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Les grands orateurs de la Révolution: Mirabeau, Vergniaud, Danton, Robespierre

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V.—DANTON A LA TRIBUNE

Il est évident que, chez Danton comme chez Mirabeau, l'action joue le premier rôle. Danton improvise: Danton cherche à produire un grand effet de terreur ou d'enthousiasme, à mettre ceux-là hors d'eux-mêmes pour une activité immédiate et fiévreuse, à stupéfier ceux-ci pour l'obéissance ou l'inertie. Oui, son éloquence est faite de raison et d'imagination: mais c'est aussi, selon le mot classique, le corps qui parle au corps. Danton à la tribune dégage de sa personne une influence toute physique qui va surexciter ou engourdir les volontés.—Comment cette fascination s'exerçait-elle? Les contemporains ont plutôt constaté les effets de Danton qu'ils en ont décrit les moyens. Ils disent que ses formes athlétiques effrayaient, que sa figure devenait féroce à la tribune. La voix aussi était terrible. «Il le savait, dit Garat, et il en était bien aise, pour faire plus de peur en faisant moins de mal.» Cette voix de Stentor, dit Levasseur, retentissait au milieu de l'Assemblée, comme le canon d'alarme qui appelle les soldats sur la brèche. Je suis porté à croire que son geste était sobre et large. Mais les contemporains sont muets à cet égard. On sait seulement qu'il se campait fièrement, la tête renversée en arrière. La mimique de son visage était parlante et il savait ainsi rendre éloquent même son silence, comme le jour où Lasource osa l'accuser de conspiration royaliste avec Dumouriez: «Immobile sur son banc, il relevait sa lèvre avec une expression de mépris qui lui était propre et qui inspirait une sorte d'effroi; son regard annonçait en même temps la colère et le dédain; son attitude contrastait avec les mouvements de son visage, et l'on voyait, dans ce mélange bizarre de calme et d'agitation, qu'il n'interrompait pas son adversaire parce qu'il lui serait facile de lui répondre, et qu'il était certain de l'écraser.» [Note: Mémoires de Levasseur, t. I, p. 138. Ces mémoires ont été rédigés par Achille Roche, mais sur des notes fournies par Levasseur lui-même. Le fond en est donc authentique, et, dans le passage que nous citons, il semble qu'il y ait l'accent d'un homme qui a vu.]

Cette apparence de force physique, qui était une partie de son éloquence, lui venait de sa toute première éducation qui fut, pour ainsi dire, confiée à la nature selon le goût du temps et les préceptes de Jean-Jacques Rousseau. Nourri par une vache, il prit ses premiers ébats au milieu des animaux dans les champs. C'est ainsi qu'un double accident le défigura pour la vie: un taureau lui enleva, d'un coup de corne, la lèvre supérieure. Il s'exposa de nouveau avec insouciance: un second coup de corne lui écrasa le nez. Plus tard, la petite vérole le marqua profondément. De là vient sa laideur si visible, mais que faisaient oublier les yeux pleins de feu, un grand air d'intelligence et de bonté. Merlin (de Thionville), qui l'aimait, disait qu'il avait l'air d'un dogue, et Thibaudeau, qui ne l'aimait pas, lui trouvait, au repos, une figure calme et riante.

Voilà ce que nous apprennent les portraits de Danton que les contemporains ont écrits: ceux qu'ils ont dessinés ou peints sont plus instructifs.

[Illustration: DANTON]

Il y a d'abord le dessin de Bonneville, que la gravure a popularisé. C'est le Danton classique, tête énergique, attitude oratoire, visage grêlé, avec une trace assez vague du double accident d'enfance. La poitrine découverte, à la mode des portraitistes du temps, laisse voir le célèbre «cou de taureau». Les cheveux sont soigneusement relevés en rouleaux à la hauteur des oreilles.—On a remarqué une ressemblance frappante entre ce portrait et un dessin à la plume de David, reproduit dans l'oeuvre du maître, publiée par son petit-fils. Même pose, même expression, avec un peu plus de douceur pourtant et d'urbanité, même atténuation des traces de l'accident d'enfance.

David avait fait aussi un portrait à l'huile que les Prussiens volèrent, dit-on, en 1815 à Arcis. Il en existe, dans la galerie de la famille de Saint-Albin, une copie que Michelet a vue et décrite avec poésie, sans paraître savoir que c'était une copie. «J'ai sous les yeux, dit-il, un portrait de cette personnification terrible, trop cruellement fidèle, de notre Révolution, un portrait qu'esquissa David, puis il le laissa, effrayé, découragé, se sentant peu capable encore de peindre un pareil objet. Un élève consciencieux reprit l'oeuvre, et simplement, lentement, servilement même, il peignit chaque détail, cheveu par cheveu, poil à poil, creusant une à une les marques de la petite vérole, les crevasses, montagnes et vallées de ce visage bouleversé…. C'est le Pluton de l'éloquence…. C'est un Oedipe dévoué, qui, possédé de son énigme, porte en soi, pour en être dévoré, ce terrible sphinx.» Sans avoir vu ce portrait, il faut protester contre cette belle page lyrique. Danton était un génie simple et clair, tout bon sens et tout coeur, nullement complexe ou mystérieux, absolument autre que ne l'a montré le grand écrivain.

Il y a aussi au musée de Lille un croquis de David où on voit Danton de profil. C'est le Danton un peu fatigué et alourdi de 1794. L'artiste, tout en restant vrai, a cédé à quelques préoccupations caricaturales, ou, si l'on aime mieux, interprétatives. La commissure des lèvres est fortement relevée, le nez grossi, le sourcil touffu et proéminent; dans les autres portraits, l'oeil est petit, ici, il n'y a plus d'oeil du tout.—Ce croquis est frappant, génial, comme tout ce que la réalité a inspiré à David: il est certain qu'il a saisi, à la Convention, une attitude caractéristique de l'orateur écoutant et bougonnant à part lui. [Note: Détail curieux, le démagogue échevelé portait encore un catogan, en 1794.]

Nous avons vu aussi une photographie d'un croquis de Danton sur la charrette, fait au vol par David, qui avait déjà saisi de même Marie- Antoinette. Mais ne croyez pas que la passion ait guidé ici le crayon de l'ami de Robespierre. Non, si le politique, en David, fut défaillant et incohérent, le peintre resta le plus souvent respectueux de son art. C'est en artiste qu'il vit et représenta la silhouette de Danton courant à l'échafaud, la bouche béante et l'oeil vague. [Note: L'original a fait partie de la collection du peintre Chenavard. Je ne sais où il se trouve aujourd'hui.]

Voulez-vous maintenant voir le vaincu de germinal dans un des entr'actes du merveilleux drame oratoire qu'il joua au Tribunal révolutionnaire? Voici un croquis étonnant, [Note: Collection de M. Clémenceau.] furtivement surpris et comme dérobé par Vivant-Denon, le peintre favori de Robespierre, qui, dit-on, assis à bonne place au tribunal, trompa l'absolue interdiction de portraiturer les accusés, en crayonnant à la hâte au fond de son chapeau. Là, Danton écoute, écrasé, écroulé sur lui- même, le visage plissé et subitement vieilli, les yeux noyés dans les rides, l'air hébété d'un homme assommé par la calomnie ou d'un forçat déformé par le bagne, ou encore d'un dévot abêti par la grâce et échoué au banc d'oeuvre. [Note: Ce dessin ne se trouve pas dans l'Oeuvre de Vivant-Denon par la Fizelière (2 vol. in-4, 1872-1873), et c'est pourtant là une des productions les plus originales de l'artiste qui, étrange destinée! fut l'ami intime de Mme de Pompadour, de Robespierre et de Napoléon.]

Les yeux pleins de ce dessin horriblement réaliste, regardez une photographie du portrait de Danton attribué à Greuze, qu'un amateur de Nancy exposa au Trocadéro en 1878. Quel contraste! L'écouteur engourdi de Vivant-Denon est un fier et doux adolescent amoureux et gracieux comme un héros de Racine, mais sans fadeur et sans préciosité. Danton a là vingt ans, un duvet de jeunesse, un air de joie confiante et de juvénile langueur. Mais est-ce bien Danton? Oui, voilà son cou puissant, et c'est ainsi qu'il portait la tête. Mais où sont ses cicatrices, son nez épaté, ses sourcils en broussailles? J'aimerais une preuve, une présomption, autre que le dire de l'amateur qui possède ce joli portrait.

Le portrait le plus authentique, celui que la famille jugeait le plus ressemblant, c'est la peinture anonyme que le docteur Robinet a léguée au musée de la ville de Paris et dont nous donnons une reproduction.

J'ai donné, je crois, les principaux traits physiques et moraux de l'éloquence de Danton. Il eût peut-être été, lui qui ne joua jamais au littérateur, une des plus hautes gloires littéraires de la France, s'il eût vécu, s'il eût triomphé, si les circonstances eussent permis de recueillir intégralement les monuments de sa parole.

ROBESPIERRE

I.—ROBESPIERRE A LA CONSTITUANTE

Quelque opinion que l'on ait sur l'éloquence et sur la politique de Robespierre, une remarque s'impose d'abord: c'est que son caractère ne fut pas sympathique à ses contemporains. Il eut des séides, et pas un ami, comme l'a dit très bien Louis Blanc. Il manquait, dit-on, de cordialité, éloignait toute confiance familière et, quand il descendait de la tribune, vainqueur ou vaincu, aucune main empressée ne se tendait vers la sienne: une atmosphère glaciale l'entourait et faisait le vide autour de lui. Sauf au club des Jacobins, si son éloquence touchait les esprits et ne laissait pas les coeurs insensibles, sa personne ne bénéficiait jamais des mouvements généreux que provoquaient ses discours. Cet ami de l'humanité semblait nourrir contre les hommes une sombre et mystérieuse rancune, et on se demandait, on se demande encore d'où lui venait cette misanthropie cachée sous ses paroles les plus nobles et les plus confiantes. C'est là le trait le plus frappant de son éloquence; c'est le premier point qu'il nous faut élucider.

Etait-ce, comme l'a dit Michelet, la misère qui lui donnait de l'amertume? Mais Robespierre touchait, comme les autres députés, dix- huit livres par jour. Ces appointements, aujourd'hui modestes, constituaient, en 1789, une aisance très large: c'était une fortune pour un homme de goûts simples. Oui, Robespierre était riche comparativement à Brissot, à Camille Desmoulins, à Loustallot et à tant d'autres qui, en 1789, ne gagnaient peut-être pas, avec leur succès d'écrivains, la moitié de l'indemnité d'un député. La légende de l'habit noir emprunté par l'avocat d'Arras pour un deuil officiel ne repose, que nous sachions, sur aucun témoignage sérieux. Comme tant d'autres à cette époque, Robespierre n'avait pas de fortune personnelle; mais sa profession (chose rare en ce temps-là) lui donnait amplement de quoi vivre.

On l'a représenté orphelin dès son enfance, déjà chef de famille, préoccupé et inquiet de sa vie avant l'âge: de là, dit-on, ce pli de gravité et ce visage sombre. Sans doute, il perdit sa mère à sept ans et son père à neuf ans. Mais il fut recueilli et élevé, avec son frère, chez ses aïeux maternels. Les soins de la famille ne lui manquèrent donc pas. On le mit au collège d'Arras et il n'y fut pas l'écolier taciturne qu'on veut trouver dans le futur héros de la Terreur: ses biographes nous l'y montrent bon élève, insouciant et gai comme les autres enfants, jouant volontiers à la chapelle, élevant des oiseaux, se plaisant aux récréations de son âge. Bientôt l'évêque d'Arras obtint pour ce bon sujet une des bourses dont l'abbé de Saint-Waast disposait au collège Louis-le-Grand. C'est ici que s'assombrit, dans quelques écrits, la légende de l'orphelin. Pauvre boursier raillé, exploité, victime, comment pouvait-il éviter la misanthropie?

On oublie que jamais les boursiers des grands collèges officiels ne furent traités autrement que leurs camarades. Camille Desmoulins était lui aussi, en même temps, boursier à Louis-le-Grand, et il resta optimiste et souriant jusqu'à l'échafaud. Sans doute Robespierre perdit alors son correspondant vénéré, l'abbé de Laroche, et sa jeune soeur Henriette. Mais ces deuils l'affectèrent sans modifier son caractère: il resta, la douleur passée, un enfant comme les autres. Déjà il a le bonheur de sentir se former ses opinions: «Un de ses professeurs de rhétorique, dit M. Hamel, le doux et savant Hérivaux, dont il était particulièrement apprécié et chéri, ne contribua pas peu à développer en lui les idées républicaines. Epris des actes et de l'éloquence d'Athènes, enthousiasmé des hauts faits de Rome, admirateur des moeurs austères de Sparte, le brave homme s'était fait l'apôtre d'un gouvernement idéal et, en expliquant à ses jeunes auditeurs les meilleurs passages des plus purs auteurs de l'antiquité, il essayait de leur souffler le feu de ses ardentes convictions. Robespierre, dont les compositions respiraient toujours une sorte de morale stoïcienne et d'enthousiasme sacré de la liberté, avait été surnommé par lui le Romain.» [1] Il était donc aimé, estimé de ses maîtres. Quand Louis XVI vint visiter le collège, c'est lui qui fut chargé de le haranguer, et le principal corrigea avec indulgence le discours du Romain où les remontrances politiques se mêlaient aux louanges obligées. Il faut n'avoir pas vécu dans cette république en miniature qu'on appelle un collège pour s'imaginer qu'un fort, comme l'était Robespierre, qu'un héros des concours scolaires, ait pu y jouer, de près ou de loin, le rôle d'un souffre-douleur.

[Note: Histoire de Robespierre, d'après des papiers de famille et des documents entièrement inédits, 1863-1867, 3 vol. in-8, t. I, p. 17.]

Ses études finies, connut-il de précoces épreuves capables de le porter au noir? Après avoir obtenu pour son frère Augustin la survivance de sa bourse, il fit son droit sous le patronage du collège Louis-le-Grand, qui lui accorda une gratification pécuniaire avec un certificat élogieux. Alors âgé de vingt ans, en 1778, il eut avec Jean-Jacques Rousseau une entrevue qui décida peut-être de sa vocation et de sa destinée. Reçu avocat, il retourne à Arras, y plaide, s'y fait connaître, est nommé juge au tribunal civil et criminel de l'évêque d'Arras, résigne ses fonctions pour ne pas avoir de condamnations capitales à prononcer et éprouve toutes les joies de la popularité. Il rédige, en 1789, à la nouvelle de la convocation des Etats généraux, une adresse très hardie sur la nécessité de réformer les Etats d'Artois, et, mis en lumière par cette publication, il est nommé à trente et un ans, député du Tiers de la gouvernance d'Arras aux Etats généraux.

Est-ce là, je le demande, une jeunesse malheureuse, une carrière manquée? Admettons que Robespierre, avocat à Arras, fût déjà grave: était-il, comme on le veut, triste et amer? Membre de la joyeuse académie des Rosati, il rimait, en rieuse compagnie; d'aimables bouquets à Chloris, de petits vers galants, se montrant gai et frivole quand il le fallait, ne laissant rien paraître d'un être à part, d'un Timon. Ce n'est ni dans la retraite ni au milieu des disgrâces du sort ou des hommes que l'orateur de la Convention se prépara à ses tragiques destinées: son enfance et sa jeunesse ressemblèrent à celles des plus favorisés d'entre ses contemporains. Dans les rangs du Tiers état d'avant la Révolution, il était, à tout prendre, un des heureux.

Ce n'est donc pas dans sa condition antérieure qu'il faut chercher la cause de sa visible amertume et de cette noire rancune dont il semblait rongé; il n'apportait aux Etats généraux aucun grief personnel contre la société et contre les hommes. Mais il fut peut-être blessé des sourires railleurs avec lesquels, dit-on, on accueillit sa première apparition à la tribune, d'autant que les moqueries s'adressèrent moins à ses opinions politiques qu'à sa personne. Son habit olive, sa raideur, sa gaucherie provinciale furent, à première vue, ridicules. Le style travaillé et suranné des discours qu'il lisait à la tribune mit en gaîté les assistants. Les députés de la noblesse d'Artois, Beaumez et les autres, commencèrent contre lui une petite guerre de quolibets, de sourires, de haussements d'épaules qui piquèrent et firent saigner son amour-propre, si on en croit une tradition orale rapportée surtout par Michelet. L'homme politique eût peut-être dédaigné ces sarcasmes; mais le lettré en demeura profondément ulcéré, outragé dans sa dignité.

C'est que, sauf l'abbé Maury, personne à la Constituante ne fut plus jaloux que lui de sa renommée d'homme de lettres. Académicien de province, il était habitué à faire applaudir son talent d'écrivain et d'orateur, et à ses couronnes d'élève du lycée de Louis-le-Grand il avait ajouté, à la mode du temps, des lauriers cueillis à différents concours. L'année 1783 avait été une date mémorable dans sa vie: en même temps que l'académie d'Arras l'admettait dans son sein, l'académie de Metz le couronnait pour un mémoire sur la réversibilité du crime, où se trouvent déjà quelques-unes des formules qu'il répétera volontiers à la Convention. En 1785, il n'obtint de l'académie d'Amiens qu'un accessit pour un éloge de Gresset. Ce demi-succès le porta à réserver ses oeuvres à l'académie d'Arras, dont il devint l'orateur habituel et préféré, bientôt le président. A cette tribune pacifique, il exerça et fixa ses aptitudes à l'éloquence d'apparat, débitant de longues dissertations d'un style facile, un peu mou, un peu fleuri, pâle reflet de Rousseau, d'une composition sage, bien ordonnée, très classique, presque scolaire, toujours sur des sujets de droit naturel et de morale. Il prit là son habitude de généraliser, de disserter en dehors du temps présent et de glorifier en beau style les principes innés. Bien écrire et bien dire, ce fut sa peine et son souci quotidien. Sa correspondance n'est pas moins travaillée que ses mémoires académiques: il badine dans l'intimité avec un art laborieux, avec un apprêt qui va jusqu'au pédantisme. Remerciant une demoiselle d'un envoi de serins, il lui dit avec effort: «Ils sont très jolis; nous nous attendions qu'étant élevés par vous, ils seraient encore plus doux et les plus sociables de tous les serins. Quelle fut notre surprise, lorsqu'en approchant de leur cage, nous les vîmes se précipiter contre les barreaux avec une impétuosité qui faisait craindre pour leurs jours! Et voilà le manège qu'ils recommencent toutes les fois qu'ils aperçoivent la main qui les nourrit. Quel plan d'éducation avez-vous donc adopté pour eux, et d'où leur vient ce caractère sauvage? Est-ce que la colombe, que les Grâces élèvent pour le char de Vénus, montre ce naturel farouche? Un visage comme le vôtre n'a- t-il pas dû familiariser aisément vos serins avec les figures humaines? Ou bien serait-ce qu'après l'avoir vu ils ne pourraient plus en supporter d'autres?» Il semble, même dans ses lettres familières, concourir pour un prix de littérature.

On comprend maintenant quelle fut la déception du bel esprit d'Arras quand son beau style, si apprécié dans sa province, lui valut, aux Etats généraux, un succès de ridicule. Les journaux firent chorus avec les députés, et, dès qu'on eut constaté cette susceptibilité aiguë et cet amour-propre maladif de lauréat, ce fut une cible à laquelle chacun visa. La pire malignité fut de défigurer son nom dans les comptes rendus. On l'appelait Robetspierre ou Robert-Pierre, ou, par une cruauté plus raffinée, on le désignait par M… ou simplement par: Un membre, ou: Un député des communes, et on lui ôtait jusqu'à la consolation de faire lire sa prose dans l'Artois. D'ordinaire, on résumait ses opinions en quelques lignes. Parfois même on ne soufflait mot de son discours, et quand l'infortuné se cherchait le lendemain dans la feuille de Barère ou dans celle de Le Hodey, il y trouvait tous les discours de la séance, sauf le sien. Les rancunes littéraires sont vivaces: la sienne fut inexorable et éternelle. Il ne rit plus, il fixa sur sa figure un masque sombre et, ne pouvant se faire prendre au sérieux, il se fit prendre au tragique. Par l'effroi qu'il inspira, il devait regagner, à Paris, la faveur et les applaudissements goûtés jadis à Arras. Lui dont on avait ri sans pitié, il vint un moment où on n'osa plus ne pas l'applaudir….

Voilà, selon nous, l'explication de l'amertume farouche que fit paraître Robespierre. C'est ainsi qu'en lui les humiliations du lettré firent tort à l'orateur et à l'homme d'État. Il lui manqua ce don de cordialité, qui donnait du charme à Mirabeau, à Cazalès et à Danton. Accueilli par les sifflets, il garda une attitude défiante et soupçonneuse, même au milieu de ses plus grands succès de tribune.

Mais est-ce là tout Robespierre? Sa politique et son éloquence ne furent-elles que la revanche d'un amour-propre littéraire grièvement blessé? Cet homme remarquable eut assurément d'autres visées, un autre génie. La manière d'être que nous venons d'expliquer ne fut qu'un aspect de sa personnalité, qu'une apparence: il fallait néanmoins s'y arrêter, puisqu'un orateur n'est en général que ce qu'il paraît être, puisque même un rictus involontaire, même un tic de sa physionomie font partie de son éloquence et qu'à la tribune l'homme intérieur n'est connu et jugé que d'après l'homme extérieur.

