Les grands orateurs de la Révolution: Mirabeau, Vergniaud, Danton, Robespierre
The Project Gutenberg eBook of Les grands orateurs de la Révolution
Title: Les grands orateurs de la Révolution
Author: F.-A. Aulard
Release date: September 1, 2005 [eBook #8822]
Most recently updated: May 31, 2013
Language: French
Credits: Produced by Distributed Proofreaders
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LES GRANDS ORATEURS DE LA RÉVOLUTION
MIRABEAU—VERGNIAUD—DANTON—ROBESPIERRE
par
FRANÇOIS-ALPHONSE AULARD
[Illustration]
MIRABEAU
I.—L'ÉDUCATION ORATOIRE DE MIRABEAU
Nul homme ne fut peut-être mieux préparé que Mirabeau à la carrière oratoire. Ces conditions de savoir universel réclamées par les anciens, il les remplissait mieux que personne en 1789. Sa lecture était prodigieuse, grâce aux longues années qu'il avait passées en prison. Ni au château d'If, ni au fort de Joux, ni au donjon de Vincennes, les livres ne lui furent interdits. Il en demande et en obtient de toutes sortes: romans, histoire, journaux, pamphlets, traités de géométrie, de physique, de mathématiques affluent dans sa cellule, et, si on tente de les lui refuser, son éloquence irrésistible séduit et conquiert geôliers et gardiens. Loin d'être isolé, par sa captivité, du mouvement des idées, il reste en contact quotidien avec le développement intellectuel de son époque. C'est peu de lire: il prend des notes, fait des extraits, envoie chaque jour à Sophie un journal où ses impressions de lecteur tiennent autant de place que ses effusions d'amoureux, commente et traduit Tacite, compose son Essai sur les lettres de cachet et sur les prisons d'État, un essai sur la Tolérance, et, pour l'éducation de l'enfant que va lui donner sa maîtresse, une mythologie, une grammaire française, un cours de littérature ancienne et moderne; enfin, pour décider Sophie à vacciner cet enfant, un traité de l'inoculation. Ce ne sont là que ses griffonnages de prisonnier. Les livres qu'il publie attestent une diversité d'études plus grande encore: le commerce, la finance, les eaux de Paris, le magnétisme, l'agiotage, Bicètre, l'économie politique, la statistique, il n'est aucun sujet à la mode à la fin du XVIIIe siècle, même la littérature obscène, qu'il n'ait abordé et qu'il n'ait traité avec éclat, scandale, succès. Il n'ignorait rien de ce qui intéressait ses contemporains et ce qu'il avait appris, il se l'assimilait assez vite pour paraître l'avoir su de naissance. Oui, comme l'orateur antique, il pouvait discourir heureusement sur n'importe quel sujet et étonner l'Assemblée constituante de la variété de ses connaissances: qu'il s'agisse de politique générale, de finances, de mines ou de testaments, il paraît tour à tour spécialiste dans chacune de ces questions. Que dis-je spécialiste? Ceux-là même auxquels il doit sa science récente s'instruisent à l'entendre, et c'est ainsi que les rhéteurs d'Athènes et de Rome se représentaient l'orateur digne de ce nom: «Que Sulpicius, dit Cicéron, ait à parler sur l'art militaire, il aura recours aux lumières de Marius; mais ensuite, en l'entendant parler, Marius sera tenté de croire que Sulpicius sait mieux la guerre que lui.»
Mais si Mirabeau avait appris un peu de tout, ce n'était pas seulement pour devenir «un honnête homme» à la mode du XVIIIe siècle, ou, comme nous disons aujourd'hui, par curiosité de dilettante: le but de ces études ne cessa d'être, à son insu peut-être, l'art de la parole. Directement ou indirectement, tout ce qu'il lit, tout ce qu'il écrit ne va servir qu'à perfectionner en lui ce don de l'éloquence qui lui était naturel. Tous ses livres sont des discours, et il n'écrit pas une phrase qui ne soit faite pour être lue à haute voix, déclamée. Même dans ses lettres d'amour, même dans ses confidences à Sophie, il est orateur, il s'adresse à un public que son imagination lui crée, et, après avoir tutoyé tendrement son amie, il s'écrie: «Voyez la Hollande, cette école et ce théâtre de tolérance….». Disculpant sa maîtresse, il introduit par la pensée tout un auditoire dans sa cellule de Vincennes: «Voulez-vous, dit-il dans une lettre à Sophie, qu'elle ait fait une imprudence? elle seule l'a expiée. Personne au monde, qu'elle et son amant, n'a été puni de leur erreur, si vous appelez ainsi leur démarche. Mais comment nommerez-vous le courage avec lequel elle a soutenu le plus affreux des voeux? la persévérance dans ses opinions et ses sentiments? la hauteur de ses démarches au milieu de la plus cruelle détresse? la décence de sa conduite dans des circonstances si critiques?… Si ce ne sont pas là des vertus, je ne sais ce que vous appellerez ainsi.»
Il s'exerça plus directement à l'éloquence, du fond même de son cachot de Vincennes, dans les suppliques qu'il adressa aux ministres. N'est-ce pas une véritable péroraison que la fin de cette lettre à M. de Maurepas pour lui demander à prendre du service en Amérique ou aux Indes? «Ici, dit-il, j'ai cessé de vivre et je ne jouis pas du repos que donne la mort. J'y végète inutilement pour la nature entière. Laissez-moi mettre les mers entre mon père et moi. Je vous promets, Monsieur le comte, ah! oui, je vous jure qu'on ne rapportera de moi que mon extrait mortuaire, ou des actions qui démentiront bien haut mes lâches, mes perfides calomniateurs, et feront peut-être regretter les années qu'on m'a ôtées. Relégué au bout du monde, je ne serai pas moins prisonnier relativement à la France que je ne le suis ici; et le roi aura un sujet de plus qui lui dévouera sa vie.»
Le mémoire à son père, écrit de Vincennes, est un long plaidoyer qui marque un grand progrès dans l'éloquence de Mirabeau. C'est à la postérité qu'il s'adresse, c'est nous qui lui servons d'auditoire, et il nous charme et nous ravit, sans que jamais l'intérêt languisse. Tout est calculé avec un art surprenant pour rendre l'Ami des hommes odieux et son fils sympathique, et aucun effet ne manque, aucun trait ne tombe ou ne dévie. Son père l'avait exilé à Maurique, à cause des dettes qu'il avait contractées aussitôt après son mariage:
«Entière résignation de ma part, dit-il, profonde tranquillité, rigoureuse économie. Et ne croyez pas, s'il vous plaît, mon père, que ce fût impossible de trouver de l'argent. Non, je vous jure; je m'en fusse aisément procuré et à bon marché; la preuve en est qu'au moment où je crus madame de Mirabeau grosse pour la seconde fois, je m'assurai des fonds nécessaires pour la réception de mon enfant à Malte, si son sexe lui permettait d'y entrer. Je trouvai, à 4p. 100, cet argent, que je laissai en dépôt jusqu'à l'événement. Si je n'empruntais pas, c'est donc parce que je ne voulais pas emprunter; j'étais sévèrement résolu d'être invariablement rangé. Alors vous me fites interdire.»
Veut-on un exemple de narration rapide et de modestie oratoire? Les Parlements Maupeou avaient la faveur du père de Mirabeau: «On sait que les nouveaux parlementaires cabalaient avec véhémence contre nous (les nobles). Mon beau-père lutta vigoureusement contre eux dans l'assemblée de la noblesse. On prétendit que j'avais contribuée réchauffer et à le soutenir, ce dont assurément il n'avait pas besoin; car on ne peut être meilleur ami ni meilleur patriote. On opinait d'apparat. Le hasard fit que mon discours produisit quelque sensation. Nous triomphâmes. C'était un grand crime; mais enfin, ce crime m'était commun avec tous les honnêtes gens….»
La péroraison est longue et pathétique. Il faut en citer une partie pour montrer ce qu'était déjà Mirabeau dix ans avant son élection aux Etats généraux: «Je vous ai supplié d'être juge dans votre propre cause; je vous supplie de vous interroger dans la rigidité de votre devoir et le plus intérieur de votre conscience. Avez-vous le droit de me proscrire et de me condamner seul? de vous élever au-dessus des lois et des formes pour me proscrire? Quoi! mon père, vous, le défenseur célèbre et éloquent de la propriété, vous attentez, de votre simple autorité, à celle de ma personne! Quoi! mon père, vous, l'Ami des hommes, vous traitez avec un tel despotisme votre fils! Quoi! mon père, on ne peut statuer sur la liberté, l'honneur ou la vie du moindre de vos valets, que sept juges n'aient prononcé, et vous décidez arbitrairement de mon sort!»
Alors, par un procédé familier aux avocats, il suppose que l'Ami des hommes fait lui-même le plaidoyer de son fils. «Voilà, mon père, l'ébauche de ce que je pouvais dire. Ce n'est pas le langage d'un courtisan, sans doute; mais vous n'avez point mis dans mes veines le sang d'un esclave. J'ose dire: je suis né libre, dans les lieux où tout me crie: non, tu ne l'es pas. Et ce courage est digne de vous. Je vous adresse des vérités respectueuses, mais hautes et fortes, et il est digne de vous de les entendre et d'en convenir….
«Je ne puis soutenir un tel genre de vie, mon père, je ne le puis. Souffrez que je voie le soleil, que je respire plus au large, que j'envisage des humains; que j'aie des ressources littéraires, depuis si longtemps unique soulagement à mes maux; que je sache si mon fils respire et ce qu'il fait….
«Quoi qu'il en soit, je jure par le Dieu auquel vous croyez, je jure par l'honneur, qui est le dieu de ceux qui n'en reconnaissent point d'autre, que la fin de cette année 1778 ne me verra point vivant au donjon de Vincennes. Je profère hardiment un tel serment; car la liberté de disposer de sa vie est la seule que l'on ne puisse ôter à l'homme, même en le gênant sur les moyens.
«Il ne tient maintenant qu'à vous, mon père, d'user de ce droit qu'avaient les Romains, et qui fait frémir la nature. Prononcez mon arrêt de mort, si vous êtes altéré de mon sang, et votre silence suffit pour le prononcer. Rendez-moi la liberté, ce bien inaliénable, cette âme de la vie, si vous voulez que je conserve celle-ci….»
Ainsi, Mirabeau passa une partie de sa vie à plaider sa cause auprès de son père, à chercher le point faible de cet homme cuirassé d'orgueil et de préjugés, plus difficile à émouvoir que ne le sera jamais l'Assemblée constituante, même en ses jours de méfiance. C'est un discours que le futur orateur recommence chaque jour et à chaque lettre qu'il écrit soit à son père, soit à son oncle. C'est un thème éternel qu'il ne cesse de traiter, dont il refait cent fois la forme, essayant ses forces à cette tâche ardue, s'assouplissant à cette gymnastique quotidienne, épurant, fortifiant son génie. Inappréciable service que rendit à son fils, bien malgré lui, le jaloux et le plus intraitable des tyrans domestiques, auquel l'éloquence même et le génie de sa victime déplaisaient! Il se trouva que Mirabeau dut à son père, à l'escrime terrible qu'il lui imposa par sa rigueur muette, quelque chose de la prestesse et de la solidité de son jeu, et peut-être son attitude impassible à la tribune.
Telle fut la première école de Mirabeau: c'est ainsi qu'il préluda, par des déclamations dont le sujet était emprunté à sa vie, aux exercices de la tribune politique. Il lui arrivait, dans cette rhétorique, ce qui arrivait aux orateurs romains dans leurs suasories et leurs controverses: il n'évitait pas le mauvais goût, recherchait l'antithèse et le trait, tombait dans ces défauts dont le contact du public et la vérité des choses débarrassent plus tard les vrais orateurs, mais qui brillent comme des qualités dans toutes les conférences de jeunes avocats.
Une autre école plus sérieuse acheva de le former et de le mûrir; ce furent ses procès, dans lesquels il voulut se défendre lui-même. Le barreau l'attirait. En prison, chose singulière! il est l'avocat consultant de ses geôliers, par bon coeur et aussi pour satisfaire, ne fût-ce que par écrit, ses besoins oratoires. Ainsi, au château d'If, il compose un mémoire pour le commandant Dallègre, qui avait un procès; au fort de Joux, il écrit sur les affaires municipales de la ville de Pontarlier, et il rédige une défense d'un portefaix nommé Jeanret, sans compter un mémoire sur les salines de Franche-Comté. L'Avis aux Hessois, publié à Clèves (1777), pendant son séjour en Hollande, est un véritable plaidoyer contre la traite des blancs. Il collabora la même année à un mémoire publié par sa mère contre son père. Enfin, prisonnier volontaire à Pontarlier, il publie contre M. Monnier d'éloquents mémoires qui lui procurent une transaction honorable et dont il peut dire fièrement: «Si ce n'est pas là de l'éloquence inconnue à nos siècles barbares, je ne sais ce que c'est que ce don du ciel si précieux et si rare.» Son procès avec sa femme, qu'il ne perdit que parce qu'il le plaida lui-même, mit le dernier sceau à sa réputation par les qualités extrajuridiques qu'il y déploya. Il s'y montra, sinon bon avocat, du moins grand orateur, grand moraliste, grand acteur, soulevant et apaisant d'un geste les plus tragiques passions, tour à tour tendre et véhément, suppliant et impérieux, mêlant la modestie la plus gracieuse à des colères de Titan.
Il s'éleva si haut dans sa plaidoirie du 29 juin 1783, qu'il força l'admiration même de son père. Celui-ci écrivit au bailli: «C'est dommage que tous ne l'entendissent pas: car il a tant parlé, tant hurlé, tant rugi, que la crinière du lion était blanche d'écume et distillait la sueur.» Quant à son adversaire, Portalis, «qu'il a fallu, écrit le bailli, emporter évanoui et foudroyé hors de la salle, il n'a plus relevé du lit depuis le terrible plaidoyer de cinq heures dont il le terrassa».
Quelle préparation à la tribune que cette joute oratoire avec un homme comme Portalis, devant une foule immense et à moitié hostile, au milieu d'une ville agitée de passions déjà politiques et révolutionnaires! Et ce fut une bonne fortune pour Mirabeau de n'avoir remporté comme orateur, avant d'entrer dans la vie politique, que des succès difficiles. Quel piège en effet pour un homme public de débuter devant des auditoires bienveillants et gagnés d'avance, qui retrouvent et applaudissent leurs propres pensées sur ses lèvres, qui lui ôtent l'occasion de dissiper des préventions, de réfuter des interruptions, d'échauffer une atmosphère glacée, en un mot de s'instruire en luttant et de connaître toute l'étendue de ses forces! Ces favoris d'un collège électoral, un Mounier, un Lally, arrivent au parlement émoussés par les louanges, ignorants d'eux-mêmes, faciles à déconcerter. A la première contradiction, qu'ils prennent pour un échec, ils s'irritent, se dégoûtent, se taisent ou s'en vont. Mirabeau ne connut pas ces fortunes dangereuses: il avait appris à plaider sa cause, de vive voix ou la plume à la main, dans les conditions les plus défavorables, contre l'universelle malveillance dont son père menait le choeur. Il sera bien difficile d'intimider un athlète si habitué au péril, si cuirassé contre le découragement: les orages parlementaires, les interruptions, et, ce qui est plus dangereux aux novices, les conversations qu'on devine et qu'on n'entend pas, ces difficultés ne seront pour lui que jeux d'enfant.
Mais, quand même Mirabeau aurait apporté aux Etats généraux une instruction plus étendue encore, une expérience oratoire plus consommée, un génie plus éminent, tous ces avantages n'auraient pas suffi à faire de lui un grand orateur politique, s'il ne s'y était joint une qualité suprême dont l'absence cause et explique l'infériorité parlementaire de plus d'un homme d'esprit: je veux parler du goût passionné des affaires publiques. Bien avant la réunion des Etats, il se fait donner une mission diplomatique à Berlin, visite les ministres, leur écrit, les conseille, considère comme de son ressort tout ce qui intéresse la politique de la France, chef de parti sans parti, journaliste sans journal, orateur sans tribune, homme public dans un pays où il n'y avait pas de vie publique. Econduit, ridiculisé, calomnié, il ne se rebute pas: il faut qu'il fasse les affaires de la France, qu'il parle, qu'il écrive pour son pays. Il voit mieux et plus loin que les plus avisés; il conseille et prédit la réunion des Etats généraux quand personne n'y songeait encore. Prisonnier, l'avenir de la France l'intéresse plus que le sien. Plaideur malheureux, il s'occupe moins de son procès que du procès intenté par la nation au despotisme. Perdu de dettes, il s'inquiète, du fond de sa misère, des finances de son pays. En veut-on une preuve? Au moment où il songeait à forcer son père à rendre ses comptes de tutelle, il était venu de Liège à Paris pour consulter ses avocats et ses hommes d'affaires. Sa maîtresse, la tendre madame de Néhra, n'y tenant plus d'impatience et d'anxiété, court l'y rejoindre et lui demande des nouvelles de son procès: «Oui, à propos, me dit-il, je voulais vous demander où j'en suis?—Comment! lui dis-je, ce voyage a été entrepris en partie pour vous en occuper; vous avez vu MM. Treilhard et Gérard de Melsy?—Moi? dit-il; non, en vérité: j'ai vu à peine Vignon, mon curateur. J'ai eu bien d'autre chose à faire que de penser à toutes ces bagatelles. Savez-vous dans quelle crise nous sommes? Savez- vous que l'affreux agiotage est à son comble? Savez-vous que nous sommes au moment où il n'y a peut-être pas un sou dans le Trésor public? Je souriais de voir un homme dont la bourse était si mal garnie y songer si peu et s'affliger si fort de la détresse publique.»
Il accumulait dans son portefeuille les statistiques, les renseignements sur l'opinion des provinces, une correspondance énorme venue de tous les coins de la France, s'entourait de collaborateurs et d'agents politiques, préparation à la vie publique dont nous avons vu de nos jours un exemple célèbre, mais dont on ne pouvait s'expliquer la raison sous l'ancien régime. La seule carrière possible pour Mirabeau, c'était la carrière d'homme d'Etat, d'orateur. Que cette carrière ne s'ouvrît pas devant lui, que la Révolution tardât, ses vices ne suffisant plus à le distraire, il mourait maniaque ou fou, à la fois ridicule et déshonoré.
Cette vocation fatale, irrésistible, s'alliait à une santé de fer, à une figure imposante dans sa laideur, à une voix sonore et à un air de dignité noble et paisible. Ses défauts extérieurs, choquants chez un homme privé, devenaient autant de qualités chez un tribun. Son attitude et son costume, de mauvais ton dans un salon, [1] s'harmonisaient, au contraire, à la tribune, avec sa tête éloquente, ses regards extraordinaires. En réalité, il n'avait tout son prix, au moral et au physique, que quand il parlait en public. Le Midi seul forme ces natures merveilleuses, faites pour la représentation, pour la vie tumultueuse en plein air, pour le contact incessant de la foule, natures que la solitude rapetisse et enlaidit, que la publicité grandit et transfigure, et pour lesquelles l'éloquence est le plus impérieux des besoins.
Note:
[1] «En voyant entrer Mirabeau, M. de la Marck fut frappé de son extérieur. Il avait une stature haute, carrée, épaisse. La tête, déjà forte au delà des proportions ordinaires, était encore grossie par une énorme chevelure bouclée et poudrée. Il portait un habit de ville dont les boutons, en pierres de couleur, étaient d'une grandeur démesurée; des boucles de soulier également très grandes. On remarquait enfin dans toute sa toilette, une exagération des modes du jour, qui ne s'accordait guère avec le bon goût des gens de la cour. Les traits de sa figure étaient enlaidis par des marques de petite vérole. Il avait le regard couvert, mais ses yeux étaient pleins de feu. En voulant se montrer poli, il exagérait ses révérences; ses premières paroles furent des compliments prétentieux et assez vulgaires. En un mot, il n'avait ni les formes ni le langage de la société dans laquelle il se trouvait, et quoique, par sa naissance, il allât de pair avec ceux qui le recevaient, on voyait néanmoins tout de suite à ses manières qu'il manquait de l'aisance que donne l'habitude du grand monde….
«…. Mais, après le dîner, M. de Meilhan ayant amené la conversation sur la politique et l'administration, tout ce qui avait pu frapper d'abord comme ridicule dans l'extérieur de Mirabeau disparut à l'instant. On ne remarqua plus que l'abondance et la justesse de ses idées, et il entraîna tout le monde par sa manière brillante et énergique de les exprimer.» (Correspondance de Mirabeau et de La Marck, t. I. p. 86.)
[Illustration: HONORÉ GABRIEL COMTE DE MIRABEAU]
Député de la Sénéchaussée d'Aix à l'Assemblée Nationale en 1789. Elu président le 29 Janvier 1791. Mort le 2 Avril 1791.
A Paris, chez l'AUTEUR, Quay des Augustins No. 71 au 3e.]
Tel était Mirabeau à la veille d'entrer dans la vie publique, réunissant dans sa personne toutes les conditions d'éloquence parfaite qu'ont énumérées un Cicéron et un Quintilien. Il semble qu'un tel homme, porté par la nature et par les circonstances, va dépasser ce Cicéron, qu'il aimait à lire, et qui sait? atteindre Démosthène, d'autant plus que ces grandes vérités, ces admirables lieux communs qui ont fait vivre jusqu'à nous les harangues antiques, il aura la bonne fortune d'être le premier à les exprimer à la tribune française qu'il inaugure. Un public tout neuf au plaisir d'écouter, voilà son auditoire. Les passions et les idées de toute la France, et de la France du XVIIIe siècle encore philosophe, enthousiaste, héroïque, voilà la matière de ses harangues. Jamais le génie ne rencontra de si belles et de si faciles circonstances. Et pourtant, si sublimes que soient les accents du discours sur la banqueroute, si brillante que nous apparaisse la carrière oratoire de Mirabeau, nous rêvions mieux. Après ces élans sublimes, pourquoi ces chutes, ces langueurs, ces sommeils? Pourquoi la pensée du grand homme se dérobe-t-elle parfois comme à dessein, au lieu de se développer d'un discours à l'autre avec harmonie et clarté? Pourquoi la déclamation succède-t-elle tout à coup à l'accent sincère, aux beautés solides et simples? C'est qu'il manquait à Mirabeau un avantage que ses collègues de la Constituante possédaient presque tous: la considération publique. Aujourd'hui que nous ne voyons plus de l'orateur que le côté glorieux, nous ne pouvons nous figurer avec quel mépris il fut accueilli à Versailles. On ne lui parlait pas; on considérait, même à gauche, sa présence comme un scandale. Outre que ce transfuge de la noblesse n'inspirait nulle confiance, une légende déshonorante s'attachait à son nom. Les calomnies de son père avaient fait leur chemin, et tous les vices semblaient marqués hideusement sur cette figure ravagée. L'Ami des hommes, qui avait obtenu contre son fils jusqu'à dix-sept lettres de cachet, avait laissé publier, lors du procès d'Aix, un recueil de ses lettres intimes où il disait de Mirabeau tout ce que pouvaient lui inspirer la haine et une colère habilement attisée par M. de Marignane. Mauvais fils, disait-on, mauvais époux, mauvais père, Mirabeau pouvait-il être un bon citoyen? Et encore on lui eût pardonné ses vices et ses crimes, mais on l'accusait d'avoir manqué même à l'honneur. On parlait tout haut de sa bassesse et de sa vénalité. Son éloquence au début étonnait, effrayait, ne convainquait pas. On ne croyait pas ce qu'il disait.
Il parvint à séduire, à arracher l'assentiment, à décider certains votes par l'éclat éblouissant de la vérité; il obtint une grande influence, mais il n'atteignit jamais à l'autorité. Souvent son génie même se tournait contre lui, et plus les imaginations étaient flattées, plus les consciences résistaient. Déboires, affronts, mépris les moins déguisés, il subit tout, accepta tout, dans la pensée de se réhabiliter enfin. Il n'y parvint jamais tout à fait. «Dans certains moments, écrit Etienne Dumont, il aurait consenti à passer au travers des flammes pour purifier le nom de Mirabeau. Je l'ai vu pleurer, à demi suffoqué de douleur, en disant avec amertume: «J'expie bien cruellement les erreurs de ma jeunesse». Voilà pourquoi il tombait quelquefois dans la déclamation. Désireux de donner au public une bonne idée de lui-même, il n'y pouvait parvenir; le désaccord de sa vie et de ses paroles était trop flagrant. Or, le triomphe de l'orateur, comme le dit justement un philosophe ancien, c'est de paraître à ses auditeurs tel qu'il veut paraître en effet. Et c'était bien là le but secret de Mirabeau; il voulait paraître honnête. Mais, comme l'ajoute Cicéron en termes qui s'appliquent cruellement au pauvre grand homme, on n'arrive à cette éloquence suprême que par la dignité de la vie: id fieri vitae dignitate.
