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Les îles: Promenades dans le golfe Saint-Laurent: Une partie de la Côte Nord, l'île aux Oeufs, l'Anticosti, l'île Saint-Paul, l'archipel de la Madeleine

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The Project Gutenberg eBook of Les îles: Promenades dans le golfe Saint-Laurent

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Title: Les îles: Promenades dans le golfe Saint-Laurent

Author: Faucher de Saint-Maurice

Release date: January 28, 2005 [eBook #14828]
Most recently updated: October 28, 2024

Language: French

Credits: Produced by Wallace McLean, Renald Levesque and the Online Distributed
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made available by the Canadian Institute for Historical
Microreproductions.

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES ÎLES: PROMENADES DANS LE GOLFE SAINT-LAURENT ***

BIBLIOTHÈQUE RELIGIEUSE ET NATIONALE
APPROUVÉE PAR Mgr L'ÉVÊQUE DE MONTRÉAL.
2ième SÉRIE IN-8. NEUVIÈME ÉDITION. MONTRÉAL
LIBRAIRIE SAINT-JOSEPH CADIEUX & DEROME




I.

EN DESCENDANT LE FLEUVE.

Il me semble encore que les choses que je vais vous raconter se passaient hier; et d'ici, je revois le quai de la Reine tout encombré de pesants colis, de chaînes d'ancres, de rouleaux de câbles, au milieu desquels chuchotaient, riaient et discutaient, bruyants matelots, gens d'affaires et amis venant serrer la main et souhaiter un heureux retour à ceux qui s'embarquaient.

Le steamer sur lequel nous partions était de la taille d'un aviso de première classe, fortement membré, un peu étroit, ce qui—pour les novices—lui faisait trop prêter la bande au roulis, mais à première vue il promettait de se bien défendre à la mer, promesse qu'il nous a noblement tenue. Dans sa cale, sur son pont, le long de ses passerelles, sur son gaillard d'arrière, s'étalait la plus étrange des cargaisons, et dans ce pandémonium indescriptible s'était donné rendez-vous tout ce qui peut servir à un homme qui, sept mois sur douze, se donne le luxe de vivre comme Robinson Crusoë, loin de toute distraction, de toute amitié, de tout secours humain.

Le Napoléon III partait ce matin-là pour ravitailler les phares de la côte et du golfe Saint-Laurent.

Dans les flancs de sa sainte-barbe sommeillaient dix mille livres de poudre à canon qui—affaire nerfs probablement—m'ont toujours semblé être un voisinage peu rassurant pour une centaine de barils de pétrole que nous avions à fond de cale. Des quarts de porc salé et de farine, des ballots de marchandises, des caisses d'épiceries balancées lourdement au crochet d'un fort palan, descendaient et disparaissaient par les écoutilles, pendant que sur le pont on rangeait des cages à poules non loin de deux vaches qui ruminaient mélancoliquement au pied du grand mât, en songeant à ces vertes prairies des plaines d'Abraham qu'elles allaient échanger contre les brouillards de l'Anticosti. Un cochon, insoucieux de son sort, se frottait le dos sur l'affût d'un canon, regardant d'un air satisfait un groupe de matelots qui jetaient de grosses toiles cirées sur des balles de foin destinées à être exposées à l'air, pendant que des camarades empilaient des planches et des bardeaux le long des bastingages. Sur la dunette, une charrette donnait l'accolade à une baleinière. Partout ce n'était que chaos, bourdonnement et travail. L'équipage soigneux et attentif s'empressait de mettre la dernière main aux préparatifs du départ, et l'ordre se faisait vite au milieu de ce tohubohu.

Le carré des passagers faisait bientôt oublier tous ces bruits et cet inextricable fouillis. Le petit salon de l'arrière était simple, coquet avec ses tentures vertes, bien emménagé, et son demi-cercle de divan promettait plus d'une bonne heure de sieste aux coureurs et aux travailleurs de la mer. La salle à dîner où nous devions passer de si douces soirées, se montrait propre, bien éclairée, assez large pour mettre à l'aise quinze personnes. Elle nous permettait d'entrer de plain pied dans des cabines parfaitement ventilées; et c'était plaisir de voir par leurs portières soulevées un lit frais et bien blanc. Tout promettait donc d'aller pour le mieux sur le meilleur des bateaux possibles, et je ne me laissai distraire de toutes ces douces choses que par le premier tour de l'hélice qui nous entraînait vers l'inconnu.

Le temps était superbe, le fleuve calme, mon cigare délicieux, et tout en jetant un regard à ceux qui restaient et qui agitaient leur mouchoir en signe d'adieu, je me mis à examiner curieusement ceux qui devaient être mes camarades de voyage.

Sur la dunette se promenait en paletot gris, le binocle gris d'acier à cheval sur un nez passablement rubicond, un homme à favoris gris dont la tête s'élançait triomphalement hors d'une cravate verte, pour aller s'enfouir sous un chapeau melon. D'une voix bégayante, mais accompagnant chaque mot d'un coup d'oeil dont la vivacité suppléait aux lenteurs de la parole, il donnait des ordres à un colosse qui, debout sur le gaillard d'avant, la moustache en brosse, le teint hâlé, le nez dans le vent, répétait d'une voix de tonnerre chaque monosyllabe tombé des lèvres de son supérieur.

Le monsieur bègue était notre capitaine, un de nos pilotes les plus expérimentés: l'homme au torse herculéen, à la physionomie franche et ouverte qui l'écoutait, n'était que premier lieutenant. Rude tête que celle de LeBlanc, je vous l'assure: il avait le flair des mystères de l'abîme, et sentait une caye, un grain ou un danger à dix lieues à la ronde.

LeBlanc ne savait ni lire, ni écrire, mais sa vie s'était passée sur l'océan. La mer était le livre de cet homme d'airain, et comme la pauvreté et le hasard en lui fermant le chemin de l'école l'avaient jeté loin de toutes connaissances humaines, il avait appris seul, et ne connaissait pour camarades de collège que la tempête et le danger. LeBlanc savait donc par coeur la navigation que nous allions faire, et si de notre époque personne n'eût songé à lui pour en faire un chevalier de la Toison d'Or, du temps de Jason il serait passé d'emblée amiral, et aurait été de force à mener l'expédition des Argonautes.

A tribord, près du capot d'échelle, la casquette galonnée sur le coin de la tête, l'uniforme boutonné jusqu'au col, le teint bronzé, le nez en bec d'aigle, l'oeil doux et profond, Jérôme Savard, notre deuxième lieutenant, s'occupait à transmettre automatiquement les ordres qui pleuvaient du banc de quart à l'adresse de l'homme à la roue.

De la cambuse au capotin qui menait à la salle à manger, notre maître d'hôtel, Raphaël Côté, faisait trottiner son gros ventre tout en transportant fines poulardes, langues salées et grosses pièces de résistance. Cela ne l'empêchait pas, suivant la course qu'il tenait, de lancer un bon mot à William Déchêne, le cordon bleu du bord qui suait et soufflait devant ses fourneaux chauffés à rouge, de saluer obséquieusement un passager qu'il ne connaissait pas, ou de lorgner d'un oeil de fin connaisseur les meilleurs plats du jour. Gai comme pinson, il commençait ce jour là un service agréable pour tous et qui ne se ralentit pas une seconde pendant la durée de nos trois croisières.

Ce va et vient de l'illustre Raphaël faisait pressentir les tintements de la cloche du dîner. Nous étions alors par la travers du phare de Saint-Laurent d'Orléans, et au moment où j'allais me lever, j'aperçus dans la direction du sud scintiller au soleil le clocher de la petite église de Beaumont. Je n'ai jamais pu regarder ce temple agreste et sans prétentions, sans que ma pensée ne repliât ses ailes sur elle-même. Sous cette voûte de bois, étoilée dans le genre du siècle dernier, dans ces vieux murs de 1732, non loin de ces fonts baptismaux à la balustrade en fer forgé et fleurdelysé, dorment la chair de ma chair, les os de mes os. C'est là que mes deux frères Charles et Pierre et que ma chère soeur Joséphine attendent, calmes et impassibles dans la tombe, le jour où il sera du bon plaisir de Dieu de mêler ma poussière à leur poussière.

Personne au milieu de ceux qui prenaient l'air sur le pont et regardaient d'un oeil distrait ce paysage—pour moi le plus aimé, sinon le plus ravissant du monde—ne se serait douté que j'étais en frais de broyer du noir, et déjà autour de moi les manies d'un chacun s'accentuaient.

A deux pas de là, un étudiant en médecine, propriétaire d'un énorme colis de drogues où s'étaient glissés une foule d'instruments aussi utiles que désagréables, tâtait la clientèle du bord, parlant du mal de mer à celui-ci, pronostiquant un rhumatisme à celui-là, faisant à un troisième qui l'écoutait d'un air hagard, le résumé des premiers soins qu'il fallait donner à un noyé, et prévenant chauffeurs et matelots qu'il distribuerait pro bono publico, tout ce qu'exigent brûlures, contusions ou cassures, enfin toute cette série de surprises qui existent entre le perroquet de hune et l'arbre de couche de l'hélice.

Dans les jambes de ce Samaritain anglais, courait et jasait le plus endiablé des gamins, master Birdie, homme de dix ans aux réponses phénoménales, aux théories renversantes, qui un jour, à table, se prit à causer d'histoire naturelle avec un joyeux shérif de ma connaissance, bel esprit, grand parleur, et certes de fil en aiguille ce ne fut pas ce dernier qui eut le beau rôle dans la discussion.

Assis sur un rouleau de chanvre, M. Gagnier, gardien du phare de la pointe aux Bruyères sur l'île d'Anticosti, vrai type du canadien des anciens jours, causait à voix basse avec M. Malouin, jeune homme qui était parti de San Francisco pour aller embrasser son vieux père—autre gardien de phare—et oublier au milieu des joies de la famille sept longues années de travail et d'absence.

Un passager désolé confiait déjà tristement à l'un des ingénieurs qu'il avait eu tort d'oublier son paletot et de partir pour le golfe Saint-Laurent comme on part de chez soi, par une matinée ensoleillée, pour faire le tour du Belvédère. Un autre, debout près du mât d'artimon, chaussé dans ses bottes de sept lieues, coiffé d'une casquette aux formes cosmopolites, le lorgnon ferme sous l'arcade sourcillière, discutait gravement avec son autre compagnon de route, Agénor Gravel, l'importante question de savoir quel était le meilleur temps pour prendre en mer le coup d'appétit, lorsque Raphaël vint mettre tout le monde d'accord eu sonnant vigoureusement la cloche, et clerc médecin, hommes de lettres, gardiens de phare, fils de famille et gamin disparurent en un clin d'oeil du pont, pour aller se mettre en rang d'ognons autour de la table hospitalière du Napoléon III.

Je n'ai pas besoin de dire que ce premier dîner fut assez silencieux. Chacun étudiait la physionomie de son voisin; mais Agénor, qui n'y allait jamais par quatre chemins, et avait déjà la velléité de tutoyer le capitaine, eut bien vite fait circuler parmi les convives cette gaîté chaude et pétillante qui ne cessa de régner entre nous, aux jours de pluie comme aux jours de soleil.

C'était une singulière tête que cet Agénor Gravel, et puisque son nom reviendra souvent sur mes lèvres pendant le récit de ce voyage, j'aime autant vous faire son portrait tout de suite.

Assez grand, large d'épaules, borgne sans le laisser voir le moins du monde, causeur jovial et bon enfant lorsqu'on lui demandait un service ou une anecdote, saupoudrant le moindre récit d'une légère pointe d'exagération gasconne, ce qui n'était pas désagréable, triste comme un saule pleureur dès qu'il approchait une plume de l'encrier, Agénor avait été une foule de choses pendant le cours de sa vie aventureuse. Tour à tour avocat, zouave pontifical, homme de lettres, journaliste, naturaliste, collectionneur, bibliophile, ce nouveau Vichnou avait tout juste conservé de ses différentes incarnations ce qu'il fallait pour véritablement constituer ce qu'on appelle un bon garçon, trois mots dont on fait de nos jours un usage immodéré, et que l'on applique trop souvent à tort et à travers au premier venu.

Railleur sans fiel, hardi par tempérament, serviable et discret par goût, jouissant d'une bonne santé et de l'aurea mediocritas d'Horace, joyeux, bon, prodigue de tout ce qu'il avait, il prenait la vie comme elle se présentait à lui, sans permettre à l'ambition, à l'excès de travail ou à l'envie de lui faire des cheveux blancs, des rides et de la bile avant le temps. Ses ennemis le fuyaient pour ne pas être forcés de devenir ses amis, et sans son incomparable paresse, maître Agénor aurait été de force à courir après eux, pour se les concilier, en ouvrant la conversation par leur dire tout le mal qu'il pensait de lui, et leur faire part de tout le bien qu'il voulait aux autres.

On sait déjà qu'Agénor avait une manière particulière de s'y prendre pour faire causer les gens; aussi ne faut-il pas s'étonner si le lendemain de notre départ, nonchalamment couchés sur une peau de buffle, la tête appuyée sur une bosse de chaloupe, nous étions déjà en frais de prendre des notes sur l'intéressante conversation que nous tenait le gardien d'un des phares de l'Anticosti.

Ceux qui sont habitués aux petites grandeurs, aux grandes misères et aux minces bonheurs des villes, ne sauraient se faire une idée de la vie que mènent là-bas ces braves gens. Obligés de faire cuire leur pain, de tailler leurs habits, de travailler à la menuiserie, de chasser, pêcher, être à la fois médecin, calfat, brasseur, que sais-je? l'été ils n'ont pour distraction que la culture d'un petit carré de terre, si toutefois l'avare récif le permet, l'hiver que d'interminables pipes fumées en tête à tête avec les épaves arrachées à la tempête, et qui flambent tristement dans l'immense âtre en pierre de la cuisine de la tour.

Notre interlocuteur, M. Gagnier, était, un des privilégiés de la bande. Il desservait un phare confortable, spacieux, et lui du moins, pouvait chausser ses raquettes, ou s'acheminer le long des sentiers battus par les ours et les fauves, pour visiter ses voisins et échapper ainsi, cinq ou six fois l'an, au terrible supplice de l'isolement.

—Ah! monsieur, disait-il à Agénor, si vous saviez comme la solitude et le silence amènent l'homme à être serviable et à aimer son semblable. Mon plus proche voisin fit un jour trente-cinq milles à pied pour venir m'apporter une lettre. D'ailleurs, ajouta-t-il en clignant de l'oeil, c'était un rude jarret que celui de mon compère James. Dans un temps de disette il fut onze jours sans pouvoir fumer. Enfin n'y tenant plus, il part, enjambe dix-huit milles par une pluie battante, et me tombe dessus au moment où j'allais souper. Je veux le forcer à passer des habits secs, et à boire un bon verre de rhum. Le rhum, il l'avala sans se faire prier; mais pour ce qui est des hardes et du souper, il fit la sourde oreille, et se mit à battre le briquet et à fumer avec tant d'appétit, qu'une demi-heure après, il était malade, comme un écolier qui a voulu faire l'homme et s'est imbibé de nicotine. Pauvre James! il devait mourir plus tard d'une maladie bien pire que celle-là, et en attendant ce fut lui qui entra l'un des premiers dans la maison de Gamache et le trouva mort, étendu de tout son long sur le plancher, et la main crispée sur l'anse d'une cruche de whiskey.

—Comment Gamache, l'homme aux relations diaboliques, Gamache le mystérieux, Gamache le terrible, le grand Gamache buvait autant que cela? fit d'un ton de profonde commisération maître Agénor, tout en laissant passer un soupir encore tout parfumé par un vieux rhum de Sainte-Croix.

—Oui monsieur, puisque c'est ce vice qui l'a tué, reprit gravement Gagnier. D'ailleurs Gamache n'était pas aussi méchant que nous le fait la légende. Basque, mais bon coeur sous sa rude écorce, il s'était entouré de mystère, et se faisait une réputation de sorcier pour ne pas se voir déranger dans cette vie de liberté et d'isolement qu'il aimait autant que sa gourde et son fusil.

Puis secouant les cendres de sa pipe par dessus la lisse de plat-bord, notre interlocuteur ajouta:

—Nous allons bien, messieurs; voilà que nous sommes déjà par le travers de la Pointe-à-l'Outarde.

Et nous indiquant la terre de la main, Gagnier reprit gravement:

—Voyez-vous là-bas cette maisonnette blanchâtre qui se détache sur les tons gris de la côte? C'est la demeure d'Hawkins, un homme qui a fait une fin bien tragique! Par un de ces temps clairs et froids de décembre, il aperçut un navire abandonné dans les glaces qui montaient lentement avec le reflux. La batture était solide et prise au loin, le temps beau, l'air sec mais sans vent, et, suivi d'un chien, Hawkins partit résolument et se dirigea vers l'épave. Malheureusement le long de la route le vent se fit, la neige fouettée par la brise se mit à poudrer, la mer se prit à travailler sourdement la glace, et bientôt l'infortuné se trouva à la merci d'un îlot flottant. Qu'advint-il? comment et quand le pauvre Hawkins mourut-il? nul ne le sait. Seulement, à quelques jours de là, sa femme voyait revenir au logis le fidèle terreneuve, portant noué au cou, en signe d'adieu et de souvenir, le mouchoir de son maître. Le printemps suivant, Hawkins était retrouvé au large de la Pointe de Mons, gelé, dans l'attitude de la prière, le front, les mains et les genoux scellés encore à sa banquise solitaire!

