Les fleurs animées - Tome 2
LES
FLEURS ANIMÉES
II
PARIS
IMPRIMÉ PAR ÉDOUARD BLOT
66, RUE TURENNE, 66
LES
FLEURS ANIMÉES
PAR
J. J. GRANDVILLE
TEXTE
PAR
ALPH. KARR, TAXILE DELORD & LE CTE FŒLIX
NOUVELLE ÉDITION
AVEC PLANCHES TRÈS-SOIGNEUSEMENT RETOUCHÉES
POUR LA GRAVURE ET LE COLORIS
PAR
M. MAUBERT
PEINTRE D’HISTOIRE NATURELLE, ATTACHÉ AU JARDIN DES PLANTES
TOME SECOND
PARIS
GARNIER FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS
6, RUE DES SAINTS-PÈRES, ET PALAIS-ROYAL, 216
1867
LES
FLEURS ANIMÉES
LE DÉCAMÉRON
Au carrefour d’une forêt, à l’endroit d’où partent quatre routes différentes, plusieurs Fleurs se rencontrèrent, parmi lesquelles on remarquait le Pois de Senteur, le Cactus, la Fleur de Pêcher, le Dahlia, la Sensitive, la Fuchsie, la Pervenche.
—Où allez-vous? se demandèrent-elles les unes aux autres.
—Nous retournons chez la Fée aux Fleurs, répondirent-elles; mais nous avons perdu notre chemin et nous ne savons à qui le demander.
Il fut résolu qu’on enverrait le Pois de Senteur à la découverte. Au bout d’un quart d’heure, le Pois de Senteur revint; il avait grimpé à la cime des arbres les plus élevés, sans apercevoir autre chose que l’horizon qui verdoyait. Sans doute la forêt n’était pas habitée; on n’y voyait pas même une cabane de bûcheron cachée dans la feuillée.
—Le Rouge-Gorge est mon ami, dit la Fuchsie; il me fournira peut-être quelques renseignements.
—Hé! seigneur Rouge-Gorge, sommes-nous bien éloignées du pays de la Fée aux Fleurs?
Le Rouge-Gorge, au lieu de répondre, s’enfuit tout effrayé et disparut dans le buisson voisin.
—Je propose, s’écria alors le Dahlia, que nous nous mettions à la poursuite d’un papillon, et qu’après l’avoir fait prisonnier, nous le forcions, en échange de sa liberté, à nous mettre dans la bonne voie.
—Attendons plutôt la nuit, reprit le Pois de Senteur: quand les sylphes viendront voltiger ici au clair de la lune, nous les appellerons, et c’est bien le diable si l’un d’eux ne consent pas à devenir notre guide, en reconnaissance du plaisir que plus d’une d’entre nous lui a procuré autrefois en le berçant dans sa corolle.
—Hélas! murmura la Sensitive d’une voix dolente, ne voyez-vous pas que nous sommes des femmes et non des fleurs? Les oiseaux s’enfuient à notre approche; les papillons n’entendront pas notre langage; les sylphes ne nous reconnaîtront plus. Il ne nous reste plus qu’à mourir dans cette forêt. Quant à moi, je ne saurais faire un pas de plus: les ronces ont déchiré mes pieds, mes mains frémissent au rude contact des buissons, je me soutiens à peine, et je me résigne à mon triste sort...
La Sensitive se laissa tomber ou plutôt s’affaissa sur le gazon.
—Eh quoi! s’écria la pétulante Fuchsie, nous nous laissons abattre comme de véritables femmelettes! Morbleu! faisons contre fortune bon cœur. Il est impossible que la Fée aux Fleurs nous laisse mourir ainsi dans un bois. La nuit est loin, le loup aussi; l’herbe est tendre, l’ombre fraîche, asseyons-nous, mes sœurs, et racontons-nous mutuellement ce que nous avons fait sur la terre. Ce récit nous amusera, et quand nous nous serons bien reposées, nous tenterons de nouveau la fortune.
Les autres fleurs acceptèrent avec enthousiasme cette proposition.
—Qui de nous commencera? demandèrent-elles.
—Moi, répondit le Pois de Senteur; et il prit la parole dans les termes suivants:
HISTOIRE DU POIS DE SENTEUR
Ne vous attendez pas à trouver dans ma vie des circonstances extraordinaires, des événements imprévus. Une fois sur la terre, voulant rester paysanne, je m’étais mise au service d’un jardinier. Une autre servante et moi nous composions toute sa maison.
Margot, c’était le nom de ma compagne, était une grosse campagnarde joufflue, haute en couleurs, carrée d’épaules, l’objet de l’admiration de tous les villageois. «Elle fait presque autant d’ouvrage qu’un bœuf,» disait souvent notre maître, pour donner une idée de ses précieuses qualités. Aussi était-elle l’objet de toutes ses préférences.
Quant à moi, je ne savais rien faire; je n’étais bonne qu’à danser le dimanche, à rire et à sauter tout le reste de la semaine. Elle est assez gentille, disait le fermier en parlant de moi; mais c’est une tête folle, elle est toujours à mettre le nez à la fenêtre, à se balancer, à chanter: on n’en fera jamais rien.
Le résultat de cette comparaison entre Margot et moi était qu’à elle revenaient toutes les préférences de notre maître. A elle les bons repas, les succulents morceaux de galette de maïs, les cuisses d’oies grasses et dodues, les verres pleins de cidre écumeux. A moi les vieux morceaux de pain dur, les os et l’eau du puits; encore avait-on l’air de me la reprocher, et quelquefois j’étais obligée d’aller m’abreuver à l’aide de l’arrosoir et à l’insu du fermier.
Il me semblait pourtant que j’étais plus jolie que Margot, et je ne comprenais pas pourquoi on me la préférait.
Un jour, j’accompagnais notre maître au jardin. Nous étions au commencement du printemps: nous passions près d’une haie où les tiges de la fleur qui porte mon nom s’étaient enlacées; les boutons des pois de senteur exhalaient déjà une faible odeur; l’un d’eux, plus précoce que les autres, venait de s’épanouir sous mon souffle fraternel.
Mon maître ne le regardait seulement pas; il avait hâte d’arriver à un semis de pois de table qu’il s’agissait d’arroser et de purger des mauvaises herbes. Pendant toute la journée, nous nous occupâmes de ce double soin; le fermier ne sentait même pas la fatigue.
Vers le soir, nous repassâmes devant la haie. Les pois de senteur semblaient me regarder d’une façon languissante.
—Maître, lui dis-je en lui montrant le buisson, est-ce que vous ne les arroserez pas aussi?
Le paysan haussa les épaules.
—Que je m’échigne pour ces bons gros petits pois qui travaillent toute la journée à me fabriquer sous leur cosse dure et serrée ces petites boules que je vends si bien, à la bonne heure; mais pour ces fainéants de pois de senteur, allons donc!
—Ils sont jolis...
—Mais ils ne produisent rien. Mauvaise herbe croît toujours. Rentrons vite à la maison.
Je compris alors pourquoi on me préférait Margot: sur la terre, l’utile vaut mieux que l’agréable.
Blessée dans mon amour-propre, j’ai quitté le fermier, et je suis venue à la ville. Hélas! je n’y ai pas été plus heureuse ni plus considérée. J’ai vu les grisettes me laisser mourir de soif et de chaleur sur le rebord de leur fenêtre, et me jetant à la fin sur le pavé pour me remplacer par le rosier, qu’un romancier venait de mettre à la mode. Les portiers seuls avaient pour moi quelque sympathie. Au lieu d’en être fière, cette sympathie m’a humiliée. Quittons, quittons cette terre, me suis-je dit; retournons chez la Fée: là, du moins, l’égalité règne entre toutes les Fleurs; elles ne sont pas soumises aux caprices de la mode; elles ignorent les douleurs et les petitesses de l’amour-propre. Et je me suis mise en route, je vous ai rencontrées, mes sœurs, et me voilà prête à écouter celle de vous qui va nous raconter son histoire à son tour.
HISTOIRE DU CACTUS
Ce fut le Cactus qui parla.
Toute mon histoire sur la terre se résume dans ces seuls mots: J’ai eu froid.
Il m’est impossible de vivre dans ces régions où il tombe de la neige, où il gèle, où l’on est sans cesse assailli par la pluie, le vent et les giboulées.
Si j’étais resté sous les tropiques, je n’aurais pas trop le droit de me plaindre; mais j’ai fait la sottise de suivre un botaniste en Europe, et je suis perclus de rhumatismes. On a beau vivre dans une serre, on est toujours victime de quelque traître vent coulis.
Et puis cette chaleur factice me donnait la migraine ou des pesanteurs de tête insupportables. Mon sang, d’un rouge si vif, ne circulait plus; mon front alourdi retombait sur ma poitrine; et il me semblait, dans l’espèce d’hallucination où j’étais, qu’une main invisible m’avait transformé en portière, et que je serrais amoureusement un poêle dans mes bras, ainsi que maintes fois je l’avais vu faire l’hiver dans la loge de notre hôtel.
Comme je regrettais la douce et tiède température des pays où nous sommes nées, nous autres Fleurs! Comme je m’ennuyais sur les cheminées, sur les consoles de marbre où je servais d’ornement! A la fin, j’ai pris une résolution courageuse: secouant ma torpeur, et profitant des chaleurs de l’été qui permettaient de me tenir en plein air, je me suis échappé. A présent, je ne crains plus qu’une chose: c’est d’être obligé de passer la nuit sans abri; la fraîcheur du soir pourrait me saisir. J’espère cependant que nous n’en serons pas réduites à cette extrémité, et que la Fée viendra à notre aide. Maintenant, à qui à parler?
Ce fut au tour de la Pervenche.
HISTOIRE DE LA PERVENCHE
Moi, dit-elle, je me suis éveillée sur la terre par une belle matinée d’avril. Un ruisseau faisait entendre son doux murmure à mes pieds; des oiseaux chantaient sur ma tête; la brise parfumée se jouait dans mes cheveux.
La terre m’a paru si belle dans sa nouvelle parure, le ciel si bleu, le soleil si radieux, que j’ai senti mes yeux s’humecter de larmes. Sans attendre le lendemain, je suis partie. La terre, en ce moment, m’aurait fait oublier le peuple des Fleurs. Mais aussi, peut-être, quel désenchantement le lendemain!...
J’ai voulu conserver mes illusions. Quand je serai de retour, je demanderai à la Fée de me laisser, chaque année, passer une heure sur la terre, pour me mirer au bord de l’eau, voir le ciel et respirer la brise, une heure rapide et fugitive, l’heure du printemps.
HISTOIRE DE LA FUCHSIE
La Fuchsie remplaça la Pervenche.
Quant à moi, s’écria-t-elle d’une voix claire et argentine, je ne me soucie plus de la terre, et me forcer d’y revenir serait la plus grande punition qu’on pût m’infliger.
Ma vie a été courte, mais bonne, et je ne demande pas à la recommencer. Il ne faut point gâter ses impressions: en cela, je suis de l’avis de la Pervenche.
J’avais choisi Paris comme lieu de résidence, et, dans Paris, j’habitais le quartier Bréda. Je courais les bals, les spectacles, les concerts. J’avais un appartement magnifique, un coupé, deux chevaux et un groom. Je dansais la polka à ravir; je fumais des cigarettes; je montais à cheval; je jouais au lansquenet et je buvais du vin de Champagne. On pouvait dire de moi comme de Fanchon:
Il fallait me voir, dans ce temps-là, comme j’étais jolie, l’hiver surtout, lorsque je paraissais dans un bal avec mon éclatant habit de Folie! Tout le monde me disait que je représentais au naturel l’ancienne déesse qui présidait aux folles distractions; j’avais sa grâce, son esprit, sa figure piquante, sa légèreté. Hélas! tout cela n’a duré qu’un moment! J’aimais trop le vin de Champagne; c’est lui qui m’a donné cette vilaine maladie que les médecins appellent gastrite. La terre m’est devenue insupportable depuis que je souffre de l’estomac; je retourne vivre au milieu des Fleurs, pour me mettre au lait de rosée, au sirop de brise. Le médecin des Fleurs, qui a nom Zéphire, me rendra sans doute la santé.
HISTOIRE DU DAHLIA
Après avoir encouragé et rassuré la pauvre malade, les Fleurs firent de nouveau silence pour écouter le récit du Dahlia.
Vous voyez en moi, commença le Dahlia, une ex-bouquetière. Lier des fleurs entre elles, les vendre à des gens qui marchandaient toujours, les faire porter à leur adresse, voilà quelles étaient mes occupations.
Je sais que les hommes ont fait beaucoup de poésies à propos des bouquetières. J’ai lu des nouvelles, des romans où elles jouent un rôle charmant. Elles favorisent les amours sincères, elles font échouer les fats, elles sont au courant de toutes les intrigues. Hélas! que ces fictions sont loin de la réalité! Je ne connais pas d’industrie plus triste, plus remplie de désillusions, pour me servir d’un mot maintenant fort à la mode sur la terre. Lasse de voir les femmes recevoir des bouquets de toutes les mains, et les hommes les plus amoureux descendre des hauteurs de la passion pour rogner ma note de quelques centimes; fatiguée d’être poursuivie par de vieux célibataires, qui m’appelaient prêtresse de Flore en essayant de me prendre la taille, j’ai pris le parti de fuir les hommes et de revenir à mon ancienne condition de simple fleur.
Le Dahlia raconta rapidement son histoire: il ne restait plus à entendre que la Sensitive et la Fleur de Pêcher.
HISTOIRE DE LA SENSITIVE
La pauvre Sensitive n’était pas faite pour le monde; je m’en suis trop tôt aperçue.
A peine eus-je revêtu le costume de femme, que ma sensibilité me causa des tourments affreux. Je ne parle pas de l’amour, ma pudeur devait me défendre.