II.—LA POLITIQUE DE MIRABEAU
Quelle était la politique de Mirabeau? A cette question souvent posée, aucune réponse satisfaisante n'a été faite. Ceux qui ont écrit avant la publication de la correspondance de Mirabeau et de La Marck (1851) ne connaissaient, dans Mirabeau, que l'homme extérieur, que ses desseins avoués, que sa politique officielle. Ceux qui ont écrit depuis n'ont plus vu que l'homme intérieur, que l'intrigant payé, que le conspirateur mystérieux. Là, dit-on, c'est un tribun, presque un démagogue; ici c'est un Machiavel, un professeur de tyrannie. En public, excite et lance la Révolution; en secret il la retient et semble lui préparer des pièges. Comment démêler sa véritable pensée au milieu de ces contradictions?
Écartons d'abord une hypothèse qui se présente tout de suite à l'esprit. Mirabeau, pourrait-on dire, n'eut pas à proprement parler de politique: il vécut d'expédients, au jour le jour, éloquent si le hasard lui faisait rencontrer la vérité, languissant ou obscur quand il se trompait.—Sans doute il n'est pas d'homme politique dont chaque pas soit guidé par un dessein immuable: il n'en est pas non plus qui ne rêve un certain état de choses plus heureux pour ses concitoyens et pour lui. Eh bien, Mirabeau croyait que l'état politique le plus souhaitable pour la France et pour lui-même, c'était un état mixte, moitié absolutisme et moitié liberté, où subsisterait ce qui était supportable dans l'ancien régime et ce qui était immédiatement possible dans les systèmes nouveaux. Ce qu'il veut, c'est la monarchie parlementaire telle que nous l'avons eue vingt-cinq ans plus tard. Dans une note secrète pour la cour, écrite le 14 octobre 1790, il résume en ces termes les principes de sa politique:
«Que doit-on entendre par les bases de la Constitution?
«Réponse:
«Royauté héréditaire dans la dynastie des Bourbons; corps législatif périodiquement élu et permanent, borné dans ses fonctions à la confection de la loi; unité et très grande latitude du pouvoir exécutif suprême dans tout ce qui tient à l'administration du royaume, à l'exécution des lois, à la direction de la force publique; attribution exclusive de l'impôt au corps législatif; nouvelle division du royaume, justice gratuite, liberté de la presse; responsabilité des ministres; vente des biens du domaine et du clergé; établissement d'une liste civile, et plus de distinction d'ordres; plus de privilèges ni d'exemptions pécuniaires; plus de féodalité ni de parlement: plus de corps de noblesse ni de clergé; plus de pays d'états ni de corps de province:—voilà ce que j'entends par les bases de la Constitution. Elles ne limitent le pouvoir royal que pour le rendre plus fort; elles se concilient parfaitement avec le gouvernement monarchique.»
Dans sa pensée, le défenseur naturel des droits du peuple, c'est le roi, et le soutien du roi, c'est le peuple. Appuyés l'un sur l'autre, ils triomphent du clergé et de la noblesse, et à cette alliance le roi gagne son pouvoir, le peuple sa liberté. C'est la démocratie royale de Wimpffen, c'est l'idée de la Constituante et de la France en 1789.
Mais quelle est l'autorité la plus ancienne, la plus forte, celle du roi ou celle du peuple? Le 8 octobre 1789, cette question se pose, à propos de la formule à employer pour la promulgation des lois. Doit-on continuer à dire: Louis, par la grâce de Dieu…? Oui, dit Mirabeau.— Et les droits du peuple? «Si les rois, répond-il, sont rois par la grâce de Dieu, les nations sont souveraines par la grâce de Dieu. On peut aisément tout concilier.»—Opérer cette conciliation (non aisée, mais impossible), telle est la fonction du gouvernement, du ministère.— Conciliation? non: assujettissement de l'un des deux souverains à l'autre, du corps à la tête, du peuple au roi. Il faut flatter, duper, aveugler le peuple, lui faire accepter sa servitude comme une liberté, sous prétexte qu'elle est volontaire. Gouverner, c'est capter l'opinion publique, et pour cette capture les moyens les plus cachés sont les plus efficaces. Que l'on ne recule pas devant aucune fraude pour duper le peuple; c'est pour le bonheur du peuple.
Le mot de république, Mirabeau ne le prononce qu'avec horreur ou risée. La république, c'est pour lui le retour à l'état de barbarie; c'est le chaos; c'est la destruction de l'état social. Et il montre cependant plus de sens politique que les rares républicains qui existaient alors, en ce qu'il craint l'arrivée prochaine de la république, tandis que ceux-là ne l'espèrent même pas. Il voit clair dans l'avenir, et, comme cela arrive, il se trompe sur les desseins de ses adversaires en leur attribuant la clairvoyance qu'il est seul à posséder. En voyant combien les Constituants ont affaibli le pouvoir royal, il ne peut s'imaginer qu'ils ne préparent pas secrètement les voies à la république, et il écrit à la cour le 14 octobre 1790: «Je sais que … les législateurs, consultant les craintes du moment plutôt que l'avenir, hésitant entre le pouvoir royal dont ils redoutaient l'influence, et les formes républicaines dont ils prévoyaient le danger, craignant même que le roi ne désertât sa haute magistrature, ou ne voulût reconquérir la plénitude de son autorité; je sais, dis-je, qu'au milieu de cette perplexité, les législateurs n'ont formé, en quelque sorte, l'édifice de la constitution qu'avec des pierres d'attente, n'ont mis nulle part la clef de la voûte, et ont eu pour but secret d'organiser le royaume de manière qu'ils pussent opter entre la république et la monarchie, et que la royauté fût conservée ou inutile, selon les événements, selon la réalité ou la fausseté des périls dont ils se croiraient menacés. Ce que je viens de dire est le mot d'une grande énigme.»
C'est faire beaucoup d'honneur aux Lameth et à Barnave que de leur prêter des vues aussi profondes: les événements les menaient; ils ne se doutaient pas toujours du lendemain: comment croire qu'ils songeassent à un avenir, qui, en 1790, semblait éloigné d'un siècle.
Cette aversion de Mirabeau pour la démocratie pure et pour les théories du Contrat social s'exprime, dans sa bouche, par une apologie du pouvoir royal. Fortifier ce pouvoir, c'est son but, c'est son conseil sans cesse répété, à la tribune même (10 octobre 1789): «Ne multipliez pas de vaines déclamations; ravivez le pouvoir exécutif; sachez le maintenir, étayez-le de tous les secours des bons citoyens; autrement, la société tombe en dissolution, et rien ne peut nous préserver des horreurs de l'anarchie.»
Son royalisme n'est pas seulement théorique; il se considère personnellement comme le champion nécessaire de la royauté. Ne croyons pas que le besoin d'argent l'ait rapproché de la cour; il se sent né pour la servir et pour la bien servir, et, tout de suite, il s'offre. Quand cela? En 1790, quand il succombe à la misère et que la situation politique l'effraie? Non: à son arrivée dans la vie politique, à la première heure, à la première minute, au moment même où il songe à entrer aux États généraux, cinq mois avant les élections. Il écrit, le 28 décembre 1788, à M. de Montmorin:
«Sans le concours, du moins secret, du gouvernement, je ne puis être aux États généraux…. En nous entendant, il me serait très aisé d'éluder les difficultés ou de surmonter les obstacles; et certes il n'y a pas trop de trois mois pour se préparer, lier sa partie, et se montrer digne et influent défenseur du trône et de la chose publique.»
Ce rôle de défenseur du trône, si beau qu'il pût paraître en 1788, est- il vraiment celui auquel son genre d'éloquence semblait destiner Mirabeau? Pourquoi ne voulut-il pas être en effet un tribun populaire, le conseiller, l'interprète, l'initiateur de la démocratie? Pourquoi, victime de l'ancien régime, ne rêva-t-il pas une république dirigée par sa voix puissante?
Ses sentiments aristocratiques lui venaient, non de l'éducation, mais de la naissance. C'est à son père qu'il devait cet orgueil de caste qu'il ne prit jamais la peine de cacher. On sait qu'après l'abolition des titres de noblesse, il continua à se faire appeler Monsieur le comte, à sortir en voiture armoriée. Voilà la première raison pour laquelle il était royaliste.
La seconde, c'est que, si l'absolutisme l'avait mis à Vincennes, le régime démocratique l'aurait laissé de côté, dans les rangs obscurs. Il comprenait très bien que le dérèglement de sa vie lui aurait fermé la carrière politique dans un pays libre. La monarchie qu'on appelle parlementaire, ou plutôt cette monarchie qu'il imaginait, dans laquelle le peuple et le roi ne faisaient qu'un contre les ordres privilégiés, semblait lui assurer un rôle digne de son génie. Il excellait, nous le savons, dans l'éloquence et dans l'intrigue: la tribune du parlement lui permettait d'être orateur, et la nécessité de concilier deux choses inconciliables, la souveraineté populaire et la souveraineté royale, ouvrait un champ illimité à son habileté un peu policière. Éblouir par son éloquence, séduire par son adresse, jouer un beau rôle représentatif et, en secret, préparer par de petits moyens, par des hommes secondaires, de grands effets politiques, c'était là son idéal. Et que ne le réalisa-t-il? Les d'Orléans étaient sous sa main; il pouvait leur donner la royauté. C'était même le seul moyen de réaliser son rêve de monarchie mitigée. Mais dès qu'il vit le duc d'Orléans, en 1788, chez le comte de La Marck, il le jugea et dit «que ce prince ne lui inspirait ni goût ni confiance». Plus tard il répétait qu'il n'en voudrait même pas pour son valet. C'est donc avec la branche aînée qu'il veut fonder le seul régime dont il puisse être l'orateur et le ministre.
Ses opinions, on le voit, sont fondées sur son intérêt, ou, si on aime mieux, sur l'intérêt de son génie. Il lui faut, ce sont ses propres expressions, un grand but, un grand danger, de grands moyens, une grande gloire. C'est heureux sans doute qu'il ait préparé les conditions les plus favorables à l'épanouissement de son éloquence, mais avouons que sa politique ne reposait sur aucune conviction morale. Et voilà la troisième raison pour laquelle il n'embrassa pas franchement et complètement la cause du XVIIIme siècle. Ses contemporains, philosophes et politiques, précurseurs et acteurs de la révolution, diffèrent de doctrine et de système; mais ils se rapprochent en un point, c'est qu'ils ont une foi ardente en l'humanité; ils la croient bonne, raisonnable, perfectible; ils l'aiment et la plaignent. Leur but est de lui ôter ses chaînes, de lui rendre ses droits, de l'amener à la virilité par la liberté. Ils croient fermement à la justice: c'est là l'évangile de 1789, qu'aucune erreur, qu'aucun accident n'a encore obscurci. Cette foi est étrangère à Mirabeau: ce n'est ni sur la raison ni sur le droit qu'il compte pour établir son système, mais sur le génie, sur la ruse. Sa politique, toute florentine, est plus vieille ou plus jeune que cet âge. Quand, en décembre 1790, déjà payé par la cour, il présente son plan secret de résistance, le comte de La Marck écrit finement à Mercy-Argenteau: «Ce plan est trop compliqué, ainsi que vous l'avez remarqué, monsieur le comte, on dirait qu'il est fait pour d'autres temps et pour d'autres hommes. Le cardinal de Retz, par exemple, l'aurait très bien fait exécuter; mais nous ne sommes plus au temps de la Fronde.»
Si la foi lui manquait, il la niait ou ne la voyait pas chez les autres. Il se refusait, ce trop fin politique, à croire au désintéressement de ce peuple de 1789, affamé pourtant de justice. «Tous les Français, disait-il, veulent des places ou de l'argent; on leur ferait des promesses, et vous verriez bientôt le parti du roi prédominant partout.» Il calomniait son temps, et, osons le dire, le jugeait d'après lui-même. Non, ce n'est pas pour le seul bien-être que nos pères se levèrent contre la royauté. Le sens profond de la Révolution échappait à Mirabeau.
Dans les questions religieuses, il montrait la même ingéniosité et le même aveuglement. Croirait-on qu'il ne s'était jamais sérieusement demandé si la liberté était compatible avec le catholicisme? Il n'a pas de solution pour ce grave problème. Dans son Essai sur les lettres de cachet, il prétend montrer qu'une société civile peut vivre sans détruire une religion hostile au principe même de cette société. Il suffit, dit-il, que les «ministres des autels soient circonscrits dans leur état», et il passe. Le même homme vote et défend la constitution civile du clergé, et ce n'est que des circonstances qu'il apprend l'hostilité irréconciliable de l'Église. En décembre 1789, il disait à sa soeur, Mme du Saillant: «La liberté nationale avait trois ennemis: le clergé, la noblesse et les parlements. Le premier n'est plus de ce siècle, et la triste situation de nos finances nous aurait suffi pour le tuer.» Telles sont les vues de Mirabeau: il croit morts des hommes qui vont faire reculer la Révolution! C'est qu'au fond il est indiffèrent en religion. Les grands problèmes qu'il appelle dédaigneusement métaphysiques n'ont jamais préoccupé ce méridional. Les pensées hautes et générales sur la destinée de l'homme lui sont inconnues et répugnent à sa nature. Dans les discussions religieuses, il apporte une dextérité et un tact infinis, mais aucune idée supérieure.
Qu'en résulte-t-il? C'est qu'en éloquence comme en politique il ne demande pas ses succès à ce qu'on appelle l'éternelle morale. On ne trouvera pas dans ses discours un seul de ces lieux communs qui sont beaux dans tous les temps; nul appel à la conscience humaine; nul élan vers une justice plus haute; nul accent d'amour ou de piété pour les hommes. Ces mots se trouvent, il le faut bien, dans ses harangues; mais les choses mêmes n'y sont pas, puisqu'elles n'étaient pas dans son âme. Il y a des cordes que les orateurs de second ordre, un Rabaut Saint- Etienne, un Thouret, savent faire vibrer, et que Mirabeau ne touche jamais. Qu'on ne s'y trompe pas: c'est là le caractère de cet orateur, d'avoir été grand sans puiser son inspiration aux sources morales; ç'a été son originalité et sa faiblesse à la fois.
Comment donc se fait-il applaudir? D'abord par son incontestable patriotisme, par les paroles vraiment nationales qu'il sait prononcer avec un accent vrai, et puis par la manière émouvante dont il parle de lui, encore de lui, toujours de lui. C'est sans cesse son moi tragique et superbe qui occupe la scène. Ses discours ne sont qu'une vaste apologie de sa personne, un plaidoyer sans cesse renouvelé, une recherche acharnée et une revendication anxieuse de l'estime des hommes, qu'il va conquérir et qui lui échappe toujours. Le sentiment qui anime cette éloquence, ce n'est pas la dignité, c'est l'orgueil. Ange déchu, il vante ses fautes et justifie sa vie devant ses contemporains, exaltant dans un style passionné ses souffrances et ses colères. Que ce soit aux États de Provence, à l'Assemblée constituante, lors de l'affaire du Châtelet, ou encore dans sa correspondance secrète avec la cour, je retrouve partout cette même poursuite de la réhabilitation. C'est peu d'être admiré: il veut être estimé, et, naïvement, il intrigue pour forcer l'estime. L'Assemblée ne se lasse pas de cette magnifique apologie; elle applaudit sans accorder ce qu'on lui demande, pas même la présidence, qu'on n'obtiendra qu'une fois, et encore en mendiant les voix de l'extrême droite. Le jour où Mirabeau touche au ministère, à un honneur qui peut refaire sa réputation, l'Assemblée le précipite en souriant. Ses idées, elle les accueille, elle les vote; mais sa personne, elle n'en veut pas. Ses oreilles sont flattées de cette éloquence incomparable; sa raison en est satisfaite: son coeur n'en est pas touché. C'est un duel qui l'intéresse et qui désespère Mirabeau: il en meurt.
III.—LES DISCOURS DE MIRABEAU
Justifions ces remarques générales sur la politique et l'inspiration oratoire de Mirabeau par quelques exemples empruntés à ses principaux discours.
Aux États de Provence, il défend le règlement royal contre la noblesse qui voulait faire les élections selon l'antique constitution de la «nation provençale». C'est là pour lui un admirable terrain, qui lui donne confiance et lui permet de lutter contre le mépris de ses collègues: «Si la noblesse veut m'empêcher d'arriver, disait-il, il faudra qu'elle m'assassine, comme Gracchus.» Cependant les outrages dont on l'abreuva, malgré sa bonne volonté, le forcèrent à prendre une allure d'opposition qui était bien loin de ses principes. «Ces gens-là, écrivait-il alors, me feraient devenir tribun du peuple malgré moi, si je ne me tenais pas à quatre.» Il tenait néanmoins à l'estime de la noblesse et il chercha à se justifier devant elle dans un discours que la prorogation des Etats l'empêcha de prononcer, mais qu'il fit imprimer et répandre. C'est la première en date de ses justifications publiques:
«Qu'ai-je donc fait de si coupable? J'ai désiré que mon ordre fût assez habile pour donner aujourd'hui ce qui lui sera infailliblement arraché demain; j'ai désiré qu'il s'assurât le mérite et la gloire de provoquer l'assemblée des trois ordres, que toute la Provence demande à l'envi…. Voilà le crime de l'ennemi de la paix! ou plutôt j'ai cru que le peuple pouvait avoir raison…. Ah! sans doute, un patricien souillé d'une telle pensée mérite des supplices! Mais je suis bien plus coupable qu'on ne suppose, car je crois que le peuple qui se plaint a toujours raison; que son infatigable patience attend constamment les derniers excès de l'oppression pour se résoudre à la résistance; qu'il ne résiste jamais assez longtemps pour obtenir la réparation de tous ses griefs; qu'il ignore trop que, pour se rendre formidable à ses ennemis, il lui suffirait de rester immobile, et que le plus innocent comme le plus invincible de tous les pouvoirs est celui de se refuser à faire…. Je pense ainsi; punissez l'ennemi de la paix.»
S'adressant aux nobles et aux membres du clergé, il profère ces paroles menaçantes et souvent citées:
«Dans tous les pays, dans tous les âges, les aristocrates ont implacablement poursuivi les amis du peuple, et si, par je ne sais quelle combinaison de la fortune, il s'en est élevé quelqu'un de leur sein, c'est celui-là surtout qu'ils ont frappé, avides qu'ils étaient d'inspirer la terreur par le choix de la victime. Ainsi périt le dernier des Gracques de la main des patriciens; mais, atteint du coup mortel, il lança de la poussière vers le ciel, en attestant les dieux vengeurs; et de cette poussière naquit Marius: Marius, moins grand pour avoir exterminé les Cambres, que pour avoir abattu dans Rome l'aristocratie de la noblesse!»
Dans une péroraison d'un caractère tout personnel, il tire de très grands effets de l'affirmation de sa sincérité, affirmation qui n'était pas inutile:
«Pour moi, qui dans ma carrière publique n'ai jamais craint que d'avoir tort; moi qui, enveloppé de ma conscience et armé de principes, braverais l'univers, soit que mes travaux et ma voix vous soutiennent dans l'assemblée nationale, soit que mes voeux vous y accompagnent, de vaines clameurs, des protestations injurieuses, des menaces ardentes, toutes les convulsions, en un mot, des préjugés expirants, ne m'en imposeront pas. Eh! comment s'arrêterait-il aujourd'hui dans sa course civique, celui qui, le premier d'entre les Français, a professé hautement ses opinions sur les affaires nationales, dans un temps où les circonstances étaient bien moins urgentes, et la tâche bien plus périlleuse? Non, les outrages ne lasseront pas ma constance; j'ai été, je suis, je serai jusqu'au tombeau l'homme de la liberté publique, l'homme de la Constitution. Malheur aux ordres privilégiés, si c'est là plutôt être l'homme du peuple que celui des nobles! Car les privilèges finiront, mais le peuple est éternel.»
Exclu de l'assemblée de la noblesse comme non-possédant, c'est avec déchirement qu'il se sépara des hommes de sa condition, et qu'il se vit forcé de prendre un masque de tribun. Cette aristocratie provinciale fut assez aveugle pour voir en Mirabeau un séditieux; elle le traitait volontiers d'enragé. A quoi il répondait: «C'est une grande raison de m'élire, si je suis un chien enragé; car le despotisme et les privilèges mourront de ma morsure.» Mais ce n'est là qu'un accès de colère: ce prétendu démagogue, quelques jours plus tard, calme le peuple de Marseille, soulevé contre une taxe du pain, par les conseils les plus sages, les plus modérés. Et pourquoi le peuple doit-il se résigner? Pour faire plaisir au roi. C'est le grand argument par lequel il termine une proclamation où il avait mis à la portée de tous quelques vérités économiques:
«Oui, mes amis, on dira partout: les Marseillais sont de bien braves gens; le roi le saura, ce bon roi qu'il ne faut pas affliger, ce bon roi que nous invoquons sans cesse; et il vous aimera, il vous en estimera davantage. Comment pourrions-nous résister au plaisir que nous lui allons faire, quand il est précisément d'accord avec nos plus pressants intérêts? Comment pourriez-vous penser au bonheur qu'il vous devra, sans verser des larmes de joie?»
Nous avons dit que Mirabeau ne partageait ni ne comprenait l'enthousiasme de ses contemporains, et qu'il traitait de métaphysique le culte des principes. Dans un des premiers discours qu'il prononça aux États généraux, il formula en ces termes son empirisme politique:
«N'allez pas croire que le peuple s'intéresse aux discussions métaphysiques qui nous ont agités jusqu'ici. Elles ont plus d'importance qu'on ne leur en donnera sans doute; elles sont le développement et la conséquence du principe de la représentation nationale, base de toute constitution. Mais le peuple est trop loin encore de connaître le système de ses droits et la saine théorie de la liberté. Le peuple veut des soulagements, parce qu'il n'a plus de forces pour souffrir; le peuple secoue l'oppression, parce qu'il ne peut plus respirer sous l'horrible faix dont on l'écrase; mais il demande seulement de ne payer que ce qu'il peut et de porter paisiblement sa misère….
«Il est cette différence essentielle entre le métaphysicien, qui, dans la méditation du cabinet, saisit la vérité dans son énergique pureté, et l'homme d'État, qui est obligé de tenir compte des antécédents, des difficultés, des obstacles; il est, dis-je, cette différence entre l'instructeur du peuple et l'administrateur politique, que l'un ne songe qu'à ce qui est et l'autre s'occupe de ce qui peut être.
«Le métaphysicien, voyageant sur une mappemonde, franchit tout sans peine, ne s'embarrasse ni des montagnes, ni des déserts, ni des fleuves, ni des abîmes; mais quand on veut arriver au but, il faut se rappeler sans cesse qu'on marche sur la terre, et qu'on n'est plus dans le monde idéal [Note: Séance du 15 juin 1789.].»
Faut-il s'étonner que ce cours de politique appliquée n'ait pas été chaudement accueilli? Ce n'était certes pas le moment, en juin 1789, de se rappeler qu'on «marchait sur la terre», et de quitter le «monde idéal». Il fallait au contraire ne pas regarder les difficultés, les périls, les baïonnettes dont on était entouré, marcher la tête haute, les yeux fixés vers l'idéal populaire et vaincre, comme on le fit, par la foi. Que les communes, au contraire, eussent recours aux recettes d'une politique prudente, elles étaient perdues. N'est-ce pas d'ailleurs un piège que leur tend Mirabeau, quand, dans ce même discours, il propose à ses collègues de s'intituler représentants du peuple français? Comment fallait-il entendre le mot peuple? Était-ce populus ou plebs? N'y avait-il pas à craindre que la cour ne voulût comprendre plebs et que le Tiers ne se trouvât avoir consacré la distinction des ordres? L'abbé Siéyès vit le danger, retira sa formule (Assemblée des représentants connus et vérifiés) et se rallia à celle de Legrand (Assemblée nationale), qui contenait déjà la Révolution. Quant à Mirabeau, il affecta de ne pas comprendre le sens des objections et, en rhéteur, répondant à ce qu'on ne lui disait pas, il s'indigna du mépris où l'on tenait ce beau mot de peuple:
«Je persévère dans ma motion et dans la seule expression qu'on en avait attaquée, je veux dire la qualification de peuple français; je l'adopte, je la défends, je la proclame, par la raison qui la fait combattre.