Pendant que nous écoutions attentivement ces récits de la mer, le Napoléon filait joyeusement dans une forte brise de nord-est. La veille, nous avions ravitaillé le Bicquet; aujourd'hui nous courions dans le nord laissant par tribord les côtes verdoyantes du sud qui, vues de cette distance, paraissent sombres, élevées, ne laissant voir ça et là sur les flancs escarpés des Schick-Shoacks qu'une éblouissante tache de neige, jetée là par l'hiver en signe d'éternel défi au soleil d'été.

Déjà nous avions entrevu Bersimis avec son joli village et son église; vers cinq heures nous doublions la Pointe de Mons1, et l'approche du phare nous était annoncée, en amont, par deux croix de bois qui abritent des tombes de naufragés, et font le plus triste effet sur cette côte montagneuse et boisée, tranchée de fois à autres par des falaises grises, coupées à pic.

Note 1: (retour) La pointe de Mons est ainsi nommée en l'honneur de Pierre du Gua, sieur de Mons, l'infatigable explorateur des côtes de l'Acadie et le fidèle ami de Champlain. L'amiral Bayfield est le seul qui ait maintenu la véritable orthographe de ce nom. Presque toutes les autres cartes indiquent ce lieu sous le nom de Pointe des Monts, ce qui est un non-sens topographique.

Dès sept heures du soir la première chaloupe du steamer était mise à l'eau, et bientôt nous descendions à terre. Debout sur les galets, le maître de céans nous attendait pour nous souhaiter la bienvenue dans son aride domaine, et mettre à notre disposition son fils, dans le cas où nous aimerions à escalader les huit étages du phare, solide construction en pierre qui trône majestueusement au milieu de ses dépendances, de sa poudrière, et de son abri à canon, et qui, de la hauteur de ses 75 pieds, semble narguer les tempêtes de la rose des vents. Nous profitâmes de la bienveillance de notre nouvel ami, montant, grimpant, soufflant, touchant à tout, demandant des explications sur tout, jusqu'à la minute où il nous ramena sains et saufs, mais hors d'haleine sur les galets de la grève.

Le soleil était alors à son couchant, et je n'oublierai jamais le spectacle qui nous ravit ce soir-là. La tour détachait sa façade blanche sur les teintes pourpres de l'occident. Au loin, la mer dormait, et son immense respiration venait mourir au pied des roches moussues que frangeaient de légers flocons d'écume. Debout, dans la porte cintrée du phare, entouré de sa famille qui l'écoutait anxieuse, Ferdinand Fafard, tête nue, la main tremblante, lisait d'une voix qui voulait paraître ferme une lettre que nous lui apportions de l'un de ses fils. Le lecteur pesait gravement chaque mot, savourait à longs traits chaque ligne, s'interrompant pour jeter de temps à autre, par dessus ses lunettes, un regard sur son auditoire attentif.

Cette scène touchante aurait mérité les honneurs de la peinture.

Fermez les yeux et groupez autour de Fafard brunes têtes de fillettes, jeune homme au teint hâlé, profil de vieille et bonne ménagère canadienne; mettez au fond les âpres teintes d'un paysage du Labrador; semez sur l'horizon une poignée de nuages cuivrés qui courent vers le couchant; relisez, avant de crayonner, ce que je viens de vous dire plus haut, et vous aurez un tableau vrai, sinon ravissant.

—Ah! le manque de nouvelles, nous disait le brave Fafard, c'est ce qui nous rend la vie si triste. J'ai bien là, ajoutait-il en montrant sa lettre, de quoi me consoler pour quelques jours; mais mon fils Pierre, qu'est-il devenu? Et mon plus jeune frère, laissé malade dès l'automne dernier, est-il mort? Et ma petite propriété du Saguenay, est-elle brûlée lors des derniers incendies? L'incertitude fait pousser bien des cheveux blancs. Heureux encore si nous n'avons que cela—mais les jours d'hiver se font quelquefois bien longs ici; à preuve ceux de l'an dernier. Figurez-vous que vers la fin de l'automne, dès les premières bordées de neige, ma famille fut attaquée par les fièvres typhoïdes. Les débuts de la terrible maladie eu mirent sept au lit, et bientôt les autres suivirent. J'étais seul valide. Mon plus proche voisin demeurait à vingt milles, et comme les mauvaises nouvelles n'ont pas besoin d'un fort vent pour être portées au loin, le phare était déjà signalé comme un foyer d'infection aux Indiens qui faisaient un détour pour ne pas le trouver sur leur passage. Un seul homme fut touché de mon malheur. Un matin Laurent Thibeau se présenta à ma porte et me fit part de sa détermination de rester avec moi et de m'aider. Tout alla mieux pour quelque temps; mais comme nous étions alors aux derniers jours de la navigation, les brouillards et la neige se mirent de la partie, et nous forcèrent de tirer du canon toutes les demies, quelquefois tous les quarts d'heure. Alors la vibration se faisait terrible dans cette tour haute de 75 pieds. Nos malades ne pouvaient la supporter, et avant chaque détonation, il fallait monter les cinq étages du phare transformés en infirmerie, avertir ces pauvres malheureux, et mettre de la ouate dans les oreilles des plus nerveux. Les jours succédèrent ainsi aux nuits sans apporter autre chose que le chagrin, l'inquiétude et les insomnies. Laurent et moi, nous étions en train de perdre la tête; le service du phare et des malades ne se faisait plus que machinalement, lorsque Dieu prit pitié de nous, et dans sa miséricorde nous envoya le repos et la joie, en déterminant une convalescence générale.

Un mois de tranquillité nous remit frais et gaillards, et comme les grands froids étaient venus, j'eus le plaisir de mener une partie de mon hôpital faire visite à mon confrère de l'Ile-aux-Oeufs. C'est cette île qu'il y a là-bas, à dix lieues sous le vent; le golfe était pris en vive glace, et de ma vie je n'ai fait plus belle course en traîneau. Vous voyez, messieurs, que le bon Dieu nous aime encore, et qu'il ne nous abandonne pas tout à fait, ajouta-t-il sous forme de péroraison, en versant un verre de champagne à maître Agénor, et en lui disant:

—Goûtez ferme, M. Gravel, c'est du meilleur. Je l'ai acheté il y a quinze jours d'un de nos pêcheurs de la Trinité, qui en a sauvé bien d'autres du malheureux naufrage du navire marseillais du capitaine Figueron, venu à la côte en septembre passé.

Puis, comme nous faisions mine de nous retirer:

—Allons, messieurs, une nouvelle tournée à votre prompt retour et à votre bonheur. Quant à vous autres, mes gars, mettez le petit canot à la mer, et faites un brin de conduite à la chaloupe de ces messieurs. Peut-être, avant que l'ancre du Napoléon ne soit levée, auront-ils le temps de trouver dans leurs cabines quelques vieux journaux de par chez nous. Ici, les morceaux en sont bons à lire.

Et ce fut ainsi que par un beau clair de lune, sur une mer splendide, nous quittâmes Ferdinand Fafard de la Pointe de Mons, enchantés de notre nouvelle connaissance, et joyeux d'avoir causé avec lui et de lui avoir donné une bonne minute de distraction. Nos rameurs glissaient gaiement sur le flot, qui s'ouvrait pour nous laisser passer. Au loin, on entendait les ronflements d'une baleine qui venait respirer à la surface: sur nos têtes une aurore boréale s'amusait à couler des tuyaux d'orgue pour les refondre ensuite, et de la terre le grand cyclope de pierre nous regardait aller et disparaître.

Agénor en ce moment eut une inspiration. Sa mémoire était implacable, et il se mit à déclamer aux matelots ébahis le commencement du beau travail de Paul Parfait sur le phare.

—"A l'heure où le soir tombe, invariablement il s'allume; peu à peu l'ombre enveloppe sa tour blanche et l'on ne voit plus surgir au loin qu'un point brillant, étoile factice posée par la main de l'homme au bord des flots. Que la nuit soit claire ou sombre, calme ou tumultueuse, l'étoile luit toujours de son éclat doux, paisible, immuable, pour ne s'éteindre qu'avec le retour de l'aube. Qui pourrait considérer sans émotion cette lueur perdue dans l'espace, en songeant que c'est elle qui, à travers les brumes, sous la pluie qui fouette et le vent qui fait rage, trace au navigateur sa route, lui marque les écueils à éviter ou la passe à gagner?

"Par les nuits étoilées, le phare trace sur la mer un sillon lumineux, et par les nuits noires il montre encore à travers l'ombre son grand oeil vigilant. Qui ne croirait alors volontiers que le phare est vivant? Qui ne s'adresserait à lui comme à un être capable de comprendre?"

D'une oreille distraite j'écoutais. Ma pensée était ailleurs; et la déclamation d'Agénor avait réveillé en moi d'autres idées.

Je songeais à la vie humble, pleine d'abnégation et de dévouement, que menaient les modestes gardiens de ces phares.

—A chacun sa fonction dans le grand rouage humanitaire. Ceux-ci, me disais-je, doivent être premiers ministres, généraux ou millionnaires: ceux-là seront pauvres, méconnus, mais dévoués. S'il en faut des premiers pour guider les états, perfectionner les engins de mort et acheter tout ce qui s'achète sur terre, il en faut aussi des seconds pour accomplir une mission de paix, aider et réconforter ceux qui souffrent et qui sont en péril.

Mais comme même ici-bas, tout se compense, ce n'est pas sur les lèvres de ces déshérités que vient errer le soupir que laissait échapper le cardinal d'Amboise mourant, lorsque se retournant vers son infirmier, il lui disait:

—Ah! frère Jean!... que ne suis-je toujours resté frère Jean!




II.

L'EXPÉDITION DE L'AMIRAL WALKER.

Il faisait petit jour lorsque maître Raphaël que je ne me rappelle pas avoir vu dormir pendant le voyage, s'en vint sur la pointe des pieds, chuchoter à la porte de nos cabines:

—L'Ile-aux-Oeufs, messieurs! Dois-je vous préparer quelques provisions pour descendre à terre? On arme le canot en ce moment.

—Je le crois bien, nom d'une pipe! s'écria Agénor Gravel, en faisant son apparition dans le carré avec deux bouquins sous le bras. En route mes amis! Nous allons faire aujourd'hui un chapitre inédit de l'histoire du Canada. C'est ici, que l'amiral Sir Hovenden Walker est venu aplatir une partie de sa flotte, sous le spécieux prétexte de mettre le siège devant Québec. Je vous raconterai tout cela sur l'île; et en attendant, qui m'aime s'embarque.

Ce fut ainsi que nous nous installâmes dans la baleinière, et que nous poussâmes au large.

En face gisait une île sauvage et dénudée, longue de trois quarts de mille. Elle était formée par des rochers granitiques divisés en quatre sections très-sensibles, et n'avait pour habitation qu'un petit phare en bois, lavé à la chaux. Bien que le Napoléon III fût mouillé par quinze brasses—en approchant de la falaise on trouve soixante-quinze pieds d'eau—la distance à franchir n'était pas considérable; et bientôt, sous la conduite d'Agénor qui n'aimait pas ce que la brise de mer a de piquant le matin, nous nous installions dans un de ces nombreux trous, fouillés tout le long de l'îlot par les chercheurs de trésors, pendant que l'équipage roulait sur les crans les quarts de pétrole, les provisions et les ballots destinés au Robinson de céans.

Ce ne fut qu'alors que nous fîmes connaissance avec les bouquins d'Agénor Gravel. Il venait de les sortir triomphalement hors d'un sac qui a contenu bien d'autres choses agréables, utiles et mystérieuses, pendant les deux mois qu'il nous tint compagnie, et ils étalaient modestement sur la mousse sombre du rocher leurs titres jaunis par le temps.

Le premier de ces précieux volumes était le journal du malheureux Walker: le second, s'intitulait l'histoire de l'Hôtel-Dieu de Québec par la mère Françoise Juchereau de Saint-Ignace.

Quelle relation y avait-il entre ce livre de loch d'un amiral anglais et le pieux récit d'événements dont les échos affaiblis étaient venus s'éteindre sur le seuil d'un monastère? C'est ce qu'Agénor ne devait pas tarder à expliquer à des profanes comme nous; car, il avait déjà commencé par nous dire d'un ton grave:

—Ce fut le 11 avril 1711, à sept heures du soir, que le contre-amiral de l'escadre blanche, Sir Hovenden Walker, accompagné par le brigadier-général l'honorable John Hill, commandant les troupes de débarquement destinées au Canada, vint recevoir au palais de Saint-James les instructions de la reine Anne. Il y a cent soixante-et-deux ans de cela, et comme les historiens se sont contentés d'effleurer le récit d'un des moments d'angoisse les plus terribles de notre passé, je me suis mis en tête de venir ici, pièces en main, vous donner les prémices d'un travail qui méritait d'être fait, et que ma douce paresse aurait désiré ardemment voir mener à bonne fin par un autre. Allons, passez-moi le briquet; et puisqu'un cigare est le meilleur de tous les préambules, j'allume et je commence.

—Les instructions de la reine Anne étaient précises. Après avoir pris rendez-vous à Spithead, l'amiral et le général devaient, au premier vent favorable, faire voile directement pour Boston. Une fois rendu là, Sir Hovenden Walker détachait de l'escadre une nombre suffisant de vaisseaux pour équiper et envoyer les troupes de New-York, du Jersey et de Pennsylvanie qui devaient prendre part à l'expédition du Canada, puis une fois cette mission accomplie, renforcer sa flotte de tous les vaisseaux disponibles et remonter immédiatement le Saint-Laurent, pour se mettre en mesure d'attaquer Québec au plus tôt.

Embossé devant la malheureuse ville, l'amiral anglais avait ordre d'employer toutes les forces suffisantes, tous les moyens connus pour la réduire, pendant que le lieutenant général Nicholson, maintenant en route pour organiser les milices de la colonie anglaise, combinerait un mouvement qui s'exécuterait par terre.

Tout ce qu'il est donné à l'esprit humain de prévoir avait été employé pour assurer le succès de cette campagne, préparée longuement d'avance, et destinée dès l'abord, à être commandée par Sir Thomas Hardy. Les médecins de la flotte avaient été pourvus de douze mois de médicaments. On poussa la précaution jusqu'à embarquer d'énormes grues pour hisser les canons anglais sur les remparts de Québec, et les vaisseaux de Sir Hovenden renfermaient une flottille de flibots à fond plat, destinés à être jetés sur le lac Saint-Pierre pour empêcher l'ennemi de communiquer avec les assiégés, et protéger en même temps—ils devaient être armés en frégate—les canots et les flûtes qui emmenaient les troupes de Nicholson. Les embarras d'argent avaient même été prévus: et l'on avait donné droit à Walker—droit qui lui fut contesté plus tard—de tirer à vue sur les commissaires de la marine, s'il arrivait à ses équipages de manquer de vivres ou de munitions.

En cas de succès,—ce dont, avec le secours du Dieu tout puissant, la reine Anne n'avait aucune raison de douter, puisque tous les préparatifs avaient été faits, les ordres donnés, les moyens pris pour mener à bonne fin cette campagne—une force navale anglaise devait rester dans le Saint-Laurent, pendant que les prises faites sur les Français transporteraient en Europe le gouverneur ennemi, les troupes prisonnières, les religieux et toutes autres personnes comprises dans les articles de la capitulation. Puis, quand ces choses glorieuses seraient passées dans le domaine de l'histoire britannique; lorsque la Nouvelle France aurait pris rang au nombre des vassaux de celle qui s'intitulait alors reine d'Angleterre, de France et d'Irlande,2 un ordre d'embarquement devait être donné aux troupes qui n'étaient plus nécessaires au maintien de la paix, et Sir Hovenden Walker s'empresserait de revenir, non toutefois sans avoir attaqué Plaisance, dans le cas où la saison lui permettrait d'approcher de Terreneuve. Enfin, comme de tout temps il y a eu une pointe de commerce dans les guerres anglaises, sa gracieuse Majesté terminait en disant, qu'une fois ces hauts faits accomplis, l'amiral licencierait les transports dont le service pouvait se passer, et leur donnerait pour mission d'aller dans les îles et les ports du continent américain y prendre cargaison, et alléger d'autant la taxe publique, tout en faisant le bénéfice du Commerce et de la richesse nationale.

Note 2: (retour) Le titre de roi de France, pris pour la première fois par Edouard III d'Angleterre, fut porté par ses successeurs jusqu'en 1801.