Était-il vraiment ridicule à ses débuts? Les journaux donnent peu de détails sur son compte à cette époque, et les auteurs de mémoires, qui pour la plupart écrivirent après avoir subi la terreur qu'il inspira, se vengent trop visiblement de leur peur en défigurant leurs premières impressions. Malgré eux, ils le représentent, dès juin et juillet 1789, comme un monstre à figure de coquin. «J'ai causé deux fois avec Robespierre, dit Etienne Dumont; il avait un aspect sinistre; il ne regardait point en face; il avait dans les yeux un clignotement continuel et pénible.» Nous chercherions vainement, chez les contemporains, un souvenir juste et vrai de Robespierre débutant. Ce qui est certain, c'est qu'il dut s'imposer et devint l'orateur qu'il fut au milieu des difficultés les plus décourageantes. Excellente école: il s'y débarrassa de son air et de son style d'Arras; à force de raturer et de limer, il rencontra l'expression juste et frappante. Les quolibets de ses ennemis l'empêchèrent de se contenter trop aisément. Lui qui, d'abord, de son propre aveu, «avait une timidité d'enfant, tremblait toujours en s'approchant de la tribune et ne se sentait plus au moment où il commençait à parler», il s'enhardit bientôt, se fit une manière personnelle, dont il était maître aux derniers mois de l'Assemblée constituante. Ses collègues procédaient de Montesquieu; chez lui, le fond et la forme sont inspirés de Rousseau. Il parle déjà, à la tribune de la Constituante, la langue de la Convention et il exprime en 1790 les idées de 1793.

Qui ne connaît sa politique? Dans la Constituante, il renonça à toute influence présente ou prochaine. Il se fit «l'homme des principes», l'homme de l'avenir. Il comprit, presque seul, que la Révolution ne faisait que commencer, qu'elle userait et rejetterait ses premiers instruments. Son souci fut de se réserver, intact et fort, pour les luttes terribles auxquelles on ne faisait que préluder. Dès l'origine il rompt avec les constitutionnels et les triumvirs. «Son rôle, dit très justement Michelet, fut dès lors simple et fort. Il devint le grand obstacle de ceux qu'il avait quittés. Hommes d'affaires et de parti, à chaque transaction qu'ils essayaient entre les principes et les intérêts, entre le droit et les circonstances, ils rencontrèrent une borne que leur posait Robespierre, le droit abstrait, absolu. Contre leurs solutions bâtardes, anglo-françaises, soi-disant constitutionnelles, il présentait des théories, non spécialement françaises, mais générales, universelles, d'après le Contrat social, l'idéal législatif de Rousseau et de Mably.

«Ils intriguaient, s'agitaient, et lui, immuable. Ils se mêlaient à tout, pratiquaient, négociaient, se compromettaient de toute manière; lui, il professait seulement. Ils semblaient des procureurs; lui, un philosophe, un prêtre du droit. Il ne pouvait manquer de les user à la longue.

«Témoin fidèle des principes et toujours protestant pour eux, il s'expliqua rarement sur l'application, ne s'aventura guère sur le terrain scabreux des voies et moyens. Il dit ce qu'on devait faire, rarement, très rarement, comment on pouvait le faire.»

* * * * *

En effet, quand on passe des discours de Mirabeau et de Barnave à ceux de Robespierre, on est transporté dans un monde tout différent, monde idéal où les difficultés et les contradictions de la vie réelle n'ont pas d'écho. Ce n'est pas Robespierre qui se moquerait, comme ces deux orateurs, de la théorie et la métaphysique. Il ne voit, ne glorifie qu'une chose: le droit pur. Le premier avant 89, dans ses écrits, il emploie usuellement les mots d'égalité, de liberté et surtout de fraternité. Il ne suppose pas un instant qu'on puisse transiger avec les exigences de la morale: obéir à la morale, c'est pour lui toute la politique. «Comment l'intérêt social, dit-il, à propos de l'éligibilité des juifs, pourrait-il être fondé sur la violation des principes éternels de la justice et de la raison, qui sont les bases de toute société?» Il se pose comme l'Alceste de l'Assemblée, irrité du sarcasme des Philintes politiques, mais se roidissant et allant néanmoins son chemin, sans se gêner pour rompre en visière avec les compromis et les défaillances. Sa rhétorique, c'est d'être honnête envers et contre tous et, s'il l'est avec pédantisme, est-ce une raison pour suspecter sa sincérité? Oui, la plupart riaient; mais Mirabeau ne s'y trompait pas et répétait: «Il ira loin: il croit tout ce qu'il dit.» Voyez de quel ton vraiment indigné il apostrophe, en juin 1789, la députation envoyée par le clergé aux communes pour leur demander de délibérer sur la rareté des grains et leur faire consacrer, par cette délibération isolée, la séparation des ordres:

«Allez, et dites à vos collègues que, s'ils ont tant d'impatience à soulager le peuple, ils viennent se joindre dans cette salle aux amis du peuple; dites-leur de ne plus retarder nos opérations par des délais affectés; dites-leur de ne plus employer de petits moyens pour nous faire abandonner les résolutions que nous avons prises, ou plutôt, ministres de la religion, dignes imitateurs de votre maître, renoncez à ce luxe qui vous entoure, à cet éclat qui blesse l'indigence; reprenez la modestie de votre origine; renvoyez ces laquais orgueilleux qui vous escortent; vendez ces équipages superbes et convertissez ce vil superflu en aliments pour les pauvres.»

Mais il se sent encore ridicule, et ce n'est que le 20 octobre qu'il se fait enfin écouter à propos de la loi martiale.

Bientôt les rieurs commencent à se taire, et le 16 janvier 1790 il peut défendre, sans être interrompu, le peuple de Toulon, qui avait incarcéré illégalement des fonctionnaires hostiles à la Révolution.

Dès lors, il est en possession de sa méthode oratoire et d'un genre d'argumentation dont il ne sortira pas pendant toute la durée de la Constituante. Quelle que soit la réforme que proposent ses collègues de la gauche, il la combat comme trop modérée, comme trop peu favorable au peuple. Quels que soient les excès et les sévices commis par la multitude, il les excuse et les présente comme de faibles taches à un beau tableau. Que parle-t-on de la violence populaire? Le peuple montre plutôt une patience inconcevable; après tant de siècles de servitude et de tortures, il se contente, au jour de sa victoire, de brûler quelques châteaux et de pendre quelques aristocrates. Y a-t-il là matière à tant s'indigner? «Qu'on ne vienne donc pas, dit-il le 22 février 1790, calomnier le peuple! J'appelle le témoignage de la France entière; je laisse ses ennemis exagérer les voies de fait, s'écrier que la Révolution a été signalée par des barbaries. Moi, j'atteste tous les bons citoyens, tous les amis de la raison, que jamais révolution n'a coûté si peu de sang et de cruautés. Vous avez vu un peuple immense, maître de sa destinée, rentrer dans l'ordre au milieu de tous les pouvoirs abattus, de ces pouvoirs qui l'ont opprimé pendant tant de siècles. Sa douceur, sa modération inaltérables ont seules déconcerté les manoeuvres de ses ennemis; et on l'accuse devant ses représentants!» Tel est le thème que Robespierre ne cesse de développer à la tribune, affectant de planer plus haut que les accidents et les crimes isolés, jugeant l'ensemble de la Révolution alors que ses contemporains n'en regardaient que le détail. Cette placidité étonnait et scandalisait les Constituants, mais elle commençait déjà à plaire aux tribunes et à la rue. Aux Jacobins, Robespierre fait de rapides progrès. Assidu aux séances, parleur infatigable, il s'impose à la célèbre société, s'en fait aimer, s'y dédommage des premières rebuffades de ses collègues. Bientôt les Jacobins ont la primeur des discours destinés à la Constituante et, en 1791, ils sont déjà séduits, conquis, sous le charme et presque sous le joug. Robespierre peut se croire encore à la tribune et devant l'auditoire de l'Académie d'Arras. Il triomphe et jouit d'unanimes et constants applaudissements qui ne s'adressent pas moins au lettré qu'au politique.

Cependant, depuis le jour où il a fait taire les rieurs, il n'a cessé de parler à l'Assemblée. Il a dit son mot dans toutes les discussions à l'ordre du jour. Éligibilité des comédiens et des juifs, égalité politique (marc d'argent), établissement des jurés en toute matière, permanence des districts, droit de paix et de guerre, tribunal de cassation, constitution civile du clergé, réunion d'Avignon, affaire de Nancy, résistance des parlements, organisation du jury, droit de tester, extension de la garde nationale, droit de pétition, droits politiques des hommes de couleur, réélection des Constituants, abolition de la peine de mort, licenciement des officiers de l'armée, liberté de la presse, inviolabilité royale, établissement des conventions nationales, revision de la Constitution, il parle longuement sur toutes ces questions si variées, sans qu'on puisse l'accuser, comme l'abbé Maury, de déclamation: car son but est moins de traiter à fond ces sujets que de montrer dans quels rapports ils sont avec les principes de la morale. Il excelle à dégager le côté théorique des questions, à élever le débat.

Il aime aussi, nous l'avons dit, à prendre la défense du peuple, à justifier ses erreurs, à confondre ses détracteurs. Il a mis toutes ses qualités et tous ses défauts dans ses opinions sur les troubles des provinces, sur l'adjonction des simples soldats aux conseils de guerre, sur l'admission des indigents aux fonctions politiques. Il veut être, à la Constituante, l'avocat des pauvres et des humbles. Quoi d'étonnant que sa popularité devienne formidable et que sa toute-puissance aux Jacobins finisse par lui donner de l'autorité, même à l'Assemblée constituante?

Cette autorité devint telle qu'il décida l'Assemblée à voter sa propre mort. C'est en effet sur sa proposition que fut porté le décret relatif à la non-rééligibilité des Constituants, et voici la péroraison du discours par lequel il défendit sa motion le 16 mai 1791:

«Il est un moment où la lassitude affaiblit nécessairement les ressorts de l'âme et de la pensée; et lorsque ce moment est arrivé, il y aurait au moins de l'imprudence pour tout le monde à se charger encore pour deux ans du fardeau des destinées d'une nation. Quand la nature même et la raison nous ordonnent le repos, pour l'intérêt public autant que pour le nôtre, l'ambition ni même le zèle n'ont point le droit de les contredire. Athlètes victorieux, mais fatigués, laissons la carrière à des successeurs frais et vigoureux, qui s'empresseront de marcher sur nos traces, sous les yeux de la nation attentive, et que nos regards seuls empêcheraient de trahir leur gloire et la patrie. Pour nous, hors de l'Assemblée législative, nous servirons mieux notre pays qu'en restant dans son sein. Répandus sur toutes les parties de cet empire, nous éclairerons ceux de nos concitoyens qui ont besoin de lumières; nous propagerons partout l'esprit public, l'amour de la paix, de l'ordre, des lois et de la liberté. (On applaudit à plusieurs reprises.)

«Oui voilà, dans ce moment, la manière la plus digne de nous, et la plus utile à nos concitoyens, de signaler notre zèle pour leurs intérêts. Rien n'élève les âmes des peuples, rien ne forme les moeurs publiques, comme les vertus des législateurs. Donnez à vos concitoyens ce grand exemple d'amour pour l'égalité, d'attachement exclusif au bonheur de la patrie; donnez-le à vos successeurs, à tous ceux qui sont destinés à influer sur le sort des nations; que les Français comparent le commencement de votre carrière avec la manière dont vous l'aurez terminée et qu'ils doutent quelle est celle de ces deux époques où vous vous serez montrés plus purs, plus grands, plus dignes de leur confiance.

«Je n'insisterai pas plus longtemps: il me semble que pour l'intérêt même de cette mesure, pour l'honneur des principes de l'Assemblée, cette motion ne doit pas être décrétée avec trop de lenteur. Je crois qu'elle est liée aux principes généraux de la rééligibilité des membres de la législature; mais je crois aussi qu'elle en est indépendante sous d'autres rapports; mais je crois que les raisons que j'ai présentées sont tellement décisives, que l'Assemblée peut décréter dès ce moment que les membres de l'Assemblée nationale actuelle ne pourront être réélus à la première législature. (L'Assemblée applaudit à plusieurs reprises.—La très grande majorité demande à aller aux voix.

Le 31 mai 1791, après la lecture de la lettre insidieuse de l'abbé
Raynal, ce n'est ni Barnave, ni Thouret, ni Le Chapelier, ni aucun des
chefs de la gauche qui répond au nom de l'Assemblée, c'est Robespierre.
Et il le fait avec infiniment de tact et de dignité:

«J'ignore, dit-il, quelle impression a faite sur vos esprits la lettre dont vous venez d'entendre la lecture; quant à moi, l'Assemblée ne m'a jamais paru autant au-dessus de ses ennemis qu'au moment où je l'ai vue écouter avec une tranquillité si expressive la censure la plus véhémente de sa conduite et de la révolution qu'elle a faite. (La partie gauche et les tribunes applaudissent à plusieurs reprises.) Je ne sais, mais cette lettre me paraît instructive dans un sens bien différent de celui où elle a été faite. En effet, une réflexion m'a frappé en entendant cette lecture. Cet homme célèbre, qui, à côté de tant d'opinions qui furent accusées jadis de pécher par un excès d'exagération, a cependant publié des vérités utiles à la liberté, cet homme, depuis le commencement de la Révolution, n'a point pris la plume pour éclairer ses concitoyens ni vous; et dans quel moment rompt-il le silence? dans un moment où les ennemis de la Révolution réunissent leurs efforts pour l'arrêter dans son cours. (Les applaudissements recommencent.) Je suis bien éloigné de vouloir diriger la sévérité, je ne dis pas de l'Assemblée, mais de l'opinion publique, sur un homme qui conserve un grand nom. Je trouve pour lui une excuse suffisante dans une circonstance qu'il vous a rappelée, je veux dire son grand âge. (On applaudit.)

«Je pardonne même, sinon à ceux qui auraient pu contribuer à sa démarche, du moins à ceux qui sont tentés d'y applaudir, parce que je suis persuadé qu'elle produira dans le public un effet tout contraire à celui qu'on en attend. Elle est donc bien favorable au peuple, dira-t- on, elle est donc bien funeste à la tyrannie, cette Constitution, puisqu'on emploie des moyens si extraordinaires pour la décrier, puisque, pour y réussir, on se sert d'un homme qui, jusqu'à ce moment, n'était connu dans l'Europe que par son amour passionné pour la liberté, et qui était jadis accusé de licence par ceux qui le prennent aujourd'hui pour leur apôtre et pour leur héros (Nouveaux applaudissements), et que sous son nom, on produit les opinions les plus contraires aux siennes, les absurdités mêmes que l'on trouve dans la bouche des ennemis les plus déclarés de la Révolution; non plus simplement ces reproches imbéciles prodigués contre ce que l'Assemblée nationale a fait pour la liberté, mais contre la liberté elle-même? Car n'est-ce pas attaquer la liberté que de dénoncer à l'univers, comme les crimes des Français, ce trouble, ce tiraillement qui est une crise si naturelle de la liberté que, sans cette crise, le despotisme et la servitude seraient incurables?

«Nous ne nous livrerons point aux alarmes dont on veut nous environner. C'est en ce moment où, par une démarche extraordinaire, on vous annonce clairement quelles sont les intentions manifestes, quel est l'acharnement des ennemis de l'Assemblée et de la Révolution; c'est en ce moment que je ne crains point de renouveler en votre nom le serment de suivre toujours les principes sacrés qui ont été la base de votre Constitution, de ne jamais nous écarter de ces principes par une voie oblique et tendant indirectement au despotisme, ce qui serait le seul moyen de ne laisser à nos successeurs et à la nation que troubles et anarchie. Je ne veux point m'occuper davantage de la lettre de M. l'abbé Raynal; l'Assemblée s'est honorée en en entendant la lecture. Je demande qu'on passe à l'ordre du jour. (M. Robespierre descend de la tribune au milieu des applaudissements de la partie gauche et de toutes les tribunes.

Ce beau discours déjoua les intrigues des monarchiens, et Malouet lui- même, dans ses Mémoires, reconnaît que Robespierre fut éloquent ce jour- là. Remarquons aussi qu'il improvisa, lui qui était habitué à écrire ses opinions: son talent n'avait pas moins grandi que son autorité politique.

Après le départ du roi, cette autorité s'accrut encore. Tous les yeux se tournèrent vers celui qui n'avait cessé de flétrir les transactions hypocrites et qui n'avait jamais cru à la sincérité de Louis XVI. Le soir même du 21 juin, il prononça aux Jacobins un long discours, qui malheureusement n'a pas été recueilli en entier, mais dont nous avons quelques phrases intéressantes, ainsi conçues: «Peut-être, en vous parlant avec cette franchise, vais-je attirer sur moi les haines de tous les partis. Ils sentiront bien que jamais ils ne viendront à bout de leurs desseins tant qu'il restera parmi eux un seul homme juste et courageux qui déjouera continuellement leurs projets et qui, méprisant la vie, ne redoute ni le fer ni le poison, et serait trop heureux si sa mort pouvait être utile à la liberté de sa patrie.» Alors, dit le procès-verbal de la séance, «le saint enthousiasme de la vertu s'est emparé de toute l'assemblée, et chaque membre a juré, au nom de la liberté, de défendre Robespierre au péril même de sa vie».

Camille Desmoulins, dans son journal, ajoute ces détails: «…Lorsque cet excellent citoyen, au milieu de son discours, parla de la certitude de payer de sa tête les vérités qu'il venait de dire, m'étant écrié: Nous mourrons tous avant toi! l'impression que son éloquence naturelle et la force de ses discours faisaient sur l'Assemblée était telle que plus de huit cents personnes se levèrent toutes à la fois, et, entraînées comme moi par un mouvement involontaire, firent un serment de se rallier autour de Robespierre et offrirent un tableau admirable par le feu de leurs paroles, l'action de leurs mains, de leurs chapeaux, de tout leur visage et par l'inattendu de cette inspiration soudaine.»

Mme Roland, qui était présente, dit que la scène fut «vraiment surprenante et pathétique».

Robespierre ne se prononça que tard pour la république; il suivit et encouragea presque les hésitations de l'opinion et des Jacobins, auxquels il disait, le 13 juillet 1791: «On m'a accusé d'être républicain; on m'a fait trop d'honneur: je ne le suis pas. Si l'on m'eût accusé d'être monarchiste, on m'eût déshonoré: je ne le suis pas non plus.»

Et, le 14, il prononça un éloquent discours contre l'inviolabilité royale, un des plus puissants que la Constituante ait entendus:

«…Le crime légalement impuni est en soi une monstruosité révoltante dans l'ordre social, ou plutôt il est le renversement absolu de l'ordre social. Si le crime est commis par le premier fonctionnaire public, par le magistrat suprême, je ne vois là que deux raisons de plus de sévir: la première, que le coupable était lié à la patrie par un devoir plus saint; la seconde, que comme il est armé d'un grand pouvoir, il est bien plus dangereux de ne pas réprimer ses attentats.

«Le roi est inviolable, dites-vous; il ne peut pas être puni: telle est la loi…. Vous vous calomniez vous-mêmes! Non, jamais vous n'avez décrété qu'il y eût un homme au-dessus des lois, un homme qui pourrait attenter impunément à la liberté, à l'existence de la nation, et insulter paisiblement, dans l'opulence et dans la gloire, au désespoir d'un peuple malheureux et dégradé! Non, vous ne l'avez pas fait: si vous aviez osé porter une pareille loi, le peuple français n'y aurait pas cru, ou un cri d'indignation universelle vous eût appris que le souverain reprenait ses droits! «Vous avez décrété l'inviolabilité; mais aussi, messieurs, avez-vous jamais eu quelque doute sur l'intention qui vous avait dicté ce décret? Avez-vous jamais pu vous dissimuler à vous-mêmes que l'inviolabilité du roi était intimement liée à la responsabilité des ministres; que vous aviez décrété l'une et l'autre parce que, dans le fait, vous aviez transféré du roi aux ministres l'exercice réel de la puissance exécutive, et que, les ministres étant les véritables coupables, c'était sur eux que devaient porter les prévarications que le pouvoir exécutif pourrait faire? De ce système il résulte que le roi ne peut commettre aucun mal en administration, puisqu'aucun acte du gouvernement ne peut émaner de lui, et que ceux qu'il pourrait faire sont nuls et sans effet; que, d'un autre côté, la loi conserve sa puissance contre lui. Mais, messieurs, s'agit-il d'un acte personnel à un individu revêtu du titre de roi? S'agit-il, par exemple, d'un assassinat commis par un individu? Cet acte est-il nul et sans effet, ou bien y a-t-il là un ministre qui signe et qui réponde?

«Mais, nous a-t-on dit, si le roi commettait un crime, il faudrait que la loi cherchât la main qui a fait mouvoir son bras…. Mais si le roi, en sa qualité d'homme, et ayant reçu de la nature la faculté du mouvement spontané, avait remué son bras sans agent étranger, quelle serait donc la personne responsable?

«Mais, a-t-on dit encore, si le roi poussait les choses à certain excès, on lui nommerait un régent…. Mais si on lui nommait un régent, il serait encore roi; il serait donc encore investi du privilège de l'inviolabilité. Que les Comités s'expliquent donc clairement, et qu'ils nous disent si, dans ce cas, le roi serait encore inviolable.

«Législateurs, répondez vous-mêmes sur vous-mêmes. Si un roi égorgeait votre fils sous vos yeux, s'il outrageait votre femme ou votre fille, lui diriez-vous: Sire, vous usez de votre droit, nous vous avons tout permis?… Permettriez-vous au citoyen de se venger! Alors vous substituez la violence particulière, la justice privée de chaque individu à la justice calme et salutaire de la loi; et vous appelez cela établir l'ordre public, et vous osez dire que l'inviolabilité absolue est le soutien, la base immuable de l'ordre social!

«Mais, messieurs, qu'est-ce que toutes ces hypothèses particulières, qu'est-ce que tous ces forfaits auprès de ceux qui menacent le salut et le bonheur du peuple! Si un roi appelait sur sa patrie toutes les horreurs de la guerre civile et étrangère; si, à la tête d'une armée de rebelles et d'étrangers, il venait ravager son propre pays, et ensevelir sous ses ruines la liberté et le bonheur du monde entier, serait-il inviolable?

«Le roi est inviolable! Mais, vous l'êtes aussi, vous! Mais avez-vous étendu cette inviolabilité jusqu'à la faculté de commettre le crime?

