Les fleurs animées - Tome 1
Bénie soit l’heure où j’ai quitté le jardin de la fée, me disais-je souvent; la rose sur sa tige reçoit le tribut d’admiration universelle, et moi, seule rose vivante, je lui dispute le sceptre de la beauté. Comme fleur et comme femme, mon amour-propre goûtait les douceurs d’un double triomphe.
Le roi s’épuisait pour moi en attentions délicates; il m’avait surnommée sa rose précieuse, et institua dans le goût des jeux Olympiques, sous le nom de Jeux de la Rose, un concours en mon honneur pour déterminer quelle était l’origine de cette fleur. Le vainqueur devait recevoir une couronne de mes mains et un baiser de mes lèvres.
La valeur de la récompense à mériter mit le feu à toutes les imaginations de l’empire. Plus de six cents poètes se présentèrent au concours.
Un premier poète s’avança et se mit à chanter l’embarras de la terre au moment où Vénus sortit de l’écume des flots. Comment orner le front d’une aussi belle créature! La terre fit naître la rose, et le problème fut résolu.
Un second poète raconta comment la rose s’échappa du sein de l’Aurore jouant avec le jeune Tithon.
Ce n’est point la terre, ce n’est point l’aurore, c’est une déesse qui nous a donné la rose, s’écria un troisième poète. Voici son origine, et il chanta les strophes suivantes en s’accompagnant de la lyre à trois cordes:
I
De toutes les jeunes filles de Corinthe, la plus belle est Rodante. Junon n’a pas une démarche plus noble, et son teint est plus blanc que le plumage même des colombes de Vénus.
II
Mais Rodante est insensible à l’amour, elle s’est consacrée à Diane.
III
Cependant les plus beaux et les plus riches jeunes gens de Corinthe n’ont point renoncé à l’espoir de toucher son cœur; ils suspendent des guirlandes de fleurs à sa porte, et font des sacrifices à Cupidon pour qu’il la rende moins cruelle.
IV
Un jour Criton, fils de Cléobule, et l’ardent Clésiphon rencontrent Rodante et la poursuivent jusque dans le temple de Diane, où elle s’est réfugiée. Rodante appelle le peuple à son secours; il arrive, et la voyant si belle, si noble, si pudique, la foule s’écrie: C’est Diane elle-même, c’est la chaste déesse! adorons-la et plaçons-la sur le piédestal.
V
Rodante pria Diane d’empêcher cette profanation. La déesse, touchée de ses larmes, la changea en rose[1].
VI
Depuis ce jour, les Corinthiens vouèrent aux roses un culte particulier, et prirent pour symbole de leur ville une jeune fille au front couronné de roses.
Il dit, et un murmure d’approbation succéda à son chant. D’autres poètes se présentèrent ensuite.
L’un parla du désespoir de Vénus à la mort d’Adonis. Elle couvre de ses larmes le corps du beau chasseur; elle veut le rappeler à la vie. Efforts inutiles: l’arrêt de Jupiter est irrévocable. Du moins, s’écrie la déesse, que son sang n’ait point coulé inutilement, et que de la terre rougie sortent des touffes de roses comme pour embaumer le cadavre d’Adonis.
L’autre nous dit les ruses de Zéphyre amoureux de Flore. Rien ne pouvait toucher le cœur de la déesse, ni les parfums semés sur ses pas, ni les fraîches brises se jouant autour de son front, ni les vers harmonieux chantés dans le feuillage: Flore n’aimait que ses fleurs. Zéphyre se change en une fleur si belle que Flore s’approche pour l’admirer. Attirée par son parfum, elle se penche enivrée, éperdue, entraînée par un charme secret; elle dépose un baiser sur sa corolle. C’est ainsi que se consomma l’union de Zéphyre et de Flore.
Cette fleur, c’était la rose.
La plupart des poètes se rallièrent à ces opinions, sauf quelques légères variantes. Il y en avait, par exemple, qui prétendaient que la rose était née, en même temps que Vénus, de l’écume des flots, et qu’elle avait conservé sa couleur blanche jusqu’au jour où Bacchus laissa tomber une goutte de sa liqueur divine sur la rose qui ornait le sein d’Aphrodite.
D’autres soutenaient qu’au banquet des dieux, l’Amour ayant renversé, d’un coup d’aile, la coupe pleine de nectar que le maître des dieux allait porter à ses lèvres, quelques gouttes tombèrent sur la couronne de roses blanches de Vénus. Depuis, les roses conservèrent la couleur et le parfum du nectar.
Aucune de ces versions ne satisfit le roi. Il ordonna néanmoins que de riches présents fussent faits aux poètes, et le concours fut renvoyé à l’année suivante.
C’est pendant cette année que croulèrent le paganisme et l’empire romain. Le règne des courtisanes et des roses semblait fini pour jamais.
J’ai remarqué que mon existence comme femme a constamment dépendu de mon existence comme fleur; j’ai été heureuse ou malheureuse, fêtée ou délaissée, selon que les hommes ont plus ou moins aimé la rose.
Les derniers siècles de Rome n’aimèrent qu’un seul genre de femmes, les courtisanes; ils ne connurent qu’une fleur, la rose.
Marc-Antoine, à son lit de mort, voulut qu’on le couvrît de roses.
Pour retrouver sa première forme, l’âne d’Apulée n’eut qu’à manger des roses.
Les anciens jetaient des roses sur les tombeaux et venaient chaque année offrir des mets de roses, rosales escæ, aux mânes de leurs parents et de leurs amis.
C’est le front couronné de roses que les convives échangeaient entre eux la coupe des festins.
Les peintres égayaient le front mélancolique d’Hécate d’une couronne de roses.
On plaçait sur la table un vase dont l’ouverture était cachée par des roses. Ces roses étaient l’emblème gracieux de l’aimable discrétion qui doit suivre les gais propos échappés à la gaieté de la table. Malheur au profane qui eût découvert le pot aux roses.
C’était le temps où Néron partageait le trône avec Poppée, et lui faisait rendre les honneurs divins.
Je m’appelais alors Lesbie; j’avais une villa à Pœstum, où les poètes venaient me réciter leurs odes.
Le christianisme rendit un culte à la rose, mais la fleur de Vénus devint la rose mystique, la sœur du lis; elle fit pénitence de ses péchés.
Les mains des jeunes filles effeuillèrent dans les processions des roses devant la croix.
Les autels des églises champêtres furent parés de roses.
La main qui donne la bénédiction à la ville et au monde, urbi et orbi, s’étend aussi chaque année sur les roses, pendant ce jour appelé dominica in rosa.
L’étendard que Charlemagne reçut du pape était parsemé de roses.
Les anges descendaient du ciel pour offrir des roses à une sainte, ainsi que le témoigne la vie de sainte Dorothée.
Des guirlandes de roses pendaient à la harpe de sainte Cécile.
Dieu changea en roses le pain accusateur qui devait conduire à la mort la sainte duchesse de Bavière.
Pendant ce temps-là, il ne restait aux pauvres femmes de ma sorte qu’à imiter l’exemple de Madeleine. Je me réfugiai donc dans une grotte, où je vécus, pendant plusieurs années, de prières et de racines. (Ici manquent vingt et un feuillets.)
J’apprends, par un exilé de Constantinople qui est venu se faire ermite non loin de ma grotte, qu’il existe en Orient un prophète du nom de Mahomet, qui promet à ses sectateurs un paradis où folâtrent des houris sous des bosquets de roses sans cesse renaissantes.
Je pars pour l’Orient.
Un poète persan me dédie un poème de trois cent mille vers sur la rose. Ma santé, dérangée par les fatigues de cette lecture, m’oblige à changer de climat.
Nous sommes en plein moyen âge.
J’arrive en France.
Il faut convenir que Paris est une ville assez maussade. On s’y égorge à tous les coins de rues, et l’on y meurt de la peste. On n’a guère le temps de songer aux femmes et aux fleurs.
Enfin Malherbe vint, et, le premier en France, il donna à la rose une vogue immense, grâce aux stances adressées à l’infortuné Dupérier.
Ont le pire destin,
Et rose elle a vécu ce que vivent les roses,
L’espace d’un matin.
Le poète Ronsard a, lui aussi, parlé de la rose dans une pièce de vers que bien des gens préfèrent à celle de Malherbe. Que l’ombre de Boileau lui pardonne!
Qui ce matin avait déclose
Sa robe de pourpre au soleil
N’a point perdu, cette vesprée,
Les plis de sa robe pourprée
Et son teint au vôtre pareil.
Las! voyez comme en peu d’espace,
Mignonne, elle a dessus la place
Ses fraîches beautés laissé choir.
Oh! vraiment, marâtre nature,
Puisqu’une telle fleur ne dure
Que du matin jusques au soir;
Donc, si vous m’en croyez, mignonne,
Tandis que votre âge fleuronne
En sa plus verte nouveauté,
Cueillez, cueillez votre jeunesse:
Comme à cette fleur, la vieillesse
Fera ternir votre beauté.
Je n’en finirais pas, si je voulais citer tous les poètes qui, depuis Malherbe et Ronsard, ont célébré la rose.
Delille s’est écrié un jour:
La rose dont Vénus compose ses bosquets,
Le printemps sa guirlande et l’amour ses bouquets?
En terminant, je ne puis m’empêcher de mentionner ce vers si délicat et si ingénieux, qu’on a pu un instant appeler le vers du siècle:
J’ai appris depuis que l’auteur se nommait M. Dupaty, et qu’il était membre de l’Académie française.
Dès que les roses redevinrent à la mode, je sentis s’améliorer ma position. Depuis François Ier jusqu’à Louis XIV, je... (Pages maculées.)
Dans l’année 1754, je recevais beaucoup chez moi un financier, lequel financier aimait par-dessus toutes choses la conversation des beaux esprits.
La plupart des gens de lettres étaient donc admis à ma table et dans mes salons; ils reconnaissaient mon bon accueil en m’adressant un exemplaire de leurs ouvrages. L’un d’eux me dédia un petit poème en trois chants, intitulé l’Art de cultiver les roses. J’extrais des notes les particularités suivantes qui flattent mon amour-propre de fleur:
Le dieu Vichnou cherchant une femme, la trouva dans le calice d’une rose.
Saint François d’Assise, afin de mortifier sa chair, se roula un jour sur des épines. Aussitôt, à chaque endroit où le sang du saint avait coulé, surgirent des roses blanches et rouges.
Pendant le moyen âge, une loi formelle permettait aux nobles seulement de cultiver les roses.
Le chevalier de Guise s’évanouissait à la vue d’une rose, et le chancelier Bacon entrait en fureur en apercevant la même fleur, même en peinture.
Marie de Médicis était sujette à la même infirmité.
Au douzième siècle, le pape institua l’ordre de la Rose d’or. A chaque avénement, le pape l’envoyait au nouveau souverain en signe de reconnaissance officielle.
Le Grand Mogol voguait un jour avec Nourmahal, son esclave favorite, sur un bassin que la capricieuse odalisque avait fait remplir de roses. La rame fendait des vagues de feuilles, et à chaque mouvement elle faisait fuir derrière elle un sillon d’or mouvant qui surnageait comme une huile brillante. Nourmahal mit la main dans l’eau et la retira toute parfumée. C’était l’essence que le soleil avait dégagée de la fleur, l’eau de rose était née de la fantaisie d’une femme.
Saint Médard, évêque de Noyon, inventa, en 532, les rosières. Sa sœur fut couronnée la première à Salency, berceau de l’institution...
