Les îles: Promenades dans le golfe Saint-Laurent: Une partie de la Côte Nord, l'île aux Oeufs, l'Anticosti, l'île Saint-Paul, l'archipel de la Madeleine
IV.
L'ILE D'ANTICOSTI.
Dès sept heures du matin, le Napoléon III mouillait par le travers de la pointe ouest de l'Anticosti15 et le vent de terre nous apportait le bruit de la canonnade qui saluait notre arrivée. Les habitations du poste se pavoisaient de drapeaux et de banderolles en signe de réjouissance; et bientôt nous étions reçus à bras ouverts par le gardien du phare, M. Malouin, qui certes, ne s'attendait pas à la surprise que nous lui ménagions.
Note 15: (retour) Le mot Anticosti est indien et non espagnol (ante en face costa de la côte) comme l'ont prétendu certains étymologistes. Thévei appelle cette Ile Naticousti dans son Grand-Insulaire; Lescarbot Anticosti, et Haklûyt Natiscotee. "Ce dernier mot, remarque l'abbé Laverdière, se rapproche davantage de celui de Natas couel (où l'on prend l'ours) que lui donnent les Montagnais".
Un fort cheval normand attelé à une lourde charrette de roulage, aux roues peintes en rouge, était venu au devant de la chaloupe, et nous attendait avec de l'eau jusqu'au poitrail. La baleinière ne pouvait atterrir, et cet, ingénieux genre de locomotion exempta les pieds de nos seigneuries de venir en contact avec l'onde-amère qui, ce matin-là, était de ces plus, froides et de ces plus basses. Entassés pêle-mêle sur le véhicule amphibie, nous fûmes présentés en bloc à M. Malouin qui, tout en nous aidant à sauter sur la grève, nous dit du ton le plus cordial du monde:
—Soyez les bienvenus, messieurs!
Tout-à-coup, un passager s'avança vers lui, tête nue, et s'adressant au vieux gardien du phare lui dit d'un ton tremblant:
—Ne me reconnaissez-vous donc pas?
—Mais, oui, attendez. Cette voix.....? Oh! mon Dieu! c'est toi, mon fils!
Et enlacés dans les bras l'un de l'autre, ils se tinrent longtemps embrassés.
Depuis neuf ans le jeune Malouin était parti pour l'étranger, dans le but d'y tenter fortune. La Californie, qui a été le tombeau de tant d'autres, lui avait souri. Il revenait aujourd'hui partager ses épargnes avec son père, et dorer ses vieux jours de l'aurea mediocritas du poète. Dans le cours de ma vie aventureuse, bien des choses m'ont fait plaisir, jamais je n'ai éprouvé plus grand contentement du coeur, qu'au moment où ce vieillard et cet homme fait, oublieux des longues heures de la séparation, se jetèrent dans les bras l'un de l'autre pour pleurer de bonheur.
Il fallait se garder de venir rompre ce tête-à-tête, et bientôt nous nous éparpillâmes sur la grève, chacun se livrant à son plaisir favori: celui-ci faisant collection de coquillages, celui-là discutant géologie, cet autre se plaignant de ce que la sensation du roulis le suivait jusque sur le rivage. Quant à nous, guidés par un domestique, nous allâmes visiter le phare, belle lumière de second ordre, dont l'appareil a été construit en 1856 par la maison L. Sautter, de Paris.
Cent neuf pieds séparent le sol de la girouette. Le foyer de la lanterne, qui donne une lumière fixe et blanche, est à 112 pieds au-dessus du niveau des hautes eaux. De la galerie de la tour, l'oeil embrasse, par un temps calme, une des plus ravissantes marines du golfe Saint-Laurent. En temps de brume et pendant les tempêtes de neige, un coup de canon, tiré d'heure en heure indique aux gens du large l'approche de la pointe ouest. En cas d'accident, un dépôt de provisions où se trouvent six barils de farine, quatre barils de lard, huit barils de pois et six paires de raquettes, est mis à la disposition des naufragés qui ne sont pas les seuls à en profiter, si l'on en juge par ce qui est arrivé en 1874. Une bande de Terreneuviens avait hiverné dans l'île, et s'étant laissée surprendre par la famine, vint défoncer à coups de hache la petite maison qui contenait le précieux dépôt. Pendant quelques jours ces écumeurs firent bombance aux dépens du gouvernement de la Puissance, se contentant de se bourrer l'estomac autant que possible et de rire aux larmes des légitimes remontrances du gardien.
Comme tout n'est qu'antithèse ici-bas, à quelques arpents du dépôt qui contient tout ce qui peut rendre à la vie, le voyageur égaré trouve aussi le champ du dernier repos. Dans ce petit cimetière, dort, entourée de ses trois enfants, une pauvre mère dont l'épitaphe porte pour toute légende les mots:
ALICE WRIGHT.
September 22 years; 1865.
Rien de triste comme cette jeune femme abandonnée avec ses enfants dans cette solitude, et n'ayant pour tout regret que les gémissements du flot qui déferle à quelques pas.
Deux années plus tard, lors de ma troisième croisière dans le golfe Saint-Laurent, en faisant une nouvelle visite à cette tombe, en compagnie de plusieurs amis, nous vîmes que la mort, cette grande pourvoyeuse, avait envoyé une nouvelle compagne à la pauvre Alice Wright. C'était une petite fille de dix ans, du nom de Béliveau, qui, un matin de juin, s'en était allée jouer dans les bois d'alentour, pendant que ses parents défrichaient une terre nouvelle. Après les courses sur l'herbe, la cueillette des rares fleurs sauvages de l'île, et les chasses données aux petits oiseaux, la pauvrette se sentit fatiguée. Un nid de verdure s'offrait au milieu d'un taillis à quelques pas de là: elle s'y blottit pour ne plus se réveiller que parmi les anges; car son père, étant venu mettre le feu à ces broussailles, brûla vive sans le savoir son unique enfant!
Cette navrante histoire avait coupé la verve à mes compagnons de route, et maintenant que je songe à ces choses, je me rappelle que pour nous en distraire, nous acceptâmes la proposition du docteur de la Terrière, que nous avions trouvé sur l'île, en mission officielle. Le gouvernement l'y avait envoyé, avec l'ordre de vacciner tous ceux qui se présenteraient à lui; et comme il y avait chômage ce jour-là, armés chacun d'un long bâton ramassé sur la grève, nous étions allés pousser une reconnaissance à deux milles du phare, à la pointe des Anglais. C'est là qu'était, il n'y a pas longtemps, le siège principal de la compagnie Forsyth. Nous en avions déjà entendu dire monts et merveilles. Ces utopistes de la finance voulaient, ni plus ni moins, relier la baie d'Ellis à celle du Renard, par une route macadamisée longue de 120 milles. Des embranchements de chemin de fer sillonneraient l'île en tous sens. Le remuement de capitaux qu'entraînerait l'ouverture de cette voie, ferait de la pointe ouest à la pointe aux Bruyères un vaste champ en culture, et l'Anticosti réalisait la première, ce rêve de l'ami Dupont, qu'un poète a rendu avec tant de verve:
Là, de sa roue en feu le coche humanitaire
Usera jusqu'aux os les muscles de la terre;
Du haut de ce vaisseau les hommes stupéfaits
Ne verront qu'une mer de choux et de navets.
Le monde sera propre et net comme une écuelle;
L'humanitairerie en fera sa gamelle
Et le globe rasé, sans barbe ni cheveux,
Comme un grand potiron roulera dans les cieux.
Nous arrivâmes à cet Eldorado par un sentier couvert de pierre à chaux, une des seules richesses de l'île. De fois à autres, nous étions bien obligés de passer à gué quelques ruisseaux; où, appuyés sur nos gourdins, de renouveler le saut périlleux du vaillant compagnon de Cortès, de don Pedro de Alvarado qui, serré de près par les Mexicains, le soir de la nuit triste, et se trouvant en face d'un canal qu'il fallait traverser à la nage, ficha le fer de sa lance en terre, s'appuya fermement sur le manche, et franchit ainsi une distance qui ne fut égalée que plus tard, dans les contes de Perrault, par les fabuleuses, enjambées du petit Poucet.
En route, la causerie roula sur les extravagances de la compagnie Forsyth. En bon voyageur, j'ai contracté l'habitude de prendre un peu et de laisser beaucoup de ce qui se dit autour de moi. J'avoue qu'il me fallut ici abandonner cette habitude. Nous étions arrivés; et dans les vastes hangars qui s'élevaient devant nous, on avait entassé......
—Des pelles, des pioches, des charrues, des vivres, des habillements, enfin tout ce qui convient à de nouveaux colons, dira le lecteur prévoyant.
Nenni! homme prudent. A la place de ces, premières nécessités de la vie, on voyait pour des milliers de piastres de chevilles en fer pour les bottes, des masses, des enclumes, des perches de lignes superbes des marche-pieds de carrosses, des poignées de cercueils, une imprimerie; bric-à-brac impossible envoyé d'Angleterre par des gens qui avaient trompé la compagnie, et qu'il fallut revendre plus tard à des prix infimes. Notre lieutenant, LeBlanc, nous assura qu'en échange de cinq piastres il avait reçu des effets pour une valeur de quarante-cinq dollars parmi lesquels se trouvait un magnifique Ulster coat, qu'un loustic baptisa du nom de "sortie-d'hôpital". Au milieu de cette pacotille impossible, pendant que dans les vitrines s'étalaient des selles anglaises, des livrets d'hameçons et de mouches, des boucles de harnois, on avait oublié le nécessaire; et le lard se vendait une piastre la livre!
Autour de ces magasins, vides aujourd'hui, est venu se grouper un village assez propret, habité par des Acadiens et par quelques familles irlandaises. Nous y trouvâmes tout le monde en liesse. Chacun était endimanché. Ce petit Landerneau était en l'air, car ce jour-là un photographe avait fait son apparition dans ces endroits reculés. Ce noble représentant de l'art était une femme de l'Islet qui avait frété un goëleton, et se faisait accompagner par sa fille et par trois hommes d'équipage. Elle courait, pendant la belle saison, le Labrador et les îles du golfe, prenant le portrait de celui-ci pour trois gallons d'huile de loup-marin, échangeant la binette de celui-là contre de l'édredon, des oeufs d'oiseaux, confectionnant la caricature d'un troisième pour la valeur d'une peau de renard; bref, se tirant toujours d'affaire, et réussissant à faire louvoyer tant bien que mal sa goëlette sur les flots du Pactole. L'occasion, l'herbe tendre, et je pense, quelque diable aussi nous poussant, nous fîmes comme les autres. Nous eûmes la satisfaction de voir nos têtes, hâlées par le vent de mer, ressortir à côté du minois frais et éveillé d'une gentille Acadienne, mademoiselle Lelièvre qui, partie il y a quelques mois de la Grande Rivière, accomplissait ici une mission de dévouement et d'utilité publique. Enfermée pendant cinq heures, chaque jour, dans un cabanon en bois rond dont la porte était décorée d'une planche noire, d'où ressortait en lettres d'or le nom d'un navire naufragé, le Tanaro, elle faisait avec grand succès l'école á quarante-trois élèves; et rarement il est donné à des voyageurs de rencontrer des enfants plus propres, mieux élevés, répondant plus poliment, et saluant les passants avec plus de courtoisie.
C'est ici, à la pointe des Anglais, c'est-à-dire à une lieue de la pointe ouest, que M. Ferland place le principal établissement de Jolliet.
Jolliet! voilà un nom qui, avec celui du P. Marquette, éveille dans tous les coeurs français le souvenir des gloires du passé; de longues marches dans les solitudes de l'ouest; de nuits d'insomnie employées à se défendre contre les embûches de l'indien, les intempéries des saisons, les morsures des moustiques; d'interminables courses en canot d'écorce, entreprises dans le but de réaliser le grand rêve de la découverte du Mississipi.
Le voyez-vous, là-bas, debout comme un prophète,
Le regard rayonnant d'audace satisfaite,
La main tendue au loin vers l'Occident bronzé
Prendre possession de ce domaine immense,
Au nom du Dieu vivant, au nom du roi de France
Et du monde civilisé!
Jolliet! Jolliet! deux siècles de conquêtes,
Deux siècles sans rivaux ont passé sur nos têtes,
Depuis l'heure sublime où, de ta propre main,
Tu jetas, d'un seul trait sûr la carte du monde
Ces vastes régions, zone immense et féconde,
Futur grenier du genre humain.
Oui, deux siècles ont fui! La solitude vierge
N'est plus là. Du progrès le flot montant submerge
Les vestiges derniers d'un passé qui finit.
Où le désert dormait, grandit la métropole;
Et le fleuve asservi courbe sa large épaule
Sous l'arche aux piliers de granit. 16
Cinq ans après son voyage au Mississipi, Jolliet était créé seigneur de l'île d'Anticosti. Cette île lui était donnée "en considération de la découverte que le dit sieur Jolliet avait faite du pays des Illinois, dont il avait envoyé la carte, depuis transmise à monseigneur Colbert, ainsi que d'un voyage qu'il venait de faire à la baie d'Hudson dans l'intérêt et l'avantage de la ferme du Roy".
Dès lors, le nouveau suzerain s'occupa du soin d'améliorer les ressources de son fief en faisant, la traite avec le nord, et en chassant le loup-marin.
Ses actes ne sont plus signés que Jolliet d'Anticosti; et plus tard, un de ses fils se faisait appeler Jean Jolliet de Mingan. Six ans après avoir pris possession de son île, en 1681, un recensement cité par M. Ferland donne de curieux détails sur la famille du découvreur du Mississipi.
D'abord apparaît Louis Jolliet âgé de 42 ans; puis vient sa femme Glaire Bissot, fille de Normands de Pont-Audemer, âgée de 23 ans; puis leurs enfants, Louis âgé de cinq ans, Jean âgé de trois ans, Anne de deux ans et Claire d'un an. La maison du sire de céans se composait de six domestiques armés de six fusils, et Jolliet était propriétaire de deux bêtes à cornes et de deux arpents de terre défrichée.
Si l'on en croit Charlevoix, en donnant cette seigneurie à Jolliet, le roi de France ne lui fit pas un grand présent. Elle n'est absolument bonne à rien, remarque cet historien. Elle est mal boisée, son territoire est stérile, et elle n'a pas un seul havre où un bâtiment puisse être en sûreté. Les côtes de cette île sont assez poissonneuses; toutefois je suis persuadé, conclut Charlevoix, que les héritiers du sieur Jolliet troqueraient volontiers leur vaste seigneurie pour le plus petit fief de France.
Jolliet mourut très pauvre, en 1700, dans son Anticosti prétendent les uns, sur une des îles Mingan,—celle située devant le gros Mécatina, au Labrador-assure M. Henry Harrisse. Celui qui avait donné la moitié d'un hémisphère à la France; cet hydrographe du roy qui avait eu la patience de faire quarante-neuf voyages pour prendre connaissance de la rivière et du golfe, avant de dresser sa carte du Saint-Laurent; celui que la Grèce aurait mis au rang des dieux et que Rome aurait porté au Capitole; cet homme fut enfoui modestement par une main inconnue, sous une grève quelconque, n'ayant pour épitaphe que la page émue que lui à consacrée l'histoire reconnaissante.
O mon pays! que fais-tu donc de tes gloires? Crois-tu qu'un peuple se déshonore en érigeant des statues à des gens comme Jacques-Cartier, Champlain, de Maisonneuve, Joliette, Dollard et Montcalm?
Mais ces réminiscences du passé semblent m'entraîner loin de cet humble récit de voyage, et me faire oublier le phare de la pointe de l'Ouest où, au milieu de la canonnade qui nous avait accueillis le matin, j'avais remarqué la voix vibrante d'une pièce assise sur un affût de gazon. Ce canon ne ressemblait nullement à celui que le ministre de la marine fait livrer aux gardiens de lumière. C'était un spécimen de l'artillerie anglaise du XVIIe siècle, pièce longue, en fer battu, pesant 2,800 livres. Elle avait été ramassée, il y a une vingtaine d'années, sur les brisants qui font face au phare. A cette époque, elle était entourée de plusieurs autres canons qui, à marée basse, servaient aux chasseurs d'outardes et de canards pour les aider à défiler le gibier. Mais petit à petit, ces témoins muets d'une autre époque disparurent. L'an dernier, il ne restait plus que deux de ces puissants engins de guerre: encore, n'asséchaient-ils que lors des grandes marées, et ils finirent à leur tour par être entraînés en eau profonde, lors de la débâcle du printemps. M. Malouin m'assura, qu'au jusant de la grande mer le voyageur qui se promènerait en chaloupe dans les environs, apercevrait encore une foule de ces pièces qui détachent sur le vert sombre des algues marines leurs longs cous rouilles et couverts de coquillages.
Quel terrible drame s'est donc passé sur cette pointe de brisants? et qui jamais viendra raconter les péripéties de ce désastre?
Je l'ai dit, ces pièces d'artillerie sont anglaises, et elles ressemblent à s'y méprendre aux canons du XVIIe siècle que l'on montre encore dans la Tour de Londres. Ne serait-ce pas sur les récifs de la pointe ouest que le capitaine Rainsford, commandant une des frégates de l'amiral Phipps, serait venu se heurter et se briser en fuyant à pleines voiles cette ville de Québec, dans la cathédrale de laquelle, le comte de Frontenac avait pieusement suspendu le pavillon du contre-amiral anglais humilié et vaincu?
L'histoire du temps rapporte qu'il fit naufrage sur l'île Anticosti, où il réussit à débarquer avec quelques-uns de ses compagnons. Plusieurs se noyèrent en voulant prendre terre trop précipitamment; et comme les survivants n'avaient que peu de provisions, il fut entendu que la ration de chaque homme serait de deux biscuits, une demi-livre de lard, une demi-livre de farine, une pinte et quart de pois et deux petits poissons. Quelques épaves du navire leur servirent à élever une hutte, où ils s'installèrent tant bien que mal, jusqu'à ce que le froid et le scorbut fussent venus éclaircir leurs rangs. Le premier qui mourut fut le chirurgien. On l'enterra le 20 décembre 1690; et quarante hommes le suivirent en quelques semaines. La faim de ces malheureux était extrême. Nuit et jour, les plus faibles étaient obliges de se cacher ou de veiller, crainte de se voir voler leur maigre ration ou d'être assommés et mangés par les plus forts. Un jour, un matelot irlandais enfonça, malgré les protestations de tous, le dépôt à provisions, et mangea à lui seul dix-huit biscuits, ce qui le fit tellement enfler que, deux heures après, il faillit crever comme une peau de bouc. Enfin, à bout de ressources et d'expédients, cinq des matelots de Rainsford se décidèrent, le 22 mars 1691, à mettre en mer une petite chaloupe échappée au naufrage et qu'ils avaient calfatée le mieux possible. Ils mirent le cap sur Boston, où ils arrivaient à demi-morts d'épuisement, après trente-cinq jours de navigation. Un navire de guerre fut expédié de suite au secours de Rainsford; et ces naufragés décimés par la misère, ne furent tirés de leur triste position que par un miracle,—c'est le capitaine qui l'assure lui-même,—plus heureux en cela que bien d'autres de leurs camarades qui périrent au nombre de plus de mille, soit dans le golfe Saint-Laurent, soit dans la mer des Antilles, où leurs vaisseaux avaient été pourchassés par l'ouragan.
Le secret du capitaine Rainsford n'est pas le seul que la tempête ait confié à la discrétion, des brisants de la pointe ouest de l'Anticosti. Mon interlocuteur, à qui je rappelais les déboires de l'amiral William Phipps, m'apprit à son tour, qu'un matin, en sortant du phare, il avait trouvé sur la grève un brigantin, la quille en l'air, et tout son monde noyé à bord.
