiens. Il sortait d’un banquet où le patriotisme de chaque convive avait été mesuré au nombre des toasts. M. X... (c’est le rédacteur en question) avait porté des santés à tout le monde. Aussi avait-il fini par se noyer dans son verre, entre deux et trois heures du matin...

L’état d’enthousiasme de ses collègues empêcha que de prompts secours lui fussent portés.

Il fut charrié par des flots de champagne jusqu’à la hauteur de Tortoni. Là, l’heure avancée ne permettant pas de réveiller le chef de cet établissement pour lui demander une chaise, M. X..., après s’être mis vainement à la recherche d’un banc, se décida à confier à l’asphalte le secret de sa lassitude.

Il s’assit sur le trottoir.

Il y avait une demi-heure environ que l’éminent publiciste savourait les douceurs du repos, dans l’attitude d’un homme qui prend un bain de siége, lorsque quelqu’un lui frappa sur l’épaule, en lui demandant avec intérêt—ce qu’il faisait là.

M. X... répondit vaguement par une strophe du Lac, laquelle clapotait dans sa mémoire pêle-mêle avec des détritus de premier-Paris.

LE PASSANT. Allons, l’ami, il faut se lever, voilà le matin... hop!

M. X... Que le bruit... des rameurs... qui frappaient en cadence... les flots... les flots har... harm... harmon...

LE PASSANT. C’est bon, c’est bon, je vois ce que c’est; vous avez votre cocarde. Eh! mon Dieu! il n’y a pas de mal à cela.

M. X... Ma... cocarde? monsieur, je n’ai jamais varié.

LE PASSANT, le prenant par-dessous les épaules. Qui est-ce qui vous parle de cela! Voyons, tenez-vous droit; un peu de confiance.

M. X... Confiance! confiance...

LE PASSANT. Dans quel état vous avez mis votre gilet! Vous étiez avec des femmes, hein?

M. X... Sécurité! sécurité...

LE PASSANT. Ne craignez pas de vous appuyer sur moi. Là, maintenant, dites-moi votre adresse.

M. X... Pourquoi à Vincennes?

LE PASSANT. Pauvre homme! La marche va dissiper cela.

Le journaliste politique finit par se rendre aux offres affectueuses du passant: il accepta son bras, et balbutia un nom de rue, avec un numéro.

Ce n’était qu’à quelques pas du boulevard.

Tous deux se mirent en route, cahin-caha, historiant le pavé désert à la façon des merveilleux dentelliers de Belgique, l’un entraînant l’autre, celui-ci retenant celui-là, aventuriers nocturnes à la recherche de l’équilibre. Quelquefois, le nouveau bon Samaritain voulait essayer une harangue, mais un soubresaut de son compagnon le faisait sauter hors de sa période; et force lui était alors de concentrer toute son attention sur les périls de leur itinéraire.

Enfin, on arriva. Il était temps. Le journaliste avait pris des tons verts. Sur le seuil de sa porte, il tenta de figurer un sourire et, avec mille précautions, il parvint à assembler les syllabes suivantes, qu’il proféra sans accident:

—Merci... merci. Je suis M. X***, rédacteur du journal le***. Venez me voir. Je vous donnerai des billets de spectacle... Bonsoir.

On suppose qu’avec l’aide de son concierge, M. X... réussit à gravir son escalier, dont la spirale lui parut avoir ce soir-là les proportions démesurées de la flèche de Strasbourg.

Au bout d’une semaine, l’officieux passant, venant à lire une affiche de théâtre, se souvint de l’invitation de M. X..., et alla le trouver au bureau du journal. M. X... ne le remit pas du tout,—mais pas du tout.

LE PASSANT. C’est moi, monsieur, qui, dans la nuit du premier mai, ai eu le plaisir de vous ramener chez vous.

M. X..., passant par toutes les nuances du prisme, et s’inclinant. Ah!... monsieur...

LE PASSANT. Je conçois que vous ne me reconnaissiez point; vous étiez alors...

M. X... Oui, j’étais... je sortais de chez des amis de collége... Je vous suis d’ailleurs fort reconnaissant. Qui me vaut l’honneur de votre visite?

LE PASSANT. Vous avez eu la bonté de me promettre des billets de spectacle.

M. X... Mais comment donc! Tout ce que vous voudrez. Je suis aise de pouvoir être agréable à un aussi galant homme que vous. Voulez-vous des places d’Opéra-Comique, de Théâtre-Français, de Variétés? Je suis lié avec tous les directeurs, et un simple mot de moi suffira.

LE PASSANT. Eh bien, l’Opéra-Comique.

M. X... Très-bien. Une loge, n’est-ce pas? Oui, une loge.

Le passant se retira émerveillé. De son côté, le rédacteur en chef, que cette apparition avait un moment troublé, se rassura, et crut, par cette politesse, s’être débarrassé d’un témoin désagréable. Mais le rédacteur comptait sans la ténacité du bon Samaritain, qui revint à la charge quelques jours après,—et puis encore,—et puis deux ou trois fois dans la même semaine.

Il objectait son goût immodéré pour l’art dramatique.

Ces visites réitérées et qui lui rappelaient un incident trivial finirent par devenir insupportables à M. X..., qui essaya de s’y soustraire. Le bon Samaritain s’en aperçut, et, un jour que le garçon de bureau lui refusait l’entrée du cabinet de la rédaction, il dit à haute voix:

—Annoncez l’homme de la nuit du premier mai!

Cette phrase mélodramatique eut son effet immédiat; il fut introduit auprès de M. X..., et il en obtint quatre fauteuils pour le les Bouffes-Italiens. A l’heure qu’il est, le bon Samaritain est de toutes les premières représentations. Sa place est la meilleure de la salle.

O journalistes égarés, Dieu vous garde du bon Samaritain!


UN RÉVEILLON


A deux heures du matin, le réveillon qu’Idoménée, peintre en renom, offrait à ses amis et amies entrait dans sa période d’exaspération joyeuse.

La table avait la beauté d’un champ de bataille, après la victoire. Je voudrais employer une comparaison moins connue; mais on n’a pas encore trouvé mieux. Ruines somptueuses, les pâtés aux plaies béantes, les terrines à moitié vidées, les gigots sanglants jusqu’à l’os, les jambons aux riches marbrures, les bouteilles à tous les coins de l’horizon—et principalement les squelettes de deux énormes dindes, sentant le Périgord à plein nez,—tout attestait que l’engagement avait été rude, la lutte opiniâtre.

A présent, les vainqueurs, c’est-à-dire les convives, s’abandonnaient et se plongeaient dans de bruyants délires;—c’était le sac, après le triomphe. Le bruit remplaçait tout et tenait lieu de tout; on ne parlait plus, on criait, on hurlait, on aboyait, on chantait. On chantait! Quelques invités perfides rampaient déjà vers le piano. C’était l’heure où les femmes cessent de dire à leurs amants: «Ne bois donc pas tant que cela!»

II

Comme toujours, il y avait là un individu qui nourrissait la folle prétention de dominer l’orgie et de la diriger. Ce n’était pas Idoménée, ce n’était pas l’amphitryon; rendons-lui cette justice. C’était le sculpteur Berhard. Je ne dirai rien du sculpteur Berhard, si ce n’est qu’il était arrivé absolument gris,—gris comme un fiacre, pour parler le langage du XVIIIe siècle.

On pardonna à cet excès de zèle; mais le sculpteur Berhard puisa dans la bienveillance générale une initiative et un entrain qui lui firent perdre toute mesure. Il se livra à des écarts que justifie à peine l’usage de la terre glaise. Il mouilla d’un baiser emporté l’épaule d’une voisine, sur laquelle il n’avait d’autres droits que ceux que la nature inscrit dans son code de feu. Il s’obstina à demander des nouvelles du bagne à un substitut miraculeusement rasé et cravaté. Jaloux de la supériorité incontestée des voyageurs de commerce, il échafauda les uns sur les autres trois cornets de champagne et but celui du milieu sans effleurer les autres. Il fit tenir deux couteaux, fichés dans un bouchon, en équilibre sur le rebord du goulot d’une bouteille. Il proposa de soulever avec les dents la table surchargée de tous les plats; repoussé sur ce point, il tenta de se réfugier dans la chorégraphie et voulut danser un pas de caractère, les yeux bandés;—mais, devant la parfaite indifférence de l’assemblée, il dut s’abstenir, par un effort de dignité.

Alors, allant s’asseoir dans un coin de l’atelier, par terre, la tête entre les doigts, le sculpteur Berhard se répandit en gémissements inarticulés, qui ne furent remarqués de personne.

III

Ce fut à ce moment qu’une femme parla de partir. Elle s’était rappelé tout à coup qu’elle avait une robe moins fraîche que les robes des autres femmes présentes. Comment cette proposition imprévue rallia en quelques minutes la majorité, c’est ce que je ne me charge pas d’expliquer. Il y a des mots qui font fortune, sans qu’on sache pourquoi. Partir! cela sembla un plaisir nouveau à ces gens saturés de plaisirs.

—Ah! oui, partons! s’écrièrent-ils avec l’expansion de l’ingratitude.

Quelques-uns, les extatiques, les discoureurs, essayèrent de protester; ils furent entraînés par le courant.

—Il faut donc aussi que je m’en aille! soupira Idoménée. Ah! que je suis bête! je suis chez moi...

On chercha les vêtements, qui gisaient un peu partout, sur des cadres retournés, au pic des chevalets.

—Hommes de peu de foi! grommelait le sculpteur Berhard, bourgeois craintifs, miliciens urbains!

Et il fredonnait:

Ils étaient quatre
Qui voulaient s’esbattre;
Ils étaient trois
Qui ne le voulaient pois!

—Allez-vous-en, sycophantes, cagous et rifodés! Racca sur vous et sur tous ceux de votre race! Recevez ma mal...

—... édiction! acheva Idoménée.

—Je veux vous éclairer, continua Berhard. Parbleu! je n’ignore pas que le dictionnaire dit: «Éclairez à ces personnes,» et non «éclairez ces personnes;» mais je ne reconnais pas l’autorité du dictionnaire. Tout être intelligent porte son dictionnaire en soi. Qui me soutiendra que je ne travaille pas à la formation de la langue? Idoménée, un candélabre.

—Candélabre?

—Oui; flambeau à branches. Il me plaît de reconduire ces drôles et ces pécores.

—Ah! dites donc! fit le substitut se regimbant.

—Tais-toi! répliqua Berhard, l’enlaçant par la taille, tu es la reine du bal...

Le sculpteur Berhard s’était, en effet, emparé d’un candélabre; et, à travers les plus périlleux festons, (voir l’article précédent) il se mit en devoir d’escorter les partants.

Sur le palier, un trébuchement plus accentué fit trembler sa main, et les bougies laissèrent tomber une pluie brûlante qui occasionna des cris terribles dans l’escalier.

—Bah! bah! cela n’est rien: du papier de soie et un fer à repasser...

Il rentra dans l’atelier.

IV

On se compta; on était six, six hommes, pas davantage. Encore ne fallait-il pas faire entrer en ligne de compte un photographe qui s’était trouvé mal dès les radis.

—Eh bien, six! s’écria Berhard; on dira plus tard les six, comme on disait les dix à Venise, les cent vingt-trois à Mazagran!... Messieurs, messieurs, mon crâne se fendille; une idée brise mon masque étroit... Laissons ces lâches représentants d’une époque atrophiée se coucher dans leur linceul provisoire d’acajou! Nous, derniers rejetons des grandes races, sachons demeurer debout!

—Debout? balbutia Idoménée, oh!

—Est-ce absolument indispensable? interrogea Célestin.

Berhard poursuivit, avec une éloquence qu’il ne s’était pas connue jusqu’alors, et qui aurait bien étonné les sculpteurs ses confrères:

—Il nous reste des victuailles pour plusieurs jours, le bœuf fumé est en nombre, la réserve du Cliquot n’a pas donné. Messieurs, messieurs, j’ai une proposition à vous faire: enterrons-nous sous les débris de cette civilisation vermoulue; ne sortons plus d’ici; faisons chacun notre testament en faveur du dernier survivant...

—Qu’est-ce qu’il dit? demanda Émile à Célestin.

—Survivant.

—Jetons la clef de cette salle dans le torrent qui coule au bas de cette fenêtre, reprit Berhard.