Je souffrais par bien d’autres motifs! Au théâtre, la musique me faisait tomber en pamoison; les émotions du drame me jetaient en des évanouissements prolongés; le moindre changement de température agissait sur mes nerfs.
Le cigare surtout rendait ma vie amère. Que de fois n’ai-je pas dû subir les insolentes bouffées d’un fat!
Au lieu de me plaindre, on se moquait de moi; j’étais passée à l’état de femme nerveuse: personne ne croyait à mes souffrances; mes amis les plus intimes prétendaient que je me maniérais.
Un magnétiseur célèbre me proposa d’utiliser mon fluide et de courir la province pour donner des représentations, lire les yeux fermés, et deviner les maladies à la seule inspection des cheveux du malade. Humiliée par cette offre, lasse de voir le ridicule s’attacher à moi, j’ai pris la résolution de redevenir fleur. L’haleine douce de la brise, les caresses des papillons, voilà les seules choses que je puisse supporter.
Quand la Sensitive eut achevé son histoire d’une voix lente et plaintive, la Fleur de Pêcher fit part de ses aventures de la manière suivante:
HISTOIRE DE LA FLEUR DE PÊCHER
Je suis née dans un verger, de parents honnêtes; mais... Ici, un violent accès de toux lui coupa la parole.
—Ne faites pas attention, reprit-elle en coupant chacun de ses mots; malgré le mauvais temps, j’ai voulu me montrer avec une robe blanche un dimanche d’avril dernier, et j’ai pris un catarrhe. Elle voulut continuer, mais à chaque instant une toux de plus en plus opiniâtre l’arrêtait.
—Reposez-vous, lui dit le Cactus: vous êtes frileuse de votre nature, et malheureusement pour vous, aussi coquette que frileuse. Nous devinons votre histoire sans qu’il soit besoin que vous la racontiez. Ne faites pas d’efforts inutiles qui aggraveraient encore votre mal. Vous étiez jeune, l’hiver vous avait claquemurée dans votre cellule; vous étiez impatiente de vous faire voir avec votre beau déshabillé neuf, qui vous rendait si jolie; mais une robe blanche ne fait pas le printemps. Heureusement il y a, dans l’endroit où nous retournons, des espaliers bien chauds, qui vous permettront d’endosser au printemps vos gazes les plus légères sans craindre les giboulées. Il s’agit seulement de trouver notre chemin.
—C’est cela! répétèrent en chœur toutes les Fleurs: retrouvons notre chemin.
L’OISEAU BLEU
Cela était plus facile à dire qu’à exécuter. Trois voies s’ouvraient devant les pauvres Fleurs égarées: laquelle choisir? La solitude régnait autour d’elles; pour comble de malheur, le soleil s’abaissait derrière les arbres, et la nuit vient vite dans une forêt. Nos voyageuses se lamentaient de plus belle, lorsque tout à coup elles virent un bel oiseau qui vint se poser sur un arbre voisin du lieu où elles s’étaient assises.
Son bec était d’or, ses yeux d’émeraude, ses ailes de turquoise. Il les agita trois fois en regardant les fleurs.
—C’est lui! s’écrièrent-elles à la fois, c’est l’Oiseau bleu, notre ami! Bel Oiseau bleu, nous reconnais-tu?
L’Oiseau inclina doucement et gracieusement la tête comme pour dire: Oui.
—Sommes-nous encore bien loin du jardin de la Fée, de notre doux pays?
L’Oiseau vola sur une autre branche plus éloignée, en faisant un petit mouvement de tête du côté des Fleurs.
—Il nous fait signe de le suivre, dit la frileuse; hâtons-nous, mes sœurs, hâtons-nous.
En effet, elles marchèrent dans la direction de l’Oiseau. Dès qu’elles furent parvenues près de l’arbre sur lequel il était, il reprit son vol, et se posa à deux cents pas plus loin. La nuit, les yeux de l’Oiseau bleu brillèrent comme deux étoiles dans la ramée, et, pour donner du courage aux Fleurs fatiguées, il se mit à chanter. Nous ne dirons pas le nombre de lieues que les Fleurs firent pendant la nuit. On peut, sans exagération, le porter à plus de six mille.
A l’aurore, l’Oiseau bleu cessa de se faire entendre, les Fleurs ne le virent plus: elles étaient arrivées.
SOSPIRI
LE LISERON DES CHAMPS
Je suis une pauvre fleur qu’on laisse se flétrir sur sa tige. Aucune jeune fille ne vient me cueillir pour se parer le dimanche.
Mon cousin le Coquelicot me méprise; mon frère le Bleuet, tout fier de servir de guirlande aux bergères, ne m’adresse jamais la moindre parole de consolation. Il n’est pas jusqu’à mon voisin le Pied-d’Alouette qui ne me regarde d’un air dédaigneux en se dandinant sur ses longues jambes.
Et pourtant l’autre jour je me suis glissé hors du sillon natal; j’ai traversé le pré en silence, je suis arrivé jusqu’au bord de l’eau, et là, passant ma tête entre les roseaux, je me suis miré tout à mon aise.
Je ne suis pas plus laid que mon cousin le Coquelicot, que mon frère le Bleuet et mon voisin le Pied-d’Alouette.
Personne ne prend garde à moi cependant, on me délaisse; le Grillon lui-même s’enfuit quand je l’appelle. Il me fixe un moment avec ses yeux effarés, secoue ses longues antennes, et ne fait qu’un saut jusqu’à son trou.
Je suis la plus malheureuse de toutes les fleurs, personne ne m’aime!
Ainsi parlait le Liseron des champs en poussant de longs soupirs.
Une Coccinelle, un de ces jolis insectes tachetés que les enfants appellent Petites Bêtes du bon Dieu, passait près de là; elle entendit les lamentations du Liseron.
—Pourquoi murmures-tu contre ton sort? lui dit-elle. Depuis quand les hommes comprennent-ils la grâce qui se cache dans la solitude et dans la pauvreté? Ils passent auprès d’elle sans l’apercevoir, mais Dieu la voit et en jouit: c’est pour lui seul qu’il a fait les cœurs humbles et les petits Liserons des champs.
L’AUBÉPINE
ET
LE SÉCATEUR
— CONTE —
Voyant un jour ses enfants et ses petits-enfants s’étendre autour d’elle en jets aventureux, une Aubépine leur tint ce langage:
—Croyez-moi, mes chers enfants, ne dépassez pas les limites de la haie natale, ne vous avancez pas, ainsi que vous le faites, sur le bord du chemin, ne vous hasardez pas au milieu des arbres voisins; prenez garde! autrement le Sécateur vous croquera.
—Qu’est-ce que le Sécateur? s’écrièrent à la fois les jeunes Aubépines.
—Demandez à votre mère, ma fille aînée, répondit l’aïeule. Un jour qu’elle était bien petite, qu’elle fleurissait à peine, je lui avais permis de se balancer sur les bords du ravin; il venait de pleuvoir, et je me séchais au soleil, lorsque j’entendis des bruissements de frayeur: je tournai la tête et je vis le Sécateur qui menaçait votre mère. J’eus à peine le temps de m’élancer, de la prendre dans mes bras et de l’arracher aux dents du monstre, qui déjà ouvrait une gueule menaçante. Il passa si près de nous que je sentis presque le froid de sa morsure; j’entendis le cri strident qu’il poussa en fermant sa mâchoire. Heureusement nous étions à l’abri!
Les petites Aubépines frissonnèrent de terreur et se serrèrent les unes contre les autres.
—Mère, dirent-elles, apprends-nous comment est fait le Sécateur, afin que nous puissions l’éviter quand nous serons grandes.
—C’est surtout alors, mes enfants, reprit l’aïeule, qu’il deviendra dangereux pour vous! Le Sécateur, quoiqu’il soit un peu ogre de sa nature, n’aime pas la chair jeune. Il choisit les branches qui dépassent les autres en vigueur et en santé, et il en fait sa pâture. Le Sécateur, mes enfants, n’a que deux jambes et une gueule; ses lèvres minces sont effilées et tranchantes comme le fer. Il n’obéit qu’à un maître encore plus cruel que lui: ce maître s’appelle l’Horticulteur.
L’Horticulteur, mes enfants, est l’ennemi juré des pauvres plantes et des malheureux arbustes; les arbres même n’échappent pas à sa férocité! Il rêve sans cesse quelles nouvelles tortures il pourra leur infliger. J’ai vu des abricotiers qu’il clouait les bras en croix contre un mur exposé tout le jour au soleil. D’autres fois, c’est un cerisier et un prunier qu’il ampute; puis, par une amère dérision, il ente le bras de l’un sur l’épaule de l’autre. L’if et le buis sont ses victimes ordinaires; il les force à marcher sur la tête, à ramper en cerceau, à prendre les pauses les plus bizarres, les plus difficiles, les plus contre nature. S’ils ont l’air de rechigner et de vouloir revenir à leur posture naturelle, vite, il appelle le Sécateur pour les mettre à la raison.
Méfiez-vous de l’Horticulteur, mes enfants: son air est doux, sa physionomie tranquille. Il porte ordinairement une casquette grise, une redingote marron et des lunettes; il se promène dans les champs les mains dans ses poches et la bouche souriante. Son abord inspire la confiance. Il s’approche de vous doucement; il vous regarde d’un air paternel; il semble prendre plaisir à voir vos branches luxuriantes se mêler, se joindre, s’embrasser les unes les autres. Malheur à celles qu’il caresse de la main! Le Sécateur est là derrière lui; c’est le signal qui lui indique qu’il peut s’élancer sur sa proie.
N’imitez pas ces plantes et ces arbustes qui ont voulu mener la vie luxueuse des jardins. La tyrannie impitoyable de l’Horticulteur leur fait expier leur folle ambition. Restez aux champs, mes enfants, restez solitaires et cachées si vous voulez éviter le Sécateur.
Ces conseils de la vieille mère, ses enfants les ont suivis; l’Aubépine est, grâces au ciel, un des rares arbustes sur lesquels ne se soit point appesantie la main de l’Horticulteur.
Dieu protége l’Aubépine!
CHANSON
LA VIGNE
Les vendangeuses sont parties pour la vendange; elles vont cueillir le raisin mûr.
Écoutez leurs cris et leurs chansons, maintenant qu’elles reviennent; voyez leurs yeux comme ils brillent; la chaleur des grappes vermeilles s’est répandue sur leur visage.
Elles se tiennent par la main, et elles chantent en chœur la chanson de la vigne, la jolie chanson du vigneron.
«Je suis le mari de la vigne. Alerte, bon vigneron!
«J’étais bien jeune quand je l’ai épousée, et elle aussi, la pauvre petite vigne; elle n’était pas plus haute que ma main.
«Je lui suis resté bien fidèle, pourtant.
«C’était ma maîtresse, mon trésor le plus précieux. Le dimanche, je le passais auprès d’elle; j’écartais les cailloux de son chemin, j’arrachais les mauvaises herbes de ses pas, je passais de longues heures devant elle à la regarder.
«Hiver, été, par le chaud, par le froid, par le vent, par la pluie, c’est pour elle que je travaillais. Il ne faut pas rester les bras croisés quand on est le mari de la vigne!
«Toujours nous avons fait bon ménage.
«Voyez les jolis enfants qu’elle m’a donnés! Leur troupe couvre le coteau, et puis là-bas, dans la plaine, voilà mes petits-enfants.
«Elle, la mère, n’a pas quitté le seuil du logis; regardez-la toute charnue et vigoureuse; elle a de longs cheveux flottants, elle se tient droite encore; elle m’entoure de ses deux bras, lorsque j’entre dans ma chaumière; elle me regarde d’un air doux, quand, au soleil couchant, je vide à son ombre la coupe du soir.
«Chantons la vigne, la femme du vigneron.
«Elle est bonne nourricière; un lait rouge coule de son sein; il fortifie le faible et fait naître les bonnes pensées au cœur du fort. Malheur à celui qui, après avoir goûté le lait de la vigne, n’aime pas mille fois davantage sa maîtresse, ses amis, sa patrie!
«Le vin n’a jamais fait de lâches ni de traîtres; le vin attire le cœur sur les lèvres. C’est la vigne qui nous donne le vin!
«Aussi, quand au printemps elle livre à la brise le parfum pénétrant de sa petite fleur verte, tout le monde est heureux, tout le monde se sent renaître, et l’on attend l’automne pour célébrer le mari et la femme, la vigne et le vigneron.»
LE
CHAPITRE DES BOUQUETS
On écrirait des volumes sur le rôle que jouent les bouquets dans la société, et nous n’avons qu’un chapitre à leur consacrer.
Le bouquet prend toutes les formes, tous les caractères, toutes les physionomies; il est mince, il est fluet, il est gros, il est massif; il est moral, il est dangereux, il est filial, il est galant, il est conjugal, il est adultère; il a l’air sincère, menteur, naïf, évaporé. On peut dire d’une femme qui arbore certaines fleurs, qui les porte d’une certaine façon, qu’elle a jeté son bouquet par-dessus les moulins.
Nous ne dirons que quelques mots du bouquet patronal.
Le bouquet-Marie, le bouquet-Louise, ont leur grâce; mais le bouquet-Scholastique, le bouquet-Marceline, qu’en pensez-vous? Et le bouquet-Chrysostome, le bouquet-Pancrace, le bouquet-Jean. Quels atroces bouquets!
Il y a d’ignobles, de ténébreux bouquets qui s’introduisent chez vous pour capter votre héritage, ou votre protection; des bouquets qui s’adressent à votre bourse. Méfiez-vous de ces bouquets!
Il y a aussi le bouquet pique-assiette, le bouquet qui veut avoir son couvert mis à votre table, le pauvre diable de bouquet qui vous dit: Invitez-moi.
N’oublions pas le bouquet collectif, le bouquet des dames de la halle: il s’adresse à la fortune, à la gloire, à la naissance, à tout ce qui brille; c’est le bouquet de la louange banale. On ne le reçoit pas avec moins de plaisir pour cela.
