Les grands orateurs de la Révolution: Mirabeau, Vergniaud, Danton, Robespierre
V. LES DISCOURS DE VERGNIAUD DU 10 AOUT 1792 AU 2 JUIN 1793.
Ou les mots n'ont aucun sens, ou le discours du 3 juillet 1792 signifie qu'il n'y a plus rien à faire avec le prince. Cependant, les conclusions de Vergniaud ne tendent ni à détruire la royauté, ni à changer de roi. Après avoir perdu Louis XVI moralement dans cette redoutable philippique, il se refuse à le perdre politiquement. Personne n'avait pu croire que cette hypothèse si magnifiquement déroulée fût autre chose qu'une habileté oratoire destinée à rendre plus sanglante l'accusation insinuée. O puissance de la rhétorique! Vergniaud en vient à prendre au sérieux cette figure, et, la crainte d'une victoire populaire aidant, il se dit que ce traître est peut-être moins incurablement traître qu'il ne l'a laissé entendre lui-même. Il s'oppose à une révolution parlementaire et paisible qui aurait économisé à la France le sang versé au 10 août, et, le 24 juillet, il décide l'Assemblée à passer à l'ordre du jour sur une pétition qui demandait la déchéance.
Il fait plus: il signe avec Guadet, dans les derniers jours de juillet, la fameuse consultation rédigée par Gensonné et envoyée aux Tuileries par l'intermédiaire du peintre Boze. Le 29 juillet, il écrit lui-même à Boze une lettre où il donne au roi les conseils les plus propres à le sauver. Sans désavouer son discours, il promet la paix à Louis s'il veut défendre sincèrement la Constitution et former un ministère où prendraient place des patriotes de la Constituante, par exemple Roederer et Petion. Assurément, il n'y eut pas là l'ombre d'une trahison ou d'une défection, et quand, le 3 janvier 1793, Gasparin et Robespierre jeune dénoncèrent cette démarche comme criminelle, la Convention eut raison de passer à l'ordre du jour. Toutefois, c'est un épilogue bien inattendu au discours du 3 juillet que ces conseils donnés secrètement au «tyran Lysandre» par celui-là même qui l'avait si sévèrement démasqué. Il n'était guère politique de chercher à raffermir un trône qu'on avait soi-même déclaré vermoulu. On avait provoqué une révolution, et maintenant on la redoutait. «Un nouveau ferment révolutionnaire, écrivait Vergniaud à Boze, tourmente dans sa base une organisation politique que le temps n'a pas consolidée. Ce désespoir peut en accélérer le développement avec une rapidité qui échapperait à la vigilance des autorités constituées et à l'action de la loi.» Vergniaud craignait ce ferment révolutionnaire; il essaya cette démarche imprudente, par excès de prudence et par défiance de l'insurrection imminente. La Commission extraordinaire attendit fiévreusement la réponse du roi, bien décidée à ne point faiblir, si la cour ne cédait pas. Thierry envoya des phrases évasives et presque dédaigneuses. Dès lors, on discuta sérieusement les avantages comparés de la déchéance et de la suspension. Mais ces hésitations avaient enlevé à la Gironde toute influence sur les événements. Le 10 août se fit en dehors d'elle, et elle ne put que le ratifier par la suspension, dont Vergniaud lui-même devait rédiger la formule.
Il sortit amoindri et blessé de ces démarches honorables, en somme, mais irréfléchies. Ce républicain, dans la crainte de voir surgir une autre république que la sienne, fut sur le point de croire à la parole du «tyran Lysandre». Heureusement pour lui qu'on ne répondit pas à ses avances: perdu dans l'opinion, il n'aurait pas pu rendre à la Révolution les services qu'elle reçut de lui dans le mois de septembre 1792.
Ces services consistèrent à aider Danton de son éloquence dans ses efforts pour dresser la France contre l'ennemi. Sans rancune contre l'homme du 10 août, et plus patriote en cela que ses amis politiques, Vergniaud joua un rôle utile en électrisant les âmes par ses paroles ardentes. Il s'agissait d'élever les courages au-dessus de la réalité, au-dessus même des impossibilités physiques. L'homme pratique, dans ces conditions critiques, fut justement le chimérique Vergniaud; et sa grandiose rhétorique exalta efficacement les volontés. Les deux appels au camp retentirent dans tous les coeurs:
«Pourquoi, disait-il, le 2 septembre, les retranchements du camp qui est sous les remparts de la cité ne sont-ils pas plus avancés? Où sont les bêches, les pioches, et tous les instruments qui ont élevé l'autel de la Fédération et nivelé le Champ-de-Mars? Vous avez manifesté une grande ardeur pour les fêtes, sans doute vous n'en aurez pas moins pour les combats; vous avez chanté, célébré la liberté; il faut la défendre. Nous n'avons plus à renverser des rois de bronze, mais des rois environnés d'armées puissantes. Je demande que la commune de Paris concerte avec le pouvoir exécutif les mesures qu'elle est dans l'intention de prendre. Je demande aussi que l'Assemblée nationale, qui, dans ce moment-ci, est plutôt un grand Comité militaire qu'un Corps législatif, envoie à l'instant, et chaque jour, douze commissaires au camp, non pour exhorter par de vains discours les citoyens, mais pour piocher eux-mêmes, car il n'est plus temps de discourir; il faut piocher la fosse de nos ennemis, et chaque pas qu'ils font en avant pioche la nôtre. (Des acclamations universelles se font entendre dans les tribunes. L'assemblée se lève tout entière, et décrète la proposition de Vergniaud.)»
Il est notable que, dans ces paroles inspirées par la politique dantonienne, Vergniaud prend la précision, la familiarité, le style de Danton. Le 16 septembre 1792, il répète cet appel au camp, en y mêlant un blâme discret des journées de septembre:
«O citoyens de Paris! je vous le demande avec la plus profonde émotion, ne démasquerez-vous jamais ces hommes pervers qui n'ont, pour obtenir votre confiance, d'autres droits que la bassesse de leurs moyens et l'audace de leurs prétentions? Citoyens, lorsque l'ennemi s'avance, et qu'un homme, au lieu de vous inviter à prendre l'épée pour le repousser, vous engage à égorger froidement des femmes ou des citoyens désarmés, celui-là est ennemi de votre gloire, de votre bonheur, il vous trompe pour vous perdre. Lorsqu'au contraire un homme ne vous parle des Prussiens que pour vous indiquer le coeur où vous devez frapper, lorsqu'il ne vous propose la victoire que par des moyens dignes de votre courage, celui-là est ami de votre gloire, ami de votre bonheur, il veut vous sauver. Citoyens, abjurez donc vos dissensions intestines; que votre profonde indignation pour le crime encourage les hommes de bien à se montrer. Faites cesser les proscriptions, et vous verrez aussitôt se réunir à vous une foule de défenseurs de la liberté. Allez tous ensemble au camp: c'est là qu'est votre salut.
«J'entends dire chaque jour: Nous pouvons éprouver une défaite. Que feront alors les Prussiens? Viendront-ils à Paris? Non, si Paris est dans un état de défense respectable; si vous préparez des postes d'où vous puissiez opposer une forte résistance: car alors l'ennemi craindrait d'être poursuivi et enveloppé par les débris des armées qu'il aurait vaincues, et d'en être écrasé comme Samson sous les ruines du temple qu'il renversa. Mais, si une terreur panique ou une fausse sécurité engourdissent notre courage et nos bras; si nous livrons sans défense les postes d'où l'on pourra bombarder cette cité, il serait bien insensé de ne pas s'avancer vers une ville qui, par son inaction, aurait paru l'appeler elle-même; qui n'aurait pas su s'emparer des positions où elle aurait pu le vaincre. Au camp donc, citoyens, au camp! Eh quoi! tandis que vos frères, que vos concitoyens, par un dévouement héroïque, abandonnent ce que la nature doit leur faire chérir le plus, leurs femmes, leurs enfants, demeurerez-vous plongés dans une molle oisiveté? N'avez-vous d'autre manière de prouver votre zèle qu'en demandant sans cesse, comme les Athéniens: Qu'y a-t-il aujourd'hui de nouveau? Ah! détestons cette avilissante mollesse! Au camp, citoyens, au camp! Tandis que nos frères, pour notre défense, arrosent peut-être de leur sang les plaines de la Champagne, ne craignons pas d'arroser de quelque sueur les plaines de Saint-Denis, pour protéger leur retraite. Au camp, citoyens, au camp! Oublions tout, excepté la patrie! Au camp, au camp!»
Le Journal des Débats et Décrets appelle ce discours «le plus beau morceau d'éloquence qu'on ait improvisé dans l'Assemblée actuelle». Celle-ci en fut si touchée qu'elle enjoignit à Vergniaud de donner à son improvisation la forme d'une adresse au peuple, et cette adresse fut décrétée le lendemain 17 septembre.
Son patriotisme n'était pas de la xénophobie. C'était un patriotisme large et humanitaire. Ainsi, plus tard, à la Convention, le 9 novembre 1792, à propos des victoires remportées en Belgique, il dira:
«…. Ne négligeons pas d'entretenir ce feu sacré par tous les moyens que nous offrent les circonstances.
«L'aliment le plus efficace pour le vivifier, ce sont les fêtes publiques. Rappelez-vous la fédération de 1790. Quel coeur n'a pas, dans ces moments d'enthousiasme et d'allégresse, palpité pour la patrie? Vous rappelez-vous les fêtes funèbres que nous célébrâmes pour les patriotes morts dans la journée du 10 août? Quel est celui d'entre nous qui, le coeur oppressé de douleur, mais l'âme exaltée par l'enthousiasme de la vraie gloire, ne sentit pas alors le désir, le besoin de venger ces héros de la liberté? Eh bien! c'est par de pareilles fêtes que vous ranimerez sans cesse le civisme. Chantez donc, chantez une victoire qui sera celle de l'humanité. Il a péri des hommes, mais c'est pour qu'il n'en périsse plus. Je le jure, au nom de la fraternité universelle que vous allez établir, chacun de vos combats sera un pas de fait vers la paix, l'humanité et le bonheur des peuples. (On applaudit.)»
Tel est le caractère de l'éloquence patriotique dans Vergniaud: on sent qu'il est heureux de s'élever au-dessus de la lutte des partis, et d'oublier, dans ces discours héroïques, la politique intérieure et ses propres contradictions.
En effet, il a déjà commencé sa lutte contre la Commune de Paris et les excès révolutionnaires. Nous avons vu que, patriotiquement, il avait d'abord jeté un voile sur les journées de septembre, qu'il alla même jusqu'à laisser tomber le mot d'insurrection légitime, et qu'il réserva toute sa colère contre les meneurs, surtout contre les signataires de la célèbre circulaire qui enjoignait aux départements d'imiter Paris. Dès le 17 septembre 1792, il s'était élevé en ces termes contre la tyrannie de la Commune:
«Il est temps de briser ces chaînes honteuses, d'écraser cette nouvelle tyrannie; il est temps que ceux qui ont fait trembler les hommes de bien tremblent à leur tour. Je n'ignore pas qu'ils ont des poignards à leurs ordres. Eh! dans la nuit du 2 septembre, dans cette nuit de proscription, n'a-t-on pas voulu les diriger contre plusieurs députés et contre moi? Ne nous a-t-on pas dénoncés au peuple comme des traîtres? Heureusement, c'est en effet le peuple qui était là; les assassins étaient occupés ailleurs. La voix de la calomnie ne produisit aucun effet, et la mienne peut encore se faire entendre ici; et, je vous en atteste, elle tonnera de tout ce qu'elle a de force contre les crimes et les tyrans. Eh! que m'importent des poignards et des sicaires! qu'importe la vie aux représentants du peuple, quand il s'agit de son salut! Lorsque Guillaume Tell ajustait la flèche qui devait abattre la pomme fatale qu'un monstre avait placée sur la tête de son fils, il s'écriait: Périssent mon nom et ma mémoire, pourvu que la Suisse soit libre! (On applaudit.)
«Et nous aussi nous dirons: Périsse l'Assemblée nationale et sa mémoire, pourvu que la France soit libre! (Les députés se lèvent par un mouvement unanime en criant: Oui, oui, périsse notre mémoire, pourvu que la France soit libre! Les tribunes se lèvent en même temps, et répondent par des applaudissements réitérés au mouvement de l'Assemblée.) Périsse l'Assemblée nationale et sa mémoire, si elle épargne un crime qui imprimerait une tache au nom français; si sa vigueur apprend aux nations de l'Europe que, malgré les calomnies dont on cherche à flétrir la France, il est encore, et au sein même de l'anarchie momentanée où des brigands nous ont plongés, il est encore dans notre patrie quelques vertus publiques, et qu'on y respecte l'humanité! Périsse l'Assemblée nationale et sa mémoire, si, sur nos cendres, nos successeurs plus heureux peuvent établir l'édifice d'une constitution qui assure le bonheur de la France, et consolide le règne de la liberté et de l'égalité! Je demande que les membres de la Commune répondent sur leur tête de la sûreté de tous les prisonniers. (Les applaudissements recommencent et se prolongent.)»
* * * * *
Ce sont les dernières paroles que Vergniaud prononça à la Législative. Il fut élu, à une grande majorité, député de la Gironde à la Convention, le premier d'une liste où il avait fait mettre les noms de Siéyès et de Condorcet. Il accepta son mandat avec résignation et tristesse: il se sentait impuissant et prenait déjà des attitudes de victime fière. «Quant à ma nomination, écrivait-il à son beau-frère, je vous avoue que l'épuisement de mes forces morales me la rend aussi pénible que flatteuse; et si les temps eussent été calmes, si l'horizon de Paris ne paraissait pas encore chargé d'orages, s'il n'y avait eu aucun danger à courir en restant, si je n'avais pas cru que je pouvais être utile pour lutter contre quelques scélérats dont je connais ou je soupçonne les projets, je n'aurais pas hésité à refuser. Mais, dans les circonstances actuelles, c'eût été une lâcheté et un crime, et je reste.»
Dès le 24 septembre 1792, il reprend la lutte contre la Montagne en appuyant un projet de loi de Kersaint contre ceux qui poussent à l'anarchie et à l'assassinat. Le 25, les écrits de Marat sont dénoncés. Marat se défend. «S'il est un malheur, répond Vergniaud, pour un représentant du peuple c'est, pour mon coeur, celui d'être obligé de remplacer à cette tribune un homme chargé de décrets de prise de corps qu'il n'a pas purgés.»
Cette pudeur et ce style de légiste soulevèrent des murmures. Marat cria: «Je m'en fais gloire.» Chabot dit: «Sont-ce les décrets du Châtelet dont on parle?» Et Tallien: «Sont-ce ceux dont il a été honoré pour avoir terrassé La Fayette?» Vergniaud reprit: «C'est le malheur d'être obligé de remplacer un homme contre lequel il a été rendu un décret d'accusation, et qui a élevé sa tête audacieuse au-dessus des lois; un homme enfin tout dégoûtant de calomnies, de fiel et de sang.» Il donne ensuite lecture de la circulaire de la Commune signée Sergent, Panis, Marat, etc. «Que dirai-je, s'écrie-t-il, de l'invitation formelle qu'on y fait au meurtre et à l'assassinat? Que le peuple, lassé d'une longue suite de trahisons, se soit enfin levé, qu'il ait tiré de ses ennemis connus une vengeance éclatante: je ne vois là qu'une résistance à l'oppression. Et s'il se livre à quelques excès qui outrepassent les bornes de la justice, je n'y vois que le crime de ceux qui les ont provoqués par leurs trahisons. Le bon citoyen jette un voile sur ces désordres partiels; il ne parle que des actes de courage du peuple, que de l'ardeur des citoyens, que de la gloire dont se couvre un peuple qui sait briser ses chaînes; et il cherche à faire disparaître, autant qu'il est en lui, les taches qui pourraient ternir l'histoire d'une si mémorable révolution. Mais que des hommes revêtus d'un pouvoir public qui, par la nature même des fonctions qu'ils ont acceptées, se sont chargés de parler au peuple le langage de la loi, et de le contenir dans les bornes de la justice par tout l'ascendant de la raison; que ces hommes prêchent le meurtre, qu'ils en fassent l'apologie, il me semble que c'est là un degré de perversité qui ne saurait se concevoir que dans un temps où toute morale serait bannie de la terre.»
Arrivons au grand discours de Vergniaud sur l'appel au peuple (31 décembre 1792), qui est en même temps son acte politique le plus important. Il n'est pas douteux qu'il n'ait voulu sauver Louis XVI; il n'admet pas un instant que les électeurs puissent voter la mort. Il donne contre le rejet de sa proposition toutes les raisons qui militent, d'après lui, contre la condamnation du roi.
«Il est probable, dit-il, qu'un des motifs pour lesquels l'Angleterre ne rompt pas ouvertement la neutralité, et qui déterminent l'Espagne à la promettre, c'est la crainte de hâter la perte de Louis par une accession à la ligue formée contre nous. Soit que Louis vive, soit qu'il meure, il est possible que ces puissances se déclarent nos ennemies; mais la condamnation donne une probabilité de plus à la déclaration, et il est sûr que si la déclaration a lieu, sa mort en sera le prétexte.»
Est-il possible de dire plus nettement que voter l'appel au peuple, c'est laisser la vie au roi? Et pourquoi veut-il donc le sauver? est-ce par sympathie? Il lui adresse de durs reproches à plusieurs reprises. Est-ce par souvenir des relations indirectes qu'il a eues avec lui par l'intermédiaire de Boze? Peut-être ne se sent-il pas le droit de faire périr celui qu'il a conseillé. La principale raison, c'est qu'il voit dans cette condamnation une victoire démagogique. Avec Brissot et toute la Gironde, il veut, par l'appel au peuple, submerger la volonté de Paris dans celle des départements. Ses amis furent enthousiasmés. «Vergniaud, dit le Patriote français, a fait preuve d'un prodigieux talent, en parlant d'abondance sur cette grande affaire, mais en parlant comme les fameux orateurs de l'antiquité, lorsqu'ils traitaient des intérêts de la république dans les assemblées du peuple.»
En terminant il avait dit: «En tout cas, je déclare que, quel que puisse être le décret qui sera rendu par la Convention, je regarderais comme traître à la patrie celui qui ne s'y soumettrait pas. Les opinions sont libres jusqu'à la manifestation du voeu de la majorité; elles le sont même après; mais alors, du moins, l'obéissance est un devoir.»
Cette déclaration explique son brusque changement d'attitude après le rejet de l'appel au peuple. Il avait voulu se soustraire à la responsabilité d'un juge. Mais, forcé de juger et convaincu de la culpabilité de Louis, il se croit obligé d'appliquer la loi telle qu'elle est, et vote la mort. Justement il présidait, et il eut à prononcer l'arrêt. «Citoyens, dit-il, je vais proclamer le résultat du scrutin. Vous allez exercer un grand acte de justice; j'espère que l'humanité vous engagera à garder le plus profond silence. Quand la justice a parlé l'humanité doit avoir son tour.» Il fut conséquent avec lui-même en votant contre le sursis.
Cette conduite à la fois loyale et complexe, qui devait suggérer aux royalistes les plus basses calomnies, ne fut pas comprise par le peuple de Paris. Vergniaud avait voulu faire juger Louis XVI par ces assemblées primaires, qui l'auraient acquitté sans doute: donc, il était royaliste. Cet homme franc et limpide prit, aux yeux des tribunes, la figure d'un traître à la solde des émigrés et des Autrichiens; et son hostilité envers les révolutionnaires avancés, en s'accentuant de jour en jour davantage, accrut ces soupçons, sincères chez la multitude, affectés chez les Robespierristes, et avivés avec art par tous ceux qui n'aimaient ni le génie, ni l'insouciance un peu dédaigneuse du plus éloquent des Girondins.
Dès lors, la vie de Vergniaud fut un combat à mort contre la Montagne. Le 10 mars 1798, il s'éleva contre l'institution du Tribunal révolutionnaire: «Lorsqu'on vous propose, dit-il, de décréter l'établissement d'une inquisition mille fois plus redoutable que celle de Venise, nous mourrons tous plutôt que d'y consentir.» Il reconnaissait pourtant (discours du 13 mars) que «ce tribunal, s'il était organisé d'après les principes de la justice, pourrait être utile».
Le lendemain de l'insurrection avortée du 10 mars, les Girondins sentirent le besoin de s'unir plus étroitement. Une vingtaine d'entre eux, dit Louvet, s'assemblèrent et chargèrent Vergniaud de dénoncer à la France le récent attentat contre la Convention. Ce ne fut pas sans peine que Vergniaud, interrompu par Marat, put commencer son discours. Il chercha surtout à montrer que c'était l'impunité des excès populaires qui avait amené cette dictature de l'émeute, et il protesta contre l'intolérance des terroristes:
«On a vu, dit il, se développer cet étrange système de liberté, d'après lequel on vous dit: Vous êtes libres; mais pensez comme nous sur telle ou telle question d'économie politique, ou nous vous dénonçons aux vengeances du peuple. Vous êtes libres; mais courbez la tête devant l'idole que nous encensons, ou nous vous dénonçons aux vengeances du peuple. Vous êtes libres; mais associez-vous à nous pour persécuter les hommes dont nous redoutons la probité et les lumières, ou nous vous désignerons par des dénominations ridicules, et nous vous dénoncerons aux vengeances du peuple. Alors, citoyens, il a été permis de craindre que la révolution, comme Saturne dévorant successivement tous ses enfants, n'engendrât enfin le despotisme avec les calamités qui l'accompagnent.»
Mais il évite avec soin, dans son récit des événements du 10 mars, toutes les récriminations personnelles qui auraient pu diviser davantage les patriotes. Sa péroraison n'a rien d'amer, et il prêche plutôt la réconciliation:
«Et toi peuple infortuné, seras-tu plus longtemps dupe des hypocrites, qui aiment mieux obtenir tes applaudissements que les mériter, et surprendre la faveur, en flattant tes passions, que de te rendre un seul service?…
«Un tyran de l'antiquité avait un lit de fer sur lequel il faisait étendre ses victimes, mutilant celles qui étaient plus grandes que le lit, disloquant douloureusement celles qui l'étaient moins pour leur faire atteindre le niveau. Ce tyran aimait l'égalité, et voilà celle des scélérats qui te déchirent par leurs fureurs. L'égalité, pour l'homme social, n'est que celle des droits. Elle n'est pas plus celle des fortunes que celle des tailles, celle des forces, de l'esprit, de l'activité, de l'industrie et du travail.
«On te la présente souvent sous l'emblème de deux tigres qui se déchirent. Vois-la sous l'emblème plus consolant de deux frères qui s'embrassent. Celle qu'on veut te faire adopter, fille de la haine et de la jalousie, est toujours armée de poignards. La vraie égalité, celle de la nature, au lieu de les diviser, unit les hommes par les liens d'une fraternité universelle. C'est celle qui seule peut faire ton bonheur et celui du monde. Ta liberté! des monstres l'étouffent, et offrent à ton culte égaré la licence. La licence, comme tous les faux dieux, a ses druides qui veulent la nourrir de victimes humaines. Puissent ces prêtres cruels subir le sort de leurs prédécesseurs! puisse l'infamie sceller à jamais la pierre déshonorée qui couvrira leurs cendres?
«Et vous, mes collègues, le moment est venu: il faut choisir enfin entre une énergie qui vous sauve et la faiblesse qui perd tous les gouvernements, entre les lois et l'anarchie, entre la république et la tyrannie. Si, ôtant au crime la popularité qu'il a usurpée sur la vertu, vous déployez contre lui une grande vigueur, tout est sauvé. Si vous mollissez, jouets de toutes les factions, victimes de tous les conspirateurs, vous serez bientôt esclaves.»
Patriotiquement, Vergniaud attribuait aux manoeuvres de l'aristocratie et de Pitt tous les excès du peuple, et en particulier le complot du 10 mars. Les Girondins furent très mécontents de ces ménagements, et le Comité Valazé chargea Louvet de réparer la prétendue maladresse de Vergniaud; mais Louvet ne put obtenir la parole.
On voit que Vergniaud planait toujours plus haut que les rancunes, les récriminations et les romans où se complaisaient la plupart de ses amis. Il n'attaque que pour se défendre, comme lorsqu'il répondit, le 10 avril 1793, aux accusations de Robespierre; mais alors son dédain est accablant:
«J'oserai répondre à M. Robespierre qui, par un roman perfide, artificieusement écrit dans le silence du cabinet, et par de froides ironies, vient provoquer de nouvelles discordes dans le sein de la Convention; j'oserai lui répondre sans méditation: je n'ai pas, comme lui, besoin d'art; il suffit de mon âme.
