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Les fleurs animées - Tome 1

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L’ANE
RECOUVERT DU PALETOT DU LION

I

CE QU’ON DISAIT DANS LE QUARTIER

ON disait que Mlle Rose Chardon était une grande et belle fille, marchant la tête haute, un peu vive dans ses reparties, par exemple, mais excellente au fond, quoique fière; quelques-uns même prononçaient vaniteuse.

On disait qu’il ne fallait pas l’approcher de trop près; dans ses yeux brillants, sur le bout de son nez retroussé, on lisait écrit ces paroles: Qui s’y frotte s’y pique.

On disait que personne n’osait lui faire la cour. Sur ce point, le quartier se trompait.

II

LE LION

M. le marquis Annibal-Astolphe-Tancrède de l’Asnerie aperçut un jour Mlle Chardon qui travaillait à sa fenêtre par une belle après-midi d’été. Comme le marquis Annibal-Astolphe-Tancrède de l’Asnerie était fort inflammable, il s’enflamma. Il jura qu’il se ferait aimer de la grisette, chose qui, au surplus, ne lui semblait pas devoir être extrêmement difficile.

III

LE CLERC DE NOTAIRE

Le marquis n’était point le seul qui se fût aperçu de la beauté de Rose. Lilio, le clerc du procureur du coin de la grande place, l’avait remarquée depuis fort longtemps. Un beau jour il se décida à lui écrire pour lui révéler son amour. Et il passa et repassa pendant une heure sous sa fenêtre pour attendre sa réponse. Le marquis Annibal-Astolphe-Tancrède eut la même idée le même jour. Il envoya une lettre et vint lui-même chercher la réponse. Il se promena pendant deux heures sous le balcon, en faisant hum! hum! hum! C’était un homme d’expédients, que le marquis.

La vieille portière de Rose s’aperçut de ce manége: elle fit part de sa découverte au porteur d’eau, qui la communiqua à la fruitière, laquelle en parla tout haut chez l’épicier. Au bout de vingt-quatre heures, tout le quartier sut que deux hommes faisaient la cour à Mlle Chardon, la jolie Rose Chardon: le marquis Annibal-Astolphe-Tancrède de l’Asnerie et le petit clerc Lilio. C’était bien le plus charmant petit clerc qui fût au monde, un vrai chérubin de clerc, amoureux de toutes les femmes, mais n’en aimant qu’une, Rose Chardon, et puis toujours gai, toujours souriant, tendre et enjoué, sentant l’amour, la jeunesse et la santé d’une lieue.

IV

NOUVELLES OPINIONS DU QUARTIER

Quand il fut au fait de la situation des choses, le quartier naturellement se demanda: Qui l’emportera des deux rivaux, du marquis ou du clerc de notaire?

Deux camps se formèrent; comme toujours, les femmes se divisèrent. Les filles disaient: Ce sera Lilio! les vieilles offraient de parier pour Annibal-Astolphe-Tancrède.

—Lilio est beau!

—Annibal-Astolphe-Tancrède est noble.

—Lilio est spirituel.

—Annibal-Astolphe-Tancrède est riche.

—Lilio la rendra si heureuse!

—Annibal-Astolphe-Tancrède la rendra marquise.

On voit que ces damnées vieilles femmes avaient une réponse prête à tout. Une pénible incertitude régnait dans tout le quartier, et l’on cherchait à deviner les secrètes intentions de Mlle Rose Chardon.

V

COUP D’ŒIL JETÉ AU FOND DU CŒUR DES FEMMES

Elle-même les connaissait-elle?

Qui pourra jamais savoir ce que pense une femme placée entre ses sentiments et ses instincts, entre son cœur et sa fortune! D’abord elle dit non à la fortune.

La première fois elle crie très-fort, la seconde fort seulement, la troisième à voix haute, la quatrième elle parle comme à l’ordinaire, la cinquième à demi-voix, la sixième à voix basse, puis elle murmure, puis elle se tait. La fortune revient à la charge.

Elle murmure un oui, elle le répète à voix basse, puis à demi-voix, puis d’un ton ordinaire, puis à voix haute, ensuite fort, très-fort, excessivement fort.

Voilà comment la femme fait son choix.

La jeunesse, la beauté, l’esprit, les qualités de l’âme et de l’intelligence, tout cela commence par paraître fort beau, mais le luxe, l’éclat, le rang, le titre, ne sont pas à dédaigner non plus; on les méprise de loin, la perspective change dès qu’on peut les atteindre. Le sacrifice coûte quelques soupirs, il est vrai, mais le feu des diamants sèche bien vite toutes les larmes.