«Oui, c'est parce que le nom du peuple n'est pas assez respecté en France, parce qu'il est obscurci, couvert de la rouille du préjugé; parce qu'il nous présente une idée dont l'orgueil s'alarme et dont la vanité se révolte; parce qu'il est prononcé avec mépris dans les chambres des aristocrates; c'est pour cela même, Messieurs, que nous devons nous imposer, non seulement de le relever, mais de l'ennoblir, de le rendre désormais respectable aux ministres et cher à tous les coeurs….
«Représentants du peuple, daignez me répondre. Irez-vous dire à vos commettants que vous avez repoussé ce nom de peuple? que si vous n'avez pas rougi d'eux, vous avez pourtant cherché à éluder cette dénomination qui ne vous paraît pas assez brillante? qu'il vous faut un titre plus fastueux que celui qu'ils vous ont conféré? Eh! ne voyez-vous pas que le nom de représentants du peuple vous est nécessaire, parce qu'il vous attache le peuple, cette masse imposante sans laquelle vous ne seriez que des individus, de faibles roseaux qu'on briserait un à un! Ne voyez- vous pas qu'il vous faut le nom du peuple, parce qu'il donne à connaître au peuple que nous avons lié notre sort au sien, ce qui lui apprendra à reposer sur nous toutes ses pensées, toutes ses espérances!
«Plus habiles que nous, les héros bataves qui fondèrent la liberté de leur pays prirent le nom de gueux; ils ne voulurent que ce titre, parce que le mépris de leurs tyrans avait prétendu les en flétrir, et ce titre, en leur attachant cette classe immense que l'aristocratie et le despotisme avilissaient, fut à la fois leur force, leur gloire et le gage de leur succès. Les amis de la liberté choisissent le nom qui les sert le mieux, et non celui qui les flatte le plus; ils s'appelleront les remontrants en Amérique, les pâtres en Suisse, les gueux dans les Pays-Bas. Ils se pareront des injures de leurs ennemis; ils leur ôteront le pouvoir de les humilier avec des expressions dont ils auront su s'honorer.» (Séance du 16 juin 1789.)
Ces déclamations furent accueillies par des murmures mérités, et le rôle que Mirabeau joua en cette circonstance critique ne contribua pas peu à éloigner de lui la confiance de l'Assemblée. Que voulait-il donc? Maintenir les ordres privilégiés? Nous avons vu qu'il les considère comme un obstacle à la liberté, et qu'il les supprime dans ses programmes secrets. Il voulait seulement embarrasser la marche des communes dont l'audace l'inquiétait déjà, comme elle inquiétait la cour. Le «défenseur du trône» tremblait, dès les premiers jours de la Révolution, pour le pouvoir royal. Il voulait que les communes soumissent leurs décrets à la sanction de Louis XVI. Cette sanction, ce veto était pour lui le palladium des libertés publiques: «Je crois, avait-il dit la veille, le veto du roi tellement nécessaire, que j'aimerais mieux vivre à Constantinople qu'en France, s'il ne l'avait pas.»
A cette époque, Mirabeau n'avait encore aucune relation avec la cour; mais l'attitude qu'il venait de prendre semblait devoir le désigner à l'attention du roi. Il se posait en conciliateur entre les deux partis. Il marquait d'avance les limites de la Révolution. Voyant qu'on ne venait pas à lui, il alla, par l'entremise de Malouet, voir Necker. Il en reçut l'accueil le plus injurieux. Justement dépité, il changea d'allure, résolut de montrer sa force et sa popularité et de s'imposer en menaçant. C'est ainsi qu'il faut expliquer les discours démocratiques par lesquels il releva le courage de l'Assemblée, après la séance royale du 23 juin, et notamment l'apostrophe au marquis de Dreux-Brézé. Cette apostrophe si célèbre a donné le change sur la véritable politique de Mirabeau: l'attitude qu'il prit ce jour-là est restée fixée dans la mémoire populaire. La légende représente le prétendu tribun montrant du doigt la porte au courtisan terrifié, sortant à reculons comme devant le roi. Ce coup de théâtre fit de Mirabeau l'idole du peuple, comme s'il avait ce jour-là menacé le pouvoir absolu. La cour fut effrayée de cette infraction insolente à l'étiquette, si bien que de part et d'autre on se trompa sur les véritables intentions du grand orateur, et l'on vit une politique là où il n'y avait qu'une boutade, qu'un accès d'impatience et de colère.
Il fut inquiet lui-même d'avoir révélé d'un geste et d'un mot la fragilité du pouvoir royal, et dans la séance du 27 juin il essaya visiblement de réparer son imprudence:
«Messieurs, je sais que les événements inopinés d'un jour trop mémorable ont affligé les coeurs patriotes, mais qu'ils ne les ébranleront pas. A la hauteur où la raison a placé les représentants de la nation, ils jugent sainement les objets et ne sont point trompés par les apparences qu'au travers des préjugés et des passions on aperçoit comme autant de fantômes.
«Si nos rois, instruits que la défiance est la première sagesse de ceux qui portent le sceptre, ont permis à de simples cours de judicature de leur présenter des remontrances, d'en appeler à leur volonté mieux éclairée; si nos rois, persuadés qu'il n'appartient qu'à un despote imbécile de se croire infaillible, cédèrent tant de fois aux avis de leurs Parlements,—comment le prince qui a eu le noble courage de convoquer l'Assemblée nationale n'en écouterait-il pas les membres avec autant de faveur que des cours de judicature, qui défendent aussi souvent leurs intérêts personnels que ceux des peuples? En éclairant la religion du roi, lorsque des conseils violents l'auront trompé, les députés du peuple assureront leur triomphe; ils invoqueront toujours la liberté du monarque; ce ne sera pas en vain, dès qu'il aura voulu prendre sur lui-même de ne se fier qu'à la droiture de ses intentions et de sortir du piège qu'on a su tendre à sa vertu….»
Et il proposait une adresse aux commettants aussi rassurante pour le roi que pour le peuple:
«Tels que nous nous sommes montrés depuis le moment où vous nous avez confié les plus nobles intérêts, tels nous serons toujours, affermis dans la résolution de travailler, de concert avec notre roi, non pas à des biens passagers, mais à la condition même du royaume; déterminés à voir enfin tous nos concitoyens, dans tous les ordres, jouir des innombrables avantages que la nature et la liberté nous promettent, à soulager le peuple souffrant des campagnes, à remédier au découragement de la misère, qui étouffe les vertus et l'industrie, n'estimant rien à l'égal des lois qui, semblables pour tous, seront la sauvegarde commune; non moins inaccessibles aux projets de l'ambition personnelle qu'à l'abattement de la crainte; souhaitant la concorde, mais ne voulant point l'acheter par le sacrifice des droits du peuple; désirant enfin, pour unique récompense de nos travaux, de voir tous les enfants de cette immense patrie réunis dans les mêmes sentiments, heureux du bonheur de tous, et chérissant le père commun dont le règne aura été l'époque de la régénération de la France.»
Le lendemain de la prise de la Bastille, l'Assemblée résolut de demander pour la troisième fois au roi le renvoi des troupes, et Mirabeau, s'adressant à la députation, improvisa ce discours, qui porte à un si haut degré l'empreinte de son génie, et qui fut inspiré par une colère non jouée:
«Eh bien! dites au roi que les hordes étrangères dont nous sommes investis ont reçu hier la visite des princes, des princesses, des favoris, des favorites, et leurs caresses, et leurs exhortations, et leurs présents; dites-lui que, toute la nuit, ces satellites étrangers, gorgés d'or et de vin, ont prédit dans leurs chants impies l'asservissement de la France, et que leurs voeux brutaux invoquaient la destruction de l'Assemblée nationale; dites-lui que, dans son palais même, les courtisans ont mêlé leurs danses au son de cette musique barbare, et que telle fut l'avant-scène de la Saint-Barthélemy.
«Dites-lui que ce Henri dont l'univers bénit la mémoire, celui de ses aïeux qu'il voulait prendre pour modèle, faisait passer des vivres dans Paris révolté, qu'il assiégeait en personne, et que ses conseillers féroces font rebrousser les farines que le commerce apporte dans Paris fidèle et affamé.»
Sur ces entrefaites, on annonce la visite du roi, et quelques historiens prétendent que ce fut Mirabeau qui conseilla de ne pas applaudir et ajouta: «Le silence des peuples est la leçon des rois.» Quand même il aurait prononcé ces paroles qui, avec l'apostrophe à la députation, sont les plus fortes qu'il se soit permises publiquement contre le roi, on ne peut pas dire qu'il ait manqué un instant à son rôle de «défenseur du trône». L'indignation et l'écoeurement que lui faisait éprouver la politique de la cour expliquent aisément ces sorties. Et puis, ne voulait-il pas faire peur à l'entourage de Louis XVI, affirmer une fois de plus son influence populaire, et, en se mettant au premier rang des révolutionnaires, se désigner plus nettement comme l'homme indispensable?
Cette intention s'accuse plus clairement, le 16 juillet, quand il présente un projet d'adresse au roi pour le renvoi des ministres. Mounier proteste, au nom de la séparation des pouvoirs, et s'attire cette réplique, où se trouvent les idées les plus sages, les plus vraies de Mirabeau, celles aussi qu'il a le plus à coeur:
«Vous oubliez que nous ne prétendons point à placer ni déplacer les ministres en vertu de nos décrets, mais seulement à manifester l'opinion de nos commettants sur tel ou tel ministre. Eh! comment nous refuseriez- vous ce simple droit de déclaration, vous qui nous accordez celui de les accuser, de les poursuivre, et de créer le tribunal qui devra punir ces artisans d'iniquités dont, par une contradiction palpable, vous nous proposez de contempler les oeuvres dans un respectueux silence? Ne voyez-vous donc pas combien je fais aux gouverneurs un meilleur sort que vous, combien je suis plus modéré? Vous n'admettez aucun intervalle entre un morne silence et une dénonciation sanguinaire. Se taire ou punir, obéir ou frapper, voilà votre système. Et moi, j'avertis avant de dénoncer, je récuse avant de flétrir, j'offre une retraite à l'inconsidération ou à l'incapacité avant de les traiter de crimes. Qui de nous a plus de mesure et d'équité?
«Mais voyez la Grande-Bretagne: que d'agitation populaire n'y occasionne pas ce droit que vous réclamez! C'est lui qui a perdu l'Angleterre…. L'Angleterre est perdue! Ah! grand Dieu! quelle sinistre nouvelle! Eh! par quelle latitude s'est-elle donc perdue, ou quel tremblement de terre, quelle convulsion de la nature a englouti cette île fameuse, cet inépuisable foyer de si grands exemples, cette terre classique des amis de la liberté? Mais vous me rassurez…. L'Angleterre fleurit encore pour l'éternelle instruction du monde: l'Angleterre développe tous les germes d'industrie, exploite tous les filons de la prospérité humaine, et tout à l'heure encore elle vient de remplir une grande lacune de sa constitution avec toute la vigueur de la plus énergique jeunesse, et l'imposante maturité d'un peuple vieilli dans les affaires publiques…. Vous ne pensiez donc qu'à quelques discussions parlementaires (là, comme ailleurs, ce n'est souvent que du partage, qui n'a guère d'autre importance que l'intérêt de la loquacité); ou plutôt c'est apparemment la dernière dissolution du parlement qui vous effraie.»
Nous avons dit que Mirabeau faisait peu de cas des «principes métaphysiques», et il le prouva en s'abstenant de paraître à la nuit du 4 août et en blâmant autant qu'il le pouvait sans se dépopulariser, non l'insuffisance des sacrifices consentis, mais l'enthousiasme avec lequel on avait procédé. Il n'en parle jamais qu'avec mauvaise humeur, comme d'une puérilité. Il fut cependant rapporteur du Comité chargé d'élaborer la Déclaration des droits, mais rapporteur plus docile que convaincu. Tantôt il demande l'ajournement, tantôt que la déclaration ne figure pas en tête, mais à la fin de la Constitution. Il faut lire dans Etienne Dumont combien Mirabeau et ses collaborateurs se moquaient du rapport qu'il déposa. Cette «métaphysique» leur semble un jouet d'enfant.
Il était encouragé dans son mépris pour l'idée révolutionnaire par Etienne Dumont et les Genevois pédants qui l'entouraient, mais surtout par son intime, le comte de La Marck, prince d'Arenberg, étranger député au parlement français par suite d'un vieux droit féodal, ancien serviteur de l'Autriche, conseiller de la reine, ami de Mercy-Argenteau et âme de ce que le peuple appelait justement le comité autrichien. «Le comte Auguste de La Marck, dit Madame Campan, se dévoua à des négociations utiles au roi auprès des chefs des factieux.» Ce fin diplomate, cet intrigant émérite capta bientôt la confiance de Mirabeau, quoiqu'il siégeât à l'extrême droite: «Avec un aristocrate comme vous, lui disait Mirabeau, je m'entendrai toujours facilement.» La Marck fut charmé de trouver si monarchique celui qu'il prenait pour un démagogue. Il caressa son rêve d'être ministre et lui reprocha son opposition: «Mais, répondait Mirabeau, quelle position m'est-il donc possible de prendre? Le gouvernement me repousse, et je ne puis que me placer dans le parti de l'opposition, qui est révolutionnaire, ou risquer de perdre ma popularité qui est ma force.»
C'est à ce moment, encore pur d'argent, qu'il prononce son discours sur le veto (1er septembre), qui reflète fidèlement ses hésitations et ses contradictions intimes.
Son raisonnement est celui-ci:
Le roi a les mêmes intérêts que le peuple: ce qu'il fait pour lui-même, il le fait pour le peuple. Or les représentants peuvent former une aristocratie dangereuse pour la liberté. C'est contre cette aristocratie que le veto est nécessaire. Les représentants auront aussi leur veto, le refus de l'impôt.
C'est la théorie de la démocratie royale que nous connaissons déjà.—
Voici l'objection telle que Mirabeau la présente:
«Quand le roi refuse de sanctionner la loi que l'Assemblée nationale lui propose, il est à supposer qu'il juge que cette loi est contraire aux intérêts nationaux, ou qu'elle usurpe sur le pouvoir exécutif qui réside en lui et qu'il doit défendre; dans ce cas, il en appelle à la nation, elle nomme une nouvelle législature, elle confie son voeu à ses nouveaux représentants, par conséquent elle prononce; il faut que le Roi se soumette ou qu'il dénie l'autorité du tribunal suprême auquel lui-même en avait appelé.»
Et il avoue la toute-puissance de cette objection en termes curieux, qui montrent combien peu il se laissait prendre à ses propres sophismes:
«Cette objection est très spécieuse, et je ne suis parvenu à en sentir la faiblesse qu'en examinant la question sous tous ses aspects; mais on a pu déjà voir et l'on remarquera davantage encore:
«1° Qu'elle suppose faussement qu'il est impossible qu'une seconde législature n'apporte pas le voeu du peuple;
«2° Elle suppose faussement que le roi sera tenté de prolonger son veto contre le voeu connu de la nation;
«3° Elle suppose que le veto suspensif n'a point d'inconvénient, tandis qu'à plusieurs égards il a les mêmes inconvénients que si l'on n'accordait au roi aucun veto.»
Si le roi n'a pas le droit de s'opposer à certaines lois, il les exécutera à contre-coeur; peut-être même usera-t-il de violence ou de corruption envers l'Assemblée. Si, au contraire, il a sanctionné des lois, il s'est engagé par cela même à les faire exécuter fidèlement. C'est ainsi que le veto devient le Palladium des libertés publiques, d'après Mirabeau.
Il reprend donc l'attitude qu'il avait prise lors de la discussion sur la dénomination de l'Assemblée. Ce n'est plus l'homme qui apostropha Dreux-Brézé, c'est un candidat à la faveur royale.
Le peuple de Paris, qui n'était pas dans le secret, ne voulut pas en croire ses oreilles: le soir même on répétait au Palais-Royal que Mirabeau avait parlé contre l'infâme veto.
Cependant La Marck prenait chaque jour plus d'influence sur l'idole populaire. En septembre 1789, peu après ce discours, il lui prêta cinquante louis et s'engagea à renouveler ce prêt chaque mois. Il acquit ainsi le droit de morigéner le grand orateur, et il en usa: «Dans plusieurs circonstances dit-il, lorsque je fus irrité de son langage révolutionnaire à la tribune, je m'emportai contre lui avec beaucoup d'humeur…. Eh bien! je l'ai vu alors répandre des larmes comme un enfant et exprimer sans bassesse son repentir avec une sincérité sur laquelle on ne pouvait se tromper.» Il est le mentor de Mirabeau, qui lui écrit: «Je boite sans soutien quand j'ai été vingt-quatre heures sans vous voir.» Et: «Allez, mon cher comte, et faites à votre tête, car vous en savez plus que moi, et votre jugement exquis vaut mieux que toute la verve de l'imagination ou les élans de la sensibilité toujours mobile.» Ce La Marck fut le mauvais génie de Mirabeau: il l'enfonça chaque jour davantage dans les idées de la réaction, lui faisant honte de ses tendances libérales, surveillant sévèrement son éloquence factieuse. Veut-on une preuve de cette influence? Dès que La Marck s'absente, voyage, Mirabeau s'émancipe, et La Marck écrit qu'il est affligé «de le voir rentrer de plus en plus dans les idées révolutionnaires». Mais dès que le tentateur revient, Mirabeau se modère et se calme.
Après les journées des 5 et 6 octobre (auxquelles il ne prit aucune part, puisqu'il passa ces deux jours chez La Marck), il remit à celui-ci un mémoire pour Monsieur, où il conseille au roi de se retirer en Normandie, d'y appeler l'Assemblée, et dans ses conversations avec son ami, il va jusqu'à demander et appeler de ses voeux la guerre civile «qui retrempe les âmes». Tout le mois d'octobre se passe en intrigues; on lui laisse entrevoir le ministère, et néanmoins la reine dit à La Marck: «Nous ne serons jamais assez malheureux, je pense, pour être réduits à la pénible extrémité de recourir à Mirabeau.» Cependant, il a besoin d'une grande place très lucrative. On lui propose l'ambassade de Constantinople: il refuse. La Fayette lui offre cinquante mille francs pris sur la partie de la liste civile dont il a la disposition. Mais ce qu'il veut, c'est le ministère. Enfin il va faire sauter Necker sur la question des subsistances et il espère le remplacer, quand ses espérances sont à jamais brisées par le décret de l'Assemblée du 7 novembre 1789, qui interdit l'accès du ministère aux députés. A cette occasion, il prononça un discours éloquent, ironique, désespéré. Après avoir brièvement résumé sa doctrine et montré l'utilité d'un ministère pris dans le Parlement, il déclara ces principes si évidents que la proposition devait avoir un but secret, qu'elle devait viser ou l'auteur de la motion ou lui-même: «Je dis d'abord l'auteur de la motion, parce qu'il est possible que sa modestie embarrassée ou son courage mal affermi aient redouté quelque grande marque de confiance, et qu'il ait voulu se ménager le moyen de la refuser en faisant admettre une exclusion générale. (Ironie écrasante: il s'agit d'un Blin!) …. Voici donc, Messieurs, l'amendement que je vous propose: c'est de borner l'exclusion demandée à M. de Mirabeau, député des communes de la sénéchaussée d'Aix.» Quel commentaire à ce discours que la lecture des lettres de Mirabeau de septembre à octobre, dont chaque ligne exprime son désir fiévreux d'être ministre! Le décret de l'Assemblée fut pour lui un coup terrible.
C'est en mars 1790 que la cour se décide enfin à faire demander à La Marck par l'intermédiaire de Mercy-Argenteau, de revenir en France (il était aux Pays-Bas), et d'offrir à Mirabeau, non pas le ministère, mais la fonction de conseiller secret. Menée à l'insu du cabinet, la négociation aboutit, et Mirabeau remet un plan écrit (10 mars 1790): il s'agit surtout de faire évader le roi et de traiter avec La Fayette, ou de l'écarter et de le perdre. La reine, enchantée, offre de payer les dettes de Mirabeau, 208.000 livres. Le roi remet à La Marck, pour Mirabeau, quatre bons de 250.000 livres chacun, payables à la fin de la législature. Mirabeau ne devait jamais toucher ce million, puisqu'il mourut avant cette date; mais il toucha des appointements fixes de 6.000 francs par mois, plus 300 francs pour son secrétaire et confident De Comps. Quand ces conditions furent fixées, «il laissa échapper, dit La Marck, une ivresse de bonheur, dont l'excès je l'avoue m'étonna un peu». Il prit, malgré les représentations de La Marck, un grand train de maison, chevaux, domestiques, table ouverte, et fit des achats considérables de livres rares, dont il avait la passion. Enfin, le 3 juillet 1790, il eut avec la reine, à Saint-Cloud, une entrevue secrète dont il sortit enthousiasmé pour «la fille de Marie-Thérèse … le seul homme que le roi ait près de lui». Il remit des notes secrètes pleines de conseils conformes à sa politique machiavélique, poussant le roi à renvoyer Necker, ce qu'on voulait bien, et à l'appeler lui-même au ministère, ce qu'on ne voulait à aucun prix. Il dut le comprendre, se résigna à son rôle mystérieux et resta le chef d'une camarilla obscure. Il voulait du moins que son autorité fût, sinon apparente, du moins sérieuse et durable, et il proposait en ces termes la formation d'un ministère secret:
«Puisqu'on est réduit à choisir de nouveaux ministres, on doublerait sur-le-champ leurs forces, ou plutôt on aurait un ministère secret à l'abri des orages, susceptible d'une grande durée, propre à correspondre et avec la cour et avec les conseillers du dehors, capable des combinaisons les plus habiles, et dont les ministres, sans que leur amour-propre en fût blessé, ne seraient que les organes; car l'art de s'emparer de l'esprit des chefs, l'art de les maîtriser sans qu'ils le voulussent, sans même qu'ils s'en doutassent, serait le premier trait d'habileté des hommes dont je veux parler…. De tels hommes pourraient avoir les rapports les plus étendus, sans qu'aucune de leurs liaisons éveillât la méfiance. Livrés à une longue carrière, ils conserveraient, d'un ministère à l'autre, le fil des mêmes idées, des mêmes projets, et l'on pourrait enfin établir l'art de gouverner sur des bases permanentes.»
Il n'obtint même pas ce ministère secret, il ne fut même pas un conseiller écouté; on lisait ses notes et on n'en tenait pas compte; on ne comprenait même pas à quel grand politique on avait affaire. «Eh quoi! disait-il amèrement, en nul pays du monde la balle ne viendra-t- elle donc au joueur?» Et voici comment il appréciait cette cour à laquelle il se vendait: «Du côté de la cour, oh! quelles balles de coton! quels tâtonneurs! quelle pusillanimité! quelle insouciance! quel assemblage grotesque de vieilles idées et de nouveaux projets, de petites répugnances et de désirs d'enfants, de volontés et de nolontés, d'amour et de haines avortées!… Ils voudraient bien trouver, pour s'en servir, des êtres amphibies qui, avec le talent d'un homme, eussent l'âme d'un laquais.»
Il méprise ceux qui sont aux affaires: «Jamais des animalcules plus imperceptibles n'essayèrent de jouer un plus grand drame sur un plus vaste théâtre. Ce sont des cirons qui imitent les combats des géants.» Quant à l'Assemblée, dont il ne peut obtenir l'estime, il la hait et, dans son grand mémoire de décembre 1790, qui est tout un plan de gouvernement par la corruption, il indique cyniquement les moyens de perdre l'Assemblée trop populaire: «J'indiquerai, dit-il, quelques moyens de lui tendre des pièges pour dévoiler ceux qu'elle prépare à la nation; d'embarrasser sa marche pour montrer son impuissance et sa faiblesse; d'exciter sa jalousie pour éveiller celle des corps administratifs; enfin, de lui faire usurper de plus en plus tous les pouvoirs pour faire redouter sa tyrannie.» Ici, ne craignons pas de le dire, il est un traître, et il excuse d'avance ceux qui expulseront ses cendres du Panthéon.
