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Les Immémoriaux

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D'abord, il fallut franchir la puissante Vaïraharaha, dont le cours inégal déconcerte les riverains. Puis la Vaïhiria vint couper le passage. Le sentier disparut. Térii tourna sa face droit sur la montagne, et chemina le long du torrent. On connut alors son dessein de monter au lac, dont les bords sont fertiles en merveilles. Mains tendues, l'inspiré devançait tous les autres qui se coulaient aveuglément, parmi les fourrés, dans la trouée de ses pas. Derrière eux s'apaisait la grande voix du récif. Pas un bruit, que le gémissement des herbes piétinées: les longues vallées où rôdent les esprits sont dépeuplées de vivants, et muettes.

Bien que le temps des sécheresses fut établi depuis une lunaison et dix nuits, les eaux tombées des nuages confluaient encore. Elles emplissaient les troncs juteux des arbustes, pénétraient les larges feuilles grasses; et les tiges gluantes, brisées au passage, laissaient couler une salive claire. L'eau divisait les roches, polissait les cailloux ronds. L'eau jaillissait du sol en sources vives, et pleuvait, à lourdes ondées, du premier firmament. L'eau bruissait, courait, giclait en surabondance. La terre détrempée, fangeuse et molle, refusait de porter les hommes: leurs pieds s'enlisaient. Il fallut, à l'encontre du flot qui bouillonnait sur les poitrines, remonter à même le creux du torrent.

La Vaïhiria précipitait sa course, plus mobile, plus hâtive, plus jeune, dévalant par grands bonds saccadés. C'était un corps-à-corps incessant des marcheurs avec la vivace rivière. Elle glissait entre les pas, ainsi qu'une anguille preste. Parfois aussi, les genoux énormes des montagnes s'avançaient contre elle, se fermaient pour l'étrangler au passage. La vallée se barrait d'une muraille on eût dit moins pénétrable qu'une enceinte de lieu sacré. Mais l'insaisissable esquivait l'obstacle, tournait les roches et se dérobait en ressauts imprévus. Et la ravine, un instant élargie, se refermait plus loin sur la mobile rivière qui palpitait encore, ondulait, frétillait, fuyait toujours.

Térii, depuis un long temps, perçait la route. Il appesantit ses pas. Les fidèles accoururent. D'aucuns prirent la tête, et coupaient, à grandes morsures de haches de fer, les troncs et les membres d'arbres. Une dernière fois la Vaïhiria surgit d'un fourré sombre et disparut. On s'en prit à la montagne. Les pierres boueuses, ébranlées par les pieds et les mains des premiers à l'escalade, roulaient en sursautant sur les suiveurs, qui trébuchaient. Mais on reconnaissait vite, à tâtons, les rocs les plus fermes, et quelles tiges, aux solides racines, pouvaient prêter appui.

Enfin, dans un dernier coup de jambe donné sur la terre humide, comme les reins se dressaient, ayant dompté la dernière colline, le lac, à travers un treillis de feuillées apparut, immuable, silencieux et froid.

Térii choisit sur le bord un monticule isolé. Il avait dépouillé toute fatigue et toute peur. Les paroles prestigieuses bourdonnaient en sa tête. Il dit, comme avait dit Téaé:

«Creusez dans la terre un trou pour planter un grand arbre...»

On se hâta: il descendit en invoquant Té Fatu, le maître, avec des parlers suppliants. Il se tenait immobile, bras levés, jambes droites.

Ses compagnons s'écartèrent, afin de ne point mettre obstacle au labeur divin; aussi pour n'être pas frôlés dans le sombre par les esprits rôdeurs. Comme le prodige pouvait tarder et que la pluie est incessante sur le lac, ils s'empressèrent d'élever des abris, les dressant à l'encontre du vent qui s'épand de la vallée Papénoo; et ils attendaient, pleins de foi. Peu à peu, la fatigue les gagna. Le sommeil vint.

Térii veillait, enfoui jusqu'aux genoux dans la terre. Il espérait de toute son ardeur; il se crispait sur le souvenir du vieux Téaé; il s'inquiétait: en quel arbre, ou bien en quel être allait-il se changer? Les entrailles lourdes, il épiait le durcissement de ses jambes, la rudesse imminente de sa peau. Sans quitter la posture prescrite il pencha la tête et se mordit le bras: la chair était souple encore, et sensible à ses dents. Puis il s'affirma que ses pieds fouillaient la terre, comme des racines, et les soupesa d'un effort anxieux: ses pieds restaient libres. Il écouta l'ombre à l'entour: les faré bâtis à la hâte étaient silencieux; le lac, les montagnes, les arbres et les hommes, dormaient.

Il leva les yeux: Hina-du-ciel, vêtue de nuages roussâtres, promenait dans le firmament tourmenté sa face immortelle. Les nuées blondes passaient vivement devant elle en troublant sa lueur: Térii douta que les dieux fussent propices. Indécis, il rêvait, le regard perdu. Jamais peut-être il n'avait aussi longuement contemplé le visage de la nuit ni tous les êtres environnants. Seuls les étrangers ont cet usage de considérer les montagnes nocturnes en proférant des mots sans valeur: «Beau! Splendide...!» Ou bien de s'étonner sur la couleur rouge du ciel à la tombée du jour, ou de flairer avec délices les odeurs exhalées de la terre, ou de suivre dans les nuages le contour des sommets, avec de grands gestes des bras. En même temps, leur visage s'éjouit comme si dans les monts, les airs, les nuées, ils discernaient de merveilleux aspects.—Que peut-on chercher autour de soi, sinon des présages? Leurs yeux perçoivent peut-être des visions et des signes qui échappent aux yeux maori? Térii s'efforçait à deviner ces signes.

Le lac lui apparut sans limites et sans fond. Dans l'obscur, surgissaient les croupes de montagnes assombries par les taillis. De pâles filets fluides, miroitant sous Hina, ruisselaient des épaules de la terre, et venaient se perdre dans les eaux froides. Très haut, les nuées accrochées sur les crêtes, nivelaient tous les sommets. D'autres nuages couraient dans le ciel, et leur ombre sur le lac volait comme un coup d'aile brune. Térii frissonnait sous leurs caresses impalpables. Du sol, où plongeait son corps, des haleines montaient, et les gouttes de pluie moites qui détrempaient ses épaules allaient rejoindre la sueur du sol.

Sans doute, rien du prestige ne se trahissait encore. Tous ses membres vivaient toujours à part de la nuit, à part de la terre et des arbres...—des arbres! des arbres!—ses fétii, ses compagnons de veille et de miracle! Il sourit à ces divagations. Non: ce n'était pas le prodige attendu. Pourtant, quoi donc se révélait ainsi? Car des souffles vivants, exhalés par tous les êtres à l'entour, le pénétraient doucement: l'onduleux dépli des montagnes coulait en lui par ses regards; les odeurs, le silence même s'animaient de palpitations inconnues. Des parlers obscurs et doux; d'autres sentiments plus indicibles tourbillonnaient dans sa poitrine. Un charme passa dans sa gorge et ses paupières. Soudain, sans effort ni angoisse, il pleura. Nul ne lui avait révélé ces pleurs sans cause, excepté pour des rites. Il dit: «Pour imiter les nuées...» et il s'étonna d'avoir parlé.

Et très loin de ces mondes familiers, de ces terres vivantes si proches de sa chair et de tous ses désirs, il entrevit le Rohutu promis, mais froid, mais lugubre, et morne, et si hasardeux!—Voici que l'esprit, dès la mort, plongé dans les ténèbres, et aveugle, s'en irait vers les deux pierres ambiguës, à Papéari de Mooréa. A tâtons l'âme déciderait sa future existence en touchant l'un des rochers: la pierre Ofaï-pohé tuait sans retour. La pierre Ofaï-ora ouvrait la route vers le champ de délices. Toujours aveugle, l'âme dérivait, à l'aventure, escortée d'indifférents atua, suivie de milliers d'autres âmes incertaines. Sur les rives, en courant, elle cueillait le parfum tiaré dont certaines senteurs, au hasard encore, étaient mortelles, et la replongeaient dans la nuit. Même, les esprits des plus mauvais, agrippés en chemin par les impitoyables justiciers, revêtaient leurs propres cadavres, et par trois fois on grattait jusqu'aux os leurs chairs décomposées et toujours vivantes!

Le haèré-po frémit dans son corps. Il haletait; mais sa gorge ne pouvait plus crier. Il regardait toujours éperdûment. Il flairait. Il écoutait. Il épiait—mais quoi donc changeait en lui! Il résistait et se révoltait... Soudain, surgit dans ses entrailles,—et plus violent que l'emprise d'un dieu,—un amour éperdu pour son île, la Tahiti-nui de ses jours terrestres, pour la mer-du-récif, la mer-abyssale, les autres ciels, les autres terres, pour tout cela qui se dérobait à lui, qui fuyait ses yeux, ses mains...—Ha! il mourrait à tout cela? Dans un grand effort, il souleva ses pieds restés vifs; il secoua ses membres, humains encore; il retrouvait tout son être d'homme, resté homme, et le ressaissait. Puis, étreint d'une peur sans nom, il bondit hors du trou, creva le fourré derrière lui, s'y vautra, heureux de manger le sol et de courir et de vivre encore et enfin. Par grands sauts joyeux il échappait à ses fidèles, aux dieux, aux prodiges promis.

Bien avant le jour, les disciples de Térii guettaient le tertre isolé. La forme du vivant se confondait avec les arbres sombres. On le devinait toujours immobile: «bras levés, jambes droites». Certains se hasardèrent. C'étaient les plus enthousiastes et les mieux confiants. Ils contemplèrent, avec un dépit, la place déserte, et ils riaient, dans leur embarras.—Cependant, on ne pouvait désappointer le peuple, ni compromettre, par avance, sa ferveur pour de nouveaux inspirés! Il convenait de façonner vite un prodige: les uns voulaient planter là quelque feuillage et le donner en vénération. D'autres n'osaient; mais, choisissant un bloc de pierre grise crevassé d'empreintes imprévues, ils le roulèrent au bord du trou; puis, éveillant la foule avec de grands cris, ils proclamèrent l'excellence et les pouvoirs de leur maître, qu'un atua des nues, Oro, véritablement, avait emporté sur ses épaules.

La foule admira.—Comme tous avaient froid sous la pluie de l'aurore, ils songèrent au retour. Afin que l'aventure ne fut point inutile aux appétits des vivants, on cueillait çà et là, le féi qui remplit cette vallée, et l'on pourchassait les cochons sauvages.—L'histoire prestigieuse se répandit sur le contour de l'île. Des gens avisés prétendirent monter au lac, et voir, et flairer: on les mena vers la pierre insolite. Mieux que les autres, ils reconnurent les signes formidables que le pas du ravisseur avait frappés sur la roche. Se prosternant, ils adoraient le vestige du dieu.

LES MAITRES-DU-JOUIR

L'homme au nouveau-parler promena des regards clignotants sur la foule et commença de discourir aux gens du rivage Atahuru:

—«Le dieu a tant aimé les hommes qu'il donna son fils unique, afin que ceux qui se confient en lui ne meurent point, mais qu'ils vivent toujours et toujours.»

On entendit cela. Ou plutôt on crut l'entendre: car l'étranger, se hasardant pour la première fois au langage tahiti, chevrotait ainsi qu'une fille apeurée. Le regard trouble et bas, les lèvres trébuchantes, les bras inertes, il épiait tour à tour l'assemblée, ses quatre compagnons et les deux femmes à peau flétrie qui les accompagnaient partout. Il hésitait, tâtait les mots, mâchonnait des vocables confus. Néanmoins on écoutait curieusement: le piètre parleur annonçait ce que nul récitant n'avait jamais dit encore: qu'un dieu, père d'un autre dieu, pris de pitié pour des vivants, livra son fils afin de les sauver! que ce fils, cloué sur un arbre au sommet d'une montagne, mourut abandonné des siens; que depuis lors tous ses disciples—bien qu'assez pervers et méprisables—sont assurés, s'ils se confient en Lui, de le joindre dans une demeure divinement joyeuse et comparable aux plus beaux faré de chefs. Ce nouvel atua, l'étranger révélait son nom: «Iésu-Kérito».

Des gens allaient se récrier; quand le discoureur, plus habile, affirma fortement que les vivants des terres Tahiti, Mooréa, Raïatéa, ne naissent pas moins que les Piritané, enfants de ce Iésu; et que, si les nouveaux venus s'aventuraient dans ces pays aussi lointains de leur propre pays, c'était pour enseigner à tous l'amour de l'atua bienfaisant, et le chemin de cette vie qui ne doit point finir.

Alors, on dévisagea l'orateur. Son récit devenait imprévu, certes, et singulier, plus que toutes les chansons familières aux matelots blêmes—dont la langue pourtant est vive, et les parlers ébahissants. Les dieux, dans les firmaments du dehors, s'inquiètent donc des hommes maori? Jamais les atua sur les nuages de ces îles, n'ont eu souci des peuples qui mangent au delà des eaux! Quant à «cette vie qui ne doit point finir», on savait, sur la foi des Dires conservés, que Té Fatu, le maître, la déniait à tous, malgré les supplications de Hina:

«Sois bon», murmurait en implorant la douce femme lunaire...

«Je serai bon!» avait concédé le Très-Puissant. Néanmoins meurent les hommes, et meurent les bêtes à quatre pieds, et meurent les oiseaux, et meurent toutes choses hormis les regards de Hina. Pour les esprits: qu'ils aillent,—esprits des Arioï, des chefs et des guerriers,—tourbillonner parmi les nues dans le Rohutu Délicieux. Le sort des autres, qu'importe aux dieux de tous les firmaments?—Voilà ce qu'ignorait sans doute l'étranger naïf, qui se risquait à de telles promesses.

Malgré qu'elle parût bien incroyable, on s'intéressait à l'histoire. On se murmurait des paroles intriguées: le dieu avait sauvé les hommes... quoi donc! les hommes étaient-ils en danger? menacés de famines? de noyades sous toute la mer gonflée contre eux? ou peut-être, coupables de sacrilège?—Haamanihi survint qui se vantait déjà comme le disciple attentif des ingénieux Piritané. Il devinait l'embarras de la foule et l'exposa au surprenant parleur, en termes réfléchis: qu'avaient-ils commis de si épouvantable ces humains dont on racontait le sort, et quelle faiblesse nourrissait en vérité ce dieu, pour qu'il abandonnât son fils à la colère... d'autres dieux plus forts, sans doute?

L'étranger répondit longuement, en mesurant toutes ses paroles, et l'on comprit ceci: le père de Iésu, le grand atua Iéhova, ayant façonné des humains, un mâle et une femelle, tous deux l'insultèrent en mangeant un certain fruit. Il en devint si courroucé que tout eût péri sous sa colère s'il n'avait laissé mettre à mort, pour s'apaiser lui-même, son fils très-aimé, lequel d'ailleurs ne pouvait pas mourir.