Mon Dieu! dis-je un jour au savant auteur de l’Art de cultiver les roses, poème en trois chants, pourriez-vous m’apprendre pourquoi on a choisi la rose pour récompense de la vertu? Un tel honneur me semblerait bien plutôt mérité par la violette, par exemple, ou par le lis.
—Belle Églé, me répondit le poète, c’est qu’on a compris que la vertu elle-même avait besoin de parure, et voilà pourquoi on a choisi la rose, la fleur de la beauté!
(Le manuscrit de la Rose s’arrête au seizième siècle. Cependant le lecteur ne sera pas complétement privé de la suite de ces mémoires intéressants. Tout porte à croire que la Rose émigra pendant la Révolution. Elle rentra en France sous le Directoire; Barras la fit rayer de la liste des émigrés. Nous avons trouvé dans les papiers de la Rose des notes et des documents d’une authenticité suffisante pour nous permettre de résumer les diverses péripéties de son existence, depuis l’an VII de la République française jusqu’à nos jours.)
LES DERNIERS JOURS DE LA ROSE
— 1797-1846 —
De retour de l’émigration, la Rose prit le nom de Mme de Sainte-Rosanne.
C’est sous ce nom qu’elle fit les beaux jours du Directoire. Nulle ne portait avec plus d’élégance la robe ouverte à la Diane chasseresse; les cheveux, bouclés par derrière, lui allaient à merveille.
Elle menait grand train, tenait table ouverte, recevait les poètes, les généraux, les ministres; Bonaparte lui fut présenté, et des contemporains nous ont assuré que le futur empereur ne produisit qu’une médiocre sensation dans le salon de Mme de Sainte-Rosanne.
Jamais, même au temps de l’empire romain, tant regretté par elle dans les fragments que nous venons de soumettre au lecteur, la rose ne fut plus heureuse.
On n’aimait que les teints de rose, les joues de rose, les lèvres de rose, les narines de rose, pourvu toutefois que ces teints, ces joues, ces lèvres, ces narines fussent mélangés d’un peu de lis.
Les poètes ne connaissaient qu’un seul objet de comparaison, la rose. La tige, le bouton, les épines, on tirait parti de tout.
Mme de Sainte-Rosanne portait habituellement la tête haute; un tendre incarnat (vieux style) animait ses joues; sa bouche était de carmin; elle marchait avec la majesté d’une femme qui a chaussé le cothurne ailleurs que sur les planches. Aussi lui disait-on sur tous les modes, dans tous les styles, en vers et en prose, qu’elle ressemblait à une rose.
Elle recevait tous ces hommages avec la majestueuse froideur d’une reine. Sa vanité en était plus touchée que son cœur. Mme de Sainte-Rosanne jouissait d’une grande réputation d’orgueil et d’insensibilité. Un poète, poussé à bout par ses dédains, décocha contre elle une épigramme sanglante qui finissait ainsi:
Comme la rose du Bengale.
La malignité publique s’empara avidement de cette allusion; les rivales de Mme de Sainte-Rosanne apprirent l’épigramme par cœur et la colportèrent dans tous les salons.
L’influence de Mme de Sainte-Rosanne, au lieu de diminuer, ne fit que s’augmenter encore pendant toute la durée de l’Empire. Napoléon lui tenait bien rancune de l’accueil indifférent qu’elle lui avait fait sous la République, mais cette rancune n’allait pas jusqu’à la disgrâce de celle qui en était l’objet.
Mme de Sainte-Rosanne, par un habile calcul politique, rompit avec la Restauration dès l’année 1822. Elle se montra beaucoup dans les salons libéraux, et invita plusieurs fois ostensiblement Béranger à dîner. Les rédacteurs du Constitutionnel étaient tous ses amis, et elle fut une des premières abonnées de ce journal.
Mme de Sainte-Rosanne a consigné, dans une note que nous reproduisons, l’impression que firent sur elle les premiers symptômes de la réaction romantique.
«J’ai lu ce matin un livre de poésies d’un de ces auteurs qui veulent changer la face de la littérature et prendre d’assaut le Parnasse. La première pièce renferme le portrait d’une jeune fille, la Laure ou la Béatrix du poète. Son teint, dit-il, est pâle comme l’eau du lac à l’aube matinale, son œil est bleu comme la lavande, ses cheveux blonds coulent de chaque côté de ses tempes comme deux ruisseaux d’huile odorante; sur son front, terne et mat, la fatalité a écrit ce mot de l’ange d’Albert Durer: Melancolia. Vraiment, j’étouffe de rire. Quel style, bon Dieu! quelles métaphores! Et ce sont ces pygmées qui veulent détrôner des géants! A quoi bon aller chercher si loin des termes de comparaison pour peindre une femme, quand on a la rose sous la main? Ah! messieurs les romantiques, vous n’irez pas loin, je vous le prédis.»
Une autre note, que nous trouvons écrite deux ou trois années après, prouve que Mme de Sainte-Rosanne se vit dans la nécessité de changer d’avis. Voici cette note:
«Décidément, les Welches l’emportent, le mauvais goût déborde. Un poète a osé écrire, en parlant de celle qu’il aime:
«Le port de reine, l’éclat des couleurs, la santé et la fraîcheur ne sont plus du monde. Il faut être pulmonaire, phthisique au troisième degré, pour attirer les regards de messieurs de la jeune littérature. Les teints de rose et de lis ne sont plus portés, dit-on, que par les cuisinières. MM. Jay et Jouy viendront me voir ce soir; que de jolis mots nous allons faire contre ces pauvres romantiques!»
Le ton dégagé de ces réflexions dissimule mal le secret dépit dont Mme de Sainte-Rosanne est atteinte. Le fait est qu’il est dur pour une coquette de se voir délaissée par tout le monde, excepté par trois ou quatre académiciens qui lui répètent tous les soirs, depuis un quart de siècle, en lui baisant la main: Vous êtes fraîche comme la rose.
Mme de Sainte-Rosanne ne se l’avoue peut-être pas, mais elle donnerait beaucoup pour être pâle, excessivement pâle; c’est-à-dire qu’à cette époque de sa vie elle prit du vinaigre pour se faire maigrir. C’est le poète qui lança contre elle une épigramme sous le Directoire qui a répandu ce bruit. La source en est trop suspecte, pour que nous l’accueillions sans examen dans ce précis historique.
La situation littéraire alla s’aggravant d’année en année; la rose fut décidément rayée du vocabulaire littéraire. Il n’y eut plus de fleur générique pour désigner la beauté; chaque poète, chaque romancier eut la sienne. L’un prit la scabieuse, l’autre l’ancolie; celui-ci la clématite, celui-là le rhododendron, etc.
Une ligne, datée de 1839, témoigne dans sa concision de l’irritation qui consume Mme de Sainte-Rosanne:
Personne n’ignore que, vers 1839, une modification assez notable eut lieu dans les préférences littéraires. La femme pâle, étiolée et verte commença à perdre de ses partisans. Mme de Sainte-Rosanne crut un moment qu’on allait revenir à la femme mousseuse de l’Empire. Son erreur ne fut pas de longue durée. On inventa la femme vive, espiègle, fugace, insaisissable, mordorée, prismatique, spirituelle, ennuyeuse, adorable; la femme à reflet, la femme-serpent.
Mme de Sainte-Rosanne sentit que son règne était fini sur la terre, et elle envoya sa soumission à la Fée aux Fleurs.
Au moins, dit-elle, je retrouverai là-bas les madrigaux de mon vieil adorateur le Zéphyre.
Mais si la Fée aux Fleurs a des trésors d’indulgence pour le repentir, elle est armée d’une rigueur inflexible contre l’amour-propre blessé.
Pour la punir de sa vanité, la Fée aux Fleurs a condamné la rose à vivre et à mourir vieille femme. Elle ne lui pardonnera que lorsque sonnera l’heure de sa mort naturelle.
NOCTURNE
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LES FLEURS DE NUIT
JE vous aime, fleurs de nuit; je vous préfère à toutes vos sœurs qui
brillent pendant le jour.
Quand le soleil vient de disparaître à l’horizon, lorsque les ombres descendent le long des rameaux, semblables à de longs cils qui s’abaissent, alors la fleur de nuit s’entr’ouvre, et les premiers rayons de l’étoile du soir viennent se jouer sur sa corolle.
Les fleurs et les étoiles sont sœurs: que se disent-elles?
Elles se racontent les longs ennuis de la journée; elles échangent leurs rayons et leurs parfums, elles mêlent leur âme à la grande âme de la nature.
Un sylphe évaporé vient les troubler dans leurs entretiens, mais la fleur de nuit ne l’écoute pas; la fleur de nuit n’est pas coquette.
Elle n’aime que ceux qui souffrent.
Comme le bruit du vent, comme le murmure de l’eau, le parfum de la fleur de nuit console.
Elle écoute la plainte du berger, elle sourit aux rêveries de la jeune fille, elle prête l’oreille aux chants du poète.
Sa molle senteur prête un charme secret à votre premier rendez-vous, elle vous enveloppe comme d’un voile d’innocence et de pureté.
Aucun insecte ne se pose sur les fleurs de nuit: la phalène bourdonne autour d’elles; elle effleure leur calice, mais elle craindrait de s’y arrêter.
Parfois seulement, une fée se blottit au fond de leurs corolles, pour éviter les poursuites de quelque lutin.
Chaque soir, la blanche Titania, pour parcourir son domaine nocturne, sort de son palais, qui est une belle-de-nuit.
Pendant que les bois frissonnent, que l’onde murmure, que les amoureux se parlent, que les poètes chantent, que des bruits vagues, des soupirs étouffés remplissent la plaine, la fleur de nuit s’ouvre plus largement.
Frissons, soupirs, murmures, échos, chants de poète, haleines amoureuses, tout cela se mêle dans les airs et retombe avec la rosée sur la nature.
Avec sa part de cette pluie, il se forme, au fond de la fleur des nuits, une perle humide et brillante; elle s’agite, elle tremble, le moindre souffle d’air la briserait, et le zéphyre matinal va se lever.
Alors la fleur des nuits se referme, pour conserver la perle précieuse qui s’est formée pendant la nuit.
Ainsi le poète renferme précieusement dans son cœur le trésor des rêveries qu’il a amassé dans la solitude.
Voilà pourquoi j’aime les fleurs de nuit, pourquoi je les préfère à leurs sœurs qui brillent pendant le jour.
NARCISSA
VOICI l’histoire que racontent les pêcheurs, le soir, lorsqu’ils
raccommodent leurs filets, assis en rond sur la grève.
Narcissa la blonde était la plus belle des jeunes filles du pays; pas une seule sur toute la côte, depuis Catane jusqu’à Syracuse, qui pût se vanter d’avoir l’œil aussi doux, la taille aussi souple, le pied aussi fin.
Méfiez-vous de Narcissa la blonde!
Il y en a qui sont belles et qui ne le savent pas; ce sont celles-là qu’il faut aimer.
Il y en a qui sont belles et qui le savent; ce sont celles-là qu’il faut fuir.
Narcissa la blonde savait qu’elle était belle, et Luigi l’aimait.
Ceux qui ont connu Luigi, fils du vieux Luigi Naldi le soldat, disent que c’était un brave compagnon, hardi à la mer, bon à ses camarades, craignant Dieu et honorant les saints; mais il aimait Narcissa la blonde.
Partout il la suivait, toujours il pensait à elle. Qui n’a pas vu Luigi pleurer en pressant sur son cœur une fleur tombée du sein de Narcissa, ne sait pas ce que l’amour peut faire d’un homme.