La vanité fait taire l’amour, et comment ne pas être vaine quand on possède les charmes de Mlle Rose Chardon?

Aussi les vieilles commères du quartier avaient-elles bien raison de dire, en voyant un jour la belle lingère repousser dédaigneusement les galanteries du marquis Annibal-Astolphe-Tancrède:—Elle a beau faire, elle y viendra.

VI

OU LE MARQUIS TRIOMPHE

Elle y vint en effet.—Où donc?—Chez le marquis, un soir, à la brune; on la fit entrer par la petite porte du parc. Dans la nuit, ils partirent ensemble pour l’Italie.

Il y a des femmes, et ce ne sont ni les moins spirituelles, ni les moins jolies, que la niaiserie, la sottise fascinent. Ces deux qualités doivent, il est vrai, être accompagnées de beaucoup d’argent. Mlle Chardon était sans doute au nombre de ces femmes.

Le marquis Annibal-Astolphe-Tancrède, malgré les criailleries de la branche aînée et de la branche cadette de la noble maison de l’Asnerie, épousa la lingère. Il s’était entiché de sa mésalliance.

VII

UN BEL EXEMPLE DE MODÉRATION

Nous devons dire que les vieilles du quartier n’abusèrent point de leur victoire; elles ne crièrent point par-dessus les toits, et se contentèrent de dire aux jeunes:—Eh bien! qu’en pensez-vous?

VIII

LE DÉSESPOIR D’UN PETIT CLERC

Lilio s’arracha les cheveux, et déclara à son patron qu’il voulait s’engager dans les grenadiers du roi.

Il se disait, en se promenant tout seul dans sa petite chambre:—J’aurais bien mieux fait, puisque je pouvais choisir, de prendre sur la terre la forme féminine; j’aurais mis des fleurs dans mes cheveux, des fleurs à ma ceinture, et l’on m’aurait aimée.

A quoi me sert d’être Lilas frais et parfumé, si on me dédaigne, si les lingères me préfèrent un imbécile, un animal, un âne, comme ce marquis?

Lilio ne connaissait pas la fleur à laquelle il s’était adressé; il n’aurait pas été si étonné de son choix. Le chardon a toujours été fait pour les... marquis.

IX

LA MARQUISE

Au bout d’un an de mariage, la marquise de l’Asnerie s’aperçut que son mari était avare, ignorant, grossier, sensuel. Malgré ses titres, le bout de l’oreille du manant perçait toujours.

Un procès qu’on lui intenta prouva, en effet, qu’il n’était point fils de son père; qu’il n’était qu’un enfant de paysan que le marquis de l’Asnerie avait introduit dans sa famille pour frustrer ses véritables héritiers.

Mlle Chardon en fit une maladie. Maintenant elle plaide en séparation contre son mari.

LA VÉRITÉ
SUR
CLÉMENCE ISAURE

LES dieux et les hommes me sont témoins que je n’ai jamais sollicité les faveurs de la muse toulousaine; je suis pur de toute pièce envoyée au concours des jeux Floraux. On ne pourra donc m’accuser ni d’envie ni de dépit, si je dis la vérité sur Clémence Isaure.

On a vu au commencement de ce livre qu’en quittant le domaine de la Fée aux Fleurs, l’Églantine manifesta l’intention bien arrêtée de se faire femme de lettres.

Cette profession était tombée en discrédit, et on ne se souvenait guère que par tradition du temps où il existait des femmes de lettres, lorsque l’Églantine arriva en Gascogne. Ce pays lui plut naturellement, et elle se fixa à Toulouse, capitale des troubadours.

Jeune, belle, riche, elle obtint tout de suite un grand succès; ses salons ne désemplissaient pas; on la citait pour son esprit, son bon goût, l’éclat de sa parure. Comme il faut que toute femme de lettres ait sa manie, elle ne se montrait en public que chaussée de bas couleur d’azur.

De là le nom de bas-bleu qu’on a donné par la suite à toutes les personnes du beau sexe qui s’occupent de poésie et de littérature.

Comme un seul nom ne lui suffisait pas, elle s’appela Clémence Isaure.

Les journaux n’ayant pas encore été inventés, l’Églantine, autrement dit Clémence Isaure, n’eut pas le bonheur de voir paraître chaque matin le résultat de ses inspirations de la veille. Elle se contentait de lire ses productions à ses amis. A cette époque, on se réunissait déjà pour écouter des petits vers. On ne sait pas ce qui remplaçait le thé et les sandwichs.