Ainsi, conseiller secret de la cour, mais conseiller à demi dédaigné, orateur payé, mais non vendu, en ce sens qu'il ne changeait pas d'opinion pour de l'argent, mais qu'il recevait le salaire de ses services, âprement désireux d'être ministre et désespérant de le devenir, à la fin ennemi haineux de cette assemblée dont il ne pouvait forcer la confiance, tel il fut depuis le 10 mars 1790 jusqu'à sa mort, et c'est à cette lumière qu'il faut lire ses discours. En voici trois, que nous examinerons rapidement à ce point de vue: le discours sur le droit de paix et de guerre (20 et 22 mai 1790); le discours sur l'adoption du drapeau tricolore (21 octobre 1790), et le discours sur le projet de loi relatif aux émigrés (28 février 1791).
On sait dans quelles circonstances la discussion fut ouverte sur le droit de paix et de guerre. L'Angleterre armait contre l'Espagne: le ministère français, alléguant le pacte de famille, demanda les fonds nécessaires pour armer quatorze vaisseaux. Mais à qui appartient le droit de déclarer la guerre? A la nation, d'après Lameth, Barnave et les patriotes. Au roi, d'après Mirabeau, et il prononce un discours confus, embarrassé, louche, où il met en lumière, l'inconvénient d'accorder ce droit au Corps législatif:
«Voyez les assemblées politiques; c'est toujours sous le charme de la passion qu'elles ont décrété la guerre. Vous le connaissez tous, le trait de ce matelot qui fit, en 1740, résoudre la guerre de l'Angleterre contre l'Espagne. Quand les Espagnols m'ayant mutilé, me présentèrent la mort, je recommandai mon âme à Dieu et ma vengeance a ma patrie. C'était un homme bien éloquent que ce matelot; mais la guerre qu'il alluma n'était ni juste ni politique: ni le roi d'Angleterre ni les ministres ne la voulaient; l'émotion d'une assemblée, quoique moins nombreuse et plus assouplie que la nôtre aux combinaisons de l'insidieuse politique, en décida….
«Ecartons, s'il le faut, les dangers des dissensions civiles. Eviterez- vous aussi facilement celui des lenteurs des délibérations sur une telle matière? Ne craignez-vous pas que votre force publique ne soit paralysée, comme elle l'est en Pologne, en Hollande et dans toutes les Républiques? Ne craignez-vous pas que cette lenteur n'augmente encore, soit parce que notre constitution prend insensiblement les formes d'une grande confédération, soit parce qu'il est inévitable que les départements n'acquièrent une grande influence sur le Corps législatif? Ne craignez-vous pas que le peuple, étant instruit que ses représentants déclarent la guerre en son nom, ne reçoive par cela même une impulsion dangereuse vers la démocratie, ou plutôt l'oligarchie; que le voeu de la guerre et de la paix ne parte du sein des provinces, ne soit compris bientôt dans les pétitions, et ne donne à une grande masse d'hommes toute l'agitation qu'un objet aussi important est capable d'exciter? Ne craignez-vous pas que le Corps législatif, malgré sa sagesse, ne soit porté à franchir lui-même les limites de ses pouvoirs par les suites presque inévitables qu'entraîné l'exercice du droit de la guerre et de la paix? Ne craignez-vous pas que, pour seconder le succès d'une guerre qu'il aura votée, il ne veuille influer sur sa direction, sur le choix des généraux, surtout s'il peut leur imputer des revers, et qu'il ne porte sur toutes les démarches du monarque cette surveillance inquiète qui serait par le fait un second pouvoir exécutif?
«Ne comptez-vous encore pour rien l'inconvénient d'une assemblée non permanente, obligée de se rassembler dans le temps qu'il faudrait employer à délibérer; l'incertitude, l'hésitation qui accompagneront toutes les démarches du pouvoir exécutif, qui ne saura jamais jusqu'où les ordres provisoires pourront s'étendre; les inconvénients même d'une délibération publique sur les motifs de faire la guerre ou la paix, délibérations dont tous les secrets d'un Etat (et longtemps encore nous aurons de pareils secrets) sont souvent les éléments?»
Le roi aura donc le droit de paix et de guerre, mais avec l'obligation de convoquer aussitôt le Corps législatif, qui siégera pendant toute la guerre et réunira auprès de lui la garde nationale.
Or, quel était le but de Mirabeau en prononçant ce discours? De trancher une question de «métaphysique» gouvernementale? Il la jugeait sans doute peu importante. Mais, attaché à la cour depuis le 10 mars, il cherchait à réaliser les plans secrets qu'il lui soumettait. Tous ces plans se résument en ceci: que le roi se retire dans une place forte, et qu'entouré de l'armée il commence, s'il le faut, cette guerre civile «qui retrempe les âmes». En attribuant au roi le droit de paix et de guerre, Mirabeau ne songe qu'à lui donner le commandement de la force armée. La Marck l'avoue: «L'autorité du roi, dit-il, ne pouvait être rétablie que par la force armée; il fallait donc mettre cette force à sa disposition. L'opinion de Mirabeau sur le droit de paix et de guerre, qui est sans doute, de tous ses travaux législatifs, celui qui lui a fait le plus d'honneur, n'avait pas d'autre but.»
Ce n'est pas sans hésitations que Mirabeau s'était décidé à cette démarche, exigée sans doute par la cour, et dont il sentait toute la gravité. La veille il avait sondé les dispositions de ses ennemis, les Triumvirs. «Il était venu, dit Alexandre de Lameth, s'asseoir sur le banc immédiatement au-dessus du mien, afin de pouvoir causer avec moi. —Eh bien! lui dis-je, nous allons donc être demain en dissentiment, car on assure que le décret que vous proposerez ne sera guère dans les principes….—Qui a pu vous dire cela? Je n'ai communiqué mon projet à personne.—Si l'on ne m'a pas dit la vérité, il ne tient qu'à vous de me détromper; montrez-le moi.—Si vous voulez nous coaliser, j'y consens, répond Mirabeau en se penchant vers moi.—Mais nous sommes tous coalisés, repris-je à mon tour, car si vous voulez sincèrement la liberté et le bien public, vous nous trouverez toujours à côté de vous. —Ce n'est pas ici le lieu de nous expliquer, ajouta-t-il; mais, si vous voulez aller dans le jardin des Feuillants, je vous y suivrai.» Je m'y rendis, et il vint promptement m'y rejoindre. Il me fit lire son décret; je ne le trouvais point clair, je le combattis. Il répliqua par l'exposition de ses motifs. Nous ne pûmes nous accorder et, comme il n'était pas sans inconvénient d'être aperçu en conversation suivie avec Mirabeau, je lui proposai de se rendre le soir chez Laborde, où il me trouverait avec Duport et Barnave.»
Là on chercha à séduire Mirabeau en lui offrant toute la gloire de la prochaine discussion. Il paraissait tenté, mais répétait qu'il avait des engagements, et disait qu'il avait fait le calcul des voix, qu'il était sûr de la victoire.
On sait comment, au contraire, il fut vaincu par Barnave, mais sut se ménager une retraite en faisant remettre la discussion au lendemain, et, le lendemain, obtint un succès d'éloquence qui masqua sa défaite.
Il fit plus: il trouva moyen de désavouer et d'altérer son discours pour ressaisir la popularité qui lui échappait. Impopulaire en effet, il était perdu, et la cour le repoussait dédaigneusement. Or, quand on sut au dehors dans quel sens il avait parlé, ce fut une explosion de surprise et de douleur. C'est alors qu'on cria dans les rues le fameux libelle: Grande trahison découverte du comte de Mirabeau, où on disait: «Prends garde que le peuple ne fasse distiller dans ta gueule de vipère de l'or, ce nectar brûlant, pour éteindre à jamais la soif qui te dévore; prends garde que le peuple ne promène ta tête, comme il a porté celle de Foullon, dont la bouche était remplie de foin. Le peuple est lent à s'irriter, mais il est terrible quand le jour de sa vengeance est arrivé; il est inexorable, il est cruel ce peuple, à raison de la grandeur des perfidies, à raison des espérances qu'on lui fait concevoir, à raison des hommages qu'on lui a surpris.»
Effrayé de son impopularité naissante, il modifia son discours pour l'impression et l'envoya, ainsi modifié, aux 83 départements. Dans le texte du Moniteur, il déniait formellement au Corps législatif le droit de délibérer directement sur la paix et sur la guerre; dans le texte destiné aux départements, il déplaçait la question et se demandait seulement s'il était juste que le Corps législatif délibérât exclusivement, et se bornait à proposer que le roi concourût à la déclaration de guerre. Mirabeau, évidemment, se rétractait, mais ne voulait point paraître le faire. Alexandre de Lameth publia alors une brochure intitulée: Examen du discours du comte de Mirabeau sur la question du droit de paix et de guerre, par Alexandre Lameth, député à l'Assemblée nationale, juin 1790. Il y dévoile la mauvaise foi de Mirabeau et publie, en deux colonnes parallèles, les deux éditions de son discours, en soulignant les passages modifiés.
Voici quelques-uns de ces passages:
Dans son discours, Mirabeau avait dit que les hostilités de fait étaient la même chose que la guerre, et que le Corps législatif, ne pouvant empêcher ces hostilités, ne pouvait empêcher la guerre. Il imprime maintenant état de guerre partout où il avait mis guerre et il prend état de guerre dans le sens d'hostilité de fait, disant que si le Parlement ne peut pas empêcher l'état de guerre, il peut empêcher la guerre, mais à condition d'être d'accord avec le roi, ce qui est juste l'opposé de ce qu'il avait dit à la tribune.
Dans la première édition on lit:
«Faire délibérer directement le Corps législatif sur la paix et sur la guerre…, ce serait faire d'un roi de France un stathouder, etc.»
2e éd.: «Faire délibérer exclusivement le Corps législatif, etc.»
1re éd.: «Ce serait choisir, entre deux délégués de la nation celui qui… est cependant le moins propre sur une telle matière à prendre des délibérations utiles.»
2e éd.: «… celui qui ne peut cependant prendre seul et exclusivement de l'autre des délibérations utiles sur cette matière.»
Ces contradictions peu honorables s'expliquent d'elles-mêmes sans se justifier, si l'on connaît la politique secrète de Mirabeau, qui est de tromper le peuple pour son bien, c'est-à-dire pour le roi, puisque le roi, c'est le peuple.
C'est pour reconquérir cette popularité qui lui échappe et pour masquer sa servitude que, parfois, il retrouve des accents de tribun, et, oubliant son rôle d'homme payé, soulage sa conscience par une magnifique apologie de la Révolution. Tel il apparaît quand, le 21 octobre 1790, il glorifie avec colère le drapeau tricolore que l'on hésitait à substituer au drapeau blanc sur la flotte nationale:
«Hé bien, parce que je ne sais quel succès d'une tactique frauduleuse dans la séance d'hier a gonflé les coeurs contre-révolutionnaires, en vingt-quatre heures, en une nuit, toutes les idées sont tellement subverties, tous les principes sont tellement dénaturés, on méconnaît tellement l'esprit public, qu'on ose dire à vous-mêmes, à la face du peuple qui nous entend, qu'il est des préjugés antiques qu'il faut respecter, comme si votre gloire et la sienne n'étaient pas de les voir anéantir, ces préjugés qu'on réclame! Qu'il est indigne de l'Assemblée nationale de tenir à de telles bagatelles, comme si la langue des signes n'était pas partout le mobile le plus puissant pour les hommes, le premier ressort des patriotes et des conspirateurs, pour le succès de leur fédération ou de leurs complots! On ose, en un mot, vous tenir froidement un langage qui, bien analysé, dit précisément: Nous nous croyons assez forts pour arborer la couleur blanche, c'est-à-dire la couleur de la contre-révolution … (Murmures violents de la partie droite; les applaudissements de la gauche sont unanimes), à la place des odieuses couleurs de la liberté! Cette observation est curieuse sans doute, mais son résultat n'est pas effrayant. Certes, ils ont trop présumé…. (Au côté droit:) Croyez-moi, ne vous endormez pas dans une si périlleuse sécurité, car le réveil serait prompt et terrible!…
(Au milieu des applaudissements et des murmures, on entend ces mots: C'est le langage d'un factieux.)
«Calmez-vous, car cette imputation doit être l'objet d'une controverse régulière; nous sommes contraires en faits; vous dites que je tiens le langage d'un factieux. (Plusieurs voix de la droite: Oui! oui!)
«Monsieur le président, je demande un jugement, et je pose le fait…. (Murmures.) Je prétends, moi, qu'il est, je ne dis pas irrespectueux, je ne dis pas inconstitutionnel, je dis profondément criminel de mettre en question si une couleur destinée à nos flottes peut être différente de celle que l'Assemblée nationale a consacrée, que la nation, que le roi ont adoptée, peut être une couleur suspecte et proscrite! Je prétends que les véritables factieux, les véritables conspirateurs sont ceux qui parlent des préjugés qu'il faut ménager, en rappelant nos antiques erreurs et les malheurs de notre honteux esclavage? (Applaudissements.)
«Non, Messieurs, non! leur sotte présomption sera déçue; leurs sinistres présages, leurs hurlements blasphémateurs seront vains! Elles vogueront sur les mers, les couleurs nationales! Elles obtiendront le respect de toutes les contrées, non comme le signe des combats et de la victoire, mais comme celui de la sainte confraternité des amis de la liberté sur toute la terre, et comme la terreur des conspirateurs et des tyrans!…»
Vertement tancé par son ami La Marck pour cette sortie «démagogique», il lui répond avec orgueil: «Hier, je n'ai point été un démagogue; j'ai été un grand citoyen, et peut-être un habile orateur. Quoi! ces stupides coquins, enivrés d'un succès de pur hasard, nous offrent tout platement la contre-révolution, et l'on croit que je ne tonnerai pas! En vérité, mon ami, je n'ai nulle envie de livrer à personne mon honneur et à la cour ma tête. Si je n'étais que politique, je dirais: «J'ai besoin que ces gens-là me craignent». Si j'étais leur homme, je dirais: «Ces gens- là ont besoin de me craindre». Mais je suis un bon citoyen, qui aime la gloire, l'honneur et la liberté avant tout, et, certes, Messieurs du rétrograde me trouveront toujours prêt à les foudroyer.»
Hélas! une des causes de cette grande colère, c'était aussi qu'il avait appris que la course faisait conseiller, à son insu, par Bergasse. Blessé, indigné, il fut pour un instant l'homme que le peuple croyait voir en lui. Mais cet accès d'indépendance tomba vite; on revint à lui, et il se justifia, s'excusa: «Mon discours, écrit-il à la cour, qu'une attaque violente rendit très vif, c'est-à-dire très oratoire, fut cependant tourné tout entier vers l'éloge du monarque. Voilà ma conduite; qu'on la juge!»
Dès lors, le ministre secret resta docile et ne prononça plus de discours révolutionnaires. Il rendit à l'Assemblée mépris pour mépris, toujours soupçonné, toujours applaudi, s'enfonçant davantage dans les intrigues secrètes et se faisant l'illusion qu'on allait exécuter ses plans. Quand le Comité de constitution proposa une loi contre les émigrés, il s'éleva avec force contre cette loi qui, à ses yeux, avait surtout l'inconvénient de mettre entre les mains de l'Assemblée une prérogative du pouvoir exécutif. Il combattit la motion avec hauteur:
«La formation de la loi, dit-il, ne pouvant se concilier avec les excès, de quelque espèce qu'ils soient, l'excès du zèle est aussi peu fait pour préparer la loi que tous autres excès. Ce n'est pas l'indignation qui doit proposer la loi, c'est la réflexion, c'est la justice, c'est surtout elle qui doit la porter; vous n'avez pas voulu faire à votre comité de constitution l'honneur que les Athéniens firent à Aristide, vous n'avez pas voulu qu'il fût le propre juge de la moralité de son projet de loi; mais le frémissement qui s'est manifesté dans l'Assemblée en l'entendant a montré que vous étiez aussi bons juges de cette moralité qu'Aristide lui-même, et que vous aviez bien fait de vous en réserver la juridiction. Je ne ferai pas à l'Assemblée cette injure, de croire qu'il soit nécessaire de démontrer que les trois articles qu'il vous propose auraient pu trouver une digne place dans le code de Dracon, mais que certes ils n'entreront jamais dans les décrets de l'Assemblée nationale de France.
«Ce que j'entreprendrais de démontrer peut-être, si la discussion portait sur cet aspect de la question, c'est que la barbarie même de la loi qu'on vous propose est la plus haute preuve de l'impraticabilité de cette loi. (On crie d'une partie du côté gauche: non; et applaudissements du reste de la salle.) J'entreprendrai de démontrer et je le ferai, si l'occasion s'en présente, que nul autre mode légal, puisqu'on veut donner cette épithète de légal, puisqu'on l'a donnée jusqu'ici du moins à toutes les promulgations faites par les autorités légitimes, et qu'aucun autre mode légal qu'une commission dictatoriale n'est possible contre les émigrations. Certes je n'ignore pas qu'il est des cas urgents, qu'il est des situations critiques où des mesures de police sont indispensablement nécessaires, même contre les principes, même contre les lois reçues: c'est là la dictature de la nécessité. Comme la société ne doit être considérée alors que comme un homme tout- puissant dans l'état de nature, certes, cette mesure de police doit être prise, on n'en doute pas. Or le corps législatif formera la loi; dès lors que cette proposition aura reçu la sanction du contrôleur de la loi ou du chef suprême de la police sociale, nul doute que cette mesure de police ne soit aussi sacrée, tout aussi légitime, tout aussi obligatoire que toute autre ordonnance sociale. Mais entre une mesure de police et une loi, il est une distance immense; et vous le sentez assez, sans que j'aie besoin de m'expliquer davantage.
«Messieurs, la loi sur les émigrations est, je le répète, une chose hors de votre puissance, d'abord en ce qu'elle est impraticable, c'est-à-dire infaisable; et il est hors de votre sagesse de faire une loi que vous ne pouvez pas faire exécuter, et je déclare que moi-même, en anarchisant toutes les parties de l'empire, il m'est prouvé, par la série d'expériences de toutes les histoires, de tous les temps et de tous les gouvernements, que, malgré l'exécution la plus tyrannique, la plus concentrée dans les mains des Busiris, une loi contre les émigrants a toujours été inexécutée, parce qu'elle a toujours été inexécutable. (Applaudissements, murmures.) Une mesure de police statuée et mise à exécution par une autorité légitime est sans doute dans votre puissance.
«Il resterait à examiner s'il est dans votre devoir, c'est-à-dire s'il est utile et convenable, si vous voulez appeler et retenir en France les hommes autrement que par le bénéfice des lois, autrement que par le seul attrait de la liberté. Car, encore une fois, de ce que vous pouvez prendre une mesure, il ne s'ensuit pas que vous deviez statuer sur cette mesure de police; c'est donc une toute autre question, et si je m'étendais davantage sur ce point, je ne serais plus dans la question. La question est de savoir si le projet que propose le comité est délibérable, et je le nie. Je le nie, déclarant que, dans mon opinion personnelle (ce que je demanderais à développer, si j'en trouvais l'occasion), je serais, et j'en fais serment, délié à mes propres yeux de tout serment de fidélité envers ceux qui auraient eu l'infamie d'établir une inquisition dictatoriale. (Applaudissements; murmures du côté gauche.)
«Certes, la popularité que j'ai ambitionnée (murmures à gauche), et dont j'ai eu l'honneur de jouir comme un autre, n'est pas un faible roseau, c'est un chêne dont je veux enfoncer la racine en terre, c'est- à-dire dans l'imperturbable base des principes de la raison et de la justice.
«Je pense que je serais déshonoré à mes propres yeux, si, dans aucun moment de ma vie, je cessais de repousser avec indignation le droit, le prétendu droit de faire une loi de ce genre: entendons-nous; je ne dis pas de statuer sur une mesure de police, mais de faire une loi contre les émigrations et les émigrants: je jure de ne lui obéir dans aucun cas, si elle était faite. J'ai l'honneur de vous proposer le décret suivant:
«L'Assemblée nationale, ouï le rapport de son Comité de constitution, considérant qu'aucune loi sur les émigrants ne peut se concilier avec les principes de sa Constitution, passe à l'ordre du jour.» (Grands murmures du côté gauche.)
Dans cette phrase souvent répétée: Je jure de ne lui obéir en aucun cas, la lecture des notes secrètes nous montre autre chose qu'une figure oratoire. Mirabeau tendait à déconsidérer les décrets de cette Assemblée qu'il voulait perdre et ruiner, parce qu'elle répugnait à sa politique contre-révolutionnaire. Ce discours est la formule parlementaire des théories dont il entretenait le comte de La Marck et la reine.
Nous avons dit que ce n'était pas aux principes de la morale éternelle, à la conscience humaine, que Mirabeau demandait son inspiration oratoire. Met-il en lumière une seule grande vérité dans les discours que nous avons cités? La forme est véhémente, le fonds est une série d'arguments ingénieusement combinés, mais tous empruntés au sentiment de l'intérêt. Prenons maintenant le discours le plus célèbre de Mirabeau, et, dans ce discours, les passages que l'on cite comme chefs-d'oeuvre d'éloquence.
Deux emprunts successifs avaient échoué. Necker propose un plan de finances réalisant diverses économies, mais dont la mesure la plus grave était un impôt provisoire d'un quart du revenu. Mirabeau, très habilement, propose de voter ce plan auquel on n'a rien à substituer immédiatement, et d'en laisser la responsabilité au ministre (26 septembre 1789):
«…. Deux siècles de déprédation, dit Mirabeau, et de brigandages ont creusé le gouffre où le royaume est près de s'engloutir; et il faut le combler, ce gouffre effroyable. Eh bien! voici la liste des propriétaires français: choisissez parmi les plus riches, afin de sacrifier moins de citoyens, mais choisissez; car ne faut-il pas qu'un petit nombre périsse pour sauver la masse du peuple? Allons, ces deux mille notables possèdent de quoi combler le déficit; ramenez l'ordre dans vos finances, la paix et la prospérité dans le royaume; frappez, immolez sans pitié ces tristes victimes, précipitez-les dans l'abîme; il va se refermer…. Vous reculez d'horreur … hommes inconséquents, hommes pusillanimes! Eh! ne voyez-vous donc pas qu'en décrétant la banqueroute, ou, ce qui est plus odieux encore, en la rendant inévitable sans la décréter, vous vous souillez d'un acte mille fois plus criminel; car, enfin, cet horrible sacrifice ferait du moins disparaître le déficit. Mais croyez-vous, parce que vous n'aurez pas payé, que vous ne devrez plus rien? Croyez-vous que les milliers, les millions d'hommes qui perdront en un instant, par l'explosion terrible ou par ses contre- coups, tout ce qui faisait la consolation de leur vie, et peut-être leur unique moyen de la sustenter, vous laisseront paisiblement jouir de votre crime? Contemplateurs stoïques des maux incalculables que cette catastrophe vomira sur la France; impassibles égoïstes qui pensez que les convulsions du désespoir et de la misère passeront comme tant d'autres, et d'autant plus rapidement qu'elles seront plus violentes, êtes-vous bien sûrs que tant d'hommes sans pain vous laisseront tranquillement savourer les mets dont vous n'aurez voulu diminuer ni le nombre, ni la délicatesse?… Non, vous périrez, et dans la conflagration universelle que vous ne frémissez pas d'allumer, la perte de votre honneur ne sauvera pas une seule de vos détestables jouissances….
Votez donc ce subside extraordinaire; puisse-t-il être suffisant! Votez- le, parce que, si vous avez des doutes sur les moyens, doutes vagues et non éclairés, vous n'en avez pas sur sa nécessité, et sur notre impuissance à le remplacer, immédiatement du moins. Votez-le, parce que les circonstances publiques ne souffrent aucun retard, et que nous serions comptables de tout délai. Gardez-vous de demander du temps, le malheur n'en accorde jamais…. Eh! Messieurs, à propos d'une ridicule motion du Palais-Royal, d'une risible insurrection qui n'eut jamais d'importance que dans les imaginations faibles, ou les desseins pervers de quelques hommes de mauvaise foi, vous avez entendu naguère ces mots forcenés: Catilina est aux portes de Rome, et l'on délibère! Et certes, il n'y avait autour de nous ni Catilina, ni périls, ni factions, ni Rome…. Mais aujourd'hui la banqueroute, la hideuse banqueroute est là; elle menace de consumer, vous, vos propriétés, votre honneur … et vous délibérez!»
Le succès de Mirabeau fut prodigieux. «Il parlait, dit son collègue, le marquis de Ferrières, avec cet enthousiasme qui maîtrise le jugement et les volontés. Le silence du recueillement semblait lier toutes les pensées à des vérités grandes et terribles. Le premier sentiment fit place à un sentiment plus impérieux; et comme si chaque député se fût empressé de rejeter de sur sa tête cette responsabilité redoutable dont le menaçait Mirabeau, et qu'il eût vu tout à coup devant lui l'abîme du déficit appelant ses victimes, l'Assemblée se leva tout entière, demanda d'aller aux voix et rendit à l'unanimité le décret.»
