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Les Immémoriaux

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The Project Gutenberg eBook of Les Immémoriaux

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Title: Les Immémoriaux

Author: Victor Segalen

Release date: February 3, 2013 [eBook #41984]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Produced by Hélène de Mink, Hans Pieterse, CRUBLE and the
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES IMMÉMORIAUX ***

Note de transcription:

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MAX-ANÉLY


Les Immémoriaux

... Voici la terre Tahiti. Mais où sont les hommes qui la peuplent? Ceux-ci... Ceux-là... Des hommes Maori? Je ne les connais plus: ils ont changé de peau.

Les Immémoriaux.

Logo de l'éditeur

PARIS

SOCIÉTÉ DV MERCVRE DE FRANCE

XXVI, RVE DE CONDÉ, XXVI


MCMVII

MERCVRE DE FRANCE
XXVI, RVE DE CONDÉ—PARIS-VIe
Paraît le 1er et le 15 de chaque mois, et forme dans l'année six volumes.
Littérature, Poésie, Théâtre, Musique, Peinture, Sculpture, Philosophie, Histoire, Sociologie, Sciences, Voyages, Bibliophilie, Sciences occultes, Critique, Littératures étrangères, Revue de la Quinzaine.
La Revue de la Quinzaine s'alimente à l'étranger autant qu'en France; elle offre un nombre considérable de documents, et constitue une sorte d'«encyclopédie au jour le jour» du mouvement universel des idées. Elle se compose des rubriques suivantes:
  • Epilogues (actualité): Remy de Gourmont.
  • Les Poèmes: Pierre Quillard.
  • Les Romans: Rachilde.
  • Littérature: Jean de Gourmont.
  • Littérature dramatique: Georges Polti.
  • Histoire: Edmond Barthèlemy.
  • Philosophie: Jules de Gaultier.
  • Psychologie: Gaston Danville.
  • Le Mouvement scientifique: Georges Bohn.
  • Psychiatrie et Sciences médicales: Docteur Albert Prieur.
  • Science Sociale: Henri Mazel.
  • Ethnographie, Folklore: A. van Gennep.
  • Archéologie, Voyages: Charles Merki.
  • Questions juridiques: José Théry.
  • Questions militaires et maritimes: Jean Norel.
  • Questions coloniales: Carl Siger.
  • Questions morales et religieuses: Louis Le Cardonnel.
  • Esotérisme et Spiritisme: Jacques Brieu.
  • Les Bibliothèques: Gabriel Renaudé.
  • Les Revues: Charles-Henry Hirsch.
  • Les Journaux: R. de Bury.
  • Les Théâtres: Maurice Boissard.
  • Musique: Jean Marnold.
  • Art moderne: Charles Morice.
  • Art ancien: Tristan Leclère.
  • Musées et Collections: Auguste Marguillier.
  • Chronique du Midi: Paul Souchon.
  • Chronique de Bruxelles: G. Eekhoud.
  • Lettres allemandes: Henri Albert.
  • Lettres anglaises: Henry-D. Davray.
  • Lettres italiennes: Ricciotto Canudo.
  • Lettres espagnoles: Gomez Carillo.
  • Lettres portugaises: Philéas Lebesgue.
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Poitiers.—Imprimerie du Mercure de France. BLAIS et ROY, 7, rue Victor-Hugo.

LES IMMÉMORIAUX

IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE:

Sept exemplaires sur Japon impérial numérotés de 1 à 7,
Dix exemplaires sur Hollande van Gelder,
numérotés de 8 à 17.

JUSTIFICATION DU TIRAGE:

Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays.

AUX MAORI
DES TEMPS OUBLIÉS

PREMIÈRE PARTIE

(Dans tous les mots maori u doit se prononcer ou: atua comme «atoua», tatu comme «tatou», etc.)

LE RÉCITANT

Cette nuit là—comme tant d'autres nuits si nombreuses qu'on n'y pouvait songer sans une confusion—Térii le Récitant marchait, à pas mesurés, tout au long des parvis inviolables. L'heure était propice à répéter sans trêve, afin de n'en pas omettre un mot, les beaux parlers originels: où s'enferment, assurent les maîtres, l'éclosion des mondes, la naissance des étoiles, le façonnage des vivants, les ruts et les monstrueux labeurs des dieux Maori. Et c'est affaire aux promeneurs-de-nuit, aux haèré-po à la mémoire longue, de se livrer, d'autel en autel et de sacrificateur à disciple, les histoires premières et les gestes qui ne doivent pas mourir. Aussi, dès l'ombre venue, les haèré-po se hâtent à leur tâche: de chacune des terrasses divines, de chaque maraè bâti sur le cercle du rivage, s'élève dans l'obscur un murmure monotone, qui, mêlé à la voix houleuse du récif, entoure l'île d'une ceinture de prières.

Térii ne tenait point le rang premier parmi ses compagnons, sur la terre Tahiti; ni même dans sa propre vallée; bien que son nom «Térii a Paraü-rahi» annonçât «Le chef au grand-Parler». Mais les noms déçoivent autant que les dieux de bas ordre. On le croyait fils de Tévatané, le porte-idoles de la rive Hitia, ou bien de Véhiatua no Téahupoó, celui qui batailla dans la presqu'île. On lui connaissait d'autres pères encore; ou plutôt des parents nourriciers entre lesquels il avait partagé son enfance. Le plus lointain parmi ses souvenirs lui racontait l'atterrissage, dans la baie Matavaï, de la grande pirogue sans balancier ni pagayeurs, dont le chef se nommait Tuti. C'était un de ces étrangers à la peau blême, de l'espèce qu'on dit «Piritané» parce qu'ils habitent, très au loin, une terre appelée «Piritania»[1]. Tuti frayait avec les anciens Maîtres. Bien qu'il eût promis son retour, on ne le vit point revenir: dans une autre île maori, le peuple l'avait adoré comme un atua durant deux lunaisons, et puis, aux premiers jours de la troisième, dépecé avec respect afin de vénérer ses os.

[1] Piritania: Britain, Angleterre.

Tuti: Cook.

(Fin du xviiie siècle).

Térii ne cherchait point à dénombrer les saisons depuis lors écoulées; ni combien de fois on avait crié les adieux au soleil fécondateur.—Les hommes blêmes ont seuls cette manie baroque de compter, avec grand soin, les années enfuies depuis leur naissance, et d'estimer, à chaque lune, ce qu'ils appellent «leur âge présent»! Autant mesurer des milliers de pas sur la peau changeante de la mer... Il suffit de sentir son corps agile, ses membres alertes, ses désirs nombreux, prompts et sûrs, sans s'inquiéter du ciel qui tourne et des lunes qui périssent.—Ainsi Térii. Mais, vers sa pleine adolescence, devenu curieux des fêtes et désireux des faveurs réservées aux familiers des dieux, il s'en était remis aux prêtres de la vallée Papara.

Ceux-là sacrifiaient au maraè le plus noble des maraè de l'île. Le chef des récitants, Paofaï Tériifataü, ne méprisa point le nouveau disciple: Paofaï avait dormi parfois avec la mère de Térii. L'apprentissage commença. On devait accomplir, avec une pieuse indolence, tout ce que les initiateurs avaient, jusque-là, pieusement et indolemment accompli.

C'étaient des gestes rigoureux, des incantations cadencées, profondes et confuses, des en-allées délimitées autour de l'enceinte de corail poli. C'étaient des rires obligés ou des pleurs conventionnels, selon que le dieu brillant Oro venait planer haut sur l'île, ou semblait, au temps des sécheresses, s'enfuir vers le pays de l'abîme et des morts. Docilement, le disciple répétait ces gestes, retenait ces dires, hurlait de joie, se lamentait. Il progressait en l'art d'interpréter les signes, de discerner, dans le ventre ouvert des chiens propitiatoires, les frémissements d'entrailles qui présagent un combat heureux. Au début de la mêlée, penché sur le premier ennemi tombé, le haèré-po savait en épier l'agonie: s'il sanglotait, le guerrier dur, c'était pour déplorer le malheur de son parti; s'il fermait le poing, la résistance, alors, s'annonçait opiniâtre. Et Térii au grand-Parler revenant vers ses frères, leur jetait les paroles superbes qui mordent les cœurs et poussent à bondir. Il chantait, il criait, il se démenait et prophétisait sans trêve, jusqu'à l'instant où lui-même, épuisé de lever les courages, tombait.

Mais si les aventures apparaissaient funestes ou contraires aux avis mystérieux de ses maîtres, il s'empressait à dissimuler, et à changer les signes équivoques en de plus rassurants présages. Ce n'était pas irrespect des choses saintes: à quoi serviraient les prêtres, si les desseins des dieux—se manifestant tout à coup immuables et clairs—n'exigeaient plus des prières conjurantes ou de subtils accommodements?

Térii satisfaisait pleinement ses maîtres. Fier de cette distinction parmi les haèré-po—le cercle de tatu bleuâtre incrusté sur la cheville gauche—il escomptait des ornements plus rares: la ligne ennoblissant la hanche; puis la marque aux épaules; le signe du flanc; le signe des bras. Et peut-être, avant sa vieillesse, parviendrait-il au degré septième et suprême: celui des Douze à la jambe-tatouée. Alors il dépouillerait ces misères et ces fardeaux qui incombent aux manants. Il lui serait superflu de monter, à travers les taillis humides, en quête des lourds régimes de féï pour la faim: les dévots couvriraient le seuil de son faré de la nourriture des prêtres, et des femmes nombreuses, grasses et belles, rechercheraient ses embrassements comme remède à la stérilité. Alors il serait Arioï, et le frère de ces Maîtres-du-jouir, qui, promenant au travers des îles leurs troupes fêteuses, célèbrent les dieux de vie en parant leurs vies mêmes de tous les jeux du corps, de toutes les splendeurs, de toutes les voluptés.

Avant de prétendre en arriver là, le haèré-po devait, maintes fois, faire parade irréprochablement du savoir transmis. Pour aider sa mémoire adolescente, il recourait aux artifices tolérés des maîtres, et il composait avec grand soin ces faisceaux de cordelettes dont les brins, partant d'un nouet unique, s'écartent en longueurs diverses interrompues de nœuds réguliers. Les yeux clos, le récitant les égrenait entre ses doigts. Chacun des nœuds rappelait un nom de voyageur, de chef ou de dieu, et tous ensemble ils évoquaient d'interminables générations. Cette tresse, on la nommait «Origine-du-verbe», car elle semblait faire naître les paroles. Térii comptait la négliger bientôt: remâchés sans relâche, les Dires consacrés se suivraient à la longue d'eux-mêmes, dans sa bouche, sans erreur et sans effort, comme se suivent l'un l'autre en files continues les feuillages tressés qu'on lance à la dérive, et qu'on ramène, à pleines brasses, chargés de poissons miroitants.

Or, comme il achevait avec grand soin sa tâche pour la nuit,—nuit quinzième après la lune morte—voici que tout à coup le récitant se prit à balbutier... Il s'arrêta; et, redoublant son attention, recommença le récit d'épreuve. On y dénombrait les séries prodigieuses d'ancêtres d'où sortaient les chefs, les Arii, divins par la race et par la stature:

«Dormait le chef Tavi du maraè Taütira, avec la femme Taürua,
puis avec la femme Tuitéraï du maraè Papara:
De ceux-là naquit Tériitahia i Marama.
Dormait Tériitahia i Marama avec la femme Tétuaü Méritini du maraè Vaïrao:
De ceux-là naquit...»

Un silence pesa, avec une petite angoisse. Aüé! que présageait l'oubli du nom? C'est mauvais signe lorsque les mots se refusent aux hommes que les dieux ont désignés pour être gardiens des mots! Térii eut peur; il s'accroupit; et, adossé à l'enceinte en une posture familière, il songeait.

Sans doute, il avait tressailli de même sorte, une autre nuit, déjà: quand un prêtre subalterne du maraè rival Atahuru s'était répandu, contre lui, en paroles venimeuses. Mais Térii avait rompu le charme par une offrande à Tané qui mange les mauvais sorts, et les maléfices, aussitôt, s'étaient retournés sur le provocateur: le prêtre d'Atahuru se rongeait d'ulcères; ses jambes gonflaient.—Il est aisé de répondre aux coups si l'on voit le bras d'où ils tombent.

Cette fois, les menaces étaient plus équivoques et nombreuses, et peuplaient, semblait-il, tous les vents environnants. Le mot perdu n'était qu'un présage entre bien d'autres présages que Térii flairait de loin, qu'il décelait, avec une prescience d'inspiré, comme un cochon sacré renifle, avant l'égorgement, la fadeur du charnier où on le traîne. Déjà les vieux malaises familiers se faisaient plus hargneux. D'autres, insoupçonnés, s'étaient abattus—voici vingt lunaisons, ou cent, ou plus—parmi les compagnons, les parents, les fétii. A les remémorer chacun sentait un grand trouble dans son ventre:

Des gens maigrissaient ainsi que des vieillards, puis, les yeux brillants, la peau visqueuse, le souffle coupé de hoquets douloureux, mouraient en haletant. D'autres voyaient leurs membres se durcir, leur peau sécher comme l'écorce d'arbre battue dont on se pare aux jours de fête, et devenir, autant que cette écorce, insensible et rude; des taches noires et ternes les tatouaient de marques ignobles; les doigts des mains, puis les doigts des pieds, crochus comme des griffes d'oiseaux, se disloquaient, tombaient. On les semait en marchant. Les os cassaient dans les moignons, en petits morceaux. Malgré leurs mains perdues, leurs pieds ébréchés, leurs orbites ouvertes, leurs faces dépouillées de lèvres et de nez, les misérables agitaient encore, durant de nombreuses saisons, parmi les hommes vivants, leurs charognes déjà putréfiées, et qui ne voulaient pas tout à fait mourir. Parfois, tous les habitants d'un rivage, secoués de fièvres, le corps bourgeonnant de pustules rougeâtres, les yeux sanguinolents, disparaissaient comme s'ils avaient livré bataille aux esprits-qui-vont-dans-la-nuit. Les femmes étaient stériles, ou bien leurs déplorables grossesses avortaient sans profit. Des maux inconcevables succédaient aux enlacements furtifs, aux ruts les plus indifférents.

Et l'île heureuse, devant l'angoisse de ses fils, tremblait dans ses entrailles vertes: voici tant de lunaisons qu'on n'avait pu, sans craindre d'embûches, célébrer en paix les fêtes du fécondateur! De vallée à vallée on se heurtait sous la menée de chefs rancuniers et impies. Ils étaient neuf à se déchirer le sol, et se disputaient pour les îlots du récif. Ils couraient en bataille avant que les prêtres aient prononcé: «Cette guerre est bonne. Allez!» Ils luttaient même pour la mer-extérieure! Les hommes ne s'assemblaient que pour lancer, contre d'autres hommes, ces pirogues doubles dont la proue se lève en museau menaçant, et nul ne songeait plus, ainsi qu'aux temps d'Amo-le-constructeur, à conduire un peuple vers la mer, pour tailler le corail, le polir, et dresser d'énormes terrasses en hommage aux dieux maori. Ainsi, les souffles nouveaux qui empoisonnaient sans égards les esclaves, les manants, les possesseurs-de-terre, les arii, se manifestaient injurieux même aux atua!—Contre ces souffles, voici que les conjurations coutumières montraient une impuissance étrange. Le remède échappait au pouvoir des sorciers, au pouvoir des prêtres: au pouvoir de Oro: cela venait de dieux inconnus...