Oh! combien de marins, combien de capitaines
Qui sont partis joyeux pour des courses lointaines,
Dans ce morne horizon se sont ensevelis!
Combien ont disparu, dure et triste fortune!
Dans une mer sans fond, par une nuit sans lune,
Sous l'aveugle Océan à jamais enfouis.
Combien de patrons morts avec leurs équipages!
L'ouragan de leur vie a pris toutes les pages
Et d'un souffle il a tout dispersé sur les flots!
Nul ne saura leur fin dans l'abîme plongée,
Chaque vague en passant, d'un butin s'est chargée;
L'une a saisi l'esquif, l'autre les matelots 17.
Une journée charmante s'était écoulée en études, en récits et en pérégrinations. M. Malouin voulut nous offrir à souper. On avait tué le veau gras en l'honneur du retour inespéré de son fils, et cette excellente réception devait terminer notre relâche comme elle avait commencé. Pour cette fois, c'était à mon tour d'être agréablement surpris.
Nous étions au salon. D'une main distraite je feuilletais un album de photographie, pieux legs laissé à la famille du gardien par une de ses filles devenue religieuse. Tout-à-coup mes yeux tombèrent sur le portrait de ma soeur aînée Augusta qui avait été l'amie de mademoiselle Malouin. Aussitôt cette joyeuse trouvaille me ramena aux joies de la famille absente. Mon oeil se mouilla au souvenir de ceux qui m'aiment, et tout rêveur je restais là, en contemplation devant cette douce vision qui hélas! ne devait faire que passer sur terre. Quel est donc le poète qui a dit:
Les chemins d'ici-bas vont tous au cimetière?
A quelque temps de là, ma sainte soeur, ma douce Augusta nous quittait, le sourire de l'espérance et de la résignation sur les lèvres.
Ainsi doit s'engloutir notre frêle existence.
......... ........ ....... ....... ........ ......
Et de nos souvenirs rien ne sera resté
D'autres enfants chéris...........................
Fouleront sous leurs pieds nos tertres funéraires
Et ne penseront pas que nous avons été.
Car tout disparaîtra, les parures, les grâces,
Les danses et les jeux, les innocents plaisirs;
Et le temps de son aile emportera nos traces
Comme l'aile des vents emporte nos soupirs. 18
La rude voix de LeBlanc vint faire diversion à mes pensées, en nous criant que la chaloupe était prête. Il fallait partir: le Napoléon III était déjà sous vapeur. Notre pavillon salua. Une salve lui répondit du rivage; et deux heures après nous passions devant Ellis Bay, mieux connue de nos navigateurs canadiens-français sous le nom de baie de Gamache.
Les souvenirs que Louis Olivier Gamache a laissés dans le golfe Saint-Laurent sont des plus vivaces. Les combats de Le Moyne d'Iberville et de ses rudes matelots; les aventures du baron de Saint-Castin; les désastres de Phipps et de Walker seront depuis longtemps oubliés de la foule, quand les caboteurs et les mariniers canadiens-français se raconteront encore le soir, au pied du grand mât, les merveilleux exploits de Gamache. Dans cent ans et plus, ils se diront la manière dont il s'y prenait pour faire la contrebande des fourrures, en évitant les croiseurs de la Baie d'Hudson; ses tours incroyables; et ses relations avec le malin esprit qui lui obéissait comme un mousse, et poussait la condescendance jusqu'à souffler dans ses bonnettes et ses perroquets, pendant que la proue du mystérieux navire du capitaine canadien glissait sur une mer polie comme l'acier.
Le héros de ces récits du gaillard d'avant, Louis Olivier Gamache est né à l'Islet en 1784, d'une famille originaire des environs de Chartres. Il débuta sa longue vie par l'école de la garcette. Matelot dans la marine anglaise, son enfance se passa à courir le monde; mais ces excursions lointaines finirent par le blaser. Après avoir essayé un petit commerce le long de la côte de Rimouski, Gamache vint se fixer dans l'île d'Anticosti, et le farouche aventurier ne tarda pas à se faire reconnaître comme le souverain absolu de cette solitude. Du fond de sa baie, où il cultivait quelques arpents de terre, élevait quelques animaux, et faisait la pêche en grand, l'ancien matelot dirigeait des excursions sur la côte nord, trafiquait avec les Montagnais, et se moquait surtout du monopole de la Compagnie de la baie d'Hudson. Si l'hospitalité de Gamache était proverbiale, ses excentricités ne l'étaient pas moins; et jointes à sa vie solitaire et à sa mort mystérieuse, elles donnèrent naissance aux légendes qui se racontent encore sur son compte. Pas n'est besoin d'ajouter qu'à bord longues-vues, jumelles avaient été mises en réquisition pour regarder un coin de cette terre illustrée par maître Gamache. Mais hélas! la maison qu'avait habitée le célèbre marin était brûlée. Nous ne vîmes qu'un pâté de maisonnettes groupées près de ses ruines, et des enfants jouer et folâtrer à deux pas de la tombe de celui qui fut si longtemps le croque-mitaine du golfe Saint-Laurent.
Poussés par la marée et par la vapeur, nous arrivâmes bientôt en face de la pointe sud-ouest de l'île. C'est là que se trouve situé le plus ancien phare de l'Anticosti. Bâtie en 1831, cette tour circulaire, recouverte de bois blanchi, mesure une hauteur de cent pieds, et une minute d'intervalle s'écoule entre chaque éclat de la lumière, qui est visible entre les points nord-nord-ouest-quart sud au sud-est et est.
Le temps était superbe. Tout près de nous la mer venait mourir au pied d'un quai naturel, taillé par la vague dans un immense banc de calcaire gris, où les fossiles pullulent; et pendant que chacun s'éparpillait sur la grève, j'eus à loisir le temps de collectionner des coraux et des coquillages.
Au point de vue géologique l'île d'Anticosti est un trésor inappréciable pour l'amateur. Un paléontologiste, mort depuis, M. Billings écrivait au regretté sir William Logan, que le groupe de cette île était composé de lits du passage silurien inférieur et superposé simultanément avec le conglomérat d'Onéida, le grès de Médina, le groupe Clinton des géologues de New-York et la formation Caradoc d'Angleterre.
A l'appui de cette théorie, un des employés du bureau des géologues canadiens, M. Richardson,19 assurait qu'après avoir fait une étude minutieuse de cette île, il était arrivé à la conclusion qu'elle se composait "de calcaires argileux ayant 2,300 pieds d'épaisseur, régulièrement stratifiés par couches conformes et presque horizontales. Tous ces faits tendent à prouver, ajoute-t-il, que ces strates ont été précipitées au fond d'une mer tranquille, en succession non-interrompue, pendant la période où les parties supérieures du groupe de la rivière Hudson, le conglomérat d'Onéida, le grès de Médina et le groupe Clinton étaient en train de se déposer dans cette partie de l'océan paléozoïque qui constitue maintenant l'État de New-York, et quelques-unes des contrées adjacentes. Si cette manière de voir est exacte, les roches d'Anticosti deviennent alors très-intéressantes, parce qu'elles nous procurent, avec une grande perfection, une faune jusqu'ici inconnue à la paléontologie de l'Amérique septentrionale. En songeant à la grande épaisseur des sédiments entre les groupes de la rivière Hudson et de Clinton, on se convainc que leur déposition a occupé un laps de temps considérable; et comme le conglomérat d'Onéida n'est pas fossilifère, et que le grès de Médina ne fournit que quelques espèces peu marquées, nous avons été jusqu'à présent presque sans moyens de connaître l'histoire des mers américaines de cette époque. Les fossiles de la partie moyenne des roches de l'Anticosti remplissent exactement cette lacune, et nous procurent les matériaux nécessaires pour relier le groupe de la rivière Hudson à celui de Clinton, par les lits de passage, contenant les fossiles caractéristiques des deux formations, associés à plusieurs espèces nouvelles qui ne se présentent ni dans l'un ni dans l'autre de ces groupes."
Au nombre des découvertes faites par M. Richardson, se trouvent certains fossiles, désignés par M. Billings sous le nom de genre beatricea. Ils ont, dit-il, la forme d'arbre, et furent recueillis, par le premier, dans les terrains siluriens inférieurs et moyens de l'île. Ces plantes, d'après la description de ce savant voyageur, se composent de tiges presque droites, d'un pouce à quatorze pouces de diamètre, perforées sur toute l'étendue par un tube cylindrique et presque central; en dehors de ce tube se rencontrent de nombreuses couches concentriques, semblables à celles d'un arbre exogène.
A l'est de la rivière au Saumon, sir William Logan assure qu'il se présente un escarpement de soixante pieds de hauteur, dans lequel des troncs abattus de ce fossile avancent en dehors de la falaise. Leurs extrémités circulaires et l'orifice qu'ils ont au milieu, donnent à cette côte l'aspect d'une citadelle hérissée de gueules de canons, et les voyageurs frappés de cette ressemblance n'ont pas cru mieux faire, qu'en donnant à cet endroit le nom de Pointe-à-la-Batterie.
Que de raretés scientifiques doivent se trouver cachées ainsi sous ces bancs de calcaire, et attendent là, depuis des milliers d'années, les études et les recherches de la curiosité et de la patience humaines! Petit à petit, sans se hâter, elles révèlent leurs mystères chaque jour; et dernièrement encore un pêcheur, en voulant entrer dans une des criques qui bordent ce paradis de géologie, trouvait, à son grand étonnement, une énorme baleine entièrement pétrifiée et dans un parfait état de conservation.
Tout en collectionnant ainsi un peu partout et un peu de tout, notre promenade nous, conduisit jusqu'à la tour, et là nous fîmes connaissance avec son gardien, M. E. Pope, qui nous fit l'accueil des gens de sa race, et nous offrit cette hospitalité écossaise que les sceptiques prétendent reléguée à tout jamais, au fond du libretto de la Dame Blanche. Sa famille se trouvait réunie dans la vaste cuisine du phare, dont le parquet était en pierre. Une épave de bois flotté flambait dans l'âtre; et çà et là des trophées de chasse, des ailes d'aiglons, des têtes d'ours, des carabines et des engins de pêche relevaient la couleur sombre de la boiserie. Une fenêtre entr'ouverte laissait voir un coin de paysage qui ne manquait pas de charmes: tout autour de nous respirait la santé et le bien-être. Il nous paraissait évident que M. Pope possédait un secret qui manque à bien des gardiens de phare. Où plusieurs de nos compatriotes auraient senti les étreintes de la solitude et de la gêne, cet homme essentiellement pratique réussissait à se créer une aisance relative. Ses champs étaient défrichés et bien fumés; ses étables pleines; ses vignots couverts de morues, et ce qui surprenait surtout les gens de l'île, au bout d'un an ses vaches ne mouraient pas de ce mystérieux catarrhe qui emportait toutes les bêtes à cornes de l'Anticosti. Elles seules, avaient le privilège de vivre et d'attendre à point le pot-au-feu. Un joli yacht se balançait dans la baie au milieu d'une escadrille de berges destinées à faire la pêche sur les fonds: bref, M. Pope avait fait fi du dicton favori de grand nombre de ses collègues, qui se laissent aller à l'apathie et répondent à ceux qui essayent de les en tirer:
—Bah! à quoi sert de défricher la terre, d'exploiter la mer ou de se créer de nouvelles occupations? Nettoyons, allumons, éteignons notre phare aux heures réglementaires, et pendant que vogue ainsi la galère, croisons-nous les bras. Notre salaire n'est-il pas gagné? Gardons-nous bien surtout de faire valoir ce qui nous entoure et qui n'est à personne. Ce serait travailler pour son successeur; et la vie est trop courte pour s'amuser ainsi.
M. Pope a cru devoir prendre un autre genre d'égoïsme. Sa lumière est en ordre, ainsi que ses champs, ses étables, ses exploitations. Tout en faisant son devoir, il ne rougit pas d'employer le temps de manière à laisser à ses enfants une fortune assez rondelette, qu'il leur léguera un jour avec l'amour de l'économie et du travail.
A quelques arpents du phare de la pointe sud-ouest se trouve la cabane d'un pauvre colon du nom de Fortin. Il vint nous demander si nous avions un prêtre à bord.
—Depuis trois ans, nous disait-il, ma femme et moi nous n'avons pas entendu la messe. C'est une bien grande privation pour un catholique!
Il devait se passer encore trois longues années avant que le pieux désir de Fortin pût se réaliser.
Ce fut un des aumôniers de notre troisième croisière, M. l'abbé Marcoux, qui eut le bonheur de s'acquitter de cette mission, et d'offrir le saint sacrifice dans cet humble cabanon, pendant qu'un de ses confrères changeait la hutte voisine en confessionnal.
En me reportant ainsi vers le passé, je me rappelle la surprise qu'éprouva Agénor Gravel, en retrouvant parmi les plus fervents pénitents de l'île, une de ses vieilles connaissances, le père Luc Marolles.
Depuis trente six ans le père Luc habitait l'Anticosti. Il avait été l'ami de Gamache; avait trappé et couru en tous sens les bois et les rivières de l'île. Ce n'était pas à ce métier-là, paraît-il, que saint Augustin recueillit les notes qui servirent plus tard à rédiger sa Cité de Dieu. Ce qui venait à l'appui de cette hypothèse, c'est que des mauvaises langues prétendaient avoir vu le père Luc tituber, comme Noé dans ses plus belles vignes. D'autres avaient ouï-dire, qu'il ne se gênait pas de jurer comme un payen. Mais ces commérages n'avaient plus leur raison d'être. Celui que nous avions quitté épervier, plus tard nous devions le retrouver colombe: et le père Luc dépouillé du vieil homme, et fier d'avoir mis en liesse tous les justes du paradis, a continué depuis à être l'exemple de l'île.
La première fois que nous le rencontrâmes chez M. Pope, il vint nous donner sans façon une vigoureuse poignée de main, et causer des dernières nouvelles.
Comme d'habitude, elles ne roulaient que sur des histoires de naufrage:
—Tenez, messieurs, nous disait-il, en nous indiquant du doigt une pointe sombre qui se perdait sous l'horizon: voyez-vous, là-bas, cette langue de terre qui touche à la rivière Observation? Un brick est venu y faire côte, en décembre dernier. Il neigeait à ne pas voir le bout de son nez: l'équipage était à demi gelé; et ce ne fut qu'après des efforts inouïs qu'il parvint à descendre à la mer une de ses chaloupes. A peine cette embarcation eût-elle franchi trois encablures qu'elle se prit à talonner. Fous de peur, se croyant sur les brisants, ses matelots remirent le cap sur leur brick naufragé, et vinrent se faire écraser par la mer, le long des flancs du navire. Sept matelots et le capitaine périrent ainsi; pendant que le second, accompagné d'un de ses hommes, furent rejetés à la mer par le contre-coup. Ils nagèrent ferme: mais la vague les porta malgré leurs efforts, vers le récif où la baleinière avait touché. De rechef ils se croient perdus, lorsqu'une lame en se retirant ne leur laisse de l'eau qu'à la ceinture: puis venant les reprendre, elles les lance sans connaissance sur ces cayes qui les avaient tant effrayés un quart d'heure auparavant, et qui n'étaient autre chose que le rivage! Dès le petit jour, en se rendant à la rivière, le second trébucha sur le corps mutilé de son capitaine: il était venu atterrir pendant la nuit.
Quant aux autres, je les retrouvai tous le lendemain; et parmi eux un nègre qui s'était noyé la tête en bas, le pied droit pris entre un chaînon de l'ancre et l'écubier.
Tout en causant ainsi, le père Luc nous avait entraînés du côté du petit cimetière, situé près de la tour. Un enclos en bois peint y renferme le tombeau destiné aux Pope, et qu'occupent déjà deux membres de cette honorable famille.
Un peu plus loin, sont entassés pêle-mêle, sous des monticules de tourbe couverts de ronces, les corps des vingt et un naufragés, faisant partie de l'équipage du "George Channing," navire anglais qui vint à la côte en 1830. Neuf de ces malheureux sont couchés dans une même fosse. Une épitaphe se dresse sur ce morne charnier. Elle consiste en une planche, sur laquelle une main amie a gravé avec la pointe d'un couteau ces lignes, que je reproduis textuellement:
To
the memory
of
DAVID CORMACK GEORGE MILLER
who departed this life on the
22 December 23 December
aged 25 aged 51
having been shipwrecked in the OTTAWA, London
2d December 1835.
Erected by the remaining survivors of the crew.
Jamais de ma vie je n'ai vu quelque chose de plus triste et de plus navrant que ces tombes d'inconnus qui demeurent là sans prières; et pour oublier ces tristesses, nous prîmes le parti de nous rendre à la gracieuse invitation de madame Pope. Chez elle une charmante surprise nous attendait. Sur une table, au milieu du salon de la tour, étaient éparpillés une foule de croquis, d'études et de dessins signés par mademoiselle Grâce Pope. Ces ébauches indiquaient non-seulement les plus heureuses dispositions pour la peinture, mais elles prouvaient que cette enfant de treize ans avait un talent remarquable pour l'art statuaire. On nous fit voir un modèle en argile d'une matrone romaine agenouillée, qui certes, par l'élégance de la draperie, la pureté des lignes et la finesse du travail, n'aurait pas fait honte aux débuts de certains artistes à la mode. Les uns admiraient j'étais du nombre. D'autres hasardaient de timides conseils. Pendant ce temps-là, madame Pope faisait à ses hôtes une distribution de zoophytes, de coquilles, et ce ne fut que lorsque nous eûmes repris la haute mer, que nous pûmes compter nos trésors, et bien nous rappeler les attentions délicates de cette hospitalité.
Notre départ avait été précipité. Du haut du phare, le capitaine avait vu un banc de brume se former à l'horizon, et à peine avions-nous couru une bordée au large, qu'il fallut capéer. Déjà le brouillard nous enveloppait, pour ne plus nous quitter qu'après quatre-vingt-sept heures.
Rien de triste comme cette nuit en plein jour qui parfois, ne permet pas à un matelot de distinguer son voisin sur le pont. Autour de lui, tout est nuageux, opaque. La mer est là, qui confond ses teintes grisâtres avec le ciel fumeux: et sans le monotone clapotis de la vague qui se brise sur le flanc du navire, l'homme à la roue croirait que son capitaine le fait voguer vers le néant.
Au milieu de ce chaos, nous devions nous orienter et veiller au plus près: on se trouvait sur la route la plus fréquentée par les navires. La brise fraîchissant vers la tombée de la nuit, les vigies furent doublées. Une houle grosse et longue nous balançait au milieu du rideau de crêpe qui ne cessait de nous couvrir; et toujours facétieux, Agénor Gravel, qui se souciait fort peu des collisions, profita de l'occasion pour donner du courage à un passager, en lui assurant qu'avec un vapeur en fer, de la force du Napoléon III on était certain de couler n'importe quel voilier qui viendrait se mettre par notre travers.
Pendant quatre-vingts heures nous eûmes sur les yeux l'impénétrable tissu du brouillard. Quelquefois le soleil perçait en curieux ce dôme de brume, dont nous étions le centre. L'azur du ciel nous apparaissait alors dans toute sa splendeur sereine, mais ce n'était que pour nous renouveler le supplice de Tantale. Tout aussitôt, la voûte sombre se refermait sur notre grand mât. D'abord, ce n'étaient que de légers flocons de fumée qui tachetaient rapidement le fond de saphir. Puis des teintes laiteuses, se groupèrent petit à petit autour du disque solaire. D'éblouissante, la lumière devint pâle peu à peu: elle passa au jaune blafard, au roux; puis elle alla s'amoindrissant, jusqu'à ce que le brouillard plus dense et plus entêté que jamais, eût ramené la tristesse sur nos fronts, en étouffant le soleil dans sa chape de plomb.