Le bouquet domestique, celui du portier, de la bonne, du fermier, du garçon de bureau, espèce de pauvre honteux qu’il ne faut jamais repousser.
Le bouquet politique. On doit le recevoir avec recueillement, et lui adresser une harangue; c’est le plus ennuyeux de tous.
Il faut bien mentionner aussi le bouquet qu’on dépose sur les genoux de l’aïeule octogénaire;
Le bouquet que, tout enfant, on donne à sa mère en lui sautant au cou;
Le bouquet qu’au sortir de la maladie d’une sœur chérie vous allez porter à l’église en famille pour en orner l’autel de la Vierge;
Le bouquet qu’on ramasse dans un bal et qu’on garde précieusement: il y a encore des gens qui ramassent les bouquets, quoique le nombre en diminue tous les jours.
Le bouquet que l’on jette à une danseuse, le bouquet que l’on donne à sa fiancée;
Et enfin le bouquet qui pare un cercueil virginal.
Le bouquet est plus souvent un mensonge qu’une vérité, une peine qu’un plaisir. On peut le classer au nombre des petites misères de la vie humaine.
Ne vous est-il jamais arrivé, par un soir d’été ou d’hiver, de vous présenter chez des gens que vous avez tout intérêt à ménager, auprès desquels vous tenez à vous montrer poli, empressé, prévenant? Vous avez fait votre plus belle toilette, vous rêvez un aimable accueil; vous sonnez, vous demandez si madame est chez elle. Le oui fortuné est prononcé; vous entrez radieux. Pour comble de bonheur, la maîtresse de maison est seule: quelle occasion favorable pour lui glisser quelques mots de la place en question. Il va sans dire que le mari est député. La cheminée du salon est encombrée de bouquets de toutes les couleurs, de toutes les dimensions. Un frisson parcourt tout votre corps, vous pâlissez. Votre protectrice, la fée sur laquelle vous comptez, qui a vu votre embarras, se hâte de vous demander si les parfums vous font mal: C’est le jour de ma fête, ajoute-t-elle, mes amis m’ont vraiment comblée.
Vous l’aviez oublié!
Celui qui trouverait un mot spirituel pour sortir d’un embarras pareil serait plus fort que Talleyrand. Cet homme ne s’est pas encore rencontré.
Au contraire, le lendemain on aggrave sa situation en envoyant une énorme jardinière pleine de fleurs. Il y a là pour cinquante francs de sottise de plus.
Et si vous vous mariez, si vous faites officiellement la cour à une héritière, vous voilà condamné à six mois de bouquet forcé.
Quelle imagination ne faut-il pas chaque jour pour varier son envoi! Aujourd’hui les roses, demain les violettes de Parme, après demain les camélias; mais les jours, les semaines, les mois suivants?
—Charles, vous vous répétez, vous dit votre douce fiancée, vos bouquets baissent. Terrible avertissement, car du succès d’un bouquet dépend tout le bonheur de la soirée. Aussi, quelle perpétuelle tension d’esprit! quelle préoccupation perpétuelle! On passe ses journées chez la fleuriste, on vit avec un bouquet de Damoclès suspendu sur sa tête.
Les fiancées sont plus difficiles à contenter que les femmes. Ajoutez à cela qu’il faut savoir offrir un bouquet; très-peu d’hommes parviennent à se tirer convenablement de cette corvée galante. La plupart sont guindés, chevaliers français, apprêtés, troubadours en diable. Le naturel dans ces cas-là est une chose rare.
On est bien fort dans le monde quand on sait présenter un bouquet.
Il y a des gens qui le laissent tomber, ceux qui s’assoient dessus par distraction, ceux qui ne peuvent parvenir à le tirer du fond de leur chapeau, ceux qui le flairent avant de l’offrir. Nous n’en finirions pas si nous voulions énumérer toutes les preuves de maladresse et de mauvais goût que peut donner un simple bouquet.
Voyez ce jeune homme qui longe les trottoirs, portant à la main un paquet de forme oblongue soigneusement enveloppé dans un papier éclatant de blancheur. Il évite les passants, il se glisse le long des murailles, il court, il vole. Il en est au premier bouquet. L’acceptera-t-on? Voilà la question. On l’acceptera, malheureux, garde-toi d’en douter! c’est le bouquet de Pandore que tu tiens à la main: de là vont sortir les loges, les dîners, les parties de campagne, les robes de soie, les bijoux et tous les maux qu’un premier bouquet traîne à sa suite. Crois-moi, jeune homme, il en est temps encore, déchire-le, anéantis-le, ce bouquet; ne franchis pas le seuil de l’esclavage. Mais il ne m’entend pas; il est entré, le bouquet l’a entraîné dans l’abîme!
Il y a des gens qui vous diront: Le bouquet est à la Française ce que l’éventail est à l’Espagnole, et de là cinq ou six pages de dissertation. Nous respectons trop le lecteur pour lui imposer ces lieux communs: laissons cela à ceux qui, en fait d’observations, restent toujours en rhétorique. De toutes les femmes, la Française est celle à qui le bouquet va le moins bien. Il embellit la démarche sentimentale, la physionomie mélancolique de l’Allemande et de l’Anglaise. Avec l’Italienne, le bouquet intervient dans la conversation; il parle, il gesticule, il baisse la tête ou la relève; il est tour à tour plein de tendresse et de colère; il a une âme, des sens; il anime la scène, il vit. Qu’est-ce qu’un bouquet entre les mains d’une Française? Un personnage muet, une espèce d’automate dont les mouvements sont réglés par ce mécanisme qui s’appelle l’étiquette.
Aussi en France tous les bouquets ont l’air ennuyé. Voyez-les au concert, au spectacle, au bal, jeunes ou vieux, célibataires ou mariés, aucun sentiment autre que celui de la fatigue ne se trahit sur leur physionomie uniforme et monotone. Je ne suis pas Hoffmann, mais j’affirme avoir vu sur le rebord de certaines loges à l’Opéra des bouquets qui bâillaient; d’autres dormaient. L’énorme bouquet de Mme V.... ronflait positivement.
Le bouquet a depuis longtemps perdu toute valeur sentimentale. Je ne connais pas sa situation philosophique et morale dans les autres pays; mais, en France, il n’y a plus que les amoureux du Gymnase qui séduisent les femmes en glissant des lettres dans leurs bouquets.
Le bouquet n’est plus banni du ménage, le mari l’a amnistié. Il faut en prendre notre parti, le bouquet n’est plus qu’un mythe, un symbole, une illusion. En fait d’idées et de sentiments anciens, ne faisons pas trop cependant les esprits forts. Quand les croyances s’en vont, les superstitions restent. Qui sait, nous qui rions du bouquet, s’il ne nous arrivera pas de pleurer en retrouvant un de ces quatre matins, au fond de quelque tiroir oublié, une touffe de feuilles desséchées!
ROMANCE
LE MYOSOTIS
Romance
LE MYOSOTIS
MUSIQUE DE M. AUGUSTE MOREL
LES PARFUMS
Les parfums sont bien déchus de leur ancienne importance depuis la mort des trente-deux mille divinités ou sous-divinités du monde païen.
Les parfums ont perdu leur caractère religieux. Les temples, les autels ne fument plus; c’est à peine si on brûle quelques grains d’encens dans les églises.
La chambre nuptiale et la salle des festins ne sont plus parfumées; les fontaines d’eau odorante ne coulent plus dans les fêtes publiques.
L’extrême civilisation et la barbarie, le paganisme et le moyen âge se touchaient par un point: l’amour des parfums.
Le fashionable grec ou romain se serait cru déshonoré s’il se fût montré dans le monde sans que ses cheveux, sa barbe, ses vêtements fussent parfumés; le baron féodal aurait trahi les lois de l’hospitalité si l’hôte, en se mettant à table ou en entrant dans son lit, n’eût respiré l’odeur fortifiante de quelque parfum.
Il est vrai qu’à cette époque, où la chimie avait fait peu de progrès, une jonchée de roses, ou l’odorante ramée du bois voisin, suffisait aux besoins de l’odorat, et formait tout l’art de la parfumerie.
Notre siècle n’a point hérité de ce goût. Le parfum n’existe qu’à l’état de tolérance; on s’en sert, mais on ne l’avoue pas.
Par quel enchaînement bizarre de faits et d’idées est-on venu à cette hypocrisie du parfum?
Cette étude nous entraînerait trop loin; d’ailleurs, elle n’est pas de notre sujet. Bornons-nous à constater un fait accompli.
Aujourd’hui, un homme n’ose pas avouer qu’il met de la pommade à ses cheveux. Voilà un monsieur qui met de la pommade; cette phrase est caractéristique. Si on la prononce sur votre compte, vous êtes classé, étiqueté, jugé.
Il suffit d’humecter son mouchoir de quelques gouttes d’eau de senteur, pour se donner le vernis de petit-maître et d’homme efféminé. On tolère, par exemple, l’usage du savon parfumé pour se laver les mains et se faire la barbe.
Voilà pour les hommes.
Autrefois une femme portait sur elle des parfums sans croire commettre une faute. On sentait la rose, le jasmin ou la vanille, selon la mode; tout le dix-huitième siècle s’est poudré sans vergogne à l’iris. Dire à une femme qu’elle porte des odeurs, avoir l’air de s’en apercevoir, c’est se perdre sans retour auprès d’elle.
Mais cependant, me direz-vous, les flacons, les cassolettes parlent d’elles-mêmes.—Laissez-les parler, mais faites semblant de ne pas les entendre. Ma jeunesse, ma beauté, ma fraîcheur, voilà mes parfums, pensent les femmes; qu’avez-vous besoin, malotru que vous êtes, de vous apercevoir que je sens la violette ou la bergamote?
La femme, malgré tout cela, ne peut se passer de parfums; il lui en faut, elle les aime. Aussi jamais l’art du parfumeur n’a été plus florissant; mais toute son habileté consiste à dissimuler, à voiler, à déguiser le parfum. Aujourd’hui le parfumeur ne distille plus que des paradoxes.
Vous connaissez l’histoire de la culotte du ci-devant jeune homme? On peut l’appliquer à la parfumerie. Faites-moi des parfums, mais s’ils sentent quelque chose, je n’en veux pas.
La tradition des parfums s’est maintenue pourtant chez quelques honnêtes familles de la province et du Marais. On a des recettes pour fabriquer la marmelade aux abricots et l’essence de rose, les cerises à l’eau-de-vie et la pommade au jasmin. C’est de la parfumerie de ménage.
Les mères croient encore à la pommade. Elles n’ont point renoncé au charme de pommader la chevelure de leurs enfants. C’est un soin qu’à l’exemple du Jasmin devenu femme, elles prennent toujours avec plaisir.
Le sachet persiste aussi, malgré la défaveur générale qui s’attache aux parfums. Il est éternel comme les pantoufles, les bretelles brodées et le bonnet grec. Méfiez-vous du sachet!
La parfumerie moderne a poussé si loin le paradoxe, qu’elle est parvenue à proscrire le parfum des fleurs. Le règne minéral, le règne animal, sont mis à contribution pour satisfaire les caprices des femmes à la mode; mais on dédaigne le règne végétal. Il faut arriver en droite ligne des colonies ou de Carpentras, pour ne pas tomber en des spasmes terribles rien qu’en respirant l’odeur de l’œillet ou de la tubéreuse.
Aussi, le moment est venu de nous écrier: Les parfums s’en vont!
Ce départ a coïncidé avec l’invention des nerfs. En créant la névralgie, la médecine a porté le dernier coup au parfum. On ne l’accepte plus que comme moyen de suicide: au lieu d’allumer un réchaud de charbon, on se contentera de déposer un bouquet de roses sur sa cheminée. Il y a des romanciers qui ont fait mourir leur héroïne en l’enfermant dans une serre. Je connais un bas-bleu qui garde précieusement chez elle un petit flacon d’essence de rose; quand la coupe du désenchantement sera pleine, elle respirera le flacon et tout sera dit.
Les parfums sont morts, vivent les sels!
Mais non, nous ne pousserons pas ce cri antinational. Le sel est un produit de l’invasion étrangère, le sel est anglais. Jamais en France le sel ne régnera!
Le sel est frère du gingembre, du poivre rouge et du vin de Porto.—Il convient à des narines dépravées, à des nez spleenétiques; il est fils des climats sombres et brumeux. Le sel fait éternuer: c’est un tabac minéralogique.
Les Françaises reviendront aux parfums des fleurs. L’abus des nerfs commence à se faire sentir; on éprouve assez généralement le besoin d’en venir aux vapeurs. Sous l’ancien régime, les parfums les dissipaient.
Et remarquez bien que ces nerfs si délicats, ces nerfs si susceptibles, consentent à ce qu’on brûle devant eux des petits bâtons jaunes d’une composition douteuse, d’un arome suspect, qui donneraient la migraine à un charbonnier. Il est vrai que ces petits bâtons arrivent de Chine et sont fabriqués à Pantin.
Bientôt, il faut l’espérer, nous reverrons ces temps heureux où les poètes parlaient de la démarche embaumée des femmes, et de leur présence qui se trahissait par des parfums. Que de choses nous aurions à ajouter à ce que disaient les poètes! Le choix du parfum n’était-il pas une occasion de plus de montrer son esprit? Il y avait le parfum du matin, le parfum du jour, le parfum du soir, le parfum de l’intimité et le parfum du monde; le parfum du boudoir et celui de la rue; le parfum heureux, le parfum mélancolique, le parfum du rendez-vous, couleur de muraille; enfin, le parfum de tous les sentiments, de toutes les situations, même le parfum de la constance, toujours le même parfum.