«Je parlerai non pour moi: c'est le coeur navré de la plus profonde douleur que, lorsque la patrie réclame tous les instants de notre existence politique, je vois la Convention réduite, par des dénonciations où l'absurdité seule peut égaler la scélératesse, à la nécessité de s'occuper de misérables intérêts individuels; je parlerai pour la patrie, au sort de laquelle, sur les bords de l'abîme où on l'a conduite, les destinées d'un de ses représentants, qui peut et qui veut la servir, ne sont pas tout à fait étrangères; je parlerai non pour moi, je sais que dans les révolutions la lie des nations s'agite, et s'élevant sur la surface politique, paraît quelques moments dominer les hommes de bien. Dans mon intérêt personnel, j'aurais attendu patiemment que ce règne passager s'évanouît; mais puisqu'on brise le ressort qui comprimait mon âme indignée, je parlerai pour éclairer la France qu'on égare. Ma voix qui, de cette tribune, a porté plus d'une fois la terreur dans ce palais d'où elle a concouru à précipiter le tyran, la portera aussi dans l'âme des scélérats qui voudraient substituer leur tyranie à celle de la royauté.»
Il passe ensuite en revue les dix-huit chefs d'accusation que Robespierre a portés contre la Gironde, et les réfute d'autant plus aisément qu'on avait choisi, non les plus vraisemblables, mais les plus redoutables. On avait dit, par exemple, que les Girondins calomniaient Paris et qu'ils étaient des modérés:
«Robespierre, répond Vergniaud, nous accuse d'avoir calomnié Paris. Lui seul et ses amis ont calomnié cette ville célèbre. Ma pensée s'est toujours arrêtée avec effroi sur les scènes déplorables qui ont souillé la Révolution; mais j'ai constamment soutenu qu'elles étaient l'ouvrage, non du peuple, mais de quelques scélérats accourus de toutes les parties de la république, pour vivre de pillage et de meurtre, dans une ville dont l'immensité et les agitations continuelles ouvraient la plus grande carrière à leurs criminelles espérances; et pour la gloire même du peuple, j'ai demandé qu'ils fussent livrés au glaive des lois.
«D'autres, au contraire, pour assurer l'impunité des brigands et leur ménager sans doute de nouveaux massacres et de nouveaux pillages, ont fait l'apologie de leurs crimes, et les ont tous attribués au peuple; or, qui calomnie le peuple, ou de l'homme qui le soutient innocent des crimes de quelques brigands étrangers, ou de celui qui s'obstine à imputer au peuple entier l'odieux de ces scènes de sang? (Applaudissements.—Marat: Ce sont des vengeances nationales!)»
La réponse à l'accusation de modérantisme est noble et juste:
«Enfin Robespierre nous accuse d'être devenus tout à coup des modérés, des Feuillants.
«Nous modérés! Je ne l'étais pas, le 10 août, Robespierre, quand tu étais caché dans ta cave. Des modérés! Non, je ne le suis pas dans ce sens que je veuille éteindre l'énergie nationale. Je sais que la liberté est toujours active comme la flamme, qu'elle est inconciliable avec ce calme parfait qui ne convient qu'à des esclaves. Si on n'eût voulu que nourrir ce feu sacré qui brûle dans mon coeur aussi ardemment que dans celui des hommes qui parlent sans cesse de l'impétuosité de leur caractère, de si grands dissentiments n'auraient pas éclaté dans cette assemblée. Je sais aussi que, dans des temps révolutionnaires, il y aurait autant de folie à prétendre calmer à volonté l'effervescence du peuple, qu'à commander aux flots de la mer d'être tranquilles quand ils sont battus par les vents. Mais c'est au législateur à prévenir autant qu'il peut les désastres de la tempête par de sages conseils; et si, sous prétexte de révolution, il faut, pour être patriote, se déclarer le protecteur du meurtre et du brigandage, je suis modéré.
«Depuis l'abolition de la royauté, j'ai beaucoup entendu parler de révolution. Je me suis dit il n'y en a plus que deux possibles: celle des propriétés ou la loi agraire, et celle qui nous ramènerait au despotisme. J'ai pris la ferme résolution de combattre l'une et l'autre et tous les moyens indirects qui pourraient nous y conduire. Si c'est là être modéré, nous le sommes tous: car tous nous avons voté la peine de mort contre tout citoyen qui proposerait l'une ou l'autre.
«J'ai aussi beaucoup entendu parler d'insurrection, de faire lever le peuple et je l'avoue, j'en ai gémi. Ou l'insurrection a un objet déterminé, ou elle n'en a pas: au dernier cas, c'est une convulsion pour le corps politique qui, ne pouvant lui produire aucun bien, doit nécessairement lui faire beaucoup de mal. La volonté de la faire naître ne peut entrer que dans le coeur d'un mauvais citoyen. Si l'insurrection a un objet déterminé, quel peut-il être? de transporter l'exercice de la souveraineté dans la république. L'exercice de la souveraineté est confié à la représentation nationale. Donc ceux qui parlent d'insurrection veulent détruire la représentation nationale; donc ils veulent remettre l'exercice de la souveraineté à un petit nombre d'hommes, ou le transporter sur la tête d'un seul citoyen; donc ils veulent fonder un gouvernement aristocratique, ou rétablir la royauté. Dans les deux cas, ils conspirent contre la république et la liberté, et s'il faut, ou les approuver pour être patriote, ou être modéré en les combattant, je suis modéré. (On applaudit.) Lorsque la statue de la Liberté est sur le trône, l'insurrection ne peut être provoquée que par les amis de la royauté. A force de crier au peuple qu'il fallait qu'il se levât, à force de lui parler, non pas le langage des lois, mais celui des passions, on a fourni des armes à l'aristocratie; prenant la livrée et le langage du sans-culottisme, elle a crié dans le département du Finistère: Vous êtes malheureux, les assignats perdent, il faut vous lever en masse. Voilà comment des exagérations ont nui à la République.
«Nous sommes des modérés! Mais au profit de qui avons-nous montré cette grande modération? Au profit des émigrés? Nous avons adopté contre eux toutes les mesures de rigueur que commandaient également et la justice et l'intérêt national. Au profit des conspirateurs du dedans? Nous n'avons cessé d'appeler sur leur tête le glaive de la loi; mais j'ai repoussé la loi qui menaçait de proscrire l'innocent comme le coupable. On parlait sans cesse de mesures terribles, de mesures révolutionnaires. Je les voulais aussi, ces mesures terribles, mais contre les seuls ennemis de la patrie. Je ne voulais pas qu'elles compromissent la sûreté des bons citoyens, parce que quelques scélérats auraient intérêt à les perdre; je voulais des punitions et non des proscriptions. Quelques hommes ont paru faire consister leur patriotisme à tourmenter, à faire verser des larmes. J'aurais voulu qu'il ne fît que des heureux. La Convention est le centre autour duquel doivent se rallier tous les citoyens. Peut-être que leurs regards ne se fixent pas toujours sur elle sans inquiétude et sans effroi. J'aurais voulu qu'elle fût le centre de toutes les affections et de toutes les espérances. On a cherché à consommer la révolution par la terreur, j'aurais voulu la consommer par l'amour. Enfin, je n'ai pas pensé que, semblablement aux prêtres et aux farouches ministres de l'Inquisition, qui ne parlent de leur Dieu de miséricorde qu'au milieu des bûchers, nous dussions parler de liberté au milieu des poignards et des bourreaux. (On applaudit.)
«Nous, des modérés! Ah! qu'on nous rende grâce de cete modération dont on nous fait un crime. Si, lorsque dans cette tribune on est venu secouer les torches de la discorde et outrager avec la plus insolente audace la majorité des représentants du peuple; si, lorsqu'on s'est écrié avec autant de fureur que d'imprudence: plus de trêve, plus de paix entre nous, nous eussions cédé aux mouvements de la plus juste indignation, si nous avions accepté le cartel contre-révolutionnaire que l'on nous présentait: je le déclare à mes accusateurs, de quelques soupçons dont on nous environne, de quelques calomnies dont on veuille nous flétrir, nos noms sont encore plus estimés que les leurs; on aurait vu accourir de tous les départements, pour combattre les hommes du 2 septembre, des hommes également redoutables à l'anarchie et aux tyrans. Nos accusateurs et nous, nous serions peut-être déjà consumés par le feu de la guerre civile. Notre modération a sauvé la république de ce fléau terrible, et par notre silence nous avons bien mérité de la patrie. (On applaudit.)»
Le discours de Vergniaud obtint, dit le conventionnel Baudin (des Ardennes), le silence de l'admiration, non seulement des Girondins, «mais aussi d'un auditoire évidemment dévoué à ses détracteurs».
Les événements se précipitent. Le 15 avril, les sections demandent
l'expulsion des Brissotins. C'est ici que se montra la grandeur d'âme de
Vergniaud. Ses amis proposaient un appel au peuple qui eût sauvé la
Gironde et compromis la France: il fit repousser cette mesure:
«La convocation des assemblées primaires, dit-il héroïquement, est une mesure désastreuse. Elle peut perdre la Convention, la République et la liberté; et s'il faut ou décréter cette convocation, ou nous livrer aux vengeances de nos ennemis; si vous êtes réduits à cette alternative, citoyens, n'hésitez pas entre quelques hommes et la chose publique. Jetez-nous dans le gouffre et sauvez la patrie!»
Rien de plus cornélien n'a été dit à la tribune, et il n'y a peut-être pas, dans l'antiquité, de trait de dévouement à la patrie qui soit plus sincère et plus sublime. Le grand coeur de Vergniaud lui montre ici la véritable nécessité politique où leurs fautes ont acculé les malheureux Girondins. La Révolution ne peut plus avancer, si deux partis d'égale force la tire en sens contraire. Il faut que le mieux organisé élimine l'autre, et c'est un Girondin qui par une divination de son patriotisme, offre de sacrifier la Gironde! Danton était-il présent? Entendit-il ces paroles magnanimes? Comme il dut frémir! C'était son style, son âme; c'était lui-même qu'il retrouvait, mais trop tard dans Vergniaud. Unis, ces deux hommes, le poète et le politique, auraient représenté les deux instincts de la révolution, et presque tout le génie de la France.
Sans doute, la Convention improuva la pétition comme calomnieuse; mais Vergniaud ne se fit aucune illusion et se prépara à tomber dans une attitude digne de lui. Pendant ces deux derniers mois, ce nonchalant développa une activité surprenante et parla sur les sujets les plus divers, sur les subsistances et sur le maximum (17 avril 1793), sur la liberté de conscience (19 avril), sur les secours aux familles des défenseurs de la patrie (4 mai), sur la formation d'une armée de domestiques (8 mai), enfin sur la Constitution (même jour).
Le 17 mai, il répond à Couthon, qui avait demandé aux Girondins leur démission:
«Celui d'entre nous qui se retirerait pour échapper à des soupçons calomniateurs serait un lâche; et certes Couthon a, là, suggéré à l'aristocratie un moyen infaillible de dissoudre l'Assemblée; il lui suffirait, pour la désorganiser, d'en attaquer successivement tous les membres par les mêmes impostures. Quant à moi et à ceux de mes collègues contre lesquels, peut-être, s'est dirigée la proposition de Couthon, je demande acte à la Convention de l'extrême modération avec laquelle j'ai parlé au milieu des interruptions les plus violentes; du serment que je fais d'employer constamment tous mes efforts pour prévenir cet incendie des passions qui nous fait tant de mal. Mais je déclare aussi, et il est bon que tous les Parisiens m'entendent, je déclare que si, à force de persécutions, d'outrages, de violences, on nous forçait en effet à nous retirer; si l'on provoquait ainsi une scission fatale, le département de la Gironde n'aurait plus rien de commun avec une ville qui aurait violé la représentation nationale, et rompu l'unité de la république. (Nous faisons tous la même déclaration! s'écrient un grand nombre de membres.)»
Cette menace de guerre civile n'est guère dans le ton du discours si généreux du 20 avril: ce n'est pas du Vergniaud, c'est du Guadet, du Buzot. Ici, il a cédé pour un instant à l'influence de ses amis, presque tous altérés de vengeance et inspirés par une femme.
Le 20 mai, il protesta contre les interruptions des tribunes et les désordres qui paralysent la Convention:
«Citoyens, nous avons deux ennemis puissants à vaincre: le despotisme armé au dehors, qui presse et attaque la République sur tous ses points extérieurs; l'anarchie au dedans, qui travaille sans relâche à la dissolution de toutes ses parties intérieures. Nous ne pouvons combattre nous-mêmes le premier de ces ennemis terribles. La gloire en est réservée à nos bataillons. Combattons corps à corps le second, c'est notre devoir: assez et trop longtemps il nous a tourmentés; assez et trop longtemps nous avons soutenu contre lui une lutte aussi pénible pour nous, que désastreuse pour la patrie; il faut voir enfin qui l'emportera, du génie de la liberté ou de celui des brigands: offrons, sans pâlir, nos coeurs aux poignards, mais délivrons la patrie d'un fléau qui la dévore. Nos bataillons versent, chaque jour, leur sang pour abattre les tyrans; versons le nôtre, s'il le faut, pour terrasser l'anarchie; triomphons enfin, ou périssons, ou ensevelissons-nous à jamais sous les ruines du temple de la liberté.»
Le 24, il appuie en ces termes les mesures énergiques proposées par la Commission des Douze: «Citoyens, montrez-vous dignes enfin de votre mission, osez attaquer de front vos assassins; vous les verrez rentrer dans la poussière. Voulez-vous attendre lâchement qu'ils viennent vous plonger le poignard dans le sein? S'il en est ainsi, vous trahissez le plus sacré de vos devoirs! vous abandonnez le peuple sans constitution à la fureur de vos meurtriers; et vous êtes les complices de tous les maux qu'ils lui feront souffrir. L'unité de la République tient à la conservation de tous les représentants du peuple. On ne saurait le publier à cette tribune, aucun de nous ne mourra sans vengeance, nos départements sont debout. Les conspirateurs le savent; et c'est parce qu'ils le savent, c'est pour faire naître une guerre civile générale, qu'ils conspirent. Sans doute, la liberté survivrait à ces nouveaux orages; mais il pourrait arriver que, sanglante, elle fut contrainte à chercher un asile dans les départements méridionaux. Pourquoi vous rendriez-vous coupables de l'esclavage du Nord? n'a-t-il pas versé assez de sang pour la liberté, et ne devez-vous pas lui en assurer la jouissance? Sauvez, par votre fermeté, l'unité de la République; sauvez, par votre fermeté, la liberté pour tous les Français, surtout ne vous y méprenez pas, la faiblesse ici serait lâcheté. Frappez les coupables: vous n'entendrez plus parler de conjuration, la patrie est sauvée. N'en avez-vous point le courage? Abdiquez vos fonctions, et demandez à la France des successeurs plus dignes de sa confiance.
* * * * *
Nous sommes au 31 mai. Au début de la séance, il s'oppose à la discussion immédiate sur la suppression de la Commission des Douze:
«La Convention ne doit pas à mon avis, s'occuper en ce moment de cette délibération. Elle ne doit pas entendre le rapport, parce que ce rapport heurterait nécessairement les passions, ce qu'il faut éviter dans un jour de fermentation. Il s'agit de la dignité de la Convention. Il faut qu'elle prouve à la France qu'elle est libre. Eh bien! pour le prouver, il ne faut pas qu'elle casse aujourd'hui la Commission. Je demande donc l'ajournement à demain. Il importe à la Convention de savoir qui a donné l'ordre de sonner le tocsin, de tirer le canon d'alarme. (Quelques voix: La résistance à l'oppression!) Je rappelle ce que j'ai dit en commençant: c'est que s'il y a un combat, il sera, quel qu'en soit le succès, la perte de la République. Je demande que le commandant général soit mandé à la barre et que nous jurions de mourir tous à notre poste.»
Au même moment, on entendit le canon d'alarme que les violents avaient réussi à faire tirer. Paris s'était déjà mis aux portes pour voir passer l'insurrection. Mais les heures s'écoulaient, l'après-midi se passait, et la tranquillité régnait encore quoique tout fût préparé pour une révolution, Vergniaud crut habile et juste de constater, par un hommage rendu à Paris, l'échec du gouvernement: «Citoyens, dit-il, on vient de vous dire [1] que tous les bons citoyens devaient se rallier: certes, lorsque j'ai proposé aux membres de la Convention de jurer qu'ils mourraient tous à leur poste, mon intention était certainement d'inviter tous les membres à se réunir pour sauver la République. Je suis loin d'accuser la majorité ni la minorité des habitants de Paris; ce jour suffira pour faire voir combien Paris aime la liberté. Il suffit de parcourir les rues, de voir l'ordre qui y règne, les nombreuses patrouilles qui y circulent, pour décréter que Paris a bien mérité de la patrie. (Oui, oui, aux voix! s'écrie-t-on dans toutes les parties de la salle.) Oui, je demande que vous décrétiez que les sections de Paris ont bien mérité de la patrie en maintenant la tranquillité dans ce jour de crise, et que vous les invitiez à continuer d'exercer la même surveillance jusqu'à ce que tous les complots soient déjoués.»
[Note: Couthon avait dit: «Que tous ceux qui veulent sauver la République se rallient; je ne suis ni de Marat ni de Brissot, je suis à ma conscience. Que tous ceux qui ne sont que du parti de la liberté se réunissent et la liberté est sauvée.»]
Ces propositions, dit le Procès-verbal de la Convention, sont vivement applaudies et décrétées dans les termes suivants:
«La Convention nationale déclare à l'unanimité que les sections de Paris ont bien mérité de la patrie, par le zèle qu'elles ont mis aujourd'hui à rétablir l'ordre, à faire respecter les personnes et les propriétés et à assurer la liberté et la dignité de la représentation nationale. La Convention nationale invite les sections de Paris à continuer leur surveillance jusqu'à l'instant où elles seront averties par les autorités constituées du retour du calme et de l'ordre public.»
Mais bientôt la situation se modifie. Une députation de la Commune réclame le décret d'accusation contre les vingt-deux. Puis le directoire du département de Paris paraît à la barre et demande par la bouche de Lulier, procureur général syndic, le même décret d'accusation. Alors Barère, au nom du Comité de Salut public, présente un projet de décret contre la Commission des Douze. A ce moment plusieurs membres du côté gauche passent au côté droit et y siègent pour céder leurs places aux pétitionnaires, qui, tout à l'heure, voteront avec la Montagne. La Convention est entourée par la force armée. Vergniaud ne perd pas courage; et, comme Osselin soutient «l'adoption en masse des projets de Barère», il interpelle le président Mallarmé et demande qu'il consulte l'assemblée pour savoir si elle veut délibérer. Repoussé, il propose que, conformément à l'article 1er du projet de Barère, le commandant de la force armée, de service auprès de la Convention, soit mandé pour recevoir les ordres du président. On lui ferme la bouche en criant: Aux voix! Alors il tente une démarche très hardie et qui aurait eu de graves résultats, si elle avait réussi: «La Convention nationale ne peut pas délibérer, dit-il, dans l'état où elle est. Je demande qu'elle aille se joindre à la force armée qui est sur la place, et se mette sous sa protection.» Et il sort. Quelques membres du côté droit le suivent. Il y eut alors une seconde d'hésitation, mais presque tous restèrent, intimidés par ce cri de Chabot: «Je demande l'appel nominal afin de connaître les absents!» Si la majorité de la Convention avait suivi Vergniaud, la face des événements changeait. Mais, laissé seul, il rentra bientôt au milieu des huées des galeries. Déjà Robespierre était à la tribune. En voyant rentrer Vergniaud, il dit: «Je n'occuperai point l'assemblée de la fuite ou du retour de ceux qui ont déserté ses séances.» Vergniaud indomptable s'écria: «Je demande la parole.» Robespierre continua en défendant avec prolixité le projet Barère. Vergniaud l'interrompit avec son dédain: «Concluez donc», dit-il. Oui, repartit Robespierre, je vais conclure, et contre vous, contre vous qui….» Et il improvisa ce célèbre mouvement qui porta le coup de grâce à la Gironde. Le projet de Barère fut voté. Alors le véritable peuple envahit la salle et fraternisa avec les représentants.
Le lendemain, 1er juin, les hostilités recommencèrent par une proposition de Vergniaud lui-même, qui demanda que le Comité de Salut public fût chargé de faire un rapport sur ce pouvoir révolutionnaire «que nous ne reconnaissons pas, dit-il, puisqu'il n'y a plus de révolution à faire». La Convention vota aussitôt cette motion. Elle s'occupa, quelques instants, de la fixation de l'ordre du jour. Puis Barère apporta à la tribune, non plus le rapport demandé par Vergniaud, mais un projet de proclamation aux Français, où il présentait sous un jour favorable les événements de la veille, allant jusqu'à dire que la liberté des opinions avait régné «même dans la chaleur des débats de la Convention».
Vergniaud proposa d'envoyer, pour toute adresse, le décret portant que les sections ont bien mérité de la patrie. C'était sagement décréter l'oubli des excès commis. C'était, au fond, dire la même chose que Barère. Mais les Girondins désavouèrent encore une fois Vergniaud. Louvet traita le projet de Barère de projet de mensonge. Lasource proposa une adresse très courte, mais où les divisions des patriotes étaient imprudemment constatées et où étaient dénoncés «les malveillants qui ont formé un complot». Legendre s'écria: «Ce sont tous les patriotes qui ont sonné le tocsin!» Et Chabot insulta les Girondins. Se tournant du côté de Vergniaud, il parla de ceux «qui avaient abandonné lâchement leur poste après avoir fait serment d'y mourir». Vergniaud, harcelé à la fois par ses adversaires et ses amis, se rallia par point d'honneur au projet de Lasource. Il parla, suivant l'expression du Patriote français, avec une énergie qui semblait croître avec le danger:
«On parle sans cesse d'étouffer les haines et sans cesse, on les rallume. On nous reproche aujourd'hui d'être des modérés; mais je m'honore d'un modérantisme qui peut sauver la patrie, quand nous la perdons par nos divisions.
«Je pense que faire une adresse au peuple français serait prendre une mesure indiscrète. Je respecte la volonté du peuple français; je respecte même la volonté d'une section de ce peuple; et, si les sections de Paris avaient elles-mêmes sonné le tocsin et fermé les barrières, je dirais à la France: C'est le peuple de Paris; je respecte ses motifs; jugez-les.
[Illustration: JOURNÉES DES 31 MAI, 1ER ET 2 JUIN 1793. ou 12, 13 et 14
Prairial An 1er de la République]
«Mais pouvons-nous dissimuler que le mouvement opéré ne soit l'ouvrage de quelques intrigants, de quelques factieux? Vous en faut-il la preuve? Un homme en écharpe, j'ignore s'il est de la municipalité, alla dire aux habitants du faubourg Saint-Antoine: Eh quoi! vous restez tranquilles, quand la section de la Butte-des-Moulins est en contre-révolution, que la cocarde blanche y est arborée! Alors les généreux habitants de ce faubourg, toujours amis de la liberté, sont descendus avec leurs canons pour détruire ce nouveau Coblentz. Cependant on excitait à la défiance les habitants de la section de la Butte-des-Moulins. Bientôt on est en présence, mais on s'explique, on reconnaît la ruse, on fraternise, et l'on s'embrasse. Les sentiments du peuple sont bons, tout nous l'a prouvé; mais des agitateurs l'ont fait parler. Il ne faut rien dire qui ne soit vrai.»
On sait le reste: la Commune revint à la charge, et, le lendemain, la
Convention, violentée, vota l'arrestation des Girondins.
VI.—LES LETTRES POLITIQUES DE VERGNIAUD ET SA DÉFENSE
Vergniaud, arrêté, écrivit le lendemain, au président de la Convention, une lettre qui n'est pas seulement instructive pour l'histoire du 2 juin; elle est aussi éloquente que ses plus beaux discours:
«Citoyen président, je sortis hier de l'Assemblée entre une et deux heures. Il n'y avait alors aucune apparence de trouble autour de la Convention. Bientôt on vint me dire dans une maison où j'étais avec quelques collègues que les citoyens des tribunes s'étaient emparés des passages qui conduisent à la salle de nos séances, et, que là ils arrêtaient les représentants du peuple, dont les noms se trouvent sur la liste de proscription dressée par la Commune de Paris. Toujours prêt à obéir à la loi, je ne crus point devoir m'exposer à des violences qu'il n'est plus en mon pouvoir de réprimer.
«J'ai appris, cette nuit, qu'un décret me mettait en arrestation chez moi: je me soumets.
«On a proposé comme moyen de rétablir le calme, que les députés proscrits donnassent leur démission. Je n'imagine pas qu'on puisse me soupçonner de trouver de grandes jouissances dans les persécutions que j'éprouve depuis le mois de septembre; mais je suis tellement assuré de l'estime et de la bienveillance de tous mes commettants, que je craindrais de voir ma démission devenir, dans mon département, la source de troubles beaucoup plus funestes que ceux que l'on veut apaiser et qu'il était si facile de ne pas exciter. Dans quelque temps, Paris sera bien étonné qu'on l'ait tenu trois jours sous les armes pour assiéger quelques individus dont tous les moyens de défense contre leurs ennemis consistent dans la pureté de leurs consciences.