—Pas de torrent, dit Idoménée.

—Tu crois?

Berhard courut à la porte, la ferma à double tour, et envoya la clef à travers les carreaux de l’atelier.

—Eh! s’écria Idoménée secoué par le bruit, je ne t’ai jamais vu comme cela. Au moins, ne casse rien.

—A présent, plus de salut! dit Berhard, la fuite est impossible. Testons!

—Testons, soit, répondit le poëte Armand; mais je ne possède rien, que puis-je léguer?

—Ta pauvreté... à la société moderne!

—Très-joli, mâchonna Célestin, très-joli et très-profond!

—Où sont les plumes? demanda Berhard.

—Ne peut-on tester avec un pinceau? objecta Idoménée.

—Moi, j’exige un notaire, dit Émile; je ne crois à rien de légal sans un officier public; et encore, je veux qu’il apporte ses panonceaux.

—Émile a raison, appuya le poëte.

—Voyons, ne perdons pas de temps à ergoter, messieurs, dit Berhard, qui était parvenu à mettre la main sur une feuille de papier et sur un crayon. Avez-vous assez de confiance en moi pour me charger de la rédaction de cet acte suprême?

—Certes!

Berhard trempa gravement son crayon dans un pâté, et traça ce qui suit:

V

«Nous soussignés, hommes d’art et de sentiment, victimes révoltées d’un siècle parâtre, nous avons résolu d’éteindre notre existence dans le réveillon de 1863.—1864 nous inspire de la méfiance.

«Qu’on accuse tout le monde de notre mort!

«On cherchera peut-être les instruments de notre destruction; si on ne les retrouve pas, c’est que nous les aurons dévorés.

«Au cas où, malgré nos prévisions et nos précautions, quelqu’un d’entre nous aurait le mauvais goût de demeurer vivant, ce papier devra le mettre en possession immédiate et absolue de tous nos biens.

«Nous ne voulons pas être plaints; cela nous serait même particulièrement désagréable. En nous traitant de mécréants, on est certain de réjouir nos mânes; nous en rirons doucement sous les ombrages élyséens.

«Adieu, Paris! Nous renonçons sans effort à tes joies banales, à tes succès toujours si chèrement achetés.—En ce qui me concerne, j’avais rêvé l’Institut. S’il est vrai que les vœux d’un mourant sont sacrés, qu’il me soit permis de désigner Bonnivet pour mon successeur.

«Nous ne verrons pas l’achèvement du boulevard La Fayette, non plus que les ballons dirigeables.

«Nous permettons aux femmes qui nous ont aimés de se livrer à une abondante coupe de cheveux sur nos individus.

«Fait libre et de bonne foi, à Paris, le 25 décembre 1863.»

Lorsqu’il s’agit de faire signer cette pièce, le sculpteur Berhard se heurta à de sérieuses difficultés: le peintre Idoménée ne savait plus combien son nom comportait de voyelles; le compositeur Célestin avait oublié son paraphe; le poëte Armand offrait sa croix de Dieu.

—C’est égal! dit Berhard en allant clouer au mur ce document avec un poignard.—Et maintenant, mangeons!

—Mangeons! répétèrent machinalement les artistes.

Le festin recommença.

Mais, cette fois, ce fut le festin des ombres. Les yeux ne distinguaient plus, les mains ne sentaient plus. Émile se piquait le nez avec sa fourchette, tandis qu’Idoménée cherchait une cuisse de volaille tombée dans son gilet. Alors, il se passa quelque chose d’analogue à la retraite de Russie. De temps en temps, un convive vaincu par la fatigue penchait mollement la tête, s’affaissait sur sa chaise, et glissait sans bruit sous la table. Ils disparurent tous ainsi successivement.

Au dehors, la pluie tombait et le vent s’engouffrait dans les carrefours.

VI

Le lendemain matin, vers dix heures, le domestique d’Idoménée, à qui son maître avait donné la permission de minuit, entra avec une seconde clef dans l’atelier et trouva les six profondément endormis, dans des attitudes de la décadence.

Il contempla un instant ce spectacle en silence, et murmura d’un ton narquois:

—Le meilleur tableau de monsieur!


LES IMMORTELS


La scène se passe à l’Académie française. Les Quarante sont au nombre de vingt-huit. Un coup de sonnette du Président annonce que la séance est ouverte.

LE PRÉSIDENT.
Immortels, garde à vous! Nous sommes rassemblés
Pour donner un exemple aux écrivains troublés,
Et choisir un esprit dont la grâce lutine
Remplace ici l’auteur de Michel et Christine.
Le scrutin est ouvert.
M. DUPIN.
Nommez les candidats.
LE PRÉSIDENT.
Vous les connaissez tous. Jamais meilleurs soldats
Ne vouèrent leur vie à la littérature:
C’est Mazères, sorti d’une sous-préfecture;
Doucet, chef de bureau, je dis des plus charmants,
Et Cuvillier, nourri dans les commandements.
(On rit).
M. SAINTE-BEUVE.
Cela ne fait que trois.
M. VITET.
Et les autres?
M. PONSARD.
J’observe
Que l’on oublie Autran, venu de la Réserve.
M. JULES SANDEAU.
Et Feuillet, débarqué de Saint-Lô ce matin.
M. DE FALLOUX.
Et Gratry!
LE PRÉSIDENT.
Voici l’urne, et j’ouvre le scrutin.
M. PONSARD, murmurant deux vers de Lucrèce.
Lève-toi, Laodice, et va puiser dans l’urne
L’huile qui doit servir à la lampe nocturne...
M. LEBRUN, lisant dans un journal la liste des académiciens actuels.
Je suis toujours fâché qu’on divulgue nos noms:
On ne sait pas alors combien nous étonnons.
Chez nous trop de clarté nuit à notre prestige.
Qu’ailleurs, sur d’autres fronts, la lumière voltige;
Les ténèbres vont bien aux vieillards d’Ossian.
M. NISARD.
Votez-vous pour Doucet?
M. LEBRUN.
Votez-vous pour Autran?
M. VIENNET, à part.
Autran, Doucet, ces noms sentent le romantisme,
Et je vais les frapper de mon juste ostracisme.
M. DE BROGLIE, à part.
Pas un duc! tous bourgeois!
M. SAINTE-BEUVE.
Qu’avez-vous donc, Mignet?
M. MIGNET, bas.
Comment écrivez-vous Doucet?
M. SAINTE-BEUVE.
Comme Poucet.
M. DE FALLOUX, à M. Mérimée.
Ainsi, vous revenez de voyage, confrère,
Et sans avoir passé par ma Guittanaumière![2]
Quel malheur! vous auriez pu voir mon dernier porc;
Il surpasse tous ceux de Saintonge et d’York.

[2] Un des domaines de M. Falloux, aux environs d’Angers.

M. DE LAMARTINE, rêveur.
Deux louis! quarante francs! somme insignifiante!
Remboursable en deux ans...
M. DE FALLOUX.
Qu’est-ce qu’il dit?
M. MÉRIMÉE.
Il chante!
LE PRÉSIDENT, dépouillant le scrutin.
Je vais compter les voix de chaque concurrent:
Autran, Autran, Autran, Autran, Autran, Autran.
M. DE LAPRADE.
Bravo! la Cannebière a le pas sur le Louvre.
LE PRÉSIDENT.
Pas encore; voici ce que l’urne découvre:
Doucet, Doucet, Doucet, Doucet, Doucet, Doucet.
M. DUPIN.
Point de majorité!
M. DE LAPRADE.
Si l’on recommençait?
LE PRÉSIDENT.
Il le faut bien.
M. VIENNET.
Ceci me rappelle une fable
Que je fis autrefois dans un cas tout semblable,
Et dont le titre alors parut piquant et neuf:
Le Cirage vernis et le Cirage à l’œuf.
En voici le début: «Une paire de bottes,
Un jour, au boulevard, passaient, vierges de crottes
Il faisait cependant de la pluie et du vent...»
LE PRÉSIDENT.
Monsieur Viennet, plus tard; votons auparavant.
M. VIENNET, à part.
Le goût des vers se perd dans ma belle patrie!
LE PRÉSIDENT.
Nous n’aboutirons pas; dépêchons, je vous prie.
Huissier, distribuez les boules.
M. DE LAPRADE, à M. Patin.
Oui, mon cher,
Un article excellent, dans le Temps d’avant-hier.
On veut qu’à l’Institut nous accordions des places
Aux femmes de talent.
M. PATIN.
Fauteuils, voilez vos faces!
M. DE SACY.
Un semblable projet doit plaire à Legouvé.
M. LEGOUVÉ.
En effet; autrefois mon père l’a rêvé.
Par les femmes toujours notre âme fut ravie;
Elles jonchent de fleurs le chemin de la vie,
Et mêlent sur nos fronts, dans leurs jeux ingénus,
Aux lauriers d’Apollon les myrtes de Vénus.
M. AMPÈRE.
Soit, mais qu’à George Sand nous ouvrions nos portes,
Vous verrez des bas-bleus s’avancer les cohortes,
Et madame Ancelot, et la comtesse Dash...
M. MIGNET, bas, à M. Sainte-Beuve.
Comment écrivez-vous Autran?
M. SAINTE-BEUVE.
Avec un h.
LE PRÉSIDENT.
Vous n’avez pas voté, monsieur de Lamartine.
M. DE LAMARTINE, rêveur.
J’ai bien vingt mille amis...
M. NISARD.
Dans son rêve il s’obstine.
LE PRÉSIDENT.
Le scrutin est fermé. Messieurs, à votre rang.
(Lisant.)
Autran, Autran, Autran, Autran, Autran, Autran.
M. PONSARD.
Cela s’annonce bien pour lui.
M. THIERS.
Je m’émerveille
En voyant triompher l’école de Marseille.
LE PRÉSIDENT, lisant.
Doucet, Doucet, Doucet, Doucet, Doucet, Doucet.
M. JULES SANDEAU.
Toujours même chanson!
M. DE FALLOUX.
Toujours même verset!
M. PONSARD.
Cette obstination où l’on veut voir un crime,
De notre conscience est l’effort légitime,
Et c’est de notre voix faire trop peu de cas,
Que pouvoir espérer ne la disputer pas.
M. SAINTE-BEUVE, à part.
O docte prosaïsme et rime dérisoire!
M. VIENNET.
L’incident me remet une fable en mémoire:
Il s’agit d’un corbeau dans les airs folâtrant,
Et tenant en son bec un fromage odorant.
Un renard dont le nez flaire à travers la plaine,
Survient en cet instant...
M. DE PONGERVILLE.
Mais c’est du La Fontaine!
M. VIENNET.
Ah! pardon!
M. AMPÈRE, à M. de Lamartine.
Votez-vous?
M. DE LAMARTINE.
Est-ce que j’en connais
Un seul!
M. AMPÈRE.
Votez toujours, votez donc...
M. DE LAMARTINE, impatienté.
Des chenets!
LE PRÉSIDENT.
Il n’importe, messieurs; recommençons encore.
M. PONSARD.
Votons jusqu’à demain!
M. NISARD.
Votons jusqu’à l’aurore!
M. THIERS.
Certes, ce n’est pas nous qui céderons d’un cran.

(Douze tours de scrutin se succèdent, amenant toujours le même résultat. Les académiciens finissent par céder au sommeil.)

CHŒUR DES DOUCETIENS, marmottant.
Doucet! Doucet! Doucet!
CHŒUR DES AUTRANIENS, de même.
Autran! Autran! Autran!

LE
TURC ET LE GRENADIER


I

J’admire les magasins d’aujourd’hui, mais je regrette les boutiques d’autrefois. Je le dis comme je le pense, autant en artiste qu’en homme déjà vieillissant. Les magasins sont hauts, vastes, clairs, tant que vous voudrez;—les boutiques étaient basses, petites, obscures; et, malgré cela, les boutiques avaient quelque chose d’accort et d’honnête; c’était comme une rangée de commères le long des rues. Elles prêtaient les motifs les plus pittoresques à la peinture, et la plupart d’entre elles faisaient rêver du jeune Poquelin. O mes chères boutiques!

