Les fleurs animées - Tome 1
LES CONTRASTES
ET
LES AFFINITÉS
I
CANCANS DE PORTIER
M.Coquelet, rentier retiré, ne passait jamais le matin devant la loge
de son portier sans lui faire part des événements mémorables de sa
nuit: s’il avait entendu trotter une souris, si le ruban de son bonnet
de coton s’était dénoué, s’il avait rêvé chat, M. Jabulot était bien
sûr d’en être informé le premier.
Nous sommes forcé de convenir que le portier de l’honnête rentier se nommait Jabulot. Et pourquoi pas? lui-même s’appelait bien Coquelet.
D’un autre côté, si un locataire était rentré plus tard ou sorti plus tôt que de coutume, si le troisième étage s’était brouillé avec l’entre-sol, si le rez-de-chaussée levait le nez vers la mansarde, M. Jabulot se faisait un devoir d’en instruire M. Coquelet avant la laitière, la fruitière, l’écaillère et toutes les autres commères.
Chose inouïe! le locataire aimait son portier. Fait incroyable! le portier avait de la sympathie pour son locataire.
Ce jour-là, M. Coquelet prit une pose tragique pour s’arrêter devant la loge du portier.
—Père Jabulot, lui dit-il d’une voix grave, avertissez le propriétaire que je lui donne congé.
Le père Jabulot laissa tomber le balai qu’il tenait à la main et regarda M. Coquelet la bouche béante.
—Mettez l’écriteau dès aujourd’hui, poursuivit-il d’un ton lent et pour donner plus de poids à ses paroles; ma résolution est immuable.
—Déménager! répondit le portier après un moment de silence donné à la stupéfaction que lui causait une semblable détermination, quitter un appartement que vous occupez depuis vingt-cinq ans!
—Six mois, onze jours, cinq heures et vingt-cinq minutes. Et M. Coquelet poussa un soupir.
—Un appartement composé de deux petites pièces si fraîches l’été, si chaudes l’hiver!
—Hélas!
—Un parquet que je frotte à le rendre luisant comme un miroir!
—Heu! heu! heu! Coquelet sanglotait. Il le faut, mon pauvre Jabulot, il le faut!
—Il le faut! Le gouvernement a donc fait banqueroute! Vous êtes ruiné, mon cher M. Coquelet! Ah! grands dieux! grands dieux!
Jabulot à son tour essuya une larme.
—Rassurez-vous, père Jabulot, rassurez-vous; ce n’est pas cela.
—Mais alors, s’écria le portier en se redressant, vous auriez quelque reproche à me faire! Parlez, monsieur, parlez: on peut être fautif à tout âge, mais à tout âge aussi on peut se corriger.
—Je me plais à vous rendre cet hommage, Jabulot, que vous n’êtes pour rien dans la pénible décision que je me vois forcé de prendre.
—Mais pourquoi! mais pourquoi! mais pourquoi!
—Vous ne le devinez pas, Jabulot?
—Nullement. Une maison si propre, si bien tenue, que j’habite depuis plus de quarante ans. Ah! tenez, monsieur Coquelet, je ne suis pas comme vous, moi: on m’offrirait les plus beaux cordons de Paris, que je ne voudrais pas abandonner le mien. Là où je m’attache une fois, je meurs. Faites-moi le plaisir de me dire ce qui vous manque. Vous avez un propriétaire qui ne veut pas de chien chez lui, des locataires qui appartiennent aux classes les plus distinguées de la société: un huissier, un professeur d’écriture, un fabricant d’étuis à chapeau; des voisins...
—C’est ici que je vous arrête, Jabulot, car, puisqu’il faut vous l’avouer, ce sont mes voisins qui m’obligent à me séparer de vous.
—Dites plutôt vos voisines, car vous n’avez sur votre carré que ce jeune homme et cette petite ouvrière qui habitent les mansardes à côté de votre appartement. L’un, M. Frantz...
—Oh! ce n’est pas celui-là.
—Je le crois bien, un ange, un petit saint, qui passe toute sa journée à travailler, qui ne voit jamais personne, qui ne sort jamais que pour aller porter son ouvrage. L’autre, Mlle Pierrette...
—La scélérate!
—C’est donc contre elle que vous en avez? Elle vous a repoussé un peu rudement l’autre jour, c’est vrai; mais dame! il paraît que vous vous étiez permis...
—Apprenez, monsieur Jabulot, que je ne me permets jamais rien. Qu’il vous suffise de savoir que cette demoiselle Pierrette n’est point la voisine qui convient à un citoyen paisible et rangé, qui se couche à huit heures du soir, et qui n’entend point être réveillé à minuit; d’un homme honnête et chaste, qui n’aime pas à écouter par force tout ce qu’il plaît à de jeunes écervelés de chanter sur l’air du tra la la. Que Mlle Pierrette et ses dignes amis se livrent tant qu’ils voudront à leurs folles orgies, je fuis, je quitte ces lieux autrefois calmes et vertueux, je donne congé devant Dieu et devant les hommes.
Un bruit de fiacre se fit entendre devant la porte de la maison, et M. Coquelet finissait à peine sa tirade, qu’une petite femme, la tête surmontée d’un bonnet de pierrot, les épaules et le reste du corps enveloppés d’un vaste tartan, passa comme un sylphe devant la loge; elle glissa entre les deux vieillards, et s’élança vers l’escalier, légère, vive, sautillante, en criant:—Bonjour, monsieur Coquelet! bien des choses de ma part à monsieur votre serin.
M. Coquelet avait la faiblesse des serins.
II
VOISIN ET VOISINE
Sur le carré de Coquelet, ainsi que l’avait dit Jabulot, il y avait deux mansardes.
L’une occupée par un jeune homme, l’autre par une jeune fille. L’appartement de Coquelet les séparait.
Contre toutes les règles de l’art, nous allons commencer par nous occuper du jeune homme.
Il a dix-huit ans à peine: sur sa figure innocente se démêle aisément, au milieu de la candeur qui en est le caractère principal, un air de poétique exaltation qui le fait ressembler à un de ces séraphins qui ressortent sur un fond d’or dans les tableaux des peintres du moyen âge.
Un séraphin dans une maison, dont le portier s’appelle Jabulot, et qui a M. Coquelet pour locataire! Vous ne me croyez pas! Vous avez tort: il ne faut pas abuser du scepticisme; il peut y avoir des séraphins partout.
Frantz en est un assurément; il est descendu sur la terre pour remplir quelque mission que nous ne savons pas. Sans cela, serait-il aussi sage, aussi rangé, aussi assidu à son travail? A son âge on aime les plaisirs, les distractions. Lui ne quitte pas sa table de toute la journée, et quand le soir est venu, son seul plaisir, sa seule distraction, consistent à s’accouder rêveusement sur le rebord de sa fenêtre, et à regarder le ciel parsemé d’étoiles brillantes.
Vous me demanderez sans doute quel est le travail de Frantz. Rassurez-vous, il ne fait ni des romans, ni des sonnets, ni des drames, ni des vaudevilles.
Que fait-il donc?
Pour contenter tout de suite votre curiosité, je vous avouerai qu’il copie de la musique.
Voilà pour l’ange; passons maintenant au démon. Il s’appelle Mlle Pierrette.
Elle a seize ans, un sourire perpétuel sur les lèvres, un éclair à domicile dans ses yeux.
Ses lèvres sont roses et ses yeux noirs.
Je ne vous parle ni de sa taille, ni de ses pieds, ni de ses mains, ni de ses cheveux. Je vous renvoie à tous les portraits de grisettes qui ont paru depuis mil huit cent trente jusqu’en mil huit cent quarante-six inclusivement.
Car Mlle Pierrette n’est pas autre chose qu’une grisette. Il est vrai qu’elle prend le titre d’artiste en couture.
Il faut vous dire que M. Coquelet n’a pas toujours été d’aussi mauvaise humeur contre Mlle Pierrette que nous l’avons vu ce matin.
La veille, il s’était présenté chez l’artiste en robes, autrement dit: la couturière.
Midi venait de sonner.
M. Coquelet frappa discrètement à la porte de Mlle Pierrette. Pan! fit-il une première fois; pan! pan! continua-t-il. Voyant ensuite qu’on ne lui répondait pas et trouvant la clef sur la serrure, il entra.
C’était bien hardi ce que faisait M. Coquelet, mais le but même de sa démarche doit l’excuser à nos yeux.
La jeune fille dormait sur un fauteuil vermoulu; à son côté pendait tout l’attirail d’une défroque de bergère. Une chandelle, dont il ne restait que le bout, brûlait encore dans le goulot de bouteille qui lui servait de chandelier.
—O jeunesse, jeunesse inconsidérée! dit M. Coquelet en se parlant à lui-même. Avant de pousser cette exclamation, le rentier, prévoyant que son discours pourrait dépasser les bornes ordinaires, prit soin d’éteindre la chandelle.
M. Coquelet, entre autres vertus, possédait au suprême degré celle de l’économie.
Comme il allait reprendre le fil interrompu de son discours, la jeune fille se réveilla.
—Tiens! dit-elle en apercevant M. Coquelet, debout, les bras croisés; c’est vous?
—Moi-même, mademoiselle.
—Quelle heure est-il?
Mlle Pierrette se frottait les yeux en parlant ainsi.
M. Coquelet s’approcha de la fenêtre et tira le rideau.
—Regardez, dit-il d’un ton magistral.
La rue était pleine de bruit et de mouvement, un beau soleil de la fin du mois de février inondait la chambre de ses rayons joyeux.
—Voulez-vous bien fermer les rideaux! s’écria Mlle Pierrette d’un air d’impatience; pourquoi m’avoir ainsi réveillée?
—Je veux vous parler.
—Et moi je veux dormir.
Elle se retourna sur son fauteuil, et pencha sa jolie tête sur le dossier, comme pour mettre ses paroles à exécution.
Cette fois, M. Coquelet ne tint nul compte du désir de Mlle Pierrette; il prit devant elle une posture résolue, et lui dit d’un ton ferme et indigné à la fois:
—Jusques à quand, malheureuse femme, vous laisserez-vous aller à tous les caprices de votre légèreté? Jusques à quand votre inconduite fera-t-elle le sujet des conversations de tout le quartier? Quoi! ni la mine renfrognée du portier, ni les plaintes, ni les clameurs des locataires contre vous n’ont pu vous avertir!
—Aurez-vous bientôt fini votre sermon? demanda Pierrette en bâillant: je vous préviens que je tombe de sommeil.
—C’est cela, reprit Coquelet: quand on a fait de la nuit le jour, il faut bien changer le jour en nuit. Mais ne voyez-vous pas qu’à ce train de vie vous allez perdre votre jeunesse, ruiner votre santé?
—Qu’est-ce que cela vous fait?
—Vous me demandez ce que cela me fait, ingrate? Eh bien, apprenez...
—Quoi donc?
Avant de répondre, Coquelet se campa fièrement devant son interlocutrice.
—Quel âge me donneriez-vous?
—Soixante-deux ans.
—Je n’en ai que cinquante-huit; je possède une jolie place.
—Après?
—Je peux demander ma retraite.
—Et puis?
—Me retirer avec trois bonnes mille livres de rente.
—Ensuite?
—Les partager avec une femme, et faire son bonheur.
—Vraiment!