«Puisse, au reste, la violence qui m'est faite n'être fatale qu'à moi- même. Puisse le peuple, dont on parle si souvent et qu'on sert si mal, le peuple qu'on m'accuse de ne pas aimer, lorsqu'il n'est aucune de mes opinions qui ne renferme un hommage à sa souveraineté et un voeu pour son bonheur; puisse, dis-je, le peuple n'avoir pas à souffrir d'un mouvement auquel viennent de se livrer mes persécuteurs! Puissent-ils eux-mêmes sauver la patrie! Je leur pardonnerai de grand coeur et le mal qu'ils m'ont fait, et le mal plus grand peut-être qu'ils ont voulu me faire.»
La Convention avait décrété que le Comité de Salut public lui ferait, sous trois jours, un rapport sur les complots dont les Girondins étaient accusés. Mais ce rapport fut indéfiniment ajourné et Vergniaud écrivit, le 6 juin 1793, au président de la Convention, une lettre d'un tout autre ton que la précédente, où il traite ses accusateurs d'imposteurs et demande leur tête pour leurs crimes contre la Convention et contre la patrie. Le 28 juin, il rédigeait encore une Lettre à Barère et à Robert Lindet, membres du Comité de Salut public, sorte d'appel à l'opinion, où toute sa douleur se donne carrière avec une sorte d'âpreté à la manière d'André Chénier.
«Hommes qui vendez lâchement vos consciences et le bonheur de la République pour conserver une popularité qui vous échappe, et acquérir une célébrité qui vous fuit!
«Vous peignez dans vos rapports les représentants du peuple, illégalement arrêtés, comme des factieux et des instigateurs de la guerre civile.
«Je vous dénonce à mon tour à la France comme des imposteurs et des assassins.
«Et je vais prouver ma dénonciation:
«Vous êtes des imposteurs, car si vous pensiez que les membres que vous accusez fussent coupables, vous auriez déjà fait un rapport et sollicité contre eux un décret d'accusation, qui flatterait tant votre haine et la fureur de leurs ennemis.
«Vous êtes des imposteurs car, si ce que vous dites, si ce que vous avez à dire était la vérité, vous ne redouteriez pas de les rappeler pour entendre les rapports qui les intéressent, et de les attaquer en [leur] présence.
«Vous êtes des assassins; car vous ne savez les frapper que par derrière; vous ne les accusez pas devant les tribunaux où la loi leur accorderait la parole pour se défendre; vous ne savez les insulter qu'à la tribune, après les en avoir écartés par la violence, et lorsqu'ils ne peuvent plus y monter pour vous confondre.
«Vous êtes des imposteurs; car vous les accusez d'exciter dans la république des troubles que vous seuls et quelques autres membres dominateurs de votre Comité avez fomentés.»
Et il continue sa dénonciation vengeresse en répétant toujours, comme un refrain, ces deux mots: assassins, imposteurs. C'est un véritable discours, un des plus oratoires même que Vergniaud ait composés, le plus nerveux peut-être. Voici sa péroraison:
«Je reprends. Vous n'aviez aucune inculpation fondée à présenter contre les membres dénoncés.
«Vous avez dit:
«Si nous faisons sur-le-champ un rapport, il faut proclamer leur innocence et les rappeler.
«Mais alors qu'est-ce que notre révolution du 31 mai?
«Que dirons-nous au peuple et aux hommes dont nous nous sommes servis pour la mettre en mouvement?
«Comment, dans le sein de la Convention, soutiendrons-nous la présence de nos victimes?
«Si nous ne faisons point de rapport, l'indignation soulèvera plusieurs départements contre nous. Eh bien! nous traiterons cette insurrection de rébellion. Il ne sera plus question de celle que nous avons excitée à Paris, ni de justifier ses motifs.
«L'insurrection des départements, qui ne sera que le résultat de notre conduite, nous en accuserons les hommes que nous avons si cruellement persécutés.
«Leur crime, ce sera la haine que nous aurons méritée, en foulant aux pieds, pour mieux les opprimer, et les droits des représentants du peuple et ceux même de l'humanité.
«Lâches! voilà vos perfides combinaisons!
«Ma vie peut être en votre puissance.
«Vous avez dans les dilapidations effrayantes du ministère de la guerre, pour lesquelles vous vous montrez si indulgents, une liste civile qui vous fournit les moyens de combiner de nouveaux mouvements et de nouvelles atrocités.
«Mon coeur est prêt: il brave le fer des assassins et celui des bourreaux.
«Ma mort serait le dernier crime de nos modernes décemvirs.
«Loin de la craindre, je la souhaite: bientôt le peuple éclairé par elle, se délivrerait enfin de leur horrible tyrannie.»
Incarcérés d'abord au palais du Luxembourg, Vergniaud et ses amis furent répartis entre les prisons ordinaires, après que la Convention les eut décrétés d'accusation, le 28 juillet 1793. Vergniaud fut transféré à la Force avec Valazé, et le 12 août, il écrivit à la Convention pour demander des juges. Cette fois, son ton est calme; il ne se plaint pas du décret d'accusation porté contre lui; il veut seulement parler à des juges et au peuple:
«Je veux enfin, dit-il, développer devant le peuple toute mon âme, toutes mes pensées, toutes mes actions. Son estime est tout pour moi. On a voulu me la ravir; peut-être a-t-on réussi. Eh bien, je veux la reconquérir, et j'ai dans ma conscience la certitude du succès.
«Si ensuite mes ennemis veulent ma vie, je la leur abandonnerai volontiers.
«Ils m'ont exclu de la Convention parce que mes opinions n'étaient pas toujours conformes aux leurs.
«Ils n'ont voulu gouverner que d'après leurs vues politiques.
«Qu'ils gouvernent! qu'ils assurent le triomphe de la liberté sur les despotes coalisés contre elle! qu'ils fassent le bonheur du peuple! qu'ils fassent fleurir la France par de sages lois!
«Je ne me vengerai du mal qu'ils m'ont fait qu'en proclamant moi-même le service qu'ils auront rendu à la patrie!»
Cette lettre ne fut ni lue ni publiée: faire connaître ces patriotiques paroles, ce désintéressement si noble, c'eût été sauver Vergniaud.
Le 6 octobre 1798, il fut transféré à la Conciergerie et le 18, Dumas l'interrogea. Il répondit nettement à des questions perfidement posées. Il nia avoir provoqué un soulèvement départemental, et, en effet, dans sa correspondance avec les Jacobins de Bordeaux, tant incriminée, il n'y a qu'une demande éventuelle d'un secours pour venir, en cas d'insurrection parisienne, «forcer à la paix les hommes qui provoquent à la guerre civile». Il entra, à ce sujet, dans des développements qui embarrassèrent tellement Dumas, qu'il refusa de les insérer dans le procès-verbal de l'interrogatoire où ce refus est constaté. Déjà on fermait la bouche à Vergniaud.
Cependant il préparait soigneusement sa défense. Il se croyait presque sûr d'un acquittement, si on le laissait parler, tant était grande la confiance des Girondins en la toute-puissance de la parole! Un contemporain raconte qu'ils trépignaient de joie, dans leur prison, quand ils avaient trouvé un bon argument.
On sait comment les choses se passèrent. Vergniaud n'eut la parole que pour répondre aux dépositions des témoins, et encore ses réponses furent-elles tronquées et peut-être défigurées dans le compte-rendu officiel. La plupart cependant paraissent dignes de son caractère.
D'abord, à la déposition de Pache, maire de Paris, qui avait reproché aux Girondins leur projet de garde départementale, il répond en rappelant qu'il a voté contre ce projet, et il réfute brièvement d'autres inculpations du même témoin.
Chaumette déposa ensuite. «Il est étonnant, s'écria Vergniaud, que les membres de la municipalité et ceux de la Convention, nos accusateurs, viennent déposer contre nous.» Puis il justifia son rôle au 10 août; dans les explications qu'il donne sur les termes dans lesquels il proposa la suspension, il y a une obscurité, qui n'est évidemment pas la faute de son talent, mais celle des perfides rédacteurs du compte-rendu. Serré de près par Chaumette, qui objectait l'article du projet de décret relatif au gouverneur du prince royal, il repartit: «Lorsque je rédigeais cet article, le combat n'était pas fini, la victoire pouvait favoriser le despotisme, et, dans ce cas, le tyran n'aurait pas manqué de faire le procès aux patriotes; c'est au milieu de ces incertitudes que je proposai de donner un gouverneur au fils de Capet, afin de laisser entre les ennemis (sic: les mains?) du peuple un otage qui lui serait devenu très utile dans le cas où il aurait été vaincu par la tyrannie.»
Mais il prononça un véritable discours, qui dura plus d'une heure, en réponse à la déposition de Hébert. Le Bulletin du Tribunal a beau le mutiler et en éteindre la flamme, l'extrait qu'il en donne est admirable.
«Le premier fait que le témoin m'impute est d'avoir formé, dans l'Assemblée législative, une faction pour opprimer la liberté. Était-ce former une faction oppressive de la liberté que de faire prêter un serment à la garde constitutionnelle du roi et de la faire casser ensuite comme contre-révolutionnaire? Je l'ai fait. Était-ce former une faction oppressive de la liberté que de dévoiler les perfidies des ministres, et, particulièrement celles de Delessart? Je l'ai fait. Était-ce former une faction oppressive de la liberté lorsque le roi se servait des tribunaux pour faire punir les patriotes, que de dénoncer le premier ces juges prévaricateurs. Je l'ai fait. Était-ce former une faction oppressive de la liberté que de venir au premier coup de tocsin, dans la nuit du 9 au 10 août, présider l'Assemblée législative? Je l'ai fait. Était-ce former une faction oppressive de la liberté que d'attaquer La Fayette? Je l'ai fait. Était-ce former une faction oppressive de la liberté, que d'attaquer Narbonne, comme j'avais fait de La Fayette? Je l'ai fait. Était-ce former une faction oppressive de la liberté, que de m'élever contre les pétitionnaires désignés sous le nom des huit et des vingt-mille, et de m'opposer à ce qu'on leur accordât les honneurs de la séance? Je l'ai fait, etc.»
Vergniaud continue cette énumération de faits qui prouvent la division qui existait, en 1791 et au commencement de 1792, entre son parti et celui de Montmorin, Delessart, Narbonne, La Fayette; il allègue que cette conduite doit le dispenser de répondre aux reproches qui lui sont faits pour sa conduite postérieure au 10 août; il pense qu'il ne doit pas être soupçonné d'avoir, comme on l'en accuse, varié dans les principes, pour former une coalition nouvelle sur les débris de celle que l'insurrection du peuple avait renversée. En effet, dit-il, «j'ai eu le droit d'estimer Roland, les opinions sont libres, et j'ai partagé ce délit avec une partie de la France. J'atteste qu'on ne m'a vu dîner que cinq à six fois chez lui, et ceci ne prouve aucune coalition.» Il se défend même d'avoir eu des intimités avec Brissot et Gensonné. Il répond aussi au reproche de s'être opposé obstinément à la déchéance, quand on pouvait la décréter.
«Le 25 juillet, un membre, ajoute-t-il, emporté par son patriotisme, demanda que le rapport sur la déchéance fût fait le lendemain. L'opinion n'était pas encore formée; alors, que fis-je? Je cherchai à temporiser, non pour écarter cette mesure que je désirais aussi, mais pour avoir le temps d'y préparer les esprits.
«Le témoin a encore parlé de la réponse que j'ai faite au tyran, le 18 avril, et de la protection que je lui ai accordée. J'ai déjà répondu à cette inculpation, et certes il est étonnant qu'on veuille faire de cette réponse un acte d'accusation contre moi, quand l'Assemblée elle- même ne l'improuva pas.
«Le témoin nous a accusés d'avoir voulu dissoudre et diffamer la municipalité de Paris. Qu'on ouvre les journaux, et l'on verra si jamais j'ai fait une seule diffamation.
«Voilà ce que j'avais à répondre à la déposition du citoyen Hébert.»
Quel dommage qu'une prétendue raison d'État ait ainsi mutilé cette défense de Vergniaud! Encore ne lui prête-t-on, dans cette analyse, que des paroles conformes à son caractère et à la vérité. Mais la perfidie du rédacteur s'exerce sur la réponse qu'il fit à l'accusation d'avoir adressé aux Jacobins de Bordeaux, après le 31 mai, de véritables appels à la guerre civile. On sait que Vergniaud, resta, jusqu'au bout, observateur formaliste des lois, tout comme Robespierre; et on peut voir que ses lettres aux Bordelais n'ont rien de séditieux. Son patriotisme était opposé au soulèvement de la province contre Paris. Pour le perdre, il fallait lui prêter la réponse ambiguë que voici:
«Citoyens jurés, vous avez entendu la lecture de deux copies de lettres que le désespoir et la douleur m'ont fait écrire à Bordeaux. Ces deux lettres, j'aurais pu les désavouer, parce qu'on ne reproduit pas les originaux; mais je les avoue parce qu'elles sont de moi. Depuis que je suis à Paris, je n'avais écrit que deux lettres dans mon département, jusqu'à l'époque du mois de mai. Citoyens, si j'avais été un conspirateur, me serais-je borné d'écrire à Bordeaux, et n'aurais-je point tenté de soulever d'autres départements? Et si je vous rappelais les motifs qui m'ont engagé d'écrire à Bordeaux dans cette circonstance, peut-être paraîtrais-je plus à plaindre qu'à blâmer.»
Non, Vergniaud n'a pas pu prendre cette attitude contrite d'un coupable surpris et convaincu. Il n'a pas fait ce plaisir à ses ennemis, ni ce tort à sa cause. La preuve, c'est que, quelques heures plus tard, comme on revenait sur sa correspondance avec Bordeaux, il dit fièrement: «Depuis mon arrestation, j'ai écrit plusieurs fois à Bordeaux. Dire que dans ces lettres j'ai fait l'éloge de la journée du 31 serait une lâcheté, et, pour sauver ma vie, je n'en ferai point. Je n'ai pas voulu soulever mon pays en ma faveur; j'ai fait le sacrifice de ma personne.» Voilà le véritable Vergniaud: les mensonges du compte-rendu ne peuvent le défigurer complètement.
Mais s'il ne put prononcer la longue apologie qu'il avait préparée, il laissa du moins des notes qui nous permettent de retrouver son plan et ses arguments. [Note: Arch. nat., W, 292. Ces notes ont été publiées pour la première fois par M. Vatel, Vergniaud, t. II, p. 253.]
Il avait divisé son discours en cinq parties où il répondait à cinq chefs d'accusation:
«Je suis accusé, dit-il:
1° De royalisme;
2° De fédéralisme;
3° D'avoir voulu la guerre civile;
4° La guerre avec toute l'Europe;
5° D'avoir tenu à une faction.»
1° Royalisme. Il trouve des arguments en sa faveur dans son attitude du 6 octobre 1791 à propos du cérémonial à observer avec le roi, dans ses discours sur le serment de la garde royale (20 avril 1792), sur la sanction du décret relatif à la Haute-cour nationale, sur Delessart, sur la cassation de la garde du roi, sur l'affaire Larivière, sur la situation générale (3 juillet); dans sa présidence du 9 au 10 août; dans la proposition qu'il fit du décret de suspension; enfin dans ses travaux depuis le 10 août à la Commission des Vingt-et-un. Il réfute ensuite ce qu'on a dit sur son attitude royaliste aux approches du 10 août. Quant à la lettre à Boze, il rappelle combien la dénonciation de Gasparin a été tardive. Ses intentions patriotiques sont prouvées par les circonstances dans lesquelles il a signé cette lettre, par son ignorance du mouvement révolutionnaire, par sa conduite postérieure. S'il ne proposa que la suspension et non pas la déchéance, c'était pour éviter la nomination d'un régent; et si un article du décret portait qu'il sera nommé un gouverneur au prince royal, c'était à la fois pour donner un otage au peuple et «pour ne pas manifester l'envie de renverser la Constitution». On lui a reproché la manière dont il présenta le décret de suspension: «Si j'avais eu des regrets monarchiques, me serais-je mis en avant?»— S'il a voté l'appel au peuple, c'était pour éloigner de la Convention la responsabilité du jugement; mais il a voté pour la mort et contre le sursis. Et Dumouriez?—Il n'a eu aucune relation avec lui ni pendant son ministère, ni pendant son généralat. Il ne l'a jamais défendu comme l'ont fait certains Montagnards. «Nous avons parlé comme Dumouriez?— Oui, quand il a parlé comme les patriotes.» Il répond avec dédain et en peu de mots à l'accusation d'avoir voulu rétablir «le petit Capet» sur le trône, à celle d'être le complice de Dillon. Lui royaliste! Quels étaient ses moyens pour faire un roi? Lui ambitieux! «Je n'ai eu ni l'ambition des places, ni celle du crédit, ni celle de la fortune: j'ai vécu pauvre. Quel titre au-dessus de celui de Représentant du peuple?»
2° Fédéralisme. «Quel intérêt? N'est-il pas plus beau pour un ambitieux de gouverner une grande République qu'un département?» Mais il a voulu la garde départementale? C'est faux. Mais il a calomnié Paris pour l'isoler des départements? C'est faux. Qui a plus calomnié Paris qu'un de ses adversaires, Barère? «Personne plus que moi n'idolâtre la gloire de Paris. Si j'ai parlé contre les provocations au pillage, c'était pour éviter que, lorsque Paris serait appauvri, on ne nous accusât.» Et il rappelle le décret qu'il fit rendre au 31 mai en l'honneur de Paris. Mais, dit-il, «nous faisons une révolution d'hommes libres, et non pas de brigands. Peut-être ne serait-il pas difficile de prouver que l'on connaissait les préparatifs de ce pillage que quelques prétendus amis de la liberté appellent du saint nom d'insurrection.—Si je voulais salir ma bouche des paroles d'un journaliste atroce ou insensé, trop connu parmi nous pour que je veuille le nommer, vous verriez que, sans être ni sorcier ni prophète, on pouvait présager ce qui vient d'arriver.—Disons toute la vérité. Il est des hommes qui veulent légitimer le vol, qui flagornent et bercent les citoyens peu fortunés de je ne sais quelles idées subversives de tous les principes sociaux.»
3° Guerre civile. «L'ai-je voulue, avant ou depuis le 31 mai? Avant? quel but? Pour un roi? Pour le fédéralisme? Quelles de mes actions induisent à le croire? Mon opinion sur l'appel? J'y déclare que je regarde comme traîtres [ceux qui pousseraient à la guerre civile].»
«On dit que j'ai mis le trouble dans la Convention. Jamais je n'ai dénoncé, jamais je n'ai répondu aux injures. J'ai pu montrer quelquefois de l'aigreur, mais j'ai toujours ramené le calme.»
Il prouve ensuite, par un récit détaillé de sa conduite avant le 31 mai, que, dénoncé, menacé, en danger de mort, il n'a jamais provoqué à la guerre civile. Quant à Toulon livré, c'est la faute du 2 juin, et non celle de Vergniaud.
4° Guerre avec toute l'Europe. Il justifie la déclaration de guerre, et montre que Danton et Barère y ont contribué.
5° Faction. Il y avait entre les Girondins des relations d'estime, aucune coalition d'opinions. Et Vergniaud rappelle la diversité de leurs votes dans le procès de Louis XVI. Quant à sa camaraderie avec Fonfrède et Ducos, elle n'a jamais influencé leurs opinions. «Leur crime et ma consolation [c'est] de m'avoir aimé.» Et il plaide généreusement leur cause: «S'il faut le sang d'un Girondin, que le mien suffise. Ils pourraient réparer par leurs talents et leurs services [les torts qu'on leur a faits dans l'esprit du peuple]. D'ailleurs ils sont pères, époux. Quant à moi, élevé dans l'infortune…, ma mort ne fera pas un malheureux.»
Conclusion. «Comment tant d'accusations, si nous sommes innocents?» Il reconnaît là les haines aveugles de l'esprit du passé: «On nous a assimilés au côté droit de l'Assemblée constituante et à celui de l'Assemblée législative. Quelle erreur! Aucun décret contraire au peuple n'a été appuyé par nous.» Il s'est élevé contre les arrestations arbitraires, qui sont maintenant des couronnes civiques; il a voulu défendre l'innocence: c'est pour cela qu'on l'a accusé de modérantisme. Mais «existe-t-il une représentation nationale sans liberté d'opinions?» L'Assemblée se détruira elle-même, si elle fait le procès à la minorité. «Que d'hommes timides n'oseront plus défendre les intérêts du peuple! Point de parti d'opposition dans un sénat, point de liberté.» Pour lui, il a voté tantôt avec la Montagne, tantôt contre.
Pourquoi rendre les Girondins responsables des malheurs de la France? Après tout, quand nous avons eu de l'influence, il y a eu des victoires, tandis que, «par un hasard singulier, les échecs d'Aix-la-Chapelle, la guerre de la Vendée, l'affaire du 10 mars ont éclaté dans le même temps».
Lui aristocrate! Ce n'est ni son intérêt, ni son caractère. «Je n'ai pas flatté pour mieux servir.» «J'ai préféré quelquefois déplaire au peuple et ouvrir un bon avis. Malheur à qui préfère sa popularité!» Et il énumère tous les services qu'il a rendus au peuple. Il lui a aussi consacré sa vie; «vous la lui devez, s'il la veut.—S'il faut des victimes à la liberté, nous nous honorerons de l'être (sic). Vous la lui devez encore [ma vie], si la liberté court des dangers.—Sauvez-moi de la tache de la Vendée.—Je mourrai content si c'est pour les républicains.»
Si habile que soit cette défense, quand même Vergniaud aurait pu la prononcer, elle n'aurait pas sauvé sa tête. Mais telle qu'elle est, dans sa forme rudimentaire, elle préserve sa mémoire des reproches qu'ont mérités d'autres Girondins. Si Buzot et Guadet ont paru préférer le soin de leur vengeance au salut de la Révolution, on voit que Vergniaud resta toujours, même dans les misères et dans les tentations d'une injuste captivité, le patriote sublime qui disait aux Montagnards: «Jetez-nous dans le gouffre et sauvez la patrie.» C'est avec douleur qu'il a connu les commencements de guerre civile tentés par ses amis fugitifs. C'est avec angoisse qu'il a vu comme une ombre de déshonneur se projeter sur tout le parti de la Gironde. Les Girondins pactisant avec les royalistes et l'étranger! Il n'a pu supporter cet opprobre et il a écrit noblement: «Sauvez-moi de la tache de la Vendée!» Cet orateur à la conduite politique un peu flottante, à l'idéal trop élevé, aux dégoûts de rêveur raffiné, s'est senti, dans sa prison, délivré des laideurs de la réalité, séparé du spectacle écoeurant des hommes et des choses, et il a pu réaliser en son coeur sa chimère, assouvir dans l'infortune sa soif d'héroïsme, et mourir en républicain.
On connaît l'issue du procès. Mais ce qu'on sait moins, c'est que l'opinion, quoi qu'en dise Michelet, ne fut pas indifférente au sort des Girondins. On a cinq lettres de Pache à Hanriot, datées du 3 au 10 brumaire, et qui témoignent de l'inquiétude inspirée à la Montagne et à la Commune par les sympathies qui restaient aux accusés. Pache prévient d'abord Hanriot qu'il y a beaucoup de monde dans la grande salle du palais de justice, et l'invite à envoyer un renfort pour maintenir la tranquillité et le silence. Le 6 brumaire, il l'engage à surveiller les abords de la Conciergerie. Le 9 brumaire, la parole des Girondins et de Vergniaud produit sans doute un grand effet; car, dit Pache, «il serait possible que les malveillants redoublassent d'efforts aujourd'hui pour occasionner du mouvement». Le 10 brumaire, quand le jugement est rendu, Pache demande qu'on prenne des précautions pour assurer la tranquillité, et donne l'ordre de ne pas faire de visites domiciliaires, vu les circonstances. Ce luxe de précautions permet-il de dire, avec Michelet, que l'attention de Paris était ailleurs? Et n'est-ce point une satisfaction de penser que les accents suprêmes de Vergniaud ne restèrent pas sans écho?
Il demeura impassible en présence de la scène émouvante qui suivit le prononcé du jugement: il paraissait, dit Vilate, ennuyé de la longueur d'un spectacle si déchirant. Riouffe, qui a laissé des détails sur les derniers instants des Girondins, dit de Vergniaud: «Tantôt grave, tantôt moins sérieux, il nous citait une foule de vers plaisants dont sa mémoire était ornée, et quelquefois il nous faisait jouir des derniers accents de cette éloquence sublime, qui était déjà perdue pour l'univers, puisque les barbares l'empêchaient de parler.» Il s'était muni d'un poison très subtil que lui avait donné Condorcet; «mais lorsqu'il vit que ses jeunes amis (Fonfrède et Ducos), pour lesquels il avait eu des espérances partageaient son malheur, il remit sa fiole à l'officier de garde et résolut de périr avec eux». L'aumônier de l'Hôtel-Dieu essaya vainement de le confesser: il mourut en philosophe.