Les magasins d’aujourd’hui sont loin de cette bonhomie; vous chercheriez vainement chez eux quelques traces de caractère national. Ils sont construits et décorés à la façon de Pompéi mon ami, ou de l’Alhambra. Les moins riches se distinguent par des outrecuidances spéciales. Ainsi, par exemple, il n’est pas rare de lire au fronton d’un magasin puritainement peint de noir ces mots en lettres lapidaires: MODES. Pas autre chose. Que si vous essayez de plonger un regard curieux à travers la mousseline des rideaux, vous n’apercevez qu’un canapé de velours, et sur ce canapé une femme en cheveux qui lit un volume. D’ailleurs, pas le moindre chiffon. Voilà le magasin de modes d’aujourd’hui;—combien je lui préfère la boutique de modes d’autrefois, qui offrait un si réjouissant assemblage de rubans de toutes les couleurs, et où de nombreuses jeunes filles, un œil à leur ouvrage et l’autre à la rue, étaient occupées à coiffer des marottes ou têtes de carton!—La marotte, encore une chose disparue!

II

Je regrette les boutiques, et je regrette aussi les enseignes des boutiques. Les unes n’allaient pas sans les autres. Je parle de l’enseigne originale, allégorique, compliquée, appelant à son aide la sculpture ou la serrurerie. Je parle des Barbes d’or, des Tours d’argent, des Chats noirs, des Saint-Esprit, des Bons coings, des Paniers fleuris, des Puits d’amour, des Verts galants, de tous ces caprices qui étaient la poésie de l’ancienne boutique. Aujourd’hui, on se passe volontiers de l’enseigne, que l’on trouve de mauvais goût; on écrit simplement: Félix, pâtissier, là où on aurait écrit jadis: Au Flan couronné.—Qui me rendra les vieilles enseignes, hélas! Il y en avait de naïves, et ce n’étaient pas celles que j’aimais le moins. Le bois y jouait un grand rôle; le bois se pliait à tous les attributs. Des saucissons en bois, balancés par le vent, invitaient à entrer chez les charcutiers; des gants en bois et des bas en bois d’une longueur interminable, disaient l’industrie des bonnetiers; les chapeliers étalaient des chapeaux en bois de diverses formes, depuis les demi-lunes démesurées des généraux de l’Empire, jusqu’aux élégants chapkas des lanciers polonais.

III

Parmi ces boutiques et ces enseignes de la vieille roche, on remarquait encore, il y a une douzaine d’années, deux débits de tabac, l’un situé rue de l’Ancienne-Comédie,—l’autre rue Fontaine, à quelques pas de la barrière Pigalle. Tous les deux avaient à leur porte une de ces statuettes en bois colorié, haute de deux pieds environ, dont la mode était fort répandue dans le dernier siècle et au commencement de celui-ci. La statuette du débit de tabac de la rue de l’Ancienne-Comédie représentait un Turc:—celle de la rue Fontaine figurait un Grenadier.

Il me faudrait un style en bois pour décrire convenablement ce Turc en bois et ce Grenadier en bois.

Le Turc de la rue de l’Ancienne-Comédie avait un turban comme tous les Turcs, une pelisse comme tous les Turcs, des babouches comme tous les Turcs;—et, comme tous les Turcs, il fumait dans un long narghilé, avec toute la superbe et toute l’indolence que peut comporter la sculpture sur bois. Le vermillon, l’indigo et l’or étaient semés à profusion sur sa petite personne; il rappelait les plus beaux Turcs du théâtre Feydeau; et, tout entier à son narghilé, il ne s’apercevait pas même du rôle de portier qu’il remplissait,—tant sont grandes la majesté et l’indifférence orientales!

Le Grenadier de la rue Fontaine, d’une date plus moderne, avait un bonnet d’ours comme tous les grenadiers, des moustaches comme tous les grenadiers, des guêtres comme tous les grenadiers;—et, comme tous les grenadiers, il fumait dans une pipe noire. Il était d’ailleurs très-bien ficelé dans sa mignonne taille de bois, l’air crâne, la poitrine effacée, les pieds en dehors. Héros bon enfant, il ne lui déplaisait pas de monter la garde à la porte d’un bureau de tabac, après avoir vu brûler le Kremlin.

IV

A l’époque dont nous parlons, vivait un acteur qui jouait à l’Odéon et qui demeurait à Montmartre. Ce fait paraîtra peut-être singulier, et j’avoue que je ne suis pas en mesure de l’expliquer. Je l’appellerai Restout, pour cacher son véritable nom, sous lequel il a plutôt laissé une réputation de bohème et de mystificateur que de bon comédien.

Restout descendait régulièrement tous les jours la rue Fontaine, pour arriver une demi-heure après dans la rue de l’Ancienne-Comédie. A force de faire ce trajet, il avait fini par se préoccuper extraordinairement du Grenadier, qui l’attendait chaque matin au port d’armes, comme pour le saluer, et du Turc, dont le regard oblique le suivait jusque sur la place de l’Odéon. Ces deux bonshommes en bois tenaient une place énorme dans sa vie; il en rêvait même éveillé; et le soir, en jouant la comédie, il croyait les apercevoir dans la salle,—le Grenadier au parterre et le Turc à l’avant-scène.

Un jour, avant l’heure de la répétition, Restout, qui était, comme je l’ai dit, un mystificateur, entra dans le débit de tabac de la rue de l’Ancienne-Comédie, lequel était tenu par deux vieilles gens, le mari et la femme. La femme seule se trouvait au comptoir.

—Qu’est-ce qu’il faut vous servir? lui demanda-t-elle.

—Madame, dit Restout, je désirerais acheter votre Turc.

—Monsieur plaisante sans doute.

—Non, madame, je suis fort sérieux.

—Notre Turc n’est pas à vendre, dit-elle.

—Je suis disposé à y mettre le prix que vous fixerez, continua Restout.

La marchande le regarda, et comme il s’exprimait avec une parfaite politesse, elle appela son mari qui se chauffait les pieds dans l’arrière-boutique.

—Mon ami, voilà monsieur qui veut acheter notre Turc.

Le mari répéta machinalement sans comprendre:

—Notre Turc?

Et lorsqu’il eut compris, il répondit sèchement, en faisant mine de rentrer dans son arrière-boutique:

—Non, non.

—J’en offre cent francs, se hâta de dire Restout.

—Nous ne vendons pas notre Turc, grommela le vieillard.

—Deux cents francs!

—Non, non.

—Deux cent cinquante!

A ce chiffre, la femme tourna les yeux vers son mari.

Celui-ci, s’adressant à Restout:

—Je sais bien, monsieur, dit-il, que ce prix est au-dessus de la valeur de notre Turc; mais nous tenons à cette figure, nous y sommes accoutumés; c’est notre enseigne depuis quarante ans; tout le quartier la connaît, et il nous semblerait faire une mauvaise action en nous en séparant.

—Pourtant, trois cents francs... articula Restout.

—Mais enfin, monsieur, s’écria le marchand, pourquoi voulez-vous acheter notre Turc?

—C’est bien simple. Je collectionne ce genre de curiosités. J’ai déjà réuni plus de quatre-vingts personnages en bois ayant tous appartenu à des bureaux de tabac. Votre Turc a sa place marquée dans mon musée, entre un Sauvage du plus beau noir et un Jean Bart assis sur un baril de poudre.

—Ah! si c’est comme cela... murmura la femme.

Mais le mari hochait toujours la tête en signe de refus.

—Voyons, voyons, trois cent cinquante francs! dit Restout.

La femme répéta:

—Trois cent cinquante francs?...

—Agis comme tu voudras, dit à la fin le vieillard; pour moi, je ne me mêle plus de cette affaire.

Et il rentra dans son arrière-boutique.

—Monsieur, reprit la femme d’un ton décidé, puisque votre désir est si vif, ajoutez encore cent francs, et le Turc est à vous.

Ce n’était déjà plus notre Turc, c’était le Turc!

—Diable! cela fera quatre cent cinquante francs! dit Restout.

—Oui, quatre cent cinquante francs. C’est notre dernier mot. Et encore est-ce un sacrifice que nous faisons.

—Allons!

Le marché fut conclu. Restout indiqua un domicile où l’on devait, le lendemain matin, apporter le Turc et l’échanger contre la somme convenue.

V

Quelques heures plus tard, Restout répétait la même scène dans le débit de tabac de la rue Fontaine. Il marchandait le Grenadier. Mais là, il connut tout de suite qu’il avait affaire à un industriel sans conviction, sans superstition, incapable de s’attacher à un morceau de bois. Le sentiment n’eut donc aucune part dans ce second marché. Le buraliste, exclusivement préoccupé d’une idée de bénéfice, ne fit aucune difficulté pour vendre son Grenadier; il aurait vendu pareillement son lit ou son comptoir; ce n’était pour lui qu’une question de prix. A cet effet, il déploya toutes les ressources d’un esprit finaud et borné; il exposa que ces sortes de bonshommes étaient devenus très-rares, qu’on avait cessé depuis longtemps d’en fabriquer, qu’on n’en rencontrait plus qu’en province—et encore! que le sien était une œuvre d’art et que le bois en était extrêmement précieux. Mais si engageante que fût sa faconde, elle lui rapporta moins que la résistance attendrie du vieux couple de la rue de l’Ancienne-Comédie. La vente du Grenadier fut arrêtée à cent quarante francs.

Rendez-vous fut également pris, le lendemain, pour la livraison et le paiement.

Ces deux importantes affaires terminées, le comédien Restout rentra sans sourciller dans sa banlieue escarpée, où il eut l’heur de rencontrer le premier rôle du théâtre de Montmartre et de lui gagner trois glorias au noble jeu de billard.

VI

Or, voici ce que, dans son imagination scélérate, avait combiné le comédien Restout:

Au débitant de tabac de la rue de l’Ancienne-Comédie il avait donné l’adresse du débitant de tabac de la rue Fontaine,—et au débitant de tabac de la rue Fontaine l’adresse du débitant de tabac de la rue de l’Ancienne-Comédie.

A tous les deux il avait assigné la même heure: dix heures du matin.

En conséquence, chacun d’eux partit de chez soi vers neuf heures et demie, portant entre ses bras, celui-ci le Turc, celui-là le Grenadier.

Cela faisait se retourner et sourire quelques passants.

Celui qui portait le Turc, le vieillard de la rue de l’Ancienne-Comédie, était le plus à plaindre: il baissait la tête et marchait précipitamment; on eût dit un Romain fuyant avec ses Lares.

La veille au soir, il avait attendu pour desceller son Turc que ses clients fussent partis, que le gaz fût éteint, que la rue fût déserte; et, à la lueur d’une chandelle, il avait accompli cet acte, comme une chose honteuse. Sa nuit avait été sans sommeil, et, au matin, il s’était vu sur le point de reclouer le Turc à sa place. Mais sa femme lui avait rappelé la parole donnée, et il était parti en soupirant.

L’autre, au contraire, le débitant de la rue Fontaine, portait arrogamment son Grenadier, et son air semblait dire aux passants: «Riez à votre aise; moi, j’ai fait un excellent marché; je vais déposer cette marionnette chez un niais qui me l’achète six fois sa valeur!»

VII

Une rencontre était inévitable entre les deux marchands; elle eut lieu sur la place du Carrousel. Ils entrevirent la vérité comme dans un éclair; mais ils n’osèrent pas s’interroger, et ils continuèrent leur route, après s’être croisés en frémissant d’inquiétude.

Ils doublèrent le pas. Que devinrent-ils lorsque, arrivés au terme de leur course, l’un et l’autre se trouvèrent en face d’un débit de tabac concurrent?

Le vieillard se laissa tomber—avec son Turc—sur le trottoir...

La rage dans le cœur, au bout de quelques instants, chacun d’eux reprenait le même chemin, en remportant son enseigne bafouée. On ne dit pas s’ils se rencontrèrent encore.

Toutefois est-il que la crainte du ridicule les empêcha de replacer à leur porte les bonshommes de bois. Les deux débits de tabac existent toujours; mais où est le Turc? Qu’est devenu le Grenadier?

J’ignore si le ciel fit de longs remords au mystificateur Restout. Je sais seulement qu’il changea son itinéraire de Montmartre à l’Odéon et de l’Odéon à Montmartre.


MÉMOIRES D’UN HOMME
A QUI IL N’EST JAMAIS RIEN ARRIVÉ


I

Je m’appelle Duval.

Je suis fils de Duval.

Et petit-fils de Duval.

Le nom de tout le monde!

Tout petit, j’ai mangé de la bouillie.