Oui, Luigi pleurait comme un enfant.
Lui, l’intrépide matelot dont la voix dominait la tempête, tremblait devant un mot de Narcissa.
Il avait une maison bâtie en pierre, une barque solide, des filets neufs; il offrit tout à Narcissa, qui ne possédait rien qu’un rouet et un miroir.
Un rouet toujours immobile, un miroir dans lequel elle se regardait sans cesse.
Il faut vous dire que Narcissa ne rêvait que plaisirs, robes éclatantes; pourtant elle ne dit pas non à Luigi.
L’amour du beau Luigi, de Luigi le brave, flattait l’amour-propre de Narcissa, mais elle ne l’aimait pas.
Ce qu’elle aimait, c’était son jeune et beau visage, sa taille flexible, sa bouche souriante, ses yeux doux; c’était elle et non pas les autres.
Quand elle allait à la ville, elle disait à Luigi à son retour: J’ai vu les filles des bourgeois; elles sont moins belles que moi, et pourtant elles ont des casaques en velours et de beaux rubans à leur tête, et une croix d’or à leur cou.
Alors Luigi lui achetait une casaque en velours, de beaux rubans, et une croix d’or pour pendre à son cou.
—Es-tu heureuse, lui disait-il, maintenant que tu es belle?
Elle lui répondait:—Je suis heureuse parce que je suis belle.
—Quand m’épouseras-tu?
—Laisse passer la saison des vendanges: je veux danser encore une fois en liberté avec mes compagnes.
La saison des vendanges est, comme vous le savez bien, le temps des fêtes et des jeux, le temps des doux propos: la gaieté semble couler avec la liqueur nouvelle.
Puis venaient d’autres prétextes: l’hiver, la pêche du thon; l’été, la moisson; bref, l’époque du mariage se trouvait sans cesse reculée.
Cependant Luigi, pour payer les robes, les rubans, les bijoux de Narcissa, avait vendu la maison de son père, sa barque, ses filets. Il ne lui restait plus rien.
Si au moins l’amour de Narcissa l’avait dédommagé! Mais elle passait son temps, devant son miroir, à peigner sa longue chevelure et à sourire à sa beauté. C’est à peine si son amant pouvait obtenir un mot ou un regard.
Luigi voyait bien que Narcissa la blonde ne l’aimait pas, mais il était ensorcelé.
Il y a des femmes douées d’un charme fatal.
Leurs yeux, au lieu de cicatriser les blessures qu’ils font, semblent les envenimer davantage. Le démon vous pousse à les aimer; c’est lui qui vous attire! Quel autre que le démon pourrait habiter le cœur de Narcissa?
Luigi lui dit encore une fois:—Quand m’épouseras-tu?
—Je n’épouserai, répondit-elle, que celui qui me donnera de beaux pendants d’oreilles, des chemises en fine toile, des boucles en diamants pour mes souliers et de belles bagues pour mettre à mes doigts.
Luigi prit sa carabine, la carabine qui avait servi à son père, le vieux soldat, et il partit pour la montagne.
Narcissa la blonde eut de beaux pendants d’oreilles, des chemises en fine toile, des boucles en diamants, de belles bagues et bien d’autres choses encore.
Toujours belle, toujours parée, toujours heureuse, elle courait les bals et les fêtes, sans songer au pauvre malheureux qui hasardait sa vie et le salut de son âme pour satisfaire les vains désirs de son cœur.
Cependant les exploits du brigand Luigi ont retenti jusqu’à Palerme: le vice-roi envoie des soldats pour s’emparer de lui. Narcissa, la belle Narcissa, se met à la fenêtre pour les voir passer; elle sourit au jeune brigadier qui la salue avec son sabre.
Le brigadier va combattre son amant.
Hourra! hourra! Les soldats reviennent vainqueurs, Luigi est tombé percé de trois balles dans la montagne.
Qui court la première au-devant des cavaliers? C’est Narcissa la blonde, plus belle et mieux parée que jamais.
Le brigadier a vaillamment conduit sa troupe; aussi, en attendant qu’il soit fait officier, revient-il chargé d’un riche butin.
Narcissa le regarde de ses yeux les plus doux, de ses yeux que le démon a armés d’une puissance invincible.
Mais le loyal soldat ne se sent pas troublé.
—Qui es-tu, la belle? lui demande-t-il, et que veux-tu?
—Je suis Narcissa la blonde, et je veux t’épouser.
—Arrière! femme sans cœur; le dernier mot que le bandit a prononcé est le nom de Narcissa la blonde, et c’est moi qui ai tué Luigi.
Depuis ce temps-là, ni jeunes gens, ni vieillards, ni femmes, ni filles, ne voulurent parler à Narcissa.
Elle fut obligée de quitter le village et d’aller se cacher dans la grotte du monte Negro, à côté de laquelle coule une source profonde qu’un saint ermite fit autrefois jaillir du roc par la puissance de ses prières.
Au lieu de pleurer ses erreurs et de faire pénitence, elle passait les longues heures de la journée à regarder son image que lui renvoyait le miroir de l’onde.
Un jour, un moine, renommé par sa piété et ses bonnes œuvres, gravit la pente du monte Negro pour exorciser Narcissa: pour agir ainsi qu’elle le faisait, ne fallait-il pas qu’elle fût possédée?
Le saint homme trouva la grotte vide.
Un enfant, qui gardait les chèvres près de là, raconta que la veille il avait vu Narcissa, après être longtemps restée sur le bord, se lever et se précipiter dans le gouffre.
Le moine descendit et célébra une messe pour le repos de l’âme de Narcissa.
On laissa dire qu’elle s’était noyée pour se soustraire à ses remords; mais chacun sait que l’ondine avait pris son visage pour l’attirer dans l’abîme et la livrer à Satan.
Ainsi périssent toutes les femmes sans cœur.
Voilà l’histoire que racontent les pêcheurs, le soir, lorsqu’ils raccommodent leurs filets, assis en rond sur la grève[2].
AUBADE
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LA PREMIÈRE FLEUR
LE matin est venu: levez-vous, jeunes filles; allez cueillir la fleur
de mai, la première fleur.
Cachez-la dans votre sein, et conservez-la précieusement: elle porte bonheur pour le reste de l’année.
Celle que je cueillerai, Madeleine, je te la donnerai, et tu la mettras dans tes cheveux.
La première fleur, ce n’est ni la primevère, ni la pervenche, ni l’hyacinthe, ni la violette, ni le muguet.
Ce n’est pas celle qui fleurit la première, selon l’ordre des saisons; c’est celle qui s’offre la première à votre vue, celle que vous présente le hasard.
L’année passée, ce fut la violette qui m’annonça le retour du printemps; cette année, c’est la rose. Qui me dira quelle fleur me signalera le printemps prochain?
Qu’importe!
Qui que tu sois, première fleur, tout le monde t’aime et t’accueille avec joie. Qui a jamais pu te regarder sans sentir ses yeux humides de larmes?
Il semble, en te voyant, que la jeunesse de notre cœur va recommencer avec la jeunesse de l’année, que notre âme va s’épanouir comme la corolle des fleurs, que nos sentiments vont reverdir comme leurs feuilles!
Première fleur que l’on trouve sur la route un jour de mai, tu es l’espérance, tu es l’illusion, tu nous fais croire à la possibilité de revenir sur le passé.
Quand on rencontre, à certains jours, à certaines heures, l’objet d’un culte ancien, le cœur retourne en arrière, franchit en un moment d’immenses intervalles, et s’imagine avoir renoué la chaîne des temps. On croit recommencer une nouvelle carrière; mais bientôt le cœur, épuisé de fatigue, revient à son point de départ et reste immobile.
Ainsi, la vue de la première fleur ressuscite en nous un monde de pensées ensevelies. Elles s’éveillent, elles secouent leurs blanches ailes, elles s’envolent joyeuses: on dirait qu’elles vont nous entraîner loin, bien loin, vers le pays de notre jeunesse.
Hélas! la première fleur du printemps s’est à peine flétrie, que déjà nos illusions ralentissent leur vol: elles retombent sur la terre; leurs ailes fragiles se sont brisées.
Sois bénie cependant, première fleur, sois bénie pour cette heure d’enivrement fugitif que tu nous donnes. Croire une minute qu’on a vingt ans, qu’on aime, qu’on est heureux, n’est-ce pas vivre des années?
Le matin est venu: levez-vous, jeunes filles; allez cueillir la fleur de mai, la première fleur.
Cachez-la dans votre sein, et conservez-la précieusement: elle porte bonheur pour le reste de l’année.
Voici celle que j’ai cueillie, Madeleine; respire son parfum, et mets-la dans tes cheveux.
GRAVE CONFLIT
A PROPOS DE LA VIOLETTE
ENTRE LA FÉE AUX FLEURS
ET
UNE ACADÉMIE QUI DÉSIRE GARDER L’ANONYME
I
UNE LECTURE DANS LES BOIS
LA Fée aux Fleurs avait établi son domicile sur la terre, autant pour
fuir un lieu qui lui rappelait des souvenirs désagréables, que pour
être plus à portée de surveiller de près les actions de mesdames les
Fleurs.
Chaque jour lui apportait un nouveau chagrin, un nouveau sujet de mécontentement.
La Rose était son enfant de prédilection, sa fille chérie. La vie qu’elle lui avait vu mener remplissait l’âme de la Fée d’une amère douleur!
Elle n’avait pas, non plus, à se féliciter du sort du Lis, de la Tulipe, du Bleuet, du Coquelicot, de la Pensée, et d’une foule d’autres fleurs dont on trouvera les aventures dans le courant de cet ouvrage.
Si sa vengeance paraissait certaine, son cœur de mère était déchiré.
Parmi les fleurs, les unes étaient malheureuses parce qu’elles restaient fidèles à leur caractère; les autres, au contraire, parce qu’elles voulaient en changer.
C’est ainsi que la Violette courait à sa perte. Le jour même, la Fée l’avait rencontrée dans un somptueux équipage, étincelante d’or, de soie et de pierreries.
La Violette avait renoncé à l’obscurité.
Pour secouer la tristesse que cette vue lui avait causée, la Fée aux Fleurs sortit de la ville et prit le chemin de la campagne, vêtue à la façon d’une femme de conseiller, et menant après elle un petit domestique joufflu qui portait son parasol et son coqueluchon.
A l’entrée d’un petit bois, elle congédia son domestique, et pénétra sous les arbres, pour y goûter en paix la fraîcheur et le plaisir d’une lecture solitaire.
Le livre qu’elle tenait à la main était une histoire complète des fleurs.
Cette lecture plaisait beaucoup à la Fée, qui y trouvait ample matière à moquerie touchant les bourdes que les hommes débitaient gravement, à propos des fleurs et de leur origine.
Elle en était, pour le moment, à l’histoire de la Violette.
La Violette, disait l’auteur du livre en question, est fille d’Atlas. Cette jeune nymphe, poursuivie par Apollon, allait devenir la proie de ce don Juan, lorsque les dieux, touchés de son sort, la métamorphosèrent en violette.
C’est le moyen ordinaire employé par les dieux pour déjouer les projets galants d’Apollon. L’imagination féconde de Jupiter devrait bien, de temps en temps, inventer un nouveau procédé.
La Fée laissa tomber le livre et s’assit sur le gazon pour rire plus à son aise. Le fait est que, debout, elle était obligée de se tenir les côtes.