Le haèré-po mâchait ces inquiétudes dans la nuit impassible. La grande Hina-du-ciel, à demi-vêtue de nuages, montait vers l'espace de Tané, enlisant de sa lumière immortelle les étoiles périssables et changeantes. Sous la claire caresse, le grand maraè dépouillait son vêtement obscur, sortait de l'ombre et se démesurait. La brise nocturne, chargée des parfums terrestres, coulait odorante et froide. Sourdement, le récif hurlait au large. L'île dormait, et la presqu'île, et la mer-enclose du récif. Apaisé par la consolante lumière, Térii reprit sa diction cadencée, ses gestes rituels, sa marche rythmique.

Une ombre, soudain, se dressa devant lui qui tressaillit.—Et que sait-on des êtres ambigus rôdeurs-de-ténèbre? Reconnaissant Paofaï, chef des récitants, il se tranquillisa.

Vêtu du maro sacerdotal, peint de jaune et poudré de safran, le torse nu pour découvrir le tatu des maîtres-initiés, Paofaï marchait à la manière des incantateurs. Il franchit l'enceinte réservée. Il piétinait le parvis des dieux. Térii l'arrêta:

—«Où vas-tu, toi, maintenant?»

Le grand-prêtre, sans répondre, continuait sa route. Il disait à voix haute des paroles mesurées:

—«Que les dieux qui se troublent et s'agitent dans les neuf espaces du ciel de Tané, m'entendent, et qu'ils s'apaisent.

»Je sais leur objet de colère: des hommes sont venus, au nouveau-parler. Ils détournent des sacrifices. Ils disent qu'il n'est pas bon de voler. Ils disent que le fils doit respecter son père, même vieux! Ils disent qu'un seul homme, même un prêtre, ne doit connaître à la fois qu'une seule épouse. Ils disent qu'il n'est pas bon de tuer, au jour de sa naissance, le premier enfant mâle, même s'il est né d'un Arioï. Ils disent que les dieux, et surtout les atua supérieurs, ne sont que des dieux de bois impuissants!

»Ils ont des sortilèges enfermés dans des signes. Ils ont peint ces petits signes sur des feuilles. Ils les consultent des yeux et les répandent avec leurs paroles!...

»Mais sur eux s'est levée la colère de Oro, qui donna six femmes aux prêtres subalternes, douze aux Arioï, et qui défendit à ces femmes de s'attarder à mettre bas. Et sur eux va peser le courroux de Hiro subtil, favorable aux hommes rusés.

»Que les atua jusqu'au neuvième firmament se reposent, et qu'ils dorment; et que Fanaütini, propice aux fous, aux faibles, aux pères de nombreux enfants, secoure, s'il le peut, ces étrangers au parler injurieux: je vais jeter des maléfices!»

Térii suivit le Maître. Certes, il n'en comprenait pas clairement tous les discours.—Qu'étaient donc ces hommes au nouveau-parler dont la venue surexcitait les dieux? Et pourquoi ces signes peints quand on avait la tresse Origine-de-la-parole, pour aider le souvenir? Les faibles mâles, en vérité, que satisfaisait une épouse!—et ils étaient prêtres! Néanmoins, à mesure que se déroulait dans la bouche de Paofaï l'invective haineuse, il passait en l'esprit du disciple des lueurs divinatoires: les maux inconnus, les fièvres nouvelles, les discordes et les poisons n'étaient que sortilèges vomis sur l'île heureuse par ces nouveaux venus, les maigres hommes blêmes, et par les dieux qu'ils avaient apportés! Les pestes inéluctables ruisselaient avec la sueur de leurs épaules; les famines et toutes les misères sortaient de leurs haleines... Courage! Térii savait, maintenant, d'où tombaient les coups, et contre qui l'on pouvait batailler avec des charmes.—Comme Paofaï, imperturbable en sa violence majestueuse, prolongeait le chant incantatoire, Térii l'imita, doublant toutes les menaces.

Ils suivaient l'étroit sentier qui sépare les demeures des prêtres du faré des serviteurs. Puis, escaladant le premier degré des terrasses, ils atteignirent l'autel d'offrande où l'on expose, avant de la porter aux sacrificateurs, la nourriture vivante dévouée aux atua. Ils firent un détour, afin de ne point frôler l'ombre d'un mort: sous une toiture basse de branchages veillait le corps à demi déifié du noble Oripaïa. Bien que le chef, accroupi sur lui-même, eût les mains liées aux genoux, et que ses chairs, encerclées de bandelettes, fussent macérées d'huiles odoriférantes, son approche inquiétait encore: l'esprit vaguait sans doute aux alentours: on ne devait pas l'irriter.

Dans le ciel, la face blême de la grande Hina-du-ciel dépouillait ses nues, pour conduire, de sa lueur sereine, les deux imprécateurs. Vêtus de sa lumière et parés de ses caresses, ils n'avaient plus à redouter les êtres-errants qui peuplent les ténèbres. D'un pas robuste, ils gravissaient les onze terrasses. Autour d'eux, les degrés infimes et le sol où tremblent les petits humains s'abaissaient, s'enfonçaient, et sombraient dans l'ombre; cependant qu'eux-mêmes, portant haut leur haine et leur piété, montaient, sans crainte, dans l'espace illuminé. Ils escaladèrent la onzième marche, taillée pour une enjambée divine. Ils touchaient les simulacres. Paofaï s'épaula contre le poteau sacré—qui, hors d'atteinte, fait surgir l'image de l'Atua: l'oiseau de bois surpassé du poisson de pierre—et il l'étreignit. Le disciple reculait par respect, ou par prudence. Il vit le large dos du maître se hausser vers la demeure des dieux, et, d'un grand effort, secouer les charmes attachés sur l'île. Le maro blanc, insigne du premier savoir, resplendissait dans la nuit souveraine. Le torse nu luisait aux regards de Hina: Hina souriait. Térii reprit toute sa confiance et respira fortement.

Et Paofaï, précipitant sa marche,—car chacun de ses pas, désormais, était une blessure pour les étrangers—descendit, derrière l'autel, vers le charnier où viennent, après le sacrifice, tomber les offrandes: les cochons égorgés en présages; les hommes abattus suivant les rites; les chiens expiatoires, éventrés. De ces bas-fonds,—où rôde et règne Tané le mangeur de chairs mortes—levaient d'immondes exhalaisons, et une telle épouvante, qu'on eût reculé à y jeter son ennemi. Paofaï, d'un grand élan, sauta. Ses larges pieds disparurent dans une boue, broyant des os qui craquaient, crevant des têtes aux orbites vides.—Puis, s'affermissant dans la tourbe tiède, il tira de son maro un petit faisceau de feuilles tressées; il creusa la fange; il enfouit le faisceau; il attendit.

Le haérè-po comprit, tout d'un coup, et s'émerveilla: c'étaient des parcelles vivantes volées aux étrangers—des cheveux ou des dents, peut-être, ou de l'étoffe trempée de leur salive—que le maître enfonçait parmi ces chairs empoisonnées: si les incantés ne parvenaient, avant la nouvelle lunaison, à déterrer ces parties de leurs êtres, ils périraient: mais d'abord, leurs corps se cingleraient de plaies, leurs peaux se sécheraient d'écailles... Or, voici que Paofaï, dans le silence de toutes choses, retint son souffle, et, s'allongeant sur le sol de cadavres, colla son oreille au trou comblé. Il écouta longtemps. Puis:

—«J'entends», murmura-t-il, «j'entends l'esprit des étrangers, qui pleure.» Il se dressa triomphant.

Térii frémissait: il n'eût pas imaginé cette audace. Surtout, il redoutait, par dedans lui-même et pour lui-même, le ricochet de ces mauvais sorts. Il quitta donc très vite Paofaï, en formulant avec une grande ferveur et une grande exactitude la supplication pour les nuits angoissées pendant lesquelles on s'écrie:

C'est le soir, c'est le soir des dieux! Gardez-moi des périls nocturnes; de maudire ou d'être maudit; et des secrètes menées; et des querelles pour la limite des terres; et du guerrier furieux qui marche dans l'ombre, avec les cheveux hérissés.

Cependant, pour en finir avec les ennemis inattendus, il résolut d'employer contre eux son épouse: marquée de signes au ventre et au front, enjolivée de couronnes et de colliers parfumés, et les seins parés, elle irait vers ces hommes en provoquant leurs désirs: sans méfiance, ils dormiraient près d'elle. Mais elle, aussitôt,—l'ornée-pour-plaire devenue incantatrice—se lamenterait sur ces étrangers comme on se lamente autour des morts: ils mourraient avant qu'elle soit mère.

Comme il regagnait son faré, Térii entr'aperçut, derrière le treillis de bambous, une ombre peureuse que sa venue mettait en fuite. Il connut que la femme Taümi, une fois encore, s'était livrée de soi-même à quelque Piritané. Car elle maniait une hache luisante, réclamée pour prix de ses embrassements, et qu'elle se réjouissait d'avoir obtenue si vite: sa mère suivait les hommes à peau blême en échange d'une seule poignée de clous.

Mais le haèré-po s'irrita. Il entendait disposer selon sa guise, comme il convient, des ébats de sa compagne: et Taümi, souillée par ces ébats non permis, ne pouvait plus porter les sorts. Il la frappa donc violemment, la menaçant de mots à faire peur. Elle riait. Il la chassa.

Ayant ainsi fortement manifesté sa colère et son dépit, Térii s'apaisa. Puis il se mit en quête d'une nouvelle épouse pour cette nuit-là et pour d'autres nuits encore.

LES HOMMES AU NOUVEAU-PARLER

Térii, paisiblement, avait repris ses allées dans la nuit. Et son corps d'homme vivant n'avançait point d'une démarche moins sûre que les pensers de son esprit, qui le conduisaient désormais sans une défaillance, par les sentiers broussailleux du passé. Cependant il désira connaître les ennemis de sa race, et quel avait été contre eux le succès du maléfice.

Or, parmi les pirogues étrangères—issues d'autres firmaments, d'autres mondes, peut-être—qui en grand nombre atterrissaient à l'île, la dernière, plus que toute autre, avait inquiété les gens du rivage Atahuru: elle n'était point chargée de ces jeunes hommes turbulents et irascibles, armés de bâtons luisants qui frappent au loin, avec un grand bruit. Nul de ses guerriers ni de ses chefs n'avait mis, dès l'arrivée, pied à terre. Mais des chants en descendaient, monotones, sur des paroles aigres. On y voyait des femmes à peau blême. Jusque-là certains doutaient qu'il en existât. Ces femmes n'étaient pas très différentes des épouses tahitiennes; seulement plus pâles et maigres. Et les riverains d'Atahuru contaient, là-dessus, d'extravagantes histoires: assurant que les nouveaux-venus, trop attentifs à considérer sans cesse de petits signes tatoués sur des feuilles blanches, ne se livraient jamais ouvertement à l'amour. C'étaient bien ces impies qu'avait désignés Paofaï. Térii se prépara donc à pagayer vers eux.

D'abord, il glissa prudemment toutes ses pirogues de pêche sous des abris de palmes tressées, et, tirant sur le sable sa pirogue de haute mer, l'examina. Il est bon de ne jamais partir sans avoir recousu les bordés, qui feraient eau dès le premier clapotis. On calfate ensuite les petites fissures en y bourrant, à coups de maillets, des fibres gluantes. Il est très bon, encore, d'entremêler ce travail de courtes prières à Tané-i-té Haa, propice aux façonneurs-de-pahi. Puis on assure l'attache du balancier et l'on dresse le mât de bambou, en serrant à peine les haubans, que la pluie ou les embruns raidiront ensuite d'eux-mêmes: le pahi est prêt. Mais surtout, avant de le hasarder sur la mer-extérieure, qu'on n'omette pas l'offrande à Pohu, le dieu-requin. Si le voyage est d'importance minime, l'atua se satisfera d'un cochon de moyenne grosseur.

Térii ne négligeait aucun de ces rites;—par respect, plutôt que par profit: car il ne devait point abandonner la terre, des yeux, mais en suivre seulement le contour, au large du récif. Deux journées lui suffirent à tout apprêter. Au troisième lever du soleil, il emplit le creux de la pirogue de noix de haari, pour la soif, et de fruits de uru, pour la faim. Puis, aidé de quelques fétii et d'une nouvelle épouse, il leva le pahi tout chargé. Tous, ils le portaient à petits pas trébuchants, car la coque était lourde et le corail leur déchirait les pieds. Le pahi flotta. La femme s'accroupit en avant du mât.

—«Vous restez, vous autres?» dit gaîment Térii, suivant l'usage.

—«Tu t'en vas, toi?» répondit-on avec politesse, d'une seule voix. Un pied dans la pirogue, Térii prit appui sur le sable et poussa vigoureusement. Puis il pagaya quelque temps dans les calmes eaux claires.

Il franchit le récif par la passe appelée Ava-iti. La pirogue aussitôt tangua sous les premières poussées de la houle, et le souffle du maraámu—le vent inlassable qui pousse vers le soleil tombant—gonfla brusquement la natte pendue au mât dans son cadre de bambou. La coque bondit. Térii la guidait à coups brefs de sa pagaie qui tranchait l'eau tout à l'arrière comme une queue d'atua-requin. Parfois, lorsque la brise, ayant ricoché au flanc des montagnes, accourait du travers, le pahi se couchait sur la gauche et le balancier, ruisselant dans l'air, vacillait, tout prêt à chavirer. Vite, la femme Tétua, cramponnée sur la traverse, pesait à son extrémité. Elle s'agrippait aux agrès, cambrée vers la mer. Ses pieds s'éclaboussaient d'écume.

Térii la considéra. Il dormait près d'elle depuis quatre nuits à peine. Elle ne semblait point égaler la femme Taümi en habiletés de toutes sortes. Il aviserait à son retour. D'ailleurs, les fêtes étaient proches où le haèré-po, montrant son savoir, acquerrait, avec de nouveaux tatu, le droit à choisir librement ses épouses. Et Térii, triomphant par avance, laissa courir son espoir vers les jours à venir qu'il lui semblait allègrement poursuivre sous la poussée du grand vent régulier.

Le rivage fuyait allègrement lui-même. Les vallées qui pénètrent l'île s'ouvraient tour à tour, bâillaient un instant vers la mer, et se fermaient en reculant. Comme il était près de doubler une pointe, Térii, soudain, tourna le museau du pahi droit au large: on ne pouvait, en effet, se mésaventurer près de la terre Mara, dont la montagne avancée, surplombant lourdement les eaux, sépare, ainsi qu'une monstrueuse idole Tii, la noble vallée Papara, des turbulents territoires Atahuru.

La même crête divise les espaces dans le ciel. Car les nuées chargées de pluie, s'épanchent sur ses flancs sans jamais en passer le revers. Les petits enfants n'ignorent pas cela. Voici le parler connu seulement des prêtres: le pied du mont, creusé d'une grotte froide, suintante et sans fond, donne depuis trois lunaisons retraite à Tino, l'homme-inspiré. On le dit incarner des esprits variables, et parfois l'essence même de Oro. A tout hasard, on l'honore, à l'égal de ce dieu. La grotte est sainte ainsi qu'un maraè, et s'enveloppe d'un tapu sévère. Térii savait en plus que la montagne excavée figure: Le trou dans le Tronc; le creux dans la Colline; la caverne dans la Base, ainsi qu'il est dit aux chants Premiers.