J’ai eu la coqueluche.

Le médecin a dit que cela ne serait rien.

Cela n’a rien été.

..... Voulez-vous que je continue?

II

Et pourquoi pas?

Le beau mérite de raconter des événements importants dont on a été acteur ou témoin!

Il est trop facile d’exciter l’intérêt avec des batailles, des adultères, des vols, des duels, des faillites.

Mais n’avoir rien vu, n’avoir rien fait, et vouloir cependant laisser sa trace ici-bas!

A la bonne heure!

N’être rien,—et avoir l’ambition d’écrire sa vie, comme Rousseau, comme Casanova, comme madame Roland, comme Alexandre Dumas!

Parlez-moi de cela!

Voilà qui est bien plus fort!

Voilà qui est bien plus rare!

Voilà ce que j’entreprends, moi, Duval, le premier venu,—le héros de l’insignifiance.

III

J’ai dit que j’avais le nom de tout le monde.

J’ai aussi l’air de tout le monde.

Lisez mon passe-port.

Front: moyen.

Nez: moyen.

Bouche: moyenne.

Menton: moyen.

C’est le triomphe de l’impersonnalité.

La preuve que je ressemble à tout le monde, c’est que tout le monde m’accoste plusieurs fois par jour en s’écriant: «Ah! pardon, je vous prenais pour monsieur un tel.»

Les femmes ont un mot terrible pour désigner les gens de ma figure: «Il est de ceux dont on ne dit rien.»

La nature m’a refusé jusqu’au plus simple tic.

Je suis la foule, la chose qu’on n’aperçoit que tout autant qu’elle est agglomérée.

... Voulez-vous que je continue?

IV

Ma jeunesse...

Je n’ai pas eu de jeunesse.

C’est ce qui m’attriste le plus, quand j’y songe.

A l’heure où les autres font briller leurs vingt ans au soleil comme de belles pièces d’or neuves, à l’âge où toutes les têtes ont des délires, où toutes les poitrines ont des chansons, où les yeux et les mains se cherchent dans une atmosphère d’amour,—j’étais déjà assis sur le rond de cuir de l’employé.

Or, il n’arrive rien sur les ronds de cuir.

De même que j’avais été un sage enfant, je suis resté un sage jeune homme.

Je n’ai pas eu de dettes.

Je n’ai pas eu de maîtresses.

J’ai aimé—dans les livres seulement.

J’ai regardé passer le plaisir,—de ma fenêtre, ouverte les dimanches soirs.

V

Pendant trente ans, le front penché sur des registres verts à angles de cuivre, j’ai pu entendre s’apaiser un à un tous les battements de mon cœur.

Pendant trente ans, j’ai été la gloire de l’administration des contributions directes.

Pendant trente ans, j’ai envoyé à mes concitoyens des petits papiers blancs, verts, bleus et roses, pour les inviter à payer leurs termes échus.

Et je me suis toujours maintenu à la hauteur de cette mission.

Si je me raille un peu moi-même, c’est par amour-propre, et afin que vous ne me regardiez pas comme un être absolument vulgaire.

La vérité est que dans ces professions claustrales, où la mécanique et la routine tiennent tant de place, l’esprit finit par prendre des plis comme le corps. Un voile s’étend et s’épaissit sur l’intelligence. On n’agit plus que machinalement. La pensée s’est assoupie.

J’ai donc été de ceux—plus nombreux qu’on ne croit—qui ne pensent à rien.

VI

Balzac a trop exagéré le drame dans les âmes d’en bas. Il les a dosées à sa mesure.

Il vous a dit à quoi pensent:

  • Le paysan qui chasse à la loutre;
  • L’invalide qui regarde jouer au cochonnet;
  • La garde malade qui remue une tisane;
  • Le clerc d’avoué qui feuillette un dossier.

A mon tour, si j’avais le temps,—moi, Duval,—je vous dirais à quoi ne pensent pas:

  • L’épicier qui casse son sucre;
  • L’expéditionnaire qui taille sa plume;
  • Le valet de pied qui attend ses maîtres sous le vestibule de l’Opéra;
  • La sentinelle qui baye aux étoiles.

Accoutumez-vous à regarder comme immense le nombre des individus qui ne pensent à rien.

Penser à rien,—c’est peut-être le bonheur!

A coup sûr, c’est la santé.

... Voulez-vous que je continue?

VII

Il me serait peut-être arrivé quelque chose si je m’étais marié.

Que l’on ne prenne pas cela pour un mot de vaudeville.

Mais je ne me suis pas marié.

Je n’ai pas osé.

Alors, le hasard s’est détourné de moi tout à fait, et j’ai été comme oublié dans la vie.

L’accident lui-même m’a dédaigné.

Pas de pot de fleurs tombant sur ma tête!

Pas de querelle au café!

Pas de montre volée!

Les voyages m’auraient bien séduit; mais où aller? A quelle contrée donner la préférence? Pourquoi l’Italie plutôt que l’Espagne? Et pourquoi pas le Frangistan.

L’indécision m’a cloué sur place.

Et maintenant, quand un désir de locomotion s’empare trop vivement de moi, j’étends la main vers les trois ou quatre rayons qui forment ma bibliothèque.

Je prends et je relis mes deux ouvrages préférés.

L’un est le Voyage autour de ma chambre, par le comte Xavier de Maistre.

L’autre, plus modeste encore, et sans nom d’auteur, est le Voyage dans mes poches.

VIII

Mais au moins j’aurais pu, comme citoyen ou même comme simple passant, assister à quelque fait considérable, approcher ou seulement apercevoir quelque personnage fameux.

Je l’aurais pu certainement.

L’ironique destinée m’en a toujours empêché.

Un rhume de cerveau me tenait au lit lorsque éclata la révolution de février.

Quelques jours ensuite, je voulus voir M. Ledru-Rollin.

Il venait de passer.

J’ai également manqué l’ouvrier Albert d’un quart d’heure.

Ce n’est donc pas moi qui projéterai jamais des lueurs sur notre histoire.

De la légende du dix-neuvième siècle, je n’ai retenu que le refrain, un seul mot, que je répète à la façon du perroquet effrayé:

—Boum!... Boum!

... Voulez-vous que je continue?

IX

Non. Je finis,—car la liste de tout ce qui ne m’est pas arrivé remplirait aisément cent volumes.

Il ne m’est jamais rien arrivé,—même en rêve.

D’ordinaire, cependant, la nuit est la revanche du jour; les têtes les plus calmes s’illuminent alors de mille féeries intérieures; un régisseur invisible vient frapper les trois coups dans votre crâne pour une comédie aux cent actes divers.

Moi, je n’ai jamais rêvé que de choses indifférentes, de mon chapeau qui s’envolait ou d’une allumette chimique qui ne voulait pas prendre.

Qu’ajouterai-je encore?

«Cache ta vie,» a dit un sage. Je n’ai pas de peine à cela.

La terre me sera légère, car je n’aurai pas beaucoup pesé sur elle.

Le monde aura été pour moi une feuille de présence où je me serai contenté de signer mon nom,—mon nom de Duval.


LE DINER DU LANCIER


I

Une belle arme, la lance!

De beaux hommes, les lanciers!

La lance! droite, reluisante, effilée, haute, avec un joli drapeau qui claque au vent!

Les lanciers! les moins farouches de tous les cavaliers, coiffés élégamment, cambrés en selle, riants et rapides!

J’ai l’honneur de connaître un lancier, un ancien lancier, et de déjeuner quelquefois avec lui dans un café du boulevard.

A toutes les qualités de l’homme du monde et du militaire en retraite, ce lancier joint un appétit considérable.

Sa lance s’est changée en fourchette.

II

—Vous souriez de ma fière prestance à table,—me dit-il l’autre matin, après avoir exterminé une plantureuse entre-côte;—et vous avez raison de sourire.

»Je vous souhaite de porter un jour vos soixante ans comme je porte les miens.

»Et cependant, ce que je suis n’est rien en comparaison de ce que j’ai été.

»Je parle du temps où j’avais l’honneur de servir dans les lanciers...

»Garçon! qu’est-ce que vous allez nous donner maintenant?

»Dans ce temps-là, j’avais, comme à présent, cinq pieds huit pouces, bonne mesure. J’étais maigre, et je dévorais. Il ne me fallait pas moins de neuf livres de pain par jour; neuf livres, oui, monsieur.

»Ajoutez à cela que mon gousset était assez mal garni.

»Et vous comprendrez qu’une fois je me sois laissé aller à manger un Saint-Michel.

—Un Saint-Michel? répétai-je, ébahi.

—Tout entier... avec son dragon.

—Contez-moi donc cela.

—Volontiers, mais après les légumes, répondit judicieusement le lancier.

III

Après les légumes, le lancier commença:

—C’était en 1818.

»De l’histoire, monsieur, de l’histoire!

»Je venais de passer un congé dans ma famille, aux environs de Rouen.

»La veille de mon départ, mon père me donna une lettre pour un de ses amis avec lequel il avait fait les campagnes de la Hollande, sous Pichegru, et qui habitait Gisors, où je devais m’arrêter.

»Gisors, charmante petite ville, située dans le département de l’Eure, renommée pour ses filatures et ses fabriques d’étoffes; 3,500 à 4,000 habitants.

»Je pris la lettre, et, le lendemain, une diligence de passage me débarqua à Gisors.

»Monsieur, je ne sais pas quel effet produit sur vous la diligence, mais elle me creuse littéralement l’estomac, à moi.

»Le trajet m’avait mis sur les dents.

»Et comme c’était précisément l’heure de la dînée pour les voyageurs de la diligence,—qui avait sa destination plus loin,—j’entrai à l’auberge du Soleil d’Or où la table d’hôte était servie.

»Je crus cependant devoir m’informer à demi-voix auprès d’une servante:

»—Combien coûte le dîner ici?

»—Trois francs, me répondit-elle, et trois francs dix sous avec le café.

»—Voilà mon affaire, pensai-je.

»Et je m’assis.

IV

»Je m’assis.

»Ne me faites pas répéter.

»Je m’attablai modestement, sans en avoir l’air, comme quelqu’un qui accomplit une chose toute simple, à côté des autres voyageurs, en disant à mon voisin de droite:

»—Pardon, monsieur!

»Et à ma voisine de gauche:

»—Pardon, madame!

»On ne se serait douté de rien.

»Ah! il faut être juste: la table était bien servie.

»Pour Gisors, c’était superbe!

»Il y avait de tout: poissons, entrées chaudes et froides, hors-d’œuvre (je raffole des hors-d’œuvre; cela doit vous paraître singulier, n’est-ce pas?), pâtés, rôts, blanc-manger...

»Et tout cela était sur la table à la fois, dans des plateaux, sur des réchauds, à la portée de chacun, parce que les voyageurs ne pouvaient disposer au plus que de vingt-cinq minutes, et qu’il leur fallait se hâter à cause du proverbe: «La diligence n’attend pas.»

»Les voyageurs, à qui ce programme était connu, mangeaient gloutonnement et au hasard.

»C’était horrible à voir.

»Pouah!

»Moi, j’y mettais plus d’ordre et de discernement. Voulant épargner de l’embarras aux servantes, j’attirais à moi la plupart des plats et je les nettoyais avec une conscience véritablement exemplaire.

»Il arrivait de temps en temps que maintes bouteilles étaient, de ma part, l’objet d’une méprise; mais avec quelle bonne grâce, reconnaissant mon erreur, je disais à ma voisine de gauche:

»—Pardon, madame!

»Et à mon voisin de droite:

»—Pardon, monsieur!

V

»On commença à m’apercevoir et à s’inquiéter de moi vers la fin du premier service.

»Ce ne fut d’abord qu’un léger murmure.

»—La fille! dit un gros fermier rougeaud, où sont donc les foies de veau sautés?

»—Dame! répondit-elle en me désignant, c’est monsieur qui les a finis.

»Elle aurait pu dire aussi bien que c’était moi qui les avais commencés.

»—Mademoiselle, voulez-vous me faire passer les navets au beurre? disait une vieille dame.

»—Les navets au beurre?...

»Et la servante s’arrêtait en me regardant.

»J’avais la tête penchée sur mon assiette.

»Et je mangeais toujours.

»Je mangeais sans affectation et sans honte.

»Je mangeais de bon cœur, comme on dit chez nous.

»Une jolie table d’hôte, ma foi!