Ces auteurs, dit-elle, sont vraiment des gens cocasses. Où diable ont-ils pris que la Violette est fille d’Atlas et nymphe de son métier? tandis que son père s’appelait tout simplement Jérôme, et qu’elle exerçait la profession de couturière au bourg, sous le nom de Marcelle.
Je ne puis décemment pas laisser s’accréditer plus longtemps de semblables erreurs, continua la Fée; il est temps de rétablir les faits, et elle rentra dans sa maison pour travailler au mémoire suivant qu’elle adressa à l’Académie.
II
MÉMOIRE TOUCHANT L’ORIGINE DE LA VIOLETTE
Messieurs les Académiciens,
S’il est une science qui mérite de fixer l’attention des hommes et des savants, c’est, à coup sûr, celle qui se rattache à l’origine des fleurs.
Cette science est aujourd’hui obscurcie par les ténèbres de l’ignorance; une foule de notions fausses sont répandues: si on ne s’empressait de prendre ces précautions, le mal serait bientôt sans remède.
Il est du devoir d’un corps aussi respectable, aussi illustre, aussi éclairé que celui auquel j’ai l’honneur de m’adresser, de populariser, de répandre, de sanctionner les grandes vérités historiques, politiques, philosophiques et autres. C’est donc avec confiance que je m’adresse à l’Académie, persuadée d’avance qu’elle accordera à mes rectifications toute l’attention dont elles sont dignes à tous les égards.
Qu’il me soit permis, avant d’entrer en matière, de soumettre à la docte assemblée quelques réflexions générales qui me paraissent indispensables pour...
III
INTERRUPTION
Nous croyons devoir prendre la liberté de supprimer ces réflexions générales; comme la forme adoptée par la Fée pourrait produire à la longue une impression fort peu récréative sur le lecteur, nous remplaçons la partie du mémoire qui donne l’historique exact de la Violette par un récit simple et animé. Notre intention avait d’abord été d’employer à cet effet le langage des dieux, autrement dit la poésie, mais n’ayant pas notre dictionnaire de rimes sous la main, nous nous contenterons d’une honnête prose.
IV
MARCELLE
C’était jour de fête. Toutes les jeunes filles du bourg sortaient de leur demeure en beaux déshabillés.
Les unes allaient se promener dans la campagne, les autres accouraient aux sons du tambourin, donnant le gai signal de la danse.
Toutes songeaient à rire, à folâtrer, à s’amuser et à paraître belles.
Une seule restait enfermée chez elle: c’était Marcelle, la jolie fille à Jérôme le jardinier.
—Viens avec nous, Marcelle, lui criaient ses compagnes en passant: l’air est embaumé de la douce senteur de l’arbre aux prunelles, le ciel est bleu; viens avec nous à la danse de mai.
Marcelle secouait la tête doucement, et si quelque jeune garçon voulait lui jeter un bouquet, elle fermait ses volets et se mettait à travailler de plus belle.
Comme tout est propre et reluisant dans la chambre de Marcelle! on dirait qu’elle a communiqué sa grâce virginale à tous les objets qui l’entourent. Voilà son lit avec sa courte-pointe à franges blanches, l’armoire de noyer, la chaise de paille, le rouet de sa mère, l’étroit miroir fixé contre le mur, le bénitier, et l’image de la Vierge qui veille sur elle quand elle s’endort.
Si Marcelle travaille un jour de fête, ce n’est pas par avarice, au moins, ni par coquetterie: son aiguille se meut pour le pauvre. Aussi, comme elle va et vient avec rapidité, comme elle est agile et vive! Demain la vieille Jacqueline aura un casaquin bien ample, bien chaud, pour préserver ses membres usés et affaiblis des atteintes de la bise.
En faisant aller son aiguille, Marcelle chante sa chanson favorite:
Si j’étais petite fleur, je choisirais un endroit écarté dans la mousse,
Un endroit écarté au bord de l’eau,
Et cachée dans l’herbe, je passerais ma vie à regarder le ciel.
Cette chanson a encore bien d’autres couplets, mais c’étaient ceux-là que préférait Marcelle.
Vers le soir, elle descendit dans son jardin, un jardin plein de beaux arbres, de belles fleurs, d’eaux murmurantes et de hautes touffes d’herbe.
C’était le père Jérôme, le vieux jardinier du château, qui cultivait ce jardin, sa seule distraction et celle de sa fille; aussi fallait-il voir comme les fleurs se mariaient harmonieusement aux arbustes, quelles gracieuses formes prenaient les rameaux, et comme le gazon se courbait mollement sous les pas!
La Fée aux Fleurs aimait beaucoup le père Jérôme; elle venait souvent dans son jardin et elle le regardait travailler, bêcher la terre, tailler ses arbres, émonder ses fleurs; prenant plaisir à essuyer de temps en temps, du bout de son aile, la sueur tombant du front du vieillard.
Ce jour-là, elle était venue visiter le jardin du père Jérôme. Lorsque sa fille descendit dans le jardin, la Fée avait l’œil fixé sur le calice d’une reine-marguerite.
Il lui prit fantaisie de regarder au fond du cœur de Marcelle: calice pour calice, le cœur de la jeune fille était aussi pur.
L’écho apportait cependant au milieu de la solitude le son du tambourin, les cris joyeux des jeunes filles, toutes les harmonies, tous les parfums, tous les désirs d’une belle fin de journée de printemps.
Marcelle s’était assise sur l’herbe, et elle ne songeait qu’au bonheur qu’éprouverait, le lendemain, la vieille Jacqueline.
En voyant tant d’innocence et de candeur, la Fée aux Fleurs se sentit attendrie.
Pauvre fille du peuple! dit-elle; pure comme la neige des glaciers, bonne comme la nature, ta seule institutrice; belle comme l’innocence, parfumée de chasteté et de modestie, qui te préservera des tentatives des riches et des méchants? qui te sauvera des piéges où sont tombées tant de tes compagnes?
Sans se douter du monologue dont elle était le sujet, Marcelle, les yeux fixés au ciel, murmurait son refrain habituel:
Si j’étais petite fleur, je choisirais un endroit écarté dans la mousse,
Un endroit écarté au bord de l’eau,
Et cachée dans l’herbe, je passerais ma vie à regarder le ciel.
La Fée aux Fleurs voulut exaucer cette prière: elle étendit sa baguette sur Marcelle.
Aussitôt elle disparut sous un voile de feuilles, et, à la place où elle était, apparut une fleur dont les feuilles étaient couvertes des perles de la rosée; on eût dit des larmes dans un œil bleu.
C’était Marcelle qui disait adieu à son père.
La Violette, c’est la fille du peuple, c’est avec son dévouement, sa candeur, sa pureté, sa modestie, que la Fée aux Fleurs a composé le parfum de la violette.
V
RÉPONSE DE L’ACADÉMIE AU MÉMOIRE SUSMENTIONNÉ
— EXTRAIT DU REGISTRE DES DÉLIBÉRATIONS —
Ce... du mois de... année... l’Académie de... réunie dans le local ordinaire de ses séances, a écouté les conclusions du rapport de l’illustre poète Jacobus au sujet de l’origine de la Violette.
Ces conclusions portent:
1o Qu’on ne doit ajouter qu’une foi médiocre aux renseignements fournis à la science par des êtres dont l’existence est aussi peu prouvée que celle des fées;
2o Qu’on ne peut donner sur toutes choses que des détails apocryphes, quand on est apocryphe soi-même;
3o Que les témoignages des siècles s’accordent à démontrer que les fleurs ont toutes une origine essentiellement mythologique.
En conséquence,
L’Académie déclare que la Violette lui semble plus que jamais fille d’Atlas.
Elle affirme, en outre, sur son âme et sur sa conscience, devant Dieu et devant les hommes, que la fille d’Atlas était nymphe de naissance, et que les dieux, pour la soustraire aux poursuites d’Apollon, la changèrent en violette.
VI
APARTÉ
Il est certain que le poète Jacobus commet une grossière erreur, et que la version de la Fée aux Fleurs est la seule bonne, la seule véritable.
Ceci n’est qu’un monument de plus de l’ineptie des corps savants en général, et des académies en particulier.
VII
LA VIOLETTE DEVENUE FEMME
Pour nous et pour les esprits avancés, il reste donc bien constaté que la Fée aux Fleurs a seule raison.
Les personnes qui ont suivi, avec toute l’attention que comporte une besogne aussi grave et aussi importante, le fil de ce récit, n’ont point oublié qu’il a été question au commencement de l’apparition de la Violette dans un somptueux équipage, dans tout l’éclat de la toilette et du luxe.
Qu’a-t-elle fait de sa modestie première? Comment la fille du peuple est-elle devenue grande dame?
O Marcelle! devais-tu nous tromper ainsi en reparaissant sur la terre sous ton ancienne forme!
De tous les changements dont la Fée aux Fleurs a été le témoin, c’est le tien qui lui a été le plus sensible.
Ne nous hâtons pas cependant de condamner Marcelle.
Il lui est arrivé la même chose qu’à tant d’autres de ses compagnes qui manquent d’expérience.
On est jeune, on est belle, on est femme, on entend deux voix qui chantent dans votre cœur.
L’une vous dit: Reste dans le pré à côté de la touffe d’herbe, sur le bord du ruisseau où le ciel te fit naître: le bonheur est dans l’obscurité.
L’autre murmure à votre oreille: La beauté et la jeunesse sont deux présents du ciel; malheur à l’avare qui les enfouit. Le ruisseau ne retient aucune image, la touffe d’herbe ne garde aucun parfum, le bonheur est parmi les hommes.
Longtemps l’âme flotte indécise, elle écoute les deux concerts: bientôt l’une des deux voix s’efface, l’autre continue à se faire entendre: c’est celle qui vante le bruit, l’éclat, les plaisirs du monde; il faut bien finir par l’écouter.
Alors on se lance dans le tourbillon des fêtes, des spectacles; on est d’autant plus adulée, plus recherchée, que le fond du caractère forme un piquant contraste avec la vie que l’on mène.
Un moment on peut se croire heureuse.
Mais bientôt survient le désenchantement, et avec lui le dégoût, la fatigue, le dédain.
Au milieu de toutes les joies extérieures, on éprouve le regret de l’ancienne existence, et le remords de celle qui est devenue votre partage.
Ne vous est-il jamais arrivé de voir, dans l’entraînement du bal, s’étendre subitement sur un front jeune et brillant un voile de tristesse, et de beaux yeux se détourner dans l’ombre pour pleurer?
Voulez-vous savoir ce qui cause cette tristesse, ce qui fait couler ces larmes?
C’est le regret de l’innocence perdue, c’est le souvenir de la douce obscurité d’autrefois.
VIII
UNE LARME DE FÉE
Les lumières qui éclairaient le château qu’habite Marcelle se sont éteintes depuis longtemps; les étoiles vont bientôt pâlir, le rossignol du bord de l’eau se hâte d’achever sa mélodieuse cavatine: c’est l’heure où la Fée aux Fleurs s’apprête à fermer les yeux des Belles-de-Nuit.
Elle s’avance d’un pied léger, pour ne pas troubler le sommeil qui commence à les gagner. Tout à coup elle s’arrête.
Un bruit inaccoutumé se fait entendre: des plaintes, des sanglots, puis l’écho affaibli d’une chanson mélancolique.
La Fée prête l’oreille; elle se dirige vers l’endroit d’où part le bruit. Est-ce le vent qui gémit dans un massif de trembles, ou la source qui pleure en quittant les flancs protecteurs du rocher?