«Messieurs, une réflexion bien simple, si l'on ne s'obstinait à l'écarter, terminerait cette discussion. On ne peut envisager que deux hypothèses en prenant une résolution semblable à celle que je combats. Ou bien le roi, que je supposerais coupable envers une nation, conserverait encore toute l'énergie de l'autorité dont il était d'abord revêtu, ou bien les ressorts du gouvernement se relâcheraient dans ses mains. Dans le premier cas, le rétablir dans toute sa puissance, n'est- ce pas évidemment exposer la liberté publique à un danger perpétuel? Et à quoi voulez-vous qu'il emploie le pouvoir immense dont vous le revêtez, si ce n'est à faire triompher ses passions personnelles, si ce n'est à attaquer la liberté et les lois, à se venger de ceux qui auront constamment défendu contre lui la cause publique? Au contraire, les ressorts du gouvernement se relâchent-ils dans ses mains, alors les rênes du gouvernement flottent nécessairement entre les mains de quelques factieux qui le serviront, le trahiront, le caresseront, l'intimideront tour à tour, pour régner sous son nom.

«Messieurs, rien ne convient aux factieux et aux intrigants comme un gouvernement faible; c'est seulement sous ce point de vue qu'il faut envisager la question actuelle: qu'on me garantisse contre ce danger, qu'on garantisse la nation de ce gouvernement où pourraient dominer les factieux, et je souscris à tout ce que vos comités pourront vous proposer.

«Qu'on m'accuse, si l'on veut, de républicanisme: je déclare que j'abhorre toute espèce de gouvernement où les factieux règnent. Il ne suffît pas de secouer le joug d'un despote, si l'on doit retomber sous le joug d'un autre despotisme. L'Angleterre ne s'affranchit du joug de ses rois que pour retomber sous le joug plus avilissant encore d'un petit nombre de ses concitoyens. Je ne vois point parmi vous, je l'avoue, le génie puissant qui pourrait jouer le rôle de Cromwell: je ne vois non plus personne disposé à le souffrir. Mais je vois des coalitions plus actives et plus puissantes qu'il ne convient à un peuple libre; mais je vois des citoyens qui réunissent entre leurs mains les moyens trop variés et trop puissants d'influencer l'opinion; mais la perpétuité d'un tel pouvoir dans les mêmes mains pourrait alarmer la liberté publique. Il faut rassurer la nation contre la trop longue durée d'un gouvernement oligarchique.

«Cela est-il impossible, messieurs, et les factions qui pourraient s'élever, se fortifier, se coaliser, ne seraient-elles pas un peu ralenties, si l'on voyait dans une perspective plus prochaine la fin du pouvoir immense dont nous sommes revêtus, si elles n'étaient plus favorisées en quelque sorte par la suspension indéfinie de la nomination des nouveaux représentants de la nation, dans un temps où il faudrait profiter peut-être du calme qui nous reste, dans un temps où l'esprit public, éveillé par les dangers de la patrie, semble nous promettre les choix les plus heureux? La nation ne verra-t-elle pas avec quelque inquiétude la prolongation indéfinie de ces délais éternels qui peuvent favoriser la corruption et l'intrigue? Je soupçonne qu'elle le voit ainsi, et du moins, pour mon compte personnel, je crains les factions, je crains les dangers.

«Messieurs, aux mesures que vous ont proposées les Comités, il faut substituer des mesures générales évidemment puisées dans l'intérêt de la paix et de la liberté. Ces mesures proposées, il faut vous en dire un mot: elles ne peuvent que vous déshonorer; et si j'étais réduit à voir sacrifier aujourd'hui les premiers principes de la liberté, je demanderais au moins la permission de me déclarer l'avocat de tous les accusés; je voudrais être le défenseur des trois gardes du corps, de la gouvernante du Dauphin, de M. Bouillé lui-même.

«Dans les principes de vos Comités, le roi n'est pas coupable; il n'y a point de délit!… Mais partout où il n'y a pas de délit, il n'y a pas de complices. Messieurs, si épargner un coupable est une faiblesse, immoler un coupable plus faible au coupable puissant, c'est une lâche injustice. Vous ne pensez pas que le peuple français soit assez vil pour se repaître du spectacle du supplice de quelques victimes subalternes; vous ne pensez pas qu'il voie sans douleur ses représentants suivre encore la marche ordinaire des esclaves, qui cherchent toujours à sacrifier le faible au fort, et ne cherchent qu'à tromper et à abuser le peuple pour prolonger impunément l'injustice et la tyrannie! Non, messieurs, il faut ou prononcer sur tous les coupables ou prononcer l'absolution générale de tous les coupables.

«Voici en dernier mot l'avis que je propose:

«Je propose que l'Assemblée décrète: 1° qu'elle consultera le voeu de la nation pour statuer sur le sort du roi; 2° que l'Assemblée nationale lève le décret qui suspend la nomination des représentants ses successeurs; 3° qu'elle admette la question préalable sur l'avis des Comités.

«Et si les principes que j'ai réclamés pouvaient être méconnus, je demande au moins que l'Assemblée nationale ne se souille pas par une marque de partialité contre les complices prétendus d'un délit sur lequel on veut jeter un voile!»

Les aristocrates furent tellement épouvantés de ce discours qu'ils firent passer Robespierre pour fou. L'ambassadeur de Suède transmet gravement, le 18 juillet, ce bruit à son maître, et le dément avec la même gravité le 23 juillet.

II.—LA POLITIQUE RELIGIEUSE DE ROBESPIERRE A LA CONVENTION

Nous venons de voir Robespierre à la Constituante, sa vertu puritaine, sa vanité littéraire, son talent grandissant peu à peu. Mais ce n'est là qu'une esquisse incomplète de cette personnalité en voie de formation et qui s'ignorait peut-être encore. Très simple au début, la figure de l'avocat d'Arras devient de jour en jour plus complexe: de cet orateur raide et monotone que nous avons vu à l'oeuvre en 1791, il va sortir peu à peu un politique astucieux, mystérieux, presque indéchiffrable. On peut dire qu'il fut, jusqu'à un certain point, un hypocrite, et qu'il érigea l'hypocrisie en système de gouvernement. Son idéal politique était si étranger à la conscience de ses contemporains, qu'il ne pouvait le réaliser qu'en le leur déguisant à moitié, et cette dissimulation ne répugna nullement à sa nature orgueilleuse et timide, où une pensée courageuse était servie par le plus lâche des organismes physiques. Nul homme ne fut moins capable de faire le coup de poing ou de manier le sabre, et pourtant nul ne fut plus sensible aux injures. Aussi ses vengeances furent-elles d'un traître, et comme son inquiétude nerveuse l'empêchait d'affronter Danton, il le fit tomber dans un piège. Cependant par une éloquence mystique, chaque jour plus grave et plus décente, il exerçait une influence religieuse sur les âmes et marchait au souverain pouvoir. Est-ce par ambition ou par foi qu'il s'efforçait d'établir en France une nouvelle forme du christianisme? Je ne crois pas que la sincérité de ce fanatique puisse être suspectée dans sa croyance aux dogmes prônés par le Vicaire Savoyard; mais il se considérait comme le seul pontife possible du culte néo-chrétien qu'il rêvait.

En politique, il affecte une orthodoxie étroite et immuable; il excommunie ceux qui s'écartent d'un millimètre de la ligne ténue, du point unique où est, selon lui, la vérité. Veut-il tuer le pauvre Cloots? «Tu étais toujours, lui crie-t-il, au-dessus ou au-dessous de la Montagne.» Quelles têtes demande-t-il dans son discours du 8 thermidor? Celles des misérables «qui sont toujours en deçà ou au delà de la vérité». C'est là que son hypocrisie est surtout odieuse. Car il ne cessa lui-même de varier sur toutes les grandes questions de politique purement gouvernementale. Ses contradictions furent aussi rapprochées que violentes. Son hostilité à l'idée républicaine avant le 10 août est trop connue pour qu'il soit nécessaire d'en donner des preuves: eh bien! lui qui, jusqu'en 1792, ricanait au mot de république, il s'indigne, en 1794, contre ceux qui n'ont pas toujours été républicains, et il ose écrire, dans son rapport sur l'Etre suprême: «Les chefs des factions qui partagèrent les deux premières législatures, trop lâches pour croire à la République, trop corrompus pour la vouloir, ne cessèrent de conspirer pour effacer des coeurs des hommes les principes éternels que leur propre politique les avait d'abord obligés à proclamer.»

Pour lui, la question de la forme du gouvernement est secondaire, la question religieuse est presque tout. La monarchie, se dit-il, fera peut-être l'oeuvre de conversion nationale: soutenons la monarchie. Celle-ci se dérobe; essayons de la république. La république ne convertit pas les âmes: préparons un pontificat dictatorial.

* * * * *

C'est donc dans les tendances mystiques qu'est l'âme de l'éloquence de Robespierre. La lecture du Contrat social l'a instruit: mais la Profession de foi du Vicaire savoyard est sa bible, la source ordinaire de son inspiration oratoire. Précisons donc, avant de citer l'orateur lui-même, la pensée religieuse de son maître.

C'est à coup sûr une pensée chrétienne. A la philosophie des encyclopédistes, Rousseau oppose l'Evangile tel que sa conscience calviniste l'interprète; à la science, il oppose la tradition et l'autorité; son homme primitif et idéal n'était pas seulement né vertueux, il était né chrétien, et la civilisation ne l'a pas seulement rendu vicieux, elle l'a rendu aussi philosophe. Le ramener à lui-même, à la nature, ce sera le ramener au christianisme, non au christianisme romain, mais au christianisme pur et original. Voici comment le Vicaire savoyard opère ce retour à la nature, qui est la religion évangélique.

C'est d'abord une prétendue table rase, mais moins rase encore que celle de Descartes. En réalité, Rousseau n'élimine provisoirement de son esprit que les opinions ou les préjugés qui gênent sa théorie. Tout de suite, sur cette table rase, il aperçoit et il adopte trois dogmes: 1° Je crois qu'une volonté meut l'univers et anime la nature. 2° Si la matière mue me montre une volonté, la matière mue selon certaines lois me montre une intelligence qui est Dieu. 3° L'homme est libre de ses actions et, comme tel, animé d'une substance immatérielle.

[Illustration: M. M. J. ROBESPIERRE

Député du Dépt de Paris à la Convention Nationale en 1792

Rue du Théâtre Français No 4]

Sur ces trois principes, Rousseau bâtit une théodicée et une morale. Il orne son Dieu des attributs classiques, tout en affectant d'écarter toute métaphysique, et il reprend les formules même des Pères de l'Église. Il y a une providence (Robespierre saura le rappeler à Guadet), mais, comme l'homme est libre, ce qu'il fait librement ne doit pas être imputé à la providence. C'est sa faute s'il est méchant ou malheureux. Quant aux injustices de cette vie, c'est que Dieu attend l'achèvement de notre oeuvre pour nous punir ou nous récompenser. Notre âme immatérielle survivra au corps «assez pour le maintien de l'ordre», peut-être même toujours. Dans cette autre vie, la conscience sera la plus efficace des sanctions. «C'est alors que la volupté pure qui naît du consentement de soi-même, et le regret amer de s'être avili distingueront par des sentiments inépuisables le sort que chacun se sera préparé.» Et c'est ici que se place cette belle apologie de la conscience: «Conscience! conscience! instinct divin, etc.»

Voilà ce qu'il y a de nouveau et d'anti-chrétien dans Rousseau. Un pas de plus et il semble qu'il dirait: Dieu, c'est la loi morale, Dieu est dans la conscience, brisant ainsi, pour une formule supérieure, le vieux moule religieux. Mais aussitôt il retombe, selon le mot de Quinet, dans la nuit du moyen âge. Après de vagues attaques contre les religions positives, l'hérédité et l'éducation rabattent son audace d'un instant et il s'écrie en bon chrétien: «Si la vie et la mort de Socrate sont d'un sage, la vie et la mort de Jésus-Christ sont d'un Dieu.» Faut-il sortir du christianisme? Non: il faut «respecter en silence ce qu'on ne saurait ni rejeter, ni comprendre, et s'humilier devant le grand Etre qui seul sait la vérité». Je suis né calviniste; dois-je rester calviniste? demande le jeune homme au vicaire: «Reprenez la religion de vos pères, suivez-la dans la sincérité de votre coeur et ne la quittez plus.» Et si j'étais catholique? Eh bien, il faudrait rester catholique. Moi qui vous parle, depuis que je suis déiste, je me sens meilleur prêtre romain; je dis toujours la messe, je la dis même avec plus de plaisir et de soin. Le dernier mot du déisme de Rousseau est celui de l'athéisme de Montaigne. L'auteur de l'Emile et celui de l'Apologie de Raymond Sebond, libres en théorie, prêchent l'esclavage intellectuel dans la pratique, et leur conclusion à tous deux est qu'il faut vivre et mourir dans la religion natale.

Mais il y a autre chose dans Rousseau que cette théorie spéculative. On y trouve un projet de culte national, dont l'idée ne s'accorde guère avec le conseil de rester chacun dans sa religion. Déjà dans la profession de foi du Vicaire, Rousseau, après avoir déclaré que la forme du vêtement du prêtre était chose secondaire, reconnaissait que le culte extérieur doit être uniforme pour le bon ordre et que c'était là une affaire de police. Dans le Contrat social, il est explicite: «Il y a, dit-il, une profession de foi purement civile dont il appartient au souverain de fixer les articles, non pas précisément comme dogme de religion, mais comme sentiments de sociabilité, sans lesquels il est impossible d'être bon citoyen ni sujet fidèle.» Ces dogmes indispensables sont, d'après Rousseau, l'existence de la divinité puissante, intelligente, bienfaisante, prévoyante et pourvoyante; la vie à venir, le bonheur des justes, le châtiment des méchants, et la sainteté du contrat social et des lois. Vous êtes libres de ne pas y croire; mais si vous n'y croyez pas, vous serez banni, non comme impie, mais comme insociable. D'ailleurs la tolérance est à l'ordre du jour, la tolérance est un de nos dogmes négatifs. Telle est la religion civile de Rousseau.

* * * * *

Parmi tant d'idées contradictoires, la plupart des hommes de la Révolution choisirent, pour la conduite de leur vie, celles qui s'écartaient le moins de la philosophie du siècle. Les Girondins acceptaient un déisme vague, mais écartaient par un sourire l'idée d'une constante intervention providentielle dans les affaires humaines. Tous, ou à peu près, firent leur joie et leur force d'une morale fondée sur la seule conscience, morale si éloquemment rajeunie par Rousseau. J'estime que les volontaires de l'an II, les héros du 10 août, et, avant que l'émigration fût devenue dévote, plus d'un émigré, moururent pour la seule satisfaction de leur conscience, sans espoir ou crainte d'une sanction ultérieure, et que l'influence de Rousseau ne fut pas étrangère à cet héroïsme désintéressé. Il y a plus: ce qu'on remarque de plus noble dans la vie de Robespierre lui vient de cet éveil de sa conscience provoqué par la lecture de l'Emile, comme ce qu'il y a de plus beau dans son éloquence procède de ce pur sentiment moral, tout humain, tout indépendant de la métaphysique qui inspira le culte de l'Etre suprême. Il est orateur, il s'élève au-dessus de lui-même quand il rappelle qu'à la Constituante il n'aurait pu résister au dédain s'il n'avait été soutenu par sa conscience et quand, à l'heure tragique, il s'écrie noblement: «Otez-moi ma conscience, et je suis le plus malheureux des hommes!»

C'est pour avoir proclamé ce culte de la conscience que Rousseau fut idolâtré dans la Révolution, et non pour ses efforts contradictoires en vue de maintenir les antiques formules chrétiennes et en vue de créer une religion civile. Robespierre se sépara de ses contemporains et n'entraîna avec lui qu'un petit groupe d'hommes sincères, comme Couthon, le jour où il voulut suivre le maître dans ses contradictions, réaliser l'idéal du culte de l'Etre suprême et en même temps vivre en bons termes avec les différentes sectes du christianisme. On voit déjà dans quelles incohérences de conduite le fit tomber cette fidélité trop littérale à laquelle le condamnaient d'ailleurs son éducation et son tempérament.

Né catholique, il resta catholique dans la même mesure que Jean-Jacques était resté calviniste. Ecoutez-le: «J'ai été, dès le collège, un assez mauvais catholique», dit-il aux Jacobins le 21 novembre 1793, dans un discours anti-hébertiste. Il se garde bien de dire: je ne suis pas catholique. Mais il ne faut pas se le représenter pratiquant. La vérité c'est que, dans son adolescence, il fut touché de l'esprit du siècle et s'éloigna des formules catholiques avec une gravité philosophique. L'abbé Proyart, sous-principal du collège Louis-le-Grand, a raconté, dans une page peu connue et qu'il faut citer, comment Robespierre, à l'âge de quinze ou seize ans, se comportait dans les choses religieuses.

Après avoir esquissé le caractère sombre et farouche de ce constant adorateur de ses pensées, et dit que l'étude était son Dieu, l'abbé écrit, en 1795: «De tous les exercices qui se pratiquent dans une maison d'éducation, il n'en est point qui coûtassent plus à Robespierre et qui parussent le contrarier davantage que ceux qui avaient plus directement la religion pour objet. Ses tantes, avec beaucoup de piété, n'avaient pas réussi à lui en inspirer le goût dans l'enfance, il ne le prit pas dans un âge plus avancé, au contraire. La prière, les instructions religieuses, les offices divins, la fréquentation du sacrement de pénitence, tout cela lui était odieux, et la manière dont il s'acquittait de ces devoirs ne décelait que trop d'opposition de son coeur à leur égard. Obligé de comparaître à ces divers exercices, il y portait l'attitude passive de l'automate. Il fallait qu'il eût des Heures à la main; il les avait, mais il n'en tournait pas les feuillets. Ses camarades priaient, il ne remuait pas les lèvres; ses camarades chantaient, il restait muet, et, jusqu'au milieu des saints mystères et au pied de l'autel chargé de la Victime sainte, où la surveillance contenait son extérieur, il était aisé de s'apercevoir que ses affections et ses pensées étaient fort éloignées du Dieu qui s'offrait à ses adorations.» Il dit aussi que Robespierre communiait souvent, par hypocrisie, mais il ajoute que tous les élèves de Louis-le-Grand communiaient. Il ajoute aussi que, dans les derniers temps de ses études, le jeune homme, s'émancipant, ne communiait plus.

C'est au sortir du collège, en 1778, qu'il eut cette entrevue avec l'auteur de l'Emile, dont son imagination garda l'empreinte. En même temps, il entretenait les plus affectueuses relations avec son ancien professeur, l'abbé Audrein qui devait être son collègue à la Convention, et avec l'abbé Proyart, alors retiré à Saint-Denis. On voit que si, dans sa jeunesse, il ne pratiquait plus, ses relations le rattachaient au catholicisme, en même temps qu'il s'éprenait de Rousseau avec une ardeur qu'une entrevue avec le grand homme tourna en dévotion [Note: Charlotte Robespierre cite dans ses mémoires (Lapouneraye, OEuvres de Robespierre, t. II, p. 475), une dédicace que son frère avait projeté d'adresser aux mânes de Rousseau: «Je t'ai vu dans tes derniers jours, disait Robespierre, et ce souvenir est pour moi la source d'une joie orgueilleuse; j'ai contemplé tes traits augustes, j'y ai vu l'empreinte des noirs chagrins, auxquels t'avaient condamné les injustices des hommes. Dès lors, j'ai compris toutes les peines d'une noble vie qui se dévoue au culte de la vérité; elles ne m'ont pas effrayé. La confiance d'avoir voulu le bien de ses semblables est le salaire de l'homme vertueux; vient ensuite la reconnaissance des peuples, qui environne sa mémoire des honneurs que lui ont donnés ses contemporains. Comme toi, je voudrais acheter ces biens au prix d'une vie laborieuse, au prix même d'un trépas prématuré.»].

Mais je ne vois pas qu'avant 1792 sa politique religieuse ait différé de celle de la majorité des Constituants, et qu'il ait tâché de préciser la théologie du Vicaire. Toutefois, il n'est pas inadmissible que, sous l'influence des réels déboires et des blessures d'amour-propre dont il fut centriste, en 1789 et en 1790, son âme, naturellement mystique, ait cherché dans l'étude dévote du texte de Rousseau une consolation religieuse. Il est possible qu'alors un vague déisme et l'idée de conscience n'aient pas suffi à ce triste coeur, hanté des souvenirs de toute sa première enfance, et qu'il se soit senti chrétien en méditant l'Emile. Les résultats de ce travail latent parurent avec force aux Jacobins, le 26 mars 1792, quand il répondit à Guadet, qu'avait impatienté sa pieuse affirmation de la Providence. Mais l'étonnement des contemporains montra combien la religiosité de Robespierre dépassait la moyenne des opinions jacobines et révolutionnaires. Il y eut un sourire, que réprima la gravité déjà terrible de l'orateur mystique.

On sentit bientôt que toute la philosophie encyclopédiste, tout l'esprit laïque et libre de la Révolution étaient menacés par ce sombre doctrinaire. En septembre 1792, il fallut mener toute une campagne pour obtenir de la Commune qu'elle débaptisât la rue Sainte-Anne en rue Helvétius. L'opinion se prononça franchement et ironiquement contre Robespierre et le gouvernement s'engagea lui-même dans le sens encyclopédiste. Le Moniteur du 8 octobre inséra une lettre de Grouvelle à Manuel qui était une longue apologie d'Helvétius et Grouvelle était secrétaire du Conseil exécutif provisoire. On vit alors avec stupeur que Robespierre avait réussi à gagner la majorité des Jacobins à ses idées anti-philosophiques, et, le 5 décembre, le buste d'Helvétius, qui ornait le club, fut brisé et foulé aux pieds en même temps que celui de Mirabeau: «Helvétius, s'était écrié Robespierre, Helvétius était un intrigant, un misérable bel esprit, un être immoral, un des cruels persécuteurs de ce bon J.-J. Rousseau, le plus digne de nos hommages. Si Helvétius avait existé de nos jours, n'allez pas croire qu'il eût embrassé la cause de la liberté; il eût augmenté la foule des intrigants beaux-esprits qui désolent aujourd'hui la patrie.» Le surlendemain, dit le journal du club, «un membre, fâché que la société ait brisé le buste d'Helvétius, sans entendre sa défense par la bouche de ses amis, demande que l'on consacre un buste nouveau à la mémoire de l'auteur de l'Esprit. Des murmures interrompent le défenseur officieux d'Helvétius, et la société passe à l'ordre du jour….»