VII.—LA MÉTHODE ORATOIRE DE VERGNIAUD
Nous connaissons maintenant les principaux traits de la carrière oratoire de Vergniaud. Il reste à parler de sa méthode et de son style.
Et d'abord, improvisait-il?
Comme avocat, il écrivait et lisait ses plaidoiries: on le voit et on le sait. Il ne fit d'ailleurs que suivre en cela les usages du barreau de Bordeaux.
A la tribune, il ne lisait pas. Mais récitait-il? Mme Roland, dans le portrait qu'elle a tracé de lui, parle de ses discours préparés, et dit qu'il n'improvisait pas, comme Guadet. Cependant il parla sans préparation, le 16 mai 1792, sur les prêtres insermentés, et dit lui- même de la motion qu'il fit dans cette occasion: «Au reste, je la livre à votre réflexion; n'ayant pu prévoir que cette matière serait mise inopinément à l'ordre du jour, je n'ai pu moi-même la méditer ni en préparer les développements.» Son grand discours du 31 décembre 1792, sur l'appel au peuple, donna aux contemporains l'impression d'une éloquence improvisée. Il en fut de même de son opinion du 13 mars 1793. La Convention en avait voté l'impression. Craignant qu'il n'en atténuât les phrases les plus vives et les plus compromettantes pour la Gironde, Thuriot et Tallien demandèrent qu'il déposât son manuscrit sur le bureau de l'Assemblée. Vergniaud laissa entendre qu'il avait improvisé: «S'il fallait donner la copie littérale, dit-il, de ce que j'ai prononcé, j'avouerai que cela ne me serait pas possible: ainsi, à ce sujet, je demande moi-même le rapport du décret qui en a ordonné l'impression.» Enfin sa longue réponse à Robespierre (10 avril 1793), qu'il prononça séance tenante, est généralement considérée comme une improvisation.
On hésite cependant à appeler Vergniaud un improvisateur dans le sens propre du terme. Sans doute, il imagina brusquement, pour le fond et pour la forme, nombre de petites harangues dont il ne pouvait avoir prévu ni l'occasion ni le sujet, comme celles que lui inspirèrent, sur- le-champ, les événements du 31 mai. Mais est-il possible d'admettre qu'il inventa de même les développements si méthodiques, si combinés, si proportionnés entre eux, qui forment le fond des discours sur l'appel au peuple, sur la journée du 10 mars, sur les accusations de Robespierre? Sans doute il n'est pas en état, le 13 mars 1793, de déposer son manuscrit sur le bureau de la Convention; mais il avait été chargé, par le Comité Valazé, quarante-huit heures auparavant, de prendre la parole dans cette circonstance au nom des Girondins. Il avait donc eu le temps de se préparer. Le discours sur l'appel au peuple fut peut-être débité sans le secours d'un manuscrit; mais s'il est un sujet que Vergniaud ait eu le temps de méditer, c'est le procès de Louis XVI. L'occasion de sa réponse à Robespierre ne pouvait être prévue; mais l'accusation même flottait, pour ainsi dire, dans l'air; il avait pu la saisir dans toutes les feuilles montagnardes. Son apologie s'était préparée d'elle-même dans sa tête; son discours était fait; il ne restait plus qu'à l'adapter à la circonstance qui le forcerait à le prononcer, ce qu'il fit d'ailleurs avec une prestesse heureuse.
Il n'improvisait qu'à moitié ses grands discours. Il les avait préparés fortement, et parlait d'ordinaire sur des notes.
Nous savons déjà, grâce au manuscrit de sa défense, quel était le caractère de ces notes. La charpente du discours s'y trouvait marquée avec beaucoup de relief, dans un plan solide, clair, classique. Tout s'y ramenait à cinq ou six idées maîtresses, comme dans la rhétorique de la chaire. On voit que la première préoccupation de l'orateur était de répartir en des paragraphes nettement délimités les principaux chefs de son argumentation. Ainsi, pour sa défense, cinq points, comme dans un sermon de Bourdaloue, et un numérotage dont il n'aurait sans doute pas fait grâce à l'auditeur: 1° royalisme; 2° fédération; 3° guerre civile; 4° guerre étrangère; 5° faction. Et chacun de ces développements aura un certain nombre de subdivisions. Ainsi le premier développement, royalisme, comprend seize paragraphes, soit neuf arguments et sept objections avec réponse. Peu de phrases complètes: des indications sommaires faciles à distinguer d'un coup d'oeil et qui guideront la mémoire de l'orateur ou dont la présence le rassurera, sans qu'il ait presque besoin de baisser les yeux sur son papier.
Vergniaud montait donc à la tribune avec un plan écrit, dont les divisions et les subdivisions se détachaient et où les arguments étaient rangés selon une graduation rigoureuse: d'abord le dessein général du discours, puis les groupes d'idées qui forment ce dessein, puis les idées isolées, enfin les faits complexes et les faits simples sur lesquels s'appuient les arguments. On dirait d'un ouvrage de menuiserie compliqué, dans lequel cinq ou six tiroirs, ouverts l'un après l'autre, laisseraient voir des cases qui contiendraient d'autres boîtes plus petites, lesquelles, ouvertes à leur tour, en renfermeraient de minuscules. C'est dans ces dernières seulement que l'ouvrier a placé les faits, ces faits qui, dans notre éloquence contemporaine, viennent en première ligne, et auxquels, à cette époque, Danton fut le seul à donner une place d'honneur.
Aidé de cette machine savante, mais dont il a le secret, Vergniaud n'a pas de crainte de s'égarer: il n'a qu'à toucher dans un ordre déterminé les différents ressorts; les compartiments s'ouvrent et se ferment tour à tour, et toute l'argumentation en sort, sans encombre et sans erreur. L'orateur est sûr de ne rien oublier, de ne rien intervertir, de donner à chaque argument toute sa valeur. Son esprit se tranquillise sur la conduite même de son discours: toute son imagination peut jouer, sans inquiétude, le rôle qu'il lui a assigné.
Ce rôle, c'est l'élocution proprement dite, et c'est ici que Vergniaud improvise davantage; c'est ici qu'il dépend des circonstances, du hasard, de son humeur. Il s'agit de trouver sur l'heure même, la forme de ces arguments, encore nus sur le papier et dessinés d'un trait sommaire. Ou plutôt les idées, dans le manuscrit, sont présentées sous forme implicite; il s'agit de les dérouler et de leur donner tout leur lustre. C'est alors que Vergniaud écoute son démon intérieur et qu'il met en jeu ses plus hautes facultés. Si le plan est fait d'avance, le style et l'action sont en partie improvisés, et, comme l'orateur n'est pleinement lui-même qu'à la tribune, ce second effort se trouve être plus heureux que le premier; l'exécution vaut mieux que la matière, et il y a plus d'art inspiré dans la draperie que dans le corps même du discours.
Mais cette part laissée à l'imprévu, Vergniaud la restreint encore, en joueur habile qui se défie de la fortune. Ainsi tout le style n'est pas improvisé. Certains ornements sont esquissés d'avance; il ne reste plus qu'à en finir le détail. Par exemple, ces comparaisons antiques, qui semblent suggérées au girondin dans la chaleur même de la parole et de l'action ne lui échappent jamais: il les a prévues; il en a calculé le nombre et fixé la place. Sa défense devait renfermer quatre allusions à l'antiquité. 1° Première partie, paragraphe septième: «Sur le reproche de Billaud-Varenne d'avoir voté pour l'appel et pour la mort, voyez l'histoire de la soeur de Caligula.» Vergniaud veut dire: «Vous m'avez fait voter la mort du roi, et vous me reprochez ce vote. Vous faites comme Caligula qui, après avoir débauché ses soeurs, les exila comme adultères.» 2° Troisième partie: Il veut dire qu'il saurait souffrir pour ses opinions, et il ajoute cette indication à développer: «Présentez-moi le réchaud de Scaevola.» 3° Un peu plus loin, il écrit les noms de Rutilius et d'Aristide, qui furent exilés pour leur vertu, comme Vergniaud va être guillotiné pour son amour de la justice. Mais il s'aperçoit que l'exil à Smyrne de P. Rutilius Rufus n'est pas assez connu du public, et, en marge de ses notes, il remplace ce nom par celui de Thémistocle. 4° Enfin, dans la cinquième partie, à l'appui de cette idée qu'il ne faut pas préférer sa popularité à la vérité, il se proposait d'alléguer les grands hommes de l'antiquité victimes de leur droiture.
Le même nombre d'allusions, comme l'a justement remarqué M. Vatel, se retrouve dans les quatre grands discours de Vergniaud, où elles sont espacées à peu près de la même manière que dans le projet de défense, amenées avec art et sobrement développées.
Ainsi, dans le discours du 3 juillet 1792, il représente les députés comme «placés sur les bouches de l'Etna pour conjurer la foudre». Il compare Louis XVI au tyran Lysandre. Il se demande si le jour n'est pas venu «de réunir ceux qui sont dans Rome et ceux qui sont sur le mont Aventin». Il offre à ses collègues un moyen de vivre dans la mémoire des hommes: «Ce sera d'imiter les braves Spartiates qui s'immolèrent aux Thermopyles; ces vieillards vénérables qui, sortant du sénat romain, allèrent attendre, sur le seuil de leurs portes, la mort, que des vainqueurs farouches faisaient marcher devant eux.» L'orateur avait fait en sorte que chaque développement reçût un ornement antique.
Dans le discours sur l'appel au peuple, il est question de Catilina et de la minorité insolente qui le suivait; les Montagnards sont appelés des «Catilinas» et ironiquement «ces vaillants Brutus». Si les Girondins sont dénoncés au peuple, ils savent «que Tiberius Gracchus périt par les mains d'un peuple égaré qu'il avait constamment défendu». Il n'y a pas grand courage à frapper Louis vaincu: «Un soldat cimbre entre dans la prison de Marius pour l'égorger. Effrayé à l'aspect de sa victime, il s'enfuit sans oser le frapper. Si ce soldat eût été membre d'un sénat, doutez-vous qu'il eût hésité à voter la mort du tyran?»—Même nombre, même distribution d'allusions classiques que dans le projet de défense.
Le 13 mars 1793, alors que «les émissaires de Catilina ne se présentent pas seulement aux portes de Rome, mais qu'ils ont l'insolente audace de venir jusque dans cette enceinte déployer les signes de la contre- révolution», il ne peut garder un silence qui deviendrait une véritable trahison. Il montre la Révolution, «comme Saturne, dévorant successivement tous ses enfants [1]». Si la Convention a échappé au péril, c'est que «plus d'un Brutus veillait à sa sûreté et que, si parmi ses membres elle avait trouvé des décemvirs, ils n'auraient pas vécu plus d'un jour». «Un tyran de l'antiquité, dit-il au peuple, avait un lit de fer sur lequel il faisait étendre ses victimes, mutilant celles qui étaient plus grandes que le lit, disloquant douloureusement celles qui l'étaient moins pour leur faire atteindre le niveau. Ce tyran aimait l'égalité; et voilà celle des scélérats qui te déchirent par leur fureur.» [Note: Cette comparaison avait déjà été plus d'une fois apportée à la tribune. Ainsi Français (de Nantes), s'adressant à la Rome papale, avait dit; «Es-tu donc comme Saturne à qui il faut tous les soirs des holocaustes nouveaux?» Moniteur, réimpression, t. XII, p. 305.]
Enfin, dans sa réplique à Robespierre (10 avril 1793), il s'élève contre ceux «qui s'efforcent de nous faire entr'égorger comme les soldats de Cadmus, pour livrer notre place vacante au premier despote qu'ils ont l'audace de vouloir nous donner». Repoussant l'accusation de haïr Paris, il rappelle qu'il a dit dans la Commission des Vingt-et-un: «Si l'Assemblée législative sortait de Paris, ce ne pourrait être que comme Thémistocle sortit d'Athènes, c'est-à-dire avec tous les citoyens, etc.» A propos de Fournier, l'Américain mandé au Tribunal révolutionnaire comme témoin et non comme accusé: «C'est à peu près comme si, à Rome, le sénat eût décrété que Lentulus pourrait servir de témoin dans la conjuration de Catilina.»
Il est à remarquer que, dans ces quatre exemples, les allusions antiques offrent comme un résumé de toute l'argumentation: c'est que Vergniaud, à dessein, en a orné de préférence les points les plus saillants de son discours. Son but est de laisser dans la mémoire de l'auditeur une formule élégante et classique qu'il ne puisse oublier et qui fasse vivre l'idée qu'elle contient. Il y a réussi dans la comparaison de la Révolution avec Saturne, qui est restée populaire. Il a été moins heureux dans les autres comparaisons, comme dans celle des soldats de Cadmus. Ce sont de froides et laborieuses élégances.
S'il allègue aussi les modernes, Cromwell, quelques orateurs contemporains, et Mirabeau, qu'il imite ou cite à plusieurs reprises, c'est aux orateurs anciens, c'est à Démosthène qu'il fait allusion plus volontiers. Le 16 septembre 1792, il dit aux Athéniens de Paris: «N'avez-vous pas d'autre manière de prouver votre zèle qu'en demandant sans cesse, comme les Athéniens: Qu'y a-t-il de nouveau aujourd'hui?» Le 18 janvier de la même année, à propos de la guerre, il avait récité un des passages les plus célèbres des Philippiques: «Je puis appliquer à vos mesures le langage que tenait en pareille circonstance Démosthène aux Athéniens: «Vous vous conduisez à l'égard des Macédoniens, leur disait-il, comme ces barbares qui paraissent dans nos jeux, à l'égard de leurs adversaires. Quand on les frappe au bras, ils portent la main au bras…» Et, après avoir cité tout le passage, il reprend: «Et moi aussi, s'il était possible que vous vous livrassiez à une dangereuse sécurité, parce qu'on vous annonce que les émigrés s'éloignent de l'Electorat de Trêves, si vous vous laissiez séduire par des nouvelles insidieuses, ou des faits qui ne prouvent rien, ou des promesses insignifiantes, je vous dirais: Vous apprend-on qu'il se rassemble des émigrés à Worms et à Coblentz? vous envoyez une armée sur les bords du Rhin. Vous dit-on qu'ils se rassemblent dans les Pays-Bas? vous envoyez une armée en Flandre. Vous dit-on qu'ils s'enfoncent dans le sein de l'Allemagne? vous posez les armes.
«Publie-t-on des lettres, des offices dans lesquels on vous insulte? alors votre indignation s'excite, et vous voulez combattre. Vous adoucit-on par des paroles flatteuses, vous flatte-t-on de fausses espérances? alors vous songez à la paix. Ainsi, Messieurs, ce sont les émigrés de Léopold qui sont vos chefs. Ce sont eux qui disposent de vos armées. Ce sont eux qui en règlent tous les mouvements. Ce sont eux qui disposent de vos citoyens, de vos trésors: ils sont les arbitres de votre destinée. (Très vifs applaudissements réitérés. Bravo! bravo!)»
Certes, il faut savoir gré à Vergniaud de n'avoir pas prodigué davantage ces ornements chers à son temps. On peut même, à tout prendre, le ranger parmi ceux qui, à la tribune, ont le moins abusé de la Grèce et de Rome. Mais qu'il est loin, sous ce rapport, de la discrétion de son rival Danton! L'orateur cordelier rencontre les allusions classiques, tandis que l'orateur girondin les cherche. Celui-là mêle des noms romains ou grecs à quelques passages de ses discours, parce que c'est la langue courante de ses contemporains, parce que ce pédantisme est une manière d'être plus clair; celui-ci ajoute après coup une parure antique savamment choisie. C'est un peu le procédé laborieux d'André Chénier dans ses oeuvres en prose. Ce n'est pas la spontanéité et l'exubérance de Camille Desmoulins, qui a su, par son génie, raviver ces fleurs fanées, en semer tout son style, sans ennuyer, et rendre agréables, même pour nous, tant de Brutus, de Thémistocles, de Publicolas, de Nérons, si fastidieux chez les autres.
La prose de Vergniaud n'a pas cette verve et ce naturel. Tout y est calculé pour émouvoir dans les règles et plaire de la bonne façon, c'est-à-dire avec la méthode des orateurs antiques et des grands sermonnaires français. La noblesse et la majesté sont les deux qualités que recherche l'orateur et qu'il rencontre le plus souvent. Il excelle à élever le débat au-dessus des misères et des laideurs de la réalité. Il emporte les esprits dans les régions sereines où sa propre rêverie le fait vivre d'ordinaire. Ce ne sont qu'idées sublimes ou délicates, que périodes harmonieuses comme celles d'un Massillon, que beaux mots et beaux sons dont jouissent l'oreille et l'esprit tout à l'heure blessés par les cris brutaux des tribunes ou les balbutiements diffus des orateurs sans génie. L'orateur écarte avec adresse tout ce qui, dans les choses dont il parle, peut donner des impressions chagrines, ou triviales, ou écoeurantes. Son art n'admet aucune idée qui ne soit belle ou haute, aucune forme qui ne soit élégante ou splendide et ici son art est d'accord avec son âme.
Mais trop souvent, si ses idées paraissent élevées, elles sont vagues et abstraites; si ses mots sont souvent nobles, ils sont rarement précis et vrais. Lui aussi, dans la tourmente révolutionnaire, il veut sacrifier aux grâces académiques. Il nomme les objets par les termes les plus généraux; il désigne par des périphrases décentes les hommes et les choses qui lui semblent indignes d'entrer sans parure dans sa trop belle prose oratoire. A-t-il à préciser un détail technique? Sa délicatesse s'effarouche, et, dans un discours sur les subsistances (17 avril 1793), il prend des précautions presque pudiques pour parler de la nécessité de restreindre la consommation des boeufs: «Une autre mesure, dit-il, que je vais vous soumettre vous paraîtra peut-être ridicule au premier aspect…» Il fallait que le bon goût classique exerçât encore une tyrannie bien puissante pour qu'un homme si grand, en de si grandes circonstances, en avril 1793, eût encore peur du ridicule littéraire!
Certes, Marat fut injuste, quoique fin connaisseur en exercices de style, quand, à la tribune, le 13 mars 1793, il traitait l'éloquence de Vergniaud de vain batelage. Mais avait-il complètement tort quand il souriait des «discours fleuris» et des «phrases parasites» de son adversaire? N'y a-t-il pas trop de fleurs et trop de fard dans le discours du 3 juillet 1792? Partout, n'y a-t-il pas trop d'épithètes, trop de synonymes, trop de mots placés là pour compléter plutôt le son que l'idée? Sauf dans les passages où l'indignation lui fait oublier l'art, rarement Vergniaud rencontre du premier coup le mot juste. C'est par une accumulation de termes qu'il approche de la clarté, qu'il en donne l'illusion et qu'il séduit son auditeur plus encore qu'il ne l'éclaire et le convaincre.
C'est la faute de sa méthode. Ses notes sont si complètes, à en juger par celles de sa défense, que la part laissée à l'improvisation est vraiment trop réduite. L'écrivain, par la multiplicité et la précision des traits qu'il a fixés sur le papier, n'a laissé à l'improvisateur qu'une besogne d'arrangeur, je ne dis pas de phrases, mais de mots. Parfois cette besogne est capitale, tant la forme importe dans l'art de l'éloquence. Parfois, nous l'avons vu, Vergniaud s'y montre artiste de génie. Mais trop souvent, empêché, par la rigueur de son plan, d'improviser des idées, il ne peut satisfaire son imagination que par un exercice stérile de paraphrase: alors il tourne sans fin et sans fruit sa période, démesurément chargée de mots inutiles, quelquefois impropres, souvent emphatiques, sans que l'idée progresse d'un pas; alors, avec toute sa sincérité, il est rhéteur, et Marat a raison de sourire.
Il est rare, toutefois, qu'il paraisse franchement déclamateur. A le lire, on hésite souvent sur le sentiment qu'on éprouve. Plus d'un passage de Vergniaud, même parmi les plus célèbres, semble à égale distance du bon et du mauvais goût, de l'éloquence et de la mauvaise rhétorique, comme l'apostrophe aux émigrés dans le discours du 25 octobre 1791. Il abuse aussi des expressions qu'on ne peut ni proscrire ni louer, et il dira volontiers: «Ouvrez les annales du monde…» Il aime ces métaphores trop communes et trop vagues. A vrai dire, ses comparaisons un peu prolongées sont rarement justes dans toutes leurs parties. Je sais bien qu'il a heureusement rapproché les inquiétudes causées par les émigrés à la nation du bourdonnement continuel d'insectes avides de son sang; mais cette justesse familière n'est qu'une exception dans son style: trop souvent il se mêle à ses comparaisons autant d'inexactitude que de noblesse, comme quand il dit, dans son discours sur l'appel au peuple: «Craignez qu'au milieu de ses triomphes, la France ne ressemble à ces monuments fameux qui, dans l'Égypte, ont vaincu le temps. L'étranger qui passe s'étonne de leur grandeur; s'il veut y pénétrer, qu'y trouve-t-il? des cendres inanimées et le silence des tombeaux.»
On voit que ce mauvais goût consiste moins dans l'exagération des pensées que dans le vague et dans l'inexactitude des comparaisons. C'est un mauvais goût propre à Vergniaud. Il ne donne guère toutefois dans le genre d'emphase qui est à la mode autour de lui, excepté dans ce passage du même discours:
«Irez-vous trouver ces faux amis [les inspirateurs de septembre], ces perfides flatteurs, qui vous auraient précipités dans l'abîme? Ah! fuyez-les plutôt; redoutez leur réponse; je vais vous l'apprendre. Vous leur demanderiez du pain, ils vous diraient: Allez dans les carrières disputer à la terre quelques lambeaux sanglants des victimes que nous avons égorgées; ou voulez-vous du sang? prenez, en voici. Du sang et des cadavres, nous n'avons pas d'autre nourriture à vous offrir… Vous frémissez, citoyens! O ma patrie! je demande acte à mon tour des efforts que je fais pour te sauver de cette crise déplorable.»
Mais les figures de rhétorique que Vergniaud aime ne déplaisent pas toujours. Il en est une qui revient sans cesse dans ses discours, qu'il ramène avec insistance toutes les fois qu'il veut frapper un grand coup, et qui ne laisse pas, si visible que soit l'artifice, de produire, même sur nous, le plus grand effet. Je veux parler de la répétition, qu'il avait employée déjà avec prédilection dans ses plaidoyers et qui devait jouer un grand rôle, on le voit, dans le développement de sa défense. Rien de plus brillant et de plus fort que ce procédé tel qu'il le renouvelle par son génie. Rien de plus calculé et rien qui sente moins le calcul que ce refrain ramené en tête ou à la fin d'une dizaine de développements tantôt ironiques, tantôt indignés, comme lorsque, le 10 avril 1793, il répète chaque grief de Robespierre en s'élevant à chaque reprise d'un degré plus haut dans la colère et dans le dédain. Nous modérés!… et cette exclamation retombe, chaque fois plus lourdement, chaque fois de plus haut, sur la calomnie qu'elle écrase. Une autre répétition qui souleva un vif enthousiasme, ce fut quand, le 17 septembre 1792, Vergniaud s'écria trois fois: «Périsse l'Assemblée nationale et sa mémoire…» et posa trois hypothèses dans lesquelles ce sacrifice sauvait la patrie. On se rappelle que tous les députés se levèrent et répétèrent le cri de Vergniaud. Mais c'est dans le grand discours du 3 juillet 1792 que cette figure est employée avec le plus d'art. Qu'on se souvienne de ce trait: C'est au nom du roi, lancé à tant de reprises sur le masque de Louis XVI qu'il brise et fait tomber. Et que dire de cette ironie redoutable qui revient quatre fois de suite et quatre fois couvre Louis XVI de confusion: Il n'est pas permis de croire sans lui faire injure… qu'il agisse comme il agit. De tels artifices portaient l'effroi dans les Tuileries et la colère dans le coeur des patriotes; il y faut voir autre chose qu'un calcul de rhéteur: c'était une inspiration du coeur et, chez Vergniaud, les mouvements les plus passionnés revêtaient aussitôt une forme compliquée.