Aucun vent ne ride la cime des arbres, la mousse empêche d’entendre le bruit de la source.
C’est une femme qui pleure, la Fée l’a reconnue.
C’est Marcelle qui a quitté son lit de soie et de duvet pour descendre dans la plaine.
Le sommeil a fui ses paupières, ou ne lui fait voir que des songes pleins de tristesse; elle souffre, ses yeux sont inondés de larmes.
Elle songe au temps où elle était violette, où elle se réveillait toute frissonnante sous les frais baisers de la rosée.
Elle chante comme autrefois:
Il y a des voix qui touchent, des accents qui ne mentent pas.
En écoutant Marcelle, la Fée, qui volait au-dessus de sa tête, se sentit attendrie; en la voyant si belle et si malheureuse, elle pleura.
Une de ses larmes tomba sur le front brûlant de Marcelle.
Aussitôt sa métamorphose s’opéra.
La Fée avait exaucé une seconde fois la prière contenue dans sa chanson.
Le lendemain, on fit chercher Marcelle de tous les côtés; personne ne put donner de ses nouvelles.
Seulement, à la place où elle avait coutume de s’asseoir chaque nuit, on trouva une magnifique violette cachée sous le gazon.
Sa beauté ne sautait point aux yeux, mais elle se trahissait par son parfum.
Pour rendre à Marcelle sa forme première, il avait suffi d’une chose:
Le repentir.
CANZONE
✧
LA FLEUR D’OUBLI
IL faut fuir la fleur d’oubli, il ne faut pas se laisser prendre à son
parfum décevant.
Elle est belle et souriante, elle vous regarde avec des yeux doux; elle semble vous appeler et vous dire: «Viens, je suis ton ami, je te consolerai.»
Connaissez-vous Ulric le chasseur? Il a cueilli la fleur d’oubli.
D’abord, un calme profond a succédé à ses tourments; il a pu regarder sans trouble celle qui le faisait tant souffrir.
Ulric s’est lassé de son indifférence, et il a voulu aimer encore; mais il avait cueilli la fleur d’oubli.
On n’aime plus jamais quand on a oublié une fois.
Ulric erre dans les bois; il se promène dans la plaine, il gravit la montagne, il demande à l’oiseau du bocage, à la fleur du sillon, à la source de la montagne, pourquoi lui seul ne peut plus aimer. L’oiseau, la fleur, la source lui répondent: «Tu as cueilli la fleur d’oubli.»
Le chasseur regrette le temps où il était malheureux: du moins, alors, il sentait battre son cœur.
—Ah! s’écrie-t-il, il est donc des maux dont on ne guérit que pour souffrir davantage!
Il faut fuir la fleur d’oubli; il ne faut pas se laisser prendre à son parfum décevant.
—Dis-moi, mon doux ami, dis-moi son nom, afin que je puisse la reconnaître.
On lui a donné le nom de lunaire; mais les hommes ne savent pas son nom véritable, elle n’en a pas pour eux, elle s’appelle la fleur d’oubli.
—Où donc croît-elle? Dans les blés jaunis par l’été, dans les fentes de la vieille tourelle, au milieu des grands prés, sous les tonnelles, ou bien tout là-bas, là-bas, au mystérieux pays des Génies?
—Non pas, non pas, ô jeune belle! Au fond du cœur se cache le germe qui contient la fleur éternelle, la fleur d’oubli.
SŒUR NÉNUPHAR
LE diable, un jour, traversant la ville de Bruges, passa devant le
couvent des Ursulines. Les religieuses, réunies dans la chapelle,
chantaient les louanges du Seigneur.
Le diable a toujours été dilettante.—Parbleu! se dit-il, voilà les plus jolies voix que j’aie entendues de ma vie: entrons un moment et écoutons la fin du concert. Et il entra.
Tout en écoutant la musique, le diable, qui est fort curieux, comme chacun sait, voulut savoir si les religieuses étaient aussi jolies femmes que bonnes musiciennes; il se mit à les regarder, et, en fin connaisseur qu’il est, ses yeux s’arrêtèrent sur une ursuline placée juste à l’entrée du chœur, près du maître-autel.
Jamais figure plus belle, plus innocente, plus calme, ne s’offrit aux regards d’un peintre ou d’un diable. Ses grands yeux doux, son air de profonde tranquillité, excitèrent l’amour-propre du diable.—Voilà, pensa-t-il, une charmante créature heureuse de réciter ses patenôtres, ne voyant rien au delà des murs de son couvent, l’exemple et le modèle de sa communauté. Il serait plaisant de lui ouvrir enfin les yeux, et de faire de la sainte un petit démon.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Voilà le diable qui se métamorphose en galant cavalier, et qui, en frisant sa moustache, se met à regarder l’ursuline.
Il est difficile, pour ne pas dire impossible, de sentir l’œil du diable se fixer sur le sien, sans éprouver comme une espèce de commotion nerveuse. Personne n’échappe à cette influence; la nonne la subit. Elle tourna ses yeux du côté du beau cavalier, par une espèce de mouvement machinal, puis elle les laissa retomber languissamment sur son missel. Pendant tout le reste de l’office, le diable en fut pour ses frais.
Cependant il ne se tint pas pour battu.
A l’heure où les religieuses descendent au jardin pour respirer l’air tiède et pur d’une belle fin de journée printanière, le diable se glissa sous les arbres; il chercha son ursuline et la trouva assise sur un banc, à l’ombre d’un berceau de lilas odorant. Elle paraissait en proie à une de ces rêveries vagues, filles dangereuses des soirs embaumés.
—L’occasion est favorable, se dit le diable, agissons.
Il tira de sa poche le cœur d’une jeune fille morte d’amour, et, le faisant brûler en guise de pastille du sérail, il en parfuma l’atmosphère.
Aussitôt évoqués par ce charme magique, les désirs vinrent voltiger autour de la religieuse; la brise glissa dans ses cheveux comme une caresse, les grappes du lilas s’inclinèrent amoureusement sur sa tête; les fleurs, l’onde, les oiseaux, tout prit une voix pour lui parler d’amour.
L’ursuline se leva et porta la main à son front.—Le charme opère, pensa le diable; avant une heure elle est à moi.—La nonne était retombée comme affaissée sur le banc de gazon.
—Ouf! fit-elle après un moment de repos: il fait trop chaud ici, passons au réfectoire.—Dans toute la magie de Satan, elle n’avait éprouvé que la sensation de quelques degrés de plus de chaleur. Le diable était furieux.
Il ne voulut pas en avoir le démenti.
Le soir, il s’introduisit dans la cellule de la religieuse sous la couverture jaune d’un roman à la mode; il se déguisa en in-octavo et s’étendit tout grand ouvert sur le prie-Dieu. Il avait choisi la page la plus échevelée de l’ouvrage, une scène d’amour pantelante, rutilante, ébouriffante. De tout temps ces grands morceaux de rhétorique ont troublé toutes les imaginations et fait l’affaire de messire Satanas.
La jeune fille prit le livre, lut la page marquée, ouvrit les bras d’un air nonchalant, bâilla et s’endormit sur sa couchette.
Pour le coup, le diable était outré.
Il ne restait plus qu’à essayer des songes. Il les convoqua tous, il leur donna ses instructions, et il voulut lui-même les voir à l’œuvre. Il se pencha sur le lit de la jeune fille: les songes vinrent chacun à leur tour se poser sur son cœur; rien n’indiqua qu’elle en fût le moins du monde troublée. Son sommeil était paisible, son teint égal, son pouls régulier comme de coutume. Il paraît même que vers le milieu de la nuit elle se mit à ronfler.
—Évidemment, se dit le diable, voilà une nonne qui n’est pas faite comme les autres. J’aurais mis en révolution tout un couvent, rien qu’avec un seul des moyens que j’ai employés contre elle. Il faut qu’elle ait un charme secret qui la protége. On dirait qu’un air plus froid circule autour d’elle, qu’une mystérieuse influence détend les nerfs, alourdit l’esprit, fatigue le corps. C’est singulier, j’éprouve comme une espèce d’envie de dormir, poursuivit le diable en se frottant les yeux; qu’est-ce que cela signifie? Est-ce que je subirais l’influence du roman que j’ai été obligé de lire?
En disant ces mots, le diable s’endormit.
Il ne se réveilla qu’à l’heure de matines, au moment où la religieuse quittait sa cellule pour se rendre à la chapelle. Le diable eut besoin de se secouer longtemps pour se réveiller; il ne reprit ses esprits qu’à dix-sept kilomètres de Bruges.
Le diable, tout malin qu’il est, ne s’était point douté de l’adversaire qu’il attaquait.
Une fois sur la terre, ne pouvant aimer ni être aimée, incapable de s’associer aux peines et aux joies de l’humanité, morne et décolorée, la froide fleur du Nénuphar n’avait trouvé d’autre refuge qu’un couvent. La vie monotone et languissante des religieuses était celle qui lui convenait. On lui compta comme vertu l’absence de toutes les vertus. Sœur Nénuphar mourut en état de sainteté; les ursulines de Bruges poursuivent sa canonisation.
PRIÈRE
✧
LES FLEURS DU BAL
NOUS sommes
les fleurs du bal, les pauvres victimes des fêtes joyeuses.
Nous arrivons timides et modestes, parées de nos charmes seulement, et il nous faut lutter contre ces fleurs de la terre qu’on appelle les diamants.
Filles du feu, l’opale, l’améthyste, la turquoise, la topaze, scintillent à l’éclat des lumières.
Nous autres, filles de l’air et de la rosée, nous n’ouvrons les yeux que pour regarder la lune et les étoiles. L’atmosphère du bal nous dessèche et nous brûle; en un quart d’heure nous nous flétrissons.
Jeune fille, pourquoi nous mets-tu dans tes beaux cheveux? Regarde sur ta toilette, n’y a-t-il pas des fleurs faites de la main des hommes? des fleurs qui ne redoutent ni la chaleur, ni la poussière, ni les rayons des lustres, ni le frottement de la foule?
Ne nous conduis pas au bal, jeune fille; laisse tremper nos pieds flexibles dans ces vases de cristal, nous parfumerons ta demeure, et quand tu reviendras, pâle, fatiguée, rêveuse, tu nous verras souriantes, et nous mêlerons de doux songes à ton sommeil.
Ne nous conduis pas au bal, jeune fille.
Mais, hélas! elle ne nous entend pas; nous entourons ses cheveux d’une fraîche guirlande, nous nous épanouissons sur son sein. Allons, il faut partir; nous sommes les fleurs du bal, les pauvres victimes des fêtes joyeuses.
Nos feuilles seront arrachées une à une et on les foulera aux pieds; avant la fin du bal nous ne tiendrons plus à ces cheveux, cette ceinture nous laissera tomber. Demain, un grossier valet nous ramassera et nous jettera dans la rue.
Encore une fois, jeune fille, laisse-nous ici; nous sommes si bien dans ta chambre virginale!
Tu pars... Prends garde, jeune fille! Fleur vivante du monde, parure animée du bal, un jour peut-être le monde te foulera aux pieds comme nous, et te laissera dans la rue.
LE MYRTE & LE LAURIER
ILS vivaient tous les deux à la campagne, le marquis et le colonel.
Vieux tous les deux, goutteux, et, ce qu’il y a de pire, quinteux
tous les deux, ils se faisaient de mutuelles visites; le soir, ils se
réunissaient pour jouer au reversis et se rappeler ensemble leur vie
passée.