Voilà dans quel état d'esprit Robespierre avait mis ses plus fidèles auditeurs, outrant même la pensée du maître: car Rousseau avait écrit, en 1758, à Deleyre que, si le livre d'Helvétius était dangereux, l'auteur était un honnête homme, et ses actions valaient mieux que ses écrits. Mais il ne faudrait pas croire que l'opinion fût devenue hostile aux philosophes avec les Jacobins. D'abord les Girondins protestèrent, et il y eut dans le journal de Prudhomme une amère critique de l'iconoclaste, sous ce titre: L'ombre d'Helvétius aux Jacobins. Déjà, le 9 novembre 1792, la Chronique de Paris avait inséré un portrait satirique de Robespierre, où l'ennemi du «philosophisme» était montré comme un prêtre au milieu de ses dévotes, morceau piquant et méchant, dont l'auteur était, d'après Vilate, le pasteur protestant Rabaut Saint- Etienne. On peut dire qu'à l'origine de cette entreprise religieuse de Robespierre, il y a contre lui un déchaînement des éléments les plus actifs et les plus intelligents de l'opinion, au moins parisienne.

C'est donc, pour le dire en passant, une vue fausse que celle qui présente cet orateur comme uniquement occupé de prévoir l'opinion pour la suivre et la flatter. Au moins dans les choses religieuses, il eut, à partir de 1792, un dessein très arrêté, une volonté forte contre l'entraînement populaire, une fermeté remarquable à se raidir contre presque tout Paris, dont l'incrédulité philosophique s'amusait des gamineries d'Hébert. Ses plus solides appuis dans cette lutte, sont les femmes d'abord, et puis quelques bourgeois libéraux de province que des documents nous montrent, surtout dans les petites villes, moralement préparés à la religion de Rousseau. Mais ce sont là pour Robespierre des adhésions isolées ou compromettantes: quand on considère la masse hostile ou indifférente des révolutionnaires parisiens, girondins, hébertistes ou dantonistes, il apparaît presque seul contre tous, et c'est à force d'éloquence qu'il change véritablement les âmes, et groupe autour de lui une église.

* * * * *

Il ne faut pas croire que tout son dessein éclate au début même de cette campagne de prédication religieuse. Il prépare habilement et lentement les esprits, et déconsidère d'abord ses adversaires aux yeux des Jacobins, comme incapables de comprendre le sérieux de la vie. Avec un art infini, il sait rendre suspecte au peuple de Paris, jusqu'à la gaîté des Girondins et des Dantonistes. Ses discours sont plus d'une fois la paraphrase de ce mot de Jean-Jacques: «Le méchant se craint et se fuit; il s'égaie en se jetant hors de lui-même; il tourne autour de lui des yeux inquiets, et cherche un objet qui l'amuse; sans la satire amère, sans la raillerie insultante, il serait toujours triste, le ris moqueur est son seul plaisir.» Le méchant, pour Rousseau, c'était Voltaire, c'était Diderot, avec leur gaîté païenne; pour Robespierre, c'est Louvet avec sa raillerie insultante, c'est Fabre d'Eglantine avec sa lorgnette de théâtre ironiquement braquée sur le Pontife. Car il voit ses ennemis, ceux de sa religion, à travers les formules mêmes du Vicaire. Plus il avance dans l'exécution de son dessein secret, plus il se rapproche de la lettre même de Rousseau, plus il s'en approprie les thèmes oratoires. Que de fois, il paraphrase à la tribune l'éloquente et vraiment belle tirade de l'auteur de l'Emile, sur la surdité des matérialistes! Que de fois il reprend les appels de Rousseau à Caton, à Brutus, à Jésus, en les ajustant au ton de la tribune! Rousseau avait dit, dans une note de l'Emile, que le fanatisme était moins funeste à un Etat que l'athéisme, et laissé entendre qu'il n'y a pas de vice pire que l'irréligion. Appliquant ces idées et ces formules, le 21 novembre 1793, Robespierre déclare aux Jacobins, à propos des Hébertistes, qu'ils doivent moins s'inquiéter du fanatisme, du philosophisme. C'est là qu'il prononce son mot fameux: «L'athéisme est aristocratique.»

En même temps, il suit le maître dans ses contradictions; et lui qui se pique d'établir un autre culte, il prend le catholicisme sous sa protection, ne peut souffrir même la vue d'un hérétique. C'est avec fureur et dégoût qu'à la Convention (5 décembre 1793) il nomme «ce Rabaut, ce ministre protestant…, ce monstre…», qui, le même jour, montait sur l'échafaud; et il déclare soudoyés par l'étranger, tous les ennemis du catholicisme. Le 22 frimaire an II, dans son terrible discours contre Cloots aux Jacobins (il le fit rayer en attendant mieux), son principal grief fut que l'orateur du genre humain avait décidé l'évêque Gobel à se défroquer. Sa protection s'étend au clergé: il s'oppose avec colère à toute mesure tendant à ne le plus payer et à préparer la séparation de l'Eglise et de l'Etat; et le 26 frimaire an II, il fait rejeter une proposition tendant à rayer des Jacobins tous les prêtres, en même temps que tous les nobles. On se demande quels plus grands services les intérêts religieux pouvaient recevoir d'une politique, en pleine Terreur. Quant à la religion civile, la motion d'en consacrer par une loi le principal dogme, l'existence de Dieu, éclata dans la Convention dès le 17 avril 1793, au fort même de la lutte entre la Gironde et la Montagne. Mais Robespierre n'osa pas encore se mettre en avant, et ce fut un obscur député de Cayenne, André Pomme, qui tâta l'opinion. Son échec ajourna le dessein de l'Incorruptible au moment où il croirait ses adversaires supprimés ou domptés.

La chute de la Gironde ne le rassura pas: elle donna d'abord la prépondérance au parti dantoniste, qui répugnait par essence à toute politique mystique, et pendant toute cette année 1793, surtout à partir de la mort du mélancolique Marat, le peuple de Paris laissa libre et joyeuse carrière à ses instincts héréditaires d'irréligion frondeuse. Chaumette, Cloots, Hébert entreprennent de détruire le catholicisme par l'insulte et la raillerie, et ils mènent dans les églises saccagées une carmagnole voltairienne. C'est l'époque du culte antichrétien de la Raison dont l'histoire n'est pas encore faite, mais qui eut un caractère prononcé d'opposition à la politique religieuse qu'on avait vu poindre dans les homélies jacobines de Robespierre. Celui-ci parut dépassé et démodé sans retour, le jour où, sur la proposition du dantoniste Thuriot, la Convention se rendit en corps à la fête de la déesse Raison, à Notre-Dame, afin d'y chanter des hymnes inspirées par l'esprit le plus hostile à la profession de foi du Vicaire savoyard (20 brumaire, an II).

Toutefois si Robespierre avait contre lui Paris, il avait pour lui la grande force morale et politique de ce temps-là, le seul instrument de propapande organisée et, en quelque sorte, officielle: le club des Jacobins. Depuis l'échec de la motion présentée par André Pomme, il n'avait pas cessé un instant sa propagande religieuse, domptant les esprits les plus voltairiens par la monotonie même de sa prédication infatigable, convertissant son auditoire quotidien avec une éloquence dont sa sincérité faisait la force et dont l'enthousiasme des femmes des galeries achevait le succès. Ceux qui résistèrent furent épurés, comme Thuriot, ou destinés à la guillotine, comme Hébert. Il n'y eut bientôt plus aux Jacobins que de fanatiques partisans de la doctrine du Vicaire. La force de cette église groupée autour de Robespierre eût été invincible, si l'opinion publique l'avait soutenue. Mais, à partir du jour où les Jacobins, fermés et réduits, s'organisèrent en secte religieuse, s'ils purent dominer un instant Paris et la France par le pouvoir matériel qui avait survécu à leur ancienne popularité, leur autorité morale disparut peu à peu, et la Révolution ne se reconnut plus dans cette coterie violente et mystique: de là vient la défaite de la Société-Mère au 9 thermidor.

Mais, après la fête de la Raison, le club robespierriste avait tenté toute une réaction légale contre les tendances antithéologiques, et appuyé le coup hardi, merveilleux, par lequel Robespierre essaya de mater violemment l'opinion. Nous l'avons vu: il réussit à faire porter à la tribune le premier article de son credo, non plus par un André Pomme, mais par l'orateur même, dont la gloire balançait la sienne, par le disciple de Diderot, par Danton en personne (6 frimaire an II). Mais les Dantonistes s'opposèrent à cette concession de leur chef, et firent échouer cette motion.

Danton ne la renouvela pas; il ne l'avait émise que du bout des lèvres et sous la pression de Robespierre. Celui-ci se tut et attendit encore: il attendit la mort des Hébertistes, il attendit la mort des Dantonistes. Alors seulement il osa. Danton périt le 16 germinal; le 17, Couthon annonça tout un programme gouvernemental et oratoire, dont l'article essentiel devait être un projet de fête décadaire dédiée à l'Eternel. Cette fois, personne ne se permit de protester contre cette tentative, pour faire de Dieu une personne politique, et pour imposer des moeurs, comme dit justement M. Foucart, qui ajoute avec esprit: «Le plan de Robespierre, pour achever la moralisation de la France, était fait en trois points, comme celui d'un prédicateur: annonce de Dieu, proclamation légale de Dieu, fête légale de Dieu.» Couthon avait annoncé Dieu, avec succès et au milieu des applaudissements; un mois plus tard, Robespierre en personne le proclama, dans la séance du 18 floréal an II, et en fit décréter la reconnaissance et le culte.

Quant au rapport, qu'il lut dans cette occasion, au nom du Comité de salut public, on peut dire qu'il avait passé sa vie entière à le préparer: depuis un an, depuis la motion d'André Pomme, cette vaste composition oratoire devait exister dans ses parties essentielles et dans ses tirades les plus brillantes. Le plan seul en fut modifié à mesure que les circonstances fortifiaient ou supprimaient les adversaires du déisme d'Etat; dans ce cadre large et mobile, Robespierre glissait sans cesse de nouveaux développements inspirés par les péripéties de sa lutte sourde contre l'irréligion. Le discours s'enflait chaque jour: il était énorme quand l'orateur put enfin le produire à la tribune, et la lecture en fut interminable, quoique l'attention de l'auditoire fût soutenue par le caractère même de l'orateur, que l'échafaud avait rendu tout-puissant, par la curiosité d'apprendre enfin quelle religion allait couronner le siècle de Voltaire, et, il faut l'avouer, par la réelle beauté de certains mouvements où le moraliste avait mis tout son coeur.

Il débute par déclarer que les victoires de la République donnent une occasion pour faire le bonheur de la France, en appliquant certaines «vérités profondes» qui délivreront les hommes d'un état violent et injuste. Ces vérités, c'est que «l'art de gouverner a été, jusqu'à nos jours, l'art de tromper et de corrompre les hommes; il ne doit être que celui de les éclairer et de les rendre meilleurs». Et, après avoir posé cette maxime banale et plausible, Robespierre s'avance par un chemin tortueux vers son véritable dessein. Ce sont d'abord des anathèmes lancés à la monarchie, cette école de vice. Puis vient cette remarque, que les factieux récemment vaincus étaient tous vicieux. Ainsi La Fayette, Brissot, Danton, corrompaient le peuple à l'envi, et mettaient une sorte de piété à perdre les âmes. «Ils avaient usurpé une espèce de sacerdoce politique», s'écrie l'orateur, en prêtant aux autres ses propres arrière-pensées et ses formules. «Ils avaient érigé l'immoralité non-seulement en système, mais en religion.» «Que voulaient-ils, ceux qui, au sein des conspirations dont nous étions environnés, au milieu des embarras d'une telle guerre, au moment où les torches de la discorde civile fumaient encore, attaquèrent tout à coup les cultes par la violence pour s'ériger eux-mêmes en apôtres fougueux du néant et en missionnaires fanatiques de l'athéisme?»

L'athéisme! Et à ce mot, par lequel Robespierre désigne au fond toute la philosophie des encyclopédistes, son imagination s'émeut et tourne avec chaleur un de ces morceaux dignes de Jean-Jacques par lesquels il rivalise avec l'éloquence de la chaire: «Vous qui regrettez un ami vertueux, vous aimez à penser que la plus belle partie de lui-même a échappé au trépas! Vous qui pleurez sur le cercueil d'un fils ou d'une épouse, êtes-vous consolés par celui qui vous dit qu'il ne reste plus d'eux qu'une vile poussière? Malheureux qui expirez sous les coups d'un assassin, votre dernier soupir est un appel à la justice éternelle! L'innocence sur l'échafaud fait pâlir le tyran sur son char de triomphe; aurait-elle cet ascendant si le tombeau égalait l'oppresseur et l'opprimé! Malheureux sophiste! de quel droit viens-tu arracher à l'innocence le sceptre de la raison pour le remettre entre les mains du crime, attrister la vertu, dégrader l'humanité?»

Ce n'est pas comme philosophe, dit-il, qu'il attaque ainsi l'athéisme, c'est comme politique. «Aux yeux du législateur, tout ce qui est utile au monde et bon dans la pratique est la vérité. L'idée de l'Etre suprême et de l'immortalité de l'âme est un rappel continuel à la justice: elle est donc sociale et républicaine.» Le déisme fut la religion de Socrate et celle de Léonidas, «et il y a loin de Socrate à Chaumette et de Léonidas au Père Duchesne». Là-dessus, Robespierre s'engage dans un éloge pompeux de Gaton et de Brutus dont l'héroïsme s'inspira, dit-il, de la doctrine de Zénon et non du matérialisme d'Épicure. Personne n'osa interrompre l'orateur pour lui faire remarquer que justement les stoïciens ne croyaient ni à un Dieu personnel, ni à l'immortalité de l'âme, et que Marc-Aurèle n'eût pas sacrifié à l'Etre suprême de Rousseau. Mais, depuis longtemps, on ne faisait plus d'objections à Robespierre: on écoutait en silence, avec curiosité, stupeur ou hypocrisie.

Il continuait son homélie en montrant que tous les conspirateurs avaient été des athées. «Nous avons entendu, qui croit à cet excès d'impudeur? nous avons entendu dans une société populaire, le traître Guadet dénoncer un citoyen pour avoir prononcé le nom de Providence! Nous avons entendu, quelque temps après, Hébert en accuser un autre pour avoir écrit contre l'athéisme. N'est-ce pas Vergniaud et Gensonné qui, en votre présence même, à votre tribune, pérorèrent avec chaleur pour bannir du préambule de la Constitution le nom de l'Etre suprême que vous y avez placé? Danton, qui souriait de pitié aux mots de vertu, de gloire, de postérité (lisez: Danton qui n'appréciait pas mon éloquence), Danton, dont le système était d'avilir ce qui peut élever l'âme; Danton, qui était froid et muet dans les plus grands dangers de la liberté, parla après eux avec beaucoup de véhémence en faveur de la même opinion. D'où vient ce singulier accord?… Ils sentaient que, pour détruire la liberté, il fallait favoriser par tous les moyens tout ce qui tend à justifier l'égoïsme, à dessécher le coeur, etc.»

Après avoir loué Rousseau du ton dont Lucrèce exalte Épicure, Robespierre se tournait vers les prêtres, et, d'un air à la fois irrité et rassurant, il opposait à leur culte corrompu le culte pur des vrais déistes, dont il faisait un éloge vraiment ému et éloquent. Ce culte doit être national, et il le sera si toute l'éducation publique est dirigée vers un même but religieux et surtout si des fêtes populaires et officielles glorifient la divinité. L'orateur compte sur les femmes pour défendre et maintenir son oeuvre: «O femmes françaises, chérissez la liberté…; servez-vous de votre empire pour étendre celui de la vertu républicaine! O femmes françaises, vous êtes dignes de l'amour et du respect de la terre!»

Mais sera-t-on libre d'être philosophe à la manière de Diderot? La réponse est vague et terrible: «Malheur à celui qui cherche à éteindre le sublime enthousiasme!…» La nouvelle religion nationale ne laissera aux hommes que la liberté du bien. Et l'orateur termine par ce conseil hardi qui caractérise nettement toute sa politique religieuse et morale: «Commandez à la victoire, mais replongez surtout le vice dans le néant. Les ennemis de la République ce sont des hommes corrompus.» En conséquence, la Convention reconnut, par un décret, l'existence de l'Etre suprême et de l'immortalité de l'âme, et elle organisa des fêtes religieuses.

Si Robespierre avait loué Rousseau, il n'avait pas affecté de parler toujours au nom de Rousseau et il avait paru prétendre à quelque originalité religieuse, de même qu'il avait laissé dans l'ombre les conséquences les plus illibérales de la proclamation du déisme comme religion d'État. Ses acolytes sont plus explicites: le 27 floréal, une députation des Jacobins vint constater à la barre la conformité du décret avec le texte même du dernier chapitre du Contrat social, et cette constatation fut un suprême éloge. En même temps, l'orateur de la députation justifia la Terreur robespierriste par le simple énoncé des principes moraux, religieux et politiques de Jean-Jacques. On nous reproche, dit-il, comme une sorte de suicide, d'avoir exterminé Hébert et Danton: «mais ils n'étaient pas vertueux; ils ne furent jamais Jacobins». Quel signe distingue donc les vrais Jacobins? «Les vrais Jacobins sont ceux en qui les vertus privées offrent une garantie sûre des vertus politiques. Les vrais Jacobins sont ceux qui professent hautement les articles qu'on ne doit pas regarder comme dogmes de religion, mais comme sentiments de sociabilité, sans lesquels, dit Jean- Jacques, il est impossible d'être un bon citoyen, l'existence de la Divinité, la vie à venir, la sainteté du contrat social et des lois. Sur ces bases immuables de la morale publique, doit s'asseoir notre République une, indivisible et impérissable. Rallions-nous tous autour de ces principes sacrés.»

Est-ce là un Credo obligatoire? «Nous ne pouvons obliger personne à croire à ces principes», répond l'orateur jacobin. Et que ferez-vous, si quelques-uns n'y croient pas? «Les conspirateurs seuls peuvent chercher un asile dans l'anéantissement total de leur être.» Or, les conspirateurs sont punis de mort. Donc, si les athées ne sont pas punissables comme athées, ils doivent être guillotinés comme conspirateurs.

S'il y avait dans la Convention des philosophes ou des indifférents qui crurent, comme dira plus tard Cambon, avoir adopté un décret sans but et sans objet et donné au mysticisme de Robespierre une satisfaction innocente, on voit qu'ils furent bien vite détrompés: la démarche des Jacobins leur montra qu'ils avaient, sans le vouloir, fondé une religion et institué un pontife. Déjà Couthon, au moment où Robespierre descendait de la tribune, s'était écrié que la Providence avait été offensée, qu'il n'y avait pas une minute à perdre pour l'apaiser par un affichage à profusion, afin qu'on pût lire sur les murs et les guérites qu'elle était la véritable profession de foi du peuple français. Le 23 floréal, la Commune, épurée dans un sens robespierriste, reconnut, elle aussi, l'Etre suprême. Le même jour, le Comité de salut public organisa le pontificat, arrêtant que le discours de Robespierre serait lu pendant un mois dans les temples. Cependant, en province, comme à Paris, des agents du nouveau culte s'emparaient des ci-devant églises; quelques- uns, dit Cambon (dans son discours du 18 septembre 1794), gravèrent en lettres d'or sur les portes de ces temples les paroles de leur maître. Ils provoquèrent même un pétitionnement pour que le culte de l'Etre suprême fût salarié.

A une religion naissante il faut un miracle. Robespierre obtint un miracle dont sa personne fut même l'objet. Le nouveau Dieu le préserva merveilleusement du couteau de Cécile Renault. Mais, il fit en même temps un second miracle dont son pontife se fût volontiers passé: il sauva les jours de Collot d'Herbois, assassiné par Ladmiral. Les robespierristes célébrèrent surtout le premier de ces incidents; les futurs thermidoriens mirent toute leur malice à faire mousser le second, comme Barère faisait mousser les victoires. Ce fut un assaut fort comique d'ironiques doléances. Mais les robespierristes purent donner un éclat officiel à leurs actions de grâces. Le 6 prairial, les membres du tribunal du premier arrondissement vinrent remercier l'Etre suprême à la barre et se réjouir de ce que leur âme était immortelle; plusieurs sections déclarèrent que Dieu avait détourné le bras des meurtriers pour reconnaître le décret du 18 floréal. Le 7, les Jacobins et d'autres sections vinrent adorer la Providence pour ce miracle robespierriste. Le vrai Paris, qui avait déserté ce club épuré, ces sections épurées, regardait et laissait faire avec une curiosité narquoise.

Enfin, le 20 prairial an II (8 juin 1794), eut lieu la célèbre fête, si souvent racontée, où il y eut, quoi qu'on en ait dit, plus de fleurs que d'enthousiasme. On a lu Michelet, et on sait quel rôle joua Robespierre dans cette cérémonie qu'il présidait. Ses deux discours furent de brillantes paraphrases de Rousseau. Il loua l'Etre suprême en disant: «Tout ce qui est bon est son ouvrage ou c'est lui-même. Le mal appartient à l'homme…» Et il ajouta: «L'Auteur de la nature avait lié tous les mortels par une chaîne immense d'amour et de félicité: périssent les tyrans qui ont osé la briser!» Périssent aussi les ennemis de la religion et de Robespierre! Demain nous relèverons l'échafaud. Le second discours se terminait par une prière mystique et ardente, inspirée par une évidente sincérité: car la bonne foi de Robespierre ne fut pas douteuse dans ces manifestations mystiques; et c'est elle qui donne de la grandeur à son orgueil, de l'éloquence à son fanatisme. Si le siècle avait pu être converti, il l'aurait été par cet apôtre; mais dans l'apôtre il ne vit que le prêtre, et il se détourna avec répugnance et raillerie.