—Voulez-vous être cette femme? consentez-vous à devenir madame Coquelet?
Le vieux rentier songea un instant à se mettre à genoux; mais, comme il n’était pas sûr que Pierrette consentît à le relever, il aima mieux entendre la réponse sur ses jambes.
Cette réponse fut un éclat de rire. Après quoi, la jeune fille mit M. Coquelet à la porte.
C’est depuis ce jour que celui-ci s’était aperçu que Mlle Pierrette rentrait tard, qu’elle faisait du bruit, qu’elle l’empêchait de dormir.
Il donnait congé par vengeance.
III
OU L’ON VOIT QU’IL EST QUELQUEFOIS PRUDENT DE S’ENFUIR QUAND ON VOUS APPELLE
Après le départ de Coquelet, Mlle Pierrette voulut continuer son somme; mais cela lui fut impossible.
Elle essaya de travailler, mais cela lui fut bien plus impossible encore.
—Maudit Coquelet! s’écria-t-elle en tapant du pied; c’est pourtant lui qui me vaut cette insomnie. Je dormais si bien quand il est entré! Mais que faire, bon Dieu! que faire?
Me proposer d’être sa femme, à moi Pierrette! Mais il ne s’est donc jamais regardé dans sa glace, le vieux loup! Il a bien fait de s’en aller, car si je le tenais, je lui ferais bien expier sa sottise.
Et pourquoi n’essayerais-je pas? Il ne doit pas être bien loin. A ces mots, elle sortit de sa chambre et se mit à crier de toutes ses forces:—Monsieur Coquelet! Monsieur Coquelet!
Il n’était pas au bas de l’escalier; il leva la tête.
—Qui m’appelle?
—C’est moi, Pierrette.
Le cœur de Coquelet se dilata.
—Elle me rappelle, pensa-t-il; elle comprend tout ce que ma proposition a de flatteur et d’agréable pour elle. Vite, vite, remontons.
Il gravit les marches de l’escalier quatre à quatre.
Il était tout essoufflé, quand il se trouva en présence de Pierrette; il lui sourit néanmoins.
—Vous m’avez appelé, ma toute belle? lui demanda-t-il d’un ton doucereux.
—Oui, répondit Pierrette en prenant une contenance embarrassée.
—Que me voulez-vous?
Redoublement d’embarras du côté de Pierrette.—Pauvre petite! se dit Coquelet, elle n’ose m’avouer qu’elle veut devenir ma femme. Il faut l’encourager.
—Parlez, mon enfant, parlez sans crainte. Au point où nous en sommes, vous le pouvez.
—Je voulais vous dire que...
—Voyons.
—Vrai, vous désirez que je parle?
—Je vous en supplie, cruelle, ne retardez pas l’instant de mon bonheur.
—Eh bien! s’écria Pierrette en changeant tout à coup de ton, je voulais vous dire que vous êtes un monstre de m’avoir réveillée si matin, et qu’il faut que je me venge!
En même temps elle s’approcha de Coquelet, et le pinça de façon à lui faire pousser une clameur féroce.
Pierrette s’enfuit en riant, et courut se barricader dans sa chambre.
Coquelet sortit pour déposer sa plainte chez le procureur du roi.
IV
TIREZ LA CHEVILLETTE, LA BOBINETTE CHERRA
Frantz entendit tout ce tapage, et sortit de sa mansarde. Il avait entendu la voix de Pierrette et celle de M. Coquelet qui semblaient se quereller.
Il voulut connaître les motifs de cette querelle.
M. Coquelet, furieux, transporté, éperdu, refusa de lui répondre. Mlle Pierrette venait de s’enfuir.
Comment faire?
Il y avait bien un moyen: taper à la porte de Mlle Pierrette, mais Frantz était si timide!
A la fin, il se décida. Il était rouge, il était pâle, tant le cœur lui battait.
Il frappa discrètement, à peine si Mlle Pierrette put l’entendre. Nous ne savons comment cela se fit, mais il n’eut pas besoin de recommencer comme M. Coquelet: une voix douce lui dit tout de suite:—Entrez.
Et il entra.
Maintenant que nous avons disposé les divers personnages de ce drame d’intérieur, donné une idée de leur caractère, de leur position, de leurs mœurs, le lecteur doit être excessivement curieux de connaître les grands événements qui vont suivre. C’est pourquoi nous allons passer à une autre histoire.
AUTRE MARGUERITINE
✧
LE TRÈFLE
CUEILLE le trèfle à quatre feuilles, m’a dit la vieille Marthe, c’est
un talisman qui porte bonheur.
Et moi je me suis levée ce matin pour venir chercher le trèfle à quatre feuilles.
Je parcours en tous sens la prairie, et je ne trouve pas mon talisman. Rend-il riche? fait-il aimer? préserve-t-il des maladies?
Mon Dieu, que ce champ de trèfle est joli! comme ces festons découpés s’inclinent gracieusement sous la brise!
L’alouette a fait son nid au milieu des touffes de trèfle, les petites bêtes du bon Dieu se balancent sur ses feuilles, le papillon voltige autour de ses fleurs.
La perdrix et la caille y mènent promener leur jeune couvée: ils courent, ils jouent, ils se poursuivent au milieu de l’herbe épaisse.
Petits oiseaux, petites bêtes, papillons, le trèfle hospitalier accueille et protége les faibles et les timides. Il n’est pas jusqu’au lièvre paresseux et sybarite qui ne vienne s’endormir pendant la chaleur sous ces touffes fraîches et moelleuses.
Je comprends maintenant pourquoi la vieille Marthe m’a dit de cueillir le trèfle à quatre feuilles.
Être humble et charitable, aimer les pauvres et les opprimés, cela ne porte-t-il pas bonheur?
Montre-toi donc à moi, trèfle à quatre feuilles, mon cher talisman. Il y a bien longtemps que je te cherche. Loués soient Dieu et ma patronne! le voilà, je l’ai trouvé.
UNE LEÇON
DE
PHILOSOPHIE BOTANIQUE
I
MAXIME PROFONDE
TOUTE fleur est susceptible de culture, disait le savant docteur
Cocomber à son élève le petit marquis de Florizelles, un jour qu’ils se
promenaient ensemble dans les champs, à l’effet d’admirer le sublime
spectacle de la nature.
On croyait beaucoup à la nature, au dix-huitième siècle.
—Voyez, ajoutait Cocomber, cet œillet que j’ai cueilli ce matin dans le parterre du château, il a commencé par être une petite fleur simple, sans conséquence, indigne d’attirer l’attention d’un savant docteur comme moi; maintenant je le mets à ma boutonnière, je m’en pare, mon nez peut le respirer sans se compromettre. Savez-vous pourquoi?
—Vraiment non, répondit Florizelles.
—Parce qu’un jardinier habile a pris cette fleur, l’a cultivée avec soin, et en a fait une fleur de bonne compagnie, brillante, agréable, offrant vingt aspects, ayant vingt physionomies différentes, et tout cela grâce à l’éducation. Que monsieur le marquis jette un coup d’œil sur ce chardon.
—C’est fait, répondit le marquis.
—Comment trouvez-vous cette plante?
—Horrible.
—Eh bien, je suis sûr qu’on parviendrait, avec du temps et de la patience, à lui faire porter des fleurs plus belles et plus parfumées que la rose. Retenez donc bien cette maxime, ajouta le gouverneur: Toute fleur est susceptible de culture.
Comme on entendit sonner la cloche du dîner, le docteur Cocomber trouva qu’il avait fait suffisamment admirer le spectacle de la nature à son élève, et ils prirent le chemin du château.
II
USAGE QUE FAIT DE CETTE MAXIME LE PETIT MARQUIS DE FLORIZELLES
Depuis longtemps Florizelles s’était aperçu que Toinette, la nièce du jardinier, était plus jolie, malgré sa jupe de bure, sa coiffe de percale et ses sabots, que les demoiselles du voisinage qui venaient visiter sa noble mère.
Il suivait Toinette aux champs, il l’attendait pour lui parler lorsqu’elle rentrait chez son oncle, au détour de la grande allée.
Un jour, il lui avait même dit:—Toinette, je t’aime.
—Et moi itou!
Voilà ce qu’avait répondu Toinette. Comme ils avaient été pour ainsi dire élevés ensemble, que la mère de Toinette avait nourri Florizelles, qu’ils avaient joué tous les deux sur les genoux de la bonne femme, qu’ils ne s’étaient pas perdus de vue un seul instant depuis leur enfance, ils ne pouvaient pas faire beaucoup de façons l’un et l’autre à se dire qu’ils s’aimaient.
Le docteur Cocomber était trop savant pour s’apercevoir de cet amour, et lorsqu’il s’en fut aperçu il n’y prit pas garde.
—Après tout, se dit-il, il n’y a pas grand mal à cela: à leur âge ça ne peut aller bien loin, et puis, quand même? De tout temps les Toinette ont été faites pour les marquis de Florizelles.
S’il voulait faire quelque folie, il me suffirait de lui débiter une ou deux de mes grandes maximes pour l’en empêcher.
Il s’endormait là-dessus, heureux que son élève allât faire l’école buissonnière, et lui permît de se livrer tranquillement à sa sieste habituelle.
Sur ces entrefaites, la mère de Florizelles mourut, et il déclara à son gouverneur qu’étant majeur et libre de son bien, il voulait aller vivre à Paris et emmener Toinette.
Emmener Toinette! Cocomber ne pouvait en croire ses oreilles.
—Mais, monsieur le marquis, disait le docteur, vous trouverez assez de jolies femmes à Paris.
—Je préfère Toinette.
—Une paysanne!
—Plus jolie qu’une reine.
—Une fille qui ne sait rien!
—Je ferai son éducation.
Cocomber haussa les épaules.
—Rappelez-vous, reprit le marquis, ce que vous me disiez l’autre jour:
Toute fleur est susceptible de culture.
III
TOINETTE
Florizelles ne se trompa pas à l’égard de Toinette. Au bout de trois mois de séjour à Paris, elle s’était complétement formée.
Elle chantait à ravir les airs du Devin de village.
Elle faisait d’admirables portraits d’épagneuls au pastel.
Elle écrivait de charmants petits billets.
Elle avait des airs de tête et des mouvements de corps d’une langueur adorable.
Quand le marquis donnait une fête, on faisait cercle pour voir Toinette danser le menuet ou la furstemberg.
Il fallait la voir avec ses mouches, ses petites mules mignonnes, ou ses petites galoches relevées, ses paniers, sa poudre et son éventail! Watteau voulut à toute force faire son portrait.
Florizelles passait pour un heureux drôle.
IV
FLORIZELLES
Florizelles s’ennuyait.
Non pas que Toinette manquât d’esprit avec toute sa beauté; au contraire, elle en avait autant, pour ainsi dire, que de grâce.
Sa conversation était animée, vive, étincelante: on admirait l’à-propos de ses reparties, l’heureux tour de ses expressions.
La fleur avait amplement répondu aux soins de l’horticulteur, et cependant l’horticulteur n’était pas satisfait.
Il regrettait la simple fleur des champs qu’il avait cueillie.
V
DES INCONVÉNIENTS DE L’ÉDUCATION
La beauté conduit à la coquetterie. L’éducation mène à l’orgueil.
L’orgueil est frère du dédain.