—«Aué!» soufflèrent avec admiration des récitants de rang quatrième, réjouis par la bonne histoire: le dieu n'était pas débile, ainsi qu'on avait cru: il se manifestait féroce; et sa férocité surpassait tous les caprices et toutes les colères des atua connus;—même de Tané, même de Ruahatu—puisque les offrandes coutumières à ceux-ci: perles, hommes, chèvres et fruits, n'avaient pas suffi à le rassassier,—mais seule la mort d'un autre dieu! Il en imposait, vraiment. On se prit à le respecter d'avance. Cependant, d'autres écouteurs, et surtout les manants sans oreille et sans mémoire, et qui n'avaient pu comprendre, ne s'en émerveillaient pas moins. Mais un porte-idoles de bas ordre, chassé de son maraè, on le soupçonnait de frayer avec les méchants esprits tenta de se divertir. Le grand-prêtre le confondit:

—«Les haèré-po mêmes ne pourraient point expliquer, sous un parler clair, pourquoi l'immensurable Mahui, fils du monde, coupa jadis en deux morceaux le monde maternel pour en former les cieux et les rochers! Il n'est pas bon de refuser croyance à des récits obscurs: et ceux-là sont très beaux. On les conservera parmi les Mots-à-dire.» Lui-même se promit de les raconter à grands gestes dans les fêtes qui viendraient.

Puis, afin d'honorer ses hôtes et de les retenir en sa vallée, il conclut, avec noblesse:

—«Nous avons célébré, voici deux lunaisons, la fête des Adieux à nos esprits. Invoquez donc en paix les vôtres, et commencez le sacrifice. Où sont les offrandes?

—Les offrandes?» Les étrangers croisant des regards furtifs dénoncèrent un grand embarras. L'un d'eux voulut expliquer:

—«Le dieu que nous servons ne réclame point d'offrandes... il lui suffit de l'amour de ses enfants.» On ne put croire. Haamanihi insinua:

—«Tu as sans doute négligé de les préparer. Moi et mes gens y pourvoierons. Combien de cochons pour célébrer ton rite?»

L'étranger ne répondit pas sans détours. En vérité, il se dérobait! Mais le grand-prêtre d'Atahuru n'entendait pas omettre un culte si avantageux pour sa rive; à tout le moins, nouveau. Il reprit, plus pressant, avec une âpreté presque menaçante:

—«C'est insulter les dieux que de leur mesurer les dons. C'est insulter les dévots assemblés que de leur mesurer les rites!» Et il attendit.

Les autres restaient indécis, et celui qu'on nommait Noté,—l'orateur aux yeux clignotants,—murmura sur des mots Piritané:—«N'est-ce pas un signe de la volonté du dieu que ces gens-là réclament, sans le savoir, le «repas du seigneur!» Ses compagnons semblèrent approuver.—«Mais avant tout, écarte-moi cette foule. Tu resteras seul avec nous, dans le faré que voici... Les autres pourront, s'ils le désirent, nous regarder de loin.» Et il se réfugia dans une hutte délabrée.

Haamanihi approuva cette prudence, et qu'il fût choisi, lui seul. Peut-être les étrangers craignaient des avanies: le tumulte et les menaces dans la fête des adieux aux esprits les inquiétaient encore? Il fit donc reculer la foule, et pour la mieux contenir il tendit, d'arbre en arbre, des tresses de roa en les déclarant tapu. Parmi les spectateurs, il reconnut des desservants et quelques haèré-po du maraè tout proche, dont les terrasses culminantes montaient, par-dessus les têtes, à moins d'un jet de fronde. Alors soudain il s'inquiéta: quelle témérité que la sienne, à faire voisiner des dieux si différents, ou du moins leurs fidèles; et quelle menace que des rites qui jamais n'avaient ensemble frayé, ne devinssent tout à coup néfastes aux dévots des deux partis: aux fils de Oro comme aux enfants de Iésu.—Mais il se reprit, ricanant par dedans lui-même: les atua sont gens paisibles, et fraternisent bien mieux entre eux, dans les régions supérieures, que leurs prêtres ne s'accordent autour des autels! Hiè! en vérité les dieux restent inoffensifs et calmes jusqu'au jour où à force d'objurgations importunes on les tire de leur divine paresse pour les mêler aux luttes des hommes, les conjurer de ruses, les supplier de meurtres, et réduire leurs immenses volontés à s'entremettre parmi les petites querelles des vivants!

Rassuré, il revint auprès des étrangers:—«Maintenant» disaient ceux-ci, «laisse-nous chanter les louanges de Iésu.» Sitôt, un péhé grêle et lent qui semblait plainte de vieillard, plainte exhalée du bout des lèvres, tomba des maigres poitrines. Les souffles sortaient courts et rauques. La foule, à distance, prit pitié de ces voix d'enfants et s'amusa de ces efforts. Des femmes, assises sur la plage, en cercle, avaient tourné l'oreille vers les pauvres cadences; elles y mélangeaient leurs souples mélodies. Quelques tané les entourèrent. Le chant indécis des hommes blêmes renaissait avec plus de carrure dans les bouches maori, et s'ennoblissait d'ornements imprévus: de cris sourds, poussés d'une haleine régulière; de beaux sons clairs, tenus très aigus, qui rejoignaient d'autres sons plus aigus encore, comme implorés par les premiers, et sur lesquels, de toute la force des gosiers s'épandaient les voix sans contrainte. Au hasard naissaient les paroles sur les lèvres promptes: elles évoquaient des danses et des joies. Ainsi l'assemblée en fête célébrait dignement les dieux insolites, comme on avait, sur la terre Matavaï, dédié leur faré-de-prières, au long des nuits, par des enlacements.

Cependant, à une pause, l'étranger se fit encore entendre. Mieux confiant, il disait sur des mots non chantés:

—«Je te remercie, maître Kérito, de pénétrer le cœur de ces pauvres ignorants, et qu'ils mettent cet empressement à louanger ton nom!

—Comment appelles-tu ce péhé que tu viens de chanter?» interrompit Haamanihi.

—«Ce n'est pas un péhé pour danser ou pour boire, comme les vôtres», dit Noté, «mais nous appelons cette prière un «hymne» au Seigneur.

—Un hymne?» répéta le grand-prêtre. Les gens de la foule qui ne pouvaient plier leur langue à ce parler dur, balbutiaient:

—«C'est un himéné... himéné.» Dès lors, tous, les chants se nommèrent ainsi.

Sur des tréteaux les étrangers disposaient des pièces de bois minces qu'ils recouvraient de nattes fines. Ils préparaient le rite: le repas des dieux, peut-être. Aussitôt, Haamanihi se leva, vif et colère malgré sa jambe énorme. Il sauta parmi les assistants et cria des injures en désignant les filles; les chassa comme des poules, les pourchassa plus loin encore. Beaucoup s'attardaient. Il s'emporta contre elles.

Noté arrondit ses yeux clairs et demanda la raison du courroux subit: pourquoi renvoyer les épouses? A son tour le grand-prêtre s'étonna:—«Se peut-il que des hommes dignes, des chefs, surtout des gens qui parlent aux dieux, tolèrent qu'une femme, être impur et profanateur, vienne souiller un festin de sa présence obscène! Tu les repousses de ton navire quand elles dansent pendant le jour de ton seigneur, et tu permettrais...

—Vos femmes et vos filles», répondit Noté, «sont comme vous-mêmes enfants de Kérito. Elles auront droit, comme vous, dans quelques lunaisons, à partager le rite.» Haamanihi, stupéfait, laissa revenir les femmes.

—«Mais, où sont tes offrandes, enfin!» reprit-il, en considérant les apprêts de la fête. Il savait la coutume des étrangers: d'élever, au-dessus du sol, les aliments qu'ils avalent ensuite par très petits morceaux. Or ces tréteaux et ces bois que Noté appelait une «table pour la nourriture», se montraient dépourvus, jusque-là, de toutes victuailles,—ou si peu chargés! Voilà qui décevrait fâcheusement les affamés d'Atahuru dont les troupes équivoques, toujours en quête de festins solennels, surveillaient l'issue du sacrifice pour s'en disputer les vestiges, et mesuraient, par avance, la ripaille à venir: les dieux nouveaux semblaient gens d'importance,—à considérer les gros bateaux de leurs disciples, et les armes: le festin offert en leur nom, par ces disciples mêmes, il s'imposait qu'il fut plantureux.

—«Voici le repas préparé», dit Noté. Haamanihi ne vit point autre chose que des fruits de uru[4], maladroitement rôtis, et, dans des vases transparents, qu'il savait fragiles, une boisson rouge semblable, pour ses vertus excitantes, au áva piritané. Il enveloppa les maigres offrandes d'un regard commisérateur:—«Est-ce là tout le repas du dieu?» La foule s'agitait en ricanant. Des murmures dépités grondèrent. On ne pouvait croire à une telle misère, ou bien à une telle avarice! Haamanihi, de nouveau, s'offrit à suppléer à cette indigence qu'il sentait compromettre fort le prestige étranger. Noté s'irrita:

[4] Arbre-à-pain.

—«Qu'avons-nous besoin de nourriture grossière et de remplir nos entrailles, comme vous dites, nous auxquels le mets de l'esprit est réservé!» Puis, debout au milieu des autres, il prit en ses mains le fruit de uru, changea sa figure, leva les paupières et considéra le toit du faré.—Etait-ce la coutume des inspirés dans son pays? Enfin il prononça:

—«Iésu prit du pain, et après avoir rendu grâces, il le rompit et le donna aux disciples en disant: Prenez, mangez, ceci est mon corps. Il prit ensuite une coupe, et après avoir rendu grâces il la leur donna en disant: Buvez ceci tous, car ceci est mon sang, le sang de l'alliance qui est répandu...»

—«E aha ra!» interrompit le grand-prêtre qui tressaillit d'envie: Voilà donc le rite! Voilà donc aussi le mot à dire pour rassasier l'attente de la foule. Ces maigres offrandes n'étaient point le repas du dieu, mais au contraire le simulacre de ce dieu, et peut-être... l'atua lui-même, offert à l'homme afin de lui communiquer des forces divines! Le vieillard Téaé s'était changé en arbre, jadis, pour apaiser la faim dans l'île: le dieu Piritané se changeait en fruit et en boisson rouge pour aider à ses disciples: quoi de plus artificieux! Haamanihi tourna vers les impatients un visage émerveillé, et désignant les hommes à peaux blêmes:—«Ceux-là vont manger leur dieu!» Tout aussitôt, il réclama sa part du festin.

Tous y voulurent participer. Des transfuges, convaincus de sacrilèges; des haèré-po tarés de négligences et d'oublis; des échappés de rives malfaisantes et toute la racaille foraine abandonnée sur Tahiti par des pirogues importunes; tous ceux-là, cassant les cordes, se ruèrent au milieu de manants, de porte-idoles, de messagers et de pêcheurs, et entourèrent les Piritané. Les uns comptaient bien retirer du rite plus de ruse, de forces et de chance; d'autres, guérir certains maux inconcevables. Des femmes qui désiraient la stérilité s'approchèrent aussi puisqu'on ne les pourchassait plus. Un faux inspiré de la terre Hitia s'acharna par-dessus les autres: ses rivaux triomphaient, qui recevaient dans leurs ventres les souffles de dieux impalpables: que serait-ce donc, s'il se nourrissait, lui, de ce divin mets visible!—Les voix se réunirent: «Manger le dieu! manger le dieu!» Sous la poussée, les poteaux du faré craquèrent.

Or, voici que le Piritané, bien que généreux par coutume, refusa rudement à tous. Il s'efforçait, dessus le tumulte, de faire entendre ceci: l'on ne mangeait pas l'atua! Non! Non!—il hurlait ces mots en secouant la tête avec violence: mais on partageait le fruit «en mémoire du Seigneur»... plus tard, quand ils sauraient... eux aussi, eux tous viendraient se joindre...—Désormais, quoi qu'il pût dire, la foule, déçue, n'admirait plus son discours.

Entre eux, cependant, parmi les cris à peine tombés, les étrangers mâchaient leur petite nourriture. On les vit ensuite porter aux lèvres les coupes de boisson rougeâtre; on s'attendait à quelque prodige: tout demeurait calme. Ils se repaissaient, d'ailleurs, sans aucune avidité; sans exprimer la satisfaction de leurs entrailles ni le contentement de leurs maigres appétits. On méprisa: des chants grêles et désagréables, de sombres vêtements étroits, la présence impure des femmes, et, pour issue, le piteux festin? Non! le dieu n'était pas descendu! Le dieu ne pouvait pas descendre à l'appel d'aussi piètres inspirés; et il s'irritait, sans doute, dans son ciel... Haamanihi redouta son ressentiment, et il dépêcha deux serviteurs vers le maraè tout proche: si les Piritané ridiculisaient de la sorte leur Iésu, lui du moins, qui s'en déclarait déjà le disciple, l'honorerait en toute dignité. Les deux manants prirent leur course et disparurent dans les broussailles.

Les hommes blêmes se remirent à chanter. Mais l'assemblée s'en détourna: à quoi bon louanger un dieu si peu magnifique? Sur le rivage sans écho se dispersaient pauvrement les sons de leur himéné domptés par d'autres sonorités saintes, majestueuses, et fortes: voix du vent dans les branches sifflantes; voix du récif hurlant au large. Soudain reparurent les serviteurs d'Haamanihi. Ils balançaient un grand fardeau vêtu de feuilles:

—«Pour moi», dit le sacrificateur, «voici mon offrande à Iésu-Kérito. Qu'il me donne, en retour, ma terre Raïatéa.» Il éparpilla les branches: un cadavre parut; la face était verte et on avait brisé le crâne, à coups de massue. Fier de sa générosité, le prêtre de Oro attendait, dans la bouche des étrangers, des paroles flatteuses.

Mais ils s'agitèrent, sans plus. Noté considérait avec effroi l'homme mort, et ne semblait se soucier de présenter l'offrande. Haamanihi s'impatienta, jeta des ordres, et les porteurs-de-victimes, soulevant à deux le cadavre, le balancèrent un instant, bras tendus, plus haut que les têtes. Le corps tomba sur les tréteaux; la face branla, pendit en arrière. Haamanihi porta la main pour accomplir les gestes sacrés...

—«Malheureux! malheureux!» pleurait le Piritané, balbutiant, comme un enfant épouvanté. Ses compagnons, et même les femmes, s'enhardissaient, entouraient le sacrificateur, criaient, le suppliaient de ne point troubler leur prière. Haamanihi, indigné enfin, s'ébroua de ces hommes avares: quoi donc, ils possédaient un dieu fort et bienveillant, et c'étaient là les seuls aliments présentés! Mais lui, prêtre du rang septième et Arii des îles sacrées, des îles respectueuses de tous les atua, il voulait rendre au dieu nouveau, apporté de l'autre face de la mer, un hommage sans pareil.—Sa voix épanouie couvrit les gloussements étrangers. Son front et ses épaules surpassaient leurs petites statures. Il arracha l'œil droit de la victime, et, s'évadant hors du faré délabré, se leva vers les nuages, criant de toute sa poitrine, afin que le dieu comprît, qui planait au firmament:

—«O nouvel atua, Iésu-Kérito, fils du grand dieu Iéhova, le prêtre de Oro t'accueille en ses terres. Pour bienvenue, il t'offre cet œil d'homme, nourriture divine, en aliment pour toi. Qu'il te plaise, désormais, au ciel Tahiti!»

Les autres se lamentaient de plus belle, disant qu'on insultait leur dieu. Noté soupira, comme empli de regrets:—«Trop de hâte! Ces gens ne pouvaient comprendre... ils ont profané ton nom, Kérito, et la mémoire de ton sacrifice.» Ses compagnons voulurent chanter encore. Leurs maigres voix irritées soufflaient faiblement. La foule avait disparu. Haamanihi marchait à grands pas vers la montagne. Seuls demeuraient les porteurs d'offrande, veillant comme il convint sur la victime, avant qu'on la jetât au charnier.