Muni de ces instructions royales, l'amiral Sir Hovenden Walker s'empressa de se rendre à Portsmouth, puis à Spithead, où l'attendaient des vents contraires, des calmes plats, des accidents de mâture, enfin toute cette série de contretemps qui s'abattent sur une escadre à voile, et retardent l'appareillage du jour au lendemain.

Une journée, c'étaient les officiers de la flotte qui n'avaient pas encore reçu l'ordre d'obéir à l'amiral, et ne voulaient écouter que Sir Edward Whitaker, plus ancien que lui. Le lendemain, c'était l'impossibilité d'obtenir un transport pour aller chercher l'infanterie de marine à Plymouth. Puis, les vaisseaux n'avaient pas les garnitures d'ancre nécessaires: le gros temps s'en mêlait, et la mer devenait trop forte pour embarquer les mortiers de siège. S'il ventait bonne brise, les navires n'étaient pas encore suffisamment approvisionnés. S'ils regorgeaient de vivres, au moment d'appareiller un grain fondait sur la frégate le Devonshire, et lui rasait tous ses mâts de hunes, pendant qu'une seconde frégate, le Swiftsure, perdait ses mâts de perroquet. Le grain passé, le calme prenait; et pendant que toutes ces contrariétés fondaient à tire d'aile sur la flotte, le secrétaire Saint-John—plus tard lord Bolingbroke—ne cessait de dépêcher courrier sur courrier à l'amiral pour lui dire que c'était le bon plaisir de Sa Majesté de le voir prendre la mer au plus tôt.

Enfin, à force d'écrire, de donner des ordres, et d'éreinter des courriers, tout devint prêt. Ce fut le 29 avril 1711 à quatre heures du matin que l'amiral Walker quitta son mouillage, par un vent frais est-sud-est, pour continuer cette série de contrariétés, d'hésitations et de malheurs qui devait se terminer le long des falaises de l'Ile-aux-Oeufs3.

Note 3: (retour) Les frégates avaient pour six mois d'approvisionnements: les transports pour trois mois.—Livre de loch de l'amiral.

Conformément à ses ordres, l'amiral mettait le cap sur Boston, où il était allé 25 ans auparavant, en 1686.

A bord, sur 12,000 hommes d'embarquement, tous—l'amiral et le général exceptés—ignoraient l'objet de l'expédition. A 153 lieues des îles Scilly, Walker avait fait mettre en panne et distribuer à chacun de ses capitaines un pli cacheté, contenant le nom du lieu où l'escadre devait se rallier. Pourtant ces précautions devenaient inutiles: le précieux secret avait été mal gardé.

Le 2 mai, Walker fut forcé par une saute de vent d'ancrer à Plymouth, pendant que ses transports se réfugiaient à Catwater. Un matelot français embarqué sur le Medway, un renégat qui prétendait avoir fait quatre voyages dans la rivière du Canada, entendit dire dans un des caboulots de la ville, qu'une flotte destinée à la conquête de la Nouvelle-France était de passage en ce moment, et se fit offrir à l'amiral anglais pour la piloter jusqu'à Québec. Walker épouvanté, se prit à dissimuler devant lui, assurant qu'il allait croiser dans la baie de Biscaye, et fit tout de même embarquer cet homme à bord de l'Humber, avec ordre de le bien traiter. Ce qui devait être du goût de ce nouveau Palinure car le colonel Vetch, donnant plus tard des notes sur le compte de ce transfuge, écrivait du détroit de Canso à l'amiral, que le pilote français lui faisait non-seulement l'effet d'un ignorant, d'un prétentieux, d'un cancre et d'un ivrogne, mais encore qu'il était sous l'impression qu'il tramait en sa tête rien qui vaille. Walker comptait beaucoup sur l'expérience de cet homme pour éviter les dangers de la navigation du Saint-Laurent, dangers que son imagination exagérait, au point de croire qu'une fois l'hiver venu, le fleuve ne formait, jusqu'au fond, qu'un bloc de glace. La lettre du colonel venait de détruire une de ses plus chères illusions.

D'ailleurs, les contrariétés continuaient à s'acharner sur le malheureux officier.

A peine en mer, Sir Hovenden s'aperçut d'une impardonnable distraction: le transport Mary avait été oublié à Catwater avec une partie du régiment du colonel Disney. Par une nuit d'orage, le mât de misaine du Monmouth fut emporté comme une paille. La marche de l'escadre se voyait continuellement retardée par les transports qui marchaient comme des sabots; par tous les temps, il fallait leur faire passer péniblement des câbles de remorque. Dans un cas pressé, était-il urgent de communiquer avec le général Hill embarqué sur le Devonshire? celui-ci souffrait trop du mal de mer pour s'occuper de choses sérieuses.

L'indiscipline se mit de la partie. Malgré la défense formelle de se séparer de la flotte et de courir sus aux voiles ennemies, un soir, près du banc de Terreneuve, le capitaine Buttler du Dunkirk et le capitaine Soanes de l'Edgar, deux officiers qui avaient pour consigne l'importante fonction de répéter les signaux de l'amiral aux vaisseaux de l'escadre, se couvrirent de toiles, et appuyèrent vivement la chasse à un petit navire marchand qui louvoyait sur l'horizon. Alors il fallait sévir. Un conseil de guerre se réunissait. Et de ces deux vieux officiers qui auraient pu être si utiles en montrant l'exemple, l'un, le capitaine de l'Edgar—parce qu'il fut constaté que le secrétaire de l'amiral avait oublié de lui communiquer la consigne—se voyait réprimander sévèrement et retrancher trois mois de solde; L'autre—celui du Dunkirk—était renvoyé du service.

Malgré ces déboires, le 25 juin, après cinquante-huit jours de mer, l'amiral Walker vint jeter l'ancre devant Boston, où l'attendaient des fêtes brillantes et de lamentables déceptions. En mettant pied à terre, Sir Hovenden sembla devenir le lion de la Nouvelle-Angleterre. L'ouverture des cours de l'université de Cambridge se faisait le 4 juillet, sous sa présidence. Le 5 et le 10 du même mois il assistait au défilé des troupes d'infanterie de marine, passées en revue sur Noodles Island, par le général Hill. Le 24 il se rendait à Roxbury faire l'inspection d'un régiment de miliciens destinés à l'expédition du Canada. Le 19 et le 23 c'était une série de bals et de dîners donnés à bord de l'Humber—en l'honneur des chefs indiens du Connecticut, ainsi que des Mohocks, reçus à bord du vaisseau-amiral au bruit du canon, des fanfares et des hourrahs de l'équipage. Ces derniers qui formaient partie des cinq nations furent l'objet d'une distinction spéciale. Sir Hovenden Walker voulut bien trinquer avec leurs sachems; et les chefs pour ne pas rester en arrière de courtoisie, portèrent un toast à Sa Majesté, en disant à l'amiral:

—Depuis longtemps nous nous attendions à contempler les merveilles que nous voyons maintenant. Nous sommes dans la joie en songeant que la Reine a pris un tel soin de nous; car, nous commencions à désespérer. Maintenant nous ferons tout en notre possible, et nous espérons que dorénavant les français seront vaincus en Amérique.

Ces raoûts et ces collations fines se succédèrent ainsi à la file, qui à bord de l'escadre, qui chez le gouverneur, qui chez les officiers supérieurs de la colonie, jusqu'au moment où il fallut parler d'affaires sérieuses.

Il s'agissait maintenant de trouver et d'embarquer en toute hâte quatre mois de provisions, pour 9385 soldats et matelots destinés à l'expédition navale contre la Nouvelle-France.

Un seul homme dans Boston pouvait fournir une aussi importante commande. C'était le capitaine Belcher, négociant riche et rusé, qui en peu de temps avait su se rendre maître du marché de la Nouvelle-Angleterre, et le contrôlait à sa guise. Tout en prêtant l'oreille aux propositions de l'amiral, et en gagnant du temps par des promesses, Belcher réussit à accaparer le sel disponible, et prit à sa solde tous les boulangers de la ville: si bien que, le jour venu pour exécuter son contrat, il se trouva eu mesure de faire ses conditions lui-même et d'exiger de l'argent comptant. Les bouchers se mirent de la partie; ils ne voulaient livrer leur viande que contre-espèces sonnantes.

Pendant ces pourparlers, un temps précieux se perdait. La frégate le Chester venait de briser son étambot: il fallut le réparer. Plus de seize pieds de la fausse quille du Humber ayant été emportés, on ne put songer à l'abattre en carène, et deux plongeurs furent chargés de l'examiner et de faire rapport. La frégate Sapphire était expédiée à Annapolis avec deux compagnies de miliciens. Sur la demande du gouverneur de la Nouvelle-Angleterre, ces troupes étaient destinées à relever l'infanterie de marine; mais sir Charles Hobby, gouverneur de cette dernière ville, gardait le tout, en homme prudent, et malgré des ordres formels, ne laissait pas échapper cette belle occasion de renforcer sa garnison. Soldats et matelots désertaient par escouade; et cet amour de la vie au grand air devenait tellement épidémique, qu'un soir, à bord du transport la Reine Anne, six soldats, parmi lesquels le maître canonnier et le maître d'équipage, commandés par le deuxième lieutenant, mettaient une chaloupe à la mer et s'enfuyaient à force de rames. L'assemblée du Massachusetts effrayée des proportions que prenait ce sauve-qui-peut général, avait—il est vrai—promulgué une loi sévère contre les déserteurs, mais le gouverneur Dudley semblait à tout instant vouloir entraver les projets de Walker.

L'amiral essaya alors de la diplomatie. Un jour, le 9 juillet, il transmet à la flotte le signal de déployer les voiles du petit hunier, pour faire croire aux autorités qu'il commençait l'appareillage, et aiguillonner ainsi le patriotisme des Bostonnais. Cette manoeuvre les laissa aussi froids que le reste, et à bout de patience, Walker finit par écrire vertement au gouverneur Dudley, et par lui dire que le peuple de la Nouvelle-Angleterre vivait comme au temps où il n'y avait pas de roi en Israël: chacun se conduisant à sa guise, et faisant du patriotisme et de la grandeur nationale une question secondaire à ses intérêts.

A partir de ce moment les rapports entre ces deux personnages devinrent de plus en plus aigres.

—"Je suis d'avis, et tous les officiers de la marine et du corps de débarquement partagent mon opinion, écrivait de nouveau l'amiral au gouverneur, que votre gouvernement au lieu d'aider et de hâter le départ de la flotte, l'a entravé autant que possible. Comment pourrez-vous vous défendre contre un aussi grand nombre de témoins et contre des faits aussi évidents? Lorsque le parlement anglais fera une enquête sur votre conduite, et qu'il lui sera démontré le peu d'aide que vous ayez donné à la partie navale de cette expédition, il y aura alors un tel cri d'indignation, que la Nouvelle-Angleterre sera forcée de se repentir de son inaction. Quand avec la protection de Dieu je suis arrivé ici, j'espérais que les instructions royales seraient suivies à la lettre; que les transports et les pataches de cette colonie auraient été armés et approvisionnés de suite; que mes cadres auraient été complétés, et que chacun ferait preuve de patriotisme en me permettant de reprendre la mer au plus tôt. Le contraire est arrivé. Rien n'est prêt; mes hommes m'abandonnent, et avec mes seuls déserteurs j'aurais pu équiper vos transports. Jamais toute l'astuce du gouvernement de la Nouvelle-Angleterre fera croire à la Reine et à son conseil, que la colonie n'a pu me donner 400 matelots. Mon séjour sera court ici; avec la bénédiction de Dieu, j'espère mettre à la voile demain ou lundi au plus tard, et tout ce qui peut m'arriver de malheur, je le mets sur le compte du gouvernement de la Nouvelle-Angleterre—liberavi animam meam."

Enfin, la prise du Neptune, convoyé, à cent lieues et plus du cap au Finistère, par une flotte sous le commandement de Duguay-Trouin, vint ajouter aux transes de l'amiral; et en date du 27 juillet il transmettait au gouverneur une liste des vaisseaux ennemis, tout en lui écrivant4:

«—Je vous donne avis que, dans le cas où je quitterais cette rade en d'aussi mauvaises conditions, et que j'irais me heurter, à monsieur Duguay, comme cela est probable, s'il se propose de venir ici, je mets sur le compte de la colonie tous les accidents qui pourront m'arriver par le manque de matelots.»

Note 4: (retour) Ces vaisseaux étaient le Lys de 78 canons, le Magnanime de 76, de l'Apollon de 72, le Brillant de 74, le Glorieux de 68, le Fidèle de 70, l'Aigle de 74, le Protée de 68, et le Jason de 48 canons.

Néanmoins, à force de correspondre, de rager et de se faire du mauvais sang, l'amiral Walker était à la veille de voir sa flotte en mesure de se mettre en campagne, lorsqu'une dernière humiliation fondit sur lui. Les pilotes recrutés à grands frais dans toutes les criques et baies de la Nouvelle-Angleterre se faisaient tirer l'oreille, et prétendaient ne plus connaître le golfe et le fleuve Saint-Laurent. Bref, ils se cachaient ou refusaient d'embarquer, et il fallut un warrant royal pour les consigner à bord.

Ce fut dans ces tristes circonstances, et après avoir épuisé toutes ses ressources à se chicaner comme un clerc d'huissier, que l'amiral sir Hovenden Walker appareilla le 30 juillet 1711. Une flotte splendide le suivait: et derrière lui soixante et dix-sept navires de haut-bord sortirent des passes de Nantasket, et prirent orgueilleusement la haute mer5.

Note 5: (retour) Voici une liste exacte de cette flotte. Vaisseau amiral, l'Edgar 70 canons: le Windsor 60 canons, le Montague 69 canons, le Swiftsure 70 canons, le Sunderland 60 canons, le Monmouth 70 canons, le Dunkirk 60 canons, le Humber 80 canons, le Devonshire 80 canons. Transports: Recovery Delight, Eagle, Fortune, Reward, Success Pink, Willing Mind, Rose, Life, Happy Union, Queen Anne, Resolution, Marlborough, Samuel, Pheasant, Three Martins, Smyrna Marchant, Globe, Samuel, Colchester, Nathanael et Elizabeth, Samuel et Anne, George, Isabella Anne Catherine, Blenheim, Chatham, Blessing, Rebecca, Two Sheriffs, Sarah, Rebecca Anne Blessing, Prince Eugène, Dolphin, Mary, Herbin Galley, Friend's increase, Marlborough, Anna, Jérémie et Thomas, les Barbades, Anchor and Hope, Adventure, Content, Jean et Marie, Speedwell, Dolphin, Elisabeth, Marie, Samuel, le Basibé, la Grenade, Goodwill, Anna, Jean et Sarah, Marguerite, Dispatch, Four friends, Francis, Jean et Hannah, Henriette, Blessing, l'Antilope, Hannah et Elizabeth, Friend's adventure, Rebecca, Marthe et Annah, Jeanne, l'Unité, et le Newcastle, L'Entreprise de 40 canons, le Saphire de 40, le Kingston de 60, le Léopard de 54, et le Chester de 54 canons, ainsi qu'une prise, le Triton, rejoignirent l'amiral dans le golfe. Quant au Leostoff et au Feversham, frégates de 36 canons qui faisaient partie de l'escadre, personne n'en entendit plus parler.

A bord tout était dans la joie. Le temps était clair; il ventait frais et bon comme disent les marins, et Dieu daignait enfin sourire à cet amiral anglais qui, malgré la paix existante alors entre la reine Anne et le roi très-chrétien, s'en allait, pour satisfaire un royal caprice, porter la torche et l'épée dans le pays de nos pères. Dans ces temps hélas! le paradoxe était une arme subtile entre les mains du pouvoir. Anne n'était pas femme à rester en arrière, et dans un jour de spleen, elle s'était mise en tête que les Français établis au Canada et obéissant aux prétendus titres de Sa Majesté le roi de France, étaient tout autant ses sujets que s'ils fussent nés dans la Grande-Bretagne ou en Irlande. Ces beaux sentiments trouvèrent un écho fidèle chez l'amiral Walker; et il s'était occupé à les consigner dans une ronflante proclamation, bien longtemps avant que sa flotte, âpre à son oeuvre de destruction, se fût mise à courir toutes voiles dehors, la poulaine tournée vers Québec.

A la hauteur du Cap-Breton, l'Edgar sur lequel était hissé le pavillon amiral, fut rejoint par le Chester qui mit à son bord le capitaine Paradis. Ce dernier commandait le Neptune de la Rochelle, petit navire de 120 tonneaux, armé de 10 canons, portant 70 hommes, dont 80 destinés à la garnison de Québec. Il avait été amariné quelques jours auparavant par le capitaine Matthews. Vieux loup de mer qui avait fait deux naufrages dans le golfe, et en était rendu à son quarantième voyage au Canada, le capitaine Paradis connaissait son Saint-Laurent par coeur; et décidément, le ciel semblait se ranger du côté de l'amiral, en jetant sur sa route pareil pilote. Une récompense de cinq cents pistoles—soit deux cent cinquante louis—dont cent pistoles d'arrhes, fut promise au capitaine Paradis s'il voulait se faire le lamaneur de la flotte: une fois rendu à Québec, le prix du Neptune lui serait payé en entier, et sa vieillesse mise à l'abri du besoin.