Assurément, ce discours si brillant, si animé, si rapide, n'est pas exempt de rhétorique; mais la rhétorique ne déplaisait pas toujours aux Constituants, et l'air de bravoure qu'on leur chanta les souleva de leurs bancs. S'ils se laissèrent aller à l'enthousiasme, c'est que Mirabeau leur demandait tout autre chose que leur confiance, un vote de salut public où sa personne n'était pour rien. Ces artistes, ces amateurs de beau langage ne furent-ils pas heureux d'applaudir au talent de l'orateur, sans avoir à donner à l'homme la marque d'estime qu'ils lui avaient toujours refusée? Quoi qu'il en soit, notons que, dans cette belle tirade sur la banqueroute, aucun principe de haute morale ni de haute politique n'est invoqué; c'est pourquoi, tout en l'admirant, nous ne craignons pas d'y trouver des traces de déclamation. Cet abîme, ces hommes qui reculent, toute cette rhétorique pouvait être cachée par l'attitude et le geste; elle paraît aujourd'hui et nous empêche d'assimiler cette tirade aux beaux endroits des orateurs antiques.
La vraie inspiration de Mirabeau, avons-nous dit, c'est son moi. Il est surtout grand, simple, sincère, quand il parle de lui pour se défendre et se louer. Nulle déclamation, nulle recherche; rien de factice ou d'apprêté. Écoutez-le, quand il répond à Barnave vainqueur, le 22 mai 1790:
«C'est quelque chose, sans doute, pour rapprocher les oppositions, que d'avouer nettement sur quoi l'on est d'accord et sur quoi l'on diffère. Les discussions amiables valent mieux pour s'entendre que les insinuations calomnieuses, les inculpations forcenées, les haines de la rivalité, les machinations de l'intrigue et de la malveillance. On répand depuis huit jours que la section de l'Assemblée nationale qui veut le concours de la volonté royale dans l'exercice du droit de la paix et de la guerre est parricide de la liberté publique; on répand les bruits de perfidie, de corruption; on invoque les vengeances populaires pour soutenir la tyrannie des opinions. On dirait qu'on ne peut, sans crime, avoir deux avis dans une des questions les plus délicates et les plus difficiles de l'organisation sociale. C'est une étrange manie, c'est un déplorable aveuglement que celui qui anime ainsi les uns contre les autres des hommes qu'un même but, un sentiment indestructible, devraient, au milieu des débats les plus acharnés, toujours rapprocher, toujours réunir; des hommes qui substituent ainsi l'irascibilité de l'amour-propre au culte de la patrie, et se livrent les uns les autres aux préventions populaires.
«Et moi aussi, on voulait, il y a peu de jours, me porter en triomphe; et maintenant on crie dans les rues: La grande trahison du comte de Mirabeau…. Je n'avais pas besoin de cette grande leçon pour savoir qu'il est peu de distance du Capitole à la Roche Tarpéienne; mais l'homme qui combat pour la raison, pour la patrie, ne se tient pas si aisément pour vaincu. Celui qui a la conscience d'avoir bien mérité de son pays, et surtout de lui être encore utile; celui que ne rassasie pas une vaine célébrité, et qui dédaigne les succès d'un jour pour la véritable gloire; celui qui veut dire la vérité, qui veut faire le bien public, indépendamment des mobiles mouvements de l'opinion populaire, cet homme porte avec lui la récompense de ses services, le charme de ses peines et le prix de ses dangers; il ne doit attendre sa moisson, sa destinée, la seule qui l'intéresse, la destinée de son nom, que du temps, ce juge incorruptible qui tait justice à tous. Que ceux qui prophétisaient depuis huit jours mon opinion sans la connaître, qui calomnient en ce moment mon discours sans l'avoir compris, m'accusent d'encenser des idoles impuissantes au moment où elles sont renversées, ou d'être le vil stipendié des hommes que je n'ai pas cessé de combattre; qu'ils dénoncent comme un ennemi de la Révolution celui qui peut-être n'y a pas été inutile, et qui, cette révolution fût-elle étrangère à sa gloire, pourrait là seulement trouver sa sûreté; qu'ils livrent aux fureurs du peuple trompé celui qui depuis vingt ans combat toutes les oppressions, qui parlait aux Français de liberté, de constitution, de résistance, lorsque ses calomniateurs suçaient le lait des cours et vivaient de tous les préjugés dominants: que m'importe? Les coups de bas en haut ne m'arrêteront pas dans ma carrière.»
Cet exorde superbe, digne de l'antique, força l'admiration des plus implacables ennemis de Mirabeau. Là, rien n'a vieilli, tout est vivant parce que tout est vrai.
Les mêmes qualités apparaissent dans la courte apologie qu'il fit de lui-même à propos des prétendues révélations de l'agent secret, Thouard de Riolles (11 septembre 1790):
«Depuis longtemps, dit-il, mes torts et mes services, mes malheurs et mes succès, m'ont également appelé à la cause de la liberté; depuis le donjon de Vincennes et les différents forts du royaume où je n'avais pas élu domicile, mais où j'ai été arrêté pour différents motifs, il serait difficile de citer un fait, un discours de moi qui ne montrât pas un grand et énergique amour de la liberté. J'ai vu cinquante-quatre lettres de cachet dans ma famille; oui, Messieurs, cinquante-quatre, et j'en ai eu dix-sept pour ma part: ainsi vous voyez que j'ai été partagé en aîné de Normandie. Si cet amour de la liberté m'a procuré de grandes jouissances, il m'a donné aussi de grandes peines et de grands tourments. Quoi qu'il en soit, ma position est assez singulière: la semaine prochaine, à ce que le Comité me fait espérer, on fera un rapport d'une affaire où je joue le rôle d'un conspirateur factieux; aujourd'hui on m'accuse comme un conspirateur contre-révolutionnaire. Permettez que je demande la division. Conspiration pour conspiration, procédure pour procédure; s'il faut même supplice pour supplice, permettez du moins que je sois un martyr révolutionnaire.»
Inutile de dire que, dans cette circonstance, Mirabeau ne jouait pas la comédie. La Marck s'y trompa cependant et le félicita cyniquement de son habile mensonge. Mais Mirabeau s'indigna que son ami n'eût pas senti la sincérité de son accent. «En vérité, mon cher comte, lui écrivit-il brutalement, je suis bien catin, mais je ne le suis pas à ce point.»
Quand il se défendit, à propos de la procédure du Châtelet, d'avoir pris part aux journées du 5 et du 6 octobre 1789, son éloquence triste et véhémente produisit une grande impression qu'aujourd'hui encore on ressent en lisant ce long et admirable plaidoyer (2 octobre 1790). L'exorde est un modèle de convenance et de dignité:
«Ce n'est pas pour me défendre que je monte à cette tribune; objet d'inculpations ridicules dont aucune ne m'est prouvée et qui n'établirait rien contre moi lorsque chacune d'elles le serait, je ne me regarde point comme accusé; car si je croyais qu'un seul homme de sens (j'excepte le petit nombre d'ennemis dont je tiens à honneur les outrages) pût me croire accusable, je ne me défendrais pas dans cette assemblée. Je voudrais être jugé, et votre juridiction se bornant à décider si je dois ou ne dois pas être soumis à un jugement, il ne me resterait qu'une demande à faire à votre justice, et qu'une grâce à solliciter de votre bienveillance: ce serait un tribunal.
«Mais je ne puis pas douter de votre opinion, et si je me présente ici, c'est pour ne pas manquer une occasion solennelle d'éclaircir des faits que mon profond mépris pour les libelles et mon insouciance trop grande peut-être pour les bruits calomnieux ne m'ont jamais permis d'attaquer hors de cette assemblée; qui, cependant, accrédités par la malveillance, pourraient faire rejaillir sur ceux qui croiront devoir m'absoudre je ne sais quels soupçons de partialité. Ce que j'ai dédaigné, quand il ne s'agissait que de moi, je dois le scruter de près quand on m'attaque au sein de l'Assemblée nationale, et comme en faisant partie.
«Les éclaircissements que je vais donner, tout simples qu'ils vous paraîtront sans doute, puisque mes témoins sont dans cette assemblée, et mes arguments dans la série des combinaisons les plus communes, offrent pourtant à mon esprit, je dois le dire, une assez grande difficulté.
«Ce n'est pas de réprimer le juste ressentiment qui oppresse mon coeur depuis une année, et que l'on force enfin à s'exhaler. Dans cette affaire, le mépris est à côté de la haine, il l'émousse, il l'amortit, et quelle est l'âme assez abjecte pour que l'occasion de pardonner ne lui semble pas une jouissance!
«Ce n'est pas même la difficulté de parler des tempêtes d'une juste révolution sans rappeler que, si le trône a des torts à excuser, la clémence nationale a eu des complots à mettre en oubli; car, puisqu'au sein de l'Assemblée le roi est venu adopter notre orageuse révolution, cette volonté magnanime, en faisant disparaître à jamais les apparences déplorables que des conseillers pervers avaient données jusqu'alors au premier citoyen de l'empire, n'a-t-elle pas également effacé les apparences plus fausses que les ennemis du bien public voulaient trouver dans les mouvements populaires, et que la procédure du Châtelet semble avoir eu pour premier objet de raviver?
«Non, la véritable difficulté du sujet est tout entière dans l'histoire même de la procédure; elle est profondément odieuse, cette histoire. Les fastes du crime offrent peu d'exemples d'une scélératesse tout à la fois si déshonorée et si malhabile. Le temps le saura, mais ce secret hideux ne peut être révélé aujourd'hui sans produire de grands troubles. Ceux qui ont suscité la procédure du Châtelet ont fait cette horrible combinaison que, si le succès leur échappait, ils trouveraient dans le patriotisme même de celui qu'ils voulaient immoler le garant de leur impunité; ils ont senti que l'esprit public de l'offensé tournerait à sa ruine ou sauverait l'offenseur…. Il est bien dur de laisser ainsi aux machinateurs une partie du salaire sur lequel ils ont compté: mais la patrie commande ce sacrifice, et, certes, elle a droit encore à de plus grands.
«Je ne vous parlerai donc que des faits qui me sont purement personnels; je les isolerai de tout ce qui les environne. Je renonce à les éclairer autrement qu'en eux-mêmes et par eux-mêmes; je renonce, aujourd'hui du moins, à examiner les contradictions de la procédure et ses variantes, ses épisodes et ses obscurités, ses superfluités et ses réticences, les craintes qu'elle a données aux amis de la liberté et les espérances qu'elle a prodiguées à ses ennemis; son but secret et sa marche apparente; ses succès d'un moment et ses succès dans l'avenir; les frayeurs qu'on a voulu inspirer au trône, peut-être la reconnaissance que l'on a voulu en obtenir. Je n'examinerai la conduite, les discours, le silence, les mouvements, le repos d'aucun acteur de cette grande et tragique scène; je me contenterai de discuter les trois principales accusations qui me sont faites, et de donner le mot d'une énigme dont votre comité a cru devoir garder le secret, mais qu'il est de mon honneur de divulguer.»
Ce discours dura plusieurs heures; mais il fut écouté dans un religieux silence, et l'Assemblée décréta qu'il n'y avait pas lieu à accusation. Jamais, à notre avis, Mirabeau ne fut plus éloquent que dans ce long plaidoyer: c'est que ce jour-là il fut honnête et sincère.
IV.—MIRABEAU A LA TRIBUNE
Parmi les discours de Mirabeau, il en est beaucoup dont nous savons qu'ils furent non seulement préparés, mais entièrement ou presque entièrement rédigés par des collaborateurs, le marquis de Cazaux, Durovenay, Pellenc, Reybaz et surtout Etienne Dumont. C'est le génie de Mirabeau qui inspirait et coordonnait les travaux. C'est le génie de Mirabeau qui, à la tribune, par l'action et la décision, leur donnait la vie [Note: J'ai longuement étudié cette part de la collaboration dans mon ouvrage sur Les Orateurs de la Constituante (2e éd., Paris, F. Rieder et Cie, 1905-07, in-8°, p. 137 à 168).].
Aujourd'hui que les contemporains ont disparu, comment se faire une idée de cette action oratoire? Est-il possible de montrer Mirabeau à la tribune? Pourrions-nous donner autre chose qu'une image de fantaisie? Bornons-nous à citer quelques souvenirs des contemporains.
Voici d'abord une impression de femme: «On remarquait surtout, dit Madame de Staël, le comte de Mirabeau, et il était difficile de ne pas le regarder longtemps, quand on l'avait une fois aperçu; son immense chevelure le distinguait entre tous. On eût dit que sa force en dépendait comme celle de Samson. Son visage empruntait de l'expression à sa laideur même; et toute sa personne donnait l'idée d'une puissance irrégulière, mais enfin d'une puissance telle qu'on se la représentait dans un tribun du peuple.» «Je vais, dit Dulaure, décrire la figure de Mirabeau. Sa stature était moyenne. Ses membres musclés, ses formes athlétiques, correspondaient à la force de son âme. Sa tête volumineuse, couverte d'une chevelure abondante; de plus son visage, dont les ravages de la petite vérole avaient déformé les traits, constituaient sa laideur. Mais la largeur de son front, l'évasement de ses temporaux, signes du génie, son oeil vif et perçant, la chaleur de son action, embellissaient sa figure, et lui composaient une physionomie éloquente qui subjuguait ses auditeurs, et les disposait d'avance à soumettre leur opinion à la sienne.»
Vergniaud, dans son Eloge funèbre de Mirabeau (p. 23), s'exprime ainsi: «D'abord sa prononciation était lente, sa poitrine semblait oppressée: on eût dit qu'il travaillait à forger la foudre. Bientôt son débit s'animait, des éclairs partaient de ses yeux, sa main menaçante balançait d'un geste terrible les honteux destins des ennemis de la patrie. Les voûtes du temple retentissaient des sons de sa voix devenue éclatante; il remplissait la tribune de sa majesté, il en était le dieu.»
Mais c'est Etienne Dumont qui nous donne les détails les plus précis:
«Il comptait parmi ses avantages son air robuste, sa grosseur, des traits fortement marqués et criblés de petite vérole. On ne connaît pas, disait-il, toute la puissance de ma laideur, et cette laideur il la croyait belle. Sa toilette était fort soignée. Il portait une énorme chevelure artistement arrangée, et qui augmentait le volume de sa tête. Quand je secoue, disait-il, ma terrible hure, il n'y a personne qui osât m'interrompre…
«A la tribune, il était immobile. Ceux qui l'ont vu savent que les flots roulaient autour de lui sans l'émouvoir, et que même il restait maître de ses passions au milieu de toutes les injures…. Dans les moments les plus impétueux, le sentiment qui lui faisait appuyer sur les mots, pour en exprimer la force, l'empêchait d'être rapide. Il avait un grand mépris pour la volubilité française… Il n'a jamais perdu la gravité d'un sénateur; et son défaut était peut-être un peu d'apprêt et de prétention à son début….
«La voix de Mirabeau était pleine, mâle, sonore; elle remplissait l'oreille et la flattait [1]; toujours soutenue, mais flexible, il se faisait entendre aussi bien en la baissant qu'en l'élevant; il pouvait parcourir toutes les notes, et prononçait les finales avec tant de soin, qu'on ne perdait jamais ses derniers mots. Sa manière ordinaire était un peu traînante. Il commençait avec quelque embarras, hésitait souvent, mais de manière à exciter l'intérêt. On le voyait, pour ainsi dire, chercher l'expression la plus convenable, écarter, choisir, peser les termes, jusqu'à ce qu'il fût animé, et que les soufflets de la forge fussent en fonction.»
[Note: Arnault parle de la voix argentine de Mirabeau apostrophant Dreux-Brézé. (Souvenir d'un sexagénaire, t. I, p. 179.)—Mme Roland dit au contraire: «Mirabeau lui-même, avec la magie imposante d'un noble débit, n'avait pas un timbre flatteur ni la prononciation la plus agréable.» (Mémoires particuliers, IIIe partie.)—Voir aussi, sur Mirabeau à la tribune, le témoignage du jeune Thibaudeau (le futur conventionnel), dans son écrit posthume: Biographie et Mémoires.]
On voit combien Victor Hugo a tort de prétendre que Mirabeau se démenait à la tribune et faisait de grands gestes: «Malheur à l'interrupteur! s'écrie le poète. Mirabeau fondait sur lui, le prenait au ventre, l'enlevait en l'air, le foulait aux pieds. Il allait et venait sur lui, il le broyait, il le pilait. Il saisissait dans sa parole l'homme tout entier, quel qu'il fût, grand ou petit, méchant ou nul, boue ou poussière, avec sa vie, avec son caractère, avec son ambition, avec ses vices, avec ses ridicules; il n'omettait rien, il n'épargnait rien, il ne manquait rien; il cognait désespérément son ennemi sur les angles de la tribune; il faisait trembler, il faisait rire; tout mot portait coup, toute phrase était flèche, il avait la furie au coeur; c'était terrible et superbe, c'était une colère bonne.»
Au contraire, Mirabeau répondait très mal aux objections. C'était là son point faible. «Ce qui lui manquait, dit Etienne Dumont, comme orateur politique, c'était l'art de la discussion dans les matières qui l'exigeaient: il ne savait pas embrasser une suite de raisonnements et de preuves; il ne savait pas réfuter avec méthode; aussi, était-il réduit à abandonner des motions importantes lorsqu'il avait lu son discours, et après une entrée brillante, il disparaissait et laissait le champ à ses adversaires; ce défaut tenait en partie à ce qu'il embrassait trop et ne méditait pas assez. Il s'avançait avec un discours qu'on avait fait pour lui, et sur lequel il avait peu réfléchi: il ne s'était pas donné la peine de prévoir les objections et de discuter les détails; aussi était-il bien inférieur sous ce rapport à ces athlètes que nous voyons dans le parlement d'Angleterre.»
Les colères léonines que prête à Mirabeau la légende inventée par Victor
Hugo n'ont jamais existé que dans l'imagination du poète. Mirabeau était
toujours calme et grave. Son sang-froid était imperturbable, et Etienne
Dumont en cite un exemple étonnant:
«Ce qui est incroyable, c'est qu'on lui faisait parvenir au pied de la tribune, et à la tribune même, de petits billets au crayon; qu'il avait l'art de lire ces notes tout en parlant, et de les introduire dans le corps de son discours avec la plus grande facilité. Garat le comparait à ces charlatans qui déchirent un papier en vingt pièces, l'avalent aux yeux de tout le monde, et le font ressortir tout entier.»
On sait maintenant tout ce que les contemporains nous ont dit de précis sur le physique et l'action de Mirabeau. On sait aussi quelle était sa politique. On peut entreprendre, avec ce fil conducteur, une lecture qui autrement ennuierait et rebuterait. Nous avons donc atteint notre but, qui était de mettre le lecteur à même de goûter les oeuvres du grand orateur: d'autres les ont jugées et les jugeront mieux et avec plus de loisir que nous ne pouvons le faire dans ce livre.
[Illustration]
VERGNIAUD
I.—LA JEUNESSE ET LE CARACTÈRE DE VERGNIAUD
Pierre-Victurnien Vergniaud appartenait, par son père et sa mère, à l'ancienne bourgeoisie du Limousin. «Sans posséder une grande fortune, dit son neveu Alluaud, le père de Vergniaud jouissait d'une honnête aisance, qu'il augmentait avec le produit de ses entreprises.» Comme fournisseur des armées du roi, il se trouvait en relations avec l'intendant de la province, Turgot, qui se prit d'amitié avec le petit Vergniaud et l'admit souvent à sa table. L'enfant avait reçu dans la maison paternelle une éducation soignée, sous la direction d'un Jésuite instruit, l'abbé Roby, ami de la famille, homme versé dans les langues anciennes et auteur d'une traduction limousine, en vers burlesques, de l'Enéide de Virgile. Vergniaud entra bientôt au collège de Limoges, et il était en troisième, d'après une tradition, quand «une fable que le jeune élève avait composée fit pressentir au célèbre administrateur quel serait un jour son talent». Lorsqu'il eut terminé avec succès ses cours de mathématiques et ses humanités, Turgot lui procura une bourse au collège du Plessis, où lui-même avait fait ses études. Ce bienfait vint d'autant plus à propos qu'à ce moment-là le père de Vergniaud eut de grands revers de fortune. La disette de 1770 à 1771 le ruina complètement, en l'empêchant de tenir ses engagements comme fournisseur des vivres du régiment de cavalerie en garnison à Limoges. Il dut vendre tout ce qu'il avait, «et ne se réserva pour toute ressource, dit Alluaud, que quatre maisons, sur lesquelles la fortune de sa femme était assise. La valeur de ces maisons représentait à peine le montant des dettes qui restaient encore à payer».
Cet événement changea la destinée du jeune Vergniaud. Après avoir fait sa philosophie au collège du Plessis, où il retrouva son compatriote Gorsas, il dut songer à une carrière où la pauvreté ne fût pas un obstacle, et il rentra au séminaire. Mais la vocation lui manqua, comme elle avait manqué à Turgot lui-même. Il ne put se dévouer à porter toute sa vie un masque sur le visage, et renonça bientôt à l'état ecclésiastique. «Je l'ai pris, écrivait-il à son beau-frère, sans savoir ce que je faisais; je l'ai quitté parce que je ne l'aimais pas.»
C'est probablement en 1775 qu'il faut placer la sortie de Vergniaud du séminaire. Il pouvait espérer que son protecteur, alors ministre, lui donnerait les moyens de gagner honorablement sa vie. On sait seulement que Turgot le présenta à Thomas, chez lequel il connut, en 1778, M. Dailly, directeur des vingtièmes, qui lui donna une place de surnuméraire dans ses bureaux, avec la promesse d'une recette en Limousin. Mais il perdit bientôt cette place, dont les occupations lui étaient antipathiques, dit son neveu, et, n'osant avouer la vérité, il inventa un prétexte, dont sa famille connut bientôt la fausseté. Il fit alors présenter à son père, par son beau-frère, ses excuses et ses regrets, mais du ton embarrassé d'un homme qui ne veut pas tout dire. «Quelque chose qu'on ait pu dire à mon père sur ma conduite, ce ne sont certainement pas les plaisirs qui m'ont détourné de mon devoir.» Et il se blâme d'avoir reculé l'instant où il ne sera plus un fardeau pour son père. «C'est assez d'en être un pour moi-même; je suis accablé par une mélancolie qui m'ôte l'usage de mes facultés. J'ai beau faire mes efforts pour la cacher aux yeux de ceux que je vois: elle reste toujours. Je vis par convulsion, et mon coeur partage rarement la fausse joie qui se peint sur ma figure. Vous voyez que je vous parle avec franchise. Je vous dévoile un caractère qui n'est pas fort aimable, mais qui, j'espère, ne changera pas vos sentiments.»
Est-ce un Obermann qu'il faut voir dans ce jeune homme de vingt-six ans, à la mélancolie pesante, au rire convulsif? Sans doute, on distinguera plus tard, en 1793, sur sa figure si noble, une ombre de tristesse vague et presque philosophique. Mais, en 1779, cet échappé de séminaire rime de petits vers faciles et riants, et semble plus préoccupé de la vie mondaine que de sa propre psychologie. Peut-être faut-il voir, dans ce cri douloureux, un écho d'un sentiment plus vrai et plus profond que ceux dont il faisait le sujet de ses madrigaux. En tout cas, de 1779 à 1780, Vergniaud semble avoir passé par une crise morale, au sortir de laquelle il sentit la stérilité et le vide de ses années de jeunesse. Il rougit d'être encore à la charge des siens, et revint à Limoges en 1780, repenti et confus, mais sans état et sans dessein. «Son beau-frère, dit M. Alluaud, le surprit un matin improvisant un discours. Étonné de la facilité de son élocution: «Que ne prends-tu donc l'état d'avocat, lui dit-il, si tu te sens les dispositions nécessaires pour y réussir?
«—Je ne demanderais pas mieux, répond Vergniaud; mais comment subvenir à ma dépense jusqu'à ce que je sois en état de plaider?—Je t'aiderai.» Et cette réponse décida de son avenir.