Lassées les premières, les femmes blêmes se mirent à soupirer. Elles apitoyaient: leurs vêtements incommodes, effrangés par les broussailles, salis de terre rouge, étaient indignes d'épouses de prêtres. Elles ne les dépouillaient jamais, de nuit, ou de jour, non plus qu'elles ne lavaient leurs membres, ni peignaient leurs chevelures poussiéreuses. Même l'usage du monoï onctueux leur semblait indifférent. Vraiment, elles et leurs tané figuraient d'assez pauvres hôtes pour la terre Tahiti.

Ils murmuraient:

—«Le fils du dieu pardonna à ses bourreaux; pardonne encore à ces hommes injustes; car ils ne savent point ce qu'ils font...

—Hiè! la faiblesse même!» se dirent les deux porteurs-d'offrandes; et, détournant l'oreille, ils écoutèrent dans le lointain: des rumeurs s'exhalaient du flanc de la montagne, au large de l'eau Punaáru, et bruissaient, confuses comme le bourdonnement de la mer éloignée. Elles descendaient les vallées par ce chemin familier de la brise terrestre. Elles enflèrent jusqu'à s'épandre sur la plage. On pressentait la marche d'une foule en triomphe. Et l'on entendait:

«Par les terres, et par les routes des eaux,
nous allons en maîtres;
en maîtres de joie, en maîtres de vie...»

Une inquiétude sembla lever parmi les Piritané:

—«Ne permets pas, Seigneur, que ta parole soit étouffée par le tumulte des méchants ni, que ton nom...» Au loin reprit:

«Nous allons en maîtres;
en maîtres de joie, en maîtres de vie;
en maîtres de volupté! Aué! E!»

Cela sonnait gaîment par-dessus la voix du récif, par-dessus les gosiers tremblants qui gémissaient:

—«Seigneur, délivre-nous des hommes impies!—Préserve-nous des hommes violents—qui méditent de mauvais desseins dans leurs cœurs!»

Les arrivants, plus proches:

«Viennent les temps des sécheresses,
nos provendes sont enfouies.
Viennent les temps abreuvés,
nos femmes sont grasses!»

Les étrangers, une dernière fois, supplièrent. Mais nul ne les entendit: car le grand péhé des fêtes, autour d'eux, éclatait sans entraves. Des taillis tout proches irruaient un grand nombre de gens affairés, aux yeux brillants, aux gestes prompts. C'étaient les serviteurs des Douze. Ils se hâtaient pour le départ, et préparaient ces rites que réclame chaque en-allée solennelle vers les îles amies; autour d'eux: les gardiens-d'images, les desservants, les haèré-po et les sonneurs de conques. Tous, et leurs maîtres, débarqués, voici deux lunaisons, et gavés d'offrandes, et nourris de plaisirs, s'en retournaient vers la terre maîtresse. La foule vagabonde, attirée par les chants comme les poissons par la nacre miroitante, acclamait les survenants,—dans l'espoir, enfin, de véritables largesses. Puis les conques sonnèrent tout près des oreilles, annonçant les Arioï du septième rang.

Ils parurent, les Douze à la Jambe-tatouée. Ceinturés du maro blanc sacerdotal, poudrés de safran, ils marchaient, peints de jaune, dans le soleil jaune qui ruisselait sur leurs peaux onctueuses. Leurs immobiles et paisibles regards contemplaient la mer-extérieure; des souffles passaient dans leur cheveux luisants, et remuaient, sur leurs fronts, d'impalpables tatu. Leurs poitrines, énormes comme il convient aux puissants, vibraient de liesse et de force en jetant des paroles cadencées. Entourés de leurs femmes peintes,—les divines Ornées-pour-plaire, aux belles cuisses, aux dents luisantes comme les dents vives des atua-requins,—les maîtres figuraient douze fils voluptueux de Oro, descendus sur le mont Pahia pour se mêler aux mortels.

Ils passaient lentement, certains de leur sérénité. Autour de leurs ombres, invisibles mais formels, les esprits de la paix et du jouir peuplaient le vent environnant. Les atua glissaient dans leurs haleines; illuminaient leurs yeux, gonflaient leurs muscles et parlaient en leurs bouches. Joyeux et forts, en pouvoir de toutes les sagesses, ils promenaient à travers les îles leur troupe fêteuse et magnifiaient les dieux de vie en parant leurs vies mêmes de tous les jeux du corps, de toutes les splendeurs, de toutes les voluptés.

Devant le torrent triomphal, les étrangers miséreux avaient disparu. Au premier remous, leur faré-de-prières, chavirant, sombrait comme une pirogue disloquée. On le piétina. Les bambous craquaient sous les larges foulées, et la frêle charpente éclatait comme des côtes d'enfants. En pièces, le faré! En fuite les nouveaux-parleurs! qu'avaient-ils donc annoncé de profitable: qu'un dieu, quelque part dans les autres ciels, s'occupait à sauveter les hommes... mais les hommes, surtout les vivants maori, n'étaient point si pitoyables qu'il fallût s'inquiéter de leur sort, et le déplorer... En fuite! En fuite! l'autre dieu, le subtil et lumineux Oro resplendirait désormais sans contrainte: car, avec les étrangers aux gestes ridicules, l'atua Kérito, sans doute, s'était à jamais évanoui.

Alors la joie grandit: les chants se dispersaient, les rythmes se mêlaient, les cris sautaient hors des gosiers. Des lueurs éclataient dans les luisantes prunelles, et les paupières, comme des bouches épanouies, souriaient. Parfois, dans la mêlée splendide, passait, d'une tête à l'autre, un même frémissement, et toutes les têtes, ensemble, se levaient pour clamer un grand cri d'allégresse. Dans les âmes légères, illuminées par l'esprit du áva, ne surgissaient que des pensers alertes et des désirs savoureux. A travers les visages pénétraient, jusqu'au fond des poitrines, les formes familières des monts, le grand arc du corail, la couleur de la mer, et la limpidité des favorables firmaments. Les brasiers, invisibles dans le jour, exhalaient une vapeur ondoyante à travers quoi palpitaient aux yeux la montagne, les hommes, les arbres. Le sable dansait en tourbillons étincelants. Et le corail, la mer, les firmaments, les brasiers et le sable, n'étaient que la demeure triomphale façonnée et parée pour le plaisir des maîtres-heureux.

Car tout est matière, sous le ciel Tahiti, à jouissances, à délices: les Arioï s'en vont?—En fête pour les adieux. Ils reviennent pour la saison des pluies?—En fête pour leur revenue. Oro s'éloigne?—Merci au dieu fécondant, dispensateur des fruits nourriciers. Oro se rapproche?—Maéva! pour le Resplendissant qui reprend sa tâche. Une guerre se lève?—joie de se battre, d'épouvanter l'ennemi, de fuir avec adresse, d'échapper aux meurtrissures, de raconter de beaux exploits. Les combats finissent?—joie de se réconcilier. Tous ces plaisirs naissaient au hasard des saisons, des êtres ou des dieux, d'eux-mêmes; s'épandaient sans effort; s'étendaient sans mesure: sève dans les muscles; fraîcheur dans l'eau vive; moelleux des chevelures luisantes; paix du sommeil alangui de áva; ivresse, enfin, des parlers admirables... Les étrangers,—où donc se vautraient-ils,—prétendaient se nourrir de leurs dieux? Mais sous ce firmament, ici, les hommes maori proclament ne manger que du bonheur.

Un tumulte soudain remplit la vallée où sommeillait, paisible sous le ciel des sécheresses, la grande eau Punaáru. Les broussailles s'ouvrirent, crevées par des guerriers qui, pour surprendre leurs adversaires avaient choisi des sentiers imprévus. Ils bondirent sur la plage.

Les douze Maîtres demeuraient paisibles. Leur quiétude n'est point de celles dont un combat décida, et le tapu vigilant qui défend leurs membres sacrés vaut plus qu'une ceinture de pieux et de terre.—Mais la tourbe des riverains s'agitait, inquiète, hargneuse déjà. Ils couraient à la manière des crabes méfiants qui cherchent des abris. Les survenants furent vite reconnus: c'étaient les gens de Pomaré. A qui donc en voulaient-ils? Car Atahuru, jusqu'à ce jour, s'était montré favorable au chef! mais Pomaré n'était rien autre en vérité que le voleur de la terre Paré, l'homme au teint noir, aux lèvres grosses, le manant privé d'ancêtres, l'échappé des îles basses, des îles soumises!—Les maîtres, en riant, contemplaient la mêlée. On hurlait:

«Eclate le tonnerre sur les montagnes hautes!
Tout s'ébranle, tout brille,
Tout se bat!»

Les mots, passant dans les gorges frénétiques, et par des lèvres qui grimaçaient épouvantablement, semblaient des armes plus meurtrières que les haches de jade: des armes tueuses de courages. Pourtant ces menaces n'effleuraient point le calme esprit des Douze, non plus que ne touchaient leurs peaux les cailloux lancés par les frondeurs et qui rebondissaient en claquant autour d'eux sur le sol. Ils écoutaient. Ils entendirent:

«Ce sont les appels des vainqueurs, et les cris des mourants.
—Qui restera pour la cérémonie des morts?»

Et derrière les taillis écrasés, hors de la lutte, les maîtres entrevirent un homme rapide courant à toutes jambes vers le maraè, où, plus haut que l'autel, surgissaient le Poteau et les Plumes. Trois degrés, trois bonds. Sa main se hissa vers le signe protecteur. Les riverains frémirent: on s'emparait du dieu: Pomaré leur volait le dieu! Ils se ruèrent sur le ravisseur, qui, déjà cramponné au poteau, arrachait les plumes à foison, au hasard. En même temps, sous l'assaut furieux, les quatre piliers de l'autel cassaient comme des mâts de pahi, par grand vent: et le poteau sacré, les simulacres, les Plumes, le voleur et ceux qu'ils dépouillaient vinrent s'écrouler sur les dalles.

Mais qu'importaient aux Maîtres ces luttes de manants conduites par un autre manant; ces rapts inutiles, ces ruses et toutes ces frénésies, quand eux-mêmes, dans leurs îles sacrées, possédaient, sans querelles, des terres, des femmes et la faveur des dieux! Ils suivaient donc à peine du regard, l'homme éperdu Pomaré, fuyant, crispé sur les plumes, vers ses pirogues prêtes à bondir. Ses halètements précipités battaient leurs oreilles sans pénétrer leurs entrailles: lentement, les Douze tournaient leurs calmes visages vers la mer impassible comme eux.

Ils attendaient le déclin de Oro, et que la nuit descendue, laissant monter les étoiles, donnât à leur course les guides familiers sur les chemins des flots. Le dieu lumineux tombait au large du récif dans les eaux-extérieures. Avec lui s'enfuyaient ces nuées accrochées aux crêtes; et le sommet acéré du mont que l'on dit sa demeure brillante, l'Orohéna triomphal, s'aiguisait dans le ciel limpide. Le creux des versants, les vallées broussailleuses, le chemin des eaux frémissantes et tous les replis de la terre se remplissaient d'ombres et d'esprits ténébreux. Les membres frissonnaient dans l'air affraichi. Le vent devint plus impalpable. Les montagnes respiraient d'un souffle inaperçu. De la colline, un attardé lançait encore le cri-à-faire-peur: «Qui restera pour la cérémonie des morts?» Et dans les taillis, des guerriers maladroits, la poitrine ouverte, achevaient de mourir en sifflant et en râlant. Ils se turent. Sur la plage rassérénée commença de couler indéfiniment la caresse lente des nuits. Elle emportait au large, vers les eaux crépusculaires, les voix dernières du tumulte: ainsi, chaque soir, depuis que respiraient les hommes, l'île soufflait sur eux son haleine, ses parfums, et l'apaisement détendu de leurs désirs-de-jour.

Les Maîtres, une fois encore, acceptaient le repas des adieux. Des serviteurs attentifs présentaient à leurs bouches des mets surabondants, et leurs nombreuses épouses, habiles à tous les plaisirs, dansaient avec ces rythmes qui éveillent l'amour et sont pour les yeux des caresses. Les Douze regardaient et mangeaient. Le peuple d'Atahuru, revenu de ses émois, oublieux déjà du rapt accompli, admirait la puissance de ces nobles voyageurs, la majesté de leur appétit, l'ampleur de leur soif, la beauté du festin. C'étaient vraiment des Maîtres-de-jouissance: nuls liens, nul soucis, nulles angoisses. Les manants maigres, inquiets parfois sur leur propre pâture, sentaient, à les considérer, leurs propres désirs satisfaits. Que figuraient, auprès d'eux, les sordides étrangers, les hommes blêmes aux appétits de boucs, aux démarches de crabes, aux voix de filles impubères! Si jamais il s'imposait de suivre des chefs, mieux valait, certes, s'abandonner à ces conducteurs de fêtes, les Arioï beaux-parleurs, beaux mangeurs, robustes époux; en toutes choses, admirables et forts!

Un à un surgissaient les astres directeurs. Taürua levait sur la mer son petit visage brillant, et si radieux que le reflet dans l'eau jouait le reflet de la lumière Hina. Le départ était libre, et ouvertes les routes dans la nuit. Des centaines de serviteurs se hâtaient autour des pirogues. Les plus grandes, à flot déjà, vacillaient sous le fardeau de leurs quatre-vingt rameurs. D'autres, moins lourdes, abritées sous les très longs faré bâtis à leur mesure, sortaient de ces demeures terrestres. Sous la poussée des fortes épaules, elles glissaient vivement sur le sable, vers les eaux; les pilotes grimpaient sur les plates-formes et considéraient les étoiles. Les chefs de nage, une perche à la main, haranguaient les pagayeurs. Les banderoles de fête claquaient doucement, invisibles, et bruissaient parmi les feuillages enlacés de l'aüté qui célèbre les départs, les rend propices et pompeux.

Les maîtres se comptèrent: l'un manquait: où donc Haamanihi? Il avait, en même temps que les petits étrangers ses amis, disparu devant le torrent de fête: qu'il reste avec ses nouveaux compagnons! Et Paofaï, dont la jambe tatouée illustrait le rang, vint prendre sa place au cortège, et marcha, parmi les Douze, vers la mer accueillante. Il remuait d'inexprimables craintes. Certes, quand les Arioï, en survenant, avaient épouillé la rive de ces Piritané maléficieux, son orgueil de prêtre-inspiré triomphait dans sa poitrine!—Mais maintenant il redoutait des revanches: et pour les conjurer, il partait vers les pays originels, vers Havaï-i[5] dont Raïatéa, l'île aux Savoirs-nombreux, faisait la première étape.—Voici qu'un homme furtif lui parlait dans l'ombre, à voix basse. Paofaï reconnut le haérè-po coupable, Térii au grand-parler dont le nom se disait maintenant «qui Perdit les mots» mais que des gens proclamaient toujours «Disparu avec Prodige». Paofaï se souvint que c'était là son disciple, peut-être son fils: il le cacha parmi les pagayeurs. Courbés sur la mer, tous se tendaient vers le signal:

[5] Savaï, des îles Samoa.

—«A hoé!» hurla le chef des pilotes. Les mille pagaies crevèrent l'eau. Les coques bondirent. D'innombrables torches incendièrent le vent. Un cri leva, s'étendit, enfla: le cri d'en-allée, l'appel-au-départ des heureux, pour d'autres joies encore et vers d'autres voluptés. La clameur immense couvrit toute la mer, mangea la voix du récif, s'épandit sur la plage houleuse, se gonfla de beaux adieux retentissants, emplit tout le dessous du ciel, et, se ruant par les brèches des vallées, vint retentir et tonner jusqu'au ventre de l'île.—L'île s'éjouit dans ses entrailles vertes.