VI

»—Allons, messieurs les voyageurs, en voiture, s’il vous plaît! en voiture!

»Puisque vous êtes allé en diligence, vous connaissez ces fatales paroles; elles sont toujours accueillies par un sourd grognement de révolte et de résistance.

»On obtient quelquefois cinq minutes de répit.

»Mais bientôt la même voix, la voix du conducteur, s’élève plus sévère, plus pressante:

»—Allons, messieurs, en voiture! en voiture!

»Les voyageurs se lèvent alors, jetant un regard de regret sur le dessert à peine entamé.

»Les choses se passèrent ainsi à Gisors.

»Avec cette différence que, moi, je ne bougeai pas de ma place.

»Tous mes soins étaient appliqués à la destruction d’un fromage de Livarot.

»J’adore le Livarot!

»Le maître de l’auberge, qui était déjà entré sous divers prétextes et qui m’examinait avec inquiétude, vint me frapper sur l’épaule en disant:

»—Eh bien, jeune homme, vous n’entendez donc pas?

»—Quoi? fis-je la bouche pleine.

»—La voiture va partir.

»—Oh! moi, je ne pars pas, répondis-je avec candeur.

»Et, étendant le bras, je groupai devant moi les plats du dessert.

VII

»—Desservez! desservez! cria l’aubergiste du Soleil d’Or à ses gens.

»Ce fut un combat désespéré.

»Nous luttions de vitesse, eux pour ôter, moi pour retenir.

»Pendant que d’une main je me cramponnais à un saladier de fraises, de l’autre j’atteignais une assiette de macarons.

»La victoire leur resta.

»Malédiction!

»Il n’y eut plus sur la table que la nappe, deux vases de fleurs, et, entre ces deux vases de fleurs, une énorme pièce de pâtisserie fort compliquée.

»Un objet d’ornement!

»Une chose faite pour l’œil!

»Cette pièce, qui figurait une espèce de montagne, était surmontée d’un groupe colorié représentant l’archange Saint Michel terrassant un dragon et le perçant de sa lance.

»La lance, c’était ma partie.

»Les domestiques étaient sortis d’un air narquois, me laissant seul dans la salle.

»Seul, c’est-à-dire en tête-à-tête avec le Saint-Michel.

»Évidemment ils étaient sans méfiance.

»Ce Saint-Michel me troublait et m’agaçait.

»J’aurais voulu ne pas le voir.

»Je comprenais bien qu’il était là surtout pour la parade, pour le spectacle.

»Mais, d’un autre côté, je me disais que si l’on fait des pâtisseries, c’est pour qu’elles soient mangées.

»Et que le dîneur a droit de consommation sur tout ce qui se trouve sur la table.

»Mon hésitation ne dura que quelques minutes.

»Je fis taire mes scrupules.

»Je me penchai, et je portai une main sacrilége sur le Saint-Michel.

VIII

Le lancier continua:

—Je dois ce témoignage à la vérité d’avouer que cet archange était effroyablement dur; les parties de massepain en étaient absolument desséchées; bref, ce n’était pas bon.

»Pas bon du tout!

»Mais j’avais faim.

»L’aubergiste du Soleil d’Or entra justement comme j’achevais la ruine de cet édifice.

»La stupéfaction le rendit immobile.

»—Mon Saint-Michel! s’écria-t-il.

»—Quelque chose de fameux, murmurai-je.

»Et me dirigeant vers lui, qui demeurait les yeux fixés sur mon assiette entièrement dépourvue de vestiges, je lui mis dans la main le prix de mon dîner, c’est-à-dire une pièce de trois francs.

»Ce que nous appelions autrefois un petit écu.

»Et je sortis fièrement.

»Il me regarda partir...

IX

»A peine avais-je fait trois pas dans la rue que je revins vers lui, afin de savoir l’adresse de cet ami de mon père pour lequel j’avais une lettre de recommandation.

»—M. Mauprat? me répondit-il bourrument, c’est le cafetier de la place; mais je ne vous conseille pas de vous présenter chez lui aujourd’hui; toute la maison est sens dessus dessous.

»Et l’aubergiste me tourna le dos.

»Je ne jugeai pas à propos de faire mon profit de son avis désobligeant; j’allai au café de la place, qui était fermé en effet.

»Mais, en tournant autour de la maison, je trouvai une porte; je montai. Une grande agitation régnait dans l’escalier que remplissait une foule de personnes très-bien mises; et j’eus quelque difficulté à être introduit auprès de M. Mauprat, qui me parut lui-même très-affairé.

»Cependant, lorsqu’il eut lu la lettre de mon père il m’embrassa cordialement, en me disant:

»—Parbleu! vous ne sauriez arriver plus à propos: je marie ma fille aujourd’hui; vous allez être du dîner.

X

»—Mais, objectai-je timidement, c’est que je viens de dîner à table d’hôte.

»—Bah! bah! s’écria-t-il, ces dîners de table d’hôte, est-ce que cela tient au ventre? D’ailleurs venez par ici.

»Et me prenant le bras, il me conduisit vers un placard, d’où il tira une bouteille d’eau-de-vie et un grand verre, qu’il remplit jusqu’aux bords.

»—Avalez-moi cela, me dit-il, et vous aurez bientôt oublié votre dîner.

»Avait-il tort? avait-il raison?

»Toutefois est-il qu’après avoir bu je me laissai placer à une immense table en fer à cheval, au milieu d’une centaine d’invités.

»Les parfums d’une soupe homérique achevèrent de me faire perdre la mémoire; et, lorsque le bouilli se présenta, je m’en servis moi-même une énorme tranche en contre-fil.

XI

»—Comme vous venez tard, cher ami! dit derrière moi M. Mauprat à un nouvel arrivant.

»—Ne m’en parlez pas! j’ai été retenu jusqu’à présent par un animal, une espèce d’anthropophage... Un peu plus, il engloutissait ma table et mes chaises.

»A cette voix, je me retournai, et j’aperçus l’aubergiste du Soleil d’Or.

»Il me reconnut, et pensa défaillir en me voyant aux prises avec le bouilli.

»—Qu’avez-vous? lui demanda M. Mauprat.

»—C’est lui! dit l’aubergiste d’une voix étranglée.

»—Qui, lui?

»—Celui qui a mangé mon Saint-Michel.

»On le plaça à côté de moi; et pendant tout le festin, il ne cessa de pousser des exclamations d’étonnement en me regardant.

»Je finis par ne plus m’occuper de cet imbécile et par faire honneur au repas, qui fut magnifique comme la plupart des repas de noce en province.

»Vous en savez quelque chose, vous aussi, mon gaillard.

»Et maintenant que je vous ai conté l’histoire du grand Saint-Michel, à votre santé!

Une belle arme la lance!

De beaux hommes, les lanciers!


L’AMI DES ACTEURS


I

Tout enfant, lorsque ses petits camarades, animés d’un noble enthousiasme, suivaient, en marquant le pas, la musique des régiments, lui demeurait planté, pendant des heures entières, devant les affiches de spectacles.

Il épelait les noms des acteurs:

A, r, ar; n, a, l, nal; Arnal.

B, o, u, bou; t, i, n, tin; Boutin.

C, a, ca; c, h, a, r, char; cachar; d, y, dy; Cachardy.

Et ainsi de suite depuis A jusqu’à Z, depuis les Funambules jusqu’à la Comédie française.

Ce fut de cette façon qu’il apprit à lire.

II

Le reste de son éducation s’acheva sur le trottoir de l’ancien boulevard du Temple, entre les marchands de coco et les marchandes de sucre d’orge. Posé là dès quatre heures de l’après-midi, il voyait arriver un à un les acteurs se rendant à leurs théâtres, et il recueillait des observations du genre de celle-ci:

—Tiens! M. Francisque a une redingote neuve!

—Mademoiselle Léontine ne sera jamais prête pour son entrée; elle se sera trompée d’heure, bien sûr!

Le soir, après la représentation, il ne manquait jamais, avec quelques fanatiques de son espèce, d’aller attendre la sortie du premier rôle, pour lui faire une ovation et l’escorter jusqu’à son domicile.

Ce fut une heure mémorable dans son existence d’enfant que l’heure où il osa dire à M. Albert, qui venait de jouer Atar-Gull:

—Monsieur Albert, voulez-vous que je porte votre parapluie?

Et où M. Albert daigna lui accorder cette faveur.

III

Oh! marcher derrière un acteur!

Quel bonheur c’était pour lui!

Quelle émotion il éprouvait à se dire ceci,—ou à peu près,—en le suivant:

—Cet homme qui n’a l’air de rien, qui va, les mains dans ses poches, qui est habillé comme vous et moi, et dont la chaussure commence même à s’user, c’est d’Artagnan, c’est le duc de Villaflor, c’est Cartouche, c’est Monte-Cristo, c’est Ruy-Blas, c’est le maréchal de Saxe, c’est Salvator Rosa! Tout à l’heure, cet homme quittera son pantalon à carreaux et son paletot noisette; il s’habillera de soie et de velours; son valet de chambre lui passera au cou le collier de la Toison-d’Or! Tout à l’heure, l’homme que voici et que personne ne regarde, sera acclamé par une foule immense accourue exprès pour le voir; les mains battront à son aspect; les esprits voleront au-devant de lui! Tout à l’heure, cet homme, que chacun coudoie sans lui demander excuse, et à qui la première grisette venue dirait en ce moment: «Passez votre chemin!» cet homme tiendra toutes les femmes haletantes sous sa parole; elles le trouveront beau, elles lui jetteront des fleurs, et il n’en est aucune qui ne souhaitera d’être aimée par lui! Il se roulera dans le crime et dans l’orgie; il escaladera des murailles, il enlèvera des jeunes filles, il soustraira des testaments, il se battra en duel, il deviendra fou, il assistera à des ballets, lui, ce passant, cet homme si simple et si calme d’allure, l’homme dont j’emboîte le pas!

Oh! marcher derrière un acteur!

IV

Devenu jeune homme, il se décida, après bien des timidités et des hésitations, à franchir la barrière qui le séparait des acteurs et à entrer dans leur intimité.

Entrer dans l’intimité des acteurs, c’est entrer dans leur café.

Il choisit, pour commencer, le plus modeste, le café Achille, qui était surtout fréquenté en ce temps-là par les pensionnaires du Petit-Lazari; il alla s’asseoir non pas à la place de tout le monde, parmi les consommateurs ordinaires, mais dans l’endroit réservé aux acteurs, dans le coin des acteurs, à la table des acteurs, sur le divan des acteurs.

Je me doute que le cœur lui battit d’une violente sorte à cet acte d’effrayante audace.

Un gros homme, qui fumait la pipe, le regarda d’un air étonné, et lui dit:

—C’est la place de Saint-Prosper.

Il se recula respectueusement; et, quand, cinq minutes après, il aperçut Saint-Prosper, il prit texte de sa tentative d’usurpation pour lui offrir une canette de bière de Strasbourg.

Le gros homme en eut sa part.

Tels furent les commencements de l’ami des acteurs.

V

L’ami des acteurs a employé plusieurs années pour arriver du café Achille, cette ombre, au café des Variétés, cette splendeur,—en passant par le café de la Gaîté, par le café du Cirque, par tous les cafés dramatiques, sans compter les caboulots.

Aujourd’hui, il est arrivé.

Ce que cela lui a coûté de canettes, je ne dirai pas que lui seul le sait; mais il y aurait de quoi mettre à flots trente galiotes avec leur équipage hollandais.

Il est arrivé! c’est-à-dire il connaît tous les acteurs, une armée! depuis les généraux jusqu’aux simples soldats, et les tambours, et les cantinières; il a barre sur eux, il a le droit de les apostropher dans la rue, de leur taper sur le ventre, de les arrêter par un bouton d’habit, de leur demander des billets de faveur, de leur donner des conseils, de faire leur partie de domino!

Les connaissant, il a pris insensiblement leurs manières, leurs habitudes, leur costume; il est rasé de bleu; il boit l’absinthe à trois heures, il dîne à quatre.

Il leur a emprunté leur langage, en l’outrant et en l’employant à contre-sens.

Il appelle mademoiselle Boisgontier la Bois-bois.

Il trouve à Gourdin du galoubet (une bonne voix).

Il déplore qu’on n’ait donné à Omer qu’un rôle de cent cinquante (lignes).