Le jour, appuyés tous les deux sur leurs cannes à pomme d’or, ils faisaient une promenade dans la campagne, lorsque la goutte, le rhumatisme, le catarrhe et le temps le permettaient. Le marquis aimait à se diriger du côté d’un certain château situé à quelques portées de fusil du sien. Il appartenait à la présidente de Z...
Le marquis prétendait que la présidente se mettait derrière sa jalousie pour le voir passer; ce qui faisait beaucoup rire le colonel, attendu que le marquis avait près de soixante-dix ans, et que la belle présidente touchait à la soixantaine.
—Ces vieux troupiers, murmurait le marquis, ça n’a jamais rien compris à l’amour.
—Ces vieux séducteurs, mâchonnait le colonel, ne veulent pas se persuader qu’il y a une fin à tout.
Et sur ce thème, ils brodaient une foule de railleries piquantes qu’ils se décochaient mutuellement. Ces petites escarmouches animaient la promenade, et donnaient du mordant à la partie de reversis.
Ce marquis, c’était le Myrte; ce colonel, c’était le Laurier. L’un avait constamment vécu à la cour, l’autre n’avait presque pas quitté les camps. Ils s’étaient retrouvés après une longue absence, et quoiqu’on dise que le myrte et le laurier sont frères, le marquis et le colonel passaient leur temps à se quereller.
Ce soir-là, les deux compagnons étaient encore de plus mauvaise humeur que de coutume. Le colonel venait de jeter la dame de cœur sur la table, et le marquis restait sans répondre à son attaque.
Il y a des distractions qui exaspèrent un joueur.
—Eh bien! s’écria le colonel, jouerez-vous?
—Pique! répliqua le marquis.
—Vous renoncez au cœur?
—Pardon, je n’avais pas vu mon jeu; et il ramassa la carte qu’il venait de laisser tomber.
—Parbleu, marquis, à quoi songez-vous donc? poursuivit le colonel en ricanant. Est-ce que les beaux yeux de la présidente vous feraient perdre la raison?
Sans paraître faire attention au ton narquois du Laurier, le Myrte s’écria:
Elle m’évite, la cruelle:
Qu’elle soit laissée à son tour,
Et qu’un rival me venge d’elle!
—Bravo! fit le colonel. Le marquis continua:
Qu’elle tombe aux pieds d’un amant,
Et qu’il soit sourd à sa prière;
Qu’elle éprouve enfin le tourment
D’aimer et de cesser de plaire!
Après qu’il eut achevé, le colonel regarda le marquis d’un air de compassion.
—Pauvre garçon! fit-il, comme s’il se parlait à lui-même; il se croit encore à l’ancienne cour, au temps où l’on vivait de madrigaux et de bouquets à Chloris, où l’on faisait des stances sur la mort du griffon de la petite baronne, et où l’on soupirait une élégie sur la perruque envolée de madame la surintendante. Jolie manière de faire l’amour!
En écoutant cette apostrophe, le marquis ne put se contenir.
—Il vous sied bien de parler d’amour, s’écria-t-il, à vous qui n’avez fait la cour qu’à des bourgeoises des petites villes où vous avez été en garnison! Vous vous moquez des petits soins et des petits vers, parce que vous n’avez jamais pu comprendre leur charme, reître, draban, pandour que vous êtes!
Le colonel s’échauffa.
—Une belle doit se prendre d’assaut comme une citadelle.
—Il n’y a que les attentions délicates qui séduisent la beauté.
—Un front couronné de lauriers n’a qu’à se montrer pour subjuguer les plus rebelles.
—C’est avec une ceinture de myrte qu’on enlace les amours.
Si un troisième interlocuteur se fût trouvé là, il aurait pu mettre d’accord les parties belligérantes, en leur faisant voir que le myrte et le laurier se marient admirablement, qu’ils ne vont guère l’un sans l’autre, qu’il est aussi rare de voir un brave insensible aux charmes de la beauté, qu’un sectateur de Vénus ennemi de Bellone, mais le colonel et le marquis se trouvaient seuls; de plus, le baromètre était depuis huit jours au variable, les rhumatismes rendaient les deux adversaires encore plus intraitables. Le colonel proposa un duel au marquis.
—Sortons! répondit-il aussitôt.
Mais ni l’un ni l’autre ne purent bouger de leurs fauteuils.
Pauvre Myrte! Pauvre Laurier!
Ils sont là tous les deux à se disputer sur leur prééminence, et pendant ce temps-là le monde les oublie, le monde se moque de leur système. Le monde n’en est plus depuis bien longtemps au myrte et au laurier.
La galanterie et la bravoure sont deux qualités passées de mode: le ridicule en a fait justice.
Pour qui se montrerait-on galant? Pour des femmes qui fument, qui boivent du grog, qui montent à cheval, qui font de l’escrime et des romans!
A quoi sert la bravoure? Il n’y a plus de guerres aujourd’hui; on ne se bat plus en duel; un héros n’est plus qu’un être souverainement ridicule.
Le règne du myrte et du laurier est passé.
Le marquis et le colonel ne s’en doutaient pas; ils s’étaient retirés du monde assez à temps pour cela: ils devaient emporter leurs illusions dans la tombe.
Leur vie, du reste, avait été des plus heureuses.
Aussitôt arrivé sur la terre, le Myrte s’était incarné dans la personne d’un marquis.
On le vit à la cour, leste, pimpant, spirituel, galant, le premier des hommes dans l’art difficile de l’acrostiche et du bout-rimé.
Il apprit à broder au métier, à parfiler et à faire les découpures.
Il passait sa journée à écrire des billets doux et à rimer des épîtres amoureuses.
Il eut des succès à n’en plus finir.
Le Laurier, comme de raison, choisit une carrière tout à fait opposée.
En passant sur le Pont-Neuf, il suivit un raccoleur qui l’engagea au service du roi de France.
Il fit campagne avec le prince de Soubise, et prit Port-Mahon au son des violons du maréchal de Richelieu.
Il se retira avec le brevet de colonel.
Pendant toute la durée de sa carrière militaire, il mena l’amour tambour battant, mèche allumée, ce qui ne l’empêcha pas d’avoir autant de succès que son camarade le Myrte.
Aussi ne pouvait-il souffrir les airs de supériorité que ce dernier se donnait de temps en temps, et qui faisaient naître entre eux des sujets de querelles sans cesse renaissants.
La discussion que nous venons de raconter avait été beaucoup trop loin pour qu’il fût possible qu’elle en restât là. Une fois assis ou plutôt cloués sur leurs fauteuils, ils se regardèrent comme deux chiens de faïence, d’autres diraient comme deux lions. Enfin, le marquis toussa et reprit ensuite:
—Ah! c’était là le bon temps! Il voulut continuer, mais un violent accès de toux lui coupa la parole.
Le colonel profita de ce moment de répit pour bourrer son nez de tabac, tout en faisant voir, par de nombreux signes de tête, qu’il approuvait l’exclamation finale de son interlocuteur.
—Mon cher ami, fit-il après un moment de silence en s’adressant au marquis, savez-vous une chose?
—Quoi donc?
—C’est que nous ferions bien de songer dès à présent à la retraite. La guerre et la galanterie ont fait leur temps; la jeunesse méprise les feux de Vénus aussi bien que les jeux de Mars; on vous traite de papillon et moi d’invalide. Il faut savoir se retirer à propos. L’art des retraites est peut-être le plus difficile de tous. Notre passage sur la terre n’aura pas été sans charme, si nous savons nous préserver de l’ennui des derniers moments; retournons chez notre excellente amie la Fée aux Fleurs.
—Mais vous n’y songez pas!
—Au contraire, je ne songe qu’à cela.
—Et la présidente?
Le colonel ne put s’empêcher de rire à gorge déployée.
—Palsambleu! s’écria le marquis.
—Tout beau, ne vous fâchez pas, répondit le colonel en continuant à rire.
—Vous me rendrez raison, s’écria le marquis en montrant son blason.
—Quand vous voudrez, riposta fièrement le colonel à l’attaque de son compagnon.
—Insolent!
—Fat!
Nous avons oublié de vous dire que le blason du marquis consistait en une branche de myrte tenue par un Amour et écartelée d’une écharpe de soie. Les armoiries du colonel, car il avait aussi ses armoiries, consistaient en un bouclier ombragé de laurier, passé dans une main à gantelet de fer. Ils juraient assez volontiers, l’un par son blason, l’autre par ses armoiries.
Le Myrte et le Laurier allaient se prendre aux cheveux; mais, cette fois, ce fut un violent accès de toux qui les retint cloués sur leurs sièges. Un catarrhe épargna à l’humanité une nouvelle et terrible tragédie.
Ce fut le Myrte qui recouvra le premier la parole.
—Je vous trouve singulier, fit-il, d’avoir l’air de mettre en doute mes succès, moi, la fleur des marquis de mon temps!
—Il vous sied bien, riposta le Laurier, de me menacer, moi, le foudre de guerre de mon époque!
—Foudre éteint!
—Fleur fanée!
Plus irrités que jamais, ils firent une dernière et suprême tentative pour se joindre. Cet effort violent les emporta. Sans doute, un vaisseau se brisa dans leur poitrine; ils expirèrent à la fois. Le Myrte, à ses derniers moments, garda ses prétentions d’homme à bonnes fortunes; le Laurier mourut comme il avait vécu, le poing sur la hanche.
CHEVRETTE LA CHEVRIÈRE
I
LE PRINCE CHARMANT
LE prince Charmant se promenant un jour dans la campagne avec son
précepteur, rencontra une jeune chevrière.
Elle avait les yeux noirs, les cheveux noirs, la démarche vive, la physionomie piquante, et par-dessus tout, un petit air piquant et timide à la fois qui lui donnait un certain air de ressemblance avec le joli animal dont elle portait le nom.
Elle s’appelait Chevrette et gardait les chèvres dans les environs.
—Olifour! dit le prince à son précepteur.
—Plaît-il, Altesse? répondit celui-ci.
—Tu vois bien cette jeune fille?
—Parfaitement.
—Comment la trouves-tu?
—Je la trouve comme vous voudrez.
—Je la trouve adorable.
—Adorable.
—J’ai, de plus, formé un projet que je trouve excellent.
—Excellent.
—Je veux la prendre pour femme.
Olifour ne put s’empêcher de se récrier:
—Mais que penseront vos aïeux, que diront votre père et votre mère, et vos sujets, et la terre, et le ciel, et les dieux, et les hommes? D’ailleurs, votre mère refusera son consentement.
—C’est ce que nous verrons.
—Vous n’êtes pas majeur.
—Qu’importe!
—Vous ne réussirez pas.
—Tu vas voir.
II
UNE MÈRE ÉPLORÉE
La reine s’arrachait les cheveux et versait un torrent de larmes.
Le prince Charmant venait de lui faire part de ses intentions au sujet de Chevrette.
Sa mère s’était roulée à ses pieds, l’avait supplié de renoncer à un dessein qui ne pouvait manquer de causer sa mort. Le prince Charmant avait résisté à toutes les instances.
—Quelle fermeté! pensait Olifour, qui assistait à cette scène; c’est pourtant moi qui l’ai élevé!
La reine alla jusqu’à menacer son fils de sa malédiction. Alors le prince Charmant se roula par terre à son tour, déchira ses poils follets, mit son cafetan en lambeaux, et déclara que puisqu’on lui refusait celle qu’il aimait, il prenait la résolution immuable de mourir de consomption avant six mois.