DEUXIÈME PARTIE

LE PARLER ANCIEN

Les hommes qui pagaient durement sur les chemins de la mer-extérieure, et s'en vont si loin qu'ils changent de ciel, figurent, pour ceux qui restent, des sortes de génies-errants. On les nomme avec un respect durant les longues nuits de veille, pendant que fume en éclairant un peu, l'huile de nono. Si bien qu'au retour,—s'il leur échoit de revenir—les Voyageurs obtiennent sans conteste un double profit: l'hommage de nombreux fétii curieux, et tant d'épouses qu'on peut désirer. Le grand départ, l'en-allée surtout hasardeuse, la revenue après un long temps sans mesure, voilà qui hausse le manant à l'égal du haèré-po, le porte-idoles au rang de l'arioï septième, et l'arioï à toucher le dieu. Certains atua, non des moindres (mais ceci n'est point à dire au peuple), n'apparaissent rien d'autre que ces voyageurs premiers, hardis vogueurs d'île en île, trouveurs de terre sans nom qu'ils sacraient d'un nom familier, et conducteurs infaillibles vers des pays qu'on ignore. Sans doute, Paofaï savait toutes ces choses; aussi, qu'elles ne vont pas sans quelque danger: les hommes déjà dieux, jaloux de se voir des rivaux, suscitent, parfois, d'étonnantes tempêtes, ou bien changeant de place aux étoiles, retournent, afin d'égarer les autres, tout le firmament à l'envers! Il n'importe. Ceux qui réchappent se revanchent par le récit de belles aventures.

Même, ceux-là qui n'attendent point d'aventures, prennent grand soin d'en imaginer d'avance, pour n'être pas pris de court. Ainsi, dès la première nuit de mer, Paofaï Téri-i-fataü et Térii, son disciple, s'efforçaient, l'un et l'autre, d'accommoder de petites histoires. Ils les composaient de mots mesurés, à la façon des Parlers transmis. On ne peut assurer qu'ils rencontrèrent jamais Havaï-i qui est la Terre-Originelle[6]; car on ne sait que ce qu'ils en voulurent. Encore une fois, il n'importe: un beau Parler bien récité, même sans aventures dessous, vaut certes un repas de fête solennelle:

[6] Savaï, des îles Samoa.

I

A hoé! Le vent maraámu court sans reprendre haleine pendant des lunaisons de lune entières. Les pahi courent aussi devant son souffle sans répit. La mer, derrière eux, devant eux, court de même, et plus vite encore, avec ses petites montagnes pressées. La lame lève le pahi, se coule sous son ventre, dépasse son museau, blanchit et crève en bruissant. Et les pagayeurs aux bras durs, les pieds croisés sur le treillis, se reposent et bavardent en regardant filer l'eau bleue. Mais tout reste lent et paisible aux yeux, parce que tout, sans effort, le vent, la mer et toutes les pirogues, marche de même allure, vers le même coin du ciel.

A hoé! La terre Tahiti s'enfonce plus loin que le ciel. Les nuages la ceinturent comme un maro non serré, et qui flotterait. Regarde, sous Hina propice, s'enfoncer aussi le trône de Oro; et regarde aussi tourner la terre Mooréa. Mooréa sombre à son tour. Alors on s'en va par dedans la nuit, un toit nouveau dessus la tête et plus rien autour de soi.

Deux journées de jour: devant le nez de la pirogue des nuages montent, mais ceux-là ne naviguent pas au firmament: ils sont trois: ce sont les trois îles-hautes. Les pilotes: dressez la route! Et l'on court sur le récif.

Elle nage sur des eaux assérénées, la terre des atua et des hommes sages: Raïatéa, ciel-de-clarté, en face de Tahaa jumelle. Le même corail les contient; et, comme deux fétii n'ont qu'un seul bol pour boire, elles boivent au même lagon.

Déjà tu vois le Tapioï de Raïatéa: cours sur lui,—c'est le poteau sacré du monde.—Pour cela, dévie, d'un coup de pagaie-maîtresse, ta route, de la route du vent. Alors il viendra vers toi, ce mont tapu qui soutient, plus haut que les nues, le Rohutu Délicieux. Mais n'espère point découvrir le lieu des esprits: la lumière passe sur la crête: les esprits, s'il en est là-haut, transparaissent comme le vent.

—«Où vas-tu, toi, maintenant? Je sais. Tu vas à Opoa. Tu vas voir le prêtre...» Ainsi parle vers Térii, marchant au hasard, un homme qu'il ne connaît pas.

Cet homme a dit «Opoa». N'est-ce pas un signe qu'il l'ait dit! Térii se met en chemin. A la tombée du soleil il touche, de son pied, la terre dix fois sacrée.

Elle est nue, rocailleuse, déserte. Les hommes l'abandonnent pour célébrer, en d'autres lieux moins bien famés, d'autres rites et d'autres maîtres. Térii s'avance, tout seul de vivant, et craintif un peu. Mais la crainte ne déplaît pas à l'esprit des dieux.

Le voici, le maraè père de tous les autres maraè;—mais si décrépit que ses blocs de corail taillé, ébréchés comme une mâchoire de vieil homme, branlent sur la terre qui découvre leurs assises. Une pierre monstrueuse arrête le voyageur.—«C'est tapu», crie un petit garçon.

Le voyageur reconnaît la pierre qui toise les chefs. Personne qu'eux-mêmes n'égalerait sa grande stature. Et voici encore la Pirogue Offerte, hissée sur un autel, et ornée de dix mâchoires pendues à des cordes. Le vent de la mer, en jouant, les fait claquer à son gré.

L'enfant:—«Tu veux voir le prêtre? Tu veux voir Tupua tané?» Térii se souvient: Tupua est écouté des chefs, des Arii, même des Douze à la Jambe-tatouée. Et n'est-ce pas un signe que l'enfant ait dit... Il se laisse conduire: près de l'ancien faré des sacrificateurs, Tupua s'est bâti, pour y dépouiller ses jours, un petit abri. Il sommeille.—«Celui-ci veut te parler.»

Le prêtre est chétif, avec une barbe maigre. Il est étonnant que tant de savoir puisse habiter ce ventre-là!—«Celui-ci veut te parler!»

Le prêtre n'a pas bougé—L'habileté même! Il faut provoquer les lèvres qui savent, par un abord ingénieux. Le voyageur:

—«Aroha! Aroha nui! Je cherche ma route. De nombreux hommes ont crié que ta mémoire est bonne. Ton père nourricier fut Tupaïa, qui naviguait si sûrement entre les terres que l'on voit, et les terres que l'on ne voit pas.»

Le prêtre n'a pas bougé, mais sa figure se fait plus attentive. Le voyageur:

—«Moi, je voudrais partir aussi. Mais je ne connais pas les routes de la mer. Je discerne pourtant, parmi les autres, l'étoile Rouge et les Six petits yeux. Mais je n'ai pas de Nom, pour guide, et pas d'avéïa, et pas de coin du ciel où regarder sans fin. Toutes ces îles et tous ces hommes me retournent les entrailles. Par où m'enfuirai-je! E! prêtre, enseigne-moi les routes de la mer.»

Le prêtre n'a pas bougé. Le voyageur:

—«Dois-je te quitter?» Les lèvres lourdes de savoir s'entr'ouvrent:

—«Reste là!»

Un silence de paroles passe entre eux, empli de la sonorité sainte: voix du vent dans les branches sifflantes; voix du récif houlant au large; voix du prêtre enfin, qui promet:

—«Je dirai le chemin vers Havaï-i.»

II

«Ecoute, voici ma parole. Les hommes qui piétinent la terre, s'ils regardent au ciel de Tané, peuvent y dénoncer ce qui n'est pas encore; et trouver par quoi se conduire, durant des nuits nombreuses, au milieu des chemins des flots.

»Ainsi pensaient vingt pagayeurs hardis. Et ils se mirent en route, disant qu'ils toucheraient Havaï-i, et reviendraient, auprès de leurs fétii, avant qu'elle ne soit abreuvée la saison des sécheresses. Et ils pagayaient durement.

»Mais voici qu'ils perdirent les mots, et qu'ils oublièrent les naissances des étoiles. La honte même! Vers où se tourner? On dérive. On désespère. On arrive cependant: mais la terre qui monte n'a pas de rivage.

»Ils l'atteignent, sans savoir comment, et débarquent, en quête de féi pour leur faim, de haári pour leur soif: le sol est limpide comme la face des eaux vives; les arbres sont légers et mous; les féi ne rassassient pas. Les haári ne désaltèrent pas.

»Ils suivent des cochons gros, leur lançant des pierres: les pierres frappent: et les cochons ne tombent pas. Un dieu passe, avec le vent, au travers des voyageurs: il dit: que les sorts ne sont pas bons pour eux dans l'île sans récif et sans bord,—car les fruits, les cochons et toutes nourritures sont impalpables autant que les dieux.

»Revenus sur les rivages nourriciers des vivants, les voyageurs se desséchèrent et moururent. Non par châtiment de leur audace, mais pour avoir, dans l'île transparente, avalé des souffles mauvais aux humains.

»A leur tour, certains atua curieux de connaître le pays des hommes, avaient imprudemment suivi leurs traces. Ils étaient deux cents, mâles et femelles, qui s'en vinrent aborder les îles terrestres.

»Aussitôt, l'un d'eux enfla. Les autres s'inquiétèrent, et s'enfuirent: mais alourdis par les souffles grossiers, ils ne pouvaient tenir la route. Depuis des lunaisons, des années et des lunaisons d'année, les dieux perdus, errants, devenus faibles et mortels, s'efforcent à retrouver leur île impérissable.

»Il n'est pas bon de partir à l'aventure en oubliant les mots. Il n'est pas bon aux dieux de se mélanger aux hommes. Ni aux hommes de se risquer dans les demeures des dieux.»

—«En vérité! approuve Térii. Il n'est pas bon de partir à l'aventure en oubliant les mots. Enseigne-moi donc le chemin vers Havaï-i.

—Jeune homme (car ta voix me montre que les années sont peu nombreuses avec toi), jeune homme, tu ne m'écouteras pas jusqu'au bout.

—Je suis haèré-po! Je sais écouter!

—Alors:

«Voici le chemin vers Havaï-i: tourne ton pahi droit sur le soleil tombant.
Qu'il souffle le maraámu. Que la mer soit bleu-verdâtre, et le ciel couleur de mer.
Qu'elle plonge dans la nuit l'étoile Fétia Hoé: c'est ton guide; c'est le Mot; c'est ton avéïa: tu marcheras sur elle.
Le maraámu te pousse. Ton astre te hale. A hoé! voilà pour te guider la nuit.
Le soleil monte: fuis-le en regardant comment vient la houle. Le soleil tombe: cours après lui: voilà pour te guider le jour.»

Le prêtre qui parle mâche souvent les paroles pendant un long temps. Il fait bon l'écouter, si ta bouche est pleine de áva râpé que tu mâches longuement aussi, avant de le cracher dans le grand bol aux quatre pieds; si l'air est paisible; si la natte est souple; si tu peux étirer tes jambes, et détendre ton alerte.

Les paroles lentes; les souffles chauds du mi-jour; la natte fraîche et le breuvage accalmisant, voilà qui doucement te mène au sommeil.—Ainsi rêvait Térii, entr'écoutant, lointaines et confuses, les Histoires sans égales:

—Il était. Son nom Taároa.
Il se tenait dans l'immensité.
Point de terre. Point de ciel.
Point de mer. Point d'hommes.
Il appelle. Rien ne répond.
Seul existant, Taároa se change en Monde.
Le monde flotte encore; informe, vacilleux, haletant ainsi qu'un plongeur au fond de l'abîme. Le dieu le voit, et crie dans les quatre espaces:
—Qui est sur le sol?—Sa voix roule dans les vallées. On a répondu:
—C'est moi, la terre stable. C'est moi l'inébranlable roc.
—Qui est vers la mer?—Sa voix plonge dans l'abîme. On a répondu:
—C'est moi, la montagne dans la mer et le corail au fond de l'eau.
—Qui est au-dessus?—Sa voix monte haut dans l'air. On a répondu:
—C'est moi le jour éclatant; c'est moi la nue éclatante; c'est moi le ciel éclatant.
—Qui est au-dessous?—Sa voix tombe dans le creux. On a répondu:
—C'est moi la caverne dans le tronc, la caverne dans la base.
Ayant consommé son œuvre, le dieu voit que cet œuvre est bon. Et il reste Dieu.

—«Jeune homme, tu m'écoutes encore?

—Je suis haèré-po! Je sais écouter.»

Le maître confiant poursuit, avec une voix cassée, le Dire des accouplements du père et du mâle.

Ainsi naissent de l'eau marine,—femme du dehors—les nuages blancs, les nuages noirs, la pluie.

Ainsi de la terre,—femme du dedans,—germent la première racine, et tout ce qui croît, et l'homme courageux, et la femme humaine dont le nom radieux est: l'ornée-pour-plaire.

Ainsi, de la femme du ciel, naissent le premier arc-en-ciel, et la clarté lunaire, et le nuage roux.

Ainsi, de la femme souterraine, le bruit caverneux.

La bouche très vieille souffle comme une conque fendue. Mais le récit a cette puissance que toute douleur s'allège, que toute faiblesse se renforce à dire les mots. Car les mots sont dieux eux-mêmes.

A mesure que faiblit le corps du vieil homme, son esprit transilluminé monte plus haut dans les Savoirs Mémoriaux; plus haut que n'importe quels âges: et ceci qu'il entr'aperçoit, n'est pas dicible à ceux qui ne vont pas mourir:

Dans le principe—Rien—Excepté: l'image du Soi-même.

Un silence. On écoute: un crabe de terre, derrière les bambous. L'enfant râcle les bols vides. Mais il tend l'oreille. Le maître, d'une voix ternie:

—«Haèré-po, n'oublie pas mes dires. Et puisses-tu comme moi, les passer à d'autres hommes, avec ton souffle dernier...»

Un silence. On écoute: le récif, au large. Le haèré-po ne répond pas. Son haleine est lente. Il dort.

—«Tous! Tous ainsi, maintenant!» Sans colère, le vieillard a fermé la bouche.

III

Une grande ombre sur le ciel: voici Paofaï, vêtu seulement du maro, le torse nu pour honorer le maître. Il sait que Tupua dépouille ses derniers jours. Il vient recueillir les paroles:

—«Aroha! Aroha-nui! Tu as promis les paroles?»

Le vieillard feint d'être sourd. Il est las de répéter sans profit, pour des oreilles de dormeur, les récits originels.

Paofaï conjure avec imprécation les esprits qui ferment la bouche aux mourants. Il siffle doucement les airs qui chassent les mauvais sorts, froidissent les fièvres, et endorment les douleurs de membres mieux que l'huile monoï:

—«Tupua tané! Les paroles! Les paroles!»

Le vieillard feint d'être sourd. Près de lui, le dormeur s'éveille.

—«Tu l'as entendu, toi?

—Il m'a dit le chemin vers Havaï-i.

—Après?

Aué! il n'a rien dit après.»

Le petit garçon s'ébat, et veut raconter: comme il le raconta par la suite. Paofaï néglige le petit garçon. Il supplie encore, tout près du vieillard.