C’est dans cette réunion intime qu’elle puisa la première idée d’une académie. Elle en fut détournée par son mariage, qui eut lieu vers cette époque.

Clémence Isaure épousa Lautrec, jeune et beau cavalier qui l’aimait passionnément, et qui, pour devenir son mari, brava la malédiction paternelle.

Quelques mois après, Lautrec en était à se repentir. Clémence Isaure voulait qu’il s’occupât des soins du ménage, qu’il comptât avec la cuisinière, avec la blanchisseuse, avec le boucher, avec l’épicier, avec tous les fournisseurs.

Un moment Lautrec se consola en songeant qu’il allait devenir père. Hélas! ce titre fut pour lui un nouveau surcroît de chagrin et de désespoir. Clémence Isaure lui laissait tout le soin du marmot: c’était à lui à le débarbouiller, à le bercer, à le garder. Clémence Isaure émit la première cette pensée, aussi ingénieuse que profonde: Un mari est une bonne donnée par le Code civil.

Lautrec mourut jeune; les uns disent de fatigue et de chagrin, les autres d’une fluxion de poitrine.

Quoi qu’il en soit, Clémence Isaure le pleura et composa une magnifique épitaphe en vers gascons, pour orner la tombe de son mari.

Au bout de six mois, cette veuve inconsolable voulut se remarier; mais l’exemple du jeune et beau Lautrec effraya les plus hardis. Pour se consoler des ennuis du veuvage, Clémence Isaure, libre de tout soin, fonda alors la célèbre académie des jeux Floraux, qui subsiste encore de nos jours.

Elle voulut que l’auteur du plus beau morceau de poésie fût décoré d’une églantine d’or: elle-même se donnait en prix.

Depuis cette époque, l’Églantine a subi mille métempsycoses. Elle a habité tour à tour le corps de Marguerite de Navarre,

De Mme Du Deffant,

De Mme de Staël.

Quelquefois elle a choisi des personnalités moins illustres. Sous l’Empire, elle s’appelait Mme Babois;

Sous la Restauration, elle signait: la Contemporaine.

Nous ne vous dirons pas sous quel nom elle est connue maintenant.

Devine si tu peux, et choisis si tu l’oses.

Il y a des gens qui maudissent l’Églantine, mère de tous les bas-bleus. Franchement, ils ont tort: que deviendraient les poètes incompris, s’ils n’avaient le cœur d’un bas-bleu pour les consoler?

D’autres prétendent qu’on calomnie l’Églantine, en disant que cette jolie et charmante fleur représente la poésie. Eh! mon Dieu, oui! la poésie des bas-bleus, fleur agréable dans sa jeunesse, fruit fade et ridicule dans sa vieillesse.

LE COUVENT
DES CAPUCINES

I

SOUS LA CHARMILLE

A MIDI, la chaleur est si forte sous le beau ciel de Séville, que marchands, soldats, nobles, prêtres, chanoines, archevêques, religieuses, abbesses, même le grand inquisiteur, tout le monde fait la sieste.

Seules, deux jeunes filles du couvent des Capucines ne se livraient pas au sommeil.

Assises sous une charmille au fond du jardin du cloître, elles causaient à voix basse. Mais de quoi, je vous le demande, peuvent causer deux capucines, quand tout le monde dort, quand il fait si chaud?

De ce qui tient les jeunes cœurs éveillés, de ce qui leur fait oublier la chaleur, la froidure, le vent et le soleil, de fêtes, de plaisirs, de promenades en plein air, de danses, de liberté.

Il se pourrait bien aussi qu’elles parlassent d’autre chose, mais nous n’en sommes pas assez sûrs pour l’affirmer.

—Je ne puis vivre plus longtemps ici, disait sœur Carmen.

—Je mourrai si on ne me retire pas du couvent, s’écriait sœur Inès.

Rien qu’à voir les deux religieuses, on s’apercevait bien vite qu’en effet la vie du couvent ne pouvait leur convenir.

Les yeux de Carmen lançaient des flammes; ceux d’Inès étaient humides de langueur; les pieds et les mains de Carmen auraient été les plus beaux du monde sans les pieds et les mains d’Inès. Notre enthousiasme nous entraînerait trop loin si nous faisions le détail de leurs autres charmes.