Une femme qui sait qu’elle est belle, qu’elle a de l’esprit, n’apprend ces choses-là que par l’éducation.
Une fois qu’elle les sait, il est impossible qu’elle ne se mette pas tout de suite à s’admirer elle-même, et à dédaigner les autres.
Rien ne fait plus souffrir qu’une femme dédaigneuse.
Or, le dédain, c’était le défaut de Toinette.
VI
OU LE DOCTEUR COCOMBER FAIT ENCORE PLUS VIVEMENT SENTIR LA VÉRITÉ DE CE QUE NOUS VENONS DE DIRE
Florizelles se promenait dans son jardin comme au commencement de cette histoire.
Il causait avec son ancien gouverneur qu’il avait invité à dîner.
Tous les deux parlaient de Toinette.
Vers la fin de l’entretien, le docteur Cocomber cueillit un œillet.
—Voilà, dit-il au marquis, la fleur qui m’a fait émettre la maxime qui vous a perdu. De toutes les fleurs, c’est celle qui est la plus susceptible de culture. Savez-vous ce qu’en a fait la sagesse des nations?
Le symbole du dédain.
VII
AUTRE VERSION
Il en est qui se contentent de faire de l’œillet la fleur des poètes, à cause de la fécondité et de la variété de ses produits: ceux-là ne s’aperçoivent pas qu’ils ne font que changer le nom, la chose reste la même. Mépriser les autres, rester en perpétuelle admiration de soi-même, se croire d’une race supérieure aux autres mortels, n’est-ce pas là en général le défaut des poètes? Ce défaut ne s’appelle-t-il pas aussi le dédain?
Donc, nous nous en tiendrons à notre premier symbole.
Florizelles ne se consola jamais de son abandon, malgré la beauté des maximes que Cocomber inventa pour le ramener à la sagesse.—La paysanne ignorante serait restée constante, pensait-il; la femme du monde m’a trahi; c’est ma faute. Oh! si c’était à recommencer!...
Il répéta cette phrase jusqu’à quarante ans, époque à laquelle il se maria.
VIII
POUR NE PAS FINIR SUR UN SYMBOLE
Nous dirons que Toinette quitta le marquis Florizelles pour un duc, et le duc pour un prince.
Elle se croyait au-dessus de tout le monde.
Ces perpétuels changements ne nuisirent ni à son bonheur ni à sa santé. Toinette vécut jusqu’à l’âge de quatre-vingt-dix ans.
Il est bon de remarquer ici que presque toutes les femmes remarquables du dix-huitième siècle sont mortes fort vieilles et sans aucune espèce d’infirmité.
IX
AU LECTEUR
Tu as déjà compris, ami lecteur, que c’est la vie de l’Œillet lui-même que je viens de te raconter sous le pseudonyme de Toinette.
AUTRE GHAZEL
✧
L’ALOÈS
LE jeune Ahmed-ben-Hassan, étudiant d’Alep, se promenait dans la
campagne.
Comme la chaleur du jour devenait trop forte, il s’assit sous un buisson d’églantines.
On était au milieu de la lune de mai; les fleurs fraîchement épanouies répandaient une douce odeur. Ahmed-ben-Hassan savourait avec un égal plaisir le parfum du buisson et son ombre.
Comme il avait un cœur reconnaissant et une imagination aimable, la fantaisie lui prit d’adresser un ghazel à l’Églantine.
«L’Églantine naît au bord des chemins; on n’a qu’à étendre la main pour la cueillir.
«L’Églantine plaît à tout le monde pour sa beauté naïve; elle est le charme du cœur et des yeux.
«L’Églantine n’a pas besoin de culture, elle plaît d’autant plus qu’elle reste dans sa simplicité.
«Ainsi l’homme de génie naît dans le peuple, chacun le comprend et l’aime; il est d’autant plus fort qu’il n’emprunte rien à l’éducation, et reste lui-même.»
Après avoir composé ce ghazel, le poète le récita à haute voix, quoiqu’il n’y eût là personne pour l’entendre.
A peine avait-il achevé, qu’une voix douce et argentine retentit à son oreille. Il se retourna et vit une Églantine qui lui parlait.
«Ahmed-ben-Hassan, lui dit-elle après force compliments, regarde là-bas, au pied du rocher, l’Aloès aux branches épineuses.
«Ses racines ont mis près d’un siècle à percer la pierre dure; il a supporté le soleil ardent, le simoun plus ardent que le soleil, chétif, rabougri, avec un serpent à ses pieds.
«Ce serpent, c’était la misère.
«Bientôt une fleur magnifique s’épanouira au sommet de cette tige épineuse, et toutes les autres fleurs pâliront devant elle.
«Le serpent s’enfuira.
«Et quand la fleur sera flétrie, quand la tige tombera sur le sol, précieusement recueillie, elle formera un parfum qui durera toujours.
«Ce n’est pas l’Églantine, Ahmed-ben-Hassan, c’est l’Aloès qui est la fleur du génie.»
LES CONTRASTES
ET
LES AFFINITÉS
— SUITE ET FIN —
V
ON N’EST JAMAIS TRAHI QUE PAR SOI-MÊME
NOUS en étions restés à ce point culminant de notre histoire où Frantz
pénètre dans la chambre de Mlle Pierrette.
Nous l’avons montré ému, rouge, palpitant; ce n’était point cependant la première fois que pareille chose lui arrivait.
Souvent, lorsque Mlle Pierrette, au retour de ses excursions nocturnes, voyait briller la lampe solitaire de Frantz, elle entrait chez lui pour allumer sa chandelle qui venait de s’éteindre.
De son côté, lorsqu’il entendait par hasard la jeune fille répétant les refrains d’une chansonnette, Frantz quittait son ouvrage et se rendait chez elle.
Nous devons dire à sa louange que c’était le seul motif qui pût lui faire abandonner son travail.
Mlle Pierrette n’était pas insensible à ces visites, et elle reconnaissait Frantz rien qu’à sa manière de frapper à sa porte.
Elle eut soin de faire disparaître sa défroque de bal avant l’arrivée du jeune homme.
Sa présence ne calma pas tout de suite la colère dans laquelle venait de la mettre l’offre du Coquelet. Frantz la trouva dans l’ébranlement nerveux que causent toujours les émotions fortes chez les femmes.
Il lui en demanda la cause.
—C’est ce monstre de Coquelet, répondit-elle; savez-vous ce qu’il me proposait tout à l’heure?
—Quoi donc?
—De l’épouser!
A ces mots, Frantz pâlit; il reprit presque en balbutiant:
—Et vous lui avez répondu?
—Ma réponse a été un bleu dont il se souviendra longtemps. Moi, devenir sa femme! Jamais!
Mlle Pierrette prononça ce mot avec une attitude tout à fait cornélienne. Frantz se sentit soulagé comme d’un grand poids; ses joues reprirent leur couleur naturelle; il saisit la main de Pierrette.
—Oh! merci, lui dit-il, merci!
Voilà une exclamation que notre héros aurait bien voulu retirer; mais, ma foi, il n’était plus temps; Frantz s’était trahi lui-même.
Ceci nous évitera une foule de préparations, de précautions, de circonlocutions, pour vous apprendre que Frantz aimait Mlle Pierrette.
Je parie que vous vous en doutiez!
VI
LES MENSONGES DE MADEMOISELLE PIERRETTE
Comment se fait-il, nous dira le lecteur, qu’un jeune homme posé, rangé, sage, laborieux, innocent, candide, une espèce de Grandisson comme M. Frantz, puisse éprouver de la sympathie pour une jeune fille dissipée, frivole, légère, peut-être même coquette, comme Pierrette?
A cela nous pourrions répondre par deux axiomes que, vu la gravité de la circonstance, nous ne traduirons pas en français.
Le vieux rentier est attiré par le vieux concierge, Coquelet par Jabulot: Similia similibus.
Le sage Frantz a un penchant pour la folle Pierrette: Contraria contrariis.
Cette réponse serait péremptoire; mais nous en avons une en réserve qui vaut peut-être mieux.
Frantz ne sait pas à qui il a affaire.
Si Mlle Pierrette rentre si tard le soir, et quelquefois pas du tout, c’est que l’ouvrage presse et qu’on la retient à l’atelier.
Si elle chante, c’est pour donner le change à de noirs chagrins qui l’obsèdent.
Si elle passe ses après-midi à dormir, c’est que son faible corps, vaincu par le travail obstiné de la nuit, ne peut résister à la fatigue.
Voilà ce que Pierrette a dit à Frantz, et il est reconnu qu’on croit tout de la femme qu’on aime.
VII
UNE CHOSE CONVENUE
Il est bien convenu, une fois pour toutes, que Frantz a avoué son amour à Pierrette le jour où il est entré dans sa chambre, après le départ de M. Coquelet.
Il est également établi que Mlle Pierrette a reçu cette déclaration avec infiniment plus de plaisir que celle du vieux rentier.
On est prié de se figurer le bonheur de Frantz: aucune plume humaine n’en saurait donner une idée.
VIII
REVENONS A M. COQUELET
Le procureur du roi refusa de recevoir sa plainte, ce qu’on nomme vulgairement un pince-sans-rire n’étant pas un délit prévu par le Code pénal.
Voilà donc Coquelet d’autant plus furieux qu’il est obligé de renoncer à sa vengeance.
En allant au parquet, il voyait Pierrette assise sur les bancs de la police correctionnelle; le ministère public concluait à six mois de prison et mille francs de dommages-intérêts.
Alors Coquelet se levait, promenait un regard assuré sur les juges et sur l’auditoire; tout le monde faisait silence, et il déclarait que si la coupable consentait à l’épouser, il retirait sa plainte sur-le-champ.
Pierrette se jetait à ses genoux et les embrassait en fondant en larmes; le ministère public lui adressait un speech de félicitation sur sa générosité, et l’auditoire le couvrait d’applaudissements, malgré les avertissements du président, qui réclamait en vain le silence, toutes les marques d’approbation ou d’improbation étant sévèrement défendues par la loi.
Quelle différence au retour!
La réalité, et la réalité poignante, à la place de tant d’illusions!
Coquelet se voyait forcé de déménager, d’abandonner un logement où il avait passé des jours si heureux et si tranquilles, où ses serins étaient si bien acclimatés.
Il supputait les dépenses forcées et extraordinaires qu’occasionne toujours un déménagement.
Tout moyen de contraindre Pierrette à devenir sa femme était perdu.
On est supplié de se figurer le désespoir de Coquelet. Rien ne saurait lui être comparé.
IX
DISONS QUELQUES MOTS DE JABULOT
Je me trompe.
Le désespoir de Jabulot pourrait parfaitement approcher du désespoir de Coquelet.
Apprenez que la maison dont M. Jabulot est depuis quarante ans portier, cette maison qu’il regarde comme sienne, à laquelle il s’est identifié, dont il est l’âme, cette maison a changé de maître.
Le nouveau propriétaire a une de ses créatures à pourvoir; il lui a jeté en pâture le cordon de Jabulot.
L’infortuné a reçu, aujourd’hui même, l’ordre de partir dans les vingt-quatre heures; passé ce temps, on le fera reconduire, de brigade en brigade, jusqu’aux frontières de sa loge.
Dans tout autre moment, Coquelet eût partagé la douleur de Jabulot, il aurait mêlé ses larmes aux siennes; mais le malheur rend égoïste.