Il alla aussitôt faire son droit à Bordeaux, et, en août 1781, il était avocat. Le voilà sauvé, grâce au bon Alluaud, grâce à Dupaty, qui l'avait connu à Paris chez Thomas, et qui, nommé président à Bordeaux, se l'attacha comme secrétaire, aux appointements de 400 livres. Il fit plus, il révéla Vergniaud à Vergniaud lui-même, et, par ses écrits élevés, par sa conversation supérieure à ses écrits, animée de la belle philosophie humaine du XVIIIe siècle, il élargit le coeur et il féconda l'esprit de celui qui n'était encore qu'un versificateur et qui, à Bordeaux même, s'était rappelé au souvenir de son protecteur par un compliment en vers. Oui, quelque chose de la haute bonté de Dupaty a passé dans le génie de Vergniaud, et ce n'est pas la moindre gloire de ce disciple de Montesquieu, littérateur secondaire et oublié, mais philanthrope admirable, d'avoir préparé et nourri l'éloquence du plus grand des Girondins.
* * * * *
Vergniaud plaida sa première cause le 13 avril 1782. Ce n'était pas sans impatience qu'il avait subi tant de délais, abrégés cependant par la faveur de Dupaty. «Je ne vous cache point, écrivait-il à son beau-frère, dès le 13 juillet 1780, que l'habitude d'entendre plaider tous les jours me donne une envie démesurée de me mettre en mesure d'entrer le plus tôt possible en lice.» Quand enfin il entre en lice, quand il a parlé, il se sent orateur et ne peut contenir sa joie. «Enfin, mon cher frère, j'ai plaidé ce matin….» Il a eu des succès; presque tous les avocats lui ont fait compliment, et M. Dupaty l'a loué. Dès lors sa fortune s'annonce.
Il ne renonça pas cependant encore à ces exercices de versification qui avaient si souvent charmé sa paresse, et, la même année, il publia dans le Mercure de France une Épître aux astronomes, signée Vergniaud, avocat au Parlement de Bordeaux, badinage en vers libres, à la gloire de deux jolies femmes, Henriette et Nancy. Ce sont, dit le poète, deux astres plus agréables à observer que ceux du firmament; allons les surprendre dans le bocage où elles se cachent:
Là, regardez à travers l'ombre
Scintiller ces deux yeux fripons,
Et sur ces cols si blancs flotter ces cheveux blonds;
C'est en vain que la nuit est sombre:
Quand on est éclairé du flambeau de l'amour,
On voit la nuit comme le jour.
Il ne quitta cette veine médiocre qu'une fois député. Jusqu'en 1791, la littérature l'occupe autant que le barreau. Il est membre de cette brillante académie du Musée qui avait organisé des cours publics et des récitations. En 1790, il s'en sépare avec éclat, pour fuir l'intolérance des ultra-royalistes, et il fonde, avec Ducos, Fonfrède et un de leurs amis, Furtado, un cercle littéraire qu'on appela ironiquement le Comité des quatre. Mais Guadet, Gensonné et d'autres patriotes s'adjoignirent bientôt à Vergniaud et se groupèrent autour de lui. C'est le noyau de la future Gironde, qui se trouve ainsi avoir une origine littéraire dont elle gardera toujours la marque. Les membres du Musée firent des vers satiriques contre les transfuges. Vergniaud riposta par des épigrammes assez gaies, mais sans grande portée.
En pleine maturité, à 37 ans, le goût littéraire de Vergniaud n'était ni très pur ni très élevé. Dans ses papiers, saisis en 1793 et conservés à la bibliothèque de Bordeaux, il y a tout un cahier d'extraits poétiques, dont beaucoup sont copiés de sa main et qui dénotent les préférences les plus frivoles. On voit aussi qu'il tenta d'écrire un roman par lettres, une comédie, une bergerie. Mais ce ne sont que des esquisses à peine ébauchées. On lui prête un roman en deux volumes: Les amants républicains ou les Lettres de Nicias et de Cynire, qui parut en 1783 et qu'on attribue aussi à J.-P. Déranger de Genève. Il est probable que Vergniaud y collabora dans une certaine mesure, mais comme reviseur et correcteur du style: le fond, qui est une allusion continuelle à la révolution de Genève, ne peut être que d'un Genevois. On y trouve quelques descriptions de la nature, assez notables à cette date où Bernardin de Saint-Pierre n'avait pas encore paru, mais moins originales qu'on ne pourrait le croire, puisqu'elles sont très postérieures aux écrits de Jean-Jacques. De l'emphase, de la fadeur, avec quelque tendresse dans les sentiments, un style coloré, tel est le caractère de cette oeuvre médiocre, qui, si Vergniaud y a touché, n'ajoute rien à l'idée que ses vers nous avaient donnée de sa littérature.
Ainsi, ce grand orateur, en ses velléités littéraires, ne montra aucune originalité, aucune inspiration un peu virile. Alors que Mirabeau et Brissot abordaient dans leurs écrits les problèmes économiques, et que la plupart de ceux qui devaient briller après 1789 préparaient déjà, chacun dans son milieu, la Révolution, Vergniaud, indolent et gracieux, se laissait aller à la mode, et vivait en bel esprit, content de ses succès mondains et ne semblant pas écouter la voix sourde, mais déjà susceptible de la nation qui se réveillait.
* * * * *
Nous touchons là au trait dominant de ce caractère, à une apathie que les circonstances seules pouvaient secouer. Pour ce tempérament mou, penser était une fatigue, une lutte. Il préférait rêver.
Regarder couler l'eau, quel plaisir ineffable!
Ainsi débutait une pièce de vers composée par lui à Bordeaux et adressée à la famille Desèze. Un jour il arriva chez ses amis à la campagne, avec un gros porte-manteau. «Qu'avez-vous là? lui demanda Mme Desèze.—Des dossiers qu'il me faut étudier ces vacances, répond Vergniaud. Huit jours après, il faisait ses préparatifs de départ. «Mais vous n'avez pas délié vos paperasses», lui dit Mme Desèze. Vergniaud tire de sa poche deux écus: «J'ai encore six livres, répond-il: me croyez-vous assez sot pour travailler?» Le procureur Duisabeau racontait aussi «que, destinant un jour deux affaires importantes au jeune avocat, il se rendit dans son cabinet, et lui donnait une idée du premier procès, lorsque Vergniaud, qui bâillait depuis un instant, se lève, va ouvrir son secrétaire, et, s'apercevant qu'il lui reste encore quelque argent, engage le bienveillant procureur à s'adresser à un autre».
M. Vatel, dans l'importante biographie qu'il a consacrée à Vergniaud [1], croit que les contemporains prirent pour de la somnolence un travail constant et conscient de méditation intérieure. Les esprits distingués qui jugèrent Vergniaud ont-ils pu commettre cette méprise grossière? Mme Roland regrette qu'il lui manque «la ténacité d'un homme laborieux». Etienne Dumont l'appelle «un homme indolent, qui parlait peu et qu'il fallait exciter». Meillan dit: «Il me fallut un jour réveiller son amour-propre par des duretés, pour l'engager à combattre je ne sais quelle proposition atroce qui venait d'être faite à la tribune.» Paganel prétend que la paresse était son Armide. Louvet s'écrie dans ses mémoires: «Digne et malheureux Vergniaud, pourquoi n'as-tu pas plus souvent surmonté ton indolence naturelle?» Enfin Bailleul ajoute un trait de plus: «Après un admirable discours, il retombait dans son apathie accoutumée; il musait, jouait avec les petits enfants de Boyer- Fonfrède, et le moins enfant des trois n'était pas celui qu'on pensait.» Pour tout le monde il est l'indolent Vergniaud.
[Note: Recherches historiques sur les Girondins: Vergniaud, manuscrits, lettres et papiers, pièces pour la plupart inédites, classées et annotées, Paris, Bordeaux et Limoges, 1873, 2 vol. in-8.]
Il faut entendre par là qu'il ne travaillait que par accès, quand la nécessité brutale dissipait ses rêveries, quand il se sentait touché au vif par une injustice ou éperonné par un danger. Alors, les admirables facultés qui sommeillaient en lui entraient brusquement en jeu; sa torpeur se secouait d'elle-même; il pensait fiévreusement et vite; il faisait beaucoup en peu de temps. C'était comme une crise qui se dénouait à la tribune. Quand il en descendait, on retrouvait le Vergniaud des jours ordinaires, apathique, indulgent, plus fataliste encore qu'imprévoyant, sans haine des personnes, sans crainte des événements. Il assistait au drame de la Révolution comme un spectateur dans son fauteuil. L'effarement, la trépidation de ses amis le laissaient calme. Il fut imperturbable dans la journée du 10 mars 1793, prêt à s'offrir pour le gouffre au 31 mai. Quand ce fut son tour d'aller mourir, il se leva froidement de sa place et se laissa emmener, en continuant je ne sais quel rêve commencé.
Ainsi, nul ne fut plus actif que lui dans les moments où il préparait ses discours et où il les débitait; nul ne fut plus insouciant dans les nombreux entr'actes de sa vie politique. Son tempérament ne le portait ni à diriger, ni à prévoir. Son rôle lui semblait être de parler à la tribune: quand il ne parlait plus, il se considérait comme un acteur dans la coulisse, et il regardait jouer les autres, sans souffler et sans applaudir, comme si sa tâche était finie. Voilà pourquoi les nombreux efforts de son génie et ses «cent trente discours» ne le préservèrent pas de l'accusation de paresse: il la méritait en partie par les nombreux congés qu'il donnait à son activité.
Mais, sans ces congés, qui l'empêchèrent en effet d'être un homme d'État, son éloquence aurait-elle eu la même puissance, la même fraîcheur? Si l'historien doit lui reprocher ces abdications volontaires, qui nuisirent à son parti et à la Révolution, le critique littéraire doit-il essayer de les nier ou de les pallier? N'est-ce pas l'originalité de Vergniaud que cette tension subite de son génie, après de si complètes détentes? Cet homme, qui se réveille comme d'un songe pour faire entendre tout à coup une éloquence élevée et poétique, et qui, à la tribune, comme s'il rejetait loin de lui par un brusque effort tous les éléments un peu lourds de sa nature, devient sublime et terrible, sait exciter la colère et l'amour, mène à son tour cette tragédie qu'il écoutait tout à l'heure en spectateur, et dont il est maintenant premier rôle, n'a-t-il pas donné à ses contemporains, par la magie même d'une telle métamorphose, des jouissances intellectuelles qu'ils auraient vainement demandées à un autre orateur?
N'ôtons donc pas son indolence à Vergniaud: elle fait partie de son génie et de sa gloire; elle est la condition même de son éloquence. Admettons seulement que cette indolence n'était pas tout à fait oisive, qu'un travail latent s'opérait dans son âme à son insu, pendant qu'il regardait couler l'eau, et que cette secrète préparation aux luttes oratoires, analogue à cette vie intérieure de la nuit qui nous rend le lendemain nos idées de la veille plus nettes et plus fortes, était d'autant plus féconde que lui-même n'en avait nulle conscience. Aussi, quand le jour venu, il ouvrait en lui les sources mystérieuses de son inspiration, elles se trouvaient toutes remplies, et il y puisait à pleines mains les grandes idées, les belles formes, toute la matière de son éloquence. Pendant qu'il rêvait ou qu'il badinait, son oeuvre s'était comme cristallisée d'elle-même au plus profond de son âme.
De même, il voyait les événements sans les regarder; et lui qui se piquait de n'être pas observateur, recevait et gardait en lui des notions nettes et justes des hommes et des choses de son temps. Quoique son activité, pour ainsi dire extérieure, fût absorbée dans sa jeunesse par des soucis frivoles, il respirait à son insu la philosophie du temps, et il se formait en lui une expérience, qu'il ne dirigea pas, mais qui se trouva nourrie et prête la première fois qu'il eut à s'occuper de politique. Quand il écrit de Bordeaux à sa famille, le 6 mai 1780, qu'il ne peut donner de nouvelles, étant des plus ignorants en politique, il faut entendre par là, qu'il n'aimait pas à s'enquérir et que le menu détail lui déplaisait. Mais il était pénétré jusqu'au fond, sans qu'il s'en doutât peut-être, des généreuses colères qui fermentaient alors dans le coeur du peuple. A-t-il à plaider, en 1790, pour des paysans contre leur ancien seigneur? il lui échappe la peinture de l'état de la France en 1790, la plus philosophique qu'aucun écrivain de cette époque nous ait laissée.
C'est donc un caractère complexe et, je crois, mal compris. D'autres traits, plus apparents néanmoins, ont été méconnus ou exagérés. On a vu en lui un épicurien, un viveur. Rien, dans sa correspondance, ne révèle chez Vergniaud des vices même élégants. Tout indique une bonne santé morale et physique, une gaîté sociable. S'il écrit à son beau-frère, en 1789, qu'il craint de perdre une de ses causes, il ajoute: «Nous nous consolerons en buvant du Saint-Émilion.» Bailleul nous l'a montré jouant avec les enfants de Fonfrède. «Dis à Vergniaud, écrit Mme Ducos à son mari, qu'il n'oublie pas la jolie chanson de Nanette-Nanon, parce qu'elle servira à endormir notre enfant.» Il n'avait nul pédantisme, nulle morgue, mais plutôt la fantaisie d'un artiste. Il arrange mal ses affaires; ses dettes le poursuivent toute sa vie; en juillet 1792, il ne sait comment payer son boulanger; président de l'Assemblée législative, il vit en étudiant pauvre. De sa probité scrupuleuse, il ne faut rien dire. Les hommes de la Révolution n'étaient pas seulement probes; ils étaient, en matière d'argent, d'une délicatesse presque naïve. Ce n'est pas seulement vrai de Vergniaud, mais aussi de Marat, de Robespierre, de Billaud-Varenne, de presque tous. Quand le père de Vergniaud mourut, il laissa des dettes considérables que son fils dut payer et dont il ne paraît pas avoir pu s'acquitter complètement. Sa pauvreté ne vient donc pas uniquement de sa nonchalance.
Comment se comportait-il sur l'article des femmes, dirait Sainte-Beuve? Il les aima; et nous avons vu, par une de ses lettres, qu'il connut peut-être la passion. Mais il faut avouer que nous ne savons rien de précis là-dessus, et oublier les belles pages de Lamartine et de Michelet sur ses amours avec Sophie Candeille et sa collaboration à la Belle fermière. Non, la comédienne n'est pas responsable, devant la postérité, des distractions et des absences reprochées à l'orateur par ses amis: il est à peu près prouvé qu'elle ne lui a jamais parlé. On a retrouvé, dans le dossier des Girondins, des lettres de femme adressées à Vergniaud: elles sont tendres et assez gracieuses. Une personne qui signe E… remercie le conventionnel, alors prisonnier chez lui, de l'avoir choisie pour l'objet de ses distractions politiques. Ce sont liaisons légères et fragiles, qui n'altèrent pas son génie oratoire.
Il avait le culte de l'amitié, et il eut des amis passionnés Ducos et Boyer-Fonfrède, plus jeunes que lui, se disaient ses élèves et le regardaient comme un père. Ils voulurent mourir pour lui et avec lui.
Ses deux qualités éminentes étaient la franchise et la modestie. Baudin (des Ardennes), dans son éloge officiel des Girondins, montre «ce Vergniaud si modeste, si parfaitement étranger à toute intrigue, dont il ignorait les routes tortueuses….». Sa franchise paraîtra dans sa carrière politique. Sa modestie était peut-être un peu défigurée par son attitude distraite et songeuse; mais elle frappait ceux qui savaient observer, et elle éclate dans ses lettres.
Tel était Vergniaud, grand coeur, esprit supérieurement doué, caractère apathique, n'agissant que par intervalles et comme par crise. De manières affables et gaies, il aimait le monde, la littérature frivole, et cependant une gravité méditative était au fond de lui, et on a raison de le représenter dans une attitude rêveuse. Ses contemporains nous ont laissé peu de détails sur son physique. «Il n'était pas beau à voir, dit Rousselin de Saint-Albin; mais il était divin à entendre.» M. Chauvot, qui a interrogé les contemporains, dit que, dans la foule, il n'eût arrêté les regards de personne: sa figure était sans expression, sa démarche languissante. Mais Harmand (de la Meuse), son collègue, affirme que «sa physionomie, plutôt laide que belle, respirait l'esprit et la bonté».
Parmi les portraits de Vergniaud, un des plus authentiques est un dessin à la plume et à l'encre de Chine par Labadye. Il justifie le mot de Rousselin: «Vergniaud n'était pas beau à voir.» Et pourtant l'artiste a représenté l'orateur souriant d'un sourire un peu mélancolique, et il a mis dans ses yeux quelque animation. Le front est assez haut et renversé en arrière; le nez et le menton un peu forts, la figure usée, presque ridée. On dirait d'un homme de cinquante ans de tempérament maigre. L'ensemble laisse une impression confuse et peu satisfaisante [1]. Il est possible que l'artiste ait voulu montrer le véritable et intime Vergniaud sous le Vergniaud apparent et quotidien; mais ces deux hommes différaient trop pour qu'on pût les fondre en une même image.
[Note: M. Vatel, qui a donné une iconographie complète de Vergniaud dans ses Recherches historiques sur les Girondins, signale aussi un petit buste en terre cuite, qui fut sculpté d'après nature à la fin de mai 1793, et qu'Alluaud a attribué au fils de Dupaty (M. Vatel l'attribuait plutôt à Houdon ou à Pajou). Il se trouvait, en 1873, en la possession de Mme. veuve Abel Blouet, chez qui M. Vatel l'a vu. Cette dame est décédée eu 1887, et ses héritiers, interrogés par nous, ignorent ce qu'est devenu le buste, dont se sont inspirés Cartellier, auteur de la statue qui est maintenant au musée de Versailles, et Maurin, auteur de la lithographie qui se trouve dans l'Iconographie de Delpech. Ch. Vatel a donné, dans son livre sur Vergniaud, une reproduction photographique de l'oeuvre de Cartellier.]
[Illustration: VERGNIAUD]
A la tribune, ce physique se transformait. La carrure un peu lourde ne semblait que robuste; les larges épaules n'étaient plus massives, mais majestueuses. «Alors, dit M. Chauvot, l'historien du barreau de Bordeaux [Note: Le barreau de Bordeaux de 1775 à 1815, Paris, 1856, in-8.], il portait la tête haute; ses yeux noirs, sous des sourcils proéminents, se remplissaient d'éclat: ses lèvres épaisses semblaient modelées pour jeter la parole à grands flots.» Ajoutons «que le son de sa voix, d'une rondeur pleine, sonore et mélodieuse, saisissait l'oreille et allait à l'âme». Son geste, calme, réservé au début, était large et noble.
II.—L'ÉDUCATION ORATOIRE DE VERGNIAUD
Comment Vergniaud se prépara-t-il à l'éloquence politique? Il n'eut certes pas, nous le savons déjà, l'éducation oratoire d'un Mirabeau. Il n'était pas curieux, et il laissa plutôt l'expérience venir à lui qu'il ne la provoqua. Toutefois, il ne faut pas se le représenter comme un ignorant. Il avait fait de bonnes études classiques. Il avait lu Montesquieu et le possédait, comme tous les Français instruits en 1789. Si ses tentatives poétiques ne lui avaient pas appris grand'chose, ses relations mondaines lui avaient fait connaître les hommes. Mais il manquait, sur presque toutes les questions économiques, de connaissances précises, et il y avait, dans son bagage intellectuel, des lacunes notables. Son instinct lui faisait sentir son insuffisance et le portait à préférer les idées générales aux faits et à user en toute occasion de cette philosophie généreuse et vague, qu'il devait à quelques lectures et à beaucoup de rêverie. En toutes circonstances, il comptait sur son génie, sur les rencontres heureuses de son imagination. Il n'avait travaillé sérieusement qu'une partie de l'éloquence, la forme, et il était devenu un artiste habile. Encouragé par les applaudissements du prétoire de Bordeaux, il avait pris une confiance presque naïve dans l'infaillibilité de sa rhétorique.
Il y a des traces de préciosité et de mauvais goût dans ses premiers plaidoyers, comme dans ses essais poétiques. «On m'accuse, fait-il dire à une fille accusée d'infanticide, on m'accuse d'avoir flétri le printemps de mes jours, d'avoir cédé au désir de devenir mère avant qu'un noeud sacré eût légitimé ce désir et que la religion l'eût épuré aux autels de l'hymen. Que dis-je? on m'accuse, non pas d'avoir perdu toute pudeur, outragé la vertu, offensé la religion; je ne suis pas seulement une marâtre injuste et cruelle; je suis un monstre, l'horreur de l'humanité! On m'accuse d'avoir porté des mains parricides sur le fruit de mes débauches, de lui avoir donné pour sépulture des lieux immondes qu'on ose à peine nommer, d'où il a été tiré ensuite par des animaux que la voracité appelait dans ce cloaque pour y chercher pâture.» C'est ainsi que Vergniaud parlait vers l'âge de trente ans. Quatre ans plus tard, plaidant contre un homme qui avait voulu enlever, de nuit, des bestiaux séquestrés, il est encore subtil et prétentieux. «S'ils vous appartenaient, dit-il, développez-nous les causes de cet enlèvement furtif que vous méditiez, les motifs de cette extraordinaire générosité par laquelle vous cherchiez à séduire le gardien d'une marchandise dont vous auriez été le propriétaire? N'aimez-vous à jouir que dans les ténèbres?»
Il se corrigea peu à peu de ces traits qui rappelaient trop l'Almanach des Muses ou les récitations du Musée.
En 1790, dans un plaidoyer pour des paysans d'Allassac, soulevés contre leur ancien seigneur, son génie paraît et s'élève assez haut pour interpréter les passions des misérables et des ignorants, étonnés d'être libres et grisés de cet air nouveau.
Quoique les succès de Vergniaud au barreau eussent été réels, quoiqu'on l'eût applaudi plus d'une fois, contrairement à l'usage, [1] il n'était pas, comme avocat, en possession de l'incontestable autorité qu'il exercera comme orateur. Nous avons entendu celui-là même qui devait demander la proscription des Girondins à la tête des sections de Paris, le fougueux Rousselin, déclarer qu'il était divin à entendre. Les Bordelais furent plus réfractaires à son éloquence, et il résulte du jugement porté par l'auteur du Barreau de Bordeaux, d'après les traditions locales, qu'à Bordeaux on trouvait les artifices de Vergniaud un peu trop visibles, et que les malveillants affectaient de voir en lui un charlatan. «Rhéteur admirable, dit M. Chauvot, simulant à merveille la conviction la plus profonde, Vergniaud tient surtout sa supériorité de la faculté qu'il possède de parler, avec l'imagination, le langage du coeur. Esprit plus étendu que juste, esprit poétique, enrichi par de sérieuses études et par la contemplation des beautés de la nature, qui eurent toujours pour lui tant de charmes, il devait au calcul, bien plus qu'à l'inspiration, ces formes éloquentes par lesquelles il excellait à rendre sa pensée: de là ces emprunts fréquents à l'histoire, à la mythologie, où il moissonnait avec bonheur; de là encore ce calme qui ne l'abandonne jamais, cette parole élégante et châtiée. On sent que son coeur s'échauffe rarement; mais, par une puissance que la nature a départie à peu d'hommes, il paraît que l'enthousiasme le plus vrai illuminait ses traits et voilait les combinaisons de son art. Aussi, quand la cause intéressait Vergniaud, son plaidoyer devenait-il un drame, et un drame joué par un merveilleux acteur.» [2]
[Note 1: C'est lui-même qui nous l'apprend dans sa correspondance;
Vatel, ouv. cité, t. I, p. 115, 129, 135.]
[Note 2: Le Barreau de Bordeaux, p. 99.]
Qu'il y eût du rhéteur dans cet avocat, il n'en faut pas disconvenir; mais c'était un rhéteur sincère. Ce qui donnait le change aux Bordelais, c'était le contraste qu'ils remarquaient entre le flegme ordinaire de Vergniaud et sa véhémence à la barre. Ce changement à vue leur semblait une comédie. Ils se trompaient, je crois: Vergniaud ne se masquait, ni ne se grimait en revêtant la toge; il montrait un côté de sa nature que le public ne pouvait connaître. Il était réellement autre quand il parlait, aussi naturel et aussi sincère dans sa surexcitation des grands jours que dans son apathie quotidienne.
* * * * *
Mais ce n'est pas seulement au barreau que Vergniaud put se préparer à l'éloquence politique. En 1790, les électeurs de la Gironde l'appelèrent à l'administration du département où il soutint, comme membre du Conseil, les mesures les plus populaires. C'est surtout aux Jacobins de Bordeaux qu'il préluda à son rôle futur d'orateur et de rédacteur de manifestes. Sa politique est alors d'interpréter la Constitution dans le sens libéral, [1] mais de s'y tenir, et, dans les questions religieuses, d'étaler une orthodoxie qui n'altéra en rien l'indépendance de ses opinions intimes.