Les femmes ont perdu plus qu’elles ne le pensent à la suppression des parfums. Sans eux point de toilette vraiment complète. Ils sont la partie vivante et animée de l’élégance, ils créent à la femme comme une atmosphère de déesse qui semble la séparer de la terre. Les sens ont leurs souvenirs comme le cœur; pourquoi le nez, qu’on me pardonne d’écrire ce mot, presque toujours ridicule, n’aurait-il pas sa poésie? Vous qui vous rappelez l’étoffe de sa robe, le son de sa voix, la couleur de ses gants, la nuance de ses yeux, la forme de son chapeau, avez-vous oublié son parfum, si elle en portait, et n’avez-vous pas regretté qu’elle n’en portât pas? Ce serait un moyen de plus de se souvenir d’elle.
Il n’y a de parfum véritable que le parfum des fleurs; tous les autres rentrent plus ou moins dans la pharmacie. Que les Françaises laissent les sels aux pâles sectatrices du soda-water; elles ont banni les fleurs, mais les fleurs ne leur tiendront pas rancune: roses, lis, jasmins, violettes, tubéreuses, toutes les fleurs sont encore prêtes à verser le plus précieux de leur sang pour la beauté repentante.
FABLE
LA SCABIEUSE ET LE SOUCI
Assis à l’ombre d’un saule pleureur, le Souci jetait un regard d’envie sur la prairie.—Toutes les fleurs sont heureuses, se disait-il; moi seul je souffre, on me délaisse, on m’abandonne, personne ne veut me prendre en pitié.
Comme il gémissait ainsi sur son sort, il vit passer dans le ravin une jeune Scabieuse tenant deux petits enfants à la main.
—C’est la Scabieuse qui habite au pied du coteau; elle a perdu son mari hier; la voilà veuve avec deux enfants sur les bras; elle doit être triste comme moi. Eh bien! je suis sûr qu’elle va faire un détour pour éviter de me rencontrer.
En prononçant ces paroles, le Souci poussa un énorme soupir. La Scabieuse, qui causait en se promenant avec ses deux pauvres orphelins, entendit ce soupir et leva la tête.
—C’est vous qui soupirez ainsi? demanda-t-elle au Souci d’une voix douce.
—Et qui donc serait-ce? répondit le Souci d’un ton bourru; n’ai-je pas raison de soupirer?
—Pourquoi plus qu’un autre? reprit la Scabieuse; tout le monde n’a-t-il pas sa part de tristesse dans cette vallée de larmes? Pour diminuer ses chagrins, il faut se créer des devoirs. Je serais bien malheureuse si mon mari, en mourant, ne m’avait laissé ces deux faibles créatures à soutenir; elles m’ont pour ainsi dire rattachée à la terre, c’est pour elles que je vis.
—Elles vous mépriseront quand elles n’auront plus besoin de vous. Les enfants sont des ingrats.
—Avez-vous été marié?
—Jamais!
—Quels sont vos amis?
—Je n’en veux point, ils sont tous intéressés.
—Aimez-vous vos semblables?
—Non, car ils me détestent.
—Je vous plains de penser ainsi, continua la Scabieuse; mais cela ne m’étonne pas, vous voulez vivre dans la solitude. Cessez d’être misanthrope, croyez-moi; épanchez votre cœur dans le cœur d’un ami, si vous voulez être heureux.
L’isolement aigrit le souci.
LA TRAITE DES FLEURS
Je ne puis traverser un marché aux fleurs sans me sentir saisi d’une amère tristesse. Il me semble que je suis dans un bazar d’esclaves, à Constantinople ou au Caire. Les esclaves sont les fleurs.
Voilà les riches qui viennent les marchander; ils les regardent, ils les touchent, ils examinent si elles sont dans des conditions suffisantes de jeunesse, de santé et de beauté. Le marché est conclu. Suis ton maître, pauvre fleur, sers à ses plaisirs, orne son sérail, tu auras une belle robe de porcelaine, un joli manteau de mousse, tu habiteras un appartement somptueux; mais, adieu le soleil, la brise et la liberté: tu es esclave!
Pauvres fleurs! on les entasse les unes sur les autres, on les laisse exposées au vent, à la poussière, à toutes les intempéries des saisons. Le passant s’arrête. Redressez-vous, pauvres fleurs, faites les coquettes; c’est pour cela que le marchand vous a conduites au bazar, c’est sur vous qu’il compte pour s’enrichir.
La plupart restent inclinées sur leur tige; elles sont languissantes, faibles, étiolées; les fatigues d’un long voyage, les ennuis de la captivité se lisent sur leurs feuilles pâles. Que leur importe d’être belles! Avant le soir elles auront passé sous les lois d’un maître inconnu.
Heureuses alors celles que la jeune et laborieuse ouvrière emporte pour orner sa mansarde. L’eau ne leur manquera pas, du moins, ni l’air non plus. Il y a sur le bord du toit une petite place que le soleil regarde en se levant, où l’on entend le chant lointain des oiseaux qui traversent les airs à l’aube naissante; quand les oiseaux se taisent, c’est la grisette qui se met à chanter. La fleur peut être heureuse, elle est sa sœur.
Heureuse aussi la fleur devant laquelle s’est arrêtée, ce matin, cette blonde et rêveuse jeune fille suspendue au bras de sa mère! On la transportera dans un jardin, au pied de la fenêtre de sa maîtresse. La nuit, elle mêlera ses doux parfums à ses rêves de vierge; le jour elle l’entendra soupirer et se pencher, en murmurant un nom confus sur son calice. Je ne te plains pas, belle fleur, tu es chez ton amie.
Mais vous, infortunées, qu’un marchand a achetées pour orner son comptoir, qui racontera vos ennuis dans cette atmosphère lourde des boutiques; qui retracera vos souffrances, pauvres fleurs d’estaminet perdues dans l’opaque brouillard du cigare, vous si sensibles, si délicates, si nerveuses!
Et vous, hôtesses passagères des palais, fleurs choisies pour un soir de fête; on ne vous achète pas, on vous loue: au lieu d’être esclaves vous êtes domestiques. Vous faites la haie sur le passage des belles invitées, on vous relègue à l’antichambre avec les valets; vous êtes là exposées à tous les vents coulis, vous grelottez sous votre robe de gaze légère; au bout de huit jours de cette existence, vous mourrez d’une phthisie pulmonaire!
Eh bien! votre sort me semble préférable au sort de cette fleur qu’une grande dame a achetée dans un moment de caprice. On lui accorde à peine un regard, puis on l’abandonne aux soins de la valetaille insensible et négligente. Souvent on a vu des fleurs expirer faute d’un verre d’eau ou d’un rayon de soleil. Hélas! les fleurs n’ont pas de voix pour se plaindre; elles ne savent que courber la tête et mourir.
Arracher une fleur à son pays natal, la séparer de sa famille, de ses amis, l’exposer sur un marché, n’est-ce pas là un crime de lèse-sensibilité? La traite des hommes est supprimée, demandons aux Chambres une loi contre la traite des fleurs. Nous l’obtiendrions si nous vivions encore à l’époque des Amis de la nature; mais, hélas! ils sont morts avec Jean-Jacques Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre!
Quels mots viens-je de prononcer? Les Amis de la nature ont un grand reproche à se faire à l’égard des fleurs: ce sont eux qui ont propagé l’herborisation et donné naissance à la mode des herbiers.
Avant l’album, l’herbier florissait; depuis l’enfant de douze ans jusqu’à la femme de quarante ans, tous les âges avaient leur herbier comme ils ont aujourd’hui leur album. On faisait des parties d’herborisation, comme on fait des parties de campagne. On ne pouvait faire un pas dans les champs sans rencontrer des gens brandissant un scalpel ou des ciseaux. Des femmes qui se seraient évanouies en voyant écraser un ciron, des hommes qui, le matin même, avaient écrit des chapitres ou prononcé des discours contre les tortures infligées aux malheureux nègres, scalpaient, cisaillaient, écorchaient vivants de candides marguerites ou d’innocents muguets; on arrachait leurs feuilles une à une, on plongeait le poignard dans leur corolle, on coupait leur corps en trois ou quatre morceaux, on leur infligeait toutes les tortures, tous les martyres, afin, disait-on, de pénétrer les secrets de la nature. Toujours la nature! Maintenant il n’est question que de la science. Les femmes ne s’en mêlent plus, il est vrai, mais on commet les mêmes crimes par amour de la science. Si vous essayez d’élever la voix en faveur des plantes, on s’écrie que vous êtes un barbare, un ennemi du progrès, que vous voulez entraver les conquêtes de la science, que vous voulez faire rétrograder l’esprit humain jusqu’à cette époque de ténèbres où l’on punissait la dissection comme un sacrilége. La dissection! Mais faut-il, pour assurer les besoins de l’anatomie, permettre qu’on s’empare des gens pleins de vie, qu’on les tue pour les emporter à l’amphithéâtre? Est-ce que les plantes et les fleurs ne vivent pas comme les hommes? Ne sentez-vous pas, cruels Amis de la science, que vous n’êtes que d’abominables étouffeurs? Si la pâquerette pouvait crier, vous seriez obligés de jeter sur sa tête un masque de poix!
Ramassez au matin les morts de la prairie: hélas! l’orage, les insectes, l’ardeur du soleil, le sabot du pâtre font assez de victimes; l’autopsie du cadavre vous est permise, mais respectez les vivants!
Nous ne voulions parler que de l’esclavage des fleurs, l’indignation nous a fait jeter ce cri. Au surplus, nous ne nous écartons pas trop de notre sujet, puisque nous traitons du sort que les lois humaines font aux fleurs.
Il est certain que la traite des fleurs est aujourd’hui un fait patent. Le gouvernement la tolère et l’encourage. Chaque année il expédie, même sous le nom de Voyageurs du Jardin des Plantes, des espèces de corsaires qui vont çà et là sur tous les rivages, font des descentes, des expéditions dans l’intérieur des terres, et ramènent captives les fleurs dont ils ont pu s’emparer. On les transporte en France, on leur donne une case au Jardin du Roi, on les établit en familles; ces fleurs s’acclimatent, font des enfants, et, quand ils sont arrivés à un certain âge, le gouvernement les arrache au sein de leur mère, et les vend ou les donne à des particuliers.
Cela est affreux! Quand donc les fleurs trouveront-elles leur Wilberforce?
Fleurs infortunées! L’autre jour je passais sur la place de la Madeleine; il y avait là un beau lis qu’un vieillard marchandait.
La fleur paraissait souffrir dans sa pudeur de se voir ainsi regardée; parfois on voyait comme un frisson courir sur sa tige, et sa blanche tête se rejeter en arrière: c’était lorsque le vieillard la touchait.
Je regardai le lis; je crus voir une larme trembler au fond de son calice; il me sembla que la fleur me parlait.
—Achète-moi, disait-elle, ne me laisse pas tomber entre les mains de cet homme. Hélas! que va-t-il faire de moi? J’ai peur quand il me regarde, je tremble quand il me touche. S’il me faut le suivre, je mourrai.
—Je te sauverai, m’écriai-je, je te sauverai!
Le vieil acheteur se retourna vers moi d’un air étonné. Il fit signe à un domestique, qui s’empara de la fleur. Je m’adressai au marchand trop tard: il avait reçu le prix de l’esclave!
Je la suivis jusqu’à la porte de sa nouvelle demeure. De loin elle me remerciait d’un sourire doux et résigné.
Je la vis disparaître.
Le lendemain, j’étais devant l’hôtel, je voulais avoir des nouvelles de mon pauvre lis: un domestique jetait dans la rue une fleur flétrie.
Combien d’autres fleurs sont mortes ainsi!
BARCAROLLE
LA FLÈCHE D’EAU
Vogue, ma barque, fends le courant rapide: elle m’appelle à l’autre bord; j’entends sa voix qui me protége!
Ainsi chantait le pêcheur, et, s’appuyant sur sa rame, il divisait le flot en laissant après lui un sillon argenté. Sa barque volait comme l’hirondelle; déjà les saules du rivage laissaient voir leur chevelure verte. Le pêcheur redoubla d’efforts. Tout à coup il lui sembla que sa barque, rebelle à la rame, était entraînée doucement vers un point opposé. Au même instant la lune se voila; il vit, au milieu des joncs, se dresser lentement une belle femme, et il entendit une voix qui chantait:
«Où vas-tu, jeune pêcheur? Écoute, je suis la blanche reine de l’onde. La rive est pleine de désillusions; suis le courant qui t’entraîne vers moi; je te montrerai le chemin qui conduit dans mes bleuâtres royaumes, vers mon palais de cristal. Ne me connais-tu pas? Le soir, c’est moi qui t’endors au bruit de mes soupirs expirant sur la grève; c’est ma fraîche haleine que tu respires le matin sur le seuil de ta chaumière. Vois, ta barque d’elle-même marche vers moi. Laisse-toi aller, pêcheur, suis le courant qui te guide.»
Le pêcheur, pâle d’effroi, gardait le silence. Le malheureux s’était approché de cet endroit mystérieux où s’élève la flèche d’eau au milieu de mille plantes aquatiques. Les rameurs qui ont obéi à son appel n’ont plus reparu au village; on les a trouvés bien loin sur le rivage frappés de nombreuses blessures. La menteuse divinité les avait percés de ses dards.
Ces histoires se présentèrent à l’esprit du pêcheur, mais l’ondine chantait toujours, une fascination involontaire le privait de ses forces, il allait abandonner l’aviron.
Tout à coup, son nom répété trois fois retentit sur la rive.
—Vogue, ma barque, s’écria le pêcheur ranimé, fends le courant rapide: elle m’appelle à l’autre bord; j’entends sa voix qui me protége!
Il s’éloigne, et l’ondine disparaît, ne laissant après elle qu’un cercle d’argent sur l’eau.