Pour être juste envers le prisonnier de Walker, les mémoires et les documents du temps ne mentionnent pas s'il accepta ou refusa. La seule chose qui soit parvenue jusqu'à nous, c'est que Paradis, au dire même de l'amiral, ne se gêna nullement pour lui faire un sombre tableau des misères et des intempéries qui attendaient la flotte anglaise dans les eaux de la Nouvelle-France. Ces avis concordaient avec ce que le premier lieutenant du Neptune, expédié à Boston à bord de la prise du Chester, avait déjà assuré à l'amiral:

—Si vous vous aventurez dans le Saint-Laurent avec pareille flotte, lui disait-il, vous y perdrez tous vos vaisseaux.

Sur le moment, Walker crut que ces paroles n'étaient qu'une ruse de la part d'un Français qui voulait sauver son pays de l'invasion. Bientôt, l'idée d'être obligé d'endurer peut-être les rigueurs d'un hiver canadien se prit à hanter continuellement le cerveau de l'amiral, et plus tard, ce cauchemar lui faisait écrire une de ses meilleures pages. Mais en ce moment, tout entier à ce que lui disait Paradis, et se rappelant en même temps la conversation du lieutenant du Neptune, Walker devint soucieux; et la brise venant à tourner grand frais, il prit la résolution de se mettre à l'abri dans le havre de Gaspé. Un navire français de la Biscaye était là, en train de charger du poisson pour l'Europe. On s'en empara, et comme le lendemain il fallait faire d'inutiles efforts pour le touer au large, l'ordre fut donné de le saborder, de mettre le feu aux habitations du bassin, de détruire les provisions qu'on y trouverait, et de faire prisonniers tous ceux qu'on rencontrerait, pendant que le Sapphire et le Léopard iraient brûler Bonaventure, qui ne fut sauvé que par un calme plat.

Amère dérision des choses humaines! Qui aurait dit en ce moment au chevalier Sir Hovenden Walker, contre-amiral de l'escadre blanche, que ce méchant lougre coulé à fond, et cette dizaine de baraques réduites en cendres seraient les seuls souvenirs que sa formidable armada laisserait aux flots oublieux du Saint-Laurent, l'aurait-il crû?

Un vent frais poussa bientôt l'escadre hors du bassin de Gaspé. En le débouquant la brise fléchit, le calme se fit; et, une pluie fine se prit à tomber pendant qu'au large le brouillard se faisait. Bientôt il enveloppa la flotte, ne laissant voir que de fois à autres les voiles d'une frégate ou d'un transport, qui tâchaient de garder autant que possible leur ligne de bataille pour éviter le boulet que chaque commandant de division avait ordre de leur envoyer, dans le cas où ils s'en sépareraient. Ceci dura toute la journée du 22 août, mais le soir le vent se prit à souffler en foudre, le brouillard devint de plus en plus intense, la sonde ne mordit pas, et comme depuis le mardi les vigies n'avaient pas signalé la terre, ou calcula par estime qu'on serrait de près le Nord.

L'officier de loch venait de faire une erreur de quinze lieues!

Paradis consulté, fut alors d'avis de mettre en panne avec les amures à bâbord, tout en ayant soin de se tenir la tête au sud au moyen du perroquet d'artimon et du grand hunier.

Deux heures et demie se passèrent à faire cette manoeuvre, et l'amiral venait de se mettre au lit, quand tout à coup, le capitaine de l'Edgar crut entrevoir là terre. D'après de nouveaux calculs, il en était arrivé à la conclusion que c'était la côte sud, et courant avertir son supérieur, il reçut l'ordre de faire des signaux à la flotte pour qu'elle virât immédiatement vent arrière, et recommençât la même manoeuvre avec les amures à tribord.

Un jeune officier du régiment du général Seymour, le capitaine Goddard, se trouvait alors sur le gaillard d'arrière. Il aperçut la mer déferler et se briser sous le vent, au moment où l'Edgar faisait son abatée; et tout effrayé, il se précipita dans les appartements de l'amiral, en lui criant:

—Sir Hovenden! nous sommes entourés de récifs!

L'amiral se prit à plaisanter M. Goddard sur sa frayeur; lui assura que le capitaine de sa frégate, M. Paddon, était encore plus compétent pour les choses de la mer qu'un officier d'infanterie, et lui souhaita le bonsoir.

Le fantassin ne se tint pas pour battu. Pendant cette conversation avec son supérieur les brisants avaient grandi: un tumulte terrible se faisait sur le pont, et oublieux de l'étiquette pour ne plus songer qu'au salut de tous, le capitaine Goddard rentrant de nouveau dans le carré de Sir Hovenden, le supplia au nom de Dieu, de monter sur son banc de quart.

L'amiral s'y rendit gaiement—in gown and slippers—en robe de chambre et en pantoufles.

L'Edgar était à la veille de talonner. Tout le monde avait perdu la tête; personne ne savait où était allé Paradis. La frégate faisant chapelle s'était laissée coiffer, et avait rejeté les brisants sous sa hanche, pendant que pour comble de malheur, le capitaine Paddon hors de lui, faisait dégager une ancre qui dérapa de suite, et qu'il fallut couper immédiatement.

La lune sortit alors du brouillard, et montrant distinctement la côte Nord, permit à l'amiral de rassurer un peu ses hommes. Sur ces entrefaites, Paradis que l'on avait éveillé fit transmettre l'ordre de hisser toutes les voiles. Il fallait sortir de là couvert de toiles, ou chavirer.

L'Edgar, sous la main ferme du capitaine canadien-français se pencha sur les brisants, fit une seconde abatée, plongea fermement ses écubiers sous la lame, et sortit.

Pendant cette nuit là, séparé de son escadre, l'amiral courut dans le sud; puis, au matin, en reprenant sa bordée, il fit la rencontre du Swiftsure, qui lui apprit une partie de l'immense désastre que nous ne connaissons plus que sous le nom du "naufrage de l'Anglais."

A ce rapport vint bientôt se joindre celui du capitaine Alexander, du Chatam. Il était navrant.

Huit gros transports de 2,316 tonneaux et trois quarts,—ancienne jauge,—l'Isabella Anne-Catherine, le Samuel et Anne, le Nathaniel et Elisabeth, le Marlborough, le Chatam, le Colchester, le Content et le Marchand de Smyrne étaient venus s'éventrer sur l'Ile-aux-Oeufs, pendant cette nuit terrible. Les capitaines Richard Bayley, Thomas Walkhup et Henry Vernon s'étaient noyés. Jusqu'à présent 884 cadavres jonchaient les criques de l'Ile-aux-Oeufs et les sables de la côte du Labrador. Trois frégates le Windsor, l'Aigle et le Montagne n'avaient évité une perte totale, qu'en se réfugiant, sans le savoir, dans la passe où le Napoléon III est ancré en ce moment. Par ce désastre, les régiments des colonels Windress, Kaine et Clayton, ainsi que celui du général Seymour, entièrement composés de vétérans de l'armée de Marlborough, se trouvaient presqu'anéantis: et l'on reconnut sur la grève deux compagnies entières des gardes de la reine, qu'on distingua à leurs casaques rouges6.

Note 6: (retour)

Vide Charlevoix, Histoire de la Nouvelle-France, Livre XV, page 357.

D'après les numéros des lundis 10 et 23 juillet 1711 du Boston News-Letter, published by authority, les régiments embarqués sur les transports de l'amiral Walker, étaient ceux des colonels Kirke, Seymour, Disney, Windresse, Clayton, Kaine, ainsi que celui du général Hill. Outre ces troupes, il y avait 600 hommes d'infanterie de marine commandés par le colonel Churchill, et un train d'artillerie de quarante chevaux sous les ordres du colonel King. Les troupes de milice consistaient en deux régiments levés dans la baie du Massahusetts, dans le New-Hampshire et dans la plantation du Rhode-Island, le premier commandé par le colonel Walton, le second par le colonel l'honorable M. Vetch.

Quel était le chiffre exact des pertes de l'amiral Walker? Nul ne le saura positivement, mais ce que l'historien peut rappeler, sans faire erreur, c'est que dès son arrivée à Boston, Sir Hovenden demandait au gouverneur Dudley quatre mois de rations pour les 9,885 hommes qu'il amenait d'Angleterre; puis que lors du conseil de guerre tenu sur l'opportunité d'attaquer Plaisance, après le naufrage de l'Ile-aux-Oeufs, il déclara ne plus avoir que 3,802 hommes à bord de ses frégates et 3,841 sur ses transports, soit un total de 7,643 matelots et soldats.

Or, d'après le rapport officiel de l'amiral Walker, 220 hommes embarquèrent à bord de l'Isabella Anne Catherine; 102 étaient sur le Chatam; 150 sur le Marlborough; 246 sur le Marchand de Smyrne; 354 sur le Colchester; 188 sur le Nathaniel et Elizabeth; et 150 sur le Samuel et Anne: soit un total de 1,410. Tous ses vaisseaux, plus le Content qui n'est pas mentionné dans cette pièce justificative, périrent sur l'Ile-aux-Oeufs. Et en faisant la part de la maladie et des désertions, nous pouvons donc sans exagérer mettre à 1,100 le nombre des noyés et des manquants à l'appel, le lendemain de la triste nuit du 22 août.7

Note 7: (retour)

Il ne faut pas oublier, que dans l'introduction de son journal, page 25, Walker avoue avoir perdu, en s'en revenant, la frégate le Feversham de 36 canons, commandée par le capitaine Paston, ayant à son bord 196 hommes d'équipage, et trois nouveaux transports dont les morts n'entrent pas dans le dénombrement.

Au moment de livrer cette page à l'impression un curieux bouquin me tombe sous la main. Il est intitulé: The chronological historian, containing a regular account of all transactions relating to British affairs, by Mr. Johnson, London, MDCCXLIII.

On lit ce qui suit aux pages 313, 314:

22 August 1711.—Eight of the transports of Sir Hovenden Walker's fleet with eight hundred officers and soldiers were cast away in the river Canada, where upon the rest of the fleet returned to New-England.

9 October 1711.—Sir Hovenden Walker and Brigadier Hill with the fleet of men of war and transports returned to Portsmouth from their Expedition of Canada, and on the 15 instant the admiral's ship the Edgar was accidentally blown up with 400 seamen and several other people on board, all the officers being ashore.

Ce soir-là, la tempête s'était rappelé qu'elle avait jadis dompté l'orgueil d'un autre amiral anglais, Sir William Phipps, en lui arrachant plus de mille hommes, et en lui brisant 38 vaisseaux. Vingt minutes lui avaient suffi pour faire cette nouvelle oeuvre de destruction, et sauver la Nouvelle-France de l'étreinte de l'Anglais.

Atterré par son incroyable désastre, l'amiral Walker enjoignit au capitaine Cook du Léopard de croiser autour de l'île et de sauver ceux qu'il pourrait, pendant que lui-même courrait des bordées toute la nuit. Le lendemain, il dépêcha le Monmouth, avec ordre de chercher un mouillage sûr dans les environs, pour la flotte; mais l'officier de ce navire ayant fait un rapport négatif, et les pilotes se reconnaissant incapables de conduire l'escadre dans la baie des Sept-Iles, l'amiral donna l'ordre de répartir les survivants sur le reste de ses vaisseaux, et réunit son conseil de guerre.

On était alors à six lieues ouest-sud-ouest de la pointe des Monts Pelées.

Tous les capitaines et pilotes furent sommés de se rendre auprès du pavillon amiral, hissé temporairement à bord du Windsor. Les minutes de cette séance disent que Sir Hovenden Walker présida, et que les officiers présents furent, le capitaine Joseph Soans du Swiftsure, le capitaine John Mitchel du Monmouth, le capitaine Robert Arris du Windsor, le capitaine George Walton du Montague, le capitaine Henry Gore du Dunkirk, le capitaine George Paddon de l'Edgar, le capitaine John Cockburn du Sunderland, et le capitaine Augustin Rouse du Sapphire. La discussion débuta sur un ton d'aigreur. Quelques officiers allèrent jusqu'à reprocher à Sir Hovenden Walker de ne pas les avoir consultés, avant le départ de Boston. L'amiral fut hautain. Le capitaine Bonner pilote de l'Edgar, et M. Miller pilote du Swiftsure, insistèrent sur le danger qu'offrait le passage de l'île aux Coudres, près de Québec. Leurs camarades vinrent à la suite les uns des autres avouer leur incompétence, et il fut résolu à l'unanimité d'abandonner toute tentative sur Québec, et de s'en aller à la rivière Espagnole, au cap Breton, pendant que le Léopard, en compagnie d'un brick le Four Friends et d'un sloop le Blessing, continueraient à croiser le long du lieu du sinistre.

Au Cap Breton, les tâtonnements et les pertes de temps recommencèrent. Walker n'osait plus retourner en Angleterre sans tenter un coup de main sur Plaisance. D'ailleurs ses instructions étaient positives là-dessus. Beaucoup d'officiers furent de l'avis de l'amiral; mais le général Hill fit à ce projet une forte opposition. On eut recours encore une fois à un conseil de guerre, et il fut résolu à l'unanimité, vu que l'on n'avait plus que pour onze semaines de vivres—les hommes étant mis à la demi-ration—de faire voile vers les côtes anglaises. Mais avant de partir, l'amiral crut prudent de prendre possession de cette terre au nom de la reine Anne, en remplaçant les armes de France par une inscription latine taillée en forme de croix.

Tout était maintenant au complet, puisque cette croix qui se dressait sur le Cap Breton, faisait face à l'entrée de ce golfe et de ce fleuve Saint-Laurent, devenus le tombeau des Anglais, et remplaçait celle que Sir Hovenden Walker avait oublié de laisser sur la côte déserte du Labrador.

Ainsi se termina cette terrible expédition armée à grands frais, et sur laquelle la reine Anne et ses ministres reposèrent tant d'espérances. La désertion des équipages, l'indiscipline des officiers, l'incompétence des pilotes, l'incroyable jettatura de l'amiral, et surtout le manque de patriotisme des Bostonnais, toujours prêts à importuner le roi pour lui faire tenter un coup de main sur Québec, mais incapables de faire le moindre sacrifice pécuniaire pour aider Sa Majesté à mener à bonne fin pareille entreprise—furent les causes premières des désastres de cette campagne qui, loin de perdre la Nouvelle-France, comme on l'espérait, ne fut qu'une source de profits pour elle.

"—On crut envoyer à l'Ile-aux-Oeufs ramener leurs dépouilles, dit la soeur Jeanne-Françoise Juchereau de Saint-Ignace, dans son Histoire de l'Hôtel-Dieu de Québec. Monsieur Duplessis, receveur des droits de monsieur l'amiral, et monsieur de Montseignat, agent de la ferme, frétèrent une barque et gagèrent quarante hommes, à qui ils donnèrent un aumônier et des provisions de vivres pour aller passer l'hiver dans cet endroit, afin qu'au printemps ils tirassent tout ce qu'ils pourraient. Ils partirent en 1711 et revinrent en 1712, au mois de juin, avec cinq bâtiments chargés. Ils trouvèrent un spectacle dont le récit fait horreur: plus de 2,000 cadavres nus sur la grève qui avaient presque tous des postures de désespérés: les uns grinçaient des dents, les autres s'arrachaient les cheveux, quelques-uns étaient à demi-enterrés dans le sable, d'autres s'embrassaient. Il y avait jusqu'à sept femmes qui se tenaient par la main et qui apparemment avaient péri ensemble. Un sera étonné qu'il se soit trouvé des femmes dans ce naufrage. Les Anglais se tenaient si assurés de prendre ce pays qu'ils en avaient déjà distribué les gouvernements et les emplois: ceux qui devaient les remplir emmenaient leurs femmes et leurs enfants afin de s'établir en arrivant. Les Français prisonniers qui étaient dans la flotte, y en virent quantité qui suivaient leurs pères ou leurs maris, et grand nombre de familles entières qui venaient pour prendre habitation."

"La vue de tant de morts était affreuse, et l'odeur qui en sortait était insupportable; quoique la marée en emportât tous les jours quelques-uns, il en restait assez pour infecter l'air. On en vit qui s'étaient mis dans le creux des arbres; d'autres s'étaient fourrés dans les herbes. On vit les pistes d'hommes pendant deux ou trois lieues, ce qui fit croire que quelques-uns avaient été rejoindre plus bas leurs navires. Il devait y avoir de vieux officiers; car on trouva des commissions signées du Roy d'Angleterre, Jacques II, réfugié en France dès 1689. Il y avait aussi des catholiques, car parmi les hardes il se trouva des images de la Sainte-Vierge."

"On rapporta des ancres d'une grosseur surprenante, des canons, des boulets, des chaînes de fer, des habits fort étoffés, des couvertures, des selles de chevaux magnifiques, des épées d'argent, des tentes bien doublées, des fusils en abondance, de la vaisselle, des ferrures de toutes sortes, des cloches, des agrès de vaisseaux et une infinité d'autres choses."