Cependant la nouvelle religion s'affirmait, sinon dans les esprits, du moins dans les actes officiels. Le 11 messidor an II, la Commission d'instruction publique interdisait formellement aux théâtres de représenter la fête de l'Etre suprême, et l'arrêté qu'elle prit à ce sujet fût approuvé par le Comité de salut public le 13 messidor. [1] La profession de foi du Vicaire savoyard était donc devenue la loi de l'État, quand la révolution du 9 thermidor la ruina en même temps que son fondateur.

[Note: J. Guillaume, Procès-verbaux du Comité d'instruction publique de la Convention nationale, t. IV, p. 714.]

Mais dira-t-on avec Edgar Quinet qu'il fut timide, cet homme qui lutta presque seul contre l'esprit encyclopédiste ou sèchement déiste de ses contemporains? Dira-t-on que l'audace novatrice manqua au créateur de la fête et du culte de l'Etre suprême? Il échoua uniquement parce que la France de 1794, j'entends la France instruite, n'était plus chrétienne: son éducation la rattachait à la philosophie du siècle, ses habitudes héréditaires la retenaient dans les formes catholiques, qu'elle savait mortes, mais auxquelles elle jugeait inutile de substituer une autre formule théologique. Il y a là, ce semble, l'explication de l'échec religieux de Robespierre, et du succès de la politique concordataire de Bonaparte. Si Robespierre eût vécu, l'indifférence générale l'aurait forcé à se rallier au catholicisme, au catholicisme romain, mais servi par de bons prêtres comme ceux dont il faisait ses amis personnels, Torné, Audrein, dom Gerle et d'autres. Comme l'étude de son développement intérieur nous l'a fait prévoir, la pensée du pontife de l'Etre suprême, aurait sans doute été ramenée à la religion natale par le même circuit qu'avait suivi la pensée de Montaigne et celle de Rousseau.

III.—LES PRINCIPAUX DISCOURS DE ROBESPIERRE A LA CONVENTION

Tels furent les éléments essentiels de l'inspiration de Robespierre. Faut-il le suivre dans toute sa carrière, depuis la fin de la Constituante jusqu'au 9 thermidor? Dans cet espace de moins de trois années, cet orateur infatigable fut sans cesse sur la brèche, et prononça des centaines de discours. Bornons-nous à mettre en lumière les harangues qu'il composa dans les circonstances capitales de sa vie, dans sa querelle avec les Girondins sur la guerre, dans sa rivalité avec Danton, dans ses tentatives de dictature religieuse, enfin dans la crise finale, en thermidor.

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Quand Robespierre revint à Paris, à la fin de l'année 1791, il eut une surprise désagréable pour son esprit lent: pendant son absence, une saute de vent avait bouleversé l'atmosphère politique, et l'opinion, oubliant la métaphysique constitutionnelle qui avait occupé les derniers jours de la Constituante, discutait avec fièvre sur la guerre. On le sait: la Cour et les Feuillants la voulaient courte, restreinte aux petits princes allemands, avec l'arrière-pensée de lever ainsi une armée contre la Révolution; les Girondins la voulaient générale, européenne, indéfinie, espérant que cette force aveugle, une fois déchaînée, porterait dans le monde les principes de 1789, et ruinerait les résistances et les intrigues de Louis XVI. Avec sa nature hésitante, Robespierre ne sut d'abord où se tourner. Un instant, par contagion, il fut presque belliqueux et, aux Jacobins, le 28 novembre 1791, menaça Léopold «du cercle de Popilius». Mais bientôt la réflexion réveilla en lui trois sentiments fort divers: une méfiance envers la cour, dont la politique belliqueuse ferait le jeu; une horreur de moraliste pour la guerre, horreur sincère et presque physique; enfin une crainte jalouse de se voir dépossédé par Brissot de la première place. Il crut qu'en étant l'homme de la paix, il se réservait intact et fort pour le jour de la défaite, qui lui semblait probable et prochain. Certes, ses calculs ou ses pressentiments le tromperont; et les victoires françaises, en le rendant inutile, contribueront à sa chute finale. Mais comment cet esprit étroit, timoré, formaliste, aurait-il pu s'imaginer, en décembre 1791, que les armées informes de la Révolution l'emporteraient sur l'expérience et la discipline des soldats de l'Europe?

Pourtant, les idées guerrières étaient déjà si fortes qu'il ne put les attaquer qu'en biaisant. Sa première réponse à Brissot (Jacobins, 18 décembre 1791) se résume dans cette phrase d'exorde: «Je veux aussi la guerre, mais comme l'intérêt de la nation la demande; domptons nos ennemis intérieurs, et ensuite marchons contre nos ennemis étrangers.» Le 2 janvier 1792, il refait son discours, commence à se poser en prédicateur de la Révolution, répétant ses homélies pour ceux qui n'ont pu les entendre ou qui les ont mal écoutées. Mais, cette fois que l'opinion est préparée, il retire ses premières concessions à l'esprit belliqueux, contre lequel éclate franchement toute sa haine d'homme d'étude et de parlementaire: «La guerre, dit-il, est bonne pour les officiers militaires, pour les ambitieux, pour les agioteurs qui spéculent sur ces sortes d'événements; elle est bonne pour les ministres, dont elle couvre les opérations d'un voile sacré…» Cette idée, parfois déguisée, est au fond de tout ce discours, où Robespierre attaque, avec un art infini, les passions les plus populaires et les plus françaises, les préjugés les plus généreux de la Révolution. Lui qu'on représente dédaigneux de l'expérience, épris de la théorie pure, il se moque ce jour-là de «ceux qui règlent le destin des empires par des figures de rhétorique». «Il est fâcheux, dit-il, que la vérité et le bon sens démentent ces magnifiques prédictions; il est dans la nature des choses que la marche de la raison soit lentement progressive.» Sur les illusions de la propagande armée, il jette goutte à goutte l'eau froide de son ironie: «La plus extravagante idée qui puisse naître dans la tête d'un politique est de croire qu'il suffise à un peuple d'entrer à main armée chez un peuple étranger, pour lui faire adopter ses lois et sa constitution. Personne n'aime les missionnaires armés; et le premier conseil que donnent la nature et la prudence, c'est de les repousser comme des ennemis.» Ses sarcasmes n'épargnent même pas les principes de 1789, où Brissot voit un talisman: «La déclaration des droits n'est point la lumière du soleil qui éclaire au même instant tous les hommes; ce n'est point la foudre qui frappe en même temps tous les trônes. Il est plus facile de l'écrire sur le papier ou de le graver sur l'airain que de rétablir dans le coeur des hommes ses sacrés caractères effacés par l'ignorance, par les passions et par le despotisme.» Et, d'un ton presque voltairien, il raille Cloots, qui a cru voir «descendre du ciel l'ange de la liberté pour se mettre à la tête de nos légions, et exterminer, par leurs bras, tous les tyrans de l'univers».

Quels ennemis poursuivra cette guerre? les émigrés? Mais «traiter comme une puissance rivale des criminels qu'il suffit de flétrir, déjuger, de punir par contumace; nommer pour les combattre des maréchaux de France extraordinaires contre les lois, affecter d'étaler aux yeux de l'univers La Fayette tout entier, qu'est-ce autre chose que leur donner une illustration, une importance qu'ils désirent, et qui convient aux ennemis du dedans qui les favorisent?… Mais que dis-je? en avons-nous, des ennemis du dedans? Non, vous n'en connaissez pas; vous ne connaissez que Coblentz. N'avez-vous pas dit que le siège du mal est à Coblentz? Il n'est donc pas à Paris? Il n'y a donc aucune relation entre Coblentz et un autre lieu qui n'est pas loin de nous? Quoi! vous osez dire que ce qui a fait rétrograder la Révolution, c'est la peur qu'inspirent à la nation les aristocrates fugitifs qu'elle a toujours méprisés; et vous attendez de cette nation des prodiges de tous les genres! Apprenez donc qu'au jugement de tous les Français éclairés, le véritable Coblentz est en France; que celui de l'évêque de Trêves n'est que l'un des ressorts d'une conspiration profonde tramée contre la liberté, dont le foyer, dont le centre, dont les chefs sont au milieu de nous. Si vous ignorez tout cela, vous êtes étrangers à tout ce qui se passe dans ce pays-ci. Si vous le savez, pourquoi le niez-vous? Pourquoi détourner l'attention publique de nos ennemis les plus redoutables, pour la fixer sur d'autres objets, pour nous conduire dans le piège où ils nous attendent?»

Il était difficile de serrer Brissot de plus près, de lui mieux couper la retraite, de le harceler de coups plus forts et plus rapides. Il n'y a rien là de nuageux, de mystique; c'est une dialectique serrée, et, tranchons le mot, admirable.

Mais il ne suffit pas à Robespierre d'avoir raison et de réduire ses adversaires au silence: il veut replacer au premier plan, en pleine lumière, sa personnalité dont une longue absence a pu effacer les traits. Dans son exorde, il montre avec habileté le beau côté du rôle impopulaire que sa sagesse lui impose: «De deux opinions, dit-il, qui ont été balancées dans cette assemblée, l'une a pour elle toutes les idées qui flattent l'imagination, toutes les espérances brillantes qui animent l'enthousiasme, et même un sentiment généreux, soutenu de tous les moyens que le gouvernement le plus actif et le plus puissant peut employer pour influer sur l'opinion; l'autre n'est appuyée que sur la froide raison et sur la triste vérité. Pour plaire, il faut défendre la première; pour être utile, il faut soutenir la seconde avec la certitude de déplaire à tous ceux qui ont le pouvoir de nuire: c'est pour celle-ci que je me déclare.» Dans sa péroraison, il emploie, pour se louer, un procédé auquel il reviendra sans mesure jusqu'à la fin de sa carrière: il se suppose attaqué, menacé, et il se plaint et se défend. Mais, cette fois, il le fait avec autant de tact que de verve. «Apprenez que je ne suis point le défenseur du peuple; jamais je n'ai prétendu à ce titre fastueux; je suis du peuple, je n'ai jamais été que cela; je méprise quiconque a la prétention d'être quelque chose de plus. S'il faut dire plus, j'avouerai que je n'ai jamais compris pourquoi on donnait des noms pompeux à la fidélité constante de ceux qui n'ont point trahi sa cause: serait-ce un moyen de ménager une excuse à ceux qui l'abandonnent, en présentant la conduite contraire comme un effort d'héroïsme et de vertu? Non, ce n'est rien de tout cela; ce n'est que le résultat naturel du caractère de tout homme qui n'est point dégradé. L'amour de la justice, de l'humanité, de la liberté est une passion comme une autre: quand elle est dominante, on lui sacrifie tout; quand on a ouvert son âme à des passions d'une autre espèce, comme à la soif de l'or et des honneurs, on leur immole tout, et la gloire, et la justice, et l'humanité, et le peuple et la patrie. Voilà le secret du coeur humain; voilà toute la différence qui existe entre le crime et la probité, entre les tyrans et les bienfaiteurs de leur pays.»

En terminant, Robespierre, sûr de son auditoire, annonça une troisième harangue sur le même sujet; et, en effet, le 11 janvier 1792, il développa encore les mêmes arguments, avec plus d'abondance et non sans quelque rhétorique. Cette fois, il s'attacha surtout à démontrer que pour une guerre révolutionnaire, il n'y a ni soldats, ni généraux: «Où est-il, le général qui, imperturbable défenseur des droits du peuple, éternel ennemi des tyrans, ne respira jamais l'air empoisonné des cours, dont la vertu austère est attestée par la disgrâce de la cour; ce général, dont les mains pures du sang innocent et des dons honteux du despotisme sont dignes de porter devant nous l'étendard sacré de la liberté? Où est-il ce nouveau Caton, ce troisième Brutus, ce héros encore inconnu? Qu'il se reconnaisse à ces traits, qu'il vienne; mettons-le à notre tête…. Où est-il! Où sont-ils ces héros qui, au 14 juillet, trompant l'espoir des tyrans, déposèrent leurs armes aux pieds de la patrie alarmée? Soldats de Château-Vieux, approchez, venez guider nos efforts victorieux…. Où êtes-vous? Hélas! on arracherait plutôt sa proie à la mort, qu'au désespoir ses victimes! Citoyens qui, les premiers, signalâtes votre courage devant les murs de la Bastille, venez; la patrie, la liberté vous appellent aux premiers rangs. Hélas! on ne vous trouve nulle part….» Quoiqu'il prolonge à l'excès ces apostrophes, il en tire parfois d'heureux effets: «Venez au moins, gardes nationales, qui vous êtes spécialement dévouées à la défense de nos frontières, dans cette guerre dont une cour perfide nous menace; venez. Quoi! vous n'êtes point encore armés? Quoi! depuis deux ans vous demandez des armes, et vous n'en avez pas?…» Eh bien! s'il en est ainsi, pourquoi les Jacobins ne marchaient-ils pas eux-mêmes à Léopold, comme le veut Louvet? «Mais quoi! voilà tous les orateurs de guerre qui m'arrêtent; voilà M. Brissot qui me dit qu'il faut que M. le comte de Narbonne conduise toute cette affaire: qu'il faut marcher sous les ordres de M. le marquis de La Fayette; que c'est au pouvoir exécutif qu'il appartient de mener la nation à la victoire et à la liberté. Ah! Francais, ce seul mot a rompu tout le charme: il anéantit tous mes projets. Adieu la liberté des peuples. Si tous les sceptres des princes d'Allemagne sont brisés, ce ne sera pas par de telles mains.» Si l'opinion resta belliqueuse, si on ne suivit point les conseils de Robespierre, la réputation oratoire de l'austère moraliste fut accrue par ce discours. C'est, disait Fréron, dans son Orateur du peuple, un chef-d'oeuvre d'éloquence qui doit rester dans toutes les familles.

Ce fut dès lors entre Robespierre et la Gironde une lutte oratoire de tous les jours, dont on ne peut retenir ici que quelques traits. A l'éloquent éloge de Condorcet et des Encyclopédistes que lui infligea Brissot, le 25 avril 1792, Robespierre répondit trois jours après, par une apologie personnelle qu'il faut citer:

«Vous demandez, dit-il, ce que j'ai fait. Oh! une grande chose sans doute: j'ai donné Brissot et Condorcet à la France. J'ai dit un jour à l'Assemblée constituante que, pour imprimer à son ouvrage un auguste caractère, elle devait donner au peuple un grand exemple de désintéressement et de magnanimité; que les vertus des législateurs devaient être la première leçon des citoyens, et je lui ai proposé de décréter qu'aucun de ses membres ne pourrait être réélu à la seconde législature, cette proposition fut accueillie avec enthousiasme. Sans cela, peut-être beaucoup d'entre eux seraient restés dans la carrière; et qui peut répondre que le choix du peuple de Paris ne m'eût pas moi- même appelé à la place qu'occupent aujourd'hui Brissot et Condorcet? Cette action ne peut être comptée pour rien par M. Brissot, qui, dans le panégyrique de son ami, rappelant ses liaisons avec d'Alembert et sa gloire académique, nous a reproché la témérité avec laquelle nous jugions des hommes qu'il a appelés nos maîtres en patriotisme et en liberté. J'aurais cru, moi, que dans cet art nous n'avions d'autres maîtres que la nature.

«Je pourrais observer que la Révolution a rapetissé bien des grands hommes de l'ancien régime; que si les académiciens et les géomètres que M. Brissot nous propose pour modèles ont combattu et ridiculisé les prêtres, ils n'en ont pas moins courtisé les grands et adoré les rois, dont ils ont tiré un assez bon parti; et qui ne sait avec quel acharnement ils ont persécuté la vertu et le génie de la liberté dans la personne de ce Jean-Jacques dont j'aperçois ici l'image sacrée, de ce vrai philosophe qui seul, à mon avis, entre tous les hommes célèbres de ce temps-là, mérita des honneurs publics prostitués depuis par l'intrigue à des charlatans politiques et à de misérables héros? Quoi qu'il en soit, il n'est pas moins vrai que, dans le système de M. Brissot, il doit paraître étonnant que celui de mes services que je viens de rappeler ne m'ait pas mérité quelque indulgence de la part de mes adversaires.»

* * * * *

On a vu plus haut que la révolution du 10 août 1792, s'étant faite sans Robespierre, l'avait amoindri au profit de Danton et de la Gironde extra parlementaire, agissante et franchement républicaine. A la Convention, il se sentait isolé, suspecté, menacé. Il risquait de tomber au rang de faiseur de placards, si Barbaroux et Louvet ne lui avaient ouvert la tribune pour une longue série d'apologies personnelles aussi irréfutables que peu convaincantes. Cet accusé, auquel les étourdis de la Gironde ne reprochaient aucun acte précis, eut beau jeu pour être modeste, pour préparer habilement l'opinion en sa faveur et se donner un prestige de victime calomniée.

Ce n'était pas assez: il voulut reprendre à Danton cette première place, à l'avant-garde de la démocratie, que lui avait donnée son énergie au 10 août. L'avocat qui s'était caché pendant l'attaque du château eut tout à coup une grande hardiesse en face du roi vaincu et captif. Son discours du 3 décembre 1792 exprima cette idée violente qu'il fallait tuer Louis XVI et non le juger. Robespierre se donna ce jour-là un style concis, haché, abrupt. Il sut être terrible et clair: «Il n'y a point ici, dit- il, de procès à faire. Louis n'est point un accusé; vous n'êtes pas des juges; vous ne pouvez être que des hommes d'Etat et les représentants de la nation. Vous n'avez point une sentence à rendre pour ou contre un homme, mais une mesure de salut public à prendre, un acte de providence nationale à exercer… Louis fut roi, et la république est fondée; la question fameuse qui vous occupe est décidée par ces seuls mots. Louis a été détrôné par ses crimes; Louis dénonçait le peuple français comme rebelle; il a appelé, pour le châtier, les armes des tyrans, ses confrères; la victoire et le peuple ont décidé que lui seul était rebelle: Louis ne peut donc être jugé; il est déjà jugé. Il est condamné, ou la République n'est point absoute. Proposer de faire le procès à Louis XVI, de quelque manière que ce puisse être, c'est rétrograder vers le despotisme royal et constitutionnel; c'est une idée contre-révolutionnaire, car c'est mettre la révolution elle-même en litige. En effet, si Louis peut être encore l'objet d'un procès, Louis peut être absous; il peut être innocent, que dis-je? Il est présumé l'être jusqu'à ce qu'il soit jugé. Mais si Louis est absous, si Louis peut être présumé innocent, que devient la Révolution? Si Louis est innocent, tous les défenseurs de la Liberté deviennent des calomniateurs.» Et il demanda que, sans débats, on guillotinât l'accusé.

C'est ainsi qu'il dépassait les hommes du 10 août par une violence qui, dans le fond, devait répugner à son caractère de légiste. Mais il en voulait plus à la Gironde qu'au roi et, quand la proposition d'appel au peuple eut compromis le parti Brissot-Guadet, il ne cessa de le poursuivre de ses dénonciations, rendant impossible l'union des patriotes rêvée par Danton et Condorcet, et dans laquelle son influence et sa personne auraient été éclipsées.

On sait que le projet de Constitution présenté par Condorcet était très démocratique. Robespierre craignit que cela ne rendît les Girondins populaires. Aussi peut-on dire que c'est par une sorte de surenchère à la politique des Girondins que, dans son discours du 24 avril 1793, sur la propriété, il exprime à la Convention des idées que nous appellerions aujourd'hui socialistes:

«… Demandez, dit-il, à ce marchand de chair humaine, ce que c'est que la propriété; il vous dira, en vous montrant cette longue bière qu'on appelle un navire, où il a encaissé et serré des hommes qui paraissent vivants: «Voilà mes propriétés, je les ai achetées tant par tête.» Interrogez ce gentilhomme qui a des terres et des vassaux, ou qui croit l'univers bouleversé depuis qu'il n'en a plus: il vous donnera de la propriété des idées à peu près semblables.

«Interrogez les augustes membres de la dynastie capétienne: ils vous diront que la plus sacrée de toutes les propriétés est, sans contredit, le droit héréditaire, dont ils ont joui de toute antiquité, d'opprimer, d'avilir et de s'assurer légalement et monarchiquement les 25 millions d'hommes qui habitaient le territoire de la France sous leur bon plaisir.

«Aux yeux de tous ces gens-là, la propriété ne porte sur aucun principe de morale. Pourquoi notre déclaration des droits semblerait-elle présenter la même erreur en définissant la liberté «le premier des biens de l'homme, le plus «sacré des droits qu'il tient de la nature?» Nous avons dit avec raison qu'elle avait pour bornes les droits d'autrui; pourquoi n'avez-vous pas appliqué ce principe à la propriété, qui est une institution sociale, comme si les lois éternelles de la nature étaient moins inviolables que les conventions des hommes? Vous avez multiplié les articles pour assurer la plus grande liberté à l'exercice de la propriété, et vous n'avez pas dit un seul mot pour en déterminer la nature et la légitimité, de manière que votre déclaration paraît faite non pour les hommes, mais pour les riches, pour les accapareurs, pour les agioteurs et pour les tyrans. Je vous propose de réformer ces vices en consacrant les vérités suivantes:

«I. La propriété est le droit qu'a chaque citoyen de jouir et de disposer de la portion de biens qui lui est garantie par la loi.

«II. Le droit de propriété est borné, comme tous les autres, par l'obligation de respecter les droits d'autrui.

«III. Il ne peut préjudicier ni à la sûreté, ni à la liberté, ni à l'existence, ni à la propriété de nos semblables.

«IV. Toute possession, tout trafic qui voile ce principe est illicite et immoral.» [Note: Voir mon Histoire politique de la Révolution, p. 290.]

Le 26 mai 1798, c'est Robespierre qui décida les Jacobins à l'insurrection, et il le fit en termes singulièrement énergiques.