—Non, mon fils, non, tu ne mourras pas! s’écria la reine éperdue; conserve-toi à notre amour et à l’admiration de tes peuples. Allez, Olifour, allez chercher Chevrette; je veux que mon fils l’épouse à l’instant.
—Quel machiavélisme! pensa de nouveau Olifour; comme sa ruse a réussi! Quel élève j’ai fait là!
Il alla chercher Chevrette.
III
CHEVRETTE A LA COUR
Chevrette aurait autant aimé ne pas épouser le prince Charmant et rester chevrière; mais ses parents étaient pauvres, avides de trésors, il fallut se résigner.
Une fois à la cour, elle ne put s’empêcher de reconnaître que le prince Charmant était un sot, et son précepteur Olifour un imbécile.
Quant au roi et à la reine, c’étaient de bonnes gens qui n’y voyaient pas plus loin que le bout du nez de leur fils.
Chevrette s’ennuyait donc beaucoup. Elle aurait voulu sauter, courir, gambader dans la campagne. L’étiquette la rendait malheureuse. Elle commettait à chaque instant les erreurs de cérémonial les plus grossières. C’est ainsi qu’à la réception de l’ambassadeur de l’empereur Parapaphignolle, elle lui embrassa le côté gauche de la moustache au lieu du côté droit. L’empereur de Parapaphignolle, exaspéré de cet outrage fait à son envoyé, ne parlait de rien moins que de mettre à feu et à sang les États du prince Charmant. On eut beaucoup de peine à lui faire entendre raison et à arranger la chose.
Ce n’est pas que Chevrette manquât de leçons: son mari lui faisait chaque jour un cours d’étiquette qui durait trois heures; mais Chevrette, après cela, descendait au jardin, et oubliait les leçons du prince Charmant en jouant avec une petite chèvre qui la suivait au moindre signe, sur la simple présentation d’une tige de fleurs.
Voyant tant d’indocilité et une ignorance qui pouvait compromettre l’avenir de la monarchie, le conseil des ministres décida que Chevrette serait confiée à Olifour, qui se chargerait de compléter son éducation.
Le conseil des ministres déclara nettement à Olifour que si dans trois mois la princesse, interrogée dans un examen public, ne parvenait pas à résoudre toutes les difficultés du cérémonial et de l’étiquette, on lui trancherait la tête, à lui Olifour.
IV
CE QUI SAUVA OLIFOUR
Ce fut la fuite de Chevrette, qui disparut le soir même où on lui signifia la décision des ministres.
V
CE QUI LE PERDIT
Ce fut la joie imprudente qu’il montra en apprenant la fuite de la princesse.
Le prince Charmant en fut instruit par des envieux que depuis longtemps le savoir d’Olifour offusquait, et sur le rapport de ces gens, il lui fit trancher la tête.
VI
LA PROPOSITION D’UN BON PERE
Cependant le roi ne comprenait rien au désespoir de son fils. Pour remplacer Chevrette, il lui offrit de lui faire épouser toutes les chevrières de son royaume.
Le prince Charmant refusa, et déclara qu’il ne lui restait plus qu’à mourir de consomption, ainsi qu’il en avait formé le projet, si l’on ne parvenait à découvrir la retraite de Chevrette.
Tous les efforts tentés dans ce but étaient superflus.
La reine alla consulter la fée qui avait présidé à la naissance de son fils, espérant bien qu’elle ne voudrait pas laisser mourir de consomption un prince qu’elle avait accablé des dons les plus précieux du corps et de l’esprit.
La fée écouta la reine et voulut la consoler. Elle lui fit part de ce qui s’était passé dans le royaume des Fleurs et lui apprit que Chevrette n’était autre chose que le Chèvrefeuille, qui s’était incarné dans le corps d’une jeune et jolie chevrière.
—Vous concevez que la fleur du chèvrefeuille est trop sauvage, trop simple, trop capricieuse même, pour vivre à la cour. Laissez-la aux champs avec ses chèvres, et dites à votre fils que je lui ménage une jolie petite princesse dont il me dira des nouvelles.
La reine raconta à son fils la conversation qu’elle venait d’avoir avec la fée. La petite princesse le fit réfléchir, et il promit à sa mère de ne pas mourir de consomption.
—Voilà une singulière histoire néanmoins, pensa-t-il, et c’est grand dommage que j’aie fait trancher la tête à Olifour: nous en aurions bien ri tous les deux!
VII
FIN
En quittant la cour, Chevrette se demanda ce qu’elle allait faire.
—Parbleu! se dit-elle, je garderai encore les chèvres.
Mais où trouver un troupeau? Elle se dirigea du côté de la chaumière de ses parents.
La chaumière appartenait à de nouveaux propriétaires.
Depuis le mariage de leur fille, le père et la mère de Chevrette avaient trouvé indigne d’eux le métier de paysans.
Ils s’étaient rendus à la ville voisine, où ils habitaient un riche palais.
Voilà Chevrette bien embarrassée.
—Si je retourne à la ville, pensa-t-elle, le prince Charmant me fera saisir par ses gardes, et je serai obligée de retourner à la cour, où l’ennui me tuera.
Si je reste cachée à la campagne, comment ferai-je pour vivre?
Elle était au milieu de ces perplexités lorsqu’un joyeux bêlement se fit entendre derrière elle.
C’était sa chèvre, sa chèvre favorite qu’elle avait emmenée avec elle à la cour, et qui, la voyant partie, s’était échappée du palais pour la suivre.
Elle oublia un moment la fâcheuse situation dans laquelle elle se trouvait pour recevoir les caresses de sa chèvre. Le fidèle animal sautait, gambadait autour de sa maîtresse, et venait de temps en temps frotter son joli museau contre le sein de la chevrière.
—Tu m’aimes bien, lui disait-elle, ma pauvre chèvre, tu es heureuse de me revoir; hélas! je n’ai rien à te donner, pas même un brin de luzerne ni un petit toit pour te mettre le soir à l’abri du loup.
Comme elle prononçait ces paroles, elle entendit quelqu’un qui s’écriait:—Oh ciel!
Celui qui parlait ainsi était un jeune chevrier nommé Jasmin. Il errait dans les bois, triste et désolé, parce qu’il avait perdu Chevrette qu’il aimait.
Mais Chevrette ne le savait pas.
En le voyant elle se sentit rassurée; elle l’appela:—Jasmin! Jasmin!
Il s’approcha et elle lui raconta son malheur. Jasmin, à son tour, lui parla en pleurant de tout ce qu’il avait souffert pendant son absence.
Chevrette essuya ses larmes, et lui dit de se consoler: si elle avait su son amour, jamais elle n’eût consenti à épouser le prince Charmant.
Le chevrier suivit le conseil de la chevrière. Il essuya ses larmes et se consola. Chevrette lui permit de la suivre au fond de la forêt; ils vécurent heureux, chevrier et chevrière, Jasmin et Chèvrefeuille, mais après s’être mariés.
LES REGRETS DU CAMÉLIA
I
IMPÉRIA
IL n’était bruit dans Venise que des attraits de la comtesse Impéria.
Sa beauté fière et majestueuse frappait tout le monde d’admiration; son teint d’un blanc velouté, nuancé d’une légère teinte rose, était un objet d’envie pour toutes les dames de Venise. L’élite de la noblesse l’entourait d’une cour brillante et nombreuse. Le glorieux époux de la mer, le doge lui-même, avait dit, le jour de son couronnement, que s’il avait été libre de son choix, ce n’est pas l’Adriatique qui aurait reçu son anneau de fiançailles.
Les gondoliers de Venise admiraient sa beauté, et le soir sur la grève, lorsque l’improvisateur, récitant les strophes de la Jérusalem délivrée, parlait au peuple d’Armide, de Clorinde et d’Herminie, il s’écriait, dans un transport d’enthousiasme, qu’elles étaient belles comme la comtesse Impéria.
Elle recevait tous les hommages indistinctement; tout seigneur était admis auprès d’elle, sans qu’elle eût l’air d’écouter celui-ci d’une oreille plus favorable que celui-là. Tant de vertu unie à tant de beauté faisait de la comtesse une exception, et la rendait célèbre dans toute l’Italie.
Ce devait être un grand triomphe que de dompter ce cœur rebelle; aussi l’émulation de la jeunesse vénitienne était-elle vivement excitée; l’époux de la belle Impéria aurait tant et de si redoutables rivaux à vaincre!
On commençait à croire, à Venise, que la comtesse renonçait définitivement au mariage, lorsqu’on apprit qu’elle avait fait un choix.
II
STENIO
C’était un des plus jeunes, un des plus nobles, un des plus riches, un des plus aimables cavaliers de Venise.
Son bonheur parut si mérité, qu’il fit taire la jalousie.
Pour connaître les sentiments dont Stenio était animé, il nous suffira de jeter les yeux sur la lettre suivante qu’il écrivit, la veille de son mariage, à son ami d’enfance Paolo:
«Cher ami,
«Elle a consenti à me donner sa main. Comprends-tu ma joie, Paolo? elle m’aime!
«Il y a des moments où je doute encore de mon bonheur. Je me dis quelquefois: Non, cela n’est pas possible; cette noble et fière créature ne peut aimer un mortel. Et cependant pourquoi m’aurait-elle choisi? Quel motif l’aurait forcée m’aliéner cette liberté à laquelle elle tenait tant, si ce n’est l’amour?
«Tu me connais, Paolo, tu sais que ma seule ambition a toujours été de posséder le cœur d’une femme, d’y régner sans contrainte, sans partage, d’échanger mon âme avec la sienne, de vivre des élans d’une mutuelle sympathie. Ce rêve sur la terre, je le réaliserai; Dieu n’a pas voulu que la beauté fût un don stérile: à celles qu’il a choisies pour faire naître les flammes de la passion, il a donné un cœur pour les comprendre.
«Remercie le ciel, Paolo, il a exaucé les vœux de ton ami.
«Stenio.»
III
RÉPONSE DE PAOLO
«Prends garde à toi, tu es poète!»
IV
APRÈS LE MARIAGE
Nous ne dirons rien des noces de Stenio et d’Impéria; Venise en a conservé le souvenir. Qu’il nous suffise d’apprendre qu’elles furent dignes des deux époux.
Stenio emmena sa femme à la campagne.
Il voulait passer ces premiers mois de la lune de miel, si charmants et si doux, sous les arbres, au chant des oiseaux, au murmure des brises, au parfum des fleurs, au milieu de la solitude.
—N’est-ce pas que nous sommes heureux? avait-il dit à sa femme.
Comme celle-ci avait répondu par un soupir, Stenio se sentit le plus heureux des hommes. Le soir même, il partit avec Impéria pour sa villa.
V
VILLÉGIATURE
Il se trouva, au bout de quinze jours, que la belle Impéria trouva la campagne monotone.
Après quelques tours de promenade sous les grands marronniers, elle se trouvait tout de suite fatiguée.
Si Stenio lui proposait de s’asseoir sur un banc de gazon, elle prétendait que le gazon était humide, et qu’un bon fauteuil était préférable.
Le soir, lorsque la lune jetait ses reflets mélancoliques sur la terrasse du vieux château, elle répondait à Stenio, qui l’engageait à venir entendre avec lui les harmonies de la nuit, qu’elle était fort sujette aux rhumes.
Un jour, elle se plaignit des rossignols dont le chant l’empêchait de dormir.
Décidément, la campagne n’allait pas bien à Impéria. Son mari résolut de retourner à la ville.