Et il tint le large avec défiance, jusqu'à voir le redoutable mont s'effacer comme les autres, en découvrant l'île-jumelle. La terre Mooréa dressait dans le firmament clair ses arêtes hargneuses. De grandes pluies, tombées sur la mer-extérieure, avaient blanchi le ciel, et la belliqueuse rivale, ouvrant sur Tahiti la vallée Vaïtahé ainsi qu'une mâchoire menaçante, parut empiéter sur les eaux mitoyennes. «Tout à craindre de ce côté», songea Térii, qui savait combien les îles hautes, flottant sur la mer-abyssale, sont vagabondes et vives quand il plaît aux atua de les traîner en nageant sur les eaux. Il revint serrer le vent pour gagner une route plus sûre... «Quoi donc!» La femme, à grands gestes craintifs, désignait la mouvante profondeur houlant sous le ventre du pahi. Elle inclinait la face au ras des eaux sombres. Ses yeux cherchaient, dans le bas-fond, par-dessous la mer, avec beaucoup de peur: cet abîme-là, c'était le familier repaire de Ruahatu l'irritable, dont les cheveux sont touffus et la colère prompte. Térii prit garde que pas un hameçon ne pendit à la dérive: on aurait malencontreusement accroché la chevelure divine: on aurait pêché le dieu! Des désastres s'en étaient suivis, jadis: Ruahatu avait noyé la race des hommes, hormis deux survivants!—Mais il dormait, sans doute, l'atua plongeur, car la femme n'entrevit point les grandes épaules bleues.

Térii poursuivit sa route, interrogeant de très loin chaque enfoncement des eaux dans la terre. A perte de vue, les eaux étaient libres de navires Piritané. Il longeait Atahuru, puis Faá. Les collines se faisaient rocailleuses et le dévers des croupes arrondies, plus aride. Des plaques rouges dévoraient, ainsi qu'une lèpre, le flanc des versants. Alors, le vent régulier, brisé par les terres avancées, tomba. De petits souffles divers, inégaux et capricieux, ballottaient la pirogue. Tétua serra la natte dont les plis claquaient au hasard:—«Les étrangers sont envolés!» cria-t-elle. La dernière baie se découvrait vide ainsi que les autres. Néanmoins, comme Oro marquait le milieu chaud du jour, Térii, sentit ses membres peser. Il pagaya vers le rivage, contemplant la vallée peu coutumière et le récif incertain qui venaient à lui.

Cette baie était petite, emplie d'air immobile qui n'affraîchissait pas les épaules. Les ruisseaux cheminaient sans abondance, et les hauteurs, trop voisines de la mer, empiétaient sur les plaines habitables. Elles n'avaient point la tombée lente—favorable aux divinations—des montagnes Mataïéa; ni le ruissellement fécondant de la grande eau Punaáru; ni la base étendue et fertile de la plaine Taütira. Les sommets, vêtus de brousse maigre, étaient vides d'atua, et le corail frangeant dépourvu même du maraè prescrit. La rade, sous-ventée par les cimes majeures, traversée de souffles inconstants réfléchis sur Faá, ou de brusques risées retournées par l'île-jumelle, apparaissait défavorable aux grosses pirogues étrangères—qui sont dépourvues de pagayeurs. On dénommait cette rive, Papé-été.

Ou du moins, ses nouveaux maîtres la désignaient ainsi. C'étaient deux chefs de petite origine. Tunui et son père Vaïraatoa s'apparentaient, peut-être, par les femmes, à la race d'Amo à l'œil-clignotant. Mais on les savait plus proches des manants Paümotu que des Arii de la noble terre Papara. Néanmoins leur puissance croissait d'une lunaison à une autre lunaison. Vaïraatoa, qui gouvernait péniblement jadis la vallée Piraè, détenait maintenant les terres voisines, Atahuru, Faá, Matavaï et Papénoo. Il devait ses conquêtes à la persistante faveur de Oro dont on le disait serviteur habile: le dieu le privilégiait en conduisant vers ses rivages la plupart des étrangers aux armes bruyantes qui secondaient ses querelles et prêtaient main-forte à ses expéditions. Suivant les coutumes, il avait transmis ses pouvoirs à son fils adolescent, l'ayant déclaré grand-chef de l'île, et Arii-rahi des îles Huahiné, Tupuaï-manu et Raïateá, qui sont des terres flottant par-delà le ciel visible. Pour affirmer sa conquête dans la vallée Piraè, il en avait aboli tous les noms jadis en usage.

Car on sait qu'aux changements des êtres, afin que cela soit irrévocable, doit s'ajouter l'extermination des mots, et que les mots périssent en entraînant ceux qui les ont créés. Le vocable ancien de la baie, Vaï-été, frappé d'interdit, était donc mort à la foule.—Les prêtres seuls le formulaient encore, dont le noble parler, obscur, imposant et nombreux, se nourrit de tous les verbes oubliés.

Et Vaïraatoa lui-même n'était plus Vaïraatoa, mais Po-Maré, qui «tousse-dans la nuit».—Ainsi l'avait interpellé un chef de Taïarapu, par moquerie que l'autre eût rempli toute la «Nuit» du bruit de sa «Toux». Le nom fut agréable aux oreilles de Vaïraatoa. Il le haussa à cette dignité de désigner un chef, puis en revêtit son fils...

«Niaiseries! et la vantardise même!» conclut Térii, que les maîtres de Papara prévenaient contre l'abus des plus nobles coutumes—surtout contre l'usage inopportun du Tapu-des-mots. «Po-Maré» n'était qu'un surnom de fille malade!—Soudain, la pagaïe râcla le fond. La coque toucha.

—«Saute!» cria Térii. Tétua prit pied sur le corail affleurant. La pirogue, allégée, courut jusqu'à la plage. Ils l'amarrèrent à de fortes racines, puis, au hasard, s'approchèrent d'un faré où l'on préparait le repas du milieu du jour. Un homme les aperçut et cria:—«Venez ici, vous deux, manger avec nous!»

La bouche pleine, Térii questionnait très hâtivement son hôte:—«Où donc? les hommes au nouveau-parler?»

L'hôte se prit à rire, largement: vrai! le voyageur ressemblait à tous les fétii, qui, depuis l'arrivée des étrangers, ne se tenaient pas plus tranquilles que les thons aux crochets des hameçons, et couraient de rive en rive, à la suite des nouveaux venus, les entouraient, les imitaient, s'efforçaient à parler comme eux: «Comme cela... en sifflant!» L'homme rit plus fort et se tordit la bouche. Térii hasarda:

—«Tu as vu les étrangers, toi?»

S'il les avait vus! Des premiers, sur le rivage Atahuru;—dont les gens sont pourtant fort empressés. On accoste sa pirogue au navire; on saute à bord pour la bienvenue aux arrivants;—aussi dans l'espoir de quelque échange... Des premiers? Non. Le grand-prêtre de cette vallée avait usage de précéder toujours ses compagnons. Il tenait d'ailleurs son pahi tout équipé pour de telles aventures. Il l'ornait de feuillages, le chargeait de fruits, de nattes, de cochons et de femmes, et offrait généreusement toute sa cargaison. Le plus souvent, les étrangers le comblaient en retour... Son nom? Haamanihi; et son titre: du maraé-Uturoa. Mais le voyageur—que l'on reconnaissait aisément, au cercle tatoué sur la cheville, pour un haérè-po—n'ignorait pas un si grand personnage?

Térii déclara, non sans quelque dédain, qu'il ignorait tous les prêtres de la rive Atahuru.

—«Hiè! l'orgueil même!» affirma plaisamment le conteur, qui reprit l'éloge de Haamanihi. C'était un vieil homme, éraillé d'ulcères et desséché par le jus enivrant du áva. Ses jambes se boursouflaient; ses yeux blanchissaient; il se prétendait aveugle. Cependant, il demeurait violent, robuste en ses désirs et ses haines, ingénieux, lucide et beau parleur. Les yeux malades restaient pénétrants et les pieds gonflés n'altéraient point la démarche qui dénonçait un arii.—Car jadis il avait possédé la terre haute Raïatéa, d'où, chassé par les jaloux et les querelleurs, il s'était réfugié...

Le haérè-po sifflait avec mépris. Les jolis serviteurs que ces évadés de tous les récifs! Le maraè Atahuru les accueillait sans dignité, et n'avait point d'autres desservants... La honte même!

—«Donc» poursuivait l'hôte, «Haamanihi songeait sans cesse—ayant épuisé la série des offrandes—aux moyens seulement humains de recouvrer son île. Les étrangers,—qui parlent des langages aussi divers que les couleurs des étoffes peintes pendues à leurs mâts,—les étrangers lui semblaient tous également favorables. Même les derniers venus, les hommes au nouveau-parler, qui, cependant...—Enfin il se hâta de monter sur leur pirogue, et il réclama le chef-du-pahi. Il ne lui flaira point le visage, en signe de bienvenue: mais, sachant le mode de salut habituel à ces hommes, il tendit la main droite, ouverte, en attestant sa grande affection: «Tu es mon parent, mon frère, mon fétii! Tous les grands chefs venus ici ont été mes fétii! Voici les marques de leurs promesses...» Il montrait une lame de fer, incrustée de signes comme une peau de prêtre. Il assurait que Tuti lui-même la lui avait confiée...

—Hiè!» fit Térii, «petite fierté!» Dans la terre Papara, chacun possédait quelque dépouille étrangère, acquise sans peine. «Et le vieux en voulut d'autres, aussitôt?

—Non! il présenta quatre cochons forts.

—La ruse même! Qu'est-ce qu'il reçut en retour?

—Eha! pas un clou. Le chef des étrangers repoussa les offrandes, en disant: «Ce jour est le jour du «seigneur». On ne doit pas le profaner par l'échange de présents.»

—Quel est celui-là, le «seigneur»?

—Un atua nouveau. Un atua de plus! Haamanihi, non déconcerté, demanda «s'ils honoraient de la même sorte leurs autres esprits, durant les autres jours de la lune»? L'étranger ne répondit pas quelque chose de croyable;—ou peut-être, il ne pouvait pas répondre: ce langage piritané est misérable: il ne parle jamais que d'un seul dieu. On comprit cependant que ce jour consacré au «seigneur» se nommait «sabbat». Haamanihi approuva avec adresse. «Bien! bien! le sabbat est tapu. Il est bon aux prêtres de lancer des tapu nombreux. Il est bon d'en surveiller la tenue. Tu es donc prêtre, toi?» Non. Le chef étranger n'était pas un prêtre, ni aucun de ses compagnons; seulement un envoyé du seigneur, lequel, affirma-t-il, ne réclamait point de prêtres.

Térii n'eût rien imaginé de pareil.

—«Ensuite, Haamanihi s'efforça d'obtenir un mousquet. Le chef blême refusa, bien que l'autre promît: «Je te protégerai contre tes ennemis sur le rivage. Je tuerai tous ceux qui ne serviront pas les dieux que tu as apportés.» Puis: «As-tu des femmes?» Il savait que plusieurs des étrangers possédaient une épouse; mais une seule. Il cria sur ses pirogues. Six filles, toutes rieuses et nues, l'entourèrent. «Choisis!» Le chef hésitait. «Prends-les toutes. Il est juste qu'un chef possède au moins six épouses.»

»L'étranger ne s'empressait point d'accepter. On le voyait interdit comme ces mâles auxquels un vénéfice a rendu l'enlacement inutile. Les femmes présentées s'enfuirent, devant l'insulte, avec beaucoup de rancœur. Elles entourèrent des gens de moindre importance qui les négligeaient aussi. L'une, enfin, s'irrita contre ces hommes indifférents aux belles coutumes. Elle se dépouilla et dansa le ori moqueur: Aué! le tané est sourd...

»Un petit homme roux qui semblait inspiré par quelque mauvais esprit inférieur, proféra vers la femme des menaces—que nul ne put comprendre—et la déconcerta. Elle disparut derrière ses compagnes. L'autre ne se montra point satisfait; et il pourchassa les épouses d'offrandes. Puis il revint tout tremblant et tout bégayant.

»—Celui-là est véritablement un prêtre», s'affirmait Haamanihi, malgré que le chef blême eût déclaré non. On sait que la garde des tapu rend nécessaires, parfois, un vif courroux sacré, et des gestes qui seraient gestes d'enfant s'ils n'étaient point rituels, et par là, majestueux. «Sans nul doute, le corps des étrangers—ou certaine partie du corps—est interdit pour les femmes?» Eh bien, l'on accueillerait cette autre coutume,—surprenante un peu—et l'on ne forcerait point à l'amour ces tané récalcitrants. D'ailleurs, Haamanihi ne restait pas à court dans sa générosité:

»—Si les filles te déplaisent, je t'abandonnerai quelques mauvais hommes que nous mettrons à mort, et que nous porterons au maraè. Car je bâtirai un autel de bienvenue à tes dieux. Nous ferons la cérémonie de l'Œil-offert..... Donne-moi un mousquet?»

»L'étranger ne parut pas entendre. Haamanihi se servait avec maladresse, du langage piritané. Il répéta sa demande, la portant de l'un à l'autre. On n'y prit garde; car tous les habitants du navire, même les femmes étrangères, sortant de ses profondeurs, venaient se ranger sur le pont, en cercle...

—Pour danser, peut-être?» interrompit Térii, qui jugeait bien morfondus ces hommes au nouveau-parler.

—«Eha! pour danser?» L'hôte se moqua:

—«Elles avaient des pieds de chèvres enveloppés de peaux d'animaux; et le corps sans grâce et sans ampleur, serré dans des étoffes dures. Non! pas une ne dansa. Les étrangers entonnèrent un péhé déplaisant, le chant monotone entendu déjà du rivage. Et comme nul ne répondait aux avances du grand-prêtre, Haamanihi regagna sa pirogue; fort dépité de s'en aller avec des mains vides, après avoir tout offert.»

Le conteur s'arrêta. Ses yeux se fermaient. Avant de se laisser appesantir par le sommeil des heures chaudes, il demanda au voyageur:

—«Ton appétit est satisfait?

—Je suis empli», répondit aimablement Térii. Et il éructa deux fois pour convaincre son hôte. Puis tous deux s'endormirent.

Mais, dès son réveil, le haèré-po s'impatienta:

—«Où sont-ils, enfin, ces étrangers?

—Pas loin d'ici. Leur grande pirogue est amarrée dans la baie Matavaï, pour longtemps!

—Matavaï!»

Térii connaissait, par les récits des Maîtres, la large baie hospitalière et libre, ouverte, sans récif, vers la mer extérieure, pour accueillir au hasard des vents tous les hommes blêmes aux labeurs mystérieux. C'est à Matavaï que le chef étranger Tuti, campé sur la rive, considérait les étoiles à travers un gros bambou jaune et luisant. Un jour il le dressa vers le soleil et dit au grand-prêtre Tupaïa, son fétii, que «l'étoile Taürua s'apprêtait à traverser la Face de Lumière». Il ajouta que ce coup d'œil, sans plus, avait déterminé sa venue dans l'île; que les savants Piritané, au moyen de nombres figurés par des signes et combinés entre eux, en concluraient combien de pas distancent du soleil la terre Tahiti: Tupaïa ne l'avait pas cru. Tupaïa savait pourtant ce qu'ignorent le reste des hommes, fussent-ils prêtres de rang premier. Mais c'était une idée grossière, une injure aux atua supérieurs: Taürua, petit astre vagabond, bien que la plus lumineuse des étoiles, ne franchit point la lumière de Oro. Un astre seul peut s'y perdre, qui renaît ensuite: et c'est Hina-du-ciel, la femme lunaire, l'impérissable femelle dans les cieux, qui parfois, s'approchant du Fécondateur, l'étreint, le mord, et l'obscurcit. Puis, songeait encore Térii, comment figurer un chemin que nul n'a jamais couru, sauf peut-être Hiro, placé depuis au rang des dieux! Or, avant de toucher à la Baie de lumière,—qui est le séjour de Tané—Hiro avait dû franchir, par neuf fois, les voûtes du ciel, et traverser les neuf firmaments. Tout cela, Tuti n'aurait pu, même à travers le gros bambou jaune, l'entrevoir. Car son œil ne perçait point le premier ciel. Il n'est pas bon d'étendre aux espaces supérieurs les petites mesures des hommes qui piétinent les sentiers terrestres!