Le récif houle. Les arbres aïto bruissent de leurs branches hautes, autour du maraè. Le gros crabe survient en bâillant des pinces. Paofaï le voit et sait que la mort est proche.

Car le crabe regarde Tupua, dont il fut choisi pour esprit-familier. La poitrine vieille halète. Les lèvres tremblent un peu. Paofaï y colle ses lèvres. La bouche asséchée retombe, et pend. Les yeux se font immobiles: comme ceux du crabe qui disparaît, emportant le souffle. Paofaï connaît que les paroles sont mortes. Il hurle avec douleur et se balafre le visage d'une coquille tranchante.

Si ton maître meurt, tu te lamenteras durant dix journées entières et dix nuits. Tu vêtiras son corps de bandelettes, et tu le frotteras d'huile monoï.

Des filles viendront alors, bras tendus, reins agiles, et mains frémissantes. Qu'elles entourent le cadavre avec les gestes de l'amour, dévêtues, et s'offrant à lui.

Le cadavre ne palpitera point. L'une d'elles, se penchant, dira: «il n'a pas bougé». Alors, tu creuseras un trou dans le sol qui deviendra tapu.

Tourne le visage vers le fond du trou: si le visage est celui d'un prêtre: de peur que le regard en perçant les germes, ne fasse mourir les petites plantes et tomber les fruits des grands arbres.

Choisis enfin pour nom-d'agonie, ce qui fut dit autour du mort.

—Ainsi, Paofaï se lamenta dix journées entières et dix nuits. Des filles vinrent, et l'une murmura: «Il n'a pas bougé!» On creusa le trou. On tourna le visage. Et Paofaï, pour nom-d'agonie, choisit: «Paofaï Paraü-maté» qui peut se prononcer: «Paofaï les Paroles-mortes»: Afin de déplorer sa venue tardive, et les parlers perdus.

IV

Les étrangers blêmes, parfois si ridicules, ont beaucoup d'ingéniosité: ils tatouent leurs étoffes blanches de petits signes noirs qui marquent des noms, des rites, des nombres. Et ils peuvent, longtemps ensuite, les rechanter tout à loisir.

Quand, au milieu de ces chants,—qui sont peut-être récits originels,—leur mémoire hésite, ils baissent les yeux, consultent les signes, et poursuivent sans erreur. Ainsi leurs étoffes peintes valent mieux que les mieux nouées de tresses aux milliers de nœuds.

Paofaï rejette, hors de ses doigts, avec un dépit, la tresse qu'il a gardée du maître, et qui demeure aussi muette que lui, et morte comme lui: si Tupua s'était avisé de ces pratiques, il n'aurait point trahi sa tâche: de souffler, à ceux qui en sont dignes, tout les mots avalés par sa mémoire...

Or, Paofaï,—ayant incanté jadis contre les hommes au nouveau-parler; ayant dénoncé les fièvres et les maux dont ils empliraient ses terres; les ayant méprisés pour leur petitesse et leurs maigres appétits,—Paofaï, néanmoins, se prend à envier leurs signes.

Mais leurs signes, peut-être, ne sont pas bons à figurer le langage maori? S'il en existait d'autres pour sa race?—Paofaï reste indécis.

Où les trouver, ces signes-là? Havaï-i, dans la terre Havaï-i, père de toutes les autres îles? Et qui peut savoir les mots qui mènent sur Havaï-i?

Le haèré-po sait les mots. Mais le haèré-po se cache par prudence, et s'efforce à passer toujours pour «celui que vola le dieu».—Il n'est pas bon de jongler souvent avec les prodiges comme un enfant avec les petits cailloux ronds. Il n'est pas bon de descendre à l'improviste des demeures nuageuses et divines où l'on vous tient pour habiter.

Cependant, on a rejoint Térii: dans une hutte, sur le flanc de la montagne, plus haut que les routes coutumières aux porteurs-de-féi:

—«Tu sais le chemin vers Havaï-i?

—Voici: tourne ton pahi vers le soleil tombant.
Qu'il souffle le maraámu; que la mer soit bleu-verdâtre et le ciel couleur de mer.
Qu'elle tombe dans la nuit, l'étoile Fétia Hoé. C'est ton guide. C'est le mot. C'est ton avéïa: tu marcheras sur elle.
Le maraámu te pousse. Ton astre te hale: a hoé! voilà pour te guider la nuit.
Le soleil monte: fuis-le en regardant comment vient la houle. Le soleil tombe: cours après lui. Voilà pour te guider le jour.»

Paofaï répond:—«Il suffit, pour nous mettre en route. De l'île qu'on piétine à l'île qu'on ne voit point, il suffit de l'avéïa. Tu l'as dit: c'est l'étoile Fétia Hoé.»

Voici les paroles pour les grands départs:

Choisis deux belles coques, jumelles par les formes et la taille; aux flancs luisants comme des hanches de femme parée, à la poupe tranchante comme une queue de requin.

Choisis des compagnons déjà familiers de la mer-extérieure: qu'ils soient peu nombreux: quatre fois moins qu'en porterait la grande pirogue. Car le voyage peut être long, la nourriture courte.

Dis aux femmes de cueillir, à leur maturité, les fruits de uru; de les rôtir; de les dépouiller; de les écraser avec un pilon de grès dans un bol de bois dur, en arrosant d'eau de rivière.

Enterre ces fruits parmi des feuilles-Ti, au fond d'un trou bourré de bananes pour le parfum. Fais la petite incantation. Bientôt la pâte deviendra piquante: à la flairer, tes dents se mouilleront de salive. Tu auras ainsi le grand mets durable, le mahi, pour les départs sans limites.

Emplis-en le pont de ta pirogue gauche. Amarre, sur la droite, des noix de haari, pour la soif. N'oublie pas, au milieu, des femmes pour l'amour. Lace les poteaux de feuilles aüté qui célèbrent les départs, les font propices et pompeux.—Le pahi est prêt.

Monte sur le toit où se tiennent les pilotes. Immole trois cochons, en criant très fort vers la mer:—«Dieux requins, dieux rapides à la queue vive, donnez à ce pahi que je nomme,—ici le nom—donnez à ce pahi vos nageoires promptes: qu'il glisse comme Pohu; qu'il flotte comme Famoa; qu'il boive la mer ainsi que Ruahatu, l'irritable, dont les cheveux sont verts.»

Mais, avant tout, tu as donné toi-même quinze nuits à regarder le firmament. N'y cherche plus aucun présage. Ayant droit dans ta mémoire le nom de l'étoile-guide, épie le grand horizon.

Le guide plongera dans la mer: n'oublie pas l'arbre du rivage,—ou la pointe du récif—auprès duquel il a paru tomber; n'oublie pas la place véritable d'où tu l'as visé avec ton regard, comme avec une flèche.

Le lendemain, reprends ta place et retrouve le même arbre, ou bien le même récif: toute la nuit, d'autres étoiles tomberont, de la même chute, dans le même lieu du ciel: tu as donc, par le firmament qui tourne, un chemin tracé que tu suivras, quand les terres, autour de toi, auront disparu.

C'est là meilleur guide que la petite aiguille folle des étrangers marins: puisque Tupaïa, l'ami de Tuti, emmené dans le grand voyage, put conduire vers ces îles que les Piritané ne savaient pas.

Le dernier jour: un coup d'œil sur le corps onduleux du grand requin bleu mangeur-de-nuages[7]. Suivant sa courbe et son contour, tu connaîtras la marche du vent qui vient.

[7] Voie lactée.

A hoé! Le vent maraámu court sans reprendre haleine pendant des lunaisons de lune entières. Les pahi courent aussi, devant son souffle sans répit.

La nuit déployée, toute terre descendue, que le pilote lève les yeux et ne les dévie pas: il verra, droit devant, sous la caverne du firmament noir, décliner et tomber les dix-huit étoiles maîtresses.

Ainsi, tout d'abord, Fétia moé. Puis, un peu sur la gauche, le resplendissant Toa. Voici Fétia-rahi qui s'éclaire comme une petite Hina. Horé descend juste par devant. Ils brillent sur la droite, les jumeaux, Pipiri et Réhua—qui bondirent dans les cieux pour se venger de leurs parents goulus.—Un autre guide, par devant. Un autre. Un autre encore. La nuit tourne. Et comme le jour va monter, l'astre véridique, Fétia Hoé, se noie dans l'horizon. Il fixe la route. Sitôt le soleil surgit par derrière, ayant accompli, dans les régions ténébreuses, son voyage souterrain. C'est le dernier enseignement pour le jour qui va couler. Paofaï considère en un seul regard: le soleil—la marche du vent—la course de la houle.

Le vent marche en fuyant Oro. La houle afflue sur la hanche gauche, et son rythme lourd traverse les petites lames filles du grand vent régnant.

La houle est un bon guide quand on reconnaît, à l'aube, l'allure à tenir pour la couper toujours de même et garder son chemin.

Ainsi Paofaï. Alors seulement il daigne dormir. Un autre prend en main la pagaie maîtresse qui règle la dérive. Qu'il s'applique à ne pas quitter la route sur les flots fuyants!

Durant des journées pleines, et des nuits, et des jours, et d'autres nuits encore, rien ne change: ni le ciel, ni les eaux, ni le maraámu.

Oro conduit sa grande courbe avec un geste immense et régulier. Mais on n'entend point encore, à sa tombée, la mer crisser en bouillonnant—comme affirment l'avoir entendu les gens de Pora-Pora, la plus avancée des terres hautes. Et le dévers de ce monde maori ne se révèle pas non plus.

A l'issue d'une nuit, la dixième, Paofaï reconnaît que le long requin mangeur-de-nuages a courbé sa courbe, et qu'il tend son dos vers l'autre flanc du ciel. Il annonce, pour le jour qui vient, une saute dans le vent.

Mais le vent reste régulier, la houle immuable. Le chemin s'élonge, égal, paisible, indéfini.

V

Ensuite il survint des aventures incoutumières et telles que Paofaï lui-même n'eut plus le désir ni le savoir de les fixer par des chants mesurés. Mais réchappé à la nuit épouvantable,—la nuit-sans-visage, la nuit-pour-ne-pas-être-vue (ainsi parlent ceux qui ont eu peur),—il raconta sur des mots vulgaires l'histoire qu'on va dire. Un haèré-po de rang quatrième l'entendit quelque part dans les milliers d'îles, et la rapporta aux gens de Tahiti:

La douzième nuit, ou bien la quinzième, voici que le vent faiblit. Le jour béa tout chargé de nuages. On ne vit pas le soleil. Avec le vent tombèrent les petites vagues; et les grandes—qui sont les flancs nombreux de la houle directrice,—se mirent à changer d'allure, et puis tombèrent aussi. Sur l'eau plate, sous le ciel pesant et proche, la pirogue tenait son immobilité. Un trouble, en même temps, pesa sur toutes les épaules. Des gouttes chaudes, et non point salées comme les embruns, mouillèrent les fronts, les lèvres; on frissonna: la pluie drue sur la peau de la mer n'est pas de la vraie pluie: c'est le pleurer de Oro. Et l'on se mit à pagayer, en tournant les nattes au hasard des petits souffles inconstants. L'indécision coulait dans les chairs en même temps que dans les entrailles. Le pahi dérivait, on ne peut savoir vers où. A la chute du jour, la houle reprit, mais sa marche était décevante. On désira l'aube.

Elle fut sombre aussi, et bousculée de nuages vifs. Car un nouveau souffle se levait que Paofaï crut pouvoir nommer: le toéraü. Il fallut changer de flanc, incessamment. Quand le pilote estimait assez large la bordée, il criait, en inclinant la pagaie-maîtresse: le navire fuyait le vent et abattait avec rapidité. L'arrière, à son tour, montait dans la brise; on changeait les nattes: les poupes devenaient avants, et Paofaï, sa grande pagaie sur l'épaule, passait d'un bout à l'autre et reprenait la route.—Mais soudain, le toéraü fraîchit. La mer s'enfla, devenue verte et dure.

On serra les nattes.—Le vent siffla dans les haubans. La mer grossit. Les lames sautaient du travers sur la première coque, la cinglaient d'écume, éclaboussaient les entretoises en secouant la coque jumelle. Les attaches des traverses fatiguaient beaucoup, grinçaient, forçaient et fendaient les ponts.—Ceux qui n'ont pas couru la mer-extérieure et qui ne sont jamais sortis des eaux-du-récif, ne peuvent pas savoir ce que c'est.—Pour soulager le navire, on dressa, bout aux vagues, les deux proues. Les provisions se trempèrent d'eau saumâtre. Puis la carène gauche creva deux bordés et remplit. Les femmes, armées de bols, s'employaient à épuiser. La mer leur couvrait le dos, giclait contre les mâts et ruisselait dans l'entre-coque en clapotant sur les poteaux du toit. Un souffle hargneux arracha les nattes. Alors seulement Paofaï commença de s'étonner.

Certes, il ne craignait rien de la mer. Par lui-même et par ses ancêtres, il en était le familier, le fétii. Il honorait, comme pères éloignés, deux atua marins et deux requins-dieux; et son inoa personnel, il l'avait échangé avec ces hardis poissons ailés qui peuplent les embruns. Mais les esprits, par le moyen de certains présages, lui avaient promis une mer bienveillante, des vents amis: et voici que les eaux s'emportaient autour de lui, et que les vents jouaient et mordaient comme des anguilles capricieuses!—Térii n'était pas moins inquiet. Il percevait, aussi clairement que dans le ventre divinatoire d'une truie, combien la tempête était châtiment et menace. Si loin que l'on pût fuir, il n'espérait plus dépouiller sa faute: les dieux et leurs ressentiments ne changent donc pas avec les ciels qui changent?—Il eut peur. Ils eurent peur. Et, comme roulaient de plus fortes vagues, les femmes, accrochées au pont, glapirent toutes ensembles.

La mer grossit encore. Les nuées grises et noires couraient çà et là, très vite. Le pahi, bousculé par d'insurmontables épaules vertes, ne gagnait plus vers Havaï-i, ni vers n'importe quel espace; mais seulement levait, baissait, levait, tombait, s'abîmait dans une fosse ronde,—tout horizon disparu. Puis, d'un coup, les coques ruisselaient en l'air, criant par toutes leurs jointures. Paofaï, arcbouté, les deux mains serrées sur la forte hampe, tenait tête au vent. Malgré son effort, le pahi vint en travers. Une lame frappa, dure comme une massue de bois. La coque rebondit. Le coup passé, et l'eau pleuvant en cascades du toit sur le treillis, on vit que les femmes étaient moins nombreuses,—et surtout que Paofaï, les mains vides, gesticulait avec effroi: il avait perdu la pagaie...

Dès lors, on attendit sans espoir, en se tassant. Paofaï, prêtre et Arioï, douta décidément que les dieux fussent propices. Afin de les interroger, il saisit, en se hissant aux agrès, les Plumes Rouges que lui-même, avec hommages, avait dédiées et consacrées; et puis, tendant le bras vers le coin du ciel d'où se ruait la tempête, il hurla, plus fort que le vent, des imprécations suppliantes. Son maro avait disparu. Ses robustes reins, ornés des tatu septièmes, se cinglaient de pluie. Il se haussa, mains levées: des plumes, échappées à ses doigts, s'enfuirent en tourbillonnant.