Il dit d’une pièce ennuyeuse qu’elle est crevante.

Il déclare que Deshayes est un bénisseur;

Et que Montdidier colle des affiches, c’est-à-dire qu’il joue, les mains étendues[3].

[3] L’ami des acteurs aura beau faire avec son demi-argot, il n’approchera jamais de la puissance d’expression des deux titis que j’ai entendus l’année dernière.

Ils sortaient du Théâtre-Français, où l’on venait de jouer le Verre d’eau et la Joie fait peur.

Un de leurs camarades les accoste et leur demande ce qu’ils ont vu.

Le Glacis de lance et la Rigolade f... le taf, répondent-ils.

(Note de l’auteur.)

Ses façons de complimenter n’appartiennent à aucun vocabulaire et sont pleines de contorsions:

—Non, vois-tu, tu m’as fait plaisir... Non, ça y est, c’est complet... Non, tu crois peut-être que je blague... Non, parole d’honneur! tu ne sais pas tout le bien... Non, mais tu es d’un nature...

VI

Voulez-vous le voir dans son élément?

Voulez-vous le surprendre en plein rayonnement et en pleine extase?

Allez au café des Variétés, et, dans la partie vitrée, regardez cet homme à l’œil mobile, à la bouche pleine de sourires, qui se tient debout, afin de se transporter plus promptement d’un groupe à un autre. C’est lui. Il cause avec tout le monde, disant bonjour ou adieu, à la bordelaise; reconduisant ceux qui partent, encombrant le seuil, empêchant le service. Il se précipite au-devant d’Alexandre Michel, qui ne l’aperçoit pas; il secoue la main de Parade, droit, roide, indifférent; il interroge Munié, aux petits yeux clignotants et attendris; et Munié, qui est bon comme le bon pain, lui répond avec sollicitude. Il parle canut à Berthelier; à Raynard, il dit: «La claque! la claque!» Par-dessus le nez de Grenier, il cherche à distinguer Colbrun, son cher Colbrun. Bien qu’occupé dans le café, il a cependant un œil sur le boulevard. Crosti passe, imposant comme un treizième César; il le hèle d’un psit amical; il salue également du geste Dieudonné et Blaisot. Il fait rapporter de la bière, et trinque avec Ballard; il ne dédaigne pas la compagnie de Ballard, parce qu’il y a toujours quelque chose à gagner dans la conversation des personnes sensées. Mais Bache l’inquiète et l’offusque avec ses grands saluts, ses courbes cérémonieuses, ses obséquiosités, son nez et son œil questionneurs, ses lèvres pincées et son habitude de faire répéter: «Monsieur me fait l’honneur de me dire?... Monsieur m’a adressé la parole?» Il aime mieux la brusquerie militaire de Christian, qui, vêtu de noir, boutonné jusqu’au menton, la poitrine effacée, lui crie d’une voix exercée au commandement: «Vas-tu te taire, crétin! Quel grelot, mes enfants! Asseyez-vous donc dessus, et muselez-le après!»

L’ami des acteurs est enchanté.

Il fait rapporter de la bière.

Il a trois formules d’invitation, dont l’insistance varie selon l’importance de celui à qui il s’adresse.

La première, banale et presque négative:

—Tu ne prends pas quelque chose?

La deuxième, plus précise, avec un caractère d’affabilité:

—Prends-tu quelque chose?

Enfin, la troisième catégorique, et qui ne tolère pas de refus:

—Prends donc quelque chose!

VII

L’ami des acteurs a cela de particulier qu’il connaît tout le monde et que personne ne le connaît.

Là est la nuance originale.

On ne sait pas son nom.

On ignore ce qu’il fait.

La plupart du temps, on le désigne par un prénom qui n’est pas le sien: on l’appelle Auguste, et il se laisse appeler Auguste.

Plusieurs prétendent que c’est un tapissier, d’autres que c’est un fabricant de peignes.

Quoi qu’il en soit, c’est un fort galant homme.

Je lui demandai une fois pourquoi, avec le goût si déterminé qui le pousse vers la vie du théâtre, il ne s’était pas fait acteur.

Il demeura un instant immobile et frappé d’un coup de lumière; puis il me répondit comme M. Prud’homme, à qui l’on conseillait de prendre un bain pour se débarrasser d’une mauvaise odeur dont il ne cessait de se plaindre depuis l’âge de six ans.

—Je n’y ai jamais pensé!


UNE NATURE EN DEHORS


I

Corfou!—En rangeant des papiers anciens, je retrouve ce nom singulier au bas de plusieurs lettres. C’est le nom—ou le sobriquet, je ne sais plus au juste—d’un camarade de jeunesse, d’un ami de fredaines. Où est-il à présent? qu’est-il devenu? Certainement il existe toujours. Il y a des personnes dont le souvenir éloigne toute supposition funèbre; Corfou est de ce nombre. Il était trop grand, trop fort, trop superbe, à l’époque où je l’ai connu, pour n’être pas encore grand, fort et superbe maintenant. Allons, allons, Corfou se porte bien; Corfou va à merveille! Pensons à autre chose.

Penser à autre chose? Et pourquoi? Cette physionomie très-distincte m’arrête, me retient. Je veux essayer de la fixer sur le papier. Cette mémoire bourdonne à mes oreilles, au point de m’importuner;—débarrassons-nous de cette mémoire. Parlons de Corfou aujourd’hui; c’est le moyen le meilleur de n’y plus songer demain.

Ce nom, retrouvé par hasard, me remet sous les yeux tout un passé dont je ne suis ni fier ni attristé; un passé émietté, dévoré dans les délires du quartier Latin. J’ai «fait la noce» avec Corfou, voilà ce qu’il y a de clair. Le café de l’Europe, le café Belge, le restaurant Dagneaux, les bals masqués de l’Odéon, les bosquets de la Closerie des Lilas, et cette partie du Prado qu’on appelait la Chaussette-d’Antin ont retenti de nos bruyances. Mais je n’étais qu’un simple conscrit dans cette armée de jeunes gens où Corfou avait rang de colonel. D’abord, ma taille n’offrait rien d’imposant, tandis qu’il rappelait le cèdre des chœurs de Racine. Pour donner une idée de la stature de Corfou, il faudrait amalgamer les types de Nadar, de Privat d’Anglemont, de Molin, de Marc-Trapadoux, de Pothey, de l’acteur Bignon,—race des géants, avec lesquels, d’ailleurs, il s’est souvent rencontré sans désavantage et sans rivalité.

Tout était excessif en lui. Il avait trop de cheveux, trop de sourcils, trop de barbe. Il avait la voix trop forte, la poignée de main trop rude. Il faisait tout trop vite. C’était une nature en dehors,—débordante, ruisselante, obéissant à son premier mouvement. La matière le menait beaucoup, je suis forcé d’en convenir. Après un festin, il devenait ivre d’impertinence. Je l’ai vu monter sur une table, chez Bullier, et là, déchaînant le tonnerre enfermé dans sa cravate, hurler par trois fois: «—A bas les étudiants!» Corfou s’est battu à tout ce qu’on a voulu, comme on a voulu, autant qu’on a voulu; et il s’est toujours retrouvé sur ses jambes.

Corfou a connu la pauvreté,—parbleu! Mais il l’a traitée fièrement, de haut en bas. En ce temps-là, s’il avait froid, il descendait sur les boulevards extérieurs, sciait un jeune arbre et l’emportait sous le bras, dans sa chambre.

II

Un trait inouï et sublime de probité domine l’existence de Corfou.

Cela devrait être raconté au bruit des harpes par un poëte coiffé d’or.

Il avait un tailleur, comme tout le monde,—et, comme tout le monde, il devait de l’argent à ce tailleur.

Le tailleur avait épuisé tous les modes de réclamations; il en était arrivé à la période exaspérée et aux visites quotidiennes.

Corfou, lui, se montrait imperturbablement exquis; il avait toujours une parole d’espoir—et une chaise—à offrir à son créancier.

Un matin, pourtant, le drame fit explosion.

Le tailleur eut un mot de trop.

Corfou devint pâle; il aurait pu aisément le jeter par la fenêtre, mais il se contint.

Il boutonna sa redingote et prit son chapeau.

—Monsieur, dit-il, attendez-moi un instant; je vais chercher votre argent et je vous le rapporte.

—Je vous suis, fit le tailleur.

—Non pas, reprit Corfou, l’injure a eu lieu ici; c’est ici que doit avoir lieu la réparation. Vous allez m’attendre.

—Je préfère vous accompagner.

—Je n’ai pas besoin de vous. Restez.

—Mais, moi, j’ai affaire au dehors, murmura le tailleur commençant à s’inquiéter.

—Cela m’est bien égal.

—Monsieur!

—Vous ne sortirez pas d’ici que vous ne soyez payé! s’écria Corfou.

D’un geste impérieux, clouant le tailleur au plancher, il partit après l’avoir enfermé à double tour.

Il était midi alors.

A quatre heures, Corfou n’était pas encore rentré;—il dépêchait vers son prisonnier un commissionnaire chargé, non pas de le rendre à la liberté, mais de lui faire passer par-dessous la porte un billet ainsi conçu:

«Je n’ai recueilli que la moitié de la somme; je vais me mettre en route pour le reste. Vous trouverez de quoi manger dans le petit buffet à côté de la fontaine. Il y a une moitié de pâté, veau et jambon. A bientôt.»

Le tailleur écumait.

Pourtant, l’appât d’un remboursement total l’empêchait de se livrer à aucun scandale et d’appeler par la croisée. Il prit son mal en patience.

A neuf heures du soir, nouveau commissionnaire de Corfou; nouveau message par dessous la porte.

«Mauvaises nouvelles! La plupart de mes amis sont absents. Je vous écris du café de Paris, où je viens de dîner pour m’étourdir. Tout à l’heure, j’irai tenter le jeu, afin de parfaire la somme qu’il vous faut. Voyez à quelles extrémités vous me poussez! Couchez-vous, car je rentrerai peut-être tard. Mes draps sont blancs.»

Le tailleur faillit avoir une attaque d’apoplexie. Il tenta d’ébranler la porte; il introduisit la pointe d’un couteau dans la serrure: inutile!

Sur ces entrefaites, un mauvais petit bout de bougie qu’il avait découvert à grand’peine s’éteignit et le laissa plongé dans de ridicules ténèbres.

Il se jeta tout habillé sur le lit.

... Le lendemain matin, il se sentit secoué au collet; c’était Corfou qui rentrait.

—Dites donc, vous auriez bien pu quitter vos bottes, ce me semble!

Et, après avoir aligné devant le tailleur plusieurs piles d’argent en échange de sa facture, il le guida vers son seuil, et il lui indiqua—du bout du pied—l’escalier de service, où, pendant quelques minutes, on entendit un bruit sourd, pareil au bruit d’un quartier de roche qui roulerait et bondirait dans un ravin.

III

S’il est galant?

C’est la galanterie dans toute sa fleur, dans tout son imprévu, dans toute sa fascination, dans toute son audace. Audace heureuse! irrésistible audace!

Corfou, à Lyon, voit passer sur le quai Saint-Antoine une femme richement parée, une femme du monde. Il la trouve jolie, et il s’arrête, ne dissimulant pas son admiration. Puis, il s’approche d’elle, et, rassemblant dans un salut toutes les grâces du dix-huitième siècle, il lui jette ces paroles:

—Hôtel de l’Europe, chambre 4, de trois à cinq heures.

Et il s’en va, sans attendre la réponse.

S’il est galant?...

Il est même croustilleux.

La tête enflammée par le punch (car il est resté fidèle au punch; c’est sa date), Corfou se rend au bal de la Préfecture de N***. Il fait le tour des salons, rouge, l’œil attendri, avec de vastes effets de poitrine et des fredons de satisfaction.

Comme cela:—Bromm! bromm! Ti la la, ti la la... Viens, gentille dame!... Broum!

Devant une porte, il se trouve face à face avec la femme du receveur général, dont une immense crinoline ne dérobait pas—l’état intéressant.

Corfou cligne l’œil d’un air d’intelligence et de malice, et lui dit de son plus aimable ton:

—Voilà ce que c’est que de n’avoir pas été sage!

En présence de deux cents personnes.

Corfou s’est marié.—Qu’est-ce que je dis donc là?—On a marié Corfou, et il s’est laissé faire.