Térii, se frottant le visage, s'étira. Ayant confié sa pirogue à la femme Tétua, il se mit en route vers Matavaï.

Le sentier longeait d'abord le rivage, tournait vers les terres, ceinturait le flanc d'une colline en cheminant au travers des brousses. Soudain le regard du voyageur surplomba la mer houleuse qui battait le sable: Matavaï s'ouvrit. Un grand navire de couleur sombre, sans balancier, tanguait en tiraillant ses câbles. Des pirogues l'entouraient, serrées comme les poissons dans un banc; et des gens affairés, en grande multitude, allaient et venaient sans cesse de la rive au bateau. Térii, déconcerté à la vue de ces inquiétantes manœuvres nouvelles, descendit vers la plage, et, défiant, se perdit parmi la foule.

Plus loin que le grand arc de la baie, au lieu même où Tuti, jadis, contemplait les astres, s'élevait un faré construit depuis une centaine de lunaisons, par d'autres étrangers. On le nommait déjà le faré Piritané. Un coup de vent l'avait décoiffé de sa toiture de feuilles; mais les pieux énormes, consolidés à leur base de blocs de corail, avait tenu ferme autant que des poteaux d'offrandes, et les palissades de planches habilement ajustées demeuraient impénétrables. Pomaré le fils en avait laissé l'usage aux nouveaux arrivants.

Les hommes blêmes s'empressaient autour de cette bâtisse. Ils descendaient en grand nombre du navire, débarquant ces outils de fer brillant qui façonnent le bois comme une mâchoire écorce le uru; ces haches effilées dont le tranchant vient à bout des plus gros arbres; ces clous jaunes qui unissent, mieux que des tresses napé, les bordages de pahi. Térii s'étonnait que l'on confiât à des serviteurs d'aussi précieux instruments. Mais il s'indignait à voir ces serviteurs charger des fardeaux sur leurs têtes—et la tête est sacrée! Quel mépris de soi-même nourrissaient-ils, ces hommes bas, pour s'infliger une aussi grave insulte!

Incessamment, les petites pirogues rondes et creuses, par où les étrangers atterrissent, retournaient au navire et s'emplissaient encore. Sans bruit ni confusion, avec des gestes adroits, chacun venait prendre, aux flancs du grand faré, sa part de travail: et chacun travaillait! Autour d'eux, les serrant de près, les riverains considéraient avec étonnement ces gens blêmes, qui, depuis douze journées, persistaient dans leur œuvre.

—«Douze journées!» Térii, incrédule, regarda l'interlocuteur. C'était un possesseur-de-terres, de corpulence noble, digne de foi. Sans perdre de l'œil les amusantes allées des hommes singuliers, il renseignait complaisamment le haèré-po:

—Tout d'abord, on leur avait offert main-forte, à ces étrangers agités. Les hommes robustes, ceux qui vont récolter les régimes de féï, roulaient, à leur intention, des troncs d'arbres. Les plus habiles façonneurs-de-coques, fiers de leur emploi, équarrissaient avec ardeur. Des manants tressaient les fibres du haari pour assembler la toiture, et des pêcheurs, courant sur le rivage, aidaient au déchargement des bateaux.

Ainsi le temps de deux journées. Vers la troisième nuit, on s'étonna que l'ouvrage ne fût point terminé. Puis on attendit des présents d'amitiés de ces gens-là qu'on avait traités en amis. Ils distribuèrent des grains brillants, des étoffes et des clous, mais réclamaient avec âpreté deux haches disparues. Haamanihi les rapporta: il les avait choisies, assura-t-il, pour les semer dans la terre, en offrande à Hiro: le Dieu les aurait fait germer.—Au cinquième jour, l'œuvre n'avançait plus. Les assistants défaillaient, et surtout l'enthousiasme. Puis les étrangers proposèrent deux pièces d'étoffes à chaque fétii. Personne n'en voulut. Mais eux-mêmes se démenaient davantage: «comme ils font toujours...», conclut le possesseur-de-terres.

Cependant, les riverains de Matavaï devisaient par petits groupes, mangeaient, regardaient, riaient, devisaient encore.—Térii se promit de les imiter durant une lunaison, pour surveiller à loisir les manœuvres hostiles. Mais tous ces entretiens laissaient fort indécis les pensers de ses entrailles.

Le soir tombait. Les étrangers, emportant leurs précieux outils, regagnaient la grande pirogue noire. Alors, à la fraîcheur de la brise terrestre, les interminables parlers nocturnes passèrent librement de lèvres en lèvres. On s'égayait des nouveaux-venus; on marquait leurs gestes étroits et la rudesse de leur langage. Peu à peu les gens se coulaient au pied de la bâtisse, déroulaient des nattes et s'étendaient, non sans avoir palpé les recoins où découvrir peut-être quelque débris de métal dur, oublié. Des torches de bambous s'allumaient, dont les lueurs fumeuses allaient, dans le sombre alentour, jaillir sur la muraille blanche. Des femmes, accroupies sur les talons, les paupières basses, la gorge tendue, commencèrent à chanter. L'une, dont la voix perçait les autres voix, improvisait, sur les immuables mélodies, une parole neuve reprise avec entrain par ses compagnes. De robustes chœurs d'hommes épaulaient ses cris, marquaient la marche du chant, et prolongeaient sourdement, dans l'ombre, la caresse aux oreilles épanchée par les bouches harmonieuses: on célébrait les étrangers blêmes sur un mode pompeux à la fois et plaisant.

Dans un silence, Haamanihi harangua la foule. Il invitait à servir les hommes au nouveau-parler:—«Il serait bon de leur offrir de grands présents. Que les porteurs-de-féi devancent le jour, et montent recueillir des fruits; qu'ils amarrent des cochons-d'offrande. En dépit d'autres dons les accepteront-ils, ces étrangers qui refusent des femmes! Voici: dix hommes de la terre Papénoo marcheront à la montagne et rapporteront vingt régimes de féï. Dix autres hommes de la terre Arué pêcheront avec des torches, dans la baie. Quand les Piritané auront achevé leur faré-de-prières, et qu'ils sacrifieront à leurs atua, eh bien! on redoublera les présents!» Le chef de Papénoo se leva:—«Il est bon que dix hommes de la vallée courent avant le jour dans la montagne...» Un prêtre de Piraè haranguait ses compagnons. Dans la foule, des gens empressés criaient aussi:—«Il est bon de récolter du féi pour les étrangers...». Puis, un à un, les chants s'éteignirent. La nuit étendue, plus froide, coulant un alanguissement sur les visages, assourdit bientôt les parlers des vivants.

Des couples unis avaient trouvé refuge dans l'enceinte étrangère. Comme ils s'enlaçaient, leurs halètements de joie, frappant les sèches murailles, s'épanouirent dans l'ombre qui leur répondait. L'air immobile et sonore, enclos dans le grand faré vide, s'emplissait de murmures, de souffles, de sanglots et de râles qui sont les diverses petites voix de la volupté. Tout cela plaît à l'oreille des dieux, à l'égal des plus admirables discours. Car tout homme, quand surgit le désir de son corps, et quand il le nourrit, se hausse à la stature des dieux immenses; et ses cris de plaisir consacrent autant que des cris de victimes: ce qu'ils imprègnent devient impérissable. Ainsi, selon les rites, on consacrait la demeure des dieux survenus.

Lorsque le jour parut, tout dormait, et toutes les promesses. Mais déjà s'éveillaient les étrangers et leur incessant labeur. Avant une demi-lunaison, le faré piritané s'ornerait peut-être de feuillages, de mâchoires et de plumes. Les étrangers le dédieraient à nouveau pour quelque esprit, avec des cérémonies qu'on ne peut imaginer... Térii se dressa parmi les premiers, car il redoutait de prolonger ses rêves au milieu de ceux-là qu'il avait maléficiés. Il tentait même à se dissimuler, quand, au sommet de la colline en surplomb, des messagers se dressèrent, agitant des palmes frémissantes: ils précédaient la venue de l'Arii. Le voyageur se retint pour épier tout ce qui s'en allait suivre.

Pomaré le jeune parut, porté sur les épaules de robustes serviteurs, qui, se relayant sous le noble fardeau, couraient sans trêve. Son épouse avançait de même, et comme le sentier dévalait très vite sous les pas des porteurs, on la voyait étreindre des genoux la nuque du manant, afin de ne pas vaciller en arrière. La foule s'écarta. Les messagers étalèrent des nattes. L'Arii prit pied, de la sorte, sans toucher la terre indigne.

Alors il dévisagea les hommes blêmes, qui lui rendirent tous ses regards. Ils s'étonnaient sans doute qu'un chef se montrât si différent des autres chefs, avec cette peau noirâtre, ces lèvres grosses, ce nez écrasé, et sans rien de la majesté d'allure coutumière aux vrais Arii de Papara!—Nul ne parlait. On s'observait ainsi que des guerriers avant le premier coup de fronde. Pomaré considérait à la dérobée le navire. Haamanihi surprit sa curiosité, et tout aussitôt cria par noblesse, en langage tahiti:

—«Le grand Arii veut quitter ses demeures semblables aux Nuages, et voler, sur l'Arc-en-ciel, jusqu'à la pirogue étrangère. Ainsi l'ordonne le Tonnerre de sa voix.»

Puis il avoua—avec une moindre dignité:

—«Celui-là veut aller sur votre pirogue...»

—Bien», dit le chef des étrangers, «qu'il nous accompagne, là...» Il montrait un bateau creux et rond, fort petit.

—«Non!» Les pieds sacrés ne pouvaient effleurer que la pirogue sacrée, l'Arc-en-ciel. Elle reposait au fond de la baie sous des abris frappés de tapu. A tout hasard, des pêcheurs en lancèrent une autre: il suffisait de la consacrer sous le même nom pour lui donner les mêmes prérogatives. Pomaré consentit à y prendre place. La femme suivit. Haamanihi ne quittait point ses amis. La foule nageait. Térii, comme les autres, filait sur l'eau.

Chemin faisant, l'un des étrangers questionnait assez naïvement le grand-prêtre. Il s'étonnait des vocables pompeux dont on use envers un chef.

Haamanihi le regarda longuement, non sans un mépris:—«Et toi, parles-tu vers tes maîtres avec la même voix que tu prodigues à tous les autres? Homme ignorant, malgré que tu me paraisses grandement ingénieux!—Mais tout ce qui regarde la majesté de l'Arii, ses membres, ses oreilles, la lumière de ses yeux, les moindres parties de son corps, ses vêtements, son nombril, sa démarche, ses actions, et les paroles de ses entrailles, et toute sa personne... mais cela exige des mots réservés à Lui seul! Si tu le salues, ne dis pas «Aroha!» comme au simple prêtre, mais «Maéva!» Si tu fais sa louange, si tu le supplies, si tu le nommes heureux à la guerre et puissant auprès de ses femmes, même si tu le déclares menteur et lâche, tu dois employer le mot noble.

—Tu m'enseigneras donc les mots nobles,» répondit l'étranger avec douceur. Haamanihi réfléchit, le temps de pagayer trois ou quatre fois; puis, sentant éveillé le bon vouloir de l'autre, il songeait à lui glisser une habile requête, à propos de ce mousquet... Mais on accostait le navire. Le chef étranger monta rapidement. La pirogue Arc-en-ciel louvoyait avec méfiance à quelques longueurs. On lui fit signe, elle vint ranger le flanc élevé: le grand Arii s'apprêtait à bondir vers le ciel, quand un bruit étonnant l'étourdit. Il retomba sur le balancier, stupéfait comme le manant frappé d'un coup de massue. Il se tenait tout prêt à sauter à l'eau, à fuir. La personne sacrée soufflait de peur.

Haamanihi le rassura, en criant que c'était là salut de bienvenue des étrangers vers le grand Arii:—«Ils disent que dans leurs îles on s'adresse de la sorte aux grands chefs, par la voix des gros mousquets.

—Bien! Bien!» reprit Pomaré. La crainte envolée, il s'enorgueillit d'être traité, par les arrivants, comme un maître en leur pays. Néanmoins il observa qu'un salut de ce genre—un seul—lui serait satisfaisant. Puis il monta pesamment à bord.

La troupe curieuse se répandait partout. On admira vivement que les profondeurs du navire pussent contenir tant de choses et tant d'hommes.—Mais, où donc se cachaient les femmes étrangères? Elles n'apparurent que de loin, se distinguant aisément de leurs tané par les vêtements d'abord, leurs chevelures et leur maigreur. Immobile et grave, Pomaré considérait tous ces gens avec indifférence. Le chef étranger lui offrit de descendre dans le creux du bateau. L'Arii ne parut point y mettre de hâte. Il se refusait, sans doute, à courber sa tête sous des planches assemblées... Mais son épouse, par un autre passage, l'avait précédé. Il entendait ses rires et ses paroles satisfaites, et se résolut à la rejoindre.

Pour fêter la présence de Pomaré, les étrangers répandaient avec largesse cette boisson qui brûle et rend joyeux. Eux-mêmes prétendaient s'abstenir. Peut-être en réservaient-ils l'usage à leurs rites solennels et secrets. Haamanihi n'ignorait point les merveilleux effets qu'on pouvait attendre de ce áva, plus rude et plus âcre que tous les áva maori; et il supplia pour en obtenir encore:

—«J'ai besoin de courage!» affirmait-il, «de beaucoup de courage: j'ai deux, hommes à tuer pour le sacrifice de cette nuit.»

Les étrangers frémirent en manifestant une stupide horreur. Mais Pomaré, gaîment, s'était emparé du vase allongé contenant la précieuse boisson:

—«Donnez-moi votre áva piritané... Nous sommes fétii, maintenant!» On répondit:

—«Cette boisson-là n'est pas bonne pour les chefs; elle rend malade; elle trouble la vue et la démarche...

—Pas bonne pour les chefs? Pas bonne pour les autres? Je la boirai donc à moi tout seul, comme ceci.» Et Pomaré s'en emplit la bouche. Ses yeux roulaient et larmoyaient. Il toussa beaucoup, et soudain, frappa violemment de sa tête—semblable au faîte d'un mont—les poutres du navire! Or, ses gens, le considérant avec scandale, s'apprêtaient à calmer sa digne violence... le chef riait au contraire! Puis il reprit une grande majesté, et gravit les degrés de bois—taillés pour un enfant—qui menaient au toit du bateau. Alors il désira danser un peu et commença le ori dans lequel on chante: Aué! la femme est... mais Haamanihi l'arrêta:

—«Les Piliers de ton corps ne te porteraient pas! Tu as bu le áva des étrangers. Prends garde! Et dirige bien, où tu marches, les Eclairs de tes yeux! Eha! l'Arc-en-ciel!» Déjà le chef avait sauté au hasard dans un pahi de manant, et il réclamait à voix forte:

—«Le salut! Le salut! comme aux Arii Piritané!»