On en vendit pour 5000 livres.

Tout le monde courait à cet encan: chacun voulait avoir quelque chose des Anglais.

On y laissa beaucoup plus qu'on en put enlever; cela était si avant dans l'eau qu'il fut impossible de tirer tout ce qu'on vit.

On en rapporta deux ans après pour 12,000 livres, sans compter tout ce qu'on avait été d'ailleurs; c'en fut assez, ajoute naïvement la soeur Saint-Ignace, pour nous faire espérer que nos ennemis ne nous attaqueraient plus et pour affermir notre confiance en Dieu."

A Québec, l'effet de ce désastre fut immense. La nouvelle y était parvenue dès le 19 octobre 1711. C'était M. de la Valtrie qui, de retour du Labrador, l'avait annoncée le premier; et nos pères voyant que la colonie venait d'être sauvée d'une perte certaine, ne purent contenir leur joie. Le vocable de la petite église de la basse-ville de Québec, Notre-Dame de la Victoire, fut changé par la ville reconnaissante, en celui de Notre-Dame des Victoires.

"On ne parlait plus que de la merveille opérée en notre faveur, dit une chronique du temps; les poètes épuisèrent leur verve pour rimer de toutes les façons sur ce naufrage. Les uns étaient historiques et faisaient agréablement le détail de la campagne des Anglais; les antres satiriques et raillaient sur la manière dont ils s'étaient perdus. Le Parnasse devint accessible à tout le monde: les dames mêmes prirent la liberté d'y monter, quelques-unes d'entre elles commencèrent et mirent les messieurs en train, et non seulement les séculiers, mais les prêtres et les religieux faisaient tous les jours des pièces nouvelles."

En Angleterre, le retour de l'expédition de l'amiral Walker sema la honte à la cour et le deuil dans les familles. La main de Dieu ne cessa pas de s'appesantir sur le malheureux Sir Hovenden. A peine arrivé à Londres pour se rapporter à l'Amirauté, une estafette l'y rejoignit et lui annonça la plus terrible des nouvelles. L'Edgar, belle frégate de 70 canons, montée par 470 marins d'équipe, et qui avait navigué sous pavillon-amiral pendant une partie de la campagne, venait de faire explosion en rade de Portsmouth! Pas un homme, pas un officier, pas un document, n'avait été sauvé; et il ne restait pas même une épave pour être déposée plus tard au Musée Britannique, et y indiquer qu'une frégate du nom de l'Edgar avait existé jadis dans la marine royale.8

Qu'ajouter à cette série de malheurs?

Note 8: (retour)

Parmi ces documents se trouvait l'original du journal tenu par Sir William Phipps lors de son expédition de Québec.

—The French minister came to me this evening, brought with him Sir William Phipp's original journal of his Québec expedition, and gave it me. This was blown up amongst several other material papers and draughts in the Edgar—Walker's Journal p. 87.

Pendant quelques années, Sir Hovenden Walker honni et ridiculisé par tous, lorsque son collègue,—le général Hill,—se voyait honoré d'un commandement, reçut dans sa retraite à Somersham, près de Saint Ives Huntington. Ses vieux camarades de l'Amirauté, qui avaient servi avec lui ou sous lui, oublieux de sa captivité en France et de ses vingt-huit années de commandement, pour ne plus se souvenir que du naufrage de l'Ile-aux-Oeufs, refusèrent pendant deux ans de régler ses comptes, sous prétexte que les pièces justificatives s'étaient perdues sur l'Edgar: puis, l'année suivante, sans aucun avis préalable, ils le retranchèrent de la liste des amiraux, et lui ôtèrent sa demi-solde. Enfin, un jour que l'amiral était de passage à Londres, un journal, le Saint James Post, ayant annoncé qu'il avait été arrêté à sa résidence de Newington Stoak par ordre de la Reine, Walker, qui aurait pu voir ses services acceptés par la république de Venise ou par le czar de Moscou, mais qui était trop loyal pour se mettre dans la position de pouvoir porter un jour les armes contre l'Angleterre, se décida le coeur navré, à quitter son implacable patrie pour se rendre dans la Caroline du Sud, y cultiver une plantation.

Là encore, les sarcasmes et la haine de ses compatriotes poursuivirent le proscrit anglais.

A sa grande surprise, après son désastre, l'amiral Walker avait été assailli à Boston, par une avalanche de brochures plus violentes les unes que les autres. J'ai dit à sa grande surprise, car Sir Hovenden qui rêvait d'éclipser la gloire de Drake et de Cavendish en s'emparant de Québec, pensait sérieusement être récompensé pour avoir ramené les restes de l'expédition. Dans ces brochures, le gouverneur Dudley, le colonel Nicholson, tous les New-Englanders s'en donnèrent à coeur joie sur le compte du malheureux amiral, et bientôt ces dénonciations parvinrent jusqu'en Caroline, où elles attisèrent tellement les passions populaires contre lui, que Sir Hovenden Walker fut obligé d'aller chercher un refuge aux Barbades.

Néanmoins, petit à petit ces haines et ces rancunes de l'orgueil anglais blessé, se turent. Le calme se refit dans cette existence brisée. Dès 1720, Sir Hovenden Walker put faire imprimer une justification et un rapport complet sur sa triste expédition, et ce journal fut accueilli avec assez de faveur, si l'on en juge par la rareté de ce bouquin, devenu presqu'introuvable aujourd'hui. Bientôt, l'oubli se fit autour du vieil amiral; et, revenu dans la Caroline, il finit par s'éteindre tranquillement dans sa plantation, en l'année 1725, au milieu des muses qu'il cultivait avec un certain succès, et entouré des éditions de son poète favori, Horace, qui lui avait fourni l'épigraphe de sa défense:

Sois fort dans la détresse et si ta bonne étoile

Fait naître enfin pour toi des vents moins désastreux;

A ces protecteurs dangereux

Ne livre qu'à demi ta voile.

—Il y a du vrai dans tout cela, et depuis que je suis ici, je me suis toujours douté de quelque chose de semblable, dit une voix étrangère, en s'adressant à Agénor Gravel. Des goélettes prises par le calme, dans la passe du Nord, y ont déjà repêché des canons. Dame! ils n'étaient pas neufs la rouille les rongeait; les huîtres et les coquilles s'étaient attachées au fer et au cuivre, et ils n'étaient plus de grande utilité, si ce n'est pour servir de lest. A l'autre bout de l'île, à la pointe des Anglais, la cabane du père Ruel est pleine de bayonnettes, de haches, de boulets et autres vieilles ferrailles, qu'il s'amuse à ramasser lorsqu'il ne pêche pas. Et, puisque vous êtes si curieux de ces choses, venez, avec moi jusqu'au phare: je vous donnerai un bout de baguette de fusil qui vient de l'Anglais, et que l'autre jour en seinant, nous avons ramené au plein.

Cette voix sympathique était celle de M. Paul Côté, l'excellent gardien du phare de l'Ile-aux-Oeufs.

Agénor ne se fit pas prier pour accepter ce morceau de cuivre tout rongé par le temps et par la mer. Il l'examina longuement: puis, après l'avoir retourné en tous sens, il le glissa flegmatiquement dans la fameuse sacoche, en nous disant sous forme de péroraison:

—Les bibelots du père Ruel, et ce bout de baguette de fusil, voilà peut-être tout ce qui reste maintenant pour raconter au passant la fin terrible de l'expédition de Sir Hovenden Walker. Si d'un côté l'histoire fut indulgente pour le marin anglais, et si quelques-uns de ses compatriotes, Smith entre autres, allèrent jusqu'à passer sous silence cette catastrophe, la légende s'empara de la navrante ballade, et c'est ainsi que la soeur Juchereau de Saint-Ignace écrivit plus tard que Sir Hovenden "craignant d'être mal reçu de la Reine fit sauter en l'air son navire quand il fut sur la Tamise". Il est vrai que Charlevoix assurait à son tour "qu'il se brisa sur l'Ile-aux-Oeufs avec sept de ses plus gros transports."

Puis après une pause:

—La première de ces assertions était sans doute suffisante pour donner libre cours à l'imagination de mon voisin de gauche, reprit Gravel en me regardant malicieusement, car, si je ne me trompe pas, tu as jadis écrit dans tes "Contes à la Veillée" l'histoire de cet amiral du brouillard qui demandait à ses persécuteurs:

—Pouviez-vous vous attendre à ce que j'ordonnasse au vent et à la tempête de s'arrêter? Serait-il devenu possible que, par les subtilités de la magie, j'eusse eu le pouvoir de créer l'ouragan et de tisser des brouillards dans le seul but de noyer tant de malheureux et de chercher le danger, sans aucun autre profit ou avantage pour moi, que le plaisir toujours stérile de faire le mal pour le mal?




III.

AU MILIEU DU GOLFE.

Situé à soixante-et-dix pieds an-dessus du niveau de la haute marée et à six cents pieds au bout sud du rocher, le phare de l'Ile-aux-Oeufs est une construction octogone de trente-cinq pieds de haut. Cette tourelle surplombe la maison du gardien Paul Côté, et déjà sur le pas de la porte on voyait les figures souriantes de ses deux filles, qui s'empressaient pour mieux nous recevoir pendant que, par la fenêtre entr'ouverte un bel enfant, à l'oeil intelligent, mais aux joues pâlies par la fièvre et par la douleur, nous regardait venir d'un air tout étonné. Quinze jours auparavant, en voulant tirer sur une outarde, il s'était déchargé un fusil dans le bras gauche, et sa blessure soignée tant bien que mal par des gens qui n'avaient pas la moindre notion de chirurgie, présentait déjà les symptômes de la gangrène.

Pourtant, notre présence sur l'île avait ramené un peu de gaieté et partout dans cette maison régnait le plaisir de l'hospitalité. A l'intérieur du phare, tout n'était que joie, bruit et questions. La vaisselle, les nappes, les friandises des jours de fête sortaient des coffres et des armoires. Pendant que madame Côté trottinait et donnait des ordres pour nous faire servir une collation froide, Agenor et sa bruyante compagnie s'étaient emparés de l'harmonium placé dans le petit salon qui fait face à la mer, et entonnaient l'In exitu Israël de leur plus belle voix de mélomanes. Quant au maître de céans il ne flânait guère, non plus; et sous son oeil vigilant, pots, verres bols et carafons s'alignaient ainsi, sans vergogne sur table et commodes, défiant à qui mieux mieux la proverbiale sobriété de notre capitaine.

Ce fut alors qu'un de nos officiers mis en belle humeur par toutes ces bonnes choses, se prit à nous raconter sur la famille Côté un trait d'héroïsme qui mérite d'être connu.

Chaque année, du premier avril au vingt décembre, le phare de l'Ile-aux-Oeufs doit être allumé. Du côté de la mer il offre une lumière blanche, tournante, visible à quinze milles, et qui donne un éclat chaque minute et demie. Tous les marins savent si la rotation d'un phare à feu changeant doit se faire avec une précision mathématique. Autrement, il peut y avoir erreur. Une lumière est prise pour une autre, et un sinistre devient alors la fatale conséquence du moindre retard apporté dans le fonctionnement de la machine. Or, une nuit vers la fin de l'automne de 1872, le pivot de la roue de communication de mouvement qui s'abaisse, de manière à ce que les roues d'angle engrènent convenablement, se cassa. La saison était trop avancée pour faire parvenir la nouvelle à Québec et demander du secours au ministère de la marine. Force fut donc de remplacer la mécanique par l'énergie humaine, et le gardien, aidé par sa famille, se dévoua. Pendant cinq semaines, cet automne-là, et cinq semaines au printemps suivant, homme, femme, filles et enfants tournèrent à bras cet appareil. Le givre, le froid, la lassitude engourdissaient les mains; le sommeil alourdissait les paupières. N'importe, il fallait tourner toujours, tourner sans cesse, sans se hâter, sans se reposer, tant que durerait ce terrible quart, où la consigne consistait à devenir automate et à faire marcher la lumière qui indiquait la route aux travailleurs de la mer. Pendant ces interminables nuits, où les engelures, les insomnies et l'énervement s'étaient donné rendez-vous dans cette tour, pas une plainte ne se fit entendre. Personne, depuis l'enfant de dix ans jusqu'à la femme de quarante, ne fut trouvé en défaut; et le phare de l'île-aux-Oeufs continua, chaque minute et demie, à jeter sa lumière protectrice sur les profondeurs orageuses du golfe.

Que de navires, sans le savoir, furent sauvés, ces années-là, par l'héroïsme obscur de Paul Côté, de sa femme et de ses filles, les demoiselles Pelletier.

Déjà, quelques heures avaient été consacrées à la douce hospitalité de ces braves gens, lorsqu'un matelot vint nous prévenir que la baleinière attendait; et bientôt nous quittions l'île au milieu d'un feu de mousqueterie bien conditionné. Agénor s'était élu à l'unanimité chef de la pétarade du bord, pendant que Paul Côté, debout sur un rocher et armé d'un vieux mousquet français, s'efforçait de remettre consciencieusement à Gravel l'horrible tintamarre que ce dernier s'était ingénié à tirer hors des flancs de son harmonium.

Mais hélas! cent fois hélas! le psalmiste avait peut-être en tête le bourdonnement de ces bruyantes salves, lorsqu'il écrivait: "periit gloria, eorum tum sonitu." Bientôt, nous ne vîmes plus que de petits flocons de fumée blanchâtre s'élever de la falaise, où toussait le mousquet obstiné du gardien du phare, pendant que, toutes voiles dehors et vapeur à trois quarts de vitesse, nous laissions dans notre sillage le flot où dormaient les matelots de Sir Hovenden Walker, et que nous cinglions rapidement vers la baie des Sept-Iles.

Il ventait grand frais, et comme le baromètre s'était pris à baisser et qu'il présageait du gros temps, le capitaine décida que nous chercherions, pour la nuit, un refuge dans ce havre spacieux. Vers cinq heures de l'après-midi, nous nous engagions donc dans la passe qui s'ouvre entre les îles aux Basques et celles du Carousel et de la Manowin.

Rien de féerique comme le spectacle qui nous attendait au moment où nous allions débouquer le chenal du milieu, qui a une largeur d'un mille et quart. Incliné sous ses huniers et faisant demi-vapeur, le Napoléon III passait comme une flèche, rasant à une encablure à peine des rochers qui avaient de quatre à cinq cents pieds de hauteur, et dont les têtes semblaient avoir été atteintes par la lame d'acier de Roland qui, apprenant la trahison d'Angélique, s'amusait pour tromper sa douleur à fendre des montagnes d'un seul coup d'épée. Large de deux milles et trois quarts à son entrée, la baie des Sept-Iles s'étend à peu près à six milles du nord à l'ouest. Après avoir fait notre dernière abatée, l'ancre mordit sur un fond d'argile; et doucement à l'abri, au milieu de cet immense cercle qui pourrait contenir à l'aise les plus belles flottes du monde, on se serait cru alors sur un lac tranquille, si le sifflement du vent dans nos hunes et dans nos mâts de perroquet ne fût venu nous avertir que la tempête sûre de nous rejoindre une autre fois, passait fièrement au-dessus de nos têtes, dédaignant pour le quart-d'heure de secouer le Napoléon III dans ses bras nerveux.

Si un climat rigoureux, une terre aride et le défaut de bois de construction n'étaient là pour entraver ses débuts, il y aurait moyen de fonder sur cette grève sablonneuse un des plus beaux entrepôts de pêche, et l'une des plus fortes villes maritimes du continent américain. Six forts construits avec toutes les innovations créées par le génie moderne et jetés à l'entrée des chenaux de l'est, de l'ouest et du milieu—trois goulets qui mènent au fond de la baie—seraient suffisants pour défendre les passes et saborder n'importe quel vaisseau qui voudrait les forcer. Mais la solitude et la désolation semblent faites pour le Labrador; et il vaut mieux respecter le secret de Dieu qui, si l'on en croit une légende racontée par les gens de mer, a voulu que le silence, les longs hivers et l'abandon pesassent à tout jamais sur cette terre, qui fut maudite avant d'être donnée en partage à Caïn.

A la place de cette splendide cité que nous nous sommes amusés à fonder ce soir-là, on apercevait du pont du navire un maigre entrepôt de la compagnie de la Baie d'Hudson, et une petite chapelle destinée au culte catholique. Six hommes d'équipe nous conduisirent à terre, où nous fûmes accueillis par un Irlandais, facteur de la puissante raison sociale qui jadis avait le monopole des fauves arctiques, et régnait en souveraine jusque dans les solitudes du pôle nord. Ce brave homme nous fit les honneurs de son magasin, où nous ne vîmes qu'une assez mince provision de fourrures.