Ces répétitions, en effet, ne sont pas seulement propres à ses discours préparés; elles se retrouvent jusque dans ses improvisations, avec la même symétrie, la même gradation. Ainsi, le 6 mai 1793, Marat s'opposait à l'admission, aux honneurs de la séance, des pétitionnaires de la section de Bonconseil venus pour se plaindre de l'anarchie. Vergniaud répond à l'improviste:
«Je conviens, citoyens, que lorsque des hommes parlent de respect pour la Convention nationale, ils doivent être appelés intrigants par ceux qui cherchent sans cesse à l'avilir. Je conviens que lorsque des hommes parlent de maintenir la sûreté des personnes, ils doivent être appelés intrigants par ceux qui provoquent sans cesse au meurtre. Je conviens, que lorsque des hommes parlent de maintenir les propriétés, ils doivent être appelés intrigants par ceux qui provoquent sans cesse au pillage. Je conviens que lorsque des hommes parlent d'obéissance aux lois, ils doivent être appelés intrigants par ceux qui ne veulent que l'anarchie. Je conviens que lorsque des hommes viennent ici prêter des serments de l'exécution desquels dépend le bonheur du peuple, ils doivent être appelés intrigants par ceux-là qui veulent perpétuer la misère du peuple….»
On peut conclure de ces exemples, d'abord que les idées s'offraient à Vergniaud, intérieurement, sous la forme de figures savantes et que, parmi ces figures, la répétition s'adaptait davantage à la nature de son esprit. Nul orateur, dans la Révolution, n'en a fait un tel usage. Ce qui lui convenait et ce qui lui plaisait dans ce procédé, c'était qu'il facilitait la gradation ascendante des sentiments et des mots: l'orateur pouvait ainsi s'élever, par bonds successifs, toujours plus haut, et planer enfin sans paraître avoir perdu pied. A ces exclamations répétées succédait un développement large, brillant, harmonieux, où il mettait ses plus nobles abstractions et sa plus suave musique.
Enfin, si l'on considère la suite de ses discours depuis le 5 octobre 1791 jusqu'au 31 mai 1793, c'est toujours la même méthode qu'on y retrouve, mais ce n'est pas le même succès. Tandis que d'autres, comme Isnard, vont en déclinant et ne peuvent se maintenir au niveau d'un trop heureux début, Vergniaud, au contraire, ne cesse de se perfectionner et de grandir. Il est meilleur le 3 juillet 1792 qu'il ne l'a été huit mois auparavant dans son discours sur les émigrés; et son dernier grand discours, sa réponse à Robespierre (10 avril 1793), surpasse tous les autres. La lecture de ses notes nous donne à croire qu'au Tribunal révolutionnaire il se serait encore élevé au-dessus de lui-même. C'est que les circonstances l'avaient dépouillé de plus en plus de son caractère d'avocat. Dans les commencements il plaidait une cause qu'il croyait gagner, et il la plaidait avec tout l'artifice qui lui avait valu ses succès de barreau. Bientôt il désespère de gagner cette cause noble et chimérique de la Gironde: ce sont alors, dans des plaidoiries prononcées sans confiance, des élans plus spontanés, une vraie douleur, de beaux cris de fierté. Enfin il ne plaide même plus, il renonce même à un simulacre de lutte pour la victoire: du haut de la tribune il s'adresse à la postérité; il arrache le masque à ses adversaires et il montre toute son âme. Alors, on voit à plein son dévouement stoïque à la patrie, sa grande et sereine bonté, la pureté de son coeur, la force de son génie qui s'exerce sans les entraves d'une discipline de parti. Alors Vergniaud n'est plus un girondin: aucune haine ne l'agite. Il n'est plus un conventionnel: aucun vote ne peut sanctionner son éloquence. Tourné vers le siècle à venir, c'est à nous qu'il parle; c'est nous qu'il fait jouir de toute la poésie de son âme en chantant ses illusions mortes et son désir ardent de mourir pour la Révolution. C'est dans ces moments-là qu'il est le plus orateur, parce qu'il n'y parle que de lui, et, comme il arrive à Mirabeau, comme il arrive à tous les orateurs, c'est son moi qui a inspiré à Vergniaud son éloquence la plus sublime.
Si donc il est de moins en moins rhéteur, c'est que les circonstances l'ont amené à être de plus en plus lui-même et à se dégager tout à fait de son parti et même de son temps. Mais, je le répète, sa méthode ne change pas avec son inspiration. Jusque dans ces lettres si vivantes qu'il écrivait à la Convention du fond de sa captivité, on retrouve le même ordre dans les idées, le même choix dans les ornements, les mêmes procédés dans le style. Cette rhétorique lui venait sans doute moins de l'école que de son caractère et c'est là le trait qui le distingue si nettement de ses rivaux en éloquence: ses émotions les plus sincères s'exprimaient dans des formes aussi artificielles que ses idées d'homme de parti ou d'avocat. Seulement, ces formes nous plaisent quand Vergniaud est sous l'empire d'un sentiment violent; elles nous fatiguent et nous importunent quand il plaide sans passion.
Il y avait probablement autant d'art dans son action que dans son style. En parlant de son physique, nous avons dit à peu près tout ce qu'on sait sur ce point si important et si mal connu. Baudin (des Ardennes), dans son éloge des Girondins, dit qu'il était ravissant à entendre et il ajoute: «Son geste, sa déclamation, tout le rendait entraînant.» Nous ne savons rien de plus et, si nous pouvons dire que son action était à la fois savante et naturelle, c'est par conjecture. Toujours est-il qu'elle entraînait l'auditoire et qu'elle devait être en parfait accord avec le style et la pensée pour produire les effets qu'enregistrent les journaux. Ainsi, au milieu du discours sur l'appel au peuple, Vergniaud s'arrêta un instant: il y eut alors, dit le Journal des Débats, «un moment d'admiration silencieuse». A un passage de son opinion sur la guerre (18 janvier 1792), le Logographe signale cette interruption naïve d'un collègue: Voilà la vraie éloquence! Plusieurs fois l'Assemblée entière, ravie d'un art si complet, se leva dans un accès d'admiration enthousiaste. Presque toujours, on était suspendu aux lèvres de Vergniaud. «Lorsqu'il montait à la tribune, dit un de ses collègues, l'attention était universelle: tous les partis écoutaient et les causeurs les plus intrépides étaient forcés de céder à l'ascendant magique de sa voix.» Il reposait les âmes des inquiétudes de la lutte et leur offrait de nobles intermèdes aux difficultés de la Révolution. Et les moins sensibles à ces chants de sirène ne furent pas ceux qui se bouchèrent les oreilles pour ne pas l'entendre et lui fermèrent la bouche pour le tuer. A ce point de vue, c'est au Tribunal révolutionnaire que le génie de Vergniaud reçut le plus précieux hommage.
Voilà tout ce que nous savons sur l'éloquence de ce grand orateur, et nous sentons toute l'insuffisance, toutes les lacunes du portrait que nous venons d'esquisser. Mais l'histoire ne nous a pas fourni d'autres traits: ceux qu'on rencontre en plus dans les écrits de Nodier et de Lamartine ont été imaginés par ces deux poètes. Notre grand Michelet lui-même a souvent rêvé à propos de Vergniaud. Il est difficile, quand on parle d'un des Girondins, d'oublier les belles fantaisies dont leur légende a été brodée. Y avons-nous réussi tout à fait? En tout cas, nous avons préféré d'être incomplet, plutôt que de rien produire qu'un document certain ne nous suggérât. Mais il est un trait de la physionomie de Vergniaud que nous avons rencontré plus d'une fois et qu'il valait mieux réserver pour la fin de cette étude, parce que c'est là le meilleur Vergniaud, le Vergniaud le plus intime et le plus vrai. Son protecteur Dupaty avait dit un jour: «L'humanité est une lumière.» L'humanité fut la religion de Vergniaud, comme elle avait été sans doute celle de l'auteur de Don Juan. Son mot caractéristique, c'est humanité. Il revient cent fois dans ses plaidoiries. Il résonne sans cesse dans ses discours. Le 6 octobre 1792, il félicite Montesquieu d'avoir fondé la conquête de la Savoie «sur l'humanité, sur l'humanité sans laquelle il n'y a pour les hommes d'autre liberté que celle dont jouissent les tigres au sein des forêts». Et le 9 novembre il s'écrie: «Chantez donc, chantez une victoire qui sera celle de l'humanité.» Enfin c'est l'humanité qui inspire presque toute l'admirable réplique à Robespierre. C'est là que se trouve ce mot qu'il faut répéter, parce que Vergniaud y a mis son âme: On a cherché à consommer la révolution par la terreur; j'aurais voulu la consommer par l'amour.
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DANTON
I. LE TEXTE DES DISCOURS DE DANTON
A lire ce qui reste des discours de Danton, à étudier dans les faits l'influence de sa parole, on devine que cette éloquence fut plus originale que celle de Mirabeau, de Robespierre et de Vergniaud, et on sent qu'il n'y eut pas, dans toute la Révolution, d'orateur plus grand que ce véritable homme d'État. Mais sa gloire fut aussitôt obscurcie par le peu de soin qu'il en prenait, et surtout par une légende calomnieuse à laquelle concoururent à l'envi royalistes, girondins et robespierristes: tous les vices, toutes les erreurs, toutes les bassesses furent prêtés jusqu'à nos jours à ce vaincu, et, pour déshonorer l'homme du 10 août, le mensonge usurpa une précision effrontée. Villiaumé le premier, en 1850, opposa à cette légende quelques faits; puis vint M. Bougeart, qui écrivit tout un livre pour réhabiliter Danton; mais son mauvais style nuisit à ses arguments. C'est à M. le docteur Robinet que revient l'honneur d'avoir trouvé et réuni avec méthode d'irrécusables documents, d'une authenticité éclatante et parfois notariée, propres à établir la certitude dans les esprits les plus méticuleux. Il faudrait un volume entier, ne fût-ce que pour esquisser la biographie de Danton, telle que la critique vient de la renouveler, pour faire connaître, même sommairement, l'homme, le politique et l'orateur. Ce grand sujet nous tente depuis longtemps, mais dans une histoire générale de l'éloquence parlementaire, on ne peut qu'en indiquer les principaux points, et fixer quelques-uns des caractères de cette parole, où revit toute la Révolution.
La première remarque à faire, et elle explique le caractère équivoque de la réputation oratoire de Danton, c'est que ses discours furent reproduits d'une manière encore plus défectueuse que ceux de ses rivaux.
Cet orateur qui n'écrivait jamais, qui n'avait pas même, disait-il, de correspondance privée, se livrait entièrement à l'inspiration de l'heure présente. Ni ses phrases, ni même l'ordre de ses idées n'étaient fixés dans son esprit, quand il se mettait à parler, comme le prouve la soudaineté imprévue de presque toutes ses apparitions à la tribune et le perpétuel défi que ses plus belles harangues semblent porter à ces règles de la rhétorique classique. Il était improvisateur dans la force du terme, pour le fond comme pour la forme, jusqu'à ne prendre aucun soin de sa réputation auprès de la postérité. Je ne crois même pas qu'il existe une seule opinion de lui imprimée par ordre de la Convention. Quant à la manière dont les journaux reproduisaient ses paroles, il ne s'en inquiétait point et ne daignait pas rectifier: toute son attention était réservée à la politique active, et ses rares loisirs absorbés par la vie de famille. Nul ne fut plus indifférent à cette gloire littéraire si fort prisée par ses contemporains, depuis Garat jusqu'à Robespierre.
Nous souffrons aujourd'hui de cette négligence. Ses paroles, aux Jacobins notamment, furent longtemps résumées en quelques lignes sèches et obscures, et le plus souvent en style indirect, par le journal du club, si indigent et si infidèle. Plus tard, le Journal de la Montagne, qui reproduit si complaisamment les paroles de Robespierre, affecte d'abréger les plus importantes harangues de son fougueux rival.
Un des principaux discours de Danton, celui du 21 janvier 1793, fut énormément mutilé par le Moniteur: on n'en trouvera un compte rendu développé que dans le Logotachygraphe et dans le Républicain français. Le discours sur Marat (12 avril 1792) n'est reproduit en détail que par le Logotachygraphe. Les dernières paroles que Danton prononça à la tribune de la Convention sont étrangement dénaturées par le Moniteur. Le Républicain français a seul pris la peine ou eut le courage d'y mettre un ordre clair. Le 26 août 1793, aux Jacobins, Danton prononça une longue apologie personnelle où, à propos de son second mariage, il rendait compte de sa fortune de manière à se faire applaudir du plus soupçonneux des auditoires: les journaux n'insérèrent qu'une analyse insignifiante.
Nous avons pu suivre, dans les plaidoyers de Vergniaud, les progrès de son éducation oratoire: l'insouciance de Danton laissa dans l'oubli son oeuvre d'avocat. On a cependant retrouvé quelques mémoires judiciaires de lui. Mais on n'a publié aucun de ses plaidoyers.
Voici une lacune plus sérieuse dans la collection des discours de Danton. Nous n'avons pas la harangue qui fut sans doute son chef- d'oeuvre, à en juger par les effets qu'elle produisit, je veux parler de sa défense au Tribunal révolutionnaire. L'officieux Bulletin l'altéra, la réduisit à quelques phrases incohérentes, et les notes de Topino- Lebrun, qui font paraître ces altérations et rectifient plus d'un point capital, sont trop informes pour nous permettre de restituer le vrai texte. Les détails qu'on a sur cette tragédie disent assez de quel miracle d'éloquence le tribun étonna des oreilles prévenues et malveillantes. Le président tenta d'éteindre avec sa sonnette la voix de l'accusé, comme Thuriot étouffera, au 9 thermidor, la voix de Robespierre: il n'y put parvenir: «Un citoyen qui a été témoin des débats, écrit un contemporain, nous a rapporté que Danton fait trembler juges et jurés. Il écrase de sa voix la sonnette du président. Celui-ci lui disait: «Est-ce que vous n'entendez pas la sonnette?—Président, lui répondit Danton, la voix d'un homme qui a à défendre sa vie et son honneur doit vaincre le bruit de la sonnette.» Le public murmurait pendant les débats; Danton s'écria: «Peuple, vous me jugerez quand j'aurai tout dit: ma voix ne doit pas être seulement entendue de vous, mais de toute la France.» Cette voix surhumaine se faisait entendre par les fenêtres, de la foule amassée sur le quai de la Seine, et déjà cette foule s'émouvait. L'auditoire intérieur, composé d'âmes dures et hostiles, robespierristes, royalistes ou indifférents, ne put résister à la vue de l'homme, au son de sa voix, à la vérité de ses raisons. Il éclata en applaudissements, et le président dut ôter la parole à Danton et demander une loi contre lui. Croit-on que l'éloquence ait jamais remporté un triomphe plus surprenant? Et quelle perte irréparable que celle du suprême discours de Danton?
Si incomplète, si mutilée que soit cette oeuvre oratoire, telle était la force des formules de Danton, telle était la vie de son style, que beaucoup de ses phrases s'incrustèrent dans la mémoire indifférente ou hostile des faiseurs de comptes rendus, et nous sont ainsi parvenues, presque malgré eux, dans leur beauté originale. [Note: Ces lignes ont été écrites avant que parût la bonne édition critique des discours de Danton que M. André Fribourg a donnée dans la collection de la Société de l'histoire de la Révolution.]
II.—LE CARACTÈRE ET L'ÉDUCATION DE DANTON
Sur l'homme même, allons au plus pressé, et disons par quels traits précis la critique a remplacé la caricature légendaire où Danton apparaissait crapuleux, vénal et ignorant.
* * * * *
C'était, à coup sûr, une nature énergique, violente même, dont l'exubérance fougueuse étonnait au premier abord. Mais cette fougue se connaissait, se modérait, se raisonnait au besoin, et, en somme, se tournait toujours au bien. Depuis longtemps Danton avait su se discipliner et devenir maître de ses passions. Sa mère, puis sa femme, l'y avaient aidé, sans doute; mais c'est surtout sa propre volonté, éclairée et fortifiée par les souvenirs scolaires des grands Romains, par les leçons de la philosophie, qui avait opéré cette réforme merveilleuse. A voir cette figure ravagée, à entendre cette parole parfois brusque, cette gaîté souvent gauloise, des observateurs superficiels ou prévenus s'imaginaient un fanfaron grossier, libertin, crapuleux. Rien de plus faux que ces suppositions: cet homme de famille et de foyer vécut avec pureté et modestie, sans qu'on lui connût d'autre amour que celui de sa femme, sans autres plaisirs que ceux qu'il partageait avec les siens. Ajoutons que, bon camarade au collège, il resta tel toute sa vie avec ses amis. Il avait le culte de l'amitié, et le don, si précieux, de la cordialité: sa joie était de réunir à sa table ses condisciples, ses compagnons de lutte. Son grand coeur s'ouvrait à des sentiments plus larges encore: il aimait ses concitoyens, la vue du peuple le réjouissait. Durant les courts séjours qu'il fit à Arcis, dans sa maison natale qui donnait sur la place principale, il se plaisait à dîner, fenêtres ouvertes, à la vue de tous, non par ostentation, mais par bonhomie et fraternité. Loin de haïr ses ennemis, il ne pouvait pas leur garder rancune: il avait toujours la main tendue vers ceux qui l'insultaient le plus grièvement, vers les Girondins comme vers les Robespierristes. Il ne voyait que la patrie, l'humanité. Les autres le comprenaient mal; ils cherchaient à expliquer par de bas calculs ce patriotique oubli des injures. La vérité n'éclata que plus tard. En 1829, quelqu'un disait à Royer-Collard, qui avait connu Danton, mais qui n'aimait pas sa politique: «Il paraît que Danton avait un beau caractère». «Dites magnanime, monsieur!» s'écria le froid doctrinaire avec une sorte d'enthousiasme.
On a dit que Danton avait trafiqué de sa conscience et s'était vendu à la cour. Il faut réfuter cette accusation qui fait de lui un déclamateur. Où prit-il, dit-on, les 71.000 francs avec lesquels il paya sa charge d'avocat au conseil? Voici où il les prit. Grâce à une action hypothécaire de 90.000 livres que ses tantes lui donnèrent sur leurs biens, il put emprunter loyalement à diverses personnes, notamment à son futur beau-père. Mais, le jour de son mariage, il toucha en espèces la moitié de la dot de sa femme, soit 20.000 francs; il avait 15.000 francs en argent, provenant d'un reliquat de patrimoine, et 12.000 francs en terres; total: 47.000 francs. Il lui restait à trouver 24.000 francs pour se libérer complètement. Or, il paya son office en plusieurs fois et son dernier paiement n'eut lieu que deux ans après son entrée en fonctions, le 3 décembre 1789. Put-il économiser cette somme en deux ans et demi sur le revenu annuel de sa charge que tout le monde évalue à 25.000 francs environ? En d'autres termes, sur 72.000 ou 73.000 francs qu'il gagna dans ces trente-deux mois, put-il, avec ses goûts simples, économiser 24.000 francs? Poser la question, n'est-ce pas la résoudre?
Ceux qui veulent à tout prix que Danton soit un malhonnête homme affirment qu'en 1791, lors de la suppression de ces offices d'avocats au conseil, il fut remboursé deux fois: une première fois par la nation, légalement; une seconde fois par le roi, secrètement. Certes, le roi aurait bien mal placé son argent: car Danton ne cessa d'agir en franc révolutionnaire. Mais on objecte qu'à l'infamie de ce marché scandaleux, Danton put ajouter celle de manquer de parole à son corrupteur. Et sur quoi l'accuse-t-on de cette double perfidie? Sur ce qu'il acheta quelques biens nationaux. Mais quand il fut remboursé des 71.000 francs que lui avait coûté sa charge, il n'avait pas de dettes et il avait même pu faire des économies sur les 50.000 francs qu'il gagna pendant les deux dernières années qu'il fut avocat au conseil. Voilà donc les dépenses de Danton expliquées, contrôlées. Ces choses ont été dites déjà. Mais la passion politique ne veut rien entendre.
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Dans les oeuvres posthumes de Roederer, il y a deux morceaux sur Danton. Après l'avoir traité de dogue et de crapule, Roederer ajoute ce trait bien naturel de la part d'un pédant: «Sans instruction!»—Au contraire, Danton avait fait de bonnes études classiques à Troyes, dans une pension laïque dont les élèves suivaient les cours du collège des Oratoriens. Son ami Rousselin et son camarade Béon nous ont laissé de curieux détails sur ces années scolaires. «Il préférait, dit Béon, à toute autre lecture celle de Rome républicaine. Il s'exerçait à chercher des expressions énergiques, des tournures hardies, des expressions nouvelles; car il aimait à franciser les mots latins, dans les traductions à faire de Tive-Live et autres historiens romains.» Rousselin ajoute que ses amplifications renfermaient toujours quelques traits saillants et originaux, qui provoquaient les applaudissements de ses camarades et du maître. «Toute la classe attendait avec impatience que le professeur désignât Danton pour lire lui-même ses compositions.» Il obtint en rhétorique les prix de discours français, de narration et de version latine. Ce bagage classique, auquel on attachait tant de prix alors, il en possédait donc tout ce qu'il en fallait avoir, et sa scolarité avait été la même que celle de Mirabeau, de Camille, de Vergniaud, de Robespierre, des plus lettrés d'entre les hommes de la Révolution.
Ce n'est pas au collège seulement que Danton avait appris le latin, dont la connaissance semblait à l'esprit ultra-classique des Jacobins une condition indispensable de la parole et de l'action politique. «Son neveu, M. Marcel Seurat, dit le Dr Robinet, se rappelle que son oncle parlait volontiers cette langue, suivant l'habitude des lettrés du temps, notamment avec le Dr Senthex, qui s'était profondément attaché à lui et qui l'accompagnait souvent à Arcis.» Rousselin conte même à ce sujet une anecdote caractéristique. Quand Danton, dit-il, eut acheté sa charge d'avocat au conseil, ses collègues, sans l'avoir averti d'avance, lui demandèrent, à brûle-pourpoint et comme par gracieuseté, de pérorer «sur la situation morale et politique du pays dans ses rapports avec la justice», et d'improviser séance tenante ce discours en langue latine. C'était, dit plus tard le récipiendaire lui-même, lui proposer de marcher sur des charbons, mais il ne recula point et il vivifia, de son souffle déjà puissant, les vieilles formes qu'on lui imposait. «Il dit que, comme citoyen ami de son pays, autant que comme membre d'une corporation consacrée à la défense des intérêts privés et publics de la société, il désirait que le gouvernement sentît assez la gravité de la situation pour y porter remède par des moyens simples, naturels et tirés de son autorité; qu'en présence des besoins impérieux du pays, il fallait se résigner à se sacrifier; que la noblesse et le clergé, qui étaient en possession des richesses de la France, devaient donner l'exemple; que, quant à lui, il ne pouvait voir, dans la lutte du Parlement qui éclatait alors, que l'intérêt de quelques particuliers, mais sans rien stipuler au profit du peuple. Il déclarait qu'à ses yeux l'horizon apparaissait sinistre, et qu'il sentait venir une révolution terrible. Si seulement on pouvait la reculer de trente années, elle se ferait aimablement par la force des choses et le progrès des lumières. Il répéta dans ce discours, qui ressemblait au cri prophétique de Cassandre: Malheur à ceux qui provoquent les révolutions, malheur à ceux qui les font!»
Les jeunes avocats, frais émoulus du collège, comprenaient et se gaudissaient. Les vieux avaient saisi au passage des mots inquiétants, tels que motus populorum, ira gentium, salus populorum, suprema lex; méfiants, ils demandèrent à Danton d'écrire et de déposer cette déclamation aussi séditieuse que cicéronienne. Mais, déjà, Danton n'écrivait pas, ne voulait pas écrire: il proposa de répéter sa harangue, pour qu'on pût la mieux juger: «Le remède, dit Rousselin, eût été pire que le mal. L'aréopage trouva que c'était déjà bien assez de ce qu'on avait entendu, et la majorité s'opposa avec vivacité à la récidive.»
Mais ce n'est que par malice et ébaudissement que, ce jour-là, le futur orateur se barbouilla de latin. Certes, les Diafoirus ne manquèrent pas dans la Révolution, il leur laissa leurs grimaces et leur culte puéril pour l'antiquité scolaire. Il prit l'attitude d'un homme moderne, franchement tourné vers l'avenir, non sans traditions, mais sans pédantisme, qui se sert du passé et en profite sans en subir l'étreinte rétrograde. Il est de son temps, aussi franc de pensée et aussi libre de scolastique que l'élève fabuleux de Rabelais. Sa toute première enfance paraît avoir été formée par des exercices plus physiques encore qu'intellectuels, selon Jean-Jacques, et au sortir du collège, il put dire comme cet autre: J'aime bien les anciens, mais je ne les adore pas. Laissant là l'école, il voulut être français. Par-dessus tous les poètes, il aima Corneille, dans lequel il se plaisait à voir un précurseur de la Révolution: «Corneille, disait-il à la tribune de la Convention (13 août 1793), Corneille faisait des épîtres dédicatoires à Montauron, mais Corneille avait fait le Cid, Cinna; Corneille avait parlé en Romain, et celui qui avait dit: Pour être plus qu'un roi, tu te crois quelque chose, était un vrai républicain.»