Il attendit avec défiance et fierté que la voix du gros mousquet tonnât de nouveau. Alors il s'étendit, comme ensommeillé, dans le creux de la pirogue. Son épouse pleurait de dépit: elle voulait dormir avec un prêtre étranger. Haamanihi, seul, qui n'avait pas bu selon la soif de son gosier, implorait encore, en s'en allant, «la boisson qui donne le courage...»

Puis, l'Arc-en-ciel, poussé par les pagayeurs du chef, gagna rapidement la terre. Le grand-prêtre, pour la seconde fois, s'irritait de ce navire mystérieux, inquiétant et paisible, où l'on n'obtenait même pas le áva brûlant; il s'étonnait de ces prêtres à qui suffisait une épouse, et des atua inconnus dont ils se disaient les annonciateurs. Il les jugea néanmoins d'une puissance neuve, et capables de l'aider en la reconquête de ses biens: il résolut de les servir.

ORO

Le temps des pluies prenait fin. Oro, par sa présence au firmament de l'île, avait fécondé la grande Hina-terrestre, et s'en allait, imperturbable, avec son cortège de nues, vers d'autres terres, ses autres femelles, pour les féconder aussi. Il convenait de pleurer sa retraite; car le Resplendissant, jaloux d'hommages, aurait pu s'attacher à des pays plus dévots, et tarder en son retour.—Ainsi jadis, affirmaient les gens de Nuú-Hiva: le soleil-mâle n'avait point reparu. Mais l'homme Mahui, plus fort que tous les hommes, poursuivant l'atua vagabond jusque par les confins du monde, avait saisi les cheveux de lumière, et fort heureusement ramené le soleil dans le ciel Maori,—où il le fixa par des nœuds.

C'était aux Arioï, issus de Oro, que revenait le soin de ces lamentations d'absence. Ils sanglotaient donc, pendant les nuits prescrites, avec une grande dignité. Néanmoins, comme le fécondateur, en s'éloignant, dispensait à ses fidèles de surabondantes récoltes, on pouvait, sans l'irriter, mêler à la tristesse rigoureuse cette joie des sens agréée par lui en guise des plus riches offrandes: on pouvait s'éjouir sans scrupules. Et Térii prenait pitié de ses frères dans les autres îles, qui, de ce double rite, se réservaient les seules douleurs.

Il attendait ces fêtes avec hâte, se flattant d'y obtenir enfin, par son impeccable diction, le rang quatrième entre les haèré-po—ce rang que distingue le tatu de l'épaule: car il négligeait, maintenant, comme inutiles à sa mémoire assurée, les faisceaux, les baguettes, et les tresses que l'on accorde aux nouveaux récitants. Parfois, malgré l'incantation, des craintes indécises le harcelaient, comme des moustiques importuns. Voici qui l'irritait par dessus tout: le maraè de Papara n'était point, cette saison-là, désigné pour l'assemblée. Les prêtres d'Atahuru s'étant faussement prévalus d'une majesté plus grande, Pomaré, dont ils étaient le meilleur appui, n'avait pu les récuser. Mauvais présage, et nouveaux sortilèges! Térii n'entrevit donc pas sans inquiétude le véa-des-fêtes, envoyé par l'Arii vers le cercle de l'île, passer en proclamant aux chefs, aux possesseurs de terres, aux manants, la célébration, sur la rive Atahuru, des adieux solennels aux esprits.

Ceint du maro jaune, l'annonciateur courait sans trêve. A son approche, on flairait le sol, en tombant, visage bas. Nul ne hasardait un murmure aussi longtemps que s'entendaient craquer, sous ses pieds, les feuilles sèches. Mais le vêtement divin empêtrait l'homme dans son élancée: il l'avait jeté sur ses épaules: rapide et nu, il levait haut les palmes messagères qui frissonnaient au vent de sa course.

Dès l'aube de fête descendaient de l'horizon, sur la mer, les pirogues houleuses, pressées, déchirant les vagues. Des banderolles tendues entre des perches claquaient dans la brise. Les chants des femmes, les cris des pagayeurs, les aboiements des chefs de nage excitant à forcer, les clameurs des riverains partis à la rencontre, bruissaient au loin parmi d'autres rumeurs plus graves: l'invocation d'arrivée, entonnée par les prêtres de Oro. Leur flotille, sainte par excellence, était partie, voici trois nuits, de la terre Raïatéa: elle accourait; mais leur pirogue maîtresse devait, avant toute autre pirogue, entrer dans les eaux-du-récif.

En ces lieux déconcertants, la ceinture de corail se coude brusquement vers la terre. Les flots du large, roulant sans obstacle, viennent crever sur le sable brun et s'épanouir en arcs d'écume jusqu'au pied du maraè. Cela désappointait Térii, plus familier des lagons silencieux. Son trouble s'accrut. Il parcourait d'un regard craintif les terres élevées environnantes: rien encore, sinon des présages hostiles: la Punaàru, invisible dans son creux, cheminait péniblement, à demi desséchée. Les deux mornes qui l'enserraient n'étaient pas également couverts de nuages. Il pleuvait dans la vallée. Mais la brume détrempée au large découvrait, plus menaçante encore, la terre Mooréa, mordant le ciel horizontal.

La grande pirogue doublait de vitesse. Elle vint, avec un crissement sec, enfoncer dans le sable ses deux coins de bois acérés. Les proues jumelles fouillaient le sol comme des groins de cochons mâles, cependant que la mer, battant leurs flancs, les soulevait de secousses haletantes. On sauta sur le rivage pour étayer le pahi: les porteurs d'idoles, avec de grands respects, débarquaient à travers l'embrun les images des dieux. Les autres atterrissaient en jetant des saluts, des souhaits, des rires. Seuls demeuraient au large les quatre navires d'offrandes qui réclamaient, sans toucher le sol, d'être portés jusqu'au parvis réservé.

Aussitôt, les veilleurs dans la montagne avaient, à grands cris, dénoncé la marche du cortège. A leurs voix, les hauteurs dominant la rivière se couvraient de longues files de gens. Ils débouchaient par les ravins et, pour plus grande hâte, cheminaient au milieu même des ruisseaux. Alors ils vacillaient sur les galets arrondis. La vallée, qui, longtemps avant le corail, s'épanouit largement, les vomissait en flots sur la plage. Pour la plupart, c'étaient ces manants d'épaisse carrure, voûtés par les fardeaux quotidiennement soulevés et que le port des gros régimes de féï a bossués aux épaules et à la nuque de proéminences molles. Ils portaient, en présents pour les atua, de plantureuses grappes rouges, des bananes, des racines mûres de taro. Les mieux avisés, cependant, n'avaient choisi que d'immangeables fruits verts. Ils diraient, avec astuce, en les dédiant au fécondateur: «C'est tout ce qu'il nous est possible, Oro, de t'offrir. Mais reviens promptement parmi nous; donne-nous une autre récolte, et abondante: nous pourrons alors te repaître plus dignement!» Ainsi, sans privation de soi-même, on inciterait le dieu pour les saisons à venir.

En même temps, de tous les coins des vents, irruaient les peuplades foraines venues des îles sœurs, et que l'attrait des belles fêtes attire et englue comme l'huile nono les mouches de marais. Tous ces gens étaient divers de tailles, d'allures, de cheveux et de couleurs de peaux. Agiles et bruyants, les hommes de Nuú-Hiva en imposaient aux autres par le belliqueux de leurs gestes. De farouches rayures de tatu bleu, barrant toute la face, leur enfonçaient les paupières et démesuraient le rictus qui fait peur à l'ennemi. Ils agitaient avec prestesse d'énormes massues habilement entaillées. Chaque figure incrustée sur leurs membres signifiait un exploit.—Plus bruns, desséchés par l'eau salée, les marins d'Anaa, l'île basse, se tenaient à l'écart, et défiants un peu. Leurs femmes étaient fortes, dont les torses musculeux tombaient sur des jambes petites. Comme elles partageaient les rudes travaux des hommes, pêchant et plongeant aussi, la salure marine avait parsemé leurs peaux d'écailles miroitantes, et leurs yeux, gonflés et rouges, brûlés par les reflets du corail, s'abritaient mal sous des cils endoloris. Beaucoup de ces gens, mutilés par les voraces atua-requins, balançaient gauchement des moignons sanieux. Sevrés de bonne chère, ils admiraient tous les merveilleuses provendes inconnues à leurs appétits. Chez eux, sur les récifs ras comme un pont de pirogue, sans rivières, sans flaques d'eau pour la soif, on se contentait des fruits du haari, et de poissons. Ici, les plaisirs du manger semblaient chose coutumière. Des mets extravagants, que l'on supposait nourriture divine et seulement exister dans les récits d'aventures, emplissaient de nombreux paniers, pendaient aux mâts, aux branches, aux épaules; on en tirait aussi des cachettes souterraines. Le pays était bon!—D'autres voyageurs, encore, se pressaient, mais ceux-là venus des îles froides. Les plus grêles d'entre eux, les plus blêmes, avaient, depuis cinq nuits, débarqué d'un navire étranger pêcheur de baleines. Ils s'émerveillaient des grands arbres et des faré hautement charpentés, et ne concevaient point que l'on pût, dans un seul tronc, creuser un pahi tout entier. Mais ils souriaient de mépris vers les tii aux yeux plats, aux torses roides, qui jalonnent les vallées:—«Ce sont des petits d'atua! Nous avons, sur notre terre, des images taillées dans des blocs de montagne. Elles sont très énormes. Cent hommes ne pourraient maintenant les dresser. Il y en a des milliers. Nous les jetons à bas». Ils ajoutaient avec orgueil: «Notre île se nomme: Nombril-du-monde.» On ignorait ce pays.

Et ces peuples errants, accourus par les chemins des eaux de derrière le firmament visible, s'entendaient néanmoins comme des frères séparés par aventure, et qui se retrouveraient. Tous les mots dont ils désignaient les êtres autour d'eux, le ciel, les astres, le culte et les tapu, ces mots étaient frères aussi. Chacun sans doute les disait à sa manière: le rude prononcer des gens d'Anaá et de Nuú-Hiva—qu'ils appelaient Nuku-Hiva—heurtait les molles oreilles des Tahitiens beaux parleurs. Ceux-ci roulaient volontiers sur la langue les syllabes qui frétillent. D'autres glapissaient avec le creux de leur gosier. Mais on oubliait ces discords, et, de part et d'autre, on échangeait de longs appels de bienvenue.

Un silence lourd comme le ciel nuageux tomba soudain sur la foule. Les clameurs des hommes fléchirent, et la triple sonorité sainte—voix du récif, voix du vent, voix des prêtres,—s'épanouit seule dans la vallée. Le cortège se mit en route: les Maîtres-du-jouir, et devant eux Haamanihi, le menaient avec une grande majesté.

Derrière marchaient les chefs, les promeneurs-de-nuit, les sonneurs de conque marine, les sacrificateurs et les gardiens-des-images. Bien haut sur la marée des épaules se balançaient les Plumes Rouges, simulacre du dieu;—et si prestigieuses, que Hiro jadis avait couru le monde à les poursuivre, que Hina pleura durant cinq nuits leur envolée, que l'on passait une vie de vieillard à guetter, sans le tuer, le surprenant oiseau qui leur prêtait naissance! Tous ensemble, les prêtres et les Plumes, accédèrent à l'enceinte sacrée. Le peuple se rua sur les barrières, et le rite annuel déroula ses gestes immuables.

Pomaré le jeune, sauté à bas de son porteur, s'écartait des autres chefs; et l'on remarqua vite que ses gens, nombreux, dissimulaient sous leurs nattes épaisses des armes aux manches frottés de résine: ils semblaient plus prêts aux batailles qu'à honorer les dieux. Perdu parmi ceux-là, sans insignes, sans pouvoirs, le père de l'Arii n'était rien autre que le premier serviteur de son fils. Même, un grand homme tout branlant s'avança vers le chef, le torse dépouillé par respect. Sa barbe jaune, qu'il taillait parfois pour en tresser les touffes et les offrir aux prêtres, s'ébroussaillait sur sa poitrine. On s'étonnait de son âge avancé. Certains disaient quarante années; d'autres cent. Nul n'affirmait rien là-dessus, ni lui-même, plus insouciant encore des saisons passées. C'était l'aïeul de Pomaré. Il s'arrêta sur les plus bas degrés et rendit hommage à son jeune descendant.—L'autre considérait sans répondre, avec indifférence, le vieillard débile. Car «l'enfant en naissant», disent les Récits, «devient le chef de son vrai père et le père de ses ancêtres».—L'homme chevrotant vacilla sur ses jambes et disparut dans la foule.

Cependant, les sourdes voix des maîtres Arioï achevaient le chant originel où l'on proclame:

«Arioï! Je suis Arioï! et ne dois plus, en ce monde, être père.

Arioï! Je suis Arioï! mes douze femmes seront stériles; ou bien j'étoufferai mon premier-né, dans son premier souffle.»

Une troupe de desservants entoura l'autel. Ils présentaient les plus disparates offrandes: des féï roux et luisants; des poissons crus à la chair appétissante, et d'innombrables cochons, qui, les pattes ligottées, grognaient en s'agitant par petits bonds sur le dos. Plusieurs des nobles animaux avaient les flancs rougeâtres: des Nuú-Hiviens crièrent au sacrilège; car Témoana, grand-prêtre dans leur île, avait jadis échangé sa personnalité pour celle d'un cochon rouge. Dès lors, tous les rouges leur devenant tapu, ils réclamaient pour qu'on déliât ces parents à quatre pieds. Leurs murmures se perdirent dans la rumeur envahissante. On amenait enfin, pompeusement, des chiens maigres, au long poil, les avant-bras liés derrière les oreilles, et que des gens forçaient à marcher à la manière des hommes. Tous ces dons, jetés par des milliers de mains plus haut que l'enceinte, volaient sur les têtes et tombaient devant Haamanihi. D'un geste il distribuait à son gré. Les victimes négligeables, aussitôt égorgées par les bas sacrificateurs, suffisaient aux petits autels. Les plus dignes, les plus grasses, disparaissaient derrière le faré des prêtres: on ne les entendait point hurler sous le couteau. Haamanihi choisit une truie pleine qu'il fit déposer sur l'autel culminant. Les Arioï chantaient:

«La truie Orotétéfa mit bas sept petits:
Cochon du sacrifice,
Cochon du maro rouge,
Cochon pour les étrangers,
Et cochon pour la fête en l'honneur de l'amour...»

Armé d'une coquille tranchante, le grand-prêtre s'approcha de la bête dédiée. Il lui ouvrit péniblement la gorge. Les Arioï chantaient:

«Cochon pour être mangé,
Deux cochons pour conserver la race.
Tels furent les présents divins portés à Vaïraümati, la femme grasse et belle, choisie comme épouse par Oro-atua

Les haèré-po considéraient l'agonie de la bête. Elle mourut oreilles dressées: c'était signe de guerre malheureuse. On observa le chef: Pomaré gardait sa nonchalante attitude.—Un remous courut dans la foule: deux étrangers, des hommes au nouveau-parler, s'approchaient avec quelque défiance, et les gardiens de l'enceinte les pressaient de se dévêtir, comme tous, par respect pour le dieu. On disputait, on s'agitait. Mais Haamanihi expliqua au peuple que ces gens étaient aussi des prêtres et de grands sacrificateurs dans leur pays; qu'ils servaient des dieux forts et complaisants: nul ne gagnerait à les inquiéter.