C'était l'époque de la traite avec les Montagnais. Sur la grève gisaient dix on onze ouigouams, autour desquels pullulaient des chiens à la queue en trompette. La cloche venait de tinter le signal de la prière du soir, et chacun dans la tribu se hâtait, pour arriver un des premiers, à la petite chapelle construite en bois et peinte en bleu à l'intérieur. Les hommes entraient de ce pas furtif et léger qui caractérise les races qui s'en vont, et allaient s'agenouiller du côté qui leur était réservé; pendant que dans leur compartiment, la tête enveloppée dans un large foulard rouge, les femmes s'accroupissaient sur leurs talons, et ressemblaient ainsi à ces moresques qu'aimait tant à peindre ce pauvre Henri Regnault, tué par les Prussiens à Buzenval. Bientôt, une voix vieillotte et nasillarde attaqua bravement le chapelet. La langue montagnaise doit se prêter admirablement à la déclamation, si l'on en juge par notre expérience de ce soir-là; car, tout en ne manquant pas un seul gloria, ni un seul ave, la vieille chargée de réciter la prière battait intrépidement la mesure sur les antipodes sauvages d'un rejeton des anciens néophytes du P. Maximin Leclère9. Le moutard, comme il en avait le droit, hurlait à coeur fendre, pendant que l'implacable main montait et descendait sur la partie lésée, avec la précision d'une pendule. Le chapelet ne subissait pas une minute de retard pour tout cela et une madone tricotée en laine jaune et bleue regardait cette exécution d'un air abasourdi, pendant qu'un saint, sculpté dans le chêne d'un mât trouvé au plain, donnait gravement dans sa niche, en se rappelant sans doute les périls qu'il avait courus jadis, sur la terre et sur l'onde. Au milieu de ces choses, certains parfums hétéroclites s'étaient hypocritement glissés dans l'atmosphère; et toute la tribu toussait comme si elle se disposait à entrer à l'hôpital. Un mouvement très prononcé de tangage et de roulis entre le pouce et l'index, sans cesse plongés dans le scalp d'ébène de ces enfants de la forêt, indiquait clairement que chaque personne, portait sur elle des myriades d'autres créatures du bon Dieu. Il n'en fallut pas plus pour décourager notre talent d'observateur. Agénor, malgré nos protestations, commençait à trouver éternels ces hommages rendus à la patience suprême, et de guerre lasse nous retournâmes respirer sur la grève, admirant sans réserve le courage des saints missionnaires d'autrefois qui, pour arracher ces âmes à l'ignorance et à l'idolâtrie, n'avaient pas craint d'affronter la misère, le froid, les rigueurs de l'hiver, les tortures, la maladie, and last but not least, l'incomparable vermine qui suit partout le peau-rouge.

Note 9: (retour) Le P. Maximin Leclère, frère du P. Chrétien Leclère, était de Lille en Flandre, et avait déjà servi cinq ans aux Sept-Iles et à l'île d'Anticosti. Harrisse, Bibliographie de la N-France, p. 160.

Il était écrit que nous ririons ce jour-là; car Agénor à qui son caractère nerveux ne permettait pas de rester en place, venait de découvrir le chef de ces ex-anthropophages. Il était assis gravement sur un banc, appuyant sans façon son royal dos sur le revêtement de la petite chapelle. Une casquette d'ingénieur de la marine anglaise, rehaussée par l'éclat d'un large galon d'or, ornait la tête huileuse du roi de ces parages qui, pour nous faire honneur, s'était aussi pompeusement paré que la mère Jézabel. Après s'être respectueusement incliné devant ce collègue du roi de Prusse, qui a nom Barthélémy I, nous cherchions et nous allions trouver quelques-unes de ces paroles polies et flatteuses qui concilient de suite, aux humbles et aux petits, la faveur des grands de la terre, lorsque Gravel, sans plus de façon se mit à marchander les mocassins en peau de caribou qui protégeaient les pieds de Sa Majesté. Barthélémy, avec toute la dignité possible, leva en l'air trois de ses doigts de potentat, pendant que ses lèvres royales daignaient laisser passer le mot "shilling". Agénor se mit alors à compter six douze sous, et ce fut ainsi que maître Gravel trouva le moyen d'entrer dans les bottes de S. M. Barthélémy I. Le roi devait pourtant avoir une joie plus complète encore que celle que lui procurait la possession de cette menue monnaie. Un de nos camarades de voyage, M. Smith, ayant tiré de sa poche un galon d'argent de la longueur de huit pouces, plus ou moins, remarqua un éclair de convoitise dans la prunelle du chef indien. Il le lui offrit gracieusement, et, dans son enthousiasme, Sa Majesté oublieuse de tout décorum, se mit à danser une gavotte autour de nous. Je crois qu'en ce moment nous aurions pu obtenir n'importe quoi de sa haute protection; d'autant plus que, si la chose existait en ce royaume, une baronnie vaudrait un mètre de galon rouge, et un duché s'échangerait contre une casquette anglaise. O Jean Verrazzano, ô Roberval, ô Cook, ô Marion, ô Lapeyrouse, dire que vous êtes disparus dans les oesophages de gens semblables à ceux-ci, et qui n'auraient pas demandé mieux que de troquer le déjeuner de ce matin-là, contre un bout de cuivre ou un vieux couteau de pacotille!

Pendant que nous prenions nos ébats à la cour de Barthélémy I, le temps était devenu aussi maussade que la figure d'un ministre en train de remettre son portefeuille. Un rideau de brume courait sur la mer. Nous nous embarquâmes avant qu'il eût eu le temps de nous masquer le Napoléon III, et bientôt nous dormions tranquillement sur nos ancres, bercés au bruit des rafales qui s'engouffraient le long des îlots mornes et déserts qui bouchent l'entrée de la baie.

A quelques encablures était mouillée une goëlette américaine, arrivée de la veille. La tempête l'avait forcée à venir chercher un refuge aux Sept-Iles, et dans le courant de l'après-midi, une embarcation se détacha de son arrière et se dirigea vers notre steamer. Elle était montée par le capitaine Johnson et cinq matelots américains, au nez en poinçon, à la tête osseuse et énergique, aux épaules athlétiques et à la chique monstrueuse. Partis de Gloucester depuis deux mois, ils faisaient la pêche au flétan, et trente mille livres de cet excellent poisson étaient déjà entassées dans la cale de leur bâtiment. L'équipage de ces goëletons de pêche est payé à la part: en moyenne, chaque homme gagne ainsi de cinquante à soixante piastres par mois, et cela pendant toute l'année, car pour eux la morte-saison n'existe pas, puisque l'hiver ils s'en vont prendre la morne sur les bancs de Terreneuve. En quatre jours, l'année précédente, notre hôte avait eu la chance d'emmagasiner à son bord 32,000 livres de ce dernier poisson.

Ces pêches miraculeuses se renouvellent souvent, et cet américain nous raconta qu'un de ses amis, le capitaine O'Brien de la goëlette l'Ossipee avait pris, en un mois, 90,628 livres de flétan qui, vu l'encombrement du marché, ne lui avaient rapporté pour cette courte croisière, que deux mille cinq cent trente-trois piastres. Il y a deux espèces de flétan, ajoutait le capitaine Johnson: l'une est blanche et se vend habituellement seize cents la livre, l'autre est grise et se donne pour onze cents.

Malheureusement, comme cela arrive presque toujours en Amérique, lorsqu'un mineur cupide frappe un filon qui rapporte, il finit par le gâter avant de lui faire donner son rendement. Il en a été de même pour la pêche au flétan dans les eaux canadiennes. Les Américains l'épuisent chaque année, et la conséquence inévitable de cette destruction, sans relâche, a été la baisse toujours croissante du prix de ce poisson recherché qui, s'il n'est protégé par une sage législation, finira par disparaître. Ce qui se vendait en 1873 pour seize et onze cents, ne valait plus en 1876 que neuf cents et demi et cinq cents et demi, et dernièrement encore la goëlette l'Arequipa appartenant à la maison Rowe et Jordan, commandée par le capitaine Dowdell, rentrait à Gloucester, après une station de treize jours dans le golfe Saint-Laurent, avec un chargement de 32,000 livres valant $2,100. La part seule du cuisinier, pour ces treize jours d'ouvrage se montait à $155, et celle de chaque homme d'équipage à $119.

Depuis la signature du traité de Genève, les armateurs et les pêcheurs américains ont le droit de venir vivre et faire fortune, où nos pêcheurs canadiens ne trouvent que le moyen de végéter et de se traîner dans la misère et la routine. Deux goëlettes américaines, assure le commandant Lavoie, dans son rapport de 1875, entrèrent un matin à la pointe aux Esquimaux, et à l'étonnement de ceux qui étaient présents, prirent à une distance de 20 à 50 verges du rivage 75,000 livres de flétan. Il est vrai que nos rivaux, au lieu de se diviser sur de niaises questions locales, et de s'asservir insoucieusement au monopole jersiais, ne négligent rien pour obtenir le succès et surtout de gros profits. Ils ont à leur disposition les plus fins voiliers, les engins de pêche les plus perfectionnés, les appâts les plus dispendieux, et par-dessus tout,—chose, paraît-il, impossible à rencontrer chez nous,—ils allient l'esprit de concorde à celui d'entreprise.

Si la visite du capitaine Johnson était intéressante pour nous, elle était pour lui on ne peut plus intéressée. Il venait s'informer si nous allions saisir sa goëlette, car elle péchait en contrebande; et il ignorait complètement ce qui s'était conclu lors de la convention de Genève. Or, le traité devenait en force quelques jours après. Notre capitaine jugea prudent de ne pas trop faire de zèle. Nous avions assez alors des réclamations de l'Alabama; et sur sa réponse négative, la joie reparut sur toutes ces figures de loups de mer.

On organisa un concert à bord. Un de nos lieutenants avait découvert un violon à trois cordes. Encouragée par les sons d'une petite flûte sournoise, une lutte d'harmonie s'engagea entre ces terribles instruments, le vent et les cordages, pendant que le capitaine qui n'y pouvait rien, nous racontait, en guise de distraction, la fin de son premier ingénieur, M. Crockett. Lors de la croisière précédente, ce musicien distingué, à force de faire des fugues et des arpèges, avait fini un beau soir par fermer à tout jamais son cahier de musique. Dans un moment de folie incontrôlable, il se figura que les modestes chants de la terre ne lui allaient plus. D'une main fébrile il avait déposé sa casquette d'uniforme sur le capot d'échelle, et du haut des bastingages de tribord il s'était perdu dans le trémolo de l'océan.

Ce récit me rappela la mort de mon ami, le commandant Têtu, qui était venu s'éteindre dans ces parages, et comme ce brave garçon subit la loi commune, et qu'il semble oublié maintenant, je crus bon, pendant que flûte et violon allaient toujours crescendo, de me réfugier sur le banc de quart, et là, d'essayer à me rappeler les moindres détails de cette triste occurrence.

On aurait dit que ces choses s'étaient passées la veille, tant elles se présentaient fraîches à ma mémoire.

C'était cependant vers les premiers jours de mai 1868: la goélette armée la Canadienne se balançait sur ses ancres, prête à quitter la rade de Québec, pour s'acheminer vers la haute mer. Une véritable coquetterie de marin avait présidé à son armement. Les matelots avaient endossé la tenue de service; le pont bien ciré donnait des reflets de glace de Venise; les canons brillaient comme un anneau de fiançailles; les flammes et les banderolles couraient du beaupré à la corne d'artimon, et de temps à autre un joyeux vivat s'échappait du carré des officiers. On partait pour la campagne de l'année pour courir sus à la contrebande et à la fraude, protéger le gagne-pain des pêcheurs du golfe; et le commandant qui tenait toujours à bien faire les choses, donnait à ses amis, ce jour-là un repas d'adieu.

La Canadienne partit joyeuse, s'inclinant coquettement sous le baiser de la vague, et entraînant avec elle son bruyant équipage.

Six mois se passèrent, et avec eux une croisière comme chaque parole d'adieu l'avait souhaitée. Puis au mois d'octobre—mensonge, ou plutôt vérité de la poussière humaine,—l'élégant officier que tous avaient connu si jovial, si spirituel, si dévoué à ce que la religion nous dit d'aimer sur la terre, nous revenait seul, cloué dans une caisse que l'on déposa vers minuit, sur un quai, au milieu des colis de la cargaison.

L'agonie s'était passée ainsi.

Partie le 11 octobre au matin de la Longue-Pointe, près de Mingan, la Canadienne, après s'être mise en panne vis-à-vis la rivière au Tonnerre, armait un canot sur l'ordre du commandant qui avait manifesté le désir de se rendre à terre.

En route, M. Têtu se plaignit d'une violente douleur dans la région du coeur; mais de retour à son bord, le mal avait disparu assez pour lui permettre de réciter à son équipage la prière du soir.

Le mieux continua à se manifester. Après le souper il causa avec un garde-pêche de la côte nord, Beaulieu, et comme la mer devenait forte, il donna l'ordre à son capitaine de mettre sur les Sept-Iles.

Vers onze heures de la nuit le malaise regagna du terrain. Croyant à une indigestion, le commandant, avec cette nature énergique que tous lui connaissaient, sauta hors de son cadre pour prendre ce qu'il croyait être un vomitif. C'était de la poudre antimoniale, substance comparativement inoffensive, écrivait son prédécesseur, le commandant Fortin. Plus tard, ajoutait-il encore, comme la douleur augmentait, il prit de la magnésie, puis de la menthe, puis deux légères doses d'opium.

Le mieux se montra de nouveau, et croyant que tout était fini, M. Têtu donna l'ordre au maître d'hôtel d'aller se reposer.

—Je sonnerai, s'il y a lieu.

Quelque temps après, le garde-pêche qui était couché dans le carré, vit le commandant passer dans son cabinet de toilette: il revint d'un pas ferme vers son lit, s'y appuya; puis joignant les mains, murmura:

—Mon Dieu! que je suis faible! Mon Dieu! ayez pitié de moi!

Ce furent là ses dernières paroles.

Quelques secondes après, le râle l'empoignait: et quand son compagnon de carré courut à lui, suivi du capitaine qui essaya de soulever le commandant dans ses bras, ces deux hommes atterrés ne purent saisir au passage que trois longs soupirs entrecoupés.

Le commandant Têtu venait de descendre son dernier quart.

Jeune—trente-quatre ans—doué d'une intelligence supérieure, d'une âme profondément catholique, d'un coeur loyal—dans une acception que bien des gens de notre siècle auraient peine à comprendre, Théophile Têtu remplissait à la satisfaction de tous le poste d'honneur qu'on lui avait confié. Ses études, militaires et scientifiques, ses connaissances en droit maritime, ses travaux particuliers, contribuèrent à en faire un spécialiste qui, hélas! n'eut que le temps de se faire regretter.

Le matin de ce triste jour, la Canadienne, flamme en berne, cinglait vers le bassin de Gaspé, emportant la dépouille de son ancien commandant. Le lendemain elle s'arrêtait au milieu de la baie. Une foule énorme était allée au-devant du cercueil qui, couvert du drapeau anglais, était porté sur les épaules de six marins de choix. Les cordons du poêle étaient tenus par les consuls et les notables: le canon grondait de minute en minute, et le deuil qui assombrissait toutes ces figures de pécheurs, au teint hâlé par le vent de la mer, donnait bien la mesure de la perte qu'ils venaient de faire.

Puis, tout en arpentant le banc de quart, mon esprit me ramenait à Québec, où la modestie qui avait présidé à la vie de M. Têtu avait jeté un dernier reflet sur ses funérailles.

Ici, plus de garde d'honneur, plus de clairons, plus de fanfares de deuil: mais-un long cortège d'amis se déroulant en file, sous un ciel gris et sombre d'automne, derrière un modeste cercueil, sur lequel reposaient les insignes de lieutenant de vaisseau.

Au cimetière, un temps d'arrêt au bord d'une fosse que les croque-morts avaient oublié de faire assez large; et ce bruit mat et mystérieux de la terre qui s'égrène et croule de la pelle du fossoyeur sur une tombe, où gît une parcelle du coeur de ceux qui se groupent silencieux autour du trou béant.

La mer rapproche de Dieu. Ce soir-là—et je n'ai pas besoin de l'écrire ici—une fervente prière fut dite pour l'âme de celui qui dort maintenant, à quelques pas de la fosse des pauvres, au pied d'une humble croix du cimetière de Belmont; de cette croix qui sera toujours pour le croyant ce qu'était l'ancre de salut pour le commandant de la Canadienne, un gage de foi et d'espérance en la miséricorde de son Dieu.

Au milieu de ces retours vers le passé, nous avions quitté l'hospitalière baie des Sept-Iles.

Elle commençait à s'effacer derrière nous, et le cap tourné vers l'Anticosti, nous tanguions et nous nous laissions emporter sur le dos flexible de la houle du large. Chacun avait regagné son cadre, excepté les officiers de service et le gardien du phare de la Pointe-aux-Bruyères, mon fidèle conteur Gagnier, qui ne tarissait plus, une fois qu'il était mis à même de nous dire quelques uns des terribles drames de son île.

—Avez-vous entendu parler de la catastrophe de la baie du Renard? me dit-il, en allumant un cigare.

—Non, mon ami. Où se trouve cette baie?

—A quelque vingt milles de mon phare, endroit où j'ai bien hâte d'arriver.

—Et que s'est-il donc passé à la baie du Renard?