Je ne le cache pas, ce fut avec un sentiment d'indéfinissable plaisir que nous débarquâmes à la pointe sud. Plongés dans cette demi-obscurité, ne respirant que moiteur et humidité, la vie du bord était devenue pour nous d'une monotonie désespérante. Invariablement, la conversation roulait sur le vent qu'il faisait, et sur celui qui soufflerait le lendemain. L'oeil se fatiguait à interroger l'horizon qui restait muet. Les uns avaient un faible pour le baromètre, et le consultaient constamment. D'autres n'avaient foi que dans les sondages, et se dressaient à chaque instant, comme des points d'interrogation, devant l'officier chargé de cette délicate opération. Le soir, chacun s'endormait du sommeil du juste, en faisant des rêves, dont les moins farouches leur montrait le Napoléon III passant à toute vapeur sur le corps des navires, assez imprudents pour se trouver sur son passage.
Dès le petit jour, une seule interrogation partait de tous les coins du carré:
—Raphaël, quel temps ce matin?
—De la brume, messieurs, encore de la brume, toujours de la brume! répondait le maître d'hôtel, tout en veillant à ce que la table fût préparée pour le déjeûner.
Et les heures, succédaient ainsi aux heures, sans que le jour pût voir le jour.
Nouveau Lazare, le soleil enfin quitta son linceul! Il était là, se mirant dans la mer; et nos yeux purent se reposer sur autre chose que sur l'insaisissable. Ils avaient devant eux le phare de la pointe sud, tour blanche, hexagone, qui atteint soixante-quinze pieds de hauteur, et dont la lumière blanche placée à cinquante-quatre pieds du sol donne un éclat toutes les vingt secondes. Près de là, se trouvaient groupées quelques maisonnettes, dont l'une, trop petite et mal construite, est destinée au gardien, et l'autre renferme un engin à vapeur qui, pendant les tempêtes de neige ou par les temps obscurs et brumeux, fait résonner un sifflet dix secondes par minutes.
La garde du phare de la pointe sud est confiée par le ministère de la marine à un homme aussi instruit qu'énergique, M. David Têtu. Grand, les épaules légèrement voûtées, l'oeil doux et serein, possédant un poignet de fer et une santé à toute épreuve, notre ami nous représentait à merveille le type du canadien-français de jadis; et cet esprit chevaleresque et aventureux qui, n'obéissant qu'à son impulsion, et ne se laissant guider que par son flair et par ses connaissances, parcourait en tous sens le continent américain, y faisant des découvertes merveilleuses, et ne revenait au pays, que pour léguer à d'antres son amour du voyage, de la liberté et de l'inconnu. Ce fut dans une de ses longues promenades sur la côte du Labrador que David Têtu découvrit ces fameux gisements de sable qui, bien exploités, donneraient les plus beaux minerais magnétiques du monde. Ce fut aussi grâce à son courage, que les maraudeurs de Saint-Alban purent échapper aux limiers qui les traquaient comme des fauves. Rendez-vous avait été pris au milieu de la nuit sur le pont de glace, en face de Québec. Là, un homme se faisait reconnaître de Têtu, au moyen d'un signe accepté, et ils devaient alors se remettre aveuglément à sa discrétion. Malheureusement, les confédérés s'égarèrent sur le fleuve. Ce ne fut qu'au point du jour, qu'ils purent rejoindre leur guide près de la pointe de l'île d'Orléans, Sons sa conduite, ils descendirent en voiture le long de la côte nord jusqu'au Saguenay; puis à pied jusqu'à Moisïe, ou, au printemps, ils s'embarquèrent sur une goélette que Têtu commanda pour l'occasion. Cet excellent marin, profitant alors d'une tempête qui rendait la mer intenable, put courir déposer ses passagers à bord d'un croiseur qui les attendait dans le golfe.
L'esprit d'aventure, le goût de la solitude faisaient de notre ami, un homme on ne peut plus apte à remplir les fonctions de gardien de lumière. Les longs quarts de nuit qu'il lui fallait faire, lui permettaient de se livrer à ses études favorites sur l'histoire naturelle. Il aimait son phare comme un chasseur d'Afrique aime son cheval arabe. Une partie de la journée se passait à, l'astiquer et à le mettre en ordre; puis, quand la besogne était terminée, quand l'hiver était venu et que sa lumière avait été éteinte—le vingt décembre—alors commençait la saison des chasses et des explorations. Vite, on, chaussait les raquettes. Les fusils étaient démontés et nettoyés, les pièges éprouvés, et bientôt, le jarret solide et alerte, enveloppé dans une chaude vareuse, on voyait Têtu, la carabine sur l'épaule, portant avec lui des provisions pour plusieurs jours, prendre la lisière du bois ou le long de la grève, et aller déclarer une guerre sans merci aux loutres, aux ours et aux renards gris, rouges, noirs, et argentés. Rarement ce nouvel Oeil-de-Faucon revenait bredouille; et plus sa chasse ou sa pêche avait été abondante, plus ses voisins et ses amis, les pauvres, s'en ressentaient. Alors fourrures précieuses, morceaux de venaison, grosses pièces, truites monstrueuses, tout passait entre les mains de cet homme, qui se souciait fort peu, en ce temps-là, de savoir ce que sa gauche ou sa droite faisaient.
Le soir au coin du feu, maints trappeurs racontent encore les histoires merveilleuses de ce pêcheur habile et de ce chasseur adroit; mais nulle à mon avis ne vaut celle de l'ours tué au vol.
Têtu avait ouï-dire qu'une baleine morte était venue atterrir à quelques lieues de son habitation. En homme qui sait profiter du vieux dicton—aide-toi, le ciel t'aidera—il part, accompagné de Crispin, son domestique, bien décidés tous deux à tirer du cétacé toute l'huile qu'il pourrait rendre. La nuit tombait lorsqu'ils arrivèrent au lieu de l'échouage; et comme avant de camper, Têtu tenait à être renseigné sur la valeur de l'épave, les chasseurs se dirigèrent du côté de la baleine. Ils avaient été devancés par des rôdeurs de grève encore plus alertes qu'eux: et deux ours noirs s'en donnaient à coeur joie, le museau plongé dans les flancs du monstre, mangeant comme deux clercs échappés de carême, et ne s'interrompant de fois à autre que pour respirer longuement, et pour lécher leurs babines toutes ruisselantes de lard.
Le domestique de Têtu était devenu pratique au contact de ce maître.
—M. David, lui dit-il doucement, en glissant une balle dans son fusil, permettez-moi de tirer le plus gros? J'ai besoin d'une robe de carriole, lorsque je retournerai chez moi, à l'automne. Et ma foi! plus d'un faraud m'enviera cette peau d'ours, lorsque le dimanche, mon cheval m'attendra à la porte de l'église de Berthier.
Sa vie de trappeur, autant qu'une certaine fable de Lafontaine, avaient mis Têtu au courant des habitudes rusées de maître Ursus. Aussi, fit-il signe à son compagnon de ne pas trop se presser de tirer. L'ours, dont la fourrure soyeuse devait orner l'arrière d'une des carrioles de Berthier, se présentait mal; et puisque Crispin tenait absolument à celui-là, il fallait attendre le moment favorable, pour le prendre à l'oeil ou au coeur.
Mais la chanson de Nadaud aura toujours raison:
L'ambition perd les hommes.
Crispin, rendu nerveux par l'appât du butin, venait d'épauler. V'lan! le coup part. La balle ricoche sur le museau de l'ours, et va, comme Jonas se perdre dans le ventre de la baleine. Le second ours, plus gourmet et sans doute de meilleure famille que son camarade, avait réussi, pendant le colloque des chasseurs, à se hisser sur le dos du cétacé. C'était sa manière à lui de mettre la main au plat. La détonation du fusil le surprit là; et tout effrayé, perdant la tête comme Balthazar au milieu de son festin, mais ayant moins de décorum que ce roi, il s'élança dans l'espace, où la balle de Têtu vint le rejoindre. Celle-ci l'envoya rouler roide mort sur le dos de son compagnon qui, hurlant de douleur, le museau haché par la balle de Crispin, et surpris par cette avalanche d'un nouveau genre, prit le bois au galop, laissant le propriétaire de la petite carriole de Berthier réfléchir à la philosophie de ces deux vers, que Têtu prenait le malin plaisir de lui répéter, en rechargeant sa carabine:
.....................il ne faut jamais
Vendre la peau de l'ours qu'on ne l'ait mis par terre.
David Têtu avait reçu de la nature certains talents de société qui, sur l'île d'Anticosti, ne sont pas à dédaigner. Tour à tour cordonnier, mécanicien, inventeur, zoologiste, géologue, lettré, homme du monde, cordon bleu et trappeur, il avait su donner à la maison qu'il habitait le cachet de ses occupations multiples. Aux murs étaient accrochés des canardières, des pistolets, une carabine, un fusil de rempart et des perches de ligne. Dans un coin, on voyait un coffre de pharmacie sauvé du naufrage du Shandon. Tout se coudoyait dans sa petite bibliothèque, depuis le Cornhill Magazine, l'almanach de Raspail, jusqu'à l'Imitation de Jésus-Christ et un traité d'entomologie. Une courte-pointe en fourrure couvrait un lit de sangle, auprès duquel se dressait une table de nuit surchargée de boîtes de fossiles et de paperasses, où le maître, au moment où nous entrions, venait d'insérer ses dernières observations météorologiques, et sur lesquelles il avait négligemment jeté, en guise de presse-papier, une énorme défense de morse.
Inutile de peindre la joie de Têtu en nous apercevant. Quoique beaucoup plus âgé que moi, il avait été mon compagnon d'enfance, et bien qu'un mois de causeries n'eût pas suffi pour nous dire tout ce que nous avions vu et appris depuis une séparation de douze ans, il fallait subir les exigences de la consigne, et le laisser libre de son temps. Nous n'avions que cinq heures devant nous pour ravitailler ce phare. Mais avant d'aller sur la grève prendre livraison de ce que lui expédiait le ministère de la marine, Têtu donna des ordres pour faire préparer en notre honneur, une chasse aux homards.
Cette chasse se fait au moyen de chiens de Terreneuve qui plongent et vont à marée basse, chercher ces délicieux crustacés dans ces herbes marines que Denys appelait des plantins, et que les pêcheurs du golfe ont baptisées du nom de prairies à homards. Enfoncés dans d'énormes bottes sauvages, que l'on avait eu la complaisance de nous prêter, et armés chacun d'un panier et d'un bâton, au bout duquel était fixé un crochet de fer, nous cheminions dans l'eau et suivions de point en point les instructions de notre guide. Il fallait marcher à pas comptés et avoir l'oeil vif, pour distinguer dans cette herbe verte qui suivait les ondulations de la mer, la carapace noire ou les longues serres de ceux que nous cherchions. En voyions-nous un: vite nous plongions notre engin de pêche pour tâcher de l'attraper. Mais prompt comme l'éclair, le crustacé nous avait dépassés d'un coup de queue, et la chasse était à recommencer, aux grands éclats de rire de notre guide. Celui-ci, plus expert, n'avait qu'à glisser hypocritement son croc sous le ventre de la pauvre bête, à la chatouiller quelques secondes, puis à l'envoyer rejoindre brusquement la douzaine et demie de camarades qui, tout abasourdis par leur changement de garnison, se livraient à la plus excentrique des manoeuvres pour sortir de leur prison d'osier. Quant aux terre neuves, ils n'y mettaient pas tant de façons. Dès qu'ils avaient flairé un de ces malheureux homards, ils le happaient hardiment et allaient le déposer sur la grève.
En mer, cinq heures peuvent apporter bien des changements. Le temps, qui s'était mis au beau, fut de nouveau gâté par l'impitoyable brume. A tire d'aile, elle accourait du large. La houle s'était refaite; elle devenait creuse, et bien qu'elle n'offrît aucun danger, comme la baleinière remorquait une longue échelle, et que le vent soufflait dans une direction opposée à la marée, nous arrivâmes couverts d'embruns au Napoléon III.
En accostant, les hommes se défendirent mal. Nous faillîmes emplir; et la vague poussa l'impudence jusqu'à s'approprier la casquette d'Agénor Gravel, qui s'en vengea, en parodiant le fameux vers de Racine:
Le flot qui l'emporta recule épouvanté.
L'alexandrin de Théramène fut la seule oraison funèbre que reçut cette vieille amie de vingt ans.
En voyant venir le brouillard, Têtu craignit que nous eussions quelques difficultés à retrouver la route du steamer; et, prenant sa boussole, il avait tenu à nous faire la conduite. Fermement assis sur le banc d'un esquif long de dix pieds, qu'il gouvernait comme une plume au moyen de deux légers avirons, il vint ainsi jusqu'au Napoléon III. Nous sachant alors en sûreté, il revira de bord, salua de la main; et ramant vers terre, la dernière fois que nous le vîmes, comme l'oiseau précurseur des tempêtes, il se laissait bercer ainsi qu'un pétrel sur le dos des vagues énormes.
Trente milles séparent à peine la pointe sud de la Pointe-aux-Bruyères. Avec une bonne brise pour un voilier, et du temps calme pour un vapeur, cette distance n'est qu'une promenade d'agrément; mais avec le brouillard tout doit compter en mer. Il fallut donc remettre à la cape, et nous mîmes trente-six heures à franchir douze lieues. De temps à antre, le son d'une conque ou d'un porte-voix nous arrivait à travers la brume, qui s'étendait plus grise et plus épaisse que jamais. C'était un gros navire qui arrivait sur nous. Comme un fantôme, il passait sous notre étrave, ou coupait notre sillage, puis une seconde après, sombrait dans le brouillard, où nous disparaissions à notre tour. Appuyés sur les bastingages, les matelots oisifs fumaient leurs pipes et se laissaient bercer par la mer, d'un air ahuri; pendant que Jim, vieille gaffe rouillée par de nombreuses campagnes faites à bord des marines anglaise et chilienne, leur disait d'un ton goguenard, en désignant Agénor Gravel, qui, se croyant protégé par la densité de la brume, se livrait à de douloureuses études sur le mal de mer:
—Well tars! I think that a man who travels at sea for his pleasure, might as well go to purgatory for his past time.
Ce ne fut qu'en sondant, et qu'en prenant mille précautions, que nous arrivâmes ainsi par le travers de la Pointe-aux-Bruyères. Bientôt, à la faveur d'une éclaircie nous pûmes apercevoir le phare. Il a été construit en 1855, et a la forme d'une tour blanche, circulaire, haute de cent-dix pieds. D'après le livre bleu de la marine, ce phare est toujours ouvert au sud de la pointe au Cormoran, et est visible entre les points sud-ouest-quart-nord et est. Il est bâti sur une pointe très basse qui vue d'une certaine distance en mer, s'efface complètement pour ne laisser apercevoir que la tour. Celle-ci, par un curieux effet d'optique, ressemble alors à une voile sur l'horizon.
Notre aimable camarade de route, M. Gagnier, devait nous quitter ici. Avant de nous dire adieu, il voulut nous faire les honneurs de son domaine, qui ressemble plutôt à une ferme modèle qu'à l'emplacement d'un phare. Nous sautâmes donc ensemble dans la baleinière; et bientôt nos vigoureux rameurs nous débarquèrent sur l'étroite lisière de grève qui sépare la mer d'un petit lac d'eau douce. Le voyageur, en parcourant cette partie de l'Anticosti, rencontre assez fréquemment ces lagunes, peuplées d'anguilles. Elles sont creusées dans une vaste tourbière qui, d'après M. James Richardson, s'étend le long des terres basses de la côte sud de l'île, depuis la Pointe-aux-Bruyères jusqu'à huit ou neuf milles de la pointe sud-ouest. Cette plaine continue de tourbe a plus de quatre-vingts milles d'étendue. Sa largeur moyenne est de deux milles; elle présente une superficie de plus de cent-soixante milles carrés, et les sondages lui ont donné, une épaisseur de trois à dix pieds. En y pratiquant des canaux, on pourrait aisément l'assécher et la rendre propre à l'exploitation. C'est, autant que je sache, ajoute M. Richardson, la plus vaste tourbière du Canada. On y a tracé une route qui conduit au phare. Elle n'est pas très longue, un mille tout au plus, mais ce jour-là, elle nous parut interminable. Nous étions accompagnés par un énorme terreneuve qui nous montrait des dents à rendre jaloux n'importe qui, par leur blancheur, et à faire trembler n'importe quel mollet, par leur longueur. Ce terrible échantillon de la race canine était appuyé par un petit taureau noir, à l'encolure puissante. L'oeil en feu, les naseaux frémissants de colère, ce dernier faisait de droite et de gauche des charges à fond de train sur les envahisseurs de son île. Heureusement que Gagnier était très bien avec le terre-neuve. Pendant qu'il le cajolait et l'amadouait de son mieux, nous nous débarrassions de notre second assaillant, en faisant pleuvoir un déluge de pierres et de bois flotté sur cet animal farouche et dégénéré, dont les paisibles ancêtres s'étaient jadis illustrés au service des rois fainéants.
Une réception cordiale nous attendait à la tour, et un excellent dîner y avait été servi par les soins de madame Gagnier. Pendant que nous lui faisions honneur, les questions et les réponses pleuvaient des quatre coins de la table. L'un, apprenait avec surprise la mort du fondateur de la confédération canadienne, de Sir George Cartier; l'autre, interpellé sur les affaires de France, annonçait la présidence du maréchal de MacMahon. Chacun vidait le dessus de son panier en échange des nouvelles locales, et ce fut ainsi que nous apprîmes la fin terrible d'un des enfants de la famille Bradley. En jouant, il s'était perdu dans les bois. De longues et de fréquentes battues furent organisées. Tout fut inutile: et les parents s'étaient déjà résignés, lorsqu'ils virent leur pauvre coeur soumis à une nouvelle épreuve. Quelques mois plus tard, un second enfant partit dans une embarcation, conduite par un domestique. Ils se rendaient à trois milles de là; mais un coup de vent du nord les surprit en vue de la côte, et ils furent entraînés vers la haute mer. Ont-ils été recueillis par un navire qui passait? Le golfe leur a-t-il donné une de ses vagues pour linceul? Nul n'a pu pénétrer encore un secret que l'abîme semble vouloir si bien garder.
Notre amphitryon était l'ami intime de David Têtu, et que de fois, ils avaient franchi à pied ou en berge les trente milles qui les séparaient l'un de l'autre, et ce, pour avoir le plaisir de causer et de fumer une pipe ensemble! Comme tous les inséparables, leurs caractères faisaient antithèse. Ils ne s'accordaient que sur deux choses, la pêche et la chasse. Autant Têtu adorait sa liberté et ses franches coudées, autant Gagnier aimait le confort, la vie domestique. Sur cette île déserte, livré aux seules ressources de son bon sens et de sa modeste bibliothèque, il avait réussi à former et à élever la plus charmante famille du monde. Il est vrai qu'une femme pieuse et dévouée l'avait aidé à mener à bonne fin cette tâche sublime, et que le Dieu qui aime tant les petits enfants avait béni leurs efforts chrétiens.