Le peuple déjà, flairait le moment des ripailles. Car, sitôt les atua repus, les desservants devaient lancer, par-dessus les barrières, le surplus des offrandes. Ils commencèrent: poissons et chiens rôtis passaient, en nombre merveilleux, au-dessus des faces tendues à suivre leur vol. Des mains plus nombreuses les happaient avant la chute et se crispaient dans les proies. Ils s'acharnaient plus que tous, les rudes vagabonds des montagnes, privés de chairs et ignorants des choses de la mer: l'un d'eux, s'emparant d'une tortue, crut l'étrangler avec ses doigts: la tête disparut sous la coquille: on se moqua de son dépit. Cependant, les Tahitiens du rivage, replets et satisfaits, somnolaient sur le ventre en attendant l'heure des beaux discours.

Soudain, les gardes écartèrent la racaille, et, dans un galop alourdi par leurs charges ballottantes, des porteurs-de-victimes traversèrent le parvis. Trois corps, cerclés de bandelettes, tombèrent avec un clappement mou. On les hissa jusqu'au sommet de l'autel. Les têtes roulaient sur la pierre, et tous les yeux morts, ouverts plus que nature, regardaient au hasard. C'étaient trois malfaiteurs que l'on avait, à l'improviste, assommés sur le choix d'Haamanihi. Le grand-prêtre, d'un coup d'ongle, fit sauter, de chacun des orbites, les yeux, qu'il sépara sur deux larges feuilles. La première, il l'éleva tout près des simulacres divins. Il tendit l'autre à Pomaré, disant avec force:

—«Mangeur-d'Œil, Aï-Mata, sois nommé, chef, comme tes ancêtres et comme tes fils. Repais-toi de la nourriture des dieux. Mange aussi du courage et de la férocité.»

L'Arii, ouvrant la bouche, feignit d'avaler les yeux. A cette vue, les étrangers commencèrent à glapir, on ne sait pourquoi, sans aucun souci de la majesté du lieu et du rite. L'un d'eux, le plus petit, montrant à la fois sa mâchoire et les corps étendus, pressait de questions ses voisins:—«Vous n'allez pas...—Non! non!» protestaient avec dégoût les riverains de l'île. Mais les pêcheurs Paümotu et quelques hommes de la terre Nuú-Hiva considéraient avec un regret des entrailles les trois cadavres qu'on précipitait au charnier. Ils se moquèrent des étrangers: ceux-ci, dans leur terre Piritania, ne mangeaient donc pas la chair des ennemis? Même pas les cœurs? Mais quel autre moyen de se débarrasser, une fois pour toutes, des rancuniers esprits-errants?—Un long hurlement, aigre et sans sexe, fit taire les querelles. On se précipita:

Un homme nu, les yeux retournés, le visage suintant et tout le corps agité de secousses hoquetantes, franchit l'enceinte. Nul n'osait l'écarter: son bras gauche entouré de tapa blanche le défendait contre la foule, et marquait un inspiré. Son nom d'homme se disait Tino, et son corps habitait misérablement la grotte froide Mara. Mais quand soufflait l'âme du dieu, alors il devenait Oro lui-même: ses gestes étaient gestes de Oro: son parler, parler de Oro; ses désirs et ses ruts se manifestaient divins: alors des femmes exultantes venaient s'offrir et l'entraînaient avec elles.—Or, cette fois, la présence souveraine s'affirmait indiscutable, éclatante, irrésistible, et passait en rafale: sous l'emprise, le vivant fléchit, vacilla, croula; son échine ployait comme un arc tendu à rebours; sa voix sifflait, ses dents craquaient; sa tête martelait les dalles, en sonnant. Seuls l'entourèrent les porteurs-d'idoles, habiles à manier impunément les dieux—et tous les êtres équivoques. Ils l'étendirent sur l'autel, et voici que Tino, soudain, se transfigura: les paupières béantes et paisibles, le front asséréné, les narines molles, et tout le visage paré d'un charme solennel, il se dressa près des poteaux sacrés, et parla.

Il disait sans effort, avec les mots qu'on attribue aux dieux-supérieurs, d'admirables récits ignorés. Il disait aussi des choses à venir:—une guerre insidieuse; la mort d'un Arii; des sortilèges nouveaux par-dessus l'île...—La foule frémit. Les disputes et les rumeurs pour manger s'apaisèrent. Chacun tira des plis de son maro le bambou dans lequel on promène les petits dieux domestiques, pour les honorer, parfois, de prières. Beaucoup de femmes, les yeux fixes, considéraient l'inspiré sans pouvoir en détourner leurs visages; puis, tombant en arrière avec un cri rauque, elles imitaient ses postures, et l'on disait qu'à travers le corps vulgaire de Tino, elles avaient aperçu l'atua. Des hommes aussi, dévêtus, bondirent dans l'enceinte, proclamant que Tané ou Fanaütini les pénétraient, les possédaient... Mais on dénonça la fraude: ils espéraient, par cette ruse, voler le culte des prêtres et la faveur des épouses! Des gardiens les chassèrent à coups de massue. Puis Tino tomba sur lui-même, épuisé par l'âme dévorante du dieu.

Haamanihi avait subi, non sans une impatience, l'intervention de l'inspiré dont les fâcheuses prophéties disloquaient parfois ses propres desseins. Il se hâta de faire crier l'heure des grands Parlers, en laissant défiler d'abord quelques haèré-po du commun. Mais nul n'écoutait ceux-là. Le grand-prêtre se réservait un discours plus ingénieux. Assis, les jambes repliées, sur la pierre-du-récitant, il commença de narrer, dans un silence, l'atterrissage à Tahiti-nui de la grande pirogue sans balancier ni rameurs dont le chef se nommait Uari. Elle précédait, de deux années, le navire de Tuti[2], et c'était, vraiment, la première de son espèce: des aventures étonnantes s'en suivirent:

[2] Uari: Wallis, 1767.

Tuti: Cook.

—«Cette pirogue parut lourde et chevelue. Les hommes de Matavaï pensèrent à l'arrivée d'une île voyageuse.

»Ainsi jadis avait flotté, vers Tahiti-nui, la terre Taïarapu, que les gens du rivage, munis des fortes tresses du roa, purent tenir et amarrer à la grande Tahiti.

»Comme les riverains pagayaient vers la haute pirogue pour y jeter des feuillages de paix, l'on entendit un bruit de tonnerre: sur le récif, un homme tomba.

»Il n'avait pas reçu de pierre; pas de lance à travers le corps. On le soutint par le dos: il fléchit comme un cadavre. Les pêcheurs de Matavaï redoublèrent leurs présents.

»Les étrangers descendirent au rivage. Ils étaient pâles, et parfois on les voyait enlever leurs chevelures.»

Fier de savoir, Haamanihi s'enthousiasmait à répéter ces Dires. Avec noblesse et vivacité, et par d'admirables gestes des épaules, de la tête, de toute sa personne, il évoquait les autres gestes, accomplis par d'autres hommes, jadis, durant d'autres saisons. Il attachait tous les regards. Son haleine était longue, sa langue agile, ses bras et ses épaules exercés à scander son discours. C'était un beau parleur.

Puis vint le tour de Térii à Paraürahi. La foule, repue, prêtait aux discoureurs une attention plus frémissante, et son éveil tumultueux inquiéta le haèré-po qui montait à l'épreuve. La chevelure jaunie de safran, le torse peint de lignes d'ocre, les jambes enduites de la terre jaune des fêtes solennelles, Térii gagna la pierre-du-récitant. Fléchissant les genoux, étendant les mains pour cadencer le dire monotone, les paupières fermées à demi, la tête relevée, la gorge tendue, il commença le récit depuis longtemps répété:

«Dormait Té Tumu avec une femme inconnue: De ceux-là naquit Tahito-Fénua.
Dormait Tahito-Fénua avec une femme inconnue: De ceux-là naquit Atéa-Nui.
Dormait Atéa-Nui avec la femme...»

Pendant que d'elles-mêmes s'évoquaient les paroles premières, Térii songeait combien ce Dire devait plaire à Pomaré, jusque-là traité comme un usurpateur, et dont nul ne s'était mis en peine, jamais, de publier les aïeux.

«... De ceux-là naquit Taaroa Manahuné.
Dormait Taaroa Manahuné avec la femme Tétua é Huri du maraè Téraüpoo:
De ceux-là naquit Téü...»

—D'autant mieux que Térii, parmi les nombreuses lignées conservées dans la mémoire des prêtres, avait habilement choisi la plus flatteuse, par laquelle s'affiliait le chef au façonneur des cieux, de la mer et des terres, par laquelle il se reliait, en quatorze générations, à l'origine des êtres.

«Dormait Téü avec la femme Tétupaïa du maraè Raïatéa:
De ceux-là naquit Vaïraatoa, qui est dit Pomaré.
Dormait Vaïraatoa avec la femme Tétua-nui Réia, du maraè Raïatéa:
De ceux-là naquirent Térii Navahoroa vahiné, puis Tunui é aï i té Atua, qui est dit aussi Pomaré, qui est l'Arii-rahi.»

Le dernier de ces noms, il le prononça en regardant le chef. L'Arii, ennobli de la sorte, ne cachait pas son agrément. Cette ascendance affirmait ses droits sur les îles Paümotu, dont son ancêtre Taároa Manahuné avait été possesseur.

Térii poursuivait. Afin d'étaler toutes les prérogatives, il dénombrait les genèses, fort douteuses, à dire vrai, qui rattachaient Pomaré aux Arii de Papara:

«Dormait le chef Tavi, du maraè Taütira, avec la femme Taürua,
puis avec la femme Tüitéraï du maraè Papara:
De ceux-là naquit Tériitahia i Marama.
Dormait Téritahia i Marama avec la femme Tétuaü Méritini, du maraè Vaïrao...»

Il disait tout d'une haleine les beaux noms ancestraux, marquant d'un geste mesuré du bras chacun des accouplements éternels. Un bruissement montait de la foule emmenée par le rythme, par le balancement des mots, et qui récitait, elle aussi, les séries originelles interminablement redoublées.

«... De ceux-là naquirent Aromaïtéraï, du maraè Papara; et Tuitéraï, qui dormait avec Téroro.
Dormait Aromaïtéraï, avec Téraha-Tétua:
De ceux-là naquit Tévahitua, dit Amo, dit...»

Un silence énorme écrasa brusquement le murmure des écouteurs surpris: le récitant avait changé les noms! Térii sursauta, et sa voix un instant chancela, qui semblait s'étayer sur les rumeurs environnantes. Il reprit:

«... De ceux-là naquit Aromaïtéraï...
Dormait Aromaïtéraï avec...»

Le vide muet persistait à l'entour. On ne suivait plus, des lèvres, le parleur égaré. On le dévisageait. On attendait. Les Arioï, interdits, cessèrent d'avaler les mets présentés. Les desservants se tinrent immobiles. De proche en proche le silence gagnait, étouffant les innombrables bruissements dont pétillait l'enceinte. Il semblait qu'un grand filet de palmes se fût abattu sur les clameurs des hommes; et dans l'air immobile et tendu monta, de nouveau, la triple sonorité sainte: voix du vent dans les arbres-aïto, voix du récif hurlant au large, voix du haèré-po, mais grêle et hoquetante.—Cette voix, la sienne, familière quand il l'épandait dans la sérénité de ses prières d'études, Térii la crut venir d'une autre bouche, lointaine et maléficieuse. Il se raidit, crispa la main pour chercher, du geste accoutumé, les nœuds secourables de la tresse-origine, et hasarda:

«... dormait Aromaïteraï avec la femme...»

Le nom s'obstina dans la gorge. Térii pencha son regard, et vacilla de peur sur la pierre haute: les têtes, en bas, comme elles étaient petites, et toutes rondes! Et chacune dardait sur lui des yeux malfaisants... Il lui parut aussi que Haamanihi triomphait. Térii chercha ses maîtres. Il ne vit en leur place que les deux étrangers hostiles, aux vêtements sombres parmi les peaux nues et les peintures de fête: cette fois, le sortilège était manifeste. L'incanté proféra bien vite les formules qui dissolvent les sorts. Il balbutiait davantage. Enfin, les yeux grands ouverts, les lèvres tremblantes, il se tut.

Alors, dans l'abîme de silence, soudain frémit, roula, creva le torrent tumultueux des injures, des cris, des imprécations outrageantes qu'on hurlait dans tous les langages, avec les grimaces guerrières réservées à l'ennemi: l'erreur du récitant méritait la colère de Oro: qui donc apaiserait les dieux, si les prêtres eux-mêmes en venaient à les exaspérer! C'était à de telles erreurs, non pas aux étrangers,—criait Haamanihi,—qu'on redevait les calamités dernières! Il entraîna les gens d'Atahuru à répéter les mêmes paroles. Les hommes des îles voisines, amusés du spectacle, suivaient l'exemple et invectivaient au hasard. On se pressait de proche en proche, et la houle des épaules, déferlant sur l'enceinte de bois, la disloqua dans un remous. Malgré les gardiens indignés, malgré le tapu du lieu, une ruée de gens, dont chaque homme n'eût osé même effleurer un poteau d'offrande, se haussa vers le parvis sacré. Chacun s'étayait sur son compagnon, s'étonnait de sa propre audace, et avançait en piétinant de rage. On enserrait, sans issue, le prêtre exécrable.

Térii n'avait point quitté la pierre-du-récitant où le liait une attente épouvantée du châtiment tout proche. Il bondit enfin. Des mains se crispèrent dans sa peau, et des haches de jade, entrechoquées, cliquetaient très haut, à bout de bras. La mêlée pressée empêchait de les abattre: on profiterait du premier recul.—Mais un appel strident, celui qui désigne aux coups le plus dangereux adversaire, détourna les gens acharnés: Paofaï avait sauté sur la pierre élevée: de la voix, des yeux, des mains tendues, il montrait les véritables ennemis, les jeteurs de sortilèges, les empoisonneurs de sa race: les hommes au nouveau-parler. On oublia Térii qui tomba de crainte, ou de ruse.—Où donc les autres? On les entourait. Alors Haamanihi lança des serviteurs, qui, s'emparant avec feinte des étrangers, les dérobèrent au tumulte; et pour mieux égarer encore la rancune de la foule, il insultait violemment son rival:

—«Paofaï! Paofaï Tériifataü! Père! Tu es Père et Arioï malgré tes promesses! Eha! l'homme qui a perdu la parole est ton fils! Pourquoi l'as-tu laissé vivre, quand sa mère a mis bas?»

Pomaré, cependant, ne tentait rien pour apaiser le peuple. Couvert par ses gens, il observait que l'erreur du haèré-po insultait à ses ancêtres, et présageait mal. En expiation de la faute, il dépêcha deux envoyés-de-mort vers un autre maraè.

Puis les vagues soulevées dans la foule irritée tombèrent. Les rumeurs devinrent confuses et lasses. Car Oro, cheminant sur le ventre du ciel au lieu le plus élevé de sa route quotidienne, alourdissait les gestes et abaissait les paupières. Ses regards pénétraient d'une torpeur les êtres vivants. Son haleine desséchait la terre grasse et humait la buée de la mer. Les esprits du dormir-le-jour voletaient dans les souffles d'air lent. L'île accablée, que seule affraîchissait la brise accourant du large, ayant assourdi ses tumultes, apaisé ses haines, oublié ses guerres et repu ses entrailles, s'assoupit.