—Quelque chose qui se présente assez souvent sur notre île. Il y a de cela assez longtemps, au printemps de 1820, un trappeur, en visitant ses pièges, fit la trouvaille d'une corde qui pendait le long d'un rocher. Il la tira à lui. Une cloche de navire se mit aussitôt à tinter. Le premier mouvement du chasseur fut celui de la frayeur; mais après avoir réfléchi, il fit le tour du plateau, et se trouva en face de trente cadavres. C'était tout ce qui restait de l'équipage et des passagers du vapeur le Granicus. Jetés à la côte vers la fin du mois de Novembre 1818, non-seulement ces malheureux avaient eu à combattre contre le froid; mais la faim s'était mise à les harceler sans pitié. La lutte avait été longue, à en juger par les tristes reliefs qui entouraient ces morts. Dans un four, construit tant bien que mal, à quelques pas de là, gisait la moitié d'un cadavre qui avait servi à repaître ces pauvres affamés. A la branche d'une pruche était suspendu le corps déchiqueté d'une petite fille qui, elle aussi, avait dû faire partie du lugubre garde-manger. Mangeurs et mangés furent enterrés pêle-mêle dans une vaste fosse que les pêcheurs ont eu la précaution d'entourer d'une palissade. Je vous mènerai voir ce triste endroit, si vous passez quelques jours au phare.

—Merci de votre complaisance, et je ne dis pas non, si le capitaine veut nous accorder cette relâche; mais en attendant, savez-vous que votre naufrage du Granicus m'en rappelle un autre qui s'est passé en 1736? A cette époque un gouvernement prévoyant n'avait pas encore songé à venir en aide aux marins dévoyés, en jetant sur leurs routes des phares, des amers, et, en cas de malheur, des dépôts de provisions et des maisons de secours. Ce naufrage est celui du P. Crespel. Embarqué sur la Renommée, vaisseau de 300 tonneaux, armé de 14 canons et commandé par M. de Freneuse, il vint se jeter "à un quart de lieue de terre, sur la pointe d'une batture de roches plates, éloignée d'environ huit lieues de la pointe méridionale de l'Anticosti". C'est peut-être une des plus navrantes légendes de l'île. A coup sûr, c'est la moins connue; et comme causer aide à tuer le temps à bord, je veux vous conter de fil en aiguille ce terrible épisode de la mer10.

Note 10: (retour) Ce naufrage est raconté à son frère par le père Emmanuel Crespel qui le lui décrit d'une manière très-vive. Bibaud nous dit dans son "Magasin du Bas-Canada" que, "ce récollet arriva dans la Nouvelle-France au commencement d'octobre 1724". Après être resté quelque temps à Québec, le P. Crespel fut nommé par Mgr de la Croix de Saint-Vallier missionnaire de Sorel, où il demeura deux ans. M. de Lignerie l'emmena alors comme aumônier de l'expédition contre les Outagamis, et à son retour le P. Crespel desservit le fort de Niagara pendant les trois années d'usage, puis successivement le Détroit, le fort de Frontenac, et celui de la pointe à la Chevelure, sur le lac Champlain: mission pénible s'il en fut une, assure-t-il, en mentionnant cette dernière dans son livre. Sauvé du naufrage de la Renommée, le P. Crespel fut nommé à la cure de Soulanges, où il demeura deux ans. L'ordre de ses supérieurs le fit alors repasser en France, sur le vaisseau du roi le Rubis, commandant de Jonquières, pour prendre le vicariat du couvent d'Avesnes en Hainault. Il y demeura jusqu'à ce qu'il fut nommé aumônier des troupes françaises commandées par le maréchal de Maillebois, et finit son long et dur apostolat par venir mourir à Québec, le 28 avril 1775, après avoir été pendant quinze ans supérieur commissaire de son ordre, au Canada.

—C'était le 3 novembre 1736 que M. de Freneuse partait de Québec avec 54 hommes à son bord11. Tout s'était passé sans aucune avarie jusqu'au 14 au matin. Il y avait bien eu, de fois à autre, quelque saute de vent qui, jeté au nord-nord-est, avait passé au nord-est, puis à l'est, pour se fixer pendant deux jours au sud-sud-est. Jusque là, solide et neuve, la Renommée se comportait admirablement. Les ris pris dans les huniers, elle louvoyait au large de l'Anticosti, se gouvernant sur son compas au sud-est-quart-est, puis au sud-est. Tout-à-coup, le vent fraîchit et se met à souffler en tempête. La lame se creuse, devient fatigante; et en voulant virer à terre, le navire touche, talonne et embarque aussitôt d'énormes paquets de mer. Il n'en fallait pas plus pour faire perdre la tête à une partie de l'équipage. Seul, le maître canonnier eut en ce moment le sang-froid de sauter dans la soute aux provisions, d'y prendre ce qu'il put de biscuit, de monter quelques fusils, un baril de poudre et une trentaine de gargousses, et d'entasser le tout dans le petit canot. Une vague vint sur ces entrefaites ajouter encore aux plaintes et à la confusion, en emportant le gouvernail de la Renommée, et le mât d'artimon rompu à coups de hache, étant tombé sur la hanche de bâbord, fit prêter la bande au malheureux navire.

Note 11: (retour) La Renommée devait se rendre à la Rochelle: elle était consignée à M. Pacaud, trésorier de France.

Impassible au milieu de ce chaos, M. de Freneuse donne l'ordre de hisser la chaloupe sur ses porte-manteaux. Vingt personnes embarquent; mais au moment où la dernière prend place, un des palans manque: et la moitié de cette grappe humaine est précipitée dans l'abîme pendant que ceux qui restent, se cramponnent aux plats-bord de l'embarcation, suspendue en l'air. Pas un muscle n'a bronché sur la figure de M. de Freneuse, à la vue de cette nouvelle catastrophe. D'une voix forte il donne l'ordre de filer le palan d'arrière. Mais au moment où la chaloupe reprend son équilibre et touche au flot, une vague brise le gouvernail de l'embarcation, et celle-ci mal assise, est rasée coup sur coup par deux lames. On parvient pourtant à pousser au large. Un des sous-officiers gouverne le mieux possible avec un mauvais aviron, et matelots et passagers trempés par la pluie qui tombait par torrents et masquait l'atterrage, la figure fouettée par les embruns de la mer, rament au plus près, en récitant à haute voix le confiteor, et en s'unissant au P. Crespel qui psalmodiait les versets du miserere. Pendant ce temps, un ressac terrible bat à la côte. On l'entend clairement à bord. Le bruit va grandissant. Tout-à-coup la chaloupe entre dans le tourbillon mugissant. Une lame énorme l'empoigne, la soulève, la chavire, et roule chacun pêle-mêle et meurtris sur le sable et sur les galets de la grève.

Un nouvel acte de sang-froid venait de prolonger les jours de ces malheureux. Voyant la chaloupe grimper sur le dos de la dernière vague, et prévoyant qu'elle la reporterait au large, un matelot avait passé un grelin dans un organeau, l'avait enroulé autour de son poignet, et s'était laissé porter à terre avec lui.

La mer venait de lâcher sa proie; mais la position des naufragés n'en était guère devenue meilleure. Le hasard les avait jetés sur un îlot que la marée haute recouvrait, et en gagnant la terre ferme, ils faillirent périr une troisième fois. Il fallait traverser à gué la rivière du Pavillon.

Quelques heures après, le petit canot monté par six personnes vint les rejoindre. Elles rapportaient que dix-sept matelots n'avaient pas voulu abandonner M. de Freneuse. Ce dernier ne pouvait se décider à quitter son navire; et on peut se faire une triste idée de cette première nuit passée, par les uns sans abri et sans feu sur cette terre déserte de l'Anticosti, par les autres sur un navire battu en brèche par la mer, et certains d'être engouffrés par elle d'une minute à l'autre.

A minuit, la tempête était dans toute sa violence. Chacun avait perdu l'espoir de se sauver, lorsqu'au petit jour, on s'aperçut que le navire tenait bon. La violence du flot était tombée. Il n'y avait plus une minute à perdre pour le sauvetage, et chacun se mit à l'oeuvre. On embarqua des provisions avariées, les outils du charpentier, du goudron, une hache, quelques voiles. Puis, il fallut regagner terre; et le capitaine de Freneuse les larmes aux yeux et emportant son pavillon, quitta le dernier l'épave de la Renommée.

Cette seconde nuit passée sur l'île, fut encore plus triste que la première. Il tomba deux pieds de neige. Sans les voiles, tout le monde serait mort de froid. Ces rudes débuts ne découragèrent personne; de suite on se mit au travail. Le mât d'artimon de la Renommée était venu du plain; on tailla dedans une quille nouvelle pour la chaloupe. Elle fut calfatée avec soin, et son étambot et ses bordages furent refaits à neuf. Pendant que les uns coupaient du bois, les autres faisaient fondre la neige. Bref, on se créa le plus d'occupations possibles pour tâcher d'oublier: mais hélas! à ces heures de travail, succédèrent bientôt les heures d'épuisement. Les malheureux naufragés avaient, au moins, une perspective de six mois sur l'île d'Anticosti, puisqu'il leur fallait y attendre l'ouverture de la navigation. Or, en ces temps-là, les navires qui passaient de Québec en France n'emportaient que pour deux mois de vivres. Au moment où elle avait touché, la Renommée avait onze jours de mer; une partie des provisions étaient avariées par le naufrage, et en s'astreignant à la plus stricte économie, c'est-à-dire en ne distribuant à chacun qu'une maigre ration par vingt-quatre heures, chaque homme pouvait—tous calculs faits—prolonger sa vie de quarante jours! A cette incontestable certitude, était venu se joindre l'hiver, arrivé dans toute sa rigueur. La glace rendait le navire inaccessible; six pieds de neige couvraient le sol, et pour comble de désespoir, les fièvres venaient de faire leur apparition et exerçaient de faciles ravages sur ces natures émaciées.

Il fallut prendre une décision suprême.

Un poste français passait alors l'hiver à Mingan, où il s'occupait à faire la chasse au loup-marin. Pour se rendre là, il fallait d'abord faire quarante lieues de grève avant d'atteindre la pointe nord-ouest de l'île, puis comme le dit le P. Crespel, "descendre un peu et traverser douze lieues de haute mer". On agita l'idée de se diviser en deux groupes. L'un devait rester à la rivière au Pavillon: l'autre irait à Mingan chercher du secours. Lorsque cette proposition fut soumise au conseil, chacun la trouva inattaquable. La grande difficulté consistait à désigner ceux qui feraient du premier groupe, et ceux qui feraient partie du second. C'était à qui ne resterait pas en arrière.

Dans cette pénible alternative, le P. Crespel eut recours à Dieu. Le 26 novembre, il dit la messe du Saint-Esprit; et dès que le saint sacrifice eut été terminé, vingt-quatre hommes se levèrent, et prirent la résolution de se résigner à la volonté divine, assurant qu'ils hiverneraient coûte que coûte à la rivière au Pavillon.

Cet acte d'abnégation tranchait le noeud gordien. Toute cette nuit-là fut employée à entendre des confessions; et le lendemain, après avoir laissé des provisions à ces braves gens, et leur avoir juré sur les saints Évangiles qu'ils reviendraient les reprendre aussitôt que possible, le capitaine de Freneuse, le P. Crespel, M. de Senneville, suivis de trente-huit personnes, prirent le chemin de l'inconnu. La misère et le danger avaient nivelé la position de ces hommes. Avant de se quitter officiers et matelots s'embrassèrent en pleurant. Hélas! bien peu devaient se revoir.

En partant, M. de Freneuse subdivisa ses gens en deux sections. Treize d'entre eux manoeuvraient le petit canot; vingt-sept s'embarquèrent dans la chaloupe. Jusqu'au 2 décembre, cette navigation de conserve fut affreuse. A peine gagnait-on chaque jour deux ou trois lieues qu'il fallait faire à la rame, et par un froid intense. Le soir, on dormait sur la neige: et pour toute nourriture ces pauvres abandonnés n'avaient qu'un peu de morue sèche, et quelques gouttes de colle de farine détrempée dans de l'eau de neige.

Le 2 décembre, le temps se mit au beau. Une petite brise soufflait sans âpreté, et la joie renaissait sur ces figures hâves et décharnées, lorsqu'en voulant doubler la pointe sud-ouest, la chaloupe qui allait à la voile, fit la rencontre d'une houle affreuse. En manoeuvrant pour lui échapper, elle perdit le canot de vue. Plus tard on sut ce qu'était devenu ce dernier: il s'était laissé affaler. Mais comme pour le quart d'heure, il fallait faire terre au plus vite, on finit par y parvenir à deux lieues de là, au milieu de mille précautions. Un grand feu fut allumé sur la côte, pour indiquer aux retardataires où se trouvaient les gens de M. de Freneuse; puis, après avoir mangé un peu de colle, ils s'endormirent dans l'eau et dans la neige fondante, pour n'être réveillés que par une tempête terrible. Dès ses premières bourrasques, elle jeta la chaloupe à la côte. Il fallut alors s'occuper à la réparer de suite; mais ce contre-temps eut son bon côté. Deux renards qui étaient venus rôder dans les environs furent pris au piège, et cette viande fraîche devint par la suite d'un grand secours.

Dès le 7 décembre, M. de Freneuse put reprendre la mer, mais le coeur navré. Malgré de nombreuses reconnaissances, il n'avait pu découvrir aucune trace de son canot.

A peine la chaloupe eut-elle fait trois heures de marche qu'une nouvelle tempête l'assaillissait au large. Pas un havre, pas une crique ne s'offrait pour donner refuge à ces malheureux; et cette nuit-là fut peut-être une des plus terribles qu'ils eurent à endurer. Ils la passèrent à errer au milieu des vagues et des glaces, dans une baie où le grappin ne mordait pas. On ne réussit à débarquer qu'au petit jour, au milieu d'un froid brûlant, qui ne tarda guère à faire prendre la baie, et avec elle la chaloupe. Dès lors celle-ci devenait inutile.

Il fallut donc se décider à ne pas pousser plus loin. Les provisions furent débarquées; et de suite on se mit à l'oeuvre pour construire des cabanes en branches de sapin12, ainsi qu'un petit dépôt, où les vivres furent disposés de manière, à ce que personne ne pût y toucher sans être aussitôt vu par les autres. Puis, on adopta un règlement pour la distribution. Chacun avait droit à quatre onces de colle par jour; et on fit en sorte que deux livres de farine et deux livres de viande de renard pussent servir au repas quotidien de dix-sept hommes! Une fois la semaine, une cuillerée à bouche de pois venait rompre la monotonie de cette cuisine; et en vérité, dit le P. Crespel, c'était le meilleur de nos dîners.

Note 12: (retour) Le P. Crespel qui, dans ses missions chez les Outagamis s'était mis au fait de cette étude d'architecture primitive, avoue ingénument que sa cabane était la plus commode.

Les exercices du corps devinrent obligatoires. Léger, Basile et le P. Crespel allaient couper des fagots et faire du bois; d'autres transportaient l'approvisionnement aux cabanes; les troisièmes traçaient ou entretenaient la route qui menait à la forêt. Au milieu de ces occupations, les épreuves ne faisaient guère défaut. La vermine rongeait ces malheureux qui n'avaient qu'un change pour tous vêtements. La fumée des huttes et les éblouissantes blancheurs de la neige donnaient à la plupart de douloureuses ophtalmies; et la mauvaise nourriture, jointe à l'eau de neige, avaient engendré la constipation et le diabète, sans faire, pour cela, ployer d'un cran l'énergie de ces hommes de fer.

Le 24 décembre, le P. Crespel fit dégeler quelques gouttes de vin. La Noël approchait; et il se préparait à dire la messe de minuit. Elle fut célébrée sans pompe, ni ornements, dans la plus grande des cabanes. Ce dut être un spectacle sublime que de voir tous ces abandonnés, se recueillir au milieu des solitudes de l'Anticosti, et dans leur dénuement sans exemple, se rapprocher d'un enfant nu et couché dans une étable, pour mêler leurs larmes aux siennes, et pour l'y adorer.

L'année 1737 débuta pour ces pauvres gens d'une manière, terrible. Dès l'aube du jour de l'an, Foucault envoyé à la découverte, revint avec la poignante nouvelle que la chaloupe avait été enlevée par les glaces. Pendant cinq jours, ce ne furent que gémissements et lamentations. Tout le monde se sentait perdu. Chacun voulait mourir. L'esprit de suicide passait et repassait dans ces cerveaux troublés par tant de malheurs, et le P. Crespel ne cessa, pendant ce temps, de leur démontrer la grandeur de l'apostolat de la souffrance: cette seule voie que Dieu avait prise pour racheter le genre humain. Il les supplia de se confier en la miséricorde divine; célébra le jour des Rois une seconde messe du Saint-Esprit, pour le prier de donner sa force et ses lumières à ces âmes si éprouvées, et parla dans son sermon, de la grandeur de la mission qui incombe à ceux qui se dévouent pour sauver les autres. Touchés par ces bonnes paroles, Foucault et Vaillant s'offrirent pour aller à la recherche de la chaloupe.