Il répondit d’un ton sec au portier, qui lui racontait sa mésaventure:—Que voulez-vous que j’y fasse!
X
LA VENGEANCE D’UN RENTIER
Frantz épiait le retour de M. Coquelet.
Parce que le rentier, en passant, lui disait quelquefois: «Il ne faut pas tant travailler, vous vous rendrez malade;»
Parce qu’en lui parlant il l’appelait toujours: «Mon jeune ami;»
Parce que de temps en temps il lui donnait quelques conseils au nom de sa vieille expérience,
Frantz regardait Coquelet comme un second père: les natures sensibles sont toujours dupes de leur sensibilité.
Il attendait donc le retour de son second père pour lui faire part de son bonheur, le charger d’aller de sa part demander à ses parents la main de Mlle Pierrette, et le prier de vouloir bien bénir leur union.
Coquelet était à peine rentré chez lui que Frantz se présenta et se jeta dans ses bras.
—O vous! s’écria-t-il, qui avez guidé ma jeunesse, soyez le premier instruit de mon bonheur. Elle m’aime!
—Qui, elle?
—Pierrette.
—Pierrette!
—Elle-même, la douce, la bonne, la sage, la vertueuse, l’incomparable Pierrette! J’ai peine à croire à ma félicité.
Un sourire sardonique effleura les lèvres de Coquelet.
—Elle vous a dit, reprit-il ensuite, qu’elle vous aimait?
—De sa propre bouche.
—Et vous la croyez?
—Douter de Pierrette, quel blasphème! oh! non, jamais!
Coquelet prit un air majestueux.
—Écoutez, mon jeune ami, et croyez les conseils de ma vieille expérience. Pierrette n’est pas ce que vous croyez; elle vous trompe, l’infâme!
—C’est vous qui me trompez; cessez ce jeu cruel, je vous en supplie.
—Il faut que je vous ouvre les yeux, mon jeune ami, tout m’en fait un devoir; prêtez-moi une oreille attentive.
Alors il se mit à lui en dire, à lui en dire sur Pierrette. Sa conduite, ses mœurs, la cause de ses sorties nocturnes, le vieillard se fit un plaisir de tout lui découvrir. Frantz était atterré sous le poids de ces révélations.
—Des preuves, disait-il d’une voix faible et étouffée, donnez-moi des preuves.
—Il vous faut des preuves?
—Oui!
—Eh bien, allez ce soir au bal de l’Opéra.
XI
C’EST LA FAUTE DE M. MUSARD
Frantz attendit minuit avec impatience. Il prit le chemin de l’Opéra. Méphistophélès-Coquelet le suivait.
Coquelet n’avait jamais mis les pieds à l’Opéra, et il tremblait quelque peu en entrant; mais la vengeance, ce plaisir des dieux et des rentiers, lui donnait des forces.
Une fois dans la salle, il eut bien quelques désagréments à essuyer.
Un pierrot lui demanda où il avait acheté son faux nez.
Coquelet n’avait absolument rien de faux sur la figure.
Un débardeur s’informa du prix que lui avait coûté son déguisement chez Babin.
Coquelet portait son habit vert-pomme, l’habit qui lui servait aux grandes solennités.
L’un le tirait par la manche, l’autre par la perruque. Il commençait à regretter de s’être hasardé dans cette assemblée de démons.
Tout à coup Frantz, dont l’avide regard plongeait dans tous les groupes, poussa un cri.
La foule s’ouvrit comme par enchantement, pour laisser passer des sergents de ville et des gardes municipaux qui conduisaient une petite femme en costume de pierrot.
—Je suis innocente, disait-elle aux gardes; pourquoi l’orchestre joue-t-il des quadrilles qui vous font perdre la tête? C’est la faute de M. Musard.
Dans cette femme, Frantz avait reconnu Pierrette.
XII
SOYEZ HEUREUSE
Tout le temps que dura le trajet de l’Opéra jusque chez lui, Frantz garda un morne silence.
—Du courage, mon jeune ami, du courage, lui disait Coquelet; croyez-en ma vieille expérience, une femme ne vaut pas la peine qu’on la regrette.
Frantz ne répondait pas.
Arrivé devant sa chambre, il se jeta dans les bras de M. Coquelet en fondant en larmes.
—Adieu! lui dit-il, mon seul ami, adieu!
—Pauvre enfant! fit le vieux rentier, que je le plains! je suis aussi malheureux que lui.
Il ne se tenait pas de joie du succès de sa ruse.
Rentré chez lui, Frantz se mit à son bureau et écrivit la lettre suivante:
«Vous m’avez trompé; je vous méprise, mais je sens que je vous aime encore. Il ne me reste donc plus qu’à mourir. Adieu! je vous pardonne; soyez heureuse!»
Comme le jour même il avait fait sa provision de charbon, il s’asphyxia.
XIII
OU FINIT L’HISTOIRE, ET OU COMMENCE LA FÉERIE
Au moment où Frantz laissait tomber sa tête déjà alourdie par les vapeurs du charbon, sa fenêtre s’ouvrit silencieusement.
Une forme la traversa d’un vol léger.
Cette forme était celle d’une femme. Elle s’approcha du mourant, et toucha sa figure du bout de ses ailes.
—Meurs sans souffrir, dit-elle, meurs, mon enfant; mon beau Lin, doux symbole de candeur et de pureté. Un hasard fatal t’a jeté sur les pas de la Belle-de-Nuit, et tu l’as aimée. Pauvre enfant! tu aimais la coquetterie et la dissipation. Comme te voilà puni d’avoir voulu quitter la rive natale, le pays de la Fée aux Fleurs, mon beau royaume!
La Fée aux Fleurs déposa un baiser sur le front de Frantz, qui semblait seulement endormi.
Quant à Coquelet, reprit-elle ensuite, et à Pierrette, je veux qu’ils restent encore quelque temps sur la terre; il faut qu’ils soient punis. Le rentier ne reprendra sa forme primitive de Houx, et la danseuse des bals de l’Opéra celle de Belle-de-Nuit, que lorsqu’ils auront expié l’un son égoïsme, l’autre son inconduite.
Demain, à l’aurore, tu te trouveras dans mon parterre; il faut maintenant que j’aille m’occuper de ce bon Lierre de Jabulot.
Elle toucha Frantz de sa baguette et elle s’envola.
XIV
ÉCLAIRCISSEMENT
Jabulot était mort de saisissement et de douleur sur le seuil de sa loge au moment de la quitter.
XV
DIX ANS APRÈS
Coquelet regrettait toujours son ancien appartement, et se désespérait de n’avoir pas épousé Pierrette. Pour se distraire, il avait voulu jouer sur les fonds d’Espagne, et il ne lui restait plus que huit cents livres de rente. Il s’était vu forcé de restreindre ses dépenses et de réformer ses serins.
Pierrette faisait des ménages.
MARINE
✧
L’ACACIA & LA VAGUE
JE connais non loin de la mer un bosquet d’acacias dont j’ai pris ce
matin une branche fleurie.
Quand on vient de cueillir une fleur, on aime à s’approcher du rivage.
On se promène sur la grève, et on jette un regard sur les flots et un regard sur la fleur.
Il semble que la vague vient se briser plus doucement à vos pieds, qu’elle s’y roule plus longtemps, qu’elle vous demande quelque chose.
Elle a envie de votre fleur.
Retire-toi, vague capricieuse, lui dites-vous; ce n’est pas pour toi que je l’ai recueillie, ma belle branche d’acacia.
Après l’avoir pressée un moment sur tes lèvres amères, tu l’entraînerais au fond des abîmes de l’Océan.
Mais la vague ne se décourage pas: voyez quelle blanche écume elle fait à vos pieds; comme elle s’élève, comme elle bondit: on dirait qu’elle veut saisir elle-même la fleur que vous tenez.
Vous riez de la vague, vous vous moquez de ses efforts, vous agitez la fleur devant elle comme pour lui dire: Tu ne l’auras pas!
Pendant que vous vous applaudissez de votre victoire, l’invincible fascination du gouffre agit à votre insu. Le flot l’emporte. C’en est fait, la branche s’échappe de vos mains, vous la voyez monter et descendre, flotter, tournoyer, puis s’enfoncer dans la mer.
Vous le regrettez, mais il n’est plus temps.
D’où vient ce magnétisme secret dont tout le monde a subi l’atteinte? Pourquoi est-ce toujours à la vague la plus folle qu’on aime à jeter la fleur?
Demandez-moi à quelle femme vous avez jeté votre cœur, et je vous répondrai.
ÉLÉGIE
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LE SAULE PLEUREUR
VENEZ sous mon ombre, vous tous qui souffrez, je suis le saule
pleureur; je cache sous mon feuillage une femme au doux visage; ses
cheveux blonds pendent sur son front et voilent son œil humide:
c’est la muse de tous ceux qui ont aimé.
Venez, la mousse qui s’étend à mes pieds est douce, la brise qui passe dans mes branches est rafraîchissante. Vous trouverez celle que vous cherchez, et que vous ne connaissez pas, celle qui doit vous consoler.
Amante et vierge, elle reçoit sur son sein tous ceux qui pleurent. Ses lèvres ne se posent jamais que sur les blessures. Un de ses baisers les guérit.
Elle est la chaîne qui lie la fin de l’homme à son commencement.
Sur les passions de la jeunesse elle sème des fleurs printanières; quand vient l’heure du désenchantement, elle le rend moins amer en faisant paraître à nos yeux la douce chimère du souvenir.
Elle console ceux qui appellent la mort; elle les berce de tendres paroles.—Toute vague a son écume, leur dit-elle; le fond de toute coupe est amer: aimer n’est-ce pas souffrir?
C’est ainsi qu’elle les endort dans leur douleur.
Quelle est cette femme? C’est votre amie la plus vraie, votre sœur la plus dévouée. Son nom, son chaste nom, c’est: Mélancolie.
Elle a une sœur qui s’appelle Rêverie. Elle habite au fond des grands bois. Ne l’avez-vous jamais rencontrée?
Elle vient ici tous les jours, et je caresse son front pâle avec le bout de mes feuilles penchées.
Venez sous mon ombre, l’ombre du saule pleureur; c’est là que vous trouverez, pensives et souriantes, Mélancolie et Rêverie, les deux sœurs, écoutant le murmure des vents dans les arbres, assises au bord de l’eau.
LA MODE DES FLEURS
IL est temps de ménager les forces du lecteur, et de jeter ici une
courte digression.
Chaque époque a eu ses fleurs de prédilection. Pour prendre une idée juste des idées, des mœurs, des habitudes d’une nation, on n’a qu’à regarder ses bouquets.
Nous sommes fiers d’être les premiers à poser l’aphorisme suivant:
Les fleurs sont l’expression de la société.
Nous ne parlerons pas des fleurs au temps de la Grèce et de Rome. Le paganisme entoura les fleurs d’une sorte de terreur religieuse. Chaque calice semblait la tombe d’une nymphe ou d’un demi-dieu. En cueillant une fleur, on craignait de faire souffrir Daphné ou d’arracher une plainte à Adonis.
Nous laisserons de côté les variations de la mode des fleurs en Angleterre, en Allemagne, en Italie, en Espagne. Cette étude nous entraînerait trop loin. La France nous suffira. En tout ce qui concerne les choses de la mode, la France n’a-t-elle pas toujours donné le ton?