Sœur Carmen et sœur Inès reprirent ainsi leur conversation:

—Le jour, j’ai comme des vertiges à la tête, et, la nuit, je ne puis dormir.

—Moi, je fais des rêves affreux.

—Oh! dis-moi tes rêves?

—Il me semble que j’entends le bruit d’une guitare sous la fenêtre de ma cellule, et une voix qui m’appelle Inès! Inès!

—Ma chère sœur, j’ai fait le même rêve la nuit dernière.

—Si, en effet, un homme venait sous nos fenêtres!

—Si c’était le diable! On dit qu’il rôde toujours autour des couvents.

—Tu as raison, c’est lui qui nous envoie ces mauvaises pensées.

—Il faut tout dire à notre confesseur.

—En attendant, prions notre patronne, afin qu’elle éloigne de nous le tentateur.

Et les deux sœurs furent s’agenouiller dévotement au pied d’une croix placée au milieu du jardin.

II

SŒUR GUIMAUVE

La sœur infirmière était descendue au jardin pour cueillir des simples dont elle avait besoin pour ses malades.

Il faut vous dire que cette infirmière n’était autre que la Guimauve. Sur la terre, elle n’avait cherché qu’à développer ses instincts de bienfaisance. Longtemps elle avait exercé l’état de garde-malade. Préparer des tisanes était son suprême bonheur. Souvent, lorsqu’elle se promenait dans la campagne, si elle rencontrait une sauterelle accablée par la chaleur, faisant la sieste dans un sillon, ou une grenouille tapie dans les joncs, elle trouvait que la sauterelle et la grenouille avaient l’air d’être malades, et elle les emportait au logis pour les soigner. Elle poussait le dévouement jusqu’à la monomanie.

Lasse du monde, où, disait-elle, personne ne se croyait malade, elle s’était retirée dans un couvent, où on lui avait donné la direction en chef de l’infirmerie, emploi fort important dans un lieu où, ne sachant comment tuer le temps, on le passe souvent à se croire malade. Aussi la Guimauve bénissait-elle tous les jours sa nouvelle position.

Comme la panacée, son remède universel était la guimauve, qu’elle voulait qu’on prît sous toutes les formes, tisane, pâte, etc., etc.; les jeunes religieuses l’appelaient en riant sœur Guimauve: ce surnom avait fini par lui rester.

Sœur Guimauve aperçut les religieuses en prières.

—Ne vous dérangez pas, mes chères enfants, leur dit-elle, continuez votre oraison; je viens inspecter mon petit domaine. Ah! ces maudites capucines, elles ne fleuriront donc jamais!

Elle montrait en même temps une magnifique bordure de ces plantes dont on voyait seulement poindre les boutons.

III

LE MUGUET

Parbleu! se disait un jeune et fringant cavalier en se mirant dans sa glace, j’ai fort bien fait de changer de sexe. Il faut avouer que je m’ennuyais joliment, lorsque, danseuse à l’Opéra, je passais mon temps à exécuter des pas de deux en compagnie de la Campanule. Était-ce pour cela que j’avais quitté le jardin de la Fée aux Fleurs?

Maintenant, j’ai un chapeau à plumes, un pourpoint de satin, un manteau de velours, des bouffettes à mes souliers, une rapière à mon côté et un nœud de rubans sur l’épaule. On m’appelle don Guzman; je souris aux belles, je leur envoie des billets doux; voilà la seule, la véritable existence du Muguet.

Après ce monologue, don Guzman tira sa montre enrichie de brillants.

—Onze heures! s’écria-t-il, où irai-je entendre la messe aujourd’hui?

IV

LA LETTRE

Après avoir passé en revue toutes les églises de Séville, don Guzman se décida pour l’église des Capucines. Les religieuses venaient entendre la messe dans une chapelle particulière. Elles n’étaient séparées, du reste des fidèles que par une grille. Don Guzman avait remarqué que les sœurs Capucines étaient les plus jolies religieuses de Séville, et il ne manquait pas, toutes les fois qu’il venait à leur église, de se placer à côté même de la grille.

Ce jour-là, le hasard voulut que sœur Carmen fût placée au premier rang, à l’angle de la chapelle même, contre l’endroit de la grille où était adossé don Guzman.

Celui-ci regarda la religieuse, et elle baissa les yeux; il la regarda encore, et vit qu’elle rougissait. Il n’en demandait jamais davantage.