LES FLEURS PERDUES
Les anciens, plus heureux que nous, connaissaient une foule de fleurs dont on ne trouve plus de traces sur la terre: elles ont disparu. La nature, en les supprimant, a voulu nous punir, sans doute, de la tiédeur de notre culte pour elles. Leurs charmes, leurs propriétés particulières, constituent une perte bien grande pour les commodités ou les plaisirs de l’humanité. Quel malheur, par exemple, pour les glaciers et les limonadiers, que nous ne possédions plus la coracesia, cette fleur qui, au dire de Pythagore, faisait geler l’eau! et l’aproxis, qui, s’enflammant au moindre contact, remplaçait si avantageusement les allumettes chimiques allemandes ou françaises! et le baaras, ce cierge embaumé des montagnes du Liban! L’historien Josèphe raconte que la longue tige du baaras s’allumait d’elle-même, le soir, et brûlait jusqu’au matin sans se consumer. Quel bonheur si, au lieu de nos tristes réverbères, de nos becs de gaz puants, nous étions éclairés, en passant dans chaque rue, par une double rangée de beaux arbres enflammés! Pourquoi ne trouve-t-on plus de graine de baaras?
Épouses qui soupirez après un enfant, au lieu de vous confier à la vertu d’une eau sulfureuse et nauséabonde; et vous, vieillards, qui essayez en vain de combattre les ravages des années, que n’avez-vous un brin de ce fameux dudaïm, qui ne fleurit malheureusement plus que dans les livres hébreux, et qui rendait les femmes fécondes et les hommes éternellement jeunes!
L’existence de l’achemys résoudrait bien mieux que les chemins de fer le problème de la paix universelle. L’achemys avait la propriété de mettre en fuite ceux qui le touchaient. Comment songer à la guerre avec une arme qui disperserait les armées opposées et les empêcherait de se rejoindre?
Beaucoup de gens regretteront le népenthès, cette fleur, souvent consolante, qui faisait perdre la mémoire, surtout en songeant au moly, qui vous rendait à l’instant même le souvenir. Circé administra du népenthès à forte dose aux compagnons d’Ulysse; celui-ci les guérit en leur faisant avaler à temps une contre-dose de moly.
N’oublions pas de citer le sylphion. Au mois de la floraison, cette plante laissait couler de sa tige une résine précieuse qui, séchée et réduite en poudre, guérissait tous les maux, même la colique et le mal de dents; c’est Pline qui l’assure. Cyrène était la ville où l’on cultivait le remède universel. César, en s’emparant de Cyrène, abandonna le trésor public à ses lieutenants, et se réserva la provision de sylphion conservée dans le susdit trésor à l’égal des matières les plus précieuses.
Rappelons aux gastronomes le borahmez, cette fleur entièrement semblable à un agneau. Recouverte d’une blanche toison, elle reposait sur quatre tiges; ses feuilles laineuses figuraient les oreilles et la queue. A la moindre incision, une liqueur rouge comme du sang s’échappait de la plante; on voyait sa pulpe rose et sanguinolente comme la chair. Si on la mettait au feu, elle répandait tout de suite dans les airs un délicieux parfum de gigot rôti. Au moins, dans le pays où croissait le borahmez, les voyageurs n’avaient pas besoin de faire des provisions de route. L’histoire ne nous dit pas le nom de cette bienheureuse contrée où l’on pouvait ainsi cultiver des côtelettes sur la plante; ce doit être le pays de Cocagne, déjà connu de l’antiquité.
Les anciens possédaient aussi la fleur qui rend les amours éternelles.
La fleur qui donne la gaieté: les modernes s’imaginent l’avoir remplacée par le hachisch.
La fleur qui chante existait encore pendant le moyen âge. Albert le Grand affirme l’avoir entendue. Pendant les nuits sereines de l’été, au milieu du silence de la nature, on entendait tout à coup vibrer une voix pure et harmonieuse dont les notes montaient vers le ciel. C’était la mandragore qui chantait sa nocturne mélodie. Ceux qui l’écoutaient se sentaient saisis d’une émotion inexprimable; leur cœur battait avec une douce violence, des larmes de tendresse mouillaient leurs yeux. Quelquefois le rossignol essayait de lutter avec la mandragore; mais bientôt le charme agissait sur lui, ses roulades devenaient peu à peu plus lentes, sa voix plus faible, puis il se taisait pour écouter sa rivale victorieuse. La voix de la mandragore portait bonheur à ceux dont elle frappait une fois les oreilles; toute leur vie ils l’entendaient retentir au fond de leur cœur: c’était la Poésie qui leur avait parlé.
Hélas! les nuits d’été sont toujours sereines, les rossignols lancent encore dans les airs leurs mélodieuses fusées; mais la mandragore ne chante plus!
GUZLA
LE CYPRÈS
Enfant, je venais m’asseoir sous ton ombre, et mon âme, suivant le vol des colombes qui se dirigeaient vers le Bosphore, se perdait avec elles dans l’azur du ciel.
Maintenant, je m’avance d’un pas lent et fatigué, j’étends avec peine mes membres vers la terre, mon âme ne vole plus avec les colombes: l’enfant est devenu un vieillard.
Tu me prêtes encore ton ombre, beau Cyprès; ton tronc droit, élancé, me sert d’appui; je vois d’ici le tombeau de mon père, la place où sera le mien.
Le Cyprès monte droit vers le ciel, comme la prière du vrai croyant; il semble que la voix de ceux que nous avons aimés nous parle dans le murmure de ses branches.
Il y a bien longtemps que nous nous connaissons, vieux Cyprès; chaque jour je viens près de toi aspirer l’odorante fumée de mon narghiléh, et puis rêver en égrenant mon long chapelet. Tu connais toutes mes pensées; tu peux dire si jamais j’ai eu peur de la mort.
Je t’aime, au contraire, parce que tu m’y fais penser. Quelle idée plus douce que celle de la mort à l’homme qui a longtemps vécu!
Oh! quand mon âme pourra-t-elle s’envoler loin, bien plus loin que les colombes qui se dirigent vers le Bosphore, plus haut que les minarets de Sainte-Sophie, au delà des nuages, au-dessus du bleu firmament!
C’est là que nous attend le bonheur éternel! Viens, ange de la mort, viens frapper à ma porte, le vieillard est prêt à partir.
Brises qui chantez dans ce Cyprès, apprenez-moi l’instant de ma délivrance: chaque jour je viens vous le demander, et vous ne me répondez pas.
LETTRE CRITIQUE ET PHILOSOPHIQUE
DU
DOCTEUR JACOBUS
A L’AUTEUR
Monsieur,
Oubliant le respect que vous devez à un homme de mon importance, vous vous êtes permis, non-seulement de me faire figurer dans votre livre, mais encore de me prêter un rôle que ma haute position ne me permet point d’accepter. Vous prétendez que la Pensée errante, ayant reçu l’hospitalité chez moi, me révéla par reconnaissance le langage des Fleurs. S’il faut vous en croire, je me suis montré émerveillé de cette découverte. Pour qui me prenez-vous, Monsieur?
Il faut que vous sachiez que les esprits vraiment philosophiques de ce temps-ci ne considèrent plus depuis longtemps le prétendu langage des Fleurs que comme une puérilité, une faribole, une véritable mystification. Les grandes intelligences, dont je fais partie, se sont élevées à la seule conception qui puisse rendre un compte exact de la signification morale des Fleurs: cette conception, c’est l’analogie universelle.
La nature, Monsieur, a créé dans certains animaux et végétaux des images de nos passions. La vipère représente la calomnie, le chien, la fidélité; le gui est l’emblème du parasite. Ce sont ces rapports symboliques qui établissent l’état d’analogie entre l’homme et la création. Pour ne parler que des plantes, chacune d’elles est un miroir fidèle de nos sentiments et de nos passions. Un parterre est un musée où revivent en tableaux fleuris et animés nos vices et nos vertus.
La science qui doit expliquer ces ressemblances, c’est l’analogie ou physiologie comparée. Les anciens avaient entrevu cette méthode. Chaque chose inanimée, les fleurs surtout, renfermait une allusion aux choses animées. Mais les anciens méconnurent la réalité pour s’égarer dans le monde des fictions; ils furent poètes, mais non analogistes ou psychologues.
Vous avez suivi pas à pas les traces des anciens; aussi vous êtes non-seulement resté en arrière des notions nouvelles, mais encore vous avez commis des erreurs énormes, faute de recourir aux principes de l’analogie universelle.
Permettez-moi, Monsieur, de recourir à quelques exemples:
Je lis dans votre prétendu langage des Fleurs que la fleur d’oranger représente le mariage. Cela s’écrit et se débite depuis des siècles: une jeune fille ne se croirait pas bien et dûment mariée si, le jour de ses noces, elle ne portait pas une couronne d’oranger sur la tête. Je n’ignore point cela, mais quels rapports existe-t-il entre cette fleur et le mariage? On pourra faire à ce sujet, ainsi que vous l’avez tenté, beaucoup de poésie, mais voilà tout. La poésie ne donnera pas la clef de ce mystère. Recourez à l’analogie, vous trouverez tout de suite la plante qui symbolise le mariage.
Vous avez sans doute été frappé plus d’une fois de l’aspect lugubre que présente le grand iris tacheté de noir. Il montre orgueilleusement ses couleurs sombres, alliant à la fois la richesse à l’uniformité. N’est-ce pas là l’emblème de ces unions princières qui se concluent au milieu de la pompe, et qui se consument plus tard dans la monotonie de l’ennui? L’iris bleu, l’iris jaune, l’iris papillon, représentent au contraire les mariages heureux.
Deux corolles paraissent alternativement sur l’iris. La seconde ne paraît que lorsque la première est flétrie. C’est l’image du lien qui unit quelquefois un vieillard à une jeune fille: l’âge du bonheur commence pour l’une, et finit pour l’autre.
Le réceptacle d’étamines a la forme de chenille, en souvenir des calculs sordides qui président trop souvent au mariage. La feuille de l’iris commun est écrasée, en signe de la misère qui frappe les petits ménages; elle se termine par une pointe desséchée, comme pour montrer le résultat stérile des efforts de la pauvreté.
Vous voyez, Monsieur, par quelles puissantes raisons d’analogie la fleur du mariage doit être l’iris, et non pas l’oranger. Mais je continue l’examen détaillé de vos sophismes:
La rose, selon vous, représente la beauté. Erreur profonde, qui dénote en vous un jugement des plus superficiels et des plus routiniers. La rose, c’est la pudeur de la jeunesse.
Elle a toutes les couleurs du jeune âge, elle affectionne les lieux frais, en symbole de la fraîcheur de jeunesse dont elle est douée. Son parfum est un arome qui enivre doucement comme l’affection qu’inspire une jeune fille. La rose ne plaît véritablement que lorsqu’elle est demi-éclose; entièrement épanouie, elle paraît moins belle. Ainsi, l’innocence est préférable à la beauté.
Au mot dédain correspond dans votre langage des Fleurs l’œillet. Qu’ont-ils ensemble de commun? L’œillet tombe et traîne à terre sa tige élégante; il faut qu’une main amie le soutienne, et lui donne pour appui une branche d’osier nommée tuteur. Les pétales de l’œillet brisent leur enveloppe et s’échappent en désordre. La main de l’homme doit aider à rompre les barrières du calice, et un ingénieux encartage favoriser le développement des pétales,—alors la fleur devient belle. N’est-ce point là le symbole le plus gracieux de la maternité?
Et le lis, Monsieur, qu’en avez-vous fait du lis? En vérité, c’est à n’y rien croire; il est pour vous synonyme de majesté. Observons les caractères distinctifs du lis. Sa tige est droite et ferme, elle est entourée de gracieuses folioles. Ainsi, l’homme véridique marche fièrement et posément, entouré de l’estime que font naître ses actions. La corolle du lis est un triangle sans calice; la vérité ne se cache pas, l’homme juste fuit le mystère. La racine bulbeuse du lis est ouverte de toutes parts, et laisse voir l’intérieur de l’oignon. L’homme véridique attire tout d’abord par le parfum de franchise qu’il exhale, mais on s’éloigne souvent pour toujours après s’être frotté à lui une seule fois. Le lis barbouille d’une poudre jaunâtre ceux qui s’approchent de lui, attirés par son odeur. La vérité ne peut vivre que dans la solitude: les femmes surtout la redoutent, ainsi que les riches et les gens du monde. On n’offre pas des bouquets de lis, on ne place pas cette fleur dans un salon. On la relègue dans quelque coin retiré de son parterre. Le lis ne paraît que dans les fêtes publiques; on en orne les statues des saints, on en met aux mains des enfants. Il n’y a qu’au ciel et sur les lèvres des enfants que se trouve la vérité.
Voilà donc, de compte fait, quatre articles importants: mariage, beauté, vérité, maternité, auxquels vous n’avez rien compris. Voyons si votre langage des Fleurs expliquera mieux l’article pauvreté:
Le buis habite les lieux arides et les terrains ingrats, comme l’indigent qui est réduit au plus chétif domicile. On voit les insectes s’attacher au buis comme au pauvre qui n’a pas le moyen de s’en garantir. Tel que le misérable qui endure patiemment les privations et se fixe au moindre gîte, le buis brave les intempéries, et s’attache fortement au mauvais sol où il est relégué. Pour l’indigent, point de joie: la nature a peint cet effet en privant la fleur de pétales, qui sont l’emblème du plaisir. Son fruit est une marmite renversée, image de la cuisine du pauvre. Sa feuille est creusée en cuiller pour recevoir une goutte d’eau, comme la main du pauvre qui cherche à recueillir une obole de la compassion des passants. Son bois est serré et très-noueux, par allusion à la vie rude et à la gêne du misérable chez qui règne l’insalubrité, figurée par l’huile fétide qu’on retire du buis. Cette plante, vous l’avez nommée stoïcisme; ne valait-il pas mieux l’appeler tout simplement pauvreté?