L'intérieur du phare de la Pointe-aux Bruyères ressemble plutôt à celui d'une de nos riches chaumières canadiennes-françaises, qu'à un poste jeté au milieu de la solitude pour guider ou secourir les naufragés. En homme prudent, Gagnier a su tirer parti de tout: pas un coin où l'oeil ne rencontrât une armoire. Un poêle toujours ronflant, des couvre-plats bien étamés, une longue file d'assiettes, de bols et de soucoupes rangés dans des buffets à jour, donnent à la cuisine un perpétuel air de fête. Le salon est joli, bien disposé et trouverait grâce devant le plus difficile. Des chambres à coucher sort ce parfum de linge net et blanc, qui fait l'orgueil des ménagères de notre pays, et depuis la lanterne jusqu'au rez-de-chaussée du phare, tout respire le calme, l'ordre et la propreté.
Hélas! cette tranquillité ne pouvait toujours durer. Bientôt l'impitoyable mort vint faire jaillir les larmes au milieu de cette douce joie.
En 1874 un brigantin, l'Alexina, faisait naufrage près de la Pointe-aux-Bruyères. Tout le monde put quitter l'épave et gagner terre sain et sauf: mais à la suite du froid et de la misère, un matelot de l'Islet, du nom de Deroy, fut atteint d'une fièvre cérébrale. Depuis quelque temps déjà le jeune Thomas Gagnier—il avait treize ans—souffrait de la consomption. On le voyait dépérir promptement sous ce rude climat; mais en apprenant la terrible position de Deroy, le père du poitrinaire oublia les fatigues que pourrait occasionner à sa famille un nouveau malade, et donna des ordres pour que le matelot fût transporté à la tour. Tous les soins furent prodigués à ce jeune homme de vingt-trois ans: mais sans résultat. Deroy mourut, emporté au milieu d'une attaque de délire, et celui qui ne l'avait pas abandonné un seul instant, son fidèle camarade Adélard Couillard-Desprès—troisième lieutenant à bord du Napoléon III—fut obligé de prendre le cadavre dans ses bras, de le descendre sans bruit, à onze heures du soir—crainte d'attirer l'attention du jeune Gagnier qui se mourait—et d'aller le déposer dans un hangar, où il passa le reste de la nuit à l'ensevelir, à lui faire un cercueil, et à ouvrir à grand'peine une fosse dans la terre gelée. Ceci se passait au commencement d'avril. Le sept du même mois, l'enfant du gardien de la Pointe-aux-Bruyères rendait à son tour le dernier soupir. Desprès et les autres naufragés venaient de trouver l'occasion de regagner la côte sud: et le malheureux père, laissé à sa propre initiative, fut forcé de faire l'ensevelissement, la tombe et la fosse: de porter lui-même son enfant jusqu'au petit enclos qui sert de cimetière, et de l'y enterrer au milieu de sa famille au désespoir qui sanglotait un de profundis.
—Je me sentis alors tellement fou de douleur, me disait le brave Gagnier, avec des larmes dans les yeux, que j'oubliai les vivants pour ce cher petit mort. A force de penser à cette catastrophe, je faillis un jour prendre mes jambes à mon cou et me sauver dans les bois.
Ce ne fut qu'en 1875, que j'eus l'occasion de visiter le dépôt de naufragés, où les gens de l'Alexina avaient passé l'hiver. Le lieutenant Couillard-Desprès nous conduisit à cet abri, qu'un gouvernement prévoyant a érigé là, pour les malheureux jetés à la côte. Cet officier en faisait les honneurs avec d'autant plus de plaisir, que lui-même y avait été sauvé d'une mort certaine. L'habitation se compose d'un seul appartement et d'un grenier. Une double rangée de couchettes en bois, superposées les unes sur les autres, fait le tour de cette unique chambre, et les hôtes que le hasard loge à pareille enseigne, n'ont pour matelas que de la paille qui parfois n'est point très-fraîche. Un grand poêle en fonte occupe le milieu de ce réduit: et seule sa lueur l'éclaire à la veillée, car le ministère de la marine ne fournit pas le luminaire.
La provision réglementaire d'un dépôt de naufragés consiste en quinze quarts de farine, sept quarts de pois, du sucre, du thé, et sept barils de lard20.
Tant pis pour ceux qui arrivent les derniers à cette hôtellerie de la mer. D'autres y étaient passés auparavant: et la ration quotidienne donnée à l'équipage de l'Alexina ne se composa que d'une petite mesure de pois, d'une livre et demie de farine, et de trois-quarts de livre de lard. Desprès fut acclamé cuisinier en chef de cette bande d'affamés; et comme la batterie mise à sa disposition ne se composait que d'un poêlon, ainsi que d'un plat de fer-blanc, et que les couteaux étaient surtout remarquables par leur absence, il eut un trait de génie, en se promenant un jour sur la grève. Remarquant une large coquille, il la ramassa et y adapta une pince en bois. Ses camarades en firent autant; et on peut s'imaginer tous les services que cette cuillère improvisée rendit alternativement, à la purée aux pois et aux vareuses des naufragés de l'Alexina. Le frugal menu détaillé plus haut ne rappelle pas précisément celui des Frères Provençaux: et que de fois les gardiens du phare, se laissant attendrir par la vue des maladies et des privations qui fondent sur ces délaissés, ne leur fournissent-ils pas des provisions prises sur leur propre réserve.
Le ministère de la marine s'est montré d'une grande sollicitude pour tout ce qui touche à l'habillement des naufragés. Le maître du phare distribue à chaque homme, dès son arrivée, un excellent gilet de laine bleue, un pantalon en serge, une paire de caleçons, deux vestons de flanelle, des bas, des bottes, des mocassins, des raquettes, un bonnet de fourrure, des mitaines et une chaude vareuse. Pour peu qu'un homme ait de l'énergie, et ne se laisse pas abattre par l'oisiveté et par l'isolement, il peut ainsi passer un hiver assez confortable: et la chasse, la pêche et la coupe du bois de corde le tiennent toujours en haleine empêchant ses muscles de s'engourdir.
La vue de cette chambre désolée, où un interminable hiver s'était passé, avait rappelé au lieutenant Desprès ce qu'il y avait souffert. Devant ses yeux repassait le naufrage de l'Alexina, l'atterrage miraculeux de son unique embarcation, la maladie de Deroy, sa triste agonie, et la nuit terrible de l'ensevelissement. Tout en songeant à ces choses, ses pas distraits l'avaient mené jusqu'à l'endroit où dormait son camarade de danger: et j'aidai Després à planter une croix sur ce tertre solitaire, pour indiquer au passant qu'un chrétien s'était endormi là, sur les bords de la mer, en attendant paisiblement l'heure solennelle de la résurrection.
Mais ces réminiscences d'une troisième croisière, que je dois, pour ne pas me répéter, mêler sans cesse à ceux de mon premier voyage, me font oublier qu'il nous faut retourner à bord. Gagnier et son excellente famille ont reçu nos adieux. Les avirons frappent le flot en cadence; et pendant que nous tournons le dos à cette terre inhospitalière de l'Anticosti qui, pour nous a menti si gracieusement à sa réputation, je songe à ce que l'avenir peut réserver à cette île qui a une longueur de cent vingt-deux milles, une largeur de trente, et une circonférence de deux cent soixante-dix. Privée de ports et entourée d'une redoutable ceinture de récifs, j'ai bien peur que tous les efforts faits pour la coloniser ou la défricher restent infructueux.
Depuis l'instant où elle fut découverte et baptisée par Jacques-Cartier du nom de l'Assomption, l'Anticosti n'a guère changé d'aspect. C'est toujours cette terre que Champlain trouvait "blanchâtre comme les falaises de la côte de Dieppe," et que le routier de Jean Alphonse de Saintonge nous présente dans son langage poétique, comme étant "assise sur des rochers blancs et d'albâtre, couverte d'arbres jusques au bord de la mer." Seulement, ces représentants du règne végétal sont en certains endroits tellement rabougris et tellement enchevêtrés les uns dans les autres, qu'on peut marcher des arpents sur leurs cîmes métamorphosées en ressorts élastiques.
Quelques-uns ont prétendu que l'île renfermait des richesses minérales. Je ne crois pas qu'il se soit fait quelques travaux en ce sens, depuis le jour où Charlevoix livra à la postérité la désopilante histoire de la première tentative.
—"Il courut un bruit il y a quelques années, assure cet écrivain, qu'on avait découvert à Anticosti une mine d'argent, et faute de mineurs on fit partir de Québec, où j'étais alors, un orfèvre pour en faire l'épreuve; mais il n'alla pas bien loin. Il s'aperçut bientôt au discours de celui qui avait donné l'avis, que la mine n'existait que dans le cerveau blessé de cet homme, lequel lui recommandait sans cesse d'avoir confiance en Dieu. Il jugea que si la confiance en Dieu pouvait par miracle faire trouver une mine, il n'était pas nécessaire d'aller jusqu'à l'Anticosti, et il revint sur ses pas."
Pendant l'été, l'île d'Anticosti est parcourue par des bandes nomades de pêcheurs qui exploitent le saumon, la morue, le maquereau, le homard et le hareng. Au printemps, les chasseurs de loups-marins arrivent à leur tour; et avec ces poissons et cet amphibie, la chaux, la tourbe, la pierre de taille et les collections de fossiles, demeurent, à tout prendre, les seules et véritables richesses de l'île.
L'hiver, la population sédentaire ne dépasse guère soixante-quinze personnes. Pareil nombre compte peu aux yeux de la statistique; mais n'oublions pas que l'île d'Anticosti réserve pour le jour du jugement dernier la terrible quote-part qu'elle doit au recensement des humains. Alors, de ses rives désertes se lèveront officiers, soldats et matelots, portion considérable de l'immense foule des fils de ces pauvres gens, qui
Sont morts en attendant tous les jours sur la grève
Ceux qui ne sont pas revenus.
V.
L'ARCHIPEL DE LA MADELEINE
Pour ravitailler le Rocher-aux-Oiseaux, il faut que la mer soit parfaitement calme. Au moindre souffle qui court sur la surface du golfe, la vague agit comme un bélier contre la falaise escarpée de l'îlot, et réduit en atome tout ce qui commet l'imprudence de passer à portée de son étreinte. Il ne faut donc pas s'étonner si, dix heures après son départ de l'Anticosti, le Napoléon III luttant contre une petite brise, frisait l'île Brion, et allait jeter l'ancre dans une des criques de ce groupe. Il était alors cinq heures de l'après-midi. Devant nous se détachaient les flancs rougeâtres de l'île: ils tranchaient sur le bleu de la mer; et vu du tillac, le paysage qui nous entourait, semblait devenir l'avant-plan d'une marine superbe, dont le fond se serait composé des îles de la Madeleine et du Rocher-aux-Oiseaux.
Ce fut le 25 juin 1534, que Jacques-Cartier découvrit cette partie de l'archipel de la Madeleine. Il lui donna le nom de Brion, en l'honneur de l'amiral de France le vicomte de Chabot, seigneur de Brion; mais comme ici-bas tout se perd, cette île n'est plus connue par la plupart de nos marins canadiens-français que sous le nom de Brillante, pendant que les cartes anglaises la désignent sous le nom de Bryon Island, et que la géographie élémentaire à l'usage des élèves des frères de la doctrine chrétienne, au Canada, l'appelle poétiquement l'île de Byron. En y débarquant, Cartier et ses compagnons furent si émerveillés par sa prodigieuse fertilité, que le capitaine malouin crut devoir rappeler dans le "Discours de son voyage" le souvenir de ce qu'il y vit ce jour-là.
—"Ces îles sont de meilleure terre que nous eussions oncques vues, en sorte qu'un champ d'icelle vaut plus que toute la terre Neuve. Nous la trouvâmes pleine de grands arbres, de prairies, de campagnes pleines de froment sauvage et de pois qui étaient fleuris aussi épais et beaux comme l'on eût pu voir en Bretagne, et qui semblaient avoir été semés par des Laboureurs. L'on y voyait aussi grande quantité de raisins ayant la fleur blanche dessus, des fraises, roses incarnates, persil et autres herbes de bonne et forte odeur".
Hélas! depuis le jour où Cartier mit le pied dans ce lieu enchanteur, Brion a perdu ses airs de paradis terrestre. Ses grands arbres sont disparus les uns après les autres. Ses vignes se sont desséchées; et ses roses incarnates sont mortes, étouffées sous les âpres baisers de la bise du Nord. Seule, la terre de l'île a su conserver sa fécondité; ses prairies sont restées fameuses dans tout le golfe Saint-Laurent. Elles fournissent à l'élevage une nourriture saine, qui peut soutenir la comparaison avec les meilleurs gazons anglais. Aussi le bétail qu'on y fait paître est-il superbe, et les moutons de Brion ne dépareraient pas l'étal du plus difficile de nos bouchers canadiens, un jour de foire de Pâques.
Jadis, Brion jouissait d'une autre célébrité: c'était là que se réunissaient ces troupeaux de vaches marines qui faisaient naïvement consigner la remarque suivante, dans le livre de loch de Cartier:
—"A l'entour de cette île il y a plusieurs grandes bêtes comme grands boeufs, qui ont deux dents en la bouche comme l'éléphant, et vivent même en la mer. Nous en vîmes une qui dormait sur le rivage".
Champlain fait la même remarque quelque part; et longtemps après ces voyageurs, on venait à l'abri des falaises de cette île, se livrer à la chasse productive de l'ivoire. Depuis plus d'un siècle les morses sont disparus du golfe. Ils ont cherché un refuge dans les solitudes arctiques, et à peine d'années en années trouve-t-on sur les rivages du Labrador ou sur les côtes de l'Anticosti une défense ou un crâne de ces mammifères marins, entraînés là par les courants ou par les glaces, pour indiquer au voyageur que le golfe Saint-Laurent a perdu l'une de ses plus précieuses ressources. Pourchassés sans trêve ni merci, comme l'était autrefois la baleine, comme l'est aujourd'hui la morue, le flétan et le loup marin, les vaches marines ont fini par suivre la loi commune des animaux qui doivent s'éteindre, dans un avenir assez rapproché.
—"C'est ainsi, nous assure M. l'abbé Provancher, que le lion qu'on ne voit plus qu'en Afrique, se trouvait autrefois en Grèce. L'auroch qui paît encore dans les forêts de la Lithuanie, se rencontrait jadis en France. Le loup a disparu de la Grande-Bretagne; le cerf à bois gigantesque a déserté l'Europe; le castor n'y est plus qu'extrêmement rare, de même que la tortue, la loutre et le lynx. Le bouquetin ne se voit plus que dans les Pyrénées et les Alpes, et l'ours dans les montagnes de la Suisse. Enfin, il y a plus d'un siècle que l'oiseau appelé le doute a disparu de l'Ile-de-France. La même chose se voit en Amérique. Le cachalot, la vache marine n'ont pas été vus dans le golfe depuis plus de soixante ans. La morue qui se péchait autrefois jusqu'à Kamouraska, se rend à peine à présent à Rimouski21. Le cerf du Canada qu'on chassait jadis sur les bords du Saint-Laurent ne se trouve plus que dans l'ouest: le castor et l'orignal y sont devenus rares. Le lynx roux a quitté l'est du Saint-Laurent, et le dindon sauvage qui était si commun sur les bords du lac Huron, ne s'y rencontre plus que rarement".
Aux judicieuses observations de ce naturaliste, j'ajouterai l'expérience des enseignements de l'histoire. Pendant plus d'un siècle et demi, l'anguille fut une des principales ressources de nos habitants: ils en prenaient des quantités prodigieuses entre Trois-Rivières et Québec. En 1646 le Journal des Jésuites rapporte que la seule pêcherie de Sillery en donna quarante milliers! Que devient aujourd'hui cette branche importante d'un commerce jadis si lucratif? Faute d'avoir été protégée, l'anguille va diminuant de jour en jour. Du temps de Charlevoix, les marsouins et les pourcils venaient prendre leurs ébats jusque dans la rade de Québec; aucun de ces souffleurs ne se hasarderait maintenant au-delà de Sainte-Anne-de-la-Pocatière. En 1720, Tadoussac était encore remarquable par la pêche de la baleine. Qui, de nos jours, peut se vanter d'avoir harponné l'un de ces cétacés, dans les eaux de l'ancien moulin Baude? Enfin, l'île Bouge qui, au XVIIe siècle, était célèbre par ses pêcheries au loup-marin, ne l'est plus guère que par sa solitude et ses naufrages22.
Quand donc nos lacs, nos rivières, nos mers et nos forêts seront-ils contrôlés par de sages règlements? et quand donc nos parlements et nos conseils d'états se mettront-ils dans la tête cet incontestable axiome:
—Légiférer pour les bêtes, c'est protéger l'homme.
En attendant la solution de ce problème élémentaire d'économie politique, les habitants de Brion ont fait leur deuil de la vache marine, et ont essayé de se rattraper sur l'agriculture.
Quelques-uns d'entre eux étaient déjà à bord, et nous offraient leurs services. L'un surtout, M. William Didgewell, insistait pour nous mener à sa métairie qui se trouve à un mille et demi dans l'intérieur, nous invitant à venir y goûter du lait, des gâteaux de sarrasin, et à nous laisser aller aux douceurs de la vie pastorale. Cette proposition fut acceptée de grand coeur.
Parmi les notes et les informations que nous recueillîmes sur Brion, nous apprîmes que sa population se composait d'une cinquantaine de personnes, réparties dans les cinq maisons de l'île. Elle est écossaise, à l'exception d'un Français qui habite seul, à l'autre extrémité de Brion. La pêche, l'amour du travail et une grande connaissance de l'agriculture mettent ces insulaires à l'abri du besoin. Chacun jouit ici, d'une modeste aisance et de la plus complète liberté. Ces braves gens ont résolu le problème difficile de vivre sans l'entremise du code municipal; et ce n'est pas vers leur île que doivent se diriger les avocats, en quête d'un cours d'eau en litige ou d'un procès de bornage. Néanmoins, l'isolement les a rendus défiants envers les étrangers: et l'un d'eux me demandait, si un piége ne se cachait pas sous la série de questions imprimées, que lui avait officiellement adressées le comité chargé par l'Assemblée Législative de la province de Québec, de s'enquérir de la tenure des terres dans l'archipel de la Madeleine. J'eus beau lui donner les meilleures raisons du monde pour l'engager à y répondre, je ne pus le convaincre: et je ne crois pas qu'un seul habitant de Brion ait pris la peine de se déranger, pour venir en aide à la commission d'enquête.
Leur île a un peu plus de quatre milles de longueur, sur une largeur de un mille et quart: ses plus hautes falaises ne dépassent pas deux cent dix pieds de hauteur. Les flancs de Brion sont parsemés de cavernes et de trous ils indiquent l'action incessante de la mer sur cette terre poreuse, où l'eau fraîche est rare.
Les savants sont d'opinion que le groupe de la Madeleine a dû former jadis une masse compacte. Je n'ai pas de peine à les croire; car l'amiral Bayfield a constaté que Brion est relié à mi-chemin, d'un côté, aux îles de la Madeleine—distance de 10 1/2 milles—par une lisière de roche où la sonde donne quatre brasses; et que, de l'autre côté, un second banc, qui donne sept brasses la rattache au Rocher-aux-Oiseaux, sis à l0 3/4 milles. Par un temps bien calme, l'oeil distingue sous le flot ces dangereux récifs; et on peut déduire de là, qu'une tempête doit être terrible dans ces parages, surtout avec une mer qui crève ainsi du fond. Cela n'empêche pas les habitants d'être aussi hardis marins, qu'ils sont habiles agriculteurs. Leur principal débouché est Amherst, une des îles de la Madeleine, et il faut que la brise soit bien carabinée pour les empêcher d'aller échanger sur ce marché, leur poisson, leur foin, leurs bestiaux et leurs denrées.