Comme, pour être prêt à toutes les éventualités, il avait toujours ses poches garnies de déclarations diversement rédigées, selon le rang des personnes auxquelles il s’adressait, il fouilla dans sa poche aux religieuses, et il en tira une lettre qu’il laissa tomber adroitement sur les genoux de Carmen, sans que personne s’en aperçût.

Dans cette lettre, il proposait à Carmen de l’enlever. Si elle y consentait, elle n’avait qu’à se trouver à minuit à la petite porte du couvent.

V

LES CAPUCINES

Pour peu qu’on connaisse la botanique, on sait que les capucines sont des fleurs à passions ardentes. Éclatantes le jour, on les voit la nuit s’entourer d’une auréole d’étincelles phosphorescentes. Quelle idée leur avait fait choisir de préférence la vie claustrale? C’est ce qu’on ne peut deviner, à moins qu’elles n’aient été entraînées par une similitude de noms.

Carmen et Inès étaient deux Capucines. L’ennui qu’elles éprouvaient au couvent n’étonnera personne.

Quelque bonnes résolutions qu’elles eussent puisées au pied de la croix, elles ne suffirent pas à les protéger contre la lettre de don Guzman.

Carmen la montra à Inès.

Après mille réflexions, mille hésitations que nous épargnons au lecteur, Carmen et Inès résolurent de fuir ensemble. Cela leur était facile, attendu l’indulgence de la mère abbesse, qui n’enfermait que les novices dans leurs cellules. Quant à la clef de la petite porte du jardin, elles savaient où la prendre chez la tourière, qui s’endormait régulièrement à neuf heures et qui ne se réveillait que le lendemain matin, quoi qu’il pût survenir au couvent. Il y a des sommeils qui protégent l’innocence.

VI

UN CHANGEMENT DE DESTINATION

Aucun nuage n’obscurcit le ciel, le vent ne mugit point sourdement, la lune ne se voila pas lorsque les deux fugitives franchirent les murs du couvent. Nous voudrions bien dire que minuit sonnait à l’horloge de la vieille tour, mais le fait est qu’il n’y avait au couvent des Capucines ni tour ni horloge.

Don Guzman attendait Carmen à quelques pas d’une chaise de poste.

En voyant les deux jeunes filles, la surprise l’arrêta.

—C’est ma sœur, lui dit Carmen à voix basse; vous nous protégerez toutes les deux.

L’affaire se complique, pensa le Muguet, mais enfin il faut se résigner.

—Où voulez-vous que je vous conduise?

Les deux sœurs se regardèrent.

—Nous n’y avons pas pensé, répondirent-elles d’un ton timide.

—Vous fiez-vous entièrement à moi, belle Carmen?

—Il le faut bien, seigneur don Guzman.

—Eh bien, alors, montez en voiture.

Il entra en voiture après elles.

—Pablo, cria-t-il au postillon au moment de fermer la portière, au...

—Au jardin de la Fée aux Fleurs, fit une voix inconnue, en achevant la phrase commencée.

Et les chevaux, comme s’ils avaient des ailes, emportèrent la voiture, qui disparut dans l’espace.

Le moment était venu de faire rentrer les fugitives au bercail, et la Fée aux Fleurs commençait sa tournée dans ce but.

Comme la Guimauve ne faisait que du bien sur la terre, elle résolut de ne la rappeler que la dernière.

DUETTINO

LE PERCE-NEIGE
ET
LA PRIMEVÈRE

LE Perce-Neige.—Primevère! Primevère! réveille-toi.

La Primevère.—Qui m’appelle?

Le Perce-Neige.—C’est Perce-Neige, ton ami, qui a froid et qui voudrait se réchauffer à ton haleine!

La Primevère.—Pourquoi ai-je dormi si longtemps? Il fait si bon respirer la brise printanière, voir l’herbe verte, sentir la tiède odeur des bourgeons, se mirer dans le clair ruisseau!

Le Perce-Neige.—Sans moi, tu dormirais encore, c’est à moi que tu dois les sourires de cette riante matinée d’avril. Si tu savais comme tu es jolie dans ton petit corsage blanc, comme tes joues sont fraîches, comme tu t’inclines gracieusement sous la brise qui t’effleure! Penche vers moi ta corolle, et laisse-moi te donner un baiser.

La Primevère.—Le printemps n’aime pas l’hiver; la jeunesse n’aime pas la vieillesse. Tu vas mourir et tu parles d’aimer!

Le Perce-Neige.—Mes forces se sont épuisées à percer les dures neiges de l’hiver; mais ton parfum me ranime, Primevère; l’amour me fera revivre.