Comme le jour tombait, l'on s'étira pour les danses. Alors des prêtres de haut rang s'inquiétèrent; et ils haranguaient la foule: quoi donc! on allait s'éjouir quand les atua, les chefs et la terre Atahuru supportaient cette insulte et toutes ces profanations: l'oubli d'un haèré-po, la ruée du peuple à toucher l'autel?—Mais le bon sommeil avait passé: les dieux, n'avaient-ils point dormi de même, puisque rien ne se manifestait dans les nuages ou sur les eaux... Et pour la faute, on s'en prendrait au coupable,—quelques riverains, sans hâte, se mirent à sa recherche,—ou bien à d'autres, ou bien à personne. Les atua se taisaient toujours, l'Arii restait indifférent, et la fête, à peine suspendue, reprit tous ses ébats: vite, on ménageait des places rondes où préparer la boisson rassurante, le áva de paix et de joie,—que les Nuú-Hiviens, dans leur rude langage, appellent kava. Autour du bassin à quatre pieds creusé dans un large tronc de tamanu, s'assemblaient par petits groupes les gras possesseurs-de-terres, leurs fétii, leurs manants, leurs femmes. Une fille, au milieu du cercle, écorçait à pleines dents la racine au jus vénérable, puis, sans y mêler de salive, la mâchait longuement. Sur la pulpe broyée, crachée du bout des lèvres avec délicatesse dans la concavité du tronc, elle versait un peu d'eau. On brassait avec un faisceau de fibres souples qui se gonflaient de liquide, et que la fille étreignait au-dessus des coupes de bois luisantes. A l'entour, les tané buvaient alors la trouble boisson brune, amère et fade, qui brise les membres, mais excite aux nobles discours.

Les cercles s'agrandirent. Des torches de bambous desséchés craquaient avec des éclats rouges. Déjà les gens du rivage Taütira, parés de couronnes, la figure peinte, le corps enroulé de fines étoffes longuement battues, lançaient des cris et s'agitaient. Durant vingt nuits ils avaient redit avec soin chaque part de leur chant. Les femmes, au milieu des groupes, jetaient un appel prolongé, perdu, qui retombait sur les mugissements des hommes. Ceux-ci entrechoquaient d'un battement égal de petits cailloux cliquetants, et ils cadençaient leurs soubresauts. Les voix montaient avec charme sur des contours habilement apprêtés, et les paroles, enjolivées de beaux sons étendus, s'improvisaient, comme il convient, au hasard des lèvres.

Or, les Nuú-Hiviens scrupuleux redoutaient à mélanger leurs chants aux ébats du peuple en liesse. La joie pérennelle de la terre Tahiti leur pesait; surtout lorsque le kava, aiguisant les esprits, réveillait en eux le respect des atua et du culte. Alors ils se rémémoraient les Dires impérissables, et si réservés que l'homme mort Pukéhé avait dû reparaître tout exprès pour les enseigner aux autres hommes. Alors tressaillaient leurs appétits guerriers. Ils attendaient, au retour dans leurs îles, ces festins héroïques où il importe de mâcher le cœur de l'ennemi le plus audacieux. On les vit se retirer dans la montagne. Et bientôt, de leur repaire, descendit un murmure qui s'enflait, se perdait, puis se gonflait de petites clameurs, enrouées d'abord, débonnaires, satisfaites et menaçantes enfin: les Nuú-Hiviens entonnaient ce péhé où s'expriment, après un signal, la faim, la chasse, le rut et la mort du cochon propitiatoire.

Sur la plage on entourait une estrade où de jeunes hommes, habiles à simuler des gestes, et à figurer d'amusantes histoires, s'ébattaient pour la joie des spectateurs. L'un d'eux cria, en langue vulgaire, qu'ils allaient feindre l'aventure de l'«Homme bien-avisé.» On riait à l'avance: cette parade était pleine d'enseignements.—D'abord se montra un gros chef-terrien. Il portait de très précieux objets: deux haches de fer, un collier de coquilles, des plumes rouges pour le maro divin. Ces plumes, on les savait fausses,—feuilles découpées et peintes. Mais les petits parmi les dieux s'en contenteraient: pourquoi paraître plus exigeant? L'homme entoura ce trésor d'une tapa luisante, puis de plusieurs nattes fines, et appela des serviteurs. Les maigres manants avancèrent. Le maître déclara partir pour d'autres îles, et montrant son inestimable fardeau, menaça de grands châtiments si, pendant son absence, la moindre part s'en escamotait. Il disparut.

Les autres se consultèrent: la meilleure garde à tenir autour du trésor était de s'endormir dessus: ils s'endormirent.—Survint un homme qui s'annonça «prêtre de Hiro-subtil». Il épia les serviteurs, avisa la natte, sortit, et rentra en apportant une autre semblable. Il s'accroupit derrière les dormeurs, et, d'une paille de bambou, effleura la nuque du premier. Le manant geignit, s'ébroua, chassa d'un coup d'ongle le moustique importun: mais sa tête avait glissé. Même jeu pour l'autre: le trésor était libre. Prestement, le prêtre substitua les nattes vides, et s'enfuit, emportant le magot, au milieu d'un enthousiasme d'envie. On célébra le dieu Hiro, père de telles ruses.

Mais le plaisir des yeux s'annonçait plus vif encore. Pomaré, montant sur l'estrade, y venait recevoir, dans les formes prescrites, l'hommage de ses fétii d'Atahuru: trois femmes, élevées sur les épaules des porteurs-d'offrandes, furent déposées devant lui. Elles avaient tout le corps enroulé de tapa; et cela, qui doublait leur embonpoint, les rendaient plus désirables. Les trois femmes saluèrent le chef et commencèrent à danser.

D'abord, leurs pas étaient lents, car les étoffes lourdes. Puis trois jeunes hommes, saisissant le coin flottant des parures, tirèrent. Les filles tournoyaient sur elles-mêmes. Les nattes longues démesurément se déroulaient en changeant de couleur: blanches, rouges, blanches et rouges encore. On les dévidait à grandes brasses. Le dernier pli vola: les filles, nues, dansaient plus vite. Le chef agréa l'offrande, et s'emparant des précieuses tapa, laissa les femmes à ses gens.

Des battements sourds, roulant dans les rumeurs, grondèrent: les tambours appelaient aux danses. Un frémissement courut dans toutes les cuisses, à leur approche. Leurs sonneurs,—vieillards aux yeux morts,—palpaient avec adresse, du bout des doigts, les peaux de requins tendues sur les troncs creux: et leurs mains écaillées voletaient, comme de jeunes mains vives sur un ventre d'épouse. Aussitôt, les couples se dressèrent. Les femmes—poitrines échevelées sous les fibres jaunes du révaréva, tempes cerclées de couronnes odorantes—avaient noué étroitement leurs hanches d'une natte mince, afin d'étrangler, sous le torse immobile, ces tressaillements dont sursautent les genoux. Les tané se paraient de coquillages miroitants, d'agrafes nacrées, de colliers mordant la nuque. Ils tenaient leur souffle, tendaient les reins et écarquillaient leurs oreilles: un coup de tambour les décocha.

Tous, d'abord tournés vers le meneur-de-danses, imitaient ses gestes,—dépliant les bras, balançant le corps, inclinant la tête et la relevant avec mesure. Puis, à tout petits pas précis et vifs, comme s'ils piétinaient sur les orteils, ils approchèrent jusqu'à se flairer. Les visages restaient impassibles; les paupières des femmes, baissées: il convient, pour un temps, de cacher ses désirs. Brusquement, sur un batté bref, tout se tut; tout cessa.

Une femme sortit de la foule, ajusta ses fleurs, secoua la tête pour les mieux fixer, fit glisser sa tapa roulée, et cria. Les battements recommencèrent. Jambes fléchies, ouvertes, désireuses, bras ondulant jusqu'aux mains et mains jusqu'au bout des ongles, elle figura le ori Viens t'enlacer vite à moi. Ainsi l'on répète, avec d'admirables jeux du corps,—des frissons du dos, des gestes menus du ventre, des appels de jambes et le sourire des nobles parties amoureuses,—tout ce que les dieux du jouir ont révélé dans leurs ébats aux femelles des tané terrestres: et l'on s'exalte, en sa joie, au rang des êtres tapu. A l'entour, les spectateurs frappaient le rythme, à coups de baguettes claquant sur des bambous fendus. Les tambours pressaient l'allure. Les poings, sonnant sur les peaux de requins, semblaient rebondir sur la peau de femme. La femme précipitait ses pas. Des sursauts passaient. La foule, on eût dit, flairait des ruts et brûlait. Les reins, les pieds nus, s'agitaient avec saccades. Les hommes, enfiévrés, rampaient vers des compagnes. Parfois, les torches, secouées, jetaient, en pétillant, un grand éclat rouge. Leurs lueurs dansaient aussi. Soudain la femme se cambra, disparut. Des gens crièrent de plaisir. Dans la nuit avancée, des corps se pénétrèrent. Les flammes défaillaient; l'ombre s'épancha.

Alors, la confusion des nuits sans Hina devint effarante. Au hasard, dans les ténèbres, vaguaient des chants dispersés, des appels, des sanglots et des rires repus. Tous les peuples, dans tous leurs langages, poussaient d'incertaines rumeurs: sur la rive sourdait la colère des Paümotu réclamant on ne savait quels esclaves. Un parti d'Arioï déplorait avec gémissements l'en-allée sans retour de Tupaïa, l'Arii des prêtres; et leurs mots désolés roulaient, comme des pleurs, de toute la hauteur des voix. Les femmes, durement secouées, exhalaient des plaintes ambiguës. Un chien hurla. Mais les haleines fléchissaient. Les poitrines s'épuisaient. Les hanches secouées retombèrent. La nuit se prit à désirer l'aube. Sur les vivants abreuvés de jouir, descendit, des montagnes endormies, un grand souffle affraîchissant.

Un silence. Un tumulte: des cris rauques, bondissant dans la vallée, emplirent toute la plage. Pesamment des gens se dressèrent pour écouter: et des Nuù-Hiviens parurent dont les hurlements sans nom faisaient ce nouveau vacarme. Ils couraient comme des crabes de terre, et les torches qu'ils agitaient semblaient folles elles-mêmes. On reconnut: c'étaient ces hommes qu'un navire d'étrangers avait munis de la boisson brûlante... Ils se heurtaient, s'injuriaient. L'un d'eux se mit à larmoyer. Les autres se moquèrent. Il se précipita, et, d'un coup de hache, fendit une mâchoire. On s'écartait. Il revint, s'acharna, écrasa une tête. Il pleurait toujours.

—Eha! qu'était donc cette ivresse inconnue qui, loin d'apaiser les membres comme l'ivresse du áva maori, pousse au meurtre et rend stupide et fou?

Mais tous les yeux, lassés, s'abandonnèrent. L'homme furieux s'allongea parmi ses compagnons, paisiblement. Le matin parut.

LE PRODIGE

Térii fuyait sur le récif. Il avait à grand'peine échappé à la foule hargneuse. Hagard et haletant, il détalait sans trêve. Des balafres brûlantes, poudrées de safran, coupaient son visage. Ses couronnes flétries glissaient de la tête aux épaules. Son maro déchiré dénudait ses cuisses, et, trempé d'eau de mer, collait aux genoux qui s'en embarrassaient. Une vague s'épaula, frémit, et lui vint crever sur la tête: il roula, piqué par les mille pointes de corail vivant qui craquaient dans sa peau. Se redressant, et sautant pour esquiver une autre vague, il s'effrayait: c'était là jadis un châtiment de prêtre impie!... Des haèré-po, même des sacrificateurs, avaient dû, pour des fautes moindres, courir tout le cercle de l'île. On les voyait, assaillis par la houle, franchir en nageant les coupures du récif, reprendre pied et s'élancer encore, harcelés de gens en pirogues qui brandissaient des lances. Térii sentit que sa fuite douloureuse était une première vengeance des dieux rancuniers;—mais il trouva bon qu'elle offrit, à la fois, un moyen d'échapper aux poursuites: nul ne se risquait, derrière lui, dans la mer obscure.

Le récif, après un grand détour, revenait côtoyer les terres. Le fugitif interrogea la nuit: tous les chants étaient morts,—mangés par le vent, peut-être? Des lueurs éparses vacillaient seules par instant. Alors, il souffla. Puis, incertain, lourd de dépit et défiant l'ombre, il vint rôder aux abords de la fête, parmi les couples endormis.

Le firmament nocturne blêmissait. Dans l'imprécise clarté nouvelle, Térii heurta des corps étendus. Pas un ne s'éveilla: il reconnut les guerriers Nuú-Hiviens et s'étonna de les voir appesantis et veules: le áva maori ne donne point, aux vivants qui sommeillent, ces faces de cadavres ni cet abêtissement... L'un d'eux, le front ouvert, n'était plus qu'un mort en vérité. Un autre qui se vautrait à son flanc, le tenait serré comme un fétii.—Rien à redouter de ceux-là! Térii les enjamba. Il piétinait des monceaux de vivres à demi dévorés, des cochons dépouillés, prêts pour la cuisson, des noix de haàri éventrées, des colliers et des parures pour la danse.

Un clair rayon de jour éveillé dansa sur les cimes. Dans la fraîcheur du matin, des femmes se dressèrent. Leurs yeux étaient pesants; leurs gestes endoloris de fièvres amoureuses. Mêlées aux hommes qui, cette nuit-là, les avaient enlacées, et nues sous les fleurs souillées, elles étendaient les bras, s'écrasaient le nez et la bouche de leurs paumes humides, et joyeuses dans l'air froid, frissonnaient en courant à la rivière. Térii se souvint que sa dernière épouse avait paru dans la fête: elle reposait près d'un façonneur-de-pirogues. Il la secoua. Tous deux coururent s'ébrouer dans les eaux de la grande Punaáru. Puis, vêtus d'étoffes abandonnées, ils marchaient vers ce coin du ciel d'où souffle le maraàmu-sans-trêve, pour regagner, comme on regagne un asile, la terre sacrée Papara.

Ils cheminaient sans paroles. Le sentier ondulait selon la forme du rivage. Soudain, il fonça vers la montagne comme s'il pénétrait en elle. Les rochers broussailleux proéminaient sur la grève, et la base du mont, excavée d'une arche béante, semblait s'ouvrir vers le ventre de la terre. Des franges de fougères humides comblaient la bouche immense d'où s'exhalaient des souffles froids. Nul bruit, que le clapotement rythmé de gouttelettes claquant sur des eaux immobiles. Térii connut alors qu'on frôlait, de tout près cette fois, non plus du lointain de la mer-extérieure, la grotte redoutable Mara: mais ce lieu, frappé de tapu, réservait un refuge possible: le fuyard, malgré sa peur, creva les feuillées: la caverne parut.

Les yeux emplis de soleil, il ne vit rien, d'abord, que le grand arc sombre enveloppant des profondeurs basses perdues au loin dans une nuit. Il frissonna quand l'eau, plus froide que celle des torrents, lui mordit les pieds. Ses yeux raffermis discernaient lentement des formes dans l'ombre: des rochers; d'autres encore, plus lointains, et, vers l'extrême reculée de la grotte, un pli obscur où la muraille allait rejoindre la face de l'eau. Autour de lui claquaient toujours les gouttelettes répétées, régulières, qui suintaient de la voûte. La colline, chargée d'eau, suait par toute son assise, et son flux mystérieux, disaient les prêtres, balançait les gonflements du lac Vaîhiria, perdu très haut dans sa coupe de montagnes...—«Reste-là», cria une voix.

Térii aperçut parmi des rocs dont les contours figuraient un homme, un homme qui s'efforçait à imiter ces rocs, par son immobilité. On eût dit l'image droite et dure d'un tii taillé dans la montagne. Et il se souvint: la grotte Mara faisait la demeure de Tino l'inspiré; et celui-ci, pour la rendre inaccessible, répandait de terrifiants discours. Tino avait sans doute abandonné la fête avant que survint la nuit de l'aube, et, sitôt passé le souffle du dieu, ressaisi l'asile terrestre.