Il n’en a pas moins continué d’être—un mari en dehors.

Trois jours après la noce, il a conduit sa femme au café, à son café.

Et, appelant le garçon par son nom:

—Joseph! ma canette!

Le garçon lui a demandé:

—Vous allez bien, monsieur Corfou?

Le mariage peut être envisagé de diverses sortes.

IV

Il voit des tortues à l’étalage d’un marchand de comestibles; il en achète une, et il la porte dans la main jusque chez lui.

Sa domestique, l’entendant rentrer, accourt en criant:

—Monsieur! monsieur! madame vient d’accoucher!

—Est-il possible! exclame Corfou;—tiens, Julie, je viens d’acheter une tortue...

Le médecin arrive à son tour, et lui dit:

—Réjouissez-vous, mon cher, c’est un fils que vous avez, un fils magnifique!

—Un fils, docteur! un fils! quel bonheur!—Regardez donc cette tortue que je viens d’acheter...

On le pousse dans la chambre de l’accouchée.

—O ma chère amie! s’écrie-t-il en se précipitant sur elle; ma pauvre Éléonore, comme tu as dû souffrir!—Voilà une tortue que je t’apporte...

Sa femme n’a que la force de lui tendre la main.

—Trente sous! murmure-t-il.

—Ah! que je suis heureuse! parvient enfin à dire la malade avec sensibilité.

—Chère femme!

Mais, toujours préoccupé par sa tortue, Corfou ajoute:

—Et quand nous en serons las, nous en ferons un excellent potage.

V

Corfou, mon camarade; Corfou, mon ancien compagnon d’entre onze heures et minuit, si tu viens à lire ces quelques lignes,—où que tu sois, en Californie, chez les Turcs, ou dans un riant village de la basse Bourgogne, ton pays natal, je crois; écris-moi, mon cher Corfou. Dis-moi que tu es toujours le même, que tu as encore ta verve d’autrefois, que tu es plus que jamais une nature en dehors.—Ah! quelle peine et quelle déception pour moi, si, comme tant d’autres de mes amis, tu allais me répondre que les temps sont changés, et que tu en as fini résolument avec le passé, et que d’autres idées te sont venues, et que des projets nouveaux ont germé dans ta tête!—car voilà leur refrain aux jeunes gens d’hier et d’avant-hier, à nos connaissances vieillies du quartier Latin. L’esprit de suite et de gaieté leur a manqué absolument. Si, par malheur, il en est advenu ainsi de toi, mon bon Corfou, si tu es actuellement un homme sérieux,—alors ne me réponds pas, fais le muet et le mort. Tu m’obligeras, vrai. Je ne tiens pas à connaître un autre Corfou que celui que j’ai connu; je ne veux pas défaire le roman de ma jeunesse, si complet comme cela, et où s’encadre si bien ta tête résolue et joyeuse.


L’ŒIL,
LA DENT ET LE CHEVEU


I

L’ŒIL.—Pendant que, dans son alcôve, Hélène, brisée par le bal, s’agite sous les flèches noires du Sommeil, disons ses douleurs et les nôtres. Pauvre Hélène!

LA DENT.—Pauvre Hélène!

LE CHEVEU.—Pauvre Hélène!

L’ŒIL.—Elle est une des quatre ou cinq reines de Paris, la ville aux prodiges. Les peintres et les sculpteurs s’agenouillent quand elle passe; les musiciens écoutent en elle chanter la voix d’argent. Assurément, il faut la reconnaître pour une des femmes les plus victorieusement belles de sa génération.

LA DENT.—De quelle génération?...

L’ŒIL.—Chut! la voilà qui fait un mouvement.

LE CHEVEU.—Un mouvement et un soupir. Hélène souffre depuis quelque temps, et je sais le secret de sa souffrance.

LA DENT.—Moi aussi.

L’ŒIL.—Moi aussi.

LE CHEVEU.—Elle songe que ses jardinières ne regorgent plus, comme autrefois, de ces bouquets miraculeux que les amoureux seuls savent cueillir en plein janvier.

LA DENT.—Elle songe que, depuis un an, personne ne s’est tué ni battu en duel pour elle.

L’ŒIL.—Elle trouve que les jeunes gens d’aujourd’hui commencent à devenir bien respectueux.

LA DENT.—Hélène s’inquiète.

LE CHEVEU.—Hélène s’effraie.

LA DENT.—A quoi cela tient-il? (Un silence.)

L’ŒIL.—C’est que je rougis.

LA DENT.—C’est que je jaunis.

LE CHEVEU.—C’est que je blanchis.

II

L’ŒIL.—Flamme! astre! aurore! diamant! j’étais tout cela autrefois. Je resplendissais, je caressais, je foudroyais. Un ange venait clore mes paupières chaque soir, un ange venait les ouvrir chaque matin.

LA DENT.—Perle! ivoire! disaient de moi les poëtes classiques, de moi, la trente-deuxième d’une brigade éblouissante.—Des dents de jeune loup! disaient les poëtes romantiques!—Et comme je savais mordre à toutes les pommes de tous les paradis terrestres.

LE CHEVEU.—Un diadème, lorsque Hélène était coiffée! Une inondation dès qu’elle enlevait son peigne! Un manteau de roi! tout le Titien!

L’ŒIL.—A présent, une ligne bleuâtre s’accuse au-dessous de mes paupières.

LA DENT.—A présent, les pommes me sont défendues comme des crudités; les cigarettes me sont interdites parce qu’elles altèrent l’émail et qu’elles dessèchent la lèvre.

LE CHEVEU.—J’étais un cheveu autrefois; à présent, je ne suis plus qu’un tube capillaire. Et la tête d’Hélène, cette tête digne de tous les hommages et de toutes les adorations, voilà qu’on l’appelle un cuir chevelu. Hélas!

L’ŒIL.—Hélas!

LA DENT.—Hélas!

LE CHEVEU.—A qui m’a-t-on associé, justes dieux! à une natte d’Alsacienne, et à des bandeaux dont j’ignore l’origine!

L’ŒIL.—Maudite soit cette épingle noircie dont on me blesse tous les jours pour m’allonger!

LA DENT.—Maudites soient ces petites limes et ces petites brosses qui me font grincer!

LE CHEVEU.—Et ces pinces d’acier auxquelles je n’ai échappé jusqu’ici que par miracle!

L’ŒIL.—Mon orgueil est vaincu; je sais maintenant comment on pleure.

LA DENT.—La fluxion n’est plus un mot pour moi: je la sens, elle arrive.—Au secours!

LE CHEVEU.—Éloignez ces eaux, ces huiles, tous ces corrosifs sous lesquels je me tords et me consume.—Au secours!

LA DENT.—Des élancements!—Au secours!

III

LE CHEVEU.—Plutôt que de voir s’effiler ainsi mon existence misérable, pourquoi n’ai-je pas fait partie de cette dernière mèche qu’Hélène a donnée il y a un an (on ne la reprendra plus à pareille libéralité!) à ce jeune capitaine qui partait pour la guerre? Je serais à cette heure enfermé dans un médaillon d’or et abrité sur une chaude poitrine, tandis qu’un jour ou l’autre, ici on me balayera comme un témoin honteux!

L’ŒIL.—Un pince-nez, voilà mon avenir.

LA DENT.—Qu’est-ce donc que ces mots qu’on murmurait hier devant moi: pivots, ligatures, monture en caoutchouc?—«Sans nuire à la mastication,» ajoutait-on.

L’ŒIL.—Eh bien, êtes-vous contents, vous tous qui avez aimé Hélène et qu’Hélène n’a pas aimés! Vous tous, qui vous êtes inutilement roulés à ses pieds et qui avez inutilement crié son nom dans vos fièvres! Nous étions ses complices alors, nous sommes vos vengeurs aujourd’hui.

LE CHEVEU.—Êtes-vous satisfaites, vous toutes, ses rivales, qui pâlissiez à ses côtés, et qui vous irritiez de son inaltérable éclat! Venez la voir à présent; l’heure va sonner pour elle, l’heure sans pitié.

LA DENT.—La déesse va redevenir mortelle. Adieu, Hélène.

L’ŒIL.—Adieu, Hélène.

LE CHEVEU.—Adieu, Hélène.

L’ŒIL.—Chut! elle étend les bras, et sa belle gorge se soulève sous le poids de quelque rêve funeste.

LE CHEVEU.—Ses traits expriment l’épouvante...

LA DENT.—Pourquoi donc? (Un silence.)

L’ŒIL.—C’est que je m’éteins.

LA DENT.—C’est que je tremble.

LE CHEVEU.—C’est que je tombe.


LES RÉPUTATIONS
DE CINQ MINUTES.


I

Il a écrit, le matin, un article dans le petit journal en vogue. Il traverse le boulevard, le front radieux, et jette sur les passants un regard qui semble dire: «Ils l’ont lu!» A la hauteur du passage des Princes, un individu se précipite à sa rencontre et lui serre les bras: «Mon cher, recevez mon compliment, c’est fait de main de maître!» Devant la rue de Richelieu, un autre: «Il n’y a que vous pour tourner les choses de la sorte! Vous avez de l’esprit comme un ange.» Il poursuit sa démarche triomphale, en distribuant des sourires qui font tout ce qu’ils peuvent pour demeurer indifférents.

Vainement essaye-t-il de s’arrêter en face de l’affiche du théâtre des Variétés, un de ses camarades s’approche, et lui dit avec un air moqueur: «Sais-tu que ton article fait un tapage du diable? Seulement, tu devrais bien recommander à l’imprimeur de ménager les fautes de français. Quatre en deux colonnes! tu veux donc qu’il n’en reste plus pour tes confrères?...»

Rien ne manque,—pas même l’envie,—à cette réputation de cinq minutes.

II

Il passe dans une allée du bois de Boulogne, emporté par une voiture aussi frêle qu’un ressort de montre. A ses côtés est une jeune femme, renversée dans une mer de dentelles que paillettent çà et là des pointes de diamants, pareils à ceux que le soleil allume sur la crête des vagues. Il conduit lui-même. Sur son chemin, le long du lac, sur les gazons, dans tous les coupés, ce n’est qu’un cri d’étonnement: «Félicien avec la Maëstricht!—Cela n’est pas possible!—En êtes-vous certain?—Comment se fait-il?—Depuis quand?» Et vous apercevez d’ici le scintillement de tous les lorgnons, de tous les pince-nez, de tous les binocles.

Félicien n’est ni jeune ni vieux, ni beau ni laid; il n’a jamais fait parler de lui ni en bien ni en mal. De toutes les fleurs des pois des clubs parisiens, c’est assurément la plus insignifiante. Pourtant le nom de Félicien est dans toutes les bouches.

Sa réputation durera cinq minutes.

III

Il fait sa partie de bezigue dans un estaminet abject, attenant au théâtre. C’est un acteur de troisième ordre. Tout à coup il interroge la pendule et se lève: «Le deuxième acte va finir» dit-il. Puis il ajoute, en appelant le garçon: «La consommation est pour moi.» Et il prend son chapeau graisseux; il monte quatre à quatre jusqu’à sa loge où un coiffeur l’attend; il se peint de rose et de blanc, il entre dans un maillot de satin, il se coiffe d’une perruque à boucles. Il était vilain comme tout, il est presque superbe. Dans le drame nouveau, il s’appelle le marquis de Monsorel; une très-belle scène est celle où il arrache une jeune fille à un piége infâme; il y a un geste, un mouvement,—involontaires peut-être;—N’importe; on lui fait une ovation; il n’est question que de lui pendant l’entr’acte.

Déshabillé, et revenu au café pour achever sa partie de bezigue:

—Il paraît que cela a bien marché, lui dit un des joueurs.

—Oui, j’ai eu un succès bœuf, répond-il avec modestie.

Cinq minutes! cinq minutes!

IV

Elle a levé la jambe plus haut que toutes les autres. Rassemblant ses jupons et faisant claquer sa langue avec impatience, l’œil tourné vers l’orchestre pour attendre le signal, la hanche balancée, elle est partie au premier coup d’archet, tournoyant comme un derviche; et lorsqu’elle s’est trouvée face à face avec son cavalier, elle lui a enlevé son chapeau d’un coup de pied, dont la promptitude ferait comparer l’éclair à un lambin.