VI
LA SCÈNE SE PASSE A VENISE
Après tout, se dit Stenio, on peut être aussi bien seul dans un palais que dans une chaumière. J’ai fait remettre à neuf l’antique demeure de mes pères. C’est un nid de soie, de velours et d’or dans lequel ma colombe se trouvera bien. Nous vivrons l’un pour l’autre, loin du bruit, loin du monde, loin des fêtes; elle découvrira à moi seul les trésors de son cœur.
Le jour de son arrivée, Impéria visita le palais, parcourut les uns après les autres tous les appartements, et parut contente du goût et de la magnificence qui avaient présidé à l’arrangement. Elle en témoigna en termes non équivoques sa satisfaction à son mari.
—Enfin, s’écria-t-il au comble de la joie, elle me comprend! Stenio, ainsi que le lecteur a dû s’en apercevoir, était de ceux qui rêvent une existence de sylphe ou de génie, une vie dont tous les instants s’écoulent au milieu de la musique, de la poésie et de l’échange le plus éthéré des sentiments les plus beaux. Selon lui, sa femme devait avoir les mêmes idées.
Malheureusement il se trompait.
Lorsque, assis aux genoux de la belle Impéria, il voulait prendre la guitare pour lui chanter une mélodie d’amour, elle portait sa main à son front en s’écriant:—Affreuse migraine!
Lorsqu’il essayait de lui lire quelques pages d’un de ses poètes favoris, elle se jetait en bâillant sur son canapé, en maudissant la chaleur et en se plaignant du siroco.
Toutes les fois qu’il tentait de faire du sentiment avec elle, Impéria lui coupait la parole.
—N’est-ce pas, lui disait-il, ô mon unique amour! qu’il est doux de...
Jamais il n’avait pu aller plus loin; Impéria, dès le début de la phrase, se lamentait sur ses maux d’estomac, ou sur le danger qu’il y a à prendre des granits à la fraise après son dîner.
Stenio prenait son mal en patience et comptait sur des temps meilleurs: ses illusions lui restaient.
Un jour, Impéria l’aborda avec un doux sourire et en l’appelant: Cher seigneur!
Pour le coup, pensa Stenio, nous y voici; nous allons enfin échanger nos deux âmes.
—N’est-ce pas, ô mon unique amour! se hâta-t-il de répondre, qu’il est doux de...
—De donner des fêtes, de recevoir ses amis, reprit Impéria, de vivre dans le monde. Est-ce que vous ne songez pas à réunir prochainement, dans un grand bal, toute la société de Venise? Il me semble que, puisque nous voilà mariés, nous devons tenir notre rang.
Ce fut un coup de tonnerre pour Stenio. Quelques jours après, il écrivit à son ami.
VII
DEUXIÈME LETTRE A PAOLO
«Je suis le plus malheureux des hommes! Impéria ne me comprend pas.
«Il fallait voir comme sa figure rayonnait lorsqu’elle s’est présentée à moi parée pour le bal. Elle n’aime que l’éclat, les triomphes du monde, le luxe et la toilette. C’est une femme sans cœur.
«En la voyant si belle, si heureuse, j’ai voulu me venger.
«Madame, lui ai-je dit, vous ressemblez à cette fleur qu’on nomme le camélia, et qu’un jésuite nous a récemment apportée de Chine; elle est charmante à l’œil, mais elle ne dit rien à l’odorat. Vous êtes belle, madame; mais vous n’avez pas ce parfum de la beauté qui s’appelle l’amour!
«Après lui avoir lancé ces paroles foudroyantes, je l’ai regardée; elle souriait.
«Vous ne vous trompez pas, m’a-t-elle répondu ensuite, je suis le Camélia, et elle est entrée fièrement dans la salle du bal.
«Il me semble cependant qu’avant d’entrer, elle m’a regardé d’un air triste. Que signifie ce regard?
«Ah! mon ami, plains-moi, et laisse-moi te répéter que je suis le plus malheureux des hommes.»
VIII
DEUXIÈME RÉPONSE DE PAOLO
«Je te l’avais bien dit.»
IX
LE CAMÉLIA
Un jour, une gondole noire s’arrêta devant le palais de la belle Impéria. Des rameurs frappèrent à la porte et, déposèrent un cadavre sur le seuil.
C’était celui de Stenio.
On l’avait trouvé étendu sur la grève du Lido, frappé d’un coup de poignard au cœur; auprès de lui, un billet écrit de sa main contenait ces simples mots: «Que Dieu fasse miséricorde à mon âme, elle ne m’aimait pas!»
A la vue de ce cadavre, Impéria sentit des larmes baigner sa paupière; elle regarda longtemps les cheveux souillés, les yeux éteints, la poitrine ensanglantée de son jeune époux, et déposant un baiser sur son front pâle:
—Maudit soit le jour, dit-elle, où j’ai voulu vivre sur la terre! Si la fée m’avait dit: Tu auras un cœur insensible, une âme froide; tu assisteras, impassible, au spectacle des maux que tu feras naître, tu brilleras d’une beauté fatale qui ne reflétera aucun sentiment de tendresse, je n’aurais pas demandé à changer de sort. Fleur, on peut vivre sans parfum; femme, on ne saurait exister sans amour!
O Fée! ajouta-t-elle, rends-moi à ma première forme, fais que je redevienne Camélia: il y a bien assez de femmes sans cœur sur la terre!
La Fée aux Fleurs ne tarda pas à réaliser ce souhait. Redevenue fleur, Impéria se ressouvint de Stenio: on vit fleurir comme par enchantement un magnifique camélia sur la tombe du jeune homme.
On parla longtemps du suicide de Stenio et de la disparition de sa veuve, qui eut lieu quelque temps après.
Personne ne comprit rien à cette mort, et lorsqu’on en parlait à Paolo, il répondait:
«Je le lui avais bien dit, c’était un poète!»
PIANTO
✧
L’IMMORTELLE
LA Lavande dit à l’Immortelle:
—Nous avons vécu ensemble, sur la même colline; le printemps va finir, et je sens ma feuille se sécher; demain je ne serai plus, et toi tu vivras, tu entendras les chants joyeux de l’alouette; comme elle, tu pourras saluer le soleil quand il viendra sécher tes pieds trempés de rosée. Il est si doux de vivre, pourquoi suis-je condamnée à mourir!
L’Immortelle répondit:
—Tout change, tout se renouvelle dans la nature; moi seule, je ne change pas.
Le printemps ne me donne pas une jeunesse nouvelle; ma feuille a tous les feux de l’été, toutes les glaces de l’hiver, et garde sa pâleur éternelle.
Jamais je n’entends autour de moi le doux murmure des abeilles; jamais le papillon ne m’effleure de son aile; la brise passe sur ma tête sans s’arrêter; les jeunes filles s’éloignent de moi: qui voudrait cueillir la fleur des tombeaux, la froide et sévère immortelle?
Balance encore une fois tes longs épis en signe d’allégresse, Lavande aux yeux bleus; lève tes regards vers le ciel pour le remercier: tu es heureuse, tu vas mourir!
Tandis que moi, pauvre condamnée, je subirai les ennuis des pâles journées et des longues nuits d’hiver, je sentirai frissonner mes épaules sous la neige, j’entendrai dans les ténèbres la plainte monotone des morts!
Tu vas donc mourir, Lavande; ton âme va s’envoler vers le ciel avec ton parfum.
Je te confie ma prière, ma sœur: dis à celui qui nous a créées toutes deux que l’immortalité est un présent funeste, qu’il me rappelle auprès de lui, source de tout bonheur, de toute vie.
MARGUERITINE
✧
L’ORACLE DES PRÉS
ANNA s’est réveillée à l’aube, et elle a pris le chemin de la prairie.
L’oiseau commence à peine son doux ramage, les fleurs inclinent encore leur tête trempée de rosée.
Anna étend ses regards de tous côtés et elle les arrête sur une Marguerite.
C’était bien la plus jolie Marguerite du pré; fraîche épanouie sur sa tige mignonne, elle regardait doucement le ciel.
Voilà, se dit Anna, celle qu’il faut consulter.
—Belle Marguerite, ajouta-t-elle, en se penchant vers la blanche devineresse, vous allez m’apprendre mon secret. M’aime-t-il?
Et elle arracha la première feuille.
Aussitôt elle entendit la Marguerite qui poussait un petit cri plaintif et lui disait:
—Comme toi j’ai été jeune et jolie, petite Anna; comme toi j’ai vécu et j’ai aimé.
Ludwig ne s’adressa pas à une fleur pour savoir si je l’aimais.
Il me le demanda lui-même, tous les jours m’arrachant une syllabe de ce mot amour, me forçant peu à peu à le lui dire. Comme tu enlèves mes feuilles une à une, il m’enleva un à un tous ces doux sentiments qui sont la protection de l’innocence.
Mon pauvre cœur resta seul et nu, comme va rester ma corolle, et je souffrais, je regrettais mes blanches feuilles, mes doux sentiments.
Ne fais point de mal à la Marguerite, petite Anna, car la Marguerite est ta sœur; laisse-la vivre de la vie que Dieu lui a donnée. En récompense, je te dirai mon secret.
Les hommes traitent les femmes comme les marguerites; ils veulent aussi avoir une réponse à la double question: M’aime-t-elle? ne m’aime-t-elle pas? Jeune fille, ne réponds jamais. Les hommes te rejetteraient après t’avoir effeuillée.
On ne sait pas si Anna, la petite Anna, a bien profité du secret de la Marguerite.
ALTRA CANZONE
✧
LA FLEUR DU SOUVENIR
DE sa chevelure tomba une fleur; lui voulut la ramasser, mais elle
l’arrêta.
—Laisse, lui dit-elle, laisse la fleur que le vent emporte, et prends celle-ci.
En me tirant de son sein, elle me mit dans la main de son ami.
—Fleur délicate et chérie, dit-il à son tour en me souriant, je veux te garder sans cesse, fleur aimée, fleur du souvenir!
Il m’emporta chez lui, il me mit dans un vase de pur cristal; il me regardait sans cesse, et en me regardant, c’était elle qu’il voyait.
—Fleur de ma bien-aimée, disait-il souvent, que ton parfum est doux, comme il enivre le cœur!
Elle t’a touchée, elle a laissé glisser sur toi son haleine; je te reconnaîtrais entre mille.
Cependant mes couleurs se flétrissaient, ma tige s’inclinait languissante, il me prit un jour d’un air triste.
—Pauvre fleur, me dit-il, tu vas mourir, je le vois; viens, je veux te faire une tombe dans un lieu secret et privilégié, c’est comme si je t’ensevelissais à côté de mon âme.
Il me glissa parmi les lettres de sa bien-aimée.
J’étais bien pour reposer dans cette atmosphère suave. Souvent il visitait ma tombe, et, fantôme reconnaissant, je retrouvais mes anciens parfums, je lui apparaissais dans tout l’éclat de ma jeunesse, et son amour lui semblait plus jeune aussi.
Peu à peu je l’ai vu moins souvent.
L’autre jour, il est venu, il a pris les lettres sans les lire, et les a brûlées.
Il m’a vue et m’a longtemps regardée:—Pourquoi es-tu là? semblait-il me demander.
Il m’a saisie, et s’approchant de sa fenêtre, je sentis que je glissais entre ses doigts distraits.
L’ingrat ne me reconnaissait plus, moi, la fleur tirée du sein de sa bien-aimée, la fleur du souvenir!
Le vent a dispersé dans le vide mes pauvres feuilles desséchées.