—«Que fais-tu, toi?» hasarda le voyageur.

L'autre ne parut point entendre, ni bouger, ni parler même. Cependant, on répondit:

—«J'obéis à Oro-atua. Je me change en pierre.» La voix roulait, grondait, rebondissait plusieurs fois avant de s'éteindre.

Térii voulut toucher et flairer le faiseur-de-prodiges. Il entra dans l'eau gluante et se mit à nager. L'ombre s'approfondit autour de lui. Le fond de la caverne reculait à chaque brasse. L'homme au rocher restait très proche, à la fois, et très lointain. Un coup d'œil en arrière, et Térii mesura la clarté du jour qui s'éloignait: la voûte tout entière parut peser sur ses épaules, et clore, ainsi qu'une paupière insupportable, le regard du ciel. Angoissé, le nageur se retourna, hâtivement, vers le bord. La voix ricanait:

—«Eha! l'homme qui pagaie avec ses mains, sous la grotte Mara! l'homme qui veut serrer l'eau dans ses bras et compter les poissons sur ses doigts! La fierté même! Prends une pirogue!»

Térii oublia tous les tapu, et qu'un dieu, peut-être, habitait là. Il saisit une pierre. Elle vola, parut effleurer la voûte, et puis creva l'eau tout près de la rive: elle n'avait pas couru la moitié d'un jet de flèche.

—«Hiè!» se moquait encore la voix. «Les souffles dans la grotte sont plus forts que tes cailloux... Voici ma parole: la grotte Mara est tapu: les souffles sont lourds et mauvais: les souffles sont lourds...» Et après un silence: «Va-t'en, toi! Va-t'en, toi! je me change en pierre...»

Térii regagna le sentier. Rêveur, il essuyait dans l'herbe ses pieds chargés de fange. Puis il reprit sa route dans la grande lumière. Tétua cheminait toujours à son côté; et le récif, l'éternel compagnon des marches sacrées, le châtiment des prêtres oublieux, grondait avec une longue menace. Le soir venait. Les crabes de terre, effrayés par les pas, fonçaient dans leurs trous en y traînant des palmes sèches qui craquaient.—Les errants allaient encore: à la nuit tombée ils s'arrêtèrent: la vallée Papara ouvrait son refuge devant eux. Mais le haèré-po n'en venait point à s'apaiser: la voix entendue sonnait encore à ses oreilles.

Des nuits nombreuses avaient fui, et Térii n'osait plus reprendre, auprès des sacrificateurs, sa place au maraè. Il ne s'aventurait plus en allées nocturnes, et ne franchissait même pas sans effroi le seuil de sa demeure. Tous les jours il se désappointait. Ses rêves ambitieux: l'accueil des Arioï, les offrandes du peuple dévôt, la montée triomphale à ces terrasses dont il frôlait à peine les derniers degrés, tout cela s'était enfui de son espoir en même temps que les mots rebelles échappaient à ses lèvres, sur la pierre-du-récitant! Il sentait un autre homme surgir en lui, et se lamenter sans cesse: un homme malheureux et las. Auparavant, ses peines, il les recouvrait de pensers joyeux, et elles s'endormaient; ou bien elles mouraient d'elles-mêmes en son esprit. Maintenant son chagrin était plus tenace, ses regrets constants. Il ne pouvait plus les jeter par-dessus l'épaule comme font les pêcheurs d'une pêche empoisonnée. Mais ces regrets pesaient sur lui, le harcelaient et s'enfonçaient jusque dans ses entrailles. Il sursautait durant le temps du sommeil, déclarant l'obscurité trop grande, et retournait, en quête de rêves apaisants, sa tête douloureuse sur le coussin de bois qui lui meurtrissait la nuque. Le jour, il languissait, appesanti, sans désirs, sans joies d'aucune sorte. Par-dessus tout la crainte lui vint que Pomaré, dont il avait irrité l'orgueil en confondant l'histoire des Ancêtres, ne lui dépêchât, par son véa-de-mort, ces pierres arrondies et noires qui désignent les victimes. Alors, on l'assommerait à l'improviste d'un coup de massue, et son corps, traîné par les porteurs-d'offrandes, tomberait du haut de l'autel dans le charnier mangeur de cadavres.

Chaque matin, sortant d'un assoupissement équivoque, il retrouvait sa tristesse assise au bord de sa natte et plus fidèle qu'une épouse. Il s'indignait qu'elle ne fût pas envolée: c'est le propre des étrangers seuls, de se plaindre plusieurs nuits sans répit; de verser des larmes durant des lunaisons entières! Les hommes de Tahiti ne succombent pas, d'habitude, à ces sortes de fièvres. Il est vrai que les étrangers recourent, pour s'en guérir, à d'incroyables remèdes: voici qu'un marin Piritané, ayant pris un grand chagrin à voir s'enfuir la femme qui dormait avec lui, ne parlait plus, et ne voulait pas d'autres compagnes. Un jour, on le trouva suspendu à la grosse poutre de son faré, le cou serré dans sa ceinture d'étoffe, le visage bleu. «Il est fou», songeait Térii, «de vouloir s'en aller de la vie parce que l'on n'est point satisfait des jours qui passent et qui s'en iront, certes, d'eux-mêmes!» Et il s'efforçait d'imaginer d'autres fêtes, encore, et d'autres épreuves, dont il sortirait, cette fois, triomphant. Mais il retombait plus lourdement dans le dépit du passé. Il y décelait la malfaisance des hommes au nouveau langage: leurs dieux avaient surpris ses menées: ils accablaient l'incantateur!

Des échos le hantaient aussi de sa rencontre, sous la grotte, avec l'inspiré de Oro. «Je me change en pierre», avait proclamé la voix. Térii se souvint que les hommes, sous le secours des dieux, peuvent dévêtir la forme humaine et se parer de telle autre image. Ainsi, disait-on, pendant une saison de dure famine, le vieux Téaé, prêtre et Arioï, s'était offert à sauver son peuple. Oro l'avait transfiguré, après des rites, en un grand arbre fécond. Des paroles rythmées contant l'histoire prodigieuse, et que l'on disait sur un mode enthousiaste, venaient chanter sur les lèvres du haèré-po:

«Or, Téaé, comme l'île avait faim, réunit les hommes de sa terre, les hommes maigres et desséchés; les femmes aux mamelles taries; et les enfants pleurant pour manger.
—E aha! Téaé.
Téaé leur dit:—Je vais monter dans la vallée. Je dirai vers Té Fatu le maître, des parlers puissants. Allons ensemble dans la vallée.
—E rahi! Téaé.
Ils le suivirent. Les torrents avaient soif, et la grande Punaáru descendait, goutte à goutte, dans son creux de cailloux secs. Derrière eux venaient des cochons maigres, réservés pour la faim des derniers jours.
—Ahé! Téaé.»

Voilà qui n'était point trop hasardeux à tenter! Térii, s'imagina, par avance, guider allègrement lui-même quelque foule espérante. Il prolongea sa rêverie:

«Comme ils arrivaient au mont Tamanu, qui est le ventre de l'île, Téaé leur dit: creusez dans la terre un trou pour y plonger un grand arbre.
—A rahi! Téaé.
Et Téaé descendit dans ce trou. Il invoqua Té Fatu le maître avec des parlers suppliants. Il se tenait immobile, bras levés, jambes droites.
—Ahé! Téaé.»

Térii se répéta: «bras levés, jambes droites...» Etait-ce une posture d'ancien inspiré? sans doute, et favorable au prodige: car le prodige se manifestait:

«Voici que le torse nu se durcit autant qu'un gros arbre. La peau devint écorce rude. Les pieds, divisés, s'enracinèrent dans le sol ingrat. Plus que tout homme le vieillard grandissait.
—E ara! Téaé.
Ses deux bras devinrent dix bras. Puis vingt, puis cent, puis des centaines. Pour ses mains qui étaient mille, c'étaient mille feuilles palmées offrant aux affamés de beaux fruits inconnus.
—Ataé! Téaé.
Les gens de Tahiti s'en rassasièrent, disant: cela est bon. Car cet arbre fut le Uru[3], qui depuis lors nourrit la grande île, et la presqu'île, et les terres au-dessous de l'horizon.
Aué! Téaé.»

[3]Arbre-à-pain.

Pourquoi donc, espérait Térii, ne pas tenter aussi quelque aventure prestigieuse, et se remettre en grâce auprès du peuple toujours accueillant aux faiseurs de prodiges?—Quant aux prêtres, qui regardent d'un mauvais œil les exploits divins accomplis sans leur aide, on mépriserait leur ressentiment.

«Je me change en pierre», avait crié la voix sous la caverne. Il désira se changer en arbre. Cette pensée lui semblait parfois désir d'insensé ou de petit enfant qui se croit, dans ses jeux, transformé en chien ou en chèvre. Mais un tel espoir, seul de tous les autres, l'assérénait un peu; il s'y raccrochait comme aux pirogues défoncées qui surnagent à peine, et qu'on sent couler sous le poids. Il lui devenait décidément insupportable d'être en butte aux railleries des porteurs-d'idoles, des manants; et qu'on le désignât de l'un à l'autre pour celui qui avait «oublié les Mots».

Il dit à sa femme son dessein d'accomplir un prodige. Elle s'en égaya beaucoup:—«Je veux bien de toi comme tané», reprit-elle avec moquerie, «et non pas comme un fruit bon à manger!» Puis elle s'empressa de tout dénoncer à ses compagnes.

De bouche en bouche passaient les paroles prometteuses du haèré-po coupable. Tout d'abord, les fétii de la terre Papara vinrent considérer ce prêtre comme on entoure un insensé qui divague. Mais, hormis cette histoire, ses entretiens semblaient d'un sage. On disputait avec lui sans désir de le voir se dérober, et l'on s'en retournait indécis. Car c'est être bien avisé, que de discerner, en une nuit, l'homme réfléchi, d'un autre qui s'égare: lorsqu'un dieu vient s'en mêler... éha! il faut encore plus de subtilité! A tout hasard on vénéra le dieu. On s'empressa donc autour du nouvel inspiré. Les railleries s'apaisèrent. Des femmes l'entouraient, et les vieillards ne lui parlaient plus qu'avec les grands mots antiques. De jeunes garçons ne le quittaient pas. Ils veillaient sur ses moindres discours, les retenant dans leur mémoire ainsi que surhumains, pour se les transmettre pieusement.

L'œuvre annoncée Térii ne se hâtait point de la réaliser. Repu d'hommages et d'offrandes, il se reprenait à vivre gaîment. Il ignorait l'issue réelle de l'imprudente promesse. Les disciples nouveaux le pressaient d'affirmer ses pouvoirs: il répondit, en considérant Hina: que les temps du ciel n'étaient encore pas favorables. Ainsi, il jetait avec profondeur des parlers obscurs, comme les maîtres conseillent d'en mêler parmi les desseins ambigus. Puis il feignit de discourir en dormant; car il savait combien la voix d'un rêveur étonne les gens éveillés. Une nuit, où on l'avait pressé davantage, il proclama d'un accent mesuré:—«L'Homme deviendra différent de l'Homme, au temps ou les Chiens de l'Aurore monteront plus haut, dans le ciel des étoiles, que les Six-petits-Yeux.» Il tenait cela pour impossible, et espérait écarter l'épreuve. Décidément on s'irrita. Il dut fixer la nuit du prodige à la première lune de la première lunaison.

Elle arriva très vite, la nuit du prodige. Comme Térii frottait des bois secs afin d'en tirer du feu, il entendit un grand tumulte. On criait son nom: «Eha! Térii! Eha! le haèré-po! La lune va monter! N'oublie pas!»

—«Cette lune n'est pas bonne», assurait-il encore, bien que perdu tout espoir de reculade. Et il détestait l'enthousiasme des hommes pour tout ce qui lève leur curiosité, et qu'ils saluent du nom de divin par dépit de leur ignorance...—«Aroha!» disaient les arrivants respectueux, «Aroha pour l'inspiré!—Tu es le grand inspiré sur la terre Papara.—Oro atua va parler à travers tes dents! E ahara! C'est le dieu... Roule-toi sur le sol et nous te porterons.—Mords-nous et nous te donnerons nos membres.—Prends nos femmes, nous dirons: nous sommes contents!»

Tous ensemble hurlaient:

—«Tu as promis, Térii!

—C'est vrai», soupirait l'autre avec amertume, «je suis inspiré et je leur dois un prodige.»

La foule se pressait, heureuse de se donner un maître de plus—bien qu'on en connût de nombreux, déjà, sur toute la grande île. Les gens de Papara, surtout, renchérissaient, en raison de la gloire attendue:

—«Tino a disparu! Tino s'est changé en pierre sous la grotte Mara! Térii, que feras-tu dans la terre Papara? Prends courage! nous irons avec toi dans la nuit. Nous soutiendrons tes forces avec des chants et des rites! Quand tu seras mort, ou bien transfiguré, alors on dira ton nom dans les récits répétés.» D'avance, ils composaient sur un mode glorieux, le péhé pour les funérailles:

«Tino s'est changé en pierre, mais Térii à Papara a mieux fait encore!»

Une femme s'approcha:—«J'étais privée d'enfants. J'ai dormi près du faré de celui-là: je serai mère!» Une autre:—«Mes entrailles étaient mêlées dans mon corps, et Térii, en me pressant le ventre, m'a guérie!»

Térii s'étonnait lui-même de ces pouvoirs nouveaux. Une troupe de suppliants l'entoura.—«Mes yeux se couvrent—Mes os me font mal—Dis les signes qui défendent contre les atua-requins!» Tous ils se tournaient vers lui, se pendaient à ses gestes, à ses lèvres efficaces, à toute sa personne guérisseuse. On lui amena une fille de Taïarapu que de jeunes hommes avaient emportée dans la brousse. Elle demeurait percluse depuis l'effroi de ces enlacements brutaux. Ses yeux imploraient. Térii, comme faisaient les maîtres, palpa les jambes fléchies, en agitant ses lèvres au hasard: d'un bond la fille fut droite, et dansait dans sa joie de l'inespérée guérison. Térii se troubla: il accomplissait donc ce qui échappe aux efforts des autres hommes! Lui, le haèré-po oublieux chassé du maraè, il dominait sur la foule, il protégeait, il guérissait...

Alors, obéissant en vérité à un être nouveau qu'il subissait, plus fort que lui-même, et qui pénétrait en lui, il s'enroula fièrement le bras gauche de la tapa blanche, signe du dieu descendu. Puis redressé, confiant en la force survenue, il fixa le troupeau des suppliants: on palpitait sous son regard. En retour, il sentit, des innombrables yeux ouverts dans l'ombre sur ses yeux, monter une foi sans limites, une certitude des choses inouïes qu'il devait accomplir. Ses prophéties, ses paroles d'aventure, il les avait jetées dans la foule, comme à travers la brousse on disperse les folles semences de l'aüté: et voici que ses paroles ayant germé, se multipliaient inespérément dans la foule! Ces gens l'appelaient Oro transparu. Il devenait Oro. Son cœur bondissait. Jamais encore il n'avait frémi de la sorte. Il pouvait tout. Il cria:

—«Nous irons vers la montagne! Cette nuit est la nuit attendue!»

Et, vêtu comme jadis du maro sacerdotal, peint de jaune et poudré de safran, précédé de porteurs-de-torches, entouré de fétii, acclamé par des centaines de gens frénétiques, il ordonna la marche au prodige.

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