Sur ses lectures françaises, Rousselin donne des détails précis. A Paris, faisant son droit et retenu au lit par une convalescence longue, il voulut lire et lut toute l'Encyclopédie. Il n'est pas besoin de dire qu'il se nourrissait, comme tous ses contemporains, de Rousseau, de Voltaire et de ce Montesquieu dont il disait: «Je n'ai qu'un regret, c'est de retrouver dans l'écrivain qui vous porte si loin et si haut, le président d'un Parlement.» Et pourtant cet esprit si peu académique était assez souple pour goûter même les grâces académiques de Buffon, dont sa puissante mémoire retenait des pages entières.
Mais ce qui caractérise le mieux le tour qu'il voulut donner à sa culture intellectuelle, c'est la composition de sa bibliothèque, dont M. Robinet a publié le catalogue d'après l'inventaire de 1793. Presque aucun auteur ancien ne s'y trouve en original, quoique Danton fût, on l'a vu, en état de comprendre au moins les latins. Voici deux Virgiles, l'un italien par Caro, l'autre anglais par Dryden. Voici un Plutarque en anglais, un Démosthène en français. Le hasard n'a certes pas présidé à ce choix de livres, d'ailleurs peu nombreux: on sent des préférences d'humoristique, une fantaisie personnelle et antipédante, surtout un vif sentiment de la modernité française et étrangère.
Il savait et parlait l'anglais, cette langue de la politique indispensable à l'homme d'Etat, si familière à Robespierre et à Brissot. C'est en anglais qu'il converse, d'après Riouffe, avec Thomas Paine. Il a dans sa bibliothèque Shakespeare, Pope, Richardson, Robertson, Johnson, Adam Smith, dans le texte anglais. Il a aussi, par un caprice, du même goût, la traduction anglaise de Gil Blas; et il ne faut pas croire qu'à la fin du XVIIIe siècle, cette anglomanie littéraire fût aussi fréquente que l'anglomanie somptuaire ou politique, qui courait les rues.
A côté de Rabelais, que son époque ne lisait guère, Danton avait placé quelques livres italiens sévèrement choisis. «Tout en dédaignant la littérature frivole, dit Rousselin, et n'ayant jamais lu de roman que les chefs-d'oeuvre consacrés qui sont des peintures de moeurs, il apprit en même temps la langue italienne, assez pour lire le Tasse, Arioste et même le Dante.» M. Manuel Seurat ajoutait, d'après le docteur Robinet, qu'il parlait souvent l'italien avec sa belle-mère, Mme Soldini- Charpentier, dont c'était la langue maternelle.—Telle était la variété originale que ce prétendu ignorant avait su mettre dans son savoir.
III.—L'INSPIRATION ORATOIRE DE DANTON
Cherchons quelle était l'inspiration oratoire de Danton, c'est-à-dire à quelles idées religieuses, philosophiques et politiques se rattacha l'ensemble de ses discours.
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Si Robespierre se trompa en voulant, d'après Rousseau, créer une religion d'Etat, il eut raison de placer au premier plan de sa politique la solution des questions religieuses. Son erreur même atteste qu'il voyait la vraie difficulté de la Révolution, et que le dénouement, bon ou mauvais, dépendrait de l'attitude prise vis-à-vis des religions. Danton ne parut pas se soucier de ce grand problème, et il n'avait pas, à proprement parler, de politique religieuse. Ses apologistes font de lui (mais sans preuves) un disciple de Diderot. Etait-il athée avec délices, comme le fut, dit-on, André Chénier? Non, ces voluptés de la raison satisfaite ou égarée et de la pensée qui s'exerce spécialement furent étrangères à ce Français actif et heureux de vivre. Il ne philosophe que dans la crise finale, en face de la mort, et, là, d'un mot net, il proclame avec sécurité son sentiment. «Ma demeure sera bientôt dans le néant….» dit-il au Tribunal révolutionnaire et, au commencement de sa défense, il reprend cette courte profession de foi: «Je l'ai dit et je le répète: Mon domicile est bientôt dans le néant et mon nom au Panthéon.» Ce fier aveu ne dut-il pas soulager à demi la conscience du véritable meurtrier de Danton, de ce Robespierre, inquisiteur du Dieu de Jean-Jacques? Il put se dire qu'évidemment sa victime n'était pas orthodoxe.
[Illustration: ATTAQUE DES TUILERIES, LE 10 AOUT 1792]
Il est probable que Danton n'attachait qu'une importance secondaire à ce qui préoccupait si fort son rival. Il semble vouloir ignorer les rapports de la religion et de la politique, par dédain philosophique ou par impuissance naturelle. Quand la question se présente, il l'ajourne systématiquement. Ainsi, le 25 septembre 1792, il répond à Cambon, qui avait proposé de réduire le traitement du clergé: «Par motion d'ordre, je demande que, pour ne pas vous jeter dans une discussion immense, vous distinguiez le clergé en général des prêtres qui n'ont pas voulu être citoyens; occupez-vous à réduire le traitement de ces traîtres qui s'engraissaient des sueurs du peuple, et renvoyez la grande question à un autre moment. (On applaudit.)» Le 30 novembre suivant, il s'oppose à la suppression du salaire des prêtres: «On bouleversera la France, dit-il, par l'application trop précipitée des principes que je chéris, mais pour lesquels le peuple, et surtout celui des campagnes, n'est pas mûr encore.» Et, avec une attitude toute girondine, il affirme sa libre- pensée, et déclare en même temps la religion provisoirement utile au peuple: «On s'est appuyé sur des idées philosophiques qui me sont chères, car je ne connais d'autre bien que celui de l'univers, d'autre culte que celui de la justice et de la liberté…. Quand vous aurez eu pendant quelque temps des officiers de morale qui auront fait pénétrer la lumière auprès des chaumières, alors il sera bon de parler au peuple morale et philosophie. Mais jusque-là il est barbare, c'est un crime de lèse-nation que d'ôter au peuple des hommes dans lesquels il peut trouver encore quelque consolation». Quand on tente une solution radicale, quand les hébertistes veulent continuer Voltaire et détruire le christianisme par le ridicule, il accueille mal cette tentative, et parle avec mauvaise humeur contre ces «mascarades antireligieuses», où il ne voit qu'une infraction aux convenances parlementaires. «Il y a un décret, dit-il le 6 frimaire an II, qui porte que les prêtres qui abdiqueront iront apporter leur renonciation au comité. Je demande l'exécution de ce décret; car je ne doute pas qu'ils ne viennent successivement abjurer l'imposture. Il ne faut pas tant s'extasier sur la démarche d'hommes qui ne font que suivre le torrent. Nous ne voulons nous engouer pour personne. Si nous n'avons pas honoré le prêtre de l'erreur et du fanatisme, nous ne voulons pas non plus honorer le prêtre de l'incrédulité: nous voulons servir le peuple. Je demande qu'il n'y ait plus de mascarades antireligieuses dans le sein de la Convention. Que les individus qui voudront déposer sur l'autel de la patrie les dépouilles de l'Eglise ne s'en fassent plus un jeu ni un trophée. Notre mission n'est pas de recevoir sans cesse des députations qui répètent toujours les mêmes mots. Il est un terme à tout, même aux félicitations. Je demande qu'on pose la barrière.» Ici la rondeur et la franchise du langage cachent mal l'incertitude de la pensée. Faute d'idées personnelles sur le problème religieux, Danton incline en apparence vers les sentiments de Robespierre. Le même jour, sa nonchalance à prendre un parti raisonné sur ce point l'entraîne à se prononcer contre les tendances qu'il manifestera au Tribunal révolutionnaire, et à accepter officiellement la croyance à l'Être suprême. Que dis-je, à accepter? c'est lui qui le premier proposa la religion d'Etat rêvée par Robespierre, et, dans un instant de défaillance morale ou par une tactique parlementaire vraiment trop compliquée, se fit l'interprète des conceptions mystiques de son adversaire. Oui, seize jours après la fête de la Raison, où certains dantonistes avaient déployé le même zèle que les hébertistes, quand les échos de l'hymne philosophique retentissaient encore à Notre-Dame, Danton, sous prétexte de donner une centralité à l'instruction publique, demanda que le peuple pût se réunir dans un vaste temple, orné et égayé par les arts, et il ajoutait: «Le peuple aura des fêtes dans lesquelles il offrira de l'encens à l'Être suprême, au maître de la nature: car nous n'avons pas voulu anéantir la superstition pour établir le règne de l'athéisme.» Et, avec un visible embarras, il vantait l'influence des fêtes nationales et les bons effets de l'instruction publique, en termes contradictoires avec sa proposition jacobine d'organiser une religion d'Etat déiste, en termes qu'on eût dit empruntés à Diderot ou à Condorcet.
Il y eut alors, parmi les dantonistes qui ne faisaient pas partie de l'entourage intime, un instant d'étonnement, de stupeur. Thuriot, sur la motion duquel la Convention avait assisté à la fête de la Raison, feignit de n'avoir pas entendu la motion robespierriste de son ami: «Mais ce que demande Danton est fait, dit-il. Le Comité d'instruction publique est chargé de vous présenter des vues sur cet objet». Et il fit mettre à l'ordre du jour d'une prochaine séance le débat sur l'organisation de l'instruction publique. Quant à la proposition de Danton, on la renvoya au Comité, sans spécifier qu'il s'agissait du culte de l'Être suprême ou de la tenue des fêtes nationales. C'est ainsi que les dantonistes firent échouer l'intrigue si habile de Robespierre et réparèrent la défaillance de leur chef. Il y eut là, semble-t-il, un incident vif et grave, où il faut voir, non un acte d'hypocrisie de Danton, mais cette incapacité religieuse qui lui a été si durement reprochée par Edgar Quinet.
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La métaphysique, comme on disait alors, n'était pas moins étrangère à la politique de Danton que les idées religieuses. Il n'affectait pas, à proprement parler, de principes. Il laissait Robespierre prêcher à son aise l'Evangile de Jean-Jacques et ne semblait pas croire aux vérités sociales, pas plus qu'au déisme, dont ces vérités étaient pour Robespierre la conséquence naturelle. Les idées morales, telles que les entendaient les adeptes du Contrat social, n'inspirent nulle part son éloquence. Il ne catéchise jamais. A l'expérience seule il emprunte ses vues et ses conseils, et son empirisme était bien fait pour plaire à nos modernes positivistes.
Ceux-ci, cependant, exagèrent: si l'éloquence de Danton n'avait jamais procédé que de faits tangibles ou démontrables, elle n'eût pas agi sur ses contemporains. Danton repoussait, je l'admets, Dieu et l'immortalité de l'âme: mais il croyait d'instinct, et comme on croit en religion, aux deux divinités incontestées de la Révolution: la Justice et la Patrie. Ce sont les deux idées indémontrées grâce auxquelles son éloquence touche les coeurs et pousse les hommes au seul genre d'action que ne puisse conseiller une philosophie utilitaire: au sacrifice. Lui-même est prêt à donner sa vie pour le succès de la Révolution, et il ne croit pas faire un marché de dupe, quoiqu'il n'espère aucun salaire ultérieur. Il avait donc certaines croyances irraisonnées, contraires ou supérieures au bon sens, par lesquelles il réchauffait sa parole et faisait germer dans les âmes l'enthousiasme et le goût de cette générosité absurde et divine qui porta nos pères à mourir pour cette abstraction, la Patrie, et pour cette chimère, la justice.
Ainsi, les robespierristes calomniaient ce juste et ce patriote quand ils l'accusaient de ne point croire à la morale. Il avait, lui aussi, une morale; sans morale eût-il pu se faire entendre du peuple qui, réuni, ne comprend pas la langue de l'intérêt? Mais cette morale de Danton, plus sommaire que celle de Robespierre, se réduisait à un double postulatum, sur lequel il évitait même de disserter. Robespierre, du haut de la tribune, raisonne sa morale, la professe, la prêche et ne craint pas d'être pédant. Danton constate en lui-même et chez autrui l'existence des deux sentiments dont nous avons parlé, et il en fait l'inspiration, la flamme de son éloquence, sans chercher à les démontrer, à les expliquer.
Si les principes diffèrent chez ces deux orateurs, leur but n'est pas le même. Robespierre, à l'exemple de Rousseau, rêve de moraliser le monde. Danton n'a pas ces visées ambitieuses: il ne cherche pas à réformer l'homme intérieur, mais à entourer ses concitoyens des meilleures conditions matérielles pour vivre dans la liberté, l'égalité et la fraternité. Il ne tend pas à faire violence au génie de la nation et à changer Athènes en Sparte, comme on disait alors. Il conseillerait plutôt à la race française d'abonder dans son propre sens, de développer ses qualités héréditaires et d'être heureuse conformément à son caractère. Mais il ne croit pas que les gouvernants aient charge d'âme ni que les députés à la Convention soient des professeurs de morale. Ils auront, d'après lui, rempli leur tâche, s'ils résolvent les difficultés de l'heure présente, s'ils chassent l'ennemi du sol français, s'ils abattent à l'intérieur les partisans de l'ancien régime, s'ils donnent à la France l'indépendance et la liberté.
Il suit de là que la politique de Robespierre se meut tout entière dans le passé et dans l'avenir, qu'elle tient un compte énorme des idées, un compte médiocre des faits. La politique de Danton ne s'occupe que des sentiments et des choses de l'heure présente. Robespierre donne une direction aux hommes. Danton leur indique le moyen de se tirer d'affaire le jour même. Rarement Robespierre dit ce qu'il faut faire, dans telle circonstance. Toujours Danton indique la mesure à prendre immédiatement.
C'est sa force, c'est la raison de son influence décisive en vingt conjonctures importantes. Mais c'est aussi le secret de sa faiblesse et la raison de sa chute. Il se condamnait, par son affectation d'empirisme, à toujours réussir. Les échecs de Robespierre le relevaient: c'était méchanceté des hommes et nouvelle preuve de la nécessité de les rendre meilleurs. Les échecs de Danton le diminuaient: c'était un démenti à sa perspicacité, à son génie. La morale dont se couvrait Robespierre fut son bouclier: si on n'eût fait croire que c'était là un masque, si on n'eût montré en lui le Tartufe, eût-on jamais pu lui ôter l'amour de ce peuple si sensible aux idées morales? Eût-on jamais pu, si coupable qu'il fût, le vaincre et l'abattre sans le calomnier? Au contraire, le peuple abandonna Danton dès qu'il fut vaincu, parce que sa politique affectait de reposer en partie sur l'habileté et l'audace. Il ne fut pleuré que d'une élite qui avait compris sa pensée et pénétré son coeur.
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Précisons maintenant et demandons à Danton lui-même les éléments de sa politique. Nous savons en général quelle fut son invention oratoire: empruntons des exemples à ses discours.
Voici d'abord une protestation formelle contre la «métaphysique» en politique: «Une révolution, dit-il le 5 pluviôse an II, ne peut se faire géométriquement.» La Convention n'est pas pour lui un concile destiné à définir la morale, à incliner ou contraindre les âmes dans un sens meilleur: «Nous ne sommes, sous le rapport politique, dit-il, qu'une commission nationale que le peuple encourage par ses applaudissements.»
Robespierre, dépositaire de l'orthodoxie, admet ou rejette, selon la nuance des opinions. Il ne faut être à ses yeux ni en deçà ni au delà de la vérité. Cette ferme certitude exclut la tolérance, la conciliation: ceux qui pensent autrement sont les méchants: point de pacte avec eux. Danton, en sceptique, provoque au contraire les adhésions, appelle et attire toutes les bonnes volontés: c'est que la Patrie et la Justice sont des divinités bienveillantes: «Rapprochons-nous, rapprochons-nous fraternellement….» «Je ne veux pas que vous flattiez tel parti plutôt que tel autre, mais que vous prêchiez l'union.» Il n'a de colère que contre ceux qui se cantonnent et s'excluent les uns les autres: «Vous qui me fatiguez de vos contestations particulières, au lieu de vous occuper du salut de la République, je vous répudie tous comme traîtres à la patrie; je vous mets tous sur la même ligne.» C'est au nom de la raison qu'il affecte de convoquer les hommes, recherchant les mots de ralliement les plus généraux, les bannières les plus larges: «L'énergie, dit-il, fonde les républiques; la sagesse et la conciliation les rendent immortelles. On finirait bientôt par voir naître des partis. Il n'en faut qu'un, celui de la raison….». Robespierre aurait dit: «Il n'en faut qu'un, celui de la vertu», et Robespierre ne voyait de vertu que dans l'évangile du Vicaire savoyard.
La défaite ou la victoire de la vertu, voilà le cheval de bataille de Robespierre. Contre qui les ennemis intérieurs sont-ils coalisés? Contre le peuple? Contre la Révolution? Dites plutôt: contre la vertu. Par ce terme abstrait, que désigne au fond l'orateur moraliste? Ses partisans, ou mieux ses coreligionnaires en Jean-Jacques. Partout où il dit la vertu, Danton dit plutôt la France; par exemple, le 30 mars 1793: «Non, la France ne sera pas réasservie», ou le 21 janvier de la même année: «La France entière ne saura plus sur qui poser sa confiance.» Aux entités de son rival il oppose des réalités vivantes et actuelles. La patrie, pour lui, est-ce, comme Robespierre, une réunion idéale d'âmes possédées de la vérité, est-ce une patrie mystique? Non, ce sont des personnes, des villes, un sol, c'est Paris, c'est Arcis-sur-Aube, c'est la France, cette France qu'on ne peut quitter. Qui ne se représente, sans effort, Robespierre, en exil, se consolant avec sa pensée, jouissant de sa cité idéale qu'il a emportée avec lui et y vivant comme à Paris ou à Arras? Mais s'imagine-t-on Danton loin de la France? Emporte-t-on sa patrie sous la semelle de ses souliers? [Note: Convention, séance du 18 nivôse, an III: «Legendre: Ecoutez ce mot d'un de vos collègues qui a été guillotiné. Il avait été prévenu du sort qui l'attendait; quelques jours avant qu'il fut arrêté, on lui conseillait de fuir: «Eh quoi! répondit-il, emporte-t-on sa patrie sous la semelle de ses souliers?» Plusieurs voix: C'est Danton! Legendre: L'histoire et la postérité jugeront l'homme qui a prononcé ces paroles.»]
Il suit de là que, si Robespierre s'inquiète surtout des ennemis intérieurs, des hétérodoxes, Danton s'inquiète davantage de repousser l'invasion allemande. Ces disputes sur les principes, si chères à Robespierre, il les écarte comme byzantines. «Toutes nos altercations tuent-elles un Prussien?» Il n'est rien, d'après lui, qui ne doive tendre à fonder d'abord l'indépendance du pays en chassant l'étranger. S'il dit, avec la brutalité du temps: Il faut tuer les ennemis intérieurs, il ajoute aussitôt: pour triompher des ennemis extérieurs. Plus son pâle et mystique rival se tourmente des progrès de l'erreur et du vice, plus Danton s'exalte pour sauver la patrie. On sait comment il arma la nation, excita l'enthousiasme, et parla aux Français au nom de la France. Ses paroles vivent encore: «Le tocsin qu'on va sonner n'est point un signal d'alarme, c'est la charge sur les ennemis de la patrie. (On applaudit.) Pour les vaincre, messieurs, il nous faut de l'audace, encore de l'audace, toujours de l'audace, et la France est sauvée.» C'est dans ce sens qu'il pouvait dire: «Faisons marcher la France, et nous irons glorieux à la postérité.» Il apparaît à nos yeux, en effet, comme la personnification de la patrie en danger, de la patrie sauvée.
Cette patrie, il en affirme la personnalité à toute occasion, et il aime à en proclamer l'unité, et cela par des images sensibles, sans mysticisme de langage: «Les citoyens de Marseille, dit-il, veulent donner la main aux citoyens de Dunkerque.» Et il venait de s'écrier dans le même discours: «Aucun de nous n'appartient à tel ou tel département: il appartient à la France entière.»
Il voit volontiers la France sous les traits de Paris, et il comprend qu'à cette heure de crise la capitale doit réellement commander au reste du corps. Sans aller jusqu'à la naïve adoration du bon Anacharsis Cloots, qui regardait Paris comme la Mecque du genre humain, Danton défend et loue «le peuple de Paris, peuple instruit, peuple qui juge bien ceux qui le servent, peuple qui se compose de citoyens pris dans tous les départements…, qui sera toujours la terreur des ennemis de la liberté. Paris est le centre où tout vient aboutir; Paris sera le foyer qui recevra tous les rayons du patriotisme français, et en brûlera tous les ennemis. On n'entendra plus de calomnies contre une ville qui a créé la liberté, qui ne périra pas avec elle, mais qui triomphera avec la liberté et passera avec elle à l'immortalité».
Telle est l'idée que Danton se fait de la patrie et de Paris qui en est la tête, idée nette et concrète. De même, le peuple n'est pas pour lui une force mystérieuse, une abstraction: ce sont des Français, ouvriers et paysans, répandus sur les places publiques, dans leur costume de travail, ou courbés sur leurs outils, ou en marche vers la frontière. Tandis que Robespierre divinise le peuple, comme un instrument de Dieu, et s'abîme devant lui en méditations, Danton le coudoie dans les rues de Paris, le voit en chair et en os, lui parle familièrement. La fraternité n'est pas pour lui, comme pour Robespierre, un agenouillement devant le dieu du Vicaire savoyard: c'est un repas en commun, entre braves gens du même pays. On dit qu'à Arcis il mangeait fenêtres ouvertes, mêlé à tous. C'est ainsi qu'il comprend la fraternité, et qu'il l'explique à la Convention: «Il faut, dit-il, que nous ayons la satisfaction de voir bientôt ceux de nos frères qui ont bien mérité de la patrie en la défendant, manger ensemble et sous nos yeux à la gamelle patriotique.» Et il aime à dire à ses collègues: «Montrez-vous peuple…. Il faut que la Convention soit peuple.»
Il sut donc parler au coeur de ses contemporains, quoiqu'il ait dit une fois: «Je ne demande rien à votre enthousiasme, mais tout à votre raison.» Il prétend, en effet, à une politique purement raisonnable, uniquement inspirée de l'expérience et du bon sens, et c'est là l'autre face de son génie. Lui-même, au lendemain des plus nuageuses dissertations de Robespierre, se plaît à exagérer son empirisme, à parler de la machine politique, dont le gouvernement est la grande roue à laquelle il faut, en cas de besoin, adapter une manivelle. S'il conseille une mesure, c'est sous une forme aussitôt applicable, c'est à un besoin de l'heure même qu'il répond, c'est à l'instant même qu'on devra exécuter le décret proposé. Ainsi, à propos de la défense de la Belgique: «Je demande, dit-il, par forme de mesure provisoire, que la Convention nomme des commissaires qui, ce soir, se rendront dans toutes les sections de Paris, convoqueront les citoyens, leur feront prendre les armes, et les engageront, au nom de la liberté et de leurs serments, à voler à la défense de la Belgique.» De même, quand il s'agit de révolutionner la Hollande: «Faites donc partir vos commissaires; soutenez-les par votre énergie; qu'ils partent ce soir, cette nuit même.» Et il répète dans la même séance: «Que vos commissaires partent à l'instant…, que demain vos commissaires soient partis.» Par là, il ne donne pas seulement à la Convention le goût de la promptitude, si utile à une politique de défense nationale, il rassure aussi les esprits effrayés par les désastres récents, il ôte aux hommes le temps de la réflexion, du découragement, il remplit sans cesse par de nouveaux actes le vide que tant de mécomptes faisaient dans les coeurs. Ce politique habile ne laissa pas à la nation un instant pour douter et, tant que dura sa toute-puissance, la France fut heureuse, car elle ne cessa d'agir.
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Ainsi, l'âme de l'éloquence de Danton était le patriotisme; ses moyens, l'expérience et le bon sens. Est-ce tout? N'y a-t-il pas à démêler d'autres éléments? On a parlé souvent, à propos de ce tribun, de terrorisme et de modérantisme. Peut-on juger son éloquence, sans savoir s'il était un homme de sang ou un homme de réaction et s'il méritait ces deux reproches qui, partis de camps opposés, ne s'excluent pas forcément entre eux? La réponse se trouve dans les livres de MM. Bougeart et Robinet, après qui l'histoire et l'apologie de Danton ne sont plus à faire. Mais toute politique a deux faces: action et réaction. Après avoir provoqué, on arrête ou on ramène. Après avoir détruit, on fonde. Quel rôle ces tendances diverses jouent-elles dans l'éloquence de Danton?