De frais qu'il était, le vent tomba complètement vers deux heures du matin. Notre longue promenade sur le Brion nous avait donné un sommeil de plomb; et ce ne fut qu'après bien des efforts réitérés que notre maître d'hôtel parvint à nous faire hisser nos pantalons et carguer nos bonnets de nuit. Avec une mer calme, par un soleil radieux, nous venions d'arriver par le travers du Rocher-aux-Oiseaux. Cinq minutes après, nous grimpions sur le pont; et un cri d'admiration saluait ce récif étrange, jeté au milieu de la mer pour faire l'effroi des matelots et le bonheur de la gente ailée.
Nous étions rendus au 25 juin. Ce matin-là, il y avait 340 ans, que ces rochers avaient été découverts par Jacques-Cartier. Poussé par un vent du nord-Ouest, il avait été obligé de courir quinze lieues dans le sud-est, et s'était ainsi approché "de trois îles, desquelles y en avait deux petites droites comme un mur, en sorte qu'il était impossible d'y monter dessus, et entre icelles, y a un petit écueil. Ces îles, ajoute ce marin, étaient plus remplies d'oiseaux que ne serait un pré d'herbe, lesquels faisaient là leurs nids, et en la plus grande de ces îles y en avait un monde de ceux que nous appelions Margaux, qui sont blancs et plus grands qu'oysons, et étaient séparés en un canton, et en l'autre part y avaient des Godets.... Nous descendîmes au plus bas de la plus petite et tuâmes plus de mille Godets et Apponats23, et en mîmes tant que voulûmes en nos barques, et en eussions pu, en moins d'une heure, remplir trente semblables barques. Ces îles furent appelées du nom de Margaux24".
Ceci se passait en 1534. Quatre-vingt-douze ans plus tard, en 1626, Champlain croisait dans ces parages, et ne constatait plus que la présence de deux îlots, au lieu des trois relevés par Jacques-Cartier. L'un s'était effondré dans la mer, et ses habitants surpris par ce cataclysme, avaient tourbillonné un instant sur le gouffre qui venait d'engloutir leur domaine; puis, oublieux comme tout être créé, ils étaient partis à tire-d'aile pour aller demander l'hospitalité aux camarades, restés en possession des rochers qui sont encore debout aujourd'hui. De même que Cartier, Champlain trouve en passant par là, "telle quantité d'oyseaux appelés tangueux qui ne se peut dire de plus: les vaisseaux, quand il fait calme, avec leurs batteaux vont à ces îles, et tuent de ces oyseaux à coups de bâton en quantité qu'ils veulent".25
Espèce de citadelle, accessible que par escalade, et continuellement rongée par la mer, le Rocher-aux-Oiseaux dépasse, comme aspect, comme étrangeté, toutes les descriptions que ces voyageurs célèbres en ont fait. Longue de 770 verges, large de 270, couvrant une superficie de sept acres et trois quarts, et présentant du côté du sud un précipice perpendiculaire de 80 pieds, qui atteint 114 pieds du côté du nord, l'île principale est couverte de pingouins, d'alques à bec en rasoir, de guillemots, de fous de Bazan et de grands macareux du nord. Ils y planent, y pèchent, y couvent et y vivent par millions. Partout, leurs nids couvrent la croupe du brisant, qu'à une lieue en mer, surtout par un clair de lune, on prendrait pour un rocher couvert de neige,—tant il est tapissé de blanc duvet. A trois arpents de cette république ailée, ces oiseaux abasourdissaient déjà notre équipage de leurs cris. Nous les voyions à tout instant, tournoyer autour de l'île, prendre terre après quelques minutes de valse fantastique, et s'accroupir sur leurs nids qu'ils retrouvent sans hésiter, au milieu de cet inextricable fouillis. A l'époque de la couvaison, ces derniers sont en si grand nombre, qu'ils font ressembler la cime à un champ de pomme de terre que la bêche du jardinier viendrait de rechausser.
Le Rocher-aux-Oiseaux est un des nombreux endroits du golfe Saint-Laurent, où il ne faut pas trop flâner. Il n'est permis aux navigateurs de s'en approcher, que lorsque les vents dorment; et sous pareille circonstance, pas n'est besoin de dire que nos chaloupes n'avaient pas mis grand temps à quitter leurs porte-manteaux. Bientôt, nous mettions le pied sur une étroite lisière de grève, composée d'une série de blocs erratiques, que la mer dans ses jours de fureur, a roulés aux pieds des falaises roussâtres de l'île. Malgré le calme plat qui nous entourait, un assez fort ressac se faisait sentir au rocher. L'épaule herculéenne du lieutenant LeBlanc nous prêta son appui; et nous sautâmes au bas des échelles que nous devions escalader.
—Bon voyage, messieurs, nous cria-t-il, en nous voyant nous engager sur le premier échelon. Ayez le pied ferme; et surtout prenez garde à ces maudits margaux. Un suffit, pour encharogner toute une marine!
Ce volatile était le seul ennemi que nous connaissions à LeBlanc. Un jour, en passant près d'un nid et craignant de faire mal à la mère, il l'avait doucement reculée de la main. En récompense de cette attention délicate, le lieutenant s'était fait saisir à la joue par une paire de tenailles aussi maternelle que terrible; et au mépris du décorum, cet officier, vigoureusement éperonné dans sa course insensée par l'implacable oiseau, qui restait suspendu à dix lignes de son oeil gauche, avait été forcé de galoper dans cet équipage, devant ses matelots ébahis, et de faire ainsi deux fois le tour de l'île.
Ce fut en riant aux éclats du récit de cet engagement corps à corps, que nous montâmes à l'escalade.
Agénor Gravel battait la marche. Nous grimpions à sa suite: j'étais le serre-file. Déjà une partie de l'ascension se terminait; nous avions derrière nous cinquante pieds d'abîme, et la première échelle était dépassée. Il fallait maintenant se rendre à la seconde, séparée de nous par une corniche longue de cinq pas, large de dix-huit pouces, et courant sur une pente inclinée26.
Agénor l'a bien passé,
Tire lire,
fredonnai-je gaiement, sur l'air des Canards; et fermement, je posai le pied sur l'étroite lisière. En ce moment, un caillou roule sous mon talon, ferré. La terre et le tuf s'égrènent sous moi. Je les sens qui cèdent, et les entends qui tombent à pic dans l'abîme. Mais avec un sabot de mule on passe partout, me disais-je; et m'aidant unguibus et rostro, les reins souples comme une lame d'acier, j'appuie légèrement sur le sol qui cherche à se dérober, et saute sur le dernier barreau de la seconde échelle. Celle-ci avait une longueur de quarante pieds. Tout en nage les yeux fixés sur le sommet qui surplombe, les mains fermement posées sur les barres, je gravissais lentement l'espace, pendant que je traînais sur mon dos cet étrange frisson que donne le vide. Dix échelons restaient encore; puis tout était fini. Mais, horreur! mes jambes se roidissent! Je viens de sentir distinctement l'échelle osciller dans ses crampons de fer, et se détacher du rocher! Une sueur froide couvre mon front: mes yeux se ferment involontairement. Le vertige bourdonne dans mes oreilles: il veut s'emparer de mon cerveau; et déjà je suis envahi par cette attraction mystérieuse qu'exerce toujours l'abîme, sur les proies qu'il veut se donner. Le vide m'attirait; j'allais lâcher prise pour tomber dans l'horrible spirale, lorsqu'un reste de volonté se prend à refluer vers mon coeur. Ma droite, et ma gauche se font tenailles, arrachent le corps à sa dangereuse immobilité; soulèvent mes jambes, qui sont devenues lourdes comme des masses de plomb, et par un dernier effort me déposent sur la crête dentelée du gouffre.
A quatre-vingts pieds en l'air, je venais d'éprouver ce mouvement de tangage, que ressentent quelquefois sur terre les personnes qui arrivent de la mer; je ne sais s'il me fallait passer en cette minute, par toutes les agonies du vertige pour eu être guéri, mais depuis, j'ai refait cinq ou six fois cette route aérienne, et j'ai grimpé dans les mâtures les plus hautes, sans jamais éprouver la moindre faiblesse, ni la moindre crainte.
Le spectacle qui nous attendait sur l'île, était encore plus extraordinaire que celui que nous avions contemplé du pont du vapeur. Pendant que nous nous reposions sur le maigre gazon du rocher, des myriades de godets, de margaux, de perroquets de mer et de marmettes étaient là, couvant et jacassant, à une longueur de bâton.27 Divisés en cantons, comme du temps de Cartier et de Champlain, leurs nids abondaient et surgissaient de partout. Ici, c'était celui du margaux, petit creux entouré de branchage et de terre, où reposait un oeuf blanc, de la grosseur de celui d'une oie. Là-bas, les macareux du nord dormaient dans les anfractuosités du rocher, ou entraient, puis ressortaient flegmatiquement des terriers qu'ils s'étaient creusés à même la falaise. Serrés en rang le long des corniches de l'île, ceux-ci, graves et hautains, faisaient l'effet d'une chambre de pairs qui se serait composée de pingouins, de guillemets et de macareux; pendant qu'à leurs pieds, se battaient ou discutaient à grands cris les fous de Bazan, qui personnifiaient à s'y méprendre les communes démocratiques. Je n'ai pas besoin d'ajouter, qu'une odeur fortement inconstitutionnelle s'élevait de ce champ de liberté. Mais, hélas! pendant que ces assemblées délibérantes s'occupaient de la gestion des affaires de leur république, la mort et l'émeute grondaient à leur porte. Déjà, les journées de juin s'étaient levées pour elles. Bientôt, des pierres pleuvent de toutes parts sur les malheureux habitants du rocher. Des coups de fusil se font entendre; et les bandes insurgées s'avancent, guidées par Agénor Gravel, qui sifflote entre ses dents:
Margot! Margot!
Lève ton sabot,
La danse commence.
Note 27: (retour)Les marins canadiens ont conservé à deux de ces espèces d'oiseaux les noms que leur donna Cartier: celui du margaux et du godet. Seulement, par abréviation, ils disent God en parlant de ce dernier. Champlain avait nommé le margaux le tangueux, et en fait une excellente description. Néanmoins il montre un peu trop de bonne volonté envers ce volatile, lorsqu'il écrit que "les petits marges sont aussi bon que pigeonneaux".
—"Ils sont gros comme des oies, dit-il, ont le bec fort dangereux, sont tout blancs, hormis le bout des ailes qui est noir, et sont de bons pêcheurs pour le poisson qu'ils prennent et portent sur leurs îles, pour manger".
Le margaux est le fou de Bazan; la marmette le guillemet; le perroquet de mer, le grand macareux du nord, et le pingouin du golfe l'alque à bec en rasoir.
Nos matelots, excités par ce chant bachique, que Massé ne se serait guère attendu à voir métamorphosé un jour en hymne révolutionnaire, roulaient dans l'espace des quartiers de roche à rendre Sysiphe poitrinaire, tout en chantant à tue-tête sur l'air que vous connaissez.
A chaque reprise de ce choeur des Noces de Jeannette, les pierres et les coups de fusil partaient drus comme grêle. Il fallait voir alors les malheureux volatiles dégringoler par grappes dans l'onde qui, ce jour-là, n'était pas aussi amère que leur existence. Franchement, pareille tuerie devenait dégoûtante. C'était avoir des dispositions au meurtre que de taper ainsi sur ces animaux stupides et comme nos gens y prenaient goût, ce ne fut qu'à force d'instances que nous parvînmes à faire cesser cet inutile massacre.
Les plumes du fou de Bazan sont soyeuses, très fourrées, très blanches, mais donnent une forte odeur de musc. Bien préparées, elles acquéreraient une certaine valeur dans le commerce; et je suis étonné que quelques-uns de nos industriels n'aient pas encore songé à exploiter cette source de facile revenu. En revanche, les Américains, qui sont à l'affût de tout, commencent à les connaître. Ils se sont aperçus de plus, que les oeufs du margaux étaient d'excellent débit. A l'époque de la couvaison, leurs équipages descendent dans les îles où se réfugient ces oiseaux, cassent les oeufs qu'ils trouvent dans les nids, pour en obtenir de plus frais; puis, quand ce truc a réussi, ils chargent leurs goélettes, mettent le cap sur Boston, et vendent leur cargaison 25 à 30 cents la douzaine.
C'est surtout au milieu des îles qui bordent la côte du Labrador, que cette désastreuse industrie s'exerce. L'abbé Perron, longtemps missionnaire à Nastashquouan, écrivait à ce sujet:
"De peur que leur larcin soit découvert, les Américains enfouissent dans le sable les quarts d'oeufs qu'ils ont ramassés, ou les descendent au fond de l'eau, jusqu'à ce qu'ils en aient assez pour former une cargaison. Lorsque ceux qui ont échappé à leurs perquisitions ont été couvés et sont éclos, ils viennent de nouveau parcourir nos îles, tuent le gibier, enlèvent sa plume, et abandonnent par monceaux sa chair à la corruption".
Trois jours après notre départ, le Rocher-aux-Oiseaux fut saccagé par ces écumeurs de nids! Ne serait-il pas temps de défendre sévèrement ces excursions périodiques qui tendent à exterminer notre gibier? Ces gens là, ne sont pas difficiles sur les oeufs: il empilent à fond de cale tous ceux qui leur tombent sous la main.
Ces palmipèdes ne sont pas les seuls êtres ailés qui aient élu domicile sur le Rocher-aux-Oiseaux. Deux grives y ont passé un été. Une autre année, un couple d'émérillons est venu semer la terreur et le deuil au milieu des plus paisibles ménages de l'île; et en 1875, je retrouvai la maison du gardien pleine de fauvettes et de moucherolles. Elles entraient par les fenêtres entr'ouvertes, et sautillaient en becquetant sur le buffet et les modestes meubles du seul abri que présente cette solitude28.
Note 28: (retour) M. F. X. Bélanger le savant conservateur du musée zoologique, de l'Université Laval, a eu la complaisance de déterminer la classification de quelques-uns des oiseaux que nous vîmes sur le rocher. Ils appartiennent au genre Miotilta varia de Veillot, ainsi qu'au genre Dendroica aestiva et Dendroica castenea, de Baird, et font partie de la nombreuse famille des Sylvicolidae, oiseaux qui vivent exclusivement d'insectes, et habitent ordinairement les forêts.
Le phare du Rocher-aux-Oiseaux est une tour blanche hexagone, qui fut allumée pour la première fois en 1870. Elle est à 140 pieds au-dessus de la hante marée, et donne un feu blanc, fixe, dioptrique, de second ordre, qui s'aperçoit à vingt et un milles en mer.
Chaque dimanche soir, pendant l'hiver, le phare du Rocher-aux-Oiseaux rallume ses feux depuis sept heures jusqu'à neuf heures. Si la lumière reste visible pendant ce temps, c'est, un signe que tout va bien sur le Rocher; mais si elle se masque trois fois en l'espace de ces deux heures, alerte sur la côte de Brion ou de la Madeleine! Un accident est arrivé aux habitants de l'île. Comme le phare est construit sur un point très-exposé, M. Mitchell quand il était ministre de la marine, donna l'ordre en 1873 d'ajouter des étais à la tour afin de mieux l'assujettir au roc.
L'habitation du gardien se trouve située à deux cents pieds de la lumière. C'est une maisonnette petite, puante et mal tenue: mais l'impression qu'elle m'avait laissée lors de mon premier voyage s'est effacée depuis. En 1875, elle avait changé de main: et sous la direction de M. Whelan, elle était devenue beaucoup plus confortable. En y entrant, on nous montre un puits creusé dans le roc: il contient 3,000 gallons d'eau de pluie, la seule qu'on puisse se procurer sur l'île. Cette fontaine improvisée, ne demande pas mieux que d'être remplacée par une bonne machine à distiller l'eau de mer. Une passerelle court de l'habitation à la lumière; elle sert de lien de communication avec la tour, et les jours de vent, ses solides garde-fous en fer empêchent le gardien et ses aides, d'être emportés par les terribles rafales qui balayent alors tout ce qui ne se trouve pas cloué à ce rocher, où pousse à peine une herbe languissante et étiolée. A quelques pas du corps de logis s'élève une croix, plantée entre de gros morceaux de tuf: elle est protégée par une balustrade en bois, déjà branlante et toute disjointe. En attendant que cet endroit devienne un cimetière, c'est le lieu où, quand le temps est propice, on vient s'agenouiller pour faire la prière du soir, et admirer les plus beaux couchers du soleil au monde. Un peu plus loin, se dresse là poudrière, et l'abri où se cache le canon chargé d'annoncer d'heure en heure l'approche du récif, aux navires surpris par la neige ou par la brume.
Un petit tramway en bois, court du dépôt de provisions à la maison de la tour; et du côté nord-ouest de l'île, trois ouvriers intelligents MM. Jobin, Blanchet et Roza, ont accompli un véritable tour de force, en taillant dans le roc une tranchée perpendiculaire, haute de 127 pieds et large de 28. Elle permet à une grue de faire mouvoir une boîte, suspendue à un câble en fil de fer: dans cet élévateur on dépose les effets destinés au phare, lorsque la mer ne brise pas trop de ce côté.
Lors de notre passage au Rocher, en 1873, la population de l'île se composait de quatre hommes et d'une petite fille.
Tout ce qui méritait d'être vu ou étudié sur le Rocher-aux-Oiseaux, l'avait été par nous. Il ne nous restait plus qu'à refaire le précipice, où nous nous engageâmes allègrement, escortés en route par quelques morceaux de coke anglais, provenant d'un quart, arrêté dans son ascension par une anfractuosité du rocher, et que maître LeBlanc, attaché au bout d'une forte corde, s'en était allé défoncer à grands coups de hache. Au milieu de ce bombardement d'un nouveau genre, nous descendions le plus vite possible, qui ayant des chapelets d'oeufs enroulés autour du cou, qui des peaux d'oiseaux suspendues derrière lui par des bouts de ficelles; chacun évitent les projectiles qui lui passaient le long des oreilles, et tous arrivant tant bien que mal au pied du rocher, où notre équipage nous attendait, en défendant les flancs de la baleinière contre la morsure de la falaise.
L'opération du ravitaillement était finie: mais pour y arriver, que de courage et de mépris de la fatigue n'avait-il pas fallu à nos braves matelots? Dans l'eau jusqu'au cou, les uns empêchent les chaloupes de frapper avec le ressac; les autres, aident à débarquer et à rouler sur deux madriers mal assujettis, les quarts de poudre, de pétrole et de provisions destinés à l'île; les troisièmes travaillent à la grue, ou dégagent les objets qui se mêlent, s'enchevêtrent et ne peuvent arriver à destination. C'est ainsi que chaque escouade se hâte de faire sa besogne, sous le commandement d'officiers qui montrent l'exemple et ne s'épargnent guère. Les lieutenants LeBlanc, Savard et Couillard-Després sont là, payant de leur personne; et je ne crois pas qu'on puisse rencontrer ailleurs des gens plus dévoués et de meilleure humeur. Puis, quand la rude besogne est terminée; quand après douze heures de travail, les baleinières reviennent à bord, ces hommes trempés, rompus et qui devraient être sur les dents, regagnent leur carré en chantant, et trouvent encore le moyen d'exploiter la vieille gaîté gauloise, en riant aux éclats, et en faisant des lazzis sur les aventures de la journée.