[Note: Après la fuite à Varennes, il n'hésita pas, dans une adresse à la
Constituante, à demander la mise en jugement du roi.]
MM. Chauvot et Vatel ont dépouillé les procès-verbaux du club de Bordeaux et donné les extraits des principaux discours de Vergniaud. On voit qu'en 1791, plus artiste qu'homme de parti, il professait pour Mirabeau une admiration presque idolâtre, quoique celui-ci déviât visiblement de la ligne populaire. Mais, dans un voyage à Paris, il avait entendu l'orateur et vu en lui le dieu de l'éloquence. Il rêvait déjà de l'imiter, et en effet il l'imitera plus d'une fois. Le 7 février 1791, il décida les Jacobins de Bordeaux à commander au peintre Boze le portrait de Mirabeau et, le 17 avril, en qualité de président, il prononça un éloge funèbre du grand tribun, où je relève des indications curieuses sur l'idéal oratoire qu'il se proposait dès lors.
Pour lui, le génie est tout. Racontant le duel de tribune que la discussion sur le droit de paix et de guerre avait amené entre Barnave et Mirabeau, il admire si fort l'exorde de celui-ci qu'il s'aveugle sur la faiblesse et sur le peu de sincérité de ses arguments: il n'admet pas que tant d'éloquence puisse avoir tort. A ses yeux, le vrai politique est avant tout un poète. N'est-ce pas son rôle futur qu'il trace à grands traits dans ce portrait de l'homme de génie? «Il embrasse, dans sa pensée bienfaisante, tous les temps, tous les lieux, tous les hommes. Il n'est borné ni par la mer, ni par les montagnes. Les siècles futurs sont tous en sa présence, et il ne craint pas de régler leurs destinées. Quand il a posé les principes généraux, il en fait découler les principes secondaires….»
Ce n'est pas seulement, pour Vergniaud, une théorie politique de poser d'abord les principes; ce sera la forme même de son argumentation oratoire. L'amour des idées générales amène la pompe du style, et le Girondin loue précisément dans Mirabeau cette qualité dangereuse qui sera plus d'une fois l'écueil de son propre talent, «qui garantit la précision, dit-il, d'une sécheresse fatigante, qui embellit la raison, qui donne un coloris magique à la plus aride discussion et qui fait jeter un voile séducteur jusque sur les écarts d'une éloquence dominée quelquefois par la fougue du patriotisme.»
Ce coloris magique et ce voile séducteur seront précisément les artifices de Vergniaud, tour à tour agréables et fatigants. Il aime à orner ses sentiments les plus vrais. Sincèrement ému à l'idée de louer publiquement Mirabeau, pourquoi dit-il qu'il s'est senti frappé d'un saisissement religieux? Camille Desmoulins avait raconté avec son coeur la mort du grand homme. Vergniaud fait un récit d'écolier: «Mirabeau … c'est en vain que sa patrie l'appelle, il ne l'entend plus: celui qui invita l'univers à porter le deuil du génie tutélaire de l'Amérique, parvenu lui-même au faîte de la gloire, vient de tomber à son tour au milieu de l'univers en pleurs. Mirabeau!… Il est mort.» Le citoyen P.- H. Duvigneau s'était écrié dans la même séance:
Où va ce peuple en désespoir?
D'où naissent cet effroi, ces publiques alarmes?…
Vergniaud ne resta pas en arrière. Sur ce thème: «Mirabeau méritait les honneurs du Panthéon,» voici comment il brode: «Mais que vois-je? Un temple auguste s'élève vers les cieux: il est le chef-d'oeuvre des arts. J'approche pour admirer et je lis: Aux grands hommes la patrie reconnaissante. Ah! c'est un élysée qu'elle a créé pour ceux qui la rendirent heureuse.» Suit tout un développement selon les roueries de la rhétorique scolaire: P.-H. Duvigneau n'a pas fait mieux.
Il était temps, on le voit, que Vergniaud fût appelé sur un plus vaste théâtre et quittât cette école bordelaise. Il avait besoin d'aller respirer l'air de Paris: il n'y perdra pas toute sa rhétorique, mais il deviendra plus difficile sur le choix de ses artifices, et d'ailleurs le sentiment du danger, en élevant son âme, épurera son goût. Il trouvera, lui aussi, le plus pur de son éloquence, non dans ses recettes compliquées dont il est trop fier, mais dans son patriotisme qui lui inspire déjà, dans l'éloge de Mirabeau, cette parole simple et vraie: «Si, comme lui, nous voulons mourir avec gloire, il faut, comme lui, consacrer notre vie au bonheur de la patrie et à la défense de la liberté.»
* * * * *
Le 31 août 1791, Vergniaud fut nommé à l'Assemblée législative, le quatrième sur douze, avant Guadet, Gensonné et Grangeneuve. Les députés de la Gironde partirent ensemble dans la même voiture publique. «Un témoin fort respectable, dit Michelet, nullement enthousiaste, Allemand de naissance, diplomate pendant cinquante ans, M. de Reinhart, nous a raconté qu'en 1791, il était venu de Bordeaux à Paris par une voiture publique qui amenait les Girondins. C'étaient les Vergniaud, les Guadet, les Gensonn, les Ducos, les Fonfrède, [Note 1: C'est une erreur: Fonfrède ne fit pas partie de la Législative.] etc., la fameuse pléiade en qui se personnifia le génie de la nouvelle assemblée. L'Allemand, fort cultivé, très instruit des choses et des hommes, observait ses compagnons, et il en était charmé. C'étaient des hommes pleins d'énergie et de grâce, d'une jeunesse admirable, d'une verve extraordinaire, d'un dévouement sans borne aux idées. Avec cela, il vit bien vite qu'ils étaient fort ignorants, d'une étrange inexpérience, légers, parleurs et batailleurs, dominés (ce qui diminuait en eux l'invention et l'initiative) par les habitudes du barreau. Et, toutefois, le charme était tel qu'il ne se sépara pas d'eux. Dès lors, disait-il, je pris la France pour patrie, et j'y suis resté.»
Cette ardeur des Girondins, si poétiquement dépeinte par Michelet, se montra, dès les premières séances de cette Assemblée composée d'hommes nouveaux et obscurs, qui se regardaient entre eux avec curiosité et inquiétude. Ce fut la députation de la Gironde qui rompit la glace, commença la bataille parlementaire et inaugura la tribune, établissant du coup son autorité sur l'Assemblée. Le 5 octobre 1791, Grangeneuve et Guadet ouvrent le feu, à propos du mode de correspondance entre le roi et le pouvoir législatif. Vergniaud prend deux fois la parole pour soutenir ses amis. C'est dans cette séance qu'on rendit le décret agressif sur le cérémonial avec lequel il convenait de recevoir le roi. Le rapport de ce décret, demandé le lendemain, fut combattu par Vergniaud en un petit discours fort applaudi. Le 7 octobre, il est nommé membre de la députation chargée d'aller au-devant du roi. Le 17, il est élu vice-président. Le 25, il prononce un grand discours sur la question des émigrés. Le voilà définitivement en scène. Il a la confiance et la sympathie de l'Assemblée. Désormais, sa biographie se confond avec l'histoire de la Législative, et ce serait nous écarter de notre but que de suivre pas à pas la carrière de Vergniaud. Examinons plutôt la matière de ses discours, c'est-à-dire sa politique; nous citerons ensuite des exemples de son éloquence, et nous étudierons sa méthode.
III.—LA POLITIQUE DE VERGNIAUD
Quand on parle de la politique des Girondins, il faut entendre que l'on signale seulement quelques traits de ressemblance entre des hommes fort divers, et qui n'obéissaient ni à un chef, ni presque jamais à un dessein concerté. Or, ce parti sans discipline ne comptait peut-être pas de membre plus indiscipliné que Vergniaud. Si la Gironde était fière de le posséder, il lui appartenait moins, dit Paganel, «par sa propre ambition et par ses opinions politiques, que par les sentiments de l'honneur, que par une sorte de fraternité d'armes». Il vit à l'écart avec Fonfrède et Ducos, tous deux à demi montagnards. Gensonné parla, au Tribunal révolutionnaire, de réunions de «quelques patriotes» qui auraient eu lieu chez Vergniaud. Mais aucun contemporain n'a confirmé cette déposition, peut-être arrangée après coup dans le Bulletin du Tribunal, dont ce ne serait pas le seul mensonge. Les ennemis des Girondins avaient intérêt à leur prêter un concert qui leur manquait et à cacher l'indépendance de Vergniaud et son isolement relatif, qui l'eussent lavé trop visiblement de l'accusation de conspirer. Il n'allait guère chez Valazé, ni même chez M'me Roland. Il n'était donc ni un chef de parti, ni même un homme de parti; et Brissot, disculpant ses amis d'être d'une faction, disait de Vergniaud qu'il portait à un trop haut degré cette insouciance qui accompagne le talent et le fait aller seul.
Cette insouciance native de Vergniaud, il est difficile de n'y pas revenir dans une esquisse de sa politique. «C'était un Démosthène, dit son collègue Paganel, auquel on pouvait reprocher ce que l'orateur grec reprochait aux Athéniens, l'insouciance, la paresse et l'amour des plaisirs. Il sommeillait dans l'intervalle de ses discours, tandis que l'ennemi gagnait du terrain, cernait la République et la poussait dans l'abîme avec ses défenseurs…. Je n'ai pas connu d'homme plus impropre à jouer un premier rôle sur le théâtre de la Révolution. Dans l'imminence du danger, il se montra plus disposé à attendre la mort qu'à la porter dans les rangs ennemis.» Et Paganel ajoute cette comparaison piquante: «Représentez-vous un homme que d'autres hommes entourent et entraînent, qui ne cherche pas une issue pour s'échapper, mais qui resterait là, si le cercle se rompait et le laissait libre. Tel était Vergniaud parmi les Girondins.»
Il ne faut pas demander à ce rêveur nonchalant les idées pratiques d'un Mirabeau ou d'un Danton. Il n'a guère le sentiment de ce qu'il convient de faire aujourd'hui ou demain. Ses conseils ne sont jamais ni nets ni impérieux. Il dira, par exemple (3 juillet 1792): «Je vais hasarder de vous présenter quelques idées….» Ce n'est pas avec ces formules timides qu'on décide les hommes. Ne cherchez pas davantage, dans ses discours, une théorie suivie, un credo politique. Il ne parle jamais en oracle ou en possesseur de la vérité. Il aime au contraire à protester contre cette «théologie politique qui érige, dit-il, ses décisions sur toutes questions en autant de dogmes, qui menace tous les incrédules de ses autoda-fé et qui, par ses persécutions, glace l'ardeur révolutionnaire dans les âmes que la nature n'a pas douées d'une grande énergie».
On l'a présenté comme un disciple convaincu de Montesquieu. D'autre part, il appelle J.-J. Rousseau le philosophe immortel et lui emprunte, dans son discours du 25 octobre 1791, la distinction de l'homme naturel et de l'homme social, ce qui ne l'empêche pas, le 17 avril 1798, de réfuter cette distinction dans un débat sur la Déclaration des Droits dont l'interprétation du Contrat social était le point de départ. A-t-il même conscience de posséder une doctrine? En tout cas, ce n'est pas dans les idées religieuses qu'il faut chercher le point de départ de sa politique ou l'inspiration de son éloquence. Vrai fils du XVIIIe siècle, il croit qu'avec un sourire railleur il supprimera le problème religieux, n'en veut pas voir les côtés sociaux et passe outre avec dédain.
Son idéal est celui que l'on peut prêter à la Gironde en général: un état où les plus instruits, les mieux doués gouverneraient la masse ignorante; où les sciences, les arts, toute la floraison de l'esprit humain, se développeraient dans les conditions les plus libres et les plus favorables; où il s'agirait moins de rendre l'humanité plus vertueuse que de la rendre plus belle et plus heureuse; où le pouvoir viendrait aux plus éloquents et aux plus persuasifs, plutôt qu'aux plus impeccables et aux plus forts. C'est autre chose que la république puritaine de Billaud-Varenne et de Saint-Just. Si c'est une erreur de croire, avec un de ses collègues, qu'il ne fut jamais républicain, ni par goût, ni par conviction, il est vrai de dire qu'il ne fut jamais démocrate, même à la façon de Brissot. Il aima la plèbe comme galerie applaudissante; mais il ne prit jamais les artisans et les paysans au sérieux comme citoyens. Où plaçait-il donc la souveraineté? De qui son aristocratie de mérite tiendrait-elle ses pouvoirs? Il ne mettait pas de précision dans ses rêveries: pour lui, le génie devait se désigner tout seul et s'imposer par son rayonnement.
Ainsi, quoiqu'il fût pénétré, autant que ses contemporains, de Montesquieu et de Rousseau, ni le système anglais, ni la démocratie pure ne satisfaisaient son imagination. Il rêvait autre chose et se laissait hanter par une belle et vague chimère, irréductible en projets de loi, et qui le dégoûtait de la réalité. Il s'éprit, en artiste héroïque, du rôle le plus courageux, parce qu'il lui semblait le plus beau; et toute sa politique pratique ne fut en vérité que d'être chevaleresque. Tant que la cour sembla dangereuse, il la combattit; quand le parti populaire sembla le plus fort, il l'attaqua et périt dans la lutte. Le roi et la plèbe étaient en effet les deux ennemis de ses instincts libéraux, et il éprouvait une égale répugnance pour le despotisme des Tuileries et pour le despotisme de la rue. Aussi resta-t-il seul, charmant les oreilles, mais sans influence véritable sur les âmes.
Nous avons saisi dans son caractère un côté fataliste: sa conduite politique est inspirée aussi par un fatalisme que ses amis prenaient pour de l'aveuglement. «Pourquoi ses yeux, disait Louvet, ont-ils refusé de voir? Après le 10 mars, ils se fermaient encore. Ils ne se sont ouverts qu'au 31 mai, hélas! et trop tard.» Ses yeux voyaient, quoi qu'en dit Louvet, mais sa raison ne trouvait pas le remède. Il s'enveloppait alors dans sa rêverie et attendait. Ou bien, détournant ses regards de la politique, il se réfugiait dans la vie privée, dans la famille que lui formaient ses amis. Il était aussi l'hôte assidu de Sauvan dont la gracieuse fille Adèle le rassérénait, et de Talma, dont la Julie le captivait par son esprit et sa bonté. Il lui fallait une société brillante, et il aimait le théâtre avec passion. Il recherchait partout la beauté et le génie: je crois bien qu'au fond, c'était là toute sa politique.
Ai-je besoin de dire qu'avec toute sa nonchalance, il était patriote? Qui ne l'était, dans cet âge de foi? Mais le patriotisme de Vergniaud eut tout de suite une exubérance guerrière. Après Brissot, qui fut plus ardent à pousser la France dans son duel avec l'Europe? Je ne crois pas qu'il ait été sensible aux raisons politiques de cette déclaration de guerre héroïque: son imagination fut sans doute touchée de la beauté de cette lutte d'un seul peuple contre tous les rois; il aimait la guerre en poète.
En résumé, il rêve une république irréalisable et il s'abstient du maniement des affaires. Ce n'est pas assez pour lui de renoncer à toute influence directe: il considère son rôle de représentant du peuple comme purement oratoire. Puisqu'il ne peut réaliser ses rêves, il dira du moins de grandes et belles choses. «Gardons-nous des abstractions métaphysiques, dit-il le 9 novembre 1792. La nature a donné aux hommes des passions; c'est par les passions qu'il faut les gouverner et les rendre heureux. La nature a surtout gravé dans le coeur de l'homme l'amour de la gloire, de la patrie, de la liberté: passions sublimes, qui doublent la force, exaltent le courage et enfantent les actions héroïques qui donnent l'immortalité aux hommes et font le bonheur des nations qui savent entretenir ce feu sacré.» C'est son seul dessein pratique d'entretenir ainsi le feu sacré et d'encourager, par ses nobles périodes, l'énergie révolutionnaire. Il donna aux hommes de 1792 une haute idée d'eux-mêmes; il embellit à leurs propres yeux leurs actes et leurs passions; il leur fit voir l'harmonie et la beauté de ce désordre apparent où s'agitait la France. Dans cet ordre d'idées, plus il fut poète, plus il fut utile.
IV.—LES DISCOURS DE VERGNIAUD JUSQU'AU 10 AOUT 1792
Comment ces idées et ces tendances un peu vagues, inspirent-elles son éloquence?
D'abord, cette république libérale qu'il rêvait se laisse entrevoir dans son discours sur la Constitution (8 mai 1793). Mais il ne pose aucun principe formel: il attaque la république de Saint-Just et de Robespierre, plus encore qu'il ne propose la sienne:
«Rousseau, Montesquieu, dit-il, et tous les hommes qui ont écrit sur les gouvernements nous disent que l'égalité de la démocratie s'évanouit là où le luxe s'introduit, que les républiques ne peuvent se soutenir que par la vertu, et que la vertu se corrompt par les richesses. Pensez-vous que ces maximes, appliquées seulement par leurs auteurs à des États circonscrits, comme les républiques de la Grèce, dans d'étroites limites, doivent l'être rigoureusement et sans modification à la république française? Voulez-vous lui créer un gouvernement austère, pauvre et guerrier, comme celui de Sparte? Dans ce cas, soyez conséquents comme Lycurgue: comme lui, partagez les terres entre tous les citoyens; proscrivez à jamais les métaux que la cupidité humaine arracha aux entrailles de la terre; brûlez même les assignats dont le luxe pourrait aussi s'aider, et que la lutte soit le seul travail de tous les Français. Etouffez leur industrie, ne mettez entre leurs mains que la scie et la hache. Flétrissez par l'infamie, l'exercice de tous les métiers utiles. Déshonorez les arts, et surtout l'agriculture. Que les hommes auxquels vous aurez accordé le titre de citoyens ne paient plus d'impôts. Que d'autres hommes, auxquels vous refuserez ce titre, soient tributaires et fournissent à vos dépenses. Ayez des étrangers pour faire votre commerce, des ilotes pour cultiver vos terres, et faites dépendre votre subsistance de vos esclaves.»
Il continue à réfuter par l'absurde le gouvernement puritain de ses adversaires:
«Ainsi ce législateur serait insensé, qui dirait aux Français: Vous avez des plaines fertiles, ne semez pas de grains; des vignes excellentes, ne faites pas de vin. Votre terre, par l'abondance de ses productions et la variété de ses fruits, peut fournir et aux besoins et aux délices de la vie, gardez-vous de la cultiver. Vous avez des fleuves sur lesquels vos départements peuvent transporter leurs productions diverses, et par d'heureux échanges établir dans toute la République l'équilibre des jouissances: gardez-vous de naviguer. Vous êtes nés industrieux: gardez- vous d'avoir des manufactures. L'Océan et la Méditerranée vous prêtent leurs flots pour établir une communication fraternelle et une circulation de richesses avec tous les peuples du globe: gardez-vous d'avoir des vaisseaux. Il ne manquerait plus que d'ajouter à ce langage: Dans vos climats tempérés, le soleil vous éclaire d'une lumière douce et bienfaisante, renoncez-y; et, comme le malheureux Lapon, ensevelissez- vous six mois de l'année dans un souterrain. Vous avez du génie, efforcez-vous de ne point penser; dégradez l'ouvrage de la nature, abjurez votre qualité d'hommes, et, pour courir après une perfection idéale, une vertu chimérique, rendez-vous semblables aux brutes.»
Après cette satire des discours montagnards, Vergniaud suppose à toute théorie constitutionnelle ce point de départ: «Je pense que vous voulez profiter de sa sensibilité, pour le porter aux vertus qui font la force des républiques; de son activité industrieuse, pour multiplier les sources de sa prospérité; de sa position géographique, pour agrandir son commerce; de son amour pour l'égalité, pour en faire l'ami de tous les peuples; de sa force et de son courage, pour lui donner une attitude qui contienne tous les tyrans; de l'énergie de son caractère trempé dans les orages de la Révolution, pour l'exciter aux actions héroïques; de son génie enfin, pour lui faire enfanter ces chefs-d'oeuvre des arts, ces inventions sublimes, ces conceptions admirables qui font le bonheur et la gloire de l'espèce humaine.»
Il part de là pour proposer l'établissement d'institutions morales, destinées, dit-il, à faire aimer le gouvernement, à corriger les défauts et perfectionner les qualités du caractère national, à inspirer l'enthousiasme de la liberté et de la patrie. Mais quelles seront ces institutions? Il n'en dit rien. Trace-t-il au moins l'esquisse d'une Constitution? Pas davantage. Il conclut en proposant une série de questions où il est impossible de démêler une pensée politique.
Mais n'avons-nous pas deviné son idéal dans ce passage, où il semble donner pour but à la politique «de faire enfanter ces chefs-d'oeuvre des arts, ces inventions sublimes, ces conceptions admirables qui font le bonheur et la gloire de l'espèce humaine»? Déjà ses préoccupations à ce sujet avaient paru, dès le 19 octobre 1791, dans la réponse qu'il fit, en qualité de vice-président de l'Assemblée législative, à une députation d'artistes demandant un règlement plus libéral pour l'exposition annuelle de peinture:
«La Grèce, dit-il, se rendit célèbre dans l'univers par son amour pour la liberté et pour les beaux-arts. Dans la suite, ces deux passions répandirent sur l'Italie un éclat immortel. Encore aujourd'hui, tous les hommes sensibles accourent à Rome pour y pleurer sur la cendre des Catons et admirer les chefs-d'oeuvre du génie. Le peuple français, chargé de chaînes, mais créé par la nature pour être grand, a vu s'élever de son sein des hommes qui ont rivalisé avec les artistes de la Grèce et de l'Italie, et qui ont conquis à leur patrie plusieurs siècles de gloire. Enfin, il est devenu libre, ce peuple généreux; et sans doute que son génie, prenant un essor plus hardi, va désormais, par des conceptions nouvelles, commander les respects de la postérité. Sans doute que, brûlant de l'amour de la patrie, avide de la liberté et de la gloire, le coeur encore palpitant des mouvements qu'imprima la Révolution, l'artiste heureux, avec un ciseau créateur ou un pinceau magique, va reproduire pour les générations futures le plus mémorable des événements, et les hommes qui, par leur courage ou leur sagesse, l'ont préparé et consommé. Croyez que l'Assemblée nationale encouragera de toutes ses forces des arts qui, par un si bel emploi, peuvent exciter aux grandes actions, et contribuer ainsi au bonheur du genre humain. Elle sait que les barrières qui vous séparent de l'Académie ne vous séparent point de l'immortalité. Elle sait que c'est étouffer le génie que de l'entraver par des règlements inutiles; et, dans le décret que vous sollicitez, elle conciliera les mesures à prendre pour les progrès des arts avec la liberté, qui seule peut les porter à leur plus haut degré de perfection. L'Assemblée nationale vous invite à sa séance.»
Vergniaud est à peu près le seul à parler ainsi des effets que doit produire la Révolution dans le domaine de l'art. Il est à peu près le seul à conserver des besoins esthétiques dans une crise qui absorbe toute l'imagination de ses collègues. Au milieu de la tourmente, quand l'émotion énerve ou affole tous les autres, il garde sa curiosité de dilettante et un vif sentiment du décorum parlementaire, même au point de vue du local où siège l'Assemblée. Ainsi, il souffre de la laideur de la salle du Manège: «L'homme qu'enflamme l'amour de la liberté, dit-il le 13 août 1792, et en qui la nature a gravé le sentiment du beau dans les arts, ne peut arrêter sa pensée et ses regards sur cette étroite enceinte, sans se demander à lui-même s'il est bien vrai que ce soit là le sanctuaire de nos lois….»
* * * * *
Avant le 10 août, Vergniaud attaque les intrigues de la cour; après le 10 août, il combat les excès populaires. Il y a donc deux périodes distinctes dans l'histoire de son éloquence.
Dans la première, il a pour lui le peuple, l'Assemblée, l'opinion. Dès le 25 octobre 1791, il s'est rendu célèbre par son discours sur les émigrations, discours soigneusement préparé, où il n'ose pas encore s'abandonner, comme plus tard, à toutes les inspirations de son génie, mais où il se montre vraiment indigné contre les intrigues de la famille royale, émigrée ou complice.