A leur divin contact, la mer sauta de plus belle, et frémit. Mais le vent s'accalmisa. Le ciel blanchit; puis il devint rose; et l'autre firmament plus lointain que celui des nues, transparut, limpide, immobile et dépouillé. La pluie se retint dans l'air. Les narines pouvaient flairer un peu: on devina qu'il passait par l'éclaircie l'arôme d'une terre toute proche, d'une terre mouillée de pluie chaude, grosse de feuillées, et fleurant bon le sol trempé: et cette haleine était suave comme le souffle des îles parfumées d'où l'on s'était enfui.

Elle parut: très haute, escarpée de roches, bossuée de montagnes, creusée de grandes vallées sombres, arrondie à mi-versants de mamelons courbes. On cria: Havaï-i! Havaï-i! On embrassait d'un regard de convoitise la rive désirée: ainsi, disait Paofaï, ainsi fait un homme, privé de plaisirs pendant quatorze nuits, et qui va jouir enfin de ses épouses. Les odeurs palpitaient, plus vives pour les visages lassés du grand large fade, et les yeux, qui depuis si longtemps roulaient sur des formes mouvantes, se reposaient à discerner des contours solides. Si bien que Térii, saisi violemment par les coutumes étrangères, se prit à dire des mots sans suite:—«cela est beau—cela est beau»... il se dressait, la figure détendue.

Paofaï le considéra comme on épie un insensé, et lui parla sévèrement: on était loin du récif! Le courant écartait; il fallait reprendre les petites pagaies, et forcer dessus. Et puis, ce n'est pas un bon présage, pour un voyageur, que d'imiter dans leurs manies les habitants des autres pays.—Térii se souvint. Il baissa la tête, tendit les bras, courba les reins et pagaya. Ses yeux ne cherchaient plus les belles couleurs aux flancs des montagnes, mais seulement à percevoir si le récif ouvrait sa ligne, et comment on donnerait dans la passe: il valait mieux ainsi.

Car la tempête n'était pas encore éteinte. Les creux houlant dans la mer-extérieure se reformaient sans relâche; et la terre,—malgré tous les efforts,—la terre désirée, la terre originelle si ardemment attendue ne s'abordait pas. Le navire dérivait à distance infranchissable des vallées savoureuses, qui, l'une après l'autre, bâillaient et se fermaient. Puis, le vent ressurgit, ayant changé sa route, et soufflant vers un autre coin du ciel. Le ciel rosé s'embruma. La mer bondit encore, plus harcelante: car les vagues nouvelles s'épaulaient contre la houle établie. Dans le soir qui s'avançait, dans les rafales plus opaques, dans la tempête reprenant courage et livrant une autre bataille, les errants, en détresse, virent disparaître cette Ile première, où nul vivant ne pourra jamais atterrir.

Puis, la nuit recommença; si lourde, et si confuse, et si pleine d'angoisses, que Paofaï, ni Térii, ni les douze pagayeurs, ni les cinq femmes survivantes, ne voulurent jamais en raconter. On ne sait pas ce qu'ils virent dans le vent, ou ce qu'ils entendirent monter de l'abîme. L'une des filles, seule, se risqua, malgré sa peur, à divulguer ceci: qu'un feu monstrueux, quelque temps après la fuite de Havaï-i, avait marqué sa place sur la mer,—pendant que d'horribles visages passaient en sifflant dans les ténèbres. On peut croire qu'un atua propice ou plus fourbe, faisant sauter la bourrasque, laissa voir le ciel illuminé,—et que l'épouvante, alors, se démesura et remplit toute la caverne sous le toit du monde... car le maléfice avait changé les étoiles du soir en étoiles du matin, et changé aussi les étoiles du matin en étoiles du soir... Et nul vivant n'aurait osé chercher son guide dans le chaos du ciel à l'envers!

VI

Des lunaisons passent, les petites lunaisons de Hina. Paofaï et Térii, et quelques pagayeurs, et quelques femmes aussi, ont pu gagner un îlôt sans nom où ils ont vécu de poissons pris avec la main sur le corail, en courant de flaque en flaque; où ils ont bu l'eau rare de la pluie tombée dans des trous creusés à la coquille. Peut-être qu'une autre pirogue les a trouvés sur leur récif et conduits dans cette terre où on les rencontra longtemps après, à Uvéa;—dont les gens sont accueillants malgré leurs appétits et leurs coutumes de manger les hommes parfois. C'est pour tenir la mémoire de ce séjour que Paofaï composa ce récit mesuré:

A hoé! l'île Uvéa n'est pas un motu. Pourtant elle est plate, malgré ses petites montagnes, comme un dos de poisson sans ailerons. Mais les errants n'ont pas le choix.

A hoé! n'oublie pas en touchant le corail, les paroles d'arrivée en bienvenue pour les esprits:

J'arrive en ce lieu où la terre est nouvelle sous mes pieds.
J'arrive en ce lieu où le ciel est nouveau dessus ma tête.
Esprit de la terre nouvelle et du ciel nouveau, l'étranger offre son cœur en aliment pour toi.

A hoé! n'oublie pas, sitôt après, la bienvenue pour les vivants: Aroha! Aroha-nui!

Les nommes d'Uvéa te répondront: «Alofa! Alofa-nui!» Ne ris pas. Ne les insulte pas. Ne leur dis point: «Hommes à la bouche qui bégaie!»—Car c'est leur langage: il est frère de ton parler.

Enfin, tourne-toi vers ta pirogue crevée dont les deux coques sur le sable sont pareilles à deux longs requins morts. Dis-lui tristement: tu restes, toi?—Comme au compagnon de route, au fétii, que l'on abandonne.

Si l'on te demande: «Où vas-tu, toi, maintenant?» Ne réponds pas encore, ou bien, faussement. Attends d'avoir échangé ton nom avec les chefs de la terre nouvelle.

On te conduira vers eux. Chemine avec prudence, et ne t'étonne pas si tu vois, dans l'île Uvéa, trois larges trous ronds enfermant, dans leurs profondeurs, trois lacs paisibles. Tu demanderas seulement: «Quel atua si ingénieux et si fort a creusé ces trous pour y verser de l'eau?»

On te répondra que, par ces abîmes, la montagne, jadis, a soufflé du feu. C'est le dire des marins Piritané. Tu en trouveras partout, de ces gens-là! nombreux comme les carangues dans la mer.

N'en crois rien: un trou plein d'eau peut-il jamais avoir soufflé du feu! Certes, on a vu flamber la terre, quand Havaï-i a disparu. Mais ce feu ne venait pas d'un trou plein d'eau. Il n'était pas bon à voir. Il n'est pas bon à raconter.

Enfin, quand parvenu auprès du chef, tu auras changé ton nom pour le sien, et que vous serez tous deux Inoa, alors dis ce que tu veux, non plus faussement.

—Ainsi Paofaï devient le inoa de Atumosikava, chef des guerriers de Lano, dans la terre Uvéa. Cependant que le haèré-po, dont le parler est moins brillant, échange sa personne pour la personne de Féhoko, sacrificateur de rang infime.

Quant aux femmes, on sait bien que le inoa leur est superflu pour s'entendre avec les autres femmes,—si elles peuvent chanter, rire, et parler aussi.

Alors seulement les arrivants déclarent:—«Nous avons perdu Havaï-i! Nous cherchons les signes-parleurs.» Atumosikava répond: «Havaï-i? C'est Savaï-i des Samoa! Mais les vents n'y conduisent point.» Les signes? Le chef dit ignorer les signes. Il ne connaît rien qui empêche les paroles de mourir. Et puis, c'est affaire aux prêtres!

Les prêtres? Ils disent ignorer aussi. Ne suffit-il point des petits bâtons et des cordelettes nouées? Paofaï méprise. Tout cela, jeux d'enfants.

Mais un homme maigre, aux yeux vifs, et dont les oreilles appesanties d'anneaux traînent sur les épaules, prend le parler tout seul. Il dit connaître les signes.

—«D'où viens-tu, toi?

—Ma terre est nommée: Nombril-du-monde. Et moi, Tumahéké. Ma terre nage au milieu de la très grande mer toute ronde et déserte—ainsi qu'un nombril, ornement d'un ventre large et poli. On l'appelle aussi Vaïhu[8].

[8] Ile de Pâques.

»Le sol est dur, poudroyant de poussière rouge et noire, desséché, caverneux. Seulement une petite herbe courte le revêt. Les rivières manquent. L'île a soif. Mais ses habitants sont ingénieux plus que tous les hommes de même couleur de peau.—Les arbres sont rares. Il fait froid. Les faré, on les bâtit avec de la boue et des pierres, et si bas, qu'on n'y entre qu'en rampant. On y brûle des herbes. Il fait froid.»

Si tu veux faire parler un homme, ne le traite pas de menteur. Ainsi Paofaï ne dit point «menteur» à Tumahéké, bien qu'il sache véritablement que le feu, imaginé pour cuire le manger, n'a jamais servi à réchauffer les hommes! Mais il attend avec impatience que l'autre parle au sujet des signes.

Tumahéké vante sa terre:—«Nous avons de très grands Tiki, taillés dans la roche des montagnes. Ils regardent les eaux, toujours, avec des yeux plats et larges, sous un front en colère: la mer a peur et n'ose pas monter trop haut, sur la rive.

»Quant aux signes, on les tatoue, avec une pierre coupante, sur des bois polis et plats qu'on nomme ensuite Bois-intelligents. Lorsque la tablette est incrustée comme une peau de chef, alors l'homme habile y trace son Rua, qui est sa marque à lui-même.

»Et l'on peut, longtemps après, reconnaître un à un les signes,—comme un homme reconnaît ses fétii—par leurs noms. On dit alors: les Bois parlent.

—Ha!» crie Paofaï avec une joie, «j'irai dans ton île! Je vais avec toi! Où est ta pirogue?»

Tumahéké sourit: on n'y va pas en pirogue. Il faut trouver passage sur un gros navire étranger, donner beaucoup au chef, ou bien travailler à bord comme un manant; parfois, l'un et l'autre.

—«N'importe!» Paofaï se lève. Mais Atumosikava l'arrête: au moins, voici le festin d'adieu: un bras de malfaiteur, rôti avec des herbes.

Paofaï refuse: ce n'est point l'usage, dans la terre Tahiti, où il est grand-prêtre. On respecte sa coutume. Il est bon que chaque peuple, même au hasard de ses voyages, garde ses tapu.

Térii trouve désirable de se reposer un peu. Il feint le sommeil; et laisse partir le maître.

VII

Des lunaisons passent. Paofaï, emmené sur un pahi chasseur de baleines n'a plus sur la tête que des ciels nouveaux, et rien autour de lui.

Il avait dit au chef étranger—que les autres marins appelaient «kapitana»—: «Je suis un marin moi-même, pour t'aider à conduire ton pahi. Je sais que tu navigues vers la terre Vaïhu. J'y veux aller aussi.»

L'autre, qui reniflait une fumée âcre, en suçant un petit bambou sale, répond avec un grognement. Et son haleine s'empuantit d'une odeur méchante: l'odeur du áva piritané.

Le navire Moholélangi déplie ses voiles d'étoffes souples, plus légères que les nattes; et, serrant le vent de près, remonte étonnamment, presque à contre-brise. Son gros nez blanc, plus robuste que les museaux des pirogues maori, crève les paquets d'écumes en tressaillant à peine.

Un jour, le chef, plus répugnant que jamais, et marchant comme un homme fou, les yeux lourds, le visage rouge, a crié quelques mots sans suite. Il injurie Paofaï dans un langage de manant; il court obliquement comme un crabe de terre, et lève son poing sur la tête inviolable.

Or, ayant frémi, le prêtre de Oro ressaisit son impassibilité. Il n'étrangle point le chef blanc comme on tuerait un animal immonde. Mais il regarde, avec un visage on dirait inspiré, la mer ouverte, menant vers l'île où les Bois, enfin, parleront.

Des lunaisons encore. On s'est perdu dans les Terres Basses, qui parsèment innombrablement les chemins des eaux. Sur l'une d'entre elles, pendant une nuit sans Hina, l'étranger stupide et méprisable a jeté son bateau, et puis s'est noyé.

Aué! c'était un animal immonde. Mais Paofaï, durant des années, doit attendre un autre navire d'étranger puant, qui le conduise à l'île Vaïhu.

VIII

Térii, chassé de la terre Uvéa, erre au hasard, ayant perdu son maître, sur la mer qu'il sait maintenant sans limites.

Il est devenu le matelot dépouillé d'orgueil des kapitana de toutes sortes. Quand le sol lui semble bon, où qu'il atterrisse, et les femmes accueillantes, il se cache dans un fourré, la nuit du départ.

Le kapitana le cherche avec des cris. Le bateau s'en va. Térii laisse fuir les saisons des pluies et revenir les temps des sécheresses. Mais avant d'abandonner chaque terre de passage, il ajoute avec soin, à son faisceau de petites baguettes, une autre de plus; afin de conserver les noms de ces îles où il a dormi et mangé.

Il y a la baguette pour Rapa. C'est une île où le taro, que l'on enterre afin qu'il se conserve, et le poisson cru, sont les seuls aliments de fêtes. Pauvres appétits, pauvres gens.

Térii ne s'y attarde point. Mais il en retient une coutume avantageuse: les hommes sont tapu, même les manants, pour toutes les femmes: qui chassent les poissons, bâtissent les faré et façonnent de belles pirogues.

Il y a la baguette pour Raïvavaè. C'est une terre toute pleine d'énormes images de Tii,—ils disent Tiki—taillées dans la pierre. Ils sont d'une double sorte: Tiki pour les sables et Tiki pour les rochers.

Il y a la baguette, encore, pour ce petit motu sans nom où Térii a rencontré, avec étonnement, quatre hommes de Tahiti et deux femmes, qu'un vent qu'on ne peut nommer avait jetés hors de toutes les routes. Mais cela n'est point croyable.

Il y avait enfin la baguette pour Manga-Réva. Les images de Tiki sont abondantes et hautes. Mais les hommes, quels misérables navigateurs!

Point de pirogues à vrai dire: des troncs d'arbres liés ensemble, sans forme, sans vitesse, sans pilote; et point d'avéïa!

C'est de là que le haèré-po revint. Ses baguettes étaient nombreuses au point de remplir, pour sa mémoire, l'espace de dix années, les longues années du soleil; ou de vingt années, peut-être. En vérité, c'était cela: vingt années hors de Tahiti.

Autant que les baguettes dans sa main, les plis étaient nombreux sur la peau de son visage. Et sa jambe gauche, et son pied, grossissaient un peu à chaque saison.

Un regret le prit de son île nourricière, de ses fétii, de ses coutumes, de la terre Papara. Pourquoi donc les avoir fuis? Pourquoi ne pas y revenir? Les prêtres se souvenaient sans doute encore de la faute: et c'est leur métier. Mais les atua ne lui tiendraient pas rigueur: n'avait-il pas changé de nom, douze fois, depuis son oubli?

Or, voici qu'un navire passait, faisant route vers le soleil tombant. N'était-ce pas un signe? Térii offrit au chef étranger toutes ses provisions, et deux femmes, afin d'être pris à bord et de n'y point travailler.