Par sa position exceptionnelle au milieu du golfe Saint-Laurent, le Rocher-aux-Oiseaux est placé sur la route du neuf-dixième des steamers, et de la moitié des navires à voile qui vont à Québec ou à Montréal. Aussi est-il appelé à rendre, comme observatoire télégraphique, les services les plus signalés. Bientôt, grâce aux efforts du commandant Fortin, député de Gaspé aux Communes du Canada, ce récif qui, jusqu'à présent, n'a été qu'un objet de terreur pour les marins, perdra son antique réputation. Il accomplira, lui aussi, sa mission dans le rouage universel. Relié par un câble sous-marin au Cap Breton, au groupe de la Madeleine, au Nouveau-Brunswick, à l'île du Prince-Edouard, à la Gaspésie, à l'Anticosti—et plus tard à la côte nord, et à Belle-Isle—il annoncera au monde le passage des navires, donnera les nouvelles qui serviront de bases à d'importantes études météorologiques, et indiquera aux pêcheurs et aux habitants de la côte, les pérégrinations du hareng, du maquereau, de la morue et du loup-marin, ainsi que l'endroit où il viendra se porter pour leur faire une pêche ou une chasse fructueuses.
Il était cinq heures du soir, lorsque le premier tour de l'hélice nous arracha à la contemplation du Rocher-aux-Oiseaux. Le soleil était chaud: et pendant que nous courions sur Brion pour y passer la nuit, le second rocher se montrait à nous sous les apparences les plus fantastiques. Il était à un demi-mille sous le vent; et tandis que celui que nous quittions prenait dans l'éloignement la forme d'une tour Martello, celui-ci ressemblait à un bastion, à travers lequel on aurait percé une porte de guerre, arche profonde de trente pieds, large de cinquante, et haute de vingt. Puis, à mesure que le steamer avançait, il perdit cette forme, pour affecter celle d'une pyramide, n'ayant guère plus de vingt pieds de superficie. Fière et inaccessible, comme le bonnet phrygien de la liberté, elle allait se perdre dans les profondeurs du ciel bleu.
Après les rudes labeurs de la journée, nos hommes avaient mérité de prendre une nuit de repos, et le lendemain, quittant plus frais et plus dispos le petit havre de Brion, nous faisions route vers les îles de la Madeleine. Depuis assez longtemps, le Napoléon III filait à toute vapeur, sur le dos d'une mer calme qui l'entraînait dans ses vagues longues et presqu'insensibles. Tout à coup l'ordre fut donné de virer de bord. Notre capitaine venait d'avoir la première attaque de cette terrible maladie—un ramollissement cérébral—qui devait l'emporter deux ans après. Sous les premières étreintes de ce mal étrange, cette tête intelligente avait senti sa mémoire vaciller. Cet excellent marin, s'était trompé dans ses calculs, et au lieu du groupe de la Madeleine, nous avions devant nous les côtes montagneuses de Terreneuve pivelées de larges taches de neige. Mis en présence de cette barrière inattendue, le Napoléon III fit volte-face. Bientôt nous eûmes sous notre beaupré les falaises escarpées de l'île Saint-Paul, et nous aperçûmes l'un de ces phares fièrement campé sur un mamelon gris. Cette île, qui a trois milles, est jetée à l'entrée du golfe Saint-Laurent, entre les extrémités sud-ouest de Terreneuve et nord du Cap Breton. Elle se compose de deux îlots, séparés l'un de l'autre par un bras de mer si étroit, que vus du pont d'un navire, ces deux fragments semblent ne faire qu'un tout compact La plus grande hauteur de Saint-Paul, est de quatre cent cinquante pieds au-dessus du niveau de là mer. Le sol est composé de roches appartenant aux formations primaires; et comme l'île est coupée à pic, à peine présente-t-elle aux bateaux-pêcheurs deux abris passables, les anses de la-Trinité et de l'Atlantique. Encore, pour y tenir, faut-il que le vent se lève de terre. Bien, des naufrages terribles ont eu lieu sur cette île "escarpée et sans bord", où vivotent à peine quelques épinettes rabougries, sous lesquelles, se cachent une demi-douzaine de renards, arrivés sur l'île, "on n'a jamais su comment".
Néanmoins, depuis quelques années Saint-Paul a perdu de sa sauvage réputation. Le gouvernement y a fait construire deux tours blanches, octogones, dont l'une, bâtie sur le rocher vis-à-vis la pointe nord-est de Saint-Paul, donne une lumière blanche, fixe, masquée entre nord quart-est-quart-est et est-nord-est, tandis que l'autre, érigée sur la pointe sud-ouest de l'île, donne un éclat blanc toutes les minutes. Le ministère de la marine a complété cette oeuvre philanthropique, en faisant construire un sifflet d'alarme sur le coté sud-ouest de l'anse de l'Atlantique, à un demi-mille à peu près de l'établissement de secours. Pendant les temps couverts et les tempêtes, ce sifflet se fait entendre toutes les minutes.
Les trombes ne sont pas fréquentes dans le golfe Saint-Laurent; mais elles y sont d'une violence inouïe. Le 16 août 1816, Saint-Paul fut dévasté par un de ces cataclysmes atmosphériques, et je ne saurais mieux faire que de reproduire ici le récit officiel de cette catastrophe, tel que transmis par le gardien du phare au ministère de la marine, à Ottawa.
"Du 1er au 16 août, nous n'avions eu ni pluie ni nuages pour tempérer les brillants rayons du soleil. Finalement, l'atmosphère se remplit d'une fumée si épaisse, qu'on eût dit que la terre entière était en feu. Le 16, le temps changea; le vent passa au N. N. E. avec grain-de pluie. La fumée, qui depuis quelques jours était devenue insupportable, se dissipa, et nous espérâmes du beau temps. Dans la matinée du 17, le vent souffla de l'est; le soleil fut très chaud. Dans l'après-midi, le vent passa au S. S. O. avec grain de pluie. Le matin du 18, il était sud, avec risées et nuages menaçants. Dans l'après-midi, le firmament offrait un aspect terrible: les nuages paraissaient se heurter les uns contre les autres, et tourner dans toutes les directions. Vers quatre heures p. m., nous commençâmes à entendre des coups de tonnerre dans le lointain. Un quart d'heure après, la foudre et la pluie étaient dans leur plein déchaînement. Le vent se mit au N. O. Je sortis, et fis le tour des bâtiments, afin de voir si tout était en bon ordre. Tout à coup, il était alors 9 1/2 heures, j'entendis un bruit terrible. En tournant mes regards dans la direction d'où il partait, j'aperçus un spectacle qui me fit frissonner de la tête aux pieds: à moins d'un quart de mille de l'endroit où je me trouvais, je vis, vers l'ouest, des roches, de la terre, de l'eau et des arbres s'élever en tourbillonnant dans l'air, jusqu'à une hauteur de plus de 100 pieds. J'examinai attentivement la trombe, pour voir quelle direction elle prendrait, et constatai avec terreur qu'elle traversait l'anse en se dirigeant sur moi, et qu'elle allait probablement emporter le logement dans sa course furibonde. Ma mère, une soeur sourde-muette, les domestiques étaient dans la maison, et j'avais deux hommes occupés aux champs. Je courus les avertir. En route, une rafale se déchaîna autour de moi, emportant dans l'espace une pierre meulière, des roches et des arbrisseaux. Le corps principal de la trombe était près de moi; je courus avec toute la vitesse de mes jambes vers le logement, et criai aux deux hommes qui étaient dans le champ de me suivre. Ils me parurent terriblement effrayés; l'un d'eux n'eut que le temps d'entrer dans la maison. Comme nous franchissions le seuil de la porte, il se fit une obscurité aussi profonde que celle de la nuit, et la tempête qui éclata, fit trembler l'édifice de la base au sommet. Au milieu du plâtre qui tombait, des cheminées, des vitres réduites en atomes, des chaises, des tables renversées, nous crûmes que notre dernière heure était arrivée. Toutefois, la tourmente s'en alla aussi rapidement qu'elle était venue. Le calme se rétablit, et le soleil reparut dans tout son éclat: mais quel désastre! La fumée du plâtre qui tombait nous avait fait croire que la maison était en feu; voyant qu'il n'en était rien, je sortis le mieux que je pus. Au moment où la trombe avait fait son apparition, deux de mes hommes se trouvaient à un quart de mille de la maison. En voyant le tourbillon s'avancer, et comprenant qu'ils ne pourraient pas arriver à temps, ils se jetèrent à terre, se cramponnèrent aux buissons, et échappèrent à la destruction. Il n'en fut pas ainsi du pauvre homme qui n'avait pas semblé entendre mes cris d'avertissement: après une demi-heure de recherches, nous le trouvâmes mort sur le pas de la porte. Il a dû être tué dans le champ, et emporté par la trombe à l'endroit où nous le retrouvâmes, distance d'environ 300 pieds. Je constatai que cinq bâtiments avaient été détruits avec leur contenu; il n'en restait pas une parcelle. La cabane de la chaloupe, le dépôt aux provisions et le logement sont encore debout, mais terriblement endommagés. Le logement est une véritable ruine: le toit est défoncé en plusieurs endroits, les cheminées, renversées, les fondations écroulées, les fenêtres brisées, et à l'intérieur tout le plâtre est tombé. Ce qui a été détruit, consiste en une maison de refuge, la grange, l'étable, et deux antres bâtiments situés sur le sommet de la colline, à 600 pieds l'un de l'autre. Quatre de ces édifices couvraient on espace de 70 x 20 pieds. Les deux ponts sur lesquels je venais de passer un instant auparavant, furent emportés, à une distance d'environ 400 pieds, et mis en pièces. Une roche de 3 x 4 pieds de diamètre et 18 pouces d'épaisseur, fut brisée en trois ou quatre morceaux. Une charrue et une pierre qui se trouvaient dans la maison de refuge, ainsi que des ustensiles de ferme et de cuisine, des outils de charpentier, furent enlevés par dessus la maison, et trouvés à plus de 200 pieds de là. L'homme préposé à la garde du phare sud-ouest me dit que, vers 4 heures p. m., il vit six tourbillons d'eau s'élever dans la direction de l'ouest, à trois milles; deux passèrent au sud-est de l'île. De l'établissement de secours nous en aperçûmes un, après le désastre: deux gagnèrent au nord, et deux autres, dont l'eau s'abattit sur la station, passèrent pardessus l'île. Les deux qui atteignirent l'île vinrent près de la station sud-ouest, mais ne firent heureusement aucun, dommage."
Nous n'eûmes pas à passer par de pareilles péripéties. La journée était ravissante; une petite brise venait agiter mollement la tente que nous avions fait tendre sur le gaillard d'arrière, et enveloppé dans son panache de fumée, le Napoléon III insoucieux, rasait impunément la côte de fer de Saint-Paul. Petit à petit ces îlots déserts s'enfuirent derrière nous, pour se plonger dans un bain de lumière, et bientôt nous vîmes surgir en proue les flancs verts-sombres du Cap Nord,—une des extrémités de l'île du Cap-Breton 29—qui se détachaient vigoureusement sur les tons glauques de la mer. J'étais alors appuyé sur le bastingage de bâbord, et tout en m'occupant à fumer un cigare, mon oeil distrait se rivait à cette ligne de rocs sauvages, derrière lesquels l'imagination me montrait ce vieux Louisbourg qui avait une ceinture de cinquante acres de fortification, et "dont les tours, au dire de Garneau, s'élevaient au-dessus des mers du Nord comme des géants menaçants". Ce n'était plus cet endroit triste et oublié que heurte aujourd'hui, sans le savoir, le pied du marchand de poisson ou du spéculateur de charbon de terre. Non! Ce que le temps et la rage des hommes avaient démantelé et fini par niveler, reprenait une forme sous le coup de baguette de la pensée. La ville royale surgissait de nouveau hors des mornes qui la recouvrent, pour m'apparaître avec sa cathédrale, son théâtre, sa brasserie, ses chapelles, ses hôpitaux, ses-couvents, ses riches demeures. La brise du golfe m'apportait alors des bruits de clairons et des roulements de tambours. De fortes patrouilles parcouraient en cadence ces remparts disparus, qui miraient de nouveau leurs massives assises dans l'eau dormante de leurs fossés. Le lourd pont-levis chargé de protéger la ville du coté de la campagne, se levait au commandement d'un officier supérieur, et allait se boucler à de gigantesques supports. La batterie tournante qui en défendait l'entrée se mettait à tonner, comme aux jours de parade de jadis, et du côté de la mer, des corsaires taillés pour la course sortaient du port qui leur servait de nid, et se couvrant de toile, allaient courir sus à l'Anglais. Puis les mauvais jours arrivaient à tire-d'aile. Bigot qui devait débuter par la catastrophe de la flotte du duc d'Anville, pour finir par être si fatal à la Nouvelle-France tout entière, était là. Il enveloppait le malheureux Louisbourg dans les effluves de son mauvais-oeil. Commissaire-ordonnateur de la colonie du Cap-Breton, il apportait déjà un règlement de la solde des hommes, ce manque de régularité qui, plus tard, devait le faire embastiller. La garnison se révoltait. Les suisses qui ne meurent bien que lorsqu'ils sont payés, déposaient leurs officiers, s'emparaient des casernes, ainsi que des magasins du roi; pendant que l'ennemi profitant des divisions intestines, prêchait la guerre sainte, et faisant inscrire sur ses drapeaux les mots "Nil desperandum Christo duce" venait mettre le siège devant la redoutable forteresse. Une lutte terrible s'engageait alors; lutte étrange, où ces révoltés de la veille s'obstinaient à se battre et à mourir au nom de la France, tandis qu'à leur tour les officiers, ces chevaliers de Saint-Louis, dont pas un n'eût rougi d'orgueil à la pensée de tomber au champ d'honneur,—s'obstinaient par une fatale erreur, à se méfier de leurs soldats. Et, conséquence fatale! Louisbourg la vierge, Louisbourg l'imprenable, tombait entre les mains d'une armée de paysans, commandée par William Pepperell, petit marchand dont l'enseigne se trouvait à Kittery Point, un des Bourgs ignorés de la Nouvelle Angleterre. Puis, pendant que de braves diplomates s'occupaient à rendre le Cap-Breton à la France, en retour de Madras prise par de la Bourdonnaye, l'orgueil du vieux sang gaulois me montait à la figure, en songeant que nous n'avions pas toujours été les vaincus de ces parages, et que longtemps avant la chute de Louisbourg, longtemps avant le traité d'Aix-la-Chapelle, un capitaine du port de Dieppe avait, avec une poignée de matelots, forcé lord James Stuart de se rendre prisonnier, et de remettre entre les mains du capitaine Claude le fort du Port-aux-Baleines, où cet aventureux seigneur écossais était venu planter l'étendard du roi d'Angleterre30.
Note 29: (retour)Jacques-Cartier avait baptisé ce promontoire du nom de cap de Lorraine, et donna à l'Ile, que Verrazzani avait nommée île du Cape, celui d'île Saint-Laurent. Plus tard, elle prit le nom d'Ile Royale pour garder définitivement celui de cap Breton. Drake dans ses "Nooks and corners of New England coast" prétend, à la page 21, que le Cap Breton avait sa place sur la carte, longtemps avant la découverte de Cartier. Un vieux portulan du temps de Henri II, mentionne ce nom, assure-t-il.
Le cap Breton a 110 milles de long sur 90 de large, et comprend à peu près 200,000 acres de terre. Il est séparé de la Nouvelle-Écosse par le détroit de Canseau qui, dans-certains endroits n'a pas plus de 3/4 de mille de largeur, tandis que dans d'autres, il y en a le double.
A mesure que ces rêves de jadis passaient devant moi, pour aller se perdre au milieu des spirales bleuâtres de la fumée de mon cigare, ces fanfares de guerre, ces bruits devenaient de moins en moins distincts. Bientôt ils s'évanouirent. Seule, je n'entendis plus que la grande voix de la mer qui, à son tour, venait me raconter les mystérieux épisodes qui se sont déroulés au pied des falaises du Cap-Breton. Devant mes yeux épouvantés passa alors comme l'éclair, un navire démâté, pourchassé par un ouragan du sud-est. Sur son tillac, je distinguais les mâles figures des jésuites Lallemand, Noyrot et de Vieuxpont, et j'entendais l'équipage consterné chanter d'une voix tremblante le Salve Regina, pendant que le vaisseau affolé courait toujours sur l'aile de la tourmente. Tout-à-coup un craquement terrible se fait entendre; ces malheureux—à l'exception de dix—viennent de s'abîmer sur les îles Canso, et bientôt mon oreille navrée n'est plus frappée que par la voix forte du P. Noyrot qui, entraîné par un énorme paquet de mer, psalmodie fermement:
—In manus tuas, Domine, commendo spiritum meum.
Puis la vague suivante me montre à la hauteur de Louisbourg, le Chameau, "grande et belle flûte du roi, commandée par M. de Voutron." Naguère partie joyeuse des côtes de France, elle se trouvait maintenant en pleine perdition. Des ecclésiastiques, de brillants officiers, des dames, un gouverneur des Trois-Rivières, M. de Louvigny, un intendant habile, M. de Chazel, venu pour remplacer M. Bégon, des soldats, des marins, des paysans se trouvent à bord. Mais que sont le rang, la puissance, la jeunesse, la beauté, l'habileté, la science, la force et le courage, devant le moindre des sauvages caprices de l'océan? Un simple soulèvement de sa vaste poitrine, a suffi pour précipiter corps et biens la frégate du roi au fond de l'abîme.
Chaque flot qui passait ainsi devant moi, avait sa lugubre histoire. L'un, engloutissait, la frégate anglaise, le Nassau; démâtait et dispersait la flotte de l'amiral Holburn. L'autre, roulait des cadavres inconnus, des épaves oubliées, des navires sans noms. Un troisième plus aristocratique, ne voulait servir de suaire qu'aux naufragés de l'Auguste. Il courait porter sur la grève désolée les dépouilles de messeigneurs de Varennes, de Portneuf, de la Verendrye, d'Espervenche, de la Corne de Saint-Luc, de Marolles, de Pécaudy de Contrecoeur, de Saint-Blin, de Villebond de Sourdis, de la Durantaye; et celles des nobles et puissantes dames de Saint Paul de Mezières, de Sourdis et de Senneville. A côté de ces noyés de haute lignée, flottaient épars les corps des grenadiers des régiments du Béarn et du Royal Roussillon, glorieux débris échappés aux batailles des plaines d'Abraham et de Sainte-Foye, pour servir de pâture aux requins du golfe Saint-Laurent, et blanchir de leurs os les rives désertes du Cap Breton.
Franchement, le cigare que je fumais ne me tournait pas les idées à une folle gaieté. J'en secouai les cendres sur le plat-bord et, le lançant à la mer, j'allais essayer de jeter avec lui l'étrange vision qui m'obsédait, lorsque j'aperçus le ravissant groupe des îles de la Madeleine. Le soleil était à son couchant, et les collines rouges qui bordent la grève, se détachaient admirablement sur le vert des prairies qui prenaient une teinte mordorée, sous les rayons solaires. Le steamer entrait dans l'Anse-à-la-cabane. En face de nous était le phare: et un peu à gauche, le village acadien éparpillé le long du demi-cercle formé par la crique. Tout autour du Napoléon III, des berges aux voiles peintes en rouge couraient chargées de poissons, et laissaient arriver sur la grève. On ferlait la toile: puis on démâtait; et tout aussitôt de robustes pêcheurs au teint hâlé, aux bras nus, faisaient la chaîne et jetaient la morue, le hareng, le homard aux femmes qui les ramassaient et les empilaient sur le rivage. Dessinez à l'extrémité de ce paysage une petite grotte, sombre, mystérieuse, qui montre aux poissons sa gueule béante: jetez un peu plus loin un rocher percé à jour, en ayant soin de laisser entrevoir à travers son arche les franges bleues de la mer, et vous aurez une marine de ces plus originales.