Il examine d'abord une première question: Est-il des circonstances dans lesquelles les droits naturels de l'homme puissent permettre à une nation de prendre une mesure quelconque relative aux émigrations? Il démontre que les doctrines mêmes du Contrat social, sagement interprétées, donnent à la société le droit de défendre sa vie menacée par des membres déserteurs. Alors il se demande si la France se trouve dans ces circonstances. «Je n'ai point l'intention, dit-il, d'exciter ici de vaines terreurs dont je suis bien éloigné d'être frappé moi-même. Non, ils ne sont point redoutables, ces factieux aussi ridicules qu'insolents, qui décorent leur rassemblement convulsif du nom bizarre de France extérieure! Chaque jour leurs ressources s'épuisent; l'augmentation de leur nombre ne fait que les pousser plus rapidement vers la pénurie la plus absolue de tous moyens d'existence; les roubles de la fière Catherine et les millions de la Hollande se consument en voyages, en négociations, en préparatifs désordonnés, et ne suffisent pas d'ailleurs au faste des chefs de la rébellion: bientôt on verra ces superbes mendiants, qui n'ont pu s'acclimater à la terre de l'égalité, expier dans la honte et la misère les crimes de leur orgueil, et tourner des yeux trempés de larmes vers la patrie qu'ils ont abandonnée! Et quand leur rage, plus forte que leur repentir, les précipiterait les armes à la main sur son territoire, s'ils n'ont pas de soutien chez les puissances étrangères, s'ils sont livrés à leurs propres forces, que seraient-ils, si ce n'est de misérables pygmées qui, dans un accès de délire, se hasarderaient à parodier l'entreprise des Titans contre le ciel? (On applaudit.)»
Mais à défaut de danger immédiat, il y a une conspiration criminelle contre laquelle il faut se prémunir. Attend-on d'avoir des preuves légales pour la combattre? «Des preuves légales! Vous comptez donc pour rien le sang qu'elles vous coûteraient! Des preuves légales! Ah! prévenons plutôt les désastres qui pourraient nous les procurer! Prenons enfin des mesures vigoureuses; ne souffrons plus que des factieux qualifient notre générosité de faiblesse; imposons à l'Europe par la fierté de notre contenance; dissipons ce fantôme de contre-révolution autour duquel vont se rallier les insensés qui la désirent; débarrassons la nation de ce bourdonnement continuel d'insectes avides de son sang, qui l'inquiète et la fatigue; rendons le calme au peuple! (Applaudissements.)»
Où tendent ces objections? A endormir le peuple dans une fausse sécurité. «On ne cesse depuis quelque temps de crier que la Révolution est faite; mais on n'ajoute pas que des hommes travaillent sourdement à la contre-révolution: il semble qu'on n'ait d'autre but que d'éteindre l'esprit public, lorsque jamais il ne fut plus nécessaire de l'entretenir dans toute sa force; il semble qu'en recommandant l'amour pour les lois, on redoute de parler de l'amour pour la liberté! S'il n'existe plus aucune espèce de danger, d'où viennent ces troubles intérieurs qui déchirent les départements, cet embarras dans les affaires publiques? Pourquoi ce cordon d'émigrants qui, s'étendant chaque jour, cerne une partie de nos frontières? Qu'on m'explique ces apparitions alternatives de quelques hommes de Coblentz aux Tuileries et de quelques hommes des Tuileries à Coblentz. Qu'ont de commun des hommes qui ont fait serment de renverser la Constitution avec un roi qui a fait serment de la maintenir?»
Quelles sont les mesures que la nation doit prendre? Il faut d'abord frapper les émigrés dans leurs biens. Il faut ensuite inviter les princes à rentrer, sous peine d'être déchus de leur droit. Louis XVI ne s'y refusera pas:
«Quels succès d'ailleurs ne peut-il pas se flatter d'obtenir auprès des princes fugitifs par ses sollicitations fraternelles, et même par ses ordres, pendant le délai que vous leur accorderez pour rentrer dans le royaume? Au reste, s'il arrivait qu'il échouât dans ses efforts, si les princes se montraient insensibles aux accents de sa tendresse en même temps qu'ils résisteraient à ses ordres, ne serait-ce pas une preuve aux yeux de la France et de l'Europe que, mauvais frères et mauvais citoyens, ils sont aussi jaloux d'usurper par une contre-révolution l'autorité dont la constitution investit le roi, que de renverser la constitution elle-même? (Applaudissements.) Dans cette grande occasion, leur conduite lui dévoilera le fond de leur coeur, et s'il a le chagrin de n'y pas trouver les sentiments d'amour et d'obéissance qu'ils lui doivent, que, défenseur de la constitution et de la liberté, il s'adresse au coeur des Français, il y trouvera de quoi se dédommager de ses pertes. (Longs applaudissements.)»
Cette habileté généreuse répondit aux sentiments du peuple, qui était tout prêt à acclamer Louis XVI, s'il se fût montré loyal. Le même souffle populaire se retrouve dans les discours de Vergniaud contre Duportail (28 octobre 1791), à propos de Saint-Domingue (17 novembre), contre les députés de la Droite qui troublent l'ordre pendant sa présidence, et dont «les étranges motions, les cris tumultueux sont plus dangereux pour la patrie que les rassemblements de Worms et de Coblentz», sur les prêtres réfractaires (18 novembre), contre la proposition d'imprimer le discours du ministre de la guerre (10 décembre).
Le 27 décembre, il lut un projet d'adresse au peuple, que l'Assemblée écarta comme déclamatoire, sur cette observation d'un des membres: «Sous certains points de vue, cette adresse est purement déclamatoire, et par conséquent inconvenante, puisque l'Assemblée ne doit parler que le langage des faits.» On voit que les collègues de Vergniaud faisaient, dès lors, plus de cas de son éloquence que de son tact politique.
Mais il excelle à flageller les hommes de la cour. Le 13 janvier 1792, le ministre de la marine, Bertrand, avait donné des explications peu franches sur les émigrations des officiers de marine. «Je ne veux point, dit Vergniaud, faire de discours. Je ne présenterai qu'un syllogisme fort simple. Le ministre a trompé l'Assemblée sur le nombre des officiers qui sont dans les ports: c'est un principe en morale qu'il faut adopter en politique, que tout homme qui trompe est indigne de la confiance.»
Le 18 janvier, il prononce un grand discours sur la nécessité de déclarer la guerre à l'empereur, et il est l'interprète, non seulement de la Gironde, mais de la France:
«Vos ennemis, dit-il, savent que la conquête de la liberté a exigé de vous de grands sacrifices pécuniaires, ils savent que vos préparatifs de défense sont ruineux, ils espèrent que des citoyens qui ont abandonné, à la voix de la patrie, leurs femmes, leurs enfants, qui ont préféré les périls et les travaux de la guerre aux douceurs paisibles qu'ils goûtaient dans leurs foyers, ils espèrent, dis-je, que ces citoyens dévoués et courageux, fatigués d'habiter un camp devant lequel il ne se présente pas d'ennemi, quitteront vos frontières et les laisseront sans défense; tandis que dans l'intérieur, quelques millions semés avec adresse précipiteront la chute de vos changes vers le terme le plus désastreux, augmenteront le prix des matières de première nécessité, susciteront des insurrections, où le peuple égaré détruira lui-même ses droits en croyant les défendre. Alors vos ennemis feront avancer une armée formidable pour vous donner des fers. Voilà la guerre qu'on vous fait; voilà celle qu'on veut vous faire. (On applaudit.)
«Le peuple a juré de maintenir la Constitution, parce qu'il est certain d'être heureux par elle; mais si vous le laissez dans un état qui demande chaque jour des sacrifices plus pénibles, des efforts plus courageux; si vous épuisez le trésor national par cette guerre de préparatifs, le jour de cet épuisement ne sera-t-il pas le dernier moment de la Constitution? L'état où nous sommes est un véritable état de destruction qui peut nous conduire à l'opprobre et à la mort. (On applaudit à plusieurs reprises.) Aux armes donc, aux armes! Citoyens, hommes libres, défendez votre liberté, assurez l'espoir de celle du genre humain, ou bien vous ne mériterez pas même sa pitié dans vos malheurs. (Les applaudissements recommencent.)»
Il n'est pas moins éloquent contre les ennemis de l'intérieur, contre la cour elle-même, quand, le 10 mars 1792, il appuie la demande d'accusation contre le ministre des affaires étrangères, Delessart. Il n'a peut-être pas prononcé de discours plus véhément, ni plus applaudi:
«J'ajouterai, dit-il, un fait qui est échappé à la mémoire de M. Brissot. Et, ici, ce n'est plus moi que vous allez entendre, c'est une voix plaintive—qui sort de l'épouvantable glacière d'Avignon. Elle vous crie: Le décret de réunion du Comtat à la France a été rendu au mois de novembre dernier; s'il nous eût été envoyé sur-le-champ, peut-être qu'il nous eût apporté la paix et eût éteint nos funestes divisions. Peut-être que le moment où nous aurions connu légalement notre réunion à la France nous aurait tous réunis au même sentiment; peut-être qu'en devenant Français, nous aurions abjuré l'esprit de haine, et serions devenus tous frères; peut-être, enfin, que nous n'aurions pas été victimes d'un massacre abominable, et que notre sol n'eût pas été déshonoré par le plus atroce des forfaits. Mais M. Delessart, alors ministre de l'intérieur, a gardé pendant plus de deux mois ce décret dans son portefeuille, et dans cet intervalle, nos dissensions ont continué; dans cet intervalle, de nouveaux crimes ont souillé notre déplorable patrie; c'est notre sang, ce sont nos cadavres mutilés qui demandent vengeance contre votre ministre. (On applaudit à plusieurs reprises.) «Permettez-moi une réflexion. Lorsqu'on proposa à l'Assemblée constituante de décréter le despotisme de la religion chrétienne, Mirabeau prononça ces paroles: «De cette tribune où je vous parle, on aperçoit la fenêtre d'où la main d'un monarque français, armée contre ses sujets par d'exécrables factieux, qui mêlaient des intérêts personnels aux intérêts sacrés de la religion, tira l'arquebuse qui fut le signal de la Saint-Barthélémy.» Et moi aussi je m'écrie: De cette tribune où je vous parle, on aperçoit le palais où des conseillers pervers égarent et trompent le roi que la Constitution nous a donné, forgent les fers dont ils veulent nous enchaîner, et préparent les manoeuvres qui doivent nous livrer à la maison d'Autriche. Je vois les fenêtres du palais où l'on trame la contre-révolution, où l'on combine les moyens de nous replonger dans les horreurs de l'esclavage, après nous avoir fait passer par tous les désordres de l'anarchie, et par toutes les fureurs de la guerre civile. (La salle retentit d'applaudissements.)
«Le jour est arrivé où vous pouvez mettre un terme à tant d'audace, à tant d'insolence, et confondre enfin les conspirateurs. L'épouvante et la terreur sont souvent sorties, dans les temps antiques, et au nom du despotisme, de ce palais fameux. Qu'elles y rentrent aujourd'hui au nom de la loi. (Les applaudissements redoublent et se prolongent.) Qu'elles y pénètrent tous les coeurs. Que tous ceux qui l'habitent sachent que notre Constitution n'accorde l'inviolabilité qu'au roi. Qu'ils sachent que la loi y atteindra sans distinction les coupables, et qu'il n'y sera pas une seule tête convaincue d'être criminelle, qui puisse échapper à son glaive. Je demande qu'on mette aux voix le décret d'accusation. (M. Vergniaud descend de la tribune au milieu des plus vifs applaudissements.)»
Les mêmes sentiments se retrouvent dans ses discours très démocratiques sur le licenciement de la garde du roi (29 mai) et sur la lettre de La Fayette. Mais il faut en venir à la grande harangue du 3 juillet 1792, sur la situation de la France, où son exaltation révolutionnaire est au plus haut point. Ce fut, dit justement Louis Blanc, un grand jour que celui-là dans l'histoire de l'éloquence.
A ce moment, la trahison de la cour était visible. Vergniaud fit frémir la nation en en rassemblant les preuves. Il parla d'abord de la politique de Louis XVI à l'intérieur:
«Le roi a refusé sa sanction à votre décret sur les troubles religieux. Je ne sais si le sombre génie de Médicis et du cardinal de Lorraine erre encore sous les voûtes du palais des Tuileries; si l'hypocrisie sanguinaire des jésuites Lachaise et Letellier revit dans l'âme de quelque scélérat, brûlant de voir se renouveler les Saint-Barthélémy et les Dragonnades; je ne sais si le coeur du roi est troublé par des idées fantastiques qu'on lui suggère, et sa conscience égarée par les terreurs religieuses dont on l'environne.
«Mais il n'est pas permis de croire, sans lui faire injure et l'accuser d'être l'ennemi le plus dangereux de la Révolution, qu'il veut encourager, par l'impunité, les tentatives criminelles de l'ambition pontificale, et rendre aux orgueilleux suppôts de la tiare la puissance désastreuse dont ils ont également opprimé les peuples et les rois. Il n'est pas permis de croire, sans lui faire injure et l'accuser d'être l'ennemi du peuple, qu'il approuve ou même qu'il voie avec indifférence les manoeuvres sourdes employées pour diviser les citoyens, jeter des ferments de haine dans le sein des âmes sensibles, et étouffer, au nom de la Divinité, les sentiments les plus doux dont elle a composé la félicité des hommes. Il n'est pas permis de croire, sans lui faire injure et l'accuser lui-même d'être l'ennemi de la loi, qu'il se refuse à l'adoption des mesures répressives contre le fanatisme, pour porter les citoyens à des excès que le désespoir inspire et que les lois condamnent; qu'il aime mieux exposer les prêtres insermentés, même alors qu'ils ne troublent pas l'ordre, à des vengeances arbitraires, que les soumettre à une loi qui, ne frappant que sur les perturbateurs, couvrirait les innocents d'une égide inviolable. Enfin, il n'est pas permis de croire, sans lui faire injure et l'accuser d'être l'ennemi de l'empire, qu'il veuille perpétuer les séditions et éterniser les désordres et tous les mouvements révolutionnaires qui poussent l'empire à la guerre civile et le précipitent, par la guerre civile, à sa dissolution.»
Ces ironies redoutables faisaient tomber le masque de Louis XVI et le montraient trahissant la Révolution à l'intérieur et à l'extérieur. Là, Vergniaud affecte de séparer la cause du roi de celle de ses courtisans, et il commence ce tableau célèbre des intrigues royalistes et ces apostrophes terribles, où il donne toute la mesure de son génie. Citons entièrement ces paroles, qui ont eu la fortune rare de se graver dans la mémoire des contemporains:
«C'est au nom du roi, dit-il, que les princes français ont tenté de soulever contre la nation toutes les cours de l'Europe; c'est pour venger la dignité du roi que s'est conclu le traité de Pilnitz, et formée l'alliance monstrueuse entre les cours de Vienne et de Berlin; c'est pour défendre le roi qu'on a vu accourir en Allemagne, sous les drapeaux de la rébellion, les anciennes compagnies des gardes du corps; c'est pour venir au secours du roi que les émigrés sollicitent et obtiennent de l'emploi dans les armées autrichiennes, et s'apprêtent à déchirer le sein de leur patrie; c'est pour joindre ces preux chevaliers de la prérogative royale, que d'autres preux, pleins d'honneur et de délicatesse, abandonnent leur poste en présence de l'ennemi, trahissent leurs serments, volent les caisses, travaillent à corrompre leurs soldats, et placent ainsi leur gloire dans la lâcheté, le parjure, la subordination, le vol et les assassinats; c'est contre la nation ou l'Assemblée nationale seule, et pour le maintien de la splendeur du trône, que le roi de Bohême et de Hongrie nous fait la guerre, et que le roi de Prusse marche vers nos frontières; c'est au nom du roi que la liberté est attaquée, et que, si l'on parvenait à la renverser, on démembrerait bientôt l'empire pour en indemniser de leurs frais les puissances coalisées; car on connaît la générosité des rois, on sait avec quel désintéressement ils envoient leurs armées pour désoler une terre étrangère, et jusqu'à quel point on peut croire qu'ils épuiseraient leurs trésors pour soutenir une guerre qui ne devrait pas leur être profitable. Enfin, tous les maux qu'on s'efforce d'accumuler sur nos têtes, tous ceux que nous avons à redouter, c'est le nom seul du roi qui en est le prétexte ou la cause.
«Or, je lis dans la Constitution, chap. II, section 1re, art. VI: «Si le roi se met à la tête d'une armée et en dirige les forces contre la nation, ou s'il ne s'oppose pas par un acte formel à une telle entreprise qui s'exécuterait en son nom, il sera censé avoir abdiqué la royauté.»
«Maintenant, je vous demande ce qu'il faut entendre par un acte formel d'opposition; la raison me dit que c'est l'acte d'une résistance proportionnée, autant qu'il est possible, au danger, et faite dans un temps utile pour pouvoir l'éviter.
«Par exemple, si, dans la guerre actuelle, 100.000 Autrichiens dirigeaient leur marche vers la Flandre, ou 100.000 Prussiens vers l'Alsace, et que le roi, qui est le chef suprême de la force publique, n'opposât à chacune de ces deux redoutables armées qu'un détachement de 10 ou 20.000 hommes, pourrait-on dire qu'il a employé des moyens de résistance convenables, qu'il a rempli le voeu de la Constitution et fait l'acte formel qu'elle exige de lui?
«Si le roi, chargé de veiller à la sûreté extérieure de l'Etat, de notifier au Corps législatif les hostilités imminentes, instruit des mouvements de l'armée prussienne, et n'en donnant aucune connaissance à l'Assemblée nationale; instruit, ou du moins, pouvant présumer que cette armée nous attaquera dans un mois, disposait avec lenteur les préparatifs de répulsion; si l'on avait une juste inquiétude sur les progrès que les ennemis pourraient faire dans l'intérieur de la France, et qu'un camp de réserve fût évidemment nécessaire pour prévenir ou arrêter ces progrès; s'il existait un décret qui rendît infaillible et prompte la formation de ce camp; si le roi rejetait ce décret et lui substituait un plan dont le succès fût incertain, et demandât pour son exécution un temps si considérable que les ennemis auraient celui de la rendre impossible; si le Corps législatif rendait des décrets de sûreté générale; que l'urgence du péril ne permît aucun délai; que cependant la sanction fût refusée ou différée pendant deux mois; si le roi laissait le commandement d'une armée à un général intrigant, devenu suspect à la nation par les fautes les plus graves, les attentats les plus caractérisés à la Constitution; si un autre général, nourri loin de la corruption des cours, et familier avec la victoire, demandait pour la gloire de nos armes un renfort qu'il serait facile de lui accorder; si, par un refus, le roi lui disait clairement: Je te défends de vaincre; si, mettant à profit cette funeste temporisation, tant d'incohérence dans notre marche politique, ou plutôt une si constante persévérance dans la perfidie, la ligue des tyrans portait des atteintes mortelles à la liberté, pourrait-on dire que le roi a fait la résistance constitutionnelle, qu'il a rempli, pour la défense de l'Etat, le voeu de la Constitution, qu'il a fait l'acte formel qu'elle lui prescrit?
«Souffrez que je raisonne encore dans cette supposition douloureuse. J'ai exagéré plusieurs faits, j'en énoncerai même tout à l'heure, qui, je l'espère, n'existeront jamais, pour ôter tout prétexte à des applications qui sont purement hypothétiques, mais j'ai besoin d'un développement complet pour montrer la vérité sans nuages.
«Si tel était le résultat de la conduite dont je viens de tracer le tableau, que la France nageât dans le sang, que l'étranger y dominât, que la Constitution fût ébranlée, que la contre-révolution fût là, et que le roi vous dît pour sa justification:
«Il est vrai que les ennemis qui déchirent la France prétendent n'agir que pour relever ma puissance qu'ils supposent anéantie; venger ma dignité, qu'il supposent flétrie; me rendre mes droits royaux, qu'ils supposent compromis ou perdus; mais j'ai prouvé que je n'étais pas leur complice; j'ai obéi à la Constitution, qui m'ordonne de m'opposer par un acte formel à leurs entreprises, puisque j'ai mis des armées en campagne. Il est vrai que ces armées étaient trop faibles, mais la Constitution ne désigne pas le degré de force que je devais leur donner. Il est vrai que je les ai rassemblées trop tard; mais la Constitution ne désigne pas le temps auquel je devais les assembler. Il est vrai que des camps de réserve auraient pu les soutenir; mais la Constitution ne m'oblige pas à former des camps de réserve.
«Il est vrai que, lorsque les généraux s'avançaient en vainqueurs sur le territoire ennemi, je leur ai ordonné de s'arrêter; mais la Constitution ne me prescrit pas de remporter des victoires; elle me défend même les conquêtes. Il est vrai qu'on a tenté de désorganiser les armées par des démissions combinées d'officiers, et je n'ai fait aucun effort pour arrêter le cours de ces démissions, mais la Constitution n'a pas prévu ce que j'aurais à faire en pareil délit. Il est vrai que mes ministres ont continuellement trompé l'Assemblée nationale sur le nombre, la disposition des troupes et leurs approvisionnements; que j'ai gardé le plus longtemps que j'ai pu ceux qui entravaient la marche du gouvernement constitutionnel, le moins possible ceux qui s'efforçaient de lui donner du ressort; mais la Constitution ne fait dépendre leur nomination que de ma volonté, et nulle part elle n'ordonne que je donne ma confiance aux patriotes et que je chasse les contre-révolutionnaires. Il est vrai que l'Assemblée nationale a rendu des décrets utiles ou même nécessaires, et que j'ai refusé de les sanctionner; mais j'en avais le droit: il est sacré, car je le tiens de la Constitution. Il est vrai, enfin, que la contre-révolution se fait, que le despotisme va remettre entre mes mains son sceptre de fer; que je vous punirai d'avoir eu l'insolence de vouloir être libres; mais j'ai fait tout ce que la Constitution me prescrit; il n'est émané de moi aucun acte que la Constitution condamne; il n'est donc pas permis de douter de ma fidélité pour elle, de mon zèle pour sa défense. (On applaudit à plusieurs reprises.)
«Si, dis-je, il était possible que, dans les calamités d'une guerre funeste, dans un bouleversement contre-révolutionnaire, le roi des Français leur tînt ce langage dérisoire; s'il était possible qu'il leur parlât jamais de son amour pour la Constitution avec une ironie aussi insultante, ne seraient-ils pas en droit de lui répondre:
«—O roi qui sans doute avez cru, avec le tyran Lysandre, que la vérité ne valait pas mieux que le mensonge, et qu'il fallait amuser les hommes par des serments, ainsi qu'on amuse les enfants avec des osselets; qui n'avez feint d'aimer les lois que pour parvenir à la puissance qui vous servirait à les braver; la Constitution, que pour qu'elle ne vous précipitât pas du trône, où vous aviez besoin de rester pour la détruire; la nation, que pour assurer le succès de vos perfidies en lui inspirant de la confiance: pensez-vous nous abuser aujourd'hui avec d'hypocrites protestations, nous donner le change sur la cause de nos malheurs, par l'artifice de vos excuses et l'audace de vos sophismes?
«Etait-ce nous défendre que d'opposer aux soldats étrangers des forces dont l'infériorité ne laissait pas même d'incertitude sur leur défaite? Etait-ce nous défendre que d'écarter les projets tendant à fortifier l'intérieur du royaume, ou de faire des préparatifs de résistance pour l'époque où nous serions déjà devenus la proie des tyrans? Etait-ce nous défendre que de choisir des généraux qui attaquaient eux-mêmes la Constitution, ou d'enchaîner le courage de ceux qui la servaient? Etait- ce nous défendre que de paralyser sans cesse le gouvernement par la désorganisation continuelle du ministère? La Constitution vous laissa-t- elle le choix des ministres pour notre bonheur ou notre ruine? Vous fit- elle chef de l'armée pour notre gloire ou notre honte? Vous donna-t-elle enfin le droit de sanction, une liste civile et tant de grandes prérogatives pour perdre constitutionnellement la Constitution et l'Empire? Non, non, homme que la générosité des Français n'a pu émouvoir, homme que le seul amour du despotisme a pu rendre sensible, vous n'avez pas rempli le voeu de la Constitution; elle est peut-être renversée: mais vous ne recueillerez point le fruit de votre parjure: vous ne vous êtes point opposé par un acte formel aux victoires qui se remportaient en votre nom sur la liberté; mais vous ne recueillerez point le fruit de ces indignes triomphes: vous n'êtes plus rien pour cette Constitution que vous avez si indignement violée, pour ce peuple que vous avez si lâchement trahi. (Les applaudissements recommencent avec plus de force dans la très grande majorité de l'Assemblée.)»