TROISIÈME PARTIE

L'IGNORANT

Le navire laissa tomber son lourd crochet de fer dans l'eau calme; fit tête, en raidissant son câble, tourna sur lui-même et se tint immobile. Rassemblés sur le pont, pressés dans les agrès et nombreux même au bout du mât incliné qui surplombe la proue, les étrangers contemplaient gaîment la rade emplie de soleil, de silence et de petits souffles parfumés. Pour tous ces matelots coureurs des mers, pêcheurs de nacre ou chasseurs de baleines, les îles Tahiti recèlent d'inconcevables délices et de tels charmes singuliers, qu'à les dire, les voix tremblotent en se faisant douces, pendant que les yeux clignent de plaisir. Ces gens pleurent à s'en aller, ils annoncent leur retour, et, le plus souvent, ne reparaissent pas.—Térii ne s'étonnait plus de ces divers sentiments, inévitables chez tous les hommes à peau blême. Il en avait tant approché, durant ces vingt années d'aventures!—jusqu'à parler deux ou trois parmi leurs principaux langages... Et décidément il tenait leurs âmes pour inégales, incertaines et capricieuses autant que ces petits souffles indécis qui jouaient, en ce matin-là, sur la baie Papéété.

Lui-même considérait le rivage d'un regard familier, se répétant, avec une joie des lèvres, les noms des vallées, des îlots sur le récif, des crêtes et des eaux courantes. Puis ramenant autour de lui ses yeux, il s'étonna que pas une pirogue n'accourût, chargée de feuillages, de présents et de femmes, pour la bienvenue aux arrivants. Cependant la rade et la rive semblaient, aussi bien que jadis, habitables et peuplées: les pahi de haute mer dormaient en grand nombre sur la grève, et des faré blancs, d'un aspect assez imprévu, affirmaient une assemblée nombreuse de riverains.—Nul ne se montrait; hormis deux enfants qui passaient au bord de l'eau, et une femme singulière que l'on pouvait croire habillée de vêtements étrangers. Doutant de ce qu'il apercevait, Térii s'empressa de gagner la terre.

Personne encore, pour l'accueillir. De chaque faré blanc sortait seulement un murmure monotone où l'on reconnaissait peut-être un récit de haèré-po, et les noms d'une série d'aïeux. Le voyageur entra au hasard...—Certes, c'était bien là ses anciens fétii de la terre Paré! Mais quelle déconvenue à voir leurs nouveaux accoutrements—Ha! que faisaient-ils donc, assis, graves, silencieux, moins un seul,—et Térii le fixa longuement—moins un seul qui discourait en consultant des signes-parleurs peints sur une étoffe blanche... La joie ressaisit l'arrivant qui, malgré lui, lança l'appel:

—«Aroha! Aroha-nui pour vous tous!» Et, s'approchant du vieux compagnon Roométua té Mataüté,—qu'il reconnaissait à l'improviste—il voulut, en grande amitié, frotter son nez contre le sien.

L'autre se déroba, le visage sévère. Les gens ricanaient à l'entour. Roométua, se levant, prit Térii dans ses bras et lui colla ses lèvres sur la joue. Il dit ensuite avec un air réservé:

—«Que tu vives en notre seigneur Iésu-Kérito. Et comment cela va-t-il, avec toi?»

Térii le traita en lui-même d'homme vraiment ridicule à simuler des façons étrangères. Mais toute l'assemblée reprit:

—«Que tu vives en notre seigneur Iésu-Kérito, le vrai dieu.

Aué!» gronda Térii, stupéfait d'un tel souhait. On lui fit place. Il s'assit, écoutant le discoureur.

«Les fils Iakoba étaient au nombre de douze:
»De la femme Lia, le premier-né Réubéna, et Siméona, et Lévi, et Isakara, Ioséfa et Béniamina...»

—«C'est bien là une histoire d'aïeux,» pensa l'arrivant. Mais les noms lui restaient obscurs. D'ailleurs, celui qui parlait n'était point haèré-po, et il parlait fort mal. Térii s'impatienta:

—«Quoi de nouveau dans la terre Paré?

—Tais-toi», répondit-on, «nous prions le seigneur.» Le récit monotone s'étendit interminablement. Enfin, l'inhabile orateur, repliant les feuilles blanches, dit avec gravité un mot inconnu: «Améné», et s'arrêta.

Déçu par un accueil aussi morne, Térii hésitait et cherchait ses pensers. Pourquoi ne l'avoir point salué de cette bienvenue bruyante et enthousiaste réservée aux grands retours dans un faré d'amis? Certes, on n'avait point perdu la mémoire: on lui tenait rigueur de sa très ancienne faute, sur la pierre-du-récitant... Ou peut-être, de défaire tout le renom du prodige en réapparaissant fort mal à propos, dans un corps d'homme vieilli!—Il interpella: Tinomoé, le porte-idoles, et Hurupa tané, qui creusait de si belles pirogues. Ainsi montrerait-il combien fort son souvenir malgré la longue et rude absence. Nul ne prit garde. Ils semblaient sourds comme des tii aux oreilles de bois, ou inattentifs. Et Roómétua voulut bien expliquer:

—«Mon nom n'est plus Roómétua, mais Samuéla. Et voici Iakoba tané; et l'autre, c'est Ioané... Et toi, n'as-tu pas changé de nom aussi?»

Térii acceptait volontiers que l'on changeât de nom en même temps que de pays; voire, d'une vallée à une autre vallée. Lui-même, depuis son départ, avait, d'île en île, répondu à plus de douze vocables divers. Mais les mots entendus apparaissaient inhabituels; à coup sûr, étrangers. Il répéta:—«Iakoba...» et rit au mouvement de ses lèvres.

—«Roómétua, c'était un bien vilain nom,» continuait le discoureur, «un nom digne des temps ignorants!» Il redit avec satisfaction:—«Samuéla...» et récita complaisamment:

«Dormait Elkana près de son épouse Anna vahiné: et l'Eternel se souvint de cette femme.—Et il arriva qu'après une suite de jours, Anna vahiné conçut et enfanta un fils qu'elle appela «Samuéla», parce qu'elle l'avait «réclamé au seigneur.»

Térii n'osa point demander à comprendre. Il hasarda:—«Et vous parlez souvent ainsi, en suivant des yeux les feuilles blanches?

—Oui. Quatre fois par lunaisons, durant tout le jour du seigneur. En plus, chaque nuit et chaque matin même.

—Mais pourquoi les femmes, au lieu d'écouter, n'ont-elles pas, tout d'abord, préparé le cochon pour le fétii qui revient? J'ai faim, et je ne vois pas de fumée...»

On lui apprit que durant le jour du seigneur, il est interdit de faire usage des mains, sauf en l'honneur de l'atua, le dieu ayant défendu: «Vous n'allumerez point de feu dans aucune de vos demeures, le jour du sabbat». D'ailleurs voici que le soleil montait. Il fallait se rendre sans tarder au faré-de-prières, le grand faré blanc que le voyageur avait entrevu sur la rive, sans doute.

Térii s'étonnait à chaque réponse. Surtout il rit très fort quand une fille entra, vêtue de même que la femme entrevue déjà sur la plage: la poitrine cachée d'étoffes blanches, les pieds entourés de peau de chèvre. Malgré ces défroques étrangères, elle n'apparaissait point déplaisante, et Térii déclara comme cela est bon à dire en pareille occurence, qu'il dormirait volontiers avec elle. Les autres sifflèrent de mécontentement, ainsi que des gens offensés; et la fille même feignit une surprise.—Pourquoi?—L'homme qui avait récité les noms d'ancêtres, se récria:

—«La honte même! pour une telle parole jetée ce jour-ci!» Il ajouta d'autres mots obscurs, tels que: «sauvage» et surtout: «ignorant».

Térii quitta ces gens qui décidément lui devenaient singuliers.

Il répéta pour lui-même: «Ce jour est le jour du Seigneur...» et soudain, à travers tant de lunaisons passées, lui revint à la mémoire cette réponse équivoque de l'homme au nouveau-parler, devant la rive Atahuru;—l'homme se prétendait fils d'un certain dieu assez ignoré, Iésu Kérito, et il avait dit de même: «Ce jour est le jour du seigneur». Là dessus, Térii se souvenait de chants mornes, de vêtements sombres et de maléfices échangés.—Hiè! le dieu que ses fétii honoraient maintenant d'un air si contraint, était-ce encore le même atua? Où donc ses sacrificateurs, et ses images, et les maraè de son rite?

Cependant, Samuéla, ayant rejoint le voyageur, le pressait de marcher, disant:—«Allons ensemble au grand faré-de-prières.» D'autres compagnons suivaient la même route, et tout ce cortège était surprenant: les hommes avançaient avec peine, le torse empêtré dans une étoffe noire qui serrait aussi leurs jambes et retenait leur allure. Des filles cheminaient pesamment, le visage penché. Elles traînaient chaque pas, comme si les morceaux de peau de chèvre qui leur entouraient les pieds eussent levé dix haches de pierre.

—«Elles semblent bien tristes», remarqua Térii. «Tous les gens semblent bien tristes aujourd'hui. S'ils regrettent un mort, ou de nombreux guerriers disparus, qu'ils se lamentent du moins très haut, en criant et en se coupant la figure. Il n'est pas bon de garder ses peines au fond des entrailles. Où vont-ils, Samuéla?

—Ils vont, comme nous, au faré-de-prières, pour chanter les louanges du Seigneur. Ceci est un jour de fête que l'on nomme Pénétékoté.» Térii, dès lors, se souvint plus profondément de cet atua sorti du pahi Piritané, avec trente serviteurs principaux, et des femmes, voici un long temps! Il se souvint, comprit, et il arrêta ses paroles; et une angoisse pesait sur lui-même, aussi.

On approchait du grand faré blanc. Les disciples de Kérito s'empressaient à l'entour, et si nombreux, qu'il semblait fou de les y voir tous abrités à la fois. Mais, levant les yeux, Térii reconnut l'énormité de la bâtisse. Samuéla devinait dans le regard de l'arrivant une admiration étonnée. Pour l'accroître, il récita:

—«Cinq cents pas en marchant de ce côté. Quarante par là. La toiture est portée par trente-six gros piliers ronds. Les murailles en ont deux cent quatre vingts, mais plus petits. Tu verras cent trente-trois ouvertures pour regarder, appelées fenêtres, et vingt-neuf autres pour entrer, appelées portes.» Térii n'écoutait plus dans sa hâte à prendre place. La fête,—si l'on pouvait dire ainsi!—commençait. Les chants montaient, desséchés, sur des rythmes maigres.

Samuéla, qui ne semblait rien ignorer des coutumes nouvelles, s'assit, non pas au ras du sol, mais très haut, les jambes à demi détendues, sur de longues planches incommodes. Térii l'imita, tout en promenant curieusement ses regards sur la troupe des épaules, toutes vêtues d'étoffes sombres. Il s'en levait une lourde gêne: les bras forçaient l'étoffe; les dos bombaient; on ne soufflait qu'avec mesure.—Néanmoins, malgré la liberté plaisante de son haleine et de ses membres, Térii ressentit une honte imprévue. Il admira ses fétii pour la gravité de leur maintien nouveau, la dignité de leurs attitudes: les figures, derrière lui, transpiraient la sueur et l'orgueil.

Les chants se turent. Un Piritané fatigué, semblable pour les gestes et la voix aux anciens prêtres de Kérito, mais vieux, et la chevelure envolée, monta sur une sorte d'autel-pour-discourir.—Il s'en trouvait trois dans le grand faré, et si distants, que trois orateurs, criant à la fois, ne se fussent même pas enchevêtrés. L'étranger tourna rapidement quelques feuillets chargés de signes,—ne savait-on plus parler sans y avoir interminablement recours?—et recommença:

«Et il rassembla ses douze disciples, leur donnant pouvoir sur les mauvais esprits afin qu'ils pussent les chasser, et guérir toute langueur et toute infirmité...»

—«Histoire de sorciers, de tii, ou de prêtres guérisseurs», songea Térii. Lui-même guérissait autrefois. L'autre poursuivait:

«Voici les noms des douze disciples. Le premier: Timona, que l'on dit Pétéro, et Anédéréa, son frère.—Iakoba, fils de Tébédaïo, et Ioane son frère; Filipa, et Barotoloméo, Toma et Mataïo...»

Douze disciples: l'atua Kérito s'était peut-être souvenu, dans le choix de ce nombre, des douze maîtres Arioï, élus par le grand dieu Oro! Térii s'intrigua de cette ressemblance. Il soupçonna que si les hommes diffèrent entre eux par le langage, la couleur de leurs peaux, les armes et quelques coutumes, leurs dieux n'en sont pas moins tous fétii.

Le dénombrement des disciples s'étendait: l'arrivant, depuis le matin même, connaissait que les gens, quand ils discourent au moyen de feuillets, ne s'arrêtent pas volontiers. Pour se donner patience, il considéra de nouveau l'assemblée. Les femmes, reléguées toutes ensemble hors du contact des hommes,—voici qui paraissait digne, enfin!—avaient, sitôt entrées, lissé leurs cheveux, frotté leurs paupières et leurs nez, et soigneusement étalé près d'elles les plis du long vêtement noir qui s'emmêlait à leurs jambes. Elles tinrent, durant un premier temps, leur immobilité, et feignirent d'observer l'orateur dont la voix bourdonnait sans répit.—S'imaginait-il donc égaler, même aux oreilles des filles, ces beaux parleurs des autres lunaisons passées? Les plus jeunes se détournaient vite pour causer entre elles, à mots entrecoupés, du coin des lèvres. Mais leurs visages restaient apparemment attentifs. De légers cris s'étouffaient sous des rires confus. Çà et là, des enfants s'étiraient, se levaient et couraient par jeu. Térii les eût joyeusement imités, car cette insupportable posture lui engourdissait les cuisses. Il hasarda vers son voisin:

—«Est-ce la coutume de parler si longtemps sans danser et sans nourriture?»

Samuéla ne répondit. Il avait abaissé les paupières et respirait avec cette haleine ralentie du sommeil calme et confortable. Mais Térii admira combien le torse du fétii demeurait droit, son visage tendu, et comment toute sa personne figurait un écouteur obstiné, malgré l'importunité du discours. Que n'allait-il plutôt s'étendre sur des nattes fraîches!—Un bruit, une lutte de voix assourdies, sous l'une des portes: des gens armés de bâtons rudoyaient quatre jeunes hommes en colère, qui, n'osant crier, chuchotaient des menaces. On les forçait d'entrer. Ils durent se glisser au milieu des assistants, et feindre le respect. L'orateur étranger, sans s'interrompre, dévisagea les quatre récalcitrants; et Samuéla, réveillé par le vacarme, expliqua pour Térii que c'était là chose habituelle: les serviteurs de Pomaré, sur son ordre, contraignaient toutes les présences au faré-de-prières.

L'on clabaudait maintenant d'un bout a l'autre de l'assemblée. Les manants aux bâtons bousculaient rudement, çà et là, ceux qu'ils pouvaient surprendre courbés, le dos rond, la nuque branlante: beaucoup d'assistants n'avaient pas l'ingénieuse habileté de Samuéla pour feindre une attention inlassable. Les réveilleurs frappaient au hasard. Ils semblaient des chefs-de-péhé excitant à chanter très fort les gosiers paresseux.—Mais il est plus aisé, songeait Térii, de défiler dix péhé sans faiblir, que d'écouter, sans sommeiller, celui-ci parler toute une heure! Malgré la volonté de l'arii, malgré les bâtons de ses gens, un engourdissement gagnait toutes les têtes. Samuéla, dont la mâchoire bâillait, désignait même à Térii la forte carrure du chef, balancée comme les autres épaules, d'un geste assoupi, sous les yeux de l'orateur: Pomaré seul avait droit au sommeil.

Le Piritané persistait à bégayer sans entrain les tristes louanges de son dieu, et Térii s'inquiétait sur l'issue du rite. Son ennui croissait avec la hâte d'un appétit non satisfait. Comment s'en irait-il?—Les gens aux bâtons surveillaient toutes les portes; et la présence des chefs, de quelques-uns reconnus pour Arioï, donnait à l'assemblée, malgré tout, une imposante majesté. Il patienta soudain: l'orateur changeait de ton.