Bien d'autres voyageurs que nous ont été frappés par l'aspect poétique des îles de la Madeleine. L'un d'eux, le savant amiral Bayfield chargé d'en faire le relevé hydrographique, ne pouvait s'empêcher de consigner en ces termes, dans son "Pilote du Saint-Laurent," les impressions que lui avait causées l'approche de ce groupe:
—Par une journée chaude et ensoleillée, l'oeil ne peut se rassasier de contempler ces falaises multicolores, où le rouge est la couleur dominante, et où le jaune blafard des lagunes de sable fait antithèse au vert tendre des pâturages, au vert sombre des bois, au bleu saphir du ciel et de la mer. Ces contrastes produisent alors un effet extraordinaire, et contribuent à donner à cet archipel un cachet artistique, qu'on ne saurait retrouver aux autres îles du golfe Saint-Laurent. Par les jours de gros temps, lorsque le vent d'est fouette et fait rage, le paysage change, il est vrai; mais il n'en reste pas moins aussi caractéristique. Alors les pics isolés des îles, leurs falaises échiffées, se glissent, apparaissent confusément à travers la pluie, le brouillard, et semblent reliés entre eux par une ceinture de brisants qui masquent presqu'entièrement les bancs de sable et les lagunes. Garde à vous, matelots! n'approchez pas alors impunément de la Madeleine. En voulant la serrer de trop près, vous talonneriez, et vous seriez naufragés avant d'avoir pu même éventer le danger.
C'est ce qui arriva au Napoléon III, lors de sa croisière de 1875. En voulant lui faire prendre la passe du chenal de Sandy Hook, le capitaine Desprès—un brave et excellent marin, dont le nom reviendra plus d'une fois sous ma plume, dans le cours de ces récits—rasa de trop près un banc de sable qui change avec les années. Pris au talon dans sa course, le Napoléon III se mit à battre l'obstacle en brèche; mais une secousse de la vague dégageant son arrière, porta son milieu sur un bourrelet de sable. Cette nouvelle situation pouvait avoir pour le navire les plus fâcheuses conséquences. Ses deux extrémités cessant d'être soutenues, le steamer devait inévitablement fléchir et se casser. Sur l'ordre du capitaine la machine est renversée. Deux canots commandés par le lieutenant Leblanc sont mis à la mer, et font le tour du Napoléon III. À un quart d'encablure de nous, on annonce partout trois brasses de fond. Il devenait évident que nous étions saisis par le bout du banc de Sandy Hook, et déjà le brouillard se dissipant, nous laissait apercevoir la lumière rouge du phare de l'île d'Entrée. Une petite ancre de touée est alors portée à l'arrière. La vapeur est renversée de nouveau, et la manoeuvre conduite de manière à ce que nous puissions égrener l'extrémité du banc, en pivotant sur notre axe. Peine inutile; le cable de touée, mal soutenu, se prend dans l'hélice, se rompt, et bien que tout le monde fasse son devoir, le découragement s'empare de quelques-uns. Un conseil rassemblé à la hâte décide d'attendre la marée du lendemain: ce qui était plus facile à dire qu'à faire. La houle travaillait lourdement une de nos hanches, et c'était vraiment pitié, que d'entendre et de sentir sous ses pieds craquer cette puissante membrure. Mais ici-bas, il ne faut douter de rien: si l'Océan a souvent de folles colères, souvent il présente aussi des ressources inattendues. Une pièce de mer vient frapper le steamer par le travers, lui fait violemment prêter la bande et le force à se relever.
Tout tremblant sous ce terrible coup de bélier, le Napoléon III frémit depuis la quille jusqu'au mât de hune. Bientôt on sent le pont glisser sous nous.
—Le Napoléon III remue! s'écrie notre camarade Brault d'une voix formidable. Et cette exclamation partie du gaillard d'arrière arrive jusqu'aux vigies de beaupré.
—Vapeur en arrière! commande aussitôt le capitaine. Qu'une escouade d'hommes descende à fond de cale reporter sur bâbord, les colis et les objets pesants.
Brault et Agénor Gravel prennent aussitôt le commandement de ces caliers improvisés; dix minutes leur suffisent pour opérer ce branle-bas.
Les mécaniciens déploient encore plus de zèle, et à force de chauffer la machine, ils faillirent mettre le feu aux hunes et aux perroquets qui avaient été orientés de manière à profiter du vent de proue. Mais pendant que ces divers commandements s'exécutent, le malheureux steamer talonne et frappe plus que jamais. Sa membrure et ses courbes gémissent sous l'action frémissante de la lutte. La bande s'accentue de plus en plus à tribord, et déjà on recommence à désespérer du résultat, lorsqu'une vague énorme soulève le Napoléon III du lit de sable où il s'est tordu pendant cinq heures et dix minutes, et, sans secousse, le remet en eau profonde.
—C'est un singulier assemblage de force et de faiblesse qu'un navire, s'écriait, dans un moment semblable, l'amiral Julien de la Gravière; il dompte un ouragan et trébuche sur un grain de sable.
Notre vaillant steamer était de ceux qui se fient à la mine avenante et toute pastorale du groupe de la Madeleine. Il avait failli en payer la façon; et notre capitaine qui en était à son premier échouage, dut ce jour-là faire comme l'amiral Bruat, qui avait la réputation d'être le plus rude échoueur du monde. Il apprit par coeur, pour s'en servir au besoin, l'antique proverbe breton:
—Qui veut vivre vieux marin doit saluer les grains et arrondir les pointes.31
Note 31: (retour)Cet incident de voyage donna rumeur à une dépêche, que publiait le 11 septembre 1875, le Star de Montréal.
—A dispatch from Quebec, states that there has been a rumor for some days past, which was revived again yesterday, that the government steamer "Napoléon III," which left five weeks ago, on a cruise to the lighthouses of the gulf Saint-Lawrence, has foundered and all hands perished.
C'était un peu l'opinion de Leblanc qui, lui aussi pendant cette nuit terrible, avait négligé d'arrondir sa pointe, et s'était fait broyer un doigt par le bout de la patte de l'ancre. L'application d'un caustique énergique fut jugée nécessaire. Pendant qu'elle se faisait, de grosses sueurs froides perlaient du front du lieutenant; mais ses lèvres semblaient, par le plus narquois des sourires, défier les crispations de la chair.
—Ce n'est rien, disait-il, en désignant son doigt pantelant, auprès de l'effort qu'a dû faire cette nuit la bonne Sainte-Anne-du-Nord, pour soulever sur une de ses mains le Napoléon III en danger.
Rira qui voudra de cette pieuse naïveté. Pour moi, un marin canadien-français n'est guère complet sans cette foi robuste, et le mot de mon vieux Le Blanc nous fit venir des larmes aux yeux.
Par leur position, les îles de la Madeleine sont exposées aux coups de vent, et deux tempêtes sont restées célèbres dans les annales de l'archipel.
La première est celle du 23 août 1873. Elle dura trois jours sans désemparer, et surprit quatre-vingt-quatre navires ancrés dans la baie de Plaisance. Dès les premières rafales, quarante-huit d'entre eux se mirent de suite à chasser sur leurs ancres: dix allèrent s'ensabler sur la rive de la baie, et trente-huit firent côte dans le havre d'Amherst, où ils trouvèrent vingt-six de leurs camarades revenus au mouillage, pendant que dix seulement résistaient encore sur leurs fonds. Au milieu des péripéties de cet épouvantable ouragan, qui le croirait? on n'eut à déplorer que la mort de trois personnes. "Quelques-uns de ces malheureux navires, rapporte le commandant Lavoie, après avoir été ballottés de tous côtés et avoir perdu leurs ancres, allèrent se jeter sur le rocher à fleur d'eau qui est au pied de la côte des Demoiselles. La lame brisait à cet endroit à une hauteur de cent pieds! Sans Aimé Nadeau et James Cassidy qui virent venir à terre, la Diploma, l'Ellen Woodward et l'Emma Rich, les équipages de ces navires auraient certainement péri. Ces deux hommes courageux descendirent le cap, à l'aide d'une corde, et aidés du chien de terreneuve de Cassidy qui saisissait un à un les naufragés dans le ressac, ils purent opérer leur sauvetage, et arracher à une mort certaine trente et une personnes." L'année suivante, le 18 juin, une seconde tempête vint fondre sur l'archipel. Ces ravages ne furent pas aussi considérables que la première, et pendant les quatre jours qu'elle dura, elle ne put mettre à la côte que deux goélettes, et balayer la plupart des filets et des engins de pêche qui étaient à la mer.
Ce fut le 28 juin 1534 que Jacques-Cartier reconnut les îles de la Madeleine, que deux jours auparavant il avait prises pour la terre ferme. "Nous allâmes, dit-il, le long des dites terres environ dix lieues, jusqu'à un Cap de terre rouge qui est roide et coupé comme un roc, dans lequel on voit un entre-deux qui est vers le Nord, et est un pays fort bas, et y a aussi comme une petite plaine entre la mer et un étang, et de ce Cap de terre et étang jusques à un autre Cap qui paraissait, y a environ quatorze lieues, et la terre se fait en façon d'un demi-cercle tout environné de sablon comme une fosse, sur laquelle l'on voit des marais et étangs aussi loin que se peut étendre l'oeil. Et avant que d'arriver au premier Cap, l'on trouve deux petites îles assez près de terre. A cinq lieues du second Cap il y a une île vers Surouest qui est très haute et pointue, laquelle fut nommée Alezay, et le premier Cap fut appelé de Saint-Pierre, parce que nous y arrivâmes au jour et fête du dit saint".
Plus tard, en mentionnant ce groupe, Champlain frappé sans doute par l'aspect singulier qu'offraient ces îles reliées entre elles par d'immenses lisières de sable, les désigne sous le nom de "Ramées-Brion." Au temps de Denys—en 1672—elles ne s'appelaient plus que les îles de la Madeleine; et alors comme à présent, le seul souvenir gardé par les marins oublieux au temps où Champlain croisait dans ces parages, était le nom de l'île Aubert, que de nos jours les Anglais appellent Amherst Island, nom que les habitants français du groupe se refusent à reconnaître.
Denys assure, dans sa description de l'Amérique septentrionale, qu'il chassa plusieurs fois les Anglais de la Madeleine, "les Français étant en possession de ces lieux-là de temps immémorial." Néanmoins, la plus ancienne concession de cet archipel remonte à la date du 16 janvier 1663; et eu feuilletant le deuxième volume de mémoires des commissaires du Roy, je vois que ce jour-là, un acte a été passé au bureau de la compagnie de la Nouvelle-France, donnant en pleine propriété au sieur Doublet, capitaine de navire, l'île Saint-Jean,—aujourd'hui l'île du Prince Edouard—les îles des Oiseaux et celles de Brion, toutes sises dans le golfe Saint-Laurent. Cette concession était faite au capitaine normand "à condition de n'exercer aucune traite ou négoce avec les sauvages". Doublet embarqua sur deux navires tout ce qui pouvait servir à la nouvelle colonie; mais en jetant l'ancre à l'île Percée, on lui apprit que la compagnie de la Nouvelle-France avait outre-passé ses droits, et que le sieur Denys, "gouverneur-lieutenant général pour le Roy et propriétaire de toutes les terres et isles qui sont depuis le cap de Campseaux jusqu'au cap des Roziers", était depuis dix ans en possession du groupe de la Madeleine. Le capitaine Doublet ne se découragea pas pour si peu. Faisant voile vers ces îles, il y débarqua ses pécheurs basques et normands, et pendant deux ans y dirigea, en compagnie de son intendant M. Brevedent, l'exploitation de la pêche; mais le succès ne répondant pas à ses efforts, la colonie se dispersa.
Que devinrent ces immenses possessions entre les mains de ses héritiers? L'histoire ne le dit pas. Ce que l'on sait, c'est que le 18 août 17l7, le sieur Duchesnay, tout en demandant au Roy le titre de grand-maître des eaux et forêts, priait Sa Majesté de lui accorder la concession de ces îles, et qu'en 1719, le comte de Saint-Pierre, premier écuyer de la duchesse d'Orléans, formait une compagnie pour exploiter les îles de Saint-Jean, de Miscou et de la Madeleine. "C'était, dit Garneau, à l'époque du fameux système de Law, et il était plus facile de trouver les fonds que de leur conserver la valeur factice que l'engouement des spéculateurs y avait momentanément attachée. Malheureusement, l'intérêt qui avait réuni les associés de la compagnie Saint-Pierre, les divisa; tous les intéressés voulurent avoir part à la régie, et peu d'entre eux avaient l'expérience de ces entreprises. On ne doit pas en conséquence être surpris si tout échoua. L'île tomba dans l'oubli, d'où on l'avait momentanément tirée, jusque vers 1749, époque où les Acadiens fuyant le joug anglais, commencèrent à s'y établir."
Pendant quelques années, ces malheureux proscrits y vécurent sans être molestés; mais un jour, le hasard voulut qu'une frégate anglaise vînt reconnaître l'archipel de la Madeleine. Elle portait à son bord le nouveau gouverneur du Canada, lord Dorchester, et était commandée par le capitaine Sir Isaac Coffin, qu'on n'avait pas encore jugé à propos de mettre à la porte de la marine royale32, pour le réhabiliter plus tard, en lui donnant le titre de baronnet et le grade d'amiral. Ce jour-là, le temps était clair, le ciel serein; un soleil chaud et bienfaisant enveloppait de ses effluves les côtes et les pics empourprés de ces îles. Toutes les lunettes de la frégate étaient braquées sur ce paradis terrestre; celle de Sir Isaac plus encore que les autres. Quand elle eut scruté l'horizon, et fouillé à l'aise l'archipel qu'on longeait en ce moment, l'officier anglais la déposa gravement sur son banc de quart, et se tournant vers lord Dorchester, le supplia de lui concéder les îles qui gisaient devant lui. Comment refuser quelque chose à un capitaine de frégate, qui n'a cessé de combler pendant toute une longue traversée, ses hôtes distingués de soins, de grogs et de confort? Le nouveau potentat promit de faire droit à la requête de Sir Isaac; et le 31 juillet 1787, il la lui adressait officiellement. Mais comme l'oubli est commensal de haut lieu, et hante fréquemment le cabinet des gouverneurs et des ministres, ce fut son successeur Robert Prescott qui fit droit à la demande du capitaine Coffin. Onze ans après, le 24 août 1798 "l'île à la Madeleine, l'île de l'Entrée, l'île du Corps Mort, Shag Island, l'île de Brion et l'île aux Oiseaux furent concédées à perpétuité, en franc et commun soccage, à titre de féauté à Sir Isaac Coffin et à ses hoirs et ayant causes". Ce royal cadeau leur était fait à la condition, que la partie de l'île de la Madeleine, comprenant la pointe nord-est et Old Harry's Point serait réservée pour le soutien et l'entretien d'un clergé protestant dans la province de Québec; et si d'un côté, le gouvernement britannique gardait le droit d'exploiter les mines, d'ouvrir des chemins et de construire des fortifications, d'un autre côté Sir Isaac Coffin s'obligeait, "sous peine de nullité, de permettre la libre entrée et sortie de ses îles aux sujets anglais qui désiraient venir y pêcher, et s'engageait à leur laisser abattre et emporter le bois nécessaire à leur chauffage et à l'exploitation avantageuse de leurs pêcheries."
Note 32: (retour)In 1773, Isaac Coffin was taken to sea by lieutenant Hunter of the Gaspé, at the recommendation of Admiral John Montague. His commander officer said he never knew any young men to acquire so much nautical knowledge in so short a time. After reaching the grade of post-captain, Coffin for a breach of the regulation of the service, was deprived of his vessel, and Earl Howe struck his name from the list of post-captains. This act being illegal, he was reinstated in 1790. In 1804, he was made a baronet, and in 1814 became a full admiral in the British navy.
Drake—Nooks and corners of New England coast p. 342.
Peu soucieux des droits des premiers colons, le gouvernement anglais venait de commettre un acte d'irréparable injustice. Il frappait à mort le développement et l'avenir de ce ravissant archipel, que le matelot appelle dans son langage pittoresque, le Royaume du Poisson. Aussi, depuis cette fatale date du 24 août 1798, les habitante de la Madeleine, sachant qu'ils ne peuvent posséder leurs terres, ne se livrent qu'au travail nécessaire pour les faire vivre, et ne connaissent que par oui-dire les jouissances de la propriété et l'amour du sol.
Un aussi triste état de choses devait finir par émouvoir le gouvernement de la province de Québec. Soixante-seize ans après la concession de ces îles, un bureau fut chargé par le parlement, de s'enquérir de la tenure des terres de l'archipel. Cinquante-deux habitants de la Madeleine s'empressèrent de répondre à la série de questions imprimées que l'on avait fait distribuer à la population. Les uns demeuraient dans l'archipel depuis vingt-cinq, trente-cinq et quarante-cinq ans; d'autres depuis cinquante, cinquante-trois et soixante ans. Un seul, M. Jean Nelson Arseneau, y était né; et le doyen des résidents se trouvait être M. Bruno Terriau, qui habitait ce groupe depuis soixante-seize ans. Tous déclaraient qu'ils occupaient des lots comme locataires, en vertu de baux emphytéotiques, et leurs réponses portaient à la connaissance du gouvernement de curieuses révélations.
Ainsi, quelques colons avaient des billets de simple location qui leur donnaient droit d'obtenir un bail du propriétaire, tandis que d'autres avaient un bail de quatre-vingt-dix neuf ans. Ceux qui étaient porteurs d'un bail de cinquante-deux ans, pouvaient le faire durer; et les détenteurs d'un bail de dix ans étaient en droit d'exiger un bail perpétuel du propriétaire. Ce dernier mode semble ne plaire que médiocrement aux agents de l'amiral Coffin. Chacun s'accorde à dire qu'il tend à disparaître peu à peu: car chaque fois que l'occasion s'en présente, ces employés échangent contre d'autres les baux de dix ans.
Généralement, ces contrats de louage renferment des clauses qui permettent au seigneur de l'archipel de reprendre ses terres, de jouir de leur amélioration, et de s'emparer sans remboursement, des bâtiments et de la maison du locataire, si par malheur ce dernier n'a pu exécuter les clauses de son bail. C'est ainsi que deux des descendants des plus anciens pionniers des îles de la Madeleine, Louis Boudraut et François Lapierre, furent obligés—après bien des années de travaux et de privations—d'abandonner à l'amiral Coffin la terre où avaient vécu leurs ancêtres, et que leurs enfants avaient améliorée de leur mieux. C'est ainsi que Fabien Lapierre faillit être dépouillé de tout son avoir. Cet homme s'étant décidé à partir, en 1863, pour explorer la côte nord du Labrador, avait laissé une terre qu'il occupait depuis vingt-cinq ans, aux soins de deux de ses compatriotes, Basile Cormier et Emile Morin. Ils devaient en jouir à la condition de l'entretenir, de payer la rente et de la lui remettre lors de son retour. Pendant la première année tout alla pour le mieux. L'agent avait consenti à recevoir la redevance des deux mandataires de Lapierre: mais dès le commencement de la deuxième année, il refusa leur argent, prit possession de la terre, en faucha le foin, ouvrit de force la maison de l'absent, y mit sa récolte, qu'il n'emporta qu'en hiver, puis vendit le tout, terre et dépendances à Désiré Giasson. L'année suivante, Lapierre revint et réclama. En réponse, l'agent de l'amiral Coffin le menaça de l'empêcher de couper du bois, et lui fit dire que s'il continuait à se plaindre, il le ferait chasser du pays. A force de supplications, ce pauvre homme aidé par les conseils de son curé, l'abbé Boudreault, finit par recouvrer la moitié de sa terre, à la condition toutefois de consentir à un nouveau bail qui l'obligeait à payer annuellement un schelling par arpent.