Commençons par le moyen âge.
A part le lis et la mandragore, le moyen âge n’aima guère les fleurs. Celles que crée la nature ne lui suffirent pas; il en inventa de chimériques; il peignit des fleurs impossibles sur le frontispice des missels, il en orna les vitraux de ses cathédrales. Tout alors était fantastique, les animaux et les plantes. C’était l’époque où la salamandre dansait dans le feu, où l’on croyait à l’herbe magique qui donne l’éternelle jeunesse. Le moyen âge ne songeait qu’à faire épanouir ses ogives, ses rosaces, ses arabesques; ses fleurs à lui étaient de pierre.
Dans ce temps-là, on n’aimait que les fleurs tristes. Le chardon, l’ortie, l’ivraie s’étalent presque toujours sur le devant des tableaux. Voyez la couronne qu’Albert Durer met sur la tête de son ange. C’est peut-être le seul ange du moyen âge qui ait des fleurs autour du front, et il représente la mélancolie.
Le lis et la mandragore furent les seules fleurs acceptées sans restriction. C’était bien le double symbole d’une époque de foi sincère et de légendes fantastiques.
Vint la renaissance.
Qui le croirait? La renaissance, qui fut comme l’époque du réveil de la grâce, la renaissance négligea les fleurs. Elle parut, comme le moyen âge, ne les aimer qu’en sculpture. Si les fleurs du moyen âge étaient de pierre, celles de la renaissance furent de métal.
Il n’y a de grand horticulteur pendant la renaissance que Benvenuto Cellini, qui faisait de si belles fleurs d’or, d’argent et de bronze.
Ronsard aimait les fleurs; il en parle constamment dans ses vers, mais il n’en put communiquer le goût à son époque. On crut un instant que les fleurs allaient enfin triompher de l’indifférence publique et asseoir définitivement leur empire en France, lorsqu’on vit tous les poètes se réunir pour tresser la fameuse guirlande de Julie; mais Louis XIII mourut, et Louis XIV monta sur le trône.
Le grand siècle fut encore plus indifférent pour les fleurs que le moyen âge et la renaissance. Où est la place des fleurs à Versailles, à Saint-Cloud, à Marly, dans toutes les grandes résidences? C’est à peine si on leur réserve un mince parterre perdu au milieu de la grandeur de l’ensemble. Que voulez-vous? le grand roi n’aimait pas les odeurs, et le grand siècle se mit à imiter le roi.
Seul, le grand Condé fit exception; il eut le courage de cultiver des œillets, et d’en porter à la boutonnière en présence de Louis XIV. C’est peut-être le plus grand acte de témérité qu’ait pu commettre le vainqueur de Rocroi dans tout le cours de sa brillante carrière militaire.
Le Nôtre et La Quintinie, pour récréer les yeux des promeneurs, taillèrent tant qu’ils purent l’if et le buis; mais des pointes, des carrés, des ronds, des losanges, des triangles, des trapèzes, des angles rentrants, aigus, obtus, ne remplacent pas les fleurs.
Une autre raison contribua à nuire aux fleurs au moins autant que l’antipathie de Louis XIV.
Il faut en convenir, le grand siècle a été peut-être le plus médicinal de tous les siècles. Turenne, Condé, Vauban, Catinat, Bossuet, Fénelon, Racine, Molière, Boileau, Villars, Saint-Simon, Louvois, Colbert, se médicamentaient d’une façon vraiment incroyable. Le personnage le plus important de la société après le confesseur, c’était l’apothicaire. On ne connaissait en fait de fleurs que la jusquiame, la guimauve, la camomille, la capillaire, la digitale et autres gros bonnets de la flore pharmaceutique. Les fleurs ne s’achetaient qu’en petits paquets chez les herboristes: les malheureuses semblaient condamnées à la tisane à perpétuité.
La Régence ne dura pas assez longtemps pour avoir une action décisive sur l’avenir des fleurs. Cependant on vit poindre alors quelques collections de tulipes. De vieux officiers, qui avaient fait les campagnes de Hollande, et qui cachaient sous Louis XIV ce goût qui leur était venu d’un peuple dont le seul nom mettait le grand roi en fureur, ne craignirent pas de le montrer sous son débonnaire neveu. C’est ainsi que prit naissance l’art, la science, ou l’industrie du fleuriste, comme vous voudrez l’appeler.
Voici le dix-huitième siècle. Ne vous hâtez pas de crier bravo! Ce n’est pas autant le siècle des fleurs que vous avez l’air de le croire.
Rien de ce qui est naturel ne pouvait plaire au dix-huitième siècle. L’époque des mouches, du fard, de la poudre, des paniers ne devait pas s’accommoder de la simplicité des fleurs. Watteau ne peignit que des charmilles et des bosquets; ses bergers et ses bergères sont couverts de rubans, eux, leur chien, leur houlette, leurs moutons; mais une fleur dans tout cela, la plus simple pâquerette, vous la chercheriez en vain.
Mais voilà que vers la fin du siècle la société commence à s’ennuyer des bergers, des bergères, des charmilles, des agneaux. Elle cesse d’être pastorale pour devenir champêtre; de la galanterie elle passe au sentiment. On commence à apercevoir les fleurs qui parfument le pré, la haie, le sentier, et le dix-huitième siècle tout entier s’écrie en même temps que Rousseau: Une pervenche!
C’était la première fois que ce bon dix-huitième siècle s’apercevait que les pervenches existent.
La Révolution française montra pour les fleurs la plus grande considération. Saint-Just voulait que la fête des fleurs fût célébrée chaque année avec la plus grande solennité. Tous les députés de la Convention, Robespierre en tête, portaient un bouquet de fleurs à la boutonnière quand ils traversèrent Paris le jour de la fête de l’Être suprême.
Sous le Consulat et sous l’Empire, on cultiva les fleurs. Le réséda fut longtemps à la mode; puis vint l’hortensia. Je ne puis voir une de ces grosses boules sans grâce, qui ont l’air si contentes d’elles-mêmes, sans me rappeler la femme endimanchée de quelque vieux soldat de la République devenu général de division ou maréchal.
Après le réséda et l’hortensia, je n’ai pas nommé la violette: les fleurs politiques ne rentrent pas dans notre cadre; mais j’aurais dû parler de la sensitive: les beautés de l’Empire aimaient assez qu’on les comparât à une sensitive.
La Restauration protégea beaucoup l’églantine. De 1820 à 1825, l’anémone me semble régner. A partir de ce moment jusqu’en 1830, c’est la tubéreuse. Aujourd’hui, la tubéreuse, complétement abandonnée, en est réduite à se réfugier dans la pommade.
Que dire de la mode des fleurs maintenant? Jamais on ne les a tant aimées, jamais il ne fut plus difficile de saisir les nombreuses royautés qui se succèdent dans l’empire de Flore.
J’aurais bien voulu ne pas employer cette expression, mais qu’on m’en donne une autre.
Aujourd’hui, tout le monde a une fleur qu’il essaye de faire prévaloir.
George Sand pousse le rhododendron.
Alphonse Karr met en avant le vergiss-mein-nicht.
De Balzac a inventé le tussilage.
Victor Hugo se prononce, toutes les fois qu’il en trouve l’occasion, pour l’asphodèle.
Eugène Sue ne sort pas des fleurs tropicales.
Alexandre Dumas n’a encore fait choix d’aucune fleur; depuis quelque temps cependant on voit poindre l’aloès dans ses romans.
Auguste Barbier a adressé des vers charmants à la marguerite.
Brizeux, dans le poème de Marie, a fait beaucoup de partisans à la fleur de genêt.
De là, des factions, des partis, des révolutions, des fleurs qui ne passent qu’un moment sur le trône pour faire place à leurs rivales.
Il y a confusion dans les fleurs comme dans les idées, dans les croyances, dans les opinions.
Depuis 1830, j’ai vu régner successivement la bruyère, la clématite, le lilas, la marguerite, et mille autres encore que je pourrais citer.
Je n’ai fait que passer, elles n’étaient déjà plus.
Et remarquez comme le règne de chacune de ces fleurs correspond à une des phases de la société pendant les seize dernières années qui viennent de s’écouler.
Vous souvient-il encore du temps où l’on était sentimental à la manière des poètes du Nord, où il était de mode de relire Werther et d’admirer Novalis? Phase-bruyère.
La phase-clématite lui succéda, puis vint la phase-lilas. On n’aimait alors que les tableaux champêtres, les scènes de la vie rustique; Valentine venait de les mettre à la mode. La phase-lilas et la phase-marguerite durèrent peu. Maintenant, nous voici à la phase...
Je serais, ma foi, bien embarrassé de dire quelle phase. Nous nageons en plein éclectisme; chacun se fait des dieux et les adore, chacun choisit ses fleurs.
Leur règne ne dure plus une saison, un mois, une semaine, un jour, mais une soirée, le temps d’un bal.
Il y a huit jours, le magnolia était très à la mode. Je ne saurais vous dire le nom des fleurs qui ont régné depuis cette époque jusqu’à aujourd’hui.
Hier, c’était le seringa; demain ce sera l’hépatite. Le jasmin, le chèvrefeuille, la citronnelle, l’aubépine, la rose trémière, et jusqu’à la giroflée, ont eu leur tour.
Comment se reconnaître au milieu de ce pêle-mêle, et découvrir au milieu des fleurs la situation de nos contemporains?
Ceci est bien moins difficile qu’on le pense.
N’y a-t-il pas deux fleurs depuis seize ans qui, toujours battues en brèche, critiquées, attaquées, abandonnées même quelquefois, n’en ont pas moins acquis une position à l’abri des commotions et des orages?
Cherchez quelles sont ces fleurs.
Vous les trouverez de préférence dans les jardins des amateurs, parmi les cheveux, sur le corsage des femmes. Elles ornent les plus beaux vases; pour elles les expositions brillantes, les concours, les médailles d’or.
Ces deux fleurs sont étrangères: et n’est-ce pas un des caractères principaux de notre époque de n’aimer que les choses qui arrivent de l’étranger? Grands seigneurs, financiers, bourgeois, dans toutes les classes de la société le suprême bon ton est d’imiter ce qui nous vient des autres peuples. La mode est anglaise, la musique est italienne, la littérature est allemande. Ne nous étonnons pas de voir les fleurs françaises mises pour ainsi dire au ban du monde fashionable. Nous vous avons raconté les infortunes de la rose; le réséda, le lis, l’œillet, ces fleurs nationales par excellence, sont complétement délaissées. C’est à peine si de loin en loin on voit quelque provincial se hasarder sur le boulevard avec une rose ou un œillet à la boutonnière. En revanche, les dandys arborent de gigantesques cactus; les femmes admettent encore quelquefois les violettes, mais il faut qu’elles soient de Parme, le jasmin, parce qu’il est espagnol, et la bruyère, parce qu’elle rappelle l’Écosse. L’une des deux fleurs régnantes a l’embonpoint du Hollandais, l’autre l’allure prétentieuse et guindée, la beauté fade de l’Anglaise.