«J'invite le peuple, dit-il, à se mettre, dans la Convention nationale, en insurrection contre tous les députés corrompus. (Applaudissements.) Je déclare qu'ayant reçu du peuple le droit de défendre ses droits, je regarde comme mon oppresseur celui qui m'interrompt ou qui me refuse la parole, et je déclare que, moi seul, je me mets en insurrection contre le président, et contre tous les membres qui siègent dans la Convention. (Applaudissements.)» Toute la société se leva et se déclara en insurrection contre les députés corrompus.

Au 31 mai, on sait dans quelles circonstances Robespierre porta le coup de grâce aux Girondins. Il défendait, avec quelque diffusion, la proposition de Barère contre la commission des Douze. Vergniaud, impatienté, lui cria: «Concluez donc!»—«Oui, je vais conclure, répondit- il, et contre vous! contre vous qui, après la révolution du 10 août, avez voulu conduire à l'échafaud ceux qui l'ont faite! contre vous, qui n'avez cessé de provoquer la destruction de Paris! contre vous, qui avez voulu sauver le tyran! contre vous, qui avez conspiré avec Dumouriez! contre vous, qui avez poursuivi avec acharnement les mêmes patriotes dont Dumouriez demandait la tête! contre vous, dont les vengeances criminelles ont provoqué ces mêmes cris d'indignation dont vous voulez faire un crime à ceux qui sont vos victimes! Eh bien! ma conclusion, c'est le décret d'accusation contre tous les complices de Dumouriez et contre tous ceux qui ont été désignés par les pétitionnaires.»

* * * * *

Cette âpreté éloquente qu'il portait dans l'art d'accuser donna un accent original et vraiment terrible au discours qu'il prononça, le 14 germinal an II, contre Danton. J'ai déjà indiqué que Robespierre fut, à n'en pas douter, l'assassin de Danton, quoi qu'en aient dit Louis Blanc et Ernest Hamel. En vain ils allèguent que Robespierre défendit son rival aux Jacobins (13 brumaire an II). Oui; mais comment le défendit- il? Coupé (de l'Oise) avait accusé le tribun de modérantisme. Danton répondit avec feu dans un long discours dont le Moniteur n'analyse que la première partie: «L'orateur, dit l'auteur robespierriste du compte rendu, après plusieurs morceaux véhéments, prononcés avec une abondance qui n'a pas permis d'en recueillir tous les traits, termine par demander qu'il soit nommé une commission de douze membres, chargée d'examiner les accusations dirigées contre lui, afin qu'il puisse y répondre en présence du peuple.»

Robespierre profita de cette attitude d'accusé maladroitement prise par Danton, pour l'accabler de sa bienveillance hautaine, pour le diminuer par de perfides concessions à ses accusateurs. Sans doute, il déclara que Danton était un patriote calomnié; et Danton, absous, fut embrassé par le président du club. Mais l'Incorruptible avait, comme en passant, établi deux griefs, alors formidables, contre son rival: «La Convention, dit-il, sait que j'étais divisé d'opinion avec Danton; que, dans le temps des trahisons avec Dumouriez, mes soupçons avaient devancé les siens. Je lui reprochai alors de n'être plus irrité contre ce monstre. Je lui reprochai alors de n'avoir pas poursuivi Brissot et ses complices avec assez de rapidité, et je jure que ce sont là les seuls reproches que je lui ai faits….» Les seuls reproches! Mais voilà Danton suspect d'indulgence pour Dumouriez et pour les Girondins. N'était-ce pas le marquer d'avance pour le Tribunal révolutionnaire? «Je me trompe peut- être sur Danton, ajoutait Robespierre; mais, vu dans sa famille, il ne mérite que des éloges. Sous le rapport politique, je l'ai observé: une différence d'opinion entre lui et moi me le faisait épier avec soin, quelquefois avec colère; et s'il n'a pas toujours été de mon avis, conclurai-je qu'il trahissait sa patrie? Non; je la lui ai toujours vu servir avec zèle.» Une différence d'opinion! Mais pour Robespierre il n'y avait, en dehors de l'orthodoxie politique et religieuse, qu'erreur, vice et mensonge.—Ainsi, sous prétexte de disculper Danton de modérantisme, le Pontife avait attesté, signalé l'indulgence et l'aveuglement de l'homme du 10 août. Au sortir de cette séance fameuse, chacun pouvait se dire: «Oui, Robespierre, le généreux Robespierre a sauvé Danton; mais Danton est suspect, Danton pense mal en politique.»

L'Incorruptible ne perdit aucune occasion d'ôter à son rival sa popularité en le présentant comme un indulgent, dupe ou complice de la réaction. On sait qu'il avait vu les premiers numéros du Vieux Cordelier et encouragé Camille dans son appel à la clémence: voulait-il perdre ainsi et Camille et Danton? L'embarras qu'il montra quand ce fait lui fut rappelé à la tribune semble autoriser les suppositions les plus défavorables. Il est incontestable qu'en cette occasion il fut aussi déloyal que cruel envers Camille. Je vois aussi qu'il tendait fréquemment des pièges à la bonne foi de Danton. On connaît l'affaire des soixante-quinze Girondins désignés par Amar, officiellement sauvés par Robespierre, troupeau tour à tour rassuré et tremblant, future majorité robespierriste pour le jour où le dictateur arrêterait la Révolution et fixerait son pouvoir personnel. Après Thermidor, Clauzel rappelait un jour ce fait à la tribune. Alors, le bon Legendre voulut ôter à l'assassin de Danton le bénéfice de cette clémence, si intéressée qu'elle fût. «Je vais vous dire, s'écria-t-il (3 germinal an III), ce qui arriva dans un dîner où je me trouvai avec Robespierre et Danton. Le premier lui dit que la République ne pourrait s'établir que sur les cadavres des Soixante-treize; Danton répondit qu'il s'opposerait à leur supplice.—Robespierre lui répondit qu'il voyait bien qu'il était le chef de la faction des indulgents.» Legendre n'avait pas compris l'hypocrisie d'une réponse qui ne tendait qu'à constater une fois de plus l'indulgence de Danton. Mais celui-ci avait vu très clair dans le jeu de son adversaire; il se sentait miné et menacé par lui. Peu de jour avant son arrestation, un de ces Girondins inquiets le consulta sur ce qu'il y avait à craindre ou à espérer. «Danton, dit Bailleul, lui prit d'une main le haut de la tête, de l'autre le menton, et, faisant jouer la tête sur son pivot: «Sois tranquille, dit-il avec cette voix qu'on lui connaissait, ta tête est plus assurée sur tes épaules que la mienne.» L'insouciance du tribun, son refus de fuir n'étaient donc pas de l'ignorance, de l'aveuglement. Il devinait les mauvais desseins de Robespierre, mais il ne croyait pas le péril si proche, et il comptait, pour sauver sa tête, sur sa propre éloquence, sur sa popularité.

On a fait grand bruit du mot naïf de Billaud-Varenne, au 9 thermidor: «La première fois, dit-il, que je dénonçai Danton au Comité, Robespierre se leva comme un furieux, en disant qu'il voyait mes intentions, que je voulais perdre les meilleurs patriotes.» Indignation de commande! l'occasion n'était pas mûre encore pour perdre Danton; il fallait d'abord détruire les hébertistes, ses alliés possibles en cas de danger commun. Hébert une fois guillotiné, Robespierre consentit à abandonner Danton, suivant l'expression de Billaud-Varenne; il céda aux objurgations patriotiques de Saint-Just, et sacrifia l'amitié à la patrie, si on en croit Louis Blanc, qui s'écrie avec émotion: «Ah! quel trouble ne dut pas être le sien en ces moments funestes!» Oui, je le crois, Robespierre au Comité se fait prier pour accepter la tête de son rival. Oui, Billaud, Saint-Just le gourmandèrent: je vois, j'entends cette scène shakespearienne: Iago refusant ce qu'il brûle d'obtenir. Et, certes, les larmes de ce faux Brutus nous duperaient encore, nous croirions aux angoisses de son coeur, quand il vit Danton destiné à l'échafaud, si nous n'avions pas la preuve écrite que lui-même fournit à la calomnie les armes dont elle frappa les accusés de germinal. On a retrouvé et publié en 1841 les notes secrètes qu'il fournit à Saint- Just, comme une matière pour composer son terrible rapport. Là s'étale et siffle toute sa haine contre celui qu'il avait feint de défendre aux Jacobins. Là, il ment avec joie contre son frère d'armes; et ses mensonges sont aussi odieux que ridicules, soit qu'il accuse Danton d'avoir trahi et vendu la Révolution, soit qu'il lui reproche d'avoir voulu se cacher au 10 août. C'est sur ce texte même, orné et mis au point par Saint-Just, que fut condamné celui qui, la veille encore, tendait fraternellement la main à Robespierre. [Note: Discours de Billaud du 12 fructidor an II: «La veille où (sic) Robespierre consentit à l'abandonner, ils avaient été ensemble à une campagne, à quatre lieues de Paris, et étaient revenus dans la même voiture.» C'est peut-être à cette campagne qu'eut lieu le dîner dont parlent Vilain- Daubigny et Prudhomme, et où Robespierre resta sourd à la voix fraternelle de Danton.]

Que deviennent, en présence de ce document, les allégations de Charlotte Robespierre? Elle dit, dans ses mémoires, que son frère voulait sauver Danton. Et quelle preuve donne-t-elle? qu'en apprenant l'arrestation de Desmoulins, Robespierre se rendit à sa prison pour le supplier de revenir aux principes. Pourquoi Camille ne voulut-il pas voir son ami? Celui-ci dut, à son vif regret, l'abandonner à son sort. Mais il avait voulu le sauver. Or, Camille et Danton étaient trop liés pour qu'on pût sauver l'un sans l'autre. Voilà le raisonnement de Charlotte Robespierre: elle ne peut croire que son frère n'ait pas voulu sauver un ami, un fidèle camarade avec qui elle vivait familièrement, faisant sauter le petit Horace Desmoulins sur ses genoux. Qu'eût-elle dit si elle avait pu lire, dans les Notes secrètes, cette impitoyable critique du pauvre Camille et surtout les lignes où Robespierre, sur une plaisanterie cynique de Danton, prête au pamphlétaire les moeurs les plus infâmes? Sur Camille comme sur Danton, il n'y a rien, dans le rapport de Saint-Just, qui n'ait été soufflé par Robespierre.

[Illustration: ATTAQUE DE LA MAISON COMMUNE DE PARIS, le 29 Juillet 1794 ou 9 Thermidor An 2ème de la République]

Danton, avons-nous dit, comptait sur son éloquence pour sauver sa tête. Il eût suffi, en effet, qu'il fût libre de parler soit à la barre de la Convention, soit au Tribunal révolutionnaire, pour que son procès se terminât par un triomphe, comme celui de Marat. Mais il ne s'agissait pas de juger Danton: «Nous voulons, avait dit Vadier, vider ce turbot farci.» Il fallait d'abord le bâillonner, ce qu'on ne pouvait faire sans l'aveu de Robespierre. Si celui-ci, le 11 germinal, avait appuyé Legendre qui demandait que Danton fût entendu, Danton était sauvé. Que dis-je? si Robespierre se fût tu sur la motion de Legendre, Danton obtenait audience. Il y eut un instant de trouble et de révolte dans l'assemblée à l'idée de livrer l'homme du 10 août sans l'avoir entendu. C'est alors que l'Incorruptible prononça cet infernal discours où il mit toutes ses colères, toute sa haine fraternelle, une énergie farouche, une éloquence terrible. En voici les principaux passages:

«A ce trouble, depuis longtemps inconnu, qui règne dans cette assemblée; aux agitations qu'ont produites les premières paroles de celui qui a parlé avant le dernier opinant, il est aisé de s'apercevoir, en effet, qu'il s'agit d'un grand intérêt, qu'il s'agit de savoir si quelques hommes aujourd'hui doivent l'emporter sur la patrie. Quel est donc ce changement qui paraît se manifester dans les principes des membres de cette assemblée, de ceux surtout qui siègent dans un côté qui s'honore d'avoir été l'asile des plus intrépides défenseurs de la liberté? Pourquoi une doctrine, qui paraissait naguère criminelle et méprisable, est-elle reproduite aujourd'hui? Pourquoi cette motion, rejetée quand elle fut proposée par Danton, pour Basire, Chabot et Fabre d'Eglantine, a-t-elle été accueillie tout à l'heure par une portion des membres de cette assemblée? Pourquoi? Parce qu'il s'agit aujourd'hui de savoir si l'intérêt de quelques hypocrites ambitieux doit l'emporter sur l'intérêt du peuple français. (Applaudissements.)

«… Nous verrons dans ce jour si la Convention saura briser une prétendue idole pourrie depuis longtemps; ou si, dans sa chute, elle écrasera la Convention et le peuple français. Ce qu'on a dit de Danton ne pouvait-il pas s'appliquer à Brissot, à Petion, à Chabot, à Hébert même, et à tant d'autres qui ont rempli la France du bruit fastueux de leur patriotisme trompeur? Quel privilège aurait-il donc? En quoi Danton est-il supérieur à ses collègues, à Chabot, à Fabre d'Eglantine, son ami et son confident, dont il a été l'ardent défenseur? En quoi est-il supérieur à ses concitoyens? Est-ce parce que quelques individus trompés, et d'autres qui ne l'étaient pas, se sont groupés autour de lui pour marcher à sa suite à la fortune et au pouvoir? Plus il a trompé les patriotes qui avaient eu confiance en lui, plus il doit éprouver la sévérité des amis de la liberté….

«Et à moi aussi, on a voulu inspirer des terreurs; on a voulu me faire croire qu'en approchant de Danton, le danger pourrait arriver jusqu'à moi; on me l'a présenté comme un homme auquel je devais m'accoler, comme un bouclier qui pourrait me défendre, comme un rempart qui, une fois renversé, me laisserait exposé aux traits de mes ennemis. On m'a écrit, les amis de Danton m'ont fait parvenir des lettres, m'ont obsédé de leurs discours. Ils ont cru que le souvenir d'une ancienne liaison, qu'une foi antique dans de fausses vertus, me détermineraient à ralentir mon zèle et ma passion pour la liberté. Eh bien! je déclare qu'aucun de ces grands motifs n'a effleuré mon âme de la plus légère impression. Je déclare que s'il était vrai que les dangers de Danton dussent devenir les miens, que s'ils avaient fait faire à l'aristocratie un pas de plus pour m'atteindre, je ne regarderais pas cette circonstance comme une calamité publique. Que m'importent les dangers? Ma vie est à la patrie; mon coeur est exempt de crainte; et si je mourais, ce serait sans reproche et sans ignominie. (On applaudit à plusieurs reprises.)

«… Au reste, la discussion qui vient de s'engager est un danger pour la patrie; déjà elle est une atteinte coupable portée à la liberté: car c'est avoir outragé la liberté que d'avoir mis en question s'il fallait donner plus de faveur à un citoyen qu'à un autre: tenter de rompre ici cette égalité, c'est censurer indirectement les décrets salutaires que vous avez portés dans plusieurs circonstances, les jugements que vous avez rendus contre les conspirateurs; c'est défendre aussi indirectement ces conspirateurs qu'on veut soustraire au glaive de la justice, parce qu'on a avec eux un intérêt commun; c'est rompre l'égalité. Il est donc de la dignité de la représentation nationale de maintenir les principes. Je demande la question préalable sur la proposition de Legendre.»

On sait quel effet cette admirable et homicide harangue produisit sur Legendre et sur la Convention tout entière. Une stupeur engourdit les âmes. La peur, la lâcheté fermèrent les bouches et livrèrent au bourreau la victime demandée. Jamais l'éloquence n'exerça, dans des circonstances plus tragiques, une influence plus prodigieuse et plus criminelle.

* * * * *

La mort des Dantonistes, en supprimant la liberté de contradiction, donna toute carrière à la rhétorique d'apparat où se complaisait Robespierre, et comme lettré et comme prédicateur. Déjà il s'était plu à faire la théorie d'une république fondée sur la vertu telle que l'entend Jean-Jacques dans son rapport sur les principes du gouvernement révolutionnaire (5 nivôse an II). Ces idées constituent le fond du célèbre rapport du 18 pluviôse suivant, sur les principes de morale politique. C'est là qu'il balance avec le plus d'art et de bonheur ses antithèses favorites sur la vertu comparée au vice.

«Nous voulons, dit-il, un ordre de choses où toutes les passions basses et cruelles soient enchaînées, toutes les passions bienfaisantes et généreuses éveillées par les lois; où l'ambition soit le désir de mériter la gloire et de servir la patrie; où les distinctions ne naissent que de l'égalité même; où le citoyen soit soumis au magistrat, le magistrat au peuple et le peuple à la justice; où la patrie assure le bien-être de chaque individu, et où chaque individu jouisse avec orgueil de la prospérité et de la gloire de la patrie; où toutes les âmes s'agrandissent par la communication continuelle des sentiments républicains, et par le besoin de mériter l'estime d'un grand peuple; où les arts soient les décorations de la liberté, qui les ennoblit; le commerce, la source de la richesse publique, et non pas seulement de l'opulence monstrueuse de quelques maisons.

«Nous voulons substituer dans notre pays la morale à l'égoïsme, la probité à l'honneur, les principes aux usages, les devoirs aux bienséances, l'empire de la raison à la tyrannie de la mode, le mépris du vice au mépris du malheur, etc.»

J'ai déjà parlé du fameux discours du 18 floréal an II, sur les rapports des idées religieuses et morales avec les principes républicains et sur les fêtes nationales, où Robespierre proclama l'existence et organisa le culte de l'Être suprême. Il y a là, parmi des banalités diffuses, de beaux morceaux dignes de Jean-Jacques. Les deux harangues à la fête même de l'Être suprême ne me semblent pas mériter, au point de vue littéraire, l'enthousiasme lyrique de Louis Blanc. Mais les circonstances donnèrent une importance extraordinaire à la parole de l'orateur, dont la tenue, l'attitude, étonnèrent le peuple et éveillèrent l'ironie de ses collègues. L'imagerie populaire a représenté Robespierre en habit bleu, cheveux poudrés, air de gala, prêchant à la foule la religion nouvelle. On sait que le hasard ou la malignité laissa un intervalle entre la Convention et son président, quand le cortège se mit en marche. «A le voir, dit Fiévée, à vingt pas en avant des membres de la Convention et des autorités convoquées, paré sans avoir l'air plus noble, tenant à la main un bouquet composé d'épis de blé et de fleurs, on pouvait distinguer les efforts qu'il faisait pour étouffer son orgueil; mais, au moment où les acteurs des théâtres de Paris, en costumes grecs, chantèrent la dernière strophe d'une hymne adressée soi- disant à l'Être suprême, et qui se terminait par ces vers qu'on adressait réellement à Robespierre au nom du peuple français: S'il a rougi d'obéir à des rois, il est fier de t'avoir pour maître, à ce moment, tout ce que l'homme renfermait d'ambition dans son sein éclata sur son visage: il se crut à la fois roi et Dieu.»

C'est alors qu'à demi voix, les amis de Danton le menacèrent et l'insultèrent à l'envi. Cette scène est trop connue pour qu'il faille la rappeler en détail: disons seulement que jamais orateur ne parla dans une occasion aussi extraordinaire, à la fois politique et pontife, président de la Convention et fondateur d'un culte nouveau, acclamé officiellement et injurié tout bas par son entourage, portant dans son coeur et sur son visage la joie d'avoir réalisé un rêve surhumain et la rage d'être outragé dans son triomphe. Puis il se sentit perdu, et Mme Le Bas l'entendit murmurer mélancoliquement, à son retour chez Duplay: «Vous ne me verrez plus longtemps.»

* * * * *

L'effroyable loi du 22 prairial an II tendait à supprimer ceux qui avaient hué le Pontife à la fête de l'Être suprême, dantonistes et indépendants. On sait comment ceux-ci firent la révolution de Thermidor, pour sauver leur tête, avec l'aide du terroriste Billaud. Je ne veux pas raconter, après M. d'Héricault, les préliminaires de cette journée célèbre ni cette répétition générale de son discours suprême que Robespierre fit aux Jacobins, le 13 messidor. Voici seulement deux points qui me paraissent hors de doute, quoi qu'en dise le spirituel critique, et qui expliquent tout ce discours: 1° Robespierre voulait la fin de la Terreur, mais après la destruction de ses ennemis personnels, dantonistes attardés comme Tallien, Thuriot, Dubois-Crancé, Bourdon (de l'Oise), ou ultra-terroristes comme Billaud et les billaudistes: ces hommes disparus, une volonté unique aurait dirigé la République dans une voie légale, humaine, pacifique, et Robespierre aurait été le dictateur par persuasion, le Périclès de cet ordre nouveau; 2° tout en gardant son influence sur les affaires, tout en gouvernant par sa signature ou par ses manoeuvres secrètes dans son bureau de police, avec Saint-Just et Couthon, il crut devoir s'absenter pendant quatre décades des séances du Comité de salut public. Pourquoi? par dégoût des hommes? par lassitude morale? Peut-être; mais surtout pour séparer ostensiblement sa personne des rivaux qu'il voulait perdre. L'orgueilleux croyait les isoler. C'est lui qui s'isola. En délivrant ses collègues de sa figure, de son éloquence, de toute sa personne redoutable, il leur donna le courage et la liberté de conspirer contre lui. Ecoutez les aveux de Billaud-Varenne (12 fructidor an II): «L'absence de Robespierre du Comité a été utile à la patrie, car il nous a laissé le temps de combiner nos moyens pour l'abattre; vous sentez que, s'il s'y était rendu exactement, il nous aurait beaucoup gênés. Saint-Just et Couthon, qui y étaient fort exacts, ont été pour nous des espions très incommodes.»