Au mot gui, par exemple, vous avez conservé sa signification véritable. Le gui, c’est bien le parasite; mais si je vous avais demandé pourquoi, auriez-vous su me répondre? C’est parce que le gui vit des sucs d’autrui, qu’il se développe indifféremment en sens direct ou inverse, comme l’intrigant qui prend tous les masques, accepte toutes les positions. Le gui figure par sa feuille la duplicité, et donne dans sa glu le piége où viennent se prendre les oiseaux, comme les sots aux flatteries du parasite.
Pour me faire cette réponse, il aurait fallu être initié aux lois de l’analogie universelle. Je prends en pitié votre ignorance, Monsieur, et je vais poser les bases de cette science sublime. Pussiez-vous marcher bientôt dans la voie que j’ouvre devant vous!
La forme, la couleur, les habitudes, les propriétés de la fleur, des graines, des racines, voilà l’étude par laquelle il faut commencer.
La racine est l’emblème des principes généraux qui composent le caractère.
La tige, emblème de la marche qu’il suit.
La feuille, emblème du genre de travail auquel se livre le caractère de la classe à laquelle il appartient.
Le calice, emblème de la forme et des influences qui agissent sur le caractère.
Les pétales, emblèmes de l’espèce de plaisir attaché à l’exercice du caractère.
Les pistils et étamines, emblèmes du produit que doit donner ce plaisir.
La graine, emblème du trésor amassé; le parfum, emblème du charme particulier qui découle du caractère.
Ainsi, pour nous résumer, nous disons: Racine-caractère;—tige-direction;—feuille-travail;—pétale-plaisir;—calices-influences extérieures;—pistils-produit;—graine-trésor;—parfum-charme.
Que d’erreurs vous auriez pu éviter si vous étiez venu me consulter avant de commencer cet ouvrage! mais vous avez préféré me tourner en ridicule. Armé du flambeau de l’analogie, toutes les ténèbres se seraient dissipées; plus de secrets pour vous, plus d’obscurités dans le grand livre de la nature. N’êtes-vous pas honteux de vous être trompé si grossièrement dans la signification des fleurs les plus vulgaires, la rose, l’œillet, le lis? Je me vois forcé entre mille autres de choisir la balsamine pour l’ajouter à cette liste. Ses feuilles finement dentées et symétriquement découpées sont un emblème de travail. Une touffe de feuilles surmonte les fleurs, comme le travail doit excéder la dépense. C’est ainsi qu’on brille sans s’appauvrir, de même que la balsamine, qui donne des fleurs nombreuses, brillantes, et qui se renouvellent en abondance. Les gens doués de cette prudence sont ambitieux et égoïstes. La balsamine par analogie refuse tout à l’homme. On ne peut saisir ses feuilles isolément par défaut de queue, collectivement par embarras de feuillage. On ne peut l’employer comme ornement. C’est une plante qui ne vit que pour elle, ainsi que le riche égoïste. Ce dernier sait se rendre nécessaire comme la balsamine, sans se faire aimer. Il s’installe dans toutes les avenues de la grandeur; la balsamine prend place dans les lieux les plus fréquentés du parterre, et, privée de parfum, elle y joue le premier rôle sans charme pour personne. Elle vient tard en automne, par allusion à ces thésauriseurs qui quittent tard les affaires, et dont la fortune passe à des héritiers dissipateurs; de même la graine de la balsamine s’échappe des mains lorsqu’on la cueille sans précaution. Et cette fleur, qui est le portrait frappant de l’égoïsme, vous l’avez donnée comme l’emblème de l’impatience. O insouciance!
A propos d’insouciance, n’est-ce pas l’hortensia qui en est l’image dans votre langage des Fleurs? Mais vous n’avez donc jamais regardé un hortensia? Vous auriez vu que cette plante étale plus de fleurs que de feuilles, qu’elle sacrifie tout à la parure. Ses lourds massifs de fleurs fatiguent l’œil, comme l’excès du luxe dans le costume. Le peu de feuilles qu’il possède, l’hortensia les cache sous un amas de fleurs inodores à demi nuancées: ainsi les coquettes font disparaître leurs bonnes qualités sous une foule de sentiments faux. L’hortensia comme la balsamine, ne peut se cueillir. La coquetterie n’est-elle pas aussi un égoïsme particulier?... Coupé, l’hortensia se flétrit, il est trop gros pour former des bouquets; il n’est à sa place qu’au milieu d’un salon, dans un riche vase, comme la coquette qui ne se plaît que dans le monde. Il est sans parfum, parce que la coquette éblouit les yeux sans charmer le cœur. C’est le luxe qui ruine la coquette, c’est l’astre d’or, le soleil, qui tue l’hortensia. Appauvrie par de folles dépenses, la coquette, au déclin de l’âge, perd son prestige; l’hortensia, après avoir brillé, perd sa couleur. Enfin, en avançant en âge, la coquette devient prude; dans l’arrière-saison, l’hortensia revêt la couleur brune et se parchemine, se ride, se sèche sur la plante; il prend un aspect rogue et désagréable. Où trouver une analogie plus frappante, plus soutenue de la coquetterie? Faites-moi le plaisir de m’apprendre ce qu’elle a de commun avec une belle-de-jour. En fait d’hortensia, vous en êtes resté à l’Empire, qui en avait fait un emblème ridicule; et je suis sûr que vous êtes de force, rien que sur son nom, à trouver un symbole napoléonien quelconque dans la couronne impériale, qui offre tout simplement l’analogie du savant méconnu.
Je me suis conformé jusqu’ici, en vous parlant, aux lois de la routine, mais je proteste contre les nomenclatures adoptées par les naturalistes connus jusqu’à ce jour. Ces messieurs ont presque toujours désigné les genres à contre-sens. Ainsi, je soutiens qu’on doit dire une œillet, une hortensia, une lis, puisque ces fleurs symbolisent des objets féminins: la maternité, la coquetterie, la vérité; et un balsamine, attendu que le balsamine n’est autre chose que l’égoïsme.
A votre place, Monsieur, j’aurais tenté cette réforme; mais pour cela, il aurait fallu heurter les préjugés, les habitudes du vulgaire, et vous avez mieux aimé flatter ses goûts que les corriger. Vous vous êtes endormi sur l’oreiller commode du succès. Aussi n’avez-vous produit qu’un livre superficiel, incomplet, dépourvu de toute tendance philosophique. Vous avez commis un sacrilége en portant une main coupable sur l’unité sacrée de la création, en divisant ce qui est uni pour jamais, en séparant ce qui est inséparable. Vous avez fait un livre sur les Fleurs sans parler des fruits et des légumes.
La fleur suppose le fruit; le fruit conduit directement au légume. Les fruits et les légumes offrent des analogies, avec nos sentiments, non moins fécondes que les fleurs. Je commence par les légumes, ces parias de l’organisation actuelle, et parmi les légumes, je choisis les plus méconnus de tous: les raves. Ils vont répandre des torrents de lumière sur la question, et se montrer dignes du haut rang que leur assigne la morale. C’est une pépinière de belles analogies, dit un grand philosophe, que je cite textuellement, que la bourgeoise famille des raves, betteraves, carottes, panais, salsifis et céleris. Leur collection représente les coopérateurs du travail agricole. Chacun de ces légumes s’allie avec la classe dont il est le portrait. La grosse rave reste à la table des gros paysans. Le navet moins rustique se fait l’hôte du fermier huppé, traitant avec les grands; aussi le navet peut-il, moyennant certains apprêts, figurer sur une table distinguée.
La carotte représente l’agronome expérimenté, dont l’utilité est partout démontrée. Aussi la carotte est-elle un légume précieux employé par le confiseur, le cuisinier, le médecin: utile de toutes façons, fournissant par sa feuille un fourrage salutaire, par la torréfaction un parfum de potage, etc. Le céleri, dans son acerbe saveur, donne l’idée de ces amours champêtres, tendres liaisons où paysans et paysannes se courtisent à coups de poing.
La feuille crispée de la betterave dépeint le travail violent des ouvriers. La feuille grotesque de la rave étale un massif supérieur dominant plusieurs follicules inférieures. C’est l’image du chef de la famille villageoise dont l’importance comique et naïve exige tous les hommages et absorbe tous les bénéfices de la communauté.
Et les fruits, quels abondants sujets d’étude et de réflexions ne nous offrent-ils pas? La cerise est le miroir de l’enfance libre et heureuse; elle excite chez les enfants les effets qu’elle représente. L’apparition d’un panier de cerises met en joie tout le peuple enfantin, à qui le fruit est très-salutaire; la cerise est un joujou que la nature donne à l’enfant; il s’en forme des guirlandes et des pendants d’oreilles: il s’en couronne comme Silène se couronne de pampres. L’arbre est analogue au génie et aux travaux de l’enfance: il est peu fourni de feuilles; ses branches vaguement distribuées donnent peu d’ombrage, ne garantissent ni de la pluie, ni du soleil, témoignage de la faiblesse de l’enfance, qui ne peut fournir de protection ni d’abri à personne.
Faudra-t-il vous montrer dans la groseille le fruit des enfants terribles? Il y a de la grâce, parce que la vérité, quelque indiscrète qu’elle soit, est toujours gracieuse et amusante dans la bouche d’un enfant. Ce rôle d’enfant terrible n’est pas sans utilité; il châtie en riant, castigat ridendo; aussi le fruit du groseillier rouge est-il légèrement purgatif. Mais cette groseille n’acquiert sa valeur que mélangée au sucre: ainsi les enfants trop libres doivent-ils perdre leur rudesse au contact de l’éducation.
Le raisin n’est-il pas le plus amical des végétaux? Le vin n’est-il pas le véritable ami de l’homme? Voyez la vigne embrasser nos arbres, nos maisons, former des liens avec tout ce qui l’entoure. Elle ne peut vivre sans s’attacher. Où trouver une analogie plus frappante de l’amitié?
Il est temps que je m’arrête; je crois vous en avoir dit assez, Monsieur, pour vous faire voir les imperfections, les fautes capitales qui déparent votre livre. Non-seulement vous n’avez qu’imparfaitement compris le langage des fleurs, mais encore vous n’avez pas même soupçonné celui des fruits et des légumes. Votre ouvrage est en arrière de deux cents ans. Rougissez, Monsieur, d’avoir vécu jusqu’à ce jour sans connaître l’existence de la psychologie comparée ou analogie, et tâchez de vous élever jusqu’à cette science.
Je vous prie, en attendant, de ne pas me croire votre très-humble serviteur, et de ne pas me compter au nombre de vos souscripteurs.
RÉPONSE DE L’AUTEUR
AU DOCTEUR JACOBUS
Monsieur le Docteur,
Notre prétention n’a jamais été de faire un livre philosophique. Le public professe, en général, une répugnance très-prononcée pour la philosophie. Nous nous sommes borné à parler des fleurs, pensant que la tâche est suffisante. Les fruits et les légumes pourront avoir leur tour; qui sait si la fantaisie ne prendra pas à Grandville de les animer?
Nous ne nous sommes point lancé dans l’analogie, parce que dépouiller les fleurs de leurs vieux symboles, renverser ces allégories depuis longtemps acceptées de tous, nous a paru une chose grave. Nous n’avons pas voulu nous insurger contre la tradition, et révolutionner l’empire paisible des mythes floraux. Peut-être essayerons-nous plus tard d’accomplir pacifiquement les transformations et les réformes qu’exigent les fleurs. Rien ne nous empêche, après la dixième édition de notre ouvrage, d’en faire une nouvelle basée sur les règles de la psychologie comparée et de l’analogie.
Autant que vous, Monsieur, nous rendons justice à cette science nouvelle dont vous ne citez pas seulement l’inventeur, quoique vos analogies soient copiées dans ses livres. Nous ne vous blâmons pas, Monsieur, de cette fidélité; le nombre et l’éclat des images, la pompe du style n’ajouteraient rien à ces ingénieuses et charmantes descriptions que Fourier a retracées ensuite sur le papier avec un abandon et un laisser-aller qui augmentent leur grâce et leur vérité. Nous avons donné, d’après vous et d’après Fourier, les règles de l’analogie; maintenant, c’est aux femmes à s’adonner à cette étude; Fourier la leur recommande expressément; c’est sous leur protection qu’il met l’analogie. Avec un tel appui, l’analogie ne peut manquer de triompher.
Nous espérons, en attendant, malgré vos critiques, que le public, plus indulgent que vous, nous tiendra compte de nos efforts, et nous dédommagera par son empressement du chagrin bien naturel que nous éprouvons de ne pas vous compter au nombre de nos souscripteurs.
ÉLÉGIE
LA FLEUR BLESSÉE
Les pleurs de l’aurore m’ont fait éclore; je me suis ouverte avec les premiers rayons du soleil.
J’ai vu passer ce matin une jeune fille; elle s’est arrêtée pour me regarder; moi, je la trouvais belle, et je lui souriais!
Elle passait sur mes feuilles sa main caressante; mes feuilles frissonnaient de bonheur. Tout à coup une douleur aiguë m’a fait tressaillir jusqu’au fond de ma corolle, je me suis inclinée sur ma tige à demi brisée.
Pourquoi ne m’as-tu pas cueillie tout de suite, jeune fille? Déjà je ne souffrirais plus, je reposerais doucement ensevelie dans ton sein virginal.
Mon sang coule lentement de ma blessure, un froid mortel fait pâlir mes feuilles, ma corolle se resserre; j’entends à peine le doux bourdonnement de la brise dans le feuillage. Les oiseaux ne chantent-ils plus? Le soleil s’est-il caché? Mes sœurs, mes sœurs, est-ce déjà la nuit?
Non, c’est la mort qui me couvre de son ombre. Je ne verrai pas les étoiles brillantes, je n’ouvrirai pas ma corolle, écrin parfumé, pour enfermer les diamants de la rosée. Ma dépouille jonchera bientôt la terre, et mon âme montera vers le ciel en laissant une trace parfumée.