Elles sont sans physionomie, parce que leur physionomie ne varie jamais ou varie trop. L’une surtout est un vivant symbole de notre temps. Elle affecte toutes les couleurs, toutes les nuances, elle est d’une fécondité prodigieuse, mais en somme c’est toujours la même plante stérile, à force d’abondance, monotone par trop de variété. N’est-ce pas là le dix-neuvième siècle, fécond en changements, en révolutions, dépourvu au fond de physionomie et d’originalité? Les deux fleurs dont nous parlons se font regarder un moment avec plaisir, mais bientôt elles fatiguent l’œil, parce qu’elles n’ont pas de parfum et ne sont que belles.
Ces fleurs sans parfum, est-il besoin que je les nomme? N’avez-vous pas reconnu le dahlia et le camélia?
Nous avions donc bien raison de dire au commencement de cette digression: Les fleurs sont l’expression de la société.
MUSETTE
✧
L’AUBÉPINE
J’AI demandé à l’Aubépine pourquoi je l’aimais tant.
Pourquoi la rose, pleine des larmes de la rosée, pourquoi le lis incliné sur sa tige, pourquoi la tulipe radieuse et la grenade éclatante me paraissaient moins belles.
Pourquoi je préférais son parfum au parfum de la violette, de la vanille, de la citronnelle, et pourquoi sa vue me faisait battre le cœur.
J’ai cueilli la pervenche au bord des ravins, la marguerite dans les prés, le thym au penchant des collines; pervenches, marguerites, thym, pourquoi, ô blanche Aubépine, ai-je toujours tout quitté pour une de tes branches?
L’Aubépine m’a répondu:
—N’as-tu pas dans tes souvenirs un souvenir devant qui tous les autres s’effacent?
Quand tu évoques les chers fantômes de ton cœur, n’en est-il pas un dont l’ombre te paraît plus chère, le sourire plus doux?
Ce fantôme, c’est celle que tu aimas à quinze ans, c’est l’enfant naïve qui t’attendait le soir sous les marronniers, avec ses cheveux dénoués, sa longue robe blanche, sa pâleur et ses yeux bleus pleins de tendresse; c’est celle qui devait être ta femme sur la terre, et qui est ton bon ange dans le ciel.
J’étais là quand tu lui dis: Je t’aime. Je vous écoutais, et je fis pleuvoir sur votre premier baiser la rosée odorante de mes feuilles.
J’ai entendu vos jeunes serments, j’ai vu vos chastes caresses.
La première fleur dont elle se para, c’était ma fleur, la fleur de l’Aubépine. Je m’étais inclinée exprès sur son front, et tu me cueillis.
Je mêlais mon haleine à votre haleine, je parfumais vos innocents entretiens.
En me voyant, tu te souviens, et tu me préfères à mes sœurs, parce que je suis l’Aubépine, la fleur des premières amours.
HISTOIRE DE LA CIGUË
I
INTRODUCTION
LORS de la révolte et du départ de ses sujettes, celle que la Fée aux
Fleurs regretta la moins fut la Ciguë.
A quoi lui servait en effet cette fleur triste et solitaire, toujours pelotonnée dans des recoins obscurs, sinistre, refrognée, se cachant comme pour méditer un crime?
Une fois sur la terre, elle ne s’occupa guère de la surveiller, en quoi elle eut grand tort, comme on pourra s’en convaincre par la lecture suivante.
II
ATHÈNES
Entrez dans cette maison basse située près du port. Aucune guirlande ne la décore; il n’y a point sur le seuil de dieu lare qui la protége.
C’est une femme qui habite cette maison; une femme de Thrace, qu’on appelle Xanthis.
Elle passe pour se livrer à des pratiques qui appellent la colère des dieux sur la tête de ceux qui y croient, et cependant les magistrats la tolèrent.
Quand la Nuit, fille de l’Érèbe, commence à répandre son voile noir sur la terre, on voit des ombres se glisser furtivement sous son toit.
Elle vend des philtres et des poisons qui livrent l’innocence sans défense au riche libertin, et qui débarrassent l’héritier impatient d’un vieillard dont la trop longue vie l’importune.
Si vous entrez à minuit dans la demeure de Xanthis, vous la verrez broyant elle-même ses poisons; elle évoquera les sombres divinités devant vous, elle vous apprendra l’avenir, et vous révélera les secrets de la vie et de la mort.
III
ROME
Voyez ces cadavres qui se tordent dans les convulsions de l’agonie. Leur bouche contractée, leurs doigts crispés, leur teint semé de taches livides, indiquent qu’ils ont succombé à un mal terrible.
Un affranchi s’avance et ordonne qu’on porte au Tibre ces cadavres. Demain le fleuve les rejettera sur ses bords, et le peuple romain dira en les regardant: Locuste a essayé cette nuit ses poisons.
IV
PARIS
La foule se rue sur les quais, le peuple se précipite vers la place de Grève, l’échafaud est dressé depuis ce matin.
Qui va mourir?
Voici la charrette qui s’avance entourée d’archers. Le peuple crie, le peuple hurle, le peuple grince des dents; il jette des pierres, et à défaut de pierres, de la boue sur la victime.
Et pourtant cette victime est une femme.
Ses traits sont nobles et réguliers, ses longs cheveux flottent sur ses épaules nues, un air de dédain passe sur sa physionomie quand elle regarde la foule.
Un prêtre lui présente de temps en temps un crucifix qu’elle baise.
La voilà au pied de l’échafaud.
Elle gravit l’escalier en chancelant, elle pâlit, un tremblement convulsif serre ses lèvres. Elle a peur!
Quatre valets robustes la prennent dans leurs bras; elle est sur la plate-forme; on la montre au peuple; le peuple applaudit.
Quel crime a donc commis cette femme, qu’elle n’excite pas la pitié en un pareil moment?
On vient de l’attacher au billot; le bourreau a saisi sa hache. La tête est tombée avant que le peuple ait eu le temps de crier une seconde fois: Mort, mort à la Brinvilliers!
V
LE MÊME CŒUR DANS TROIS FEMMES
Xanthis de Thrace, Locuste la Romaine, Brinvilliers la Parisienne, ne sont qu’une seule et même femme: c’est la Ciguë qui a successivement animé ces trois corps.
La négligence de la Fée aux Fleurs lui a permis d’exercer plusieurs fois son affreux métier. Depuis la mort de la Brinvilliers, la Ciguë est entrée dans d’autres corps.
Nous voyons surgir de temps en temps quelques empoisonneuses qui indiquent clairement la présence de la Ciguë sur la terre.
Nous pétitionnons auprès de la Fée aux Fleurs pour qu’elle la rappelle dans son royaume, et la place pour l’éternité sous la surveillance de la haute police.
FILEUSE
✧
LE LIN
AVANT de garnir nos quenouilles, le lin est une jolie fleur; on dit
qu’elle a vécu sur la terre sous les traits d’une belle fileuse.
Chantons, jeunes filles, chantons le lin.
Le lin, c’est la fleur du travail, la fleur mère des doux rêves et des bonnes pensées.
Vous connaissez l’histoire de Marguerite, celle que le démon tenta. Quand elle faisait aller son rouet, l’ennemi des âmes n’osait s’approcher d’elle.
Le jour, quand nous gardons nos troupeaux, le lin, notre ami fidèle, nous préserve de l’ennui; il tourne gaiement entre nos doigts, et mêle son doux bruit à nos chansons. Aimons le lin, jeunes filles, aimons le lin.
Les contes de la veillée nous paraissent plus amusants, quand le bruit de la petite roue les accompagne.
C’est en filant le lin que ma mère m’a bercée, et m’a appris à bégayer mes premières chansons.
Ma vieille grand’mère se sent encore joyeuse, et chante quelquefois en remuant la tête, lorsqu’elle prend sa quenouille.
Comme le tisserand fait aller joyeusement sa navette sur son métier! Il est blond comme le lin qui compose sa trame. Le tisserand est le roi des ouvriers; il doit faire bon ménage avec la fileuse. Ma mère, je veux épouser un tisserand.
C’est avec le lin qu’on tissera mon voile de fiancée, le lin le plus blanc et le plus pur.
En quoi sera le suaire dans lequel on m’ensevelira quand je serai morte? Filons, jeunes filles, filons le lin.
LE DERNIER CACIQUE
I
LES RICOCHETS
VERS le milieu du siècle dernier, la ville de Mexico s’ennuyait
beaucoup. Depuis la mort de Havradi, le fameux toréador, les courses de
taureaux étaient sans charme pour le public; la pluie empêchait toutes
les processions; les vents avaient retardé l’arrivée de la flotte
d’Europe. Les habitants déclamaient contre l’incurie des autorités
qui ne cherchaient pas les moyens de les distraire. Le gouverneur don
Alvarez Mendoça y Palenzuela en était venu à redouter une émeute.
Un jour qu’il s’était levé de plus mauvaise humeur que de coutume, il songea qu’il était temps de s’occuper des affaires d’État, et ordonna qu’on fît venir le commandant de la force armée, l’illustre don Gonzalve de Saboya, qui prétendait descendre, comme tous les officiers espagnols, de Gonzalve de Cordoue.
Le gouverneur avait son projet: il s’était dit que, depuis longtemps, la ville de Mexico n’avait pas eu d’auto-da-fé, qu’un pareil spectacle aurait le double avantage de faire cesser les murmures de ses administrés, et de le mettre bien avec l’Inquisition, qui l’accusait sourdement de tiédeur.
Au bout d’un quart d’heure, le commandant don Gonzalve de Saboya se présenta.
Le gouverneur le reçut dans la salle d’audience, couché dans un hamac et fumant une cigarette. C’était son attitude ordinaire quand il traitait les hautes questions de gouvernement.
Don Alvarez Mendoça y Palenzuela y Arnam daigna prendre la parole le premier.
—Je ne veux point, seigneur don Gonzalve, abuser de vos moments, j’irai droit au fait: le gouvernement est fort mécontent de vous.
Don Gonzalve devint pâle.
—Comment ai-je pu mériter ses reproches? demanda-t-il. Je m’acquitte avec zèle des devoirs de ma charge, j’ai fait pendre huit voleurs l’autre jour; on n’assassine plus dans les rues que passé huit heures du soir: grâce à ma vigilance, ces damnés bohémiens ont été expulsés de la ville. Peut-on désirer quelque chose de plus?
—Non, reprit le gouverneur: au point de vue du vol et de l’assassinat, vous êtes irréprochable; mais pourquoi faut-il que vous fassiez preuve d’une indulgence si coupable à l’endroit du soleil?
—M’accuserait-on d’entretenir des rapports séditieux avec cet astre?
—On vous accuse de fermer les yeux sur les menées de ses adorateurs. L’Inquisition est informée que plusieurs caciques se réunissent dans la campagne, pour adresser des prières au soleil et lui sacrifier des victimes humaines. Votre police doit être instruite de ces sacriléges. Il faut, à tout prix, y mettre un terme. L’Inquisition exige un auto-da-fé. Mettez-vous en campagne, et ramenez-nous à tout prix un cacique vivant, sinon je me verrai forcé de vous destituer, et l’on pourrait bien vous faire votre procès comme fauteur d’hérésie.
Après quoi, le gouverneur congédia le commandant, et sonna pour mettre sa perruque.
II
PREMIER RICOCHET
—C’en est fait, s’écria le commandant en rentrant chez lui, je suis destitué. Comment me tirer de là? Réfléchissons et voyons s’il n’y aurait pas moyen de m’emparer du cacique demandé, et de garder ma place.