Autour d’elle tout le monde a battu des mains; on s’est étouffé pour la voir, on est monté sur les banquettes. Et Henri Delaage, qui passait par là, a inscrit son nom sur ses tablettes (il est le seul qui ait encore des tablettes!) et il l’a envoyé immédiatement aux journaux belges.

C’en est fait! voilà Truffette-la-Limousine célèbre—pendant cinq minutes!

V

Il a tué père et mère; il s’est servi pour cela d’une petite hache fort commode, qu’on l’avait vu aiguiser la veille sur les bords de la rivière de la Bièvre. La nuit venue, il s’est introduit dans la maison. Avec la hachette, il a fait trois entailles dans la tête du vieillard et quinze dans celle de la pauvre femme. On l’a arrêté à deux lieues de là. Il avait encore sous ses sabots des cheveux de ses victimes.

On a instruit son procès et il a paru aujourd’hui devant la Cour d’assises. Dès le matin, les abords du palais de Justice étaient littéralement obstrués; dans la salle, la foule était compacte, et l’on remarquait aux places réservées un assez grand nombre de dames en élégante toilette. L’assassin n’a pas semblé intimidé par cet appareil imposant. L’auditoire a frémi devant l’impassibilité de son attitude et l’expression farouche et basse de sa physionomie. Quelques-unes de ses réponses ont excité une sensation profonde.

Ce soir, les journaux doubleront leur tirage, et tous les lecteurs se jetteront avec avidité sur ces horribles détails.

Lui aussi est une réputation de cinq minutes!


LE CHICARD


I

Minuit sonne.

Par une belle gelée de février, enveloppé d’un paletot insuffisant, le menton perdu dans un cache-nez, il arpente le trottoir du boulevard des Italiens.

Une femme en domino est à son bras.

Arrivés au coin de la rue Le Pelletier, où se tiennent des gardes à cheval à côté des ifs lumineux, ils jouent des coudes à travers la foule; ils pénètrent tous deux jusque sous l’auvent de l’Opéra.

De son costume, à lui, on ne distingue encore qu’un gigantesque plumet et des bottes à la russe.

Il se redresse devant le contrôle; il se débarrasse de son cache-nez, et, comme pour essayer ses moyens, il lance d’une voix de stentor ce nom aux employés:

—Monsieur Guizot!

II

Les employés ne sourcillent pas.

Ils connaissent toutes les charges, surtout celles de feu Wafflard et de Tivoli.

Sans même le regarder, le contrôleur lui demande, en tendant le bras:

—Votre billet?

—Dumollard! articule notre individu, heureux de cette seconde plaisanterie.

—Oui, oui... votre billet? Dépêchons-nous... vous empêchez le monde d’entrer.

—Hommes de peu de foi! murmure-t-il en s’exécutant, et se sentant poussé par le flot.

Au vestiaire, il s’arrête pour ôter son paletot. Moment d’éblouissement! La chenille se change en papillon. Le bourgeois devient un chicard.

—Viens, Sophie! dit-il en montant majestueusement le grand escalier.

III

Il est coiffé d’un casque en carton doré, d’où jaillit ce prodigieux plumet dont il a été question plus haut. Un catogan de postillon sème la poudre sur ses épaules, auxquelles est attaché un sac de soldat. Sa figure est atrocement tatouée, mi-partie jaune et verte, avec des croissants et des lunes en papier découpé. D’énormes besicles de marchand d’orviétan sont à cheval sur son nez. Les ordres les plus fabuleux s’étalent sur sa poitrine presque nue: dromadaire du bey de Tunis, onagre bleu du grand Mogol, ciron ailé du roi d’Étrurie, condor du duc de Roussillon. A sa ceinture est pendue une cuiller à pot, ainsi qu’une corde d’oignons en guise de breloques. Il a un habit vert d’incroyable, dont les pans balaient le sol; un maillot d’Alcide du Nord en tournée départementale, des gantelets de cuir, des bottes à cœur et à gland. Il balance négligemment de la main droite un lorgnon large comme une fourche.

IV

A peine son pied s’est-il posé sur les tapis du premier étage, qu’il s’annonce par des effets de grelots, et qu’il s’affirme (un mot à la mode) par une explosion de cris et d’apostrophes.

Il pénètre dans les groupes à la façon d’un boulet de canon; les uns le rudoient, les autres rient.

Il saisit toutes les femmes à la taille, disant à l’une:

—Chère belle, vous venez de laisser tomber votre extrait de naissance!

Disant à l’autre:

—Vaporine! sois à moi... dût la justice des hommes nous poursuivre jusque dans les savanes du nouveau monde!

Et les femmes de se rejeter en arrière et de crier à l’horreur.

Une seule qui cause avec un Anglais, se retourne froidement et lui dit:

—Eh bien, après?

V

Il danse.

Il appelle cela danser.

Avec ses grands bras et ses grandes jambes il a vite fait d’organiser le vide autour de lui.

Enveloppant sa danseuse d’une étreinte enthousiaste, il s’avance avec elle, en imprimant à sa botte gauche des balancements égaux.

Puis, il la rejette brusquement aux bras de son vis-à-vis.

Il passe en cinq minutes par toutes les nuances du vertige et de l’indifférence, de la furie et du dédain.

Il marche,—il bondit.

Il ondule comme un navire, il tourne comme un moulin à vent, il piaffe comme un cheval.

Et le cavalier seul!

Les mains brandies, le talon épileptique, la voix luttant avec l’orchestre, l’œil plein de gaz et de sang.

Il se tord en sautant, et saute en se tordant.

Il se jette à plat ventre,—et il se relève.

Et, en se relevant, il imite le geste gracieux d’un homme qui offre une rose à sa danseuse.

VI

Il a perdu Sophie, ou plutôt Sophie l’a perdu,—que dis-je? perdu! servons-nous donc des mots de notre temps: Sophie l’a lâché.—Un chicard est trop gênant pour une femme. Un chicard doit toujours aller seul, comme le bourreau.

Sophie l’a lâché pendant qu’il s’obstinait à demander à un Chinois sa photographie; elle a pris le bras d’un jeune monsieur, tout émerveillé de ce commencement d’aventure, et elle a disparu avec lui dans les couloirs faits pour la causerie. Quand le chicard s’est retourné, il n’a plus vu personne.

Il s’informe, il s’inquiète, il s’alarme; il prend à gauche; il revient sur ses pas; il monte sur les banquettes; il fouille de son nez toutes les loges; il explore les galeries; il inspecte les buffets; il se penche par-dessus les rampes d’escalier en appelant à tue-tête:

—Sophie! hé! Sophie!

Un être barbu, fagoté en nourrice, se jette à son cou, en lui disant:

—Me voilà! rassure-toi!

VII

Il parlemente avec un des huissiers qui défendent l’entrée du foyer aux personnes travesties, car l’idée fixe de tous les chicards est de forcer ou d’éluder cette consigne:

—Je vous entends bien... on n’entre pas... mais écoutez-moi: j’ai un rendez-vous devant l’horloge... ah! c’est un motif, un rendez-vous... Au moins, n’abusez pas de cette confidence, il y va de l’honneur d’une marchande de tabac.... Si vous me laissez entrer, je vous rapporterai une orange... Hein? vous dites qu’il y a un règlement? Voilà ce qui vous trompe; il n’y a pas de règlement... qu’on me montre le règlement, ou qu’on me ramène à la féodalité!... Voyons, mon ami, laissez-moi me faufiler... je serai la décence même... Chaque minute que vous me faites perdre me déshonore aux yeux de cette femme... Faut-il vous prier à mains jointes, cœur de roche? faut-il me mettre à vos genoux, cruel?

Et le voilà aux genoux de l’huissier.

VIII

Assis près de l’orchestre où les quadrilles l’ont refoulé, il se tourne vers son voisin, un monsieur cravaté de satin noir, et dont le nez est tout en sueur, par suite de l’attention passionnée qu’il prête à la danse.

—Monsieur, lui dit-il, n’est-ce pas une chose à la fois anormale et pénible, à l’époque où nous sommes, au degré de civilisation où nous voilà parvenus, et dans la voie de progrès où nous nous engageons chaque jour... de voir des nations policées s’égorger entre elles, à l’instar des peuplades barbares, et comme en ces temps primitifs où les trois quarts du genre humain étaient plongés dans la nuit de l’ignorance et de la superstition?

Le monsieur ne bronche pas.

—N’est-ce pas votre opinion? continue le chicard.

Visiblement contrarié, le monsieur affecte de regarder d’un autre côté.

—Observez que je ne prétends en aucune sorte vous imposer ma manière de voir.

Le monsieur fronce le sourcil et pince les lèvres; son nez suait tout à l’heure, il fume à présent.

—Êtes-vous éclectique?

—Laissez-moi tranquille, gronde sourdement le monsieur.

—Pas poli, dit chicard.

Et posant amicalement la main sur son épaule:

—Mais considérez donc, mon bonhomme, que...

Pour le coup, le monsieur n’y tient plus:

—Je vous défends de toucher à mes vêtements ou je vous fais mettre au poste.

—Excusez! Dis tout de suite que tu es Fouché, alors.

IX

Il se rue dans le café qui communique avec l’Opéra.

Il a trouvé un compagnon, il a mis la main sur un autre chicard, tout pareil à lui-même, même plumet, mêmes bottes.

Tous deux font leur entrée en s’étayant mutuellement, en culbutant les tables, en accrochant les tabourets.

Le premier chicard dit au second:

—Laisse-moi faire!

Le second chicard répond au premier:

—Vive la charte!

Les garçons de café, qui ne vont jamais aux gens qui les appellent, se précipitent en échange au-devant des deux chicards qui ne les appellent pas.

—Qu’est-ce que désirent ces messieurs?

—Comment! ce que je désire? hurle le premier; désire est joli! Je ne désire pas... je veux, j’exige!

—Qu’est-ce que veulent ces messieurs?... du punch?

—Oui, du punch! toujours du punch! mugit-il.

—Et un solo de harpe, murmure mélancoliquement le second, en se laissant couler sur un tabouret.

X

—Sophie, as-tu ton châle?

C’est lui qui, ahuri, avachi, adossé au mur, à quelques pas du vestiaire, adresse machinalement cette question à une femme imaginaire. Il est quatre heures du matin.

—Sophie, as-tu ton châle?

Il n’en peut plus; sa tête penche, appesantie, sur son estomac; ses bras sont inertes; ses genoux fléchissants. Son plumet s’est cassé à toutes les portes; un pan de son habit vert est resté aux mains d’un garde municipal. Ce n’est plus un homme, c’est une ruine qui s’écroule.

—Sophie, as-tu ton châle?

Tout le monde défile devant lui depuis une demi-heure. Il ne voit personne, on le heurte, on lui rit au nez; tout lui est égal. Il n’a de conscience que pour répéter toutes les cinq minutes:

—Sophie, as-tu ton châle?

Une bande de pierrots et de pierrettes descend ou dégringole l’escalier. L’un d’eux, qui n’a plus de chapeau, plus de farine, plus de gants, s’écrie en apercevant le chicard:

—Tiens, c’est Tolbiac! emmenons déjeuner Tolbiac!

On prend sous le bras le chicard, qui n’entend rien, et on l’emmène à la maison Dorée.

XI

Arrivés à la maison Dorée, le chicard tombe, la figure la première, dans un homard.

—Mais ce n’est pas Tolbiac! s’écrie une des femmes en l’examinant.

—Alors, c’est bien plus drôle, dit un pierrot.

—Si c’était Tolbiac, où serait le plaisir? ajoute un autre.

—Dites donc, vous! fait une pierrette d’un ton féroce, en secouant le chicard au collet, est-ce que vous allez nous empêcher de manger le homard?

Le chicard se contente de grommeler:

—Sophie, as-tu ton châle?

Houspillé par tous, il retrouve cependant une lueur de gaieté; il commence une chanson qu’il n’achève pas; il essaie de jongler avec deux bouteilles; il pique des cure-dents dans les cheveux des femmes.

Puis tout à coup, comme saisi d’une idée, il se lève et appelle le garçon.

—Qu’est-ce que tu veux, Tolbiac?

—Garçon! l’almanach Bottin! dit le chicard, rempli d’une émotion étrange.

—Pourquoi faire? lui demande-t-on.

—C’est que mon patron m’attend ce matin pour opérer une saisie dans le quartier Vintimille.


Chargement de la publicité...