Mon spectre t’apparaîtra, jeune fille; il te reprochera ton insouciance et ta cruauté. Le remords me vengera... Mais non, je te pardonne; puisses-tu ne pas apprendre à ton tour ce que souffre une fleur blessée!
LES COURONNES
ET
LES GUIRLANDES
Nous avons parlé des bouquets, il faut bien dire quelques mots des couronnes. Pourquoi ne profiterions-nous pas de l’occasion pour traiter succinctement la question des guirlandes?
Le sujet sera bientôt épuisé. Qui est-ce qui porte des couronnes aujourd’hui? A quoi servent les guirlandes?
Il va sans dire que nous ne nous occupons que des couronnes et des guirlandes de fleurs. Les couronnes et les guirlandes de feuilles sont encore fort en usage pour orner le front des lauréats, et les murs des salons de cent couverts. Pas de véritable distribution de prix sans couronnes de laurier, pas de bonnes noces sans guirlandes de feuillage.
Les Grecs et les Romains, les Grecs surtout, adoraient les couronnes de fleurs. Celui qui se serait présenté au cirque, à l’académie, au théâtre, sur la place publique, sans sa couronne, aurait passé pour un fou. Il n’était pas plus permis alors de se montrer sans couronne, que de sortir sans chapeau aujourd’hui.
Pour les gens chauves, la couronne remplaçait la perruque. Aussi tous les philosophes s’en paraient; Socrate lui-même ne manquait jamais de ceindre son front de fleurs. César, chauve à trente ans, dut à la couronne l’avantage de cacher longtemps cet inconvénient aux beautés de Rome. On sait qu’à l’âge de quatre-vingts ans, Anacréon se parait d’une couronne de roses.
Avec la couronne, il n’y avait plus de vieillards; on était toujours jeune avec des fleurs sur le front et une longue robe flottante; aussi les anciens ne connaissaient-ils pas cet être tremblotant, souffreteux, catarrheux, ridé, ratatiné, que nous nommons un vieillard.
Je ne parle pas d’Alcibiade: il changeait de couronne trois fois par jour. C’était le premier coiffeur d’Athènes qui venait la lui placer sur la tête.
Il y avait des fashionables qui portaient leur couronne à droite ou à gauche, en avant ou en arrière; les uns la posaient d’un air crâne sur un seul côté, les autres l’enfonçaient bien avant sur les oreilles pour se garantir des rhumes de cerveau. Ceux-là étaient les propriétaires, les rentiers du Marais, les bonnets de coton de l’antiquité.
Quand tous les convives avaient des couronnes de fleurs sur la tête, un dîner triste était impossible. Les fleurs portent à la gaieté; aussi, ni à Rome ni à Athènes on ne connaissait l’usage des dîners officiels. Ils ne sont permis que depuis la suppression des couronnes.
Il faut convenir aussi que l’intervention des lunettes a rendu bien difficile l’usage général des couronnes. Les myopes, les presbytes feraient un effet assez ridicule avec leurs besicles sur le nez et leurs fleurs autour de la tête. Ce serait atroce avec des lunettes bleues et vertes surtout. Mais tout le monde n’est pas myope ni presbyte.
Le blason s’empara de la couronne primitive; il copia les fleurs, qui devinrent des fleurons: le moyen âge vit naître la couronne royale, la couronne princière, la couronne ducale, celle de marquis, de comte et de baron; mais ces couronnes étaient en or, leurs fleurs étaient des perles ou des diamants. Louis XIV fit disparaître complétement ces couronnes: aucune d’elles n’était assez large pour tenir sur une perruque. Cependant il maintint la couronne de laurier. Voyez les portraits et les bustes du temps: Villars, Condé, Turenne. La tenue officielle du temps est pour les militaires une cuirasse, une perruque et une couronne de laurier. Pas de statue équestre du grand roi qui n’ait sa couronne de feuilles vertes sur la tête. On laissait aussi aux déesses le privilége de la couronne. A Versailles, toutes les Muses sont couronnées de fleurs.
La poudre fut un inconvénient qui fit abandonner la couronne par les beautés du dix-huitième siècle; en revanche, la guirlande jouit d’une immense faveur à cette époque: les bergers de Watteau ornaient de guirlandes la chaumière de leurs bergères; les dames de la cour portaient des guirlandes sur leurs paniers.
La guirlande, à tout prendre, ne manquait pas de charme; elle prenait toutes les formes, se prêtait à toutes les métamorphoses. Souple, flexible, serpent embaumé, elle caressait les contours d’une jolie taille, elle retombait sur de blanches épaules, elle suivait les sinuosités d’une robe de gaze. Et puis elle a donné un joli mot à la langue française, un mot amical, harmonieux, câlin: enguirlander!
On put croire un moment que la couronne allait reprendre son antique suprématie, lorsque vint la restauration du costume grec sous le Directoire. Espérance vaine! les femmes hardies, qui ne craignirent pas de ressusciter la tunique et le cothurne, reculèrent devant la couronne. Au lieu de fleurs, quelque temps après, le beau sexe se couvrit d’une perruque blonde. Les brunes les plus prononcées étaient obligées elles-mêmes d’adopter la couleur à la mode. Par quel bizarre caprice, par quelle étrange suite d’idées les femmes en étaient-elles venues à renoncer à un de leurs plus précieux ornements, la chevelure? Était-ce une manière indirecte de se prononcer en faveur de l’ancien régime, en rappelant la perruque, un moyen détourné de provoquer une réaction?
C’en était fait des couronnes; depuis, elles ne se sont plus relevées. On en porte bien encore quelques-unes dans les bals, mais elles sont rares, le plus souvent en fleurs artificielles, et ressemblant bien plutôt à des diadèmes qu’à des couronnes. Une guirlande complète n’est pas admise non plus sur une robe de bon goût; on jette çà et là quelques bouquets sur la gaze, au hasard, et comme sans s’en apercevoir, mais on n’a pas le courage de la guirlande.
Il y a certains pays cependant où le genre trumeau existe encore. Au 1er mai, les jeunes gens dressent des mâts enguirlandés devant la fenêtre des jeunes filles, ils parent de guirlandes la porte de leur maison; mais c’est là un usage de paysans qui ne tire nullement à conséquence.
On se donne bien encore de temps en temps le divertissement de couronner une rosière dans les environs de Paris; on lui donne en fait de couronne une médaille d’argent ou bien une dot de 500 fr.
Les rois eux-mêmes ne portent plus de couronne; le diadème est un mythe, une fiction. Qui a vu un sceptre ou un trône? A quoi serviraient les couronnes royales?—On ne sacre plus les rois.
Depuis l’abolition des couronnes, les hommes et les femmes n’ont plus aucun moyen de témoigner leur douleur en public: les uns sont réduits à mettre leur mouchoir sur leur visage, les autres s’évanouissent. Sophocle faisait répéter une de ses tragédies, lorsqu’il apprit la mort déplorable d’Euripide exilé. Aussitôt le poète quitta sa couronne, et tous les acteurs l’imitèrent en signe de deuil.
Cléagène, la rivale d’Aspasie, rendait le dernier soupir pendant que celle-ci donnait une fête magnifique à l’élite de la jeunesse. On l’instruit de la situation désespérée dans laquelle se trouve sa rivale. Par un mouvement spontané, Aspasie arrache sa couronne de roses et la foule aux pieds. Les convives suivent son exemple, et la fête est abandonnée.
Aujourd’hui, chacun lèverait les bras en l’air, crierait: O ciel! est-il possible! Cette pauvre Cléagène, il n’y a pas trois jours que je l’ai rencontrée aux Champs-Élysées! Voyez comme tous ces grands bras, ces grands cris, sont éloignés de l’éloquente simplicité du geste d’Aspasie et de ses amis. Ils enlèvent leur couronne. Cela dit tout.
Combien les femmes ne gagneraient-elles pas à remplacer le moderne et disgracieux chapeau par de fraîches couronnes! Tôt ou tard elles reviendront à cet ornement si simple et si complet. Jeunes filles, épouses, matrones, nobles, femmes du peuple, on portera des couronnes selon son âge et sa condition; on verra disparaître le bonnet de percale, de gaze ou de tulle, mille fois plus absurde que le chapeau.
En attendant cette révolution, que nous appelons de tous nos vœux, la couronne proscrite ne trouve plus d’asile que sur le cercueil des enfants, des jeunes filles, et sur la croix noire des tombeaux.
AUTRE GUZLA
LE JASMIN
Le Jasmin est la fleur que j’aime; elle est embaumée comme l’haleine des houris.
Quand j’étais riche, j’avais dans mes vastes jardins des bosquets de Jasmin qui s’arrondissaient en berceau; leurs feuilles blanches tombaient sur les épaules noires des almées qui dansaient devant leur maître étendu sur des coussins de soie.
Maintenant je suis pauvre, et le Jasmin, mon ami, entoure ma fenêtre et la protége contre les ardeurs du soleil.
La démarche d’Hendiè était légère comme si elle descendait une pente.
Sa taille était flexible comme la tige d’un palmier, et sa joue polie comme une surface d’argent.
Son sourire me paraissait plus brillant que la frange dorée qui entoure un nuage éclairé par la lune.
Vierge aux lèvres fraîches, que de fois je me suis glissé pour te voir derrière les Jasmins qui cachaient la terrasse de la maison de ton père!
Le Jasmin est blanc comme le lis, il est rouge comme la grenade, il est couleur d’or comme le soleil. Le Jasmin prend toutes les couleurs pour se faire aimer.
Qui n’aimerait pas le Jasmin?
C’est la tente des amants, la joie des abeilles, le charme des yeux, le parfum des nuits sereines.
Il chasse les Djinns des toits qu’il abrite; Bulbul aime à lui dire ses plus douces chansons.
O Jasmin, tu as protégé mes jeunes amours, tu verses ta fraîcheur sur ma vieillesse; ton odeur me rajeunit, tes fleurs réjouissent ma vue! J’ai coupé ce matin une de tes branches, et la fumée du tomback qui la traverse, en sortant de mon narghiléh, me semble plus parfumée.
Que les Péris te protégent et viennent elles-mêmes, chaque matin et chaque soir, ranimer tes fleurs de leur souffle!
LES FLEURS
CHANGÉES
EN BÊTES
Le jeune Kao-ni se promenait un jour dans la campagne avec son maître, le savant Kin. Tout à coup, le jeune homme, qui cueillait des fleurs, s’arrêta en poussant un cri. Le maître accourut avec toute la rapidité que permettait son grand âge.
—Qu’avez-vous, mon fils? lui demanda-t-il, que vous est-il arrivé?
—J’ai cru cueillir une fleur, répondit Kao-ni, et en me baissant, j’ai vu que j’allais mettre la main sur un scorpion. Il faut que j’écrase cette vilaine bête.
Le vieillard le retint.
—Arrêtez! reprit-il ensuite, ce que vous avez pris pour un animal est bien véritablement une fleur: on l’appelle Katong-ging. Neuf pétales forment sa couronne: deux forment les antennes, six les pattes, et la neuvième, très-allongée, représente la queue. Voyez, ne dirait-on pas un scorpion?
Kin se baissa et prit la fleur; il voulut ensuite la passer à son élève, mais celui-ci la repoussa avec dégoût.
—Que la nature est bizarre! s’écria-t-il, donner une forme si hideuse à une fleur!
Alors Kin, pour le reprendre et lui montrer la légèreté de ses paroles, lui raconta l’histoire suivante:
Il n’y a point de bizarrerie dans la nature, mon fils; tout ce que nous voyons a une cause, même les fleurs qui ressemblent à des scorpions. Le Katong-ging a des sœurs qui partagent son triste sort: on s’éloigne avec terreur de l’ophryse, qu’on dirait prête à vous piquer de son dard, comme une guêpe. Une autre ophryse offre une si frappante analogie avec l’araignée, que les mouches l’évitent avec soin, et qu’elle inspire du dégoût à l’homme. Il existe dans la famille des orchidées des plantes qui offrent l’image d’un serpent ou d’un scarabée. Voici ce que rapportent les livres de la science au sujet de ces étranges métamorphoses.
Les Fleurs sont placées sous les lois d’une Fée qui préside de tout temps à leur destinée. Les Fleurs ont une âme comme les hommes, et elles sont récompensées par la Fée, selon leurs bonnes ou leurs mauvaises actions. A celles qui sont soumises et réservées, elle accorde ses caresses plus vivifiantes que le soleil et la rosée, plus fraîches que la brise. Aux Fleurs qui bravent ses lois, elle envoie des insectes qui les dévorent vivantes, des lèpres qui les dessèchent sur leur tige, car la Fée se montre sévère quelquefois. On n’a jamais pu savoir le crime commis par les ophryses et les orchidées; ce qu’il y a de sûr, c’est que la Fée leur fit prendre, il y a plusieurs siècles, la forme qu’elles ont aujourd’hui, qu’elles doivent conserver jusqu’à ce qu’un Papillon devienne amoureux d’elles.
Kao-ni écouta cette histoire avec attention.
—Pauvre Katong-ging! dit-il en regardant la fleur d’un air triste, quand finira ton supplice? Jamais, sans doute. Un scorpion peut-il se faire aimer?
—Ne désespère pas de l’amour, mon fils, reprit le vieillard, et médite bien l’enseignement qui se cache dans ce que je viens de t’apprendre. Dard, venin, laideur, vices, défauts, méchanceté, pour dépouiller son ancienne enveloppe, il suffit souvent de se sentir aimé.
Le Katong-ging était une petite fleur azur qui se balançait sur une tige svelte et élégante au bord des rivières. Elle était jolie; elle paraissait bonne, douce, honnête. Elle inspira de la confiance à une Libellule bleue qui habitait les mêmes parages que le Katong-ging. Si le jour la pauvre Demoiselle avait beaucoup de peine à échapper aux attaques des hirondelles qui écumaient les bords de la rivière, la nuit c’était bien pis encore: les lézards, les araignées, les chauves-souris, tous les rôdeurs nocturnes lui faisaient une rude guerre. Elle était obligée de se tenir sans cesse sur le qui-vive, et de ne dormir que d’un œil, ce qui devient fatigant à la longue.