Le colonel jeta son chapeau à plumes sur une chaise, défit son ceinturon et frisa ses moustaches, c’était sa manière habituelle de réfléchir. Or, comme il avait plus de moustaches que d’imagination, tout fait présumer qu’il aurait longtemps tortillé ses crocs sans rien trouver pour sortir d’affaire, si la Providence ne lui eût envoyé le capitaine Cristobal.
En l’apercevant, don Gonzalve bondit.
—Capitaine! s’écria-t-il enflammé de colère.
—Commandant, répondit Cristobal en reculant d’un pas.
—J’en apprends de belles sur votre compte.
—Comment de belles!
—Les caciques insoumis immolent des chrétiens au soleil à la barbe de l’Inquisition, et vous laissez faire.
—J’ignorais...
—Taisez-vous, n’aggravez pas votre situation, vous étiez instruit. Le grand inquisiteur me l’a dit; mais, à ma considération, il veut bien user d’indulgence pour cette fois. Vous pouvez encore sauver votre tête.
—Que faire?
—Vous emparer d’un de ces caciques dans les vingt-quatre heures. On veut faire un auto-da-fé. Partez et ne revenez pas sans cacique. Vous m’entendez.
III
DEUXIÈME RICOCHET
Une fois dans sa chambre, le capitaine Cristobal s’approcha de son miroir, pour voir si sa tête était encore sur ses épaules. Il savait qu’il ne faut pas badiner avec l’Inquisition. Sa préoccupation était telle, qu’il ne s’était point aperçu de la présence du sergent Trifon, qui, selon son habitude, était venu chercher le mot d’ordre.
Le sergent fit trois fois: Broum! broum! broum! A la troisième, le capitaine leva la tête.
—Que veux-tu?
—Capitaine, le mot d’ordre.
—Gredins de caciques!
Le capitaine se parlait à lui-même. Le sergent prit ses paroles au sérieux.
—Voilà tout de même un drôle de mot d’ordre, se dit-il; je voudrais bien savoir ce que les caciques ont fait à mon capitaine pour qu’il les traite ainsi. Ce sont de bonnes gens cependant.
—Tu connais des caciques? s’écria Cristobal, qui avait entendu ces dernières paroles de son subordonné.
—J’en connais un, répondit le sergent.
—Il se nomme?
—Tumilco. Pas plus tard qu’hier, nous avons bu une bouteille de Porto ensemble. C’est un brave homme, et pas fier, quoique descendant en droite ligne de Montézuma.
—Sergent Trifon, reprit Cristobal d’une voix solennelle, vous entretenez des relations avec des idolâtres, avec des gens qui adorent le soleil. Seriez-vous par hasard infecté de cette hérésie?
—Si c’est être infecté d’hérésie que de boire un coup avec un ami qui vient à Mexico se défaire du produit de sa chasse, j’avoue que je sens furieusement le roussi.
—Ne riez pas, sergent Trifon, la chose est plus grave que vous n’avez l’air de le croire. Depuis longtemps, l’Inquisition a les yeux fixés sur vous. On aurait pu vous faire saisir et conduire derrière l’Alaméda, près d’un certain mur où une dizaine de balles auraient fait justice d’un traître et d’un apostat; mais j’ai intercédé pour vous. On consent à vous laisser la vie, mais à une condition.
—Laquelle? demanda Trifon en tremblant.
—C’est que, dès ce soir, le cacique Tumilco sera sous les verrous du saint Office. Prenez quatre hommes et un caporal, et emparez-vous de lui.
—Mais, capitaine, songez que hier encore nos verres se sont choqués.
—Soit! ce scrupule vous honore; un autre prendra Tumilco; mais apprêtez-vous à aller faire ce soir une petite promenade forcée à l’endroit dont je vous ai parlé.
—J’obéirai, capitaine, j’obéirai, répondit Trifon en soupirant. Pauvre Tumilco!
Le capitaine courut apprendre cette heureuse nouvelle au commandant, qui s’empressa d’aller lui-même la transmettre au gouverneur, lequel en fit part immédiatement à la Grenadilla.
IV
GRENADILLA
Après le toréador dont on pleurait la mort, après les processions, après les courses de taureaux, après les arrivages de la flotte d’Espagne, ce que les habitants de Mexico aimaient le mieux, c’était la danseuse Grenadilla.
Seigneurs, bourgeois, matelots, soldats, tout le monde la connaissait, tout le monde l’admirait, tout le monde la respectait, et pourtant ce n’était qu’une pauvre danseuse des rues, une fille du peuple qui ne connaissait même pas sa famille, une bohémienne, une saltimbanque. Mais quand cette bohémienne, cette saltimbanque, se mettait à danser le fandango, il n’y a pas de duchesse qui eût l’air plus noble, la taille plus souple, les gestes plus fiers et plus gracieux que la Grenadilla.
Dès qu’elle paraissait, son tambour de basque ou ses castagnettes à la main, la foule s’amassait autour d’elle; on faisait cercle, on se disputait une place pour la voir danser. Le directeur du théâtre avait voulu l’engager, mais sans succès. La Grenadilla ne voulait pas être autre chose que la danseuse du peuple, aussi le peuple l’adorait. Malheur à celui qui eût osé toucher seulement un cheveu de la Grenadilla!
Le gouverneur faisait souvent venir la Grenadilla dans ses appartements. Il était grand amateur de fandango, et fort enthousiaste du talent de la danseuse. Plusieurs affirmaient même qu’il n’était pas insensible à ses charmes, mais que Grenadilla se moquait de lui.
Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’après le départ du commandant, la Grenadilla étant venue, selon sa coutume, danser sur la place du palais, un estafier du gouverneur vint lui dire que Son Excellence l’attendait. Après le fandango, il lui apprit qu’un auto-da-fé aurait lieu prochainement à Mexico; Grenadilla répandit cette nouvelle dans la ville. Le soir, le peuple se rendit en masse sous les fenêtres du palais, et fit retentir l’air de ses acclamations en l’honneur du gouverneur.
Don Alvarez Mendoça y Palenzuela y Arnam s’endormit en se disant qu’il était vraiment né pour le gouvernement et la politique.
V
LE DESCENDANT DE MONTÉZUMA
Pendant que toutes ces choses se passaient, le cacique Tumilco dînait tranquillement à la posada de la petite place San-Esteban.
Il était arrivé au dessert, et il demandait une seconde bouteille de vin.
Le cacique Tumilco avait de bonnes raisons d’être content: il s’était défait fort avantageusement de toutes ses marchandises, et il emportait le produit de sa vente en bons doublons à l’effigie du roi d’Espagne.
Le sergent Trifon entra comme l’hôte mettait la bouteille de vin demandée sur la table de Tumilco.
—C’est vous, sergent? dit le cacique.
—Moi-même.
—Vous arrivez fort à propos pour m’aider à vider cette bouteille. Mettez-vous là.
—Impossible.
—Comment, impossible! Je vous dis que vous boirez.
—Pas cette fois du moins. Il m’est défendu de boire.
—Alors que venez-vous faire?
—Hélas!
—Parlez.
—Je viens vous arrêter.
—Le seigneur Trifon est plaisant aujourd’hui.
—Il ne plaisante guère. Regardez.
Il montra au cacique la porte de la posada cernée par son escouade. Il lui fit signe d’entrer.
—Emparez-vous de monsieur, dit-il, en montrant le cacique.
Cette fois, Tumilco comprit qu’il s’agissait d’une affaire sérieuse, et il pâlit légèrement. Il avait eu dans sa vie quelques démêlés avec le fisc, et pour être vrais, nous devons dire que sur ce point sa conscience lui reprochait quelque chose en ce moment. Le descendant de Montézuma se mêlait peut-être un peu plus de contrebande qu’il ne convenait à sa noble origine.
Il fit cependant contre fortune bon cœur.
—Et de quoi m’accuse-t-on? demanda-t-il au sergent.
—C’est l’affaire du grand inquisiteur; vous vous en expliquerez avec lui.
—Du grand inquisiteur! s’écria Tumilco au comble de l’effroi; il ne s’agit donc pas de contrebande?
—Il s’agit du soleil. Il paraît que vous persistez à vouloir adorer cet astre, fort incommode par la chaleur qu’il fait aujourd’hui; mais je vous connais trop pour croire à cette calomnie, vous n’aurez pas de peine à prouver votre innocence. En attendant, suivez-moi.
—Où me conduisez-vous?
—Dans les cachots de la très-sainte Inquisition.
VI
LE PROCÈS
Une fois entre les mains du saint Office, le procès de Tumilco fut bientôt fait.
On le tint pendant un mois dans un cachot, loin de toute société, privé de la lumière du ciel, avec du pain noir pour nourriture et de l’eau.
Au bout de ce temps, on le fit venir devant ses juges.
Le président prit la parole pour l’interroger.
—Comment t’appelles-tu?
—Tumilco.
—Ton état?
—Cacique.
—Récite-nous un Pater et un Ave.
Tumilco ne connaissait ni Pater, ni Ave, ni aucune espèce de prière.
Il garda le silence.
Les membres du tribunal se regardèrent les uns les autres, comme pour se dire: Voyez, nous ne nous étions pas trompés; c’est un mécréant, un hérétique.
Le président recueillit les voix.
Tumilco fut condamné à être brûlé vif sur la place publique de Mexico, la tête couverte d’un bonnet orné de diables rouges et le corps enveloppé dans un sac.
Les gardiens firent redescendre Tumilco dans son cachot; le lendemain on le mit en chapelle.
VII
L’AUTO-DA-FÉ
Cependant les Mexicains s’impatientaient.
On se demandait de toutes parts: A quand l’auto-da-fé? Est-ce pour demain, ou après-demain? Est-il convenable et juste de faire attendre si longtemps pour brûler un méchant petit hérétique? C’est montrer bien peu de zèle pour les intérêts de la religion et de respect pour les bons catholiques.
On répétait tous ces propos au gouverneur, qui répondait:
—Cela ne me regarde pas: il est entre les mains de l’Inquisition, qu’elle en fasse ce qu’elle voudra.
Le fait est que le gouverneur, épris plus que jamais des attraits de la Grenadilla, aurait peut-être adoré le soleil pour lui plaire; mais Grenadilla n’était pas capable d’exiger une telle énormité.
Un beau jour, enfin, les habitants de Mexico virent se dresser sur la place publique le bûcher si impatiemment attendu.
Les cloches sonnaient à toute volée, les confréries de pénitents, bannières en tête, se rendaient chez le grand inquisiteur pour lui faire cortége; une estrade lui avait été réservée sur la place publique en face du bûcher.
L’exécution devait avoir lieu à deux heures.
Bien avant dans la matinée la foule avait envahi la place; on voyait des têtes aux fenêtres, des têtes sur les arbres, des têtes sur les toits.
Cette multitude gesticulait, parlait, appelait le patient à grands cris.
Enfin, à l’extrémité de la place, on vit paraître le cortége: d’abord le clergé, puis les pénitents; à la fin, le patient au milieu des archers de la Sainte-Hermandad.
Ce fut un moment de calme et de solennelle attente.
Il faut vous dire que ce jour-là, le gouverneur avait ordonné qu’on fît entrer Grenadilla par l’escalier secret du palais. Il voulait que, cachée derrière une jalousie, elle pût jouir de tous les agréments de la fête sans être incommodée par le soleil, la poussière et la foule.