De ces deux remarques, il suit que le discours du 8 thermidor fut forcément ambigu, et que l'orateur, ayant laissé respirer ses ennemis, eut affaire à plus forte partie que s'il n'avait pas interrompu pendant un mois l'action terrifiante de son éloquence. On s'était fait un courage en son absence; on osa regarder en face cette tête de Méduse, selon le mot de Boucher Saint-Sauveur. D'autre part, il y a deux tendances dans le discours: la clémence et la rigueur. Robespierre, dit M. d'Héricault, mourut dans la peau d'un terroriste: il ne voulait que régulariser la Terreur à son profit. Robespierre, disent Louis Blanc et M. Hamel, périt parce qu'il voulait faire enfin ce qu'avaient proposé trop tôt Camille et Danton, parce qu'il voulait renverser l'échafaud. Les uns et les autres ont raison; Robespierre voulait dire: «Je renverserai l'échafaud, non demain, mais après-demain, quand cette poignée de méchants y aura monté.» Mais il enveloppa ce programme dans des formules vagues, où toute la Convention se sentit désignée. Et puis, quelle garantie avait-on que ces quelques victimes lui suffiraient? En sauvant la tête des collègues menacés, chacun crut sauver la sienne.

Quelque confiance que Robespierre eût dans la puissance de sa parole, je crois qu'à la veille de prononcer son discours, il avait senti, connu les résistances que sa faute avait rendues possibles, et peut-être même s'était-il dit que l'obscurité de ses paroles effraieraient le Centre et la Droite. Oui, il était trop informé pour compter outre mesure sur l'appui problématique des Soixante-Quinze, et des hommes comme Durand- Maillane. Mais cet esprit lent et orgueilleux ne sut pas, ne voulut pas changer son plan d'attaque et de défense. Dirai-je que son amour-propre littéraire répugna à sacrifier un discours tout rédigé? Il est positif qu'il travaillait depuis longtemps à ce discours, qu'il y avait mis toute son âme, que c'eût été pour lui une souffrance de supprimer ce beau testament politique. On n'aime pas Robespierre; mais on ne peut nier qu'il n'eût l'âme assez grande pour se consoler d'un échec et de la mort par l'idée de laisser après lui un chef-d'oeuvre oratoire.[2]

Note:

[2]Il n'est pas moins préoccupé de passer pour un honnête homme aux yeux de la postérité, comme l'indique ce beau mouvement de son discours: «Les lâches! ils voudraient donc me faire descendre au tombeau avec ignominie! Et je n'aurais laissé sur la terre que la mémoire d'un tyran!» La même préoccupation lui avait inspiré, dans les derniers temps de sa vie, ces vers que nous a transmis Charlotte Robespierre:

  Le seul tourment du juste à son heure dernière,
  Et le seul dont alors je serai déchiré,
  C'est de voir en mourant la pâle et sombre envie
  Distiller sur mon front l'opprobre et l'infamie,
  De mourir pour le peuple et d'en être abhorré.

Sa crainte se réalisa, à en croire le compte rendu de la séance du 9 thermidor publié par un journal peu connu, la Correspondance politique de Paris et des départements: «Robespierre demande en vain la parole: il est hué par le peuple.» Cf. Vatel, Vergniaud, t. II, p. 167.

La promenade mélancolique qu'on lui prête la veille de son duel, ses prévisions funèbres, tout cela n'est pas une comédie comme il en joua souvent pour apitoyer sur lui-même.

Mais je crois aussi que, quand il relisait son discours, son orgueil lui rendait la confiance, et qu'une fois à la tribune, écouté et applaudi, enivré lui-même de sa parole, il se crut sûr de vaincre et que la désillusion finale lui fut amère.

On sait que le Moniteur, pour plaire aux vainqueurs, résuma les paroles du vaincu en dix lignes insignifiantes. Seul, le Républicain français osa en donner une analyse étendue et fidèle. Mais le texte complet ne fut imprimé que plusieurs semaines après la mort de Robespierre. On ignore donc quels sont les passages que la Convention a particulièrement applaudis, ceux qui l'ont laissée froide ou méfiante, et jamais il n'aurait été plus intéressant d'avoir ces notes si incomplètes et si précieuses à la fois que les journaux donnaient sur l'attitude de l'auditoire.

Robespierre, après un exorde classique et une vague esquisse de sa politique, également éloignée de la violence hébertiste et de l'indulgence dantonienne, fit un appel indirect aux honnêtes gens de la Droite. Puis il réfuta en ces termes les accusations de dictature:

«Quel terrible usage les ennemis de la république ont fait du seul nom d'une magistrature romaine! Et si leur érudition nous est si fatale, que sera-ce de leurs trésors et de leurs intrigues! Je ne parle point de leurs armées; mais qu'il me soit permis de renvoyer au duc d'York et à tous les écrivains royaux les patentes de cette dignité ridicule, qu'ils m'ont expédiée les premiers: il y a trop d'insolence, à des rois, qui ne sont pas sûrs de conserver leurs couronnes, de s'arroger le droit d'en distribuer à d'autres….» Qu'un représentant du peuple qui sent la dignité de ce caractère sacré, «qu'un citoyen français digne de ce nom puisse abaisser ses voeux jusqu'aux grandeurs coupables et ridicules qu'il a contribué à foudroyer, qu'il se soumette à la dégradation civique pour descendre à l'infamie du trône, c'est ce qui ne paraîtra vraisemblable qu'à ces êtres pervers qui n'ont pas même le droit de croire à la vertu! Que dis-je, vertu! C'est une passion naturelle sans doute; mais comment la connaîtraient-elles, ces âmes vénales qui ne s'ouvrirent jamais qu'à des passions lâches et féroces; ces misérables intrigants qui ne lièrent jamais le patriotisme à aucune idée morale, qui marchèrent dans la révolution à la suite de quelque personnage important et ambitieux, de je ne sais quel prince méprisé, comme jadis nos laquais sur les pas de leurs maîtres?… Mais elle existe, je vous en atteste, âmes sensibles et pures; elle existe, cette passion tendre, impérieuse, irrésistible, tourment et délices des coeurs magnanimes; cette horreur profonde de la tyrannie, ce zèle compatissant pour les opprimés, cet amour plus sublime et plus saint de l'humanité, sans lequel une grande révolution n'est qu'un crime éclatant qui détruit un autre crime; elle existe cette ambition généreuse de fonder sur la terre la première République du monde!…

«Ils m'appellent tyran…. Si je l'étais, ils ramperaient à mes pieds, je les gorgerais d'or, je leur assurerais le droit de commettre tous les crimes, et ils seraient reconnaissants! Si je l'étais, les rois que nous avons vaincus, loin de me dénoncer (quel tendre intérêt ils portent à notre liberté!), me prêteraient leur coupable appui; je transigerais avec eux….

«Qui suis-je, moi qu'on accuse? Un esclave de la liberté, un martyr vivant de la République, la victime autant que l'ennemi du crime. Tous les fripons m'outragent; les actions les plus indifférentes, les plus légitimes de la part des autres sont des crimes pour moi; un homme est calomnié dès qu'il me connaît; on pardonne à d'autres leurs forfaits; on me fait un crime de mon zèle. Otez-moi ma conscience, je suis le plus malheureux de tous les hommes; je ne jouis pas même des droits du citoyen; que dis-je! il ne m'est pas même permis de remplir les devoirs d'un représentant du peuple.

«Quand les victimes de leur perversité se plaignent, ils s'excusent en leur disant: C'est Robespierre qui le veut, nous ne pouvons pas nous en dispenser…. On disait aux nobles: C'est lui seul qui vous a proscrits; on disait en même temps aux patriotes: Il veut sauver les nobles; on disait aux prêtres: C'est lui seul qui vous poursuit; sans lui, vous seriez paisibles et triomphants; on disait aux fanatiques: C'est lui qui détruit la religion; on disait aux patriotes persécutés: C'est lui qui l'a ordonné, ou qui ne veut pas l'empêcher. On me renvoyait toutes les plaintes dont je ne pouvais faire cesser les causes, en disant: Votre sort dépend de lui seul. Des hommes apostés dans les lieux publics propageaient chaque jour ce système; il y en avait dans le lieu des séances du tribunal révolutionnaire, dans les lieux où les ennemis de la patrie expient leurs forfaits; ils disaient: Voilà des malheureux condamnés; qui est-ce qui en est la cause? Robespierre. On s'est attaché particulièrement à prouver que le tribunal révolutionnaire était un tribunal de sang, créé par moi seul, et que je maîtrisais absolument pour faire égorger tous les gens de bien, et même tous les fripons, car on voulait me susciter des ennemis de tous les genres. Ce cri retentissait dans toutes les prisons; ce plan de proscription était exécuté à la fois dans tous les départements par les émissaires de la tyrannie. Mais qui étaient-ils, ces calomniateurs?…»

Ce sont ceux qui ont blasphémé à la fête de l'Etre Suprême: «Croirait-on qu'au sein de l'allégresse publique, des hommes aient répondu par des signes de fureur aux touchantes acclamations du peuple? Croira-t-on que le président de la Convention nationale, parlant au peuple assemblé, fut insulté par eux, et que ces hommes étaient des représentants du peuple? Ce seul trait explique tout ce qui s'est passé depuis. La première tentative que firent les malveillants fut de chercher à avilir les grands principes que vous aviez proclamés et à effacer le souvenir touchant de la fête nationale: tel fut le but du caractère et de la solennité qu'on donna à ce qu'on appelait l'affaire de Catherine Théos….

«Oh! je la leur abandonnerai sans regret, ma vie! J'ai l'expérience du passé, et je vois l'avenir! Quel ami de la patrie peut vouloir survivre au moment où il n'est plus permis de la servir et de défendre l'innocence opprimée! Pourquoi demeurer dans un ordre de choses où l'intrigue triomphe éternellement de la vérité, où la justice est un mensonge, où les plus viles passions, où les craintes les plus ridicules occupent dans les coeurs la place des intérêts sacrés de l'humanité?… En voyant la multitude des vices que le torrent de la Révolution a roulés pêle-mêle avec les vertus civiques, j'ai craint quelquefois, je l'avoue, d'être souillé aux yeux de la postérité par le voisinage impur des hommes pervers qui s'introduisaient parmi les sincères amis de l'humanité, et je m'applaudis de voir la fureur des Verrès et des Catilina de mon pays tracer une ligne profonde de démarcation entre eux et tous les gens de bien. J'ai vu dans l'histoire tous les défenseurs de la liberté accablés par la calomnie; mais leurs oppresseurs sont morts aussi! Les bons et les méchants disparaissent de la terre, mais à des conditions différentes. Français, ne souffrez pas que vos ennemis osent abaisser vos âmes et énerver vos vertus par leur désolante doctrine!… Non, Chaumette, non, la mort n'est pas un sommeil éternel!… Citoyens, effacez des tombeaux cette maxime gravée par des mains sacrilèges, qui jette un crêpe funèbre sur la nature, qui décourage l'innocence opprimée, et qui insulte à la mort; gravez-y plutôt celle-ci: la mort est le commencement de l'immortalité!»

Dans sa péroraison, il changea de ton et de but. C'est là qu'avec d'effrayantes et vagues formules, il désignait de nouvelles victimes pour l'échafaud:

«… Quel est le remède à ce mal? Punir les traîtres, renouveler les bureaux du Comité de sûreté générale, épurer ce comité lui-même, et le subordonner au Comité de salut public; épurer le Comité de salut public lui-même, constituer l'unité du gouvernement sous l'autorité suprême de la Convention nationale, qui est le centre et le juge, et écraser ainsi toutes les factions du poids de l'autorité nationale, pour élever sur leurs ruines la puissance de la justice et de la liberté: tels sont les principes. S'il est impossible de les réclamer sans passer pour un ambitieux, j'en conclurai que les principes sont proscrits, et que la tyrannie règne parmi nous, mais non que je doive le taire; car que peut- on objecter à un homme qui a raison et qui sait mourir pour son pays?

«Je suis fait pour combattre le crime, non pour le gouverner. Le temps n'est point arrivé où les hommes de bien peuvent servir impunément la patrie; les défenseurs de la liberté ne seront que des proscrits tant que la horde des fripons dominera.»

Cette vaste harangue, diffuse et inégale, mais où brillent des traits sublimes, sembla d'abord assurer la victoire à Robespierre. Déjà la Convention avait ordonné l'impression et l'envoi aux départements; mais les conspirateurs jetèrent le masque et jouèrent résolument leur tête, accusant l'orateur de dictature. Le décret fut rapporté, et la querelle suprême remise au lendemain.

Le soir du même jour, Robespierre lut son discours aux Jacobins. Il y remporta le plus vif succès et mit le club en rébellion morale contre la Convention, malgré l'opposition de Billaud et de Collot. Mais on ne connaît cette séance oratoire que par les confidences de Billaud lui- même, narrateur trop partial pour être exact et complet. [1] Le seul fait certain, c'est que, le lendemain, Robespierre et Saint-Just se présentèrent à la Convention avec l'appui notoire de la plus grande autorité révolutionnaire. Si Robespierre avait pu parler, la journée tournait en sa faveur; mais la sonnette de Thuriot étouffa sa voix, rendant ainsi à son éloquence le suprême hommage qu'on avait rendu à Vergniaud et à Danton, quand on les avait bâillonnés pour les tuer.

[Note: Réponse de J.-N. Billaud aux inculpations qui lui sont personnelles, an III, in-8°. Voici les paroles qu'il prête à Robespierre: «Aux agitations de cette assemblée, a-t-il dit, il est aisé de s'apercevoir qu'elle n'ignore pas ce qui s'est passé ce matin à la Convention. Il est facile de voir que les factieux craignent d'être dévoilés en présence du peuple; au reste, je les remercie de s'être signalés d'une manière aussi prononcée et de m'avoir fait connaître mes ennemis et ceux de la patrie.»—Après ce préambule, Robespierre lit le discours qu'il avait prononcé à la Convention. Il est accueilli par des applaudissements nombreux; et la portion de la Société qui ne paraissait point l'approuver, ne fait qu'exciter la colère….»]

IV.—LA RHÉTORIQUE DE ROBESPIERRE

Charles Nodier est presque le seul écrivain qui ait discuté le mérite littéraire de Robespierre, mais il l'a fait avec sa fantaisie extravagante et paradoxale, avec un air de mystification. On n'a pas encore sérieusement préparé les éléments d'une critique de ce talent oratoire, qui s'imposa et régna un temps sur la France. Voyons donc ce que les contemporains pensaient de cet homme politique considéré comme orateur, ce que lui-même pensait de lui, quels sont les principaux procédés de sa rhétorique.

* * * * *

A la Constituante, Robespierre s'était montré préoccupé de sa réputation d'homme de lettres, avec une irritabilité douloureuse d'amour-propre. Sous le politique austère et déjà redoutable, on démêlait en lui le candidat au prix d'éloquence. On a vu quels sarcasmes lui attira cette vanité littéraire, et comment, sous le feu de la raillerie, il s'éleva au-dessus de lui-même dans les derniers mois de la législature, soit qu'il improvisât une réponse à la consultation réactionnaire de l'abbé Raynal, soit qu'il demandât l'inéligibilité des représentants actuels. Depuis ce moment jusqu'à sa mort, il ne cessa de faire des progrès, à force d'application fiévreuse, et de monter chaque jour d'un degré, comme orateur, dans son estime et dans celle du public: son discours testamentaire du 8 thermidor couronnera avec éclat tant de luttes intimes contre la lenteur de sa propre imagination, tant de fermeté patiente contre les moqueries ou l'indifférence de l'opinion.

En 1792 et en 1793, ces progrès sont attestés par les procédés mêmes dont usent ses ennemis pour atténuer les effets de son éloquence. Ce sont des gamineries inconvenantes comme celle de Louvet lui bâillant au nez ou de Rabaut affectant la plus ironique inattention. Dans ses mémoires, l'auteur de Faublas, surpris par l'éclosion du talent oratoire de Robespierre, voit là un phénomène qu'une collaboration secrète peut seule expliquer: «Détestable auteur et très mince écrivain, dit-il, il n'a aujourd'hui d'autre talent que celui qu'il est en état d'acheter.» Non, Robespierre n'eut pas ses faiseurs, comme Mirabeau, et il n'y a pas à craindre, quoi qu'en dise Mercier, qu'un Pellenc ou un Reybaz revendique la paternité des discours sur la guerre ou de l'homélie sur l'Etre suprême. «Il y règne une trop grande unité, dit justement M. d'Héricault, on y trouve trop les traces d'un tempérament et de défauts qui eussent disparu sous la main d'hommes comme Sieyès ou Saint-Just ou Fabre d'Eglantine, ou l'obscur prêtre apostat qu'on désigne aussi comme son secrétaire-compositeur.» La vérité, c'est que ses ennemis le calomnient jusque dans son talent, dont ils font ainsi un involontaire éloge.

On ne peut contester ni la quantité ni la qualité de ses succès oratoires: il est sûr qu'aux Jacobins l'enthousiasme pour sa parole devint peu à peu du fanatisme. Ne dites pas que sa dictature, une fois fondée, lui valut des applaudissements serviles ou payés: à l'époque où il a contre lui la majorité des Jacobins eux-mêmes (fin 1791), comme à l'époque où il inaugure son attitude religieuse au milieu du Paris d'Hébert et de Chaumette, il remporte, lui qui est presque seul contre presque tous, des triomphes de tribune qu'il faut bien attribuer tout entiers à son talent et à son caractère. On voit que son éloquence travaillée, académique, toujours grave et décente, imperturbablement sérieuse et dogmatique, plaisait au peuple, lui semblait le comble de l'art, un beau mystère de science et de foi. Quelques lettrés s'étonnaient de cette faveur; et Baudin (des Ardennes), dans son panégyrique des Girondins, se demandera comment une parole si ornée et guindée a pu en imposer si longtemps aux âmes incultes. «La popularité, dit-il, ne se trouvait ni dans son langage, ni dans ses manières; ses discours, éternellement polémiques, toujours vagues et souvent prolixes, n'avaient ni un but assez sensible, ni des résultats assez frappants, ni des applications assez prochaines pour séduire le peuple.» Ils le séduisaient cependant, par les qualités même ou les défauts que signale Baudin. A la fin, aux Jacobins, dit Daunou, «il pouvait discourir à son gré sans crainte de contradiction ni de murmures: il recueillait, il savourait les longs applaudissements d'un immense auditoire». [1] Un fait peu connu donnera une juste idée de l'enthousiasme presque religieux qu'il excitait parmi les frères et amis dès la fin de 1792: les membres de la Société ouvraient une souscription pour imprimer et répandre ses principaux discours.

[Note: Taillandier, Documents biographiques sur Daunou, p. 293.]

Mais que pensaient de son talent les rares esprits dont les passions du temps n'avaient pas altéré tout à fait la finesse critique? André Chénier raille quelque part «les beaux sermons sur la Providence de ce parleur connu par sa féroce démence». Le plus grand styliste d'alors, Camille Desmoulins, est parfois lyrique sur l'éloquence de l'Incorruptible. Tantôt, il trouve qu'aux Jacobins, dans le débat sur la guerre, «le talent de Robespierre s'est élevé à une hauteur désespérante pour les ennemis de la liberté; il a été sublime, il a arraché des larmes». Tantôt il s'écrie, à propos de la réponse à Louvet: «Qu'est-ce que l'éloquence et le talent, si vous n'en trouvez pas dans ce discours admirable de Robespierre, où j'ai retrouvé d'un bout à l'autre l'ironie de Socrate et la finesse des Provinciales, mêlées de deux ou trois traits comparables aux plus beaux endroits de Démosthène?» Certes, ces éloges ont leur poids; mais Camille, bon camarade, partisan exalté, ne se laisse-t-il pas aveugler ici par son admiration pour le caractère de Robespierre? Ne se monte-t-il pas un peu la tête, par passion politique, quand sa plume attique et légère compare à Socrate et à Pascal le rhéteur laborieux? Ses éloges feront place à un froid dédain quand l'auteur du Vieux Cordelier se sera rapproché de Danton.

Un autre hommage vint à Robespierre et dut flatter voluptueusement son amour-propre: l'arbitre du goût académique, La Harpe, lui écrivit, en 1794, pour le féliciter de son discours sur l'Etre suprême,—comme si l'admiration ralliait l'ancien régime au génie de Robespierre. Mais bientôt La Harpe se vengea de sa propre platitude en écrivant contre la littérature révolutionnaire des pages furibondes. Tous ces jugements sont donc entachés de partialité, et je ne trouve une note juste, une impression froide et équitable, encore qu'un peu sévère, que dans les mémoires du littérateur Garat. «Dans Robespierre, dit-il, à travers le bavardage insignifiant de ses improvisations journalières, à travers son rabâchage éternel sur les droits de l'homme, sur la souveraineté du peuple, sur les principes dont il parlait sans cesse, et sur lesquels il n'a jamais répandu une seule vue un peu exacte et un peu neuve, je croyais apercevoir, surtout quand il imprimait, les germes d'un talent qui pouvait croître, qui croissait réellement, et dont le développement entier pouvait faire un jour beaucoup de bien ou beaucoup de mal. Je le voyais, dans son style, occupé à étudier et à imiter ces formes de la langue qui ont de l'élégance, de la noblesse et de l'éclat. D'après les formes mêmes qu'il imitait et qu'il reproduisait le plus souvent, il m'était facile de deviner que toutes ses études, il les faisait surtout dans Rousseau.»