Cette fois il se servait du langage tahiti, et il mesurait chaque mot, pour que pas un n'en fût perdu, sans doute: il avertit de ne point oublier les offrandes: ces offrandes promises devant l'assemblée des chefs, en échange des «grands bienfaits reçus déjà du Seigneur».—A ces paroles, Térii connut quelle différence séparait en vérité des dieux qu'il avait imaginés frères: l'atua Kérito se laissait attendrir jusqu'à dispenser tous ses bienfaits d'avance, cependant que Hiro, Oro et Tané surtout, exigeaient, par la bouche des inspirés, qu'on présentât tout d'abord les dons ou la victime, et ne laissaient aucun répit. Le nouveau maître apparaissait trop confiant aux hommes pour que les hommes rusés ne lui aient déjà tenté quelque bon tour. On pourrait en risquer d'autres, et jouer le dieu!—Les chants recommençaient. Mais Térii vit enfin la porte libre, et s'enfuit.

Il cheminait sur la plage, longeant avec défiance les nombreux faré nouveaux. Tous étaient vastes et la plupart déserts. Çà et là, des hommes vieux et des malades geignaient, sans force pour suivre leurs fétii, et sans espoir, que, durant ce jour consacré, l'on répondît à leurs plaintes. L'un d'eux s'épouvanta,—car un grand feu conservé malgré les tapu sous un tas de pierres à rôtir, flambait dans l'herbe et menaçait. Il cria vers le passant inattendu. Térii prit pitié du vieil homme et éteignit le feu sous de la terre éparpillée. L'autre dit:—«Je suis content» et ajouta sévèrement: «mais pourquoi n'es-tu point occupé comme tous ceux qui marchent, à célébrer le Seigneur, dans le faré-de-prières?» Et le vieillard regardait avec dédain le maro écourté, les épaules nues de Térii qui ne sut point lui répondre et poursuivit ses pas.

La vallée Tipaèrui s'ouvrait dans la montagne. Il marcha près de la rivière, en s'égayant à chaque foulée dans l'herbe douce, en goûtant la bonne saveur du sol odorant. Les faré vides n'atteignaient point très haut sur la colline. Il en trouva d'autres, mais ceux-là recouverts de feuilles tressées, avec des parois de bambous à claire-voie. Et Térii, reconnut les dignes usages. Car des fétii, nus comme lui, libres et joyeux autour d'un bon repas, lui criaient le bon accueil:

—«Viens, toi, manger avec nous!»

Sitôt, il oublia l'étrangeté de son retour.

Comme il redescendait au rivage, voici que l'entoura la foule des gens graves sortis du faré-de-prières, à l'issue du rite.

Par petits groupes, ils croisaient son chemin, échangeant entre eux de brèves paroles, et soucieux, semblait-il, de quitter au plus vite leurs imposants costumes de fête. Un homme avait dépouillé les étroits fourreaux dont s'engaînaient ses jambes: il marchait plus librement ainsi. Mais les femmes persistaient à ne vouloir rien dévêtir. Cependant, chacune d'elles, en traversant l'eau Tipaèrui, relevait soigneusement autour de ses hanches les tapa traînantes, et, nue jusqu'aux seins, baignait dans l'eau vive son corps mouillé de sueur. La ruisselante rivière enveloppait les jambes de petites caresses bruissantes. Comme les plis des tapa retombaient à chaque geste, les filles serraient, pour les retenir, le menton contre l'épaule, et riaient toutes, égayées par le baiser de l'eau.

Et voici que plusieurs, apeurées soudain, coururent en s'éclaboussant vers la rive. D'autres, moins promptes, s'accroupissaient au milieu du courant—pour cacher peut-être quelque partie du corps nouvellement frappée de tapu?—A quoi bon, et d'où leur venait cette alerte? Un étranger au visage blême, porté sur les épaules d'un fétii complaisant, passait la rivière et jetait de loin des regards envieux—comme ils le font tous—sur les membres nus, polis et doux. N'était-ce que cela? et en quoi l'œil d'un homme de cette espèce peut-il nuire à la peau des femmes? Elles feignaient pourtant de fuir comme on fuit la mâchoire d'un requin. Et leur effarement parut à Térii quelque chose d'inimaginable.

Décidément, tout n'était plus que surprise ou même inquiétude, pour lui: ses compagnons, tout d'abord,—ces hommes si proches autrefois de lui-même,—n'avaient rien gardé de leurs usages les plus familiers. Les vêtements couleur de nuit, le silence en un jour qu'on déclarait joyeux et solennel, la morne assemblée sans festins, autour d'une maigre parole, sous une toiture brûlante, et ceci, par-dessus tout: qu'on put réciter les signes... Ho! encore: la honte des femmes dévêtues... Tout se bousculait dans l'esprit du voyageur; et son étonnement égalait celui de ce pilote qui, pour regagner la terre Huahiné, s'en fut tomber sur une autre île, dans un autre firmament!—Térii se demanda sans gaîté si la terre Tahiti n'avait point, en même temps que de dieux et de prêtres, changé d'habitants ou de ciel! Il se reprit à errer au hasard, plus indécis que jamais.

—«E Térii! voici ta femme!» criait l'obsédant Samuéla, qui survenait à pas pressés. «Voici ta femme et tous les fétii de la terre Papara.

—Quelle femme?» retourna Térii. Les épouses avaient été nombreuses près de lui, comme les écrevisses dans les herbes des rivières. Et celle-là qui le rejoignait très vite bien qu'elle fut grasse et d'haleine courte, il ne pouvait lui donner un nom... «Aué! Taümi vahiné!» se souvint-il enfin, non sans joie. C'était la plus habile à bien tresser les nattes souples.—Il l'avait fortement battue, la nuit de l'incantation! Il rit à ce souvenir. Près d'elle il apercevait une fille nubile à peine; derrière, un homme Piritané. Térii vit tout cela d'un coup d'œil et dit:

—«Aroha! Taümi no té Vaïrao».

Elle reprit avec une contenance réservée:

—«Que tu vives, en le vrai dieu!» Puis elle baisa des lèvres le tané retrouvé, sans même en flairer le visage. Ensuite elle plissa le front, cligna des paupières et parla joyeusement avec des larmes de bienvenue. Elle ne se nommait plus Taümi no té Vaïrao, mais bien «Rébéka». La fille était sa fille, «Eréna», née pendant la saison où Pomaré le premier, puni par le Seigneur, avait trouvé la mort sans maladie. Enfin, elle prit la main du Piritané, qui montra un visage de jeune homme, des cheveux clairs, des yeux roux timides:

—«C'est mon enfant aussi», dit-elle, «c'est le tané de Eréna. Nous l'appelons «Aüté».

—Aroha!» insinua Térii avec une défiance. Et voici que l'étranger prononça:

—«Aroha! aroha-nui pour toi!

—Eha!» s'étonna le voyageur, «celui-ci parle comme un haèré-po! Je suis ton père, moi-même. Où est le faré pour vous tous? Je vais rester avec vous maintenant.»

Les nouveaux fétii marchaient ensemble vers la mer. Rébéka, malgré son désir, n'interrogeait pas encore l'époux revenu. Elle n'ignorait point que les voyageurs aiment à réserver, pour les raconter à loisir, au long des nuits, les beaux récits aventureux gardés en leur mémoire. Elle nommait seulement, au hasard du chemin, les vieux compagnons rencontrés et commençait des histoires dont bien des paroles demeuraient obscures pour Térii.

Devant eux allaient les jeunes époux. Eréna, de la main et du coude, relevait sa longue tapa blanche que balançaient à chaque pas ses fermes jambes nues. Son bras serrait la taille d'Aüté; et lui-même, incliné sur elle, caressait ses cheveux luisants. Les doigts courbés rampaient autour de son cou, effleuraient la gorge et la nuque, enfermaient l'épaule ronde, et, se glissant dans l'aisselle, venaient, à travers l'étoffe limpide, presser le versant du sein. Le corps de la fille cambrait sous l'étreinte vers la hanche de l'ami. Ils allaient d'un pas égal, d'un pas unique. Même, l'étranger avait perdu cette déplaisante et dure démarche des hommes qui n'ont point les pieds nus.

Térii les considérait. Aüté, d'une voix priante, implorait:—«Tu n'iras pas... Tu n'iras pas?»

Eréna riait sans répondre. Il répétait: «—Tu m'as promis de ne plus jamais aller à bord des pahi où l'on danse. Il y a là de vilains hommes que je déteste. Tu n'iras pas?

—Je ne parlerai pas aux matelots», assura la petite fille. «Je ne quitterai pas mon nouveau père. Je reviendrai très vite.» Aüté la regardait avec tristesse; sa main pressa plus fort. Elle même se serrait davantage pour effacer, par la caresse de son corps, la crainte qu'elle sentait confusément couler entre eux. Elle disait aussi de jolis mots familiers inventés tout exprès pour murmurer les choses qu'on aime. Lui restait inquiet:

—«Tu n'iras pas...» La mère survint et reprit les mêmes paroles. Car elle chérissait le jeune homme doux et généreux qui lui prouvait, par le don de belles étoffes neuves, la tendresse portée à Eréna.—Celui-là fâché et perdu, la fille ne trouverait point de tané semblable, parmi les turbulents marins de passage! Mais, en dépit de tous les efforts, et que l'amant promît une belle plume bleue pour orner le chapeau de fête, Eréna ne convenait point que sa promenade au navire ferait peine, une lourde peine aux entrailles d'Aüté.—Pourquoi réclamait-il ainsi disposer d'elle? Ses tané tahitiens, indifférents à ses jeux de petite fille, lui demandaient seulement sa présence pour les nuits, et de leur tresser les fibres de fara qui donnent de si jolies nattes. A quoi bon s'occuper du reste et s'inquiéter de ses amusements? Ces navires étrangers sont toujours pleins de beaucoup d'objets curieux que les marins vous laissent emporter, surtout quand ils sont ivres, en échange de si peu de chose: quelques instants passés près d'eux, dans le ventre du bateau...

Mais voici qu'il pleurait maintenant, son amant chéri! et c'était une autre affaire: les larmes ne sont bonnes que pour les petites filles, et si l'on peut les entourer de cris, de sanglots, et de certains mots désolés. Au contraire, les hommes blancs affirment n'en verser jamais que malgré eux, et devant un vrai chagrin. Elle eut pitié, cette fois. Elle voulut consoler et dit, tout près de lui: «Pauvre Aüté», et plus bas, d'autres parlers caressants. Il s'apaisa, sourit, et reprit sa marche confiante.

Le soleil montait droit sur les têtes. Il tardait à tous de parvenir au faré commun:—«Là-bas devant», montra Samuéla, «au bord de l'eau Tipaèrui, quand elle rejoint la mer.» La foule retardait leurs pas, et se pressait, confuse autant qu'autrefois pour les grandes arrivées. Ces gens venaient des vallées environnantes. Quatre fois par lunaison, après cet espace de sept jours que l'on appelait désormais «semaine», ou encore «hébédoma», il leur fallait se réunir afin d'honorer le Seigneur. Or, ils n'avaient point, sur leurs terres, de faré pour l'assemblée:—«Bien peu nombreux encore, malgré les efforts des missionnaires et des chefs,» soupira Samuéla.

—«Les missionnaires!» questionna Térii. L'autre, sans répondre, le regarda d'un air soupçonneux...—Et l'on devait abandonner sa rive, ses fétii malades, la pêche, et les petits enfants qui ne courent pas sur deux jambes. D'ailleurs, l'atua Kérito n'avait-il point enseigné: «Celui qui aime son père ou sa mère plus que moi n'est pas digne de moi». Ces mots, Samuéla les vêtit d'un grand respect.

Térii, cependant, considérait avec stupeur que des gens avançaient, sans marcher eux-mêmes, et plus élevés que la foule, et plus hauts que les Arii qu'on portait jadis à dos d'esclaves. Ils montaient des sortes de cochons à longues pattes, à queue chevelue, dont Térii savait l'existence, mais dont il n'avait pas imaginé l'usage. Samuéla renseignait de nouveau:—«Ce sont les cochons-porteurs d'hommes, les cochons-coureurs, débarqués par les Piritané. On ne les mange pas d'habitude. Les étrangers les nomment chevaux. Comme ils vont très vite d'une vallée à l'autre, tous les fétii veulent en avoir, et ceux qui ne peuvent pas s'en procurer par échanges, sautent sur le dos des petits cochons maori, qui en crèvent... E! voici le faré!»

Térii aperçut une bâtisse blanche, close. Il poussa la porte. Une mauvaise bouffée d'air chaud en sortit, comme d'une bouche malsaine. Nul n'y pénétra: c'était seulement le faré-pour-montrer, que l'on avait construit pour construire, parce que le travail est agréable au Seigneur. Mais on n'y habitait point. Tout proche, et dressé selon les coutumes anciennes, bambous et feuillages, Térii reconnut le faré-pour-dormir et se coula vivement, et tous les autres avec lui, sous la fraîche toiture.—Mais il ne put assoupir ses yeux ni son esprit.

Il parlait en lui-même, au hasard, se répétait stupidement les propos entendus, remâchait les interdits révélés, et s'en interloquait: ne pas manger, en ce jour, de repas apprêté, ne pas danser, ni chanter, sauf de bien pauvres péhé, ne pas caresser de femmes; quoi donc aussi?—malgré que la lumière, triomphante et bleue, fût épanouie encore; malgré que, les montagnes paisibles et abreuvées d'eau courante, il les vit encore descendre à sa droite, à sa gauche, vers les confins des rives, malgré que le visage tumultueux des sommets eût gardé des formes familières, malgré que le récif coutumier n'eût point changé de voix, Térii sentit violemment, avec une angoisse, combien les hommes, et leurs parlers, et leurs usages, et sans doute aussi les secrets désirs de leurs entrailles,—combien tout cela s'était bouleversé au souffle du dieu nouveau; et quelles terres surprenantes, enfin, ce dieu avait tirées des abîmes, par un exploit égal à l'exploit de Mahui, pêcheur des premiers rochers!...

Il sursauta:

—«J'irai vers le maraè!»

Les dormeurs soulevèrent un coin de paupière, et, comme il répétait son désir, s'esclaffèrent bruyamment:

—«Païen! Païen!» dit Rébéka. Elle plia le coude et se rendormit.

—«Ignorant! mauvais ignorant!» ajouta sans rire Samuéla.—Mais, dans le grand voyage, personne ne l'avait donc tiré de cette erreur lamentable, de cette nuit de l'esprit? Il n'y avait donc point de «Missionnaires» dans ces îles?

Térii soupçonna que l'on désignait ainsi, désormais, les hommes au nouveau-parler; il s'étonna de l'importance et du respect donnés à de si piètres compagnons! Mais il n'osa point questionner encore, non plus qu'il n'osa raconter comment deux hommes, quelque part, dans son voyage, avaient annoncé l'atua Kérito.—Pas longtemps: on les avait tués ou chassés.—Il s'arrêta, par dépit.

Près de lui reposaient les jeunes amants que ne troublait plus aucune parole triste. La main d'Eréna berçait les yeux d'Aüté pour ensommeiller toutes les peines. L'étranger murmurait:—«Je suis content, tu n'iras pas au navire...

—Il rêve,» dit la fille. Elle sortit doucement du faré.

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