Grenadilla était trop bonne Mexicaine pour refuser sa part d’un auto-da-fé, aussi s’empressa-t-elle d’accepter l’invitation et de se rendre au poste qui lui était assigné.
Notre impartialité d’historien nous fait un devoir de convenir que le gouverneur se tenait à côté d’elle, et lui adressait une foule de galanteries auxquelles la danseuse semblait ne pas faire grande attention, et qu’elle recevait en femme qui a l’habitude de semblables compliments.
—Cruelle! lui disait le gouverneur.
Grenadilla riait.
—Ingrate!
Elle riait de plus belle.
—Tigresse d’Hyrcanie.
Le rire continuait.
—Mais enfin, que vous faut-il? Ma puissance, mes trésors, je mets tout à vos pieds. Que demandez-vous? parlez!
Si à cette époque-là on eût connu la fameuse romance:
Importune
Me paraît
Sans attrait, etc., etc.,
c’est avec ce refrain que Grenadilla lui eût répondu. Néanmoins, il est à supposer qu’elle avait trouvé l’équivalent.
Cette fois, le vice-roi avait employé les mêmes effets d’éloquence, et suivi la même progression.—Cruelle, ingrate, tigresse d’Hyrcanie, que demandez-vous? parlez!
Grenadilla se retourna vivement, et répondit en montrant Tumilco qui venait de monter sur le bûcher.
—La vie de cet homme.
VIII
LE GOUVERNEUR DANS L’EMBARRAS
—Oh! pour ceci, ma chère, s’écria-t-il, c’est impossible; Mexico me lapiderait; et puis, cela regarde le grand inquisiteur.
—Alors, reprit Grenadilla avec véhémence, laissez-moi partir, je ne veux pas être témoin d’un pareil spectacle. Adieu, vous ne me reverrez de ma vie!
Elle voulut partir. Le gouverneur la retint.
—Songez donc qu’il y va de ma place.
—Et moi de mon bonheur.
—Mais quel intérêt si vif prenez-vous à cet homme?
—Vous le saurez quand vous l’aurez sauvé.
—Je perdrai ma place.
—Ou moi. Choisissez.
Jamais gouverneur ne fut aussi perplexe. A la fin, il s’écria:
—Il me vient une idée. Qu’on fasse surseoir à l’exécution, et qu’on m’amène le cacique.
Il donna des ordres en conséquence. Il était temps; on allait mettre le feu au bûcher.
IX
UNE CONVERSION
On amena le cacique chargé de chaînes devant le gouverneur. Comme le temps pressait, celui-ci entra brusquement en matière.
—Cacique, dit-il à Tumilco, tenez-vous énormément à adorer le soleil?
Tumilco, étonné, le regarda sans répondre.
—Consentiriez-vous à ne plus lui immoler de victimes humaines et à recevoir le baptême?
—A quoi bon, puisque je vais mourir?
—Mais si l’on vous fait grâce?
—Alors, c’est bien différent.
Cette réponse laconique parut suffisante au gouverneur; il prit une plume et écrivit au grand inquisiteur:
«Notre sainte religion peut faire une grande conquête; Tumilco aspire à s’abreuver aux sources de la vraie foi. Sa conversion serait d’un bon exemple. Ce néophyte vous ferait honneur. Je demande sa grâce.»
Le grand inquisiteur était sur la place publique, fort incommodé de la chaleur; de plus, il n’avait jamais converti de cacique. L’idée d’en amener un dans le giron de l’Église lui sourit. Il écrivit au bas de la lettre: «Accordé.»
—Je triomphe, dit le gouverneur, tout le monde sera content.
Une immense clameur vint le troubler au milieu de sa joie. C’était le peuple qui murmurait et demandait à grands cris qu’on commençât l’exécution.
—Diable! diable! murmura Son Excellence, je ne songeais pas au peuple. Comment l’apaiser?
X
COMMENT ON APAISE LE PEUPLE
Comme le bruit augmentait sans cesse, et qu’on ramassait des pierres pour briser les vitres de son hôtel, le gouverneur parut au balcon pour haranguer la multitude.
—Senores, s’écria-t-il, la divine Providence a fait un miracle. Les yeux de Tumilco se sont ouverts à la lumière; il veut devenir chrétien. Nous lui avons fait grâce.
De sourds murmures couvrirent la voix de l’orateur; il se hâta de poursuivre:
—Mais vous ne perdrez rien pour attendre. Le baptême cacique Tumilco aura lieu dès demain. Pour célébrer ce grand événement, il y aura procession générale et course de taureaux.
Entre l’auto-da-fé et le baptême, le peuple hésita un moment, puis il se décida à accepter la compensation qui lui était offerte. Mille cris de joie témoignèrent de la satisfaction générale.
Aussitôt le gouverneur rentra pour jouir de sa victoire et des remercîments de Grenadilla, mais elle n’était plus là. C’est en vain qu’il la fit chercher dans tout le palais. Personne ne put lui donner de ses nouvelles.
XI
INTERMÈDE
Le lecteur s’est sans doute imaginé que Grenadilla, fière et belle comme la fleur dont elle porte le nom, a néanmoins un penchant secret pour le cacique, jeune et beau sauvage de vingt ans. Les lois du roman le voudraient ainsi, mais la vérité a ses droits qu’il nous faut respecter. Tumilco est laid, vieux, cassé, et si Grenadilla l’aime, comme le chapitre précédent nous en fournit la preuve, c’est que le cacique a pris soin de son enfance; c’est que, pauvre enfant abandonnée, elle fut recueillie par lui, et protégée jusqu’au jour où il fut obligé de s’expatrier pour des raisons qu’il serait trop long de rapporter ici.
Grenadilla venait de s’acquitter envers Tumilco en lui sauvant la vie.
Satisfaite d’avoir rempli son devoir, elle partit le soir même pour l’Europe. C’était le seul moyen de se soustraire aux poursuites du gouverneur.
Après trois mois de traversée, le vaisseau qui la portait fit naufrage. Le corps de Grenadilla fut porté par la vague sur le rivage d’Espagne.
La Fée aux Fleurs, qui se trouvait en ce moment dans ces parages pour surveiller le Jasmin, recueillit le corps de Grenadilla, et permit qu’on élevât, à l’endroit où elle l’avait trouvé, un magnifique bosquet de grenadiers dont les fleurs et les fruits réjouissent la vue, comme Grenadilla la récréait autrefois par sa beauté et ses talents.
XII
POUR EN REVENIR AU CACIQUE
Une fois baptisé sous le nom d’Esteban, il se fixa à Mexico, où il vécut d’une pension modique que lui faisait le gouvernement en qualité de descendant de Montézuma.
Des doutes s’étaient élevés plusieurs fois sur la sincérité de sa conversion, et on songeait à le faire passer de nouveau devant le saint Office, lorsqu’il tomba gravement malade. Il demanda à voir un médecin: ses voisins, plus charitables, lui envoyèrent un prêtre.
—Frère Esteban, lui dit le prêtre, le moment est venu de recommander votre âme à Dieu.
—Je ne m’appelle pas Esteban, dit le cacique, on me nomme Tumilco. Allez-vous-en.
—Songez à Dieu, mon frère.
—Ton Dieu n’est pas le mien, reprit Tumilco; qu’on ouvre les fenêtres.
On obéit à ce désir. Le soleil à son déclin brillait encore à l’horizon.
—Voilà mon Dieu, s’écria le cacique, c’est celui de mes pères. Soleil, reçois ton enfant dans ton sein!
Le prêtre se cacha les yeux avec la main, fit le signe de la croix et murmura: Vade retro, Satanas.
Tumilco était mort.
—Vous empêcheriez plutôt le tournesol de suivre la marche du soleil, que ces hérétiques de revenir au culte de leur astre. Voilà ce qu’on a gagné à ne pas le brûler.
Le voisin charitable qui prononçait cette oraison funèbre ne se doutait pas que Tumilco le cacique n’était autre chose que l’incarnation du Tournesol. En adorant le soleil, il ne faisait que suivre la loi de la nature.
NOCTURNE
✧
LE PAVOT
J’ÉTAIS autrefois la fleur du sommeil; mais le sommeil ne suffit plus à
l’homme pour oublier ses maux.
L’homme ne veut plus dormir, il faut qu’il rêve. J’étais l’oubli, je suis devenue l’illusion.
Il m’a frappée au cœur, et il a bu le sang qui coulait de ma blessure.
Hélas! pour moi, depuis ce jour, plus de tranquillité, plus de bonheur, plus de joie!
Dès que ma tige s’élève un peu au-dessus de la terre, le fer s’approche de moi, on me perce le sein, d’où s’échappe la liqueur qui donne des visions, ces longues ivresses de la tête et du cœur.
Dès que l’homme m’a approchée de ses lèvres, son âme prend des ailes; elle quitte la terre.
Elle retourne vers le passé ou s’élève vers l’avenir.
Elle plane sur le souvenir ou sur l’espérance.
Où est le temps où je me promenais le soir dans l’espace, laissant tomber ma graine innocente sur le front des humains?
J’appelais auprès de moi le doux sommeil, fils du travail, père des rêves paisibles.
A la mère endormie, je montrais son nouveau-né frais et souriant; à l’orphelin, je faisais voir sa mère doucement inclinée sur ses lèvres pour lui donner sa bénédiction dans un baiser.
Ma vie s’écoulait heureuse et paisible, courte et radieuse, comme le printemps.
Quel génie malfaisant a révélé à l’homme l’existence du philtre renfermé dans mon sein, de ce philtre qui est la cause funeste de ma mort?
Mais pourquoi me plaindre?
Je suis semblable au poète: les hommes lui doivent leurs plus douces jouissances, leurs plus charmantes illusions, et il est leur première victime.
ÉPITHALAME
✧
LA FLEUR D’ORANGER
TES compagnes, ô jeune fille! ont cherché ce matin dans la campagne
humide de rosée une fleur pour former ta parure virginale.
Tu vas nous quitter pour suivre celui que tu aimes; tu ne partageras plus nos danses et nos jeux.
Accepte cette fleur d’oranger; c’est son doux parfum qui nous a conduites vers elle.
Nous nous sommes approchées de l’arbre, et la fleur d’oranger nous a dit:
—Vous cherchez un bouquet pour orner le sein d’une fiancée, cueillez-moi.
Je suis blanche comme elle, douce comme elle; semblable à la chasteté, mon parfum dure longtemps encore après qu’on m’a cueillie.
—Fleur des fiancées, lui avons-nous demandé, pourquoi portes-tu des fruits sur ta branche?
Elle nous a répondu:
—Je suis l’emblème de la mariée; amante encore, elle est mère; la femme vit auprès de ses enfants, la fleur à côté du fruit.
Alors nous l’avons cueillie.
Partage cette branche d’oranger, jeune fille; mets-en la moitié dans tes cheveux, l’autre moitié sur ton sein. C’est le dernier don de tes chères compagnes.
Ce soir nous te conduirons à l’église, et ta mère, en t’embrassant, fermera derrière toi la porte de la maison de l’époux.
Conserve notre guirlande et notre bouquet, jeune fille; conserve-les bien, et puisses-tu, quand la fleur d’oranger sera fanée, ne pas regretter le temps où tu étais blanche comme elle.