C'est bien là l'opinion des rares contemporains qui ont gardé assez de sang-froid pour juger dans Robespierre l'artiste et l'orateur: il est à leurs yeux un bon élève, un imitateur appliqué de Rousseau. Le même Garat dit ailleurs de celui qu'il appelle le dictateur oratoire: «Il cherche curieusement et laborieusement les formes et les expressions élégantes du style: il écrit, le plus souvent, ayant près de lui, à demi ouvert, le roman où respirent en langage enchanteur les passions les plus tendres du coeur et les tableaux les plus doux de la nature, la Nouvelle Héloïse.» Robespierre ne laissait échapper d'ailleurs aucune occasion de se présenter comme un disciple, un champion du bon Jean- Jacques. Mais surtout il tient à passer pour un écrivain décent et noble, selon la tradition académique. Après la gloire de réformateur moral et religieux, il ambitionne surtout celle d'être pour la postérité un orateur classique. Le faible Garat veut-il flatter cet homme terrible? Il lui écrit: «Votre discours sur le jugement de Louis Capet et ce rapport (sur les puissances étrangères), sont les plus beaux morceaux qui aient paru dans la Révolution; ils passeront dans les écoles de la République comme des modèles classiques

Oui, tenir un jour une place dans une anthologie oratoire, vivre dans la mémoire des générations futures comme le mieux disant des orateurs moralistes, être l'objet d'enthousiastes biographies scolaires, où il apparaîtrait dans son attitude studieuse et austère, comme un instituteur du genre humain et le premier disciple de Jean-Jacques, tel est l'idéal de ce rêveur né pédagogue. Certes, il n'imagine cette gloire qu'à travers les souvenirs de l'antiquité grecque et romaine, et toute sa religiosité ne l'empêche pas de s'offrir à lui-même comme modèles les grands harangueurs de Rome et d'Athènes. Mais l'orateur antique se piquait d'être un politique complet, d'exceller dans toutes les fonctions de la vie publique, au forum, au temple, à la palestre, à l'armée. Presque tout ce rôle a été repris, au fort de la Terreur, par quelques hommes d'Etat républicains qui parlaient et agissaient à la fois, comme Saint-Just, qu'on vit tout ensemble homme de guerre et de tribune, comme la plupart des représentants missionnaires. Couthon lui- même, le paralytique Couthon, se montrait presque aussi capable d'agir que de pérorer. Robespierre est, avec Barère, un des rares révolutionnaires de marque qui n'ait reproduit en sa personne qu'une des faces de l'orateur antique. Tout son rôle fut de parler. Il attribua une importance exclusive à l'éloquence considérée comme éloquence, inspirée non par des faits, mais par la méditation solitaire, visant moins à provoquer des actes que des pensées et des sentiments. Cette conception toute littéraire de l'art de la parole fit le prestige et la faiblesse de la politique de Robespierre. Les appels qu'il adressa, en artiste, à l'imagination et à la sensibilité de ses contemporains, lui valurent des applaudissements et une flatteuse renommée chez ces Français épris de la virtuosité oratoire. Mais son erreur fut de penser que la parole suffisait à tout. Cette confiance imperturbable dans la toute-puissance de l'outil qu'il forgeait et polissait sans cesse lui fit croire qu'il possédait un talisman pour vaincre ses ennemis, sans avoir besoin d'agir; voilà pourquoi, dans la séance du 8 thermidor, il n'apporta pas d'autre machine de guerre qu'un rouleau de papier.

[Illustration: ESTAMPE THERMIDORIENNE CONTRE ROBESPIERRE]

* * * * *

Si on veut maintenant étudier de plus près comment lui viennent ses idées, comment il les dispose et les exprime, il faut d'abord remarquer que son imagination est lente et laborieuse. Elle ne s'éveille et ne s'échauffe que dans le silence du cabinet. Même alors, elle est inhabile à cet écart si commun en France et au dix-huitième siècle de saisir rapidement les rapports entre les idées, art qui est le fond de l'esprit de conversation, alors si florissant. A ce point de vue comme au point de vue de l'inspiration, Robespierre n'offre ni les qualités ni les défauts de notre race. Il s'assimile avec peine ce que d'autres ont pensé et il pense maigrement. Je crois que M. d'Héricault a eu raison de dire: «Son esprit lent, son cerveau aisément troublé par des appréhensions et où toute pensée nouvelle ne se présentait jamais qu'avec des formes indécises ou menaçantes, le rendaient rebelle à toute idée survenant brusquement.» [Note: La Révolution de Thermidor, p. 115.] Ainsi l'idée de république, subitement produite après la fuite à Varennes, le déconcerte et lui répugne pendant de longs mois. Là où d'autres Français ont déjà évolué dans une pirouette, il lui faut un délai infini pour achever un lent et circonspect travail d'intime changement d'opinion. De même dans la mise en ordre de ses propres pensées, c'est avec peine qu'il passe d'un argument à un autre, c'est avec raideur qu'il quitte une attitude oratoire pour en revêtir une seconde, même prévue et déjà essayée par lui. Il lui faut une ornière, il s'y plaît, la suit jusqu'au bout, et la prolonge chaque jour davantage. De là ces éternelles redites, ce délayage, ce retour des mêmes thèmes chaque fois plus développés. Il ne se sent en sûreté, il n'est maître de lui que dans une formule qui lui soit familière. Les interruptions le dérangent et l'exaspèrent: tous ont ri d'un sarcasme avant qu'il en ait saisi la portée. Même un compliment brusque le déconcerte: il craint un piège, un sous-entendu. Il lui faut une galerie muette et applaudissante, et il n'excelle que dans le monologue: «son rôle de pontife lui plaît en partie comme monologue», [Note: Cette fine remarque est de M. d'Héricault, ibid., p 206.] parce qu'il lui assure un assentiment silencieux, un droit à n'être jamais interrompu, c'est-à- dire désarçonné.

Michelet nous le montre courbé sous la lampe de Duplay et raturant, raturant encore, raturant sans cesse, comme un écolier qui s'applique et dont l'imagination laborieuse ne peut ni aboutir ni se contenter. Il y a du vrai dans cette vue. Pourtant, voici un renseignement tout autre sur sa méthode de composition. Je l'emprunte à Villiers qui, en 1790, avait passé sept mois auprès de Robespierre, comme secrétaire bénévole et non payé, et dont, à ce titre, les Souvenirs ont quelque intérêt pour l'histoire: «Robespierre, dit-il, écrivait vite correctement, et j'ai copié de ses plus longs discours qui n'avait pas six ratures.» Comment concilier cette indication avec l'aspect si souvent décrit, que présente le manuscrit du discours du 8 thermidor, dont quelques pages sont noires de ratures?

Cette apparente contradiction entre ce témoignage et ce document va nous donner le secret de la méthode de composition et de style de Robespierre.

Quel est le caractère des ratures du fameux manuscrit? L'auteur supprime des tirades, des paragraphes; il les supprime en les raturant tout entiers. Mais presque jamais il n'efface un mot, un membre de phrase, pour les remplacer. Il change le fond; il touche très peu à la forme. D'où il suit qu'il modifie sans cesse le plan de son discours, qu'il en corrige rarement le style. Villiers a donc raison de dire: «Robespierre écrivait vite», et la tradition n'a pas tort de dire: «Robespierre composait péniblement, et ses discours sentaient l'huile».

On a vu comment l'homélie sur l'Etre suprême, composée longtemps avant le jour où elle fut prononcée, s'était peu à peu accrue d'incessantes additions dans la pensée et sous la plume de l'auteur, jusqu'à former une harangue énorme. De même, la plupart des grands discours de Robespierre ont été ainsi inventés et formés d'avance, avant l'heure de leur publication. Puis, dans sa mémoire ou sur le papier, ces discours, en attendant l'occasion de paraître enfin, commençaient à se développer, à s'annexer toutes les idées nouvelles que les faits suggéraient. Leur cadre mobile, sans cesse distendu, défait et reformé, recevait incessamment des arguments inattendus, semblables pour la forme, fort disparates pour le fond, parfois contradictoires. L'heure de la tribune sonnait, et le discours se produisait, sans que cet incessant travail de développement fût achevé: à vrai dire, Robespierre eût attendu vingt ans l'heure décisive, que son oeuvre n'eût pas été plus fixée pour cela. Chacun de ses discours est l'histoire de son âme depuis la dernière fois qu'il a pris la parole.

Il arrive que l'étendue de son poème sans cesse enflé inquiète son goût; alors, non sans douleur, il retranche quelques-uns de ces morceaux, parce qu'il le faut, parce qu'il ne peut lire à la tribune tout ce que lui a suggéré son imagination en politique et en morale depuis son dernier discours. De là, les ratures du manuscrit du 8 thermidor. Mais chacun de ces morceaux s'est présenté à son esprit dans une forme aisée, abondante, analogue à sa pensée; sa plume a écrit sous la dictée facile de son imagination sans cesse en travail solitaire, de sa méditation qui tourne et s'évertue sans relâche, comme une roue dans une usine. C'est aussi la facilité acquise du nullus dies sine linea: en Robespierre, le scribe aide l'auteur.

Mais le développement du discours ne s'arrête pas toujours quand l'orateur descend de la tribune; il arrive à Robespierre de reprendre sa harangue, de la répéter, revue et augmentée, de l'imposer jusqu'à trois fois à ses auditeurs, comme le discours sur la guerre, dont les trois éditions successives marquent chacune un progrès d'abondance sur la précédente. Ce rabâchage est un besoin d'esprit chez ce prédicateur; et Michelet a finement montré qu'une telle monotonie, à coup sûr littéraire, se trouve être un bon moyen politique et par conséquent oratoire.

Le style de Robespierre fut toujours académique. Rarement il sortit de sa bouche ou de sa plume un mot trivial, familier ou qui reflétât le ton simple et négligé de la conversation. Il ne désigne guère que par des périphrases ou des allusions les réalités actuelles, les faits et les hommes trop récents pour que l'imagination ait eu le temps de les ennoblir. Même les réalités de sa propre politique, le Tribunal révolutionnaire, la guillotine, la dictature, la Terreur, il hésite à les nommer de leur nom, alors qu'il les désigne le plus clairement. Si les monuments de la Révolution disparaissaient un jour, et qu'il ne restât que les discours de Robespierre pour faire connaître les institutions, les hommes, la langue de l'époque, l'érudit pâlirait en vain sur ces généralités vagues, si conformes aux préceptes de Buffon. Il semble que l'orateur parle, écrive en dehors du temps et de l'espace, pour tous les moments et pour tous les lieux. Ecrit-il donc mal? Non, certes, en ce sens que son style convient justement à sa pensée, qui est, elle-même, générale, abstraite, issue de la méditation solitaire dans le silence du cabinet. Il ne se guinde pas pour écrire ainsi: ses idées se présentent à lui sous cette forme académique, et chez lui le langage extérieur est d'accord avec ce que les philosophes appellent le langage intérieur.

Quand il nomme, il ne nomme guère que les morts, que l'échafaud a déjà transfigurés pour la haine ou pour l'amour. Tant que Brissot, Hébert, Danton firent partie de la réalité tangible et par conséquent triviale aux yeux du spiritualisme classique, il évite de prononcer leur nom. Sitôt que Sanson a fait tomber leurs têtes, ils deviennent, aux yeux de Robespierre, les personnifications du vice et de l'erreur. Ce ne sont plus des hommes, ce sont des types: il peut les nommer, sans faillir au goût, mais il les ennoblit aussitôt d'une épithète classiquement injurieuse, et il dit: Danton, ce monstre…, autant par tactique littéraire que par pudeur politique.

Enfin, cette rhétorique deviendra entre ses mains une arme de tyrannie. Ses vagues allusions porteront l'effroi ou le repentir chez ses ennemis: elles lui permettront de ne pas s'engager trop, de reculer à temps si l'effet est manqué ou si l'opinion proteste. Oui, ces formules de manuel glacent de terreur les ennemis de ce virtuose en l'art de parler. Si on ne se défend pas, on est perdu. Si on se défend, on se reconnaît donc? Un jour, Bourdon (de l'Oise) se voit désigné par une de ces périphrases si claires à la fois et si entortillées. Il se sent déjà bouclé, couché sur la bascule. Il pousse un cri, un hoquet d'agonie. Robespierre s'interrompt, dirige son binocle vers lui, et dit froidement: «Je n'ai pas nommé Bourdon; malheur à qui se nomme!»

Il serait curieux d'étudier en détail l'emploi qu'il fait des figures de rhétorique, à la fois comme moyen littéraire et comme moyen politique. Il pratique avec prédilection la réticence, l'omission, la prétermission, que sais-je encore? tous les modes de diction qui éveillent en l'auditeur des sentiments vagues, une admiration vague, une terreur vague, une vague espérance. Il fait peser sur les esprits comme la tyrannie de l'incertitude; et un des effets les plus profonds de son éloquence, c'est qu'on se disait, après l'avoir ouï: Qu'a-t-il voulu dire? Quelle est sa vraie pensée?» Ce mystère redoublait la fidélité ardente de ses dévots et l'effroi lâche de ses ennemis.

Je l'ai dit: ce qui me frappe en Robespierre, ce qui nous déconcerte, c'est qu'il est d'une autre race que les autres hommes d'État français. On retrouverait, je crois, dans la série de nos politiques remarquables, et je cite au hasard Henri IV, Richelieu, Mirabeau, Danton, Napoléon lui-même, qui sut se franciser, on retrouverait, dis-je, des ressemblances fondamentales, une pensée claire, peu d'imagination, le goût et le don d'agir. Robespierre, qui gouverna la France par la persuasion, fut au contraire un mystique et un inactif. Je retrouve ce même tempérament antifrancais dans le style oratoire du pontife de l'Etre suprême. Il lui manque ce que possédait à un si haut degré l'éloquence de Mirabeau, de Vergniaud, de Danton, je peux dire le trait. Robespierre n'a pas d'esprit, pas de mots frappés en médailles, pas de formules vives, courtes et suggestives. Il rêve, il déduit, il raisonne, il parle pour lui, quand la parole de Danton est vive, hachée, sautillante comme eût pu l'être une conversation lyrique avec Diderot. Le Français a peur d'ennuyer, il se hâte, ou s'il s'attarde, il s'excuse: Robespierre prend son temps et ses aises. Il est lent et monotone. Il n'est remarquable, que quand il est sublime et il le devient deux ou trois fois quand il parle de la conscience, de sa conscience à lui, de la haute dignité de sa vie et de sa pensée. Mais quel singulier phénomène, et antipathique à notre race, qu'une éloquence où on ne retrouve rien de l'esprit de Rabelais, de Molière, de Pascal, de Voltaire!

* * * * *

Michelet, Louis Blanc, M. d'Héricault ont représenté Robespierre, décrit son action, monotone comme son style et pourtant puissante. Ses portraits sont tous dissemblables et contradictoires. Charlotte Robespierre affirme, dans ses mémoires, que le plus ressemblant est celui de la collection Delpech, où il a un air de douceur que démentent presque tous les témoignages. Boilly l'a représenté jeune, gras, florissant, l'air studieux et un peu borné (musée Carnavalet). Mais, parmi tant de portraits célèbres, j'incline à croire que le dessin de Bonneville, auquel tous les autres ressemblent par quelque point, est la plus fidèle image de Robespierre tel que le peuple le voyait. Ses ennemis s'accordent à comparer sa figure à celle d'un chat sauvage. [1] Beaulieu dit: «C'était, en 1789, un homme de trente ans, de petite taille, d'une figure mesquine et fortement marquée de petite vérole; sa voix était aigre et criarde, presque toujours sur le diapason de la violence; des mouvements brusques, quelquefois convulsifs, révélaient l'agitation de son âme. Son teint pâle et plombé, son regard sombre et équivoque, tout en lui annonçait la haine et l'envie.» [2] Le témoignage de Thibaudeau est analogue: «Il était d'une taille moyenne, avait la figure maigre et la physionomie froide, le teint bilieux et le regard faux, des manières sèches et affectées, le ton impérieux, le rire forcé et sardonique. Chef des sans-culottes, il était soigné dans ses vêtements, et il avait conservé la poudre, lorsque personne n'en portait plus….» [3] Etienne Dumont, qui avait causé avec lui, trouvait qu'il ne regardait point en face et qu'il avait dans les yeux un clignotement continuel et pénible. [4] Toutes ces impressions ont été résumées dans un pamphlet thermidorien d'une façon qui a semblé aux contemporains si heureuse et si vraie que les innombrables factums qui parurent presque en même temps le plagièrent mot pour mot:

«Sa taille était de cinq pieds deux ou trois pouces; son corps jeté d'aplomb; sa démarche ferme, vive et même un peu brusque; il crispait souvent ses mains comme par une espèce de contraction de nerfs; le même mouvement se faisait sentir dans ses épaules et dans son cou, qu'il agitait convulsivement à droite et à gauche; ses habits étaient d'une propreté élégante, et sa chevelure toujours soignée; sa physionomie, un peu renfrognée, n'avait rien de remarquable; son teint était livide, bilieux; ses yeux mornes et éteints; un clignement fréquent semblait la suite de l'agitation convulsive dont je viens de parler; il portait toujours des conserves. Il savait adoucir avec art sa voix naturellement aigre et criarde, et donner de la grâce à son accent artésien; mais il n'avait jamais regardé en face un honnête homme.» [5]

[Note 1: Mercier, Nouveau Paris, t. VI, p. 11; Buzot, Mémoires, éd. Dauban, 43, 159; et surtout Merlin (de Thionville), Portrait de Robespierre: «Cette figure changea de physionomie: ce fut d'abord la mine inquiète, mais assez douce, du chat domestique, ensuite la mine farouche du chat sauvage, puis la mine féroce du chat tigre.»]

[Note 2: Biographie Michaud, 1re éd., 1824.]

[Note 3: Mémoires, t. I, p. 58.—Son protégé, le peintre Vivant-Denon, se rappelait l'avoir vu «poudré à blanc, portant un gilet de mousseline brochée, avec un liseré de couleur tendre, et vêtu de tout point avec la propreté et la recherche d'un petit-maître de 1789». Biographie Rabbe, art. Denon.]

[Note 4: Souvenirs sur Mirabeau, p. 250.—Ajoutons ce témoignage de l'abbé Proyart, sur le physique de Robespierre adolescent: «Il portait sur de larges épaules une tête assez petite. Il avait les cheveux châtains-blonds, le visage arrondi, la peau médiocrement gravée de petite vérole, le teint livide, le nez petit et rond, les yeux bleus pâles et un peu enfoncés, le regard indécis, l'abord froid et repoussant. Il ne riait jamais. A peine souriait-il quelquefois; encore n'était-ce ordinairement que d'un sourire moqueur…» La vie et les crimes de Robespierre, p. 52.]

[Note 5: Vie secrète, politique et curieuse de M. J. Maximilien
Robespierre
, par L. Duperron, Paris, an II, in-8.]

Michelet parle des deux binocles qu'il maniait à la tribune avec dextérité. Il portait à la fois des bésicles vertes, qui reposaient ses yeux fatigués, et un binocle qu'il appliquait de temps en temps sur ses lunettes pour regarder ses auditeurs: en 1794, ce maniement glaçait de terreur les personnes qu'il fixait du haut de la tribune.

Fiévée le vit aux Jacobins dans une des séances fameuses où il parla contre Hébert, et il nous a donné un croquis de son action oratoire:

«Robespierre s'avança lentement. Ayant conservé à peu près seul à cette époque le costume et la coiffure en usage avant la Révolution, petit, maigre, il ressemblait assez à un tailleur de l'ancien régime; il portait des bésicles, soit qu'il en eût besoin, soit qu'elles lui servissent à cacher les mouvements de sa physionomie austère et sans aucune dignité. Son débit était lent, ses phrases étaient si longues que chaque fois qu'il s'arrêtait en relevant ses lunettes sur son front, on pouvait croire qu'il n'avait plus rien à dire; mais, après avoir promené son regard sur tous les points de la salle, il rabaissait ses lunettes, puis ajoutait quelques phrases aux périodes déjà si allongées lorsqu'il les avait suspendues.»

Voilà ce que les contemporains nous ont laissé de plus vraisemblable sur le physique de Robespierre, sur son attitude à la tribune; le reste n'est que passion et fantaisie.

TABLE DES PLANCHES HORS TEXTE

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PLANCHE I
PORTRAIT DE MIRABEAU

D'après un dessin de J. Guérin gravé par Frésinger, conservé au Cabinet des Estampes.

PLANCHE II

PORTRAIT DE VERGNIAUD

D'après une lithographie de Maurin, publiée dans l'_Iconographie _de
Delpech.

PLANCHE III

LE 31 MAI 1793

D'après une gravure de Swebach-Desfontaines et Berthault, conservée au
Cabinet des Estampes.

PLANCHE IV

ATTAQUE DES TUILERIES LE 10 AOUT 1792

D'après une gravure exécutée par Villeneuve, conservée au Cabinet des
Estampes.

PLANCHE V

PORTRAIT DE DANTON

D'après une peinture anonyme du Musée de la Ville de Paris.

PLANCHE VI

PORTRAIT DE ROBESPIERRE

D'après un dessin de Bonneville gravé par B. Gautier, conservé au
Cabinet des Estampes.

PLANCHE VII

ATTAQUE DE L'HOTEL DE VILLE LE 9 THERMIDOR

D'après une eau-forte de Duplessi-Bertaux, conservée au Cabinet des
Estampes.

PLANCHE VIII

ESTAMPE THERMIDORIENNE CONTRE ROBESPIERRE

D'après une gravure reproduite par Montjoie dans La Conjuration de Maximilien Robespierre, 2e édit., Paris, 1796, in-8°. [Note: Les vignettes qui illustrent ce volume sont extraites de l'ouvrage de MM. A. Boppe et Raoul Bonnet, Les Vignettes emblématiques sous la Révolution, Paris, 1911, in fol. Nous remercions vivement M.R. Bonnet de l'obligeance qu'il a mise à nous les communiquer. (Note des Editeurs.)]

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TABLE DES MATIÈRES

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MIRABEAU

I.—L'éducation oratoire de Mirabeau

II.—La politique de Mirabeau

III.—Les discours de Mirabeau

IV.—Mirabeau à la tribune

VERGNIAUD

I.—La jeunesse et le caractère de Vergniaud

II.—L'éducation oratoire de Vergniaud

III.—La politique de Vergniaud

IV.—Les discours de Vergniaud jusqu'au 10 août 1792

V.—Les lettres politiques et la défense de Vergniaud

VI.—La méthode oratoire de Vergniaud

DANTON

I.—Le texte des discours de Danton

II.—Le caractère et l'éducation de Danton

III.—L'inspiration oratoire de Danton

IV.—La composition et le style des discours de Danton

V.—Danton à la tribune

ROBESPIERRE

I.—Robespierre à la Constituante

II.—La politique religieuse de Robespierre à la Convention

III.—Les principaux discours de Robespierre à la Convention

IV.—La rhétorique de Robespierre

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