La Primevère.—N’entends-tu pas dans l’air comme un battement d’ailes invisibles! Il arrive, le jeune Zéphire; c’est lui que je veux aimer, c’est lui qui aura mon premier baiser.

Le Perce-Neige.—J’ai fleuri jusqu’à ce jour malgré la glace; je sens venir le printemps. Me faudra-t-il mourir sans entendre le doux chant des oiseaux, sans sentir la chaleur vivifiante du soleil et de l’amour?

La Primevère.—Les vieillards ne sont faits ni pour le soleil ni pour l’amour; l’air chaud du printemps et des passions brise leur poitrine débile. Malheur à celui qui aime trop tard!

Pendant qu’elle parlait, Zéphire planait sur la Primevère! haleine et parfum, tout se confondit. Le vent, ému de ce baiser, passa sur la tête du Perce-Neige! il mourut tué par la première brise.

NOTES

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[1] Rose, en grec, rodon.

[2] Nous donnons cette légende pour ce qu’elle vaut, et sans avoir la prétention de refaire l’histoire de Narcisse. Les Grecs avaient représenté l’égoïsme sous les traits d’un homme, les pêcheurs siciliens en ont fait une femme. Le lecteur choisira entre les deux versions celle qui convient le mieux à ses sympathies.

Le besoin de vérité qui doit dominer chez un écrivain, traitant de matières aussi graves que celles contenues dans cet ouvrage, nous fait un devoir de déclarer que les pêcheurs, dont nous avons emprunté le récit, se sont trompés en ce qui touche les motifs de la disparition subite de Narcissa.

La fleur appelée Narcisse s’était incarnée dans la jeune Sicilienne. Frappée des inconvénients qui pouvaient résulter pour les hommes du séjour parmi eux d’une femme d’un caractère si dangereux, la Fée aux Fleurs avait rappelé de force le Narcisse auprès d’elle.

(Note de l’auteur.)

TABLE DES MATIÈRES

CONTENUES DANS LE PREMIER VOLUME

  PAGES.
Introduction, par ALPH. KARR. 1
La Fée aux Fleurs. 9
Histoire d’une bergère blonde. 17
Comment le poète Jacobus crut avoir trouvé le sujet d’un poème épique. 39
Ghasel.—La Fleur préférée. 65
Une Malice de la Fée aux Fleurs. 69
Lied.—La Fleur du Pays. 77
La Sultane Tulipia. 81
L’Album de la Rose. 91
Les Fleurs de Nuit. 111
Narcissa. 115
La première Fleur. 123
Grave Conflit. 127
La Fleur d’Oubli. 143
Sœur Nénuphar. 147
Les Fleurs du Bal. 153
Le Myrte et le Laurier. 157
Chevrette la Chevrière. 167
Les Regrets du Camélia. 177
L’Immortelle. 189
L’Oracle des Prés. 193
La Fleur du Souvenir. 197
Les Contrastes et les Affinités. 201
Le Trèfle. 217
Une Leçon de Philosophie botanique. 219
L’Aloès. 229
Les Contrastes et les Affinités (suite et fin). 233
L’Acacia et la Vague. 249
Le Saule Pleureur. 253
La mode des Fleurs. 257
L’Aubépine. 269
Histoire de la Ciguë. 273
Le Lin. 279
Le Dernier Cacique. 281
Le Pavot. 305
La Fleur d’Oranger. 309
L’Ane recouvert du paletot du Lion. 313
La Vérité sur Clémence Isaure. 321
Le Couvent des Capucines. 327
Le Perce-Neige et la Primevère. 337

TABLE DES GRAVURES

DU PREMIER VOLUME

  PAGES.
Bleuet et Coquelicot. 17
Lis. 25
Pensée. 37
Tabac. 69
Tulipe. 81
Rose. 91
Narcisse. 115
Violette. 127
Nénuphar. 147
Laurier. 157
Myrte. 157
Chèvrefeuille. 167
Camélia. 177
Immortelle. 189
Marguerite. 193
Belle-de-Nuit. 201
Œillet. 219
Ciguë. 273
Lin. 279
Soleil. 281
Fleur de Grenadier. 288
Pavot. 305
Fleur d’Oranger. 309
Chardon. 313
Églantine. 321
Capucine. 327
Guimauve. 330
Primevère et Perce-Neige. 337

PARIS. ÉDOUARD BLOT, IMPRIMEUR, RUE TURENNE, 66


Au lecteur

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