Nous savons qu'il n'était pas haineux, et les mémoires du royaliste Beugnot nous le montrent humain et obligeant. L'effusion du sang est- elle un de ses motifs oratoires? Voici les journées de septembre: Marat les loue, les Girondins les excusent. Que fait Danton, je ne dis pas dans la légende, mais dans l'histoire? Il y assiste avec tristesse, reste à son poste, tandis que Roland et les autres ministres veulent déserter, et se garde de toute parole d'approbation. C'est une calomnie trop légèrement acceptée, même par ses apologistes, que de lui prêter cette distinction cynique entre le ministre de la Révolution et le ministre de la justice. Le propos n'est pas prouvé: j'ai le droit de le dire inventé. Et à la tribune? A la tribune, il ne parla qu'une fois des journées de septembre (10 mars 1793), et voici en quels termes: «Puisqu'on a osé, dans cette assemblée, rappeler ces journées sanglantes sur lesquelles tout bon citoyen a gémi, je dirai, moi, que si un tribunal eût alors existé, le peuple, auquel on a si souvent, si cruellement reproché ces journées, ne les aurait pas ensanglantées; je dirai, et j'aurai l'assentiment de tous ceux qui auront été les témoins de ces mouvements, que nulle puissance humaine n'était dans le cas d'arrêter le débordement de la vengeance nationale.»
Mais ne poussa-t-il pas, dans cette même séance, à l'organisation du Tribunal révolutionnaire? N'est-il pas un complice du système terroriste? Il le fut, mais à son corps défendant, quand d'autres s'y complaisaient. Loin de nous l'idée de glorifier aucun des meurtres de la Révolution: l'usage de la peine de mort fut, si l'on veut, sa tache et sa perte. Mais enfin comment ne pas distinguer Danton et Marat, dont la sensibilité barbare se réjouit de la mort des anciens oppresseurs du peuple, ou de Robespierre qui, quoi qu'en dise M. Hamel, parait avoir allègrement remercié son Dieu quand l'échafaud le délivrait des ennemis de la vertu?
Quand Danton parlait du débordement de la vengeance nationale, il disait le fond de sa pensée politique. Il lui semblait que, si l'on voulait garder la direction du mouvement, il fallait faire une part à la colère du peuple, à ces haines héréditairement transmises depuis tant de siècles et accrues encore par la permanence des griefs. Faire la part du sang! Chose horrible, qui n'était pas nécessaire, mais qu'il crut, avec ses contemporains, indispensable. Sa politique fut d'élever un échafaud pour empêcher des massacres, pour porter du moins quelque lumière et quelque choix dans la «vengeance nationale». Et, ce qui condamne cette mesure, c'est qu'au lieu de vengeance, on fut obligé de dire justice! Quoi qu'il en soit, reconnaissons que Danton, de bonne foi, fit le possible pour que la Révolution gardât quelque mesure envers ses ennemis, et, dès la première séance de la Convention, il développa cette idée qu'il faut faire faire justice au peuple pour qu'il ne la fasse pas lui-même. Il combat généreusement le soupçon, ce pourvoyeur de la guillotine qu'encourage sans cesse l'orthodoxie défiante de Robespierre: «Je vous invite, citoyens, à ne pas montrer cette envie de trouver sans cesse des coupables…. Laissons à la guillotine de l'opinion quelque chose à faire.»
Et les Girondins? et le 31 mai?—Danton n'est pas homme à reculer devant les responsabilités: «Je le proclame à la face de la France, dit-il peu de jours après ces événements, sans les canons du 31 mai, sans l'insurrection, les conspirateurs triomphaient, ils nous donnaient la loi. Que le crime de cette insurrection retombe sur nous; je l'ai appelée, moi, cette insurrection, lorsque j'ai dit que s'il y avait dans la Convention cent hommes qui me ressemblassent, nous résisterions à l'oppression, nous fonderions la liberté sur des bases inébranlables.» Mais s'il condamnait la politique des Girondins, il aimait leurs personnes, il estimait leurs talents, il avait fait le possible pour les rallier: «Vingt fois, disait-il à Garat, je leur ai offert la paix; ils ne l'ont pas voulue: ils refusaient de me croire, pour conserver le droit de me perdre.» Il se résigna à les écarter des affaires, dans l'intérêt public. Mais les destinait-il à l'échafaud? Garat, qui alla le voir au moment où il fut question de juger la Gironde, lui prête une attitude bien conforme à son caractère: «J'allai, dit-il, chez Danton: il était malade; je ne fus pas deux minutes avec lui sans voir que sa maladie était surtout une profonde douleur et une grande consternation de tout ce qui se préparait. Je ne pourrai pas les sauver, furent les premiers mots qui sortirent de sa bouche, et, en les prononçant, toutes les forces de cet homme qu'on a comparé à un athlète, étaient abattues, de grosses larmes tombaient le long de ce visage dont les formes auraient pu servir à représenter celui d'un Tartare: il lui restait pourtant encore quelque espérance pour Vergniaud et Ducos.» [Note: Garat, Mémoire sur la Révolution ou exposé de ma conduite dans les affaires et dans les fonctions publiques, Paris, an III, in-8°, p. 187.—Il ne savait pas haïr, et un jour, à propos d'un homme qu'il fréquentait sans l'estimer, il disait ces paroles fraternelles, dignes de Térence: «Je vois souvent X…, dont le caractère atrabilaire ne m'inspire aucune confiance; je sais qu'il me dénigre toutes les fois qu'il en trouve l'occasion; je pourrais au besoin produire plus d'un témoin: en voilà plus qu'il ne faut sans doute pour cesser de voir cet homme. Eh bien, quand je pense que je l'ai vu dès l'enfance lutter contre sa mauvaise fortune; que je lui ai fait un peu de bien; que je puis encore lui être utile, alors je m'oublie moi-même pour le plaindre d'être si malheureusement né; sa présence devient une espèce d'étreinte qui m'ôte jusqu'à la force d'examiner sa conduite envers moi.» Notes et souvenirs de Courtois (de l'Aube), publiés par le Dr Robinet dans la revue La Révolution française, t. XII, p. 1.000.]
Il accepte donc la terreur comme une nécessité, il ne l'aime pas. Il parle de ces mesures de salut public d'un tout autre accent que Robespierre et que Marat. Quant aux chimères politiques, ce prétendu démagogue les écarte en toute occasion; il s'oppose énergiquement à l'adoption de lois agraires et rassure les propriétaires du haut de la tribune. La République qu'il rêve n'est point une Sparte, encore moins une démagogie. On l'a appelé barbare. Danton barbare! Ecoutez-le lui- même: «Périsse plutôt le sol de la France que de retourner sous un dur esclavage! Mais qu'on ne croie pas que nous devenions barbares: après avoir fondé la liberté, nous l'embellirons.» Il croit que quand le temple de la liberté sera assis, il faudra le décorer. Et il ajoute: «Nous n'avons point fondé une république de Wisigoths; après l'avoir solidement instruite, il faudra bien s'occuper de la décorer.»
Si, au fond du coeur, il n'est pas terroriste, ne serait-il, comme le veulent Saint-Just et Robespierre, qu'un modérantiste, qu'un faux révolutionnaire? Il a répondu d'avance à cette accusation hypocrite, le jour où il s'est écrié à la tribune: «Il vaudrait mieux outrer la liberté et la Révolution, que de donner à nos ennemis la moindre espérance de rétroaction.» Et il avait dit déjà: «Faites attention à cette grande vérité, c'est que, s'il fallait choisir entre deux excès, il vaudrait mieux se jeter du côté de la liberté que de rebrousser vers l'esclavage.» Voici d'ailleurs la nuance exacte de son prétendu modérantisme: «Déclarons, dit-il à la tribune de la Convention, que nul n'aura le droit de faire arbitrairement la loi à un citoyen; défendons contre toute atteinte ce principe: que la loi n'émane que de la Convention, qui seule a reçu du peuple la faculté législative: rappelons ceux de nos commissaires qui, avec de bonnes intentions sans doute, ont pris les mesures qu'on nous a rapportées, et que nul représentant du peuple ne prenne désormais d'arrêté qu'en concordance avec nos décrets révolutionnaires, avec les principes de la liberté, et d'après les instructions qui leur seront transmises par le comité de salut public. Rappelons-nous que, si c'est avec la pique que l'on renverse, c'est avec le compas de la raison et du génie qu'on peut élever et consolider l'édifice de la société…. Oui, nous voulons marcher révolutionnairement, dût le sol de la République s'anéantir, mais, après avoir donné tout à la vigueur, donnons beaucoup à la sagesse; c'est dela constitution de ces deux éléments que nous recueillerons les moyens de sauver la patrie.» Si nous faisions une histoire suivie de la politique de Danton, nous rappellerions que ses amis, d'accord avec lui, voulaient, il est vrai, un Comité de clémence. Mais était-ce réaction,—ou justice? Et les robespierristes eux-mêmes n'y songeaient- ils pas? La clémence ne devait-elle pas être le don de joyeux avènement du pontife-dictateur? La clémence! chaque parti ne l'ajournait que parce qu'il voulait la confisquer à son profit, parce qu'il comprenait que par elle seule un gouvernement pourrait s'établir. Robespierre voulait, lui aussi, la clémence: mais il la voulait robespierriste, et non dantonienne. Toutefois, ces considérations sont étrangères à l'étude des idées oratoires de Danton: nulle part, dans ses discours, il n'use de cet argument; jamais, en public, il n'aborde ce thème, même par voie d'allusion. Il parle de raison, de sagesse, non de clémence: il sait trop bien le parti terrible que ses rivaux tireraient contre lui, aux yeux du peuple encore altéré de vengeance et affolé de peur, d'un mot que tout homme éclairé portait alors gravé au fond du coeur et que, seul, le pauvre Camille Desmoulins osa prononcer.
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Tels sont les éléments de l'inspiration oratoire de Danton. Sa force, on le voit, fut dans son patriotisme et dans son bon sens pratique. Sa faiblesse, nous l'avons déjà indiqué, fut précisément d'affecter l'empirisme, de se taire sur les principes, d'appeler le gouvernement une roue, une manivelle, de se condamner, en ne s'appuyant pas sur les idées supérieures dont vit le peuple, à une infaillibilité perpétuelle de prévision et de succès. Il semble presque, à lire ses discours que les échecs ne viennent jamais des torts, mais des fautes, que l'habileté est la reine du monde, que la vertu n'est pas indispensable pour fonder et faire vivre un gouvernement. Et puis cet homme si moral, si désintéressé, prête aux autres les vices et les bassesses dont lui-même est exempt. Il croit trop à la puissance de l'argent; il parle trop souvent d'argent à la tribune, quand Robespierre n'y parlait que des principes. Le 18 octobre 1792, à propos de sa reddition de comptes, n'est-il pas forcé de reconnaître qu'il a plus dépensé que ses collègues pour de secrètes mesures révolutionnaires? En septembre 1793, il croit et il déclare qu'avec de l'or on vaincra l'insurrection lyonnaise: «Les revers que nous éprouvons, dit-il, nous prouvent qu'aux moyens révolutionnaires nous devons joindre les moyens politiques. Je dis qu'avec trois ou quatre millions nous eussions déjà reconquis Toulon à la France, et fait pendre les traîtres qui l'ont livrée aux Anglais. Vos décrets n'y parvenaient pas. Eh bien! l'or corrupteur de vos ennemis n'y est-il pas entré? Vous avez mis cinquante millions à la disposition du comité de salut public. Mais cette somme ne suffit pas. Sans doute, vingt, trente, cent millions seront bien employés, quand ils serviront à reconquérir la liberté. Si à Lyon on eût RÉCOMPENSÉ le patriotisme des sociétés populaires, cette ville ne serait pas dans l'état où elle se trouve. Certes, il n'est personne qui ne sache qu'il faut des dépenses secrètes pour sauver la patrie.» Tout le monde le savait, en effet. Mais dans ces premiers temps de la liberté, on rougissait de parler d'argent à la tribune. Corrompre ses ennemis, c'était un expédient sur lequel on aimait à se taire. Quant à reconnaître pécuniairement le zèle des républicains, un tel cynisme n'était pas encore entré dans les moeurs. On eut honte, quand on entendit Danton regretter à la tribune qu'on n'eût pas récompensé le patriotisme des sociétés populaires. C'était là un langage nouveau, que personne encore n'avait tenu dans la Révolution, pas même Mirabeau. Danton n'effleura ce thème que deux fois; mais son éloquence l'y déconsidéra.
Il parut corruptible, lui qui se vantait de corrompre. Ceux qui lancèrent contre lui l'accusation mensongère de vénalité, accusation aujourd'hui réfutée, mais indélébile, connaissaient trop la nature humaine pour ignorer qu'un homme vénal prodigue au contraire les protestations vertueuses et parle plus qu'un autre de conscience et de probité. Qui avait fait sonner plus haut son désintéressement que Mirabeau? Si Danton, lui aussi, eût été payé, ne se fût-il pas gardé de parler de vénalité, de corruption? Mais la calomnie n'en fit pas moins son chemin, et le peuple ne pardonna pas à Danton son goût pour les dépenses secrètes et l'argent qu'il avait manié pendant son ministère. Le préjugé vulgaire qu'à toucher de l'or on s'enrichit diminua le prestige du grand tribun, et, en ouvrant la voie à la calomnie, ôta de l'autorité à son éloquence.
IV.—LA COMPOSITION ET LE STYLE DES DISCOURS DE DANTON
Il faut reconnaître, avant de passer de l'étude des idées à celle du style, que cette unanimité des contemporains à refuser aux discours de Danton un mérite littéraire qu'on accordait à Robespierre, que ce soin que prennent tous les mémorialistes de l'appeler, ou à peu près, le Mirabeau de la populace, qu'un tel accord dans l'appréciation de son éloquence ne peut être entièrement l'effet d'une entente mensongère. L'éloquence de Danton déconcertait, sinon le peuple, du moins ses collègues, et surtout les lettrés, qui étaient nombreux encore à la Convention. Est-ce un effet de ce cynisme qu'on lui attribue? Emaillait- il ses discours d'apostrophes à la Duchesne? Il est impossible d'extraire de ses oeuvres oratoires une seule parole, je ne dis pas obscène ou grossière, mais simplement déplacée. Manqua-t-il jamais aux convenances parlementaires? Il en semble au contraire le gardien intolérant. Il s'oppose aux mascarades anticatholiques dans la Convention et à ces défilés incessants de processions chantantes ou hurlantes. L'antipathie des lettrés pour son éloquence ne venait donc pas des motifs qu'ils alléguaient, mais, sans qu'ils s'en rendissent bien compte, de ce que Danton rejetait les règles de la rhétorique traditionnelle. Ses harangues ne sont ni composées, ni écrites comme celles des anciens ou même de Mirabeau et de Robespierre.
D'abord, les idées chez Danton ne sont pas distribuées comme on le veut au collège. Les orateurs classiques ne traitent qu'un sujet à la fois et recherchent avant tout l'unité d'intérêt. L'improvisateur Danton n'observe pas toujours cette loi: il lui arrive de traiter toutes les questions du jour, dans le même discours, en les plaçant d'après leur ordre d'urgence. Il veut répondre, en une seule fois, à toutes les préoccupations présentes, et donner des solutions à toutes les difficultés pendantes. Ainsi le 21 janvier 1793, il traite, à propos de l'assassinat de Le Peletier, dans un discours de moyenne étendue, jusqu'à sept sujets différents:
1° Eloge funèbre de Le Peletier; 2° opinion de Danton sur Petion; 3° attaques violentes contre Roland; 4° des visites domiciliaires; 5° nécessité d'augmenter les attributions du Comité de sûreté générale; 6° nécessité de faire la guerre à l'Europe avec plus d'énergie; éloge du courage des soldats; 7° proposition d'enlever au ministre de la guerre une partie de ses fonctions qui l'écrasent.
Et cependant l'incohérence n'est ici qu'apparente: toutes ces questions si diverses se tiennent, dans l'esprit de l'auditeur, par un lien que Danton croit inutile de lui montrer. Ces mesures multiples répondent toutes à une même préoccupation et tendent à un seul but: le salut immédiat de la Révolution. A distance, il nous semble que les transitions manquent: mais pour l'auditeur de 1793, dont ces idées étaient toute l'âme, point n'était besoin d'artifice pour que son attention passât d'un objet à un autre. Au contraire: les lenteurs, parfois utiles, de la rhétorique, l'eussent fait languir. Dans cette époque de crise (et quelle époque! le jour même de la mort de Louis XVI!) où des soucis bien divers s'éveillaient au même instant dans le même esprit, quelle satisfaction n'était-ce pas d'obtenir à la fois autant de réponses rassurantes qu'on se faisait de questions anxieuses! Quelle source d'autorité pour un orateur que de pouvoir, par cette simultanéité des arguments, faire taire les doutes et calmer les inquiétudes à l'instant même où on les sentait naître!
Parfois aussi, par un procédé contraire, Danton sait concentrer sur un seul point l'attention perfidement dispersée par un orateur ennemi. Citons intégralement, comme un modèle d'unité apparente et réelle, le discours qu'il prononça dans la séance du 25 septembre 1792, en réponse aux accusations girondines si variées et si incohérentes:
«C'est un beau jour pour la nation, c'est un beau jour pour la République française, que celui qui amène entre nous une explication fraternelle. S'il y a des coupables, s'il existe un homme pervers qui veuille dominer despotiquement les représentants du peuple, sa tête tombera aussitôt qu'il sera démasqué. On parle de dictature, de triumvirat. Cette imputation ne doit pas être une imputation vague et indéterminée; celui qui l'a faite doit la signer; je le ferais, moi, cette imputation dût-elle faire tomber la tête de mon meilleur ami. Ce n'est pas la députation de Paris prise collectivement qu'il faut inculper; je ne chercherai pas non plus à justifier chacun de ses membres, je ne suis responsable pour personne; je ne vous parlerai donc que de moi.
«Je suis prêt à vous retracer le tableau de ma vie publique. Depuis trois ans j'ai fait tout ce que j'ai cru devoir faire pour la liberté. Pendant la durée de mon ministère, j'ai employé toute la vigueur de mon caractère, j'ai apporté dans le conseil toute l'activité et tout le zèle du citoyen embrasé de l'amour de son pays. S'il y a quelqu'un qui puisse m'accuser à cet égard, qu'il se lève, et qu'il parle. Il existe, il est vrai, dans la députation de Paris, un homme dont les opinions sont pour le parti républicain, ce qu'étaient celles de Royou pour le parti aristocratique: c'est Marat. Assez et trop longtemps, l'on m'a accusé d'être l'auteur des écrits de cet homme. J'invoque le témoignage du citoyen qui vous préside [Petion]. Il lut, votre président, la lettre menaçante qui m'a été adressée par ce citoyen; il a été témoin d'une altercation qui a eu lieu entre lui et moi à la mairie. Mais j'attribue ces exagérations aux vexations que ce citoyen a éprouvées. Je crois que les souterrains dans lesquels il a été enfermé ont ulcéré son âme…. Il est très vrai que d'excellents citoyens ont pu être républicains par excès, il faut en convenir; mais n'accusons pas pour quelques individus exagérés une députation tout entière. Quant à moi, je n'appartiens pas à Paris; je suis né dans un département vers lequel je tourne toujours mes regards avec un sentiment de plaisir; mais aucun de nous n'appartient à tel ou tel département, il appartient à la France entière. Faisons donc tourner cette discussion au profit de l'intérêt public.
«Il est incontestable qu'il faut une loi vigoureuse contre ceux qui voudraient détruire la liberté publique. Eh bien! portons-la, cette loi, portons une loi qui prononce la peine de mort contre quiconque se déclarerait en faveur de la dictature ou du triumvirat; mais, après avoir posé ces bases qui garantissent le règne de l'égalité, anéantissons cet esprit de parti qui nous perdrait. On prétend qu'il est parmi nous des hommes qui ont l'opinion de vouloir morceler la France; faisons disparaître ces idées absurdes, en prononçant la peine de mort contre leurs auteurs. La France doit être un tout indivisible. Elle doit avoir unité de représentation. Les citoyens de Marseille veulent donner la main aux citoyens de Dunkerque. Je demande donc la peine de mort contre quiconque voudrait détruire l'unité en France, et je propose de décréter que la Convention nationale pose pour base du gouvernement qu'elle va établir l'unité de représentation et d'exécution. Ce ne sera pas sans frémir que les Autrichiens apprendront cette sainte harmonie; alors, je vous le jure, nos ennemis sont morts. (On applaudit.)»
Ce n'est peut-être pas là le plus beau discours de Danton: mais nulle part il n'a montré plus de simplicité, une éloquence plus familière, une aversion plus marquée pour la rhétorique scolaire.
* * * * *
C'est pourquoi, j'imagine, on le traitait ainsi d'orateur populaire, non qu'il montât sur les bornes (c'est une vision de Michelet), mais parce qu'il pratiquait une rhétorique nouvelle, née des besoins de l'heure présente. Autre audace littéraire, qui devait scandaliser l'académicien d'Arras! il supprimait souvent avec l'exorde toute indication préalable du sujet. Il se levait pour la riposte ou l'attaque à la seconde même où l'occasion le voulait et entrait aussitôt au milieu des choses. C'est une règle de la rhétorique qu'à un sujet important il faut un exorde grave et de haut style. Or, quel sujet plus tragique que la discussion sur la manière de juger Louis XVI? Voyez comme Danton débute simplement: «La première question qui se présente est de savoir si le décret que vous devez porter sur Louis sera, comme tous les autres, rendu à la majorité.» Le 8 mars 1793, on discutait le rapport de Delacroix. Les circonstances étaient tristes et les affaires de Belgique allaient mal. Robespierre parla et débuta par un exorde classiquement adapté aux circonstances: «Citoyens, quelque critiques que paraissent les nouvelles circonstances dans lesquelles se trouvent la république, je n'y puis voir qu'un nouveau gage du succès de la liberté….» Danton, qui lui succéda à la tribune, affecta au contraire une simplicité nue dès les premiers mots: «Nous avons plusieurs fois, dit-il, fait l'expérience que tel est le caractère français, qu'il lui faut des dangers pour trouver toute son énergie. Eh bien! ce moment est arrivé.»
Mais il commit, en matière d'exorde, de plus fortes hérésies littéraires. Le croira-t-on? Il commença souvent ses discours par la conjonction et,—en démagogue qu'il était! Ainsi le 15 juillet 1791, aux Jacobins, il débute en ces termes: «Et moi aussi, j'aime la paix, mais non la paix de l'esclavage.» Et à la Convention, le 29 octobre 1792, à propos d'une proposition d'Albitte et de Tallien: «Et moi, je demande à l'appuyer. J'ai peine à concevoir….» Suit un des plus longs discours qu'il ait prononcés. Enfin, le 2 décembre 1793, un citoyen se présente à la barre et commence la lecture d'un poème à la louange de Marat: Danton l'interrompt: «Et moi aussi j'ai défendu Marat contre ses ennemis, et moi aussi j'ai apprécié les vertus de ce républicain; mais, après avoir fait son apothéose patriotique, il est inutile d'entendre tous les jours son éloge funèbre et les discours ampoulés sur le même sujet:
Il nous faut des travaux, et non pas des discours.
«Je demande que le pétitionnaire nous dise clairement et sans emphase l'objet de sa pétition.»
Clairement et sans emphase, c'est bien là la devise littéraire de Danton. Mais s'il supprime souvent l'exorde, ce n'est pas négligence chez lui, c'est habileté consommée: il se fait plus bref pour frapper plus fort. Quand l'exorde est nécessaire, nul ne sait en user avec plus d'art. Violemment accusé par Lasource (26 septembre 1792), il n'entre pas tout d'un coup dans sa justification, mais il prépare les auditeurs par ce préambule ironique: «Citoyens, c'est un beau jour pour la nation, c'est un beau jour pour la République française, que celui qui amène entre vous une explication fraternelle.»
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On pourrait appliquer les mêmes remarques aux autres parties du discours. Ainsi, pas de péroraison. Dans les preuves, Danton viole à plaisir les règles adorées de Robespierre. Sa dialectique est décousue. Ses arguments ne se succèdent pas dans l'ordre enseigné dans les manuels. Il effleure un motif, passe à un autre, puis revient au premier qu'il quitte pour y revenir une dernière fois et s'y fixer. D'autres convainquent d'abord la raison, puis touchent le coeur: il s'adresse à la fois à toutes les facultés. C'est le désordre d'une conversation familière. Ce sont à la fois des élans de bon sens et de sensibilité. On est déconcerté. Roederer, ahuri, se plaint que Danton soit sans logique, sans dialectique…. «Jamais de discussion, jamais de raisonnement!» s'écrie douloureusement le littérateur, et il ajoute, sans se rendre compte de la portée de l'éloge: «Tout ce qui pouvait s'enlever par un mouvement, il l'enlevait.» C'est que, dans ses discours, circulait une logique secrète, d'autant plus efficace qu'elle se cachait, menant d'un bond les esprits à la conviction agissante. L'effet de cette dialectique n'était pas de faire penser, de jeter des doutes, d'indiquer des probabilités, de mettre en jeu tout l'appareil intime de la réflexion et du raisonnement: on était au contraire dispensé de peser le pour et le contre; on se levait et on faisait ce que l'orateur avait dit de faire.