La Libellule raconta ses chagrins au Katong-ging.
—Ma chère Demoiselle, lui répondit la Fleur, que ne parliez-vous plus tôt, je me serais fait un plaisir de vous offrir un abri où vous pourrez dormir tout à votre aise. Quand la nuit sera venue, posez-vous sur moi, vos ailes et mes feuilles sont de la même couleur. Je défie tous les lézards, toutes les araignées et toutes les chauves-souris de la terre de vous reconnaître quand nous serons ainsi confondues; d’ailleurs, au moindre danger je vous réveillerai: nous autres Fleurs nous avons le sommeil si léger!
La Demoiselle de se confondre en remercîments et de bénir le ciel qui lui avait envoyé une voisine si charitable. Mais le Katong-ging avait ses projets.
Un jeune Ver luisant habitait une touffe d’herbe à ses pieds, et chaque soir il essayait de grimper sur la tige de la fleur, afin de sortir de l’obscurité, et de se récréer à la vue de son reflet jouant dans l’eau tranquille.
Le malicieux Katong-ging secouait sa tige dès qu’il voyait le Ver luisant parvenir presque au terme de sa course, et l’infortuné retombait dans l’herbe. Trois ou quatre fois il recommençait son ascension, toujours même manége de la part de la Fleur.
Ce jour-là le Katong-ging appela le Ver luisant, et lui dit de grimper et de se cacher sous ses feuilles; en même temps il s’inclina pour faciliter l’ascension.
—Que cette fleur est bonne fille! pensa le Ver luisant en s’enroulant commodément autour de sa corolle; maintenant, la nuit peut venir, je me verrai dans l’eau.
La nuit vint, et la Demoiselle aussi; elle se posa sur le Katong-ging, et, fatiguée de ses insomnies précédentes, elle s’endormit. Le Ver luisant attendait avec impatience que la lune fût couchée, et ne voyait qu’un glacis d’argent sur l’eau.
L’obscurité remplaça le clair de lune. Aussitôt le Ver luisant de briller, et les chauves-souris d’accourir. Le malheureux fut noyé, ainsi que la Demoiselle dont il avait signalé la présence. Le Katong-ging, l’hypocrite Katong-ging, heureux du mauvais tour qu’il venait de jouer, poussa un petit éclat de rire. La Fée aux Fleurs, qui savait tout ce qui s’était passé, se sentit tellement indignée qu’elle changea la Fleur en scorpion.
LES FLEURS POLITIQUES
ET
LES FLEURS NATIONALES
Il ne faut pas confondre les Fleurs politiques et les Fleurs nationales. Ce sont deux choses bien différentes.
La Rose rouge et la Rose blanche furent des fleurs politiques en Angleterre. Elles n’ont jamais été nationales.
En France, nous avons eu la Violette. Qui le croirait? la simple et modeste Violette fut un moment séditieuse; elle mit le nez dans la politique, se fit condamner à l’amende, à la prison, que sais-je encore? Le naturel a repris le dessus: aujourd’hui la Violette est une sage et honnête fille qui redoute de faire parler d’elle.
C’est par suite d’un malentendu que le Lis est passé à l’état de fleur nationale. On a pris pour des fleurs de lis les fers de lance que nos anciens rois portaient sur leurs drapeaux. Cette erreur, comme tant d’autres, est devenue une vérité. La poésie verra toujours des lis là où l’érudition s’obstine à signaler des fers de lance.
Il y a des gens qui voudraient ranger le Myrte et le Laurier parmi les fleurs nationales. Ce sont de vieux académiciens.
Nous n’en finirions pas, si nous voulions faire l’histoire des Fleurs politiques. Presque toutes l’ont été plus ou moins. Il y a encore des provinces où une faction politique arbore un Œillet blanc à sa boutonnière, l’autre un Œillet rouge. L’ancien drapeau de France était blanc. L’uniforme du premier consul était rouge.
En France, nous possédons une fleur nationale dont personne ne peut contester les droits; son origine se perd dans la nuit des temps. Cette fleur, c’est la Verveine.
Elle me rappelle Velléda, la pâle et touchante prêtresse, les mystérieuses profondeurs des forêts où vivaient nos pères.
Je vois la druidesse danser autour de la plante magique, puis se baisser et la couper avec une faucille d’or qui brille aux rayons de la lune; j’entends les chants des Eubages se mêlant au bruit du vent dans les bois. Qui dirait, à voir cette petite plante si simple, si gracieuse, si timide aujourd’hui, qu’elle a joué autrefois un rôle si terrible, si important?
Nous parcourons vainement le blason et les annales des autres peuples; il n’y a que la France qui possède des fleurs nationales. C’est ce qui prouve que nous sommes avant tout une nation de sentiment et de poésie, quoique bien des gens s’obstinent à ne nous accorder que de l’esprit.
LES NOMS DES FLEURS
ET
LES NOMS DES FEMMES
Il n’y a pas de fleur qui n’ait un joli nom. Je ne parle pas de ceux que leur donnent les savants. Ceux-là, personne autre que les savants ne veut les apprendre. Le caractère de chaque fleur se lit pour ainsi dire dans son nom. Est-il quelque chose de plus frais, de plus vermeil, de plus souriant que ce mot: Rose?
Guimauve, ces trois syllabes ne rappellent-elles pas à l’esprit quelque chose de doux, de salutaire, de bienveillant, j’allais même dire d’émollient? Lis, il me semble que la grâce et la majesté de la fleur elle-même respirent dans ce mot lis, si court, et qui se prononce cependant d’une manière si mélodieuse. Liseron, ne voyez-vous pas tout de suite quelque chose de vif, de coquet et de bon enfant en même temps? L’harmonie du mot Tubéreuse a quelque chose de lent, de monotone, d’endormant, et me fait l’effet d’un narcotique. Lilas, cela a quelque chose de jeune, de frais, d’amoureux qui réjouit le cœur. Tilleul, on dirait entendre le joyeux cliquetis de ses feuilles agitées par le vent. Pivoine, cela est éclatant, sonore, mais sans majesté.
Voulez-vous un nom qu’il soit impossible de prononcer sans être attendri? Primevère ou Pervenche.—Marguerite. Est-ce la fleur qui a donné son nom à la femme, ou la femme à la fleur? Lianes, charmant dérivé du mot lien. Géranium est fort joli quoique latin; il y a un peu de tristesse dans ce nom.
Grâce, bizarrerie, bonté, orgueil, légèreté, bonhomie, tout cela est dans le Coquelicot. Ananas, fraise fondant dans la bouche. Noisette, craque sous la dent. Mais n’allons pas nous perdre dans le fruit. Si j’avais à trouver un nom dans un roman pour un être frivole, paresseux, incapable de rien de sérieux, gobe-mouche, flâneur, je l’appellerais maître Baguenaudier. En supprimant les trois premières lettres de mélancolie, on fait ancolie.
Clématite, Acacia, Achante, Adonide, Aloës, Amarillys, Amarante, Anémone, Balsamine, pardonnez-moi, Fleurs, dont j’oublie les noms délicieux: mais Aubépine! que je n’ai pas citée, et Bleuet, et Fougère, et Églantine, et Héliotrope, et Jasmin, et Muguet, Réséda, et toi, bonne et grosse Coquelourde!
Je ne conçois pas que les femmes s’obstinent à aller chercher des noms dans l’almanach, quand elles en trouveraient de si jolis dans la nature. Pourquoi ne pas demander des noms aux Fleurs? on pourrait ainsi suivre l’analogie du nom avec le caractère ou avec le corps de la personne. Pourquoi n’aurions-nous pas Mlle Fraise, Mlle Clématite, Mlle Bleuet, Mlle Pervenche, comme nous avons Mlle Rose et Mlle Marguerite?
Si j’avais une fille, je voudrais qu’elle s’appelât Aubépine.
Ce progrès est bien simple, bien aisé à accomplir, et pourtant qui sait quand il se réalisera? Les femmes s’appelleront bien longtemps Pétronille, avant qu’une seule se décide à se nommer Réséda.
LA GIROFLÉE
I
Au sommet du vieux donjon croissait une Giroflée. Un prisonnier la voyait de sa fenêtre. C’était sa joie, sa consolation, son unique espérance. Il l’aimait comme on aime une femme.
Le printemps, le soleil, l’air, la liberté, la Giroflée était tout cela pour lui. Elle lui souriait du haut de son créneau; elle balançait gracieusement ses petites tiges devant lui; elle se penchait sur la noire muraille, comme pour lui donner la main.
La nuit, s’il entendait gronder l’orage, mugir le vent, tomber la pluie, il tremblait pour sa Giroflée. Son premier soin, le matin, après avoir fait sa prière, était de regarder du côté de sa chère fleur.
La Giroflée avait déjà oublié l’orage. Elle secouait ses feuilles mouillées, comme un oiseau ses ailes. En un clin d’œil, sa toilette était achevée, et elle prenait des petits airs coquets en regardant le soleil.
II
Quelquefois, la Giroflée amenait des amis au pauvre prisonnier: tantôt c’était un papillon qui venait voltiger autour de ses barreaux, après avoir rendu visite à la fleur; une abeille qui faisait entendre à son oreille son doux bourdonnement; un petit oiseau des champs qui, fatigué de son vol, s’arrêtait pour se reposer sur les branches de la Giroflée.
Quand l’hiver arrivait, le prisonnier n’avait plus d’amie. Quelquefois il voyait passer les hirondelles devant sa prison: «Hélas! disait-il alors, les hirondelles sont de retour, et la Giroflée ne revient pas! Elle m’a oublié, comme tous les autres!» Mais, aux premiers rayons du soleil de mai, un beau matin, en se réveillant, la Giroflée le saluait du haut de la meurtrière; et bientôt revenaient avec elle les amis du prisonnier: le papillon, l’abeille et le petit oiseau des champs.
Il y avait dans la vallée un homme qui passait toute la journée dans les champs, une grande boîte de fer-blanc passée en bandoulière; il la rapportait le soir au logis pleine d’herbes, de fleurs, de plantes de toutes sortes.
Il croyait aimer les fleurs, parce qu’il était botaniste;
Parce qu’il les étiquetait, les rangeait, les classait par taille, par sexe, par famille, par catégorie; parce qu’il leur donnait des noms latins, l’infâme!
Un jour qu’il était fatigué de ses courses, notre homme s’arrêta au pied du vieux donjon où se trouvait le prisonnier. Comme il portait son mouchoir à son front pour essuyer la sueur qui en découlait, il leva la tête et avisa la Giroflée.
—Oh! oh! s’écria-t-il, voilà une giroflée qui fera bien mon affaire; mon voisin et antagoniste Nicolas n’en a pas d’aussi belle dans sa collection; tâchons de nous emparer de celle-ci. Mais comment faire?
Le donjon était fort élevé, impossible de l’escalader. Notre homme jeta les yeux autour de lui. Il vit que la tourelle touchait à une espèce de rempart à demi ruiné; que du haut de ce rempart, on était à peine séparé de quelques pieds de la plate-forme. Il commença son ascension. Quoiqu’on fût au plus fort de la chaleur du jour, l’idée de jouer un bon tour à son voisin Nicolas lui donna du courage.
III
Le prisonnier contemplait sa Giroflée dans une de ces extases muettes qu’on n’éprouve qu’auprès de la femme qu’on aime. Tout à coup, il vit une ombre se dessiner sur le mur, et un homme apparaître sur la plate-forme. Il marchait résolûment vers la giroflée. A la boîte dont il était armé, le prisonnier reconnut un botaniste.
Quand il fut près de la plante, il se mit en devoir de l’arracher.
—Arrête! malheureux, lui cria le prisonnier; si tu as un cœur sensible, si les malheurs de tes semblables peuvent te toucher, respecte cette fleur; c’est elle qui me soutient, qui me console, qui m’empêche de mourir.
—Voilà un pauvre fou qu’on a bien fait d’enfermer, murmura le botaniste, et il reprit son œuvre.
—Infâme! continua le prisonnier, Dieu te punira!
Le botaniste s’était mis debout sur la plate-forme, les racines de la giroflée étaient fixées en dehors du mur. Elles tenaient ferme. A un violent effort de notre homme, la plante céda cependant, mais elle ne vint pas seule: elle entraîna le botaniste dans sa chute.
Ce que c’est que d’oublier les lois de l’équilibre, quand on herborise sur les vieux donjons!
La Providence avait vengé le prisonnier...
Bien plus cruellement encore qu’on pourrait se l’imaginer, car le botaniste n’était pas tué sur le coup.
IV
Il poussa des cris affreux. Des paysans accoururent, le mirent sur un brancard et le transportèrent chez lui. Le médecin déclara qu’il fallait lui couper les deux jambes. Après mûre délibération, cependant, il se contenta d’une seule jambe.
Le botaniste guérit, mais il ne put plus se livrer à l’herborisation. Il eut le crève-cœur de voir tous les matins passer son voisin et antagoniste Nicolas, la boîte de fer-blanc sur le dos.
Nicolas herborisa tellement qu’il fut nommé membre de l’Académie. Son voisin en eut la jaunisse.
V
Quant au prisonnier, il tomba dans un morne accablement. Il lui sembla qu’en perdant sa Giroflée, il avait perdu une seconde fois sa liberté. L’hiver vint, triste saison pendant laquelle, du moins, il ne songeait pas à sa plante chérie; mais au printemps, un matin que les rayons du soleil pénétraient dans son cachot, il ne put s’empêcher de lever ses yeux baignés de larmes sur le donjon.
Une autre Giroflée se balançait sur sa tige, et disait bonjour au pauvre prisonnier.