Quant à l'autre moitié de son bien, elle était restée, et est encore en la possession de l'acheteur Giasson qui s'en était légalement emparé moyennant la somme de cinq louis 33. On comprend le malaise que pareil régime doit faire peser sur l'archipel; et quelques-uns des habitants secouant leur torpeur, allèrent jusqu'à contester devant la cour de circuit de la Madeleine la validité des titres de l'amiral Coffin. Les uns plaidaient prescription. D'autres alléguaient l'illégalité des baux et leur tenure onéreuse, contraire à la colonisation et au progrès des îles. Les plus philosophes racontaient, que pendant près d'un siècle leurs aïeux avaient cultivé en pleine propriété ces mêmes terres, que leurs descendants et leurs héritiers légitimes n'occupaient plus que comme simples locataires; tandis que les plus normands assuraient, qu'on avait dû consulter les ancêtres, et que ces derniers n'avaient jamais consenti de titre à l'amiral Coffin. Toutes ces réclamations ne servirent à rien. La cour décida en faveur du propriétaire; et comme il arrive presque toujours, les plaideurs qui avaient peut-être une chance en appelant de ce jugement, ne purent faute de moyens pécuniaires, s'adresser à un tribunal plus élevé. Les choses reprirent donc leur Cours.
L'apathie et le découragement régnèrent alors en suzerains sur ces îles, qui n'attendent que l'avènement d'un nouveau régime, pour devenir un grenier d'abondance, un entrepôt de richesse. Les locataires continuèrent à payer les contributions locales et scolaires, pendant que leur seigneur et maître percevait rigoureusement les rentes annuelles de ses terres; rentes exorbitantes, lorsqu'on les compare à celles des terres en ce pays. Néanmoins, au milieu de ce sourd mécontentement, quelques anciens colons trouvent le moyen d'être satisfaits de leur position. Plusieurs d'entre eux ont cent acres en état de culture, pour lesquels ils ne payent annuellement que quinze shillings, ou un quintal de morue. Ce sont les rois de l'archipel ceux-là, et ils font bien des envieux autour d'eux; car, un jeune colon qui désirerait louer la même étendue de terre inculte et déboisée, serait obligé de donner vingt piastres chaque année. En remplissant cette condition, ce dernier devient alors locataire. Pendant quelque temps la jeunesse, l'ambition, l'amour du travail décupleront ses forces. Sous le soc de sa charrue, ces landes désertes deviendront des champs fertiles. La pêche viendra combler son déficit. Il pourra vivre convenablement et sera heureux autant que peut l'être un locataire. Mais viennent les mauvais jours; que la rente soit en retard; alors arrivent les menaces de l'agent. Le démon de l'expropriation plane sur la petite propriété; et il ne reste plus au malheureux travailleur, que l'exil ou la servitude.
Il ne faut pas s'étonner, si presque toute cette population qui, ailleurs, serait entreprenante et riche, demeure ici dans le demi-sommeil et dans la pauvreté. Les étrangers fuient ce nid de féodalité, et un négociant américain venu il y a quelques années visiter l'archipel, dans le but d'y fonder un établissement de pêche, de la valeur de $80,000, s'en retourna dégoûté, disant à qui voulait l'écouter:
—Mon père a fui l'Irlande pour ne plus entendre parler du vieux régime emphytéotique. Ce ne sera pas son fils qui remettra un pareil gouffre sur le chemin de ses petits enfants.
Ces vexations ont eu pour résultat d'établir un fort courant migrateur entre le Labrador et l'archipel. Plus de trois cents chefs de famille ont quitté les îles et sont allés fonder à Kékaska, à Natashquouan, à la Pointe-aux-Esquimaux, d'importants groupes de la race française. Ces départs ont affaibli d'autant la population des îles de la Madeleine. Tous les ans, grand nombre de compatriotes viennent à leur tour rejoindre ceux qui sont partis; et déjà l'on prévoit dans un avenir assez rapproché la désertion complète de l'archipel. Pour remédier à ce triste état de choses, il n'y a qu'un moyen à prendre. Tous ceux qui ont été consultés par la commission parlementaire sont unanimes à le suggérer. Le gouvernement de Québec doit acheter les droits du propriétaire, et l'un des colons les plus respectés de l'archipel, M. Painchaud, n'hésite pas à affirmer que sous ce nouveau régime, un huitième des habitants paierait de suite, et affranchirait aussitôt les terres de toutes redevances seigneuriales.
Mais cette longue digression, nécessaire pour bien faire comprendre la position anormale de ces insulaires, me fait oublier les quelques heures charmantes que nous devions passer au petit village acadien de l'Anse-à-la-Cabane. Le premier compatriote qui nous y accueillit à bras ouverts, fut un brave charpentier du nom de Migneault. Dans sa joie, il voulut nous faire connaître de suite le patriarche de l'endroit, et nous conduisit à la maison de M. Vigneault. Ce dernier était un beau vieillard, âgé de quatre-vingt-dix ans. Il virait au milieu de sa famille. Ses deux fils étaient venus se bâtir de chaque côté du toit paternel; et pendant de longues années, tous ensemble, ils avaient savouré la douce vérité du commandement du Seigneur:
—Père et mère tu honoreras afin de vivre longuement.
Un voile de tristesse devait pourtant tomber, un jour, sur ce bonheur terrestre. Le soir où nous le vîmes pour la première fois, le père Vigneault avait perdu sa franche gaieté. Il était pensif. Ses yeux rougis par les larmes plutôt que par l'âge, erraient douloureusement sur le havre; et à travers la fenêtre, ils suivaient anxieusement les manoeuvres d'une petite goëlette qui venait d'appareiller, et qui finit par disparaître dans les demi-teintes du crépuscule. Hélas! son fils Désiré était à bord. En compagnie de douze familles acadiennes, il s'en allait demander au sol des Sept-Iles ces plaisirs inconnus de la propriété, qu'il troquait contre les douces joies de la maison paternelle.
M. Vigneault était né à Saint-Pierre de Miquelon, où son père était arrivé, Dieu sait comment, après avoir fait partie de cette malheureuse colonie acadienne qui, lors de sa cruelle dispersion par les Anglais, vit ses rejetons éparpillés aux quatre vents des cieux. Plus tard, il était venu aux îles de la Madeleine, où à force de travail et d'intelligence il s'était créé une aisance relative. Son âge, sa longue expérience, son esprit ferme et lucide, ses bonnes manières, lui conciliaient le respect et la confiance de tout le monde. Ici, les décisions du père Vigneault étaient respectées à l'égal de celles que donnent ailleurs le juge ou le curé.
Ce fut dans son hospitalière maison que mon oreille fut frappée pour la première fois par l'intonation que les Acadiens donnent à la langue française. Un étranger qui se mêlerait à leur conversation, se croirait transporté en Gascogne, et se figurerait entendre causer des Bordelais. Ainsi, ces braves gens diront une foâ pour une fois. Le mot année se prononcera chez eux ânée, tout comme sur les bords de la Garonne. Un cheval devient un gueval au pluriel, et un chevau au singulier; puis, ils font un assez grand abus des "j'étions," des "je pourrions," et des "je pensions".34 Leurs moeurs sont simples et douces. Ils vivent surtout de pêche, et s'occupent quelque peu d'agriculture. Comme caboteurs, ils n'ont pas leurs maîtres au monde, et ils peuvent donner des points aux plus habiles chasseurs et aux plus patients pêcheurs. L'un des habitants de l'île, M. Fox, interrogé sur les particularités distinctives du caractère acadien, répondait à la commission parlementaire:
—Le caractère particulier du peuple acadien est de vivre sur mer.
Note 34: (retour)Dans une notice sur le patois saintongais que vient de publier la "Revue des langues Romanes" de Montpellier, je trouve ce curieux passage:
"Les noms qui, en français, se terminent en al, font au en saintongais, pour ces deux nombres: le chevau, l'animau, in jôrnau. (Ancien français; li chevaus (sujet du verbe); le cheval (régime) pluriel li cheval (sujet), les chevaux (régime).)
"Quelques paysans de la Saintonge pour faire les muscadins disent aussi, dés cheval, dés journal.
"On connaît la leçon de beau langage donnée par un paysan à son fils qui revient de la ville—"Qu'as-tu vut de jolit, drole?—P'pa j'ai vui dés chevau superbes.—Dis donc cheval, animau.
Grand nombre de Canadiens et d'Acadiens tirent leur origine du pays d'Annis et de la Saintonge, cette terre aimée, qui a vu naître Samuel de Champlain.
Ces mots, sont à eux seuls une définition.
Dès le petit jour, quand la saison de pêche est venue, vous voyez l'Acadien faire sa prière, mettre gaiement sa berge en mer, gagner les fonds à morue qui se trouvent à trois, quatre et quelque fois à six milles au large. Là, il ne cesse d'agiter sa ligne à l'eau, de la retirer, de la bouetter, et de la reconfier aux profondeurs de la mer, jusqu'à ce que son embarcation soit pleine de poissons. Alors les voiles se hissent. On regagne la grève. Quelques quarts-d'heure suffisent pour trancher la morue que l'on vient de capturer; puis on remâte la berge, elle glisse de nouveau vers son poste de pêche, et on réussit ainsi à faire quelquefois trois ou quatre voyages par jour. Pendant tout ce temps, un morceau de galette, un biscuit ou une miche de pain—quand il y en a—suffit pour entretenir la vie de ce robuste pêcheur. L'Acadien est l'homme le plus frugal que je connaisse; il se contente, au milieu de tous ces pénibles travaux, d'une nourriture que dédaigneraient la plupart des mendiants de nos villes.
La pèche de la morue, avec celle du hareng et du maquereau, constituent les apports de la campagne d'été. Quant à celle d'hiver, elle se fait pendant les mois de mars, avril et mai. Alors commence la chasse au loup-marin. Divisés par groupes de six ou dix hommes, vous voyez les Acadiens armés de cordes et de bâtons, prendre le pas gymnastique, et franchir en courant des distances de dix à douze milles, avant d'arriver sur le terrain de chasse. Pour y parvenir, il a fallu sauter par-dessus les crevasses et les profondes fissures des champs de glace, ou prendre la banquise par escalade. Mais qu'est-ce que tous ces dangers, au prix des plaisirs que va leur donner la chasse qui les attend? Les loups marins ne sont-ils pas là, derrière cette muraille glacée, qui se prélassent en famille? Et comme une trombe, les Acadiens arrivent sur les malheureux phoques qui ne se doutent de rien. Le massacre commence, au milieu des cris et des gémissements. Quand chacun a sa part de butin, les chasseurs reprennent la route du village, traînant leur proie derrière eux; et ils sont prêts à recommencer leurs courses, tant que durent le jour et la bonne chance.
Né sur les bords de la mer, habitué à ses caprices, à ses caresses et à ses colères, le peuple acadien voit en elle son véritable domaine. Eté comme hiver, il ne cesse de se confier, à elle. La mer, fidèle à cette longue amitié, ne cesse à son tour, de les combler de ses inépuisables générosités.
Nous venions de ravitailler l'Anse-à-la-Cabane, et comme la nuit était survenue, il nous y fallut attendre le jour, pour débarquer plus commodément les provisions destinées au phare de l'Entrée. Au soleil levant, nous étions déjà embossés par le travers de cette île, dont les pics escarpés ont cette couleur rougeâtre particulière au groupe de la Madeleine; et bientôt, les uns étaient à même de fouler ces gazons plantureux, où ruminait une magnifique race de moutons, pendant que ceux qui étaient restés à bord, s'amusaient à contempler le paysage. Sur notre avant se dessinait le petit village d'Amherst, groupé autour de son église. A tribord, on apercevait le Havre-aux-Maisons; et tout autour de nous croisait une flotte de quatre cents goélettes, qui couraient le maquereau, toutes voiles dehors. Certes, Gudin n'aurait pu demander une marine plus pittoresque, pour la fixer sur une de ses toiles immortelles.
De l'île d'Entrée nous devions nous rendre à l'île de la Pierre Meulière35. Nous profitâmes de ce point d'arrêt pour nous faire débarquer au petit quai de la maison Leslie, qui tient là un magasin d'approvisionnement assez considérable. La foule encombrait ce comptoir, et rien d'amusant comme d'entendre ses colloques avec les commis de M. Leslie. C'était à qui se montrerait le plus normand en affaires. Les femmes braillaient surtout dans cette lutte pacifique. Tout en suivant de près leurs petites transactions, elles ne perdaient pas une maille du tricot qu'elles traînent ici, partout où elles vont. Modestes, intelligentes, pieuses, dévouées, les Acadiennes sont vraiment dignes du nom de femmes. Elles n'appartiennent guère à cette catégorie du sexe qui faisait dire à Buchamore—un type réussi de vieux grognard, inventé par Alfred Assollant:
—"Je n'aime pas ces demoiselles qui ne savent rien faire que se peigner tout le jour, se regarder dans une glace, essayer des robes, faire des grimaces, mettre des gants et parler du bout des lèvres comme si l'on n'était pas digne de les entendre, ou d'une voix tantôt plus flutée que celle des serins et tantôt plus aigre que celle des pie-grièches. Ça, c'est des bécasses, comme disait mon vieux curé. Ça ne sait pas travailler, ça ne sait pas s'occuper, ça ne sait pas penser, ça ne sait que faire de ses dix doigts. Quand c'est riche, ça ennuie son mari et ses enfants. Quand ça n'a pas d'argent, ça ne trouve pas de mari, où si ça en trouve, ça grogne, ça se fâche, ça ennuie tout le monde, et tout le monde s'en va."
Au milieu de la cohue qui encombrait la maison Leslie se trouvait, un vieillard, né à Saint Roch de Québec, et qui habitait l'île de la Pierre Meulière depuis soixante-sept ans. Il s'appelait M. Thorn, et avait laissé au pays un frère, dont il était sans nouvelles depuis fort longtemps. Pendant que nous causions ainsi des absents, notre ingénieur, M. Barbour, vint nous prévenir qu'il allait visiter le phare du Grand Etang du Nord. Je devais l'accompagner, mais nous ne pûmes trouver de voitures, et je regrette encore aujourd'hui la perte de la seule occasion qu'il m'ait été donné de pouvoir étudier, et observer les moeurs de ces campagnes, où vit, travaille, et meurt une des populations les plus honnêtes de la terre.
On m'apprit ici que l'archipel de la Madeleine se compose d'écueils, et qu'à part de Brion et du Rocher-aux-Oiseaux, il compte six îles qui se nomment le Corps-Mort, Amherst ou l'île Aubert, la Pierre-Meulière, l'île d'Entrée, Allright et la Grosse Ile. Ces groupes présentent ensemble une superficie d'à peu près 55,400 acres qui, suivant le recensement de 1871, est habitée par une population de 3,172, dont 2,883 Acadiens. Les récifs les plus à craindre sont—au dire des pêcheurs—ceux de la Pierre du gros Cap, de la Perle, d'Allright, du Cheval Blanc, les bancs de Colombine et l'écueil de Doyle. Ce dernier n'a que trois encablures de long sur une demie de largeur, et c'est là, m'assure-t-on, que des navires courant sous la brise ont soudainement disparu aux yeux de plusieurs de mes interlocuteurs. Quant aux courants, ils sont tellement irréguliers, qu'on me fit la même réponse donnée jadis à l'amiral Bayfield, et que personne ne put me dire précisément leur vitesse et leur direction.
A ces renseignements géographiques et hydrographiques venaient se mêler les plaintes et les confidences d'un chacun. Tous regrettaient le déboisement des îles. Privées de bois de construction, elles sont maintenant en train de voir disparaître leur maigre bois de chauffage. Chacun avouait que son voisin se tirait d'affaire comme il le pouvait, faisant feu de tout, et détruisant la forêt sans discernement. Quelques uns même finissaient leurs doléances, en prophétisant que dans vingt ans il n'y aurait plus une seule broussaille sur l'archipel, et qu'alors on serait obligé de faire venir à grands frais du charbon de terre de la Nouvelle-Écosse et du Cap-Breton. Puis, la grande question du chauffage épuisée, arrivaient les observations générales. Celui-ci désirerait voir inaugurer une meilleure tenure de terre dans les îles; celui-là aurait aimé que le propriétaire protégeât plus efficacement son locataire; un troisième se plaignait amèrement d'être sans nouvelles depuis le mois de novembre jusqu'au quinze de mai, et plus longtemps encore.
—Si au moins, disait-il en secouant tristement sa pipe, nous avions des communications télégraphiques avec la terre ferme?
—Bah! des moulins à farine et des moulins à étoffes sont encore plus nécessaires que ton télégraphe, répliquait dans un coin, un pécheur, plus positif que ce rêveur. A ta place je m'en contenterais.
—La belle affaire que tes moulins! pour les construire il faudrait peut-être se faire taxer, et je m'en tiens à ce que me font payer les commissaires d'écoles; un par cent, et quelquefois un et demi.
—Encore si le propriétaire nous montrait l'exemple, et payait comme nous, répliquait le pêcheur positif.
—Pas si-bête, Evé. Il se tient au courant des nouvelles, et lit ses journaux dans son hôtel de Londres, pendant que pour rencontrer notre taxe municipale, nous donnons nos deux jours de travail sur les chemins publics, ou que nous payons quatre-vingts cents par jour pour chaque chef de famille.
Une fois sur la taxe, les conversations menaçaient d'aller loin, lorsque l'ingénieur, M. Barbour, fit son apparition au milieu du groupe. Il était temps de se rembarquer. Nous sortîmes du magasin Leslie, pendant que tout le monde se découvrait sur notre passage; et une chaude poignée de main nous sépara pour la vie de ces braves gens.
Le Napoléon III était déjà sous vapeur. Comme le temps était splendide et que la besogne avait été promptement expédiée, le capitaine, mis en belle humeur par ces bonnes choses, voulut nous permettre d'aller reconnaître le fameux rocher du Corps-Mort, qu'au mois de septembre 1804, Moore a chanté dans ses plus beaux vers. Nous prîmes donc par la passe de Sandy Hook, et en contournant l'île d'Amherst, nous ne pûmes nous empêcher d'admirer la beauté du paysage qui défilait sous nos yeux; et de nous demander pourquoi ces ravissants endroits n'étaient pas plus fréquentés par les touristes. Comme place d'eau, si les îles de la Madeleine n'avaient pas à lutter contre l'île du Prince-Edouard, elles seraient sans rivales dans le golfe Saint-Laurent. Les points de vues y sont superbes; le gibier y abonde, et elles réservent à l'amateur, en quête de poissons, d'inépuisables éditions de la pêche miraculeuse, qu'il peut renouveler à loisir dans les baies et des havres admirablement disposés pour les courses de yacht et le sport maritime.
Pendant que nous causions de toutes ces merveilles ignorées, le Corps-Mort se dessina par le travers de notre hanche de tribord. Vraiment, le langage populaire lui avait bien donné le seul nom qu'il pût porter; car, vu de cette distance, il ressemblait à s'y méprendre au cadavre d'un matelot flottant au gré des vagues. Involontairement je me rappelai alors l'Ile des Morts, ces belles strophes qu'un de nos bons poëtes canadiens, James Donelley, avait imitées de Thomas Moore: 36.