Avouons-le cependant: cette absence de transition, qui est le caractère le plus frappant de ses discours, nous fatigue parfois à la lecture. Nous, qui avons appris ces événements, nous n'en possédons pas les rapports comme ceux qui les vivaient. Il nous faut, pour ne pas perdre le fil, une certaine tension d'esprit dont les contemporains étaient dispensés par la présence même des faits indiqués, et aussi, ne l'oublions pas, par l'action de l'orateur, qui, d'un geste ou d'une inflexion, donnait la transition aujourd'hui absente.
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Si des lettrés du temps étaient choqués de la manière peu classique dont Danton disposait ses idées, que devaient-ils penser de son style? La période continuelle chez Mirabeau, chez Barnave, chez Robespierre, est rare chez Danton. Ce sont de courtes phrases, hachées, abruptes, dont les vides étaient comblés par l'action. Dire l'indispensable dans le moins de mots possible, voilà le but de cet orateur. Ce n'est pas seulement vitesse de l'homme d'action, c'est aussi délicatesse d'un goût pur. Danton a horreur du banal, du convenu. Il évite ces fleurs de rhétorique, si vite fanées, dont se paraient à l'envi Girondins et Montagnards. Et, d'abord, il ne cite que modérément l'antiquité. Rome et Sparte, qui fournissent à ses collègues tout un arsenal d'exemples et de traits, n'apparaissent que rarement dans ses discours, et sans nul pédantisme. Nous avons relevé en tout une dizaine d'allusions à l'antiquité: on va voir si elles sont sobres.
D'abord, dans son discours d'installation comme substitut en janvier 1792, il rappelle le mot de Mirabeau qu'il n'y a pas loin du Capitole à la roche Tarpéienne, et il emploie les termes de plébiscite et d'ostracisme.
Aux Jacobins, le 5 juin 1792, «après avoir, dit le journal du club, rapporté la loi rendue à Rome contre l'expulsion des Tarquins par Valérius Publicola, loi qui permettait à tout citoyen de tuer, sans aucune forme judiciaire, tout homme convaincu d'avoir manifesté une opinion contraire à la loi de l'Etat, avec obligation de prouver ensuite le délit de la personne qu'il avait tuée ainsi, M. Danton propose deux mesures pour remédier aux dangers auxquels la chose publique est exposée».
Il reprend cette comparaison à la Convention, 27 mars 1793: «A Rome, Valérius Publicola eut le courage de proposer une loi qui portait la peine de mort contre quiconque appellerait la tyrannie.» Et quant aux autres passages où il est question de l'antiquité, les voici tous: «Que le Français, en touchant la terre de son pays, comme le géant de la fable, reprenne de nouvelles forces.» «Le peuple, comme le Jupiter de l'Olympe, d'un seul signe fera rentrer dans le néant tous les ennemis.» «Nous avons fait notre devoir, et j'appelle sur ma tête toutes les dénonciations, sûr que ma tête, loin de tomber, sera la tête de Méduse qui fera trembler tous les aristocrates.» «Ainsi un peuple de l'antiquité construisait ses murs, en tenant d'une main la truelle et de l'autre l'épée pour repousser ses ennemis.» «Nos commissaires sont dignes de la nation et de la Convention nationale, ils ne doivent pas craindre le tonneau de Régulus.» «Les Romains discutaient publiquement les grandes affaires de l'Etat et la conduite des individus. Mais ils oubliaient bientôt les querelles particulières, lorsque l'ennemi était aux portes de Rome.» «Après une guerre longue et meurtrière, les législateurs d'Athènes, qui s'y connaissaient aussi, pour réparer la perte que l'Etat avait faite de ses concitoyens, ordonnèrent à ceux qui restaient d'avoir plusieurs femmes.»
Je ne crois pas qu'on puisse relever, dans toute l'oeuvre oratoire de Danton, d'autres allusions à l'antiquité. Et encore ces allusions sont- elles sobres, souvent détournées, toujours amenées presque de force par le sujet traité, par l'occasion survenue, avec si peu de pédantisme que la plupart seraient encore tolérables aujourd'hui qu'on se pique tant de ne plus citer les Grecs et les Latins. C'est que Danton est un génie tout moderne: les auteurs anciens, nous l'avons vu, n'étaient représentés que par des traductions dans sa bibliothèque, où les textes des écrivains anglais et italiens tenaient une place d'honneur à côté des classiques français. Chez Danton, l'homme de goût était d'accord avec le politique pour bannir ces oripeaux de collège dont tous les révolutionnaires, sauf peut-être Mirabeau, se paraient avec orgueil. Sa République n'est pas une résurrection du passé, une exhumation érudite: elle est née du présent et elle y vit, les yeux tournés vers l'avenir. La langue de Danton est moderne et française comme sa politique.
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De même, les métaphores qui abondent dans son style n'ont rien de classique: ou elles sont simples et familières, tirées de la vie quotidienne, ou il les invente et les crée. Jamais il ne les emprunte à l'arsenal académique où Robespierre et les autres se fournissent.
Voici des exemples de cette simplicité alors nouvelle, presque scandaleuse:
«Je lui répondis (à La Fayette) que le peuple, d'un seul mouvement, balayerait ses ennemis quand il le voudrait.»
Ailleurs, il parle de la nécessité «de placer un prud'homme dans la composition des tribunaux, d'y placer un citoyen, un homme de bon sens, reconnu pour tel dans son canton, pour réprimer l'esprit de dubitation qu'ont souvent les hommes barbouillés de la science de la justice».
A propos du projet d'impôt sur les riches: «Paris a un luxe et des richesses considérables; eh bien! par ce décret, cette éponge va être pressée.»
Nous avons vu qu'il appelait le gouvernail de l'État une manivelle. Il reprend cette expression: «Ce qui épouvante l'Europe, c'est de voir la manivelle de ce gouvernement entre les mains de ce comité, qui est l'assemblée elle-même.»
Enfin, à propos du cautionnement exigé de certains fonctionnaires:
«C'est encore une rouille de l'ancien régime à faire disparaître.»
Ce sont là des métaphores vieilles comme la langue, mais bannies jusqu'alors de la prose noble, laissées au peuple, et que Danton apporte le premier à la tribune.
Les métaphores qu'il invente, il en emprunte les éléments aux choses du jour, aux impressions présentes, à la guerre, à l'industrie, à la science, à la Révolution même: «La Constitution … est une batterie qui fait un feu à mitraille contre les ennemis de la liberté.»
«Une nation en révolution est comme l'airain qui bout et se régénère dans le creuset. La statue de la liberté n'est pas fondue. Ce métal bouillonne. Si vous n'en surveillez le fourneau, vous serez tous brûlés.»
«Quoi! vous avez une nation entière pour levier, la raison pour point d'appui, et vous n'avez pas encore bouleversé le monde.»
Il dit à Dumouriez, aux Jacobins: «Que la pique du peuple brise le sceptre des rois, et que les couronnes tombent devant ce bonnet rouge dont la société vous a honoré.»
La pique populaire, que chacun voit ou tient, joue chez Danton le rôle du glaive classique: «Rappelons-nous que, si c'est avec la pique que l'on renverse, c'est avec le compas de la raison et du génie qu'on peut élever et consolider l'édifice de la société.»
Plusieurs de ces métaphores sont devenues proverbes, comme cette autre, à propos de l'éducation nationale:
«C'est dans les écoles nationales que l'enfant doit sucer le lait républicain.» Mais, à force d'éviter le banal, Danton tombe une ou deux fois dans le bizarre: «Je me suis retranché dans la citadelle de la raison; j'en sortirai avec le canon de la vérité, et je pulvériserai les scélérats qui ont voulu m'accuser.» Ce canon de la vérité est une image fausse qui plut aux contemporains, mais dont le goût de quelques critiques est justement choqué. Toutefois, parmi tant de métaphores heureusement créées, je ne vois que celle-là, et la tête de roi jetée comme un gant, qui ne satisfasse pas l'imagination. On les pardonnera d'autant plus aisément à Danton, qu'il improvisait son style.
Parfois il s'élève et divinise deux des sentiments populaires. D'abord il montre la Patrie en face des émigrés: «Que leur dit la Patrie? Malheureux! vous m'avez abandonnée au moment du danger; je vous repousse de mon sein. Ne revenez plus sur mon territoire: je deviendrais un gouffre pour vous.» Il personnifie aussi la liberté: «S'il est vrai que la liberté soit descendue du ciel, elle viendra nous aider à exterminer tous nos ennemis.» «Oui, les clairons de la guerre sonneront; oui, l'ange exterminateur de la liberté fera tomber ces satellites du despotisme.» «(La guerre) renversera ce ministère stupide qui a cru que les talents de l'ancien régime pouvaient étouffer le génie de la liberté qui plane sur la France.» «Citoyens, c'est le génie de la liberté qui a lancé le char de la Révolution.»
La Liberté et la Patrie, voilà tout l'Olympe métaphorique de Danton.
D'autres métaphores, mais plus rares, montrent que ce prétendu barbare n'est pas insensible à la beauté de la Révolution considérée en elle- même et comme un spectacle. Il aime à la comparer à une tragédie, et, bafouant le bicamérisme, il dit avec esprit: «Il y aura toujours unité de lieu, de temps et d'action, et la pièce restera.» Et plus tard, à propos de la pièce de Laya, l'Ami des Lois: «Il s'agit de la tragédie que vous devez donner aux nations; il s'agit de faire tomber sous la hache des lois la tête d'un tyran, et non de misérables comédies.»
Danton pouvait dire, dans sa réponse à l'imprécation d'Isnard contre
Paris: «Je me connais aussi, moi, en figures oratoires.»
Ajoutons que ces figures ne sont jamais un ornement, ni même une forme supplémentaire de sa pensée. Danton n'exprime pas deux fois la même idée. Il cherche et il donne la formule la plus frappante, et il passe sans redoubler, différent sur ce point encore de tous ses rivaux en éloquence. Une métaphore, dans ses discours, c'est toujours une vue politique importante, soit qu'il parle «de cette fièvre nationale qui a produit des miracles dont s'étonnera la postérité», soit qu'il excuse les erreurs de la Révolution en montrant que «jamais trône n'a été fracassé sans que ses éclats blessassent quelques bons citoyens», et que «lorsqu'un peuple brise sa monarchie pour arriver à la République, il dépasse son but par la force de projection qu'il s'est donnée».
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C'est que Danton, même quand il parle sans figures, évite les longs raisonnements et recherche le trait. Il a horreur du développement, de la tirade. Il résume ses idées les plus essentielles en quelques mots topiques et pittoresques. Ses discours sont une série d'apophtegmes brillants et forts. Toute sa politique, ainsi résumée en phrases proverbiales, circule dans le peuple et se fixe dans les mémoires. Parfois, c'est du Corneille, comme lorsqu'il dit à la Convention: «Ne craignez rien du monde!» ou: «Il faut pour économiser le sang des hommes, leurs sueurs, il faut la prodigalité.» Ou encore, au 31 mai: «Il est temps que nous marchions fièrement dans la carrière.» Ou enfin, dans sa défense au Tribunal révolutionnaire: «J'embrasserais mon ennemi pour la patrie, à laquelle je donnerai mon corps à dévorer.»
C'est surtout quand il parle des ennemis extérieurs qu'il trouve des traits inoubliables: «Tout appartient à la patrie, quand la patrie est en danger.» «Soyons terribles, faisons la guerre en lions.» «C'est à coups de canons qu'il faut signifier la Constitution à nos ennemis.» «Voulons-nous être libres? Si nous ne le voulons plus, périssons, car nous l'avions juré. Si nous le voulons, marchons tous pour défendre notre indépendance.»
Il excelle à exprimer une vue philosophique en quelques mots brefs et nets, qu'on ne peut plus oublier: «Soyez comme la nature; elle voit la conservation de l'espèce: ne regardez pas les individus.»
Cette concision heureuse ne met-elle pas Danton au rang de nos écrivains les plus français? Ce politique n'apportait-il pas à la tribune certaines qualités des auteurs du XVIIe siècle? Oui, pour un La Rochefoucauld et pour un Danton, aussi dissemblables entre eux que la Convention diffère du salon de Mme de Sablé, brille un même idéal littéraire: dire le plus de choses dans le moins de mots possibles, et forcer l'attention à force de brièveté. L'ancien frondeur fait tenir en deux lignes toute une psychologie morale; l'orateur Cordelier condense en dix mots toute une philosophie de l'histoire, tout un cours de politique à l'adresse des modérés et des timides de 1793: «S'il n'y avait pas eu des hommes ardents, dit-il, si le peuple lui-même n'avait pas été violent, il n'y aurait pas eu de Révolution.» C'est par cette interprétation profonde de la réalité présente que Danton s'élève souvent au-dessus de Robespierre, orateur parfois élevé, mais critique moins pénétrant, penseur absorbé par sa conscience.
Mais, ne l'oublions pas, la plus grande qualité du style oratoire de Danton, c'est que sa force concise, en frappant les esprits, les incline, non à réfléchir, mais à agir. On ne pouvait résister à la voix de l'orateur; toute l'âme était remuée par des objurgations comme celle- ci, merveille d'art savant et de pathétique naïf: «Le peuple n'a que du sang, et il le prodigue. Allons, misérables, prodiguez vos richesses!»
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Tel est le caractère des métaphores et des traits qui ont servi de formule à la politique de Danton. Cette politique fait le fonds de ses discours: il s'y mêle peu de questions étrangères aux mesures à prendre le jour même. Mais l'orateur, ayant à répondre à des accusations immédiates et à combattre des adversaires, est obligé, en quelques circonstances, de parler de lui-même ou des autres. Ici encore son style n'est qu'à lui.
En effet, tandis que Robespierre et les Girondins enveloppent leurs invectives de formes classiques et vagues, que même leurs injures sont empruntées au style noble, Danton use du style familier et en tire les effets oratoires les plus imprévus. Pour Robespierre, un adversaire méprisable est un monstre (c'est ainsi qu'il appelle Danton guillotiné); pour Danton, c'est un coquin. A l'épithète académique il préfère l'adjectif populaire et vrai. Les hommes qu'il stigmatise ainsi sont tués du coup dans leur prestige. Il dit, par exemple: «Un vieux coquin, Dupont de Nemours, de l'assemblée constituante, a intrigué dans sa section….». Biauzat ne voulait pas qu'on se méfiât des intentions du roi en cas de guerre. Danton: «L'insignifiant M. Biauzat….». Petion avait demandé des poursuites contre les signataires d'une adresse hostile à Roland: «La proposition de Petion est insignifiante.» Aux Jacobins, quand on apprend l'arrestation du roi à Varennes, Danton l'appelle dédaigneusement individu royal: «L'individu royal, dit-il, ne peut plus être roi, dès qu'il est imbécile.» Il dit de même: «L'individu Dumouriez.» «Je n'aime point l'individu Marat.» A propos de l'émigration de La Fayette, il remarque qu'il n'a porté aux ennemis «que son misérable individu». Il l'appelle ailleurs ce vil eunuque de la Révolution. La Gironde ne lui pardonna jamais le trait qu'il lança du haut de la tribune contre Mme Roland. Nous l'avons déjà dit: il s'agissait de provoquer la démission du ministre de l'intérieur: «Personne, dit Danton, ne rend plus justice que moi à Roland; mais je vous dirai: si vous lui faites une invitation, faites-la donc aussi à Mme Roland; car tout le monde sait que Roland n'était pas seul dans son département.» Robespierre, en pareil cas, eût procédé par une allusion très enveloppée, selon la règle du genre académique qui veut qu'il soit de bon goût d'indiquer les personnes sans les nommer. Danton, qui avait souffert des intrigues de Mme Roland, dédaigna les circonlocutions et usa d'un trait brutal et vrai, qui déconcerta ses adversaires, et les découvrit à l'opinion populaire.
Il sait donc, quoique sans fiel, déverser le ridicule sur ses adversaires, et son style franc et rude ne les atteint pas moins que les subtiles et doucereuses épigrammes de Robespierre. Celui-ci a le tort de laisser voir trop de haine: Danton ne montre que du mépris, un mépris sans ressentiment personnel, mais d'autant plus terrible qu'il est la vengeance du bon sens blessé ou du patriotisme indigné.
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S'il parle des autres avec une liberté peu académique, il ne manque pas moins aux règles de la rhétorique quand il parle de lui-même. L'école croit qu'à la tribune le moi est haïssable: Danton est de l'avis opposé, et il a raison. Les plus beaux passages de Mirabeau et de Robespierre ne sont-ils pas justement ceux où ces orateurs se mettent en scène, se louent ou se défendent? Mais ils ne parlent que de leur être moral; ils se gardent de toute allusion à leur personne physique. Mirabeau disait bien à Etienne Dumont qu'il n'avait qu'à secouer sa crinière pour jeter l'effroi: mais il eût craint de faire rire en avouant publiquement de pareilles prétentions. Danton n'a pas ces pudeurs. Avec une audace sans exemple dans la patrie du ridicule, le jour de son installation comme substitut du procureur de la commune, il trace son propre portrait et débute par cette phrase, qui étonna les gens de goût: «La nature m'a donné en partage les formes athlétiques et la physionomie âpre de la liberté.»
On connaît la laideur de sa figure ravagée par la petite vérole et par un accident de sa première enfance. Lui-même parle de sa tête de Méduse, «qui fera trembler tous les aristocrates». Il se vante, aux Jacobins, d'avoir «ces traits qui caractérisent la figure d'un homme libre». Enfin, dans sa défense suprême, se tournant vers les jurés du Tribunal révolutionnaire, il s'écrie fièrement: «Ai-je la face hypocrite?»
Il parle, sans fausse modestie, mais non sans tact, de ses qualités: «Je l'avoue, je crois valoir un autre citoyen français….». «Pendant la durée de mon ministère, j'ai employé toute la vigueur de mon caractère.»
Ce caractère, voici comment il l'explique, en janvier 1792, dans ce même discours d'installation comme substitut du procureur de la commune: «Exempt du malheur d'être né d'une de ces races privilégiées suivant nos vieilles institutions, et par cela même presque toujours abâtardies, j'ai conservé, en créant seul mon existence civile, toute ma vigueur native, sans cependant cesser un seul instant, soit dans ma vie privée, soit dans la profession que j'avais embrassée, de prouver que je savais allier le sang-froid de la raison à la chaleur de l'âme et à la fermeté du caractère. Si, dès les premiers jours de notre régénération, j'ai éprouvé tous les bouillonnements du patriotisme, si j'ai consenti à paraître exagéré, pour n'être jamais faible, si je me suis attiré une première proscription pour avoir dit hautement ce qu'étaient ces hommes qui voulaient faire le procès à la Révolution, pour avoir défendu ceux qu'on appelait les énergumènes de la liberté, c'est que je vis ce qu'on devait attendre des traîtres qui protégeaient ouvertement les serpents de l'aristocratie.»
Sa prétention, c'est d'allier la sagesse politique à l'ardeur révolutionnaire. Déjà, le 1er février 1791, dans sa lettre à l'Assemblée électorale qui l'avait nommé membre du département de Paris, il se dit capable d'unir la modération «aux élans d'un patriotisme bouillant». Cette déclaration revient sans cesse dans ses discours: «Je sais allier à l'impétuosité du caractère le flegme qui convient à un homme choisi par le peuple pour faire ses lois.» «Je ne suis pas un agitateur.» Enfin, il dit ironiquement: «J'ai cru longtemps que, quelle que fût l'impétuosité de mon caractère, je devais tempérer les moyens que la nature m'a départis.»
Il aime aussi à se proclamer exempt de haine: «Je ne suis pas fait pour être soupçonné de ressentiment.» «Je suis sans fiel, non par vertu, mais par tempérament. La haine est étrangère à mon caractère…. Je n'en ai pas besoin.» «La nature m'a fait impétueux, mais exempt de haine.»
Aussi n'en veut-il pas à ses ennemis: il dédaigne leurs calomnies et refuse, imprudemment, d'y répondre: «Quels que doivent être, écrit-il à ses électeurs, le flux et le reflux de l'opinion sur ma vie publique…, je prends l'engagement de n'opposer à mes détracteurs que mes actions elles-mêmes». Et à la Convention: «Que m'importent toutes les chimères que l'on peut répandre contre moi, pourvu que je puisse servir la patrie?» «Ce n'est pas être homme public que de craindre la calomnie.»
Au Tribunal révolutionnaire, il réfute l'accusation de vénalité en exaltant, non sa probité, mais son génie, et Topino-Lebrun lui entend dire: «Moi, vendu? Un homme de ma trempe est impayable!» D'après le Bulletin du tribunal, il aurait parlé en outre des vertus qu'annonçait sa figure: «Les hommes de ma trempe sont impayables; c'est sur leur front qu'est imprimé, en caractères ineffaçables, le sceau de la liberté, le génie républicain.»
Son style s'élève encore quand il exalte son patriotisme: «Je mets de côté toutes les passions: elles me sont toutes parfaitement étrangères, excepté celle du bien public…. Je leur disais: Eh! que m'importe ma réputation! que la France soit libre et que mon nom soit flétri! Que m'importe d'être appelé buveur de sang? Eh bien! buvons le sang des ennemis de l'humanité, s'il le faut; combattons, conquérons la liberté.» Il se plaît à répéter qu'il mourrait, qu'il mourra pour la patrie: «Si jamais, quand nous serons vainqueurs, et déjà la victoire nous est assurée, si jamais des passions particulières pouvaient prévaloir sur l'amour de la patrie, si elles tentaient de creuser un nouvel abîme pour la liberté, je voudrais m'y précipiter tout le premier.» Et il fait au Tribunal révolutionnaire cette déclaration dont la sérénité donne à son style une allure presque classique: «Jamais l'ambition ni la cupidité n'eurent de puissance sur moi; jamais elles ne dirigèrent mes actions; jamais ces passions ne me firent compromettre la chose publique: tout entier à ma patrie, je lui ai fait le généreux sacrifice de toute mon existence.»
D'une façon à la fois familière et cornélienne, il parle de lui à la troisième personne dans cette même défense: «Danton est bon fils.» «Depuis deux jours, le tribunal connaît Danton; demain il espère s'endormir dans le sein de la gloire. Jamais il n'a demandé grâce, et on le verra voler à l'échafaud avec la sérénité ordinaire au calme et à l'innocence.»
Enfin, il a conscience d'être un Français, non seulement par le patriotisme, le bon sens lumineux, l'audace heureuse, mais par des qualités plus familières et plus intimes. Quoique des circonstances tragiques l'aient toujours inspiré, il n'est pas un génie tragique: «Je porte dans mon caractère, dit-il à la Convention, une bonne portion de la gaieté française, et je la conserverai, je l'espère.» Ce Champenois se sent le compatriote de La Fontaine, et il laisse à Robespierre les mélancolies de Jean-Jacques Rousseau.
C'est ainsi qu'il parle de lui-même et qu'il se peint au physique et au moral, avec une ingénuité digne de Montaigne, qui semblera peut-être de l'effronterie, mais qui était, pour le peuple de Paris (l'auditoire idéal de Danton), une franchise heureuse, une confiance aimable, ou du moins toujours pardonnée. Si nous avons insisté de la sorte sur ces confidences personnelles échappées à Danton du haut de la tribune, c'est qu'elles donnent la plus juste idée de son style oratoire. Car est-on jamais plus soi-même que quand on parle de soi? C'est dans la forme de tels aveux qu'on surprend le style d'un écrivain ou d'un orateur, son vrai style, c'est-à-dire la manière d'être la plus durable de son être moral; et, dans ces confidences, ce qui fait juger un homme, n'est-ce pas moins ce qu'il avoue, que la façon dont il l'avoue? Cet aveu involontaire et inconscient, qui s'échappe, en quelque sorte, du style même de l'orateur, montre l'homme bien mieux que les portraits contradictoires émanés de l'étourderie ou de la passion des contemporains. Oui, le grand patriote était bien tel qu'il se montrait, homme de bon sens, homme ardent et modéré, vraiment peuple, c'est-à-dire vraiment national, terroriste par force et par préjugé, plus pur de sang que les plus timides de ses collègues; en tous cas, pur de haine, et quant au génie, français et moderne, doué d'un sentiment très vif, trop vif même, des nécessités de l'heure présente.—C'est même pour ce dernier motif, avouons-le, que certaines régions sublimes et sereines, où planait la pensée de cet antipathique de Robespierre et où atteignait parfois son éloquence, restèrent fermées ou inconnues à Danton.