—Tant il est vrai, ajoute finement le P. Crespel, que dans quelque situation que l'on soit, on aime toujours à s'entendre élever. L'amour-propre ne nous quitte qu'avec la vie.

Bien leur prit de cet excès de zèle. Deux heures après, ils accouraient tout joyeux, et annonçaient à leurs camarades qu'en fouillant la grève et le bois, ils étaient tombés sur un ouigouam indien, et sur deux canots d'écorce abrités sous des branches. Comme trophée de leur expédition, ils emportaient une hache et de la graisse de loup-marin.

L'île était habitée!

Il n'y avait plus à en douter, et les éclats de la joie la plus vive succédèrent au plus sombre des chagrins. Chacun sentait le courage lui revenir. Le lendemain fut tout aussi joyeux. En poussant plus loin leurs excursions, deux matelots découvrirent la chaloupe arrêtée au large, dans un champ de glace, et en revenant au camp avec cette heureuse nouvelle, ils firent l'inappréciable trouvaille d'un coffre plein d'habits, que le flot avait arraché à la Renommée, et que les hasards de la mer étaient venus apporter là.

Mais tous ces rires ne durèrent qu'un éclair. L'épreuve allait revenir plus amère que jamais.

Le 23 janvier, le maître-charpentier mourut presque subitement. Des symptômes alarmants s'accentuèrent de plus en plus. Fresque tous les hommes eurent les jambes enflées: et le 16 février, un coup terrible vint foudroyer le camp. Le capitaine de Freneuse s'en était retourné vers Dieu, au milieu des prières de l'Extrême-Onction. Puis, ce fut autour de Jérôme Bosseman; puis, à celui de Girard; puis, au maître-canonnier qui, avant de mourir, abjura le calvinisme. Chacun, avant l'heure suprême, se confessait au P. Crespel, et s'éteignait saintement dans la résignation. Quand tout était fini, les moins faibles se levaient, traînaient au dehors les cadavres de leurs camarades, et les amoncelaient dans la neige, à la porte de la cabane. Nul n'avait la force d'aller plus loin.

Les éléments conjurés luttèrent avec ces angoisses terribles. Le 6 mars, une tempête de neige se déchaîna sur l'île et écrasa sous une avalanche la cabane du P. Crespel, le forçant à venir se réfugier dans celle des matelots, qui était plus spacieuse. Là, pendant trois jours, ils furent retenus prisonniers par l'ouragan, sans pouvoir allumer du feu, n'ayant rien à manger, ne se désaltérant qu'avec de la neige fondue, et voyant périr de froid cinq de leurs camarades. A tout prix, il fallait sortir de ce tombeau. En unissant leurs efforts, ils réussissent à déblayer la neige et vont alors aux provisions. Hélas! le froid est piquant. Un quart d'heure suffit pour geler les pieds et les mains de Basile et de Foucault, qu'il faut rentrer à bras dans la cabane. Grâce cependant au dévouement de ces deux hommes, une ration de trois onces de colle vint rompre ce jeûne de trois jours; mais elle fut mangée avec tant d'avidité, que tous faillirent en mourir. Encouragés par l'exemple de Basile et de Foucault, Léger, Furst et le P. Crespel courent au bois pour en remporter quelques fagots. Dès huit heures du soir cette maigre provision est déjà consumée, et le froid devint si intense cette nuit-là, que le sieur Vaillant père fut trouvé mort sur son lit de branches de sapin. Il fallut songer à changer de cabane et à déblayer celle du P. Crespel. Elle était la plus petite, et pouvait être plus facilement chauffée. On ne peut imaginer rien de plus navrant que le sombre défilé qui se fit alors: les moins écloppés portant sur leurs épaules MM. de Senneville et Vaillant fils qui tombaient par morceaux, pendant que Le Vasseur, Basile et Foucault, ayant les extrémités gelées, se traînaient sur leurs coudes et sur leurs genoux.

Le 17 mars, la mort vint mettre un terme aux souffrances de Basile; et le 19, Foucault, qui était jeune et d'une grande force musculaire, s'éteignit après une agonie terrible. Les plaies de ces malheureux ne pouvaient être pansées qu'avec de l'urine, et des lambeaux de vêtements arrachés aux pauvres morts servaient de charpie aux vivants. Douze jours après ces deux départs, les pieds de MM. de Senneville et Vaillant se détachèrent en putréfaction; mais, au milieu de ces douleurs et de cette infection, ils ne cessaient de mettre leur confiance en Dieu et d'unir leurs souffrances à celles du Christ. Le P. Crespel était ému de cette foi inébranlable et de cette résignation sublime qui semblaient se refléter sur les autres; car, au milieu de toutes ces horreurs, pas un mot de découragement ne se fit entendre. Chacun essayait d'apporter à son voisin quelques distractions ou quelques douceurs; et ce fut ainsi que le 1er avril, en allant à la découverte du côté où les canots d'écorce étaient cachés, Léger ramena au camp un indien et sa femme.

C'étaient les premières figures humaines qu'on eût vues depuis le départ de la rivière au Pavillon. Le P. Crespel parlait à merveille plusieurs idiomes sauvages; il expliqua à ces nouveaux hôtes leur triste situation, et les supplia les larmes aux yeux d'aller à la chasse et de leur apporter des vivres.

L'indien promit solennellement.

Le lendemain arrive. Deux jours, trois jours se passent; le peau-rouge ne revient pas. Alors n'y pouvant plus tenir, Léger et le P. Crespel se traînent jusqu'au ouigouam, mais pour constater avec terreur qu'un des canots est disparu! Rendues prudentes par le malheur, ces deux ombres décharnées s'attellent sur celui qui restait, le transportent jusqu'à leur cabane et l'attachent à la porte, bien persuadées que l'un des indiens ne quittera pas l'île, sans venir réclamer sa propriété.

Hélas! nul ne vint, sinon la terrible visiteuse accoutumée, la mort. Elle enleva successivement MM. Le Vasseur, Vaillant fils, âgé de seize ans, et de Senneville qui en avait vingt, et était fils du lieutenant du Roy, à Montréal13. Dégagé du soin des malades et n'ayant plus de vivres, le P. Crespel réunit alors en conseil les survivants. Il fut décidé de quitter cet endroit funeste et de partir en canot. Pour rendre serviable l'embarcation de l'indien, on l'enduisit de graisse: des avirons furent dégrossis, et le 21 avril fut désigné comme le jour de l'embarquement.

Note 13: (retour)

Le père du jeune de Senneville, avant d'exercer la charge de Lieutenant du Roy de Montréal, avait été page de madame la Dauphine, et avait servi dans les mousquetaires. Son fils était né au Canada.

—On dirait qu'une étrange fatalité s'attache à ce nom de Senneville. Lors du naufrage de l'Auguste, M. de Senneville, cadet à l'aiguillette, et mademoiselle de Senneville furent au nombre des noyés.

Ce terrible sinistre eut lieu sur les côtes du Cap-Breton en octobre 1761. L'Auguste, était un navire affrété par le général Murray pour rapatrier en France les officiers, les soldats et les Français qui en avaient manifesté le désir. Il portait à son bord les soldats du Béarn ainsi que ceux du Royal Roussillon. Parmi les victimes de ce désastre furent les capitaines, MM. le chevalier de la Corne de Bécancour de Portneuf: les lieutenants, MM. de Varennes, Godefroy, de la Vérenderie, de Saint-Paul, de Saint-Blin, de Marolles et Pécaudy de Contrecoeur; les enseignes en pied, MM Villebond de Sourdis, Groschaine-Rainbaut, de Laperière, de la Durantaye et d'Espervanche; et les cadets à l'aiguillette, MM. de la Corne de Saint-Luc, le chevalier de la Corne, de la Corne-Dobreuil, de Senneville, de Saint-Paul fils, et de Villebond fils.

A cette nombreuse liste, M. Saint-Luc de La Corne, qui fut un des cinq survivants de ce naufrage, ajoute les noms de Paul Héry, François Héry, Léchelle, Louis Hervieux, bourgeois, et de mesdames de Saint-Paul, de Mézière, Busquet, de Villebond, ainsi que ceux de mesdemoiselles de Sourdis, de Senneville et de Mézière.

M. de Lacorne retrouva aussi sur la grève, et enterra le corps d'un négociant anglais nommé Delivier, le second, trois officiers de l'Auguste, le maître d'hôtel, huit matelots, deux mousses, le cuisinier, douze femmes tant de bourgeois que de soldats, seize enfants, huit habitants et trente-deux soldats.

Une moitié de jambon de renard composait alors tout le garde-manger de cette troupe d'affamés. Il avait été entendu qu'on en boirait le bouillon, réservant la viande pour le lendemain: mais dès que les parfums de cet étrange pot-au-feu se firent sentir, chacun se jeta comme un loup sur le gigot, qui fut mangé en un tour de main. "Bien loin de nous rendre nos forces, cet excès nous en ôta", dit la relation laissée par le P. Crespel: de sorte que le lendemain ils se réveillèrent affaiblis, plus malades qu'auparavant, et qui plus est, sans ressources. Deux jours se passèrent alors dans la faim et le désespoir. Personne ne voulait lutter plus longtemps contre la mort; et déjà, la plupart s'étaient jetés à genoux sur la grève en disant les litanies des agonisants, lorsqu'un coup de fusil retentit sur le rivage.

C'était l'indien. Propriétaire prévoyant il venait savoir ce qu'était devenu son canot.

En l'apercevant, les malheureux se traînent vers lui, poussant les plus navrantes supplications; mais le sauvage n'entend pas de cette oreille, et prend la fuite. Le P. Crespel et Léger sont en bottes: qu'importe? Ce nouvel abandon rend l'haleine à ces moribonds. Ils se mettent à donner la chasse au fugitif; traversent tant bien que mal la rivière Becsie, et finissent par rejoindre le fuyard, qu'un enfant de sept ans embarrasse dans sa course. Pris comme un lièvre au collet, le peau-rouge, redevenu diplomate, leur indique un endroit du bois où il a caché un quartier d'ours à demi-cuit, et tous ensemble, Indien et Français passent la nuit blanche à s'observer mutuellement du coin de l'oeil.

Le lendemain, le P. Crespel intime au sauvage l'ordre de le conduire au camp de sa tribu. Le canot contenant l'enfant, devenu un otage, est placé sûr un traîneau: Léger, et le père Récollet s'attellent dessus, pendant que l'indien marche devant et sert de guide. Au bout d'une lieue de marche la petite caravane débouche sur la mer, et comme c'était la voie la plus courte, on se décide à la prendre. Mais ici s'élève une nouvelle difficulté. Le canot ne peut contenir que trois personnes. L'indien a désigné pour l'accompagner son enfant et le P. Crespel qui, s'embarque au milieu des lamentations de ses camarades, à qui, cependant, il réussit à arracher le serment de suivre le rivage dans la direction, prise par l'embarcation.

Le soir de ce jour-là, l'indien proposa au père de descendre à terre pour y faire du feu. Ce dernier y consentit, avec d'autant plus de plaisir que la bise était mordante. Mais étant monté sur un monticule de glace pour examiner les alentours, le sauvage profita de ce que le père avait le dos tourné, pour gagner le bois avec son enfant.

La mort seule pouvait maintenant mettre fin à cette série de catastrophes. Abandonné de tous, le P. Crespel s'appuya sur le canon de son fusil, remit ses peines entre les mains de Dieu, et récita les versets du livre de Job. Pendant qu'il priait ainsi, il fut rejoint par Léger. Avec des larmes dans la voix, ce dernier lui annonça que son camarade Furst était tombé d'épuisement à une distance considérable de là, et qu'il avait été obligé de le laisser sur la neige.

En ce moment, un coup de fusil retentit. La forêt s'ouvrait à quelques pas de là. Léger, que le courage n'avait pas encore laissé, décide le père Récollet à l'y accompagner, et au moment de s'y engager, un deuxième coup de feu se fait entendre. Rendus de plus en plus prudents par l'expérience, les deux abandonnés se gardent bien d'y répondre. Ils marchent, se guidant sur l'endroit d'où viennent ces détonations; et bientôt, ils débouchent dans une clairière où fumait la cabane d'un chef indien.

Ce brave homme leur fit le plus touchant accueil, tout en leur expliquant l'étrange conduite du guide du P. Crespel, qui ne les avait ainsi abandonnés, que par crainte du scorbut, de la variole, et du "mauvais air."

Enfin, ceux-ci étaient sauvés! mais tout n'était pas fini, Furst restait en arrière. Le Père Crespel, offrit en cadeau son fusil au chef pour le décider à l'aller chercher. Ce fut peine inutile. "M. Furst, dit la relation, passa la nuit sur la neige, où Dieu seul put le garantir de la mort, car dans la cabane même, nous endurâmes un froid inexprimable, et ce ne fut que le lendemain, comme nous nous disposions à aller au-devant de lui, que nous le vîmes arriver".

Deux jours furent alors consacrés au repos. Pendant ce court espace de temps, ces malheureux qui n'oubliaient pas le serment fait à ceux qui étaient restés à la rivière au Pavillon, recouvrirent assez de leurs forces pour s'embarquer le premier mai et mettre le cap sur Mingan. Le P. Crespel fut le premier à y arriver. Le vent étant tombé en route, ce vaillant homme, dans sa hâte de faire expédier aussitôt que possible des secours à ses camarades, s'était fait mettre sur un canot d'écorce et l'avait pagayé seul, pendant l'espace de six lieues de mer.

M. Volant commandait le poste de Mingan. Il reçut ses compatriotes à merveille. Pas un instant ne fut perdu pour aller au secours de l'équipage de la Renommée: et une grosse chaloupe armée, et bien approvisionnée fut dépêchée sous son commandement.

M. Volant emmenait avec lui le P. Crespel, Furst et Léger.

Dès qu'ils furent par le travers de la rivière au Pavillon, une salve de mousqueterie fut tirée. Alors on vit quatre hommes, qui ressemblaient à des fauves, sortir du bois, se jeter à genoux, et tendre des bras suppliants vers la chaloupe. Les soins les plus empressés furent donnés à ces gens qui n'étaient plus que de véritables squelettes. Pendant les pérégrinations du P. Crespel et de sa troupe, ces pauvres matelots avaient enduré d'incroyables souffrances. Tour à tour ils avaient vu leurs camarades tomber, décimés, les uns par le froid, les antres par les maladies gangreneuses; tous par l'inanition. Les vivres finirent par manquer complètement. Alors on eut recours aux expédients. Tout passa pour la nourriture jusqu'aux souliers des morts que l'on faisait bouillir dans de la neige, puis griller sur la braise, et quand cette dernière ressource manqua, on se rejeta sur les culottes de peau. Il n'en restait plus qu'une, lorsque M. Volant était arrivé en sauveur, et devant ces inénarrables misères, ce dernier comprit toutes les précautions dont il fallait user. Des ordres sévères furent donnés pour qu'on ne distribuât que peu de nourriture à la fois à ces estomacs qui en avaient perdu l'habitude; mais malgré cela, l'un des survivants, un breton nommé Tenguy, mourut subitement en avalant un verre d'eau-de-vie, et la joie fit perdre la raison à Tourillet, un autre de ses camarades d'infortune.14 Quant aux autres, Baudet et Boneau—tous deux originaires de l'île de Rhé—ils se mirent à enfler par tout le corps, et la chaloupe de M. Volant fut changée en infirmerie, pendant qu'à terre, on s'occupait à donner la sépulture aux vingt et un cadavres qui marquaient l'endroit, où la première escouade des matelots de la Renommée avait passé son dernier hiver.

Note 14: (retour) Tourillet était contre-maître, du département de Brest.

Une modeste croix indiqua le lieu où ils avaient souffert, où ils s'étaient résignés, et où le sacrifice avait été consommé; puis, on reprit la mer, en côtoyant le rivage à distance, rapprochée et en remontant à petites journées, afin de découvrir les traces des gens du canot.

A quelques lieues de l'endroit où s'élève aujourd'hui le phare gardé par M. Pope, les gens de M. Volant découvrirent les corps de deux hommes qui gisaient sur la grève, non loin des fragments d'une petite embarcation. C'était tout ce qui restait, pour indiquer le sort des treize hommes qui avaient vogué de conserve avec la chaloupe de M. de Freneuse, jusqu'au moment où ce dernier les avait perdus de vue, en doublant par une grosse mer la pointe sud-ouest, le soir du deux décembre 1736.

Pendant le cours de ce récit, la lune s'était levée: elle éclairait de sa lumière mélancolique les flots qui doucement bruissaient sous la proue du Napoléon III. Déjà le matelot de vigie avait piqué le quart de minuit. Nous regagnâmes alors nos cadres, afin d'être plus frais et dispos, lorsque le maître d'équipage viendrait nous éveiller le lendemain, pour descendre à cette pointe ouest de l'île d'Anticosti, qui avait vu s'embarquer le P. Crespel allant chercher à Mingan la bonne nouvelle, pour la rapporter aux trois survivants de la Renommée.

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